The Project Gutenberg eBook of Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott

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Title: Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott

Author: Louis Maigron

Release date: January 4, 2006 [eBook #17458]

Language: French

Credits: Produced by Frank van Drogen, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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LE ROMAN HISTORIQUE À L'ÉPOQUE ROMANTIQUE
Essai sur l'influence de Walter Scott

par

Louis MAIGRON Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand

NOUVELLE ÉDITION LIBRAIRIE ANCIENNE H. CHAMPION, ÉDITEUR 5, QUAI MALAQUAIS, PARIS

1912

DU MÊME AUTEUR

—Fontenelle. L'homme, l'oeuvre, l'influence.
(Ouvrage couronné par l'Académie française.)

—Fontenelle. Histoire des Oracles, édition critique.
(Collection de la Société des Textes français modernes.)

—Le Romantisme et les moeurs.
Essai d'étude historique et sociale, d'après des documents inédits.
(Ouvrage couronné par l'Académie française.)

—Le Romantisme et la mode, d'après des documents inédits.

—Un manuscrit inédit de Remard sur Delille. (Revue d'histoire littéraire de la France)

—Le Romantisme et le sentiment religieux.

* * * * *

LE ROMAN HISTORIQUE À L'ÉPOQUE ROMANTIQUE ESSAI SUR L'INFLUENCE DE WALTER SCOTT

AVERTISSEMENT

Cette nouvelle édition ne diffère pas essentiellement de la précédente, et elle en reproduit les idées générales sans importantes modifications.

La principale de ces idées, c'est que, dans notre littérature, la fortune du roman historique est indissolublement liée à celle du romantisme lui-même. Impossible avant le XIXe siècle, il ne triomphe à partir de 1820 que pour disparaître presque immédiatement après 1830. La vogue en fut un moment prodigieuse: elle fut plus éphémère encore. De ce problème d'histoire littéraire et d'esthétique, bien digne, semble-t-il, de piquer la curiosité, l'objet des pages qui suivent est d'essayer une solution.

Nous y maintenons deux points encore sur lesquels on nous permettra d'attirer la réflexion du lecteur.

La Chronique de Charles IX a ici la place d'honneur, et nous la mettons délibérément au-dessus de Notre-Dame de Paris. Non qu'il s'agisse de préférer le talent, très distingué sans doute, mais d'assez faible envergure, de Mérimée, au génie prestigieux de Victor Hugo. C'est de tout autre chose qu'il est question. La Chronique a un mérite, incontestable, qui est d'être un excellent roman historique, c'est-à-dire de tirer tout son intérêt de son exactitude, de sa fidélité à reproduire des moeurs historiques. Et l'on ne prétend certes pas que ce genre de vérité soit absent de Notre-Dame de Paris; mais enfin, s'il y a de l'histoire dans l'oeuvre de Victor Hugo, il y a peut-être plus encore de poésie, de fantaisie, d'imagination: toutes choses intéressantes, fort précieuses même, qu'il sera prudent néanmoins de ne pas étaler avec trop de complaisance dans un roman historique, parce qu'elles le gâteront infailliblement, qui gâtent en effet Notre-Dame de Paris, et qui expliquent ainsi que, dans l'évolution de notre genre, c'est l'oeuvre diligente du prosateur exact, et non celle du prodigieux poète, qui représente le degré le plus voisin de la perfection.

De même, nous persistons à croire que, si Augustin Thierry doit beaucoup à Chateaubriand, il se pourrait qu'il fut encore plus redevable à Walter Scott. Bien loin d'être téméraire et inattendue, l'assertion, croyons-nous, ne doit paraître que très simple et très naturelle à quiconque voudra bien prendre la peine d'y regarder d'un peu près,—et sans jamais perdre de vue que des influences étrangères se sont exercées alors sur notre littérature, avec continuité et profondeur. Il serait par trop fâcheux du reste que l'application d'une méthode particulière ne fit pas rencontrer de temps à autre quelque modeste trouvaille.

Contrairement à la formule, nous aurions pu écrire: «Nouvelle édition, revue et considérablement… diminuée.» La nécessité de réduire la rédaction primitive a supprimé beaucoup de pages; elle en a écourté d'autres: et c'est sans doute un avantage. Mais elle a aussi fait disparaître, ou à peu près, toutes les notes. Le livre a ainsi l'air d'être privé de ses appuis, pour ne pas dire de ses fondements: et c'est peut-être un inconvénient sérieux. Mais enfin on a droit de rappeler que ces fondements existent; et le lecteur scrupuleux saura toujours où retrouver preuves et justifications.

Clermont-Ferrand, décembre 1911.

* * * * *

LIVRE PREMIER

LE ROMAN HISTORIQUE AVANT LE ROMANTISME

S'il est indiscutable que le vrai roman historique est une conquête du XIXe siècle, il n'en est pas moins certain que les Vigny et les Mérimée, les Balzac et les Hugo ont eu des précurseurs dans notre littérature, et que, avec toutes les différences qui peuvent d'ailleurs les en séparer, leurs ancêtres restent bien, non pas seulement les Courtilz de Sandras et les Prevost, mais même les La Calprenède et les Scudéry. Les uns ont écrit, ou plutôt ils ont cru écrire, des romans historiques: leurs héros ne sont jamais que des personnages illustres; il n'y a qu'une toile de fond à leurs scènes, et c'est toujours l'histoire; la plus ordinaire enfin de leurs prétentions est de ne rien avancer qu'ils ne puissent soutenir d'irréfutables témoignages,—chose après tout fort naturelle, personne n'ayant le ton plus affirmatif que le plus effronté menteur. Mais, pour ridicule que soit la mascarade, il est remarquable que tous ces «romanistes», comme les appelait Bayle, obéissent d'instinct à une des lois du roman historique, qui est de ne point prendre ses personnages dans une réalité trop voisine, et donc en général assez peu poétique. Or, reculer leurs scènes jusqu'aux temps mal éclairés du moyen âge, les transporter même jusqu'aux époques fabuleuses de la légende romaine, c'était donner à leurs oeuvres l'espèce d'attrait que devaient dégager plus tard et pour d'autres lecteurs Notre-Dame de Paris ou la Chronique de Charles IX, Quentin Durward ou Ivanhoe.

Avec des ambitions plus modestes, d'autres réalisent moins mal, quoique sans le savoir, la formule du roman historique moderne, et se rapprochent d'autant plus du but qu'ils semblent moins y tendre. Au lieu d'introduire l'histoire dès les premières pages, avec ostentation et fracas, ils la dissimulent au contraire, la glissent à l'ombre et comme à couvert de leurs aventures tragiques ou plaisantes, nous ôtant ainsi, et fort habilement, la tentation et même le droit d'être exigeants et sévères pour des figures reléguées à l'arrière-plan. En même temps, par le choix des époques et des personnages, ils s'astreignent à plus d'exactitude et de fidélité. Désormais, plus de Pharamond, de Clélie ou d'Horatius Coclès, personnages fabuleux ou légendaires, plus poétiques que vrais et dont il est impossible de vérifier le vrai caractère; mais Louis XIII et Mazarin, la cour des Stuarts ou celle de Saint-Germain, c'est-à-dire l'histoire d'hier ou même l'histoire présente, et dont chaque lecteur peut immédiatement éprouver le degré d'exactitude ou de fausseté. Par là s'insinuait dans le roman un certain respect de la vérité historique, et le genre apprenait à se préserver des travestissements grotesques qui, en discréditant sa fortune, pouvaient le compromettre et le déshonorer à tout jamais.

Enfin, à l'aurore même du XIXe siècle, et quelques années avant que Walter Scott exécutât ses romans historiques d'après les règles que devaient s'efforcer d'observer chez nous ses premiers imitateurs, Chateaubriand, dans les Natchez, les Martyrs et le Dernier Abencerage, découvrait ou appliquait mieux que tout autre un des éléments essentiels du genre: la couleur locale. Le roman historique avait à peu près tous ses organes. Il ne fallait plus qu'un souffle pour tout animer; il vint, et ce fut d'Angleterre.

Ainsi envisagée, l'histoire du roman historique avant le romantisme prend un intérêt véritable, et l'on arrive à oublier l'insignifiance et l'insipidité des oeuvres, quand on ne s'attache qu'à suivre à travers elles la lente organisation d'un genre nouveau.

CHAPITRE PREMIER

Le courant idéaliste[1].

Le XVIIe siècle, où tant de choses se sont organisées, les grands genres littéraires et la monarchie absolue, devait assister aussi aux tentatives d'organisation d'un genre remis en faveur par l'Astrée, vers 1610: le roman. Comme il ne savait pas encore quel devait être son objet, il hésita longtemps, tâtonna, eut des aventures. Il fut pastoral avec l'Astrée et la Carithée, exotique et fantastique avec Polexandre, satirique et picaresque avec Francion et le Berger extravagant; et ainsi ballotté de tous côtés, jouet de tous les vents, c'est-à-dire de toutes les fantaisies des auteurs, avec l'Ariane[2] de Desmarets de Saint-Sorlin (1632), il toucha enfin à l'histoire. Le goût public aidant[3], ce fut bientôt la forme de roman qui prévalut. Cassandre est de 1642, Cléopâtre de 1648,Artamène ou le Grand Cyrus de 1649,Clélie de 1656, et Faramond de 1661. Or, comme chacune de ces oeuvres a un nombre fort respectable de volumes[4] et que, s'il fallait déjà du temps pour les lire, il en fallait sans doute bien plus encore pour les composer, on peut dire que pendant plus d'un quart de siècle la production en fut continue. De cette union du roman et de l'histoire, il ne pouvait malheureusement rien sortir.

[Note 1: Comme il est essentiel de fixer et de préciser le sens d'un terme d'autant qu'il est plus flottant et plus vague, nous appelons (faute d'un mot plus clair et surtout plus simple) idéalistes les écrivains qui altèrent systématiquement l'histoire, moins soucieux de la décrire dans sa réalité que d'après l'idée plus ou moins fausse qu'ils ont pu s'en faire.]

[Note 2: Ariane est une contemporaine de Néron, et non la soeur de Phèdre: il ne faudrait pas s'y tromper.]

[Note 3: Dans l'édition précédente, nous avons dit les principales raisons de cet engouement.]

[Note 4: Les romans de Cassandre, d'Artamène et de Clélie en ont 10 chacun; Cléopâtre en a 12, 48 livres et 4153 pages.]

Si le roman historique n'est pas l'histoire, il n'en est pas moins vrai que les destinées de l'un sont intimement liées à celles de l'autre et que des progrès ou de l'intelligence de celle-ci dépendent les mérites ou les défauts de celui-là. Or, quelle idée se fait-on de l'histoire au XVIIe et au XVIIIe siècle? On connaît, il est vrai, avec assez d'exactitude les faits et les successions de faits de quelques époques. On sait, par exemple, que Cyrus fut un grand roi, que Néron incendia une partie de Rome, que Richard Coeur-de-Lion fut retenu prisonnier en Autriche à son retour de Palestine et qu'il y eut sous Charles VII une héroïne du nom de Jeanne d'Arc. Mais quelles étaient les moeurs de ces époques, leur façon de sentir et de penser, leur âme enfin,—ce qui est justement la seule matière possible du roman historique,—c'est ce qu'il semble difficile d'avoir ignoré d'une ignorance plus profonde. Vous pouvez parcourir Mézeray, pour ne citer que l'historien le plus estimé du XVIIe siècle, et le seul précisément que l'école descriptive des Chateaubriand et des Augustin Thierry ait un peu épargné: vous ne rencontrerez aucun de ces traits pénétrants qui révèlent chez les hommes des temps passés des âmes différentes des nôtres. Certaines de ses descriptions ne manquent pourtant pas d'exactitude. Il parle, dans son Histoire de France avant Clovis, de framées et de francisques; il montre ces guerriers primitifs chassant «aux Elans, aux Wisens et aux Urochs», dans une phrase dont il semble que le rythme n'ait pas échappé à Chateaubriand. Mais, sans compter que l'Avant-Clovis est de 1682 et par conséquent postérieur aux romans de Mlle de Scudéry et de La Calprenède, ce commencement de vérité pittoresque s'arrête à l'extérieur. Le dedans, l'âme, reste toujours hors de ses prises. Il ne vient même pas à la pensée de l'historien de se demander si ces dehors barbares peuvent cacher autre chose qu'une âme de barbare. Il n'y avait cependant qu'un pas à faire: on ne mit guère qu'un siècle et demi à le franchir.

En attendant, avec une insouciance et une sécurité vraiment admirables, on fait subir aux moeurs des temps passés le travestissement le plus ridicule. Encore s'il s'était contenté de les ignorer! Mais le siècle, avec une complaisance visible, les façonne à son image et à sa ressemblance. Par un scrupule dont on ne saurait trop le louer, Mézeray, dans sa Galerie des rois de France, a fait laisser en blanc les médaillons de «Faramond» (qu'il appelle aussi «Waramond»), de Clodion, de Mérovée et de Childéric. Mais il écrit sans sourciller que Childéric était «d'humeur amoureuse et d'agréable entretien parmi les Dames»; et au-dessous du portrait d'Hilmetrude, femme de Charlemagne, il laissera graver:

      Ce visage charmant, dont l'extrême beauté
      Vainquit un Roy vainqueur des plus superbes Testes,
      Fait assez voir qu'Amour, par qui tout est dompté,
      Sur les conquerans mesme establit ses conquestes.

Étonnez-vous après cela que les romanciers se soient fait le moindre scrupule de donner «L'air et l'esprit français à l'antique Italie»; que, malgré leurs noms, Alexandre et Cyrus, Brutus et Constance jargonnent à l'envi en d'interminables conversations de métaphysique sentimentale, comme des habitués des Samedis de Mlle de Scudéry; que Solon, Socrate, Jules César, Bussy d'Amboise, Alcibiade et tous les autres n'expédient et ne reçoivent que billets galants, ne tiennent que doucereux et fades propos; que les Croisades ne soient envisagées que par rapport aux amours d'un Théophile ou d'une Sophie; qu'une Jeanne d'Arc soit obligée de «décourager» un Baudricourt qui la poursuit de ses déclarations:

      Dormez, adorable Bergère,
      Fermez ces yeux qui causent tous mes maux.
      Je ne veux point troubler leur tranquile repos,
      Et tout plein de désirs sans être téméraire,
      Un seul de vos regards, un seul mot moins sévère,
      Récompenseront mes travaux;

que l'unique souci enfin de «Faramond» soit de fléchir la rigueur de la cruelle Rosemonde! Et demandez-vous d'ailleurs où ce pauvre La Calprenède aurait bien pu prendre la couleur locale de son Faramond!

À les entendre tous cependant, et qu'ils aient nom Scudéry, La Calprenède, Mlle de Villandon ou MMmes de Genlis et Simons-Candeille, les scrupules du plus exact historien n'égaleraient point leurs scrupules; ils n'avancent rien qu'ils ne soient capables de soutenir des preuves les plus authentiques; batailles et traités de paix, expéditions et négociations diplomatiques, depuis les événements les plus importants jusqu'aux faits les plus minimes, tout a été discuté, contrôlé, vérifié; tout a été puisé aux bonnes sources; tout est historique, comme ils disent. Il faut se défier de leurs préfaces, de leurs postfaces, et de toutes leurs notes explicatives et justificatives. N'est-il donc pas assez visible que, de vraisemblance et de fidélité, il ne saurait être question? que, «sous des noms romains», c'est «notre portrait», c'est-à-dire celui de leurs contemporains, qu'ils tracent? et que ce n'est par conséquent pas la société des temps passés, mais celle qu'ils avaient sous les yeux, dont ils s'appliquent à reproduire l'image? Malgré toutes les apparences, on s'acheminait si peu vers le roman historique qu'on lui tournait exactement le dos.

D'autant—et le nouvel abus est tout aussi grave—d'autant que l'histoire n'est souvent pour eux tous, surtout pour elles toutes, qu'«un voile ingénieux, un prétexte» à couvrir les plus ridicules et les plus plates inventions. L'étiquette:historique a été mise aux premiers feuillets, il suffit; le romancier, le coeur léger et débarrassé de tout scrupule, court à son vrai sujet, c'est-à-dire à une intrigue d'ordinaire étrangement compliquée et encore plus invraisemblable. Au surplus est-il parfaitement inutile de s'arrêter plus longtemps à prouver l'évidence même. Autant vaudrait s'attacher à démontrer que Florian n'a écrit Gonzalve de Cordoue que pour respecter l'histoire, et que les lettres adressées de tous les coins du monde—il y en a même une d'«un Anglais de la Caroline»!—à Marmontel, au sujet de_Bélisaire_, n'ont d'autre objet que de le féliciter de la vérité historique de son oeuvre!

Il est sans doute plus intéressant, pour faire voir quelles racines profondes avait poussées le mal, de le montrer infectant le commencement même du XIXe siècle, c'est-à-dire l'époque du succès européen de Walter Scott. Comme une épidémie qui, malgré toutes les précautions et en dépit de toutes les mesures, va toujours se propageant, et, sans faire d'aussi effrayants ravages qu'à ses débuts, frappe toujours quelques victimes, la contagion du roman pseudo-historique continue de sévir, malgré les glorieux exemples venus d'outre-Manche. Il fut donné à Mme de Genlis de voir la lumière, mais la lumière ne l'éclaira point. Elle connut Walter Scott et elle défendit contre lui sa conception surannée du roman historique par des raisons singulièrement faibles et malheureuses, et par des ouvrages plus faibles et plus malheureux encore.

Veut-elle nous décrire par exemple les horreurs d'un siège, elle dira comme au temps de d'Urfé ou de Mme Durand: «Les cornemuses devinrent muettes; on n'entendit plus que le bruit des armes et des trompettes belliqueuses. Les jeunes filles redoutaient de rencontrer ces militaires épars dans les champs trop souvent dévastés par eux! mais, émues et curieuses, elles se cachaient pour les voir, et elles admiraient en secret leur bonne mine, l'assurance et la fierté de leur maintien. Elles les comparaient aux villageois, et plus d'un pâtre eut à se plaindre de celle qu'il aimait.»(Siège de La Rochelle, page 200.) Faut-il ajouter que l'oeuvre de Mme de Genlis abonde en traits de cette force?

Et pourtant, malgré ces énormes, ces insupportables et irritants défauts, un des caractères, pas le plus important, mais un des caractères du roman historique subsiste dans les oeuvres du groupe. Ce n'est jamais l'époque contemporaine, assez rarement les temps modernes, presque toujours au contraire les siècles passés, que ces romanciers choisissent pour encadrer leurs scènes. L'évocation de civilisations lointaines, de sociétés différentes ou disparues, même quand l'évocation est ridiculement fausse, ne laisse pas d'exhaler comme un vague parfum de poésie. Doucement sollicitée, l'imagination continue ce que l'écrivain a tant bien que mal commencé. Tous ces romains et ces druides, ces Perses et ces Assyriens, ces Gaulois et ces Arabes, dépaysent agréablement le lecteur, quoi qu'il en ait, et il flotte sur l'oeuvre une espèce de clair-obscur, dont le romantisme devait sentir l'attirante puissance. En appliquant donc, même inconsciemment, un des principes du roman historique, c'était une espèce d'ébauche que ces pauvres écrivains donnaient du genre encore à naître. Ils méritent en conséquence de n'être pas complètement oubliés; et c'est tout ce qu'il importait de constater ici.

CHAPITRE II

Le courant réaliste.

La nécessité d'obéir aux aspirations de l'époque et de se conformer, du moins mal possible, à l'idéal littéraire d'alors, avait dicté aux auteurs du premier groupe le choix de leurs sujets. Les mêmes raisons imposèrent aux écrivains de celui-ci la matière de leurs romans et leur mode d'exécution.

Vers la fin du XVIIe siècle, les théories de l'école de 1660 ont momentanément triomphé. C'en est fait des longs récits à la Scudéry. Les attaques répétées de Molière, les succès éclatants de Racine, surtout les inépuisables et mordantes railleries de Boileau, en ont eu raison. Et les Almahide, les Célinte, les Princesse de Clèves, c'est-à-dire d'assez courtes nouvelles, remplacent désormais les prolixes Artamène ou les interminables Cléopâtre. La vogue des «caractères» et des «portraits», l'influence du théâtre comique favorisent encore un changement auquel les Mémoires d'autre part n'ont pas médiocrement contribué. Cette évolution du goût, le roman ne pouvait pas ne pas la suivre. Il a abandonné l'imaginaire ou l'invraisemblable pour des réalités précises, laissé la légende ou l'histoire trop reculée pour des époques voisines et donc assez bien connues; il a enfin, si le mot n'est pas trop ambitieux, changé d'esthétique. Le genre n'y perdait pas; et il n'est pas malaisé d'établir que le futur roman historique y trouvait particulièrement son compte.

Aux écrivains dont nous avons parlé jusqu'ici, il manquait non le sentiment profond de l'histoire,—la littérature devait en attendre jusqu'au XIXe siècle les premières manifestations,—mais le souci et comme le sens de la simple exactitude. Rien n'y préparait comme de choisir pour héros des personnages contemporains. Car alors l'imagination, toujours prête à s'emporter chez un romancier, est nécessairement tenue en bride. Le moins avisé des lecteurs peut comparer le modèle à la copie, le portrait à l'original; et il est fatal que cette facilité de vérification règle et contienne la main du peintre.

Non qu'on doive s'attendre à ne plus rencontrer que vérité absolue: la chose fut toujours rare à l'étalage d'un romancier, surtout s'il se pique de n'écrire que des romans historiques; et ne faut-il pas toujours compter avec la malignité humaine, principalement quand c'est sur des contemporains qu'elle a occasion de s'exercer? Il y aura donc des médisances et des calomnies, des indiscrétions ou des commérages, c'est-à-dire des infidélités. Mais, outre que nous y trouvons justement l'écho assez souvent fidèle de ce que les intérêts ou les passions ont pu faire penser, de leur vivant même, des personnages historiques, l'écrivain sera tenu de ne pas trop s'écarter d'une certaine vérité générale, dont les romanciers du groupe précédent n'avaient soupçonné ni la nécessité, ni même l'existence. Les héros des Courtilz de Sandras, des Hamilton et des Prévost sont des prodiges de vérité par comparaison avec les invraisemblables fantoches des La Calprenède ou des Scudéry.

Voici Mazarin. La psychologie du cauteleux italien ne sera sans doute ni bien raffinée, ni bien profonde: Courtilz de Sandras n'a que de très lointains rapports avec l'auteur de Britannicus ou de Mithridate. Mais comme les récits légers et malicieux de nos conteurs dégagent et fixent avec netteté les traits essentiels, ceux qui ont dû surtout faire impression sur les hommes d'alors! Il est «fin et adroit», fier d'ailleurs de son habileté et de sa souplesse: «en matière de ruse et de fourberie il eût été bien fâché de le céder à aucun», mais incapable de résister en face, surtout quand on lui parle d'un certain ton: «il ne falloit que montrer les dents pour en avoir tout ce qu'on vouloit», «ma fermeté le fit taire; il falloit lui contredire pour gagner sa cause avec lui»;—d'une avarice encore plus remarquable: «il étoit tenant comme un Juif quand il y alloit de son intérêt»; son premier soin, une fois ministre, est d'établir des jeux, on devine dans quel but: «il n'en vouloit point à la vie de personne, il n'en vouloit qu'à leur bourse et il n'y eut point de finesse qu'il ne mit en oeuvre pour remplir la sienne»;—flatteur excessif avec ceux qu'il redoute ou qu'il a intérêt à ménager, et d'une impertinence méprisante avec ses inférieurs, ces deux défauts rendus encore plus piquants par son zézaiement d'Italien: «Monsieur le Prince, lui dit-il d'abord qu'il le vit, que fairont les Espagnols dorénavant, vous qui touez plous de monde vous seul que ne fait oune armée?» Devant tant de bassesse, le probe et scrupuleux d'Artagnan ne peut éprouver que du mépris: «il lui dit encore quantité de momeries qui eussent été bien mieux dans la bouche d'un baladin que dans celle d'un ministre d'État.» Mais le susceptible et chatouilleux mousquetaire en entendra bien d'autres. «Artagnan, jou ne counouissois pas les François avant que de les gouverner, mais les Espagnols ont grande raison de les appeler Gavaches: il n'y a rien qu'on ne leur fasse faire pour de l'argent». Faites aussi la part de la hâblerie gasconne et de l'antipathie que l'avarice sordide du cardinal devait inspirer à la folle insouciance de notre mousquetaire: n'avez-vous point là l'impression exacte qu'ont dû éprouver les contemporains?

Les personnages ne sont pas seuls à avoir plus de vérité; c'est dans un milieu réel que ces êtres réels vivent et s'agitent.

Voyez par exemple, toujours chez Courtilz de Sandras, le monde turbulent et aventureux, un peu fou, mais si brillant, de la Fronde: Conti qui se révolte, les intrigues du Coadjuteur, «la fille aînée du duc d'Orléans, qui étoit une Princesse plus propre à porter un justaucorps qu'une jupe», et les soeurs Mancini, avec toutes les ambitions dont elles sont le centre. Le spectacle de la rue n'est ni moins bigarré, ni moins amusant: bretteurs et duellistes, mousquetaires ou «mouches» du lieutenant de police, femmes masquées et cavaliers qui se glissent à des rendez-vous furtifs, la rapière au côté et le pistolet à la ceinture, comme s'ils allaient au camp ou à la parade; un bruit, une agitation, un fourmillement à donner le vertige, et par-dessus tout, une bonne humeur largement épandue, une gaîté insouciante et folle, et comme une hâte fébrile de cueillir toutes les émotions et d'épuiser tous les plaisirs. Cependant Turenne et Vauban font la guerre, mais ce n'est pas à Cyrus ou au prince Constance qu'ils ont demandé des leçons de stratégie, et les soldats qu'ils mènent à la bataille ne ressemblent guère à ceux de «Faramond». Ils ont maraudé la veille, ils marauderont le lendemain et s'oublieront à des orgies violentes et brutales, sauf à retrouver leur belle et fringante allure quand il faudra défiler devant le roi ou le général, et leur entraînante bravoure au feu, devant l'ennemi. Vraiment et de toutes parts, c'est une époque entière qui ressuscite dans sa complexité touffue et dans sa réalité distincte. Et il y a plus encore de vérité chez Hamilton et l'abbé Prévost que chez Courtilz de Sandras.

Ainsi se tissait entre leurs mains la trame elle-même du roman historique. Le genre n'existait pas encore, du moins avait-il enfin la possibilité d'exister.

Ils lui rendaient encore un service presque aussi signalé en rejetant à l'arrière-plan les personnages historiques, au lieu de leur laisser occuper comme autrefois le devant de la scène. C'était remédier à l'un des plus graves inconvénients de l'ancienne méthode. Le rôle des personnages réduit, les occasions de mentir à leur caractère étaient réduites du même coup. On gagne rarement à être bavard: cette discrétion forcée leur épargna bon nombre de ces étranges invraisemblances que se permettaient leurs prédécesseurs; et quant aux incroyables sottises de Baudricourt ou de Richard, ni Mazarin ni Charles II n'avaient même plus le temps de les commettre. Les commettraient-ils d'ailleurs, la faute n'a pas la même importance: des personnages secondaires peuvent se permettre ce qu'on refusera toujours à des protagonistes.

Avec la composition et la perspective, le ton général devait aussi changer: nouvelle conséquence, et pas des moins importantes. Si c'est bien d'Artagnan ou Grammont, Cleveland ou cet excellent doyen de Killerine qui mènent le roman, il est de toute nécessité qu'ils lui imposent leurs façons et leurs habitudes de langage; d'autant qu'ils sont toujours en scène et qu'ils nous font eux-mêmes le récit de leurs aventures. A passer par leur jugement particulier, les personnages historiques subissaient des transformations particulières: à parler par leur bouche, ils devront contracter les habitudes de parole de leurs interprètes; et cela va plus loin qu'on ne pense. Tant que le protagoniste sera un comte ou un vénérable ecclésiastique anglais, le ton général, sous la gravité mélancolique et passionnée de l'un comme sous l'humeur piquante et enjouée de l'autre, gardera de la tenue et de la distinction, et nous n'entendrons que le langage des honnêtes gens. Mais si c'est un laquais, un mousquetaire ou un agent secret du lieutenant de police, on peut s'attendre à de belles irrévérences. Ce sera la liberté gaillarde du corps de garde ou la trivialité cynique de l'antichambre. On a vu le langage que d'Artagnan prête à Mazarin: le comte de Rochefort aura à peine plus d'égards pour Richelieu.

Quelle nouveauté! ou plutôt quel scandale! La nouveauté, il est vrai, ne fut guère suivie tout d'abord. Longtemps encore cette langue imagée et savoureuse, triviale mais forte, pleine de dictons et de proverbes expressifs sinon raffinés, abondante en énergiques métaphores populacières, la langue enfin de nos vieux conteurs gaulois, ne sera qu'au service de la valetaille et des laquais, des Mme Dutour et des Gil Blas; et les princes et les rois continueront à parler comme leurs ancêtres Cyrus et Pharamond, Auguste ou Mithridate. Mais un temps viendra où, au nom même d'une vérité plus générale et plus humaine, ils renonceront les premiers à cette noblesse de convention et trouveront surannées les lois de l'étiquette; on leur prêtera des propos de valets, et des duchesses et des reines parleront comme des chambrières; ce qui n'était que l'exception en 1700 deviendra à peu près la règle vers 1830. Walter Scott et Victor Hugo, Paul Lacroix et Roger de Beauvoir, Eugène Sue et Frédéric Soulié,—pour ne rien dire d'Alexandre Dumas,—avaient eu au moins un prédécesseur.

Cependant, malgré l'importance de ce groupe dans l'organisation du roman historique, et quelque féconde qu'ait été son influence, il manquait encore au genre à venir son élément essentiel, un des plus importants aussi dans l'histoire et l'esthétique du romantisme: le cadre ou la couleur locale. Dans les romans de Sandras et de Prevost, le milieu existe; mais il n'est guère que la description d'une époque à peu près contemporaine. Au contraire, la reconstitution du passé, dans la vérité au moins relative de ses apparences multiples et mouvantes, voilà l'oeuvre de la couleur locale. Deux conditions étaient nécessaires pour qu'elle fût possible.

Il fallait d'abord s'apercevoir de cette vérité fort simple,—si simple en effet qu'il n'en a fallu attendre que jusqu'au XIXe siècle la première expression—: que le passé est le passé et doit rester le passé, et donc qu'il est ridicule de le travestir à la dernière mode contemporaine; il fallait avoir le sentiment profond des différences profondes de l'humanité aux diverses étapes de son développement; d'un mot, il fallait comprendre véritablement l'histoire. C'est une gloire qui fut réservée à Chateaubriand.

Il fallait de plus qu'il se fût accompli toute une révolution et comme un déplacement total d'intérêt dans la littérature; qu'elle eût renoncé à ses plus chères habitudes de ne vouloir connaître que le dedans, pour prêter quelque attention au dehors; qu'elle devint enfin un peu moins psychologique et un peu plus pittoresque. De cette révolution ou plutôt de cette évolution, Chateaubriand reste le principal ouvrier. Nul doute que, s'il en avait eu l'ambition, son magnifique génie n'eût donné le premier modèle du nouveau genre, puisqu'il en avait créé l'atmosphère et comme la raison d'être. Il faut donc l'étudier et nous arriverons ainsi jusqu'au seuil du romantisme, notre véritable sujet.

CHAPITRE III

Le courant pittoresque.

Que le sentiment profond de l'histoire ait inspiré à Chateaubriand des pages incomparables, d'une nouveauté si originale et si forte qu'elles furent une révélation, c'est une vérité solidement établie. Nous sommes loin de Mézeray et de ses commencements timides de descriptions, et encore plus loin des récits décharnés, morts,—et inexacts,—de Velly et des autres. L'intelligence a tout pénétré, tout expliqué, tout fait revivre. Voici enfin des Barbares qui parlent et agissent comme des Barbares, qui en ont l'âme et les sentiments, comme ils osent en avoir la physionomie et le costume. Au lieu de s'occuper à des bouts-rimés, les compagnons de Pharamond entonnent le bardit; et leurs femmes, peu curieuses des subtilités sentimentales de la carte de Tendre, encouragent leurs maris au combat, aussi vaillantes et plus farouches que leurs farouches époux. Voici enfin une Grecque, Cymodocée, qui n'a pas oublié, pour je ne sais quelles plates élégances et quel jargon prétentieux, le divin langage des Muses helléniques; un prêtre d'Homère dont la parole est aussi nombreuse et pressée que celle de l'harmonieux Nestor; et en regard de cette douceur et de cette mollesse païennes, le beau contraste que forment la gravité simple et l'onction de l'évêque Cyrille et du vieux Lasthénès!

Ce n'est pas à dire que Chateaubriand ait inventé la couleur locale. Car enfin, on la connaissait avant lui; et l'on en peut signaler, dans notre littérature, de curieuses et même d'assez heureuses applications. Qui le croirait? Il y a de la couleur locale dans l'Astrée! On y lit fréquemment: «Elle était dans son âge tendre, n'ayant point encore passé un demi-siècle;» ce qui veut dire qu'elle avait à peu près quinze ans, le siècle gaulois n'étant que de trente ans. On peut y voir encore une requête curieuse écrite au Sénat de Massalie par Olymbre et Ursace, qui demandent la permission de se tuer, «souvenir très historique d'une disposition particulière à la législation massaliote.»

Voilà qui n'est pas déjà si mal: il y a mieux encore. Le grand prêtre Mirzéma ne se donne jamais que comme «indigne archichutti des sacrés tlamacazques»; et des dervis chantent à l'enterrement d'un pirate: «Iahilac Nillala Mchemet ressullaha tungari hisberemberae.»—Cette formule épistolaire et ce langage de mamamouchi sont, à n'en pas douter, de quelque disciple intransigeant et naïf de Théophile Gautier ou de Gustave Flaubert?—La vérité est qu'on peut les lire dans le Polexandre (I, 401), tout à côté des noms parfaitement exotiques de Culhuacan, d'Iztacpalam et de Tlacopan.

On pourrait multiplier les exemples, faire remarquer qu'il y a dans Gil Blas des pages dont on a pu dire qu'elles étaient trop espagnoles pour avoir été écrites par un français, et signaler chez l'abbé Prévost des scènes d'un exotisme digne d'Atala: ce n'en est pas moins avec Chateaubriand que le règne du pittoresque commence. Seul l'auteur des Martyrs a su appliquer la couleur locale avec une sûreté incomparable, avec conscience et volonté; et c'est bien lui qui l'a fait véritablement entrer dans la littérature. Les conséquences devaient en être considérables.

Jusqu'alors les écrivains n'avaient voulu peindre que l'homme, isolé des circonstances et des milieux qui peuvent modifier ses manières de penser et de sentir: Chateaubriand, au contraire, c'est des hommes qu'il prétend donner une image fidèle, avec toutes les différences que la race, le climat, le degré de civilisation ont apportées dans la constitution intime de leur intelligence et de leur coeur. Le point de vue était aussi différent que possible: les peintures ne devaient guère se ressembler.

Trois ouvrages, d'inégal mérite au point de vue qui nous occupe, furent les manifestations de cet art nouveau: les Natchez, les Martyrs et le Dernier Abencerage. Nous ne retiendrons que le plus important, les Martyrs.

Ils sont bien curieux et bien significatifs à cet égard. Tout ce qui doit établir, soutenir, prouver l'idée essentielle de l'oeuvre: que le christianisme a sur le paganisme toutes les supériorités morales, tout cela est assez faible, pour ne rien dire de plus. Ce qu'un apologiste de race, un Pascal ou un Bossuet, aurait saisi tout d'abord d'une étreinte vigoureuse et passionnée, Chateaubriand, par inadvertance ou impuissance, le laisse glisser hors de ses prises. Au contraire, tout ce qui est intelligence historique, divination et résurrection du monde antique, ses moeurs et ses costumes, ses coutumes et ses lois, les voluptueuses cités païennes aussi bien que les mystérieuses forêts gauloises toutes frissonnantes d'horreur sacrée: le prestigieux enchanteur a tout évoqué, tout fait revivre. C'est comme un monde nouveau qui lentement se lève devant les yeux éblouis, et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans ces tableaux, ou de leur vérité profonde, ou de leur prodigieuse variété. Le voilà bien, cette fois, le cadre, si profondément dédaigné jusqu'alors qu'on n'en sentait même pas la nécessité! Les personnages sont enfin situés. Le temps qui les a vus naître, les habitudes et les moeurs qui les ont formés, les paysages qu'ils ont eus sous les yeux, rien n'est oublié de ce qui peut nous faire comprendre et surtout nous faire voir, non plus les traits d'humanité générale par lesquels Eudore et Cymodocée, Hiéroclès ou Lasthénès se ressemblent, mais, au contraire, les différences particulières que le culte d'Homère et celui de Jésus ont gravées dans l'âme des jeunes époux martyrs, et qui ont creusé un abîme entre le père d'Eudore et le vil ministre de Dioclétien.

Aussi bien jamais écrivain ne fut plus merveilleusement servi par les impuissances mêmes de son génie; et, à la lettre, l'étendue de ce talent vient ici de ses limites, comme sa force de ses faiblesses. D'une incapacité radicale à se figurer d'autres âmes que la sienne, essentiellement inhabile à l'analyse psychologique qui ne s'exercerait pas sur Chaclas, Eudore ou René, c'est-à-dire sur le vicomte François de Chateaubriand en personne; d'une imagination au contraire admirablement organisée pour voir les choses avec «l'ivresse de les voir», il semble avoir été créé «par un décret nominatif de l'Eternel» pour donner à la littérature française les pages qui lui manquaient encore, et pour opérer la révolution d'où l'art moderne devait sortir, cet art qu'on pourrait appeler pittoresque et extérieur par opposition à l'art classique fait avant tout d'analyse et de psychologie.

Les preuves en abondent dans son oeuvre, ou, pour mieux dire, c'est son oeuvre tout entière qui en est la preuve. Que connaissons-nous exactement de l'âme de Cymodocée ou de Velléda? Sans doute l'auteur nous expose les craintes et les troubles de leur jeune coeur, plus ignorés et plus naïfs chez la douce fille d'Homère, plus impétueux et plus conscients chez l'inquiétante prêtresse de Teutatès. Mais est-ce bien par les différences de leurs sentiments que nous les distinguons, comme Hermione d'Iphigénie ou Monime de Roxane? N'est-ce point plutôt par l'extérieur, par l'image ineffaçable que nous laisse leur première apparition? Et comme cette première apparition est déterminée, précisée, rendue inoubliable par toutes les circonstances qui l'accompagnent, costume ou paysage! C'est, sous le ciel harmonieux de la Grèce et dans une nuit aux ombres légères et transparentes, Cymodocée à la tête de ses compagnes, chantant un hymne à la Vierge Blanche; et c'est Velléda sur le lac labouré par l'ouragan ou sur la lande de fougère et de mousse, au milieu des dolmens et de l'horreur mystérieuse d'une forêt gauloise. A peine l'artiste a-t-il esquissé la physionomie de ses deux héroïnes: elles n'en sont pas moins nettes cependant, et cette netteté vient des harmonies douces ou violentes, tempérées ou grandioses, parmi lesquelles le grand peintre nous les a montrées tout d'abord.

Puisque l'art de Chateaubriand est avant tout pittoresque et extérieur, son vrai triomphe sera dans la description. Ce fut la radieuse nouveauté des Martyrs. «Le Colysée formidable, les catacombes pleines d'une horreur sacrée, la Messénie rêveuse et douce, éclairée d'une lune de Virgile, les horizons bas et plats de la Germanie, le camp romain grave et triste, la prison chrétienne frémissante de l'ivresse du martyre, la plèbe romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses remous terribles; et le lac hanté, inquiétant et sombre, dans la forêt druidique[5]»: que de pages présentes à toutes les mémoires, nous allions dire à tous les yeux!

[Note 5: Faguet, Études sur le XIXe siècle.]

Voici encore Naples et sa plage voluptueuse, et son paysage plus suave et plus frais que «des fleurs et des fruits humides de rosée»; Jérusalem aride, désolée et triste au milieu des cyprès, des aloès et des nopals, et ses pauvres masures «pareilles à des sépulcres blanchis»; et tout cela vu avec la netteté, rendu avec la sûreté incomparable du «maître des peintres».

S'agit-il d'animer à la fois et les pays et les hommes qui y ont autrefois vécu, le génie de Chateaubriand est plus prestigieux encore. Quel tableau que celui de la bataille du sixième livre des Martyrs! C'est comme la description d'un témoin oculaire qui aurait été le plus merveilleux des artistes. Tout y est pittoresque et tout y est vivant. Inutile sans doute d'en rien citer: la page est dans toutes les mémoires.

Mais ce qu'il ne faut pas se lasser de faire remarquer, c'est l'éclatante nouveauté du tableau. Cette fois c'était bien la couleur locale, avec ce qu'elle peut avoir de plus précis pour l'esprit et de plus chatoyant pour l'imagination; et Chateaubriand tissait ainsi, et de façon définitive, la toile de fond du roman historique, s'il est vrai, comme le veut une spirituelle définition, que le roman historique ne soit que «l'art de faire mouvoir des personnages faux dans un décor à peu près exact[6].»

[Note 6: G. Renard, Nouvelle Revue, tome XXXV, p. 704, 1885.]

De telles nouveautés devaient être un jour singulièrement fécondes: elles ne réussirent d'abord qu'à susciter Marchangy, le symbole même des fades élégances et de la platitude emphatique, et un des plus parfaits exemples qu'en littérature les intentions ne suffisent pas. La Gaule poétique[7] est une merveille d'application et de bonne volonté: c'est un témoignage plus magnifique encore de radicale impuissance, une série d'essais qui restent stériles et qui avortent. Le malheureux! Cette matière si nouvelle, que Chateaubriand venait de découvrir, ne recommande-t-il pas de la couler dans les anciens moules du plus orthodoxe et du plus pur classicisme? Des règnes de François Ier et de Henri IV, on ferait «un nouveau genre d'épopée héroïque, facétieuse et familière»; et dans l'histoire des successeurs de Clovis, «la cantate, l'hymne, le dithyrambe, l'ode, l'héroïde, trouveraient des sujets inspirateurs!» Il est difficile sans doute de pousser plus loin la naïveté et l'inintelligence.

[Note 7: Le titre complet de l'ouvrage est: la Gaule poétique ou l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts. Il parut en 1813.]

C'est qu'aussi bien les temps n'étaient pas encore accomplis et que, pour faire porter tous leurs fruits aux nouveautés des Martyrs, il était besoin d'une autre influence et d'un autre écrivain. Il fallait un homme qui dès sa plus tendre enfance fût familier avec l'histoire et avec tout ce côté poétique de l'histoire, mêlé de faussetés et de vérités, qui forme le trésor de la légende; pour qui la vie passée, avec le pêle-mêle de ses menus détails et pratiques et coutumes ordinaires, fût aussi réelle, aussi vivante que le présent; dont l'imagination fût naturellement tournée vers l'archéologie et qui éprouvât vivement pour lui-même, afin de le faire mieux partager aux autres, le charme particulier que dégagent les choses disparues, vieux castels et vieilles armures; un homme enfin capable de traduire toutes ces choses dans un récit plus alerte que savant, plus enjoué que majestueux, et avec la seule ambition d'intéresser par la vérité savoureuse de ses peintures. Il vint, mais il naquit de l'autre côté du détroit, et ce fut Walter Scott.

CHAPITRE IV

Le roman historique dans Walter Scott.

Jamais écrivain ne fut mieux préparé au rôle glorieux qu'il allait remplir. La nature l'avait créé conteur: de très bonne heure son goût et les circonstances le firent antiquaire. Des nombreux témoignages de ses biographes, et surtout de ses aveux personnels, il apparaît clairement que le présent ne l'a jamais intéressé que comme représentatif du passé, et que c'est au passé que sont toujours allées ses préférences. Les siècles précédents lui sont aussi familiers, plus familiers peut-être que son époque même, et il s'oriente dans ces temps reculés comme s'il y avait réellement vécu.

Les «récits aventureux et féodaux» et tout ce qui a trait «aux chevaliers errants», voilà ce qui le passionne, et au fond c'est la seule chose qu'il ait jamais aimée. Un paysage ne l'intéresse que par les souvenirs qu'il évoque, et, à ses yeux, un site n'est pittoresque et digne d'attention qu'autant qu'il a servi de cadre à une scène historique, et qu'autrefois il s'est passé là quelque chose. Mme de Staël disait qu'elle n'ouvrirait pas sa fenêtre pour voir le golfe de Naples, et qu'elle ferait des lieues pour entendre la conversation d'un homme d'esprit: Walter Scott, en voyage, aurait peut-être hésité à changer son itinéraire pour un paysage qui n'aurait eu à lui offrir que le spectacle de ses seules beautés naturelles, au lieu que la plus insignifiante des ruines, pourvu qu'elle fût authentique, et il s'y connaissait, le remplissait d'émotion. «On n'avait qu'à me montrer un vieux château, un champ de bataille; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entraînais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions.» Quand la fortune lui fut venue avec la gloire, il s'empressa de faire d'Abbotsford une espèce de manoir féodal; il y recevait la foule de ses admirateurs, comme un seigneur des temps antiques. Ainsi se réalisait son rêve intime, et il avait alors, ou à peu près, l'illusion d'être enfin redevenu le vrai contemporain de ses héros, —qui aussi bien n'ont jamais cessé d'être pour lui des contemporains.

Et ce vif sentiment des choses mortes ou à peu près disparues n'était pas chez le baronnet caprice léger de poète ou fantaisie passagère d'artiste. Il ne se contentait pas de goûter profondément tout ce qui était gothique et lointain: la connaissance qu'il en avait était aussi exacte qu'étendue. Il a commencé jeune à dévorer des bibliothèques, et il a toujours continué à les retenir. D'une curiosité infatigable, constamment en quête et furetant, il apprenait sans cesse et avec le rare privilège de ne jamais oublier ce qu'il avait une fois appris. Sa mémoire est inépuisable; à propos de tout et sur tout elle lui fournit d'interminables séries d'anecdotes. Les hôtes d'Abbotsford en sont émerveillés et crient au prodige. Devant leur attention stupéfaite, il est capable de faire défiler en quelques heures les spectacles les plus différents et les évocations les plus dissemblables. Jamais d'erreur ou même de confusion: chaque souvenir est marqué des traits qui lui appartiennent en propre, précis et significatifs. Compagnons de Richard ou contemporains de Louis XI, highlanders ou chevaliers de la Croisade, comtes normands ou porchers saxons, joyeux outlaws ou fiers archers de la garde écossaise, tous vivent et surtout tous se distinguent. Le magicien qui les ressuscite est le plus exact, le plus informé, le plus minutieux des antiquaires. Il pourrait presque dire où a été trempé leur poignard et quel ouvrier a forgé leur cotte de mailles. Sa vie a été employée à peu près tout entière à faire ainsi provision de vieux souvenirs; car sa mémoire, comme son imagination, est tournée complètement vers le passé et retient surtout les choses qui ont comme un parfum d'archéologie. Ce n'est pas en artiste ou en dilettante qu'il a lu ou voyagé, c'est, avant tout en antiquaire. Il en a l'ardeur, le flair, les scrupules. Il en a plus encore la sûreté et l'érudition. C'est ce qui l'a mis en mesure, car sa facilité tient du prodige, d'improviser aussi aisément un roman sur l'époque de Louis XI ou celle des Croisades, que sur l'Écosse moderne. Il en portait dans sa mémoire tous les éléments réunis d'avance. Ils y restaient comme canalisés, n'attendant pour s'épancher au dehors qu'une occasion favorable. L'écluse ouverte, ils coulaient abondamment, sans relâche, avec de gros bouillonnements joyeux. Pour Walter Scott plus que pour tout autre écrivain, créer ne fut jamais que se ressouvenir.

Il avait donc les qualités essentielles pour briller dans le roman historique; il ne pouvait pas ne pas en donner les premiers modèles, s'il appliquait à traiter le genre toutes les ressources de sa merveilleuse organisation. Or, depuis plus d'un demi-siècle, un irrésistible courant poussait la littérature anglaise vers les choses du moyen âge. Horace Walpole, Clara Reeve, Anne Radcliffe, d'autres encore, avaient mis le gothique en honneur. Walter Scott en profita, mais comme savent profiter les hommes de génie, et le roman historique put enfin exister.

Qu'apportaient donc de si nouveau les «Waverley Novels»?

Tout simplement, le roman historique y était traité pour lui-même, ce qui veut dire qu'il n'allait pas avoir d'autre objet que de nous offrir des diverses époques auxquelles il s'appliquerait une image aussi exacte que possible, et que, de la fidélité de cette peinture, c'était tout l'intérêt de l'oeuvre qui devait désormais sortir. La transformation était aussi complète que possible; c'était même une véritable révolution.

Dès l'instant que la description précise et, si possible, la résurrection du passé, deviennent l'unique souci et l'ambition exclusive du romancier, il suit d'abord, et nécessairement, que c'est d'une intrigue véritablement historique que le récit tirera le meilleur de son pathétique et de sa force. La question n'est plus maintenant de savoir après quelles péripéties le jeune premier épousera la jeune première, et ce ne peut être de l'analyse plus ou moins fade d'une passion plus ou moins superficielle et banale que se préoccupe désormais l'écrivain. Il s'agit bien vraiment des amours de Rosa Bradwardine et de Waverley, d'Isabelle et de Quentin Durward, de lady Rowena et du chevalier Wilfrid! C'est l'Écosse elle-même qui est en scène, avec les divisions intestines qui la travaillent, ses crises régulières de loyalisme et ses révolutions périodiques pour le rétablissement des Stuarts; c'est le duel entre le roi de France et le duc de Bourgogne, entre un suzerain uniquement jaloux d'étendre son pouvoir et un orgueilleux vassal impatient de toute dépendance; c'est enfin la lutte entre un peuple opprimé et une race victorieuse, entre les Normands envahisseurs et les Saxons qui ne se soumettent qu'en frémissant et le coeur plein de rage. Et sans examiner si le conflit de deux provinces ou de deux nations n'est pas plus passionnant que le conflit d'intérêts particuliers et si même le drame n'y gagne pas une grandeur singulière, ce qu'il faut faire remarquer, c'est que l'histoire n'est plus un fardeau gênant, qui alourdit le récit et dont il convient de se débarrasser au plus vite dans deux ou trois chapitres préliminaires; que tout au contraire l'auteur en porte allègrement le poids d'un bout à l'autre du roman, si long qu'il puisse être; et que, loin de la dissimuler, il l'étale, puisqu'enfin c'est elle qui soutient toutes les parties de l'oeuvre, qui les anime, qui les explique. L'antique servante, si dédaignée autrefois, est reine maintenant, et c'est sur toutes choses qu'elle va étendre un empire à peu près absolu.

Comme elle a transformé l'intrigue, elle va transformer les sentiments. De personnels et particuliers qu'ils étaient toujours dans l'ancien roman historique, ils deviennent pour ainsi dire généraux et publics. En d'autres termes, ce ne sont plus les sentiments des personnages ou leurs pensées propres qui nous intéressent, mais bien les sentiments et les pensées de la collectivité qu'ils représentent et qu'ils résument. Roland Graeme peut se désoler des inconstances apparentes et des inexplicables caprices de Catherine: l'un et l'autre, ils sont plus et mieux que des soupirants. Le charme qu'exerce autour d'elle Marie Stuart, l'irrésistible attrait dont se sentent saisis ceux mêmes qui devraient être ses gardiens et ses bourreaux et qui ne savent devenir que ses adorateurs, l'admiration que tant d'esprit leur inspire, les terribles angoisses où les jettent tant de folles et mordantes paroles, les dévouements absolus et fanatiques de ses partisans, les jalousies farouches et les haines irréconciliables de ses ennemis, voilà les sentiments que symbolisent les personnages de l'Abbé. Ce sont moins des physionomies que des types, moins des individus que des symboles. C'était à cela que devait nécessairement aboutir le système, et Ivanhoe va nous donner le plaisir d'en achever la démonstration.

Quelle est en effet la physionomie propre du vieux Cédric? En vérité, il n'en a pas, et nul besoin ne s'imposait au romancier de lui en donner une. N'est-il donc pas assez caractérisé par l'esprit d'indépendance et le loyalisme des vieux thanes saxons qu'il représente? Il est «impétueux et irascible», nous dit-on, mais ce doit être à cause de Hastings et de ses terribles conséquences. Tant d'insolences, de vexations et de brigandages commis par les oppresseurs et restés impunis, ont agi continuellement comme un ferment sur son âme et l'ont depuis bien longtemps aigrie et empoisonnée. Regardez-le pour l'instant, dans la grande salle de Rothervood, sur un des fauteuils plus élevés que les autres chaises, donner des signes visibles d'impatience et de mauvaise humeur. Le souper n'est pas servi; mais surtout lady Rowena vient à peine de rentrer; elle a été mouillée par l'orage, et lady Rowena est du précieux, de l'inestimable sang royal saxon! Puis, on est sans nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qu'un Normand pourrait avoir volés:—nous sommes en Angleterre et en plein XIIe siècle—. Le bouffon Wamba non plus n'est pas de retour; et le vieux Cédric est à jeun depuis midi. L'échanson Oswald lui fait timidement observer qu'il n'est pas si tard, qu'une heure à peine s'est écoulée depuis la sonnerie du couvre-feu. Le nom et la chose sont d'origine normande: l'irascible Franklin éclate: «Que le diable emporte le couvre-feu, le tyrannique Bâtard qui l'a institué, ainsi que l'esclave sans coeur qui le nomme, avec une langue saxonne, à une oreille saxonne!» Vous sentez si la fibre nationale est chatouilleuse. Et le mot malencontreux fait affluer les réflexions amères: «Le couvre-feu! oui, le couvre-feu, qui force les honnêtes gens à éteindre leurs lumières, afin que les voleurs et les bandits puissent travailler dans les ténèbres», etc.

Amour passionné de tout ce qui est saxon et haine aveugle pour tout ce qui est normand; mépris intraitable de l'étranger usurpateur et fidélité intransigeante aux derniers rejetons de ses rois légitimes; instinct de révolte sans cesse frémissant et toujours prêt à faire explosion, et vague conscience que tout effort est inutile et que les plus furieux accès de rage sont condamnés à rester à tout jamais impuissants: voilà tout Cédric. C'est mieux qu'un caractère de roman: c'est un type et un type essentiellement historique. En lui revit toute la race des franklins qui, avec indignation et fureur, ont obstinément repoussé la conquête normande. Cet homme est à lui seul toute une période de l'histoire sociale d'Angleterre,—et un des plus beaux exemples des modifications profondes que la nouvelle conception du romancier écossais apportait dans les caractères des personnages et dans leurs passions.

Car ce que nous venons de dire de Cédric peut s'appliquer aux autres acteurs du drame, et toujours avec la même vérité, sinon avec le même éclat. Aucun d'eux n'est simplement individuel; tous au contraire, ils sont tous représentatifs avant toute chose.

Front-de-Boeuf, de Bracy et tous les courtisans du prince Jean incarnent, avec des nuances diverses, les vainqueurs insolents et les spoliateurs impertinents ou tyranniques. L'Église n'est pas moins nettement caractérisée que la Noblesse. C'est le prieur Aymer, abbé de Jorvaulx, coquet, mondain et galant, ne s'imposant que dans son abbaye le lac dulce ou le lac acidum, mais hors de son monastère répondant aux toasts avec de l'excellent vin, et «laissant la liqueur plus faible à son frère lai». C'est encore le templier Brian de Bois-Guilbert, brutal, insolent, débauché, cynique et athée. C'est enfin Frère Tuck, le plus joyeux des joyeux moines d'autrefois, qu'on dirait échappé du livre de Rabelais, le vrai et digne frère de cet inoubliable Jehan des Entommeures, plus intrépide à vider une bouteille en joyeuse compagnie et à jouer du bâton à deux bouts qu'à dire son office et à chanter matines, cordial, exubérant, d'une gaîté tonitruante, musclé comme un athlète, brave et adroit comme un outlaw et, pour peu qu'il ait bu, défiant avec un entrain irrésistible le diable, les diablotins et tous les diables, «avec leurs queues courtes ou longues».

Au-dessous d'eux, la catégorie des persécutés, des faibles et des opprimés: Rébecca, dont la surprenante beauté ne lui est qu'une source de dangers continuels; son père, Isaac, méprisé, honni de tous, même des esclaves, plus maltraité qu'un chien, et à qui des tortures arracheront son or, s'il fait mine de le refuser à des exigences révoltantes d'arbitraire et d'injustice; le porcher Gurth, serf de Cédric; son compagnon d'esclavage, le pauvre fou Wamba, tous deux portant le collier de servitude, tous deux dévoués à leurs maîtres jusqu'à affronter simplement la mort pour eux. A côté et comme en marge de la société régulière, Robin Hood et ses joyeux outlaws, vivant de leur chasse et des voyageurs qu'ils détroussent; respectueux observateurs de la discipline et du code particulier qui les gouverne, braves et fidèles, de vrais chevaliers qui seraient des bandits…

Mais quelque différence qui distingue ces personnages, ils se ressemblent par un point particulier: ils ont tous, et singulièrement vivante et expressive, la physionomie de la catégorie ou de la classe qu'ils représentent, et leurs sentiments, leurs passions ou leurs intérêts sont les intérêts, les passions et les sentiments de cette catégorie ou de cette classe. Toute une société ressuscite ainsi sous nos yeux avec ses groupes particuliers et leurs nuances distinctes. Ivanhoe n'est que de l'histoire en tableaux.

Ainsi s'explique l'importance soudaine que prennent désormais dans le roman ceux qu'il avait dédaignés jusque-là, les petits et les humbles et, pour tout dire d'un mot, le peuple. C'est de tout côté, pour ainsi dire, qu'il fait irruption. Le rôle du porcher Gurth est presque aussi considérable que celui de son maître Cédric; le bouffon Wamba est aussi souvent en scène que le templier, et Richard Coeur-de-Lion lui-même est loin d'éclipser Robin Hood-Locksley et son digne compagnon d'armes, le joyeux ermite de Copmanhurst. Puisqu'il s'agit de donner d'une société ou d'une époque l'image la plus ressemblante et la plus complète possible, le peintre devra nécessairement en évoquer tous les groupes et toutes les classes, n'en laisser aucun dans l'ombre, mais les amener tous à la lumière, et de préférence ceux où les passions et les mouvements politiques ont des répercussions d'autant plus exactes et plus profondes que rien ne vient altérer leur justesse ou entamer leur intégrité.

Dans le roman historique ainsi constitué, on voit la place que doit nécessairement occuper la couleur locale. Elle est tout, à la lettre, puisque par définition elle constitue le roman lui-même. Nous venons de le montrer pour les personnages. Il faut le faire voir maintenant pour le milieu. La chose est facile, Walter Scott ayant apporté aux décors de ses récits une attention particulière. Ce sont peut-être ses meilleures pages.

Que de tableaux caractéristiques! que de scènes expressives! Pour ne pas parler de ses peintures de l'Écosse, dont l'exactitude s'explique par d'autres raisons, que de netteté et de relief, par exemple, dans la description de cette brillante cour d'Elisabeth, monde bariolé, spirituel, avide de plaisir, tout occupé de poésie et de fêtes dramatiques, encore plus passionné pour l'intrigue, toujours affairé et joyeux! Et le terrible contraste entre la cour de France et la cour de Bourgogne! Ici, prodigalités, folies éblouissantes; là économie et épargne sordide; d'un côté générosité, témérité, insouciance; de l'autre égoïsme, prudence, calculs; chez le vassal, orgie et fêtes perpétuelles; chez le suzerain, tristesse morne de prison et de sépulcre. Ainsi le milieu explique toujours d'avance les personnages, et il les explique admirablement.

Mais le plus beau témoignage qu'on en puisse apporter, c'est encore à ce magnifique Ivanhoe qu'il faut le demander. Tout le monde connaît la forêt du premier chapitre.

Le soleil se couchait sur une riche et gazonneuse clairière de cette forêt…; des centaines de chênes aux larges têtes, aux troncs ramassés, aux branches étendues, qui avaient peut-être été témoins de la marche triomphale des soldats romains, jetaient leurs rameaux robustes sur un épais tapis de la plus délicieuse verdure. Dans quelques endroits, ils étaient entremêlés de hêtres, de houx et de taillis de diverses essences, si étroitement serrés, qu'ils interceptaient les rayons du soleil couchant; sur d'autres points, ils s'isolaient, formant ces longues avenues dans l'entrelacement desquelles le regard aime à s'égarer, tandis que l'imagination les considère comme des sentiers menant à des aspects d'une solitude plus sauvage encore. Ici, les rouges rayons du soleil lançaient une lumière éparse et décolorée, qui ruisselait sur les branches brisées et les troncs moussus des arbres; là, ils illuminaient en brillantes fractions les portions de terre jusqu'auxquelles ils se frayaient un chemin. Un vaste espace ouvert, au milieu de cette clairière, paraissait avoir été autrefois voué aux rites de la superstition des druides; car, sur le sommet d'une éminence assez régulière pour paraître élevée par la main des hommes, il existait encore une partie d'un cercle de pierres rudes et frustes de colossales proportions[8].

[Note 8: Traduction A. Dumas.]

N'est-ce pas l'évocation d'une splendide forêt féodale? S'il y a des hommes, ils ne ressembleront sans doute pas à nos contemporains.

Voici en effet le porcher Gurth, avec sa veste faite «de la peau tannée de quelque animal, sur laquelle les poils avaient tout d'abord subsisté, mais avaient été depuis usés en tant d'endroits qu'il eût été difficile de dire, par les échantillons qui en restaient, à quel animal cette fourrure avait appartenu»; ses sandales «assurées par des courroies de peau de sanglier», son panier, sa corne de bélier, son couteau «à deux tranchants et à manche de corne de daim», son épaisse chevelure aux touffes emmêlées «couleur de rouille», et surtout son collier de cuivre soudé à son cou, avec l'inscription: GURTH, FILS DE BEOWULPH, SERF-NÉ DE CÉDRIC DE ROTHERWOOD.

L'accoutrement de son compagnon d'esclavage, le bouffon Wamba, n'est pas moins caractéristique. Il a une veste qui fut jadis teinte en pourpre vif et où l'on avait dessiné des ornements grotesques de diverses couleurs, un manteau de drap cramoisi doublé de jaune vif, des bracelets en argent, et un bonnet tout garni de sonnettes. De tels détails suffisent pour préciser une époque.

Voyez maintenant, en contraste et s'avançant dans la même clairière, l'opulent cortège du prieur Aymer, la suite terrible du templier Brian de Bois-Guilbert; entrez avec eux dans la vaste salle de Rotherwood, avec son immense table de chêne formée de planches à peine dégrossies, son énorme cheminée qui fume, son «parquet» fait «de terre mêlée de chaux, endurcie par le tassement, comme on le voit souvent dans les aires de nos granges modernes»: ne recevez-vous pas, et très nette, l'impression que ni les hommes, ni les choses ne sont de notre temps, et n'est-ce point une scène du moyen âge qui se lève devant votre imagination?

Le roman historique est donc bien l'oeuvre de Scott. Il lui appartient au même degré et au même titre que la tragédie à Corneille, la comédie à Molière, la fable à La Fontaine. Genre incertain avant lui, indéterminé, hybride, n'ayant qu'une existence précaire, s'il est vrai qu'il ait même jamais existé, il vit désormais, il existe, et si bien, qu'il va croître et pulluler extraordinairement. Sans doute, dans cette floraison subite et magnifique, il faut faire la part des circonstances; ce rapide et plein épanouissement s'explique, nous le verrons, par des causes plus générales et plus profondes que le simple attrait de la nouveauté, si puissant qu'on le suppose. Le succès n'en devait que mieux venir: il fut éclatant.

* * * * *

LIVRE II

LE ROMAN HISTORIQUE DE WALTER SCOTT ET LE ROMANTISME

CHAPITRE PREMIER

Historique du succès de Walter Scott en France.

Ce fut plus qu'un succès: ce fut un engouement. Une génération tout entière en demeura éblouie et séduite. «Modistes et duchesses», depuis le simple peuple jusqu'à l'élite intellectuelle et artistique de la nation, tout subit la fascination et le prestige. Jamais étranger n'avait été populaire à ce point parmi nous; et même, de 1820 à 1830, aucun nom français ne fut en France plus connu et glorieux.

Ce n'est pas que le succès se soit imposé tout d'abord, et avec une foudroyante rapidité. Les premiers articles qu'on lui consacre (Conservateur littéraire, Diable boiteux, Annales politiques, morales et littéraires) manquent d'enthousiasme. Assez rapidement cependant, les éloges se font moins discrets. Vers 1817 le succès se dessine; la popularité même commence; elle est complète dès 1820, et à pleines voiles Walter Scott cingle vers la gloire.

Ce ne sont plus désormais que comptes rendus dithyrambiques, ou peu s'en faut: Walter Scott était un confrère, mais c'était un étranger. Le jeune Victor Hugo donne l'exemple; il met délibérément l'Écossais au-dessus de Lesage, déclare que tout ou presque tout est à admirer dans les «Waverley Novels», et la plupart des journaux font comme le Conservateur littéraire.

Chaque nouveau roman est attendu avec une impatience fébrile, et on se l'arrache dès son apparition.

Du Walter Scott! du Walter Scott! Hâtez-vous, Messieurs, et vous surtout, Mesdames; c'est du merveilleux, c'est du nouveau; hâtez-vous! La première édition est épuisée, la seconde est retenue d'avance, la troisième disparaîtra, à peine sortie de la presse. Accourez, achetez; mauvais ou bon, qu'importe! sir Walter Scott y a mis son nom, cela suffit… et vivent l'Angleterre et les Anglais[9]!

[Note 9: L'Abeille (ancienne Minerve littéraire), III, 1821, p. 76.]

C'est le moment où, dans la presse française, on ne parle vraiment plus que du grand Écossais.

Et comme de juste, le public est avide de détails sur son écrivain favori. Amédée Pichot lui consacre une Notice,—d'ailleurs pleine d'inexactitudes, et qu'il corrigera fort heureusement plus tard. On fait le voyage d'Écosse pour voir le «grand Inconnu»[10]; Édimbourg devient un pèlerinage littéraire, et si on a eu le bon-heur de rencontrer l'illustre écrivain, on s'en retourne content, comme cet Espagnol qui n'était venu à Rome que pour Tite-Live.

[Note 10: Adolphe Blanqui, Voyage d'un jeune Français en Angleterre et en
Écosse pendant l'automne de 1823
.]

Rien de caractéristique à cet égard comme le Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, d'Amédée Pichot (1825); et c'est bien le document le plus significatif de la réputation dont jouissait alors chez nous le grand étranger. Le «voyageur» est intarissable de détails sur son compte. Portrait physique, portrait moral, habitudes et manies, rien n'est oublié de ce qui peut satisfaire une curiosité que l'on devine insatiable.

Mais tout le monde ne peut pas aller à Édimbourg, et il n'a été donné qu'à quelques rares privilégiés de contempler une physionomie si vénérée: on fera donc venir le buste du romancier à la mode. C'est le Globe du 2 décembre 1824 qui annonce l'heureuse nouvelle: «Le libraire Ch. Gosselin… a fait venir de Londres le buste de sir Walter Scott… Ce chef-d'oeuvre de statuaire méritait d'être copié en France, et M. Gosselin vient d'ouvrir une souscription pour trente modèles en plâtre, parfaitement conformes à l'original. Les dix premiers numéros sont retenus…» Quand «l'original» se décidera à venir à Paris, ce sera un événement public; sa maison ne désemplira pas de visiteurs; on se le montrera du doigt dans la rue, et par instants l'admiration débordante sera une espèce de délire.

Les poètes accordent à ce propos leur lyre en son honneur. Un certain Vander-Burch lui adresse une longue «Epître» où, à défaut de talent, il y a de l'enthousiasme: Si natura negat, facit admiratio versum; et en attendant d'imiter l'illustre Écossais à son tour, Cordellier-Delanoue le célèbre en vers épileptiques:

      Salut, Ivanhoé! débris de la Croisade!
      Honneur à toi! Salut, épopée! Iliade!

Ce qui vaut mieux encore, dans ce concert universel d'éloges de graves et scrupuleux savants font entendre leur voix. Raynouard vante ses mérites d'exactitude; et sous la signature T.J. (Théodore Jouffroy), le Globe publie (1826-1827) des articles qui sont bien l'étude la plus fine et la plus pénétrante qu'on ait faite, à cette époque, du talent du grand romancier.

Ce ne sont pas d'ailleurs et seulement les écrivains qui imitent le glorieux étranger. De ses oeuvres, les musiciens tirent des sujets d'opéras, et les peintres des sujets de tableaux[11]. Tout est «à la Walter Scott», ameublements et costumes[12].

[Note 11: Guy Mannering inspire la Sorcière de Ducange; en 1827, les Nouveautés jouent un Caleb; Soulié pense à mettre au théâtre les Puritains et Kenilworth; Ducange tire un drame de la Fiancée de Lammermoor; Ancelot pille Scott pour son Olga; et des Chroniques de la Canongate Goubaux extrait la Vie d'un joueur.—Cf. Revue d'Histoire littéraire de la France, 15 janvier 1898. p. 81, un article de M. Clouard mentionnant une oeuvre inédite d'A. de Musset, «la Quittance du Diable», imitée du Redgauntlet de Walter Scott.—Quant à Delavigne et à Dumas, il serait trop long de dire ce qu'ils doivent à W. Scott.]

[Note 12: Les Moeurs et Coutumes (Bibliothèque nationale, département des estampes) montreront des spécimens de cravates, de toques à la Walter Scott; La Mésangère, III et IV, indiquera des détails de mobiliers écossais; La Bédollière, Histoire de la mode en France, 1858, nous apprendra que de 1822 à 1830 on n'a vu que carreaux écossais «à la Dame blanche». Et on sait que la duchesse de Berry donna plusieurs bals masqués avec costumes empruntés aux «Waverley Novels». Cf. notre étude le Romantisme et la mode.]

      On ne peut se faire une idée de cette vogue dont l'année
      1827 marqua l'apogée. Elle se retrouvait dans les costumes,
      dans les modes, dans les ameublements, sur les enseignes de
      magasins et sur les affiches des théâtres… Un même soir,
      le Théâtre-Français jouait Louis XI à Péronne, de Mély-Janin,
      extrait de Quentin Durward; l'Odéon, le Labyrinthe
      de Woodstock
; l'Opéra-Comique, Leicester, de Scribe et
      Auber, pris au Château de Kenilworth, et le lendemain, la
      Dame Blanche inspirée tout à la fois par le Monastère et
      Guy Mannering.
      (Pontmartin, Mémoires, II, p. 3.)

Les esprits les plus fins, les plus distingués et les plus difficiles se font un charme de cette lecture: voyez les Lettres de Doudan; et nous ne parlons pas des témoignages d'admiration que lui ont adressés ses principaux imitateurs et surtout Balzac, dans sa préface de la Comédie humaine.

C'est à peine si de loin en loin s'élèvent quelques protestations contre cette gloire toujours croissante. Mme de Genlis réclame contre cet étranger par trop envahissant: elle était vraiment bien qualifiée pour prendre la défense du roman historique! Un autre, dans une interminable préface de 64 pages, en tête d'un roman de Cécile ou les Passions (en cinq volumes), Jouy, se répand en plaintes amères contre un romancier moins historien que «le moindre compilateur d'anecdotes». Mme de Genlis et Jouy en furent pour leurs protestations par trop intéressées; et malgré les faiblesses et les défaillances des dernières oeuvres, la gloire de Walter Scott brilla d'un éclat toujours plus vif jusqu'à la fin, bien loin de subir d'éclipse.

Sa mort fut un événement, on pourrait presque dire un deuil public. Pendant sa longue agonie, les journaux publiaient tous les jours un bulletin de sa santé, et toute l'Europe eut quelque temps les yeux tournés vers le coin d'Écosse où «l'enchanteur» achevait de mourir, usé par des fatigues excessives qui n'avaient presque rien entamé de son énergique volonté. Tous les articles que cette mort inspira à la presse sont pleins d'une émotion sincère, souvent même profonde.

Sainte-Beuve, écrit le 27 septembre 1832: «Ce n'est pas seulement un deuil pour l'Angleterre, c'en doit être un pour la France et pour le monde civilisé, dont Walter Scott, plus qu'aucun autre des écrivains du temps, a été comme l'enchanteur prodigue et l'aimable bienfaiteur… Il est mort plein d'oeuvres et il avait rassasié le monde… La postérité retranchera sans doute quelque chose à notre admiration de ses oeuvres, mais il lui en restera toujours assez pour demeurer un grand créateur, un homme immense, un peintre immortel de l'homme.»

«Walter Scott n'a survécu que peu de mois à son génie, dit le Constitutionnel du 30 septembre de la même année; il a enfin achevé de mourir. Sa vie est remplie, sa gloire est complète… Un génie aussi vaste, aussi varié, aussi attachant, est un bienfait pour le siècle auquel il échoit comme un don providentiel.»

Mais c'est le directeur de la Revue de Paris qui trouve, pour déplorer cette grande perte, les accents les plus émus et les plus touchants[13]:

La mort nous enlève Walter Scott lorsque sa carrière est parcourue et au delà; lorsqu'il n'avait plus rien à faire pour sa gloire… Il meurt immortel par son nom et pur dans sa vie… On éprouve cependant, à la nouvelle de cet événement prévu depuis plusieurs mois, cette tristesse si poétiquement définie par lui, quand il comparait l'effet de la mort de lord Byron à celui que produirait l'extinction subite d'un des astres qui éclairent et réjouissent la terre. Sir Walter Scott avait raison; le monde entier doit porter le deuil de ces hommes dont le génie… a étendu sur le monde entier son influence et conquis de nouveaux mondes à la pensée humaine.

Ce que les Anglais disent de notre Molière, qu'il n'appartient pas à la France, mais à toutes les nations civilisées, nous aimons à le dire de leur Walter Scott. Mais ce que nous devons constater surtout, c'est que, de tous les auteurs étrangers, Walter Scott est, certes, celui qui s'est le plus facilement naturalisé parmi nous, qui a le plus facilement triomphé de toutes les préventions nationales, en même temps que de la transmutation périlleuse des traductions. (T. 42-43, sept. 1832.)

[Note 13: La Revue ne se contenta pas d'une douleur stérile: elle eut la pitié agissante. Un mois après l'article de son directeur, elle apprend que les créanciers de Scott auraient des droits sur le mince héritage qu'il laisse, et elle écrit: «Espérons qu'une souscription nationale, qui deviendra bientôt européenne, viendra au secours des héritiers d'un si beau nom. La Revue de Paris ne sera pas la dernière à souscrire.» (Oct. 1832, p. 69.)]

Et chez la plupart de ceux dont il avait enchanté la jeunesse, son souvenir ne s'éteignit jamais. Ils en parlent presque tous comme d'une source d'émotions unique, d'un objet particulier de prédilection. Ils le rappellent à tout propos, le citent, lui font des emprunts. Il est resté pour eux l'ami de la première heure, celui qu'on relit toujours et qu'on ne se lasse jamais de relire. Des écrivains étrangers que la France recueillit alors et qu'elle aima, ce fut Walter Scott, et de beaucoup, le plus populaire et le plus français.

Et il le fut en dépit de ses traducteurs, comme disait le directeur de la Revue de Paris. C'est une justice à leur rendre à presque tous, qu'ils ont tout fait pour l'affaiblir et le dénaturer, quand ce n'a pas été pour le rendre ridicule. Sans doute Walter Scott n'a jamais été ce qu'on appelle un styliste; sa facilité d'écriture était merveilleuse, comme on sait, et, s'il a les qualités de l'improvisation, il en a aussi les inévitables défauts. Pour un romancier, d'ailleurs, les trahisons des traductions ont moins d'inconvénients que pour un poète: quelques détails manqués ne changeront rien à l'effet d'une scène, pas plus que la légère altération de quelques lignes ne saurait complètement détruire l'harmonie d'un tableau. Il n'en est pas moins certain que les traducteurs ont laissé dans le texte original le meilleur de sa fantaisie ou de son charme, et que c'est un Walter Scott singulièrement décoloré et fade qu'ils servent à l'avidité de leurs lecteurs ou aux exigences plus pressantes encore des libraires. Les critiques se plaignent, gémissent, se désolent ou s'indignent, et finissent par se résigner, comme à un mal nécessaire. Sa grâce est la plus forte, et, pour parler comme Stendhal, «la nation française est folle de Walter Scott».

Il fallait en effet que le charme fût bien puissant. On ne saurait imaginer traduction plus molle, plus lâche, surtout plus capricieuse et plus négligée, que celle des premiers traducteurs. Au moins Shakespeare a-t-il eu l'avantage d'une toilette classique et d'une toilette romantique: c'est une consolation qui fut refusée à Walter Scott. On n'a songé ni à l'embellir, ni à le rendre «hirsute et chargé de couleurs criantes»: invariablement, on l'a rendu plat—et assez souvent ridicule. Vivacité, esprit, fraîcheur, grâce, pittoresque et poésie disparaissent trop souvent ou s'évaporent. Et pour ce beau résultat, tout a été mis en oeuvre, additions, corrections, suppressions[14]. Le pauvre écrivain est là comme sur un lit de Procuste, et la niaiserie des traducteurs l'étire ou le mutile pour l'y ajuster. On va même jusqu'à le gratifier d'inepties réjouissantes. L'un, un chimiste sans doute, change l'étoile Cynosure en cyanosure; et un autre, du Conte d'hiver de Shakespeare, Winter's Tale, fait le Conte de M. Winter!

[Note 14: On en trouvera d'abondants exemples dans notre première édition.
On y verra notamment comment Victor Hugo lui-même traduisait alors Walter
Scott.]

Il n'a vraiment pas tenu à ses pilotes que dès sa première traversée, l'Écossais n'ait commencé par faire naufrage; et s'il a abordé en France, c'est bien, comme on dit, contre vent et marée.

CHAPITRE II

Walter Scott et le romantisme.

Un succès aussi considérable doit avoir des causes profondes. Le simple attrait de la nouveauté ne saurait l'expliquer; quand d'autres mérites ne vont pas avec elle, la nouveauté, pour séduisante qu'elle soit, lasse d'autant plus vite qu'elle a plus ardemment passionné tout d'abord. Alléguer encore l'intérêt captivant des «Waverley Novels» peut faire comprendre ce que le succès en a toujours eu de franchement, de largement populaire, sans rendre compte de l'admiration et de l'enthousiasme des grands écrivains mêmes de l'époque romantique. On pourrait dire enfin que leur charme d'exotisme n'a pas peu contribué à leur vogue prodigieuse: avec l'apparence d'être plus exacte, l'explication resterait tout aussi superficielle. S'ils n'avaient eu que ces qualités, encore qu'il ne soit pas donné au premier venu de les réunir, leur auteur n'aurait laissé dans la littérature qu'un souvenir brillant, comme Alexandre Dumas, son émule français. Or, il reste de Walter Scott plus qu'un souvenir, il reste une influence. Sa place est marquée dans l'histoire de la littérature française aussi nettement que dans celle de son propre pays. Il ne s'est pas contenté d'écrire des oeuvres qui ne sont plus guère lues aujourd'hui que des enfants et des jeunes filles: par le plus heureux concours de circonstances, ces oeuvres venaient donner pleine et entière satisfaction aux besoins les plus impérieux, les plus intimes, de la génération d'alors. Elles ont amusé, séduit, passionné, sans doute; mais surtout elles servaient une cause, étaient un argument en faveur d'une école naissante, préparaient le triomphe d'une nouvelle doctrine. De tous les éléments qui pouvaient le plus efficacement favoriser le développement du romantisme, aucun n'avait peut-être l'importance du roman historique, et les chefs-d'oeuvre de Walter Scott venaient en offrir des modèles. On comprend que tout de suite les disciples de l'Écossais aient été légion.

Il est sans exemple qu'un esprit original n'ait pas toujours traîné à sa suite une foule d'imitateurs. On imita donc Walter Scott, et avec fureur. De 1820 à 1830, et même au delà, le roman historique prit en France un développement prodigieux, inouï. On compterait par centaines les grimauds de lettres qui s'élancent soudain dans la voie nouvellement ouverte, sans autre vocation que le désir de profiter de la vogue du genre ou de battre monnaie avec le goût du jour.

«L'exemple contagieux de Walter Scott, dit le Globe, du 19 septembre 1824, fait rêver à plus d'une jeune imagination des milliers de guinées et une gloire européenne.» Et, le 23 juillet 1825: «On n'écrit plus maintenant que des romans historiques.» C'est une espèce de folie. Les libraires qui, comme Pigoreau, se sont donné la tâche de tenir le public au courant des nouvelles productions littéraires, avouent en gémissant que la tâche est trop lourde pour leurs faibles épaules. «Je voudrais reprendre mon travail où je l'ai quitté. Quelle tâche! Cent cinquante volumes de romans ont paru depuis mon dernier supplément.»

Cent cinquante volumes d'avril à août 1822: Pigoreau n'a pas tout à fait tort d'être épouvanté. Bien entendu, les romans historiques forment une part considérable de ce total. Cependant le mal ne fait que s'accroître, et le flot monte obstinément, menaçant de tout submerger bientôt. Devant cette effroyable fécondité, quelques cabinets de lecture s'émeuvent, et prennent la résolution de fermer leurs portes au genre par trop encombrant. C'est Pigoreau lui-même qui nous en informe, le 30 août 1825, dans son Second appendice à son Dixième supplément. «Mais, ajoute-t-il, s'ils ressemblaient tous à ceux de Walter Scott, on verrait bientôt ces libraires sortir de leur insouciance et de leur inertie; nous en jugeons par la rapidité avec laquelle s'enlève cette nouvelle production.» Car le roman historique est bien décidément le genre à la mode.

«Les romanciers ne se bornent point à nous donner les produits de leur imagination. Bientôt nous verrons toute l'Histoire en romans. Sans parler du Dunois, du Camisard, du Ligueur, du duc de Christian, du Vaudois à la cour de François Ier, qui doit bientôt paraître, j'ai sous les yeux un prospectus qui nous annonce la France romantique, c'est-à-dire une collection de romans historiques, composée d'autant de volumes qu'il y a eu de têtes couronnées en France. Ainsi, chacun arrangera l'Histoire à sa manière, et suivant la tolérance ou la sévérité de ses principes.» (Pigoreau, 7e supplément, 20 juillet 1824.)

Il serait d'ailleurs facile et fastidieux d'entasser ici les témoignages qui prouveraient la vogue sans précédent du genre nouveau: ils sont aussi abondants que ces romans historiques mêmes que chaque jour voit alors éclore. Nous n'en citerons plus qu'un: il est vrai qu'il est capital.

Personne n'avait qualité comme Balzac pour parler du grand romancier qu'il a toujours tant admiré et pour mesurer la portée et le degré d'une influence que lui-même, nous le verrons, a subie profondément. A cet égard, le roman d'Illusions perdues a une signification d'un prix singulier. C'est la description, et une des plus exactes et des plus frappantes qu'ait faites Balzac, des moeurs de la jeunesse littéraire française aux environs de 1822. On va voir l'importance qu'y tiennent Walter Scott et l'influence et l'imitation de Walter Scott.

Dévoré dès sa première jeunesse du désir furieux de se faire un nom dans la littérature, Lucien Chardon, arrivé enfin d'Angoulême à Paris et devenu Lucien de Rubempré, ne songe qu'à réaliser ses beaux rêves de gloire; et le plus sûr moyen, en même temps que le plus rapide, lui paraît le roman historique. Il commence donc son Archer de Charles IX. «Il passait ses matinées à la bibliothèque Sainte-Geneviève à étudier l'histoire. Les premières recherches lui avaient fait apercevoir d'effroyables erreurs dans son roman.» Le détail est caractéristique; mais tous les romanciers n'éprouvaient pas les scrupules de Lucien. «La bibliothèque fermée, il venait dans sa chambre humide et froide corriger son ouvrage, y recoudre, y supprimer des chapitres entiers.» L'oeuvre terminée, il va proposer à un libraire d'en faire l'acquisition. Repoussé de chez Vidal, il est assez bien accueilli par Doguereau. «Ah diantre! l'Archer de Charles IX, un bon titre. Voyons, jeune homme, dites-moi votre sujet en deux mots.—Monsieur, c'est une oeuvre historique dans le genre de Walter Scott.»

Cependant, «par de savantes insinuations», Lousteau a préparé la vente de l'Archer de Charles IX. «Nous t'avons fait deux fois plus grand que Walter Scott, dit-il à Lucien. Oh! tu as dans le ventre des romans incomparables! tu n'offres pas un livre, mais une affaire; tu n'es pas l'auteur d'un roman plus ou moins ingénieux, tu seras une collection! Ce mot collection a porté coup. Ainsi n'oublie pas ton rôle, tu as en portefeuille la Grande Mademoiselle ou la France sous Louis XIV; —Cotillon Ier ou les Premiers Jours de Louis XV;—la Reine et le Cardinal, ou Tableau de Paris sous la Fronde;—le Fils de Concini ou une Intrigue de Richelieu!… Ces romans seront annoncés sur la couverture. Nous appelons cette manoeuvre: berner le succès.» Faites la part de la verve endiablée du journaliste contre les libraires exploiteurs, il reste toujours le plus vif témoignage de l'immense succès qu'obtenait alors le roman historique. La preuve en est que Lousteau reçoit «au préjudice de Lucien une somme de cinq cents francs en argent de Fendant et Cavalier, sous le nom de commission, pour avoir procuré ce futur Walter Scott aux deux librairies en quête d'un Scott français.»

Et en effet rien ne montre l'influence du grand Écossais comme l'avidité des deux commerçants, leur empressement fiévreux à mettre la main sur un auteur qui puisse contenter les nouvelles exigences de la clientèle. «Le succès de Walter Scott éveillait tant l'attention de la librairie sur les produits de l'Angleterre que les libraires étaient tous préoccupés, en vrais Normands, de la conquête de l'Angleterre; ils y cherchaient du Walter Scott, comme plus tard on devait chercher des asphaltes dans les terrains caillouteux, du bitume dans les marais et réaliser des bénéfices sur les chemins de fer en projet.» Sur quoi Balzac observe fort judicieusement: «Une des plus grandes niaiseries du commerce parisien est de vouloir trouver le succès dans les analogues, quand il est dans les contraires. A Paris surtout, le succès tue le succès.» Mais nos deux libraires n'étaient pas capables de faire l'observation profonde du romancier. «Aussi, sous le titre de les Strelitz ou la Russie il y a cent ans, Fendant et Cavalier inséraient-ils bravement, en grosses lettres, dans le genre de Walter Scott. Fendant et Cavalier, avaient soif d'un succès…» Ils le demandaient à l'auteur à la mode, rien de plus naturel.

Et quelles habiletés dans la préparation de ce succès! quelles précautions et quels scrupules! Ce qui veut dire: quels soins de rappeler par tous les moyens possibles que l'oeuvre est en effet «dans le genre de Walter Scott!»

«Nous nous sommes réservé le droit, disent les deux libraires à Lucien et à Lousteau, de donner un autre titre à l'ouvrage; nous n'aimons pas l'Archer de Charles IX, il ne pique pas assez la curiosité des lecteurs, il y a plusieurs rois du nom de Charles et dans le moyen âge il se trouvait tant d'archers! Ah! si vous disiez le Soldat de Napoléon! mais l'Archer de Charles IX!… Cavalier serait obligé de faire un cours d'histoire de France pour placer chaque exemplaire en province.

«—La Saint-Barthélemy vaudrait mieux, reprit Fendant.

«—Catherine de Médicis ou la France sous Charles IX, dit Cavalier, ressemblerait plus à un titre de Walter Scott.» Voilà la raison décisive: elle est bien significative. Et il est bien vrai aussi que les développements les plus abondants et les mieux documentés laisseraient du prestige de Walter Scott en France, à une période déterminée de notre histoire littéraire, une idée bien moins nette que ces deux ou trois citations de Balzac. Lucien de Rubempré n'est pas une création fantaisiste du romancier; il n'a pas seulement existé, il incarne en lui une foule d'individus qui lui ont ressemblé. C'est un type, comme Fendant et Cavalier; et on pourrait presque dire que la première raison d'être de tous les trois est Walter Scott.

Cependant, et il est à peine nécessaire de le dire, nous n'aurions pas donné cette étendue à une démonstration qui ne se serait appliquée qu'aux flaireurs de vent, au vulgum pecus, aux moutons du pasteur d'Écosse: imitateurs maladroits ou stupides qui compromettent, à force de platitudes, les succès les plus solidement établis et dont les inintelligences ou les excès seraient capables de rendre insupportables ou odieux les plus parfaits modèles. Les esprits les plus distingués ont été ses disciples, et c'est du romantisme lui-même que l'oeuvre écossaise a facilité l'éclosion, aidé le développement. L'influence est assez sérieuse pour nous arrêter quelques instants[15].

[Note 15: Nous demandons, en grâce, qu'on ne nous fasse pas dire que le roman historique à la Walter Scott a fait le romantisme. A la lettre, Walter Scott a joué auprès des jeunes écrivains d'alors le rôle que Socrate jouait auprès de ses disciples, et c'est une espèce de «maïeutique» qu'il a pratiquée, lui aussi, et supérieurement.]

Que les derniers partisans convaincus du classicisme n'aient jamais vu dans Walter Scott un allié et un défenseur de leurs principes, les raisons en sont assez apparentes. C'est d'abord un étranger, et, circonstance aggravante, un étranger d'outre-Manche, presque du même pays que Shakespeare, l'ennemi héréditaire. Il aime peut-être les anciens, et, à la vérité, quelquefois il les cite, mais à coup sûr il ne les imite pas, et ce n'est ni dans Aristote, ni dans l'Epître aux Pisons que sont formulés les principes de sa rhétorique. Sa mythologie ne rappelle que de fort loin l'harmonieux Olympe, et son merveilleux n'est pas selon les règles. Mme de Genlis et Jouy n'aiment point Walter Scott; ils ne peuvent pas l'aimer, et pour cause. Les futurs romantiques, au contraire, n'éprouvent pour lui que passion et enthousiasme: l'Écossais est un de leurs plus puissants auxiliaires. C'est un point sur lequel tout le monde est d'accord, le Journal des Débats aussi bien que le Globe, Delécluze comme Stendhal, et Philarète Chasles autant que Jules Janin. D'où vient donc qu'on se soit si peu battu autour de son nom?

Il y en a une première raison, bien simple: on n'a jamais pris Walter Scott au sérieux, et il ne pouvait venir à l'idée de personne que son succès ou même son influence pût jamais avoir des conséquences bien considérables. Allié des romantiques, c'était probable; leur auxiliaire au besoin, c'était possible; mais quel allié et quel auxiliaire! Un romancier! Il se peut que le roman soit un genre littéraire; à coup sûr, c'est un genre inférieur, excellent à divertir et à «faire passer une heure ou deux», mais qu'un esprit judicieux ne considérera jamais que comme un délassement. On se cache pour en lire. Le moyen seulement de regarder comme un adversaire le tenant qui se présente dans l'arène littéraire avec des romans pour toutes armes! On lui accordera tout au plus un sourire d'indulgente pitié, et personne n'ira user sa force ou perdre ses coups contre qui, loin d'être un ennemi, n'en a pas même l'apparence.

Aussi bien, d'autres adversaires plus redoutables imposent aux classiques une défense rapide et énergique. C'est sous la bannière déployée des Shakespeare, des Goethe, des Schiller et des Byron que les téméraires et hardis réformateurs s'avancent au combat: c'est à Byron, à Schiller, à Goethe, à Shakespeare qu'il faut d'abord se prendre, et qu'on s'est pris en effet. On n'a pas le temps de s'occuper de Scott; on n'y songe même pas. D'ailleurs, à quoi bon s'en soucier? Dans la mêlée générale et par instants furieuse, son panache n'ondule pas, éclatant; il a même l'air de ne pas être présent sur le champ de bataille. Ce n'est pas un combattant, c'est à peine un héraut d'armes, à la voix harmonieuse et captivante, un autre Ossian, moins lointain et moins poétique, et dont la vogue passera aussi vite que celle du chantre de Fingal… La vérité est que la voix harmonieuse dirigeait l'attaque contre le classicisme aussi bien que les plus retentissants clairons, et entraînait à l'assaut les bataillons des révoltés avec d'autant plus de danger qu'elle semblait moins animée à la lutte et moins batailleuse.

Pas une des nouveautés que désiraient alors les esprits, et d'une ardeur si passionnée, dont le roman historique «à la Walter Scott» n'offrît déjà le modèle. Prosateurs et poètes français allaient délaisser l'histoire ancienne pour ne s'inspirer plus que de l'histoire nationale: il en facilitait la connaissance et travaillait à la remettre en honneur. La jeune génération était avide de pittoresque et de couleur locale: il apportait l'un et l'autre avec profusion. Elle voulait partout des émotions vives et des sensations fortes: il prit plaisir à étaler devant elle les spectacles les plus poignants et les tragédies les plus douloureuses. Il n'est pas jusqu'à sa forme enfin qui ne fût un objet de séduction. Les intempérants novateurs étaient impatients de toute servitude: il n'avait pas eu d'Aristote ni de Boileau pour lui imposer des règles et fixer les lois immuables de sa poétique. Mais qui ne voit qu'en réalisant ainsi—et beaucoup plus facilement, beaucoup plus complètement que tout autre genre—les principes essentiels de la nouvelle école, le roman historique devenait l'instrument le plus sûr des futures conquêtes? qu'écrivains et public y ont fait leur apprentissage de toutes les grandes nouveautés qui devaient bientôt régner partout triomphantes? et que donc, et en un mot, rien ne pouvait mieux préparer l'avènement du Romantisme lui-même? Du premier jour et avec des transports d'enthousiasme, les futurs révoltés l'acclamèrent: ils ne pouvaient rêver pour leurs doctrines auxiliaire plus utile ni serviteur plus puissant.

CHAPITRE III

Walter Scott et le pittoresque dans les personnages.

On peut se risquer à dire que le principal défaut de la littérature sous la Restauration et l'Empire est d'être encore plus sèche que vide, et de manquer complètement d'imagination. Une des meilleures preuves en est qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer ces insignifiants écrivains les uns des autres. Rien ne ressemble à Luce de Lancival comme Denne-Baron ou Tardieu de Saint-Marcel, à moins que ce ne soit Delrieu ou M. de Murville. C'est l'égalité dans l'indécision et l'effacement. Ou plutôt, la même officine a fabriqué les mêmes produits. Des personnages, Marius, Agamemnon, Cincinnatus, Artaxerce, Bélisaire, Tippo-Saïb, et tous les premiers rôles de toutes ces lamentables tragédies! Non pas; mais plutôt d'insipides lieux communs et des tirades creuses; le même mannequin, toujours drapé,—et avec quel sens de l'à propos, quelle convenance parfaite!—de la tunique grecque, de la toge romaine ou de chatoyantes étoffes orientales. Le costume peut varier: le mannequin restera invariable. La nature et la vérité en souffriront peut-être; mais cet art s'est-il jamais soucié de nature et de vérité?

«Don Sanche, nous dit Bignan, dans une notice placée en tête des Oeuvres complètes de Brifaut, eut le privilège d'affronter la scène, mais après avoir été forcé, par la censure, de prendre le nom de Ninus II, de déserter la Castille pour l'Assyrie, et de troquer le manteau espagnol contre le costume asiatique[16].» Le croirait-on? «Tout dépaysé et travesti qu'il était, Ninus II, épaulé par Talma, conquit les suffrages du public.» Talma et le public se montrèrent en cette occurrence ce qu'ils étaient d'habitude: l'un, acteur de génie, l'autre, d'une endurance à toute épreuve. Mais quelle individualité pouvaient bien avoir des personnages qui se laissaient dépayser avec tant de complaisance et qui pouvaient, sans le plus léger inconvénient, «troquer le manteau espagnol contre le costume asiatique»?

[Note 16: C'est ce que le pauvre écrivain nous apprend lui-même avec mélancolie dans l'Avis préliminaire de Ninus II (Oeuvres complètes, IV, Ed. Rives et Bignan). «Le sujet de cette tragédie est tiré de l'histoire moderne. La scène se passait d'abord en Espagne, sous le règne de don Sanche, roi de Léon et de Castille. Les principaux événements ne sont point d'invention: l'auteur s'est contenté de les lier à une fable aussi intéressante qu'il avait pu l'imaginer. Bientôt nos troupes en armes franchirent les Pyrénées. La moitié de la pièce était faite: il fallut y renoncer; il fallut quitter un terrain devenu trop glissant et abandonner, en le quittant, tous les avantages que présentaient au sujet les moeurs nationales sur lesquelles il était en grande partie fondé. L'auteur se réfugia en Assyrie avec ses héros.» Ces époques reculées semblent être le patrimoine du poète tragique… «Il a sauvé ce qu'il a pu du sujet primitif.» Dans cet essai dramatique, on a prêté au tribunal des mages l'autorité suprême dont l'assemblée des Cortès fut toujours revêtue en Espagne, appuyée d'ailleurs sur le témoignage de Rollin, qui attribue cette autorité au conseil alors existant chez les Perses; et chacun sait que les Perses étaient régis par les mêmes lois et assujettis aux mêmes usages que les Assyriens.» Il a gardé de même à Ninus «ce sentiment de l'honneur, né de nos institutions chevaleresques et étranger dans l'antique Orient», par la bonne raison qu'il a pu exister, «surtout lorsque les anciens historiens se plaisent à nous représenter Cyrus avec les vertus des Bayard, des Gaston de Foix et des Duguesclin». Mais l'auteur n'est pas satisfait, et ses scrupules l'honorent: il regrette que «les circonstances politiques, en le forçant à changer la forme de son ouvrage, lui aient fait perdre des couleurs locales toujours précieuses».]

Mêmes défauts, aggravés encore, si possible, dans le roman. Les héros tragiques se ressemblent: que dire alors des personnages romanesques, et qui discernera jamais Claire d'Albe de Malvina, Amélie Mansfeld d'Elisabeth, Mlle de Clermont de Jeanne de France, ou Adèle de Sénanges de Mathilde? Ils sont tous élégants, tous distingués, tous vertueux, tous chevaleresques. Les beaux sentiments, les sentiments délicats, les sentiments raffinés s'épanouissent dans leurs coeurs, comme les paroles fleuries sur leurs lèvres. Quand on est du monde, il faut en adopter les conventions, les habitudes et l'étiquette: ils sont du monde; ils en portent l'uniforme et ne le quittent jamais. Leurs passions sont tempérées et leurs gaîtés décentes; l'esprit de société a adouci les aspérités naturelles, arrondi les angles, contenu et discipliné l'humeur. Ils sont comme cet homme d'esprit dont parle quelque part Mme de Staël, qui, dans un bal, se trouve si parfaitement semblable aux autres que, pour s'en distinguer, il est obligé de se faire à lui-même des signes dans une glace. Par malheur, nos héros ont oublié de se faire des signes ou de nous en faire à nous-mêmes, et nous les confondons tous dans la même foule, élégante, mais encore plus indistincte.

Or voici venir, au milieu de cette stérilité pseudo-classique, des créatures vivantes, des êtres de chair et de sang. Leurs physionomies sont précises et leurs traits individuels. Impossible de les confondre,—et de les oublier. Au moindre appel de la volonté, ils apparaîtront tels qu'on les a vus tout d'abord, avec leurs marques particulières, leurs grimaces ou leurs sourires, leurs tics ou leurs manies. Non qu'ils s'imposent et vous hantent avec l'obsession des personnages de Balzac; mais leur première qualité est bien de vivre. Et ils vivent, en effet, tous tant qu'ils sont, depuis les plus illustres jusqu'aux plus obscurs, rois et valets, duchesses et fermières, les esclaves aussi bien que les maîtres, Gurth et Wamba comme Cédric, Ivanhoe ou Richard, l'ignoble Tony Foster et l'insouciant et débraillé Michel Lambourne, tout autant que le séduisant Leicester ou sa «gracieuse souveraine» Élisabeth. Plus de fausses élégances ni de ridicules conventions; rien de ce qui supprime la personnalité et réduit l'homme à n'être plus qu'un rôle ou un mannequin; mais des individualités vigoureuses et fortes, savoureuses ou énergiques, tantôt tragiques et tantôt grotesques, suivant la situation et la condition, poussées en pleine nature et que la société a aussi peu déformées que possible, et toujours et invinciblement distinctes, sous le manteau royal comme sous le misérable accoutrement des serfs ou des outlaws.

La délicieuse vision pour nos futurs romantiques, et comme on comprend leur émerveillement! Jamais galerie de portraits, non pas même chez Shakespeare, ne fut plus animée, plus variée, plus chatoyante. Il ne faut pas parler ici de profondeur. Au surplus, nos romantiques n'en ont que faire, et ce n'est pas la qualité qui, pour l'heure, doit le plus vivement les frapper. Racine est profond: ils n'ont jamais osé le nier, même dans leurs plus intempérants écarts de briseurs de vieilles idoles. Mais Racine est froid, mais ses personnages ne se départent jamais d'une certaine allure compassée et majestueuse, dont s'accommodent assez mal les goûts d'une nouvelle société qui tous les jours se «démocratise» davantage: on n'aimera pas Racine et on donnera une leçon à ses admirateurs attardés en refaisant Andromaque; «cur non?» Et en effet, Charles VII chez ses grands vassaux n'est autre chose que l'Andromaque des romantiques. Il n'y manque, à vrai dire, qu'Oreste et Andromaque, Pyrrhus et—qui le croirait?—Hermione elle-même! Mais il y a des casques d'acier, des cottes de maille, des burnous, des hennins et de longues robes traînantes de velours bleu; il y a du bariolage, de la fantaisie, de l'éclat, en un mot de l'imagination: il suffit, Dumas et ses amis et le public ne demandent pas autre chose.

C'est cette imagination dans les personnages qui explique le prodigieux succès de Walter Scott et pourquoi Hugo, Dumas, Vigny, Balzac, Stendhal—malgré ses réserves—et tous, enfin, l'ont si passionnément aimé, si religieusement salué comme un modèle et comme un maître. Jusqu'à la fin ils lui ont su gré d'avoir donné de pareilles fêtes à leur imagination et à leurs yeux, rassasiés et dégoûtés des ternes et monotones grisailles des pseudo-classiques. C'était une nouveauté et un charme: on comprend que la nouveauté ait été si séduisante et que le charme ait opéré si profondément.

Quelles figures choisir de préférence dans une galerie si abondante? Toutes vous appellent et vous retiennent par un trait charmant ou amusant de leur expressive physionomie. Voici la foule des personnages secondaires, de ceux que le peintre ne semble avoir effleurés de son pinceau qu'en passant et à la hâte; le coup de pinceau a été si net, le trait qu'il a tracé si décisif, qu'une physionomie paraît aussitôt, sourit ou grimace et s'anime. C'est le précepteur de Waverley, le respectable M. Pembroke, avec ses manuscrits destinés à «prémunir son cher élève contre des doctrines pernicieuses à l'Église et à l'État», et qu'il n'a d'ailleurs jamais pu faire accepter des éditeurs ignares et rétifs. C'est le bailly Mac Wheeble et la courbe que fait son épine dorsale lorsque son long propriétaire s'assied à table; Talbot et son aversion du mot mac; la tante Rachel et son ombrageuse pudeur qu'effarouche toujours le costume écossais; David Gellatley, le pauvre fou, avec ses citations de ballades comme réponses; le militaire-théologien Gilfillan, qui trouve Tobie et son chien païens et apocryphes; le même bailli Duncan Mac Wheeble, qui a la colique pour avoir fait passer tant d'argent d'Écosse en Angleterre pour le procès de son maître, le baron Bradwardine; le baron lui-même enfin avec sa douce manie de citations latines: «Je dis epulae et non prandium, le dernier mot n'étant fait que pour le peuple; epulae ad senatum, prandium vero ad populum attinet, dit Suetone»; et sa joie de toujours parler de la charte par laquelle David Ier érigea Tully-Veolan en baronnie franche «cum liberali potestate habendi curias et justitias, cum fossa et furca et saka et soka, et thol et theam et infangthief et outfangthief, sive hand habend, sive bah barand»; et surtout sa jalousie de l'insigne privilège de tirer les bottes royales.

Le jeune et fier Écossais qu'on nomme Quentin Durward n'a pas moins de saveur et de vivacité. Il chemine gaîment, avec l'insouciance de la vingtième année, «son élégante toque bleue, surmontée d'une branche de houx et d'une plume d'aigle», crânement posée sur l'oreille, hardi et la bouche fertile en propos de jeune homme.

«Si j'étais le roi de France,—dit-il précisément à l'ombrageux souverain qu'il ne connaît pas encore,—je ne me donnerais pas tant de peine pour placer autour de ma demeure des pièges et des trappes. Au lieu de cela, je tâcherais de gouverner si bien, que personne n'oserait en approcher avec de mauvaises intentions; et quant à ceux qui y viendraient avec des sentiments de paix et d'affection, plus le nombre en serait grand, plus j'en serais charmé.»

Le compagnon de l'Écossais regarda autour de lui d'un air alarmé, et lui dit: «Silence, sire varlet au sac de velours, silence! car j'ai oublié de vous dire que les feuilles de ces arbres ont des oreilles, et qu'elles rapportent dans le cabinet du roi tout ce qu'elles entendent.

«Je m'en inquiète fort peu, répondit Quentin Durward. J'ai dans la bouche une langue écossaise, et elle est assez hardie pour dire ce que je pense en face du roi Louis: que Dieu le protège! Et quant aux oreilles dont vous parlez, si je les voyais sur une tête humaine, je les abattrais avec mon couteau de chasse[17].»

[Note 17: Balfour de Burley, dans les Puritains d'Écosse, est une des figures les plus énergiques et les plus saisissantes de Walter Scott. Jamais le fanatisme n'avait été décrit avec cette netteté et cette vigueur.]

La même imagination, mais plus gracieuse et plus fraîche, anime et fait sourire les portraits des jeunes femmes, surtout des jeunes filles, fragiles créatures qu'on dirait échappées de l'imagination shakespearienne, si charmantes dans leur physionomie indécise et voilée quelquefois, plus souvent encore si en relief et si nette. Pour quelques pastels aux teintes effacées et douces, que de belles toiles vibrantes de lumière! Si Rose Bradwardine est un peu languissante, la vigoureuse, l'énergique et hautaine figure que celle de Flora Mac-Ivor! et la scène ravissante, lorsque près d'une cascade, non loin des bruyères, au milieu du plus romantique décor, la harpe dans les mains et sa belle chevelure noire flottant au vent, elle chante son «loyalisme» et son regret de ne pouvoir donner son coeur à Waverley! Où trouver enfin, dans notre littérature d'avant le romantisme, coquetterie plus mutine, espièglerie plus coquette, que l'espièglerie et la coquetterie de Catherine Seyton dans sa première conversation avec Roland Graeme? et les scènes d'amour entre Amy Robsart et Leicester n'ont-elles pas la noblesse et la suavité d'un tableau du Corrège?

Voilà, certes, bien des nouveautés, toutes fort importantes: Walter Scott en a cependant de plus importantes encore et de plus originales; et ce sont elles qui ont mis le comble à sa gloire et rendu son influence si décisive et si féconde. Nous voulons parler de ses personnages historiques. Le respect de l'histoire, le souci de la vérité générale, qu'après tout il n'a pas si mal observée, créaient autant de limites à cette fantaisie et à cette imagination qu'il laissait si agréablement se jouer dans la peinture des caractères qu'il inventait. Il est facile de montrer qu'en restant dans ces limites mêmes le grand peintre ne perdait rien de sa facilité et de son charme. Son Louis XI et sa Marie Stuart, —les seuls que nous examinerons, car il faut nous borner,—sont aussi vrais dans le roman que dans la plus exacte et la plus fidèle des histoires, et il est à peine besoin de dire qu'ils y sont singulièrement plus vivants.

Voici d'abord le roi de France dans son traditionnel costume,—jamais Walter Scott ne manque de décrire l'extérieur de ses personnages, nous verrons plus tard pourquoi,—son «vieil habit de chasse d'un bleu foncé, un gros rosaire d'ébène qui lui avait été envoyé par le grand-seigneur lui-même, avec une attestation prouvant qu'il avait servi à un ermite cophte du mont Liban, renommé par sa sainteté, le tour de son chapeau garni d'une douzaine au moins de petites images de saints en plomb». Il a le regard «perçant et majestueux», le front sillonné de rides et rien n'égale ses brusques éclats d'impatience et de colère. Dunois hésite à rapporter les paroles de l'ambassadeur de Bourgogne:

«Pâques-Dieu! s'écria le roi; qu'est-ce qui s'arrête ainsi dans ton gosier, Dunois? Il faut que ce Bourguignon t'ait parlé en termes de dure digestion.» Mais il se ravise aussitôt et malgré Dunois admet en sa présence l'insolent envoyé.

Et quelle modération, quelle maîtrise de lui-même, quelle cauteleuse souplesse, dans la scène qui suit! Il faudrait la citer tout entière, avec sa fin si pleine de bonne humeur et d'insouciance apparente. Mieux vaut cependant en rappeler une autre à laquelle nous avons déjà fait allusion, plus familière encore et plus expressive. Il va recevoir à sa table le cardinal de La Balue et le comte de Crèvecoeur, et voici les instructions préalables qu'il donne à son fidèle archer:

«Peux-tu tenir encore une heure sans manger?

«Vingt-quatre, Sire, répondit Durward, ou je ne serais pas un véritable Écossais.

«Je ne voudrais pas pour un autre royaume, répliqua le roi, être le pâté que tu rencontrerais après un tel jeûne. Mais il s'agit en ce moment, non de ton dîner, mais du mien. J'admets à ma table aujourd'hui, et tout à fait en particulier, le cardinal de La Balue et cet envoyé bourguignon, ce comte de Crèvecoeur, et… il pourrait se faire que… Le diable a fort à faire quand des ennemis se réunissent sur le pied de l'amitié.»

Il s'interrompit, garda le silence d'un air sombre et pensif.

      Comme le roi ne semblait pas se disposer à reprendre la parole,
      Quentin se hasarda enfin à lui demander quels devoirs il aurait
      à remplir en cette circonstance.

«Rester en faction au buffet avec ton arquebuse chargée, répondit le roi; et, s'il y a quelque trahison, faire feu sur le traître.

«Quelque trahison, Sire! s'écria Durward, dans un château si bien gardé!

«Tu la crois impossible, dit le roi, sans paraître offensé de sa franchise; mais notre histoire a prouvé que la trahison peut s'introduire par le trou que fait une vrille.—La trahison prévenue par des gardes!—Jeune insensé! Sed quis eus custodiat ipsos custodes?…» Et reprenant son air sombre, il se promena dans l'appartement, d'un pas irrégulier, et ajouta: «La trahison! Elle s'assied à nos banquets; elle brille dans nos coupes, elle porte la barbe de nos conseillers; elle affecte le sourire de nos courtisans et la gaieté maligne de nos bouffons: par-dessus tout, elle se cache sous l'air amical d'un ennemi réconcilié[18]. Louis d'Orléans se fia à Jean de Bourgogne; il fut assassiné dans la rue Barbette. Jean de Bourgogne se fia au parti d'Orléans; il fut assassiné sur le pont de Montereau. Je ne me fierai à personne, à personne.—Ecoute-moi; j'aurai l'oeil sur cet insolent Bourguignon, et aussi sur ce cardinal, que je ne crois pas trop fidèle sujet. Si je dis: Écosse, en avant! fais feu sur Crèvecoeur, et qu'il meure sur la place!

«C'est mon devoir, dit Quentin, la vie de votre Majesté se trouvant en danger.

«Certainement, ajouta le roi, je ne l'entends pas autrement. Quel fruit retirerai-je de la mort d'un insolent soldat? Si c'était le connétable de Saint-Pol…» Il fit une nouvelle pause, comme s'il eût craint d'avoir dit un mot de trop, et reprit ensuite la parole en souriant: «Notre beau-frère, Jacques d'Écosse, Durward, votre roi Jacques poignarda Douglas, pendant qu'il lui donnait l'hospitalité dans son château royal de Skirling.

«De Stirling, s'il plaît à votre Majesté…

«Stirling soit; le nom n'y fait rien. Au surplus, je ne veux aucun mal à ces gens-ci: je n'y trouverais aucun avantage. Mais ils peuvent avoir à mon égard des projets moins innocents, et, en ce cas, je compte sur ton arquebuse.»

[Note 18: Cela rappelle le couplet célèbre sur la calomnie, du Barbier de Séville, et fait aussi admirablement comprendre les différences fondamentales entre le génie anglais et le génie français. Le passage de Beaumarchais est filé, comme on dit, avec plus d'art: l'auteur gradue ses effets, et les pousse avec une verve incomparable jusqu'au crescendo final,—si bien reproduit, et renforcé, par la musique de Rossini. Il y a moins d'art chez Walter Scott, et moins d'habileté ingénieuse, mais plus de saveur, plus d'humour, de pittoresque, et pour tout dire d'un mot, plus de poésie.]

Il reçoit ses convives, jette sur eux «un coup d'oeil prompt comme l'éclair» et regarde ensuite du côté du buffet où Quentin est caché. «Ce fut l'affaire d'un instant; mais ce regard était animé par une telle expression de haine et de méfiance contre ses deux hôtes, il semblait porter à Durward une injonction si précise de veiller avec soin, et d'exécuter promptement ses ordres, qu'il ne put lui rester aucun doute que les craintes et les dispositions de Louis ne fussent toujours les mêmes. Il fut donc plus surpris que jamais du voile épais dont ce monarque était en état de couvrir les mouvements de sa méfiance.»

Toute la finesse, la souplesse, la «cautèle» de Louis XI ne tiennent-elles pas dans ce tableau? comme sa fermeté intrépide et son sang-froid devant le danger tiendront dans la grande scène où, à la cour du duc de Bourgogne, on vient inopinément, au milieu d'un festin, annoncer la révolte des Liégeois que, sous main, il a encouragée?

Mais le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre, la merveille des merveilles est encore, chez Walter Scott, le portrait de Marie Stuart, dans l'Abbé. Tout est délicieux dans cette figure. Grâce et finesse, séduction et enjouement, bonté exquise et verve malicieuse et caustique, il a tout exprimé, et avec quelle vérité, quelle vie! L'infortunée est prisonnière au château de Lochleven, et voici sa première rencontre avec sa froide, acariâtre et jalouse gardienne:

Lorsque les dames se rencontrèrent, la reine dit en inclinant la tête pour rendre son salut à lady Lochleven:

«Nous sommes heureuse aujourd'hui, nous jouissons de la société de notre aimable hôtesse à une heure où nous ne sommes pas accoutumée à ce bonheur, pendant le temps qu'on nous a laissé jusqu'ici pour faire une promenade solitaire; mais notre bonne hôtesse sait qu'en tout temps elle trouve accès en notre présence, et elle n'a pas besoin d'observer le vain cérémonial de demander notre agrément pour se présenter devant nous.

«Si ma présence paraît importune à Votre Grâce, répondit lady Lochleven, j'en suis fâchée. Je venais vous annoncer une addition à votre suite, ajouta-t-elle en montrant Roland, et c'est une circonstance à laquelle les dames sont rarement indifférentes.

«Permettre à la fille de tant de rois, à celle qui est encore reine de ce royaume, d'avoir une suite composée de deux femmes de chambre et d'un jeune page, c'est une faveur dont Marie Stuart ne peut jamais être assez reconnaissante. Comment donc! j'aurai une suite semblable à celle des épouses des gentilshommes campagnards de votre comté de Fife! Il n'y manquera qu'un coureur et deux laquais en livrée bleue. Cependant, dans l'égoïsme de ma joie, je ne dois pas oublier le surcroît d'embarras et de dépenses que cette augmentation de ma suite va occasionner à notre bonne hôtesse et à toute la maison de Lochleven. C'est sans doute cette idée qui obscurcit la sérénité de votre front, Milady; mais un peu de patience, la couronne d'Écosse a de nombreux domaines, et je me flatte que votre digne fils, mon excellent frère, en offrira un des plus considérables au chevalier votre époux, plutôt que de souffrir que Marie soit obligée de quitter ce château hospitalier, faute de vous fournir les moyens de l'y recevoir.»

Et quelle noblesse, quelle grâce spirituelle dans la terrible entrevue avec Ruthven, Melville et Lindesay!

«Je crains de vous avoir fait attendre, lord Lindesay; mais une femme n'aime pas recevoir de visite sans avoir passé quelques minutes à sa toilette. Les hommes tiennent moins à un tel cérémonial.» Lord Lindesay, jetant les yeux sur son armure rouillée, sur son pourpoint sale et percé, murmura quelques mots d'un voyage fait à la hâte. La reine redouble d'ironie: «Vous avez là un fidèle compagnon de voyage, milord; mais il est un peu lourd (dit-elle en désignant son «énorme épée»). Je me flatte que vous ne vous êtes pas attendu à trouver ici des ennemis contre lesquels cette arme formidable pourrait vous être nécessaire. Il me semble que c'est une parure un peu singulière pour une cour: mais je suis, comme il faut que je le sois, trop Stuart pour craindre la vue d'une épée.» Et à l'explication brutale et fanfaronne du lord, la reine riposte: «Vous me pardonnerez, si j'abrège cette conférence. La relation d'une bataille sanglante, quelque courte qu'elle soit, est toujours trop longue pour une femme. A moins que lord Lindesay n'ait à nous parler d'objets plus importants que les hauts faits du vieil Angus et les exploits par lesquels il s'est illustré lui-même quand le temps et la marée le lui permettaient, nous nous retirerons dans notre appartement; et vous, Fleming, vous finirez de nous y lire le petit traité des Rodomontades espagnoles

Ces personnages que nous venons d'évoquer, trop brièvement encore au gré de notre admiration et de notre désir, et qui perdent toute leur grâce et toute leur animation à être ainsi mutilés, n'ont-ils pas, et en abondance, les qualités que demandaient alors vainement les imaginations à l'épopée ou à la tragédie? Vivacité, fraîcheur, grâce riante ou mélancolique, humeur goguenarde ou fine ironie, plus simplement et d'un mot la première de toutes les vertus, le plus essentiel des dons, et le seul à peu près inconnu jusqu'alors, la vie. Plus rien d'artificiel ou de conventionnel, plus rien surtout de figé et de mort, mais la nature dans sa sincérité et sa vérité naïves: quelle nouveauté et quel charme! La littérature se sentit rajeunir à ce souffle fécond. Sous sa bienfaisante influence, les landes arides se couvrirent de fleurs. Floraison éphémère sans doute, d'autant plus éphémère qu'elle avait paru tout d'abord plus brillante; la sève n'en fut jamais assez vigoureuse. Mais à défaut de vie véritable, on en put avoir un instant l'illusion. C'était beaucoup; et dans ce renouveau, il n'est que juste de faire à Walter Scott sa part.

CHAPITRE IV

Walter Scott et le pittoresque dans la description.

L'influence écossaise est cependant plus considérable encore sur la description.

L'école impériale reçoit le mot d'ordre de Delille, et sous la Restauration, l'autorité du roi des poètes descriptifs n'a pas encore reçu d'atteinte grave, puisqu'on voit se réclamer de lui tous les traînards de l'école classique. De la génération nouvelle au contraire qui «ouvrit les yeux sur la nature et sur l'art» aux environs de 1820, Scott fut un des principaux modèles. Delille et Walter Scott: le rapprochement de ces noms, à lui seul, est caractéristique. Il n'y a pas d'art plus opposé, et les disciples du premier ne pouvaient guère ressembler aux disciples du second.

Il n'est pas besoin d'analyser ici les procédés de l'école descriptive, et de montrer que c'est un art tout de recettes et de métier. Quant aux résultats du système, un mot les caractérise: il supprime la sensation de l'objet décrit. Je puis distinguer un cheval d'un âne; mais si vous les couvrez tous deux du même manteau magnifique d'épithètes, mes yeux ne distinguent plus l'animal: ils ne voient que le manteau. Or, si brillant que soit ce caparaçon littéraire, il lasse tout de suite par sa monotonie: rien ne ressemble à une périphrase comme une autre périphrase,—sans compter que pour de certains yeux la vue directe de l'âne ou du cheval aura toujours son prix. L'art ingénieux de l'ouvrier qui les a ainsi affublés m'amusera un instant; j'arriverai vite à regretter qu'il ait dépensé tant d'efforts, et quelquefois de talent, à «masquer la nature et à la déguiser». C'est la conséquence nécessaire du système: il jette sur toutes choses le même voile brillant et mensonger. Les formes particulières s'effacent et toute couleur véritable a disparu.

On peut parcourir les épopées ou les poèmes descriptifs du temps, si tant est qu'on se sente un tel courage, et si on ne craint pas d'y être, comme Merlet disait du roman, «asphyxié par l'ennui». Rien qui se détache, qui arrête et retienne le regard, et dont on puisse garder une impression nette et distincte. La France délivrée ou la Bataille d'Hastings, Achille à Scyros ou Charlemagne à Pavie, les Trois règnes ou la Maison des Champs, Luce de Lancival comme Tardieu de Saint-Marcel, Millevoye comme Dorion, le maître aussi bien que les disciples, Delille comme Campenon, tout cela est froid, terne et incolore. Qu'attendre d'ailleurs d'une époque où la critique recommandait l'emploi, dans l'épopée, de la mythologie qui «vivifie»; n'oubliait que l'imagination dans l'énumération des qualités nécessaires à l'écrivain; et, de toutes ses forces et de toute son influence, encourageait les auteurs dans cette espèce d'horreur qu'ils ont alors témoignée du mot propre?

—Chateaubriand était cependant venu. Son influence n'aurait donc pas été décisive?—Il se pourrait… Recueillons quelques témoignages contemporains.

«Vers 1819, lorsque des causes que l'on connaîtra bientôt eurent substitué la passion des idées et des productions du moyen âge et des temps modernes à celles de l'antiquité, le goût changea subitement, et l'admiration pour Atala et les Martyrs commença à se refroidir. Ce style, imité d'Homère, si séduisant pour les premiers lecteurs, parut entaché d'emphase à la génération suivante, et il arriva, au bout de vingt ans, que les critiques faites sur le style de ce livre par M.-J. Chénier, Dussaut et Hoffmann, ne furent plus jugées aussi injustes qu'elles l'avaient paru en 1801 et 1809[19].»

[Note 19: Delécluze,Souvenirs de soixante années (p. 201).]

Ainsi donc, Chateaubriand, en 1819, manquait trop de naturel! Il y avait trop d'élégances, trop de nombre, trop d'art dans sa phrase! Elle était trop pure de ligne, trop classique. Est-il besoin de le faire remarquer? Elle conserve partout, surtout dans les Martyrs, la fermeté précise du contour. Car c'est au fond un disciple de la Grèce que notre grand prosateur romantique,—avec des réminiscences d'un art plus fastueux et plus oriental, un Grec d'Asie Mineure. Au jugement des futurs révolutionnaires, cette prose était montée d'un ton trop haut. Sa belle tenue parut guindée, et on prit sa distinction pour de la raideur. Loin de l'imiter, on s'en détourna; et les préférences se portèrent vers les oeuvres que la tradition classique n'avait pas inspirées. L'allure en était libre, dégagée, familière, capricieuse, ou même négligée; mais ces familiarités étaient saisissantes, ce caprice et cette négligence pittoresques. L'auteur d'Ivanhoe devait contribuer à faire oublier momentanément l'auteur des Martyrs.

Nous disons bien: l'auteur des Martyrs; car on les reprochait à Chateaubriand. «Après avoir solennellement rompu avec le parti de la renaissance, après avoir fait Atala, qui n'était qu'un gant jeté; après avoir fait René, qui était une épée tirée; après avoir fait le Génie du Christianisme, qui était comme la justification et la poétique de l'art nouveau, M. de Chateaubriand revient tout à coup sur ses pas, et il écrit les Martyrs, une oeuvre de renaissance pure, une amplification perpétuelle d'Homère, un pastiche de l'antiquité».

La remarque n'est pas dépourvue de finesse, et la conséquence qu'en tire notre critique ne manque pas non plus d'exactitude.

«Il y a ces deux circonstances dans la mission littéraire de Chateaubriand, qu'il aura clos parmi nous la période de la renaissance grecque et latine, et commencé la restauration des traditions nationales dans la langue et dans l'art, non seulement sans la poursuivre et la compléter, mais encore, chose singulière, et qui n'est pas unique pourtant, sans la comprendre et sans l'avouer… En vérité, il faut le dire, M. de Chateaubriand a été l'occasion de la littérature moderne, plutôt que sa cause; il l'a rendue possible en son temps, mais il ne l'a pas faite.»

Quoi qu'il en soit d'une aussi grave question, ce qui est du moins certain, c'est que le pittoresque des Martyrs n'a rien de commun avec celui des «Waverley Novels»; matière et manière, tout en reste encore classique, tandis que tout est romantique dans l'oeuvre de l'Écossais. Ici encore, c'est donc bien Walter Scott qu'on prit plus volontiers pour modèle.

Quelle révélation en effet que ces peintures d'Écosse ou du moyen âge, si vigoureuses et si franches, si animées et si pittoresques, si drues et si savoureuses! C'est toute une civilisation qui ressuscite, brillante, chatoyante, splendide. De beaux et vigoureux chevaliers remplacent les fades troubadours de romance. Ceux-là vivent du moins et agissent; on entend les coups pleuvoir sur leurs sonores cuirasses et leur épée a des éclairs meurtriers. D'ailleurs, à quelques pas de la lice et du tournoi, les donjons se lèvent sinistres et menaçants, et la grande forêt féodale abrite de pauvres fous et de misérables gardeurs de pourceaux.—Couleurs fausses, dira-t-on, et descriptions trop brillantes et trop arrangées pour être justes!—Le beau reproche, vraiment, et qui aurait inquiété les Hugo ou les Dumas! Il n'est pas question de fidélité pour l'instant, mais, et exclusivement, d'imagination, d'art et de poésie! Et de fait, aucune évocation ne pouvait être plus charmante, aucun spectacle plus délicieux.

Représentez-vous un instant nos jeunes romantiques réunis au Cénacle, en 1824, chez le bon Nodier. Nodier a quarante ans. Il vient justement de publier (1822) Trilby, la première imitation directe en France de Walter Scott. Il a près de lui Fauriel, le partisan déclaré, si intelligent et si profond, de toutes les beautés originales et fortes. A leurs côtés, Victor Hugo—vingt-deux ans—; il a écrit sur le grand étranger les deux articles fameux du Conservateur littéraire et de la Muse française qui l'ont consacré homme de génie; Dumas—vingt et un ans—; il vient de recevoir d'Ivanhoe le coup de foudre; Balzac—vingt-cinq ans—un autre admirateur exubérant et exclusif de la première heure, le plus capable assurément de comprendre l'originalité de l'oeuvre écossaise, puisqu'il est en train d'en donner deux imitations, fort plates il est vrai, avec l'Héritière de Birague et Clotilde de Lusignan; Stendhal—quarante ans;—il n'aime pas tout dans Walter Scott, mais parce que les «Waverley Novels» ruinent sûrement la tragédie et l'art classiques, il les a toujours applaudis, et personne peut-être n'a contribué comme lui à en répandre l'admiration; enfin un peu à l'écart, déjà méditatif et «secret», A. de Vigny,—même âge que Balzac,—le seul à peu près en état, avec Stendhal, d'être vivement choqué des outrageuses faiblesses de ces traductions que le public français s'acharne néanmoins à dévorer; absorbé et silencieux, il médite Cinq-Mars.

Sous les regards souriants de Fauriel et de Nodier, ils causent de leurs futurs projets, et déjà les théories romantiques s'agitent confusément dans leurs jeunes cervelles. De ces théories, il en est une au moins dont ils ont pleinement conscience; ils savent que l'imagination doit être une des premières qualités de l'écrivain et qu'il n'y a donc pas d'adversaires plus déclarés et plus dangereux de la poésie et de l'art que les disciples de l'abbé Delille. Leur verve et leur indignation ne trouvent pas assez de railleries et de sarcasmes contre les secs, les décharnés, les stérilisants pseudo-classiques. «Plus de mensonges ni de conventions! L'art ancien ne nous suffit plus; il nous faut un art nouveau. Nous sommes rassasiés d'élégances et de fadeurs mondaines, de votre littérature de collège correcte, mais froide. Nous voulons des paysages avec de grandes et profondes perspectives, des forêts vierges ou des forêts féodales; nous aimons les castels et les tournois, les pas d'armes et les batailles… Assez longtemps la raison a été souveraine: que l'imagination ait son tour! Plus d'analyse, mais de la couleur! Donnez-nous des décors nouveaux, les vôtres sont usés… Et vive la nature!» Mais, de cet art nouveau si impétueusement réclamé, n'existe-t-il pas déjà des modèles? Qu'est-ce donc qu'Ivanhoe et Kenilworth? Nature, vérité, poésie, fraîcheur, sincérité, pittoresque et saveur, tout ce qui peut enchanter et ravir l'imagination, tout cela n'est-il pas renfermé dans ces oeuvres de génie? N'est-ce pas surtout la véritable description, attendue avec tant d'impatience, la description pittoresque, la seule qui fasse voir et donne la sensation de l'objet? et par surcroît de bonheur, cette description ne va-t-elle pas évoquer des choses lointaines, depuis longtemps disparues et d'autant plus poétiques?—«Lisons Walter Scott!»

Victor Hugo ou Alexandre Dumas ouvre Ivanhoe, et tout de suite l'enchantement commence. La grande clairière verte où le soleil met des reflets d'émeraude; l'accoutrement misérable ou bariolé de Gurth et de Wamba; les fourrures et les dentelles du Prieur, le long manteau écarlate et la cotte de mailles du Templier; les deux écuyers noirs qui le suivent, vêtus d'étoffes éclatantes; et toute cette troupe en marche à travers la séculaire forêt féodale, tandis que, au-dessus, s'assemblent de gros nuages noirs chargés de tempêtes: quel tableau! Les applaudissements éclatent.—Le lecteur dit maintenant l'arrivée chez Cédric le Saxon. Dans la salle de Rotherwood, sur la lourde table en bois de chêne s'amoncellent les viandes, tandis qu'une énorme bûche qui se consume dans l'âtre immense fait partout danser les rouges reflets de sa flamme. Les figures sont énergiques ou farouches et au milieu d'elles resplendit la douce beauté de lady Rowena… Stendhal aurait fort envie d'observer que voilà des descriptions bien longues; les personnages du roman tardent bien à parler et, quand ils s'y décident, leurs propos ne lui paraissent pas assez significatifs de leur âme. Comme s'il s'agissait pour l'heure d'analyse et de psychologie! Stendhal garde pour lui ses désobligeantes remarques. Il a raison: la lecture en est arrivée à la passe d'armes d'Ashby, au grandiose incendie du château de Front-de-Boeuf, et l'enthousiasme est devenu du délire.

Le bon Nodier sourit. Une admiration si vive et si frémissante n'est pas pour lui déplaire chez cette jeunesse qu'il devine pleine de promesses fécondes. Les évocations du moyen âge dans Ivanhoe sont grandioses sans doute et saisissantes: Nodier les trouve incomplètes. Depuis qu'il prépare ses Voyages pittoresques et romantiques, il s'est épris d'art gothique, et il sait d'ailleurs que la génération sera amoureuse des cathédrales. Or, il n'y a pas de cathédrale dans Ivanhoe, pas de fines colonnettes élancées, pas de grêles fenêtres ogivales où les trèfles s'épanouissent, gracieux et légers comme une dentelle de pierre. Sur un rayon de la bibliothèque, Nodier va prendre l'Abbé.

Dans l'église de Sainte-Marie, où les moines viennent d'élire leur père, tout est désolation. Les statues des guerriers, couchés sur leurs tombeaux, les mains jointes, sont mutilées; les verrières s'effondrent, les marches du maître-autel sont rompues, et tout autour du choeur les niches restent vides de leurs saints. Comme si ce n'était pas assez de tristesse, voici qu'au dehors une foule hurlante sollicite impérieusement pour l'Abbé de la Déraison—c'est la fête des Fous—l'ironique honneur d'être présenté à son nouveau confrère. Déjà, sous les coups furieux qui l'ébranlent, la porte menace de voler en éclats. Les moines se résignent à ouvrir. Comme par une écluse, la procession burlesque s'engouffre dans le lieu saint, avec son énorme dragon, son saint George grotesque, «ayant un poëlon pour casque et pour lance une broche», ses ours, ses loups et toute son irrévérencieuse mascarade, avec accompagnement, comme dirait Stendhal, de quolibets et d'ignobles plaisanteries. Le tableau est complet cette fois. Le beau et le laid, le pathétique et le trivial, le rire et les larmes, la plus irrespectueuse bouffonnerie dans une église dévastée: ne reconnaît-on point là quelques-uns des traits essentiels de l'esthétique romantique? A coup sûr, et c'est même une page de Notre-Dame de Paris qu'on croirait lire. Walter Scott continuait Chateaubriand—et le complétait: la nouvelle école a eu raison de le saluer comme un initiateur et comme un maître.

CHAPITRE V

Walter Scott et le pittoresque dans le récit et le dialogue.

Notre littérature avant le XIXe siècle, avons-nous dit, n'offrait, dans la description, qu'un nombre fort restreint de pages pittoresques. On pourrait presque en dire autant du récit. Et cependant nous sommes un peuple de conteurs. Il se peut que la Chanson de Roland ne soit pas une fort belle épopée: en revanche, quelques passages du Roman de Renart et des Fabliaux ne sont pas éloignés d'être des chefs-d'oeuvre; il y a au XVIe siècle toute une foule de contes fort intéressants; ils n'ont pas manqué à l'époque suivante, et Lesage et Voltaire ont porté le genre à sa perfection. Netteté et finesse, observation juste et piquante, sentiment extraordinairement délié du ridicule, ont toujours été nos qualités ordinaires. Mais en dépit ou plutôt en raison même de ces qualités, le pittoresque nous échappe. C'est qu'il a sa source dans l'imagination et que, malgré tout, la raison est toujours notre faculté dominante. Notre littérature est essentiellement une littérature d'«honnêtes gens». Elle en a le ton, le sentiment et le respect des convenances. Quand il cause dans un salon, un homme du monde évite certaines images, dont le goût de ses amis et la délicatesse de ses voisines pourraient être surpris ou froissés. Comme il modère sa voix et adoucit ses gestes, il tempère et adoucit son imagination. Il lui est permis d'avoir de la verve: elle ne sera jamais ni trop copieuse, ni trop plantureuse. Il suffit de faire pétiller dans le récit quelques traits d'esprit qui ne seront guère que de fines remarques malicieuses; les mots hardis qui dépeignent et font voir, les familiarités brusques et les vivacités expressives, les comparaisons imprévues, un comique dru, trivial ou bouffon plutôt que délicat et exquis, voilà ce que la littérature ne pouvait pas avoir avant le XIXe siècle, et voilà au contraire ce qu'elle a le plus recherché et aimé depuis. Il ne fallait rien moins qu'une révolution sociale pour amener une révolution du goût. Il fallait aussi que l'imagination française prît longuement contact avec l'imagination étrangère. Ici encore, un des auteurs qu'elle aima particulièrement, et qu'elle imita, fut Walter Scott. Le choix était heureux.

Rarement en effet avait-on mis dans l'art de conter plus d'imagination, de fantaisie, de vivacité dramatique. C'est moins un récit qu'une série de tableaux. Tout s'anime, tout se colore; c'est comme un fourmillement de vie perpétuel. Cette manière une fois connue, toute autre paraît froide et incolore par comparaison.

Il est difficile malheureusement d'en apporter des exemples et des preuves. Ce sont des scènes entières, des chapitres ou même des séries de chapitres qui seraient à citer tout au long: il n'y faut pas songer. Mais qu'on relise le début de Quentin Durward. La jolie succession de tableaux dont chacun laisse dans l'imagination l'impression la plus nette et la plus vivante! Voyez le jeune et fier Écossais s'avancer intrépidement sur la rive de la Somme à la recherche d'un gué. Deux hommes qui lui paraissent de bons bourgeois, cheminent paisiblement de l'autre côté de la rivière. Il les interpelle, et sur le conseil de l'un d'eux il entre dans l'eau. Mais la rivière est assez profonde et il lui faut nager vigoureusement. A peine arrivé sur le bord, il éclate: «Chien discourtois, pourquoi ne m'avez-vous pas répondu quand je vous ai demandé si la rivière était guéable?» et il porte la main à son épieu. L'intervention de Louis XI le calme à peine, et la conversation s'engage, alerte, franche, toute pleine de vie et de bonne humeur, narquoise avec le roi, quelquefois impatiente avec le jeune étourdi à l'humeur ombrageuse. Et comme il dévore, sous les yeux amusés du malin souverain de Plessis, le plantureux déjeuner qu'Isabelle vient de lui servir! Il mange, il boit, il bavarde, admire la beauté de la jeune fille, s'inquiète des façons et des regards tour à tour ardents ou sombres de son hôte inattendu, et le tout avec tant de vivacité et de naturel que le récit devient tableau et que rapidement la narration fait place au dialogue. L'imagination et le sentiment de la réalité ont tout envahi; l'écrivain n'a pas pu rester longtemps maître de ses personnages; ils se sont mis à vivre pour leur compte, d'une vie particulière et comme indépendante de la volonté de celui-là même qui les a créés.

Et les passages où éclatent de pareilles qualités abondent dans l'oeuvre du romancier. C'est, dans Ivanhoe, l'arrivée du prieur et du templier dans la clairière où Gurth et Wamba échangent leurs réflexions et leurs plaintes; le festin du soir chez Cédric; la passe d'armes d'Ashby; la torture du pauvre Isaac dans la prison de Front-de-Boeuf; surtout l'attaque et la ruine du château, avec l'épisode si comique à la fois et si touchant de Wamba déguisé en moine pour sauver son maître. De même, lisez dans l'Abbé la scène de l'auberge où Roland Graeme et Adam Woodcock sont si lestement caressés par la houssine du plus délibéré et du plus hardi des pages; elle est merveilleuse de vie et de relief. L'auberge et son tumulte, propos joyeux et quolibets politiques, impertinente assurance du page et air piteux que finissent par prendre ses victimes, le conteur a tout vu et il inonde tout de lumière. Rien d'ailleurs qui convienne mieux à son talent que ces larges scènes populaires; il les traite avec une verve et une sûreté incomparables.

«Holliday, dit Bothwell à un dragon qui était venu s'asseoir à la même table que lui, n'est-il pas bien étrange de voir tous ces rustres passer ici la soirée à boire, sans qu'ils aient pensé à porter la santé du roi?

«Vous vous trompez, j'ai entendu cette espèce de chenille verte proposer la santé de Sa Majesté.

«Oui-da? Eh bien, Tom, il faut les faire boire à celle de l'archevêque de Saint-André; et qu'ils la boivent à genoux, encore!

«Bonne idée, pardieu! s'écria Inglis; et si quelqu'un s'y refuse, nous l'emmènerons au corps de garde, nous lui ferons monter le cheval né d'un gland, et nous lui attacherons une paire de carabines chaque pied, pour l'y tenir en équilibre.

«Bien dit, Tom; et pour procéder avec ordre, je vais commencer par ce rustre en bonnet bleu qui se tient seul dans son coin.»

Bothwell se leva aussitôt, et mettant son sabre sous son bras, pour soutenir l'insolence qu'il méditait, il se plaça en face de l'étranger que Niel avait signalé dans les avis adressés à sa fille; prenant ensuite le ton solennel et nasillard d'un prédicateur puritain: «J'ai, lui dit-il, une petite requête à présenter à Votre Gravité, c'est de remplir ce verre de la boisson que les profanes appellent eau-de-vie, et de le vider à la santé de Sa Grâce l'archevêque de Saint-André, le digne primat d'Écosse, après vous être levé de votre siège et vous être baissé jusqu'à ce que vos genoux touchent la terre.»

Chacun attendait la réponse: les traits durs et farouches de l'étranger, ses yeux presque louches et d'une expression sinistre, la force évidente de ses membres, quoiqu'il ne fût que de moyenne taille, annonçaient un homme peu disposé à entendre la plaisanterie et à souffrir impunément une insulte.

«Et si je ne satisfais pas à votre impertinente requête, dit-il, qu'en pourra-t-il résulter?

«Ce qu'il en résultera, mon bien-aimé? dit Bothwell avec le même accent de raillerie, c'est que, primo, je tirerai ta protubérance nasale; secundo, bien-aimé, j'appliquerai mon poing sur tes organes visuels; et tertio, enfin, bien-aimé, je ferai tomber le plat de mon sabre sur les épaules du réfractaire.

«En vérité! dit l'étranger. Passez-moi le verre»;—et donnant à sa physionomie et au son de sa voix une expression singulière: «Je porte la santé de l'archevêque de Saint-André, bien digne de la place qu'il occupe en ce moment (il venait d'être assassiné). Puisse chaque prélat d'Écosse être bientôt comme le très-révérend James Sharpe!

«Eh bien, dit Holliday d'un air de triomphe, il a subi l'épreuve.

«Oui, mais avec un commentaire, remarqua Bothwell; je ne comprends pas ce que veut dire ce whig tondu.»

On comprend que les futurs romantiques aient été immédiatement séduits.

D'autant que la narration dans les «Waverley Novels» a d'autres qualités de verdeur, de familiarité énergique et savoureuse, d'où naît un pittoresque particulier… Nous aurons justement occasion d'en parler en étudiant le dialogue de Walter Scott.

C'est sa plus grande originalité et son triomphe, la partie de son art dans laquelle on ne lui a jamais connu d'autre rival que Shakespeare: ce qui est beaucoup dire, et ce qui est exact. Nous l'avons fait remarquer, il y glisse tout de suite d'une pente naturelle et irrésistible, et il s'y établit avec la conscience d'y régner en souverain incontesté. Il arrive même assez souvent à ses personnages de parler uniquement pour le plaisir de parler, sans que leur bavardage ait aux yeux du lecteur d'autre excuse que sa verve et son intérêt.

Il est vrai que ce sont ici qualités éminentes. La matière du dialogue peut être insignifiante, la manière en est toujours d'un attrait singulier. Walter Scott sait faire parler tout le monde, prendre tous les tons, et en même temps qu'il observe les moeurs et les convenances propres à chaque caractère, il garde toujours cette vivacité, cette humour, ce mouvement et cette vie, qui sont proprement un charme. C'est comme une flamme légère qui court sur toutes les répliques pour les faire étinceler et reluire. Et rien d'artificiel ou de concerté; pas de cliquetis d'antithèses, d'une admirable force dramatique parfois dans leur concision et leur brusque détente, mais toujours trop visiblement arrangées pour l'effet; au contraire, partout une facilité, une aisance merveilleuses, un courant largement étalé, d'une allure pleine, heureuse, et où la clarté se joue en vives étincelles. Par malheur il est encore impossible d'en donner des exemples; mais rien ne sera facile au lecteur comme de combler cette lacune forcée. Aussi bien, de ce dialogue, est-il préférable d'indiquer la nouveauté la plus saisissante.

Elle consiste à mettre sur les lèvres des duchesses et des marquises, des princes et des rois, les propos familiers et gaillards, les comparaisons hardies et pittoresques, qui donnent tant de piquant et de saveur à la conversation des aventuriers et des aubergistes, des gardiens de pourceaux et des outlaws. Ce n'est pas assez de dire que le langage d'Elisabeth par exemple ou de Louis XI est plein d'animation et de vie; qu'il a une légèreté, une allure dont n'approchèrent jamais nos romanciers, et moins encore nos poètes tragiques: les rois parlent ici comme leurs sujets, les reines comme leurs chambrières, et ils sont tout aussi près de la bonne et simple nature que Giles Gosling ou Michel Lambourne.

«Par la mort! Geordie,—déclare Jacques Ier à l'orfèvre Heriot,—il n'y a pas un de ces manants qui sache seulement comment on doit présenter une supplique à son souverain… D'abord, voyez-vous, il faut vous approcher de nous de cette manière, en vous couvrant les yeux de la main, pour montrer que vous savez que vous êtes en présence du vice-roi du ciel.—Bien, Geordie, voilà qui est fait avec grâce.—Ensuite, vous vous agenouillez, et vous faites comme si vous vouliez baiser le pan de notre habit, la boucle de nos souliers ou quelque chose de semblable.—Très bien exécuté. Tandis que nous, en prince débonnaire et ami de nos sujets, nous vous en empêchons, en vous faisant signe de vous relever.—Non, non, vous n'obéissez pas; et comme vous avez une grâce à demander, vous restez dans la même situation, vous fouillez dans votre poche, vous tirez votre supplique, et vous nous la mettez respectueusement dans la main[20].»

[Note 20: Les Aventures de Nigel, chap. V. Toute la scène est à lire: le naturel en est exquis.]

Voilà un roi transformé pour deux minutes, et sans croire déchoir, en maître de cérémonies.

Sans plus de façon, Elisabeth compare Leicester à un directeur de théâtre et se plaint de la malpropreté des bottes de Tressilian, «dont l'infection a failli l'emporter sur les parfums de lord Leicester.» Elle reçoit les chevaliers Tressilian et Blount, et voici les réflexions que la noble cérémonie lui inspire: «Sussex a sans doute perdu l'esprit, pour nous désigner d'abord un fou comme Tressilian, et puis un rustre comme son second protégé. Je t'assure, Rutland, que, lorsqu'il était genoux devant moi, grimaçant et faisant la moue comme s'il avait eu la bouche pleine de soupe brûlante, j'ai eu peine à me retenir de lui donner un bon coup sur la tête, au lieu de lui frapper sur l'épaule.»

Ces propos et ces remarques de commère sur des lèvres royales! Ces jurons dans la bouche d'une reine, et d'une reine qui cultive l'euphuisme! Car elle jure, «par la mort de Dieu!… de par la lumière de Dieu!… par l'âme du roi Henry!» C'était bien la nature, cette fois, et même la nature en déshabillé. Mais ces libertés n'étaient point pour effaroucher des jeunes gens à qui la froideur et la convention du dialogue classique devenaient de jour en jour plus odieuses. Walter Scott donnait la main à Shakespeare; son exemple autorisait les expressives familiarités qui s'épanouiront bientôt dans Henri III et sa cour, Charles VII chez ses grands vassaux, Ruy Blas ou le Roi s'amuse. Pourquoi les rois parleraient-ils un langage dans le roman et un autre langage dans un drame? Craint-on que les spectateurs s'en effarouchent? Mais la plupart sont des lecteurs assidus des «Waverley Novels» et ils ont perdu tous leurs anciens scrupules, ou à peu près.

Un de leurs romans favoris a dû être Quentin Durward, parce que c'est un roi de France qui en est le héros. Or le langage de Louis XI ne rappelle que de fort loin les élégances des Agamemnon, des Ninus ou des Artaxerce. «Je suis un vieux saumon, dit-il à Olivier, et je ne mords point à l'hameçon du pêcheur parce qu'il est amorcé de cet appât qu'on appelle honneur.» Il congédie Tristan: «Eh bien, compère, marchez en avant et faites-nous préparer à déjeuner au bosquet des mûriers, car ce jeune homme fera autant d'honneur au repas qu'une souris affamée en ferait au fromage d'une ménagère.» Au roi qui lui a demandé quel était son pays, l'écossais a répondu: Glen Houlakin. «Glen quoi? s'écria maître Pierre; avez-vous envie d'évoquer le diable en prononçant de pareils mots?» Faut-il allécher le jeune étranger pour le décider à s'enrôler dans la garde écossaise? Les grasses et succulentes comparaisons, dignes de Rabelais et de La Fontaine! «Ils n'ont pas besoin (les archers), comme les Bourguignons, d'aller le dos nu, afin de pouvoir se remplir le ventre. Ils sont vêtus comme des comtes et font ripaille comme des abbés.» Il interrompt brusquement le plus grave des entretiens: «Mais au diable cette conversation! Le sanglier est débusqué. Lâchez les chiens, au nom du bienheureux saint Hubert. Ah! Ah! Tralala li ra la…»

Et quand il est prisonnier à Péronne, voici le ton de ses monologues: «Si jamais je puis me tirer de ce danger, j'arracherai à la Balue son chapeau de cardinal, dût la peau de son crâne y rester attachée… La conjonction des constellations! oui, la conjonction! Galeotti m'a conté des sornettes dignes d'être adressées à une tête de mouton bouillie, et j'ai été assez idiot pour me persuader que je les comprenais!» Les futurs romantiques ont dû savourer ces détails avec délices. Du merveilleux dialogue de Walter Scott, c'était ce que, dans le roman—et au théâtre,—ils pouvaient le mieux imiter. Chez Vigny, Mérimée, Balzac et Hugo, nous aurons à signaler plus d'une de ces imitations.

Ainsi se contractaient peu à peu des habitudes nouvelles, ainsi lentement se formait un art nouveau. Toute une révolution s'opérait dans le goût; et ces familiarités dans le dialogue, ces comparaisons pittoresques, empruntées de préférence au règne animal ou aux objets les plus vulgaires, et que nous retrouverons déjà chez les premiers disciples en France de Walter Scott, n'en sont pas l'indice le moins caractéristique[21]. La nouveauté devait en être séduisante; on l'admira tout de suite et on l'imita, et dans la forme même qui en rendait l'imitation à la fois plus aisée et plus féconde. On fit des romans historiques avec fureur, et, pendant quelques années, les écrivains français—parmi lesquels des hommes de génie—ne se réclamèrent que de Walter Scott. Un genre nouveau s'organisa. Mais en s'organisant, ce n'était rien moins—et on doit commencer à l'entrevoir—que le romantisme lui-même qu'il aidait à se déterminer et dont il préparait le rapide triomphe: le livre suivant essaiera de mieux l'établir.

[Note 21: Elles sont nombreuses dans Walter Scott, aussi nombreuses que, chez Chateaubriand, les comparaisons nobles ou majestueuses. «Ta conversation, dit Varney à Foster, a un piquant qui surpasse le caviar, les langues de boeuf salées, enfin tous les excitants qui peuvent relever la saveur du bon vin.» (Kenilworth.)—«Parfait! parfait! répondit Lambourne: d'honneur, ta cuisse en manière de bâton, au milieu de cette touffe de bougran tailladé et de gaze de soie, ne ressemble pas mal à la quenouille d'une ménagère dont le lin est à moitié filé.» (Ibid.)—«Mais bah! le méchant petit diable nageait comme un canard… Par la Saint-Nicolas, prenez garde à vous, maintenant qu'il est plus haut qu'un baril de harengs.» (Guy Mannering).—«Toi gentilhomme! dit Silias; un gentilhomme comme j'en ferais un d'une cosse de fève, avec un couteau rouillé.» (L'Abbé).—Dans le même roman, la jolie tirade d'Adam Woodcock (XII) sur les femmes, «ces jolies oies sauvages», serait à lire en entier; et nous terminerons ces citations—qui pourraient être interminables—par ce fragment de dialogue des Puritains: «Vous nous avez apporté un joli plat de gibier, général! Voici un corbeau qui va croasser, un coq prêt à combattre; et un… comment nommerai-je le troisième, général?—Sans métaphore, Monsieur, je vous prie de le regarder comme un homme auquel je m'intéresse particulièrement.» Il y a là tout un côté de l'art romantique. Qu'on pense au «vieil as de pique», d'_Hernani.]

* * * * *

LIVRE III

LE ROMAN HISTORIQUE A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE

CHAPITRE PREMIER

Le Roman historique avant «Cinq-Mars»

Le roman historique tel que l'avait créé Walter Scott était trop original et surtout différait trop profondément de tout ce qui s'en était écrit en France jusqu'alors, pour que les premières imitations n'en aient pas été médiocres. Les progrès ne pouvaient même être que fort lents dans cette carrière nouvelle. Il fallait d'abord se familiariser avec l'histoire. De plus, il n'était pas inutile, pour donner des temps passés une représentation pittoresque, d'avoir l'imagination souple et brillante, et l'habitude aussi de broyer des couleurs. Il était indispensable enfin d'avoir beaucoup de talent. Or, l'histoire était précisément en train de se faire; l'imagination s'avançait tous les jours vers de nouvelles conquêtes, sans toutefois que sa royauté absolue fut encore proclamée; et pour ce qui est du talent, c'est bien ce qui a le plus manqué aux infortunés romanciers d'avant 1826. Leur oeuvre cependant n'est pas complètement à dédaigner. N'auraient-ils d'ailleurs que le mérite d'avoir préparé le chemin à leurs successeurs, ils mériteraient encore un souvenir.

Bien entendu, il ne faut même pas songer à les nommer tous. Encore si de cette interminable énumération il devait sortir quelque observation intéressante! Mais le dénombrement de toutes ces têtes de bétail serait aussi inutile que fastidieux. Car enfin, en quoi importe-t-il à notre sujet que J.-P. Brès ait écrit quatre volumes in-12 sur Isabelle et Jean d'Armagnac, trois sur la Trémouille, chevalier sans peur et sans reproche, et quatre autres, en 1818, sur Montluc ou le Tombeau mystérieux? qu'on doive à Mardelle les Ruines de Rothembourg, roman historique, 3 volumes, 1819? à Plancher de Valcourt Edouard et Elfride, ou la Comtesse de Salisbury, roman historique du XIVe siècle? au chevalier de Propiac, en 1822, deux volumes sur la Soeur de Saint-Camille ou la Peste de Barcelonne? et au comte Henri Verdier de Lacoste, Alfred le Grand ou le Trône reconquis? que Ladoucette soit l'auteur du Troubadour ou Guillaume et Marguerite, un roman du XIIe siècle où il est question des noces de Louis VII (1824)? et Mme Gabrielle Paban, sous le pseudonyme de Marie d'Heures, celui de Jane Shore, qui a pour scène l'Angleterre du XVe siècle? Est-il vraiment utile de savoir que le Héros de la mort ou le Prévôt du Palais est de L.-T. Gilbert, auteur du Pâtre des montagnes noires, ou que, pour avoir composé les Derniers des Beaumanoir ou la Tour d'Helvin, M. de Kératry fut pompeusement décoré par des compatriotes, qui avaient plus de reconnaissance que de goût, du titre de «Waverley breton»? Quand on aura dit de tous ces écrivailleurs qu'ils font nombre et témoignent de la grande vogue qu'eut alors le roman historique, on aura tout dit. Il faut cependant isoler une ou deux oeuvres du milieu de cette tourbe, ne serait-ce que pour donner une idée de leur insigne faiblesse et marquer le point de départ dans la brillante carrière que le genre à la mode allait parcourir. Puis, il y a d'autres noms qui, à divers titres, méritent de nous arrêter quelques instants, comme Musset-Pathay ou Balzac; et enfin des oeuvres appellent la comparaison avec d'autres oeuvres plus brillantes et d'une destinée plus heureuse, comme l'Urbain Grandier d'Hippolyte Bonnelier, qui sert de transition toute naturelle à Cinq-Mars.

Sans parler du baron Etienne Léon de la Mothe-Langon et de son Jean de Procida ou les Vêpres Siciliennes, pas plus que de Dinocourt et de son Camisard, encore qu'il s'y soit souvenu des Puritains et de la Légende de Monrose, que son Parquet, son Poul soient d'assez agréables copies de Dalgetty et de Bothwell, et que certain jésuite rappelle à la fois le La Balue de Quentin Durward et la vieille Mause d'Old Mortality, il faut signaler une tentative de Simonde de Sismondi, car Julia Sévéra ou l'an 492 est du grave historien, et Julia Sévéra est un roman historique, et de l'aveu même de l'auteur, le modèle en a été Walter Scott: témoignage précieux de l'estime que les plus sérieux esprits ont professée dès la première heure pour l'auteur d'Ivanhoe. La tentative était intéressante; malheureusement elle échoua.

Un romancier n'est pas un historien, avons-nous dit. La réciproque peut être vraie aussi, et Sismondi en est une assez bonne preuve. L'exactitude historique est remarquable dans Julia Sévéra, et personne ne doute que l'auteur ne soit admirablement informé sur «l'an 492». Il est visible que dans le roman ont passé «les recherches et les travaux consacrés à écrire le premier volume de l'Histoire des Français»; nous en croyons l'écrivain quand il nous confesse avoir «lu trois fois de suite Grégoire de Tours, ou pâli sur toutes les chroniques, sur tous les codes de lois, sur toutes les vies des saints de cette époque». Mais comme on voudrait une érudition moins abondante et moins sûre, un peu plus de mouvement dramatique, d'intérêt pittoresque, et que le souhait de son Avertissement ait été plus complètement exaucé[22]! Lisez par exemple le chapitre d'exposition, si long, si peu vivant. On ne voit rien. Puis, trop souvent le narrateur se souvient mal à propos de son métier ordinaire d'historien et interrompt le récit romanesque par de vraies leçons magistrales sur l'économie politique ou le droit fluvial. Du récit, d'ailleurs, il n'a aucune science. Dès les premières pages vous vous sentez enveloppé d'un mortel ennui. L'auteur avait annoncé un roman historique: c'est une dissertation d'histoire qu'il met sous les yeux, entremêlée de descriptions et coupée de dialogues et d'analyses psychologiques. Et quelles analyses! quelles descriptions! quels dialogues!

[Note 22: «J'aurais voulu que ce fût complètement un roman, et par l'intérêt, et par la vérité des tableaux de la vie domestique».]

Tel qu'il est cependant, l'essai de Sismondi ne doit point passer inaperçu. Sans compter qu'il était comme la consécration officielle du roman historique, il imposait aux futurs «émules de Walter Scott» un plus grand souci de l'exactitude et un plus grand respect de la vérité. Le genre devait s'attacher désormais à être plus sérieux, moins romanesque; et Sismondi, avec une admirable netteté, lui en indiquait les moyens. On ne se décida que plus tard à les employer et, en attendant, le roman historique suivit comme il put sa fortune.

Elle fut d'abord médiocre. Ni l'Héritière de Birague, ni Clothilde de Lusignan n'annoncent et ne préparent Cinq-Mars; et il est parfaitement inutile d'analyser des oeuvres qui laissent le genre stationnaire. Mais si le fond en est insignifiant, tout comme dans les romans de Mme de Genlis ou de Dinocourt, la forme ne laisse pas d'être intéressante. Les descriptions n'en sont point bonnes; mais le récit s'anime et se colore; il a de la verve et de la fantaisie dans sa lourdeur un peu compacte, et enfin le dialogue se dénoue, à l'imitation, il ne faut pas l'oublier, de Walter Scott. Ce n'est évidemment pas la perfection du naturel et, sans jamais égaler cependant son illustre modèle, Balzac aura plus tard une autre verve, un autre feu et d'autres saillies. Mais que nous sommes loin déjà des Dinocourt, des Sismondi et des Ladoucette! En regard du passage des Puritains où Bothwell menace insolemment Burley s'il refuse de porter la santé de l'archevêque de Saint-André, lisez ce fragment:

Le sire de Chanclos fit sauter les ferrures et déploya cinq ou six robes magnifiques, des voiles, des dentelles, force bijoux, des éventails, des gants parfumés et un habillement complet pour un homme: il était d'une magnificence rare. «Je crois, dit l'honnête capitaine, que nous pourrions nous appliquer la prise: 1° comme indemnité de nos fatigues; 2° comme inutile au marquis, puisque nous le tuerons; 3° comme prix de la nourriture du prisonnier de guerre; 4°… 5°… continua Vieille-Roche.—Assez, reprit Chanclos; trois raisons suffisent… Voyons, quel est ton avis?—Mon avis!… ton avis est mon avis… Voilà mon avis.—Adopté, dit Chanclos.» (L'Héritière de Birague, chap. XXIII.)

Sauf les dernières lignes, qui appartiennent sans contestation possible à Balzac tout seul, n'est-ce pas la façon et le tour de Walter Scott? Comme Poul et Parquet chez Dinocourt, ces deux caractères de Vieille-Roche et de Chanclos, imités des mêmes types de l'oeuvre écossaise, ont porté bonheur au romancier. Chanclos surtout est amusant avec son éternel juron «par l'aigle du Béarn, son glorieux maître». Il a la plaisanterie piquante et savoureuse, menace son adversaire de lui faire «une boutonnière au ventre» d'un bon coup d'épée, et sa verve copieuse met plus de gaîté dans le roman que les lourdes et prétentieuses parades d'esprit de l'auteur lui-même. Ces libres et hardis propos de corps-de-garde, cette bonne humeur gouailleuse, ce ton cynique et débraillé, tout cela annonce bien un type cher à l'école romantique. En tout cas, et c'est ce qu'il importe de constater avant tout, la narration commence à s'animer et à devenir pittoresque, le dialogue à pétiller, les personnages à avoir des gestes plus naturels et moins guindés. L'imagination, à l'aide du roman historique, prenait l'essor. Pour l'art français, c'était une acquisition.

C'en était une autre, encore plus importante pour l'intelligence française, que la connaissance de l'histoire. Car on se préoccupe sérieusement de l'étudier. Balzac écrit à sa soeur, en 1822: «Prie donc Surville de s'informer dans quelle partie de la Normandie est Château-Gaillard ou le château Gaillard. Ensuite, dis-moi s'il y a une bibliothèque à Bayeux ou à Caen; si ton mari a la faculté d'en avoir les livres et s'il y a beaucoup de livres sur l'histoire de France, surtout des mémoires particuliers qui donnent du jour sur les époques. Le roman que j'irai faire sera ou la Démence de Charles VI et la Faction Armagnac ou Bourguignonne, ou bien la Conspiration d'Amboise, ou la Saint-Barthélémy, ou les Premiers temps de l'Histoire de France…»

Nous ne savons si, en 1822, il y avait une bibliothèque à Caen, ni si elle contenait beaucoup de livres sur l'histoire de France. Ce qui est certain, c'est que Balzac, à Caen ou ailleurs, les a feuilletés: les progrès qu'il aura faits quand nous le rencontrerons pour la seconde fois nous en seront une garantie suffisante; et ce qui n'est pas moins incontestable, c'est la conviction désormais entrée dans l'esprit des romanciers que, pour écrire des romans historiques, il n'est peut-être pas inutile de commencer par savoir un peu l'histoire. Sismondi nous l'avait fait constater, Balzac nous le rappelle; les Français vont se mettre à l'étude de leurs chroniques nationales et leur demander justement ce que du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, avait exclusivement demandé à l'antiquité: des thèmes d'inspiration. Le roman historique s'organise et du même coup il aide à se préciser une des parties essentielles de la future esthétique romantique.

Mais les sages idées de Sismondi et de Balzac ne pouvaient que triompher lentement et elles trouvent pour l'heure des réfractaires. Musset-Pathay, dans ses Contes historiques, semble avoir pris à tâche de démontrer l'excellence de la philosophie de l'histoire telle que l'avait professée Balzac dans Clothilde de Lusignan. L'épigraphe de son livre en indique assez l'esprit: Multa incredibilia vera, multa credibilia falsa. Le titre même est comme une gageure et un défi. Il est vrai que l'oeuvre tient assez peu la promesse du titre et de l'épigraphe. Ces Contes ne sont que des conversations où quelques points d'histoire sont incidemment traités; cela rappelle assez exactement les Journées Amusantes de Mme Gomez, et surtout laisse deviner les regrettables excès où se complairont plus tard Paul Lacroix et Roger de Beauvoir. Il y a cependant des pages intéressantes. Nous signalerons particulièrement le neuvième conte qui renferme une assez bonne critique et fort piquante de Mme de Genlis et de ses Mémoires; et le dixième, de beaucoup le meilleur du recueil, où sont assez vivement présentées les réunions littéraires du XVIIIe siècle. Mais c'est trop longtemps s'arrêter sur quelqu'un dont tout le mérite est d'avoir eu un fils.

Hippolyte Bonnelier n'a guère aussi pour lui que d'avoir écrit un roman sur une scène dont Vigny devait faire un épisode de Cinq-Mars. Son Urbain Grandier eut quelque succès, s'il faut en croire le Mercure du XIXe siècle. D'après le trop complaisant journaliste, l'auteur «a conservé les grands traits que l'histoire a transmis et inventé une fable touchante qui se lie naturellement à son récit et l'explique sans dénaturer les traditions. C'est ce que l'on peut exiger du roman historique… Laubardemont, Urbain Grandier, le prêtre, l'abbesse et ses soeurs se dessinent avec une grande vérité. Le P. Joseph est peint de la même manière… Le roman est fidèlement empreint des couleurs superstitieuses de l'époque.»

Il vaut mieux dire: Urbain Grandier a exactement la justesse et la vérité que peut avoir un pamphlet. Car c'est plutôt un pamphlet qu'un roman. On n'a qu'à lire l'introduction pour s'en convaincre. Dès les premières lignes, l'écrivain laisse éclater l'horreur que lui inspire «l'assassinat» de Grandier. C'est son droit sans nul doute. Mais l'histoire s'accommode mal de trop de passion et la vérité en souffre. Le roman de Bonnelier n'a pas échappé à cet inconvénient. Que le trio Mignon, Barré, Granger, soit parfaitement méprisable, c'est un point que personne ne conteste. Mais encore faudrait-il que ces misérables nous donnent eux-mêmes, par leurs actions ou leurs paroles, tout le dégoût que nous devons éprouver pour leur odieuse conduite, au lieu que trop souvent l'auteur nous l'insinue par ses réflexions et ses commentaires.

Les invraisemblances, d'ailleurs, n'y sont pas rares; c'est ainsi que le P. Joseph est vraiment par trop cynique. Il y a même, chose plus grave, des anachronismes. Et puis, dans quelles extraordinaires complications le roman va-t-il s'enchevêtrer! Soeur Annette, une des possédées, est fille de Clarice, soeur de Cinq-Mars et de Laubardemont! Ce détail, digne du plus noir mélodrame, suffirait à déprécier une oeuvre à certains égards point trop méprisable.

Mais leur plus grand défaut, à tous ces pauvres romanciers, reste encore de n'avoir pas eu assez de talent et aussi d'avoir été les ouvriers de la première heure. La nature avait mieux traité Alfred de Vigny; les circonstances lui furent plus favorables; et, dans l'histoire du roman historique français, Cinq-Mars est la première oeuvre sérieuse qui compte et qu'il faut donc examiner avec quelque détail.

CHAPITRE II

«Cinq-Mars»

Le lundi 6 novembre 1826, à 11 heures du matin, dans un appartement de l'hôtel de Windsor, à Paris, le colonel Hamilton Bunbury présentait le comte Alfred de Vigny à sir Walter Scott. Le jeune auteur de Cinq-Mars venait faire hommage de son livre à l'illustre créateur du roman historique. «L'air très touché», Walter Scott accepta le livre, et sans doute aussi l'hommage. Il ne pouvait peut-être pas répondre à son jeune admirateur ce qu'il répondit à Manzoni qui lui offrait ses Fiancés[23]; mais il lui était permis de penser que c'était la plus belle oeuvre qu'il eût encore inspirée à un Français. De Cinq-Mars, en effet, et de Cinq-Mars seulement, commence dans notre littérature l'histoire du roman historique.

[Note 23: Quand Walter Scott vint à Milan, Manzoni se donna modestement pour son disciple. «En ce cas, riposta le célèbre romancier, les Fiancés sont mon meilleur ouvrage.»]

Ce n'est pas que le livre soit un chef-d'oeuvre. Malgré le talent de Vigny, ses longues études préparatoires, Cinq-Mars conserve des défauts graves. Tel qu'il est cependant, il ne laisse pas d'être remarquable, moins par sa valeur et sa beauté propres, que par la place qu'il tient dans l'organisation du genre. Et il n'est pas besoin d'ajouter que l'influence écossaise s'y fait partout sentir.

Dans la foule déjà innombrable des imitateurs de Walter Scott, Vigny fut le premier à s'apercevoir que le plus sûr moyen de réussir dans un genre est de cultiver ce genre pour lui-même. De ce principe essentiel, on ne s'était point avisé jusqu'à lui, sans doute parce qu'il était essentiel et trop simple. Il osa donc, à l'exemple de son modèle, et abordant un sujet d'histoire, le traiter vraiment du point de vue historique, et il ne crut pas inutile, écrivant sur une conjuration, de ne pas trop détourner l'intérêt sur les insignifiantes amours de Marie de Mantoue et de Henry d'Effiat. Aussi bien les piètres héros que nos deux personnages pour un roman d'amour! Elle, elle est étourdie, légère, involontairement coquette, vite oublieuse et à peu près consolée de la mort de Henry par la riante perspective d'être reine de Pologne. Lui, il a peut-être plus de profondeur dans les sentiments; et, puisqu'il le dit, nous devons bien l'en croire; mais nous entrons tout de même assez difficilement dans cette pensée. Ses incertitudes, ses faiblesses, quelque chose de faux ou de forcé répandu dans tous les passages où il nous est parlé de sa passion, tout cela en fait un amoureux fort indécis et singulièrement pâle. Vraiment, et tout compte fait, ils sont dignes l'un de l'autre, dignes surtout de servir de modèles aux jeunes premiers du futur théâtre romantique. Par beaucoup de côtés, dona Sol, Régina et la fille de Triboulet sont les soeurs de Marie de Mantoue; et il est encore plus évident qu'il y a du Hernani, du Didier, sinon du Ruy Blas, sous le beau costume de velours noir de M. le Grand[24].

[Note 24: Nous en avons essayé la démonstration dans la Revue bleue (8 et 15 août 1903): Deux ouvriers du romantisme.]

Puisque l'intrigue amoureuse n'est pas et ne peut pas être le vrai sujet de Cinq-Mars, il reste que ce soit l'intrigue politique. Et en effet, et il faut en féliciter Vigny, comme dans Quentin Durward, comme dans Ivanhoe, les passions particulières et privées disparaissent devant des intérêts plus généraux et plus importants. Louis XI luttait pour briser l'orgueil et réduire le pouvoir de son insolent vassal; Richelieu… Dirons-nous qu'il lutte pour briser le grand écuyer? Tout le roman, au contraire, et par une incroyable maladresse de l'auteur, ne donne-t-il pas l'impression d'un géant qui écrase un pygmée, dédaigneusement? Mais acceptons la situation telle que Vigny nous la présente. Il a cru pouvoir symboliser dans la conjuration de Cinq-Mars toutes les autres conjurations que le système politique du cardinal ministre a fait se former contre lui; ce ne serait pas le droit de l'historien, c'est celui du poète. Bien plus, supposons à M. le Grand toutes les qualités dont voudrait l'enrichir notre romancier; qu'il soit comme l'âme de la noblesse tout entière, frémissante d'indignation de se voir humiliée, et quelquefois décapitée, par un cardinal, par un homme d'Église; en un mot, faisons de lui le digne adversaire de Richelieu: quel drame! Et le beau sujet! «Trois acteurs seulement qui remplissent la scène: Richelieu, Louis XIII et M. le Grand; le reste écoute et regarde, et joue tout au plus le même rôle que le choeur antique au théâtre d'Athènes.» G. Planche a raison. C'est le fond même de Quentin Durward; fond tragique, sujet grandiose, d'où pouvait sortir un chef-d'oeuvre. Vigny ne l'a pas fait; peut-être ne pouvait-il pas le faire. Il avait au moins le mérite d'indiquer le chemin qui conduisait aux chefs-d'oeuvre; et la première conquête du roman historique en France, comme son premier pas vers l'organisation forte et définitive, c'est à Cinq-Mars qu'il faut en rapporter l'honneur.

Mais, nous l'avons vu, des intrigues et des passions politiques supposent plus de deux personnages, une conjuration exige des conjurés, et voilà du même coup le cadre et le milieu constitués. Il y avait, autour de Cédric, son fils, lady Rowena, Athelstane, Richard, Frère Tuck, Locksley, Wurth et Gamba; nous aurons ici Bassompierre, Fontrailles, Gondi, Beaufort, de Thou, et un instant, malgré leurs hésitations, les princes du sang et les rois eux-mêmes, Gaston d'Orléans, Anne d'Autriche et Louis XIII en personne. Et pour peu que l'auteur, par les mémoires ou les correspondances, ait quelque expérience de l'époque,—or Vigny, on le sait par son témoignage et Cinq-Mars suffit à le prouver, n'était pas sans les connaître,—tous ces personnages vont sentir, penser, s'agiter, vivre en un mot de la vie même de leur temps.

Écoutez le duc de Bouillon endoctrinant Anne d'Autriche, lui dépeignant en traits de flamme l'insolence et l'ambition de Richelieu, et après avoir inquiété la reine, épouvantant la mère par l'horrible crainte que l'impitoyable ministre pourrait bien étendre sa main de fer jusque sur les enfants de France[25]; entendez Cinq-Mars lui-même, le digne chef d'une conspiration enfantine, grisé peu à peu des paroles qu'il adresse à ses complices, échauffé de leur enthousiasme, s'élever presque à l'éloquence; voyez la physionomie austère et distraite du pieux de Thou, et savourez les boutades et les espiègleries de Gondi. Cependant, au-dessus de leurs têtes, on entend des violons et des pas légers rythment des danses: c'est fête chez Ninon; et, comme une volée d'étourneaux, sur le projet d'une conspiration contre le cardinal et d'un crime de lèse-patrie, nos jeunes étourdis se précipitent dans la salle du bal. Il y a là Milton, Descartes, Molière, Corneille, et, ou peu s'en faut, toute l'Académie française; rapprochement étrange sans doute, et on se figure Descartes, malgré son costume d'officier, et surtout Corneille, singulièrement dépaysés, comme on a déjà trouvé les conjurés bien audacieux pour faire du salon de Ninon le centre de leur complot[26]. On lit, on fredonne, on improvise des madrigaux, on consulte la Carte de Tendre, on s'extasie sur le fin, le galant et le sublime; les ridicules s'étalent; l'unique préoccupation ici est d'avoir de l'esprit, de la galanterie, de l'insouciance, d'énormes noeuds de rubans partout, de relever fièrement rapière et moustache, et au moindre mot, au plus léger sourire, d'inviter cérémonieusement des gens qu'on estime, de préférence encore ses amis, à venir allègrement se couper la gorge. Musique et duels, rubans et conjurations, vers galants et bravoure téméraire à l'assaut, voilà bien le monde de la cour sous Louis XIII. C'est le monde de Cinq-Mars. Jamais roman historique n'avait été mieux situé.

[Note 25: La Toilette.]

[Note 26: A moins d'y voir une nouvelle preuve de la légèreté incroyable avec laquelle se traitaient alors les conspirations.]

La couleur locale y est même si juste, elle a si bien pénétré toutes les parties intimes de l'oeuvre, qu'elle est remontée à la surface et s'est étendue à l'extérieur. Les personnages de Cinq-Mars ne se contentent pas d'avoir les sentiments et les goûts de leur époque, ils en ont encore les expressions et le style. Quelques mois après la publication du roman, le Journal des Débats le faisait fort justement remarquer (18 août 1826, sous la signature R.) Qu'on relise le début du chapitre VIII, l'Entrevue, le chapitre IX, le Siège, et surtout le chapitre XX, la Lecture: on sera bien vite convaincu que l'observation du journaliste ne manque pas d'exactitude. C'est bien le ton fier, dégagé, hautain, légèrement insolent, qu'affectaient alors les jeunes seigneurs, avec quelque chose de volontairement négligé et lâché, le ton d'un jeune cavalier qui d'une main friserait arrogamment sa moustache et de l'autre soutiendrait à peine sa rapière, le col du pourpoint légèrement ouvert, le grand manteau flottant au vent, retenu d'une seule épaule, et l'épée faisant cliquetis sur le pavé. Dangereux exemple, et que les romantiques n'auront que trop de tendance à suivre dans leur frénésie de couleur locale. Walter Scott s'en était défendu par d'excellentes raisons, et Vigny aurait bien dû imiter la réserve et la prudence de son maître.

Pour l'instant il s'applique de tout son coeur à ressembler le plus possible à son modèle, et les princes, chez lui aussi, parlent comme nous avons vu qu'ils parlaient dans les «Waverley Novels»:

Allons, allons, je suis content puisqu'il en est ainsi; occupons-nous de choses plus agréables… Moi, j'avoue que je voudrais que tout fût déjà fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous, là-bas. On dit que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis pas ennemi du tout. En vérité, cela fait paraître le pied plus petit et plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah! vous ne répondez pas, vous êtes embarrassé… elle vous a donné dans l'oeil… ou bien vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant, n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux le roi d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? Oh! c'est un bon usage; nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit.»—Gaston d'Orléans», car c'est lui, «eut le courage de parler sur ce ton près d'une demi-heure de suite… (Ch. XVII, la Toilette.)

A plus forte raison y aura-t-il dans Cinq-Mars, et toujours par imitation de Walter Scott, en même temps que la fidélité relative des moeurs, l'exactitude des costumes, et cette couleur locale extérieure dont la jeune école devait se laisser éblouir tout d'abord. Aucun personnage important ne se présente sans que le romancier ne nous en montre aussitôt le costume et avec quel luxe de détails! quelle netteté pittoresque! C'est le vieux maréchal de Bassompierre, dont les «manières nobles et polies» ont «quelque chose d'une galanterie surannée» comme sa mise, car il porte «une fraise à la Henri IV et les manches tailladées à la manière du dernier règne, ridicule impardonnable aux yeux des beaux de la cour.» C'est le marquis de Cinq-Mars, en «manteau court», «un collet de dentelle» tombant «sur son cou jusqu'au milieu de sa poitrine»; il a «de petites bottes très fortes évasées» et sur les dalles du salon ses éperons retentissent. L'avocat Fournier, le juge Laubardemont, l'abbé Quillet ont la même netteté précise. Richelieu est naturellement plus étudié, et c'est véritablement un portrait en pied que dessine le peintre:

Il avait le front large et quelques cheveux fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse que l'on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII. Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d'avouer que Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites moustaches grises et par une royale, ornement alors à la mode, et qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.» (Ch. VII.)

Mais c'est encore le roi, comme il convient, dont le costume est le plus minutieusement et le plus brillamment décrit. Il est fort élégant:

Une sorte de veste de couleur chamois, avec les manches ouvertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausses large et flottant ne lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était ornée en bas de rubans bleus. Les bottes à l'écuyère, ne s'élevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges qu'elles semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le bras gauche du Roi, appuyé sur le pommeau de son épée.

C'est proprement le cadre. Voici le portrait:

Il avait la tête découverte, et l'on voyait parfaitement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi l'expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique, à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard: ses yeux semblaient rougis par des larmes et voilés par un sommeil perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré. (Ch. VIII.)

Ne voilà-t-il pas un beau tableau à la Van Dyck? La physionomie se détache, nette, fine, pleine d'allure et de race; et le portrait pourrait être signé du plus parfait dessinateur de la future école, de Théophile Gautier. On voit la nature et la portée de l'influence écossaise.

En dépit de toutes ces qualités, le roman historique n'a cependant pas trouvé dans Cinq-Mars sa vraie forme et sa constitution définitive.

Il demandait d'abord à être véritablement traité pour lui-même, ce dont Vigny, malgré les apparences, s'était bien gardé. Ses Réflexions sur la vérité dans l'art nous inspirent tout de suite à cet égard une légitime défiance. La théorie qu'elles exposent est fort belle et fait le plus grand honneur à l'esprit le plus «penseur» assurément de la littérature romantique; elles ne pouvaient qu'être dangereuses pour le roman historique. On ne «choisit» pas, on ne «groupe» pas «autour d'un centre inventé», quand tous les personnages «choisis», quand le «groupe» lui-même et le «centre» sont rigoureusement historiques et éclairés jusque dans les moindres détails de la plus vive lumière. C'est une première raison, grave, d'insuccès. En voici une autre, tout aussi sérieuse.

On a reproché à Vigny d'avoir mis les personnages historiques au premier plan de son oeuvre. Le reproche est mérité. Qu'il soit d'importance et que cette méthode entraîne nécessairement avec elle les plus fâcheux inconvénients, nous y avons assez insisté dans la première partie de notre travail. Mieux vaut expliquer pourquoi M. le Grand, Richelieu, Louis XIII sont les protagonistes de Cinq-Mars, et comment il était impossible qu'ils ne le fussent pas.

Cinq-Mars est une oeuvre partiale et même une oeuvre violente. Ne l'en croyez qu'à demi, et, comme on dit, sous bénéfice d'inventaire, quand l'auteur vous annonce, un peu solennellement peut-être, «le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps». Que le roman ne nous donne pas quelque chose, en effet, de ce «spectacle philosophique», nous n'irons pas jusqu'à le prétendre. Mais ce qu'il nous donne assurément, et avec une netteté encore plus grande et avec une évidence qui serait difficilement plus forte, c'est le «spectacle» des antipathies, des colères et des haines irréductibles de M. le comte Alfred de Vigny, royaliste de naissance et de race, serviteur dévoué d'une monarchie défaillante, ayant parfaitement conscience que les jours en sont comptés, et gardant ses plus impitoyables, ses plus intransigeantes rancunes à ceux qui furent les premiers instruments, bien malgré eux, de cette décadence et de cette ruine.

Comprend-on maintenant que la nécessité de mettre cette idée dans tout son jour imposât à l'écrivain l'obligation d'amener Richelieu en pleine lumière? Celui qui prépara de si loin la Révolution française, en enlevant au trône l'appui naturel, héréditaire, de la noblesse, ne pouvait pas demeurer dans l'ombre. Et, en effet, le cardinal-ministre est éclairé de la plus brutale lumière. C'est le parti pris de tout faire voir, surtout les petitesses et les taches. L'acharnement ne saurait être plus ardent, la colère plus concentrée et plus énergique. Les phrases mordent, déchirent, déchiquètent; elles mettent ou croient mettre le grand homme d'État en lambeaux. A ces motifs de partialité et de haine, ajoutez l'indignation frémissante du gentilhomme qui voit la noblesse humiliée devant l'Église, et la crosse plus forte que l'épée, et soyez étonné que M. le Grand ait tant de séductions et «d'idées», génie malheureux, que de brutales circonstances ont tranché en pleine floraison; que Louis XIII ne nous soit présenté que comme la première victime de l'impérieux cardinal; et, enfin, que le grand ministre n'ait dû son élévation qu'à sa duplicité et à sa bassesse, et le succès de sa politique qu'à une hache et à un bourreau! A coup sûr c'est mal se préparer à écrire de bons romans historiques que de traiter l'histoire avec une partialité qui lui inflige de si étranges déformations.

Une autre raison, d'un ordre artistique, celle-ci, nous expliquera que dans ce genre Vigny n'aurait jamais guère remporté que des demi-succès, très probablement. Il n'avait pas de la réalité une vision assez puissante, et il interprétait les choses plutôt qu'il ne les décrivait. Sainte-Beuve l'a indiqué avec sa finesse ordinaire. «L'auteur ne voit la réalité qu'à travers un prisme de cristal qui en change le ton, la couleur, les lignes»; et il appelle cela une «transmutation de la vérité», comparant l'esprit de Vigny à ces «sources dites autrefois merveilleuses qui couvrent de sels brillants et à facettes tout ce qu'on y plonge». C'est en effet une nature trop aristocratique, un talent trop hautain, trop réservé, trop «secret». Il faut de préférence au récit, dans le roman historique, du mouvement, de la couleur, un entrain et une verve abondante et joyeuse; et ces qualités font par trop évidemment défaut à l'auteur de Cinq-Mars.

On le voit bien quand il s'essaie à faire dialoguer les gens du commun. Grandchamp est encore supportable; mais Laura a beau multiplier les Santa Maria et les Signor Jesu (dans le chapitre le Confessional), zézayer «le duzé di Mantoue» et gémir «Amore qui regna, amore!» et faire la coquette auprès du rude serviteur du Grand Écuyer, toutes ces minauderies ne sont guère naturelles et tout ce faux réalisme nous fait sourire. A plus forte raison Vigny sera-t-il insuffisant à nous traduire les paroles des foules, leur langue imagée, savoureuse, si expressive dans ses populacières vulgarités. La foule n'est pas encore entrée dans le roman historique français, et la tentative de Vigny n'a été qu'une tentative. Les vieilles femmes qui se communiquent leurs impressions sur les extraordinaires événements dont la ville de Loudun est le théâtre (la Rue), le jargon du père Guillaume Leroux (ibid.), les réflexions d'un groupe de bourgeois (le Martyre), l'enthousiasme de la foule à l'arrivée à Paris de M. le Grand (la Confusion), et enfin la scène à demi populaire de la place des Terreaux le jour de l'exécution (les Prisonniers), tout cela manque de naturel, de gaîté et de vie. Ce ne sont pas là les foules turbulentes, joyeuses, si animées et grouillantes, de Walter Scott, de Balzac, de Hugo ou de Dumas. Monsieur le Comte a beau s'érailler la voix et revêtir des habits d'ouvrier, comme Olivier d'Entraigues à Lyon, le 12 septembre 1642, il garde toujours «ses mains blanches», on voit trop vite que «ça n'a jamais travaillé», et, sous le grossier costume d'emprunt, le gentilhomme décèle encore par son allure toute la fière aristocratie de la race. De ce côté, le roman historique n'a pas encore commencé son apprentissage.

Douze ans après l'apparition de Cinq-Mars, Vigny méditait un nouveau roman. Il ne l'écrivit jamais, et il eut raison. Ce n'était point à lui qu'était réservée la gloire de donner un Walter Scott à la France, malgré les assurances de ses admirateurs. Trop de choses lui manquaient. Il était trop poète et trop philosophe. Peut-être aussi était-il venu trop tôt. Le roman historique n'en a pas moins reçu de lui des services considérables; et les erreurs mêmes de Vigny auront servi de leçons.

CHAPITRE III

De «Cinq-Mars» à la «Chronique de Charles IX».

De ces leçons le roman historique ne devait pas profiter tout d'abord. C'est ici une période fort peu intéressante de son histoire. Les oeuvres abondent, comme de raison; mais les belles oeuvres, ou même les oeuvres sérieuses et qui méritent un moment d'attention, y sont par contre fort rares. Les Chouans mis à part, elles ne vaudraient même pas d'être signalées, si nous ne considérions comme de notre devoir de tracer, au moins à larges traits, l'histoire du genre.

Deux raisons justifient ce rapide développement. D'abord, on continue à aimer l'histoire, et c'est d'elle,—sans succès, il est vrai,—mais c'est d'elle tout de même qu'on emprunte la matière de l'ouvrage d'art. Puis, il fallait que le roman historique s'imposât dès lors avec une singulière puissance, pour faire accepter des pauvretés comme Philippe de Flandre ou les Prisonniers du Louvre, Jeanne la Folle ou Haldan de Knüden, manuscrit danois du XVe siècle. Que de telles oeuvres aient pu obtenir les honneurs seulement de la lecture,—et nous savons qu'elles ont eu du succès, comme tant d'autres d'ailleurs,—c'est la meilleure preuve et que le roman historique avait alors une vitalité admirable et qu'aucune forme littéraire ne pouvait mieux convenir aux imaginations. Ces motifs sont peut-être suffisants pour nous justifier de parler un instant du Fray-Eugenio de Mortonval ou du Roi des Montagnes de Barginet.

«Voici encore un roman politique, un plaidoyer pour le trône contre l'autel, un conseil donné aux rois de s'affranchir du joug des prêtres: leçon inutile, faite sans bonne foi, accueillie comme elle le mérite.» Le rédacteur du Globe a raison: «Fray-Eugenio n'est qu'un pamphlet.» «Le peuple espagnol ne paraît nulle part» dans ce livre. Et qu'y viendrait-il faire en vérité? Mortonval, auteur du Tartufe moderne, a-t-il pour objet de ressusciter devant nous l'Espagne du XVIIe siècle? et par une peinture, sinon profonde, au moins exacte, de l'esprit et du caractère de la nation espagnole, de nous expliquer que l'Inquisition ait pu s'acclimater dans ce pays et y vivre si longtemps? Car enfin «un auto-da-fé a ses conditions comme toutes choses. Cette barbarie absurde fait nécessairement partie d'un système complet de civilisation qui la rend possible. C'est ce que l'auteur d'Eugenio ne nous paraît pas assez comprendre.» Il y avait cependant matière à un beau roman historique. Mortonval ne l'essaie même pas, et il court tout de suite à son véritable sujet, c'est-à-dire à la satire violente et déclamatoire. Ce n'était pas la peine en vérité de mettre «tant de temps et de soins» à compulser les documents authentiques; car il a lu des relations et des mémoires. Il faut louer la conscience de Mortonval et regretter qu'elle l'ait si mal servi.

Cependant, tout Mortonval qu'on soit, on n'écrit pas impunément après Walter Scott. Il y a par endroits comme des échos de la narration écossaise, et des bouts de dialogue ne manquent pas de naturel. C'est peu, évidemment; mais il faut avoir lu d'un trait les quatre volumes de Fray Eugenio pour comprendre le plaisir que peuvent donner quelques lignes qui ne soient pas exclusivement mauvais goût, monotonie, froideur ou style ampoulé et déclamatoire.

A Barginet, de Grenoble,—c'est ainsi qu'il signait ses romans,—nous ne pouvons accorder aussi qu'une mention rapide. Il est intéressant cependant; car il ne se contente pas d'emprunter sa manière à l'Écossais, il l'imite encore jusque dans sa matière; et tout ainsi que les «Waverley Novels» nous décrivaient les moeurs des Highlands, les_Dauphinoises_, la_Cotte rouge ou l'insurrection de 1626_ et le Roi des Montagnes ou les Compagnons du Chêne, tradition dauphinoise du temps de Charles VIII nous feront connaître celles des Terres-Froides. C'était une intéressante innovation. L'auteur n'avait malheureusement pas assez de talent pour se faire lire. Le Roi des Montagnes a beau n'être qu'une mosaïque de Walter Scott: il se pourrait qu'aux yeux de la postérité la recommandation fût encore insuffisante.

Bouginet, de Grenoble, a cependant gagné à s'être rendu familiers Rob Roy, Quentin Durward et Ivanhoe.

Le tournoi du premier volume se laisse lire, égayé qu'il est par les réflexions des paysans et des bourgeois, comme celui d'Ashby par les réflexions des Normands et les bouffonnes saillies de Wamba; la narration en est pleine de mouvement et d'animation. Ce n'est pas que tout y soit remarquable; il y a encore des couleurs fausses, des mouvements peu naturels ou forcés: l'ensemble n'en produit pas moins une impression satisfaisante.

Plus encore que le récit, le dialogue témoigne de l'heureuse influence qu'a subie l'auteur. Il est vif en général, bien conduit, ne manque ni d'à-propos, ni d'intérêt, et nous y retrouvons, pour la première fois, un assez fidèle écho de la voix des foules d'Ivanhoe ou de Kenilworth.

«Que Dieu, continua un autre bourgeois, que Dieu allonge la corde qui a servi à pendre Olivier le Diable, afin qu'elle puisse rendre le même office à tous les bayles de la province.

«C'est cela, mes bonnes oies grasses de la ville, répondit le fonctionnaire avec véhémence, criez contre la mémoire du roi Louis, et vous verrez qui paiera les frais de ces tournois. Mais, dites-moi, mon brave ami, les trompettes ne sonnent plus; suivant toute apparence, les nobles chevaliers sont las de s'assommer; que fait le roi dans ce moment?

      «Par Notre-Dame de Bon Secours! dit le colporteur… Voici un
      seigneur qui lui remet un parchemin roulé.

      «Bon, bon, que Dieu le bénisse! regardez toujours au nom de tous
      les saints.

      «Huchez-le sur votre balle, l'ami, s'écria un des bourgeois
      obstinés, et après cela vous pourrez le montrer pour de l'argent.

«Bien trouvé, maître, crièrent en riant les voisins du pauvre bayle.

«Vous ne diriez pas cela partout ailleurs, répondit le colporteur, sans que vos peaux d'âne ne sentissent le poids d'un bâton. (Le Roi des Montagnes, vol. I, p. 72.)

On dirait une traduction de Walter Scott, et c'en est une, ou à peu près.

Un an après le Rob Roy du Dauphiné paraissaient les Chouans. C'était encore une étude de moeurs provinciales; mais elle portait cette fois le nom de Balzac.

Tous les critiques ont signalé l'influence et l'imitation de Walter Scott dans la première oeuvre qu'ait avouée le grand romancier. Les critiques ont raison: les Chouans ou la Bretagne en 1799 ne sont qu'un roman historique exécuté avec les procédés mêmes d'Ivanhoe. La vérification en est aisée. Il sera aussi facile de constater que c'est surtout de cette intelligente imitation que viennent les progrès qu'entre 1826 et 1829 le genre a pu réaliser.

Tout d'abord, l'oeuvre ne dément pas le titre, et le titre est significatif. C'est bien une peinture de la Bretagne en 1799 que l'écrivain a voulu nous donner, plutôt que le spectacle des amours inquiètes du jeune chef pour Marie de Verneuil et des intrigues de Corentin. On peut trouver cependant que, dans ce livre, ces amours et ces intrigues tiennent une grande place. C'est constater simplement que Balzac est déjà là tout entier, peintre incomparable de la passion et ami des folles intrigues, auteur des Illusions perdues et du Père Goriot, et aussi de l'Histoire des Treize et de la Dernière incarnation de Vautrin. Mais, quelque importance que finisse par y prendre l'intrigue, les Chouans n'en conservent pas moins, et avant tout, un intérêt historique profond. La Bretagne pendant la Révolution, ses antipathies profondes pour le nouveau régime, l'universelle résistance aux armées comme aux institutions républicaines, la guerre contre les bleus prêchée comme une croisade et une guerre sainte, voilà bien le sujet principal du roman, et qui domine tout de même le marquis de Montauran, Mlle de Verneuil et leurs tragiques et romantiques amours. Comme dans Ivanhoe ou Quentin Durward, passions et intérêts particuliers disparaissent ici pour faire place aux intérêts et aux passions de tout un peuple. Si c'est là une des conditions essentielles du roman historique de Walter Scott, les Chouans la remplissent assez bien, et l'Écossais pouvait facilement se reconnaître dans l'oeuvre française. Il pouvait même s'y mieux reconnaître que dans Cinq-Mars. Pour beaucoup de raisons, dont la principale était que Balzac avait un autre sentiment de la réalité et de la vie qu'A. de Vigny, le milieu, dans les Chouans, devait être établi, et avec une puissance singulière, dans sa vérité abondante et sa complexité touffue. Il faut lire, tout au commencement de l'ouvrage, le long passage que l'écrivain consacre à l'étude du passé, des moeurs, du sol même de la Bretagne, et voir comment, et du premier coup, l'ouvrage est définitivement situé. Walter Scott n'apportait pas plus de scrupules à nous faire comprendre les Highlands.

La peinture des moeurs bretonnes est naturellement plus détaillée et plus forte encore. Décrire les moeurs a toujours été le triomphe de Balzac: le jeune romancier inaugure brillamment sa carrière. L'esprit de toute une province revit dans les Chouans. Enthousiasme religieux poussé jusqu'au plus aveugle fanatisme, la cause de la Bretagne confondue avec la cause même de Dieu, des gars qui attendent avec impatience la fin de la messe pour aller envoyer dans les corps des bleus les balles que le recteur a bénies, les femmes mêmes et les jeunes filles prêtant leurs sourires et leurs grâces à l'oeuvre sainte d'extermination: n'est-ce point la physionomie d'un pays bien distincte et à une époque bien précise? Et quelles figures vivantes que celles des personnages en qui s'incarne l'esprit même de la race, Coupiau, Pille-Miche, Marche-à-Terre et surtout l'abbé Gudin!

Le prône de Marignay est un chef-d'oeuvre; c'est comme le centre du roman, la partie qui explique toutes les autres, d'où les autres partent et où elles viennent aboutir. «Mes très chers frères, nous prierons d'abord pour les trépassés: Jean Cochegrue, Nicolas Laferté, Joseph Brouet, François Parquoi, Sulpice Coupiau, tous de cette paroisse et morts des blessures qu'ils ont reçues au combat de la Pèlerine et au siège de Fougères… De profundis… Ces défenseurs de Dieu vous ont donné l'exemple du devoir… C'est de votre salut, chrétiens, qu'il s'agit. C'est votre âme que vous sauverez en combattant pour la religion et pour le roi. Sainte Anne d'Auray m'est apparue elle-même avant-hier, à deux heures et demie. Elle m'a dit comme je vous le dis: «Tu es un prêtre de Marignay?—Oui, madame, prêt à vous servir.—Eh bien, je suis sainte Anne d'Auray, tante de Dieu à la mode de Bretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici, parce que je suis venue pour que tu dises, aux gens de Marignay qu'il n'y a pas de salut à espérer pour eux, s'ils ne s'arment pas. Aussi, leur refuseras-tu l'absolution de leurs péchés, à moins qu'ils ne servent Dieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars qui seront sans péché ne manqueront pas les bleus, parce que leurs fusils seront sacrés. D'ailleurs, chaque bleu jeté par terre vaut une indulgence, etc…» Ce n'est pas la violence de Balfour de Burley des Puritains, mais le sermon de l'abbé Gudin est tout aussi caractéristique.

Puisqu'il y a des gars et des bleus, des républicains et des royalistes, aux moeurs des uns devront s'opposer les moeurs des autres: Gérard, Merle, Hulot, et leurs soldats ne sont pas moins nettement dessinés, ni moins expressifs que le marquis de Montauran et ses chouans.

Pour ne parler que de lui, Hulot est le véritable soldat des premières armées de la République, intrépide, ne connaissant que son devoir et la consigne, plein d'admiration déjà pour celui qui sera un jour Napoléon, mettant au-dessus de tout la gloire militaire et croyant naïvement que tout doit s'incliner devant une baïonnette française. Il a les manières rudes, la voix brève et impérieuse, premier modèle de ces immortels «grognards», avec lesquels l'empereur allait bientôt conquérir l'Europe.

A la montée de la Pèlerine, sa compagnie ne marche pas à son gré. «Que diable ont donc tous ces muscadins-là? s'écria-t-il d'une voix sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu de l'ouvrir!» Personne ne possède plus que lui «l'art de parler la langue pittoresque du soldat». «Il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des chouans, et il y en a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde, et éclairez-moi cela vivement!» Sa colère d'avoir laissé échapper le gars lui souffle des expressions encore plus pittoresques. «Il y a donc quelquefois du bonheur à n'être qu'une bête comme moi?… Tonnerre de Dieu! Si je rencontre le gars, nous nous battrons corps à corps, ou je ne me nomme pas Hulot; car, si ce renard-là me l'amenait à juger, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d'un jeune troupier qui entend le feu pour la première fois.»

Ceux qui «ne sortent pas des rangs» comme lui ne lui inspirent que mépris et pitié. «Je ne suis jamais allé à l'école, répliqua brusquement le commandant. Et de quelle école sors-tu donc, toi?—De l'Ecole polytechnique.—Ah! ah! oui, de cette caserne où l'on veut faire des militaires dans des dortoirs!» Et il est encore plus sévère pour la diplomatie et les intrigues des muscadins de Paris, dont il ne comprend ni la portée ni la finesse. «Ne nous recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées femelles? Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous en les mettant à la suite d'une jupe! Oh! moi, je vais droit mon chemin et n'aime pas les zigzags chez les autres. Quand j'ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit: «Citoyens, quand la République vous a requis pour la gouverner, ce n'était pas «pour autoriser les amusements de l'ancien régime.» «Vous me direz à cela que les femmes…? Oh! on a des femmes! c'est juste. À de bons lapins, voyez-vous, il faut… de bonnes femmes. Mais assez causé quand vient le danger. À quoi donc aurait servi de balayer les abus de l'ancien temps, si les patriotes les recommençaient? Voyez le premier consul, c'est là un homme: pas de femmes, toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu'il ignore le sot métier qu'on nous fait faire ici.»

Veut-on voir maintenant comment cette intelligence simple sait comprendre et résumer une situation? «Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en étouffant sa voix de plus en plus. Les chouans ont intercepté deux fois les courriers, et je n'ai reçu mes dépêches et les derniers décrets qu'au moyen d'un exprès envoyé par Bernadotte, au moment où il quittait le ministère. Des amis m'ont heureusement écrit confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d'envoyer un chef à ses canards de l'intérieur. On pense que Barras trahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, un ci-devant… qui voudrait, en réunissant les efforts des Vendéens et ceux des chouans, abattre le bonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans le Morbihan, je l'ai su le premier, je l'ai appris aux malins de Paris; le Gars est le nom qu'il s'est donné. Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-Terre, chaussent des noms qui donneraient la colique à un honnête patriote, s'il le portait. Or, notre homme est dans ce district… Mais on n'apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, et vous allez m'aider à ramener mes linottes à la cage, et pus vite que çà! Je serais un joli coco si je me laissais engluer comme une corneille par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexte d'avoir à épousseter nos chapeaux!»

Tous ces traits ne forment-ils pas une physionomie singulièrement vivante et attachante? Hulot, du reste, est plus qu'une physionomie, c'est un type. Il rappelle Cédric, c'est-à-dire qu'en lui revit toute la physionomie, sinon d'une époque, au moins d'une partie de cette époque. Tout en restant nettement particulière, la figure a un caractère général; elle est éminemment représentative. C'est le premier portrait vigoureux qu'ait dessiné Balzac; il pouvait en faire hommage à Walter Scott; Hulot n'est que le frère—ou le fils—des héros principaux des «Waverley Novels».

A ces figures de premier plan, ajoutez les personnages secondaires, Coupiau, Galope-Chopine et Marche-à-Terre, du côté des Chouans; le capitaine Gérard, Merle, Beau-Pied et la Clef-des-Coeurs, du côté des républicains; au milieu de ces rudes et énergiques physionomies, placez Corentin en incroyable, le regard aigu, inquisiteur, le visage impénétrable et tout pétri de finesse; ajoutez cette «jeune dame noble, jetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l'esprit du siècle et poussée par la vivacité de ses sentiments à des actions dont pour ainsi dire elle n'était pas complice», jouant, «comme beaucoup de femmes» alors, un rôle «héroïque ou blâmable dans cette tourmente»; voyez le chef de l'insurrection, le marquis de Montauran, si bien déguisé qu'il faut l'oeil infaillible du policier Corentin pour le reconnaître sous les divers costumes dont il s'affuble et sous les diverses professions qu'il s'attribue; entendez ses compagnons et ses amis qui se donnent pour les plus fidèles tenants de la cause royaliste, lui demander une part des dépouilles d'un adversaire qui n'est pas encore abattu, tandis que les Chouans, endoctrinés par l'abbé Gudin, ne pensent qu'à viser juste, quittes à soulager les bleus de leurs habits et de leur monnaie, une fois qu'ils les auront couchés par terre: toutes ces convoitises et ces intrigues, cette foi naïve et cet amour du pillage, ces égoïsmes et ces désintéressements, ces révoltés affiliés à l'association du Sacré-Coeur, ce mélange incroyable de bals et de chapelets, tous ces traits marquent une époque, lui impriment un caractère particulier et la fixent pour toujours dans le souvenir. «La bordure» du roman est aussi «exacte» que pourra l'exiger plus tard Sainte-Beuve; le fond en est aussi large, aussi solide, aussi historique, plus historique même que dans Ivanhoe, et peut-être n'est-il pas téméraire d'affirmer que si Balzac avait «persévéré», ou s'il avait pu «persévérer», c'est avec lui que la France aurait enfin trouvé son Walter Scott[27].

[Note 27: Là-dessus on nous a prêté le regret ingénu que Balzac se soit détourné si tôt d'un genre où ses débuts avaient été si brillants. Sans compter qu'elle n'aurait rien de particulièrement flatteur pour nous, l'insinuation est encore toute gratuite. On n'a donc pas lu la suite, et notamment la page 154? Il nous paraît difficile cependant d'être plus explicite.]

Car—il est à peine besoin de le faire remarquer, et c'est une conséquence nécessaire, assez visible au surplus, de tout ce que nous avons dit jusqu'ici—la couleur locale extérieure, dans les Chouans, est aussi exacte, aussi parfaite que la couleur locale intérieure. Costumes et façons des gars et des bleus sont tout aussi détaillés que leurs moeurs ou leurs sentiments, et avec la même netteté et la même justesse. On sait les soins minutieux que Balzac a toujours apportés à décrire les divers milieux où s'agitent ses personnages, et les habits qu'ils portent, et les maisons qu'ils habitent, et dans ces maisons leurs pièces préférées. On trouve déjà ici la même attention et la même sollicitude,—et on voit assez où il en a pris le modèle.

C'est une qualité qui éclate dès la première page. «Ce détachement (de paysans et de bourgeois) divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d'individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu'il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd'hui; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.» Nous connaissons un au moins de ces critiques, et c'est Stendhal. Mais Balzac ne croit pas qu'une vérité puisse porter préjudice à l'autre et la preuve en est qu'il consacre tout de suite deux grandes pages à décrire «les différences caractéristiques» de ses futurs héros.

Chez lui d'ailleurs, comme chez Walter Scott, c'est plus qu'un procédé, c'est une méthode. Un personnage ne se présente jamais, dût son rôle rester toujours insignifiant, que le romancier ne nous décrive aussitôt sa physionomie et son costume. Il serait long et inutile d'en citer des preuves. On les trouvera à la page 10 pour le portrait de Marche-à-Terre[28], caressé avec le même amour que les portraits de Gurth et de Wamba, qu'il rappelle en plus d'un point; à la page 31, pour le jeune chef; à la page 61, pour le costume, très détaillé aussi, de Corentin; à la page 71, pour le marquis de Montauran, peint en pied cette fois et non plus sous l'équipement d'un gars, mais en tenue d'élève de l'École polytechnique; et on lira enfin les pages 77 et 223 si on est curieux de savoir quelle différence de beauté peut offrir Mlle Marie de Verneuil en toilette de bal ou en simple costume de voyage.

[Note 28: Édition Calmann-Lévy, 24 volumes.]

Vigny avait essayé de mettre le peuple en scène et de lui donner la place à laquelle il avait droit dans les mouvements avant-coureurs de la Fronde. Vigny avait échoué. Tout prédisposait Balzac à y réussir, sa nature aussi bien que son talent. Tempérament vulgaire ou même grossier, n'ayant rien des délicatesses ou des dégoûts raffinés d'un grand seigneur, mais «peuple», comme disait déjà La Bruyère, de nature et d'instinct;—d'un talent admirable et sans rival pour saisir et fixer ce que les sentiments humains ont de plus largement et de plus franchement populaire; aussi vrai, aussi saisissant dans ses analyses des gens du commun que prétentieux, insupportable et faux dans ses portraits de marquis ou de duchesses; —excellant enfin à traduire ces vulgarités dans des scènes plantureuses, toutes grouillantes et fourmillantes de vie comme des kermesses flamandes, il devait être un des premiers à faire parler le peuple comme nous avons vu qu'il sait parler dans les romans écossais. Aussi la foule est-elle ici tout de suite en scène, et la compagnie du capitaine Hulot s'offre-t-elle dès le début à nos regards.

Et il est visible que l'écrivain est de coeur avec ces braves gens qui défendent, en maugréant quelque peu, les intérêts de la République naissante. Il ne fait point rire à leurs dépens, il ne remarque pas qu'ils sont sales, déguenillés, ou s'il fixe un instant notre attention sur leurs accoutrements misérables, c'est pour nous les faire plaindre ou même admirer. Il nous les montre cheminant,—gaîment en général,—dans un pays difficile, tout en ravins et en fondrières, et oubliant leurs fatigues et leurs peines à quelque affectueuse «bourrade» du commandant ou à quelque vive plaisanterie du loustic de la bande. Il faut lire le récit du combat de la Pèlerine pour bien comprendre le rôle nouveau que la foule vient occuper dans le roman. La narration s'élargit comme la scène décrite; elle est vive, pleine de mouvement et de feu: ardeur de l'attaque et intrépidité de la défense, cris des Chouans et plaisanteries, sous les balles, des hommes de Hulot, tout a l'apparence de la réalité et de la vie. La narration s'est faite abondante et copieuse; elle a pris de l'horizon et de l'ampleur. Ce n'est plus simplement le prélude d'un art nouveau, comme dans Cinq-Mars, c'est cet art lui-même et avec tous ses caractères essentiels.

Balzac sait animer et faire mouvoir les foules: il sait mieux encore nous faire entendre leurs ordinaires propos. Talent naturel de l'écrivain, assurément; non moins incontestablement aussi, imitation et influence directe de Walter Scott. Pour n'en donner qu'une preuve, où donc aurait-il pris, sinon dans la lecture assidue des «Waverley Novels»—et là plus encore que partout ailleurs,—où donc aurait-il pris ces perpétuelles comparaisons empruntées au règne animal, quadrupèdes ou volatiles, si fréquentes chez l'auteur d'Ivanhoe et si caractéristiques de son oeuvre? Car on remarquera que ce n'est pas sur les lèvres seules de Pille-Miche, de Marche-à-Terre, de Galope-Chopine—sentez-vous déjà toute la saveur populaire de ces appellations?—de Beau-Pied ou de la Clef-des-Coeurs, qu'elles fleurissent naturellement. La vérité est que tous, à des degrés divers, il faut l'avouer, mais tous, parlent ce langage. «Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sont accompagnées d'un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piège.—Qui? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d'un côté du chemin à l'autre, comme s'il y voyait des chouans; ce muscadin duquel on aperçoit à peine les jambes, et qui, dans le moment où celles de son cheval sont cachées par la voiture, a l'air d'un canard dont la tête sort d'un pâté! Si ce dadais-là m'empêche jamais de caresser la jolie fauvette…—Canard! fauvette! Oh! mon pauvre Merle, tu es furieusement dans les volatiles. Mais ne te fie pas au canard! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceux d'une vipère et fins comme ceux d'une femme qui pardonne à son mari. Je me méfie moins des chouans que de ces avocats dont les figures ressemblent à des carafes de limonade.» La comparaison n'est pas peut-être fort suivie, et voilà bien des métaphores incohérentes, d'autant que Hulot, parlant toujours de «la fauvette», dira sentencieusement de Merle: «Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir»: cet abus des images à la Walter Scott n'est-il donc pas assez significatif?

Ce qui n'est pas moins évident aussi, c'est qu'à marcher sur les traces de Walter Scott, nos écrivains s'exerçaient à faire parler leurs personnages, tous leurs personnages, comme parlent les hommes dans la vie ordinaire. Ils dépouillaient les fausses élégances, la froideur distinguée d'autrefois pour le naturel, la vérité, la saveur, le pittoresque. A la lettre, le roman historique a été encore ici leur meilleure école. Et c'est donc du romantisme lui-même que Walter Scott reste toujours l'auxiliaire et le propagateur.

Sentiment profond de la réalité, talent admirable à comprendre les âmes du peuple et à parler leur langage, génie incomparable dans la peinture des moeurs: de si sérieuses et de si fortes qualités auraient pu faire de Balzac le Walter Scott français. L'hypothèse serait assez raisonnable. Malheureusement pour le roman historique, l'auteur des_Chouans_ n'a pas voulu rivaliser de gloire avec son illustre modèle. Après avoir commencé par sacrifier au goût de l'époque, il se détourna vers des sujets plus modernes—et il fit bien, s'il faut en juger par les succès qu'il y devait recueillir. Par ses goûts, ses aspirations, sa philosophie, par toutes ses racines enfin, l'auteur de la Comédie humaine tenait trop profondément à la société contemporaine; il ne pouvait guère s'en détacher pour se confiner dans le roman historique.

Balzac a donc bien fait de ne pas «persévérer»; mais ses premiers pas dans la carrière devaient y laisser une forte empreinte. Les Chouans ne tiennent peut-être pas une place de tout point remarquable dans l'oeuvre de Balzac: le roman historique au XIXe siècle ne compte pas de production plus considérable, et nous ne voyons guère à leur comparer—et à leur opposer—que la Chronique de Charles IX.

CHAPITRE IV

La «Chronique du temps de Charles IX»[29].

[Note 29: C'est le titre de la première édition (1829). La 2° (1832) portait: Chronique du règne de Charles IX. On l'appelle plus communément par abréviation: Chronique de Charles IX.]

D'où vient alors que, malgré leurs éminentes qualités, les Chouans n'ont jamais fait brillante figure parmi les romans historiques du XIXe siècle? Car on les a toujours un peu considérés comme étouffés entre Cinq-Mars et la Chronique de Charles IX. C'est qu'ils ne réalisaient qu'imparfaitement l'idéal des romantiques. Il y a sans doute de l'histoire dans les Chouans; mais cette histoire venait à peine de se faire; en 1829, c'était de l'histoire de la veille, et il lui manquait ce dont tous les esprits étaient alors si friands, la poésie même de l'éloignement et le charme du passé. Les personnages n'en paraissaient point assez pittoresques: il était encore trop tôt pour sentir ce que peut offrir de beauté le spectacle de soldats républicains en guenilles. D'un mot, l'oeuvre manquait de perspective; elle était presque contemporaine: les contemporains ne pouvaient la goûter pleinement. Ils ne s'y sentaient pas assez dépaysés et il leur fallait d'autres évocations. La Chronique les leur offrait, et en abondance: on la préféra aux Chouans. Oeuvre médiocre, dit-on cependant, insignifiante, presque indigne de l'auteur de Carmen et de Colomba, et que Mérimée lui-même n'aimait guère. C'est possible, encore que le jugement soit bien sommaire et d'une sévérité assurément excessive. Il n'en est pas moins certain qu'à cette oeuvre médiocre nous sommes obligé de réserver dans cette étude la place d'honneur[30], parce que, avec tous ses défauts, ses lacunes ou ses faiblesses, elle demeure le chef-d'oeuvre du roman historique français à cette période.

[Note 30: Nous rappelons que ce jugement doit être envisagé du point de vue particulier où nous nous plaçons dans cette étude, et que la Chronique ne peut en aucune manière supporter la comparaison avec Colomba et Carmen, à plus forte raison avec Notre-Dame de Paris.]

Sans être historien comme Michelet ou antiquaire comme Walter Scott, Mérimée a toujours eu cependant du passé une curiosité très éveillée et très vive. L'histoire, de très bonne heure, lui a été familière, et il n'en détourna jamais ses regards. Il ne se contente pas d'ailleurs de la connaître: il la connaît encore de la bonne façon. «Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes», parce qu'on est sûr d'y «trouver une peinture vraie des moeurs et des caractères à une époque donnée». «Je l'avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d'Aspasie ou d'un esclave de Périclès; car les mémoires fournissent seuls ces portraits de l'homme (c'est lui qui souligne) qui m'amusent et qui m'intéressent»; il pouvait ajouter: «… et qui sont aussi le véritable, le seul objet du roman historique», Walter Scott nous l'a appris depuis longtemps. Et quant à la question de ne pas défigurer l'histoire au profit d'une politique ou d'une philosophie, on pouvait compter sur le scepticisme de Mérimée. Catholiques ou huguenots, ligueurs ou fidèles serviteurs du roi, il les considère tous avec la même indifférence, pour ne pas dire avec le même mépris. De toute nécessité, la Chronique de Charles IX devait être un bon roman historique.

D'autant que chez Mérimée l'artiste égalait l'érudit. Personne n'excelle comme lui à faire tenir tout un caractère dans un mot ou toute une situation en quelques lignes. Cet art devient particulièrement admirable, on l'a dit, quand il s'applique à des époques «où les passions se montrent dans leur verdeur et leur brutalité naïve». Et c'est une de ces époques que la Chronique décrit.

Une seule et même cause explique les mérites de l'oeuvre, et c'est la préoccupation exclusive de fidélité.

Cette préoccupation commence par réduire l'intrigue au point de la supprimer ou presque. On ne voit pas en effet quelle pourrait bien être ici son utilité. Tout ce qu'on lui demandera, c'est de créer un lien léger entre les tableaux pour lesquels seuls est fait le roman. C'est l'espèce d'intrigue du Misanthrope; c'est aussi celle de la Chronique. Elle circule, lâche et flottante, donnant une apparence de liaison et d'unité à des chapitres qui ne sont guère que descriptifs et dont la plupart forment tableau: les Reîtres, les Jeunes Courtisans, le Converti, le Sermon, un Chef de parti, les Chevau-légers. Le livre achevé, on se demande quel en est le vrai sujet. Le massacre de la Saint-Barthélémy? Mais alors l'ouvrage serait bien mal composé, et les longueurs en seraient invraisemblables. N'aurait-on voulu que nous montrer les horreurs de la guerre civile et les dangers du fanatisme? Mérimée sourirait de cette explication. Reste que ce soit les amours de Diane et de Mergy. Mais savons-nous seulement comment ces amours finissent? «Mergy se consola-t-il? Diane prit-elle un autre amant? Je le laisse à décider au lecteur qui, de la sorte, terminera toujours le roman à son gré.» Ce sont les dernières lignes du livre. Évidemment l'intrigue ne compte plus. Il était même difficile de traiter plus cavalièrement l'antique favorite.

La même raison empêchera les personnages historiques d'usurper le premier rang. Puisqu'il ne s'agit que de donner une idée exacte de toute une société à une époque déterminée, pourquoi les rois et les ministres et toutes les puissances occuperaient-ils plus de place que les autres et seraient-ils plus en vue? Leur individualité, pour peu qu'elle soit forte, les fera plutôt négliger, et Mérimée les néglige en effet de façon fort cavalière: lisez son Dialogue entre le lecteur et l'auteur.

Il en soignera d'autant plus les caractères généraux, les types représentatifs, et tout ce qui peut donner l'impression exacte de l'époque décrite, ce qui veut dire qu'on peut s'attendre à trouver dans la Chronique de la couleur locale. Elle abonde en effet; et même le livre ne renferme guère autre chose.

Il faut distinguer cependant. Il y a assez peu de couleur locale extérieure; mérite singulier, presque extraordinaire: nous sommes en 1829, et la description sévit dans la littérature avec une effroyable intensité. Mérimée n'en reste pas moins sobre. De pages proprement et exclusivement pittoresques, vous n'en trouverez pas dans la Chronique.—Le sujet y prêtait cependant de façon singulière!—Oui; mais la description chez Mérimée n'a pas pour objet de faire voir; elle explique toujours; et l'ordinaire mérite d'une explication est dans sa brièveté.

Et pourtant… Considérons par exemple le personnage de Bernard de Mergy. Nulle part il n'est décrit en pied; mais nous apprenons successivement qu'il monte un «bon cheval alezan» et qu'il est «assez élégamment vêtu»; qu'il a une houssine dont il «frappe sa botte de cuir blanc»; «sa physionomie ouverte et riante» rassure l'aubergiste, et c'est une exclamation incrédule de l'hôte qui attirera notre attention sur son habit «de velours vert» et sa «fraise à l'espagnole». Quand il pénètre dans la cuisine, il salue «en soulevant avec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d'une plume jaune et noire». Manque-t-il au tableau une seule touche importante? La description frappe si peu qu'on la croirait volontairement négligée par l'auteur. Elle existe néanmoins, très nette et à peu près complète. Mais en se disséminant, en se fragmentant, elle se dérobe. C'est comme une ruse qui dupera le lecteur trop naïf. Mérimée eut toujours un goût très vif pour la mystification.

Pour ce qui est de l'autre couleur locale, l'intérieure, il lui était sans doute difficile de la dissimuler. Peut-être même trouvera-t-on qu'il l'étale avec trop de complaisance. Ce n'est pas nous qui, en l'espèce, aurons le courage de lui en faire un reproche.

Le monde de la cour occupant la première place dans le roman, ce sont les moeurs de la cour que le romancier s'est attaché à reproduire.

Elles sont brillantes et frivoles. Tous les jeunes gens sont «vêtus avec beaucoup d'élégance» et mènent grand train; leurs laquais sont «richement habillés», et dans la rue ils marchent derrière leurs maîtres, «chacun portant à la main, dans le fourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l'on appelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large qu'elle servait au besoin de bouclier.» Cette jeunesse est turbulente, tapageuse et étourdie: elle salue les femmes «bien mises, avec un mélange de politesse ou d'impertinence,» ou prend plaisir à «coudoyer rudement de graves bourgeois en manteaux noirs».

Insouciance, légèreté, gaîté pétulante et malicieuse, sont les moindres défauts de nos jeunes courtisans, toujours à l'affût des ridicules et prompts à les saisir. «Voyez-vous ce conseiller si pâle et si jaune? C'est messire Petrus de finibus, en français Pierre Séguier, qui, dans tout ce qu'il entreprend, se démène tant et si bien, qu'il arrive toujours à ses fins… Voici l'archevêque de Bouteilles, qui se tient assez droit sur sa mule, attendu qu'il n'a pas encore dîné.—Voici… le brave comte de La Rochefoucauld, surnommé l'ennemi des choux. Dans la dernière guerre, il a fait cribler d'arquebusades un malheureux carré de choux que sa mauvaise vue lui faisait prendre pour des lansquenets.»

Mais ces hardis espiègles ont encore plus de générosité que d'esprit. Comminges et Bernard vont avoir un duel à mort. Mergy est tout nouvellement arrivé à Paris, et peut éprouver quelque peine à se procurer une rapière de même longueur que celle de son adversaire. Comminges lui dit du ton le plus simple du monde: «Je vous recommande Laurent, au Soleil-d'Or, rue de la Ferronnerie; c'est le meilleur armurier de la ville. Dites-lui que vous venez de ma part, et il vous accommodera bien.» Même devant la mort, ils conservent leur insouciance et leur sourire, et ils vont au Pré-aux-Clercs comme à un rendez-vous ou à un bal.

Deux occupations absorbent les loisirs de nos gentilshommes: la galanterie et la garde jalouse de leur honneur. Se faire aimer d'une des beautés de la cour, couper fièrement la gorge aux insolents rivaux qui osent lever les yeux sur elle et faire à sa maîtresse comme un piédestal de gloire des soupirants dont on aura triomphé sur le Pré-aux-Clercs, ils n'ont que cette ambition et que ce rêve. Et comme ils prennent feu au moindre soupçon exprimé sur la vertu de celle qu'ils aiment! «Cela est faux! s'écriait le chevalier de Rheincy.—Faux! dit Vaudreuil. Et sa figure, naturellement pâle, devint comme celle d'un cadavre… Tu mens par ta gorge!… Je te ferai avaler le démenti jusqu'à ce qu'il t'étouffe!…» Et voilà un bon coup d'épée de plus qu'une coquette aura attiré à un trop naïf et trop susceptible cavalier. La galanterie est si bien un de leurs plus constants et essentiels soucis qu'ils ne parlent guère d'autre chose. Voyez le chapitre des Jeunes Courtisans et certains détails de l'Aveu. D'ailleurs on comprend l'importance dans leur vie des choses sentimentales. S'il est vrai que le succès encourage, la confiance de nos raffinés doit être sans borne. George a l'air préoccupé et triste. «Je gage cent pistoles, dit avec modestie un de ses compagnons, qu'il est encore amoureux de quelque dragon de vertu. Pauvre ami! je te plains; c'est avoir du malheur que de rencontrer une cruelle à Paris.» C'est le ton ordinaire de leurs propos.

Ils ont beau être galants, ils sont encore plus raffinés. «Un raffiné est… un homme qui se bat quand le manteau d'un autre touche le sien, quand on crache à quatre pas de lui, ou pour tout autre motif aussi légitime.» C'est la définition même qu'en donne Rheincy. Jamais en effet gentilshommes n'eurent l'épiderme plus chatouilleux. Pour ramasser le gant que la comtesse de Turgis a laissé tomber devant Mergy, Comminges pousse assez rudement le jeune homme, trop ému à ce moment pour remarquer cette espèce d'affront. Mais il y a dans la galerie des yeux charitables qui veillent; et puis, pour un véritable gentilhomme, l'honneur d'un ami n'est-il pas aussi sacré que le sien? Encore ébloui de la vision charmante qu'il vient d'avoir, Mergy est plongé dans une rêverie profonde. On lui frappe doucement sur l'épaule. C'est Vaudreuil qui, «le prenant par la main, le conduisit à l'écart pour lui parler, disait-il, sans crainte d'être interrompu». L'affaire est en effet fort grave; et rien de plaisant comme l'importance que s'attribue Vaudreuil.

«Mon cher ami, dit le baron (c'est encore un trait de moeurs que cette rapidité à traiter avec tant d'affection des gens que l'on connaît à peine), vous êtes tout nouveau dans ce pays, et peut-être ne savez-vous pas encore comment vous y conduire.—Mergy le regarda d'un air étonné.—Votre frère est occupé et ne peut vous donner des conseils; si vous le permettez, je le remplacerai… Vous avez été gravement offensé, et, vous voyant dans cette attitude pensive, je ne doute pas que vous ne songiez aux moyens de vous venger.—Me venger? et de qui? demanda Mergy, rougissant jusqu'au blanc des yeux.—N'avez-vous pas été heurté rudement tout à l'heure par le petit Comminges? Toute la cour a vu l'affaire et s'attend que vous allez la prendre fort à coeur.—Mais, dit Mergy, dans une salle où il y a tant de monde, il n'est pas extraordinaire que quelqu'un m'ait poussé involontairement.» C'est le langage même du bon sens, et l'art de Mérimée est admirable à dégager nettement la différence qu'il y a entre le raisonnable Bernard et le raffiné baron de Vaudreuil. La réplique de celui-ci est exquise et tous les mots méritent d'en être longuement savourés; elle fait penser à certaines scènes de Molière.

«Monsieur de Mergy, je n'ai pas l'honneur d'être fort connu de vous. (Pourquoi donc l'appelait-il son «cher ami» il n'y a qu'un instant?) Mais votre frère est mon grand ami, et il peut vous dire que je pratique, autant qu'il m'est possible (jamais restriction ne fut plus nécessaire en effet), le divin précepte de l'oubli des injures. Je ne voudrais pas vous embarquer dans une mauvaise querelle (le baron n'est que charité, désintéressement et justice), mais en même temps je crois de mon devoir de vous dire que Comminges ne vous a pas poussé par mégarde. Il vous a poussé parce qu'il voulait vous faire affront; et, ne vous eût-il pas poussé, il vous a offensé cependant: car, en ramassant le gant de la Turgis, il a usurpé un droit qui vous appartenait. (L'admirable et subtil casuiste!) Le gant était à vos pieds, ergo, vous seul aviez le droit de le ramasser et de le rendre…» C'est une conclusion en forme. Pour la rendre irréfutable, il ne sera point mauvais de faire appel aux circonstances et de les envenimer encore quelque peu. «Tenez, d'ailleurs, tournez-vous, vous verrez au bout de la galerie Comminges qui vous montre au doigt et se moque de vous.» L'effet de l'insinuant et charitable discours ne se fait pas attendre. «Rien ne prouvait (à Mergy) qu'il fût question de lui dans ce groupe (de jeunes gens qui entouraient Comminges); mais, sur la parole de son charitable conseiller, Mergy sentit une violente colère se glisser dans son coeur.» La page n'est pas éloignée d'être parfaite,—et c'est la transcription exacte des moeurs de l'époque.

Ardents à s'offenser, nos héros mettent une opiniâtreté admirable à ne jamais avouer leurs torts. Un gentilhomme n'a qu'une parole, et quand il a donné sa parole pour un duel, ce serait se déconsidérer à tout jamais que d'avoir même la pensée de la reprendre. Rien de plus futile, au fond, que cette affaire de Bernard et de Comminges; il suffirait d'un mot pour la faire évanouir, et ce mot, le frère de Mergy n'hésitera pas à le prononcer. «Monsieur, dit-il à Comminges, je crois qu'il est de mon devoir de faire encore un effort pour empêcher les suites funestes d'une querelle qui n'est pas fondée sur des motifs touchant à l'honneur; je suis sûr que mon ami réunira ses efforts aux miens.» Mais Béville, qu'il désigne, «fit une grimace négative.» Que d'autres raisons d'ailleurs pour arrêter là les choses! Bernard est «très jeune, sans nom comme sans expérience aux armes, obligé par conséquent de se montrer plus susceptible qu'un autre», motif vraiment chevaleresque et qui sent bien son gentilhomme. Au contraire, la réputation de Comminges est faite «et son honneur n'aura rien qu'à gagner s'il veut bien reconnaître que c'est par mégarde…» Un grand éclat de rire arrête court le capitaine, et cette fois l'insulte directe arrive vite. «Plaisantez-vous, mon cher capitaine, et me croyez-vous homme à quitter le lit de ma maîtresse de si bonne heure… à traverser la Seine, le tout pour faire des excuses à un morveux?» George riposte: «Vous oubliez, Monsieur, que la personne dont vous parlez est mon frère, et c'est insulter…—Quand il serait votre père, que m'importe? Je me soucie peu de toute la famille.» Comminges, lui aussi, ne pratique pas mal «le divin précepte de l'oubli des injures».

A toute force, cependant, cette querelle a-t-elle au moins un semblant de raison. Que de duels moins motivés, ou plutôt tout gratuits! «Comminges, dit Vaudreuil, mena un jour un homme au Pré-aux-Clercs; ils ôtent leur pourpoint et tirent l'épée.—N'es-tu pas Berny d'Auvergne? demanda Comminges.—Point du tout, répond l'autre; je m'appelle Villequier, et je suis de Normandie.—Tant pis, repartit Comminges, je t'ai pris pour un autre; mais, puisque je t'ai appelé, il faut nous battre. Et il le tua bravement.» Et Vaudreuil lui-même en racontant ce bel exploit éprouve comme un frémissement d'admiration. Comminges et Vaudreuil sont bien de leur époque.

Ils en sont encore plus, si c'est possible, eux et tous leurs amis, par leur façon toute particulière de comprendre et de pratiquer leur religion. C'est évidemment la partie du tableau que Mérimée a exécutée avec le plus d'amour. Son scepticisme y avait la partie belle: peut-être l'a-t-il prise plus belle encore. Il y a des excès, et, ce qui est plus grave, des invraisemblances. George de Mergy, par exemple, on l'a très bien dit, est «un voltairien qui se trompe de siècle». Mais la malice de l'écrivain lui a fait tout de même rencontrer quelques bonnes et dures vérités.

La matière, à vrai dire, était admirable. C'est alors comme un froissement perpétuel de toutes les croyances, une lutte incessante de toutes les idées. La fermentation intellectuelle est terrible. Sur une religion battue en brèche, une religion nouvelle cherche à s'élever, et le spectacle seul de cette rivalité devait suffire à jeter quelques esprits dans le doute. Chaque jour, d'ailleurs, élargit les horizons de la pensée. C'est la fin du moyen âge et l'aurore des temps nouveaux. Quelles secousses les esprits ont-ils pu recevoir de ce tressaillement universel? Quels changements mystérieux se sont opérés dans les urnes et de quelles secrètes angoisses se sont-elles tout d'un coup senties saisir? Ou, si ces profondeurs sont trop troublantes et trop obscures, quelle importance avait alors la religion dans les actions des hommes? Comment le sentiment s'en était-il altéré ou même corrompu? A quelles pensées profanes, superstitieuses ou criminelles, se mêlait-elle quelquefois? Et quels caractères particuliers les passions pouvaient-elles recevoir de ce mélange? Mérimée n'a guère traité que les questions de ce dernier ordre, rapetissant comme à plaisir un grand sujet, n'osant pas envisager le côté sérieux et profond des choses, comme l'avait fait, quoique la matière en fût bien moins large et intéressante, Walter Scott dans les Puritains. Mais après tout, si réduit soit-il, ce dessein n'a pas été trop mal réalisé, et la peinture des moeurs religieuses est loin d'être ce que la Chronique offre de moins excellent.

Elle est d'abord d'une variété remarquable. Que religion et débauche puissent cohabiter dans le même coeur, le baron de Vaudreuil en est un assez bon exemple. «Béville, il vous arrivera malheur pour vos mauvaises railleries des choses sacrées.—Voyez un peu cette mine de saint, dit Béville à Mergy: c'est le plus fieffé libertin de nous tous, et pourtant il s'avise de temps en temps de nous prêcher.—Laissez-moi pour ce que je suis, Béville, dit Vaudreuil; si je suis libertin, c'est que je ne puis dompter la chair; mais du moins, je respecte ce qui est respectable». C'est avoir la conscience accommodante. Il se pourrait cependant qu'il n'y eût que formalisme et routine dans ce singulier respect. La prière qu'en se mettant à table notre personnage récite «à voix basse et les yeux fermés» induirait en tentation de le croire. «Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata viscera Virginis Mariae quae portaverunt AEterni Patris Filium!» Il ne sait pas trop «ce que cette prière veut dire»; mais une une de ses tantes, dont il la tient, «s'en est toujours bien trouvée», et, depuis qu'il «s'en sert» lui-même, il n'en a vu «que de bons effets». Il aurait vraiment bien tort de ne pas la continuer.

Les convictions religieuses du baron de Vaudreuil ne sont pas bien profondes; celles de Béville ont encore plus de légèreté et d'inconsistance; et, circonstance particulièrement aggravante, elles attendent l'agonie du pauvre gentilhomme pour s'étaler dans toute leur faiblesse. «George, mon camarade, dit Béville d'une voix lamentable, dis-moi donc quelque chose; nous allons mourir… c'est un terrible moment!… Est-ce que tu penses encore maintenant comme tu pensais quand tu m'as converti à l'athéisme?—Sans doute; courage! dans quelques moments nous ne souffrirons plus.—Mais ce moine me parle de feu… de diable… que sais-je, moi?… mais il me semble que tout cela n'est pas rassurant.—Fadaise!—Pourtant, si cela était vrai?» Cette invraisemblable discussion se poursuit encore quelques instants, et Béville finit par où il est visible qu'il aurait dû commencer tout de suite. «Allons, mon père! faites-moi dire mon Confiteor, et soufflez-moi, car je l'ai un peu oublié.» Et il meurt «en bon catholique». Il y a eu sans doute, au XVIe siècle, des morts à la Béville. L'excès, néanmoins, est ici trop sensible, et le libre penseur a fait tort à l'historien.

Le portrait de frère Lubin vaut mieux. Le vigoureux dessin et la belle couleur! Mais surtout la parfaite ressemblance! Son ironie et son scepticisme devaient ici servir, et admirablement, Mérimée. A voir seulement ce «gros homme, à la mine réjouie et enluminée», à n'entendre que les propos qu'il tient avec quelques-uns de ses auditeurs avant de paraître en chaire, on devine le fond de son éloquence. Et en effet, par sa conception de la religion vulgaire, épaisse, presque toute matérielle, frère Lubin réalise assez bien le type des prédicateurs d'alors. Il en est l'expression parfaite par la forme même de ses sermons. Imprévu de l'exorde, subtilité des divisions, hardiesses et libertés qui vont jusqu'à l'indécence, un mélange incroyable de bouffissure et de platitude, de grossièreté et de préciosité, le tout si parfaitement conforme au goût du temps que protestants et catholiques applaudissent toujours à l'envi: la peinture n'est pas simplement vivante, elle est éclatante de vérité. Frère Lubin est un type, comme Frère Tuck, et Mérimée a bien fait d'en présenter de façon si vive la joyeuse et bouffonne silhouette.

Mais la création qui, de ce côté, reste encore et de beaucoup la plus originale, la plus hardie et la plus vraie, est celle de la comtesse Diane de Turgis. Il y a chez elle une naïveté d'inconscience, une candeur d'immoralité vraiment admirables. Ce n'est évidemment pas la belle âme de Bernard de Mergy qui l'a séduite, et le jeune cavalier doit son foudroyant succès à des qualités moins immatérielles. C'est cependant à cette âme qu'elle pense tout de suite, c'est cette âme qu'elle a soif, et tout de suite, de sauver. Son premier entretien avec Bernard ressemble assez exactement à une controverse théologique. «Exposer sa vie n'est rien; mais vous exposez plus que votre vie,—votre âme… Vous allez jouer un vilain jeu. Une éternité de souffrances sur un coup de dé; et les six sont contre vous!» Pour le préserver des atteintes possibles de l'épée du raffiné Comminges, elle lui donne une relique. La relique sera efficace; mais elle ne sauvera jamais que la vie de Mergy, et c'est de son salut éternel que Diane paraît exclusivement avide. Il faudra, pour arriver à cette fin, un présent bien plus considérable, bien plus précieux que la «petite boîte d'or très plate» qu'elle vient d'offrir au jeune homme. «Monsieur Bernard, dit la comtesse d'une voix émue,… n'y a-t-il aucun moyen de vous toucher? Vous convertirez-vous enfin, grâce à moi?… Dites-moi franchement… Si une femme… là… qui aurait su…» Elle s'arrêta. «Oui; est-ce que… l'amour, par exemple?… Mais soyez franc! parlez-moi sérieusement… Oui, est-ce que l'amour que vous auriez pour une femme d'une autre religion que la vôtre, est-ce que cet amour ne vous ferait pas changer?… Dieu se sert de toute sorte de moyens.»

A plus forte raison ne les négligera-t-elle pas elle-même. Elle commence par les prodiguer. Mais en dépit de tant de générosité, malgré son habileté à choisir pour «argumenter» contre Bernard «les instants où il avait le plus de peine à lui refuser quelque chose», la conversion du jeune homme se fait bien attendre, et ces retards mettent à la torture une âme naturellement charitable et dévouée jusqu'au plus complet sacrifice. «Cher Bernard, lui disait-elle un soir, appuyant sa tête sur l'épaule de son amant, tandis qu'elle enlaçait son cou avec les longues tresses de ses cheveux noirs; cher Bernard, tu as été aujourd'hui au sermon avec moi. Eh bien! tant de belles paroles n'ont-elles produit aucun effet sur ton coeur. Veux-tu donc rester toujours insensible?» Et comme le jeune homme y paraît en effet tout disposé: «Va, dit-elle avec un peu de tristesse, je vois bien que tu ne m'aimes pas comme je t'aime; si cela était, il y a longtemps que tu serais converti.» Elle continue dans un redoublement d'ardeur: «Si je pouvais te sauver, que je serais heureuse! Tiens, Bernardo, pour te sauver, je consentirais à doubler le nombre des années que je dois passer en purgatoire.» Et ses transports allant toujours augmentant: «Oui… Si je pouvais sauver ton âme, tous mes péchés me seraient remis; tous ceux que nous avons commis ensemble, tous ceux que nous pourrons commettre encore… tout cela nous serait remis. Que dis-je? nos péchés auraient été l'instrument de notre salut!—En parlant ainsi, elle le serrait dans ses bras de toute sa force.» La situation est d'un comique profond qu'en vrai dilettante de l'ironie Mérimée savoure à longs traits et délicieusement, et dont il fait bien goûter au lecteur la saveur singulière. La figure n'est pas seulement vivante: Diane a dû exister, et il est certain que l'époque de Charles IX a connu de ces étranges soeurs d'Éloa, qui commencent par leur propre chute l'oeuvre de rédemption.

C'est ainsi que la fidélité des moeurs fait, exclusivement, tout l'intérêt de la Chronique. Il serait facile de montrer maintenant qu'elle explique l'organisation intime de l'oeuvre et des détails qui paraissent d'abord inutiles. Si des deux frères l'un est resté fidèle à sa religion et si l'autre a abjuré en faveur du catholicisme, c'est pour rendre plus vraisemblables, plus douloureuses et aussi plus inutiles, les discussions qu'ils pourront avoir au sujet de leur foi; c'est encore pour amener le dénoûment et en centupler l'horreur. Il fallait de même que les deux amants fussent de religion différente et que ce fût Diane qui professât le culte catholique. Et ainsi du reste.

Il n'est pas jusqu'aux plus minces détails qui ne puissent se réclamer du même principe. Le chapitre des Reîtres en offre de bien intéressants exemples. Cette scène d'auberge n'est rattachée à l'ouvrage que par des liens assez lâches. Mergy y est fort honnêtement dépouillé de son argent et on lui enlève aussi, de façon fort civile, son bon cheval alezan: en quoi la conduite du roman peut-elle en dépendre? Dès son arrivée à Paris notre étourdi n'est-il pas abondamment pourvu, et du nécessaire et même du superflu? Supprimez le chapitre, la composition y gagnera; mais nous y perdrons un des plus jolis Téniers du roman historique; tout un caractère de l'époque rentrera dans l'ombre, et nous comprendrons moins tout ce que les pauvres aubergistes et les malheureux paysans, ce qui veut dire le peuple, avaient à souffrir de la rude et impitoyable soldatesque d'alors.

Or, le peuple tient sa place dans la Chronique. On le vole, on le ruine, et quand il réclame, c'est une manière de paiement assez usitée que de le rouer de coups. Mais, si on ne le ménage pas, il ne ménage guère à son tour quand en vient l'occasion: relisez le Vingt-quatre août et les Deux Moines.

Le roman historique réalisait ainsi chez nous son premier chef-d'oeuvre, et la future école avait un de ses premiers modèles.

En effet, tandis que les classiques s'efforçaient toujours, à travers les modifications que les pays, les temps et les circonstances peuvent apporter aux sentiments et aux passions des hommes, d'atteindre à ce que ces passions et ces sentiments conservent de permanent, d'immuable et d'éternel, c'est au contraire à l'expression de l'accidentel et du relatif que les novateurs devaient borner les efforts de leur art. Plus simplement, à la place de la vérité humaine, ils devaient mettre la vérité locale. La Chronique réalisait assez bien ce nouvel idéal. L'affection mutuelle de George et de Bernard n'est point analysée pour elle-même, mais dans les modifications particulières que lui fait éprouver la différence de religion des deux frères. Que savons-nous du caractère de Diane de Turgis et de son amour pour Mergy? C'est un amour violent et passionné, sans doute. Que de nuances cependant peuvent distinguer cette passion et cette violence! Hermione est violente, mais pas à la façon de Roxane, et la passion de Roxane ne ressemble guère à celle de Phèdre. Quelle est la nature de l'amour de Diane? Mérimée n'a même pas songé à se le demander: il a seulement écrit le chapitre du Catéchumène, c'est-à-dire qu'il s'est contenté d'attirer notre attention sur ce singulier mélange de prosélytisme religieux et de passion, de préoccupations de salut éternel et d'abandon aux voluptés terrestres, qui n'a guère pu se rencontrer que dans une femme du XVIe siècle. Il semble assez difficile en effet de dépayser Diane.

Tous ces personnages cependant, si particuliers soient-ils, retiennent encore une large part d'humanité. Ici encore, comme dans tout le reste ou à peu près, la juste mesure a été atteinte; l'équilibre est parfait. Il va se rompre presque aussitôt, et Notre-Dame de Paris va marquer avec éclat la première étape de la décadence.

CHAPITRE V

«Notre-Dame de Paris»

C'est bien en effet la décadence qui commence. Sans doute, les qualités poétiques de l'oeuvre sont éblouissantes, l'exécution prestigieuse par endroits, et il semble que le livre doive occuper dans la littérature romantique la place qui revient dans l'art du moyen âge à l'admirable cathédrale, qui en est justement le principal personnage. Nous le savons encore, jamais roman historique n'obtint succès plus rapide et ne garda si longtemps vogue plus triomphale. Mais ce n'est pas le prodigieux talent de l'auteur qui est ici en cause. Son oeuvre est-elle un bon roman historique? Voilà toute la question. Et certains aveux, terriblement imprudents, de Victor Hugo lui-même, vont nous fournir les éléments essentiels de la réponse.

«Il y a quelques années qu'en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l'auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l'une des tours, ce mot gravé à la main sur le mur: 'ANALKH… Il se demanda, il chercha à deviner quelle pouvait être l'âme en peine qui n'avait pas voulu quitter ce monde sans laisser ce stigmate de crime ou de malheur au front de la vieille église… C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre.»

L'idée est aussi belle qu'elle peut devenir féconde, et elle offre matière à un admirable roman de philosophie, à une espèce de tragédie d'Eschyle en prose. Mais les romans historiques ne s'imaginent pas, ne se construisent pas ainsi de toutes pièces et a priori, et la conception n'en doit venir que lentement, après de patientes études et des investigations laborieuses. Que Victor Hugo n'ait pas étudié sa matière, nous n'allons certes pas jusqu'à le prétendre, et nous pourrions au contraire, si besoin était, indiquer ses sources. Ce travail préliminaire cependant n'a été ni assez long ni assez sérieux; et c'est une première raison pour empêcher Notre-Dame de Paris d'être, à notre point de vue, un chef-d'oeuvre.

Il y en a une autre, plus grave, qui devait l'empêcher d'être même un bon roman historique, et ce n'est rien de moins que la volonté même de l'auteur. «Le livre n'a aucune prétention historique, si ce n'est peut-être de peindre avec quelque science et quelque conscience, mais uniquement par aperçus et échappées (c'est nous qui soulignons), l'état des moeurs, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation enfin au XVe siècle. Au reste, ce n'est pas là ce qui importe dans le livre. S'il a un mérite, c'est d'être une oeuvre d'imagination, de caprice, de fantaisie.» Ainsi donc, la seule matière possible du roman historique, on ne la traitera que «par aperçus et échappées»: elle «n'importera» guère. Il n'y paraîtra que trop en effet; mais l'aveu est significatif, et nous devions l'enregistrer. Le moindre danger auquel s'expose une peinture de moeurs toute en «aperçus et échappées» est d'être insuffisante, et Notre-Dame de Paris ne l'a point évité. Les moeurs populaires elles-mêmes, qui sont bien la partie du roman la plus considérable et la plus soignée, en offrent une preuve assez forte et vraiment curieuse. L'auteur nous les montre dans toute une série de tableaux: représentation d'un mystère, fête des fous, cour des Miracles, pilori et supplice «en place de Grève», etc. Mais c'est toujours à ce qu'elles ont de superficiel et d'extérieur que le peintre s'arrête. Certes, le spectacle du Bon jugement de madame la vierge Marie, la description de la place forte des Truands, celle de la procession grotesque dont Quasimodo est le héros difforme, sont des pages incomparables de netteté et de relief et d'admirables eaux-fortes. En pénétrez-vous plus profondément dans l'âme des personnages? Connaissez-vous mieux leurs sentiments? Avez-vous une intelligence plus nette de ces énormes bouffonneries que devait alors tolérer l'Église? et si vous savez plus exactement ce dont les truands peuvent être capables, savez-vous avec la même exactitude ce que c'est qu'un truand et comment on le devient[31]? L'art de l'écrivain, d'une si vigoureuse puissance à décrire et à faire voir les réalités extérieures, néglige volontiers l'intérieur; il n'éclaire que les surfaces sans pénétrer jusqu'aux dessous; et dans une représentation populaire du moyen âge, au milieu d'une foule grouillante de manants et de bourgeois, dont il rend fort bien le grouillement, à l'intérieur d'une salle gothique, dont il découpe à plaisir les rosaces et fait étinceler les ogives, il ne sait qu'analyser avec quelque sûreté et quelque détail les angoisses d'un poète qui craint de voir sa première pièce sifflée.

[Note 31: Il est vrai qu'à la rigueur Jehan Frollo pourrait nous l'apprendre. Cf. livre X, chap. II et III, Faites-vous truand et Vive la joie!]

—Mais peut-être les âmes de toutes ces bonnes gens du peuple nous apparaîtront-elles plus manifestes dans leurs ordinaires propos?—Il y a en effet beaucoup de dialogues populaires dans Notre-Dame; on peut même dire que le développement en égale le nombre. Cependant ils n'offrent guère de traces de sentiments particuliers à une époque; et en dehors des passions communes à toutes les foules dans les mêmes circonstances, il semble difficile de démêler dans cette foule du XVe siècle des émotions ou des idées qui lui appartiennent en propre, qui soient bien locales, et d'où elle reçoive par conséquent une physionomie bien distincte et personnelle. On lui fait attendre le commencement du «mystère»; elle s'agite, elle devient houleuse, ironique, menaçante, demande la tête du bailli, sauf à prendre en attendant celle de ses sergents et des acteurs. Changez les noms de «bailli» et de «sergents»: c'est une scène dont le XVe siècle n'a pas eu le privilège et qui depuis s'est renouvelée assez souvent.

Quelques pages cependant ne sont point méprisables, telle la découverte du petit Quasimodo exposé sur le seuil de Notre-Dame, et les impressions qu'elle produit. Effroi des bonnes haudriettes, imperturbable assurance de maître Mistricolle et férocité inconsciente de tous provoquée par la crainte des artifices du Mauvais: ces naïvetés, ces angoisses et ces cruautés ne pouvaient se rencontrer que dans des âmes du moyen âge, et Victor Hugo, dans ce passage, a été bien servi par son imagination. Malheureusement, de pareilles trouvailles sont rares.

Car il ne semble pas avoir été plus heureux ni plus habile dans la connaissance et l'analyse des types particuliers que dans la peinture des moeurs générales. Cependant, la méthode qu'il suivait était excellente; c'était même la seule bonne, la méthode de Walter Scott dans Ivanhoe. Si le procédé est le même, les applications en sont singulièrement différentes, et c'est avec la mise en oeuvre que commence l'infériorité.

Claude Frollo n'est pas une exception dans l'Église. La superbe de l'intelligence et le démon de la sensualité n'avaient sans doute pas attendu jusqu'au XVe siècle pour faire des victimes parmi ses prêtres, et d'autres ont certainement connu les horribles tortures dont le coeur de l'archidiacre est déchiré. Mais s'il est vrai comme personnage particulier, il cesse de l'être dès que l'écrivain, volontairement ou non, a l'air d'en faire un type général; et c'est justement cette impression que, par le seul effet de l'isolement, le misérable rival de Phoebus et de Quasimodo arrive tout de suite, et nécessairement, à produire. Il fallait, ou l'entourer d'autres prêtres dont l'esprit simple et la piété douce auraient donné d'ailleurs et par le seul effet du contraste le plus saisissant relief à cette ardeur farouche et à cet orgueil rigide, ou n'en pas faire le personnage principal d'une oeuvre où tous les héros, par une nécessité fatale du genre même et plus encore de la méthode suivie, arrivent à représenter la classe tout entière dont ils font partie.

Le raisonnement vaut pour les autres personnages, et on peut leur faire à presque tous la même critique. L'aristocratie n'est pas plus représentée par Phoebus de Châteaupers que le clergé par Claude Frollo. Non que ce type de sous-officier—comme nous dirions aujourd'hui—ait dû être rare au XVe siècle et dans les milices de Louis XI. Il est probable, au contraire, que les Phoebus n'ont jamais été plus abondants. Mais c'est le seul personnage de grande naissance qui joue un rôle dans le roman; il représente donc la noblesse, et, au XVe siècle, les descendants de chevaliers français avaient tous la grâce exquise de ses manières, l'élégance souveraine de son langage, son courage et son esprit,—comme tous les auditeurs au Châtelet, l'imbécillité susceptible et féroce de Florian Barbedienne, et tous les procureurs du roi en cour d'Église, la solennité niaise de maître Charmolue?

Il y a plus de vérité dans le type de Jehan Frollo, nous voulons dire plus de vérité générale. Ce «petit diable blond, à jolie et maligne figure», espiègle et d'une malice qui va facilement jusqu'à la méchanceté; d'une perversité native qu'a encore développée sa vie d'écolier paresseux et vagabond, présent partout où il y a quelque méchant tour à jouer, mais toujours absent de la salle où enseignent ses professeurs; insouciant et généreux à sa façon; gaspillant en folles orgies l'argent que lui donne son frère «archidiacre et imbécile»; ronflant assez souvent, «avec une basse-taille magnifique», en pleine rue, la tête reposant doucement «sur un plan incliné de trognons de choux, ces oreillers du pauvre que les riches flétrissent dédaigneusement du nom de tas d'ordures», et d'excès en excès, de débauche en débauche, tombant jusqu'à la cour des Miracles et se faisant truand: ce type d'écolier ironique et inquiétant a toujours été assez commun en France; au reste le XVe siècle n'a pas dû l'ignorer, et c'est la figure du roman de beaucoup la mieux attrapée. Mais quoi! tous les écoliers d'alors ressemblaient à Jehan Frollo du Moulin? Aucun n'était appliqué et diligent? Ils se faisaient tous tuer sur les barricades, nous voulons dire à l'attaque de Notre-Dame? et, pour parler une fois de plus le langage contemporain, l'espèce des «forts-en-thème» n'était pas encore inventée?… L'excès est toujours visible, et il a toujours la même cause.

Il y a d'autres défauts dans l'oeuvre, ou plutôt il y a d'autres excès. Si l'observation des moeurs est insuffisante, la description surabonde; des deux couleurs locales, l'intérieure manque ou à peu près, et l'extérieure y est trop généreusement prodiguée. Négliger les moeurs est dangereux, ne penser qu'au pittoresque ne l'est guère moins: Notre-Dame de Paris en est une assez belle preuve.

Certaine «note ajoutée à l'édition de 1832», en guise de nouvelle préface, pouvait inspirer des craintes sérieuses. Que dit-elle en effet? Que l'auteur aime l'architecture gothique et qu'il en propagera le culte, ce dont il convient de le féliciter; mais aussi, mais surtout, elle laisse malheureusement entrevoir que, cet art du moyen âge dont il comprend si bien les merveilleuses beautés, l'écrivain n'en aperçoit pas avec la même sûreté les conditions d'existence et la formation historique. Dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale n'est plus faite pour abriter les fidèles. Au milieu des tours massives, les cloches bourdonnent ou sonnent à toutes volées joyeuses, mais les chrétiens du XVe siècle restent sourds à leur incessant appel; les nefs de l'immense édifice sont toujours désertes et on n'entend murmurer sous les hautes voûtes aucun chuchotement de prière.

C'était cependant une idée de génie, dans un roman sur le moyen âge, de faire de l'art gothique le personnage principal. C'était surtout une idée féconde. Dresser au milieu de la ville la «majestueuse et sublime» cathédrale, la montrer couvrant de son ombre protectrice les maisons groupées à ses pieds de colosse et la cité tout entière, établir entre la formidable église et les fils de ceux qui l'avaient construite une communion mystérieuse et de tous les instants, l'animer de la vie même de ce peuple, d'un mot en faire son âme collective: le beau, l'admirable sujet! Le poète semble bien l'avoir entrevu. Pourquoi donc ne s'en est-il pas souvenu davantage dans le développement de son oeuvre? La grandiose basilique n'était-elle plus l'abri et l'asile naturel de la douleur? Manants et vilains avaient-ils cessé dès lors de venir s'y enivrer des parfums de l'encens et s'y éblouir de la splendeur des cérémonies? Cependant la mystérieuse église n'ouvre ses portes que pour une cérémonie d'expiation funèbre; on y sent si peu palpiter le coeur de la foule que c'est au contraire un monstre hideux, Quasimodo, qui en est toute «l'âme»; et dans le délire de son imagination, Hugo ira jusqu'à dire que, Quasimodo une fois disparu, Notre-Dame n'est plus qu'une chose «morte, un squelette, comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard»! Il était difficile de rapetisser davantage une plus grande matière et de gâter plus complètement un plus merveilleux sujet.

Cette réserve faite,—il est vrai qu'elle est capitale,—on a toute liberté d'admirer. Personne n'a eu un sentiment plus vif des beautés du moyen âge, mais personne aussi n'a possédé au même degré l'art merveilleux de faire avec des mots de la beauté plastique, comme les architectes d'autrefois en faisaient avec des pierres. Victor Hugo était fait pour ce livre, comme Walter Scott pour Ivanhoe, et Notre-Dame est le triomphe du pittoresque et de la couleur.

La couleur y éclabousse chaque page et la fait miroiter et resplendir. Tout ce qui attire l'oeil et le retient, costumes bariolés, armures luisantes, vives arêtes où se brise la lumière, tout est observé et rendu par un des peintres les plus habiles et les plus amoureux de son art. Dans la grand'salle, la cohue est «en surcot, en hoqueton et en cotte hardie». Mais en attendant de faire celle de la cohue, il convient de donner une description détaillée de la grand'salle; et rien n'y manque en effet. Il y a «une double voûte en ogive, lambrissée en sculptures de bois, peinte d'azur, fleurdelysée en or». Le pavé est «alternatif de marbre blanc et or». Puis, «un énorme pilier, puis un autre, puis un autre».—Sentez-vous l'effet de perspective naissante et d'enfoncement?—Autour des piliers, «des boutiques de marchands, tout étincelantes de verres et de clinquants» ou «des bancs de bois de chêne, usés et polis par le haut-de-chausse des plaideurs». A l'entour de la salle, «l'interminable rangée des rois de France depuis Pharamond; les rois fainéants, les bras pendants et les yeux baissés; les rois vaillants et bataillards, la tête et les mains hardiment levées au ciel». Chaque mot fixe une attitude. «Puis, aux longues fenêtres ogives, des vitraux de mille couleurs; aux larges issues de la salle, de riches portes finement sculptées; et le tout, voûtes, piliers, murailles, chambranles, lambris, portes, statues, recouvert du haut en bas d'une splendide enluminure bleu et or.» C'est une profusion, une orgie de couleurs; déjà les yeux éblouis songent à demander grâce, et cette description n'est que la première du livre.

Il y en a beaucoup dans Notre-Dame et surtout de plus belles. Inutile de les rappeler, encore moins de les analyser: elles sont présentes à tous les yeux. Notre-Dame, Paris à vol d'oiseau, la cour des Miracles, surtout l'attaque de la cathédrale, en pleine nuit, par les truands, sont incomparables parmi des tableaux dont on est tenté de dire aussi qu'ils sont incomparables. Jamais la langue n'a été plus expressive. Architecture, peinture, gravure, elle lutte victorieusement contre tous ces arts réunis. Elle élève de grandioses monuments, brosse des toiles admirables, fait grouiller et grimacer d'énergiques eaux-fortes. Dans son désir d'évoquer et de faire voir, elle va même jusqu'à demander des secours au vocabulaire d'un autre âge, et elle accueille, elle cherche des archaïsmes, dont quelques-uns sont expressifs sans doute, mais dont la plupart sont inutiles.

C'est grâce à ce prestigieux talent de description que les choses vivent ici d'une vie plus profonde que les personnages eux-mêmes, et donc attirent à elles le meilleur de l'intérêt. L'expédition nocturne des truands n'a pour objet que de délivrer l'infortunée et charmante bohémienne. On oublie cependant bientôt la jeune prisonnière, et l'attention se détourne tout entière sur la prison. Ce n'est plus dans la triste créature que réside le pathétique, c'est dans l'énorme et mystérieuse cathédrale, qui saura bien défendre ce qu'on lui a confié. On essaie de forcer la porte principale: une énorme poutre tombée du ciel écrase les plus audacieux des truands. «Ils regardaient l'église, ils regardaient le madrier. Le madrier ne bougeait pas. L'édifice conservait son air calme et désert». Alors Clopin Trouillefou se sert de la poutre comme d'un bélier, et le madrier porté par une foule d'hommes semble «une monstrueuse bête à mille pieds attaquant tête baissée la géante de pierre.» Sous le premier choc, «la cathédrale tout entière tressaillit et l'on entendit gronder les profondes cavités de l'édifice.» La riposte d'ailleurs suit l'attaque de près, et voilà les tours qui «secouent leurs balustrades sur la tête» des agresseurs. Ce n'est point l'intrépide sonneur qui défend Notre-Dame, c'est Notre-Dame elle-même qui fait appel à tous ses monstres pour tenir tête à l'ennemi. Les «guivres» ont «l'air de rire», on croit entendre «japper des gargouilles», les «salamandres soufflent» dans le feu, les «tarasques» éternuent dans la fumée, «et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre…, il y en avait un qui marchait et qu'on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher, comme une chauve-souris devant une chandelle». Mais guivres et gargouilles, salamandres et tarasques sont également impuissantes. Les truands commencent déjà l'escalade. Alors, par un surprenant effet de cette imagination qui sait mieux animer les pierres que faire vivre des hommes, ce n'est plus une lutte entre des voleurs et un édifice. En investissant la cathédrale, les truands, par une puissance mystérieuse qui les a soudain transformés, deviennent des monstres de pierre, comme ceux contre qui ils essaient de lutter. Ce ne sont plus que des choses qui combattent ensemble. «On eût dit que quelque autre église avait envoyé à l'assaut de Notre-Dame ses gorgones, ses dogues, ses drées, ses démons, ses sculptures les plus fantastiques. C'était comme une couche de monstres vivants sur les monstres de pierre de la façade.» Il n'est plus question de truands, et l'homme a disparu.

C'est le triomphe de cet art; c'en est aussi l'insuffisance et le danger. Le pittoresque a supprimé l'analyse, l'homme a été absorbé par le décor et l'ancien roman historique est presque devenu un opéra. Mais les mêmes excès ne devaient-ils pas amener la mort du romantisme? Ainsi se poursuivait la transformation qui supprimait la vérité générale, ou même particulière, des sentiments, au profit exclusif de la couleur locale. Ici encore, le roman historique est le précurseur, mais son influence a été néfaste. Avant de compromettre le romantisme, nous allons le voir se discréditer, se déshonorer lui-même; et c'est l'histoire de sa décadence et de sa ruine qu'il nous reste à exposer.

CHAPITRE VI

De «Notre-Dame de Paris» à «Isabel de Bavière».

C'est un spectacle vraiment affligeant que celui d'une créature vivante, pleine de vigueur et de force, arrêtée en plein développement par un coup mortel. C'est le spectacle que nous offre en ce moment le roman historique. Autour de lui, ses serviteurs s'empressent pour hâter son agonie, comme si la force des choses ne devait pas à elle seule assez rapidement l'amener. Tout ce qui pourrait encore maintenir une apparence de vie dans cet agonisant, ils le négligent, uniquement occupés à développer les principes qui lui seront le plus certainement funestes. Les moeurs, dans ces oeuvres qui se prétendent inspirées de Walter Scott? Elles existent à peine. Les sentiments? Ils ne sont remarquables que par leur obscénité ou leur violence. Quant à la partialité des auteurs, on peut s'en égayer à la longue,—à moins qu'elle ne fatigue et rebute tout de suite. Mais quelques-uns de ces trop consciencieux romanciers avaient découvert une véritable merveille, le dernier point que d'après eux il fût sans doute permis à l'art d'atteindre: à leurs productions insignifiantes et vides une imitation puérile du vieux langage français devait tenir lieu de toutes autres qualités,—comme si ce n'était point la plus artificielle et la plus inutile des reconstitutions!

Nous en avons fait maintes fois la remarque; il ne fut jamais plus à propos de la répéter: hors de la peinture des moeurs, pas de salut pour le roman historique. Entre tous ces prétendus émules de Walter Scott, c'est cependant à qui s'écartera le plus de sa manière et réussira le mieux à ne pas lui ressembler. Et sans doute quelques-uns d'entre eux ne sont pas sans érudition; mais leur malheur à tous est de s'arrêter, et exclusivement, à des détails de descriptions et de costumes, pittoresques sans doute, mais dont l'éternelle répétition a vite fait d'amener la satiété et le dégoût. Nous savons fort exactement et par le menu comment on s'habillait à telle époque, quelle devait être pour un homme à la mode l'épaisseur des fraises ou la longueur des poulaines et comment il seyait à un jeune seigneur de porter son toquet de velours; la physionomie des rues, l'aspect extérieur ou l'économie intime des habitations, églises ou charniers, palais seigneuriaux ou rôtisseries et misérables échoppes, l'écrivain ne nous fait grâce d'aucun détail: il n'oublie que de nous faire connaître ses personnages. Le cadre a tout absorbé; il ne reste plus de place pour le tableau. Comment ces hommes ont-ils pensé, senti, aimé, souffert? Nos amateurs de langage gothique n'en ont cure.—Mais c'est la partie essentielle du roman historique!—Il n'y en a pas qu'ils aient plus complètement dédaignée. Feuilletez seulement le Trésor ou le Grand Oeuvre, la Sarbacane, l'Estrapade, les Deux Fous et les Francs-Taupins.

Il y a pourtant des oeuvres distinguées au milieu de tout ce fatras, et des pages fortes ou des scènes vigoureuses dans le Vicomte de Béziers et le Comte de Toulouse, de Frédéric Soulié, comme dans le Jean Cavalier, d'Eugène Sue. Mais ce n'est jamais de la fidèle peinture des moeurs que ces romans historiques tirent leur intérêt; et si on ne peut pas dire qu'elle en soit complètement absente, il serait encore moins exact de prétendre qu'elle y occupe une place distinguée, et cela de par la volonté même de l'auteur.

Un de ces écrivains néanmoins aurait pu la rencontrer—par des chemins un peu détournés, il est vrai. Pour laisser d'une époque un tableau assez ressemblant, ce ne sera jamais un moyen bien recommandable que de n'en mettre qu'un côté en lumière, et on risquera fort de ne pas être impartial, si, des divers partis politiques qui s'y sont disputé l'influence ou le pouvoir, on prend fait et cause pour l'un, au grand préjudice des autres. L'oeuvre pourra être violente—on se souvient que c'est un des caractères de Cinq-Mars—sans devenir complètement fausse. Car enfin tous les sujets de Louis XIV n'ont pas dû avoir pour la royauté absolue les adorations des courtisans, et on peut blâmer la guerre des Camisards. A se faire ainsi le contemporain de ces impatiences difficilement réprimées et de ces sourdes révoltes, l'auteur a toute faculté de mettre sous nos yeux de vraies âmes du XVIIe siècle. Même l'intérêt du spectacle peut devenir fort vif. Ce sera comme le contraire de l'histoire officielle et l'envers de la toile.

Mais la méthode a un danger.

Le romancier doit être sûr de ne pas prêter gratuitement aux héros de son oeuvre ses propres sentiments. Vigny détestait Richelieu: M. le Grand et le coadjuteur ne l'aimaient pas davantage. Au nom des immortels principes proclamés par la Révolution, Eugène Sue n'avait pas assez de colère et d'indignation contre le despotisme du Grand Roi, témoignant ainsi de la générosité et de l'indépendance de son âme: mais est-il bien certain que le chevalier de Rohan, quand il conspirait contre Louis XIV, obéissait aux «immortels principes», et l'«impatience» et les «frémissements» de ce nouveau Cinna n'avaient-ils leur source que dans l'horreur profonde que la tyrannie de l'Auguste de Versailles inspirait à son âme intransigeante et farouche de républicain? Si oui, c'est tout un aspect nouveau du XVIIe siècle, et donc l'occasion d'une peinture de moeurs qui, sans trop de peine, peut être saisissante; si non, la collection des romans historiques-pamphlets, à la Dinocourt ou à la Mortonval, se sera enrichie d'un assez curieux échantillon.

Et telle a été, en effet, la destinée du Latréaumont d'Eugène Sue. La préface a beau nous dire que «l'auteur a obéi à toutes les exigences, à tous les développements de cette donnée entièrement historique, avec la plus scrupuleuse abnégation d'invention»: est-ce pousser cette «abnégation» bien loin que de nous parler sans cesse de la «personnalité sordide» de Louis XIV, de son «incurable et grossière fatuité», de sa «fatuité niaise, prétentieuse et rengorgée», comme si l'auteur avait à venger sur lui une injure personnelle? Ce sont là les sentiments de Rohan ou de Maurice d'O? Ce sont les moeurs de l'époque? Eugène Sue croyait-il de bonne foi écrire un roman historique? Alors les dernières lignes de l'oeuvre—sans préjudice des autres lignes semblables répandues à profusion dans le courant du récit—témoigneraient d'une belle naïveté ou d'une inexplicable maladresse. «Après tant d'horreurs, en comparant ces temps-là à ceux où nous vivons, une pensée douce et consolante vient à l'esprit, c'est que les hommes et les choses ont assez progressivement marché pour que, désormais, un tel GRAND ROI et un tel GRAND SIÈCLE soient absolument impossibles.» A la bonne heure! Nous savons maintenant ce que l'auteur veut dire. Mais il aurait bien dû laisser échapper ce soupir de soulagement dès sa préface: ceux qui ne cherchent dans un roman historique que la peinture des moeurs auraient été dispensés de lire le volume.

Puisque le roman historique se vide ainsi de sa propre substance, que va-t-il donc enfin contenir? Une intrigue de la plus monstrueuse invraisemblance en général ou de la plus révoltante obscénité, à moins qu'elle ne soit à la fois mélodramatique et licencieuse.

A cet égard déjà Notre-Dame de Paris ne pouvait qu'inspirer de légitimes inquiétudes, avec son extraordinaire histoire d'Esmeralda et de la recluse. Ces défauts de Victor Hugo, ses successeurs vont les aggraver encore. Ils vont faire appel aux plus violents contrastes, entasser les situations les plus imprévues, faire chevaucher les unes par-dessus les autres les péripéties les plus invraisemblables et les plus répugnantes. L'intrigue était sombre, ils l'assombriront davantage; elle était violente, elle deviendra forcenée; elle ménageait encore les nerfs des lecteurs, elle les fera crier continûment, sans répit et sans pitié. Ce ne seront que «secousses électriques», comme il est dit dans l'Écolier de Cluny, et nous assisterons au triomphe complet de la sensation brutale. On nous fera voir une scène d'écartèlement dans les Francs-Taupins, et la soeur du pauvre petit martyr n'arrivera que pour rester béante d'horreur devant le corps de son frère en lambeaux. Jehan, écolier de Cluny, au retour d'une orgie immonde, rencontrera dans une rue le cadavre de sa mère abandonné, le crâne ouvert. Jean Cavalier nous étalera tout au long des scènes de catalepsie dans un sombre château dont, au travers de la nuit, il fera luire les hautes fenêtres comme des lucarnes infernales. Nous verrons éventrer un condamné et nous entendrons grésiller ses entrailles sanglantes sur des barreaux de fer rouge. On déterrera même des cadavres. Meurtres, viols, mutilations, véritables scènes de boucherie humaine, on ne nous épargnera aucune épouvante, aucune horreur, sous prétexte que le moyen âge a connu ces choses et qu'il faut avoir de la vérité historique un respect sacré.

Pour achever de déconsidérer un genre hier encore glorieux et respecté, il ne fallait plus qu'ajouter l'obscénité à la violence. Le bibliophile Jacob, Roger de Beauvoir, Regnier-Destourbet, et tous enfin, étalèrent à qui mieux mieux, et presque d'un bout à l'autre de leurs prétendus romans historiques, les plus répugnantes indécences. «Le latin dans les mots brave l'honnêteté»: le vieux français aussi, et l'obscénité passe à la faveur de l'archaïsme. Quelques-uns s'établirent tout à leur aise dans la langue de Rabelais. Et c'est ainsi que le genre cher à Walter Scott,—à Walter Scott, le plus scrupuleux, le plus chaste des romanciers et qui regretta toujours quelques touches un peu chaudes dans le portrait d'Effie, —sombrait dans le dégoût, au milieu des protestations indignées qui ne se firent pas attendre.

Il se mourait donc bien, le pauvre roman historique, et ce n'est assurément pas Alexandre Dumas qui pouvait le ressusciter.

Il est arrivé un jour à Dumas de se caractériser admirablement dans une de ses amusantes et exubérantes Causeries. «Lamartine est un rêveur, Hugo est un penseur; moi, je suis un vulgarisateur». On ne saurait mieux dire, et l'aveu est de la plus délicieuse ingénuité. Dumas a toujours vulgarisé, «tout et le reste, et le reste du reste», mais plus particulièrement l'histoire.

Le vulgarisateur vient, en littérature, immédiatement au-dessus du plagiaire. C'est un plagiaire qui avoue et signe ses plagiats. Isabel de Bavière est la vulgarisation de l'Histoire des Ducs de Bourgogne. La méthode était nouvelle: en voici les résultats.

Vulgariser un livre d'histoire, pour en faire un roman, n'est pas le résumer. C'est en donner une espèce de transposition plus attrayante, au sens vulgaire du mot. On supprime les parties arides ou seulement trop sérieuses, et l'on développe à l'excès ce qui contient un élément de pathétique facile ou de curiosité banale. Et c'est ainsi que dans cette Chronique de France, comme son auteur l'appelle avec modestie, la peinture des misères de la patrie livrée aux horreurs de l'invasion et de la guerre civile occupe à peine autant de place que le supplice d'un vulgaire polisson, ou que le tableau—bien propre à faire frémir la foule—de la décollation du bourreau Cappeluche par le bourreau Gorju son successeur.

Il y avait cependant dans Isabel de Bavière un beau sujet, et qu'avait vite deviné le flair merveilleux de notre romancier. Mais encore fallait-il au moins esquisser ce tableau des malheurs de la France sous un roi insensé et une reine adultère. On aura peine à le croire: c'est justement ce que Dumas a le plus complètement oublié. En se traînant lourdement, le roman atteint la fin du second volume: le tableau des funérailles de Charles VI.—Et Isabel? demandez-vous.—Il n'en est plus question depuis longtemps. Le roi seul est redescendu dans les sombres caveaux de Saint-Denis, et l'épouse infidèle n'est pas revenue dormir près de lui son sommeil éternel sur la «simple tombe de marbre noir» où le début du livre nous les a montrés «couchés côte à côte, les mains jointes et priant». Certes, il n'est pas commun de voir un romancier oublier son héroïne. Mais Dumas ne fait pas oeuvre de romancier. D'une main il feuillette le livre de Barante, de l'autre il écrit le sien. L'Histoire des Ducs de Bourgogne ne parle d'Isabel de Bavière que par rapport à Charles VI et donc ne raconte qu'indirectement ses tristes aventures. Dans son ardeur à «découper», comme il dit, l'ouvrage de l'historien, notre vulgarisateur a perdu de vue le début du sien propre. Il a cru écrire un roman; mais à suivre de trop près l'histoire, il a laissé le roman à mi-chemin, et le vulgarisateur a supprimé l'artiste.

L'artiste n'était d'ailleurs capable que de faire de l'enluminure et de mettre l'histoire en images d'Epinal. Parcourez les premières pages du livre: l'entrée de la reine dans Paris, les divertissements populaires, les acclamations, les splendeurs du cortège: quelle merveilleuse occasion de description locale! Et songez au parti qu'en auraient pu tirer Walter Scott ou Balzac, Hugo ou Mérimée. Là où ils auraient réussi, Dumas échoue piteusement: faute de génie, sans doute, et parce qu'il n'était pas fait pour décrire; mais aussi, mais surtout, parce qu'il doit vulgariser des descriptions que Barante s'est contenté d'établir. Et de fait, il ne semble décrire que pour satisfaire la curiosité naïve d'un peuple de badauds. A travers ces pages on voit la foule, «les yeux élevés, la bouche ouverte», extasiée devant ces magnificences de princes et de rois. Il n'y manque vraiment que les exclamations de surprise admirative du bon «populaire» de Paris. Une Gorgo et une Praxinoa eussent admirablement complété le tableau, et il est bien dommage que Dumas n'ait pas mieux connu Théocrite.

Il est par trop évident que, dans une oeuvre ainsi comprise, il ne saurait y avoir place pour les moeurs historiques. En revanche on nous étalera des sentiments, on nous présentera des personnages, dignes de l'admiration d'une foule à la représentation d'un mélodrame. Voyez seulement le rôle d'Odette. C'est la jeune fille céleste, la femme-ange, d'une douceur et d'une piété suaves, source inépuisable d'ineffables tendresses et d'extatiques consolations, dévouée jusqu'à la mort, et jusque dans l'agonie souriant à celui pour qui elle meurt; au reste, si avide de se consacrer au bonheur d'autrui qu'elle n'hésite pas à lui faire le sacrifice de sa vertu; et cependant, toujours si chaste dans l'abandon, toujours si pure dans la faute, qu'il est impossible de ne pas avoir pour elle des trésors, non pas seulement d'indulgence, mais même d'admiration, et qu'on ne peut se défendre de l'appeler, les larmes aux yeux, «la sainte et l'angélique créature». N'est-ce pas l'héroïne idéale du mélodrame? La «pauvre enfant» est triste, le duc ne l'aime plus; comment en douter? il ne l'a pas aperçue dans le cortège. «Vous n'aviez de regards que pour la reine; vous n'avez pas entendu le cri que j'ai poussé lorsque je me suis évanouie et que j'ai cru mourir; car vous n'écoutiez que la voix de la reine, et cela est tout simple, elle est si belle! Ah!… Ah! mon Dieu! mon Dieu!» A ce ton de colombe gémissante et résignée, reconnaissez-vous le langage particulièrement cher à certaines héroïnes?

Mais si elle a le coeur tendre, Odette a l'âme encore plus compatissante et généreuse, et jamais elle ne consentira à faire le malheur de «madame Valentine». Bien mieux, elle ira trouver elle-même la duchesse, lui avouera tout, se jettera en pleurs dans ses bras, et le bonheur des autres lui fera trouver de la douceur à son sacrifice. Pour mieux oublier le duc, elle entrera dans un couvent…—D'où elle sortira dans un dessin assez profane!—D'où elle sortira, pour se sacrifier encore et pour sauver le roi. Car Odette est partout où il y a une larme à essuyer, une douleur à consoler: c'est l'ange de la pitié et du dévouement; elle meurt martyre, —comme Jeanne d'Arc. Nous demandons pardon de ce rapprochement, mais la lecture d'Isabel l'impose, quoi qu'on en ait. Nous ne savons pas de condamnation plus radicale des personnages de Dumas. Car tous ressemblent à Odette; ce n'est pas toujours le même degré, mais c'est bien toujours la même nature.

Après cela, il importe assez peu que Dumas ait déployé ici ses ordinaires qualités, lesquelles d'ailleurs ne sont point méprisables. Mauvais roman historique à la Courtilz de Sandras, de caractère et d'exécution nettement mélodramatiques: c'est la définition qu'on pourrait donner d'Isabel de Bavière, et c'en est aussi la condamnation.

Le roman historique a donc vécu[32]. Les circonstances devaient amener fatalement sa ruine: il l'a hâtée par ses propres excès. Le lendemain même de son triomphe, tout s'est retourné contre lui et à la fois, et les mêmes principes qui l'avaient fait vivre et grandir ont été les agents les plus actifs de sa destruction. Il devait son succès au pittoresque et à la couleur locale: la couleur locale et le pittoresque l'ont perdu. Il avait introduit un principe nouveau dans l'étude des moeurs: l'exagération de ce principe conduisait aux pires excès et aux pires violences. Enfin il avait préparé le triomphe de l'histoire, et l'histoire devenait tous les jours sa plus dangereuse, sa plus intraitable ennemie. C'était contre le pauvre genre une coalition trop forte: il devait être, et il fut, rapidement vaincu.

[Note 32: Des oeuvres comme le Roman de la Momie ou Salammbô ne sont que des tentatives isolées et ne peuvent donc infirmer la constatation.]

* * * * *

LIVRE IV

CE QUE L'HISTOIRE ET LE ROMAN RÉALISTE AU XIXe SIÈCLE
DOIVENT AU ROMAN HISTORIQUE

Avoir correspondu à des besoins profonds et de premier ordre est une condition assurée de survivance, au moins partielle. Un organe, même quand il a cessé d'être nécessaire, met du temps encore à s'atrophier,—à moins qu'il ne se transforme pour satisfaire à des besoins nouveaux. C'est ce qui est arrivé pour le roman historique. On peut parler des acquisitions qu'il a rendues possibles: elles ne sont pas insignifiantes. L'intelligence et l'art lui sont également redevables. En renouvelant, ou plutôt en créant véritablement l'histoire, c'était la pensée française elle-même qu'il élargissait; et, pour avoir préparé l'avènement du roman réaliste, il est à la source même de l'art contemporain. On peut être fier pour lui d'aussi fécondes influences.

CHAPITRE PREMIER

Le Roman historique et l'Histoire au XIXe siècle.

Comme le XVIIe siècle avait été le siècle de la tragédie, le XIXe fut celui de l'histoire. Il y a à peine de plus belles conquêtes: il n'y en avait pas alors de plus nécessaire.

Déclamations pompeuses et froides, vérité systématiquement déformée au profit d'une idée sociale ou d'une théorie politique, travestissements ridicules comme dans les plus ridicules productions des Catherine Bédacier Durand ou des Lhéritier de Villandon: on pourrait dire qu'il n'y a aucun outrage que ces prétendus historiens d'avant Chateaubriand et Walter Scott n'infligent au genre qu'ils croient naïvement traiter.

Nous avons vu quelques erreurs de Mézeray.

Voici le P. Daniel,—qui justement trouve Mézeray «sec et froid», et qui fait de sa manière une assez vive satire. Il a pour sa part, du moins il le dit, la préoccupation de l'exactitude; il veut reproduire «l'aspect et le langage de chaque époque», et il recommande soigneusement à ses confrères de ne pas «s'émanciper jusqu'à feindre des épisodes romanesques, pour égayer la narration et varier l'histoire», comme le sieur de Vacillas qui, dans son Histoire de François Ier, conte les amours du roi avec Mme de Chasteau-Briant «et la fin infortunée de cette Dame»; mais il conseille aussi d'«orner l'Histoire», de la «fournir», de la «soutenir» et cela «en se tenant toujours dans les bornes de la sincérité»;—la contradiction ne laisse pas d'être piquante. «Il aime aussi la vérité des moeurs», mais il proscrit impitoyablement «les petits faits», qui sont certainement le meilleur moyen d'arriver à cette vérité; et il conte encore avec assez d'animation, mais son règne de saint Louis est exclusivement oratoire, et quand il cite Joinville il n'arrive qu'à nous faire regretter davantage le doux «ramage» du plus naïf de nos chroniqueurs.

Mably, à son tour, s'emportera contre ces travestissements du passé, et écrira par exemple sans sourciller que «Charlemagne connaissait les droits imprescriptibles du peuple.»

C'est partout d'ailleurs la plus froide uniformité; tout se ressemble—comme dans les tragédies contemporaines; tout est figé sous le même implacable vernis de fausse et fade élégance. On ne sait pas encore qu'il faut «distinguer au lieu de confondre» et que «à moins d'être varié, l'on n'est point vrai.» Voilà pourquoi «il manque à ces histoires, si bien intentionnées, la vie, la couleur, la vérité locale»; voilà pourquoi les personnages n'y sont que «des ombres sans couleur, qu'on a peine à distinguer l'une de l'autre… Les grands princes et surtout les bons princes, sont loués dans des termes semblables… On dirait que c'est toujours le même homme, et que, par une sorte de métempsychose, la même âme, à chaque changement de règne, a passé d'un corps dans l'autre… Le roi purement germanique et le roi gallo-frank de la première race, le César franco-tudesque de la seconde, le roi de l'Île-de-France au temps de la grande féodalité», ont la même physionomie, invariable[33]. Ils sont tous généreux comme ce Philippe-Auguste «en armure d'acier, à la mode du XVIe siècle, posant sa couronne sur un autel le jour de la bataille de Bouvines» et l'offrant à celui de ses chevaliers qui s'en estimerait plus digne que son roi; et peu s'en faut qu'ils ne rivalisent de galanterie avec ce pauvre Childéric, «prince à grandes aventures, l'homme le mieux fait de son royaume», qui «avait de l'esprit, du courage», mais dont le coeur trop «tendre» causa la perte. L'ignorance des hommes et des choses du moyen âge était complète. «Vers 1800, il y avait en France pénurie d'historiens et peu de goût pour l'histoire.» Et nous savons comment Napoléon entendait encourager la renaissance et le développement des études historiques.

[Note 33: Thierry, Lettres sur l'Histoire de France.]

Vers 1820 on commence à connaître les «Waverley Novels»; et l'histoire, qui n'avait été jusqu'alors qu'«un squelette décharné», recouvre «ses muscles, ses chairs et ses couleurs[34].» De cette transformation capitale, c'est Barante, en date, le premier ouvrier.

[Note 34: Mercure du XIXe siècle, 1815, XI, pp. 502-510. De la réalité en littérature.]

Il nous a confié, dans sa Préface, qu'il n'avait pas eu d'autre modèle que Walter Scott. Il ne l'aurait pas dit qu'on en resterait convaincu tout de même. L'influence écossaise est même si évidente dans son oeuvre qu'on ne distingue qu'elle, à vrai dire; et l'Histoire des Ducs de Bourgogne n'a guère d'autre originalité que de la manifester à ce degré et d'une façon complète. Si mince que le mérite puisse nous paraître aujourd'hui, on comprend que les contemporains en aient été émerveillés. Il n'était pas inutile, peut-être même était-il nécessaire, qu'avant de se dégager et de prendre sa forme définitive, l'histoire commençât par se distinguer à peine de la chronique ou du roman historique. C'est avec Barante qu'elle fit son apprentissage du pittoresque. Variété, couleur, intérêt, c'est-à-dire les qualités qui jusqu'alors avaient le plus manqué aux historiens, le nouvel ouvrage ne prétendait pas à davantage. Il suffisait amplement pour l'heure. Trouver à un genre, autrefois si rebutant, si sec, si froid, le charme même des «Waverley Novels», quelle nouveauté et quelle surprise! Le public ne pouvait pas ne pas faire fête à l'Histoire des Ducs de Bourgogne.

Un roman n'a d'autre objet que le récit: la narration fut l'unique ambition de Barante. Scribitur ad narrandum; il a même été trop implacablement fidèle à sa devise. C'est sur le ton narratif que l'ouvrage commence—et qu'il s'achève. Introduction, conclusion, idées générales, vues synthétiques en sont également absentes, et on le regrette amèrement plus d'une fois. Mais en trouve-t-on dans Walter Scott et dans Froissard? L'un et l'autre s'attardent aux menus incidents, à condition qu'ils soient pittoresques, ou même simplement divertissants. De même chez Barante la narration n'est jamais pressée d'arriver, puisqu'elle n'a d'autre objet qu'elle-même. Elle traîne, elle flotte, lente, sinueuse et pleine de négligence. La perspective peut disparaître, la monotonie même survenir à la longue: jamais le récit ne se hâte, ne se ramasse, ne se concentre. Il continue à tout accueillir, à se charger d'autant qu'il avance davantage. Une simple expédition l'arrête aussi longtemps qu'une guerre générale, et le narrateur conte les intrigues qui se forment autour du mariage d'un duc de Bourgogne, avec l'ampleur dont il parlerait de la succession d'un empire. Il n'a d'autre but que d'évoquer, comme Walter Scott, l'image de la société passée, et, sinon de la faire comprendre, au moins de la faire voir. L'accumulation des détails peut y suffire: Barante ne les épargne pas. Expéditions, guerres, emprunts, fêtes, tournois, mariages, festins, il veut tout raconter, tout mettre sous les yeux. Le roi voyage: nous connaîtrons le menu de la cour. C'est fête à la cour de Bourgogne: on nous déploiera toute la garde-robe du duc. Les moindres personnages auront leur biographie comme Quentin et Cédric; Pierre Dubois et le fils d'Artevelde nous rappelleront les héros secondaires d'Ivanhoe, et le duel de Gauvain-Micaille et de Fitz-Water sera détaillé comme la rencontre de Quentin et du Bâtard ou la passe d'armes d'Ashby. C'est l'abondance écossaise, un peu épaissie et moins vive; Barante n'a pas le talent de Walter Scott, mais il reste bien son élève.

Il y a beaucoup de descriptions dans les «Waverley Novels»: elles abonderont dans l'Histoire des Ducs. Et comme Barante a l'imagination tempérée et moyenne, plutôt aimable que forte, il bariolera sa toile, sans trop de souci de l'ordonnance artistique et sans tenir assez compte de la ligne d'horizon. Sans doute il ne tombera pas dans la confusion et le désordre, mais il aura d'aimables négligences de «primitif» qui s'amuse des lignes capricieuses que trace son pinceau, en sourit et tout le premier les trouve charmantes. Tous ces tournois, toutes ces fêtes, ces entrées de rois et de reines, ces festins plantureux, il est visible que tout cela l'enchante. Son imagination se joue agréablement sur toutes ces choses. C'est l'aimable laisser-aller, la naïve négligence de ses modèles. Tout ce pittoresque, à la longue, paraît un peu fade et surtout monotone; et après tout mieux vaut encore lire Walter Scott ou Froissart. Mais les contemporains n'avaient pas nos exigences, et on comprend que l'Histoire des Ducs leur ait d'abord suffi.

On pouvait cependant donner encore plus de variété au récit et l'animer d'une vie nouvelle. En faisant du dialogue la partie principale du roman, Walter Scott l'avait rendu dramatique. Ici encore, ici surtout, Barante imita son modèle. Ses personnages historiques eurent entre eux d'aussi longues conversations que les héros des récits écossais, ou du moins aussi fréquentes. Clisson, Roger Everwin et Jacques Evertbourg, Pierre Dubois et le fils d'Artevelde, Pierre Dubois et Aterman, un connétable et un prieur des Chartreux, les bourgeois de Gand et ceux d'Audenarde, nous les entendons dialoguer avec la même liberté, la même aisance, le même naturel que leurs frères d'Ivanhoe, ou de Kenilworth, de Peveril du Pic ou des Aventures de Nigel. Les princes et les rois suivent leur exemple; et au lieu des discours ridiculement emphatiques que leur avaient toujours prêtés les historiens, ils daignent enfin parler le langage ordinaire des hommes, avoir comme tout le monde de la simplicité ou même de la familiarité, en un mot renoncer pour quelques instants à leur rôle officiel.

Cette fois, c'était bien de l'histoire «Walter-Scottée», comme dira plus tard Balzac. Jamais disciple ne fut plus diligent, plus respectueux—et moins original. Barante avait avoué l'Écossais pour modèle, Walter Scott devait chérir le Français comme son élève. «L'Histoire des Ducs de Bourgogne est un des meilleurs livres modernes de la littérature européenne», a-t-il écrit dans la préface d'Anne de Geierstein. L'éloge est certainement exagéré, mais Walter Scott savait reconnaître son bien.

C'étaient là d'assez grandes nouveautés pour l'époque. Il y a cependant une autre innovation, que Barante a toujours tirée de la même source. Ce ne sont plus ici les rois et les puissances qui occupent seuls et exclusivement la première place ou même la place la plus importante. De nouveaux acteurs sont entrés en scène, et le peuple, s'il ne commence pas à jouer un rôle, commence du moins à faire entendre sa voix. On l'écrase de tailles et d'impôts: il se soumet, mais nous entrevoyons sa morne tristesse et ses longs désespoirs. Il n'est pas encore le protagoniste de l'histoire; pour lui rendre cet honneur, il faudra une intelligence plus profonde, une sympathie plus frémissante que l'intelligence et la sympathie du chroniqueur Barante. Mais comment ne pas être frappé de pareils passages? Le roi Charles VI vient de mourir. «Ah! cher prince, disait-on en pleurant par les rues; jamais nous n'en aurons un si bon que toi; jamais plus nous ne te verrons; maudite soit ta mort; puisque tu nous quittes, nous n'aurons jamais que guerres et que malheurs. Toi, tu t'en vas au repos; nous demeurons dans la tribulation et la douleur; nous semblons faits pour tomber dans la détresse où étaient les enfants d'Israël durant la captivité de Babylone.»

Le peuple ne siège pas encore au Conseil des rois, mais il leur présente des suppliques et leur adresse de libres paroles. Au cours des conférences qui suivirent la bataille de Montlhéry, le roi Louis XI trouva un jour, «en rentrant, une foule de bourgeois qui étaient à la porte pour savoir des nouvelles». «Hé bien, mes amis, leur dit-il, les Bourguignons ne vous feront plus tant de peine que par le passé.—À la bonne heure, sire, répliqua un procureur au Châtelet; mais en attendant, ils mangent nos raisins et vendangent nos vignes sans que rien les en empêche.—Cela vaut toujours mieux, reprit le roi, que s'ils venaient à Paris boire le vin de vos caves.» Ce n'est évidemment pas le ton des harangues officielles.

De cette conception nouvelle, de ce changement complet de perspective, d'autres devaient tirer un meilleur parti, et il sera temps alors d'examiner la puissante fécondité du nouveau principe. Ce qu'il fallait marquer ici, c'est que, s'il a été entrevu, ou même découvert par Chateaubriand, c'est encore Walter Scott qui l'a vulgarisé, nous voulons dire qui lui a donné toute sa force, fait produire tous ses résultats, et qu'ainsi son influence se retrouve encore, formelle et profonde, dans Augustin Thierry et dans Michelet.

C'est cependant la croyance générale qu'Augustin Thierry n'est guère redevable qu'à Chateaubriand, que la lecture des Martyrs a éveillé sa vocation d'historien et que c'est donc au glorieux ancêtre qu'il faut exclusivement le rattacher. Et cette conviction, on sait comment Thierry lui-même l'a établie dans la préface de ses Récits mérovingiens.

En 1810,—Thierry avait alors quinze ans,—j'achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu'un exemplaire des Martyrs, etc.

La page est fort belle, trop belle peut-être, et elle sent l'arrangement. Mais le témoignage n'en est pas moins formel et il est impossible de le révoquer en doute. Est-ce une raison de l'admettre sans examen et tout entier? Ne peut-on pas se demander si la valeur en est aussi décisive qu'on l'a cru—et qu'on le croit encore? Et quoique son indéniable authenticité permette toujours de le produire, ne convient-il pas d'y apporter des réserves qui l'expliquent et l'atténuent?

On a beau se souvenir qu'il est d'Augustin Thierry, et qu'Augustin Thierry était une belle âme, aussi délicate que généreuse, très noble et très pure, et donc à tout jamais incapable de tromper: il pouvait se tromper, ou tout au moins commettre des inexactitudes involontaires. A trente ans de distance, et quand il s'agit des impressions de la quinzième année, il est bien difficile, en les rapportant, de ne pas les voir comme on voudrait qu'elles eussent été en réalité, et de ne pas leur donner tour et façon en conséquence. Quiconque écrit des mémoires devient toujours un peu poète: notre historien l'a été sans le savoir. De là les obscurités, les contradictions, les invraisemblances même du beau passage. L'avisé Sainte-Beuve les a bien aperçues, et ce n'était pas uniquement pour faire pièce à Chateaubriand et lui retirer malicieusement une de ses influences, qu'il demandait «ce que c'est qu'une impulsion qu'on reçoit et qu'on oublie durant plusieurs années», et si cela peut bien alors s'appeler «une impulsion décisive». On pourrait ergoter encore et subtiliser et se servir contre l'historien des armes mêmes qu'il nous donne[35]. Il n'a eu «aucune conscience de ce qui venait de se passer» en lui! Son «attention ne s'y arrêta pas»! Beau témoignage en vérité de ce que les psychologues de nos jours appellent les sensations subconscientes! Il n'est pas ordinaire cependant que les coups de foudre passent inaperçus et que les brusques révélations laissent insensible. Au contraire, c'est bien le Anche io son' pittore qui reste la règle générale. Il n'y aurait pas de plus glorieuse exception que celle d'Augustin Thierry.

[Note 35: Il y a un peut-être qui n'est pas sans importance: «Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation…» Aug. Thierry, de son propre aveu, n'en serait donc pas aussi sûr qu'on le croit d'ordinaire?]

Ces impressions—et, comme dit Sainte-Beuve, Thierry en est assurément seul juge—notre historien les a oubliées «durant plusieurs années». Quand donc s'en est-il ressouvenu? À l'époque où, une fois passés les «inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière», il préparait pour le Courrier Français et le Censeur Européen ses futures Lettres sur l'Histoire de France? De tout côté, pour ainsi dire, on voyait renaître les études historiques. L'occasion était belle, certes, de reporter à Chateaubriand le principal mérite de cette renaissance, de l'appeler duca, signor et maëstro. Et il ne le nomme même pas! Dès ce moment néanmoins, «toutes les fois qu'un personnage ou un événement du moyen âge» lui «présentait un peu de vie ou de couleur locale», il «ressentait une émotion involontaire». Avait-il déjà oublié qui lui avait donné le premier frisson de cette vie et de cette couleur? Et surtout comment expliquer que, dans cette même préface, écrite en 1827, il nomme si complaisamment Sismondi, Guizot, Barante, et se taise toujours sur le grand ancêtre? qu'en écrivant son «épopée» de la Conquête d'Angleterre, il n'évoque pas le souvenir—qui s'imposait, semble-t-il—de l'épopée des Martyrs? et qu'il n'ait donné qu'en 1840 un témoignage qu'il pouvait rendre d'autant plus éclatant qu'il l'avait fait attendre davantage?

A la lumière des circonstances, tout s'éclaire et tout s'explique. Chateaubriand, à cette époque, était devenu fort sympathique à l'école libérale: elle lui en témoignait sa reconnaissance. Il y avait comme un renouveau de popularité en faveur du vieil écrivain. On en était avec lui «à un prêté-rendu universel de louanges et de compliments». Pour sa part, Augustin Thierry, depuis quelque temps déjà, était l'objet des mentions les plus flatteuses de l'auteur des Études historiques et de l'Essai sur la littérature anglaise. L'admiration engendre l'admiration et l'éloge attire l'éloge. Chateaubriand avait fait de Thierry l'Homère de l'histoire: Thierry fit de Chateaubriand le Virgile des historiens. L'historien gagnait à la comparaison; mais c'était «le vieux Sachem» lui-même qui avait pris les devants et qui avait atteint le premier les limites extrêmes de la flatterie.

Est-ce à dire que l'auteur des Martyrs n'a exercé aucune influence sur celui des Récits mérovingiens? Personne n'oserait le prétendre. Tout ce que nous voulons dire ici, c'est que l'influence de Walter Scott a été plus soutenue, sinon plus profonde; que l'Écossais est devenu de très bonne heure le modèle de Thierry et n'a jamais cessé de l'être; que le Français l'a toujours eu présent sous les yeux et n'en a jamais complètement détaché ses regards. Les témoignages du grand historien en faveur de Chateaubriand sont rares—et assez peu décisifs: de ceux dont Walter Scott est l'objet, le nombre égale la rigueur et l'importance. Nous n'en citerons qu'un. «Ce fut avec un transport d'enthousiasme que je saluai l'apparition du chef-d'oeuvre d'Ivanhoe. Walter Scott venait de jeter un de ses regards d'aigle sur la période historique vers laquelle, depuis trois ans, se dirigeaient tous les efforts de ma pensée. Avec cette hardiesse d'exécution qui le caractérise… il avait coloré en poète une scène du long drame que je travaillais à construire avec la patience de l'historien. Ce qu'il y avait de réel au fond de son oeuvre, les caractères généraux de l'époque où se trouvait placée l'action fictive, et où figuraient les personnages du roman, l'aspect politique du pays, les moeurs diverses et les relations mutuelles des classes d'hommes, tout était d'accord avec les lignes du plan qui s'ébauchait alors dans mon esprit. Je l'avoue, au milieu des doutes qui accompagnent tout travail consciencieux, mon ardeur et ma confiance furent doublées par l'espèce de sanction indirecte qu'un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l'homme que je regarde comme le plus grand maître qu'il y ait jamais eu en fait de divination historique». Faites la part de la reconnaissance dans cet enthousiasme, ou même de l'orgueil,—l'orgueil légitime du jeune écrivain flatté de se rencontrer avec un homme de génie—: le témoignage n'en demeure pas moins capital.

L'Histoire des Ducs de Bourgogne avait fait une révolution dans la manière d'écrire l'histoire: elle n'en avait guère élargi l'intelligence. Il y a du pittoresque dans cette Chronique de 1824; mais c'est à peine si on aperçoit les coeurs sous les oripeaux qui affublent les corps. C'est en plein coeur, au contraire, qu'à l'exemple de Walter Scott Thierry voulut s'établir. L'histoire moderne était découverte.

La nouvelle méthode ne s'arrête pas au pittoresque; elle le dépasse, mais elle l'exige. Elle l'aurait même créé à elle seule, s'il n'avait pas déjà existé. Puisque désormais c'est l'homme qui nous intéresse, que c'est lui qu'il faut montrer faisant vraiment l'histoire, la souffrant, la vivant, rien de ce qui le touche ne pourra nous être étranger, et nous serons d'autant plus sûrs de nous intéresser à lui qu'il nous sera présenté sous des formes plus distinctes et plus concrètes. Il y a de la couleur locale dans l'Histoire de la Conquête d'Angleterre. Tout y est précis et pittoresque, dramatique et vivant; sans doute parce que Thierry a un talent d'écrivain autrement puissant que celui de Barante, mais aussi parce qu'il lui était impossible de ne pas nous faire voir distinctement les combattants avant de les mettre aux prises,—comme il était impossible à Walter Scott de ne pas nous donner, avant de les faire heurter les uns contre les autres, une impression vive de Front-de-Boeuf et de Cédric, du Templier et d'Ivanhoe, des Normands et des Saxons.

De là, et presque à chaque ligne de ces pages admirables, ces détails caractéristiques, les seuls capables d'évoquer et de peindre. C'est le roi du Northumberland, Edwin, qui laisse son épouse Éthelberghe «professer la religion chrétienne, sous les auspices de l'homme qu'elle avait amené, et dont les cheveux noirs et le visage brun et maigre étaient un objet de surprise pour la race à chevelure blonde des habitants du pays». Ce sont les Normands qui chantent, quand ils viennent d'incendier quelque canton du territoire chrétien: «Nous leur avons chanté la messe des lances; elle a commencé de grand matin, et elle a duré jusqu'à la nuit». Ils arrivent, ces mêmes Normands, «par le vent d'est, en trois jours de traversée», sur des «barques à deux voiles», toujours en voyage «sur la route où marchent les cygnes». La veille de la guerre, les Danois détachent «du poteau enfumé leur grande hache de bataille ou la massue hérissée de pointes de fer, qu'ils nommaient l'étoile du matin». Rien ne serait plus facile que de multiplier ces traits.

Mais voici des passages où, à travers le pittoresque ou le dramatique de la situation, ce sont les âmes mêmes qui se manifestent. L'indignation contre Guillaume le Conquérant est devenue générale, et aux noces de Raulf de Gaël et d'Emma, le vin délie la langue des seigneurs. «C'est un bâtard, un homme de basse lignée, disaient les Normands…—Il a empoisonné, disaient les Bas-Bretons, Conan…, dont tout notre pays garde encore le deuil.—Il a envahi le noble royaume d'Angleterre, s'écriaient à leur tour les Saxons…—C'est vrai, c'est la vérité, s'écriaient tumultueusement tous les convives; il est en haine à tous, et sa mort réjouirait beaucoup d'hommes».

Il semble cependant que la scène la plus significative de l'ouvrage à cet égard soit la scène des funérailles mêmes du roi Guillaume.

Tous les évêques et abbés de la Normandie s'étaient rassemblés pour la cérémonie; ils avaient fait préparer la fosse dans l'église, entre le choeur et l'autel; la messe était achevée; on allait descendre le corps, lorsqu'un homme, sortant du milieu de la foule, dit à haute voix: «Clercs, évêques, ce terrain est à moi; c'était l'emplacement de la maison de mon père; l'homme pour lequel vous priez me l'a pris de force pour y bâtir son église. Je n'ai point vendu ma terre, je ne l'ai point engagée, je ne l'ai point forfaite, je ne l'ai point donnée; elle est de mon droit, je la réclame. Au nom de Dieu, je défends que le corps du ravisseur y soit placé, et qu'on le couvre de ma glèbe.» L'homme qui parla ainsi se nommait Asselin, fils d'Arthur, et tous les assistants confirmèrent la vérité de ce qu'il avait dit. Les évêques le firent approcher, et, d'accord avec lui, payèrent soixante sous pour le lieu seul de la sépulture, s'engageant à le dédommager équitablement pour le reste du terrain.

Ni la marqueterie de Barante, ni l'art même de Chateaubriand ne nous avaient ouvert ces perspectives, et c'est bien pour la première fois qu'à tant de dramatique l'histoire ajoutait tant de profondeur.

C'était aussi pour la première fois, nous l'avons dit, qu'un historien déplaçait le centre de l'histoire, donnait le premier rang dans l'oeuvre à la foule obscure—si oubliée jusque-là, qu'on pouvait croire qu'elle n'existait pas encore—et faisait tout son sujet du drame terrible qui s'était joué dans ces coeurs simples et dont ils avaient été moins les acteurs que les victimes. Là est l'éternelle et originale beauté de l'Histoire de la Conquête. La science historique contemporaine n'admet plus l'idée fondamentale de l'oeuvre; mais nous n'en admirerons pas moins Thierry d'avoir donné le premier, et à l'exemple de Walter Scott, un modèle des nouveautés qui allaient bientôt devenir si fécondes. Il n'y a pas de Cédric dans l'ouvrage français, mais il y a la foule des Normands dont nous savons que le vieux franklin n'était que la vivante représentation; et c'est à cette foule que vont tout d'abord les sympathies de l'historien et les nôtres. C'est elle que nous voyons souffrir chaque jour davantage sous la brutalité toujours plus révoltante des triomphateurs. Comme pour les héros d'une tragédie lamentable, nous pourrions compter leurs sanglots et leurs plaintes. Jamais l'intérêt et le pathétique n'avaient jailli avec tant de force de l'histoire, et on pourrait presque dire de l'oeuvre de Thierry que, comme celle de Michelet, elle ruisselle de pitié.

Dès 1074 «la triste destinée du peuple anglais paraissait déjà fixée sans retour. Dans le silence de toute opposition, une sorte de calme, celui du découragement, régna par tout le pays». Ses conquérants se disputent ses dépouilles: nouvelles souffrances plus vives encore que les premières. D'ailleurs, le roi Guillaume lui-même donne l'exemple de la tyrannie. D'après la légende, sa femme Mathilde aurait plus d'une fois disposé son âme à la clémence, mais «les faits manquent pour constater cet accroissement d'oppression et de misère pour le peuple vaincu, et l'imagination ne peut guère y suppléer, car il est difficile d'ajouter un seul degré de plus au malheur des années précédentes». Années «pesantes», en effet, et «pleines de douleurs», comme dit la chronique saxonne, dont on peut lire les détails dans la seconde moitié du livre VII.

Il ne reste aux opprimés que la consolation de se réjouir des malheurs de leurs tyrans. Le roi Henry, après le meurtre de Thomas Becket, se soumet à la pénitence des évêques et expose «sa chair nue à la discipline des verges… De la main des évêques, la discipline passa dans celle des simples clercs, qui étaient en grand nombre, et la plupart Anglais de race. Ces fils des serfs de la conquête imprimèrent les marques du fouet sur la chair du petit-fils du conquérant, non sans éprouver une secrète joie, que semblent trahir quelques plaisanteries amères consignées dans les récits du temps».

Les différends du roi Etienne et de la reine Mathilde, que détermina la défaite de la reine, furent funestes aux deux partis. Les Anglais eurent à en souffrir, mais ils se réjouirent aussi «de cette joie frénétique qu'on éprouve au milieu de la souffrance, en rendant le mal pour le mal. Le petit-fils d'un homme mort à Hastings éprouvait un moment de plaisir en se voyant maître de la vie d'un Normand, et les Anglaises qui tournaient le fuseau au service des hautes dames normandes riaient d'entendre raconter les souffrances de la reine Mathilde à son départ d'Oxford; comment elle s'était enfuie avec trois chevaliers, la nuit, à pied, par la neige, et comment elle avait passé, en grande alarme, tout près des postes ennemis, tremblant au moindre bruit d'hommes et de chevaux ou à la voix des sentinelles».

Les malheurs d'une reine, on le voit, ne sont plus présentés et décrits pour eux-mêmes, mais par rapport à la foule qui peut les apprendre et s'en réjouir. C'est un changement complet de perspective. Des hauteurs brillantes et superficielles où elle s'était toujours tenue, l'histoire descend dans les bas-fonds obscurs où les événements ont les répercussions les plus profondes et les plus terribles. Elle fait sa matière de l'âme même des petits, des humbles et des malheureux. L'historien n'est plus le héraut sonore et froid des majestés et des puissances: il devient le poète tragique des foules. On comprend que, dans l'oeuvre ainsi conçue toutes les passions dramatiques, douleur, colère, pitié, trouvent naturellement leur place; qu'elles animent l'histoire et réchauffent; d'un mot qu'elles fassent d'elle la manifestation, nouvelle et particulièrement grandiose, d'une grande âme humaine collective: la plus belle histoire sera toujours celle qui nous parlera des hommes qui l'ont vraiment faite et vraiment vécue.

Et voilà pourquoi les moindres détails par où s'exprime cette âme ont tant d'éloquence pour nous et de signification. Le pittoresque de Barante était monotone, et c'était moins par l'insuffisance du peintre qu'à cause de sa méthode, tout extérieure et de surface. Chez Thierry, au contraire, comme dans les «Waverley Novels», le pittoresque est toujours intéressant, parce qu'il est toujours significatif d'une situation ou d'un sentiment. Il ne charme pas simplement les yeux, c'est l'intelligence et le coeur qu'il réussit toujours à atteindre.

Il y en a des exemples célèbres dans l'Histoire de la Conquête. Comment ne pas penser à la mélancolique Édith, «la Belle au cou de cygne», à qui l'amour fait si facilement découvrir le corps d'Harold que les moines n'avaient point reconnu? ou à la scène d'Edwin exposant à ses guerriers pourquoi il changeait de religion?—Le chef des prêtres a approuvé le roi.

Un chef des guerriers se leva ensuite et parla en ces termes:

«Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque tu es assis à table avec tes capitaines et tes hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que ta salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire d'aile, entrant par une porte, sortant par l'autre; l'instant de ce trajet est pour lui plein de douceur, il ne sent plus ni la pluie, ni l'orage; mais cet instant est rapide, l'oiseau a fui en un clin d'oeil, et de l'hiver il repasse dans l'hiver. Telle me semble la vie des hommes sur cette terre, et son cours d'un moment, comparé à la longueur du temps qui la précède et qui la suit. Ce temps est ténébreux et incommode pour nous; il nous tourmente par l'impossibilité de le connaître; si donc la nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose d'un peu certain, elle mérite que nous la suivions.»

Il tient, dans cet épisode, toute une partie de l'âme barbare,—et tout un fragment aussi de son histoire.

Voilà les merveilles que Chateaubriand n'a point révélées à Augustin Thierry et auxquelles devait fatalement conduire l'application de la méthode écossaise. A étudier surtout «les relations mutuelles des classes d'hommes», à établir l'histoire au centre même de la société, en plein coeur et dans son âme, il était nécessaire que l'histoire devînt, non pas seulement pittoresque et colorée, mais vivante, mais dramatique et pleine d'émotions, mais humaine. Ce sera l'originalité de l'histoire au XIXe siècle. Elle ressuscitera les époques passées, nous les fera voir et surtout comprendre, nous faisant revivre, à force d'intelligence et de sympathie, la vie même des peuples qui depuis longtemps ne sont plus et dont elle nous aura rendus pour un instant les contemporains. C'était donc un principe vivifiant que celui-là, un principe fécond. De Walter Scott où il l'avait découvert, Thierry put l'enseigner à Michelet. L'auteur de l'Histoire de France pouvait venir après celui de l'Histoire de la Conquête. Il pouvait tout au long de son oeuvre faire éclater ses cris d'angoisse ou d'allégresse. Les voies lui avaient été préparées: par l'intermédiaire de Thierry, c'est à Walter Scott lui-même qu'il donne la main.

Ainsi s'élargissait le domaine de l'intelligence et de la pensée françaises. Elle comprenait le passé, l'intérieur aussi bien que l'extérieur, l'âme et le fond aussi complètement que l'enveloppe et la surface. La poésie devait y découvrir de nouvelles sources d'inspiration; l'histoire, nous l'avons vu, en était renouvelée, ou pour mieux dire, créée; la critique elle-même en recevait élargissement et richesse: on peut entrevoir les rapports qui unissent la méthode de l'Écossais aux méthodes de Villemain et de Sainte-Beuve; et ainsi c'est des auteurs de la Légende des siècles et des Poèmes barbares, du Cours de littérature française, des Causeries du lundi et de l'Essai sur Tite-Live, que Walter Scott reste encore le meilleur préparateur—et collaboratteur.

CHAPITRE II

Le Roman historique et le Roman réaliste.

Le roman historique ne pouvait pas ne pas exercer d'influence sur le roman lui-même. Il l'a profondément modifié en effet. Avant de le constater avec quelque détail, enregistrons d'abord un résultat.

On ne peut pas dire qu'avant le succès de Walter Scott le roman ait joui chez nous d'une faveur bien grande. La cause en était-elle son ordinaire frivolité, ou se souvenait-on que les fournisseurs attitrés du genre étaient de pauvres gens de lettres, presque toujours besoigneux et souvent peu recommandables? Toujours est-il que, si on ne s'interdisait pas la lecture des romans, on se faisait scrupule d'y prendre ou de paraître y prendre un plaisir trop vif. Encore au commencement du XIXe siècle, ces scrupules n'avaient rien perdu de leurs forces ni cette proscription de sa sévérité. «Il y a dix ans qu'un homme sérieux se cachait pour lire un roman; aujourd'hui, à moins qu'on ne soit janséniste, on ne fait plus mystère de pareille lecture. Dans dix ans, on dira que la fiction d'Ivanhoe est tout aussi noble que celle de la Jérusalem, et infiniment supérieure à celle de la Henriade, de la Messiade, de la Lusiade, voire même de l'Énéide…» L'enthousiasme—où perce une ironie—du Globe (8 août 1826) l'emportait trop loin: il n'en est pas moins certain que c'est Walter Scott, et ses disciples à la suite, qui ont relevé le genre de la condition humiliée et servile où il avait langui jusque-là, et du pauvre paria ont fait un citoyen.

Qu'apportaient donc de si nouveau les récits de l'Écossais? Leur mérite était tout simplement d'offrir aux lecteurs l'utile en même temps que l'agréable et des connaissances historiques à côté d'émotions romanesques. On ne pouvait répondre plus victorieusement à l'éternel reproche de frivolité. Ce n'est plus un simple divertissement que de lire l'Abbé, Quentin Durward ou Kenilworth: on n'en connaîtra que mieux les règnes de Marie Stuart, d'Élisabeth et de Louis XI. D'inutile ou même de dangereux qu'il avait presque toujours été, le roman est devenu tout d'un coup sérieux et utile. Loin de le proscrire, on lui donne dans les bibliothèques une place d'honneur. Les enfants, et d'autres personnes aussi qui ne sont plus toutes jeunes, y complètent leur éducation historique de la façon la plus charmante. D'un mot, il est le plus agréable, le meilleur des «précepteurs»; il réalise le rêve du docte Huet. On comprend que les antiques sévérités aient fait place aux plus bienveillants empressements,—d'autant que George Sand et Balzac allaient bientôt entrer dans la carrière. Cependant, ce n'étaient jamais que des lettres de naturalisation. Les lettres de noblesse ne se firent pas trop longtemps attendre: en 1858, l'Académie française l'invita à venir prendre officiellement sa place à côté des autres genres dès longtemps anoblis, dont il devenait ainsi l'égal. Ce jour-là, ce fut Walter Scott, le véritable parrain de Jules Sandeau.

Il avait été, bien avant, celui de Balzac, et c'est encore un plus beau titre.

La prétention peut paraître grande, au premier abord, de soutenir que les vraies origines de Balzac sont dans Walter Scott. Et d'aucuns en effet l'ont nié formellement, Zola tout le premier. «Ce que je saisis moins, écrit-il dans les Romanciers naturalistes, c'est la profonde admiration de Balzac pour Walter Scott. A plusieurs reprises, il témoigne un enthousiasme extraordinaire.» On sait l'éclatant témoignage qu'il lui a rendu dans l'Avant-propos de la Comédie humaine. «Il est très curieux de voir le fondateur du roman naturaliste se passionner ainsi pour l'écrivain bourgeois qui a traité l'histoire en romance.» Et quelques pages plus loin: «Le roman historique paraît l'avoir fort préoccupé. N'est-ce pas étonnant? Voilà un écrivain qui va créer le roman naturaliste moderne, et il ne paraît s'inquiéter que des guenilles de ces romans prétendus historiques si faux, d'une lecture si indigeste à cette heure… Je ne vois pas comment l'auteur de la Cousine Bette peut admettre l'auteur d'Ivanhoe, jusqu'à le proclamer le grand homme du siècle.»

Nous, au contraire, c'est l'étonnement même de Zola qui nous étonne. N'est-il donc pas assez visible que les romans de Balzac sont directement imités de ceux de l'Écossais, au point même de n'en être qu'une transposition,—une transposition de génie, sans doute, et telle que l'auteur de la Comédie humaine pouvait seul la faire,—mais enfin et malgré tout une transposition? Et nous ne parlons pas, bien entendu, des progrès dont l'art du roman lui-même est redevable à Walter Scott: composition dramatique, descriptions pittoresques, dialogue naturel et vivant, toutes nouveautés dont Balzac a profité au même titre que Vigny, Mérimée ou Victor Hugo, et qui donc ne sont pas ici qualités strictement personnelles. Mais où aurait-il pris, si ce n'est dans Ivanhoe, Quentin Durward ou l'Abbé, cette foule de détails précis,—les seuls caractéristiques,—que la littérature avait dédaigneusement rejetés jusque-là comme par trop infimes ou bas, et que le roman historique avait fait accepter par le charme particulier de leur antiquité ou de leur exotisme?

Ce sera la gloire éternelle de Balzac et du roman réaliste d'avoir fait comprendre que les choses les plus mesquines, les spectacles les plus communs et les plus vulgaires portent en eux leur intérêt, et que la vie familière avec le pêle-mêle de ses menus incidents quotidiens et dans son cadre habituel, peut offrir encore de la poésie. Mais qui ne voit qu'il a suffi, pour assurer cette conquête, d'appliquer à l'époque moderne les procédés que Walter Scott avait appliqués aux siècles passés, et qu'il n'y a là qu'une transposition de la couleur locale? Ivanhoe nous montre le misérable accoutrement des serfs ou des outlaws, le brillant équipage du Templier, la robe de velours et la mise raffinée du Prieur, l'humble salle à manger de la ferme de Rotherwood ou la splendeur massive du château féodal de Torquilstone: nous verrons dans la Comédie humaine et décrits par le menu, les costumes de Lucien de Rubempré ou du père Goriot, l'appartement de la duchesse de Maufrigneuse ou du baron Hulot, l'auberge de la maison Vauquer ou le cabinet d'un médecin pauvre, etc., etc. Les rues mêmes, les maisons, les pièces des maisons et les divers objets qui meublent ces pièces, l'«archéologue du mobilier social» ne nous fera grâce de rien, et cela dès ses premières nouvelles. Il entassera les descriptions, insistera, redoublera, au point de faire trouver les morceaux descriptifs de Walter Scott, admirables de légèreté et d'une brièveté insignifiante. Et il est vrai que de toutes ces longueurs il tirera des effets extraordinaires et que, dans son intelligence à comprendre et à interpréter le réel, il laissera bien loin derrière lui son propre modèle; mais ce sont bien ses procédés qu'il lui emprunte, les «moyens d'exécution» sont identiques: Balzac n'avait pas tort de témoigner à l'Écossais admiration et reconnaissance.

Mieux encore, il pourrait bien avoir pris aux «Waverley Novels» sinon «l'étoffe» même de ses récits, au moins l'idée de les confectionner d'une étoffe semblable[36]. Plus simplement Balzac pouvait trouver dans Walter Scott le modèle du roman de moeurs—dont il devait laisser lui-même d'incomparables modèles.

[Note 36: Ce qui ne signifie pas que «Balzac soit tout entier dans Walter Scott, qu'il lui doive son génie et ses chefs-d'oeuvre», comme on a voulu nous le faire dire. L'affirmation serait en effet par trop étrange.]

Qu'est-ce, en effet, qu'un bon roman historique, sinon un roman de moeurs sous sa forme parfaite? L'intérêt des Chouans, de la Chronique, des meilleures parties de Cinq-Mars et de presque tous les romans de Walter Scott, ne reste-t-il pas toujours, et exclusivement, dans la peinture des moeurs? Roman de moeurs dont la matière n'est pas à portée de vérification immédiate, ainsi pourrait-on définir le roman historique; roman historique de l'époque où vivait son auteur; cette définition du roman de moeurs lui-même ne serait point trop mauvaise; et le roman de Balzac n'est, en effet, que le roman de Walter Scott vidé de sa substance archaïque et rempli de matière moderne. Les «Waverley Novels» évoquaient des sociétés disparues: avec plus de vérité et un relief plus saisissant, la Comédie humaine fera revivre toute une époque moderne dans la prodigieuse multiplicité de ses détails et l'innombrable variété de ses contrastes; et pour la première fois le roman aura complètement atteint son objet et sera la plus exacte et la plus parfaite des «images sociales». Intérêt, variété, étendue, profondeur, que de mérites il se donne du même coup et nécessairement!

Et comme il va élargir l'ancienne forme, si grêle et si mesquine!

Et voici qu'en effet, sur un sol ingrat et qui paraissait stérile à force de porter toujours les mêmes récoltes chétives et rabougries, il fait germer les plus vigoureuses, les plus luxuriantes moissons. Marianne, le Doyen de Killerine, la Nouvelle Héloïse, Adolphe, René, Corinne, oeuvres attrayantes sans doute, profondes même par endroits, mais d'un objet si restreint après tout et d'un horizon si borné! N'y a-t-il donc rien au monde d'intéressant que l'histoire d'une âme, et les hommes n'ont-ils été faits que pour éprouver «les passions de l'amour»? Les autres passions humaines, ambition, vanité, égoïsme, orgueil, etc., etc., ne s'exercent donc jamais dans des coeurs humains et ne peuvent y causer d'aussi effrayants ravages que l'amour lui-même?

D'ailleurs, à côté de l'individu, dont le roman s'est exclusivement soucié jusqu'alors, n'existe-t-il pas la société? S'il y a des intérêts privés, ne peut-on pas dire qu'il y a aussi des intérêts sociaux? et sans jamais négliger les passions individuelles, ne convient-il pas de faire une place aux passions sociales? C'est justement ce qui fait la supériorité de Walter Scott, et nous croyons l'avoir assez dit. Ses prédécesseurs n'ont jamais retenu nos yeux que sur un coin de paysage, à la vérité plein de finesse et de charme; lui, c'est sur le paysage tout entier, sur le large et profond horizon qu'il nous fait poser les regards. L'admirable modèle pour Balzac! et comme il a eu raison de s'y attacher!

Et en effet de tous les côtés de la Comédie humaine surgissent les scènes les plus variées et les physionomies les plus saisissantes et les plus caractéristiques. L'«image sociale» est complète, et aucun groupe ne manque au tableau. Vie privée, vie de province, vie parisienne, vie militaire, vie politique, vie de campagne, toutes les manifestations, toutes les modifications possibles de la vie s'y rencontrent,—comme chez Walter Scott les serfs vivent à côté des seigneurs, les Normands à côté des Saxons et les archers de la garde écossaise à côté des rois de France. Actions et réactions mutuelles des individus sur les milieux et des milieux sur les individus y sont étudiées et décrites,—comme dans l'Abbé ou Kenilworth les influences réciproques des reines et des cours. L'auteur descendra même jusqu'au fond de l'âme moderne pour en étaler à nu et sous une lumière cruelle la nouvelle passion, qui est la soif inassouvie de l'or,—comme Ivanhoe nous expliquait l'antagonisme irréductible des vainqueurs normands et des vaincus saxons. C'est le même procédé d'éclairer une époque sur toutes ses surfaces et, si on le peut, jusque dans ses plus secrètes et plus mystérieuses profondeurs.

Aussi Balzac et Walter Scott, réserves faites sur leur génie respectif, sont-ils arrivés au même résultat: tous deux ont écrit des romans historiques, et pour plus d'une raison, ceux de l'Écossais ne sont pas les meilleurs. On peut discuter l'exactitude des reconstitutions de Walter Scott: les peintures de Balzac sont immortelles de vérité; et s'il y a dans la littérature française de vrais, de bons, d'excellents romans historiques, ce ne sont ni Cinq-Mars, ni même la Chronique de Charles IX, encore moins Notre-Dame de Paris, mais bien Un ménage de garçon, les Illusions perdues—et quelques oeuvres encore de la Comédie humaine. Mais c'est avec les propres armes de Walter Scott que Balzac a réussi à battre Walter Scott, et le romancier français a assez d'autres supériorités sur le conteur écossais pour que nous puissions reconnaître à l'auteur d'Ivanhoe celle d'être venu le premier.

Vérité large de l'observation, netteté précise de la description, pêle-mêle des menus détails devenu matière d'art, d'un mot l'objet propre du roman enfin réalisé dans sa plénitude et sa perfection: c'étaient des acquisitions précieuses et solides et dont nos écrivains contemporains ont bien compris toute l'importance et toute la beauté. Ainsi se préparait ce qu'on pourrait appeler la poésie du réalisme; et il n'a vraiment manqué à Balzac pour en laisser le premier chef-d'oeuvre, que d'être un grand écrivain. Vienne un romancier capable d'observer comme Balzac et de traduire ses observations en une langue presque digne de Chateaubriand dans sa sobriété plus châtiée, et l'on aura le chef-d'oeuvre attendu. C'est Madame Bovary, dont les origines se trouvent ainsi véritablement dans Ivanhoe. Cette poésie du réalisme, une des plus sûres, une des plus glorieuses conquêtes de notre siècle,—avant qu'elle fût déshonorée à son tour par les prétendus disciples de Flaubert et de Balzac,—on voit sans doute à qui il convient d'en rapporter la possibilité et donc le premier honneur.

CONCLUSION

L'évolution du roman historique est complète; il a donné tous ses fruits, et nous pouvons conclure.

A ne considérer que sa genèse si laborieuse et ses débuts si incertains, il ne paraissait pas viable. On l'a cru et on l'a dit en effet. Le jugement était hâtif. La vérité est qu'il avait voulu naître trop tôt, avant que les circonstances lui eussent rendu la vie possible, avant même d'avoir ses organes essentiels, et il ne pouvait en effet que languir, toujours menacé de voir se tarir les sources mêmes de sa misérable existence.

Mais à l'aurore du XIXe siècle, les cieux se font cléments et la saison lui devient hospitalière. L'avorton se met à grandir, ses organes se développent, il achève enfin de se constituer. Il mourait de faim autrefois; il trouve maintenant partout la plus abondante, la plus fortifiante nourriture. Il ne peut vivre que par l'histoire: elle est en train de se faire. La couleur locale lui est indispensable: on vient de la découvrir. Par la plus heureuse rencontre enfin, il est le plus actif collaborateur de la révolution littéraire qui se prépare: les futurs romantiques ne pouvaient que l'acclamer. Ce fut la période d'éclat, et il régna quelque temps en maître incontesté.

Mais ce succès devait être bien éphémère. Le triomphe du romantisme assuré, l'histoire mieux étudiée et surtout mieux comprise, la couleur locale entrée dans les moeurs littéraires, c'est-à-dire le serviteur ayant rendu tous les services qu'il pouvait rendre et qu'on avait attendus de lui, sans reconnaissance, sans pitié, on le rejeta, et il retomba dans l'oubli d'où l'on peut dire avec raison qu'il avait à peine achevé de sortir. Impossible avant 1820, il devenait inutile après 1830; et ses derniers fidèles n'eussent-ils pas mis tous leurs efforts à l'anéantir le plus rapidement et le plus sûrement possible, il ne pouvait plus que recommencer à végéter comme autrefois. Ses beaux jours étaient passés; il devait s'éteindre: il s'éteignit.

Mais en disparaissant il laissait quelque chose de lui-même; et comme pour le romantisme, les nouvelles conquêtes qu'il assurait valaient mieux que l'instrument de ces conquêtes. C'est la mélancolie de sa destinée: les choses dont il a aidé le développement et préparé le triomphe ont toujours contribué, sitôt établies, et parce qu'elles étaient des manifestations d'art d'un intérêt plus général et d'une signification plus profonde, ont toujours contribué à son oubli et à sa ruine. Il pouvait disparaître après tout: son existence avait été assez remplie. L'histoire ressuscitée, le roman réaliste organisé, l'intelligence française enrichie et élargie, la meilleure partie de l'art contemporain rendue possible: c'était une belle oeuvre, solide et forte, pour un genre si longtemps dédaigné et toujours traité—bien légèrement sans doute—de genre incertain et bâtard. La carrière du roman historique a été rapide: elle n'en reste pas moins singulièrement féconde.

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TABLE DES MATIÈRES

AVERTISSEMENT

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LIVRE PREMIER

Le Roman historique avant le Romantisme.

Lente genèse du roman historique en France.
Les trois courants: idéaliste, réaliste, pittoresque.

CHAPITRE PREMIER.—Le courant idéaliste.

Le roman au XVIIe siècle.—Pourquoi il prend la forme du roman historique, et pourquoi aussi le roman historique était alors impossible.—L'histoire au XVIIe siècle.—Étranges et ridicules déformations que lui font subir les romanciers.—Contradictions des oeuvres et des préfaces.—Ce que le roman historique doit à ce groupe.

CHAPITRE II.—Le courant réaliste.

Le roman et l'école de 1660.—Le roman et l'histoire contemporaine.—Vérité relative des personnages et du milieu.—L'histoire rejetée à l'arrière-plan.—Avantages de la méthode: changement complet dans la perspective de l'oeuvre et dans le ton.—Le genre peu à peu se détermine.

CHAPITRE III.—Le courant pittoresque.

Chateaubriand et l'histoire.—Chateaubriand et la couleur locale.—La couleur locale avant Chateaubriand.—L'art psychologique des classiques et l'art pittoresque des romantiques.—Pourquoi Chateaubriand devait être le principal ouvrier de cette transformation.—Ses personnages; ses descriptions; constitution définitive du milieu ou du cadre.—La Gaule poétique de Marchangy.—Le roman historique est enfin possible.

CHAPITRE IV.—Le roman historique dans Walter Scott.

Pourquoi Walter Scott devait exceller dans le roman historique: l'érudit, l'antiquaire, le conteur.—Organisation définitive du genre.—Principe de cette organisation.—Ses conséquences: l'intrigue, les sentiments, les personnages-types, la couleur locale.—Walter Scott véritable fondateur du roman historique.

* * * * *

LIVRE II

Le Roman historique de Walter Scott et le Romantisme.

CHAPITRE PREMIER.—Historique du succès de Walter Scott en France.

Premier accueil fait aux «Waverley Novels».—Popularité complète dès 1820 et enthousiasme universel.—Le Conservateur littéraire, l'Abeille, le Voyage historique et littéraire en Angleterre et en Écosse, d'Amédée Pichot.—Mémoires et correspondances du temps.—La mort de Walter Scott est un deuil public.—Les traductions françaises des «Waverley Novels».

CHAPITRE II.—Walter Scott et le Romantisme.

Raisons profondes de ce succès.—Comment il se manifeste par des imitations.—Témoignages de la presse, de la librairie, de la littérature.—Le roman historique et le mouvement romantique.—Comment les «Waverley Novels» ont favorisé le développement du romantisme.—Place de Walter Scott dans l'histoire de la littérature française.

CHAPITRE III.—Walter Scott et le pittoresque dans les personnages.

Sécheresse et stérilité de la littérature sous l'Empire et la Restauration.—La tragédie et le roman. Personnages conventionnels. —Les personnages des «Waverley Novels»: pittoresques, dramatiques, vivants.—Personnages secondaires, personnages principaux, personnages historiques.—Le pittoresque dans les personnages et l'esthétique romantique.

CHAPITRE IV.—Walter Scott et le pittoresque dans la description.

L'école descriptive de Delille.—La description dans Chateaubriand; ce qui lui manquait encore au jugement des futurs romantiques.—Le pittoresque dans les «Waverley Novels», et comment il répondait aux désirs de l'époque.—Ivanhoe et l'Abbé au Cénacle.—La description dans Walter Scott et l'esthétique romantique.

CHAPITRE V.—Walter Scott et le pittoresque dans le récit et le dialogue.

Le pittoresque dans la littérature française.—Le pittoresque dans le récit écossais. Comment tout y est dramatique et en tableaux.—Le dialogue dans Walter Scott; pittoresque et saveur; familiarités et trivialités expressives.—Le dialogue dans Walter Scott et l'esthétique romantique.

* * * * *

LIVRE III

Le Roman historique à l'époque romantique.

CHAPITRE PREMIER.—Le roman historique avant «Cinq-Mars».

Pourquoi le roman historique «à la Walter Scott» s'organise en France si lentement.—Julia Sévéra ou l'an 492.—L'Héritière de Birague et Clothilde de Lusignan.—Les Contes historiques de Musset-Pathay.—L'Urbain Grandier, de Bonnelier.—Faiblesse de toutes ces oeuvres.

CHAPITRE II.—«Cinq-Mars».

Cinq-Mars et les «Waverley Novels».—L'intrigue politique, les moeurs, les personnages, le milieu.—Défauts et insuffisances de Cinq-Mars.—Violences et partialité.—Personnages historiques au premier plan.—Le peuple dans Cinq-Mars.

CHAPITRE III.—De «Cinq-Mars» à la «Chronique de Charles IX».

Lente organisation du roman historique. Mortonval; Fray-Eugenio. Barginet, de Grenoble; les Dauphinoises.—L'organisation définitive: les Chouans, de Balzac.—Les Chouans et Ivanhoe.—La couleur locale, les moeurs, les personnages, le peuple.—Le dialogue et le pittoresque.

CHAPITRE IV.—La «Chronique du temps de Charles IX.»

Que la Chronique est le chef-d'oeuvre du roman historique
français.—L'historien et l'artiste chez Mérimée.—La Chronique et les
«Waverley Novels».—L'intrigue, les personnages historiques, les moeurs.
Personnages-types: Diane de Turgis, Comminges, Bernard et George de
Mergy.—La Chronique de Charles IX et le romantisme.

CHAPITRE V.—«Notre-Dame de Paris».

Décadence du roman historique.—Le véritable objet du roman de Victor Hugo.—Insuffisance de la peinture des moeurs.—Les personnages, et comment ils arrivent à paraître faux.—Excès de la couleur locale et triomphe exclusif du pittoresque.—Germes de ruine du roman historique et du romantisme.

CHAPITRE VI.—De «Notre-Dame de Paris» à «Isabel de Bavière».

Agonie et mort du roman historique.—La peinture des moeurs chez Paul Lacroix, Roger de Beauvoir, Eugène Sue, Frédéric Soulié, et par quoi ils la remplacent.—Intrigue mélodramatique et obscénités.—Le vulgarisateur Alexandre Dumas.—Composition, descriptions, sentiments.—Désorganisation du roman historique.

* * * * *

LIVRE IV

Ce que l'histoire et le roman réaliste du XIXe siècle doivent au roman historique.

CHAPITRE PREMIER.—Le roman historique et l'histoire au XIXe siècle.

L'histoire avant le XIXe siècle.—Le roman historique et l'intelligence de l'histoire.—Barante et l'Histoire des Ducs de Bourgogne.—La chronique historique; narration, description, dialogue.—Rôle du peuple.—Insuffisances de l'Histoire des Ducs.—Augustin Thierry et Chateaubriand. Augustin Thierry et Walter Scott.—L'Histoire de la Conquête et Ivanhoe.—Pittoresque et dramatique; pathétique et humanité.—Thierry et Michelet.—Ce que la poésie, l'art et la critique doivent au roman historique.

CHAPITRE II.—Le roman historique et le roman réaliste.

Le roman en France avant et après 1820.—Les «Waverley Novels» et la
Comédie humaine.—La peinture des moeurs dans Walter Scott et dans
Balzac.—Comment le roman devient vraiment une «image sociale»;—Walter
Scott et le roman réaliste français.

CONCLUSION.

* * * * *

ABBEVILLE.—IMPRIMERIE F.PAILLART