The Project Gutenberg eBook of Auguste Comte et Herbert Spencer

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Auguste Comte et Herbert Spencer

Author: E. de Roberty

Release date: October 16, 2005 [eBook #16888]
Most recently updated: December 12, 2020

Language: French

Credits: Produced by Marc D'Hooghe


From images generously made available by Gallica
(Bibliotheque Nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AUGUSTE COMTE ET HERBERT SPENCER ***



AUGUSTE COMTE ET HERBERT SPENCER

CONTRIBUTION A L'HISTOIRE DES IDÉES PHILOSOPHIQUES AU XIXe SIÈCLE

par

E. DE ROBERTY

PARIS

1894


Table des matières

INTRODUCTION[p.V]

Dans le remous des idées générales, dans la fluctuation des vues d'ensemble, dans le va-et-vient des systèmes qui, pour un court espace de temps, réussissent à grouper les croyances, à retenir et fixer les convictions, un phénomène s'observe, à peu près invariable à travers les âges.

Il se détache nettement du décor mobile qui l'encadre, il sollicite à un haut point l'attention du sociologue.

[p.VI] Il caractérise une phase intéressante de la vie mentale de l'humanité, une période ne semblant pas, à vrai dire, devoir se clore bientôt. Elle embrasse la préhistoire entière de la philosophie, la suite continue de siècles qui, après avoir fondé les religions, s'adonnèrent à la culture des abstractions métaphysiques.

Durant la longue enfance de la philosophie, ce phénomène demeura normal dans l'acception usuelle du mot. Il se reproduit encore sous nos yeux; mais déjà des traits pathologiques le déforment.

Il consiste essentiellement dans la rencontre de deux grandes ondes cérébrales qui se dirigent en sens inverse: le monisme et l'agnosticisme. L'esprit de synthèse s'épuisa à vouloir les refouler dans le même lit. Mais une série intermittente d'affaiblissements et de triomphes, de défaites et d'exaltations de la pensée abstraite marqua cette entreprise immédiatement vaine.

[p.VII] La philosophie du xixe siècle suivit les voies de la métaphysique qui l'avait précédée et qui, à son tour, s'était modelée sur les traditions monothéistes des religions supérieures. Elle allia, d'une façon à la fois inconsciente et profondément irrationnelle, la recherche de l'unité au dualisme de la connaissance. Elle fit revivre le plus périlleux et le plus déshonorant des illogismes.

Nous eûmes déjà, en des travaux antérieurs[1], l'occasion de relever quelques traits déterminant cette antinomie fondamentale; celui-ci, par exemple: que les tentatives de synthèse universelle dues aux efforts des plus notables parmi les penseurs contemporains, les Kant, les Comte, les Spencer, établissaient une objection écrasante contre leur agnosticisme, formel ou latent. Nous ne jugeons que par contraste, disions-nous à ce propos, et le noir ne se perçoit vraiment [p.VIII] noir que s'il s'étale à côté du blanc. Ainsi du monisme qui, en tant que vérité d'ordre particulier, psychologique, sert à dévoiler le vice caché des méthodes générales du philosophe. On blesse les lois élémentaires de la logique en accouplant la thèse qui affirme l'unité dernière des choses et celle qui constate notre impuissance de scruter le fond immuable de la nature. Et par surcroît, on s'expose aux dures représailles prévues par la loi de l'identité des contraires. On tombe dans l'erreur qui consiste à prendre la négation de l'unité, de la connaissance pure et abstraite, l'incognoscible, pour quelque chose de distinct, de réellement séparé du monde phénoménal.

Sous ce rapport, ajoutions-nous[2], les philosophies se groupent en deux grandes classes. Dans l'une on trouve Démocrite, Giordano Bruno, Spinoza, Leibnitz, Fichte, [p.IX] Hegel, Schopenhauer, Spencer, tous les esprits assez audacieux pour s'imposer la tâche difficile de corriger l'agnosticisme par le monisme, un excès de prudence par un excès de témérité. Et dans l'autre viennent se ranger Socrate, Aristote, Bacon, Descartes, Locke, Hume, Kant, Comte, tous les penseurs dont le monisme, moins catégorique, moins affirmatif, s'accompagne, par suite, d'un agnosticisme logiquement moins défectueux ou mieux motivé.

Dans cette double série nous choisissons aujourd'hui les termes ultimes; et, remplissant une promesse contenue dans l'avant-propos de notre dernier ouvrage, nous allons examiner les deux théories extrêmes où versa, en son enquête sur l'unité du monde, la philosophie contemporaine. Toutefois, il ne sera pas inutile, croyons-nous, de faire précéder cette étude par un exposé sommaire de quelques vues générales. Elles visent les relations qui s'observent [p.X] entre l'agnosticisme et l'expérience; l'un, principal apport du passé religieux, apport qui semble vouloir s'arroger, dans la production philosophique de nos jours, le rôle inhibitoire et misonéiste joué, dans un autre ordre d'activité, par le Capital; l'autre qui, comme nous tâcherons de le prouver, se confond intimement avec la poursuite monistique et figure assez bien, dans l'antinomie conceptuelle prétendue insoluble, les ambitions rénovatrices du Travail.

Paris, en avril 1894.

NOTES:

[1] Agnosticisme, pp. 72-73, 107-113, et La Recherche de l'Unité, passim.

[2] Agnosticisme, pp. 112-113.


AUGUSTE COMTE ET HERBERT SPENCER[p.1]


LIVRE PREMIER

LE PROBLÈME DU MONISME DANS LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRÉSENT


I

Le caractère dominant du positivisme, le «trait propre» qui valut à cette doctrine tant de disciples enthousiastes, est aujourd'hui sainement apprécié même des adversaires. Ceux-ci, en effet, admettent déjà volontiers que la philosophie positive «révèle un sentiment beaucoup plus vif qu'on ne l'éprouvait auparavant: 1° de la liaison des choses, et 2° des [p.2]limites infranchissables qui bornent nos connaissances.»

Le positivisme s'affirmerait donc à la fois comme un monisme plus radical et comme un agnosticisme plus accentué que les conceptions philosophiques qui le précédèrent et le préparèrent. Je souscris entièrement à la seconde caractéristique. Quant à la première, je ne saurais l'accepter sans des réserves expresses.

Par sa belle classification des sciences spéciales, par la consécration qu'il apporte à une science nouvelle, la sociologie, si admirablement soudée par lui à la série inorganique et biologique, puis considérée comme le terme final de nos connaissances abstraites, Auguste Comte développe, en effet, un genre de monisme fort injustement délaissé par ses prédécesseurs et très capable, en somme, d'impressionner un siècle comme le nôtre, à la fois glorieux de ses grandes découvertes et fatigué, presque rassasié de ses succès scientifiques.

A la foule croissante des esprits éclairés ce [p.3] maître de la pensée contemporaine laisse entrevoir le triomphe possible d'une «unité cérébrale», comme il l'appelle, fondée sur les données certaines de la science. Par malheur, Comte ne se borne pas à déclarer la guerre au seul monisme transcendant. L'erreur côtoie chez ce philosophe le plus juste sentiment critique et le pousse à envelopper dans la même proscription l'unité pure, l'unité rationnelle, ostensiblement confondue par lui avec la chimère métaphysique.

Il n'y avait, certes, ni sagesse, ni grande clairvoyance à lever ainsi la hache sur les racines profondes du monisme scientifique dont on voulait favoriser l'éclosion. Les ambages et les tâtonnements de Comte devaient, du reste, flatter les goûts et satisfaire les préjugés de ces majorités vaguement instruites aux yeux desquelles l'indécision passe presque toujours pour un signe de prudence, pour une temporisation habile.

Trois forts courants intellectuels s'introduisent [p.4]manifestement dans l'ensemble de l'oeuvre d'Auguste Comte; trois grandes idées directrices se dégagent de la philosophie positive comme son résumé, son résidu, son enseignement suprême, son legs définitif aux âges futurs. Ce sont, dans l'ordre hiérarchique de leur puissance respective: 1° le courant agnostique, le plus considérable, le plus violent de tous, ou l'idée de limite; 2° le courant historique, ou l'idée d'évolution, de progrès lentement gradué, s'effectuant par nuances insensibles, cela aussi bien dans les sociétés humaines que dans la nature vivante et le monde inorganique; enfin, 3° le courant monistique, l'idée d' unité cérébrale, le point le plus faible, le moins développé dans la conception positive de l'univers.

Envisagé soit comme doctrine pure, soit dans ses applications aux nécessités immédiates de la vie mentale, l'agnosticisme régente tyranniquement les deux autres parties de la philosophie positive et surtout son troisième principe, le monisme, auquel, et nous le verrons plus [p.5] tard, l'intolérance des adeptes du non possumus relativiste ne laisse, pour ainsi dire, qu'une ombre d'existence, un rôle à peu près dérisoire.

Littré fait très bien ressortir l'intransigeance de son maître. Il le dit en propres termes: Pour le philosophe positiviste, l'univers cesse de se montrer concevable en son ensemble et se scinde en deux parts, l'une connue ou plutôt connaissable selon les conditions humaines, l'autre inconnue ou plutôt inconnaissable, soit dans la durée de l'espace, soit dans celle du temps, soit dans l'enchaînement des causes. Cette séparation entre l'accessible et l'inaccessible est la plus grande leçon, que l'homme puisse recevoir, de vraie confiance et de vraie humilité.—Et presque aussitôt il ajoute ces lignes significatives: «Il ne faut pas considérer le philosophe positif comme si, traitant uniquement des causes secondes, il laisse libre de penser ce qu'on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté; sa détermination [p.6] est précise, catégorique et le sépare radicalement des philosophies théologiques et métaphysiques.» Voilà des déclarations nettes. Elles émanent du disciple qui se posa pour règle de ne jamais dépasser les conceptions du maître, qui souvent même se glorifia d'avoir su les restreindre à leur expression première. Il suffit, d'ailleurs, d'ouvrir le Cours de philosophie positive pour se convaincre de la fidélité scrupuleuse apportée par Littré à l'interprétation de la doctrine de Comte. Mais que penser alors de l'objection qui nous fut faite dernièrement et qui consiste à soutenir que «nulle trace de pessimisme intellectuel» ne s'observe chez Comte; ou encore que «l'inconnaissable de ce philosophe, résultant des limites rencontrées par l'expérience, et non de l'analyse subjective de l'esprit, n'est l'objet d'aucune religiosité et diffère à peine de l'inconnu?»[3]

[p.7] Bornons-nous à enregistrer ici cette opinion.

Le second principe directeur du positivisme, l'idée d'évolution, revêt une allure magistrale dans la partie sociologique de l'oeuvre de Comte. La filiation ininterrompue des générations humaines, les liens étroits de piété et de gratitude qui, véritables points de suture, rattachent le présent au passé, la réhabilitation des époques les plus décriées, la solidarité profonde et durable grâce à laquelle tout se tient et s'enchaîne dans le règne humain, absolument comme dans le règne organique et, plus bas, plus au fond, dans le règne inorganique,—ce noble ensemble de doctrines faisait de l'histoire des sociétés humaines le prolongement, le complément nécessaire de l'évolution générale des choses. Sur ce point, Comte fut le précurseur génial de Darwin et de Spencer et le philosophe qui, l'un des premiers, ensemença le vaste champ où le xixe siècle leva une si éblouissante moisson.

Armée de ces deux théories, qui furent toujours [p.8] ses grands chevaux de bataille, la philosophie positive remporta, cela presque immédiatement après la mort prématurée de son fondateur, une victoire rare et qui un jour paraîtra excessive. Sa popularité, son expansion rapide éclipsèrent la popularité et l'expansion des plus triomphantes écoles du siècle, telles que le kantisme ou l'hégélianisme, et dépassèrent de beaucoup les succès et l'influence qui, à d'autres époques, échurent en partage à des philosophies très sérieuses, très dignes d'attention, le monisme de Spinoza, par exemple, ou le mécanisme de Descartes, l'évolutionnisme inchoatif de Leibnitz, le criticisme élémentaire de Hume. Ce point d'histoire ne saurait plus se nier aujourd'hui, surtout si l'on ramène, comme il convient de le faire, à ses origines positivistes, l'intéressante diversion philosophique opérée par Herbert Spencer. Mais, dès lors, le positivisme apparaît comme le récipient central, le large réservoir latin où se déversent et d'où sortent les principaux courants [p.9] philosophiques de notre époque, depuis le criticisme germain qui, proprement, lui donna naissance, jusqu'à l'évolutionnisme anglo-américain qui maintenant porte et répand ses enseignements aux quatre coins du monde civilisé.

Mais pourquoi ou plutôt comment la pensée de cet obscur répétiteur de mathématiques que resta sa vie durant Auguste Comte, parvint-elle à conquérir et à dominer ainsi tout un siècle?

A nos yeux, la brusque entrée des idées positivistes sur la scène du monde et leur triomphe facile s'expliquent par deux causes ou deux conditions essentielles.

En premier lieu, ces idées étaient celles mêmes que préconisèrent, en des formules variées dans la forme, mais pareilles au fond, une longue suite de philosophies précédentes, toutes plus ou moins agnostiques, évolutionnistes et monistes. La conception positiviste se borna à réunir en un faisceau dogmatique ces tendances implicitement contradictoires. Elle [p.10] sembla de la sorte lever ou résoudre une des plus vieilles, une des plus redoutables antinomies de l'esprit.

En second lieu,—et nous attirons l'attention du lecteur sur ce point,—Auguste Comte fut avant tout un vulgarisateur de génie; nous employons ici ce terme dans son sens le plus large et le plus élevé.

Comte réussit à accroître, à agrandir de façon notable la base humaine qui servait de support vivant aux doctrines, aux imaginations abstraites de la philosophie. Et cette différence, ce gain fut pris par lui en totalité sur les cerveaux qui subissaient encore le joug des conceptions religieuses, toujours plus concrètes que les philosophiques. Il démocratisa, pour ainsi dire, la philosophie, il en fit l'apanage d'un flot montant d'intelligences humaines. Il répandit plus abondamment que n'importe quel autre philosophe, et en des milieux nouveaux, la lumière qu'un petit nombre d'initiés tenaient soigneusement cachée sous le boisseau métaphysique. [p.11] Il comprit ainsi admirablement son époque, l'esprit et les besoins de son temps. Il fut le fils légitime—et, en son for intérieur, très respectueux—du xixe siècle.

Il se montra tel, du reste, de plusieurs façons. Il pressentit et devina les tendances expansives, les aspirations égalitaires de la phase historique qui s'ouvrait devant lui, et il y satisfit de son mieux. Il adapta sa conception générale du monde à la capacité intellectuelle des nouvelles couches sociales conquises par la pensée sous sa triple forme, philosophique, scientifique et esthétique. Il fut le véritable promoteur de cette maxime que l'un de ses plus authentiques disciples, Taine, se plaisait à répéter: «Sans une philosophie, le savant n'est qu'un manoeuvre, et l'artiste qu'un amuseur». Et il vit venir à lui la foule des savants, des publicistes, des esthètes, d'autant plus dociles à sa voix que celle-ci en appelait constamment au bon sens pratique des multitudes.

Il fit plus encore. Il estima à sa juste valeur [p.12] la qualité et la composition de la nourriture philosophique que réclamait le siècle. Il opéra un choix sagace dans l'arsenal des conceptions surabstraites et des procédés synthétiques du passé. Il s'attacha avec prédilection aux fruits déjà mûrs d'une expérience plusieurs fois séculaire. Et cette nutritive moelle des philosophies préparatrices, il la tira moins des livres ou de l'étude minutieuse des métaphysiciens, que de l'air ambiant, encore tout troublé par la grande secousse révolutionnaire, que de l'observation immédiate d'une société chaotique, tumultueuse, en gésine d'un idéal nouveau. Il la tira aussi de son commerce patient, obstiné, avec ce qu'il y a de plus grand, de plus sûr et de plus sain dans notre civilisation instable, du commerce avec la série totale des sciences particulières, mère des suprêmes abstractions de l'esprit.

Il fut ainsi conduit à marier l'agnosticisme qui représente le passé religieux de l'humanité, au monisme qui, représentant son avenir scientifique, [p.13] contient en germe la négation formelle de l'inconnaissable. Et dans le même cadre, sans prendre garde qu'il pouvait se briser en pièces, il fit entrer, il maintint d'autorité une troisième synthèse, la théorie évolutionniste, figurative surtout de l'époque actuelle dont elle constitue, sans nul doute, la principale marque.

Au surplus, l'exceptionnel génie vulgarisateur de Comte se manifeste jusque dans la manière, qui lui est propre, de traiter les plus difficiles problèmes. Je parle ici, bien entendu, de la méthode du positivisme, et non de la forme ou du style des écrits de Comte, obstacle minime si l'on songe combien facilement il fut surmonté par le talent littéraire des premiers évangélistes de la bonne parole. Je le répète, comme doctrine et comme méthode, l'oeuvre de Comte est toute de nivellement; j'insiste sur ce terme auquel, d'ailleurs, je n'attache aucune idée péjorative et qui dans ma bouche ne prend, en nulle façon, le sens d'abaissement.

[p.14] Comte n'a aucun souci d'approfondir les trois grandes thèses qui forment les pivots sur lesquels s'appuie son entreprise philosophique. Il étend, il développe la surface occupée par les problèmes de l'agnosticisme, du monisme et de l'évolutionnisme; il cherche à rendre ces questions abstraites accessibles aux intelligences moyennes, il leur donne un aspect pratique parfois très séduisant, il invoque, à chaque tournant de route, les témoignages de la raison vulgaire, de l'expérience de tous les jours. Il est autoritaire, dogmatique, ainsi qu'il convient à un penseur qui s'adresse à la foule. Il est le moins sceptique, le moins délicat, le moins raffiné, mais aussi le moins calculateur, le plus sincère, le plus naïf des philosophes. Il est d'une bonne foi entière, admirable. Il se garde comme du plus grand des malheurs, comme d'un péché irrémissible, de creuser les questions préalables, de scruter les principes, les points de départ, d'aller au fond des choses. Il est l'ennemi juré de la subtilité [p.15] qu'il envisage comme la vraie tare métaphysique. Au point de vue utilitaire, il a mille fois raison, puisque dans les vastes landes encore incultes, dans les jachères de la connaissance, telles que la psychologie ou la sociologie, il échappe de la sorte au verbiage oiseux, à l'aiguisement inutile du tranchant de la pensée, qui ensuite se prodigue en pure perte. Mais, théoriquement, sa position cesse d'être aussi bonne. Car les sciences supérieures ne restent pas stationnaires, et leurs acquêts ne sont pas tous dus à l'observation pure et simple. L'élément rationnel y entre pour une part qui va en augmentant. L'hypothèse, l'abstraction et la généralisation y jouent un rôle de plus en plus considérable.

En définitive donc, il y a lieu, croyons-nous, de reconnaître cette vérité d'ordre expérimental: par le positivisme la philosophie—une philosophie sérieuse—fut pour la première fois mise à la portée d'une très forte majorité d'esprits. Historiquement parlant et [p.16] jugeant, un grand progrès s'est accompli par là. La démocratie intellectuelle,—création, en somme, heureuse de notre époque, puis-qu'elle permet les longs espoirs dans l'avenir destructeur des iniquités sociales,—la démocratie de l'esprit, dis-je, en fut du coup ennoblie, épurée, moralisée. Un écrivain qui appartient aux jeunes générations sur lesquelles nous pouvons sûrement compter, l'affirme en ces termes nets (et je l'en félicite): «Le positivisme n'effarouche que les consciences troubles dont il dénonce les basses convoitises; toute la noblesse de l'homme s'irradie de son esprit»[4].

Mais il y a mieux peut-être, au regard des contingences futures. Sorties des nuages métaphysiques où se cachait leur éclatante nudité, les trois grandes théories hypothétiques (vérités ou erreurs, il n'importe): l'agnosticisme, le monisme et l'évolutionnisme, sont aujourd'hui descendues sur terre. Divinités autrefois [p.17] si farouches, elles s'humanisent visiblement; elles ne demandent qu'à subir la terrible épreuve, elles veulent bien devenir fécondes du fait de la science particulière.

Faut-il ajouter qu'une orientation récente de la philosophie, étiquetée par la critique adverse comme hyperpositivisme et à laquelle on me fait l'honneur d'associer mon nom, que cette orientation consiste essentiellement à prêter, à l'oeuvre naturelle et inévitable d'un tel ensemencement scientifique, l'aide jusqu'ici dédaignée des études, des expériences spéciales dans les domaines limitrophes de la biologie, de la sociologie et de la psychologie? Et faut-il rappeler que le premier résultat de ces efforts encore si incertains fut de rejeter du positivisme l'élément mystique, et en même temps de conserver, de raffermir, de développer ses deux autres principes constitutifs?[5]


II[p.19]

La philosophie évolutionniste nous découvre une autre face de la contradiction fondamentale entre l'agnosticisme et le monisme.

Destinée, au dire de ses adeptes, à révolutionner la philosophie, la science, l'art et jusqu'à la vie collective, cette grande doctrine prétend inaugurer une méthode neuve, originale. Infiniment soucieuse des racines et des commencements, elle suit à la trace, elle note avec soin, à travers les temps et les milieux, la marche graduelle des choses et des êtres. Mais l'histoire de tous les évangiles se ressemble, [p.20] d'une façon étonnante. Celui que divulguent aujourd'hui les apôtres de l'évolution s'accompagne d'une espérance robuste, d'une foi naïve. Ainsi évoque-t-il le souvenir de la bonne nouvelle qui, partie jadis d'une infime bourgade de Judée, rayonna dans le monde antique. Un Dieu nous est né, annonçait-on alors avec un enthousiasme plus sincère et plus communicatif sans doute, mais de nature pareille à l'engouement contemporain, et un chemin foncièrement nouveau s'ouvre au salut de l'âme humaine. On oubliait, on négligeait un détail qui ne manque pourtant pas d'importance: les incarnations divines précédentes, le grand souffle bouddhique de charité, le courant d'amour universel entraînant et sauvant des millions d'âmes ancêtres!

L'illusion du vieux-neuf est tenace dans l'humanité; aucune croyance ne l'évite. Elle se loge au coeur même de la théorie qui aspire à la dissiper en l'expliquant, elle s'empare de la doctrine qui enseigne que tout a son germe [p.21] en tout. Mais, brouillant la vue claire du passé, elle empêche de saisir le sens direct des modalités présentes.

Il est peut-être temps de mettre un peu d'eau dans le vin qui enivre les évolutionnistes. Non, leur fameuse thèse n'est pas le verbe nouveau qu'ils disent, la lueur subite venant illuminer les sciences connexes de la vie, de l'âme et des sociétés humaines. C'est là, au contraire, une vérité très ancienne, très éprouvée et très générale, qui suscita des luttes innombrables, qui eut ses périodes de vigueur et ses époques de défaillance, ses éclipses et ses réapparitions triomphales;—une vérité, en somme, qui, loin d'imposer à notre esprit une discipline et des règles jusque-là inconnues, le contraint plutôt à suivre docilement, en ses explorations récentes, la voie scientifique depuis longtemps ouverte.

Les choses et leurs apparences, les phénomènes, coulent, changent, deviennent, évoluent: nul dogme d'envergure plus vaste ne [p.22] précéda cette généralisation solidement établie par la science du nombre, par la mécanique céleste et terrestre, par la physique et la chimie rudimentaires. Le concept de mouvement qui relie et unifie ces diverses recherches, nous apporte à cet égard un témoignage irrécusable; car c'est au mécanisme que les théories évolutives modernes, forcées dans leurs derniers refuges métaphysiques, ramènent les changements quelconques et les mutations d'existence si allègrement résumés par elles en leur vocable préféré. Un second témoignage, et non moins précieux, nous est fourni par la métaphysique édifiant sur le concept du «devenir» une foule de déductions extrêmement ingénieuses. Mais d'où pouvait-elle tenir ce concept central, sinon de l'expérience contemporaine, et comment, sans l'appui des hypothèses particulières, des spéculations scientifiques de l'époque, eût-elle réussi à maintenir des affirmations aussi hasardées? On désavoue et condamne l'esprit même de la doctrine [p.23] évolutionniste en supposant possible une brèche, une solution de continuité de cette sorte.

L'idée d'un développement successif apparaît comme une des plus vieilles notions qui dirigèrent le savoir particulier. C'est à ce dernier que la métaphysique emprunta l'abstraction correspondante. Succédant à la théologie, elle installa sur les ruines des croyances confusément intégrales des premiers âges de la pensée, la différenciation classique des «trois devenirs»,—celui de la matière ou du mouvement, celui de la vie ou de la sensation, et celui de l'esprit ou de l'idée.

Mais la science la plus primitive et la métaphysique la plus puérile se sont toujours inspirées d'un autre principe encore, que toutes deux plaçaient, clans l'échelle abstractive, au-dessus de l'idée d'évolution, et que toutes deux considéraient, par le fait, comme le but suprême de la connaissance. Je veux parler du concept d'unité.

L'idée d'évolution offrait un moyen sûr pour [p.24] ramener la multiplicité effective des phénomènes à leur identité essentielle. Le principe inférieur symbolisait l'ensemble des méthodes rationnelles capables de nous conduire à une telle fin. Il se pliait de lui-même aux exigences du principe supérieur. On entra donc de prime abord et résolument dans la voie monistique.

Le devenir, différentiel et multiple par définition, de l'être toujours un et semblable à lui-même, ou, en d'autres termes, l'unité de l'univers et son explication scientifique la plus plausible, l'évolution des choses, se présentent ainsi, avec évidence, comme les deux grandes idées régulatrices de toute spéculation générale. Un rapport logiquement nécessaire, expérimentalement vérifiable, relie l'idée d'unité à, l'idée d'évolution. Si l'une constitue l'âme de la philosophie, l'autre en forme le corps, la condition apparente, le revêtement sensible. Accumuler les données et les faits différentiels, multiplier les expériences, se servir de l'idée d'évolution sans perdre de vue la fin unitaire [p.25] suprême, tel est, tel demeure le lot de la science imparfaite. Quant à l'idéal, à la science parachevée, elle souhaite la fusion intime de ces deux principes d'abord vaguement distingués et plus tard posés, par l'analyse verbale, comme contraires réels.

La mécanique s'appuie sur la base des mathématiques, la physique s'étaye des vérités mécaniques, la chimie se développe sur les fondements établis par la physique; et la série se prolonge pour toutes les créations mentales venues à temps sur la pente qui conduit l'esprit du plus connu au moins connu, des apparences simples et élémentaires aux apparences complexes et difficiles. Par contre, la discipline qui ne voulut pas se conformer à cette marche nécessaire ignora, de parti pris, l'idée d'évolution. Toute science hâtive et prématurée prétendit pouvoir se passer de la méthode expérimentale, de l'examen attentif des faits concrets, individuels. Telles s'offrent à nos yeux la biologie avant l'épanouissement des connaissances [p.26] physico-chimiques, et, a fortiori, la sociologie et la psychologie; et telle se dévoile surtout la synthèse philosophique qui jamais ne réalisa les conditions exigibles d'une formule savante de l'univers. Conception bâtarde, rivale déjà trop faible de la théologie plus simpliste, plus vivante, elle se sépara des sciences pleinement constituées et se rapprocha des branches naissantes du savoir. Elle conclut avec celles-ci une alliance si étroite qu'à certaines époques il eût été vraiment difficile de dire, par exemple, où finissaient la psychologie et la morale, la règle sociologique, et où commençait l'ontologie, la théorie des principes essentiels du monde. Aussi cette sorte de philosophie demeura-t-elle longtemps, sinon hostile au principe évolutif et à la méthode expérimentale, du moins incapable de faire fructifier le premier, ou d'appliquer sérieusement la seconde.

La progression de l'idée moniste en éprouva un retard sensible. Cet effet ne pouvait manquer de se produire, puisque le principe évolutif [p.27] joue à l'égard de l'idée d'unité le rôle d'un coefficient qui en décuple la valeur. Le monisme scientifique s'arrêta même brusquement dans sa marche vers le conquête de l'inconnu; il n'osa pas franchir les écueris mystérieux qui se dressent entre le monde de la vie et la nature inorganique. Et le monisme philosophique, déviant de plus en plus de la route qui mène à l'unité rationnelle, finit par se transformer en un monisme transcendant[6].

Tout cela était inévitable. L'idée d'unité ou d'identité sert de principe régulateur à notre savoir, et l'idée d'évolution constitue notre méthode la plus efficace pour justifier et vérifier ce critérium suprême. Car l'unité se pose tout d'abord en postulat, en hypothèse; mais peu à peu elle se transforme en vérité d'ordre expérimental et rationnel à la fois. Ces deux grandes idées devaient donc, forcément, traverser la même crise et subir la même altération.

[p.28] Plus haut, nous n'avons pas nié la réalité du mouvement intellectuel qui entraîna dans le sillage métaphysique le tronçon isolé des sciences dites supérieures. Mais nous n'y pouvons voir qu'une agitation factice et inféconde, et quelquefois même un recul, un véritable retour à l'ignorance des temps primitifs. En effet, un troisième élément formateur de la connaissance—ou déformateur, selon le point de vue—s'est toujours joint aux idées d'unité et d'évolution et a tenu, à leurs côtés, une large place.

Le savoir qui méritait ce nom par son développement régulier, acceptait pour seul guide l'expérience. Il était conduit par les idées d'évolution et d'unité. Mais le savoir inchoatif et la métaphysique qui l'accueillait avec faveur en lui donnant le pas sur les branches constituées de la connaissance, admettaient encore un troisième principe: l'idée de l'au-delà, de l'universel mystère, fond intime des conceptions religieuses et de toute foi a priori. Ainsi [p.29] s'expliquent les nombreux essais qui prétendirent concilier l'infini, l'absolu, l'inconnaissable avec l'évolution et l'unité. Ces tentatives devaient demeurer vaines, logiquement parlant. Mais elles remplirent de leur bruit l'histoire de la philosophie, elles donnèrent naissance à une interminable suite de contrastes stériles, d'affirmations surabstraites accompagnées de leurs négations fictives, couples étranges qui tous dérivent, évidemment, de l'antinomie primordiale entre l'immanence (l'unité dévoilée par l'évolution des choses et des êtres) et la transcendance (l'en-dehors hyperphysique),—opposition quintessenciée entre l'expérience et sa négation pure, la non-expérience.

Or donc, d'où vient et comment s'infiltre dans le cerveau de l'homme, comment s'impose à la métaphysique en particulier, l'idée de transcendance, destructive de tout vrai savoir envisagé dans ses conclusions ultimes, et essentiellement limitative si l'on ne dépasse [p.30] pas les degrés intermédiaires, les généralisations inférieures de la connaissance?

A cette question nous répondîmes par deux fois: dans notre livre sur l'Inconnaissable et dans celui sur l'Agnosticisme. La genèse, les origines de cette idée éclairent son action inhibitoire sur la pensée. Elle est la survivance des âges lointains de l'humanité, le reliquat des fausses certitudes, des illogismes, des craintes superstitieuses des temps écoulés, le signe général évoquant l'ensemble des méthodes irrationnelles où se fourvoya l'esprit de recherche. Elle fut toujours et demeure encore, par conséquent, une négation directe de l'idée d'évolution.


III[p.31]

Résumons brièvement la double analyse précédente.

Trois idées-forces, pour parler comme M. Fouillée, ont guidé la philosophie du passé. Les idées d'unité et d'évolution appartiennent à la science. Elles expriment le fonds propre de celle-ci, elles figurent ou symbolisent la recherche expérimentale. L'idée de l'au-delà appartient à la métaphysique qui la reçut en héritage de la théologie. Elle forme l'apport atavique de l'ignorance primitive, elle figure ou symbolise l'incertitude initiale, inséparable de l'esprit de crédulité.

[p.32] Mais ces mêmes idées directrices manifestent en outre deux tendances fondamentales qui, dans l'ordre intellectuel, s'opposent comme l'affirmation et la négation, et, dans l'ordre émotif, comme l'optimisme et le pessimisme du savoir. Certes, nous sommes loin de mépriser les avantages qui se peuvent retirer du pessimisme ou de la négation contenus en de justes bornes. Nous sommes loin aussi de contester l'utilité relative du mythe religieux. Mais cela ne saurait nous empêcher de reconnaître la vérité de l'observation selon laquelle l'agnosticisme, pénétrant dans le milieu façonné par les découvertes de la science, y détermina toujours une forte fermentation métaphysique.

Dans la philosophie du temps actuel, ces trois grandes idées sont largement représentées.

Le criticisme, héritier direct de l'idéalisme, commence par raffermir sur ses bases l'agnosticisme ébranlé par les progrès de la science. Il cherche à établir un modus vivendi provisoire [p.33] entre l'a priori et l'a posteriori. Voici, en deux mots, comment il procède: il range un élément théorique important, l'unité, dans le domaine de l'a priori; il le distrait totalement de la science, à qui il ne laisse qu'un seul ingrédient, le différentiel, le multiple, ou révolution sous le nom d'expérience sensible. Il arrive ainsi à créer ou, plutôt, à renouveler le monisme transcendant.

Kant se préoccupe beaucoup de l'unité philosophique. Il croit même avoir fait, à cet égard, un pas considérable en avant. Il assimile ce qu'il appelle sa découverte à celle de Copernic renversant les rôles attribués, dans leur révolution réciproque, à la terre et au soleil. La comparaison semble exacte en ce sens que, si les principaux adversaires de Kant concevaient la matière comme le foyer central où se réunissent toutes les existences, lui, l'idéaliste nourri par la forte critique sensualiste dirigée contre les excès du matérialisme, se tournait du côté opposé. Il subordonnait la nature à l'esprit, [p.34] il proclamait hautement que l'universalité et la nécessité—encore deux synonymes vagues de l'unité si ardemment poursuivie—entrent dans la connaissance par le sujet, seul élément actif, non par l'objet, produit à peu près passif de notre mentalité. Mais l'analogie invoquée par Kant ne se justifie plus si l'on songe que l'inversion dont il s'attribue le mérite est aussi vieille que la philosophie elle-même. Kant reprend la thèse du monisme idéaliste affirmant la suprématie du sujet sur l'objet. L'homme est la mesure des choses, disait Protagoras, les idées sont la seule réalité certaine, répète après lui Platon, les objets de l'expérience sont nos objets, conclut Kant, en se doutant bien un peu, je suppose, qu'il paraphrase ses prédécesseurs. La solution de Kant ne résout évidemment rien. Son monisme est aussi hypothétique et exclusif que les tentatives qui préparèrent la sienne. La question demeure posée dans les mêmes termes. Toutefois, en accusant l'importance du point de vue biologique, [p.35] jusque-là trop négligé, la critique kantienne élargit le terrain de l'éternelle dispute, elle ajoute à l'enquête de nouveaux documents, elle complète, pour ainsi dire, l'inventaire métaphysique.

La philosophie positive vient ensuite. Héritière du matérialisme, elle procède comme son ancêtre direct, elle a la passion de tout vulgariser. Mais, cette fois, la thèse qu'elle popularise inconsciemment se distingue à peine de celle défendue par le criticisme. A son tour, elle se donne la tâche d'établir un modus vivendi entre les termes de l'antique antinomie. Pourtant, elle fait la part plus grande à l'élément scientifique, à l'évolution, à l'expérience. Elle développe le principe expérimental jusqu'à lui subordonner l'idée unitaire. Elle prend ainsi, selon nous, justement le contre-pied du vrai rapport qui existe entre révolution et l'unité; et son monisme, irréparablement atteint par ce vice radical, demeure terne, vague, contradictoire, indécis.

[p.36] Au positivisme enfin succède l'évolutionnisme qui dévoile avec franchise le sens réel des croyances théologiques. Cette philosophie ramène l'idée divine et le sentiment religieux au concept essentiellement émotif de l'Incognoscible. Mais loin d'en inférer la déchéance future de l'agnosticisme, elle porte aux nues cette tendance de l'esprit humain, elle célèbre ses mérites, elle s'efforce d'en faire le pivot central d'une conception rationnelle de la nature. Elle croit, du reste, fermement à la possibilité d'une conciliation, d'une entente durable entre l'idée religieuse ou agnostique et le concept expérimental ou évolutionniste. Partant, elle exalte, elle glorifie ce dernier principe qui s'était déjà affirmé avec une certaine force dans la philosophie du siècle, à deux reprises différentes, par la critique kantienne de l'expérience et surtout par les idées sociologiques d'Auguste Comte. Dans ces conditions, la doctrine spencérienne ne pouvait se montrer hostile à l'idée monistique. Elle accueille donc [p.37] l'unité du monde comme un postulat universel de la pensée. Mais, plus téméraire que les philosophies rivales, elle ne recule point devant les conséquences extrêmes de sa théorie du savoir. Elle dédouble son monisme, elle en fait deux parts inégales: la partie transcendante, l'unité de l'inconnaissable, c'est-à-dire, au fond, rien moins que sa connaissance achevée; et la partie expérimentale, l'unité, forcément imparfaite, du connaissable.

Si Ton compare entre elles les principales directions de la pensée contemporaine, on constate, non sans quelque surprise peut-être, qu'elles forment comme une gamme ascendante venant renforcer, malgré leur contrariété manifeste, ces trois grands thèmes dont s'inspira, de tout temps, la philosophie: l'agnosticisme, l'évolutionnisme et le monisme. En effet, ne semble-t-il pas que, de Kant à Spencer, la religiosité latente s'aggrave ou, du moins, se maintienne à un niveau égal? Les chefs de file de la philosophie moderne se préoccupent de [p.38] jeter les bases d'une religion nouvelle. Kant imagine la théologie du devoir, Comte celle de l'humanité qui reproduit, sous un aspect à la fois plus concret et plus populaire, la foi morale de son précurseur; enfin Spencer fonde la religion de l'Inconnaissable. D'autre part, on ne saurait méconnaître les progrès accomplis par les idées expérimentales, ni l'expansion de l'idée d'unité, si étroitement liée à celle d'évolution. Mais cet essor simultané d'idées contradictoires ne s'explique-t-il pas par les soucis logiques de l'esprit, par notre besoin d'être conséquents, d'aller, dans la vérité comme dans l'erreur, jusqu'au bout?

Au reste, si l'on désire porter un jugement équitable sur les modifications subies, dans le cours des siècles, par la mentalité philosophique, c'est aux systèmes les plus renommés du passé qu'il faut confronter les grandes doctrines aujourd'hui en faveur auprès de l'opinion. On s'étonne alors du rôle prééminent qui, dans la conception générale du monde, [p.39] échoit de plus en plus à la partie active de la science, à l'élément qui sert d'une façon directe l'idée d'unité, de connaissance parfaite. Depuis Bacon et Descartes, par exemple, jusqu'à nos jours, un chemin très appréciable est parcouru par la même notion fondamentale. Sous le nom d'expérience, de monde sensible chez Kant, sous celui de développement nécessaire et graduel chez Comte, sous celui d'évolution chez Spencer, elle acquiert une valeur rapidement croissante.

D'où vient une conquête si grande et si sûre que la philosophie tout entière semble aujourd'hui tenir dans le seul mot d'évolution? A notre sens, un tel succès prouve une fois de plus l'action profonde exercée par les idées, les généralisations, les progrès strictement scientifiques sur les idées, les déductions, les transformations de la connaissance purement philosophique. Ce phénomène confirme la grande loi de corrélation entre la science et la philosophie, que nous avons cherché à [p.40] établir dans un de nos premiers ouvrages[7].

L'histoire des idées scientifiques nous révèle une longue suite d'antécédences significatives, une accumulation d'expériences et de synthèses se rattachant toutes à l'idée d'évolution, et qui toutes mettent en relief le «devenir» par étapes successives, ou la différenciation immanente des choses et des êtres. On se tromperait même beaucoup en ne citant à l'appui de cette thèse que les noms populaires de Lamarck, de Darwin, et en y joignant quelques obscurs précurseurs. C'est par centaines, sinon par milliers que se doivent compter les savants dont les travaux permirent au positivisme, et ensuite à l'évolutionnisme proprement dit, de se produire, de se répandre, de vaincre les obstacles, de triompher des résistances. Il faut remonter à la moitié du xviie siècle, et plus haut encore, si l'on veut reconnaître et fixer les points initiaux du courant intellectuel qui renversa, les barrières [p.41] caduques et transféra peu à peu le concept d'évolution du domaine mécanique en celui des faits et des lois de la vie (constitution des deux chimies, inorganique et organique, et fondation de la biologie). Dès lors la route s'aplanissait devant les tentatives semblables d'une foule d'historiens, de psychologues, de moralistes.

On nous reproche ce qu'on appelle l'hyperpositivisme. On pourrait, avec la même justice, blâmer notre évolutionnisme moins accommodant, peut-être, que celui de M. Spencer ou de son école aujourd'hui florissante. Un esprit mathématique fort distingué et dont l'adhésion ouverte à quelques-unes de nos théories les plus capitales nous valut une grande joie, a discerné ce trait avec beaucoup de finesse[8]. Exposant et commentant nos déductions sur la genèse des concepts surabstraits, il considère les lois rigoureuses qui forment l'objet propre [p.42] de la logique pure, comme un cas particulier de la grande loi d'évolution. Rien n'est plus vrai si l'on fait du vocable «évolution» le synonyme d'expérience et si, par suite, les deux faces du processus évolutif, la différenciation et l'intégration, s'envisagent comme l'équivalent des deux seuls modes par lesquels l'esprit saisit tantôt la multiplicité des choses, et tantôt leur unité.

Nous avons lieu d'être satisfaits en voyant nos idées se répandre peu à peu non seulement dans les milieux philosophiques, mais aussi parmi les savants spéciaux. Précieux par-dessus tout nous semble l'appui prêté à certaines de nos thèses par la science mathématique, base solide qui soutient l'édifice entier du savoir exact. La loi de l'identité des contraires se révélant telle que le fond intime de vérité contenu dans la célèbre doctrine de la relativité du savoir, quelle fortune pour l'idée pure d'expérience et, par suite, pour l'idée pure d'évolution![9]

[p.43] Le principe d'universelle relativité s'offre ainsi comme l'aspect psychologique du principe d'universelle unité. L'évolutionnisme conduit fatalement au monisme. Mais sur cette route hérissée d'obstacles que notre lassitude ou notre paresse mentale déclare insurmontables, combien de préjugés ne devrons-nous pas perdre, combien d'illusions ne devrons-nous pas rectifier! L'acte de connaissance étant nécessairement un acte de détermination, de limitation[10], l'abstraction et la logique humaines demeureront toujours un compte de l'univers tenu en partie double. Nous appréhenderons toujours les choses ou leurs «notions», «leurs idées», par l'aide de deux concepts opposés. Mais ce procédé, pour naturel qu'il se présente, n'en constitue pas moins un procédé, une méthode, un moyen. Il ne doit pas s'imposer comme un résultat définitif, une conclusion dernière, une fin en soi. L'agnosticisme n'a jamais voulu [p.44] comprendre cette vérité si simple. Il a d'ailleurs le plus grand tort de tant se réclamer du principe relativiste. Il joue imprudemment avec la flamme qui, tôt ou tard, le consumera. Ce qu'il regarde aujourd'hui comme sa plus forte ancre de salut sera, peut-être, demain, qui sait? le poids destiné à l'entraîner dans l'abîme. Développée dans tous les sens, creusée plus profondément par la psychologie, la relativité du savoir—les nouvelles théories sur l'identité des contraires semblent déjà le présager—pourrait fort bien porter à l'ignorance érigée en système religieux ou philosophique le coup de grâce qu'elle attend depuis des siècles.

Notes:

[3] Année philosophique,3e année, p. 237, par M. Pillon, dans l'article que ce néo-criticiste distingué consacré à mon livre sur l'Agnosticisme.

[4] J. Caraguel.

[5] Au moment où je corrige les épreuves de ce volume, on m'envoie le numéro de mars 1894 de la Revue occidentale qui publie un long article sur mon livre: La recherche de l'unité.[p.18] L'organe officiel du positivisme y fait trois déclarations intéressantes.

Par la première, les positivistes se défendent énergiquement de tomber dans l'erreur agnostique. J'enregistre à mon actif cette victoire inespérée. Par malheur, elle reste purement morale, car, en fait, le reniement de Pierre ne change rien à la doctrine de son maître, ni, en définitive, à celle de Pierre lui-même. La philosophie positive, nous assure-t-on, tient pour inconnaissable le problème de l'existence ou de la non-existence d'un inconnaissable. Soit. Mais j'imagine que lorsque M. Spencer, par exemple, postule la réalité de l'inconnaissable, il affirme en même temps son incognoscibilité. L'équivoque demeure donc pareille dans les deux cas.

La seconde déclaration des positivistes porte sur ma loi de l'identité des contraires. Les disciples de Comte acceptent cette loi comme une expression nouvelle du principe de l'inconcevabilité du contraire simultané, expression qui permet, disent-ils, de tirer du vieil axiome logique quelques applications heureuses. La notation algébrique adéquate au contenu de ma loi serait A + -A = 0, ce qui confirmerait une fois de plus l'universalité logique des formules de l'algèbre.

Enfin la troisième déclaration concerne ma critique du concept de limite. «On nous demande, dit l'auteur de l'article, M. d'Araujo, de quel droit nous prétendons enserrer l'avenir scientifique; nous répondons: en vertu du droit qu'a le mathématicien de garantir aux générations de calculateurs que le numérateur et le dénominateur de l'expression non-moi/moi = savoir, augmentant toujours d'une quantité égale, jamais ils n'atteindront l'unité.» Cela est fort bien, mais encore eût-il été à propos de nous démontrer que le rapport en question constitue nécessairement un nombre fractionnaire. J'ai à peine besoin de faire ressortir qu'aucun monisme rationnel, aucune doctrine enseignant l'unité immanente des choses ne saurait se prêter à une semblable pétition de principe.

[6] La Recherche de l'Unité, p. 176.

[7] L'Ancienne et la Nouvelle Philosophie.

[8] George Mouret, Bévue philosophique,1893, nos 7 et 8: Le problème logique de l'Infini: I. La relativité.

[9] Ibid., n° 7, p. 58 et suiv.

[10] V. La Recherche de l'Unité, chapitre viii: Le concept de limite et la relativité du savoir.


LIVRE II[p.45]

LE MONISME D' AUGUSTE COMTE


I

Les opinions de Comte sur les plus graves sujets s'entre-choquent souvent au point de dérouter la critique. On a dit qu'on doit juger un penseur sur l'ensemble de sa doctrine. Mais, appliqué à Comte, un tel critérium se montre insuffisant. Ce philosophe est tout l'opposé d'un sceptique. Aussi, lorsqu'il touche au problème central et si délicat de l'unité, nous donne-t-il le spectacle, non pas de l'hésitation qui parfois [p.46] captive et attire, mais de la contradiction qui toujours blesse et rebute.

Comme Descartes, comme Kant, comme tant d'autres grands philosophes, il est moniste et pluraliste (ou dualiste) à la fois. Mais tandis que chez la plupart de ses prédécesseurs, et chez Spencer, son successeur en ligne directe, l'antinomie fondamentale, la lutte entre l'agnosticisme qui mène au dédoublement de l'univers, et l'évolutionnisme qui conduit à son unification, se dissimule sous des sophismes plus ou moins captieux, chez lui elle éclate brusquement et au grand jour. L'auteur du Cours de philosophie positive s'observe peu à cet égard. Il ne s'impose pas l'effort, finalement ingrat, de concilier son agnosticisme avec son monisme. Il met les deux doctrines adverses en face l'une de l'autre, il les laisse ensuite aux prises, elles s'en tireront comme elles pourront.

Néanmoins, on fausserait la tonalité générale, on dénaturerait le véritable esprit de la [p.47] philosophie positive en attachant à cette attitude de Comte une importance exagérée. Le philosophe du bon sens populaire mis au service de la science, ou, vice versâ, de la science asservie au bon sens des foules, ne remarque pas la contradiction; et, s'il la remarque, il ne lui attribue qu'une valeur secondaire. Pressé par sa besogne dogmatique et les exigences immédiates qu'elle soulève, il effleure à peine la question. En réalité, cependant, dans le duel engagé entre l'agnosticisme et le monisme, tous les avantages, de par la volonté expresse ou l'instinct obscur du métaphysicien qu'il y a en Comte, restent à la forte tendance qui représente le passé. Quant à celle qui prévoit ou indique l'avenir, elle est trop faible, trop chétive dans le cerveau et la doctrine du philosophe pour qu'un doute sérieux puisse planer sur l'issue du combat.

Mais venons au fait, c'est-à-dire au monisme, si rudimentaire qu'il soit, de l'héritier des traditions d'Aristote, de Bacon, de [p.48] Descartes, de Locke, de Hume et de Kant.

L'unité réelle des choses, que le fondateur du positivisme distingue d'avec leur unité purement logique, voilà pour lui; comme pour la presque totalité des métaphysiciens, le but suprême de la pensée, l'idéal auquel doit incessamment tendre le vrai philosophe.

La pensée réalise l'unité logique lorsque, dirigée vers l'étude des différents ordres de phénomènes, elle subit une série d'adaptations spéciales qui forment autant de modifications ou, plutôt, d'enrichissements, d'élargissements d'une seule et même méthode. En d'autres termes, pour Comte, l'unité rationnelle ou subjective est une liaison méthodologique.

Au contraire, l'unité objective qu'il nomme aussi scientifique, se réalise dans les choses elles-mêmes, en tant qu'elles se séparent de l'esprit qui les appréhende et les transmue en concepts, en représentations idéales de la réalité. Ce lien se manifeste par l'universalité des lois naturelles, des nombreux rapports d'identité que la [p.49] raison découvre en appliquant aux différentes catégories de cas particuliers les procédés si variés de l'analyse et de la synthèse.

Des lois semblables gouvernent tous les ordres de phénomènes, et les diverses sciences doivent pouvoir s'envisager comme autant de parties constituantes, «autant d'éléments d'un seul corps de doctrine». Certains attributs sont communs à tous les êtres, à toute existence. S'ils deviennent l'objet propre de disciplines spéciales, ce n'est là qu'une invention pratique, utilitaire. Il semble plus fructueux et plus commode de commencer l'étude de la nature par l'observation des cas les moins complexes. Au bas de l'échelle apparaissent les phénomènes ou les propriétés des choses d'abord mathématiques, et ensuite mécaniques. Une telle division correspond à la différence entre l'aspect statique (existence ou équilibre) et l'aspect dynamique (activité ou force, énergie, mouvement) sous lesquels l'esprit considère les qualités générales. Cette distinction factice [p.50] recouvre une unité réelle, comme l'a brillamment prouvé d'Alembert en rattachant les questions de mouvement aux questions d'équilibre. Comte remarque à ce propos que, les attributs mécaniques se compliquant d'attributs quantitatifs dont on ne peut les distraire, il y a lieu de considérer le groupe total comme un ensemble de qualités propres à chaque existence. Développée d'une manière superficielle, cette observation lui permettra plus tard d'accorder la même universalité aux faits sociaux qui, eux aussi, se surajoutent aux autres ordres de phénomènes[11].

Ailleurs encore Comte affirme que les lois «primordiales» de la mécanique se confondent avec les lois essentielles des autres sciences, de la physique jusqu'à la sociologie inclusivement. Partant, on peut dire, selon une formule aujourd'hui consacrée, que les mêmes règles [p.51] gouvernent l'univers, depuis le plus petit grain de sable jusqu'aux manifestations sociales et morales les plus élevées. Comte reconnaît donc la légitimité de l'effort qui pousse toutes les branches du savoir vers le monisme scientifique. Mais comment conçoit-il ce monisme?

La loi de Kepler, si mal qualifiée, selon lui, de loi d'inertie, ne régit pas que les seuls phénomènes mécaniques. Son pouvoir s'étend sur tous les ordres de faits, y compris les faits vitaux et sociaux, puisque ceux-ci persistent dans leur état, tant que ne survient point une influence perturbatrice. Comte assimile ainsi la loi de Kepler à une formule équivalente, dans le fond, à la loi de causalité.

Traitant ensuite la règle de Galilée relative à la conciliation spontanée, au sein d'un même système, de tout mouvement général avec les différents mouvements particuliers, Comte l'applique à la totalité des phénomènes du monde inorganique et du monde de la vie. «Quelle que soit la classe phénoménale observée, [p.52] dit-il, on peut toujours constater en tout système l'indépendance fondamentale des diverses relations mutuelles, actives ou passives, envers toute action exactement commune aux différentes parties.» Ces relations ne se modifient en rien par une telle ingérence. Par contre, le mouvement qui n'embrasse pas toutes les fractions d'un système, rompt toujours l'équilibre de ce dernier. Les phénomènes physiques, chimiques, les faits vitaux, sociaux manifestent également cette loi universelle. Mais citons les propres paroles de Comte, elles en valent la peine: «Les études biologiques offrent la vérification continue de cette loi, aussi bien pour les phénomènes de sensibilité que pour ceux de contractilité, puisque, nos impressions étant purement comparatives, notre appréciation des différences partielles n'est jamais troublée par aucune influence générale et uniforme. Son extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable: car, si le progrès social tend à altérer l'ordre intérieur d'un système [p.53] politique, c'est uniquement, comme en mécanique, parce que le mouvement ne saurait être suffisamment commun aux diverses parties dont l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement affectée par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle tous les éléments participeraient avec une égale énergie.»[12]

Ce n'est pas d'une autre façon, enfin, que Comte comprend la troisième loi fondamentale du mouvement, ou la formule de Newton sur l'équivalence constante entre la réaction et l'action. «Son universalité nécessaire, dit-il, est encore plus sensible que celle des deux autres; et c'est même la seule dont on ait quelquefois entrevu, quoique d'une manière très confuse et fort insuffisante, l'extension spontanée à toute économie naturelle»[13]. Les réactions ou les effets physiques, chimiques, biologiques et politiques sont, comme les réactions ou les effets mécaniques, toujours équivalents aux actions ou [p.54] aux causes qui les produisent; égalité rigoureuse et indéniable en théorie, mais qui, dans la pratique, par suite du nombre croissant de causes dont une partie échappe à nos calculs, revêt l'apparence d'une simple proportionnalité.

Remarquons à ce propos que la loi du rapport entre l'action et la réaction, la cause et l'effet, se réclame du principe d'identité. L'effet est toujours égal à sa cause, l'effet n'est que sa cause. L'inaccessibilité de la cause initiale et de l'effet ultime,—lorsqu'on examine à la lumière de la loi universelle ce dogme favori du positivisme,—se trahirait donc comme une illusion de notre esprit. D'autre part, une extension très simple du même rapport permet facilement de réduire, dans n'importe quelle branche du savoir, d'après le célèbre principe de d'Alembert, les questions de mouvement aux questions d'équilibre; car, seule, notre profonde ignorance des vraies conditions statiques nous empêche de leur rattacher étroitement [p.55] les questions dynamiques, les problèmes d'évolution, de développement, d'activité[14].

En somme, Comte ne révoque pas en doute l'identité des lois qui régissent les différentes catégories de phénomènes. Il trouve naturel que ces relations aient été dévoilées par l'étude du sujet le plus commun (les faits de quantité et de mouvement); mais, ajoute-t-il, «elles pourraient aussi être conçues comme émanant des parties les plus élevées et les plus spéciales de la philosophie abstraite, qui seules en font apercevoir le vrai caractère d'universalité»[15]. Les lois que découvre la mécanique sont les plus générales. Dans toutes les sciences, elles dominent «les différentes lois plus spéciales relatives aux autres modes abstraits d'existence et d'activité, organiques ou inorganiques». Cependant, ces rapports spéciaux, «qui resteront sans cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera longtemps très grand», pourront [p.56] un jour être «investis d'un semblable caractère d'universalité»[16]. C'est pourquoi, conclut Comte, «le système entier de nos connaissances réelles est susceptible d'une véritable unité scientifique, indépendante de la grande unité logique, quoiqu'en harmonie avec elle».[17]

L'allégation est à noter» De certaines prémisses posées par Comte aux conclusions tirées par Spencer, par Schaeffle, par Haeckel, par les partisans de l'analogie réelle, il n'y a qu'un pas. La proche parenté du positivisme avec les autres courants de la pensée moderne ne se conteste plus. Longtemps, néanmoins, une telle similitude ne fut point soupçonnée. Les évolutionnistes surtout eurent le grand tort de méconnaître ces connexions intimes, multiples, révélatrices; et le tort de ne pas étudier, dans les antinomies initiales de Comte, l'origine et le prototype de leurs propres contradictions.

[p.57] La question est d'importance. Tâchons donc de faire ressortir, le plus succinctement possible, l'esprit exact de la doctrine positiviste sur l'unité réelle du monde.

Des déterminations identiques enveloppent tous les phénomènes, et si nous distinguons entre les lois générales et les lois particulières, ce ne peut être que par suite de l'ignorance où nous sommes quant aux conditions qui, accompagnant les faits dits complexes, produisent la forme, dite spéciale, de leur apparition. En réalité, les lois particulières sont des formules contingentes où s'exprime le contenu de la loi universelle; dépouillées de leur caractère casuel, elles s'appliquent à tous les phénomènes sans exception. La science le prouvera un jour, au moins pour les plus importantes parmi ces formules. Or, une loi ne signifiant jamais plus qu'un rapport, une relation constante entre tels faits et tels autres, si les lois qui gouvernent, par exemple, les actes moraux, participent de l'universalité de celles qui régissent les mouvements [p.58] matériels, il s'ensuit nécessairement que les relations complexes doivent pouvoir se réduire, en définitive, aux relations simples. La philosophie entière de M. Spencer, comme on sait, ne dépasse pas cette déduction.

Mais la propre thèse de Comte semble avoir une portée plus grande et plus inattendue. En effet, dévoilée par les progrès tardifs de la science, l'universalité nécessaire des rapports n'implique-t-elle pas, tout en la masquant d'une façon momentanée, l'identité des phénomènes eux-mêmes? Et cela non seulement parce qu'un phénomène s'offre toujours tel qu'une somme, un ensemble, un système de relations, mais aussi en vertu du principe logique d'identité qui se manifeste dans la nature et s'impose à l'esprit sous l'aspect tantôt de la loi psychique de causalité, et tantôt d'une série bien connue de lois mécaniques: la loi de l'équivalence entre la réaction et l'action, la loi d'inertie ou de persistance du même état, la loi d'équilibre ou de conservation des rapports mutuels [p.59] entre les parties d'un système subissant une action commune, etc.

Nous voilà acculés, pour ainsi dire, aux limites extrêmes du dogme qui prétend enseigner l'identité première et finale des choses. Mais nous voilà aussi au coeur de la citadelle ennemie, et nous voilà derechef aux prises avec la contradiction stérile qui toujours entrava la marche de la pensée vers l'idéal. En effet, après avoir gravi des hauteurs qui, vraisemblablement, devaient lui paraître vertigineuses, Comte fait volte-face et descend d'un pas rapide la pente de la montagne. Il redevient le grand prophète de l'Inconnaissable, il multiplie les objections et les réserves que lui inspire sa prudente théorie de la connaissance. Je ne puis ici, d'ailleurs, que brièvement rappeler le sophisme par lequel il cherche à pallier l'incohérence de sa brusque retraite.

Voici l'argument. L'existence physique et chimique ne constitue qu'un degré entre l'existence mathématique et mécanique d'une part, [p.60] et l'existence biologique et sociologique do l'autre. Mais ce chaînon présente une importance sans égale. Il supplée en quelque sorte à la faiblesse native de notre cerveau, à l'insuffisance manifeste des moyens dont notre intelligence dispose pour saisir et comprendre l'identité réelle des phénomènes. Notre esprit est tellement borné, tellement impuissant, semble vouloir dire Comte, que «si cette transition n'existait pas, il serait impossible de concevoir l'unité de la science» qui resterait «formée de deux éléments radicalement hétérogènes, entre lesquels aucune relation permanente ne saurait être instituée». Mais ce «mode intermédiaire» de l'existence universelle, «naturellement adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques, et, par l'autre, aux notions biologiques, vient procurer spontanément à notre intelligence l'heureuse faculté de parcourir le système entier de la philosophie abstraite, en parvenant, suivant une succession presque insensible, des plus simples spéculations mathématiques [p.61] aux plus hautes contemplations sociologiques»[18].

L'enchaînement naturel des choses conduit l'esprit à la création de la série hiérarchique des sciences qui, à son tour, permet, par des points de vue de plus en plus spéciaux, d'analyser ce phénomène toujours pareil à lui-même, l'univers. Mais entre ces divers ordres de recherches poursuivies tantôt parallèlement, et tantôt—méthode plus rationnelle et combien plus fructueuse—successivement, la séparation est-elle étanche, au sens absolu du mot, ou laisse-t-elle place à des contacts féconds et autorise-t-elle l'espoir d'une fusion possible, sinon certaine, sinon prochaine? Telle est la grande énigme que Comte, esprit inconsciemment religieux et, par suite, prompt à se décourager, considère comme indéchiffrable, tel est le secret de la science, qu'elle garde avec un soin jaloux, qu'elle refuse de livrer à la métaphysique [p.62] qui depuis des siècles s'épuise à cette fin en vaines divinations. C'est le voile compact qui couvre la nudité de l'Isis scientifique et la défend contre les velléités indiscrètes. Le philosophe, le théologien, puis le métaphysicien, apparaissent comme les éternels poursuivants de la science, subjugués par le charme toujours renaissant de son immarcescible pureté. Car l'histoire des systèmes et peut-être aussi des croyances générales témoigne de ce fait qui sans cesse se renouvelle: les hardiesses de l'esprit philosophique furent passagères, et ses victoires sur l'esprit scientifique eurent peu de durée. Aux élans audacieux des premières heures se substituaient des lassitudes profondes. Aux printemps fougueux succédaient les étés laborieux, les automnes calmes, les hivers mélancoliques et pessimistes. La science non seulement se reprenait, elle prétendait encore que l'assaut par elle subi était entaché de nullité, et aux mêmes entreprises elle opposait les mêmes fuites. La philosophie moderne ne fit [p.63] pas exception à cette règle. Et si le positivisme se montra plus respectueux ou plus pondéré, dans sa tentative monistique, que d'autres philosophies, on le lui a, certes, assez reproché, puisqu'on est allé jusqu'à lui jeter son abstention à la face comme un soupçon et une injure. Cependant il eut également sa minute d'extase et d'oubli, et il s'y révéla aussi puissant, pour le moins, que ses plus illustres rivaux. C'est ce moment d'une si grande importance pour la juste compréhension de la doctrine positive, que nous avons essayé de saisir dans quelques vues du philosophe, profondes, mais restées peu élaborées.

Notes:

[11] V. Comte, Cours de philosophie positive, t. VI, 1re édition, 59e leçon, passim, et particulièrement pp. 792, 793, 797.

[12] Ibid., pp. 795, 796.

[13] Ibid., p. 796 et suiv.

[14] Ibid., p. 797 et suiv.

[15] Ibid., p. 798.

[16] Ibid., p. 800.

[17] Ibid., p. 800.

[18] Ibid., p. 805.


II.[p.64]

Le monisme de Comte ne manque pas de grandeur. Mais sa conception de l'univers offre un trait qui n'a jamais, croyons-nous, été suffisamment mis en relief et qui, une fois de plus, apparente sa philosophie à celle d'un autre maître fameux de la pensée contemporaine, Emmanuel Kant.

En effet, chez Comte comme chez Kant, la théorie du monde se complète ou, pour mieux dire, se double d'une philosophie pratique à laquelle tous deux attachent une importance énorme. Mais tandis que Kant trace une ligne [p.65] de séparation très nette entre son enseignement théorique et sa doctrine pratique, découvrant ainsi à tous les regards l'incompatibilité générale qui existe encore entre ces deux ordres de recherches, Auguste Comte est moins heureusement inspiré. Je sais qu'on a voulu assimiler sa Politique positive à la Critique kantienne de la raison pratique; mais un semblable parallèle ne se justifie que d'une façon très vague. La Politique positive n'a probablement jamais été conçue dans le dessein, si ostensible chez Kant, d'alléger la théorie du poids des considérations utilitaires, pour attribuer au point de vue abstrait une indépendance parfaite. Déjà le Cours de philosophie positive se présente, dans la plupart de ses développements, comme une philosophie d'essence pratique. Les difficultés un peu sérieuses y sont coutumièrement résolues par des appels réitérés au bon sens vulgaire, par l'énumération, souvent fatigante, des inconvénients ou des préjudices qu'entraînerait, [p.66] dans la vie réelle, l'application de telle ou telle thèse qui déplaît au penseur parce qu'elle contredit son idéal de félicité humaine.

Cette disposition de son esprit a influencé Comte de diverses manières. Et tout d'abord elle détourna son monisme de sa première direction, qui était théorique, et le poussa dans la voie étroite de l'utilitarisme social. Comte rétrécit volontairement son angle conceptuel, si je puis m'exprimer de la sorte, et il rapetisse son monisme, il l'amoindrit, il le réduit aux proportions des synthèses en usage dans les religions et les morales faisant office de philosophie. Il allait atteindre ou du moins entrevoir les cimes les plus hautes de la pensée. Mais à quoi servent de telles contemplations? Il se rejette brusquement en arrière. Fils d'un siècle agité et n'aspirant qu'à la quiétude, il redescend jusqu'au plateau large et commode du vieil anthropomorphisme: tant d'esprits y avaient trouvé une halte délicieuse, tant de générations y reposèrent leurs membres endoloris! [p.67] Tout pour l'homme et par l'homme, cette maxime se grave au plus profond de son cerveau. Dès lors il ne cesse de nous recommander l'unité humaine ou sociale comme la seule possible, la seule pratique et féconde en résultats. «Suivant une formule justement célèbre, dit-il, l'étude de l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant, par sa nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer et l'attention normale des hautes intelligences et la sollicitude continue de la raison publique. La destination simplement préliminaire des spéculations antérieures est même tellement sentie, que leur ensemble n'a jamais pu être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement négatives, inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant de toutes nos contemplations directes»[19].

[p.68] C'est à l'aide de la biologie que la philosophie s'élève au point de vue synthétique; elle n'y saurait parvenir par l'étude, toujours analytique, du monde de la matière inerte[20]. Le monisme mécanique ou matérialiste cède ainsi chez Comte, presque ex machina, la place au monisme vital ou sensualiste. Mais le philosophe fait, dans la même voie, un pas plus décisif encore. L'unité biologique lui apparaît bientôt comme trop vaste, trop universelle pour les besoins, les nécessités journalières que le sens commun invoque. A son tour, donc, elle devra se réduire, s'affiner, se transformer rapidement,—avec ce dédain des transitions savantes qui caractérise la manière de Comte,—en une sorte de monisme social ou moral. Dès lors, c'est à la sociologie qu'incombera la tâche «d'établir l'ascendant normal de l'esprit d'ensemble qui, d'une telle source, se répandra sur toutes les parties antérieures de [p.69] la philosophie abstraite, afin d'y réparer peu à peu les désastres du régime dispersif propre à l'élaboration préparatoire des connaissances réelles»[21]. Consacrée gardienne de l'unité scientifique, la sociologie devra veiller à ce que cette pure flamme ne puisse s'éteindre ... dans le coeur des hommes, où la relégua une logique, certes, rigoureuse, mais dont les déductions se tirent de prémisses qui jamais ne dépassèrent les points de vue restreints de la pratique des affaires du monde.

Comme le dit Comte lui-même, «la création de la sociologie complète l'essor fondamental de la méthode positive, et constitue le seul point de vue susceptible d'une véritable universalité, de manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieures, afin de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité continue. Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles pourront [p.70] donc former enfin un vrai système, assujetti, dans son entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie et à une commune évolution»[22]. A ce prix seul, à cette condition unique «l'harmonie est enfin établie entre la spéculation et l'action, puisque les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques, concourent alors, avec une remarquable spontanéité, à conférer la présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a toujours regardées comme devant universellement prévaloir.... Enfin, la morale, dont les exigences directes étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration préliminaire, recouvre aussitôt ses droits éternels par suite de la suprématie du point de vue social, rétablissant, avec une énergique efficacité, le règne continu de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai sentiment du devoir reste toujours profondément lié»[23]. Et [p.71] un peu plus loin: «Le type fondamental de révolution humaine, aussi bien individuelle que collective, est scientifiquement représenté comme consistant toujours dans l'ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchants, et de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi ressort directement, de l'ensemble même du vrai développement spéculatif, l'universelle domination de la morale, autant du moins que le comporte nôtre imparfaite nature»[24].

Dans le problème du monisme, la pensée de Comte évolue selon la loi sérielle qui lui servit à classifier les sciences fondamentales ou abstraites. De l'unité mécanique, le philosophe passe à l'unité biologique pour échouer enfin sur ce qu'il appelle l'universalité, la prépondérance du point de vue social, ou encore l'ascendant légitime de l'esprit sociologique sur l'esprit mathématique.

[p.72] Certes, rien n'est plus aisé que de découvrir chez notre auteur, côte à côte, des théories proches d'un matérialisme grossier, et d'autres paraissant prêter un appui aux prudentes tergiversations sensualistes ou aux envolées hardies de l'idéalisme. Toutefois, ces défaillances, comme aussi le plus grand nombre de celles qui déparent l'oeuvre de Kant, ne nous semblent point imputables à un savoir défectueux ou à un manque de pénétration logique. Elles s'expliqueraient plutôt par une trop grande hâte, une impatience trop vive d'aboutir à des résultats certains, immédiats, palpables, et par l'abandon volontaire et prématuré du point de vue purement théorique.

Car le rapport qui relie la pratique à la théorie n'est pas si simple, ni le passage de l'une à l'autre si facile, qu'on le suppose communément. On ne saurait, à cet égard, se contenter de l'insignifiante et banale formule qui définit la pratique comme une application de la théorie. Une telle vue n'est juste que dans [p.73] certains cas et sous certaines conditions. Or, si la recherche de l'unité occupa sans relâche les philosophes, jamais elle ne donna naissance à un savoir démontré, inattaquable, accepté de tous. L'obscurité épaisse qui enveloppe les domaines connexes de la psychologie et de la sociologie, s'étend naturellement aussi à nos spéculations sur l'unité dernière du monde. Mais comment alors exiger, fût-ce du plus conséquent des penseurs, que, se plaçant à un point de vue pratique, il ne dépasse pas les limites d'une doctrine non-existante? Qui sait, d'ailleurs, si l'avenir ne lavera pas Comte de certains reproches d'empirisme aveugle qu'on porte contre lui? Qui sait si son utopie humanitaire ne pourra pas un jour s'accorder avec une théorie vraiment scientifique de l'unité universelle? Les utopies sont nécessairement d'essence pratique, et réalisables, quand même l'histoire ne les rendrait pas effectives.

Toutefois, le perpétuel recours de Comte au [p.74] bon sens vulgaire pour en tirer une conception de l'unité scientifique et mentale capable d'entrer de plain-pied dans la philosophie abstraite, constitue sûrement une erreur méthodologique des plus graves. Elle conduit le philosophe aux nombreuses illusions qui autrefois se rangeaient sous la rubrique de l'absolu transcendant et qui aujourd'hui se groupent sous celle de l'inconnaissable. Elle aplanit la route à l'agnosticisme, elle facilite le renoncement à l'investigation «des causes essentielles et de la nature intime des phénomènes». Comte déclare vouloir «se livrer exclusivement à l'étude des lois naturelles»; mais jamais il ne se demande si une telle recherche ne double pas l'enquête que lui-même vient de proscrire[25]. Au lieu de nous rapprocher peu à peu de l'essence, prétendue inaccessible, de l'univers, les lois de la nature ne serviraient-elles donc, comme tant d'axiomes d'invention humaine, qu'à renforcer [p.75] les ténèbres qui nous traquent de toutes parts, qu'à replier et rendre plus compact le voile dont se couvre le mystère des choses?

Par contre, la même méthode se justifie dans la direction des affaires du monde, tant que la règle d'une telle conduite reste à peu près indépendante de la théorie pure. En effet, les sources de l'activité humaine eussent été vite taries sans l'intervention de la raison commune toujours prête à suppléer le savoir absent. On a mal compris ce caractère particulier de certaines spéculations, et on a souvent, par suite, été trop dur et injuste pour la philosophie religieuse et la philosophie morale du passé. L'élément pratique occupa une place très importante dans ces hypothèses. Il y joua peut-être le premier rôle. Car il ne faut pas s'y tromper, les travaux des théologiens et des métaphysiciens, astrologues et alchimistes de la morale, formèrent un ensemble de doctrines soumises à toutes les fluctuations, abusées par toutes les chimères du bon sens,—un savoir, en un mot, [p.76] qui était presque l'antipode de la science appliquée, cette dernière ne pouvant surgir qu'à la suite de découvertes théoriques plus ou moins considérables. Au début de l'évolution intellectuelle, les besoins immédiats dominaient absolument la pensée. Plus tard, après la constitution des sciences inférieures et à mesure de leurs progrès effectifs, il naquit une philosophie hybride, dont une moitié était déjà spéculative ou théorique et dont l'autre, qui visait à l'explication sommaire des phénomènes les plus complexes, demeurait foncièrement pratique.

Le positivisme d'Auguste Comte, le criticisme d'Emmanuel Kant appartiennent à ce type mixte. Selon une remarque générale qui possède la valeur d'une loi empirique, les problèmes sur lesquels ces philosophies s'étendent avec prédilection rentrent pour la plupart dans le domaine des faits encore peu ou mal explorés par la science exacte.

Dans l'oeuvre de Comte, comme dans celle de Kant, les préoccupations éthiques tiennent [p.77] invariablement la place d'honneur. Elles s'affirment, chez le premier, par une foule de jugements, de considérations historiques et politiques disséminées dans ses écrits, par ses idées sur l'ascendant nécessaire de l'esprit sociologique, par son demi-socialisme, par ses projets de réorganisation des grandes collectivités humaines. Chez le second, nous voyons prédominer la morale dite individuelle, ou les théories confuses qui portent ce nom et derrière lesquelles s'abrite notre ignorance des vraies lois qui gouvernent le monde social. Par suite, les concepts de Dieu, de l'âme et de l'immortalité forment les points culminants de la philosophie de Kant.

Mais si la sociologie nous semble avec raison une science qui se crée, la psychologie, soit abstraite, soit concrète, se peut qualifier de même. Elle revendique des droits pareils à l'attention presque exclusive du métaphysicien. Aussi voyons-nous Kant s'adonner avec ferveur aux spéculations sur les problèmes les plus [p.78] obscurs de la théorie de la connaissance. Auguste Comte empiète également sur ce terrain. En dépit de l'opinion commune qui lui reproche son profond mépris pour les recherches de ce genre, il a bel et bien essayé de construire une doctrine complète du savoir. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il n'ait fait que cela; mais, quoique souvent mal récompensé, son effort, dans cet ordre d'idées, a été des plus soutenus et des plus considérables. Précisément sur ce point, il porte à ses limites extrêmes la prudence du praticien, de l'empirique convaincu. Abordant les théorèmes les plus difficiles, il leur applique les méthodes du bon sens, la ratiocination vulgaire qui s'accommode si bien du raisonnement verbal.

Sans cesse Comte nous exhorte à nous défier de l'abstraction, de la théorie pure. Dans ce but il multiplie les conseils utiles, les préceptes sages, les maximes préservatrices. Mais citons des exemples. Envisageant l'urgence d'établir en biologie une «rigoureuse unité scientifique», [p.79] Comte discute les meilleures méthodes pour éviter sur ce point les tentatives infructueuses. «L'unité fondamentale du règne organique, dit-il, exige nécessairement, sous le point de vue anatomique, que les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en plus profondes.... On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint) sans s'égarer dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit fondamental de la philosophie positive.»—«C'est pourquoi, ajoute encore Comte, je ne puis m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne ... où certains esprits ambitieux ont tenté de pénétrer au delà du terme naturel de l'analogie anatomique, [p.80] en s'efforçant de former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès lors les vrais éléments primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent à un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une certaine spéciosité à cette fantastique théorie.... Il serait, ce me semble, conclut-il, impossible d'imaginer, dans l'ordre anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science.»[26]

Comte taxe «d'absurde et d'illusoire», en principe, toute recherche qui prétendrait «rattacher le monde organique au monde inorganique autrement que par les lois fondamentales propres aux phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs».[27] Il admet le [p.81] concept de molécules indivisibles dans la philosophie des sciences du monde inorganique, mais il proscrit sévèrement de la biologie le concept d'animalcules, de microorganismes qui formeraient les corps vivants. «Un organisme, dit-il, constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite consiste dans l'idée de tissu, au delà de laquelle il ne peut réellement rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation.»[28]

Les limites que Comte assigne à la connaissance des lois de la vie offrent un caractère d'opportunité très remarquable. Mais le philosophe lui-même pensait là-dessus d'une manière différente. Il partageait à cet égard l'illusion d'un grand nombre de savants qui crurent solidement [p.82] légiférer pour l'avenir le plus lointain, alors qu'ils prenaient de simples et souvent fort douteuses mesures de police pour le moment présent. L'histoire des sciences abonde en faits pareils. Rappelons à ce propos l'instructive anecdote suivante. «Eviter la douleur dans les opérations», écrivait en 1839 un contemporain de notre philosophe, le célèbre chirurgien Velpeau, «est une chimère qu'il n'est plus permis de poursuivre aujourd'hui». On la poursuivit cependant si bien, que dix-sept ans plus tard Velpeau confessait coram populo son erreur. Les physiologistes furent donc sagement inspirés en n'écoutant pas, vers l'année 1840, l'avis malheureux «de renoncer à toute enquête sur les causes de la génération et du développement organique»; ni cet autre conseil «de concevoir l'irritabilité et la sensibilité comme une double propriété strictement primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus qui en sont susceptibles, et, par suite, absolument inexplicable, au même degré, et par les mêmes motifs [p.83] philosophiques, que la pesanteur, la chaleur, etc.»[29]

La faute de Comte s'éclaire par la prolixe discussion qu'il entame sur les mérites respectifs des théories biologiques de Barthez et de Bichat[30]. Après avoir rappelé que l'archée de Van-Helmont était devenue, chez Stahl, l'âme, et chez Barthez, le principe vital. Comte assure que, «pour un ordre d'idées aussi chimérique, un tel changement d'énoncé indique nécessairement une modification effective de la pensée». Il croit, par suite, que la formule de Barthez trahit un état d'esprit plus éloigné de la théologie que ne l'était celui représenté par la formule de Stahl, qui conserve une supériorité analogue envers la formule de Van-Helmont. «Pour s'en convaincre, dit-il, il suffirait de considérer l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la [p.84] saine méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute science réelle à la découverte de leurs lois effectives.» Se basant sur l'agnosticisme théorique de Barthez et sur l'intention qu'il lui prête de «dégager la biologie de la vaine tutelle métaphysique», Comte en conclut que le «principe vital» s'offre comme une entité moins métaphysique que les entités exprimées par les termes d' «âme» ou d'«archée»! «Malheureusement, ajoute-t-il, faute d'avoir étudié la méthode positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques, Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée n'avortât point nécessairement et radicalement.» Aussi, à ses yeux, Barthez, «entraîné à son insu par la tendance même qu'il combattait», finit-il par «investir le principe vital [p.85] d'une existence réelle et très compliquée, quoique profondément inintelligible».[31]

Mais notre philosophe ne tarde pas à reprendre pour son compte les errements de Barthez. En vain tente-t-il d'esquiver l'influence de l'époque. Ce n'est pas combattre la transcendance—c'est la favoriser plutôt et la fortifier—que d'admettre, par une hypothèse sciemment invérifiable, la réalité d'une existence dont la compréhension nous resterait à jamais interdite.

Pliée sous ce joug, la science s'imprègne du; pur esprit métaphysique. Une logique rigoureuse préside aux conversions de cette sorte. Annoncer que nous ne saurons jamais ce qu'est la vie et attribuer à l'entité correspondante une existence effective, cela semble si bien la même chose, qu'en réalité Comte modifie seulement, comme le firent déjà Stahl et Barthez, la vieille étiquette de Van-Helmont. Au lieu du [p.86] principe vital, il invoque le mystère de la vie, les lois irréductibles de la science biologique. Voilà, pour parler son langage, un simple changement d'énoncé, une rénovation plus ou moins opportune de la forme où s'extériorise un concept. L'histoire de la philosophie est pleine d'avatars semblables. Nous n'en voulons pour preuve que l'oiseuse substitution, si chaudement préconisée par Comte, du terme propriété au terme force[32]. Les propriétés apparaissent, dans le credo positiviste, comme les limites extrêmes de notre connaissance. Mais, et cela saute aux yeux, les anciennes forces servaient le même dessein. «Il faut écarter toute vaine prétention à rechercher les causes des phénomènes, et ne se proposer que la découverte de leurs lois[33] ne se lasse de répéter Comte, sans soupçonner la synonymie cachée de ces expressions: une loi irréductible, une cause première.

[p.87] Les positivistes désirent qu'on se borne à constater l'existence de certaines propriétés, sans essayer de pénétrer leur nature intime. Ils obligent, par suite, le philosophe à faire entrer en ligne l'idée d'Inconnaissable qui symbolise la somme totale des causes demeurées ainsi exclues de l'enquête scientifique. Mais le motif de l'ostracisme, quel est-il? Auguste Comte évite d'approfondir cette question délicate. Il aime mieux répondre, en praticien expert, que si l'on s'écarte de la sage réserve par lui recommandée, on s'épuise en efforts ingrats, on aboutit à des résultats négatifs. Soit. Mais cela empêche-t-il qu'en introduisant dans la philosophie l'idée de causes inscrutables, les positivistes ne se heurtent à une flagrante pétition de principe? Ils postulent l'irréductibilité essentielle de propriétés que la science s'évertue à réduire. En outre, le thème si usé de la faiblesse native, de l'impuissance radicale de l'esprit ressort d'une induction dont la banalité devait nécessairement plaire à la foule, [p.88] mais dont le pouvoir sur l'élite intellectuelle semble beaucoup plus problématique. Car cette induction est volontairement incomplète: accordant un crédit absolu à l'expérience du passé, elle s'obstine à ne pas vouloir la renouveler pour le temps présent.

Mais revenons au pluralisme pratique par lequel Comte remplace son monisme de pure théorie. A cet égard, il nous paraît intéressant de rappeler la déclaration si nette qui termine la première leçon de son Cours. «En assignant, dit-il, pour but à la philosophie positive de résumer en un seul corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises, relativement aux différents ordres de phénomènes naturels, il était loin de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique.... Je considère ces entreprises d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique comme éminemment chimériques.... Je crois [p.89] que les moyens de l'esprit humain sont trop faibles, et l'univers trop compliqué pour qu'une telle perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense, d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très exagérée des avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible. Dans tous les cas il me semble évident que, vu l'état présent de nos connaissances, nous, en sommes encore beaucoup trop loin pour que de telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait être suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de gravitation.... Le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement indispensable à sa [p.90] formation systématique, non plus qu'à la réalisation de ses grandes et heureuses conséquences.... Il n'est pas nécessaire que la doctrine soit une, il suffit qu'elle soit homogène.»[34]

Si l'on médite ces paroles, on ne peut se défendre de les trouver significatives. On y voit l'esprit pratique s'armer contre l'esprit de théorie, et l'on y constate la défaite de ce dernier. En outre, ce même passage exemplifie la pénible méprise reprochée par Comte aux métaphysiciens et où il verse inconsciemment, à son tour, la confusion du concret et de l'abstrait.

L'action pratique ne s'inquiète que du concret, du particulier, du multiple: le pluralisme est sa loi. La théorie, par contre, ne se soucie que de l'abstrait, du général, du semblable: sa loi est le monisme, l'identité rationnelle ou logique. Poursuivre dans l'au-delà une unité dépassant la synthèse qui, conçue par la science, détient [p.91] en germe l'équation finale de l'abstrait et du concret, c'est volontairement s'exposer à un malentendu. C'est vouloir atteindre l'unité supérieure d'un genre et de ses nombreuses espèces. C'est devenir la proie d'une illusion mentale comparable à la distraction physique qui nous pousserait à chercher très loin un objet proche de nous, mais que nous n'apercevons pas.

Le monisme logique identifie les réalités dont la simple addition ne suffirait point à cette tâche. Le terme de pluralisme nous sert de signe abstrait pour exprimer la multitude des variétés concrètes, et de symbole indirect pour marquer le genre suprême qui les enclôt toutes. Le terme de monisme remplit un office sensiblement pareil. Il symbolise le genre ultime qui embrasse toutes les différences, il s'offre comme le signe abstrait désignant d'une façon indirecte la même somme éparse de réalités distinctes. Mais, s'il en est ainsi, si P = R, et M = R, il semble certain que P = M. Nous nous trouvons en face d'un seul et même fait, [p.92] envisagé par nous, successivement ou alternativement, de deux manières qui nous paraissent, de prime abord, différentes. Plus tard, et peu à peu, nous soupçonnons la vérité, nous commençons à entrevoir que l'univers est, successivement ou alternativement, figuré par nous à l'aide de deux genres synonymiques au lieu d'un seul. Nous nous rendons compte en même temps des routines mentales, des habitudes de l'esprit qui nous conduisent à opposer entre eux ces genres comme des contraires absolus, nous incitant par là à créer des antinomies insolubles.

Le monisme ne peut être que rationnel, il ne peut se rapporter qu'à l'existence abstraite. Le pluralisme, en revanche, est empirique par définition, il ne peut concerner que l'existence concrète. Mais l'antinomie entre l'«abstrait» et le «concret», qui ici semble se substituer à l'opposition de l'«un» au «multiple», subit à son tour, lorsqu'elle se généralise ou s'universalise, l'action de la loi logique à [p.93] laquelle nous donnâmes le nom de loi d'identité des contraires. L'idée générale du concret ne renferme qu'une négation apparente et stérile de l'idée générale de l'abstrait. Des oppositions fécondes en résultats ne se peuvent manifester qu'entre les nombreuses idées particulières qui se rangent sous l'une ou l'autre de ces deux rubriques. De tels contrastes marquent l'existence d'un genre abstrait supérieur auquel ils se laissent ramener. Tous aboutissent fatalement au monisme logique. L'identité du «concret» et de l'«abstrait», posée en termes ultra-généraux ou universels, est donc loin de constituer une équation fausse, de se présenter comme une véritable confusion d'idées, ainsi que pensait et devait le croire Comte. Car, dans cette question de l'unité réelle ou scientifique de nos connaissances, il avait spontanément déserté le point de vue de la théorie pure, il s'était livré à la séduction des idées pratiques.

Notes:

[19] Cours, vol. VI, p. 816.

[20] Ibid. p. 817 et suiv.

[21] Ibid., p. 834.

[22] Ibid., p. 835.

[23] Ibid., p. 836.

[24] Ibid., p. 837.

[25] Cours, tome VI, leçon lx, p. 842.

[26] Cours, vol. III, leçon xli, pp. 529-531.

[27] Ibid., p. 531.

[28] Ibid., pp. 533-534.

[29] Cours, vol. III, leçon xliii, p. 683, et leçon xliv, p. 700

[30] Ibid. leçon xliii, p. 646 et suiv.

[31] Cours., tome III, leçon xliii, pp. 648-649.

[32] Ibid., p. 652.

[33] lbid., p. 656.

[34] Cours, tome I, leçon i, pp. 52-55.


III[p.94]

Suivant une vue à laquelle Comte attache une grande valeur et qu'il développe en de longues pages, «une véritable unité philosophique exige l'entière prépondérance normale de l'un des éléments spéculatifs sur tous les autres».[35] Mais tel aussi fut l'ingénieux artifice qu'imagina l'ancienne philosophie en sa poursuite de F uni té réelle des choses. Sous ce rapport, le positivisme ne se distingue guère des métaphysiques banales.

[p.95] Il est indispensable, selon le fondateur de la philosophie positive, de déterminer «l'élément qui doit finalement prévaloir, non plus pour l'essor premier du génie positif, mais pour son actif développement systématique, parmi les six points de vue fondamentaux, mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin sociologique, à l'ensemble desquels se rapportent inévitablement toutes les spéculations réelles. Or, la constitution même de cette hiérarchie scientifique démontre qu'une telle prééminence mentale n'a jamais pu appartenir qu'au premier ou au dernier des six éléments philosophiques».[36]

L'alternative posée par Comte nous semble condamnée par l'histoire de la philosophie, qui prouve surabondamment que si le premier et le dernier chaînon de la série scientifique jouèrent un rôle décisif dans la différenciation des systèmes, dans la constitution du matérialisme [p.96]et de l'idéalisme, le chaînon intermédiaire, le groupe des sciences de la vie, mérite un rang au moins égal. En effet, ce groupe régla l'évolution d'une métaphysique très importante,—le sensualisme (ou sensationnalisme).

Comte aborde une discussion détaillée des titres respectifs à la prépondérance qui peuvent appartenir, d'une part, à la philosophie du savoir mathématique et, de l'autre, à celle du savoir sociologique. Bornons-nous à résumer ici ses principales conclusions.

Il soutient que si l'esprit mathématique a dû nécessairement dominer sous le règne de l'a priori, l'esprit sociologique peut seul aujourd'hui diriger les spéculations générales, devenues enfin positives. Il nous décrit la lutte de ces deux principes comme «un déplorable antagonisme, jusqu'à présent insoluble, incessamment développé, depuis trois siècles, entre le génie scientifique et le génie philosophique». Pendant que la science poursuivait, sous l'impulsion mathématique, une vaine [p.97] systématisation, la philosophie réclamait inutilement contre l'oubli du point de vue humain. Mais les progrès récents du savoir, l'extension du caractère positif à tous les ordres de phénomènes, autorisent les conceptions sociologiques à reprendre l'ascendant qu'elles avaient perdu depuis la Renaissance.[37]

Je n'ai pas besoin de dire combien ces vues me paraissent inexactes. L'histoire des systèmes n'a jamais constaté ni le prétendu abandon du point de vue humain, ni la déchéance, durant la période indiquée, des conceptions sociales. Tout au plus pourrait-on enregistrer vers notre époque, comme le double résultat du progrès des sciences naturelles et de l'essor rapide des idées matérialistes aux xviie et xviiie siècles, une reprise plus ardente du vieux combat contre l'anthropomorphisme idéaliste ou sensualiste. Comte sacrifie au même esprit étroit lorsqu'il affirme que les [p.98] nombreuses tentatives faites dans les temps modernes pour instaurer une philosophie nouvelle, se recommandèrent des principes mathématiques, dont la grande construction cartésienne avait fourni le type générai[38]. Cette appréciation ne convient pleinement qu'aux synthèses matérialistes. En revanche, Comte porte un jugement sage sur le «transport dans l'ordre physique et chimique du point de départ des conceptions universelles». Ce rêve correspond tellement au besoin d'unité éprouvé par les intelligences, que les philosophes, dit-il, se virent souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point de vue moral et social pour suivre de pareils projets, à l'exemple des géomètres et des physiciens[39].

Le vrai mode selon lequel doit «s'opérer la liaison des spéculations exactes» n'est certainement pas le mode sociologique préconisé en dernier lieu par le fondateur du positivisme.

[p.99] Alors que des catégories entières et fondamentales de phénomènes se dérobaient aux méthodes scientifiques, il était sans doute permis de concevoir tous les groupes inconnus de faits comme réductibles aux groupes connus (induction matérialiste): ou, inversement, d'assimiler les faits connus aux faits inconnus (induction idéaliste); ou bien encore de ramener les uns et les autres au groupe intermédiaire, dans la connaissance et dans la réalité (induction sensualiste). Par cette série d'hypothèses universelles on apaisait, ne fût-ce que pour l'heure, le «tourment d'unité» qui harcelait l'intelligence. De semblables lacunes, de tels «trous» dans la trame continue du savoir, autorisaient le philosophe à choisir entre ce que Comte nomme «les deux marches contraires de notre esprit, l'une mathématique, et l'autre sociologique».

Mais aujourd'hui que l'achèvement de la série des sciences se poursuit d'une façon de plus en plus active, par la constitution presque [p.100] simultanée de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, on se convainc sans peine que les orientations élémentaires de la philosophie furent autant de routes fausses, ou plutôt autant de véritables impasses acculant la logique dans les contradictions fâcheuses, la retenant prisonnière des antinomies sans issue possible. L'unité hypothétique, naguère suffisante, ne contente plus l'intelligence moderne qui à l'acte de foi préfère le doute systématique.

Pareille chose s'était déjà vue, il est vrai, dans les annales de la pensée humaine. C'est une disposition d'esprit analogue qui donna, dans l'antiquité, et puis à l'aube des temps nouveaux, un éclat si grand à la philosophie sceptique. Mais le doute général des époques précédentes ne pouvait s'opposer qu'à la double unité atteinte par les «deux marches en sens contraire» du matérialisme et de l'idéalisme. Cela le rejeta lui-même dans le cul-de-sac sensualiste. De nos jours, s'appuyant sur l'échelle [p.101] théoriquement complète du savoir, le scepticisme prétend rencontrer de front et combattre à la fois les trois unités de l'ancienne métaphysique. Comment se terminera cette lutte grandiose, nul ne saurait le dire avec certitude. Mais sur ce terrain spécial, puisque d'ordre sociologique, les conjectures sont permises. Et l'on peut déjà prévoir que, lorsqu'on aura déterminé les caractères communs des vieux modes d'unifier les phénomènes, et qu'on aura établi les vraies causes de leur insuffisance, la philosophie cherchera le salut dans un renouvellement radical de sa méthode.

Mais continuons notre revue des idées émises par Comte sur le problème de l'unité. La plus complexe des sciences doit exercer sur toutes les autres une sorte de domination, de souveraineté intellectuelle qui se justifie par des raisons nombreuses. L'un de ces motifs, sur lequel Comte insiste particulièrement, mérite d'être signalé. Il réside en cette remarque que, pour concevoir les droits de l'esprit sociologique à la [p.102] suprématie, il suffît d'envisager tous nos concepts comme autant de produits du développement de l'intelligence humaine[40].

L'argument n'est pas neuf. Il avait déjà servi aux philosophes, et Comte ne le rajeunit guère. En outre, dans l'espèce, il est peu convaincant.

Ne sourions pas, comme de la plus futile des tautologies, de l'attribution d'un caractère profondément humain aux idées formées par notre intelligence. Ne courons pas légèrement le risque de manquer de respect à la mémoire de Kant croyant révolutionner le monde de la pensée par une semblable découverte, qui lui est d'ailleurs commune avec toutes les écoles idéalistes et sensualistes. Agissons envers, autrui comme nous eussions voulu qu'on agît envers nous. Poussons l'indulgence jusqu'à ses limites extrêmes et considérons la thèse des deux philosophes ainsi qu'une véritable donnée [p.103]scientifique. Nous devrons toutefois lui opposer une objection capitale. Une loi de logique n'existe-t-elle pas, en effet, d'après laquelle les attributs communs à toutes les parties d'un système n'influent en rien sur les relations mutuelles de ces parties? Et cette loi n'est-elle pas très générale, sinon universelle? Ne revêt-elle pas en mathématique la forme de l'axiome qu'une quantité égale ajoutée à tous les termes d'un rapport, ou retranchée de ces termes, ne change pas la valeur du rapport? Et ne la retrouve-t-on pas en mécanique sous le nom de loi de Galilée, affirmant l'indépendance, dans n'importe quel système de mouvements, des différents mouvements partiels à l'égard du mouvement général qui anime toutes les fractions du système? Quelque soit donc le caractère commun qu'il faille assigner aux conceptions humaines,—celui d'être nos conceptions, comme le disait Kant, ou celui de résulter d'une longue évolution spéculative de l'humanité vivant en groupes sociaux, comme le veut [p.104] Comte,—une fois qu'un tel caractère s'envisage comme appartenant à tous nos concepts, il ne saurait évidemment servir à les distinguer, à les différencier, il ne modifie en rien les rapports de ces concepts entre eux, il ne nous éclaire nullement sur leur nature.

Nous admettons volontiers que le système total de nos idées, qui forme en même temps le système achevé de nos connaissances, soit un fait de sociologie, ou un fait de biologie et de sociologie à la fois, un fait de psychologie concrète, ce qui semble d'une vérité plus large ou plus entière. Mais une caractéristique aussi vague ne saurait influencer les rapports mutuels des divers éléments du système des sciences, en commençant par les conceptions mathématiques et en finissant par les conceptions sociales. Pour faire partie d'un vaste ensemble humain de connaissances, le savoir mathématique n'en demeure pas moins rigoureusement spécial; et comme tel, il n'offre aucune prise à l'ascendant de l'esprit sociologique. Une autonomie [p.105] égale, mais inverse, appartient manifestement à la sociologie. Une des plus graves erreurs de l'ancienne métaphysique a toujours été de sacrifier la spécialité à la généralité, et de méconnaître ainsi la grande loi de l'indépendance des mouvements relatifs dans son application au système complet de nos connaissances.

Du reste, ce que nous avançons de la nature sociologique propre à l'ensemble du savoir se vérifie pour les deux autres attributs communs à toutes nos conceptions. Nous voulons parler des sommes de caractères qu'on résume, d'habitude, par les termes d'existence mécanique ou physico-chimique, et d'existence organique ou biologique. Car si nos conceptions sont des faits sociaux, elles sont aussi des faits mathématiques ou mécaniques, et des faits vitaux. On commet donc la même erreur en affirmant soit l'ascendant de l'esprit mathématique (matérialisme), soit celui de l'esprit psychologique ou sociologique (idéalisme), soit enfin la suprématie [p.106] de l'esprit biologique (sensualisme). Possédant à la fois trois caractères universels, le système intégral du savoir se plie à trois explications incomplètes et unilatérales. Mais l'exemple négatif de la métaphysique prouve qu'aucun des attributs énumérés ne saurait prévaloir dans un système harmonieux de nos acquêts cérébraux. Comte ne fait en somme que donner une expression nouvelle à l'ambitieux dessein de la philosophie sensualiste. Cela ressort avec évidence de son affirmation «qu'entre le mode mathématique (matérialisme) et l'ancien mode théologique et métaphysique (spiritualisme)» il a réalisé, «par la création de la sociologie (qui chez lui prolonge la biologie), un nouveau mode philosophique satisfaisant à la fois et complètement aux conditions que chacun des deux modes précédents avait en vue sans les remplir suffisamment»[41]. Quant à la prétendue «aptitude de l'esprit sociologique [p.107] à diriger les méditations générales», elle a été maintes fois vue à l'oeuvre dans l'histoire de la pensée. Elle n'a rien à envier à l'évidente impuissance, sous ce rapport, de l'esprit mathématique[42].

Sans doute, pour bien philosopher, il est nécessaire, avant tout, d'acquérir un savoir suffisant sur les diverses catégories de faits généraux qu'on désire confronter entre eux. Comte le dit très sensément: «Chacun des nouveaux philosophes devra s'assujettir systématiquement, comme je l'ai fait moi-même, à un lent et pénible apprentissage, à la fois scientifique et logique, fondé sur l'étude des diverses branches de la philosophie.»[43] D'après les idées fort justes de l'auteur du Cours de philosophie positive sur les conditions qui, seules, peuvent assurer le succès du sociologue, celui-ci devra avoir préalablement étudié la série entière des [p.108] sciences fondamentales. Il appert donc que, de tons les savants spéciaux, le sociologue approchera le plus du philosophe idéal rêvé par Comte. D'autre part, il semble non moins certain que si l'explorateur du monde social se mettait à considérer les phénomènes mécaniques, physiques ou vitaux sous le seul point de vue de son étroite spécialité, il perdrait immédiatement les avantages essentiels de sa préparation encyclopédique.

Notes:

[35] Cours, tome I, leçon lviii, p. 650.

[36] Ibid., pp. 630-631.

[37] Ibid. pp. 652-653.

[38] Ibid., p. 654.

[39] Ibid., p. 655.

[40] Ibid., pp. 651 et 688.

[41] Cours, tome VI, leçon lviii, pp. 617-678.

[42] Voir la discussion de ce point dans ma Sociologie, pp. 126-8, et surtout 133-138.

[43] Cours, tome VI, p. 685.


IV[p.109]

A coup sûr, ce n'est pas encore l'unité sociologique qui «dissipera l'antagonisme entre les conceptions relatives à l'homme et celles se rapportant au monde extérieur», antagonisme qui, selon Comte, «s'oppose, depuis vingt siècles, à l'état pleinement normal de la raison humaine».[44]

Les illusions d'un grand nombre de penseurs s'expliquent en partie par l'absence, chez eux, d'opinions arrêtées sur la marche régulière du [p.110] développement de l'esprit humain et sur les attributs essentiels des divers modes de philosopher. Mais tout autre était la situation de Comte, l'un des plus énergiques pionniers de la nouvelle science sociale. La loi des trois états, la classification des disciplines abstraites, la détermination des principales méthodes du raisonnement général, ces services ne s'oublieront pas de sitôt dans l'histoire de la pensée. Il semble donc aussi intéressant qu'utile de relever les erreurs où tomba ce puissant cerveau, en des problèmes à la juste position desquels il avait, pour sa part, si fortement contribué.

Désireux d'établir sur une base inébranlable «la suprématie intellectuelle du point de vue social», Comte se perd dans des contradictions sans issue.

D'un côté, il soutient que «la préférence spontanée acquise par l'étude de l'homme, seule applicable à l'explication primitive du monde extérieur, a déterminé le caractère nécessairement théologique de la philosophie initiale;» [p.111] que «les notions positives qui ont ultérieurement suscité l'altération toujours croissante de ce système primordial, devaient exclusivement émaner des plus simples études inorganiques» (première ébauche du matérialisme); que plus tard encore «la science inorganique s'est élevée contre l'ancienne unité théologique, dès lors intellectuellement dissoute, quoique son aptitude sociale dût prolonger longtemps encore son ascendant politique»; que c'est enfin «ainsi qu'a surgi, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, le conflit qui, depuis Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de l'évolution humaine, et dont l'élite de l'humanité subit maintenant la dernière influence».[45]

Et, d'un autre côté, le même penseur affirme que «l'extension de l'esprit positif aux spéculations morales et sociales vient spontanément dénouer une difficulté jusqu'alors inextricable; elle concilie, en ce qu'elles renfermaient de [p.112] légitime, les prétentions opposées soulevées, de part et d'autre, pendant les luttes philosophiques de la grande transition moderne». Que si l'on demande en quoi consiste cet apaisement, Comte a une réponse toute prête: «La positivité, dit-il, que l'impulsion mathématique avait justement en vue d'introduire, quoique par une marche vicieuse, dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement établie.» La science particulière peut donc se déclarer satisfaite. Mais la philosophie ou science générale n'a pas non plus de motifs pour être mécontente. Car «la généralité dont la résistance théologico-métaphysique stipulait avec raison, mais sans force, les indispensables garanties, y devient nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être auparavant»;—et cela pour la raison bien simple qu' «entre la souveraineté spontanée de la force et la prétendue suprématie de l'intelligence, la philosophie positive tend à réaliser directement l'universelle prépondérance de la morale, que l'admirable [p.113] tentative du catholicisme avait, au moyen âge, si noblement proclamée, mais sans avoir pu la constituer, parce que la morale était alors subordonnée à une philosophie implicitement caduque».[46]

Mais la philosophie positive n'aspire pas seulement à réaliser la fin que se proposaient la théologie et son meilleur porte-voix au moyen âge, le catholicisme; marchant dans la même route, elle s'efforce encore d'améliorer la conception religieuse de l'univers. Écoutons les paroles de Comte. «Les propriétés morales inhérentes à la grande conception de Dieu, dit-il, ne sauraient être, sans doute, convenablement remplacées par celles que comporte la vague entité de la Nature; mais elles sont, au contraire, nécessairement inférieures, en intensité comme en stabilité, à celles qui caractérisent l'inaltérable notion de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort préparatoire, à la [p.114] satisfaction combinée de tous nos besoins essentiels, soit intellectuels, soit sociaux, dans la pleine maturité de notre organisme collectif.»[47]

En vérité,—et si l'on songe que le concept de Dieu ne fut jamais qu'une négation fausse de l'univers et spécialement de sa fraction qui nous intéresse le plus: l'humanité,—on doit reconnaître que le but poursuivi par Comte coïncide dans ses lignes essentielles avec celui auquel tendaient toutes les métaphysiques et toutes les religions. L'unité morale qu'il nous recommande n'est qu'un développement ultérieur, et souvent un pastiche, de l'ancienne unité théologique. Et la philosophie morale qu'il veut instituer se présente comme l'héritière légitime et la continuatrice de l'oeuvre si brillamment commencée et conduite, de l'aveu du philosophe lui-même, par la théologie.

Le point de vue exclusivement humain, social ou moral, qui avait déjà façonné toute la [p.115] philosophie pratique de Kant, atteint son apogée dans la philosophie positive de Comte. Il s'y élargit, il s'y acière, il prétend y régner en maître absolu. Mais donner à cette méthode une prépondérance marquée dans la conception théorique du monde, distincte par essence de sa conception pratique où s'épanouit la sociologie appliquée, c'est là, à notre sens, une des plus fâcheuses erreurs où puisse verser l'esprit de l'homme.

En thèse générale, Comte n'apprécie pas assez ou déprécie trop la métaphysique. Continuellement il l'accuse de n'avoir été qu'une «négation vaine». Il ne s'aperçoit guère que le même reproche atteint toute croyance religieuse. Car la métaphysique ne fut jamais qu'une théologie soumise à l'influence du savoir déjà différencié en trois grands groupes de disciplines. Dans les systèmes mixtes, dans les philosophies éclectiques elles-mêmes, il est facile de dégager l'ascendant, pour employer le langage de Comte, soit de l'esprit mathématique, [p.116] soit de l'esprit biologique, soit de l'esprit sociologique. A son tour, la théologie n'a jamais été qu'une métaphysique avant la lettre, une philosophie non différenciée scientifiquement, une conception de l'univers propre aux époques où la science, demeurant indivise, confondait ses branches essentielles et offrait l'image parfaite du chaos. La théologie a survécu, il est vrai, à la différenciation du savoir. Elle est venue se ranger à côté de la métaphysique. Mais ce phénomène n'a rien d'extraordinaire. Il se produit en vertu des lois qui président à la stratification sociale et règlent la marche uniforme de ce qu'on nomme le progrès intellectuel.

Comte plaçait la théologie primitive au-dessus de la théologie plus avancée, ou de la métaphysique au sens strict du mot. Il considérait la première ainsi qu'une phase organique de l'évolution mentale, semblable à la phase scientifique qu'il espérait inaugurer par son système. Et dans la seconde il n'apercevait qu'une phase critique ou, comme il aimait le dire, anarchique. [p.117] Les vieux chemins frayés par le monisme ne suffisaient pas aux ambitieuses visées du philosophe-novateur, si fier de sa belle vie de travail, si justement orgueilleux de son savoir encyclopédique. Certes, Comte ne s'aveuglait pas jusqu'à nier l'évidence. Il comprenait que la différenciation métaphysique avait été un progrès nécessaire. Mais l'idée même de progrès s'associait chez lui, d'une façon à peu près constante, avec l'idée de désordre. Le fondateur du positivisme a manifestement subi la forte influence du milieu social. Ses premières et ses plus durables impressions, il les reçut d'une époque encore imprégnée des souvenirs de la grande tourmente révolutionnaire. Tout ce qui apparaissait à son esprit comme crise, négation, doute, lui inspirait une invincible répugnance. Il réagissait d'instinct contre l'action dissolvante du scepticisme universel qui l'enveloppait, qui semblait vouloir étouffer son génie symétrique et organisateur. Ses nombreuses contradictions eurent pour [p.118] origine cette lutte, ces tiraillements intimes.

Par là s'explique l'apparente incohérence des trois tentatives faites par Comte afin de saisir l'unité réelle et logique des choses. Je veux parler de son monisme matérialiste, proclamant l'universelle valeur des lois mécaniques qui gouvernent la nature; puis de son monisme idéaliste proposant l'universalité inverse du point de vue humain et social; et enfin de son monisme sensualiste se faisant jour et s'affirmant en sa théorie de la connaissance.

Au reste, Comte est loin d'être un «isolé» dans la pléiade des penseurs nouveaux. Plus d'un, parmi ceux-là, sentit vivement et vanta la supériorité des époques de foi, de concentration mentale, sur les périodes de doute, de dispersion intellectuelle. Avec sa morale pratique, Kant avait déjà ouvert le règne du positivisme s'accommodant de tout, même de la croyance sans preuve, même de l'illusion consciente, plutôt que de faire la part trop large [p.119] au scepticisme effréné de la recherche philosophique, au heurt désordonné des convictions, à l'anarchie morale et sociale. Le néo-criticisme, avec ses allures équivoques et sa pointilleuse discussion des thèses «à côté», ne fit rien pour parer aux multiples dangers de cet état des consciences. A la métaphysique affaiblie par l'âge des idées, épuisée par l'excès des controverses, quelques esprits tentèrent d'infuser un sang nouveau en la présentant au monde comme une haute et pure esthétique, une merveilleuse orchestration de concepts, de généralités, d'hypothèses. La réaction s'accentua encore dans les doctrines qui suivirent le positivisme. Entre les mains de Spencer, l'agnosticisme redevint une franche théologie vague, une religion amorphe. Ainsi devait se consommer un grand mouvement intellectuel dont les origines remontent bien au delà de la critique de Kant.

Tel passage de la cinquante-huitième leçon du Cours de philosophie positive fait nettement [p.120] ressortir l'un des principaux caractères du monisme sociologique où aboutit la pensée de Comte. Voici cette page importante.

«Quand la profonde insuffisance de l'esprit mathématique, y lisons-nous, fut devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique proprement dit, dont la positivité rationnelle commençait à prendre un essor décisif, s'efforça, à son tour, de devenir la base directe et principale de la coordination positive.... Ce nouvel effort indiquait, sans doute, un véritable progrès, en ce qu'il transportait le centre moderne de la généralisation mentale beaucoup plus près de son siège réel; mais, sauf son utilité passagère, à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, ce progrès radicalement insuffisant, ne saurait directement conduire qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse exagération des relations nécessaires entre la biologie et la sociologie.... De quelque manière, soit métaphysique, soit même positive, que se trouve instituée la science de l'individu, elle doit être [p.121] impuissante à construire aucune philosophie générale, parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point de vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au contraire, de l'ascendant sociologique que la biologie, comme toutes les autres sciences préliminaires, quoique par une correspondance plus directe et plus étendue, doit exclusivement attendre la consolidation effective de sa propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à présent si incertaine.... Ainsi la phase biologique ne constitue qu'un dernier préambule indispensable, comme l'avaient été auparavant les phases physico-chimique et astronomique.... Tant qu'il ne s'est point élevé jusqu'au degré sociologique, seul terme naturel de son éducation, l'esprit positif n'a pu parvenir à des vues d'ensemble propres à lui conférer le droit et le pouvoir de constituer enfin une véritable philosophie moderne, dont l'ascendant normal remplace à jamais l'antique régime mental.»[48]

[p.122] Sans doute, Comte se représente l'esprit scientifique envahissant peu à peu toutes les parties du savoir, et sans doute aussi il considère cette expansion graduelle comme une condition inéluctable pour qu'apparaisse la philosophie positive. Mais il se demande, en outre, ce que sera cette dernière doctrine, comment elle accomplira son rôle de conception générale du monde, par quel lien universel elle reliera entre eux les divers ordres de connaissances, en un mot, quelle sorte de monisme elle instituera, à la place de l'unité théologique et de l'unité métaphysique, reconnues pour insuffisantes et définitivement condamnées.

Ce point précisément s'éclaire par les premières phrases du passage cité. Elles prouvent que Comte ne se montre nullement hostile à l'idée d'un centre philosophique généralisateur, d'une unité qui embrasserait l'ensemble des phénomènes. Et elles prouvent encore qu'un tel centre, il ne le place ni dans la [p.123] matière, avec les penseurs qui subordonnent la philosophie à la chimie, à la physique, à l'astronomie (préparation nécessaire et préliminaire); ni dans le principe de vie, avec les philosophes qui accordent la préséance au point de vue biologique (préparation dernière, progrès indiscutable, et en même temps utopie basée sur l'exagération des liens qui unissent la biologie et la sociologie);—mais dans quelque chose que Comte ne nomme pas, comme il n'a pas nommé la matière et la vie, dans quelque chose qui, à son tour, fait passer le sceptre philosophique aux mains de la science des collectivités humaines. En quoi consiste donc ce troisième principe, ce nouveau foyer de généralisation interscientifique, cette dernière source vive du monisme universel? A notre avis, en repoussant successivement les principes unificateurs du matérialisme et du sensualisme, Comte, dans le cas qui nous occupe, prend, sans le remarquer, une position très voisine de l'idéalisme. En effet, la souveraineté de la [p.124] sociologie ne saurait ni s'exercer, ni même se comprendre sans cet appoint indispensable; la suprématie du principe idéologique.

J'ai à peine besoin d'ajouter que Comte n'est pas un idéaliste dans le sens vulgaire du mot. Comme Kant, comme Spencer, comme la plupart des penseurs modernes, il se contredit sans cesse lui-même. Notre temps est notoirement une période de transition. Tout s'y choque et s'y mêle, les moeurs, les droits, les devoirs, les vérités, les erreurs, les doctrines de la science et les enseignements de la philosophie. Chaque époque enfante une conception du monde à son image. Le fondateur du positivisme avoue noblement sa dette au passé: «Mon effort philosophique, dit-il, résulte essentiellement de l'intime combinaison de ces deux évolutions préliminaires, la tentative de Bacon et celle de Descartes».[49] Mais assailli par les besoins et les doutes du temps présent,[p.125] il penche, en dernier lieu, pour ce qui concerne la recherche de l'unité du monde, vers l'illusion qui offrait le plus d'affinité avec la phase primitive du développement philosophique, ou la plus proche parenté avec la théologie qu'il honorait grandement.


V[p.126]

Les incertitudes de la pensée se pressent en foule dans les développements que Comte apporte à sa célèbre théorie sur l'irréductibilité finale des grandes classes de propriétés naturelles. Les conclusions auxquelles il arrive heurtent avec violence le monisme mécanique d'abord prôné par lui dans quelques pages qui resteront peut-être parmi les plus curieuses de son Cours. Ailleurs, son pluralisme scientifique se trouve aux prises avec son monisme «humain ou social», cette forme plus tardive, plus mûrie de ses aspirations unitaires. Mais [p.127] cette double antinomie ne clôt pas la série des contradictions où se débat la doctrine officielle du positivisme.

En effet, loin de s'offrir comme immanent ou naturaliste, le pluralisme d'Auguste Comte se présente comme fondé sur sa théorie du savoir et sur l'idée-mère de celle-ci, la limitation organique de nos facultés de connaître. Les phénomènes formeront toujours des groupes qu'il nous sera impossible de réduire les uns aux autres. «Que l'esprit humain sache donc», s'écrie Comte indigné par certaines recherches imprudentes de ses contemporains, «renoncer enfin à l'irrationnelle poursuite d'une vaine unité scientifique, et reconnaisse que les catégories radicalement distinctes de phénomènes hétérogènes sont plus nombreuses que ne le suppose une systématisation vicieuse!»[50]

Les erreurs de fait où Comte échoue à la [p.128] suite de son pluralisme dogmatique, sont trop connues pour que je les relève ici par le détail. Il suffira, à cet égard, de rappeler les exhortations, restées par bonheur inefficaces, qu'il adresse aux physiciens pour les engager à s'abstenir désormais de rattacher, par aucune fiction scientifique, les phénomènes de la lumière à ceux du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale»;[51] ou ses idées relatives à la théorie de la vision qui devra cesser de faire partie de l'optique pour être traitée par les seuls physiologistes[52]; ou encore sa condamnation formelle de toute tentative ayant pour but d'expliquer la couleur spécifique des corps par les lois générales de la physique et les lois du mouvement, etc.[53]

Comte semble ne pas se douter d'un reproche qu'on peut lui faire et qui a son [p.129] importance. Il ne voit pas que, transposé de la pratique dans la théorie, érigé en principe directeur de la philosophie, envisagé comme la pierre d'assise de toute méthodologie future, son pluralisme scientifique se ramène infailliblement à l'éternel jeu de bascule des idées pures et des distinctions surabstraites. N'est-il pas manifeste, en effet, que les concepts de pesanteur, de calorique, de lumière, d'irritabilité, de sensibilité, etc., qu'il nous adjure d'accepter pour des bornes immuables de la raison et du savoir, que toutes ces idées «présentent le caractère essentiel des explications métaphysiques», ou ce trait commun d'être «la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de l'énoncé du phénomène»?[54] N'est-il pas sûr, en d'autres termes, que les «propriétés irréductibles» de Comte tiennent dans la science contemporaine un rôle qui se laisse malaisément distinguer de celui que jouèrent, dans le [p.130] savoir médiéval, les essences et les entités scolastiques? Et n'en doit-on pas conclure que son pluralisme théorique demeure aussi entaché d'a priori que pouvaient l'être les plus audacieuses envolées du monisme transcendant? Car il faut se garder de confondre ce pluralisme principiel qui est une survivance, un reliquat d'une phase déjà parcourue, avec le pluralisme effectif qui s'impose à toute recherche empirique et, par là, nécessairement spéciale.

Certes, reproduire, en termes abstraits, un fait ou plutôt un groupe plus ou moins considérable de faits, cela n'est pas toujours une pure tautologie, ni même une mince affaire. Tout savoir se réduit, en définitive, à la traduction du concret par l'abstrait, du particulier par le général, du multiple par l'un. Mais il y a abstraction et abstraction, comme il y a science et science. Personne ne nie que la quantité et la qualité de nos acquêts scientifiques ne dépendent de la quantité et de la qualité de nos idées abstraites. Or donc, et si [p.131] même on néglige la question de qualité, ne sait-on pas que le nombre des grandes idées scientifiques est toujours en rapport inverse de la perfection atteinte par les groupes correspondants de connaissances?

Durant ses premières phases de développement, toute science abonde en notions abstraites des degrés inférieurs; elle souffre, en outre, d'une nomenclature complexe. La diminution du nombre des concepts abstraits indépendants et la simplification de la terminologie forment, par contre, les signes habituels où se reconnaissent les progrès durables dans les différentes branches positives du savoir. Cette observation touche, croyons-nous, au fond même du débat sur les mérites scientifiques respectifs du pluralisme et du monisme. A cet égard, le premier se signale comme une nécessité d'ordre pratique, et le second comme la condition théorique fondamentale de toute connaissance. C'est malgré nous que nous acceptons la multiplicité des phénomènes, c'est [p.132] à contre-coeur que nous la subissons, et jamais nous ne perdons complètement l'espoir de secouer un joug si lourd. La recherche de l'unité du monde nous emplit, au contraire, d'une ferveur joyeuse et désintéressée qui est comme la marque originelle des aspirations idéales.

Dans la pensée de son fondateur, le positivisme ne devait pas déchoir du rang de philosophie, pour s'abaisser jusqu'à l'empirisme pur et simple. Coûte que coûte, donc, il fallait atténuer et corriger les côtés vraiment excessifs du pluralisme doctrinal. Assidu à cette tâche, Comte espéra la remplir en proclamant la souveraineté, la prépondérance du point de vue social ou moral. Mais l'effort, si louable pour tant d'autres raisons, ne manifeste qu'une originalité de surface. Le «sociologisme» de Comte n'est pas une nouveauté. Plutôt nous apparaît-il comme l'écho, répercuté d'âge en âge, de l'aristotélienne théorie du «cosmos organique» qui fut, à son tour, la fille légitime [p.133] de l'anthropomorphisme téléologique.

Déférant la primauté à la sociologie et à son point de vue spécial, Comte, qu'il le veuille ou non, se range parmi les défenseurs des avantages de la théorie organique de l'univers sur sa théorie purement mécanique. Lui aussi, par suite, devait croire que le mécanisme explique une partie de la nature, et que le «sociologisme» ou l'«organicisme» explique toute la nature. Mais une telle doctrine nous semble aussi étroite qu'incomplète. Sur les deux points de vue, le mécanique et l'organique ne possèdent qu'une valeur conventionnelle: Ils expriment une simple différence de degré dans l'enchevêtrement des causes qui produisent tantôt les phénomènes physico-chimiques, tantôt les phénomènes vitaux et sociaux. La causalité organique est infiniment plus complexe et, partant, moins connue, que la causalité mécanique. Ce n'est pas là, certes, un motif rationnel pour y voir le type primordial de la causalité. Le savant, pour qui la notion de [p.134] degré présente une importance réelle, doit se garder avec soin de hâtivement ramener l'organisme au mécanisme, et vice versa. Mais le philosophe, lorsqu'il identifie de semblables concepts, ne doit jamais, lui non plus, oublier que ses généralisations poursuivent une fin logique seulement. La causalité philosophique, la causalité générale ou universelle, ne saurait, en vérité, être ni mécanique, ni organique. Dans le premier cas, le penseur trébuche dans les contradictions du matérialisme, et dans le second, il devient la proie de l'illusion téléologique. Auguste Comte n'évita ni l'un, ni l'autre de ces pièges.

Notes:

[44] Cours, tome VI, leçon lviii, p. 686.

[45] Ibid., pp. 687, 688.

[46] Ibid., pp. 689, 690, 691.

[47] Ibid., p. 691.

[48] Cours, vol. VI, leçon lviii, pp. 693, 694.

[49] Ibid., p. 695.

[50] Cours, tome II, leçon xxxiii, p. 649.

[51] Ibid., pp. 649, 650.

[52] Ibid., p. 653.

[53] Ibid., pp. 653, 654. Voyez aussi, dans le même tome, la leçon xxxv et, dans le tome suivant, les leçons xxxv et xl.

[54] Cours, tome III, leçon xxxv, p. 50.


LIVRE III[p.135]

LE MONISME DE H. SPENCER


I

Le problème du multiple et de l'un préoccupa beaucoup M. Spencer. Le souci de concilier la variété des phénomènes avec leur identité présumée l'obséda constamment: d'où surgit peut-être la forme nouvelle que le criticisme et le positivisme combinés reçurent dans la philosophie de l'évolution.

La construction dogmatique due au chef de cette grande école possède une part qui revient [p.136] à l'expérience spéciale ou scientifique, et une autre qui appartient à l'hypothèse universelle ou philosophique. Dans cette dernière partie il agite la question métempirique de l'Un-Tout.

Voici d'ailleurs, démontées une à une, pour ainsi dire, les cinq pièces ou thèses principales qui commandent l'ontologie du système spencérien:

1° Un critérium expérimental de toute vérité, fourni par la simple analyse des faits de conscience; 2° Une classification empirique de ces mêmes faits en objet et sujet; 3° L'hypothèse (suggérée par le principe de causalité et les habitudes d'esprit correspondantes) d'une réalité située au delà de la conscience; 4° Deux hypothèses qui dérivent de l'hypothèse du «transconscient» et dont l'une nous fait voir dans la classe «conscience», groupe «objet», un simple effet de la cause première inconnaissable, tandis que l'autre nous conduit à envisager la classe «conscience», groupe «sujet», comme un effet du groupe «objet»; 5° Une [p.137] nouvelle classification empirique des faits de conscience, distingués non plus comme objet et sujet, mais comme coexistants et successifs (occupant l'espace ou le temps).

Examinons ces points essentiels.

Critérium ultime de toute vérité expérimentale.

Accordons à M. Spencer la synonymie parfaite de la connaissance et de l'expérience. Accordons-lui encore que la connaissance ne dépasse jamais la conscience. Des associations d'états de conscience,—voilà pour nous tout l'univers, et toute la pensée. Ces groupements possèdent les degrés les plus variés de cohésion, depuis les plus faibles jusqu'à l'indissolubilité absolue. La cohésion facilement dissoluble unit des états de conscience qui se peuvent séparer en deux groupes moins vastes, puis en quatre (ou, si l'on omet l'une des associations partielles, en trois), et ainsi de suite. C'est de la sorte que l'esprit procède dans sa marche [p.138] du général au particulier, de l'unité abstraite (et en ce sens nouménale) à la variété concrète (et en ce sens phénoménale). Au contraire, la cohésion indissoluble, alors que le sujet ne se distingue plus du prédicat, constitue l'abstraction, la généralité telle quelle. L'exemple choisi par M. Spencer appuie ces définitions. Il est impossible, selon lui, de penser le mouvement sans penser en même temps quelque chose qui se meut, on n'arrive pas à opposer entre eux ces deux états de conscience.

Mais comment accepter l'existence de deux états conscientiels indissolubles? Une semblable thèse n'équivaut-elle pas, en logique ordinaire, à la supposition que deux sont deux et ne le sont point en même temps?

On ne peut expliquer l'indissolubilité conscientielle, dit encore le même philosophe, et son corollaire, l'inconcevabilité du contraire simultané. Il y a là une loi universelle, dernière, de l'esprit. M. Spencer nous semble trop s'avancer. L'inséparabilité dans la conscience [p.139] des abstractions «mouvement» et «mobile» lui apparaîtrait-elle donc comme dépassant le simple constat d'une synonymie verbale de ces termes? L'illusion consiste à prendre une différenciation formelle, due à nos coutumes mentales, sinon grammaticales, pour une différenciation effective.

Pouvons-nous voir dans l'inconcevabilité du contraire le critérium dernier de la vérité? Oui, certes, tant que notre esprit monte ou descend l'échelle abstractive, tant que nous passons soit de l'abstrait au concret, soit du concret à l'abstrait, tant que nous avons affaire à des genres que nous dispersons en espèces, ou à des espèces que nous réunissons, en genres. L'inconcevabilité du contraire exprime justement ici l'identité de l'identique. Qu'un cheval ne puisse être en même temps un non-cheval, soit un homme, veut dire que nous ne considérons pas alors le genre unificateur «animal», mais seulement quelques-unes de ses espèces.

Mais l'inconcevabilité du contraire cesse [p.140] d'être pour nous ce guide sûr, lorsque nous nous arrêtons à l'abstrait pur et simple, sans intention de retour en arrière, au concret, ou de marche en avant, à une existence générique plus haute. L'abstraction en soi ou, par le fait, ses derniers degrés (variables selon les époques et les individus) ne se soumettent plus à cette épreuve logique. La simultanéité de la négation et de l'affirmation paraît inconcevable par suite d'une pratique de l'esprit contractée dans le commerce habituel des généralités d'un degré inférieur. Mais le critérium de l'inconcevabilité ne s'applique pas au cas de l'abstrait tel quel, la négation se présentant dès lors comme fausse, ou comme réaffirmant en réalité ce qu'elle nie en apparence. L'univers (l'être) ne peut comprendre en même temps le non-univers (Dieu). Ce raisonnement qui semble juste selon la logique formelle, oppose, en réalité, deux pseudo-espèces qui ne se résument point par un genre supérieur, et qui par suite sont deux signes différents pour exprimer la même chose.

[p.141] En somme, la preuve de l'inconcevabilité, que préconisent tous les logiciens et les philosophes, résulte d'une observation superficielle des phénomènes psychiques. En faire la base d'une conception du monde équivaut à prendre l'illusion comme signe de la vérité, pour la classe même de concepts dont la philosophie se préoccupe avant tout, les abstractions dernières. L'Inconcevable doit aller rejoindre l'Inconnaissable: excellentes choses toutes deux à leur place et dans leurs vraies limites, où la première signale l'inconçu générique (ainsi la possibilité «non-cheval» niée du cheval exprime la non-conception du genre supérieur «animal»), et où la seconde représente l'inconnu, également générique. Mais ces deux termes ne valent que par apparence la où on les applique d'habitude. La psychologie enfantine de nos jours et la présomption qui caractérise le raisonnement ad judicium exagèrent trop leur portée.

[p.142]Classification des faits de conscience en sujet, ou classe des états internes, et objet, ou classe des états externes.

Voilà, selon M. Spencer, une vérité non plus de l'ordre logique, mais de l'ordre des existences. Voilà plutôt, dirais-je, une criante pétition de principe et un singulier malentendu. L'opposition de l'ordre logique à l'ordre réel forme la chose même qu'il faudrait prouver et que M. Spencer réfute, au contraire, et réfute sans appel, puisqu'il considère les états internes (sujet) et les états externes (objet) comme deux espèces d'un genre unique supérieur,—la conscience.

Hypothèse d'une réalité située au delà de la conscience.

Selon M. Spencer, les états internes s'engendrent les uns les autres et s'arrangent en séries ininterrompues tant qu'elles ne sont pas brisées par l'intervention d'un état externe, et les externes s'engendrent de la même façon pour [p.143] former des séries analogues. Cette double genèse semble exacte; mais elle ne se rapporte qu'aux états conscientiels considérés comme des phénomènes concrets ou des abstractions d'un degré inférieur. Il se présente cependant, continue M. Spencer, des cas où les deux séries s'arrêtent brusquement: nous avons, dans les deux classes, des états auxquels on ne peut plus assigner des antécédents de la même classe, ni de la classe parallèle. Alors un fait remarquable se produit. Plié à la coutume d'affirmer un antécédent dans la série, l'esprit, plutôt que de renoncer à cette habitude, suppose un antécédent insaisissable, un mode de l'être qui n'apparaît pas dans la conscience. En vérité, nous eussions dû postuler deux sortes d'antécédences inconnaissables, l'une pour la série des états externes, et l'autre pour celle des états internes; mais, guidé par le précepte logique—entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem, nous préférons bâtir une nouvelle hypothèse. Nous supposons que les deux antécédences [p.144] rentrent dans une seule et même classe. On ne peut dire ce qu'est cette classe, on ne peut que la déclarer réelle. Elle persiste, non dans la conscience, sous tel ou tel aspect, mais hors de l'esprit, sans forme déterminée, comme une pure puissance.

Les procédés de la fantasmagorie logique ne furent jamais sérieusement étudiés par les psychologues qui sur ce point, comme sur les autres, demeurent inférieurs aux physiciens. Aussi ne se découvre-t-elle pas à l'aise la lanterne magique que manie M. Spencer en illusionniste consommé. Tout nous pousse à croire, cependant, que dans ce jeu d'images fantastiques, où «l'inconnaissable» croise sans cesse «l'inconcevable», l'erreur provient de ce que nous méconnaissons certaines lois de notre esprit. Elle pourrait donc se dissiper par suite de leur application rationnelle.

Examinons le point de départ du raisonnement de M. Spencer.

Au lieu d'envisager la série des états internes [p.145] de la conscience et la série de ses états externes comme des espèces concrètes, il les pose d'emblée comme deux abstractions dernières, ultimes, irréductibles. Aussitôt la généralité ou identité de genre prend chez lui la place de la spécialité ou différence d'espèce. Mais la généralité supprimant toute opposition en faveur et au profit de l'harmonie, de l'unité tant poursuivie par l'esprit, le sujet et l'objet se combinent nécessairement en un concept unique,—qui est l'être. Or, toute abstraction pure peut se considérer: 1° comme telle, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolument réfractaire à une généralisation ultérieure; et 2° comme un phénomène psychique, partant, très particulier et, partant, généralisable. Dans la suite, nous confondons ces deux points de vue, originairement si distincts, et nous tombons en une foule d'erreurs de pure forme que nous prenons pour autant de pénibles conflits de la raison avec elle-même. En effet, l'abstraction traitée par nous tantôt comme une généralité [p.146] dernière, et tantôt comme un phénomène des plus particuliers, nous semble tantôt échapper à la loi de causalité, et tantôt retomber sous cette loi.

La loi de causalité—on ne s'en rend pas assez compte—ne saurait s'appliquer qu'aux choses disposées en séries. Celles-ci, à leur tour, supposent une marche de la pensée du moins abstrait au plus abstrait. Par suite, la recherche de la cause n'est, en définitive, pour l'esprit, qu'une façon de passer du multiple à l'un, des espèces au genre. Le processus causal et le processus généralisateur se laissent ainsi identifier sur tout leur parcours. Voilà pourquoi il advient un moment où l'esprit s'arrête dans sa poursuite des causes. Il se bute à quelque chose qui lui apparaît comme l'essence impénétrable du phénomène, mais qui, sous un autre aspect, constitue une abstraction dernière, une généralisation ultime.

On peut, au reste, déterminer le point précis où se produit cette brusque interruption de la marche ascendante de notre pensée. Ce point [p.147] ne varie pas, quelle que soit la catégorie des faits qui occupent l'intelligence et lui fournissent l'occasion de s'élever, dans l'ordre sériel des causes, d'une généralité quelconque à une généralité plus haute. Il coïncide toujours avec le cas où le phénomène nous semble dénué de tous ses attributs sauf un seul, l'attribut ontologique par excellence, l'idée affirmant sa réalité pure. A tous les degrés inférieurs d'abstraction, nous demeurons conscients du caractère passager de l'impuissance qui affecte notre esprit et paralyse nos efforts.

Voyons maintenant ce qui se passe lorsque nous abordons la plus haute et, partant, l'unique cime de l'abstraction. L'habitude que nous contractâmes dans le commerce usuel des généralités inférieures, ne nous abandonne pas, et une illusion caractéristique s'empare de l'intelligence. A ce degré suprême l'unité, de potentielle, devient effective. Mais notre raison n'en persiste pas moins dans ses aspirations monistiques. Elle se meut dans le vide, elle [p.148] finit, de guerre lasse, par soutenir que la cause première du monde demeure à jamais insaisissable. Ainsi prend naissance le concept d'Infini. En vérité, il n'est qu'un simple équivalent de l'ultime généralisation et, par elle, de tout ce qu'elle représente, c'est-à-dire de l'univers entier. Comme nous l'avons remarqué, d'ailleurs, nous nous trahissons involontairement nous-mêmes quand, au lieu de supposer deux sortes d'inconnaissables, nous n'en postulons qu'une seule espèce pour les deux séries conscientielles. Les abstractions «sujet» et «objet» masquent ici l'unité ontologique déjà atteinte; c'est l'être lui-même qu'on déclare au-dessus de notre portée,—terme tout à fait impropre à signifier l'intention de l'esprit. Car l'idée qui pose l'existence constitue l'unité mentale au delà de laquelle il serait vain de chercher un genre plus vaste. A cela se réduit, in ovo, la théorie de l'Incognoscible, le fidéisme qui, de la fine substance du concept ontologique, tisse l'étoffe solide de nos préjugés.

[p.149]Hypothèses dérivées du postulat de l'Inconnaissable.

Nous avons très peu à dire sur l'application stérile de la loi de causalité consistant a ranger ces trois termes, l'inconnaissable, l'objet et le sujet, en une série décroissante. La confusion de l'abstrait et du concret détermine ici ses effets ordinaires. Si l'inconnaissable engendre l'objet qui, à son tour, produit le sujet, cela ne peut s'entendre qu'en un sens, à savoir, que le concept le plus abstrait contient en soi la variété des êtres, l'objet en général, les choses qui nous semblent extérieures à nous-mêmes aussi bien que notre propre mentalité. Et l'objet ainsi défini renferme, à son tour, l'idée plus particulière de l'être conscient ou psychique. Personne ne contestera cette vérité d'ordre élémentaire.

Classification des faits de conscience dans le temps et dans l'espace.

Il existe, selon M. Spencer, quatre attributs [p.150] universels: le moi, le non-moi, le suivre, le non-suivre (ou le coexister). Mais, distingués par le philosophe comme deux espèces d'états de conscience, le moi et le non-moi doivent pouvoir se ramener à un genre commun.

Un raisonnement analogue prévaut au sujet des concepts de succession et de coexistence. Le temps et l'espace peuvent s'envisager, l'un, comme la négation factice du moi, et l'autre, comme la négation factice du non-moi. Le premier représente quelque chose d'universellement donné dans le concept de sujet, et le second quelque chose d'universellement donné dans le concept d'objet. Ainsi, les quatre attributs universels se laissent ramener, d'abord à deux couples, puis à un seul, enfin à un attribut unique, l'abstraction dernière, essentielle.

Quel que soit le nom qu'on lui donne, ce monisme semble suffisant pour fonder la philosophie. Et c'est lui, en fait, qui l'a engendrée. Ce qu'on oppose au concept de l'être comme des réalités primordiales,—le temps, l'espace, [p.151] le sujet, l'objet, la matière, l'idée, l'univers, Dieu,—tous ces noumènes prétendus irréductibles, au lieu d'ouvrir l'horizon, le bouchent et poussent fatalement le philosophe dans la classique méprise d'Ixion qui, pensant s'unir à la mère des dieux, avait embrassé un nuage. Certes, le verbalisme lui-même est parfois utile, et l'esprit ne pourra jamais se passer de certaines distinctions qui lui servent, en définitive, de points de repère dans l'immense amas de faits défilant sans relâche sous ses yeux. Dans les sciences particulières aussi bien que dans la vie pratique, un usage régulier du symbolisme usuel s'impose.

Une chaise, le soleil, un arbre et un homme forment des agrégats dont la confusion ne se pourrait tolérer à aucun point de vue. Mais si un besoin pressant de l'esprit nous oblige à poursuivre l'identité dernière de tels agrégats, mieux vaut, dans cette recherche, obéir aux lois de notre mentalité et procéder logiquement, d'abstraction en abstraction, pour aboutir à [p.152] l'équation générale de la chaise, du soleil, de l'arbre, de l'homme; et il importe de ne pas s'achopper dans cette voie à des catégories imaginaires. Car les prétendues formes aprioriques de l'esprit et ses dernières généralités constituent, elles aussi, de purs concepts. En tant que multiples, ceux-ci sont inférieurs au concept ontologique. De plus, présentées comme terme ultime des choses, ces idées reflètent simplement ou répètent l'abstraction unique. ... Précéder ou suivre une chose, coexister avec un phénomène, subsister dans l'intellect (le moi), enfin y subsister comme n'y subsistant pas (formule exacte du non-moi senti par le moi),—ces déterminations, ces modalités qui nous frappent comme diverses, se réduisent facilement à l'unité ontologique. On pourra souvent, il est vrai, exciper de leur qualité de faits généraux. Mais qu'est-ce qu'un fait général, sinon encore une idée abstraite? Pourquoi distinguons-nous le soleil à son lever du soleil à son coucher; le soleil, de la lumière [p.153] qu'il répand; la perception du soleil comme image mentale, de sa perception comme réalité extérieure? Nous devons ou, mieux, nous pouvons distinguer ces faits, précisément parce que nous pouvons les identifier. C'est là un seul et même pouvoir, considéré sous deux de ses aspects ou dans deux de ses phases successives. La distinction précède et prépare l'identification, le concret sert de point de départ à l'abstrait. La confusion, au contraire, empêche la synthèse scientifique de se produire. Pour généraliser et, par suite, connaître les choses, il faut utiliser les distinctions que représentent les concepts de temps, d'espace, de sujet, d'objet, etc. Maison il faut aussi se garder de prendre ces échafaudages temporaires pour l'édifice qu'ils aident à bâtir.

M. Spencer termine par un aveu très franc, il aboutit à une confession précieuse à recueillir. «Notre connaissance de l'existence nouménale, dit-il en propres termes, a une certitude dont celle de nos connaissances phénoménales ne [p.154] saurait approcher.» Étonnante conclusion d'une longue suite de pénibles tentatives, étonnante ou plutôt vraiment admirable, car nous y saluons la force de la vérité se faisant jour à travers tous les obstacles. «En d'autres mots, affirme encore M. Spencer, au point de vue de la logique aussi bien qu'à celui du sens commun, le réalisme est la seule thèse rationnelle, toutes les autres sont ruineuses.» Mais de même que le jugement du sens commun ne saurait s'écarter pour longtemps des règles du jugement logique, de même le «réalisme transfiguré» de M. Spencer ne saurait s'opposer, d'une façon permanente, à l'unité de la raison pure.


II[p.155]

Abordons maintenant le monisme spencérien par une autre de ses faces,—la célébré formule de l'évolution.

La genèse de cette formule offre, entre autres, un trait intéressant. Penseur nourri des idées de Kant, de Comte, des criticistes et des positivistes, M. Spencer se tourna d'abord vers ce champ nouvellement ouvert à la science,—la sociologie. Déjà, dans un de ses premiers ouvrages, la Statique sociale, il cherche à remplacer l'interprétation logique des phénomènes par leur interprétation dite réelle, sinon purement [p.156] physique. L'individuation et la spécialisation (avec, pour synthèse, le progrès) représentent dans ce livre les concepts de l'«un» et du «multiple». Puis M. Spencer apprend à connaître la loi (formulée par Wolff, Goethe et Baer) relative au passage des structures d'un état homogène à un état hétérogène. L'opposition primitive s'élargit en conséquence: de sociologique elle devient biologique. L'individuation s'appellera dorénavant intégration (unité) et la spécialisation se nommera différenciation (variété). L'évolution sera leur résultante. Mais engagé dans cette voie, M. Spencer devait la suivre jusqu'au bout. Aussi s'avance-t-il jusqu'à l'extrême limite du monde inorganique. En physique, en mécanique, il retrouve les éléments du problème qu'il tenait pour résolu dans le domaine de la vie. Dès lors, il se flatte d'avoir mis la main sur la formule suprême de tous les changements.

«Après avoir éprouvé que la loi de Baer (passage de l'homogène, de l'un, à l'hétérogène, [p.157] au multiple)—dit dans son Introduction le traducteur français des Premiers Principes—s'appliquait aux organismes considérés comme individus, à l'agrégat de tous les organismes dans le cours entier de l'histoire géologique, aux chefs-d'oeuvre de la littérature, aux institutions fondamentales de la société, comme aussi aux langues, aux arts et à tous ces produits de la vie mentale qu'il comprend sous le nom générique de superorganiques (jusqu'à la façon de se coiffer, de s'habiller, de s'asseoir et de saluer—v. son essai: Les Manières et la Mode), M. Spencer se trouvait, placé sur une pente qui devait le porter naturellement à étendre cette loi au développement des existences qui composent le monde inorganique.»—«On ne peut douter que ces existences ont aussi une évolution», ajoute le même-auteur. A mon tour j'affirmerai que ces existences président à l'origine des concepts d'unité et de variété, qu'elles se réduisent à l'idée d'être, qu'elles sont, en un mot, des existences; [p.158] car le terme «évolution» ne signifie pas ici autre chose.

Quant aux nombreux exemples que M. Spencer tire de toutes les sciences,—quant à la preuve astronomique, aux nébuleuses qui, de masse homogène et diffuse, deviennent des systèmes de corps hétérogènes et distincts; à la preuve géologique, à l'incandescence du globe aboutissant à la solidification et au refroidissement de la croûte terrestre; à la preuve biologique, à l'hétérogénéité croissante de la faune et de la flore et à la différenciation de plus en plus grande des organismes; enfin à la preuve sociologique, à la concentration et à la différenciation politique, sociale, économique, littéraire, scientifique, etc.,—cette sorte d'argumentation présente un côté faible qu'on n'aperçoit pas toujours et sur lequel on nous permettra d'insister.

On a prétendu que l'exemple, dans les branches supérieures du savoir, est analogue à la figure en géométrie, qu'on ne saurait trop en [p.159] donner, qu'il n'y a pas, au surplus, de meilleur moyen pour prouver la force d'une thèse et la sincérité de sa défense. Je le veux bien; mais avec cette réserve souvent omise, que le fait concret jouant le rôle de preuve soit aussi proche, aussi voisin que possible de l'idée abstraite qu'il doit corroborer. J'estime, en outre, que les hautes abstractions, les généralisations finales offrent à cet égard des conditions très particulières.

N'est-il pas manifeste, en effet, que toute chose, tout événement, tout phénomène exemplifie le temps, l'espace, la matière, la force, l'inconnaissable, l'agrégat, le mouvement, le changement, l'évolution? L'exemple philosophique semble donc constituer la sorte précise de preuves dont le penseur pourrait le plus aisément se passer. Bien entendu, je ne parle pas ici du vulgarisateur qui ne cherche point à atteindre la vérité, déjà censée établie, qui tâche seulement de la faire accepter aux esprits malhabiles à en vérifier par eux-mêmes les [p.160] éléments, sinon incapables d'en mesurer la portée abstraite. L'exemple vient alors en aide à l'intelligence, comme les projections lumineuses ou tout autre artifice pédagogique.

La philosophie qui coordonne les données des sciences en une conception homogène du monde, ne fera pas fleurir les nouveaux procédés qui aujourd'hui remplacent la double méthode de Socrate (la maïeutique et l'ironie); elle usera de l'exemple à peu près comme de l'hypothèse, dont l'exemple est le complément nécessaire, le corollaire inévitable. D'ailleurs, de même qu'une supposition ne se vérifie qu'autant qu'elle se spécialise, de même un fait ne peut commander la conviction que s'il rentre dans le domaine des événements côncrets et particuliers étudiés par la science. Un philosophe pourra employer ses loisirs à construire des hypothèses de science, il pourra occuper son temps à recueillir des faits astronomiques, géologiques, etc.; mais sa tâche de philosophe n'en tirera aucun profit directement [p.161] appréciable. Il ne sera que trop porté à transformer l'hypothèse spéciale en hypothèse universelle,—et tout fait particulier lui semblera appuyer ses théories générales.

Il nous faut maintenant montrer à l'oeuvre la méthode employée par M. Spencer. Tenté par un vaste ensemble de faits sociaux (le progrès) et désirant traiter le problème en philosophe, sous son aspect le plus compréhensif, il recourt à l'analyse logique des concepts correspondants. Il parvient ainsi sans peine à la conclusion puérile que «le progrès est un changement, sous quelque forme qu'il se manifeste». Il s'attache dès lors à cette généralité vague. Le caractère connoté par l'idée de changement lui apparaît comme absolument universel.

Mais l'idée pure de changement implique-t-elle le passage de l'homogène à l'hétérogène dont M. Spencer fait le contenu «scientifique» de sa loi? L'hétérogénéité suit-elle nécessairement l'homogénéité? Toute cause produit-elle [p.162] toujours plus d'un effet? A vrai dire, et conçu mécaniquement comme conséquence de l'instabilité des existences homogènes, le fait de l'hétérogénéité croissante des choses demeure inexpliqué. Le terme évolution substitué au terme progrès témoigne suffisamment, d'ailleurs, du verbalisme où se complaît M. Spencer. Dans un fait social particulier—le progrès—il voit seulement le côté général et abstrait, celui que la logique découvre dans tout fait quelconque. Le progrès devient l'évolution; le changement s'appelle passage de l'homogène à l'hétérogène; l'hétérogénéité se dédouble, elle se complique d'homogénéité; c'est tantôt l'hétérogénéité homogène de l'ensemble ou l'intégration, et tantôt l'hétérogénéité homogène des parties ou la différenciation; l'homogénéité se dédouble aussi, elle se complique d'hétérogénéité; c'est l'homogénéité hétérogène de l'ensemble ou la concentration, l'agrégation, et c'est l'homogénéité hétérogène des parties ou la diffusion, la dissolution. Mais sous cette [p.163] cacophonie de termes similaires et au fond de cet enchevêtrement de définitions verbales, il n'y a que de vains efforts pour sortir de la logique pure et pour entrer dans la physique ou la mécanique. Tout se réduit une fois de plus à la définition des idées d'unité et de variété. On s'en convainc facilement par l'analyse des trois lois spencériennes qui résument le fait suprême de l'évolution: la loi de l'instabilité de l'homogène (un corps devient plus hétérogène sous l'influence d'une force incidente), la loi de la multiplication des effets (une force incidente affecte différemment les parties d'un corps et, par suite, rend celui-ci plus hétérogène), et la loi de ségrégation (des forces incidentes affectent en sens variés un corps et accroissent son hétérogénéité, soit en intégrant ou concentrant les parties affectées en un sens, soit en séparant ou différenciant les parties affectées en sens divers).

La théorie évolutive ou, d'après M. Spencer, la théorie de l'involution et de la dissolution, [p.164] ne contient qu'une longue et fastidieuse paraphrase d'un concept très usuel: l'agrégat. On peut s'en assurer en essayant d'appliquer les thèses de notre auteur aux concepts d'atome ou de propriété. L'atome en soi, la propriété telle quelle n'ont rien à démêler avec l'involution et la dissolution. Mais les atomes combinés, les propriétés réunies, en un mot, les agrégats naturels, se définissent excellemment à l'aide de ces deux caractères, à la fois opposés l'un à l'autre et universels.

En effet, toute chose concrète est simultanément une (agrégat) et multiple (composée de parties ou d'éléments agrégés). Concret implique discret, comme involution implique dissolution, comme concentration implique diffusion, et intégration—désintégration. Voilà une série de couples synonymiques exprimant le même rapport qui s'affirme de toute chose, depuis le grain de sable jusqu'à la société humaine. Dire que la loi d'évolution (intégration des parties d'un agrégat, définissable encore comme accroissement [p.165] de leur dépendance mutuelle) régit les phénomènes inorganiques, organiques et hyperorganiques, équivaut à simplement constater l'existence de pareils ensembles. Une formule qui vise le phénomène en général, vise par là même tous les phénomènes indistinctement. Elle manifeste l'unité logique de l'univers. Usant d'un tel procédé, l'esprit peut ramener les formules les plus diverses à une formule unique.

Tout phénomène est un objet de connaissance; tout phénomène est une sensation; tout phénomène est un ensemble de parties; tout phénomène manifeste l'attribut qui s'appelle «temps» et qui se subdivise en passé, présent et futur (le passage de l'un de ces termes à l'autre donnant naissance au concept du «devenir»); tout phénomène constitue, par suite, un agrégat qui devient plus agrégat ou moins agrégat: cette série de formules unificatrices peut se prolonger indéfiniment. Toutes appartiendront à la science «des concepts», à la psychologie concrète. Au même rang se [p.166] placeront les liens universels que découvrent les mathématiques, la physique, la chimie,—généralités où s'unifient également tous les phénomènes. Les lois de la biologie viendront ensuite grouper les faits biologiques et sociaux. Quant aux formules de la sociologie, elles ne sembleront encore pouvoir s'appliquer qu'aux seuls événements de la vie sociale. En réalité, cependant, biologie et sociologie se combinent pour produire la psychologie concrète, et celle-ci, comme nous venons de le voir, unifie à son gré la totalité des phénomènes. Ainsi disparaît le dualisme gnoséologique, ce corollaire persistant du dualisme cosmique.

Mais l'unité réalisée par la mécanique ou la physique est-elle de même nature que l'unité logique? En ces termes se pose à nouveau l'antique problème, auquel une seule réponse nous semble aujourd'hui possible: l'unité du monde inorganique se présente à son tour (en tant que connaissance) comme un aspect de l'unité logique. Aussi sommes-nous très loin de [p.167] dédaigner l'oeuvre accomplie par M. Spencer, et l'oeuvre des penseurs qui le précédèrent. Nos critiques ne visent que les sophismes à l'aide desquels le philosophe, confondant, au lieu de les combiner, les points de vue des différentes sciences, parvient à faire miroiter devant nos yeux, en place de l'unité purement logique des choses, le fantôme de leur unité dite réelle ou transcendante.

M. Spencer se voit lui-même obligé d'admettre deux évolutions ou deux redistributions de la matière,—l'une primaire et l'autre secondaire.[55] Ce dualisme exprime très bien la séparation [p.168] de l'organique et de l'inorganique,—l'éternelle antinomie dont notre intelligence s'accable chaque fois que, dédaigneuse des lois qui la régissent, elle cherche la conciliation des différences phénoménales sur tous les chemins hormis celui de la logique pure. L'intégration et la différenciation s'opposent comme deux concepts qui reflètent simplement la distinction entre l'inerte et le vivant, la matière et l'idée. Mais si ce contraste semble suffisamment justifié dans la sphère des choses concrètes, il n'en est plus de même lorsque notre intelligence dépasse les conditions des existences particulières. Et M. Spencer nous transporte dans ces régions supérieures du raisonnement où la définition d'un concept s'élargit au point d'embrasser tous les cas concrets et les généralités les plus disparates.

En effet, l'intégration mécanique ou physique des corps se peut noter ainsi: x, y, z s'agrègent pour devenir x + y + z. Le philosophe définit ce changement comme le passage de [p.169] l'hétérogene à l'homogène, et la définition tient bon tant que x, y, z, se conçoivent comme formant un ensemble abstrait. Celui-ci paraît alors composé de parties hétérogènes qui, concentrées en un groupe figuré par x + y + z, deviennent moins hétérogènes. Mais si x, y, z, cessent d'être considérés comme une unité abstraite, on ne pourrait s'empêcher de voir dans chacun d'eux un élément homogène s'accouplant avec d'autres éléments homogènes et finissant par produire la somme x + y + z, évidemment plus hétérogène que chacune de ses parties constituantes.

Le même raisonnement s'applique au processus inverse, à la différenciation figurée par x + y + z devenant x, y, z. La définition de ce changement comme un passage de l'homogène à l'hétérogène ne soulève aucune difficulté tant que x, y, z, se conçoivent, in abstracto comme un système de caractères fortement liés entre eux. Cet ensemble nous parait alors formé de parties moins intimement unies que [p.170] le système mécanique ou physique x + y + z, et le processus différentiel se présente en réalité comme un passage du plus cohérent (homogène) au moins cohérent (hétérogène). Mais si l'on quitte la sphère abstraite pure pour considérer le seul aspect mécanique ou physique des événements, on arrive à une vue absolument autre. X, y, z, nous semblent alors des systèmes plus homogènes que le produit de leur concentration, x + y + z; par suite, la dispersion de ce total en ses éléments peut à bon droit s'imaginer comme un passage du moins homogène au plus homogène.

Introduit dans les sciences spéciales, le double processus que généralise M. Spencer de façon à pouvoir l'adapter à tous les ordres de phénomènes, revêt une nouvelle apparence. L'activité vitale se sépare nettement de l'activité chimique, et celle-ci de l'activité physique. L'activité sociale exige également un processus à part. De l'agrégation et de la désagrégation physiques nous passons ici à la combinaison [p.171] chimique (composition, décomposition), à l'organisation biologique (vie, mort), enfin à l'évolution sociologique (progrès, décadence). Ces processus demeurent dissemblables tant qu'on ne quitte point le terrain de la recherche spéciale. Mais deux causes ou conditions existent qui nous poussent sans cesse à les confondre. C'est, en premier lieu, la hâte avec laquelle le philosophe s'éloigne des faits précis et son insouciance qui permet aux idées à peine nées de prendre leur essor vers les hautes cimes de l'abstraction. Et c'est, en second lieu, la complexité extraordinaire des faits biologiques, psychiques et sociaux, l'enchevêtrement, souvent inextricable, des phénomènes d'évolution, d'organisation, de combinaison et d'agrégation.[56]

[p.172] Les formules unitaires de M. Spencer nous mènent-elles, ainsi qu'il le pense, à des lois universelles, ou valent-elles plutôt comme de simples définitions logiques de termes excessivement généraux? Prenons, par exemple, sa célèbre loi de l'instabilité de l'homogène. Une loi est un rapport constant de coexistence ou de succession. La loi de M. Spencer se range évidemment sous cette dernière rubrique. L'homogène y précède nécessairement l'hétérogène, et, puisque ces deux attributs pris ensemble signifient la somme totale des choses, nous [p.173] voilà, semble-t-il, en présence d'une loi universelle do succession. Il n'en est rien, cependant.

En effet, si l'hétérogène peut se définir un homogène dont les parties subissent l'action inégale de forces quelconques, l'homogène devra également pouvoir se déterminer par son contraire limité, restreint ou conditionné (forme ordinaire de la définition logique). On dira donc que l'homogène est de l'hétérogène dont toutes les parties subissent l'action égale de la même force. L'hétérogène, en ce sens, précéderait ex definitione l'homogène, et c'est de la multiplicité que jaillirait l'unité. Nous pourrions du même coup poser pour loi suprême la transition constante de l'hétérogène à l'homogène, ou l'instabilité de l'hétérogène.

Dès la plus haute antiquité, les philosophes ont pu soutenir sans grand risque que tout était un et multiple, vivant et inerte, mouvement et repos, idée et matière, existence et néant. A leur suite, M. Spencer vient affirmer aujourd'hui que tout est passage de l'homogène à [p.174] l'hétérogène et vice versa. Mais, si dans la sphère des choses concrètes l'affirmation et la négation constituent deux classes distinctes de faits; s'il y a réellement des unités et des multiplicités dans les mathématiques, des mobiles et des inerties mobilisées, pour ainsi dire, par des chocs, dans la mécanique, des êtres vivants et des cadavres dans la biologie, etc.,—il n'en saurait être de même lorsque les termes généraux dénomment des concepts purs, des abstractions du dernier et suprême degré, invariablement régies par la loi de l'identité des contraires.

«Dans toutes les actions et réactions de force et de matière, conclut M. Spencer[57], une dissemblance dans l'un ou l'autre des facteurs nécessite une dissemblance dans les effets, et en l'absence de toute dissemblance dans l'un ou l'autre des facteurs, les effets doivent être semblables.» Il ajoute que cette formule est [p.175] la plus abstraite de toutes celles où se résument pour nous les faits exprimés par la loi d'évolution. Rien de plus vrai. Mais la même conclusion se retrouve chez tous les penseurs, soit sous la forme de la loi de causalité, soit sous celle du principe logique d'identité. La règle de M. Spencer traduit fidèlement ce dernier principe, et l'indestructibilité de la force, dont il fait découler sa loi d'évolution, s'y ramène aussi. Car si A n'était pas identique à A, la force cesserait de s'égaler invariablement elle-même; elle pourrait se détruire.

Notes:

[55] L'une se définit comme l'intégration des phénomènes physico-chimiques, et l'autre comme l'intégration, toujours accompagnée de différenciation, des phénomènes organiques et hyperorganiques. En réalité, cependant, dans la redistribution secondaire, l'intégration se rapporte surtout aux phénomènes physico-chimiques, inséparables des organiques et hyperorganiques. Il est vrai que M. Spencer accepte pour les phénomènes physico-chimiques une «différenciation latente» se déployant à de larges intervalles—telle la prétendue différenciation de la matière sidérale et terrestre qui produit les océans, les forêts, les montagnes, etc. Mais ne sont-ce pas là plutôt des comparaisons poétiques, une sorte de biologisme qui rappelle trop l'anthropomorphisme pour ne pas s'envisager comme un de ses vestiges?

[56] On pourrait toutefois se servir du terme évolution pour indiquer le genre logique auquel se ramènent, dans notre esprit, ces deux espèces voisines: le processus vital et le processus social. Ce dernier s'appellerait en ce cas progression (et, corrélativement, régression). Aujourd'hui, les idées sociologiques ont envahi la biologie et, par contre, les idées biologiques ont fait irruption dans la sociologie. La confusion arrive à son comble. On peut s'en assurer en particularisant, pour ainsi dire, les abstractions de ces deux sciences. On s'aperçoit alors que le processus qui transforme les corps vivants, porte toujours, in concreto, sur une disposition quelconque de matière (tissus, cellules, éléments), et qu'il se réduit, en somme, à l'idée d'organisation. De même, ce qu'on appelle, par métaphore, une organisation sociale, évoque simplement l'idée d'une activité commune d'organismes semblables. Cette activité consciente ou inconsciente s'entretient pendant un laps quelconque de temps, en vue d'une progression ou d'une régression de certains rapports définis entre les organismes qui la manifestent.

[57] Premiers Principes, p. 516 de la trad. franç.


POST-SCRIPTUM[p.177] [58]

LE MONISME ET LA MORALE


Nous avons vu que le substratum, la substance des conceptions universelles du passé, des théologies aussi bien que des métaphysiques, se laisse réduire, en dernière analyse, à trois grands dogmes: l'agnosticisme, l'évolutionnisme et le monisme. Nous avons vu aussi combien [p.178] bien différent, selon les époques et surtout l'état plus ou moins avancé des sciences positives, fut le rôle joué par chacun de ces principes dans l'ensemble du mouvement philosophique.

Mais accorde-t-on que la science tire ses origines de la «socialité», qu'elle forme elle-même un produit complexe de la combinaison intime du «psychisme social» avec le «psychisme bio-individuel»? Il y aurait dès lors un intérêt de premier ordre à saisir la corrélation plus ou moins lointaine pouvant exister entre les doctrines énumérées plus haut et telles ou telles normes éthiques. Il serait particulièrement profitable d'étudier les rapports de ces théories avec les sentiments qui ont dirigé les sociétés, inauguré les langages, créé les institutions utiles ou nuisibles à l'avancement des sciences, déterminé les grands objets de la poursuite scientifique, favorisé, par la dispersion de la richesse, ou restreint, par l'expansion de la misère, le loisir des individus et des groupes sociaux, etc.

[p.179] En un mot, la question se pose en ces termes: à quels grands principes moraux ou sociaux se rattachent originellement, quoique d'une façon indirecte, l'agnosticisme qui prévaut dans les conceptions philosophiques du passé sous le nom de croyance, de sentiment religieux, et le monisme qui s'y manifeste à l'état d'ébauche indécise? Car j'excepte de ma recherche le monisme transcendant, c'est-à-dire, par le fait, inaccessible; et, jusqu'à nouvel ordre, l'évolutionnisme lui-même qui, sous le nom de méthode expérimentale, lutta, d'une façon dissimulée d'abord, et ensuite de plus en plus ouverte, contre les innombrables fins de non-recevoir de l'antique ignorance.

La corrélation supposée existe. Elle se découvre même avec facilité.

En effet, pourvu qu'on analyse un peu la psychologie des choses humaines, dès le point d'affleurement où les idées prennent contact avec le milieu, on aperçoit le lien intime unissant l'agnosticisme encore irresponsable, la [p.180] religiosité, à un obscur sentiment social qui explique ou résume les quatre cinquièmes des faits de l'histoire.

Né de bonne heure, durant la phase embryonnaire ou protohistorique de l'évolution des sociétés, et affermi, consolidé sous les auspices de la sauvagerie et de la barbarie anciennes, ce puissant mobile continua à diriger l'éthique entière pendant la phase formative ou proprement historique, avec des allures à peu près franches et loyales dans la période militaire, et des façons hypocritement voilées dans la période industrielle qui s'étend jusqu'à nos jours.

Depuis de longs siècles, d'ailleurs, cette impulsion atavique tente de se formuler en théorie. A cette fin, elle usurpe quotidiennement les qualifications qu'elle mérite le moins. Elle se fait appeler ordre, autorité, hiérarchie, discipline. Son vrai nom cependant lui a été déjà donné par une école sociale dont les vagues aspirations et les hypothèses troublantes se répandent aujourd'hui avec une rapidité [p.181] plus naturelle, peut-être, que désirable. En un mot, nous avons affaire à là réceptivité passive, au servilisme générateur des divers esclavages économiques et politiques qui ont marqué l'histoire depuis la période de l'anthropophagie jusqu'à celle du capitalisme.

Fortement ancré dans les cellules cérébrales de nos ancêtres, passé à l'état de tendance héréditaire, ce mode social de sentir devait, nécessairement, exercer une grande influence sur tous les produits ultérieurs de l'intellect humain, sur ses méthodes de recherche, sur ses conceptions particulières et générales. Et son action ne pouvait être que déprimante ou suspensive.

Mais qu'est-ce que l'agnosticisme lui-même, quand on scrute le sens profond de cette doctrine, sinon un arrêt de la connaissance, tantôt impulsif, et tantôt volontaire, une inhibition que, seuls, ses promoteurs et ses apologistes osent supposer conforme à la structure intime de notre cerveau? Les agnostiques sont des [p.182] résignés par choix, par persuasion. N'insistons pas sur ce parallélisme, et contentons-nous de rappeler deux faits généraux bien connus.

Aux époques strictement religieuses, l'inhibition se produisait et agissait par l'hypothèse du surnaturel, du mystère divin, de l'intervention providentielle. Aux époques qui suspectèrent la vérité théologique, l'inhibition se produisait et agissait, en outre (car une notable survivance de la foi primitive doit s'admettre comme certaine), par l'intermédiaire de cette ignorance flagrante des choses psychiques et sociales, de cette immoralité naïve, de ces illogismes sans cesse renouvelés qu'on décore des noms pompeux de métaphysique, de droit naturel, de morale.

Absolue ou transcendante, relative ou empirique, la philosophie, je crois l'avoir démontré dans mes ouvrages[59], ne fut jamais la mère de la science. C'est par suite d'une illusion mentale [p.183] longtemps inévitable qu'on attribua la marche ascendante de nos connaissances à la philosophie qui n'offrait, au mieux, qu'une répercussion naturelle des progrès accomplis dans les diverses branches du savoir[60]. Mais à côté des succès et des triomphes se déployait l'énorme liste des déceptions fâcheuses, des mécomptes irritants, des tâtonnements stériles, des recherches restées vaines.

La philosophie, miroir de la mentalité d'une époque, concentrait en un foyer unique la somme de ces privations intellectuelles. L'addition n'était pas rassurante. Mais elle le paraissait encore moins, soit en raison de l'incommensurable supériorité divine admise comme un postulat sûr, soit en vertu de prémisses morales où l'inertie originelle des groupes humains tenait une place prépondérante.

La célèbre abstention des positivistes se rattache par raille liens invisibles au renoncement [p.184] religieux, à l'antique abdication de l'homme en faveur d'un Dieu inconnu. C'est la défaillance primordiale, transmise de génération en génération. C'est le pessimisme du savoir, la désespérance du vrai. Toujours elle, s'apparie étroitement à la déception, à la désespérance du bien, à la résignation passive représentant l'aspect social des idées et des sentiments pessimistes.

Le clair génie qu'était Goethe avait vivement senti ce rapport. Le puissant écrivain ne fut pas dupe de l'énervante critique kantienne. Il demeura invaincu par le grand mensonge que les temps passés avaient légué au siècle présent. Aussi, avec quelle intime satisfaction n'ai-je pas relu, ces jours derniers, dans un vaillant, petit volume du Dr Paul Carus, de Chicago[61], la superbe apostrophe:

[p.185] «Iris Innere der Natur,
O du Philister!
Dringt kein erschaffner Geist! Mich und Geschwister
Mögt ihr an solches Wort
Nur nicht errinnern;
Wir denken: Ort für Ort
Sind wir im Innern», etc.
[62]

Et combien pénible et touchant à la fois, cet aveu du poète, contraint, pendant soixante ans, à maudire en secret l'illusion qu'il déplore, mais que défend trop bien l'intolérance superstitieuse de l'époque:

Das hör ich sechzig Jahre wiederholen;
Ich fluche drauf, aber verstohlen[63].

Il semble qu'aujourd'hui les moeurs intellectuelles se soient adoucies. Les résistances, cependant, sont encore vives. Protée aux formes changeantes, l'agnosticisme pénètre dans les citadelles les mieux défendues. Il [p.186]encombre les champs de bataille contemporains. Négligeant les foules crédules—d'ailleurs, avec raison, puisque, d'avance, elles lui demeurent acquises,—il s'exerce surtout à entraver l'évolution mentale des minorités affranchies ou se disant telles. Une sélection analogues s'observe dans la sphère des faits sociaux ou moraux. Le centre de gravité du vieil instinct servile tend ouvertement à se déplacer. Le peuple, la majorité, le nombre, deviennent de plus en plus le nouveau maître dont on s'applique à gagner, à un prix ridiculement exagéré, l'inconstante faveur.

Les idées de bien et de mal—les plus aveugles y acquiescent—ne s'opposent jamais d'une manière absolue. Pour réussir à faire contraster entre elles ces notions, il faut, suivant une loi commune à toutes nos idées dites corrélatives, les concevoir ainsi que des aspects connexes, des degrés mobiles d'une seule et même qualité. Comme les extrêmes de température, comme le chaud et le froid, le bien [p.187] devient le mal quand il descend au-dessous d'une certaine norme très variable selon les temps et les lieux, et le mal devient le bien quand il s'élève au-dessus de cette norme.[64] Ce phénomène d'ailleurs, l'autogenèse des choses et des événements, remplit la nature. C'est un fait universel et qui se reproduit dans tous les milieux. On lui donne plusieurs noms peu précis. L'un des plus connus est celui de réaction, qui a fait fortune dans les disciplines du monde inorganique aussi bien que dans les sciences de la vie, de l'esprit et des sociétés.

C'est également par ce terme vague que, sans nous préoccuper des faits d'autogenèse qu'il recouvre, nous pouvons, désigner l'en semble des éléments éthiques dont la lutte contre le servilisme[65] semble constituer la matière même du grand drame de l'histoire. Ces diverses formations morales visent à abolir les obstacles [p.188] tenus pour irrationnels ou jugés capables d'entraver là marche régulière du progrès. On peut, en ce sens, les ramener toutes à un chef unique, le sentiment ou l'instinct libertaire, le principe actif, dynamogène. A son tour, celui-ci s'organise lentement dans les cellules cérébrales où il livre des combats opiniâtres au groupe des tendances opposées.

Or, un semblable revirement ne pouvait rester sans influence sur le savoir exact et ses méthodes. Un tel «redressement» moral devait trouver un écho dans les conceptions et les principes scientifiques en premier lieu, philosophiques ensuite. C'est, en effet, ce qui ne tarda pas à se produire. Les idées libertaires et égalitaires se sont montrées éminemment propices à là croissance de l'esprit de recherche illimitée. Elles favorisèrent, en une large mesure, l'éclosion de ce doute scientifique qui aujourd'hui s'attaque à toute connaissance se prétendant bloquée par des écueils infranchissables. Ainsi surgit l'état mental très moderne [p.189] dont le scepticisme métaphysique, doutant du doute, n'avait été que la vaine caricature. Placé sous cette heureuse constellation sociale, l'évolutionnisme, le principe d'expérience, jeta de profondes racines dans la raison humaine.

Mais l'expérience et l'évolution ne sont qu'un moyen, une méthode. Leur fin suprême est la connaissance avec, pour terme dernier, l'identité des choses, d'abord rationnelle et plus tard scientifique, réalisée et atteinte par l'accroissement lent du savoir. Aussi, tout ce qui sert la cause de l'expérience, sert dans la même mesure la cause de l'unité, renforce le monisme, le rend possible. Et, par suite, si une corrélation plus ou moins étroite unit au dogme moral de la résignation passive la religiosité amorphe qui se pare du nom d'agnosticisme, des liens de la même espèce doivent pouvoir s'observer entre les doctrines de l'évolutionnisme, du monisme, et les principes éthiques de liberté, d'égalité. Toute évolution n'implique-t-elle pas le jeu d'une activité libre, et tout monisme [p.190] n'affirme-t-il pas une égalité essentielle? On aurait tort de sourire de tels rapprochements. Par le fait, la science—constatation devenue banale—en élevant le faible à la dignité du fort, édifie la définitive synthèse humaine, parachève le nivellement social des hommes.

Dans sa pratique aussi bien que dans sa; théorie, l'agnosticisme n'a jamais été qu'un dualisme de la connaissance du monde et, par là, nécessairement, du monde lui-même; car rapporter tous les phénomènes quelconques, l'esprit et la matière, par exemple, à l'inconnaissable comme troisième et dernier facteur, c'est évidemment tomber dans la parodie de l'unité, c'est presque faire du monisme à rebours. D'autre part, l'évolutionnisme a toujours aplani la route à l'unité du savoir; et la raison conçoit sans peine l'évolution comme un monisme en puissance, une unité qui germe et devient. Mais qu'est-ce que la «réceptivité» passive, l'instinct de servitude, sinon encore un dédoublement illogique, une division irrationnelle?[66]

[p.191] Et qu'est-ce que l'affranchissement égal pour tous, la suppression progressive d'obstacles nuisibles à l'essor commun, sinon une tendance manifestement unitaire ou monistique? Car tout se tient dans le monde des idées,—le social proprement dit ou le strictement moral, et ce qui en dérive, le conceptuel, l'émotif, le moral au sens large du mot.

Nous côtoyâmes plus haut un problème intéressant. Pourquoi le principe passif a-t-il prévalu dans les premières agglomérations humaines émergeant de la sauvagerie préhistorique, et comment a-t-il pu acquérir par la suite une influence et une stabilité durables?

On a souvent répondu à cette question. Loin de dominer la nature, l'homme primitif n'osait même point la regarder en face. Il tendait humblement l'échiné à tous les jougs, il acceptait docilement tous les esclavages. Comme l'animal humain lui-même, la moralité naissait donc [p.192] incertaine, faible, imparfaite et, par-dessus tout, passive, livrée au hasard des ambiances hostiles ou serviables.

Mais aussi rudimentaire que l'on puisse se l'imaginer, la socialité commençante apportait déjà et garantissait au monde quelque chose qui devait changer la face du monde, quelque chose qui devait, à la longue, transformer sa faiblesse en force, sa résignation en révolte, sa passivité en activité. Le savoir humain se produisait à la suite des premières ébauches de vie collective, et peu à peu réagissait sur la socialité, l'affermissait, l'affinait, la modifiait en ses traits essentiels.

En vérité, s'il réfléchit sur ses propres destinées, l'esprit humain peut toucher du doigt l'identité des contraires qu'il refuse d'admettre dans nombre d'autres cas où, d'habitude, il découvre autant de contradictions irréductibles, autant d'antinomies insolubles.

Les tristes ergoteurs qui dînent des miettes tombées de la table de la scolastique—et [p.193] quels maigres repas on y servait!—croient faire merveille en rabâchant l'antique distinction entre la contrariété pure, la contrariété par négation, et la simple corrélativité. Aussi profonds que pourraient l'être des grammairiens qui, heureux de tenir une définition de l'adjectif, et une autre du verbe, en arguëraient que ce qui se rapporte au premier ne saurait appartenir au second, ils enseignent doctoralement cette fausseté manifeste, que la contrariété ne suppose pas la corrélativité, et cette autre erreur grossière, que la corrélativité n'implique pas la contrariété. Mais passons; ces vétilles ne valent pas la peine qu'on s'y arrête.

L'identité des contraires demeure une pure conception de l'esprit, tant que les contraires eux-mêmes restent de pures idées, sans attaches réelles immédiates et sans que le choc qui résulte de leur rencontre s'amortisse par un concept-tampon quelconque, si je puis m'exprimer ainsi, ou par l'intercalation d'un lien [p.194] intermédiaire (tel le savoir dans l'antinomie sociale que nous étudions) pouvant susciter l'hypothèse d'une naissance naturelle.

Mais, en dehors de cette règle, l'identité des contraires est non-seulement relative, elle tend, en outre, comme toutes les réalités relatives, à se traduire par des faits de l'ordre concret. C'est ainsi que la magie de la science, par exemple, transmue constamment le faible en fort, le passif en actif, l'inégal en égal, et l'esclave en homme libre. Et c'est encore ainsi que le mal devient le bien, ou vice versa, selon la contingence des cas, des conditions mises en jeu. Le miracle, cependant, ne surpasse en aucune façon celui, si familier à nos yeux, qu'accomplit quotidiennement la rotation de la terre autour de son axe, en tirant le jour des ombres de la nuit, et la nuit des clartés du jour.

En d'autres termes, l'identité conceptuelle, l'égalité absolue des contraires, dérive simplement de leur identité réelle, de leur égalité [p.195] relative. Ou, pour reprendre notre exemple, si le mal abstrait et le bien abstrait s'identifient d'une façon générale, cela vient de ce que le mal n'est jamais, dans la réalité concrète, qu'un degré inférieur du bien.

Le transformisme incessant des choses assure leur unité essentielle et garantit, en somme, leur permanence, leur stabilité, leur pérennité. Ce n'est point là un vain paradoxe. C'est une de ces vérités fondamentales que les sciences de la nature et les sciences de l'humanité mettent également en lumière et sur laquelle les sages et les fous du jour feraient bien de méditer.

Ils s'éviteraient par là, dans le développement et l'application de leurs plans, plus d'une déception cruelle. Les uns se garderaient d'assimiler la morale régnante à la moralité, abstraite ou générale; et les autres finiraient sans doute par comprendre que, pour nous paraître l'opposé de l'ancienne morale, la morale nouvelle n'en est pas moins son produit [p.196] légitime, sa conséquence logique. Au surplus, nous touchons ici à une erreur de méthode que toutes les époques, y compris notre siècle, ont scrupuleusement respectée.

Je veux parler du penchant qui nous pousse à compliquer la différenciation naturelle des choses par des distinctions de plus en plus artificielles ou même verbales. Nous embrouillons ainsi à plaisir la majeure partie des sujets que nous traitons. En sociologie, par exemple, nous ouvrons bénévolement les portes au contraste des buts et des moyens, à l'argutie téléologique qui enfanta tant de controverses oiseuses ou nocives.

Nous discutons avec gravité la question de savoir, lequel des deux termes de l'antithèse: sociétéindividu, peut prétendre à la brahmanique dignité de fin en-soi, et lequel doit humblement se ranger dans la catégorie rabaissée des moyens. Nous oublions qu'il s'agit toujours de l'individu social ou moral, et jamais de l'individu organique, du simple animal humain [p.197] étudié par la zoologie et la biologie. Et nous ne voyons pas que nous perdons notre temps en de pédantesques amusettes, que nous agitons un problème aussi comiquement stérile, pour le moins, que celui qui consisterait à établir une comparaison entre l'importance de la vie et la valeur des conditions biologiques qui, seules, rendent la vie possible.

A ce jeu s'usent les forces de beaucoup d'apôtres des nouvelles doctrines morales. Curieusement quelques-uns de ceux-là dénomment égotistes. Serait-ce pour mieux marquer leur séparation d'avec les vulgaires égoïstes, et la moralisation ou socialisation plus complète de leur moi, sa grandissante dévotion pour le principe qu'Auguste Comte désignait par le terme autrement suggestif d'altruisme? Quoi qu'il en soit, tant que la société trouvera un milieu organique et inorganique convenable, et l'individu—un milieu hyperorganique approprié, une société où se déployer et s'épanouir, ces deux réalités connexes, la [p.198] société et l'individu, se prêteront un mutuel et ferme appui.

La sociologie fera comme sa devancière et sa pierre d'assise, la biologie. Elle étudiera l'organisme social en ses profondeurs intimes et ses sources cachées. Elle poursuivra le secret de la vie collective jusque dans les cellules sociales et même plus loin, jusque dans les éléments ou le plasma psychique dont se forment les cellules.

La science est le tribunal suprême de l'histoire du monde. Elle est l'expression la plus haute de la conscience universelle. Elle nous apprend les déterminations inéluctables qui composent la nature. Mais la vraie conscience sociale nous fait encore défaut. Nous ignorons à peu près complètement les normes exactes qui règlent la vie collective.

Voilà pourquoi la sociologie ne saurait pour le présent suffire au gouvernement et à la conduite des hommes. Et voilà pourquoi sa place reste prise par toutes sortes de tâtonnements [p.199] aveugles, de fantaisies métaphysiques, d'insanités pieuses, autant d'incitations passagères à légiférer, à nous encombrer de plans de vie qui obstruent la vue claire des réalités sociales. Les lois que, naïvement, nous croyons avoir trouvées dans les choses, ne se jugent-elles pas et ne se condamnent-elles point par là, que presque toutes cherchent leur sanction dans l'artifice du châtiment, dans la convention pénale, laissant ainsi le champ largement ouvert à l'hypothèse d'une révolte victorieuse?

Médecins officiels de l'hôpital social ou guérisseurs libres, ne ressemblons-nous pas tous, au reste, d'une façon frappante, à ces classiques faiseurs d'expériences «qui ne les ratent jamais», qui n'ont qu'à annoncer un résultat pour voir aussitôt se produire, sinon le phénomène contraire, du moins quelque chose d'inattendu, quelque chose que j'appellerais volontiers une véritable révolte de la nature contre les fausses hypothèses et les généralisations absurdes du chercheur empirique? A [p.200] quoi bon, d'ailleurs, nous le dissimuler: neus sommes encore des astrologues en psychologie, des alchimistes en sociologie. Consolons-nous en lisant l'histoire des sciences.

FIN

Notes:

[58] Les pages suivantes anticipent quelque peu sur un des chapitres de l'Ethique à laquelle je travaille en ce moment et dont le premier volume paraîtra dans le courant de l'année prochaine sous le titre: La déception du bien et l'immoralité future.

[59] L'Ancienne et la Nouvelle Philosophie 2e partie, chap. III, § 7; cf. chap. IV, et 1er partie, chap. VIII.

[60] V. La Philosophie du Siècle, p. 190 et suiv.

[61] Le problème de la conscience du moi, Alcan, Paris, 1893.

[62] Au coeur de la nature, dis-tu, ô Philistin» (ce Philistin n'était autre que le célèbre naturaliste Haller), «aucun esprit créé ne pénètre. Ne le répèle pas à moi et à mes frères. Nous pensons que partout et toujours, nous touchons le fond intime des choses», etc.

[63] «J'entends répéter cela pendant soixante ans; je maudis cette erreur, mais en cachette.»

[64] V. L'Inconnaissable, p. 175 et suiv.

[65] Esclavage, servage, féodalisme, industrialisme, omnipotence de l'Église, de l'État, inégalités sociales de toutes sortes, etc.

[66] Maître et esclave, souverain et sujet, capitaliste et prolétaire, etc.


TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Livre I.—Le problème du monisme dans la philosophie du temps présent

Livre II.—Le monisme d'Auguste Comte

Livre III.—Le monisme de Herbert Spencer

Post-Scriptum—Le monisme et la morale