Title: Le calendrier de Vénus
Author: Octave Uzanne
Release date: January 19, 2006 [eBook #17551]
Most recently updated: August 26, 2020
Language: French
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PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE
EDOUARD ROUVEYRE
1, rue des Saints-Pères, 1
a vie, dit-on, est un canevas qui ne vaut pas grand chose, la broderie qu'on y ajoute seule peut avoir quelque prix, et je ne saurais oublier, Madame, sans faire injure à mes sensations passées, les fines et capricieuses arabesques dont vos jolies petites mains de fée ont si délicatement festonné, pendant de longues heures fugitives, cette toile grise, uniforme ou banale qu'enrichissent et agrémentent avec tant d'art voluptueux les ivoirines navettes d'amour.
Selon Beaumarchais, la passion est le roman du coeur tandis que le plaisir en est l'histoire: vous auriez donc, à ce titre, de doubles droits à mon entière gratitude, aussi bien comme romancière émérite que comme historienne exquise dans les belles lettres de Cythère. Au milieu des archives bouleversées de mes sens je me plais aujourd'hui à rechercher bien des dates que caressent mes souvenirs, et j'aimerais, je l'avoue, ajouter, de concert avec vous, un nouveau chapitre à notre oeuvre si tôt interrompue, mais la nature qui veut que tout finisse, fait clairement appel à ma raison en m'indiquant avec son aimable sagesse, que Cupidon aime à renouveller le feu de ses brandons et que, dans un parterre de beautés infinies, il ne faut pas cueillir toutes les roses sur un même rosier.
Ne vaut-il pas mieux respirer lentement les doux parfums d'antan, que risquer de briser la cassolette en la surchargeant de plus fraiches senteurs? Vous me savez, du reste, trop indépendant pour jouer le Pastor fido et trop loyal pour feindre un sentiment immuable. Les girouettes ne se fixent que lorsqu'elles sont rouillées et je pivote encore assez bien sous les courants capricieux du désir pour ne pas me convaincre chaque jour davantage que l'inconstance ici bas fait plus de conquêtes que la fidélité n'en conserve.—L'amour, avec son arsenal de soupçons, de craintes, d'inquiétudes, de regrets et d'alarmes ne vaut assurément pas qu'on s'y attache; la volupté y passe comme un rêve, la douleur s'y implante comme un cauchemar. L'homme amoureux suit la femme comme le taureau le sacrificateur, disait Salomon, le sage des sages, aussi, pour protéger son coeur contre une passion exclusive, entretenait-il une légion de près de huit cents femmes, qu'il traitait en esclaves afin de ne pas s'esclaver lui-même à une seule créature.
Dans l'intimité de nos relations, Madame, le souvenir, dès lors, peut prendre place entre l'estime et l'amitié, deux grands mots en vérité qui effraient les désirs avant la lettre, mais qui, après, protègent la retraite, apaisent les rébellions d'amour-propre, sauvegardent les convenances mondaines et abritent mieux les épaves de la passion que toutes les feuilles de bananier de Paul et Virginie. Lorsque le goût, la curiosité ou le caprice en font tous les frais, les bonnes fortunes sont de joyeuses flambées de paille qui ne laissent point de cendres. Entre nous, la sympathie intellectuelle fut de moitié dans nos accordances amoureuses, aussi bien que l'incendie soit éteint, la part du feu est faite, et il nous reste l'un pour l'autre un sentiment moins perturbateur allumé au même foyer, forgé au même brasier mais assurément mieux trempé et surtout plus tenace.
Permettez-moi donc, Madame, en mémoire de nos délices d'hier, en témoignage de notre félicité présente, et dans l'espérance de nos douces causeries d'avenir, de vous présenter ces petits écrits boutadeux; lisez-les comme ces chapelets qu'on égrène distraitement sans songer à dire le rosaire; arrêtez-vous aux bons endroits, vous y trouverez comme l'ombre d'heureuses sensations, et si parfois il vous venait à l'idée que je suis plus coloriste que dessinateur, daignez vous rappeler que je ne donne pas la gabatine et qu'au temple de la Divinité des Grâces, où nous fûmes en pèlerinage, les nombreux bas reliefs tracés sur l'autel pourraient vous offrir un curieux démenti.
Trouvez ici, Madame, l'affectueuse expression de ma plus franche amitié.
OCTAVE UZANNE.
Paris, 15 novembre 1879.
LE CALENDRIER DE VÉNUS
Toujours un tas de petits ris,
Un tas de petites sornettes;
Tant de petits charivaris,
Tant de petites façonnettes,
Petits gands, petites mainettes,
Petite touche à barbeter.
COQUILLARD.
Le vulgaire parle en fou et censure en impertinent;
il ne faut pas s'arrêter à ce qu'il dit,
encore moins à ce qu'il pense; il importe de le
connaître pour pouvoir s'en délivrer; en sorte que
l'on n'en soit jamais ni le compagnon ni l'objet;
car toute sottise tient de la nature du vulgaire, et
le vulgaire n'est composé que de sots.
BALTAZAR GRACIAN.
Messieurs et doctes Petits-Maîtres,
n des quarante, mais aussi et surtout un des vôtres, un délicat entre tous, un chiffonnier musqué de la double colline, et de plus, grand donneur de becquée à Vénus, le galant abbé de Bernis, fondait peu de foi en son avenir, lors de son arrivée à la Cour, et c'est ainsi qu'il modulait, si je ne me trompe, l'expression de son incertitude en fixant son petit collet:
«Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.»
Sans effort cependant, bercé par la main caressante du destin, oeilladant aux Muses, cueillant des bouquets à Chloris, paillardant à loisir de ci de là et friponnant des coeurs, cet Hercule enjoué et mignard, ouaté de graisse et bouffi d'intrigue, put remarquer soudain la fausseté de ses appréhensions, du jour où il se prit amoureusement à filer sa carrière, aux pieds de Pompadour-Omphale, sur la quenouille rouge du cardinalat.
Si la rieuse fortune de ce badin petit prêtre me revient en mémoire, Messieurs, c'est qu'en me présentant devant vous j'éprouve peut-être moins encore de vanité que de suffisance. Sans faire montre à vos yeux d'un fatalisme oriental qui serait hors de propos, sans mettre en avant le «Sequere Deum,» cette devise des stoïciens, je ne crains pas d'affirmer que par ma naissance, ou plutôt par mes qualités, ces défauts natifs qu'on perfectionne, j'étais appelé à suivre, sans nulle ambition, le sentier fleuri qui me conduit en votre compagnie précieuse et raffinée.
Veuillez donc croire que si, par un lyrisme touchant et un feint enthousiasme, je me laissais aller à exalter l'honneur qui m'est fait aujourd'hui, je mentirais à ma fierté naturelle, de même qu'en vous jurant fidélité et reconnaissance—deux sentiments dont on ne saurait trop se montrer avare—je perdrais à l'instant le culte de mon indépendance et cesserais d'être—ce que je prise le plus au monde—un épicurien de la vie et un sceptique des succès faciles.
En prenant place parmi vous, je prétends rester moi-même, c'est-à-dire volontaire, tranchant comme un sabre et ferme comme un roc.—A notre époque où tout flotte, sauf un Drapeau, les hommes à caractère doivent se tremper une énergie plus dure que le pommeau d'une dague, et je ne crois pas que tels êtres soient si communs pour que, me rencontrant dans cette assemblée, vous ne teniez pas à l'honneur de me ranger au premier rang parmi vous.—Du laisser aller de mon allure, de la hardiesse de mes conceptions, de l'originalité téméraire de mes écrits, j'assume l'entière responsabilité et n'abandonne rien au convenu, encore moins aux convenances; aussi puis-je dire que vous devez renoncer dès aujourd'hui à me voir abdiquer la moindre de mes opinions, en faveur d'une majorité dont les verdicts me laisseront toujours froid et insensible.
J'estime que si les aigles planent haut et contemplent le soleil, c'est qu'ils ont, outre l'envergure des ailes, la farouche acuité de la vue, et que si les lions marchent seuls, superbes et méprisants, ce n'est pas seulement qu'ils se repaissent de leur puissance et nourrissent eux-mêmes leur vitalité, c'est aussi qu'ils sont amoureux au désert comme les penseurs de la solitude.
Il vous paraîtra sans doute extraordinaire, Messieurs, de voir dans mon langage ces termes incisifs et ces pensées si hautaines; vous vous direz qu'un jouvenceau, qui compte au plus vingt-sept automnes dorés devrait se montrer plus malléable dans sa viripotence, et que, d'ailleurs, un nouvelliste de Cythère, un anecdotier de ruelles, un tisseur de mousseline d'or aurait droit à plus de modestie. Je sais, n'en doutez pas, que vous blâmez sourdement l'école buissonnière que je me permets bien souvent en dehors de mes travaux littéraires et critiques, mais je vous prie de bien examiner, Messieurs, que la jeunesse est le temps où l'on cueille les roses, où l'on biscotte et fanfreluche la mignardise, que je suis plutôt un athénien qu'un spartiate des belles-lettres, et qu'enfin je ne saurais me plier, sans me rebeller, au rôle constant d'annotateur et de biographe, ni planter des croix de Malte sur le temple de Cypris.
Les philologues, ces nègres blancs de l'érudition, lorsqu'ils se sentent doublés d'un écrivain, aiment surtout à s'affranchir de leur rôle de pionnier silencieux, de même que les hommes d'étude sédentaire se plaisent dans leurs loisirs à se ruer dans la verte campagne embaumée et à fatiguer leurs muscles paralysés dans des courses hâtives et extravagantes. Il n'y a que les Fakirs des langues mortes, Messieurs, il n'y a, j'ose le proclamer, que les pauvres esprits fanatisés par un seul point d'histoire qui puissent consentir à ankyloser leur cerveau, sans désencager et donner le vol au grand air à des idées personnelles ou frivoles; il n'y a enfin que les embaumeurs qui puissent se momifier dans la toilette conservatrice des beaux esprits d'antan; à mon âge, on n'a pas la patience et la quiétude journalière des prisonniers d'État qui fabriquent lentement et minutieusement des cathédrales en liège ou des chapelets de buis dentelés.
Je ne réclame au reste l'indulgence d'aucun, pour ce que des sots à vingt-cinq carats, appelleront des Escapades de jeunesse; l'indulgence n'atteint pas les forts qui ont le blanc-seing de leur volonté, c'est tout au plus si elle donne un nouveau mandat aux faibles et aux indécis.—Pour moi, si je mets aux fenêtres la fantaisie, ma sultane favorite et rieuse, c'est qu'elle tapisse en rose le temple peuplé de mon imagination, et si je m'affiche en plein jour avec elle, c'est sans divorcer avec mes légitimes études; Tartuffe n'a qu'à jeter son mouchoir comme un voile et Bazile à baisser son chapeau sur ses yeux de faune en détresse.
Au surplus, puisque je dois ici, à mon grand regret, faire sonner mon Moi, dans une déclaration de principes, en manière de discours, je professerai cyniquement l'égoïsme formidable dans lequel je me plais à clandestiner mes caressantes sensations littéraires, et je ferai franchement parade, sinon du mépris, du moins de l'indifférence profonde que je ressens pour les suffrages de la foule.
L'Opinion publique étant inconstante comme une femme, banale comme une grisette et prostituée comme une fille au premier vendeur de thériaque, la courtiser est une faiblesse et l'esclaver est une chimère; je me sens donc trop friand de voluptés délicates et trop despote dans mon amour-propre pour prétendre jamais vaniteusement forniquer avec elle.—Le ferai-je, Messieurs, qu'il me faudrait encore confier mes désirs au proxénétisme aveugle et sordide de la Renommée, et cette autre mégère m'écoeure et m'épouvante, depuis que ses cent voix usées par le concubinage du temps et avilies par des aboiements lucratifs, se sont enrouées au diapason de l'unique voix de Jean Hiroux.
Dans la procréation de mes oeuvres, Messieurs et doctes Petits-Maîtres, je suis—n'allez pas, de grâce, crier au scandale—imitateur d'Onan, aussi bien qu'en amour, je me révèle disciple de talon rouge et petit-fils de Roué.—Onan était en effet un grand désabusé des plaisirs partagés, et j'ai toujours pensé que ce singulier sceptique nihiliste des incubations froid valait mieux que sa réputation de criminel d'Écriture-Sainte; à mes yeux, il se présente comme un sublime rêveur de voluptés impossibles, qui, afin de plus sûrement dégrader son imagination, s'empressait de noyer ses convoitises et d'anéantir ses débauches cérébrales dans les décevantes pollutions de la réalité crue.
Suis-je bien coupable, en cette manière, d'égoïser dans ma tête les joies solitaires et folles de mes conceptions, et pouvons-nous croire que la majorité des hommes pensent aux enfants qu'ils créent, alors que Dieu, dans sa sagesse, a si noblement masqué le corollaire de l'enfanture sous les plaisirs fugitifs mais piquants de la galanterie ou les ragoûts du libertinage?
Vous ne m'accuserez donc plus, entre vous et à voix basse, de chercher de petits ou de grands succès, ni de courir dans la poussière, de l'arène humaine, afin de tirer la Fortune par sa robe aux faux reflets. Douglas Jerrold, un humouriste anglais, disait fort spirituellement que la Fortune avait été représentée aveugle afin de ne pas voir les sots qu'elle enrichissait; si le temple de cette Déesse contient si notable assemblée, il est hors de doute que je puis attendre ses faveurs sur le seuil de ma porte, ce que je ne souhaite aucunement, car les sages ne courent jamais après leur félicité; ils se la donnent, ce qui est plus sur, et j'ai placé en ce qui me concerne toutes mes provisions de bonheur dans le coffre-fort de ma boîte osseuse.
Mais, Messieurs, laissons là ces questions d'intimité confraternelle, ces confidences à huis-clos, pour aborder, puisqu'il le faut, la série de mes revendications personnelles:
Bien que je ne me soucie point des bruits extérieurs, des éclats de presse et des sourdes médisances de la pâle envie, et quoique je n'ignore point, selon un vieil adage français, qu' «à laver la tête d'un nègre on perd sa lessive,» je ne pourrais et ne devrais laisser passer sous silence les coups d'espadon maladroits, que des pauvres bretteurs sans convictions ont tenté de me porter en pleine poitrine, si ces coups d'estoc avaient pu atteindre autre chose que ma cuirasse d'indifférence.
Il en est cependant autrement d'une remarque plus générale et que je serais mal fondé prendre en mauvaise part, car je la crois faite loyalement et sans parti pris, avec un ton sobre et une affection quasi-paternelle, par des écrivains bien élevés, d'un esprit judicieux et éclairé; je veux parler de mes déplorables tendances au style précieux, papillotant et maniéré; ainsi que de mes aptitudes spéciales à forger sur l'enclume des dictionnaires anciens les plus imprévus néologismes.
A ce «Cave Canem» placé si charitablement au début de ma route, je m'efforcerai de répondre avec toute la sympathie que m'inspirent mes bienveillants critiques et la bonne foi à laquelle ils ont droit. Dans ce but, et afin de vous faire prendre patience, je pourrais vous conter, Messieurs, un apologue qui serait mon apologie, mais je préfère abandonner le genre figuré au propre parler, et laisser de côté l'histoire naturaliste et sensualiste du roi des truands Fort en Gueule et du prince Fine Bouche, parabole où chacun de vous eût pu trouver des allusions peut-être en dehors de mon sujet, mais toutes en faveur de ma cause.
Si j'invoque en premier lieu ma préciosité, je ne nierai pas avoir été nourri dans le Salon bleu d'Arthénice et m'être complu aux mièvreries galantes de la Guirlande de Julie.—Mais qui me porta, je vous le demande, Messieurs, à courtiser la princesse Aminthe, fille de la Déesse d'Athènes, et à tisonner mes sympathies ardentes pour les Ménage, les Voiture, les Sarasin, les Montreuil, les Conrart et ces Messieurs de Port-Royal?—Qui m'excita à m'amignoter en compagnie de Stratonice, de Félicie, de Doralise ou de Calpurnie? Qui? sinon mes précieux instincts littéraires, et mes propensions amoureuses composer des métaphores assez riches pour capitoner les murailles grises de la réalité attristante et froide.
Il y a, disait Diderot, des grâces nonchalantes et des nonchalances sans grâce. A ceux qui me reprochent mon afféterie, j'opposerai ma personne et mon tempérament, et mettrai en avant mon naturel, mes goûts, mes sens, mes gestes, ma démarche sans théorie, et l'accent de mes paroles. De l'orteil aux cheveux, tout en moi se tient sans se contredire; je puis plaire ou déplaire, mais je me déclare et me sens incapable d'inspirer de ces sentiments mixtes, tels que de petites passions ou d'anodines amitiés, voire de l'indifférence. Tel que je suis, comme homme, je puis être un allumeur de désirs chez les quelques femmes qui seront frappées par ce qui constitue ma personnalité, de même que, tel qu'il se présente, mon style pourra séduire entièrement quelque rare lecteur qui y sentira le naturel de ma griffe, sans éprouver le besoin d'y apercevoir ma signature au bas de la page.
Je suis donc aussi naturel dans ma démarche et dans mes amours, que dans mes écrits; aussi peu recherché dans la manière de puiser mes pensées que dans la façon de les exprimer, si j'y mets quelque chose de plus que les autres, c'est que ce quelque chose est en moi: il y a des poules dont les oeufs sont marbrés de vert et de rose, de même qu'il y a des fleurs au parfum, quintessencié dont peu de personnes peuvent subir l'approche, mais qui ravissent les odorats dépravés.
Eh! Messieurs, tout est là; il est des hommes qui naissent avec un caractère bien tranché; il semblerait qu'ils soient plutôt nés d'eux-mêmes que descendus d'Adam, ils sont au-dessus des tempêtes comme la mer de cristal que saint Jean vit dans le ciel, laquelle n'était agitée par aucun vent. Pour moi, toute ma morale consiste dans la façon de régler mes moeurs selon les préceptes de mon jugement, et j'ai toujours songé que savoir l'art de plaire ne valait pas la sympathique manière de pouvoir plaire sans art. Je ne serai jamais, j'en conviens, le hochet de la foule; «l'esprit du vulgaire, s'écrie un philosophe ancien, est semblable aux rivières dont les eaux soutiennent les choses les plus légères et viles comme la paille, les fruits secs et les noix creuses, tandis que les objets plus précieux et plus pesants comme l'or et les diamants, y sont ensevelis et roulés dans le sable ou la vase.»
Qu'on ne dise donc pas que je suis précieux par vanité et par genre, que je mets des grelots à mon style ou que je harnache ma prose comme une mule espagnole, cela serait hyperbolique et faux, autant vaudrait affirmer que si je passe sur la place publique, le chapeau incliné sur l'oreille comme un feutre, le torse cambré, la poitrine en avant, le manteau jeté en draperie sur la courbe de mon bras et ma canne au côté comme une rapière, relevant en retroussis ma cape-pardessus qui traîne à terre, autant vaudrait affirmer, dis-je, que tous mes gestes sont étudiés, toutes mes poses analysées dans un but de recherche, tous mes pas bien mesurés pour ne rien déranger à l'ensemble de ma silhouette, et cependant, Messieurs, j'ai cru remarquer des reproches analogues, lorsque, ainsi équipé, je passe parmi le brouhaha des foules. J'ai pu m'apercevoir que l'oeil béat des simples me regardait singulièrement, pendant que des esprits forts esquissaient,—non pas un sourire que j'aurais clos à l'instant,—mais une sorte de papillotage de l'oeil qui indique la surprise mariée au blâme très légitimement.—Dans ces courses à travers la ville, Messieurs, je suis aussi simplement attifé que ma prose dans mes écrits, ma personne et mon style me reflètent, aussi bien quand je compose, qu'à ces instants où, seul et sans souci je marche dans le dédain des inconnus, l'esprit en avant-garde de mon corps.
Il me serait facile de démontrer plus amplement le non-sens de ces reproches, je pourrais même dire ici ce que je pense des précieuses et des sacrificateurs de leur temple, mais ceci nous entraînerait bien loin: je me réserve de vous soumettre à ce sujet un travail séparé qui fera bonne justice des sottises qu'on débite journellement sur les habitués de l'Hôtel de Rambouillet, mais je n'oublierai pas, Messieurs, que dans notre civilisation actuelle, et à l'heure présente, je ne suis pas le seul précieux, et que chacun se plaît à reconnaître que le temps que vous me consacrez l'est infiniment plus que moi.
Vous penserez bien que je ne suis pas semblable à ces orateurs dont la facilité de parler ne provient que d'une impuissance de se taire; et vous me permettrez d'arriver maintenant ma seconde riposte, c'est-à-dire au néologisme dont mes excellents critiques me blâment si tendrement de faire un usage abusif.
Je suis de ceux qui croient que l'expression rajeunit la pensée, non pas qu'il faille chercher à raviver les choses déjà exprimées, mais au contraire, dans ce sens, qu'un écrivain doit mouler ses pensées dans sa personnalité et les émettre fraîches écloses, avec l'assurance qu'un autre a pu concevoir d'une manière analogue, sans accoucher sous une forme identique.—Il y a donc néologismes et néologismes, comme il y a fagots et fagots: les uns sont importés dans la langue pour interpréter les idées nouvelles, les autres ne sont que des pléonasmes de termes anciens qu'il est inutile de refondre dans une matrice moderne.
On peut m'accuser d'enfanter les premiers, mais je ferais volontiers la gageure qu'aucun de mes écrits ne contient le plus mince des seconds, car j'étymologise plus que je ne néologie, et je ne me montrerai jamais ni assez boutadeux, ni assez mauvais grand-prêtre de la langue, pour me permettre la fantaisie de baptiser les pauvres petits bâtards des piètres écrivassiers d'aujourd'hui.
Je professe l'opinion d'un grammairien logique et indépendant, à savoir que le français récent sans la langue ancienne est un arbre sans racines, et je dévore chaque jour les racines de cet arbre géant, Messieurs; je m'en repais comme un Anachorète, je les recherche, et les trouve dans Richelet, dans Ménage, dans Furetière, dans Saint-Evremont, dans J. Leroux et dans Langlet-Dufresnoy, sans espérer les découvrir dans les dictionnaires châtrés de nos Académies patentées. Je les savoure surtout, ces racines profondes de notre terroir, dans le sage et bon Montaigne, dans Rabelais, le grand néologue, dans les auteurs et les poètes satyriques du seizième siècle, dans les épistoliers du dix-septième, dans Molière, dans Balzac ou dans Saumaise, et jusque dans Diderot, Saint-Simon et Voltaire, ce merveilleux écrivain qui a peut-être encore plus ressuscité de mots qu'il n'en a inventés.
La beauté et le pittoresque de notre langue est dans sa tradition; son sang le plus coloré, son génie, sa verdeur toute gauloise, ce je ne sais quoi de galant et de bravache qui pique et dévergogne la pensée, tout ce sel attique et cette moutarde capiteuse n'ont d'autre provenance qu'une origine de plus de cinq siècles; l'écrivain de nos fours qui néglige ses ancêtres est plus barbare que les premiers Gaulois, il a la sottise d'un guerrier qui ignorerait l'histoire de son drapeau et les héroïques faits d'armes de ses vétérans dans la carrière. Hélas! Messieurs, il faut bien le dire, nombreux sont ceux-là qui négligent les sources salutaires, ils n'apprécient pas la saveur des bonnes cuvées, et ils croient toujours boire la piquette du néologisme en profanant et méconnaissant la rouge boisson des plus vieux crûs.
Il n'y a que les secs, les constipés d'imagination les petits jardiniers d'un vilain style à la Le Nôtre, les hommes de marbre, comme les nommait Grimm, qui puissent jouer au casse-tête chinois avec les vocables discutés, revus et approuvés par les habitants du Palais-Mazarin.—Pourquoi ne pas vendre aux peintres des couleurs tolérées par l'État, si l'on ne veut pas permettre aux littérateurs de franchir les lourds et ternes in-folios d'académie?
Le malheur est qu'on a dit et répété sans raison à la suite de l'ennuyeux rhéteur Despréaux, le trop fameux: enfin, Malherbe vint, et je ne ferai injure à personne, même à Malherbe, en affirmant qu'il n'était nullement nécessaire qu'il vînt. Boileau estimait trop Horace pour ne pas méconnaître notre ancienne littérature vivante et vibrante, et pour ma part je fais bon marché de ce classique aligneur de rimes, ne serait-ce qu'en faveur de Ronsard et «ses pipaux rustiques,» ou de Saint-Amant, «ce fou qui décrivait les mers.»
Au reste, sans me lancer dans cette disgression peut-être trop longue à votre gré, puisque je parle à des croyants et à des fidèles coûtumiers de ma prose, j'aurais pu chevaucher cet aimable paradoxe que, si tout ce qui est français moderne ne se comprend pas, tout ce qui, par contre, se comprend est français; mais il se pourrait que ce sophisme ne vous convaincût pas, Messieurs, et je passerai outre dans mes revendications, en affirmant que toute critique relative au néologisme ne saurait avoir prise sur moi, car je me considère attaché par les entrailles à la langue-mère si chaude et si noble du seizième siècle, comme je le suis par l'esprit aux badinages spirituels et aux railleries profondes du siècle de la Régence.
Je ne veux donc pas prostituer mon langage, et si je néologie, je fais voeu de ne jamais argoter.— Pour vous prouver combien je suis et veux rester constant dans les principes et les sentiments que je viens de vous exprimer avec le sans-façon et la quiétude d'un esprit indépendant et altier plutôt qu'orgueilleux, je vous présenterai aujourd'hui même, dans la fraîcheur de sa novelleté, la plus récente expression de mon Langage amarivaudé et de mon Style minaudier, sans crainte d'effarer mes charmants aristarques qui finiront, si bon leur semble, par ne voir en moi qu'un «grand enfant opiniâtre et incorrigible.»
J'aurais pu, Messieurs, intituler ce dernier volume «Le Cadran de... Cupido,» mais il est des esprits inquiets qui cherchent la petite bête sans prendre la peine de se regarder par le gros bout de la lorgnette, et comme il existe en plus—et en nombre aussi peu respectable,—des Agnès ou des Arsinoë qui n'eussent pas manqué de s'appesantir sur l'aiguille de ce cadran, jusqu'à offenser la morale, j'ai cru qu'il était de ma dignité de ne pas prêter le dos aux interprétations malveillantes et niaises des impuissants assez malheureux pour avoir oublié sur l'horloge de l'amour l'heure glorieuse de midi.
Afin de lasser la curiosité des badauds chercheurs de lune en plein jour, et aussi pour mieux me mettre à l'abri du profane vulgaire, j'ai pris et accroché au fronton de mon petit temple ce titre simple et... gracieux—(encore un néologisme inventé par Ménage),—ce titre sans fanfare et sans scandale: «Le Calendrier de Vénus.» Vous n'y trouverez assurément pas les graves dissertations, les lourds chapitres que vous seriez en droit d'attendre d'un homme mûr, adipeux, bardé de grec et de latin et blanchi sous le harnais des sciences stériles, ni même une étude très fouillée et très prolixe sur la fille de Jupiter et de la nymphe Diane, sur celle qu'Énée appelait: Dionoea mater.—Je ne voudrais point être aussi mythologique, parler, hors de saison, de Pline, d'Horace, de Virgile, de Tacite, de Cicéron ou de Sénèque, pour conclure en m'anéantissant dans une érudition sans grâces, lors même que j'invoquerais Aglæia, Thalie et Euphrosine.
Ce livre est issu de l'écume de ma fantaisie et de la volupté de mes sensations personnelles, comme Vénus est sortie de l'écume de l'onde. A ceux qui se voileraient le visage, je dirai que je ne maçonne pas les remparts de mon âme avec la perfidie et les apparences de la chasteté; je vais volontiers me faire couronner à Amathonte, à Cypre, à Idalie et à Gnide, et je le dis loyalement: les myrthes me sont plus agréables que les lauriers, et si, en faune bragart, je cours après les nymphes roses et friponnes, je ne vais pas avec elles me cacher: sub antro. Le soleil peut me voir et Phoebé en pâlir sans que le moindre vermillon ne vienne cardinaliser mes joues.—Je ne permets qu'aux octogénaires de me blâmer et je leur pardonne, comme on pardonne aux goutteux qui blâment la célérité des autres, car, selon l'auteur des Questions sur l'Encyclopédie, nous ressemblons presque tous à ce vieux général qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient la petite joie avec des filles, leur dit tout en colère. «Eh! Messieurs, est-ce là l'exemple que je vous donne?»
J'ajouterai, afin de terminer ce discours trop long à mon gré, et sans aucun doute au vôtre, que je vous crois, Messieurs et Petits-Maîtres, trop raffinés et trop sincèrement dégustateurs pour penser que vous puissiez aujourd'hui espérer de moi un long roman bien cousu, brodé sur le canevas d'une aventure mirifique et idéale.—Le temps n'est plus où Bassompierre buvait dans sa large botte et où les courtisans du dix-septième siècle dévoraient l'Astrée. Si j'étais gentilhomme verrier, comme aux beaux jours d'antan, je dédaignerais de souffler ces immenses coupes où s'abreuvent les peuples de Germanie, ces lourds Teutons sans délicatesse, je réserverais mes soins à ces mignonnes cristalleries de Venise, fines comme la dentelle et légères comme un souffle d'amour; c'est dans les petits verres que se versent lentement les liqueurs les plus exquises, c'est dans les grands que le peuple s'enivre.—Les gros romans grisent brutalement comme ces repas de corps des noces de banlieue, où la grossière gaîté tache la nappe et éclabousse la nature.—Loin de nous, Messieurs, ces beuveries écoeurantes, ces crevailles d'insipides Grandgousiers sans estomacs; si nous courons à la lippée, c'est en partie fine, dans des petits soupers choisis et bien conçus, sans calbauder ni faire chatte mitte; qui nous aime nous suive! et dussé-je pour ma part m'inviter moi-même comme Lucullus, cet immense incompris, je n'en aurai pas moins grande joie, et penserai, en flaconnant solitairement, que les plaisirs faciles ne se dissipent que trop vite et qu'hélas! ce qui nous vient par la flûte souvent s'en retourne par le tambourin.
Paris, 25 septembre 1879.
Je m'accagnarde dans Paris,
Parmi les amours et les ris.
BOIS-ROBERT.
e sommeillais encore lorsque Babette m'a remis ce matin la longue épitre de sa maîtresse.
Le soleil filtrait timidement au travers de l'épaisse soie bleue des rideaux, et je berçais avec complaisance ma langueur dans un réveil craintif et caressant. Babette avait les joues fraîches et colorées par les baisers de l'air matinal, elle semblait accorte et bien heureuse de vivre; l'espièglerie se jouait dans ses narines délicates et nerveuses, tandis que le rire, compagnon de son âge, s'était blotti presque respectueusement aux commissures de ses lèvres humides et roses. Sur le seuil de ma chambre, son pli cacheté à la main, elle n'osait approcher de mon lit—: Qu'est-ce, Babette? venez çà; seriez-vous timide, et maître Jean n'était-il point là pour vous annoncer?—Pardonnez, Monsieur, mais, Madame m'a semblé tenir à ce que je vous remisse moi-même cette lettre; peut-être y a-t-il réponse, et j'ai cru...
La soubrette s'avança de trois pas, rougissante comme une pêche duveteuse en août, et baissant ses longs cils sur l'azur de ses yeux.—Je pris paresseusement l'enveloppe parfumée et l'ouvris. Babette alors souleva les tentures pour laisser pénétrer le grand jour; elle eut un mouvement exquis, et se campa comme un page auprès de la fenêtre; sa légère robe de toile emprisonnait ses larges hanches et modelait sa gorge, tandis que, renversée en Bacchante, rose et frisonnante, un bras en l'air, elle retenait les lourds plis du rideau sombre dans ses doigts mignons et effilés de petite lingère.
Je m'affainéantissais et m'étirais, tout alangouri dans la tiédeur des draps; des sensations de moite volupté serpentaient lentement dans mon dos; les oreillers battus et chauds avaient des caresses; l'air de la chambre appelait l'union.—Babette cariatide était toujours là; la lumière mettait des points d'or sur les bandeaux crespelés de sa blonde chevelure. La lettre de la baronne tremblait dans ma main, une lutte était ouverte dans mon esprit: l'artiste admirait, le libertin souriait aux sens, le dandy seul en moi protestait;... une camérière, fi donc! et c'est en vain que mon regard errait sur la lettre de la maîtresse pour s'arrêter toujours à ce torse de Diane, à ce col droit et bien posé sur des épaules aux lignes sculpturales et tentalesques.
Babette!
—Monsieur?
—Approchez je vous prie.
Le rideau qu'elle soutenait retomba, l'obscurité se fit dans la chambre; le dandysme céda aux désirs du libertinage. La lettre d'amour fut sacrifiée à l'amour même.—Babette babilla comme un ange; le plaisir n'a pas d'armoiries lorsque la jeunesse et la beauté sont reines chez la créature. La petite colombe fut tendre; elle me donna mille baisers, autant que Lesbie en prodigua jadis à Catulle, et Lesbie, assurément, ne valait pas Babette, qui, en me quittant respectueusement demanda:
Monsieur n'a-t-il pas de réponse à faire à Madame?
Viens la chercher demain matin, ai-je répondu en reprenant à terre la longue épitre de sa maîtresse dans mes doigts qui avaient encore la fièvre des caresses-données et le tact des beautés senties.
Quand, cyniquement, avec la bravoure de ma franchise, je racontai le surlendemain à la belle baronne, mon aventure avec la petite Babette, lui détaillant la fraîcheur élégante de ce tendron, je vis d'abord sur son visage un mouvement de dépit et comme la sensation d'un violent affront; puis, comme je restais souriant et ironique, elle regarda fixement le bout des branches de son éventail nacré, avec un regard singulier à la fois cruel et doux. Je lui pris la main et, m'approchant davantage à portée de ses lèvres, je me confessai lentement à son oreille, sans me signer dans un acte de contrition inutile et menteur.
Babette! Babette!—répétait ma grande amie, tandis que j'enfonçais et piquais comme autant d'épingles, sur la pelotte charnue de son coeur, les mille petits traits de ma fantaisie galante.—«Ma Babette! une enfant! est-ce possible? exclamait-elle;»...et son oeil suivait dans le vague comme une illusion qui s'envole à tire d'aile.
Jusqu'alors la baronne, devant des confidences de ce genre, conservait une tenue de grande coquette, elle soupirait un «ingrat!» plein de caresses et de reproches superficiels; car elle savait qu'en amour; les romans sont plus amusants que l'histoire ancienne, et que les faits divers agrémentent le prosaïsme du journal quotidien. Elle excusait en femme du monde qui sait vivre et aimer, le naturalisme de mes passades; mais, cette fois-ci, il me parut que je heurtais chez elle moins d'insouciance, et je crus lire dans son regard comme un soupçon de féroce jalousie.
Étais-je l'objet de ce sentiment passionné, ou mieux encore, ne se manifestait-il qu'en faveur de Babette? cette dernière pensée se fixa dans mon esprit, évoquant les traits accentués de la tribaderie ancienne et moderne, et les vices les plus mignons du XVIIIe siècle,—Babette avait, je dus alors m'en souvenir, des manières frisques et policées, et elle montrait un certain ragoût dans la servilité de ses plaisirs. Vénus est bonne institutrice dans son temple de Lesbos, me disais-je; mais depuis la divine Sapho, les hommes ne sont plus si grecs dans l'orchestration des joies discrètes, et je jure Dieu sur les mânes du chevalier de Faublas, que mon inconstance à la baronne ne sera pas comme ces épées à deux mains qui décapitent sottement le bourreau sans effleurer les victimes.
Babette, en me revoyant, a beaucoup ri et un peu pleuré devant le tribunal de mon scepticisme; le rire ensoleillait la rosée de ses larmes et ses quenottes blanches mordaient, dans un grincement, l'incarnat de ses lèvres épaisses. Elle relevait, pour étancher les perles humides de ses yeux, un coin de son dernier vêtement, avec un mouvement de pudeur impudique qui était l'aveu même de sa beauté. Sur de tels appas, on pouvait fourrager les grâces, et jamais Boucher ne mit sur les rondeurs satinées d'une gorge deux petites fleurs de pêcher d'un rosé plus fondant, d'un coloris plus effronté que celles qu'on pouvait cueillir sur le sein de la fillette. Je compris que l'adorable soubrette n'était point créée pour se fiancer à un rustre d'anti-chambre; l'amour avait sur elle des droits multiples, et les passions brutales devaient épargner pour quelques temps la délicatesse idéale de ces contours radieux. En éveillant la nature de la friponne, j'avais renversé le pot au lait de la réalité; elle me conta l'histoire de ses sens—car les sens comme les peuples ont leur histoire,—avec l'espièglerie craintive d'un jeune chat; mais l'histoire de ma petite blonde avait à peine un chapitre; c'était le début original du plus curieux roman qui serait à faire, si les modernes Athéniens ne singeaient pas l'austère morale des Spartiates.
O Babette, charmant professeur! comment pourrais-je assez te remercier de m'avoir appris à lire dans la grande grammaire de l'humanité que les femmes qui sont fidèles au masculin ne le sont pas toujours au féminin?—Depuis cette grave leçon, la pauvre baronne est devenue fière comme une déesse. Lorsqu'après une absence prolongée, je la trouve seule sur sa chaise longue, elle prend une allure de reine amoureuse et, d'un ton préfectoral, mitigé par la tristesse railleuse du sourire, elle soupire lentement avec des regrets accentués: «Nous sommes bien triste, mon doux ami; on vous désire, on vous appelle; c'est mal de nous négliger ainsi pour courir après de nouveaux caprices; et cependant, libertin, qu'on se défend d'aimer alors qu'on n'en peut mais, n'avez-vous pas ici ce qu'il vous faut: de l'amour, des caresses et..... même davantage.»
Presque toujours dans l'antichambre,
avec ses grands yeux doux, Babette par
son silence m'en disait tout autant.
Bien charmants ces quelques vers d'un poète du XVIe siècle; c'est l'excuse du Don-Juanisme et la variante du Pâté d'Anguilles:
Les plus délicieux ragoûts
Dont une fois nostre appétit s'éguise,
Si l'adresse ne les déguise,
Nous donnent souvent des dégoûts;
Le changement réveille, pique, anime,
Mêmes chardons dégoûtent le baudet,
Ce qu'un latin par ces trois mots exprime:
Natura diverso gaudet.
Chaque femme n'apporte-t-elle pas l'homme, qui sait et peut en jouir, son contingent de plaisir?—Il n'y a que l'amateur de femmes qui soit logique et indépendant; l'amoureux demeure esclave et sans pratique; il ne sait pas, en donnant à sa maîtresse la crainte de le perdre à d'autres, lui inoculer le désir de le conserver.—L'amour ne vit que d'inquiétudes, de soupçons, d'espérance; il faut y être de sang-froid pour laisser tomber traîtreusement ces sentiments dans un coeur qui vous aime. Un amant fidèle ne sera jamais un passionniste. Pétrarque, en affichant une passion sans espoir pour la belle Laure de Noves, se consolait charnellement dans les bras d'une boulangère à laquelle il laissa mieux que des sonnets, des odes ou des canzones; et Goethe, aussi pervers que Valmont, écrivit ses pages les plus sentimentales sur le dos complaisant d'une maîtresse passagère.—On peut faire du sentiment à la condition de n'en point trop sentir, ou bien encore paraître mourant et platonique à la table de l'amour, en ayant le bon sens de frétailler de ci, de là au banquet des mamoseux plaisirs.
Tous ces pauvres diables qui guitarisent sous des balcons déserts, et qui semblent affamés comme de jeunes lévrons, n'entendent rien à la séduction—à Cythère, on ne prête qu'aux riches; on fait peu l'aumône aux pauvres, on ne traite que les repus;—le grand art, c'est de ne rien demander, mais de se laisser tout faire. Les vrais libertins sont passifs, ils ont le dandysme de leur indifférence; l'imagination est leur propre pourvoyeuse; ils fanfreluchent leurs sensations, et sont recueillis comme des gourmets en dégustant les plaisirs qu'ils éprouvent. Les femmes ne sont jamais les esclaves que de tels hommes; devant eux, elles sentent la puissante rivalité des plaisirs passés ou des joies futures, elles concourent pour prendre place dans un souvenir, et elles déploient toutes les complaisances, toutes les ruses, toutes les habilités qu'elles peuvent inventer, semblables à un Vatel qui s'ingénierait à découvrir des sauces merveilleuses propres flatter le palais blasé d'un royal convive.
Montaigne disait: que sais-je? et Rabelais: peut-être!—Le petit maître amateur et consommateur de femmes est aussi raffiné, il pense comme ces grands maîtres, mais sa devise est plus décourageante; il la laisse tomber avec un souverain mépris, c'est le gant de l'indifférence et de l'impassibilité jeté aux grandes passions ou aux fantaisies vulgaires; cette devise, éperon d'acier de la galanterie suprême, c'est: à quoi bon! ou bien encore: que m'importe!
Toutes les femmes le ramassent ce gant; il provoque à la lutte: que m'importe, c'est une injure à leur beauté: à quoi bon, c'est un défi à leur savoir faire.—Achille n'était vulnérable qu'au talon; les fières amazones veulent connaître le défaut de la cuirasse de ces superbes indolents; elles se croient habiles à l'escrime d'amour; leur vanité est en jeu: que ne feront-elles pas? Elles videront le carquois de Cupidon jusqu' la dernière flèche, mais si elles ont pour partenaire un beau joueur, un homme volontaire et hautain, elles se rendront corps et âme à la discrétion du vainqueur, qui, non moins généreux qu'Alexandre l'égard de Darius, les traînera un jour son char, sans prétendre les esclaver par des chaînes éternelles.
C'est faire trop d'honneur à la nature humaine, disait Saint-Evremont, que de lui donner de l'uniformité.—Ne peut-on pas ajouter: c'est faire trop grande injure aux femmes et à l'amour que de leur accorder de la constance.—Dans un évangile fantaisiste, d'après un galant écrivain, Dieu a dit aux hommes: «Les coteaux sont couverts de vignes, les femmes sont pleines de roses, les oiseaux chantent dans les bois: écoutez, moissonnez, vendangez.» Aux femmes, Dieu a dit: «Laissez cueillir les roses, elles refleuriront sans cesse,» et les femmes ont toujours suivi la parole de Dieu.
L'amoureux fait fleurir les roses, le libertin les effeuille, les distille et s'en parfume à bon escient; celui-là, au printemps de la vie, se laisse asphyxier follement par elles; celui-ci, plus pratique, les conserve et en évoque les exquises senteurs, avant même que la bise soit venue ou que les frimas aient passé sur sa tête d'archiviste des grâces et de mémorialiste de la beauté.
Tache sombre, jour néfaste à marquer sur mon coquet calendrier de Cypris.
Je la rencontrai après un étincelant dîner d'amis, elle marchait crânement, comme seules savent marcher les parisiennes, avec une allure gracieuse et caressante; ses souliers mignons me parurent enfermer le divin pied d'une Fanchette, tandis que ses talons Louis XV, cerclés d'or, battaient avec un son mat l'asphalte du trottoir.
Peut-être avais-je le cerveau quelque peu coiffé de Champagne, peut-être aussi la plénitude heureuse de ma digestion me portait-elle dans l'oeil le monocle de l'indulgence; je ne sais trop, mais je me sentais en veine de gaillardise, l'habit faisait valoir la poupée et, nouveau Faust, je cueillis cette Marguerite de carrefour au sortir du cabaret.—Je pris cette fille comme on s'asseoit au café, sinon pour siroter un grog, du moins pour voir défiler les badauds. Sur la contrefaçon de la carte du tendre, le pays galant représente des promenades extérieures où défilent les spécimens des vices les plus divers, pour peu que l'on sache les faire sortir de l'étrange tanière des souvenirs où ils sont blottis.
En entrant dans sa chambre, j'éprouvai le même écoeurement que si je me fusse sali salaudement. La pièce, assez vaste, était tendue d'un vilain papier à fond rouge, semé d'énormes fleurs grises; une tapisserie de vieil hôtel de province. L'armoire à glace à trois corps, en palissandre ciré, se dressait contre la paroi qui faisait face la cheminée de marbre gris, et d'antiques fauteuils en velours nacarat traînaient sur le tapis ponceau râpé, semblable au drap blanchi d'un billard. Au fond, dans l'alcôve, le lit—élevé comme un autel à Vénus Pandemos—un lit étagé par trois matelas et recouvert d'un surtout en fausse guipure, au travers de laquelle apparaissait le blanc douteux des draps mous, chiffonnés, frippés, torchons encore chauds d'une sale cuisine de gargote d'amour.—Tout cela à l'entresol, en pleine rue Lafitte.
Je restais silencieux, pris de honte; le dégoût me serrait à la gorge.
La fille ôta ses gants, retira son chapeau, ouvrit son corsage avec des lenteurs accablées et des nonchalances d'abrutissement. Son corset qui tomba, oppressait sa taille, et marbrait de filets rouges le jaune bilieux de sa peau; ses bas de soie bleue étaient tirés sur des maigreurs déplorables, et le petit pied de Fanchette était déformé et meurtri. Dans cette mise à nu d'un corps sans ressorts voluptueux, il suintait comme d'un mur d'égout une humidité de vice malsain et des larmes visqueuses de débauche.
Elle voulut me passer autour du cou ses bras arrondis, mais je reculai comme au contact froid d'un serpent.—Depuis quelques instants elle me contait l'emploi de ses journées, l'amabilité généreuse des hommes de bourse, avec le cynisme du débraillé et l'argot spécial des virtuoses de la galanterie.—Je la questionnais tristement, sans avoir le courage de jouer les Desgenais vis-à-vis de cette cabotine de l'amour aussi repoussante qu'un ulcère qui se découvre alors qu'on voudrait le cacher. Lorsqu'elle essaya d'oeillader plus tendrement et qu'elle tenta de m'exciter avec la banalité du sourire aux caprioles priapesques, je fis un mouvement vers la porte; l'image gracieuse et folâtre de mes tant gentes maîtresses, tous ces babouins frais et délicats me revinrent en mémoire.—Pousser plus avant cette aventure à bon marché, c'eut été non-seulement me souiller, mais bien mieux faire affront à mes principes et tirer ma poudre aux chauves-souris des sentines.
Que pouvait m'offrir cette gamelle, moi le repus, qui, dans les plus fins soupers n'arrive qu'au dessert? Qu'aurai-je pu trouver d'inédit dans cette prostitution? Les courtisanes ont trop connu d'amants pour avoir appris les délicatesses du libertinage; ce sont les cuisinières des restaurants à bas-prix qui triturent salement un mauvais ordinaire. Elles sont prudes et bégueules pour tout ce qui sort du convenu afin de rentrer dans les convenances personnelles; les grandes routes n'offrent pas d'ombrages, on ne s'égare que dans les sentiers isolés, l'amour est un art en dehors du vulgaire, chacun croit le comprendre, très peu le pratiquent.—Les vrais buveurs soignent eux-mêmes leurs vins, et les cavaliers sérieux dressent leurs cavales; ainsi font les rois de Cythère: ils aiment apprendre à lire à leurs sultanes dans le rarissime manuel des voluptés complexes.
Je me donnai donc la joie de payer le repos d'une nuit à cette infortunée servante de Vénus, sans prendre le temps de récolter les accolades de sa gratitude. En refermant la porte je l'entendis pleurer—le vice a quelquefois fait ses humanités;—ô chimistes-philosophes, qu'y avait-il dans ces larmes de pauvresse?
Dans le Drawing room de Miss Georgina, j'ai relu par deux fois, avec la plus grande attention, cette singulière annonce du New-York times.
Une dame, ayant divorcé deux fois, et ayant constaté par expérience combien ces sortes de séparations sont cruelles, désirerait convoler une troisième fois. Son nouveau mari pourrait lui en faire endurer beaucoup, et être certain qu'elle ne se séparerait pas de lui.
Ecrire aux initiales J. C. W., 31, Wall street, New-York. Il sera répondu par un envoi immédiat de photographie.
La dame qui fait l'objet de cette annonce est grande, forte, et soulève volontiers de lourds fardeaux à bras tendu. Dents éclatantes de blancheur. Complexion tendre.
On demande un gentleman de quelque fortune, élégant, distingué, petit et blond; on le préférerait dans le commerce des huiles minérales.
Ecrire par lettre affranchies.
Miss Georgina, accoudée derrière le fauteuil, pendant cette lecture faite à haute voix, riait de ce joli rire guttural spécial aux anglaises, et dont la fraîcheur et la vibration argentine rappellent le son des clochettes dans l'air pur du matin.
Cela n'est point si ridicule, hasardai-je, en conservant un sérieux très britannique, je vois même toute la poétique future des convenances matrimoniales, dans cette hardie déclaration de la dame New-Yorkaise...., et je répétais en scandant les mots, comme pour bercer un rêve d'avenir: «Dents éclatantes de blancheur, complexion tendre..... On le préférerait dans le commerce des huiles minérales!»
What a Pity! soupira Miss Georgina qui ne riait plus,—mais toujours pensif sur le fauteuil et pour énerver cette naïve nature blonde et rose, je lisais de nouveau avec une affectation réelle: un gentleman de quelque fortune, petit et blond! Hélas! Miss, je ne suis ni blond, ni petit; elle est grande, forte et soulève volontiers de lourds fardeaux;... volontiers! C'est l'idéal, et mon Byronisme en tressaille!
Tout le ridicule de ce trivial soliloque dont une française eût haussé les épaules en souriant, produisit un singulier effet sur la sentimentalité positive de Miss Georgina. Elle fit quelques pas dans le salon, réunit deux sièges dos à dos parallèlement; dans un joli mouvement fiévreux, elle releva sa longue chevelure d'or, haussa ses manches, et avec la lenteur d'un gymnaste consommé ou l'adresse puissante d'un clown, je la vis s'élever perpendiculairement, à la seule force des poignets, sur le dossier des chaises, et y exécuter des rétablissements prodigieux, tantôt sur un bras, tantôt sur l'autre, me montrant, dans la complaisance de son rire heureux, ses petites dents blanches et serrées.
Puis, après ce viril enfantillage: «My Darling, dit-elle toute frissonnante et l'oeil scintillant de fierté en venant m'embrasser sur le front, votre grande et forte américaine en ferait-elle tout autant?»... C'est peine si, dans mon saisissement, je puis lui répondre: «I don't think so, my sweet heart.»
Comme je préférais cette démonstration gymnastique à la sentimentalité, aux crises nerveuses, à la tristesse pitoyable de tant d'autres maîtresses!
Quel adorable petit conte je découvre dans la Bibliothèque des petits maîtres! c'est une simple nécrologie, chef-d'oeuvre du genre affadi. Je transcris cette littérature au pastel:
«Monsieur l'Abbé de Pouponville était poupon dans tout, il naquit pouponnement dans une coulisse, d'une pouponne de l'Opéra et du célèbre chevalier de Muscoloris, Seigneur de Pomador, Ambrésée et autres lieux. Il était pétri de grâces. Il naquit ce qu'il devait être. A peine avait-il deux mois, qu'on remarquait déjà dans ses gestes enfantins un bon goût exquis; il tettait si gentiment, si mignonnement, que c'était un ravissement pour sa nourrice: toutes les femmes qui le voyaient tetter lui auraient volontiers donné leur sein à sucer, suçotter, caresser; s'il pleurait, c'était avec une grâce infinie; s'il criait, c'était avec une douceur même, une espèce de mélodie cadencée dont le charme délicieux passait jusqu'au coeur. Alors un déluge de pralines et de bonbons de toutes sortes l'inondaient de toutes parts. Il était choyé, caressé, dorlotté, baisé, léché, presqu'étouffé. Dès l'âge de dix ans, ces qualités précieuses commencèrent à se développer.—Quelle vivacité! que d'esprit! que d'agréments! quelle bouche pour sourire et mignarder! quels yeux pour languir et brûler! Sa mère résolut dès lors d'en faire un présent à l'Opéra ou de le jetter dans l'Eglise. Il fit ses études avec une rapidité incroyable. La lecture d'Angola, de Bibi, des Bijoux indiscrets, du Sopha, des Matinées de Cythère et autres livres orthodoxes, lui apprirent autant de Théologie qu'il en faut pour triompher des coeurs dans les ruelles. Aussi fut-il bientôt en possession de subjuguer toutes les femmes. On ne saurait croire combien un petit collet donne d'accès auprès du sexe.—Avec un rabat de la première faiseuse, un teint miraculeux, des yeux de la plus vive expression et jouant à merveille l'attendrissement, l'air et le ton de l'extrême bonne compagnie, une voix perlée, flûtée, des lèvres d'un incarnat et d'une fraîcheur à faire envie, un assassin placé dans les règles les plus étroites de la mode; quelle vertu ou plutôt quelle fausse pruderie aurait pu se soutenir et résister à des armes pareilles? Enfin, lorsqu'échappé d'un tête-à-tête galant, il montait dans la chaire de vérité, il avait l'air d'un chérubin adonisé.—Un texte, pris des endroits les plus voluptueux des cantiques, annonçait un exorde délicieux suivi d'un discours en deux petites parties aussi lestes que divinement bien tournées. Il était couru de toutes les femmes du bon ton. La morale qu'il leur débitait était celle des poètes et des romanciers, déguisée sous une nuance légère de spiritualité.
Il peignait tout en mignature, jusqu' l'enfer et au péché. Il nous reste encore quelques sermons de cet apôtre à blonde chevelure; ce sont la vie et la conversion de Madeleine avec ce texte: osculetur me osculo oris sui, qu'il me donne un baiser de sa bouche;—la Samaritaine: introducet me in cubiculum suum, il me fera entrer dans sa chambre;—la femme adultère: amore lingueo, je languis d'amour.—Ces trois sermons sont des petits chefs-d'oeuvre de galanterie exquise. Toutes ses phrases respirent le souffle léger de la volupté; aussi toutes les petites maîtresses s'écriaient au sortir du sermon: ce Pouponville est un prédicateur divin! un organe insinuant, des gestes à ravir! un air mouton, un sourire supérieurement fin, un persiflage décent tel qu'il convient aux gens du beau monde! des descriptions d'un gracieux, d'un exquis à faire pâmer! s'il prêchait plus souvent, il ferait déserter tous les spectacles. Non, je n'ai jamais eu tant de plaisir à l'Opéra qu'aux sermons de cet aimable Pouponville.
C'est de lui que nos jeunes abbés ont hérité des belles manières qui les distinguent; la coutume de se faire coëffer double et triple rang de boucles; de se parfumer pour remplir l'auditoire de leur bonne odeur; de prendre un morceau de sucre candi ou de pâte de guimauve au bout de chaque période un peu longue, afin de conforter leur poitrine fatiguée, d'avoir un mouchoir ambré qu'on laisse tomber au moins deux fois par séance pour voir l'empressement des femmes à le ramasser, de promener amoureusement ses regards sur une assemblée brillante de beautés à demi voilées, pour se concilier leur attention.
En un mot, c'était un phénomène digne d'être proposé pour modèle aux élégants de tout genre et aux amateurs des beaux airs et des manières gentilles; aussi avait-il fait une étude sérieuse de ce qu'on appelle bon ton, fatuité, élégance, papillonnage. On voit, par quelques feuilles manuscrites qu'il composait à sa toilette, combien profondément il avait réfléchi sur ces grands objets.
Cependant la prédication lui fut très fatale. Un horrible vent-coulis, venu d'une porte inexactement fermée, lui ôta tout-à coup la voix et la respiration. Un pli qu'il aperçut à son rabat lui donna de nouvelles vapeurs qui le firent malade à périr. Il s'évanouit: pour le faire revenir, on eut l'incongruité de lui présenter de l'eau de la Reine qui ne venait pas de chez la Petite Marchande, la seule qui put en avoir de bonne. Ce troisième coup le bouleversa. Enfin, pour comble de malheur, un malotru de médecin, habillé comme aurait pu l'être Hippocrate ou Gallien, en habit noir et sans dentelles, vint lui tâter le pouls. Il ne put digérer ce trait de la dernière maussaderie; le coeur lui souleva: et notre damoiseau rendit son âme mignonne en demandant si l'on avait apporté ses souliers brodés, sa ceinture à glands d'or et la nouvelle façon de mouches, qu'il avait fait demander chez du Lack. On l'ouvrit, on ne lui trouva ni cervelle ni cervelet; une légère quantité d'une substance neigeuse et fondante au moindre trait lui en tenait lieu. Toutes les fibres et fibrilles du cerveau étaient d'une ténuité, d'une finesse, d'une exilité bien au-dessus de celle d'un fil d'araignée. Son coeur, un peu au-dessous de la grandeur ordinaire, avait les deux branches de l'aorte extrêmement étroites: les anatomistes attribuèrent cette contraction la facilité prodigieuse qu'avait notre Adonis à vaporer, s'évanouir, défaillir, périr presqu'à chaque moment. Son sang ressemblait à l'eau rose, et sa chair était tendre et délicate comme la substance des Zéphirs.
Il fut regretté des femmes; les petits maîtres perdirent avec une joie maligne un rival aussi formidable. Un adepte de ses élèves lui fit ériger par reconnaissance un mausolée élégant. C'était une table de toilette richement garnie et très élégamment décorée de bougeoirs, de miroirs, de boîtes, de bijoux, de pâtes, de parfums, de rouge, de blanc, d'éponges, d'eaux de senteurs, etc. On y mit cette épitaphe:
«Ici repose mollement,
Dessous cette tombe mignonne,
L'arbitre du raffinement;
Dont l'air, le coeur, le nom et la personne
Respiraient tous un doux pouponnement.
Il avait l'âme si pouponne
Qu'il pouponna des romans, des chansons,
Et même aussi de fort jolis sermons.»
Ainsi finit cette délicieuse oraison funèbre de Ange Rose-Farfadet, abbé de Pouponville, le mignon des grâces, la perle des petits-maîtres, l'élixir de la galanterie, la coqueluche des femmes et la quintessence de la gentillesse. Je devais exhumer, pour les relire de temps à autre, ces quelques pages malicieuses qui dégagent un parfum capricieux comme une boîte de pastilles à l'ambre.—Que de Pouponville rencontre-t-on aujourd'hui qui ne vont pas à mi-corps du cher petit abbé que nous venons de mettre en lumière.—C'est cet émule des Cléon et des Dorival qui laissa après sa mort ces quelques notes inimitables:
Aujourd'hui j'ai lorgné et relorgné 304 femmes au spectacle; le reste n'en valait pas la peine; encore je n'en ai remarqué aucune qui méritât qu'on fît une démarche. On est malheureux d'avoir le goût si superfin!
Il y avait longtemps que les hommes faisaient les avances. J'ai mis les femmes sur le pied de jouer ce rôle à leur tour. C'est à mes confrères de les y maintenir.—Je réponds de moi.
Ne voir et n'avoir une femme qu'une fois, une seule, quelque divine et miraculeuse qu'elle soit, c'est une maxime dont je me trouve bien. Je les laisse toutes sur la bonne bouche et toutes sont folles de moi à en mourir,—mais plus jamais je ne leur accorde la moindre faveur.
Le médecin céleste que Pamoisor! Il a guéri ma levrette grise et mon perroquet Amazone. Je veux lui donner un bijoux précieux. C'est le portrait de ma dernière maîtresse d'hier.—Qu'en ferais-je aujourd'hui?
Pendant tout le temps que dura le dîner, ma trop charmante amie, Mme ***, fut effrontée comme un petit page et libertine comme la fameuse marquise de Merteuil.
Nous étions six au plus, tous littérateurs, sans compter le mari: un hors-d'oeuvre, maigre comme une sardine, pointu comme un radis, dur comme une rondelle de saucisson d'Arles.
Elle m'avait placé à sa gauche à table; Ménélas faisait vis-à-vis.
Mon Hélène était prise à ravir dans un merveilleux fourreau de satin noir, décolleté à souhait pour le plaisir des yeux; j'entendais la soie craquer sous les frissons nerveux que lui faisait éprouver le langage éloquent de ma bottine, et je me mordais les lèvres pour ne pas pousser des petits éclats joyeux, lorsque sa main mutine folâtrait en s'attardant sur un point chatouilleux de mon genou.—Au dehors la pluie tombait; l'atmosphère de la salle, tiédie par la lumière des candélabres, était imprégnée du fumet des truffes, du bouquet des vins et de l'arôme capiteux des caissons de foie gras.—J'éprouvais un affaissement, une mollesse, un besoin d'abandon, une certaine chaleur de digestion contrariée qui évoquaient le boudoir et le confort des divans profonds; j'aurais voulu pouvoir dégrafer, délacer, déchirer des étoffes ou mordre des batistes: des perles humides et chaudes scintillaient sur les pores de mes mains; les convenances m'empalaient sur mon siège.
Elle, la perfide, avec le don d'ubiquité qui semble donné aux femmes du monde et également au monde des femmes en général. Elle, souriante pour tous, aimable pour chacun, polissonne à mon égard, distribuait ses grâces et me réservait sa grâce; elle, maîtresse de maison et maîtresse en mon coeur, avait l'oeil à tout et n'avait un regard que pour moi.—O créatures complexes qui savez et pouvez vous isoler, vous donner à un seul et vous gaspiller à l'humanité tout entière dans le même instant! O filles de Vénus, fées capricieuses et insaisissables, alors que vous vous êtes implantées par amour dans l'âme de votre amant, votre beauté vous prostitue aux désirs, aux rêves licencieux, aux fantaisies paillardes, aux embrassements convulsifs, dans l'imagination des mâles hardis qui vous contemplent.
Est-il une femme qui soit restée vierge du désir d'autrui!—Peu importe, après tout, si le regard altéré et absorbant de l'ivrogne qui me boit des yeux, me fait trouver meilleur le vin que je porte à mes lèvres; je me mets d'accord avec la trivialité du vieux proverbe: lorsque mon verre est plein je le vide, lorsqu'il est vide je le plains.
Elle avait une rose écarlate plantée glorieusement dans l'échancrure de son corsage, entre la double colline tant chantée par tant de poètes maupiteux et malingres. A un moment, lorsqu'elle se pencha pour porter un toast, elle calcula si gentiment son mouvement, que brusquement mes lèvres cheminèrent dans la vallée du Pinde et je respirai moins la fleur que le parfum singulier de sa peau qui me fit passer dans la tête comme un vertige de rut.
Le mari, aimable et bonasse, dans un langage pompeux critiquait Jean-Jacques et La Nouvelle Héloïse sur ce thème: «Aidé de la sagesse, on se sauve de l'amour dans les bras de la raison;» et moi, je répétais doucement ce début de la lettre XIV à Julie: «Qu'as-tu fait, ah! qu'as-tu fait, ma Julie? Tu voulais me récompenser et tu m'as perdu. Je suis ivre ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux? cruelle, tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur ta gorge; il fermente, il embrase mon sang, il me tue.»...—Rousseau, concluait Ménélas, a toujours préféré les paradoxes aux préjugés, et puis, reconnaissait-il seulement ses enfants?—Les moeurs, Messieurs, comme le disait Restif de la Bretonne, peuvent être comparées à un collier de perles: ôtez le noeud, tout défile.
Pardieu! je crois bien.—Sous la table, les doigts fluets de ma spirituelle voisine s'égaraient de plus en plus dans des caresses cupidiques.
Comme nous nous rendions au fumoir, précédés de l'Anti-Rousseau, étant le plus jeune, je restai le dernier; elle était près de la porte, et lorsque je passai, je reçus le péage.—Avec une étrange bravoure devant un danger possible, elle m'entoura par derrière le col de ses bras nerveux et me planta crânement un baiser sur la nuque, près de l'oreille, en me confirmant à voix basse le rendez-vous du lendemain. Je me cabrais sous l'éperon des désirs qu'elle faisait naître et que je ne pouvais anéantir dans sa possession.
Pendant qu'elle allumait mes sens, le mari m'offrait un cigare, à l'aide duquel j'endormis mes révoltes aussi doucement que l'on berce un enfant criard au berceau.
La conversation s'anima dans cette intimité d'homme à hommes. Le grand et terrible critique Z..., appuyé au chambranle de la cheminée, superbe comme Byron, massacrait de pauvres diables d'écrivains en les criblant d'épigrammes cruelles. Ses bons mots verveux pétaradaient comme une gerbe de fusées dans un jeu pyrique; il mitraillait les Philistins des lettres sans pitié, avec une furia de mousquetaire triomphant et sûr de ses coups.
—Mordieu, mon cher, quel superbe franc-archer vous êtes, lui disais-je, surpris de la justesse de ses traits piquants et aciérés.
—Que voulez-vous, me répondit-il en se campant le buste en avant, j'ai tellement reçu de flèches dans ma vie que je suis devenu carquois; je retourne les traits qui m'ont été décochés si souvent mal à propos, et je tâche, moi, de ne pas manquer ceux que je vise.—Au reste, poursuivit-il, chacun suit son étoile, et je crois aux signes du Zodiaque: je suis né sous le Sagitaire,—et vous?
—Septembre m'a vu naître, ainsi que dirait un romancier du premier Empire, mais j'ignore les fameux signes du calendrier,—sauf ceux du Calendrier de Vénus.
—Septembre!—c'est la Balance, mon ami; pour tout le monde ce serait la justice, mais pour vous, c'est mieux encore, et vous ne pouvez en nier l'influence: c'est l'art parfait de balancer les femmes sur les légers plateaux de l'inconstance. Demandez plutôt à notre hôte.
—Peut-être bien, dit Ménélas.—Ainsi, je suis né en décembre, le jour de la Saint Jean; quel est mon signe?
—Décembre!—le Capricorne, mon cher, et je vous en félicite, répondit avec une superbe ironie le grand critique,—vous, un homme paisible, qui s'en serait douté?—Mais, chut! voici votre femme.
Le pauvre homme avait le sourire le plus gaillard du monde; l'amour n'est pas le seul à porter un bandeau, les maris ont souvent une visière de cuir comme l'aveugle du Pont-des-Arts, mais ils ne s'aperçoivent pas toujours qu'ils se mettent à deux pour jouer sur la même clarinette, l'un y fait les canards, l'autre y roucoule des mélodies.
Rien n'approche de l'ennui que donne une passion qui dure trop, dit Saint-Evremont, avec un jugement sage et profond. Il y avait plus d'un mois que je mitonnais les mêmes plaisirs avec miss Mary; c'était esquisser un bail d'amour, et je devais donner congé à demi-terme si je ne voulais pas me manquer à moi-même, ce qui eut été la plus grave des impolitesses.—L'adage prétend qu'une maîtresse de perdue, dix de trouvées, mais la logique affirme qu'une maîtresse de gardée, dix de perdues, et Mary ne valait assurément pas la peine que je perdisse les faveurs des plus jolies petites reines de la création. Un Vauvenargues quelconque a écrit quelque part: «Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-même.» C'est absolument ma pensée. N'aimer qu'une femme, c'est se mépriser; en aimer plusieurs, c'est en mépriser beaucoup mais se redresser dans sa propre estime, d'où je conclus q'une petite femme aimée était un lourd fardeau, et qu'il était urgent pour moi de changer à la banque de Cythère ma grande passion pour une menue monnaie de petits caprices à gaspiller à pleines mains sur la roulette de la bonne fortune.
Mary était une charmante aventurière voluptueuse et fière, pleine de jeunesse, de gaité et d'insouciance; l'esprit de Sophie dans le corps de Musidora. Ses yeux introuvables cherchaient l'étrange jusque dans la jouissance: je la jugeais dangereuse pour un homme à imagination dépravée. Je résolus donc de rompre gentiment avec elle dans une petite fête intime et je l'engageai par lettre à faire abdication de notre amour devant un spirituel flacon d'Ay.
Elle accepta par ce triste sonnet plus mémorable que parfait dans sa forme et sa correction.
Est-ce une épître funéraire,
Ou le billet doux d'un viveur?
Malgré sa verve cavalière
Ta lettre m'a fait froid au coeur.
Est-ce ainsi qu'il faut qu'on enterre
Ce pauvre amour au ton moqueur
De ton verre heurtant mon verre,
Chez un fameux restaurateur?
Puisque tu le veux, chez Vachette,
Au bruit banal de la fourchette
Et des stupides calembours,
Je serai ta digne compagne
Et nous noirons dans le Champagne,
Ce qui reste de nos amours.
A dix heures du soir après le dernier verre d'un pétillant Cliquot, nous chantions le De profundis sur le cadavre alcoolisé de notre passion;—à onze heures j'attendais à la sortie d'un petit théâtre de genre, une blonde enfant, cabotine d'opérette, qui remplissait mieux son maillot que ses devoirs.—L'hygiène du coeur consiste à y établir des courants d'air amoureux, sans y laisser stationner les miasmes d'une maladie de langueur. On peut permettre à une femme de se jeter par la fenêtre pour ouvrir la porte à une autre aussitôt, sans que les regrets, ces huissiers minutieux, aient le temps d'inventorier les doux souvenirs des temps qui ne sont plus.
Entre Mary et la jeune prima donna, le contraste était grand, mais aucune n'avait le désavantage; tout se compensait: à la belle Impéria succédait la mignonne Régina; c'était la chatte qui se blottissait dans l'antre de la lionne et pour achever cette comparaison naturaliste, je pensais au joli mot si profond de Mlle Arnould: «Une souris qui n'a qu'un trou est bientôt prise.»
J'ai reçu une longue lettre de Mary, encore dans les bras de Nanine, ma petite commère de revue; je me suis donné le plaisir de la lire doucement, en jouant avec les longues torsades de cheveux de ma nouvelle maîtresse:—«quand je t'ai quitté hier, mon ami, disait la lettre, quand brusquement séparée de toi, j'ai été rappelée à la réalité de notre situation, j'ai senti, je t'assure, un vide profond, quelque chose comme un déchirement intérieur; je suis rentrée chez moi, les yeux secs et le coeur gros; alors, j'ai relu tes lettres, sans y trouver hélas! ce que j'y cherchais. Homme insaisissable, j'ai dû me rappeler les premiers moments de notre liaison, certains éclairs lumineux où tu étais peut-être toi, et comme après tout il est toujours pénible de perdre une illusion, si légère soit-elle, je le confesse, j'ai pleuré.»
—Il fait faim, disait Nanine au lit, en étirant ses bras de caillette sur les guipures de l'oreiller.
J'embrassai vivement son petit visage chiffonné par le sommeil et l'amour et continuai ma lecture:
—«N. I. ni, c'est fini, mon pauvre cher; nous allons donc être amis, rien qu'amis, ce sera original du moins, si c'est peu vraisemblable; j'ai la mort dans l'âme, mais pour te plaire encore, je prends mon papier couleur de printemps, ce papier cuisse de nymphe émue que tu aimais tant aux quelques jours fugitifs de nos fugitives amours. Nous allons sortir du prévu, du convenu, de l'ordinaire; nous serons amis, rien qu'amis; pour un mangeur de coeurs comme toi, pour un franc-buveur d'inoubliables voluptés, pour un sceptique qui se retire alors qu'il parait se donner, le changement sera peu sensible. Combien de pauvres amantes n'as tu pas mises aux invalides de ton amitié?—pour moi je me rends, mais ne désarme pas; quelque beau jour un caprice nous réunira, nous jaserons comme de vieux camarades, et puis, tout à coup, ma foi, sans nul songement, comme tu as vingt six ans et que j'ai, dis-tu, du sang de succube dans les veines, nous oublierons l'amitié, la morale, les convenances, notre pacte, l'heure qu'il est, le temps qu'il fait et un formidable coup de canif sera donné—Oh! ne dis pas non—à ce curieux et féroce contrat amical que tu as rédigé toi-même.»
—Fi! Monsieur l'impoli, continuait Nanine; vous lirez votre lettre plus tard; Dis moi Mimi: quelle heure est-il? Il ne faut pas que je manque ma répétition, le régisseur est un vilain gros singe; je serais à l'amende, mon bon chéri.
La lettre de miss Mary se terminait ainsi:—«Ne crains pas cependant que je veuille renouer des liens amoureux; nous éprouverons l'un et l'autre plus de plaisir à nous voir, parce que tu ne seras pas mon amant, un mot bête et que je ne serai pas ta maîtresse, chose banale. Je rêve néanmoins de m'éveiller encore un matin dans certaine alcôve mystérieuse tendue de soie noire, parsemée de boutons de roses, où j'ai cru follement avoir été aimée et où je suis certaine d'avoir aimé. Mais je vous quitte:—un mot, un petit mot, mon bon monsieur, pour l'amour de notre amitié.»
—Ma jolie cabotine s'était rendormie et songeait à des couplets de Clairville et des collants mi-partie.—Je n'ai jamais tant aimé la femme à travers les femmes et les maillots roses au travers des bas bleus.
Nanine est une créature tout bêtement exquise; une tête façonnée par une manière de satyre tombé en enfer; elle met très au juste l'orthographe, parle en fillette de douze ans et possède des pattes de mouches à faire revivre tout un ancien vaudeville. Elle joue avec ma chatte, sur les tapis, des heures entières en poussant des cris adorables de gamine en récréation; elle sauterait à la corde si elle pouvait. Elle rit, elle pleure, elle chante toujours aussi gaiement; c'est un rayon de soleil fait femme: quand elle boude, sa petite moue est réjouissante; quand elle aime, c'est un concert produit par les grelots de la folie. Elle a toutes les complaisances, toutes les impudeurs, toutes les délicatesses heureuses; jamais gauche, toujours coquette, c'est une petite maîtresse d'étagère; elle papillonne dans mon intérieur sans faire ombre à ma vie, sans arrêter le vol de mes pensées, on lui jette des images sur lesquelles sa vue se pâme; elle lit Pigaut-Lebrun ou Paul de Kock en faisant vibrer sa joie; et parcourt seulement Musset, car sa naïveté charmante se refuse à interpréter Les Nuits, Rolla ou le Secret de Javotte, peut-être sourit-elle à Mimi Pinson, mais il y a encore trop peu de distance de la coupe à ses lèvres.—Elle babouine plutôt qu'elle ne parle.
Si je la mène à la campagne, Nanine embellit la nature; elle arrive comme une aurore de printemps, le matin, joyeuse et sautillante, heureuse de courir dans l'herbe et de fripper ses jupes et ses volants dans le brouhaha des gares.—Dans les champs, une poule est une révélation, un petit poussin un joujou japonais; elle va, vient, lutine les chiens, grimpe aux arbres, fait jouer l'aviron des canots ou cueille, baignée de lumière et de grâces, des coquelicots et des bluets qui font valoir sa fraîcheur délicate de fille d'amour.
Nanine a dix-huit ans et joue avec son coeur comme avec un hochet. Connaît-elle le prix des baisers qu'elle me donne à toute heure, à tout instant, à chaque seconde, quand ses fins cheveux Van Dyck au vent, étourdie comme un hanneton, le regard espiègle, le nez coquin, le menton marqué d'une fossette polissonne, elle applique ses lèvres fraîches sur mes lèvres avec l'enfantillage d'une passion qui s'ignore?
Je puis tromper Nanine, sans qu'elle en prenne ombrage. Au reste lorsque la cage est peuplée d'oiseaux qui gazouillent, les chats rentrent leurs griffes et écoutent. Don-Juan n'aurait que faire de briser ce petit coeur d'agnelet. Il n'y a que les rustres qui dénichent les nids; les vrais chasseurs ne tuent point les rossignols.
Revu la triste Mary, ce soir, chez moi, un mois après notre rupture.—Tout d'abord un grand froid, puis une conversation amicale à la turque sur des coussins jetés à terre.—Retour sur le passé.—Nous égrenons sur le tapis tous les souvenirs d'autrefois; elle, avec une amertume visible, moi, avec une froideur marquée.—Il me déplait d'exhumer des sensations mortes; elles ne revivent jamais avec la même expression. Dans le coeur d'un jeune homme, ces sortes de cadavres sont toujours trop légèrement enfouis; alors qu'on peut encore agrandir son cimetière d'amour, il faut laisser au temps le soin d'achever son oeuvre. La vieillesse impuissante retourne ce champ de repos; le présent est chargé de meubler l'avenir, ce n'est que lorsque le feu est éteint qu'on peut remuer des cendres.
Mary fit des prodiges de diplomatie passionnée; elle essaya, mais en vain, de faire sonner toutes les cordes de la lyre, mais je n'étais guère en humeur de chanter et ma lyre ne rendait que des sons de vieille guitare mal accordée.
A minuit, elle regarda la pendule et fit mine de partir. Je la laissais faire sans quitter ma posture alanguie ni proférer une parole. Alors, s'élançant sur moi, elle m'enlaça, m'embrassa, me caressa, me réchauffa avec une brutalité de tigresse ardente et affamée...—l'amitié jurée fit un plongeon. Devant les glaces de mon mutisme, cette femme succube s'était redressée, brûlante comme un brasier; le coup de canif était porté au contrat, mais mon moi pensant n'avait pas eu part aux ébats. J'étais furieux de cette victoire remportée sur mes sens contre mon gré, et ma passivité non voulue m'attristait. Ne vaut-il pas mieux aimer sans retour, que d'être aimé avec cette furia, quand le dédain du coeur le plus grand répond à un sentiment si violent?
Elle, cependant, était glorieuse, et, comme je l'accompagnais à la porte, pour ne pas prolonger cette situation trop ou trop peu tendue, elle me lança avec un sourire diabolique ce mot d'adieu à la Socrate: «Amour, tu es tout: Amitié tu n'es qu'un vain mot.»
—Veuillez croire, mon cher, que cela existe beaucoup plus que vous ne le supposez, c'est une femme d'expérience qui vous parle, et tenez: voici l'épître que j'ai reçue, lisez; elle est signée en toutes lettres par une princesse russe, mais peu importe, vous serez discret si bon vous semble.
Et je lus la plus étrange déclaration d'amour, écrite avec l'outrance passionnée d'une femelle qui voudrait être homme. Je savais que le grand César était appelé le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, mais je ne concevais pas chez le sexe faible une tendance aussi manifeste et aussi Césarienne. Mon aventure avec Babette et la Baronne m'avait révélé des points jusqu'alors indécis dans ces curieuses accordailles, mais mon rôle du moins n'y était pas effacé et comme les danseurs antiques, je pouvais apparaître au milieu du festin—ici la virilité était bafouée, méprisée, dénoncée comme une turpitude; le temple de Vesta déployait seul sa svelte architecture; maudit était le mâle qui faisait mine d'y pénétrer; c'était l'élément destructeur des moeurs douces et liantes, c'était le hideux procréateur, le méchant faune égoïste et brutal qui amenait, à la suite d'un faux plaisir, la douleur, les anxiétés, les dégoûts et la perte fatale des formes les plus pures.
—Voilà qui est fort intéressant pour l'étude sociale, dis-je à mon interlocutrice en repliant la lettre; le document est superbe et hautement paraphé; suis-je indiscret en vous demandant quelle réponse fut la vôtre?
—Aucunement, ami; vous pensez bien que je ne répondis pas; mais à quelque temps de là, la signataire m'ayant rencontrée dans un salon, vint à moi, aimable et pleine d'attentions, et, après s'être informée de ma santé, elle manifesta un grand étonnement de mon silence à sa lettre: «Quoi! c'était vous, princesse, fis-je avec la plus souveraine froideur. Ah! pardonnez-moi, en vérité, je croyais qu'une telle déclaration venait de votre mari.»
—Et vous ne la revîtes plus?
—Jamais.
—Votre anecdote, ma belle amie, me remet en esprit, ce joli tableau de genre en trois mots, que j'ai lu, je crois, vous ne sauriez le supposer, dans les Mémoires de monsieur Joseph Prudhomme. Monnier y raconte ainsi une visite à mademoiselle Raucourt qui était, vous le savez, au siècle dernier, la grande prêtresse de la secte Anandryne:—«Mademoiselle Raucourt portait une robe de chambre en molleton, des pantalons à pied également en molleton, et un bonnet de coton incliné sur l'oreille.»
«On venait de servir le déjeuner et elle était assise à table entre une jeune fille fort jolie et un petit garçon.
—Prendras-tu du chocolat ou du café au lait ce matin? demanda mademoiselle Raucourt à sa voisine.
—Du chocolat, mon cher Ami; le café au lait me fait mal.
—Et toi, mon petit, veux-tu encore du beurre?
—Merci, Papa, j'en ai assez.»
Cette photographie de famille est exquise, n'est-il pas vrai? Elle en dit plus qu'elle n'est grande; on peut y voir des choses l'infini, et, pour moi qui ai lu et relu la littérature érotique de tous les temps, depuis le grivois jusqu'à l'horrible en passant par les gradations les plus nuancées, je n'ai pas encore oublié ce simple petit croquis de Joseph Prudhomme, expert en écriture, élève de Brard et Saint-Omer.—Ah! comme je voudrais, madame, vous montrer mon érudition profonde sur ce sujet Lesbien; mais il vous faudrait fermer les portes, m'écouter sans rougir ou bien rougir sans m'écouter; je passerai de la Grèce à Rome, de la Chine à l'Orient, de Paris à la Province, de la Régence à l'Empire avec des textes variés. Si vous étiez la Chevalière d'Eon j'oserais peut-être,... mais...
Je comprends mieux que toute autre le compagnonnage intellectuel, m'écrivait la minaudière madame de C., il y a bientôt huit jours;—«croyez-vous que je veuille jouer près de vous le rôle d'une femme jalouse, d'une maîtresse à scènes?—Le ciel m'en préserve; je ne veux rien savoir; je veux vous voir vivre, vous panser l'âme comme une soeur de charité panse les blessures du corps. Je vous apprendrai à aimer de la bonne façon, sans orages, sans déchirements, sans inquiétudes, sans jalousies, tout doucement, bien tendrement; vous serez pour moi un grand baby devant lequel je serai en adoration comme les mères devant leurs enfants.»
Je me suis cru, en lisant ces mots, vers 1820, à l'époque où l'on jouait encore de la cithare sentimentale devant des littérateurs larmoyeux et des poètes édités par Ladvocat.—Madame de C. fait voile vers la quarantaine, ce Lazaret d'amour des femmes du monde; elle est forte et langoureuse, il ne lui manque que le turban de madame de Staël; elle ne veut rien savoir, mais elle veut tout connaître. C'est un autre temps vers lequel elle recule et entraîne ma vie comme pour mieux se rajeunir. Depuis que je la vois, je me meus dans des intrigues à la Ducray-Duminil, je relis par la réalité, Madame de Valnoir, Coelina ou l'Enfant du Mystère, Jules ou le Toit paternel, et autres épopées romancières en plusieurs volumes.—Elle arrive quelquefois le matin comme un ouragan, dans un grand manteau noir, la tête encachotée dans une longue mantille; elle se pâme et comprime les battements de son coeur, s'affaisse sur un siège et semble dire: «On m'a suivie, je suis perdue.»
Je reste froid à ses déclarations et y porte juste le même intérêt qu'à la reprise d'un vieux mélodrame.—Hier, j'ai voulu rompre; cela m'agaçait. Dans un billet fatal et ténébreux, je réclamais mes lettres en échange des siennes, afin de ne pas oublier le réalisme de la couleur locale.—J'attendais Justine, la chambrière; hélas! ce fut elle qui vint.
Elle se fit annoncer, et marcha avec un air brisé jusqu'au fauteuil qui lui était offert.—Un juge d'instruction eut envié ma rigidité impénétrable.
—Monsieur, je vous rapporte vos lettres—(elles étaient nouées dans un ruban mauve).
—Madame, je vous rends grâces, voici les vôtres.
—C'est donc fini, dit-elle avec un gros sanglot dans la voix. Ah! perfide! que vous ai-je fait?—Voyez mes yeux, ils sont tout rouges des pleurs de la nuit. Depuis que je vous connais, je me meurs; j'ai tant besoin de ménagements—(elle était fraîche comme un Rubens).—Pourquoi ne pas nous laisser aller à l'amour? il fait si beau, le ciel est si pur, les oiseaux chantent; tout nous invite aux joies enivrantes, aux douces caresses, aux charmes profonds; vous m'aimez: je le sais, je veux le croire.—(J'avais cependant tout mis en oeuvre pour lui prouver la vérité, c'est-à-dire le contraire).—Ah! ne sois pas insensible à ma voix; viens, regarde-moi; me trouvez-vous jolie, Monsieur?—Cette beauté dont on me gratifie dans le monde, elle est à vous, et vous seul cependant ne m'en avez jamais fait le plus petit compliment. Voyons, embrassez-moi; faut-il que moi je me jette vos genoux?
Comme je restais glacial et ennuyé, chantonnant intérieurement comme ironie une romance en mineur de la Grâce de Dieu, elle éclata:
«Ah! ne jouez pas au Byron! ne faites pas votre Manfred, Monsieur!—je sais tout ce qu'il y a de grand, d'incompris dans votre âme; vous êtes un lion blessé qui se défend d'aimer.
«Dites-moi le nom de celle qui vous a torturé; j'irai la chercher, je vous la ramènerai douce, repentante et docile; mais parlez-moi, de grâce; ne restez pas ainsi comme une statue de pierre; le destin fatal veut que j'aime tout en vous, vos manières, votre personne, votre esprit, vos vices et même vos vilains gros défauts.—Moi, qui suis si fière, si orgueilleuse, si indomptée! Suis-je assez bas devant vous. C'est horrible!»
Elle parlait toujours, et cette petite voix maniérée sortant de cette mamoseuse poitrine m'irritait à l'extrême. Cette plantureuse Junon jouant à la petite maîtresse, ces langueurs dans cette puissance, ces larmes dans ces yeux arides, ce comédisme tout cérébral qui laissait le coeur intact et le corps vierge d'émotions, tout cela n'était que ridicule et je le comprenais, car le vrai touche toujours son but; on peut s'en défendre mais on ne saurait le méconnaître quand en amour on reste maître de soi ou qu'on se désintéresse franchement dans la partie.
Déjà elle se renversait dans une feinte attaque de nerfs, son mouchoir sur la bouche comme pour arrêter des suffocations; je me préparais à distiller quelques gouttes d'eau de Mélisse sur ses lèvres, lorsqu'on m'annonça un ami. Ma porte n'était pas condamnée, c'était un sauveur. Madame de C. prit congé de moi avec l'amer regret d'avoir été interrompue dans sa crise. Au moment de franchir la porte elle revint sur ses pas:
—Ah! pardon, Monsieur, j'oubliais... mes lettres.
—Lesquelles, Madame, les vôtres ou les miennes?
—Celles que vous m'avez écrites, cruel! et que je ne puis me décider à vous restituer.
Je n'ai jamais pu rompre avec Madame de C., alors que je me dispose à ranger cette sotte fantaisie dans l'histoire ancienne, elle revient ajouter de nouveaux documents au dossier. Il est des orgues de Barbarie qui prennent l'habitude périodiquement de moudre des airs dans les cours; ainsi fait cette ingénue marquée. Elle se manifeste dans son exigence et son encombrante corpulence, à l'exemple d'une trombe impétueuse, et elle soupire mignardement comme une sylphide: «Je tiens si peu de place, et veux si peu de chose.»
Que me serait-il arrivé, grands dieux! si j'avais couronné la flamme d'une telle Bacchante-élégiaque? Je lui ai bien permis quelquefois certaines privautés—de même qu'on se laisse lécher la main par un bon gros chien,—mais je n'en ai jamais prises avec elle. L'ombre de son mari sec et parcheminé a toujours flotté comme le pressentiment d'un remords, entre ses terribles désirs et mes courtes pensées de concupiscence.—Ce pauvre homme! il est maigre à embrasser un bouc entre les deux cornes.
Je croyais ne plus aimer ma petite Jeanne; le bonheur berce l'amour et l'endort. Mais comme elle me quittait certain matin par un gai soleil de mai, je la regardais partir et lui adressais de loin de nonchalants baisers. Elle se retournait, gracieuse et vive, et de son mouchoir fouettait gentiment l'air.
Une sorte de commis de rayon, un goujat vêtu comme un lieu commun, un hideux clerc de quelqu'huissier louche, la regarda au passage et avec le sans-façon d'un cuistre qui se croit tout permis, frappé d'une idée de séduction, il se mit à ajuster son col, à donner une inclinaison à son chapeau et à changer son itinéraire dans le but visible de marcher dans le sillon de beauté que laissait derrière elle ma charmante adorée.
Au tournant de la rue, je ne vis plus rien. Par malheur, j'étais en robe de chambre, en pantoufles, au saut du lit; j'aurais voulu avoir des ailes, pour rejoindre le faquin, le souffleter et lui tirer les oreilles, pour s'être permis de souiller du regard et de la pensée ma maîtresse élue, et, bien que le soupçon ne put s'imposer mon esprit devant ce ver de terre suivant cette reine, je me suis longtemps demandé si je devais attribuer à l'amour, ou au mépris des insolents médiocres, le sentiment de rébellion et de sourde rage qui s'était emparé de mes sens.
Ah! pensées infâmes qui germent trop souvent dans le cerveau surmené par une idée de possession absolue, chez un être qui se sent l'orgueil de son despotisme et le despotisme inflexible de son orgueil: Que ne peut-on royalement assassiner la créature qu'on est certain d'avoir possédée de l'épiderme aux fibrilles les plus tenues, du coeur et de la cervelle, de même qu'on peut briser au sortir d'une orgie la coupe de cristal où l'on a bu l'ivresse à longs traits, mais sur laquelle aucun autre désormais ne pourra porter ses lèvres.
Heureux ces souverains d'Orient, qui après une nuit de délices inoubliables, faisaient trancher la tête de leurs plus douces sultanes avec une cruauté langoureuse et poétique. Ils éprouvaient la philosophie de leur crime, car loin d'ouvrir la porte aux remords, ils la fermaient aux désillusions.—Il y a du satrape chez les hommes entiers.
C'est tout un poème de tristesse dans mon coeur, quand j'y songe: ce navrant billet doux disait: «J'aurai le plus grand plaisir à te voir; si tu m'as aimé un instant, viens: Je suis chez Dubois... tu sais..., faubourg Saint-Denis. J'ai cru en y entrant y mourir d'ennui, par bonheur jusqu' présent, les amis se sont montrés dévoués... Mais toi, je voudrais tant te sentir la main dans ma main. Si tu as un moment, viens, viens, je t'en serai si reconnaissante!»
Pauvre grande enfant! elle se nommait Flore de ***. Je l'avais entrevue au printemps, alors que pour échapper aux cuissons parisiennes j'étais allé à Ermenonville, en compagnie d'une petite déesse de Paphos, faire l'amour sous les grands arbres, près des temples mythologiques et des grottes voluptueuses, peuplés du souvenir de Rousseau.
En la voyant pour la première fois, dans l'échange seul de nos regards, nous avions pris possession l'un de l'autre avec cet instinct curieux et impossible à analyser de deux êtres, qui ne se sont jamais vus et qui cependant se retrouvent. De ce jour, j'avais l'assurance qu'elle était à moi, sans fatuité; c'était mieux qu'un pressentiment, c'était une certitude: son oeil fixement me disait: «Je suis ta chose;» et mon regard inexorable répondait: «Je le sais et le sens; tu m'appartiens.»—Chaque homme a son harem dispersé dans le monde, dit un moraliste; celle-ci était plus sûrement ma sultane que la petite houri qui se pendait à mon bras, et qui avait des allures capricantes dans l'herbe. L'une m'était réservée par le destin comme une jeune fille au minotaure du labyrinthe, l'autre, gentille hétaïre, se prêtait à ma fantaisie; elle se donnait un maître par caprice, sans subir le fatalisme d'une passion. La première, dans moi, ne pouvait méconnaître l'amant, la seconde, plus légère, n'y voyait que l'amour. Pour la théorie des ardeurs amoureuses celle-là était la flamme, celle-ci n'était que la fumée.
A peine étais-je de retour à Paris, où j'avais réintégré mon insouciante compagne, que je revins à Ermenonville. Pendant près d'un mois je la vis et ne lui parlai pas; ce n'était pas là du sentimentalisme ni de la crainte, c'était une jouissance particulière. Je planais sur elle comme l'épervier sur la colombe, et la pauvre petite tourterelle mettait sa tête sous son aile pour ne pas voir mais aussi pour mieux se laisser prendre.
Flore de *** s'isolait dans son veuvage, bien qu'elle eût à peine vingt-cinq ans; elle était mieux que jolie et plus que belle: un poète eût décrit sa beauté en un volume, pour moi qui ne suis point poète, je constatai simplement que cette brune radieuse possédait au complet, et au delà, les qualités essentielles de la perfection chez la femme, selon Brantôme.
Une heure avant mon départ je lui parlai. Ainsi deux aimants longtemps placés côte-à-côte doivent se réunir.—Elle ne dit mot à mes quelques paroles, mais le soir le même wagon nous ramenait fiévreux, courbaturés par l'attente et les promesses de notre fougue, et cependant notre amour plaidait pour lui même, sans que nous eussions besoin de parler de nos désirs; nos coeurs battaient avec éloquence, mais nos lèvres étaient muettes.—Lorsque les sens s'adressent à des sens qui répondent, les paroles sont craintives, on dorlote par la pensée les plaisirs que nourrit l'espérance.
—Ah! quel raffinement il y a dans la patience de la possession... qualis nox fuit illa... disait Pétrone...
La pauvre mignonne se laissa consumer par l'ardeur de sa passion; elle mourut en janvier après plus de six mois de délices surhumaines. Je voyageais dans les brumes d'Angleterre lorsque ce navrant billet doux me parvint: «Je suis chez Dubois... tu sais, faubourg Saint-Denis...»
Hélas! je ne l'ai point revue et peut-être l'ai-je tuée..., cette douce amoureuse. C'est tout un poème de tristesse dans mon coeur quand j'y songe.
Lorsque la grande comtesse conçut le
ridicule projet de me marier, je me laissai
faire, c'était le testament de son amour dont
elle pensait ainsi légitimer la succession.
Je fis mine d'accéder et poussai jusqu'à la
présentation, mais pendant le dîner, je
lançai froidement dans le courant de la
conversation d'irréfutables pensées contre
le mariage, qui, comme toutes les vérités
profondes, causèrent la plus déplorable sensation
parmi les convives engagés dans les
liens de l'hyménée. Voici quelques-uns de
ces aphorismes terribles et tranchants:
.........................................
.........................................
Le Mémorandum d'un Epicurien s'arrête ici.—Une main inconnue a déchiré les pages manuscrites qui suivaient ces quelques notes hâtives et décousues.—La sottise peut tout lacérer en invoquant le code indigeste de la morale.—Les vérités sociales doivent rester cachées dans le puits de la logique.—Ici, le Mémorandum devenait peut-être intéressant; mais l'éditeur persiste à mettre au jour ce carnet de fat et à le reproduire avec ses lacunes et ses errata.—Ainsi soit-il!
Suçotant frétillardement,
Dérobons nous tout doucement
Par un baiser l'âme et la vie.
PARNASSE DES MUSES.
D'après la légende interprétée par Jean Second Evrard, l'auteur des Baisers—ce chef d'oeuvre d'un poète voluptueux et hardi,—Vénus transporta vers l'aurore le jeune Ascagne tout endormi, dans un des bosquets enchanteurs qui dominent Cythère. Là, plaçant douillettement sur un lit de tendres violettes cet adorable adolescent, elle fit naître, de sa volonté de Déesse, une prodigieuse floraison de roses blanches dont les suaves senteurs s'épandirent à l'entour. Cypris contempla son oeuvre dans le mystère de sa retraite: Sous ses yeux, le fils d'Énée respirait doucement; les fleurs fraîches écloses s'épanouissaient au-dessus de sa tête, semblant bercer son sommeil, tandis que cependant l'air saturé de parfums capricieux conviait les sens aux plus charmants ébats. Vénus sentit sourdre en elle un étrange frisson; une ardeur fiévreuse se glissa dans ses veines, et les caresses, filles du désir, se prirent voleter avec malice sur ses divins appas. Adonis, en cet instant, lui apparût dans le lointain du passé avec les tièdes souvenances des délices charnelles; elle se mit à évoquer les grâces viriles, les valeureux enlacements, les coïntes galanteries de son amant, et, devant le repos d'Ascagne, devant ce garçonnet plus rose que les roses, devant les beautés sveltes de cette puberté découverte, elle se trouva faible, indécise, bouleversée; c'est ainsi que dormait son berger; elle eut voulu étreindre ce cou junévile et fringuer sur ce torse coquet, mais où Morphée régnait, sa pudeur fut maîtresse.
Les roses, dans leur langage, distillaient de capiteux conseils, les fleurettes du gazon chatouillaient le derme de ses jambes, ses colombes fidèles, battant joyeusement de l'aile, se becquetaient sous la ramée; les zéphirs avec un langoureux murmure se jouaient sur ses lèvres ardentes; l'amour, dans toutes ses manifestations, chantait une hymne à sa reine-mère; la nature par sa sève dictait sa grande loi. Alors, la sensible Dionée attendrie, éperdue, se laissa lentement tomber sur les parterres fleuris, et se penchant sur la fraîcheur des roses, elle en prit une et l'embrassa.—On eut dit, à ce contact, que le sol s'enflammait; les roses blanches s'animèrent, devinrent pourpres comme de pudibondes damoiselles tout à coup lutinées; autant de baisers cueillis par ces lèvres mi-closes, autant de baisers rendus, jusqu'à ce que Vénus, fière de sa moisson et trainée travers l'azur par ses cygnes éclatants, se mit à parcourir le globe terrestre, semant pleines mains comme un nouveau Triptolème des baisers inédits sur les campagnes fécondes.
«Depuis ce jour, tout brûle, et s'unit, et s'enlace;
Le bouton d'un beau sein est éclos du baiser;
Une rose y fleurit pour y marquer sa trace;
Fier de l'avoir fait naître, il aime à s'y fixer.»
C'est à ces baisers tombés du ciel, dans un combat des sens, que nous est venue la merveilleuse éclosion des plaisirs les plus vifs: baisers voluptueux issus des roses fraîches et vermeilles, baisers humides, précieux dictames des amours humaines; baisers frissonnants qui donnez la vie et scellez le pacte des âmes, baisers variés mais toujours enivrants et nouveaux, je vous salue!
D'autres, nourrissons d'Apollon ou amants favorisés des Parnassides, vous ont chantés sur des lyres sonores et harmonieuses; chaque jour des lèvres s'unissent pour célébrer votre gloire dans un râle de bonheur et d'ivresse: pour moi, heureux baisers, provocateurs de la virilité, baisers petits et grands, baisers doucereux ou brutaux, légers ou profonds, langoureux ou mordants, libertins ou vitriolesques; baisers auxquels la mâleté donne toute l'expression, je veux conter vos fastes dans le prosaïsme de ma manière, détailler vos mignardises si chères aux farfadels de la passion, et annoter vos variations savantes comme un pieux dégustateur de vos innombrables fantaisies qui embéguinent ma concupiscence.
Plusieurs savants, dans de longues dissertations, ont déjà traité la question. L'ouvrage le plus intéressant et aussi le plus célèbre est l'essai de Kempius, intitulé: de osculis. Les latins se servaient de mots différents pour mieux marquer la nuance des baisers; ils nommaient Osculum, un baiser donné entre amis; Basium, un baiser offert par convenance ou reçu par politesse; et Suavium, un tendre baiser impudique[1]. Ne nous inquiétons que de celui-ci; les autres ne sont que baisements ou baise-mains, contacts sans plaisirs, accolades sans convictions, civilités puériles et honnêtes, Berquinades à l'usage des hypocrisies sociales. Si je m'étends ici quelque peu sur l'historique des baisers, ce sera pour revenir avec plus d'empressement à ces doux becquetages de tourterelles, à ces duos des lèvres, à cette fusion des désirs que les anciens exprimaient si bien par columbatim, un mot exquis que colombellement ne saurait traduire à mon gré.
[1] Cette différence est indiquée ainsi dans les Arrêts d'amours de Martial d'Auvergne: «ut paululum a materia divertamus, quid sit discriminis inter basium, osculum, et suavium dicamus, Aelius Donatus in Eunucho Terentiano tria osculandi genera ponit, osculunt silicet, basium, et suavium. Oscula officiorum sunt, basia vero pudicorum affectuum, suavia libidinum vel amorum. Servius Honoratus in primo Æneid super his verbis: oscula libavit, osculum religionis esse dicit, suavium autem libidinis.
Lorsqu'à Rome l'adultère ne subissait aucune loi de répression, le baiser public était ignoré et considéré comme un gage de fidélité conjugale mis au nombre des caresses secrètes de la nuictée; un jeune citoyen pour avoir eu la témérité de ravir un baiser à une grave matrone fut par sentence condamné à mort et exécuté. On peut trouver dans le code une loi dont les prérogatives sont connues par les jurisconsultes sous le nom de Droit du Baiser. Ce droit consistait en présents de fiançailles qui devaient compenser l'atteinte que la pudicité virginale de l'épousée avait soufferte d'une amoureuse union des lèvres, c'était le gage avant-coureur de l'amour conjugal. Les Romains ont fait aussi quelquefois du baiser un acte religieux; les philosophes et les naturalistes prétendaient que les yeux, le col, les bras et généralement toutes les parties du corps étaient consacrées à des divinités particulières[2]; on croyait honorer ces divinités en baisant les membres qui étaient sous leur protection. Ils embrassaient l'oreille, le front et la main droite dans la pensée de rendre hommage à la mémoire, à l'intelligence et à la fidélité qu'ils étaient accoutumés à symboliser dans un culte divin.
[2] Voyez à ce sujet: Variétés littéraires ou Recueil de pièces tant originales que traduites (par l'abbé Arnaud et Suard). Paris, 1768, tome I, pp. 379 et suivante.
L'usage réservé du baiser sur la bouche tenait également au culte. Les vertueux Romains regardaient la divinité qui préside à l'amour comme le parangon de la chasteté; les blanches colombes qui conduisaient son char étaient la plus naïve expression de la pureté morale, et ils auraient cru déplaire à Vénus, en prodiguant hors de propos le baiser amoureux qui devait témoigner seulement de la foi des époux. Les violateurs de cette loi étaient sévèrement punis. Valère Maxime en a relaté plusieurs exemples frappants. Les profonds penseurs sentaient que, permis trop légèrement, les baisers conduisent souvent la perturbation des moeurs, et ils cherchaient clandestiner ces sensations voluptueuses dans la légitimité du mariage, pour inciter la jeunesse à l'hyménée et préserver son propre bonheur et la félicité de l'État.
On connaît le chapitre sur les baisers dans lequel Jean de la Caza, évêque de Bénevent, dit qu'on peut se baiser de la tête aux pieds; il plaint les grands nez qui ne peuvent s'approcher que difficilement et il conseille aux dames qui ont le nez long d'avoir des amants camus, et aux amoureux doués d'une protubérance nasale exagérée de choisir des maîtresses chez lesquelles cette partie saillante du visage soit plus fine et moins en avant.
«Le baiser était une manière de saluer très ordinaire dans toute l'antiquité, raconte Voltaire[3], Plutarque rapporte que les conjurés avant de tuer César, lui baisèrent le visage, la main et la poitrine. Tacite dit que lorsque son beau-père Agricola revint de Rome, Domitien le reçut avec un froid baiser, ne lui dit rien et le laissa confondu dans la foule. L'inférieur qui ne pouvait parvenir à saluer son supérieur en le baisant, appliquait sa bouche à sa propre main et lui envoyait ce baiser qu'on lui rendait de même si on voulait.»
«Les premiers chrétiens et les premières chrétiennes se baisaient à la bouche dans leurs agapes. Ce mot signifiait repas d'amour. Ils se donnaient le saint baiser, le baiser de paix, le baiser de frère et de soeur: agion Philema. Cet usage dura plus de quatre siècles et fut enfin aboli à cause des conséquences. Ce furent ces baisers de paix, ces agapes d'amour, ces noms de frère et de soeur, qui attirèrent longtemps aux chrétiens peu connus, ces imputations de débauche dont les prêtres de Jupiter et les prêtresses de Vesta les chargèrent; vous voyez dans Pétrone et dans d'autres auteurs profanes, que les dissolus se nommaient frère et soeur. On crut que chez les chrétiens les mêmes noms signifiaient les mêmes infamies; ils servirent innocemment eux-mêmes à répandre ces accusations dans l'Empire romain.
[3] Voltaire. Questions sur l'Encyclopédie.
Il y eut dans le commencement dix-sept sociétés chrétiennes différentes, comme il y en eut neuf chez les Juifs, en comptant les deux espèces de samaritains. Les sociétés qui se flattaient d'être les plus orthodoxes, accusaient les autres des impuretés les plus inconcevables. Le terme de Gnostique qui fut d'abord si honorable, et qui signifiait savant, éclairé, pur, devint un terme d'horreur et de mépris, un reproche d'hérésie. S. Epiphane, au troisième siècle, prétendait qu'ils se chatouillaient d'abord les uns les autres, hommes et femmes, qu'ensuite ils se donnaient des baisers fort impudiques, et qu'ils jugeaient du degré de leur foi par la volupté de ces baisers; que le mari disait à sa femme en lui présentant un jeune initié: fais l'agape avec mon frère; et qu'ils faisaient l'agape.»
Voltaire n'ose ajouter dans la chaste langue française ce que S. Epiphane ajoute en grec[4]. Saint Augustin remarque qu'on regardait autrefois les baisers donnés à la femme d'autrui comme dignes de grands châtiments. Le Cardinal Tuschus nous apprend aussi que dans le Royaume de Naples on infligeait une forte amende à ceux qui baisaient une vierge par surprise dans la rue et qu'on les reléguait loin du lieu même où le péché mignon avait été commis. Un Évêque de Spire, qui vivait du temps de l'empereur Rodolphe fut obligé de sortir de l'Empire pour une semblable cause.
[4] Epiphane. Contra hoeres, liv. I, tome II.
En France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, le baiser public fut toujours considéré comme un acte de civilité et de déférence; les Cardinaux avaient droit de donner l'osculation aux reines sur la bouche, et toute honnête dame eut considéré comme un affront de ne pas recevoir un baiser de lèvres à lèvres lors de la première visite d'un seigneur. La plus charmante des voluptés devint ainsi banale: «La Cherté, écrivait alors le Saige Montaigne, donne du goût à la viande: voyez combien la forme de salutations qui est particulière à notre nation abâtardit par sa facilité la grâce des baisers, lesquels Socrate dit être si puissants et dangereux à voler nos coeurs. C'est une déplaisante coutume et injurieuse aux dames, d'avoir à prêter leurs lèvres quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu'il soit: et nous mêmes n'y gagnons guère; car comme le monde se voit porté, pour trois belles, il en faut baiser cinquante laides, et à un estomac tendre comme sont ceux de mon âge, un mauvais baiser en surpasse un bon.» Pour les dames, à quelqu'époque que ce soit, elles furent toujours sensibles aux baisers énamourés d'un galant cavalier, et si quelques-unes s'en offensèrent en apparence, la plupart d'entre elles, en recevant l'accolade sur la joue gauche furent tentées, en tendant la joue droite de répondre ainsi qu'une belle demoiselle surprise à l'improviste par un joyeux brusquaire: «Monsieur, vous m'offensez, mais voici l'autre côté, je sais mon évangile.»
«S'il est désagréable à une jeune et jolie bouche de se coller par politesse a une bouche vieille et laide, dit l'auteur de Candide, il y avait un grand danger entre les bouches fraîches et vermeilles de vingt vingt-cinq ans; et c'est ce qui fit abolir la cérémonie du baiser dans les mystères et les agapes, c'est ce qui fit enfermer les femmes chez les Orientaux, afin qu'elles ne baisassent que leurs pères et leurs frères; coûtume longtemps introduite en Espagne par les Arabes.»
La science a-t-elle besoin de prouver qu'il y a un nerf de la cinquième paire qui va de la bouche au coeur et de là plus bas? la nature a tout préparé avec le génie le plus délicat: les petites glandes des lèvres, leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, la peau fine, chatouilleuse, leur donnent un sentiment exquis et voluptueux, lequel n'est pas sans analogie avec une partie plus cachée et plus sensible encore. La pudeur peut souffrir d'un baiser longtemps savouré entre deux piétistes de dix-huit ans.—Ronsard a poétisé comme suit ce tact charmant de lèvres:
Il sort de votre bouche un doux flair, que le thim,
Le jasmin et l'oeillet, la framboise et la fraise,
Surpasse de douceur, tant une douce braise
Vient de la bouche au coeur par un nouveau chemin.
Le baiser sur les lèvres est l'unique baiser de Vénus, c'est l'étincelle, le boute feu d'amour; il scelle l'entente des sexes, arde le coeur, allume le sang dans les veines, espoinçonne la virilité, cause le prurit vital, et met en appétit d'union. L'âme s'évapore dans un tel baiser, lorsque les désirs s'y unissent; il met hors de sens et cause un étrange satyriasisme; il fait fomenter la sève et fusionner deux existences: on y boit la vie de sa vie, on y heurte lascivement d'inoubliables sensations comme dans un toast sublime à l'entremise de la nature. Ainsi l'expriment les vers suivants dont on ignore l'auteur:
De cent baisers, dans votre ardente flamme,
Si vous prenez belle gorge et beaux bras,
C'est vainement; ils ne les rendent pas.
Baisez la bouche, elle répond à l'âme.
L'âme se colle aux lèvres de rubis,
Aux dents d'ivoire, à la langue amoureuse
Ame contre âme alors est fort heureuse,
Deux n'en font qu'une et c'est un paradis.
La conjonction des lèvres est l'écussonade de la plus vive jouissance, lorsque pour la première fois, en toute liberté, deux muqueuses se soudent dans une effusion commune—: Les deux amants sont là, seuls et encore timides; ils ont la gaucherie d'une entrevue à huis-clos, où les sens sont plus éloquents que les proclamations du désir; les mains se sont pressées, déjà un bras s'arrondit sur cette hanche mignonne; les épaules se touchent, les joues se frôlent, les poitrines se soulèvent et soupirent; les coeurs battent à l'unisson d'espoir et aussi de cette crainte vague qui fait antichambre à la porte du bonheur. Lui, sourit et mitonne ses délices; elle, sur la défensive de convenance, muguette et chiffonne son joli babouin dans une moue adorable. Voici que les visages se rapprochent, que les cheveux s'unissent et que les yeux dardent les yeux à des profondeurs volupteuses et infinies: un fluide mystérieux les enserre et les berce; sur cette jolie nuque blonde et rose ainsi que sur ce col brun d'Antinoüs, il passe comme un frisson avant coureur du spasme. Leurs cerveaux, accablés, semblent en ébétude tant est verdissante cette extubérance sensuelle, qui fait que les jouvenceaux, comme les bacchantes, se grisent eux-mêmes de leurs propres facultés. Tout à coup ces torses se cambrent, ces têtes se renversent, ces lèvres muettes se choquent, s'alluchent se confondent dans une haleinée de chaude amour, et des baisers acres et mordicants font entendre des petits bruits rieurs, délectables, alangouris qui se prolongent et s'achèvent comme un glou-glou d'ivresse entre ces deux heureux fretin-fretaillant.
Rien n'est comparable à ces liesses; les corps enlacés, s'acquebutant dans une puissante étreinte, se contournent en torsions d'amour; les lèvres mâles happent cette bouchelette fraîche ainsi que rosée, tandis que lancinantes et frétillant dans de diaboliques mouvements, les langues inassouvies se mordillent comme fraises et paraissent, dans l'imagination de ces félicités poignantes, sucer l'âme de sa vie, et faufrelucher la vie de son âme.
On dirait qu'en pareille délectation, on vide l'épargne de son être; Belzébuth trépigne dans les entrailles et s'y démène convulsivement, on demeure dans l'oubliance de toute l'humanité, et, sur ces lèvres de roses, où balbutie encore l'amour anéanti dans cette longue embrassée, les amants ne laissent mourir le plaisir que pour le faire renaître avec un renouveau plus quintenencié, avec des accents plus humides et brûlants à la fois.
L'abbé Desportes a chanté la saveur de baisers si tendres dans ses rhythmes exquis:
Et qu'en ces yeux nos langues frétillardes
S'étreignent mollement...
Quand je te baise, un gracieux zéphir
Un petit vent moite et doux qui soupire,
Va mon coeur éventant.
et plus loin:
Au paradis de tes lèvres décloses,
Je vais cueillant de mille et mille roses
Le miel délicieux...
Ce ne sont point des baisers, ma mignonne,
Ce ne sont point des baisers que tu donnes:
Ce sont de doux appas
Faits de Nectar...
Ce sont moissons de l'Arabie heureuse,
Ce sont parfums qui font l'âme amoureuse.
S'éjouir de son feu.
C'est un doux air embaumé de fleurettes,
Où, comme les oiseaux, volent les amourettes.
De tout temps, chez tous les peuples, des poètes de génie ont détaillé les charmes du baiser lascif; Virgile, Platon, Moschus, Tibulle et Catulle, Le Tasse, Le Dante, Pétrarque, Ronsard, Belleau, de Magny, le grave Corneille et le vertueux Racine, Voltaire et Rousseau; prosateurs, moralistes et philosophes, chacun a voulu analyser ces extases du baiser qui béatifient la passion.
Me sera-t-il permis de traduire ici l'inimitable Baiser seizième[5] de Jean Second, si chaud et si coloré dans sa belle latinité, qu'il peut paraître téméraire d'en rendre le sens exact sans craindre d'en atténuer les fantasieuses délicatesses. Je traduirai moins lourdement que Ménage, plus tendrement que Balzac, peut-être moins sentencieusement que Gui-Patin.
[5] Jean Second.—Basium XVI: Latonæ nivoeo sidere Blandior, etc.
—Toi qui es plus étincelante que l'astre brillant de la pâle Phoebé, toi qui surpasse en éclat l'étoile d'or de Vénus, ô ma douce Néoera, accorde moi cent baisers; prodigue-les moi avec autant d'abandon que jadis Lesbie les donna à son poète inassouvi; cueille-les sur ma bouche, en aussi grand nombre que ces grâces amoureuses qui se jouent sur tes lèvres mutines et sur tes joues rosées. Fais pleuvoir sur mon corps ces mêmes accolades aussi drues que ces traits enflammés lancés par tes regards ardents qui font naître à la fois la vie et la mort, l'espérance et la crainte, la joie et les soucis cuisants. Que tes baisers soient plus multiples, plus acérés que ces flèches innombrables, dont un petit Dieu léger et moqueur, puise la variété dans son carquois doré, pour en férir ma pauvre âme, et, ce chant de tes lèvres, joins les propos grivois, les soupirs voluptueux et les plus aimables caresses. Imite ces tendres colombes qui, dès le réveil du printemps, bec contre bec, se trémoussent des ailes; Néoera, viens à moi, éperdue, défaillante, accablée de désirs, ta bouche sur ma bouche, collée étroitement: tourne avec langueur tes yeux noyés d'une humide flamme et d'une lubricité poignante; alors seulement fais appel à ma virilité, renverse-toi sans force entre mes bras: je t'enlacerai, je te presserai contre moi, je t'environnerai de mon amour, et, parcourant tes appas glacés, je te ferai renaître au rouge soleil de Cythère; je te rappelerai à la vie par une savoureuse et lancinante embrassade, jusqu' ce que succombant moi-même, dans les plaisirs de cette ardente becquée, je sente mon âme m'échapper, s'écouler et passer sur tes lèvres. A cet instant, ma Néoera aimée, je soupirerai, bien bas, comme dans une agonie de volupté: Je meurs, je meurs, ma tant douce maîtresse, je meurs de plaisir et d'amour; prends-moi, recueille-moi, embrasse-moi de tes bras frais et potelés, je défaille et suis sans ardeur ni puissance. Tu me réchaufferas alors sur ton coeur embrasé; dans le parfum d'un de tes baisers tu m'insuffleras la vie et, m'éveillant peu à peu sous les mignards attouchements de tes lèvres empourprées et mielleuses, je redeviendrai de nouveau ton amant, ton seigneur et ton maître.
C'est ainsi, ma Néoera, que nous devons arrêter la faux du temps, pendant les courts instants de notre bel âge. C'est ainsi, dans des douceurs cupidiques qu'il est sage de laisser s'écouler la jeunesse insouciante et rieuse; le plaisir a l'éclat des fleurs nouvelles qui tôt se fanent et se dessèchent. Sans qu'on y songe, voici venir la morne et pénible vieillesse avec son cortège de douleurs, de tristesses, de regrets superflus la décrépitude, et la mort nous guettent: Le temps presse, Néoera aimons-nous.
La bouche féminine, pour coquettement appeler le baiser et évoquer le désir, doit être plus petite que grande, d'une heureuse harmonie, les lèvres bien tournées, délicates, ni trop écarlates ni trop pâles, colorées d'une pointe de carmin, légèrement retroussée aux commissures et scintillantes sous l'humidité des caresses attendues. Le rire y doit creuser des fossettes friponnes au bas même du visage, et découvrir, comme d'un écrin sort un rang de perles, des dents petites, bien enchâssées également dans le vermeil des gencives et dont l'émail soit d'une blancheur japonaise à peine irisée. Le plus mince défaut buccal, pour un raffiné, est la mort des baisers d'amour; il ne faut point qu'une bouche soit ce qu'on appelait au seizième siècle: un abreuvoir mouches, elle doit, au contraire, prendre des airs musqués et affriander les yeux qui la contemplent. Certaines bouches ne sont qu'avaloirs sans expression; les lèvres grasses y bobandinent, les lourdes lippées y entrent, et les caquets en sortent, ce sont cavernes bien aviandées où tombent les léche-frions de cuisine, mais où ne parviennent point les hautises des gentilles accolades.
Sur les bouches coïntes et mutines, on peut bailler le Baiser à la pincette qui donne moins d'importance au caprice du moment. Pinçant doucement les deux joues des doigts, il est ainsi loisible de dérober amoureusement un long et sonore attouchement des lèvres, dont on se défend toujours trop tard.
Le Baiser à la dragonne est moins civil, il violente, meurtrit et blesse comme un éperon c'est le baiser de l'étrier, la vigoureuse botte de l'escrime d'amour, c'est la caresse brutale de d'Artagnan à son hôtesse, c'est mieux encore la pratique faunesque des amants sabreurs de voluptés, qui ne prétendent point s'amuser à la moutarde ou qui ne savent pas déguster les douceurs des agaceries prolongées.
Le Baiser à la florentine, ou baiser la langue en bouche, ainsi que disaient nos pères, nous est venu, assure-t-on, d'Italie, bien que ce soit le baiser d'amour français par excellence et tradition.—Dans ce baiser les langues frétillardes se daguent, se dévergognent et se fringuent; c'est une accointance active qui émoustille et que les bons sonneurs des lèvres préféreront toujours aux fleurettes naïves des Agnès de couvent.
Après la France, l'Italie et l'Espagne ont adopté ce dernier mode d'embrassade passionnée. En Allemagne et dans le nord, l'amour est plus réservé, bien que dans les hautes classes slaves, par un aimable raffinement, on ait inventé dans des petits soupers galants, le délicieux Baiser au champagne, qui rentre plutôt dans le domaine des enfantillages libertins que dans le royaume de l'amour sincère.
En Angleterre, le baiser a pris les proportions d'une institution sociale: les blondes et sentimentales fillettes du Pays-Uni, pour ne pas s'inféoder à un amant, possèdent toutes plusieurs Kissing-friends ou bons amis embrasseurs, qui concourent, par différentes manières, à déployer leurs talents. Certains gentlemen, réputés excellents Kissing-friends, sont recherchés des meilleures sociétés et quelques-uns, spécialistes émérites, font des conquêtes plus nombreuses et causent plus de désespoirs, de suicides et de jalousies qu'un Don Juan issu de Lovelace.—Dans le confort d'un divan profond, seule à seul avec le Kissing-friend élu de ses lèvres, avec cet «Exciting man,» une jeune anglaise passerait des heures d'insondable volupté à se laisser biscotter dans le tête à tête, sans songer un seul instant à invoquer Vénus, à froisser ou à laisser froisser la tunique de la morale.
Les lettres d'amour, comme formules de civilités, sont nourries de baisers innombrables; ils coûtent moins à écrire qu'ils ne coûteraient à donner. La locution «mille baisers,» est devenue plus banale, d'une familiarité domestique plus grande que la conjugaison du verbe aimer. Le poète, chevalier de Boufflers, le comprit fort judicieusement, en répondant à une dame qui lui envoyait un baiser:
Vous m'envoyez sur le papier
Un baiser qui bien peu me touche;
Baiser qui vient par le courrier
Pourrait-il chatouiller ma bouche?
Votre chimérique faveur
Me laisse froid comme du marbre;
Et ce fruit n'a point de saveur
Quand il n'est point cueilli sur l'arbre.
Voltaire n'eut pas mieux dit dans ses épîtres les plus malicieuses.
Madame de La Sablière, pour encourager un jouvenceau timide qui lui donnait un baiser furtif, lui murmura finement ce conseil:
Un baiser bien souvent se donne à l'aventure,
Mais ce n'est pas en bien user;
Il faut que le désir ou l'espoir l'assaisonne:
Et pour moi, je veux qu'un baiser
Me promette plus qu'il ne donne.
Parbleu!
Le baiser a laissé sa tradition dans l'histoire et la mythologie; Alain Chartier, le doux poète, l'homme le plus érudit mais aussi le plus laid de son temps, reçut pendant son sommeil un tendre baiser de Marguerite d'Écosse, femme de Louis XI; c'est ainsi que la chaste Diane, suivant la fable, descendait chaque nuit du ciel pour consteller de baisers ardents le corps du jeune et charmant Endimion.
Chaque femme cache un point sensible où se concentre le fluide nerveux de son organisme. Pour un amant fortuné, il s'agit de découvrir ce ganglion, cette clef des sens, ce ressort des félicités poignantes, ce défaut de la cuirasse que toutes maîtresses ont la science de ne pas découvrir et dont elles conservent mystérieusement le secret, sachant que la divulgation les livrerait à la merci du vainqueur.
Que de femmes prétendues froides et insensibles, ne paraissent telles qu'aux yeux des superficiels: Un homme paraît avec la philosophie de la volupté et la tactique de l'amour; il étudie, il cherche, il analyse les sensations qu'il procure; il fouille de ses baisers cette nuque, ce dos, ces bras avec la patience d'un inquisiteur de porte inconnue, dissimulée dans une boiserie, il ne néglige aucune saillie, aucune vallée corporelle, aucun repli de cet épiderme satiné, jusqu' ce qu'il sente un frissonnement spécial qui est l'Eureka de ses recherches sensuelles. Heureux ceux-là qui ont la délicate persévérance d'arriver à leur but.
Connaître le point sensible d'une femme, cette partie solitaire de son être où le baiser frappe comme une balle ou éclate comme une grenade, c'est mieux que de la posséder, c'est l'isoler dans l'amour dont on l'environne, c'est couper la retraite à ses remords, à son inconstance, à ses faiblesses extérieures, c'est se l'attacher par un étrange mysticisme, c'est l'encloîtrer dans la dévotion libertine qu'on a su faire naître en elle.—Il est une force plus grande encore, c'est de connaître la recette des jouissances que l'on donne, et de feindre de l'ignorer pour ne pas mettre l'ennemi sur ses gardes.
Les baisers recevront toujours le culte des détrousseurs de coeurs et des cavalcadeurs à forte encollure; pour moi, je voudrais un jour traiter complètement un si brillant sujet parmi cette réunion d'études projetées dans un ensemble d'analyses voluptueuses; les poussifs toussotteraient avec indignation, les prudes se voileraient en brûlant de me lire, et les francs vivans, sans hypocrisie, reviendraient souvent ces dissertations, comme les femmes amoureuses reviennent à leur piano pour y jouer et rejouer les valses entraînantes.—Je ne saurais mieux conclure ici cette courte étude que sur cette pensée remarquable de Byron:
«J'aime les femmes et quelquefois je renverserais volontiers la conception de ce tyran qui désirait que le genre humain n'eût qu'une seule tête, afin de pouvoir la faire tomber d'un seul coup. Mon désir, pour être aussi vaste, est plus tendre et moins féroce: J'ai souvent désiré, aux jours heureux de mon célibat, que le sexe féminin n'eût qu'une bouche de rose, pour y pouvoir baiser toutes les femmes à la fois depuis l'Orient jusqu'à l'Occident.»
—Quel rêve!!!
Les souvenirs sont comme les échos
des passions; et les sons qu'ils répètent
prennent par l'éloignement quelque
chose de vague et de mélancolique qui
les rend plus séduisants que l'accent
des passions mêmes.
CHATEAUBRIAND.
Des sentiments deviennent frileux, quand le foyer reste vide. Ici même où une couvée de plaisirs était éclose, la tristesse seule sanglotte lentement dans le crépuscule des regrets superflus.—Une ancienne chanson d'amour voltige dans la solitude; dans ce nid charmant où l'on était si bien à deux, il ne reste que des rêves de volupté indécise et la sarabande enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, ces revenants de l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et qu'on appelle encore.
Les rideaux sont tirés; il règne dans la chambre un demi-jour, un silence où je me complais. La lumière a la crudité, l'effrayante clarté qui éblouit ou effarouche les yeux qui ont pleuré et qui ne veulent plus regarder ni voir; son éclat possède la brutalité et le frisson glacial des réveils subits; la pénombre plus douce, plus insinuante ne retire pas les bandages du coeur pour mettre la plaie à vif, elle frôle le doute, et, par gradations, comme une mère qui berce, elle assoupit la douleur et nous conduit avec des ménagements infinis au soleil de la réalité.
En pénétrant ici, j'ai senti dans l'air tiède un refrain du passé, quelque chose comme le parfum affadi des amples brassées de fleurs étincelantes que j'y avais jadis cueillies. Il m'a semblé voir onduler des lignes sur la dernière page du roman si tôt interrompu et un mirage trompeur a déroulé devant moi les sensations des caresses friponnes d'autrefois.
J'ai cru, ô farouche insenséisme de mon âme! J'ai cru qu'Elle se jouait devant moi ma maîtresse aimée avec son rire ambré, jaseur, exquis, tintant comme une argentine clochette à mon oreille charmée; j'ai cru entendre cette voix si fraîche vibrer d'amour aux échos de mon coeur. Dans le vague lugubre qui m'enveloppait, j'ai vu ma charmante amie se dresser debout mes côtés, dans de légers tissus transparents, de couleur neutre, dont les plis amoureux se collaient à son corps de nymphette étoffée. Ses lèvres souriantes, d'une morbidesse savorée, se tendaient, se plissaient en avant avec la suave appétence des baisers attendus, ses bras souples, roses, polis, agaçants par la grâce aimable des fossettes rieuses, ses beaux bras douillets formaient une ceinture à mon col, tandis que je dévorais ses yeux pleins d'azur où le bonheur s'épanouissait dans la dilatation phosphorescente de ses prunelles.
La moiteur de son haleine passait, comme un souffle attiédi, à travers mes cheveux frissonnants; mon coeur battait avec violence d'une épaule à l'autre, et, parmi les ténèbres plus épaisses, je pensais caresser, manier et affrioler ses formes rondes, charnues, veloutées que j'idolâtrai jusqu'au paganisme de la plus folle lubricité.
J'étais inquiet, agité, troublé de même que si j'eusse dû la posséder pour la première fois; la pauvre adorée!—Elle était là, devant moi, me regardant sous ses cils noirs plus longs qu'un credo, lisant dans mes sens l'hymne de mes désirs tandis qu'un vermillon très accentué passait sous ses joues pâles et porcelainées.
Hélas! fou, double fou!—Ixion croyant saisir la nue fut moins douloureusement surpris!—Alors que je croyais sentir le contact excitant de son épiderme, et que je m'élançais, éperdu, pour boire l'oubliance sur ses lèvres humides, la blanche vision a disparu. Je me suis agenouillé avec grand bruit à terre, mes mains crispées dans le vide ne saisissaient plus que le néant de mes fantômesques attouchements et la hideur de mon hallucination.
Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir: J'accomplissais un pèlerinage à l'abbaye des défuntes ivresses, et je dus inventorier le passé, en marquant de larmes amères les heureux jours d'autrefois sur le calendrier des souvenirs.
Dans la chambre intacte et silencieuse, tous ses chers petits bibelots étaient là; sur la cheminée de brocatelle, la pendule restait muette et mon coeur seul battait avec force dans cette solitude où le sien, tant de fois, avait bondi et éclaté d'allégresse.—Faiblesse étrange qui me gagnait, douleurs sourdes et caressantes dont je me croyais à jamais guéri, mignardes hantises de mes dix-huit ans, je pensais vous avoir égarées à jamais et vous apparaissiez de nouveau!
—O premières amours! délices profondes et vivaces! lorsque vous avez conquis la virginité de nos âmes, humé notre sang le plus vermeil, grisé nos sens vigoureux et naïfs, quand vous avez imprimé votre marque mordante et brûlante à la fois sur la fraîcheur de notre aurorale juvénilité, rien désormais ne vous peut effacer!
—Les illusions, sous le doigt brutal de la vie réelle, s'évanouissent au toucher comme le prisme et la poussière d'or des ailes de papillons, le dégoût survient, la lassitude arrive, le scepticisme s'impose à l'esprit blasé, et, aux relais de chaque nouvelle conquête, la passion, naguère si fringante, devient plus poussive et aussi efflanquée que ces maigres chevaux de poste dont le trot retentit quand même, sous un harnachement de grelots sonores et étourdissants.
—C'est en vain que le corps se brise et que le coeur se bronze; la statue se souvient d'avoir vécu dans un éclair de joie, et vous, sensations neuves, premières caresses de notre puberté, éclose sous un regard de femme, nous ne pouvons vous oublier!
Premières amours, rosée de jeunesse ensoleillée, vous anéantissez les rêveries trompeuses de notre adolescence; vous dévergognez notre vague idéalisme et nos sentiments puérils et mièvres, vous nous remettez le sceptre de notre puissance, en nous en inculquant gentiment l'usage, vous consacrez enfin notre royauté masculine en nous héroïfiant dans de valeureuses prouesses de virilité.
N'est-ce pas dans ce boudoir, où Vénus jamais ne bouda Cupidon, que je fis mes premières armes?—N'est-ce pas ici même que je devins homme? N'est-ce pas devant ces témoins inanimés, que la chérie, si follement dorlotée, me fit éprouver la mâleté de mes muscles?—O douce mignonne! quand je jetai mon coeur dans ton âme avec la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité des prurits cuisants, quand je m'agenouillai pour la prime fois devant ta beauté absorbante, quand nos lèvres allangouries se donnèrent la becquée divine, alors, j'aurais dû cesser de vivre; j'étais Dieu dans la Création! En m'approchant de cette rouge fournaise du bonheur, je ne pouvais que rétrécir le cercle de mes sensations, et, avec l'instinctive philosophie du scorpion, il me fallait mourir de moi-même et par moi-même.
On ne contemple pas impunément les radieux levers du soleil sans que les tristesses du crépuscule n'en deviennent plus affligeantes.—Ah! que ne puis-je reconquérir aujourd'hui cette aurore et cette exubérance de mon être!
C'est ainsi que j'étais étendu sur ce siège, accoudé sur cette table chargée des riens qu'elle aimait; c'est ainsi que j'attendais sa venue du soir, avec des frissons d'espérance, mitonnant des caresses à offrir et des ébats à renouveler—: Elle arrivait toute envoilée, émue, souriante, presque craintive, et dès lors j'étais enveloppé dans une auréole de félicité; le bonheur tient si peu de place!—Déjà, avec ma force d'amoureux, je la prenais, la soulevais dans mes bras, la berçant comme un enfant avec des éclats de rire joyeux mêlés de baisers, je la pressais contre moi, rêvant de m'ouvrir la poitrine pour la loger toute entière dans mon coeur—folies suprêmes! Extases divines! pourquoi vous ai-je perdues? Avec quelle passion je dégantais ces petites mainettes exquises, dont je baisais chaque phalange; puis, dégrafant, délaçant, déchirant soie, dentelle ou batiste; avec quelle ivresse curieuse j'explorais les rondeurs embaumées de ce buste de déesse!—mes doigts ont encore conservé le tact voluptueux de sa peau de satin.
Elle luttait d'abord, se rebellait gentiment, puis se laissait faire, vaincue par ses désirs plus encore que par mes démonstrations passionnées; puis lorsqu'elle était assise, à genoux devant elle, déjà grisé par des ardeurs de faune, je déployais le verbiage de la chair et l'éloquence persuasive et enflammée des ambitions sensuelles.—Etais-je assez jeune! assez neuf d'expression, assez vibrant dans l'enthousiasme de mes croyances!—Je payais d'amour, argent comptant, en belles et bonnes pièces, frappées au bon coin de ma puissance de novice.
Et toutes ces mutineries ineffables, ces chuchottements de colombes au même nid, ces aveux à voix basse, ce bruissement de soupirs semblables à une confession, ces petits cris légers de bergeronnette effarouchée, ces spasmes, ces béatitudes, ces râles soudains, ces évanouissements et ce silence:—on eut dit d'un meurtre; ce n'était qu'un doux larcin prêt à se renouveler.
Pendant près de six mois, ainsi j'ai vécu, comme une torche qui flambe. Sa chambre maintenant est solitaire; la mort, en surprenant la pauvrette a fauché mon âme avec la sienne.
Dans ce cadre d'émail, voici son portrait, la douceur de son rire, l'éclat de ses yeux, le brillant de ses longues tresses blondes dont parfois dans sa nudité, elle se faisait un manteau d'or. Voici cette mignarde bouche humide et sensuelle, dont la friandise luxurieuse n'avait point de bornes, et, sous ses lèvres ardentes, j'entrevois encore la blancheur bleutée de ses dents de jeune chien qui marquèrent mes joues, mon col, mes bras et mon corps de ces empreintes enchanteresses qui sont espiègleries d'amour.
Portrait que je baise et rebaise, image trompeuse et sans expression, carton sans relief et sans vie, que n'ai-je la volonté de te détruire, alors que ma tant chère amante n'est plus?
Dans les panneaux de chêne, ce n'est qu'un hideux squelette que les larves ont décharné! Si mes sens pétillent sous la cendre encore chaude des éclatantes souvenances, la logique de ma raison me fait gratter la terre où elle est enclose, soulever le couvercle de sa bière et reculer d'effroi devant l'oeuvre immonde de la camarde et du temps.
De telles pensées m'entraînent dans des songes funèbres et hideux où la matière putrescible fermente et se liquéfie.—Visage aimé, yeux tendres et expressifs, beautés corporelles, je me serais fait poëte ou sorcier pour vous immortaliser... Ah! qu'êtes-vous devenus lorsqu'un réalisme impitoyable me contraint à vous contempler!
Elle s'est éteinte doucement un matin de mai, dans mes bras, au réveil, en parlant du printemps, des oiseaux et des fleurs; projetant de lentes promenades dans les bois reverdissants, souriante, dans sa pâleur, à l'idée des violettes cueillies sous la mousse et des baisers échangés pendant le gazouillis du rossignol.—Elle se faisait petite, gamine, caressante et capricieuse, m'enlaçant davantage et se renversant sur les guipures des oreillers—(ai-je souffert davantage dans ma vie qu'à cet instant où les larmes m'étouffaient comme une hémorragie interne?)—Sur la transparence de son visage le sang avait afflué, mettant du carmin sur la blancheur de sa chair avec le contact brutal du sang épandu sur un linge. Le soleil entrait dans la chambre et baignait les courtines du lit. L'oeil fixant le vague, les narines dilatées, belle déjà de la froide beauté des vierges expirantes, elle évoquait la nature à son renouveau, et, dans le mirage de ses esprits, elle revoyait nos plus douces heures de plaisir, nos fuites dans la campagne, nos dîners dans les fermes au milieu des basses-cours tumultueuses, le petit coq qui sautait sur la nappe, ou le joli chat craintif qu'elle mettait à l'abri du despotisme d'un gros terre-neuve:—«Nous irons, dis moi, nous irons encore..., tu sais dans la vallée aux moulins, où nous nous arrêtions pour boire du lait, près du ruisseau bordé de saules où les mamans canards ont de si jolis poussins jaunes... et puis..., n'est-ce pas, nous ferons de grands bouquets; la main dans la main, nous retournerons, bien seuls, dans les sentiers... ne dis pas non,... oh! je suis si heureuse... si heureuse!...»
Elle parlait, parlait toujours, avec la poëtique éloquence des choses qu'on doit quitter et des sensations qu'on va perdre, sans en avoir conscience.—Elle s'épuisait peu à peu, et dans une douloureuse quinte de toux elle s'évanouit pour toujours, me serrant la main plus fort et murmurant encore faiblement comme un enfant qui s'endort:... l'amour... avec toi,... c'est si bon!—».
Pauvre adorée! Certes, dans la fraîcheur de notre adolescence, l'amour c'était si bon, si plein de croyances, si rayonnant de clarté, si intime et si vrai—tu as aimé avec toutes les forces de ta candeur, et tu es sortie palpitante de plaisir, avant de goûter à la lie des désillusions et des infamies, avant les tristes lendemains de la vie heureuse.
Je suis resté Moi et je t'aime encore, car tu es ma jeunesse, la franchise de mon âme et le miroir de mes premiers sentiments.—J'ai vu, depuis, que l'amour tel qu'on le comprend ou qu'on le fait dans le monde, et tel aussi que la société l'a créé, était un guet apens et je me suis armé contre les soupçons, les trahisons, les perfidies, les ruses et astuces de la femme, car sur la carte de tendre, on égorge les agneaux et la force indépendante de l'amant prime le droit d'esclavage du mari.
Dans cette petite chambre j'aime à revivre mon passé, je retrouve un calme langoureux et bienfaisant au sortir des orgies de la chair ou des lassitudes de l'esprit.—L'hiver j'allume de grands feux dans l'âtre, comme si elle allait revenir, gelée, avec cette toux profonde qui me faisait si mal, et qu'elle dissimulait dans un sourire morbide. L'été j'y viens donner audience au soleil, aux effluves printannières, je place près de moi son fauteuil vide, aux coussins de soie, ses petites babouches de velours blanc traînent à terre, et, sur le piano ouvert, je place sa chanson favorite: alors je parcours quelque vieux poète, les yeux demi-fermés, le coeur engourdi, et il me semble qu'au milieu d'accords confus j'entends sa voix exquise murmurer comme autrefois ces stances Ronsardiennes, sur un rhythme enchanteur:
Quand au temple nous serons
Agenouillez, nous ferons
Les dévôts, selon la guise
De ceux, qui, pour louer Dieu,
Humbles, se courbent au lieu
Le plus secret de l'église.
Mais, quand au lict nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs, selon les guises
Des amans, qui librement
Pratiquent folastrement,
Dans les draps cent mignardises.
Je crois sentir le frisson de ses doigts sur l'ivoire des touches, tandis que, comme une berceuse, la mignonne poursuit son chant avec une langueur plus accentuée, plus émue et plus chaude.
Pourquoi doncque, quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dans un cloistre enfermée?
Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ta joue et ta bouche belle?
En veux tu baiser Pluton,
Là-bas, après que Charon
T'aura mise en sa nacelle?
Sa voix dans ma pensée devient plus faible à l'approche de ces stances funèbres que nous répétâmes si souvent, sans songer à la réalité; cependant la vibration de ses paroles tinte encore à mon oreille semblables à ces ballades allemandes qui s'affaiblissent en prenant fin:
Après ton dernier trépas,
Gresle, tu n'auras là-bas
Q'une bouchelette blesmie,
Et quand, morte, je te verrois,
Aux ombres, je n'avou'rois
Que jadis tu fus m'amie.
Ton test n'aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N'aura veines ni artères;
Tu n'auras plus que des dents
Telles qu'on les voit dedans
Les testes des cimetières.
Doncques, tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d'avis,
Et ne m'espargne ta bouche;
Incontinent tu mourras:
Lors tu te repentiras
De m'avoir été farouche.
Hélas! sa douce jouvence est passée, mais elle ne peut se repentir!
Lorsqu'elle avait terminé cette suave mélopée, elle se levait brusquement et m'enlaçant par derrière, m'étreignant comme un être qu'on peut perdre, me renversant sur sa gorge, elle m'embrassait avec avidité, elle se donnait à moi, elle était affolée comme si elle eut compté ses jours et ses nuits, et juré de ne rien regretter selon les présages du poète vendômois.
En ouvrant ce tiroir je trouve ses lettres et les miennes: tout un roman qu'il faut laisser inédit, à l'abri du vulgaire. Une une, je les relis sans y trouver de quoi brutaliser la délicatesse de mes souvenirs; ces tendres billets parfumés ont une candeur de passion, une verve d'amour, un brillant d'expression qui me transportent. Le coeur a son style et son éloquence, l'un et l'autre sont simples et touchants, ils frappent plutôt l'âme qu'ils n'éblouissent l'esprit; ils ont le pathétique de la foi et la grande beauté des paroles soudainement issues des sensations mêmes qui les ont fait proférer.—A quelle école autre que l'amour, une femme pourrait-elle apprendre un art si fin d'analyse? Sur quelle palette d'adjectifs, dans quels dictionnaires des passions puiserait-elle ces nuances expressives, à la fois sobres et alambiquées?
Le cerveau livre hâtivement ses trésors quand l'incendie est allumé dans le coeur et que la raison en s'enfuyant laisse tout au pillage des sentiments majeurs.—Il est des pages qui me feraient pleurer et rougir de plaisir au même instant, il en est d'autres que je déguste savoureusement dans ma tête, comme ces sucreries quintessenciées qu'on laisse fondre en gourmet sur les muqueuses les plus sensuelles. Jolies pattes de mouches, coquetteries féminines, petits mots doucereux, locutions adorables, néologismes venus de l'âme, à quelle littérature peut-on vous comparer! Comme Mme de Sévigné est froide et minaudière auprès des vivantes amoureuses et des brûlants épistoliers.
Près de ses lettres, dans une vaste cassette de Lapis-lazuli enchâssé d'or, sa longue chevelure blonde est étendue plusieurs fois roulée sur elle-même. Elle me l'avait promise maintes fois, et lorsqu'elle resta blémie sur l'oreiller, froide et presque violacée, j'eus l'héroïque volonté de couper moi-même cette toison superbe, je fis crier les ciseaux dans cette chevelure ruisselante, à la racine, et je me pris à sanglotter puérilement, quand je vis cette chère petite tête de morte, rase, mignonne et garçonnière, comme ces visages étranges de babys des peintures anglaises.—N'ai-je pas eu depuis souvent la faiblesse de sortir ces nattes de leur écrin, de les baiser avec passion, de les manier, de les tresser, de me complaire à les enlacer autour de mes bras, de mon cou et quelquefois de m'endormir avec elles.—On a dit avec vérité: En amour plus on est délicat, plus on s'amuse aux bagatelles. Mais ces bagatelles des amours défuntes, de quel nom peut-on les nommer?
Ici, dans un coffret étroit de bois de rose, je retrouve une branche de lilas fanée, cueillie, au printemps de l'année, dans l'Eldorado des jouissances complètes, à la campagne, pendant une nuit étoilée et sereine où j'éprouvai, en sa possession, des sensations si fraîches et si entières que je fus heureux jusques aux larmes. Nulle page de mon existence galante n'a pu et ne pourra jamais effacer la félicité immense, l'épanouissement de joie intime qui me ravit alors en faisant tressaillir jusqu'aux fibres les plus tenues de mon être.
Rien ne nuit tant au temps que le temps, disait Machiavel. Il en est ainsi des regrets qui sont tués par les souvenirs, ceux-ci demeurent plus doux que ceux-là, moins violents et plus flatteurs; l'imagination rétablit l'harmonie après le fracas des premières douleurs, et je reviens ici, dans ta chambre, ma mignonne, plus calme, plus amoureux du passé que jamais. Je me plais à cohabiter dans ce milieu avec tout ce qui fut à toi et tout ce qui fut sur toi; bijoux, soieries et toilettes, bonbonnières et éventails, jusqu'à ces tissus intimes qui emprisonnèrent tes grâces ondoyantes et tes beautés secrètes.
Et vous objets qu'elle aimait, livres d'amour que nous lisions ensemble, gravures friponnes, statuettes légères de Saxe, petits miroirs qui doubliez sa beauté; glaces qui reflétiez nos plaisirs, je vous contemple avec ivresse et ne puis vous quitter. Larges divans, coussins moelleux, tapis d'Orient, tête à tête évocateur de caresses, toi surtout lit babillard; vous tous, Meubles, champs de bataille de nos tournois d'amour, vous qui me vîtes tour à tour Hercule et Adonis, amant vainqueur et amoureux vaincu, vous resterez toujours mon bien, ma possession, car avec elle et dans votre confort j'ai oublié la vie, car sur vous j'ai sablé le bonheur dans le hanap des voluptés, sur vous aussi j'ai semé avec insouciance, ma jeunesse et mon sang, ma cervelle et mon âme, le meilleur de mon moi, ma sensibilité du coeur et ma virilité des sens.
O la seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage autour de ta chambre, me rappeller ta grâce et tes fructicoseux baisers, car ne pouvant sentir tes palpables réalités, je pense avec Brantôme, ce cavalcadour des Dames galantes qui t'égayait si fort, que, si le plaisir amoureux ne peut toujours durer, pour le moins la souvenance du passé contente encore.
Vénus sauve toujours l'amant qu'elle conduit.
H. DELATOUCHE.
otre lettre, mon amie, avant de me parvenir, a couru le monde comme une folle aventurière. Je l'ai reçue seulement il y a quelques jours, dans ma mystérieuse retraite. La poste encore l'avait-elle marquée d'estampilles plus nombreuses que celles que nous vîmes, s'il vous en souvient, certain soir, sur le passe-port d'un envoyé chinois. Vous me mandez qu'absent de Paris depuis près de dix-huit mois, on daigne s'inquiéter fort de ma disparition dans le milieu élégant et féminin où j'avais coutume de me laisser vivre. Les gageures sont ouvertes, dites-vous, et, tandis que l'envahissante comtesse de C*** professe, avec des sous-entendus, l'opinion que je suis retiré dans quelque Chartreuse chanter matines sur les dalles froides d'un prieuré, la jolie petite baronne de P*** tient pour un mariage, en due forme, avec voyage circulaire à prix réduit autour de la lune de miel.—La plupart de vos belles amies protestent cependant, et affirment avec raison qu'un misogame aussi entêté que je le suis, ne saurait contracter des liens si légitimement contraires à ses opinions. La tendre et vaporeuse madame de L***, concluez-vous, ajoute en soupirant qu'une douce et enlaçante passion m'enclôt dans les roses du plaisir et des délices partagées; seule, la vieille douairière hoche la tête dans son fauteuil et déclame sentencieusement contre les équipées inconséquentes de la jeunesse.
Le tableau est bien en place, et je le vois d'ici, avec la mise en scène de votre salon délicieux, au milieu des allées et venues de votre jour de réception.—Eh bien! mon adorable petite reine, toutes ces caillettes, dans ce gentil jeu de cache-cache et de devine-devinotte, brûlent peut-être, mais ne découvriront pas assurément le but réel de mon exil volontaire et les causes dominantes de mon séjour aux champs.
Laissez-moi vous dire que je vous soupçonne tout particulièrement d'une haute dose de curiosité à mon endroit, et peut-être, par esprit tracassier, devrais-je laisser languir votre attention pour donner plus longtemps carrière aux broderies ravissantes de votre imagination. La vérité tue le rêve que le mystère nourrit; je veux bien croire cependant que l'intérêt que vous n'avez, en toute occasion, cessé de me témoigner, vous donne quelques droits à mes confidences; mais aujourd'hui, il ne s'agit pas seulement d'un petit conte saupoudré de sel grivois, d'une anecdote scandaleuse, ni même d'un récit purement galant; les faits que j'ai à vous exposer rentrent dans le domaine de la confession intime et complète, je vous fais donc mieux qu'une confidence, et, pour bien écouter les variations fantastiques et mélo-dramatiques de cette aventure, je réclame votre recueillement. Ordonnez donc à Rosine de vous laisser seule et de condamner votre porte, puis daignez me donner audience, à huis-clos, comme autrefois, dans ce galant oratoire tendu de crêpe de chine bleu pâle, sur le moëlleux confessionnal de votre causeuse, où pendant d'heureux jours, l'amour—qui sait, peut-être le caprice—fut entier entre nous.
Ma lettre vous semblera sans doute longue, à moins que la curiosité féminine ne vous donne du courage; quoiqu'il en soit, comme accessoires des sensations où des sentiments, qu'elle peut provoquer, munissez-vous d'un mouchoir de fine batiste, d'un flacon de sels anglais, d'une boîte de pastilles ambrées, de votre mignon éventail, paravent de la pudeur, et maintenant écoutez-moi. Vous me connaissez assez pour ne pas mal interpréter la brusquerie de certaines locutions; j'ai appris pour ma part à apprécier votre bonne camaraderie qui ne s'effarouche pas trop des façons garçonnières, et je vous détaillerai mon cas avec la familiarité d'une causerie d'homme à homme.
Il vous souvient sans doute que, la dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir, je vous fis part d'une grande résolution qui paraissait devoir être inébranlable. Je m'étais décidé—dois-je vous le rappeler,—ne posséder, quoiqu'il advint, mes maîtresses qu'une seule fois. Cette détermination vous fit rire aux larmes, et vous vous moquâtes de moi comme un joli petit démon, croyant à une nouvelle boutade de mon esprit inquiet, lorsque ce n'était que la résultante de raisonnements basés sur la logique la plus galante.
Je mis donc ma volonté au service de mon jugement; je me pris la main et me fis le serment de ne pas faillir aux engagements que je m'étais imposés. Je rompis tout d'abord avec madame de N***, que j'avais prise par un instinct curieux; on disait tant de petites calomnies sur ses goûts et l'étrangeté de son être, que je me devais à moi-même de constater la vérité, et je dois à celle-ci de proclamer hautement l'exagération du bruit public. Madame de N*** se montrait, j'en conviens, un peu excessive dans la manifestation de ses désirs, mais aussi elle était tendre à l'extrême, attentive à tous les raffinements du bonheur, servile dans le plaisir et incitante au possible. Je la quittai presque avec regret, cependant, comme il faut se méfier des feux qui durent trop et qui dessèchent ceux qui en sont l'objet, je me retirai brusquement de ce corps en combustion dont quelques journées de larmes eurent probablement raison.
C'est alors mon amie, que je déployai ma devise en liberté.—Never more, disais-je, et tous les échos de mes esprits répétaient never more. Je saluai une légion de maîtresses de cet axiome sans espoir; je les avais eues toutes selon mes principes, et aucune ne voulait s'élever à la hauteur sublime de ce: jamais plus. Ce fut une chasse à travers les taillis de Paphos. Les Nymphes cette fois couraient après le faune, et le pauvre satyre, acculé par ces diables roses, toujours volontaire et toujours répondant: jamais plus, luttait encore davantage au-dedans de lui-même que contre l'enlaçante et inexorable poursuite de ces démoniaques.
Je pus m'apercevoir, en cet instant, que les femmes sont semblables aux enfants qui balbutient: encore, et je vis que dans une existence de célibataire, on doit craindre plutôt l'excès de l'amour que la créance du plaisir. Mes mutines créancières se rebellaient, toujours vaillantes, jamais lasses, elles suivaient pas à pas mon ombre, comme ces louves ardentes qui rôdent aux alentours des fermes, dans la campagne, à la piste d'un vigoureux mâtin. Ce fut un orage déchaîné sur ma tête pendant de longs mois; chaque jour en totalisant ma dette à l'éternel féminin, je l'augmentais davantage.—Lettres, visites de toute heure, imprécations, supplications, menaces, pâmoisons, sanglots étouffés, rien ne me fit défaut; dans ce siège en règle autour de ma puissance virile, et de ma passive résistance, la rivalité des assaillantes paraissait en outre exciter leur ardeur.
Souvent, au milieu de ces longues plaidoiries du désespoir, j'étais sur le point de m'attendrir; je contemplais des visages amaigris, des yeux brûlés par les larmes, des chevelures défaites et des corsages entr'ouverts qui avaient l'éloquence de la chair, j'écoutais des voix câlines, harmonieuses, frissonnantes d'émotion, mais, sur le point de céder, je me redressais, dans toute mon intégrité, et reprenais ma force et l'énergie romaine et pontificale de mon: non possumus.
Auprès de mon apparente froideur, la sensualité brûlait comme un encens, m'apportant au cerveau une griserie de luxure, et il me semblait parfois, que, semblable un dieu sculpté dans du marbre, je devais regarder d'un oeil indifférent la flamme de ces âmes aimantes qui se consumaient vainement comme autant de longs cierges de cire devant ma majesté souveraine. Ces passions incandescentes m'avaient déifié; aussi, pour conserver le culte de ma volonté et rester fidèle à ma foi jurée, je demeurai impassible et sourd aux prières comme toutes les divinités.—Sur mon front marmoréen, n'avais-je pas opiniâtrement gravé: never more?
Si j'osais, mon amie aimée, vous conter plus d'un détail, et vous montrer comment ces femelles éperdues s'offraient moi, s'agriffaient à ma tête, à mon coeur, à mes sens surtout, vous ne voudriez point me donner un démenti, mais je gage, qu'en vous-même vous seriez incrédule, et songeriez que l'humanité est plus digne, plus altière, et que la créature faite de limon est moins bestiale dans ses appétences charnelles ou plus retenue dans l'expression de ses désirs.
Afin de calmer un peu ces agitations, de me donner un léger repos en me désennamourant tout-à-fait,—sans toutefois renoncer à une pratique dont la théorie était si chère à mon jugement et par suite à ma vanité,—je pris un biais et mis du sentiment dans du Marivaudage; c'était doser la sottise en pralines, direz-vous, mais la sentimentalité, ainsi qu'un masque de satin, devait me préserver du hâle que causent toujours les ardeurs de la passion trop militante. Je jetai, à cet effet les yeux sur madame V***, douce et langoureuse comme une tourterelle blessée; je me présentai à elle sobrement, comme converti par sa candeur extrême, et la mystifiai au point qu'elle crut voir en moi le plus dévot des disciples de Platon.
Madame V*** n'était pas encore un de ces fruits mûrs, duveteux, provocants, aoûtés dans l'exubérance de leur carnation superbe, c'était une petite fleur fine et délicate, qui devait s'épanouir aux baisers de l'amour et s'effeuiller aux premières froidures de la galanterie. Elle accusait par sa beauté fluette tout au plus vingt-deux printemps, et toutes ses manières révélaient un sentiment candide, comme une virginité ouatée d'idéal. Son mari, un petit vieux sec et à voix fêlée, était pareil à ces saules brisés, rabougris, trapus, difformes, où ne nichent plus que les hibous et semblables encore à ces cloches ébréchées dont manque le battant.—Madame V*** était mariée devant le monde et sacrifiée devant l'hymen.—Une telle conquête devait me tenter, mais j'étais si las de libertinage que je songeais plutôt à surprendre son coeur qu'à posséder ses charmes. Avec mon but immuable de ne jamais renouveller ma reconnaissance à la banque de l'amour, vous pensez bien, mon amie, que, eussé-je dû l'avoir (puisque la nature même conduit à la possession en dépit du sentiment) rien ne me hâtait absolument, bien au contraire. Je pouvais donc tirer les cartes avec la mine désintéressée d'un homme qui ne tient point à gagner la partie.
Je fis ma cour assidûment à madame V***, parlant d'amour avec l'expression d'une âme dépêtrée de la matière, toujours réservé, ponctuel, Tartuffe en diable, demandant à baiser une mitaine et ne paraissant jamais troublé par des sensations corporelles; un anglais, élève de Brummel, eût envié mes procédés corrects; je poussais bien quelques soupirs, mais ne les soulignais point, dans l'espérance qu'ils arrivaient affranchis à leur adresse. On ne quitte guère les voluptés que par lassitude, disait Saint-Evremont, c'était mon cas, et malgré mon nouvel itinéraire d'amoureux, je me considérais comme en villégiature au milieu des puérilités de mon comédisme de jeune premier. Je traitais madame V*** en flâneur; la promenade pour moi avait l'agrément des lentes démarches à travers champs, sans avoir l'attrait d'un rendez-vous des sens ou l'intérêt d'un but immédiat à atteindre.
Hélas! le croiriez-vous, ma sentimentale et innocente amante progressait en sens contraire à mes idées; chaque jour le feu s'allumait davantage sur ses joues, dans ses yeux et sur l'incarnat de ses lèvres; elle devenait craintive et semblait se défier d'elle-même; quelquefois elle me fuyait et je la laissais faire, mais aussitôt elle revenait avec une lueur de tristesse, comme si elle se fut trouvée toute esseulée loin de moi. Déjà ses mains touchaient les miennes avec plus de fièvre et de moiteur, déjà aussi je crus entrevoir ces petits mouvements brefs, saccadés, inquiets, qui indiquent des affections névritiques chez la femme troublée. Ces constatations me causaient à la fois un plaisir mystérieux et un désespoir étrange; l'école buissonnière avec elle m'était agréable, et je songeais qu'en entr'ouvrant la porte d'un bonheur fugitif, elle allait créer à jamais entre nous l'abîme des paradis perdus. Il me faudrait la sacrifier, après une initiation incomplète aux joies terrestres, pour ne pas mentir à la manifestation de mes opinions volontaires, et cette situation ambiguë de mon esprit,—qui semblera ridicule aux âmes faibles,—me plongeait dans l'inquiétude et la crainte de faillir plusieurs fois, après le plaisir unique à la jouissance duquel je devais m'astreindre.
Vous qui connaissez les luttes de mes sentiments dans l'arène de ma cervelle, vous comprendrez les conséquences de ma lubie, ô ma charmante amie; le despotisme de mes caprices vous a laissé d'assez nombreux souvenirs pour que vous puissiez vous mettre à la portée de mes querelles intérieures en cet instant, sans me taxer de folie. Tel ce petit savoyard qui n'avait qu'un pauvre sou à dépenser, s'en allait, hésitant s'il achèterait l'orange que convoitaient ses désirs ou s'il conserverait son joli sou pour ne pas mordre à la gourmandise de ces pommes d'or; tel j'étais, et j'avais bien envie de conserver mon pauvre petit sou de savoyard têtu, pour le jeter aux mains d'une femme moins sincère et plus friponne que madame V***.—Celle-ci me prit mon sou, cependant, et voici comment, sans trop de détails inutiles ou d'analyses oiseuses.
Un soir d'été qu'elle était «veuve,» à la campagne, nous nous trouvions ensemble, après diner, dans un pavillon désert auprès d'un grand parc; c'était l'heure douce et attristante du crépuscule, quand le soleil rouge descend à l'horizon et que la mélancolie, comme un fluide magnétique, plane sur la nature qui s'endort. La journée avait été chaude, et tous deux, dans la pénombre, nous semblions bercer des rêves vagues sans songer à nous parler. Dans l'air tiède, montaient lentement avec une harmonie pénétrante, le cri monotone des grillons sous l'herbe, et le coassement inégal, plaintif et lointain des grenouilles, dans les marais voisins; quelques oiseaux attardés battaient encore de l'aile sur le sommet des grands chênes, et dans la vallée, des jeunes filles et des gars à voix mâle chantaient une ancienne ronde du pays singulièrement rhythmée, dont le refrain nous arrivait affaibli mais distinct:
L'amour carillonne,
Et j'entends qu'il sonne
Du haut du clocher,
L'heure du berger.
Je dois avouer, qu'en cet instant, j'éprouvai et sentais renaître en moi toute la poésie amoureuse et toutes les amours poétiques de mes dix-huit ans; un sentiment profond m'envahissait; je me croyais frôlé par de singuliers frissons dans le dos et mes yeux étaient humides de bonheur. J'entendis deux longs soupirs auxquels je répondis; nos mains se rencontrèrent, se pressèrent avec force, je m'agenouillai près d'elle, et la renversant audacieusement dans mes bras, je dévorai gloutonnement le plaisir sur ses lèvres.—Ah! mon amie, j'étais perdu!
Quelle prostration j'éprouvai en sortant de mon ivresse, en me rappelant mes engagements et en pensant à ceux qu'on allait exiger de moi. Je ne proférai pas une parole, mais je pleurai presque comme un enfant, bêtement, sans savoir pourquoi. J'eus honte en ce moment de ces larmes bienheureuses qu'elle entendait couler, je voulus les excuser pour me redresser à mes propres yeux, et comme elle me demandait timidement, avec ce ton adorable de Chloé à Daphnis: «Pourquoi pleures-tu?» J'eus une réponse horrible, folle, pleine de mépris pour l'humanité, pour l'amour, pour les femmes et pour moi-même, je fis cette réponse cynique.—... Pardonnez-moi..., mon amie, dois-je oser?—Je répondis,—ma foi, j'aurai la crânerie de vous le répéter.—Je répondis avec une sorte de férocité et de rage insensée:
«Quand on pense que les chiens font cela!»
En proférant ces paroles, je devais avoir un air farouche, car l'impression qui me les avait dictées était sombre et cruelle. C'était donc là où cette sentimentalité si trompeuse m'avait mené insensiblement? C'était donc là le corollaire inévitable des passions sacrées entre sexes différents? Je m'étais accoutumé avec elle à vivre si entièrement en dehors de mes sens que cette rebellion de la chair inassouvie m'écoeurait comme si, en voulant planer dans les airs, je fusse tombé dans la boue avec un cri indigné contre ma pesanteur individuelle.
La pauvre femme était altérée; la gracieuseté de sa chute s'effaçait devant la flétrissure imposée à la mienne, ses remords se taisaient pour ne pas surexciter les miens davantage. Vous jugez bien cependant que je n'étais pas homme à ne point profiter de ma cruelle réplique, et je mis à profit cet éclair de démence, puisque mon petit sou d'auvergnat m'était si irrémissiblement dérobé.
Je devins un cabotin infâme, je parlai de nos devoirs, des souillures du péché, du vide que le plaisir laisse toujours après lui; je fis appel à sa raison, à ses souvenirs d'enfance, à ses joies de fillette, j'invoquai même la loyauté de l'époux qui lui avait donné son nom et l'honorabilité des liens qu'elle avait contractés. Pour moi, dans ce sermon attendri, je me frappais la poitrine et me désespérais avec une émotion communicative, tour à tour m'indignant contre ma propre faiblesse et les insinuations de Satan, et tour à tour aussi, projetant de m'imposer de dures pénitences, et de vivre à l'avenir dans une sagesse continente et une austérité claustrale.
Tout ce fatras jésuitique fit un grand effet sur madame V***; elle sanglotait silencieusement et me contemplait comme un pontife en mission divine. Elle aussi s'accusait avec un fanatisme de dévotion très sincère. Peu à peu, je la calmai, battant en retraite, et, élargissant le cercle de la clémence céleste, je devins biblique; si bien que quand je pris congé d'elle, nous nous étions promis de demeurer unis dans une affection intime et toute spirituelle. «Merci, ô merci, soupira-t-elle en me quittant, que vous êtes bon et grand, je suis tombée pour vous, mon ami, je me relève par vous; je ne l'oublierai point, votre grandeur d'âme vous place au-dessus de votre amour; merci.»
Pauvre petite créature, moi non plus je ne l'oublierai point, j'avais si bien joué mon rôle avec elle, que je l'aime avec ce sentiment à part que doivent éprouver les comédiens lorsqu'ils songent, avec l'ivresse du triomphe, aux glorieuses soirées où ils se surpassèrent. Je la revis depuis toujours douce et pudique et toute confite en religion.—Mon Dieu! aurai-je sauvé une âme après en avoir tant égarées!
Nous voici tout au plus, ma lectrice, curieuse, aux deux tiers de mon histoire, et je ne répondrai pas d'être aussi bref que je le voudrais dans le récit qui va suivre et qui vous révélera les motifs honorables de mon incognito.—Pour peu que vous affectionniez l'esprit des paraboles et la morale mise en actions, vous ne manquerez pas de faire ressortir, en ce qui me concerne, la vérité reconnue de cet axiome vulgaire: on est toujours puni par où l'on a péché.—Prenez cependant un temps de repos, éventez-vous légèrement, croquez une de vos pastilles à l'ambre, renversez vos grâces avec plus d'abandon sur votre causeuse, et enfin écoutez les faits lamentables qui m'ont conduit dans la chaumière rustique d'où je vous adresse ces lignes.
Pour ménager tout retour offensif de madame V***, je me mis à voyager.
Pendant deux mois je courus la Belgique, la Hollande, la Suisse, pratiquant avec une aisance merveilleuse mon procédé d'amour. En voyage on aime à la nuit, ceci rentre dans les convenances, on ouvre tout au plus sa valise et l'on entr'ouvre à peine son coeur.—Entre deux trains on embrasse une femme, avec la notion du temps qui s'écoule, en se disant qu'on dégustera en wagon ses sensations par le souvenir.
Il me faudrait ouvrir mon carnet pour vous narrer mes innombrables échappades amoureuses, et la liste détaillée de ces plaisirs sur le pouce risquerait peut-être de vous affadir. Revenons donc au point qui vous intéresse réellement pour ne plus le quitter.
A Genève, pendant un trajet sur un des petits vapeurs du lac, dans un milieu cosmopolite de touristes, mon attention fut attirée par la remarquable beauté d'une femme assise à l'écart, qui regardait avec une attention vague et blasée les sites pittoresques qui sont reproduits avec tant de profusion banale sur tous les presse-papiers bourgeois ou les tabatières musique.
Je pourrais, mon amie, vous en dresser un portrait saisissant, vous la montrer accoudée et rêveuse à l'avant du paquebot, vous décrire tous les brimborions de sa toilette de passagère et vous faire un délicieux petit pastel ou une eau-forte très mordue, très fouillée et burinée avec des ombres profondes, des méplats larges et bien en lumière; je pourrais, de ma plume, tracer l'ébène de ses sourcils, l'abondance fauve de sa chevelure, busquer son nez aux narines fières et voluptueuses, arquer ses lèvres dans l'indifférence et le dédain de leur expression, faire jaillir le feu de son regard, arrondir ce menton dans sa proéminence volontaire et contourner la petite conque adorable de son oreille sans bijoux, mais ces peintures nous égareraient bien loin. Les romanciers qui se livrent à cette chromo-lithographie littéraire ont d'excellentes raisons pour remplir les trois cents pages de leurs oeuvres de petits traits qui trompent l'oeil; ici, rien de cela, vous trouverez tous ces clichés de gravure en relief parmi le fatras des bas bleus ou des imitateurs de Châteaubriand; les meilleurs romans peuvent tenir dans un conte de cinquante pages, le reste est accordé à la badauderie des détails et je vous sais trop pratique, trop Lady like pour ne pas en user brièvement avec vous.
Cette inconnue m'attirait, me fascinait par l'étrangeté de son allure et le charme exotique de sa beauté nettement originale; vous savez ces vers du classique Corneille:
Il est des noeuds secrets, il est des sympathies
Dont, par un doux rapport, les âmes assorties,
S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
Il y avait sûrement une parenté entre nous, moins parenté des coeurs que parenté des sens et des caractères. Platon comparait les sexes à des moitiés de poire qui cherchent leur seconde moitié; c'était presque mon autre moitié; les pépins, ces yeux du fruit, recherchaient les pépins saillants des deux sections. Tels, en dehors de tout esthétique, des tronçons de ver de terre coupé rampent instinctivement vers le même point pour se souder l'un l'autre.
Je la suivis à Vevey, à Divonne, Lausanne, je me fis son ombre muette, me profilant sur sa route pour mieux m'insinuer dans sa vie; dans les hôtels, aux tables d'hôte, au Reading room, dans les couloirs, jusque dans les ascenseurs elle me trouvait à ses côtés; je ne dormais que d'un oeil afin d'épier ses fuites matinales; nos valises se heurtaient dans les gares, nos coudes se frôlaient en wagon, mais à part des politesses d'usage et des paroles timidement échangées, j'éprouvais comme une jouissance particulière à sentir battre mon coeur à l'unisson du sien, sans que j'éveillasse sa délicatesse féminine par une sotte déclaration. L'expérience m'a toujours prouvé que plus les amours paraissent languir dans la crainte d'un aveu, plus vite ils se fusionnent d'après la loi de la nature. La prise de possession ne m'inquiétait guère et je laissais flamber mes désirs autour d'elle comme autour d'un pudding la flamme d'un punch qu'on attise et agite avec insouciance. Mes théories ne mettaient qu'une corde à mon arc et je songeai qu'il me faudrait débander trop tôt cet attribut de Cupidon...—vous n'oubliez pas... mon petit sou d'auvergnat?
Ah! petit prêtre! ainsi que jurait le bon roi Louis, pouvais-je me douter que le hasard, avec son esprit du diable, allait se charger de nous accointer forcément, de la manière la plus incroyable et cependant la plus simple, puisque déjà, du moins je le sentais, nos coeurs ardaient et nos corps se voulaient entièrement.
Un soir, après une journée de diligence, pendant laquelle notre taciturnité ne s'était point donnée le moindre démenti, mais aussi au cours de laquelle, dans l'encaissement d'un coupé, nos épaules et nos mains s'étaient pressées jusqu'à la courbature et la fièvre des voluptés contenues, nous descendîmes côte à côte dans une auberge où un dieu malin nous attendait sous l'apparence d'un suisse hospitalier et de belle mine.
S'il me fallait vous dialoguer l'aventure, cela vous paraîtrait assurément plus pittoresque, mieux exposé, mais peut-être aussi peu vraisemblable. L'auberge était isolée et si hautement bondée d'Anglais et de Cook's travellers qu'il ne restait qu'une chambre, une honnête chambre à deux lits.—L'obséquieux majordome, d'un coup d'oeil expert, nous prit assurément pour deux jeunes époux très désireux de passer la nuit sous le même plafond; nos colis furent hissés de concert dans un Eden de troisième étage;—je me gardai bien de protester, mais elle..., jetez de grands cris d'incrédulité, belle parisienne..., mais elle, avec une surdité aussi forte que la mienne, laissa tout aménager pour deux et ne proféra pas une parole contradictoire.—Je croyais rêver, mon coeur battait à se rompre, mais d'une voix aussi impérative que possible, j'ordonnai qu'on montât le souper dans notre appartement.
Quel souper ce fut là!—A l'époque de nos amours, ma charmante souveraine, nous n'eûmes jamais d'ambigus aussi relevés, dans le boudoir même où vous lisez cette lettre.—Sous le regard glacial mais inquisiteur de notre officier de bouche cravaté de blanc, nous fûmes absolument corrects, parlant peu, avec ce flegme et cette indifférence d'américains à table; les plats défilaient comme au théâtre pour la parade, c'est à peine si nous effleurions de la fourchette les truites roses ou les sanglants roastbeefs. Lorsque les compotes et autres variantes d'entre-mets furent enlevées, quand nous fûmes seul à seul, je retirai la clef de la porte que je fermai à l'intérieur, et m'élançant audacieusement à ses genoux avec un bonheur véritable, je m'écriai simplement: Enfin! et Merci!—La première exclamation était pour moi, la seconde était pour elle.
Vous direz peut-être que tout ce récit est d'un fol qui frise l'impertinence et que tout auteur qui se respecte n'oserait jamais concevoir même un roman sur une donnée aussi improbable. Vous avez foi en ma véracité cependant, et vous me permettrez de ne pas trop argumenter sur ce sujet. La fin de cette lettre vous fera comprendre davantage pourquoi je ne puis m'étendre plus amplement dans cette description sous peine de me fatiguer. Au printemps tout est tendre dans la nature et le règne végétal ne peut subir de trop grandes pressions barométriques; ainsi, dans mon renouveau, avec un doux bégaiement de convalescence, l'écrivain se cherche encore et ne se retrouve qu'à moitié dans ma cervelle engourdie.—Plus tard! ah! plus tard, je vous donnerai des détails qui ne vous laisseront aucun doute sur la parfaite authenticité de mes assertions.
Ne vous imaginez pas néanmoins que les choses se passèrent à la dragonne entre nous; je fus très respectueux, très décent, très loyal avec mon étrange camarade de chambre. Cette nuit-là, vous me croirez si bon vous semble, mais les deux lits furent absolument défaits et solitairement foulés; ils se rapprochèrent peut-être, mais ils ne se confondirent pas; nos soupirs faisaient un pont entre nos coeurs et je parus oublier tout-à-fait les galanteries hatives du dix-huitième siècle pour ne me souvenir que des continences de l'école de Salerne.
Pouvais-je changer en centimes ou en liards ma petite pièce unique?—Certes non, il faut laisser vieillir l'amour comme le vin pour le boire, s'il est de bon crû, et j'attendais le moment psychologique.—Un caprice qu'on néglige de satisfaire aussitôt, tout en l'excitant, se nourrit d'espoir, prend du ventre et devient passion. Or, je n'aime point que les feux que j'allume s'éteignent trop vite, et si je m'éloigne impitoyablement des brasiers avivés par mon machiavélisme, il me plaît de les sentir flamber derrière moi, gigantesques, rouges et superbes comme l'incendie d'une Sodome où les vices rôtissent et se tordent dans les cuissons du désir, en vains appels mon libertinage.
En me jetant à ses genoux, en lui criant: Merci, je rendais grâce à l'honneur qu'elle m'accordait, à la confiance qu'elle me témoignait, mais je me méfiais de moi-même, car dans son regard souriant et trop éloquent je lisais ma damnation.
Elle se nommait Ilka, et je prévoyais dans sa possession la sauvagerie magyaresque de sa race, plus volontaire que fantasieuse; il se dégageait de son corps svelte une énergie et comme une bravoure d'écuyère bottée; ses mains de patricienne longues et tissées de nerfs délicats mais tenaces et tendues comme des cordes de mandoline, accusaient dans l'activité fébrile des doigts une inquiétude persistante.—Tandis que je parlais ou plutôt que je murmurais près d'elle des déclarations brèves plus crânes et moins niaises que des fadaises amoureuses, elle me contemplait, se renversant, analysant tout en moi, trahissant à peine par l'oscillation de ses narines ses sentiments intérieurs. La prunelle fixe de son oeil excitait ma verve et je l'enveloppais toute entière de l'expression de mon individualité pour faire pénétrer mon âme par ses oreilles pendant que ses yeux buvant lentement les jeux de ma physionomie et les accents de mon caractère, épiaient la mobilité de mes traits. A un moment, presque brusquement, elle me demanda: «Votre main,» et à peine lui avais-je livré ma gauche que redressant la paume en l'air, curieuse comme une Gipsy, elle semblait y lire aussi aisément que dans un livre, se montrant d'abord perplexe, puis se déridant, enfin joyeuse s'élançant à mon cou, m'embrassant sur le front et disant: «Je ne m'étais pas trompée, vous êtes un homme dans toute la puissance du mot, vous avez la volonté, la force, vous me dominez, hélas! je sens votre influence et ne puis m'y soustraire,—je suis vous.»
Je souriais en moi même, alors les confidences commencèrent, les baisers, ce sceau des âmes, nous unirent moralement et l'étrange et exquise créature se révéla à moi plus extravagante, mais aussi plus grande et plus noble par l'esprit qu'elle était belle au physique.
Pour moi, tout me séduisait en elle, sa profonde distinction qui ressortait de son maintien et de la petitesse de ses attaches, sa mine hautaine voilée de dédain vis-à-vis du vulgaire, sa souplesse de panthère dans l'intimité et l'accent de son langage francisé, dépourvu de tout parisianisme, mais dicté selon les règles de l'orthologie. Cette femme vraiment femme me reposait un peu de toutes les poupées à ressort qui tombent en disant: maman; j'adorais ses farouches caresses avant même qu'elle fut à moi; si elle parlait de l'avenir de nos amours, elle y faisait briller comme l'éclair du poignard dans l'ombre d'un drame; il y avait, en un mot, du diable dans sa personne, et je sentais qu'en me donnant à elle j'allais signer un pacte avec mon sang. Le danger me tentait, la jeunesse aime à le braver, même et surtout en amour, j'allais trop tôt hélas! y céder, tout le romantisme de ma bonne fortune m'y poussait, et je voulais connaître par la réalité, si Belzébuth se mêle parfois comme on le prétend, aux hasards de la vie.
Pendant plus de trois jours nous demeurâmes ensemble sans que je me décidasse à faire fondre mon pauvre petit sou dans cette fournaise pétillante; ma volonté devenait un entêtement dont je souffrais cruellement:—je n'ai jamais si bien saisi les cuissons ardentes de la vertu. Ilka ne comprenait rien à ce platonisme ridicule, elle se tordait par instants à mes pieds comme soumise à mes désirs, mais vaincue par les siens; un matin qu'elle était plus pâle et plus agitée, elle fit quelques pas vers moi comme pour éclater dans un aveu brutal de ses faiblesses, puis se reprenant, comme honteuse, elle prit son petit pencil d'or armorié et écrivit sur un billet ces deux mots que je conserve et conserverai toujours:—«Je t'aime et je te veux: tue-moi ou prends-moi, mais que je ne voie plus ton indifférence dont je languis et meurs trop lentement.»
Ah! ma belle amie, il faut cueillir les fruits dans leur maturité et prendre les femmes au midi de leur concupiscence; je devins Jupiter par le plaisir et Titan par mes exploits; ma volonté fit banqueroute, je dois en convenir; avec Ilka j'oubliai mes théories de fat et l'énergie de ma règle de conduite; je fus aveuglé par l'ivresse et après en avoir reçu d'elle cent baisers, j'eusse encore payé de ma vie une seule de ses caresses.
Cette fauve créature me brûlait de son amour à ce point que je ne pouvais me désacointer d'avec elle ni par la pensée, ni par les sens, ni par l'âme; je sombrai tout entier dans cette orgie de ma chair: cette indifférence de coeur, cette indépendance d'esprit, ce scepticisme des égoïsmes à deux, ces paradoxes sur les unions brûlantes, ce culte de mes conceptions personnelles, cette fierté et ce despotisme inflexibles que vous me connaissez, je perdis tout dans les bras de mon idole.
Nous revînmes ensemble à Paris, et dans une villa des environs, ni trop loin ni trop près de la ville, elle prit plaisir se construire un nid selon mes goûts. Je la quittais à peine, car toute à ses amours elle se recueillait dans son intérieur, bornant son horizon à nos terribles jouissances. Je vous expliquerai bientôt de vive voix, à mon retour auprès de vous, les étrangetés, les caprices soudains de cette tigresse charmante, qui, aux légendes et au fatalisme de son pays, joignait une dépravation d'esprit inouïe.—Pour me lier, pour me fixer à elle, dans la crainte constante de me perdre, elle ne savait qu'imaginer; chaque jour, c'était un nouveau ragoût libertin fortement pimenté par l'ardeur de sa sensualité; chaque jour aussi, c'était des exigences volontaires qui prenaient l'accent puéril des mutineries amoureuses. Sa croyance au vampirisme la poussa un soir à m'ouvrir follement une veine afin d'y boire mon sang à petites gorgées comme un filtre immanquable pour me posséder à jamais.
Le temps s'écoulait vite dans cette absorption de mon être; habile à l'extrême, tour à tour spirituelle ou sagace, apte tout concevoir et à tout exprimer, j'avais, à côté de la maîtresse, un camarade génial et nos conversations prenaient quelquefois l'allure de graves dissertations sur les convenances sociales dont nous nous étions affranchis, sur la sottise humaine, sur les sciences surnaturelles ou sur les folies de la politique des peuples. Quelquefois, quand la fatigue brisait mes membres, elle se levait légère et sans bruit, m'embrassait au front, m'enveloppait de confort et se mettant au piano, comme pour me bercer; elle jouait alors avec son instinct de tzigane des valses exquises de Strauss, de Csardas de Patikarius, ou des danses hongroises bizarres, endiablées, qui me faisaient sauter sur la chaise longue et ranimaient ma verve endormie.
Après six mois de cette existence qui me montait à la tête comme les parfums trop capiteux de la tubéreuse, je devins exsangue, comateux, presque acéphale. Ce succube magyar avait vidé ma moëlle et épuisé mes sources vitales, je me sentais atteint de vertiges, de cardialgie et mon amour encore dansait à la kermesse de mes sens. Il ne fallait pas parler à Ilka de la quitter, elle se serait tuée avec un dédain superbe; je ménageais une transition pleine de ménagements, lorsque je fus atteint d'une fièvre cérébrale qui fit désespérer de mes jours.
Pendant les premiers symptômes de ma convalescence, ma famille, de concert avec mes amis, m'emmena au loin, pour me soustraire à des retours de moi-même vers ma tendre maîtresse.—La pauvre chère âme affolée, partit, me dit-on, en Bohême où elle mourut, sans que j'aie pu obtenir le moindre renseignement sur cette fin dramatique; des lettres mensongères lui avaient annoncé ma guérison et ma haine ou mieux encore mon indifférence pour celle qui avait été la cause de mon mal.—Ah! les pavés de l'ours, ils brisent les coeurs sans pitié et assomment froidement les plus belles amours, avec la sottise pesante des niais qui invoquent la gibbeuse morale.
Un moment abalourdi, hébété par ces nouvelles terribles, qu'on tâcha de m'empapilloter sous des phrases de rhétorique et des insinuations d'un catholicisme ardent, je pensai moi-même à égarer ma vie sur tous les chemins hantés par la mort; le dégoût me serrait à la gorge, l'humanité m'effrayait; à vingt-huit ans j'éprouvais déjà une lassitude de vivre, comme un centenaire qui aurait vu foudroyer toutes ses affections autour de lui...—Peu à peu cependant mon esprit se calma, mon coeur devint plus calme, les souvenirs se firent plus doux, et le temps, avec un tact extrême pansait mes béantes blessures.
Ma santé si éprouvée ne reprenait aucune force, au contraire; le docteur tant pis et le docteur tant mieux provoquaient en vain de nouvelles consultations, et j'avais déjà usé sans succès de tous les quinas et ferrugineux de la pharmacopée moderne, lorsque, me mettant en dehors de tout ce charlatanisme, je résolus, aidé de ma mémoire et du bon sens, de me traiter moi-même d'après une méthode ancienne.
Le maréchal duc de Richelieu, souffrant d'un épuisement analogue au mien, et désespérant de ranimer sa virilité de cavalier galant, s'en fut, paraît-il, à Leyde, consulter le savant Boërhave, le Gallien du XVIIIe siècle, dont la réputation était si grande qu'on lui adressait ses lettres: à M. Boërhave, en Europe.—Cet homme célèbre, après avoir contemplé le libertin de qualité, lui dit avec simplicité et douceur: «Le médecin est l'esclave de la nature, il n'a autre chose à faire qu'à lui obéir et à suivre exactement ses indications. Je m'aperçois que ce sont les dames qui ont surtout délabré votre santé, c'est elles à la réparer; trouvez-moi une bonne nourrice, et oubliez auprès d'elle que vous êtes homme, pour vous faire enfant.»
Je me souvins de ce fait peu connu, et n'allez pas rire, mon amie, je fis comme Richelieu; je trouvai en Bourgogne une vigoureuse luronne qui voulut bien m'agréer pour son nourrisson. Je me mis à la diète laiteuse, buvant du lait régulièrement le matin, le midi et le soir.
C'est ici que je vis depuis près d'un mois, dans une ferme isolée, me laissant aller à tous les enfantillages, à tous les bégaiements où m'ont conduit mon ramollissement;—le matin à six heures, au milieu du chant des oiseaux et du bruit de la métairie, je vois arriver ma bonne nounou, comme une mamoseuse providence: elle m'enlève dans ses bras comme un bébé, m'habille servilement, et entr'ouvrant son corsage avec résignation, elle me présente sa puissante mamelle nourricière que j'épuise à longues embrassées. Dans les premiers temps, le breuvage me parut un peu fade, je vous l'avoue, et j'eus comme des nausées; il me fallut toute la patience de la brave Bourguignonne, toutes ses petites claques amicales et ses gros rires de villageoise qu'on lutine, pour m'y faire prendre goût.
Aujourd'hui, je commence à redevenir grand garçon, et quand la nounou regarde l'heure sur l'horloge à grande gaine de noyer, je n'attends plus qu'elle me dise: «Monsieur veut-il têter?» Je vais vivement délacer la robe et mettre en liberté les prisonniers; ce n'est pas sans volupté alors que je hume avec un petit bruit de déglutition cette liqueur séreuse qui me ranime et me conduit à la virilité; souvent dans ma précipitation, je me comporte en vilain baby, je bavoche et inonde les lainages de ma mère nourricière, qui coquettement se secoue ou s'essuie en criant à belle gorge comme une ironie à mon impuissance: «fi, le polisson qui salit sa bobonne!»
Mes journées se passent dans la basse-cour, sur un banc rustique, quelquefois presque vautré, auprès du fumier, ce grand aphrodisiaque de la terre. Je taquine les poulettes et regarde curieusement les exploits du coq, qui me font mourir de honte; je ne lis pas d'autre livre que celui de la nature, toujours varié et sincère; enfin, mon amie, cette lettre, dans son décousu et le déshabillé de son style, est la première que j'écris depuis près de deux mois; j'y remue délicatement les cendres du passé pour ne pas faire saigner mes blessures mal fermées; serrer mon coeur et tyranniser mon cerveau; ma nounou très inquiète me regarde travailler, et ne saisit pas bien la portée de ces lignes manuscrites écrites en si grande hâte: «Si Monsieur se fatigue, je ne pourrai pas le sevrer dans quinze jours, me dit-elle d'un gros air grondeur.»
Ah! quand je serai sevré!!!—que toutes les caillettes de votre salon prennent garde; le loup rentrera en affamé dans la bergerie, avec ses théories anciennes et son petit sou d'auvergnat, qu'il fera sauter et passer de mains en mains.—Je sens déjà auprès de ma nourrice des distractions charnelles, qui sont d'heureux symptômes. Ah! quand je serai sevré!... vous serez appelée la première, si vous le voulez bien, mon adorable amie, à prononcer votre jugement si la méthode du docte Boërhave est exquise pour apprendre aux hommes à faire et contrefaire les enfants, et aux femmes à supporter les hommes qui sortent de nourrice.—Adieu, au revoir, à bientôt.
J'ai remarqué que ce sont les plus
tendres et ceux qui avaient le plus
le sentiment de la femme, qui les
traitaient plus mal que tous les autres.
THÉOPHILE GAUTIER.
En amour, tout est vrai, tout est
faux, et c'est la seule chose sur laquelle
on ne puisse dire une absurdité.
CHAMFORT.
'amour est utile à la vie, comme
la rosée est indispensable à la
terre, mais l'orage du soir provient
trop souvent de la rosée du matin. Il
faut profiter des premiers rayons solaires
du bonheur, se hâter de boire au plaisir et
quitter la partie avant les ardeurs de midi.—Les
plus belles aurores produisent parfois
de sanglants crépuscules.
A Paris on dit: une femme honnête; Vienne, pour exprimer la même opinion, on dit: une femme pratique.—Comme l'adjectif viennois est plus profond et plus correct que le dénominatif parisien!
La langueur est à la nonchalance ce que la mélancolie est à la tristesse.—La langueur est une jaunisse de l'âme dont l'amour même a raison.—La nonchalance est une apathie corporelle qui donne tous les torts à la volupté qu'elle fait naître.
Les chevaliers anciens arboraient galamment cette noble devise française: Les servir toutes, n'en aimer qu'une.—Les philosophes cavaliers modernes, moins puritains et moins braves surtout au tournois d'amour, proclament cet axiome: Les aimer toutes, n'en servir qu'une.—Ceci, pour être moins élevé, est peut-être tout aussi logique.
La femme souffre toujours pour deux, dit Balzac.—C'est fort bien pensé, mais le mari, doit-on ajouter, pâtit souvent pour trois.
Il est infiniment moins aisé de satisfaire une femme que d'en contenter plusieurs. (Les hommes mariés seront de cet avis). Pour une femme, par opposition, il est certes plus facile et plus agréable, de satisfaire plusieurs amants que d'en contenter un seul.—La résultante nous conduit à ce mot charmant de Montaigne: la femme est l'ennemie naturelle de l'homme.
C'est lorsqu'une femme mendie franchement et sans paraphrases l'amour d'un homme, qu'elle démontre sa passion; car alors elle lui sacrifie à la fois son orgueil, sa coquetterie, son amour-propre et la pudeur de ses préjugés; c'est-à-dire plus qu'elle-même mais, aussi, beaucoup moins que ses sens.
La sentimentalité: un oeuf à la coque à... pain mollet; le libertinage: une omelette aux fines herbes.
Certaines femmes naissent belles; d'autres deviennent jolies; on a tout à gagner à s'accointer avec celles-ci plus douces et plus charitables que les premières, la façon des Gagne-Petit qui se vengent des abstinences de leur jeunesse par les libéralités de leur âge mur.
Les véritables coquettes se gardent bien de prendre un amant dans la crainte de perdre un seul de leurs galants.—Une coquette tire vanité du nombre de ses amoureux, comme un aventurier qui s'enorgueillit de la variété de fausses décorations par lui arborées en brochette devant la sottise humaine.
Les dévotes ou les vieilles filles de haute vertu permettent à leur esprit toutes les jouissances qu'elles refusent à leur chair. Elles déjeunent le matin avec appétit du scandale de la veille, dînent des calomnies ramassées dans le jour, et couchent chaque nuit, par la pensée, avec tous les amants qu'elles ont prêtés si gratuitement aux autres femmes.
Que d'infortunés nouveaux mariés ont appris, le soir, à leur dépens, que le flambeau de l'hymen est un cierge de cire... qui n'est pas toujours vierge et sur lequel d'infâmes sacristains ont déjà posé l'éteignoir de l'hypocrisie et du vice!
Il y a la même différence entre une femme constante et une femme fidèle, qu'entre un homme têtu et un homme volontaire.
Si je portais deux pucelles en sautoir, disait Esope, je ne répondrais pas de celle qui serait derrière.—Quel esprit de bossu! Quelle bosse d'esprit! Quelle sagesse de fabuliste!!
Ce qu'une femme pardonne le moins aisément à un homme qu'elle aime ou qu'elle a aimé, c'est de n'avoir rien à lui pardonner.
La continence congestionne; le plaisir grise; la jouissance saoule; la passion tue:—Grisez-vous quelquefois, ne vous saoulez jamais, gardez-vous de vous suicider. A l'auberge de l'amour, le jeu n'en vaut pas la chandelle.
Le caprice passionné vit aux antipodes de l'estime et de la sympathie morale: les femmes qui nous ressemblent le plus sont celles que nous aimons le moins.
La princesse B*** s'écriait l'autre jour, avec ennui et par mégarde: «Je voudrais pouvoir embrasser à la fois, mon mari, mon amant et mon chien;»—Comme c'est bien femme en tous points, par l'expression et la pensée.
Pour une femme mariée, la beauté de son amant est en proportion de la laideur de son mari.
Une maîtresse qui s'ennuie est déjà infidèle.
Tuer l'amour à son apogée, au risque de se briser l'âme, c'est un acte de haute philosophie, de virilité volontaire chez un homme. Lorsque le bonheur est constaté, on ne doit point s'y endormir, la troupe légère et funèbre des désillusions guette la porte de l'amoureux; il vaut toujours mieux déloger que de s'arc-bouter contre l'envie, le soupçon et l'inconstance réunis pour forcer l'huis de l'amant fortuné. Les femmes ne comprennent jamais ce génial égoïsme du penseur qui brusque toujours les dénouements d'amour, et cependant elles poursuivent le fugitif, car les curieuses veulent toujours demeurer les dernières au spectacle ou quitter la scène d'elles-mêmes les premières. Si une maîtresse nous donne le fil de son âme, il faut en profiter, pour en sortir, avant que le fil ne soit coupé par les mains de l'infidèle, et imiter Thésée en abandonnant la belle Ariane dans l'Ile de Naxos. Les horizons de Cythère sont, hélas! très bornés, et, quand on arrive aux confins de la félicité parfaite, il n'y a plus qu'un précipice descendre ou un calvaire à gravir douloureusement.
Les plus grandes passions satisfaites finissent sottement, elles s'atténuent dans l'estime ou bien s'éteignent dans l'indifférence. Si elles se transforment en haine, la logique des sentiments est sauvée et l'amour-propre sauvegardé.
Les délicats ne vident jamais que les deux-tiers des flacons de vins exquis dont ils s'enivrent. Ils n'attendent jamais, pour en changer, que leurs gants se salissent, que leurs habits se déforment ou que leurs bonnes fortunes montrent la corde; aussi l'amour ne devrait-il être le plaisir que des âmes délicates: «Quand je vois des hommes grossiers se mêler d'amour, s'écrie Chamfort, je suis tenté de dire: «De quoi vous mêlez-vous? du jeu, de la table, de l'ambition à cette canaille!»
Je me suis souvent demandé pourquoi certaines femmes recherchent si avidement la société des hommes d'esprit qu'elles comprennent peu ou prou, lorsqu'elles sont si idéalement heureuses avec des imbéciles?
A un époux qui déplorait devant lui ses infortunes conjugales, Santeuil, le latiniste et spirituel poète, répondait ainsi: «Vous êtes cocu... n'est-ce que cela? Ah! mon ami, ne prenez peine, le cocuage, croyez-moi, n'est qu'un mal d'imagination: peu de maris en meurent, mais il y en a tant qui en vivent!»
Dans une réconciliation d'amoureux, il est peu de femmes qui n'aient pas la sottise de prendre les marques de virilité de leur amant pour des preuves de fidélité.
Passé quarante ans, la plupart des hommes mettent tout en oeuvre pour surexciter leurs sens, sans même concevoir le désir de les satisfaire.
Les grands vicieux sont timides et craintifs, au premier abord, avec une femme qu'ils convoitent; les écoliers au contraire sont hardis et inconséquents; l'audace de ceux-ci s'évanouit avec le premier désir, la timidité de ceux-là, au contraire, prend une hautaine revanche au lendemain de la victoire.
Un mari qui invoque ses droits, est bien près de les perdre.
Une fille qui aime redevient enfant, espiègle et gamine; une veuve, dans le même cas, retourne aux pudeurs et aux timidités de la jeune fille.—L'enfant est préférable. Une veuve ne cherche à faire oublier qu'un seul homme, qui fut son mari,—la courtisane amoureuse, pour se reconquérir elle-même et apaiser les jalousies rétrospectives de son amant, voudrait biffer de son passé une portion de l'humanité qui l'outrage par le souvenir même de sa possession.
L'inconstance des femelles est si active, si tourmentée, si inassouvie, que je me suis quelquefois demandé si Protée eut pu trouver une femme fidèle.
Tout est amour-propre chez la femme, même l'amour qui ne l'est pas; plus on y songe, plus on étudie la théorie, plus on observe la pratique de l'amour, plus on se confirme davantage que, somme toute, c'est par l'amour-propre que commencent et finissent les plus majestueuses passions aussi bien que les plus légers caprices.
Que d'hommes n'ont-ils pas perdu, par trop de discrétion délicate, des caresses intimes et variées, que des goujats grossiers ont su récolter cyniquement aussitôt après leur départ.—Les femmes ont l'imagination si libertine et nourrie de tant de monstruosités voluptueuses et antiphysiques, qu'on est tout étonné, après l'impertinence des demandes audacieuses, de trouver des complaisances et des facilités de moeurs qui émerveillent la dépravation de l'amoureux. Platon disait que les femmes avaient été des garçons débauchés autrefois.—Au lendemain de sa virginité perdue, si ce n'est peut-être la veille, une initiée aux plaisirs de Vénus a d'ore et déjà conçu dans sa tête un tableau de luxure comparée qui ferait pâlir toutes les peintures tracées par Arétin.
L'imagination des femmes conçoit, c'est l'audace et aussi au tempérament des hommes vigoureux d'exécuter les devis. Ils n'iront jamais trop loin.
Lord Byron disait: «Une maîtresse est aussi embarrassante qu'une femme... quand on n'en a qu'une.»—L'embarras cesse par la multiplication qui cause les divisions, lesquelles conduisent aux soustractions; après quoi on se complaît à aligner des additions don-Juanesques d'une légèreté totale exquise. C'est la vanité alors qui règne en maîtresse heureuse.
Les femmes n'aiment que ce qu'on ne leur donne pas.
Les jeunes filles mordent aux fruits verts; les vieilles filles ébrèchent leurs dernières dents sur des fruits secs: Les quatre mendiants de l'amour.
Aimer sa maîtresse, c'est encore s'aimer soi-même; aimer son épouse, c'est abdiquer son individualité au mécanisme banal de la société et dédoubler son effigie.—Un célibataire, qui était un tout, devient en se mariant, une moitié influencée par une autre moitié.
«Il faut vous distraire, disait-on à un veuf attristé; vous êtes jeune, redevenez joyeux et bon vivant; tenez, soupons ce soir en partie fine?»
«Eh! mon cher, vous avez raison, j'accepte, répond notre inconsolé; d'autant plus que... croyez-moi si bon vous semble, j'ai renoncé à toutes mes maîtresses depuis la mort de ma pauvre femme.»
Un homme trompé ne doit pas se résigner, encore moins se désespérer. Il y a un milieu plus digne. C'est à sa grandeur d'âme à le découvrir.
On possède les femmes par leurs défauts rarement par leurs qualités.
Une chambrière, qui avait beaucoup vu, s'écria devant moi, un jour, avec un geste superbe de grande comédienne:
«La vertu, puis-je y croire, dans l'exercice de ma profession?—La vertu! Mais, Monsieur, les lits parlent contre.»
Quelle réponse sublime, dans le réalisme de sa forme, et quel argument!—Les lits parlent.
Il n'y a rien de plus compliqué, de plus trompeur, de plus artificieux que la naïveté. Telle demoiselle candide et pudique, qui, par ses dehors, ne reflète qu'une innocence réelle, sera, dans un imbroglio d'amour, plus fine et plus rouée que des vétérantes de la galanterie. C'est que la femme est née pour l'astuce et que chez elle la naïveté n'est que le masque ou le pléonasme de la ruse. Cette vérité est tout entière dans ce mot de Salomon: «Les femmes font apostasier les anges.»
La propreté des femmes,—c'est si sale, disait une dévote, en se signant.
Un poète inconnu du XVIIe siècle, le sieur J. Magnon, nous a laissé dans un poème ce vers étonnant:
La corne la plus noble incommode le front.
Noble ou non, je crois bien.
Une femme tient tout de l'opinion; Le qu'en dira-t-on la retient plus sur le moment de faillir que le qu'en penserai-je.—Qui peut sauver une femme de la honte? a-t-on dit, et l'écho a répondu: La honte.
N'est-ce pas Chamfort ou un de ses disciples qui a proféré cette exclamation: «Que de filles aujourd'hui cessent d'être pucelles avant d'être vierges!»—Que de femmes aussi dirons-nous bien au contraire, demeurent pucelles en cessant d'être vierges!
Pour régner sur un peuple, il faut le plus souvent passer sur des ruines. Pour étendre son empire sur les femmes, on doit marcher sans commisération sur bien des coeurs.—Les conquérants doivent fermer une oreille à la pitié et ouvrir l'autre à l'ambition, et les talons rouges ne se colorent que dans le sang qui jaillit des coeurs savamment piétinés.
Les délicats n'apprécient que les friandes en amour;—les gourmandes composent le lot des grossiers ou des porte-faix.
Après la possession d'une coquette qui nous a fait languir, c'est avec un raffinement de vengeance qu'on lui plonge dédaigneusement des Tu dans l'oreille.—Le tutoiement après la victoire, devient au gré du vainqueur, ou une apothéose de sensualité heureuse ou une flétrissure brutale et cruelle.
Selon Casanova, l'amour n'est qu'une curiosité plus ou moins vive, jointe au penchant que la nature a mis en nous de veiller à la conservation de l'espèce.—Cette définition, par ce païen charmant, est assez ingénieuse; mais voici celle plus complète qu'il donne du plaisir:
«Le plaisir est la jouissance actuelle des sens; c'est une satisfaction entière qu'on leur accorde dans tout ce qu'ils appètent, et, lorsque les sens épuisés veulent du repos, ou pour reprendre haleine, ou pour se refaire, le plaisir devient de l'imagination, elle se plaît à réfléchir au plaisir que sa tranquillité lui procure.—Or, le philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas de peines plus grandes et qui sait s'en créer.»
Ceci est moins net et plus quintessencié, mais bien réel, lorsqu'on s'y retrouve.
Les hommes fermes, volontaires, opiniâtres, inflexibles sont principalement aimés des femmes, qui dans leur faiblesse admirent la force:—Peut-être aussi n'est-ce que le mâle que la femme recherche chez l'homme. Elle le rencontre si rarement dans son intégrité!
Que de revolvers se transforment en simples pistolets dans les liaisons qui durent trop!
Un sportman distingué professait cette opinion, à savoir qu'un gentleman de bon ton doit toujours entretenir plusieurs amours au ratelier de son coeur, de même qu'il nourrit plusieurs chevaux dans ses écuries.—C'est Rivarol palfrenier! c'est aussi la morale traînée dans le crottin.
C'est alors qu'on croit dénouer la ceinture d'une femme vertueuse, qu'on ne dégrafe souvent qu'un pauvre ceinturon de Messaline impudique.
Un homme d'étude, sans être un fat, aura toujours, à un trop haut degré le culte de lui-même, pour comprendre la servilité nécessaire, selon la société, aux convenances féminines.
Un homme de lettres, qui croit aux lettres, et qui éprouve l'enthousiasme de sa profession, est quelque peu un Narcisse au moral; il se mire dans toutes les sources de ses pensées, et, si une femme veut être de moitié dans cette extase égoïste, elle trouble la limpidité du miroir. Il faut donc au penseur de belles bêtes, qui se croient telles, de bonnes créatures impassibles et peu bavardes, qui font le gros dos sur les divans comme les chats, qui attendent les caresses ou qui les provoquent doucement, et non pas des bas-bleus babillards ou des précieuses minaudières qui mettent tout à sac dans une cervelle d'artiste, semblables à des guenons quittant leur perchoir pour bouleverser des paperasses, ouvrir des livres et renverser des écritoires.
Un travailleur a besoin d'une créature faite d'amour, toujours prête à le délasser par l'amour, à laquelle il donne juste le temps de ses entr'actes laborieux: un être qui l'aime comme un chien, avec une admiration muette et recueillie, qui se couche à ses pieds, s'éloigne et se retire sur un geste du maître, assez sage pour trouver tout son bonheur dans l'esclavage, et assez bornée pour ne pas concevoir d'autre horizon.—Les sots diront en riant que c'est impossible en ce XIXe siècle, mais les sots qui sont les laquais des femmes, ne peuvent savoir que celles-ci se dressent à l'exemple des pies et des pierrots qu'on met en cage d'abord fermée, puis en cage à porte assez largement entr'ouverte, sans aucunement s'inquiéter s'ils s'envolent ou s'ils restent.
Si l'on parvenait à détruire la pudeur et à satisfaire plus effrontément ses désirs, la société serait, à mon avis, moins folle et plus reposée sur la logique.—«Il s'est trouvé nation, écrit Montaigne, où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux temples des garses à jouÿr, et était un acte de cérémonie de s'en servir avant de venir à l'office.»—Nimirum propter continentiam, incontinentia, necesseria est. Incendium ignibus extinguitur.
Il est des ours mal léchés qui allèchent la concupiscence des femmes. Cette sauvagerie de caractère hérissé sent le mâle; pour elles, la toison des fauves et des boucs est un plus grand aphrodisiaque que l'odeur affadie du musc ou de la verveine, dont se servent les débiles petits maîtres.
L'idéal n'est peut-être que la beauté du vrai!
Beaucoup d'Anglaises lisent la Bible, bien peu la vivent.
Une femme à tempérament ne se donne pas le temps d'être coquette. Aussi bien, un affamé ne songe-t-il pas à faire des grâces sentimentales à table—comme l'estomac les sens ont leur fringale.
Le caprice chuchotte; la passion parle.
Une revue mondaine a fait paraître dernièrement sous ce titre: Comment ces dames mangent les asperges, une curieuse étude qui devait avoir pour pendant un second article: Comment ces messieurs mangent les moules.—La censure, en interdisant ces dissertations métaphoriques, a mis à nu la dépravation publique. Si les femmes honnêtes n'avaient pas dû comprendre les sous-entendus, en quoi la morale eût-elle été froissée? Le salon de Mme de Rambouillet eut écouté sérieusement, sans y concevoir de malice, ces petites oeuvres littéraires. Les pointes d'asperges sont-elles donc des pointes d'esprit bien grivoises? Il faut croire que les nidoreuses manifestations du naturalisme nous ont rendus bien pudibonds en matière de préciosité raffinée.
Allez donc parler d'amour à un médecin, il vous dira: «Bah! mais ce n'est que l'attraction de deux muqueuses.»
La vertu ne résisterait jamais aux circonstances, si les hommes savaient les deviner.—Une femme est seule, sur sa chaise longue, toute frémissante encore de la lecture d'un roman d'amour, vous vous présentez, selon les règles du monde, et par une conversation correcte et banale, vous ramenez cette pauvre âme émue aux réalités de la vie.
Oh! si vous aviez pu surprendre son rêve, vous identifier avec le héros de ses songes, et peu à peu, avec une nuance très fine de brutalité, donner un corps à ses fantaisies d'imagination, vous n'eussiez trouvé que docilité et abandon, là où vous n'avez su permettre que la rigidité des convenances.
Il faut si peu de chose pour être aimé d'une femme langoureuse qui laisse une libre carrière aux arabesques de ses rêveries.—Un sylphe ne rencontrerait pas de cruelles, le genre féminin serait sa chose, car par ses caresses, ses attouchements invisibles, par ses paroles douces comme le zéphir, par le mystère même qui l'envelopperait, il posséderait grandes et petites faveurs dans les couvents, dans les salons, dans les chaumières, entre mari et femme, amant et maîtresse, aussi bien que dans la solitude, la clarté ou l'obscurité. L'adultère, d'après Napoléon, n'est qu'une question de canapé.—L'amour, mieux encore, n'est qu'une question de discrétion et de délicatesse mystérieuse: arrachez les trompettes à la Renommée, soyez muet, feignez de devenir aveugle; fermez le verrou: les femmes vertueuses se donneront toutes à vous, comme au Dieu du silence et des plaisirs discrets.
On a dit: «Bien des femmes en peine de se purger n'ont qu'à dire une sottise: elles se portent bien.» On n'a pas vu de cures complètes cependant.
L'aujourd'hui est si beau quand on s'aime, que la sagesse condamne absolument le lendemain. Avec des maîtresses nouvelles, c'est toujours aujourd'hui. Avec une femme légitime, ce n'est qu'un long lendemain, qui fait regretter la veille, sans qu'on y puisse revenir.
Il est difficile de trouver une phrase plus concluante pour le divorce que celle de Chamfort: «Le divorce est si naturel, que dans beaucoup de maisons il couche toutes les nuits entre les deux époux.»—Le divorce est l'unique juge de paix de Cythère; il dénoue ceux que la sottise et l'ambition ont unis sans amour.
J'ai connu des hommes mariés doux, charmants, pleins de cordialité, d'esprit et de talents, entièrement soumis à d'affreuses petites femmes laides, ignorantes, bêtes et prétentieuses, lesquelles tranchaient sur toutes les questions d'art sans que l'infortuné mari osât prendre la parole et porter son jugement. De telles femmes se mettent à califourchon comme de vilains lorgnons de verre fumé, sur le nez de leurs époux qui verraient si bien et si loin sans cet obstacle qui les domine, mais qu'ils finissent par accepter avec une béatitude d'idiot. La bonté rend souvent imbécile en dehors de l'esprit.
Se laisser faire un petit doigt de cour: cette locution laisse rêveuse bien des jeunes filles au couvent. C'est le Digitus infamis de l'imagination.
Il n'y a que les amours cachées qui soient réelles! Les passions qui s'affichent ne sont que des vanités qui paradent. Un amoureux à tempérament entier dérobera sa maîtresse aux yeux de tout l'univers et la vue de son plus intime ami.—Le regard d'autrui souille le bonheur, et l'homme délicat confine ses amours à huis-clos, sans jamais promener son concubinage au dehors. La femme qui aime ne sent pas son internement, c'est au plaisir d'embellir la prison; la volupté a des horizons infinis à côté des sensations qu'elle procure aux heureux. Il n'y a que les petits cerveaux qui recherchent la compagnie; les tourterelles vivent isolées; les dindons ou les pintades meurent loin des basses-cours nombreuses, quand ils ne peuvent, par leurs ébats, provoquer l'attention des poules indolentes ou des coqs superbes.
Que de dindons dans le monde! que de pintades se montrent glorieusement accouplés dans l'orgie enrubannée des dimanches ou la houle des promenades élégantes!—pauvres bêtes!—pauvres gens!
Un anonyme du dernier siècle nous a légué ce trait charmant: «une prude a tant d'honneur qu'elle le laisse partout.» Est-ce assez spirituellement juste et merveilleusement trouvé!
Un célibataire qui se marie par ambition de fortune raisonne à contre sens. Un économiste a fait ce curieux calcul que dans le célibat les petits besoins augmentent et que les grands besoins diminuent; que dans le mariage, au contraire, les petits diminuent et les grands augmentent.
Donnerais-je des chiffres... cela ne convaincrait personne, sauf les convaincus.
La franchise et la vérité loyalement affichées étonnent les femmes qui ne comprennent rien à la droiture de conscience et lui préfèrent la rouerie d'une diplomatie méticuleuse. Un homme sincère et véridique est le plus grand des fourbes à leurs yeux. La vérité qui jaillit soudainement les éblouit et les écrase dans la mesquinerie de leurs petites trames mensongères. Qu'un amant, sur l'interrogation de sa maîtresse, réponde mâlement à celle-ci qu'il l'a trompée, il la verra tressaillir plutôt par la grande simplicité de la réponse que par la nature même de l'acte commis.—Le chacal qui ruse et qui biaise, ne conçoit pas le lion qui poitrine au danger.
De même que la crainte de rougir fait rougir les faibles; la préoccupation de témoigner sa virilité fait échouer un amant dans le plaisir des sens. C'est qu'en amour il faut plutôt oser que vouloir: la volonté use et concentre l'électricité cérébrale, l'audace fait jouer les fils conducteurs et regaillardit la verve corporelle. Un libertin ne s'expose que rarement à de cruels pas de clercs en pareille occurrence, il connaît l'art de lutiner une femme avec tant d'astuce qu'il se taquine lui-même par l'imaginative, en donnant à sa partenaire l'occasion de se débattre.—Dans le jeu de Vénus, on doit amuser l'ennemi et laisser le temps aux forces de réserves d'arriver toutes fraîches pour emporter la victoire, sans coup-férir. La tactique ne manque jamais aux vrais conquérants.
Un amour sérieux ne peut se transformer qu'en haine.—La haine a plus d'un travestissement; elle met des loups de velours, mais l'ardeur des yeux brille au travers.
Un homme parle.—Les mâles causent et s'écoutent.
Il y a des yeux de femme qui signent des promesses à courte échéance: les uns disent: pour ce soir, d'autres, pour demain; la plupart diraient bien: tout de suite, mais il faut du temps à l'amour pour digérer ses espérances.
Ce qui cause le bonheur d'un amant, quelquefois fait le désespoir d'un mari.
J'ai trouvé, par hasard, cette observation sur une feuille volante, détachée sans doute du carnet d'un philologue: «C'est bizarre les mots! ainsi en Irlande, le mot Mac est un signe de noblesse, et à Paris....»
Pascal a bien raison, vanté en deçà des Alpes, erreur au delà.
En voyant deux amoureux serrés étroitement, passer dans un éclair de bonheur, Madame Z, qui était à mon bras, a diagnostiqué en soupirant: «Deux jeunes mariés, ou bien deux anciens amants.»
Joli distique du XVIe siècle:
Bien on a peint Vénus et ses amours, tout nuds,
Car ceux qui s'y sont plûs, tels en sont revenus.
Sénac de Meilhan a écrit: les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. Est-ce bien sûr? Cette petite pensée est sujette à grande controverse.
Il est des femmes laides et bégueules qui prennent un soin ridicule pour afficher leur vertu et annoncer au monde qu'elles sont inaccessibles à la galanterie.—Pareille vanité grotesque me rappelle les portes de prison sur lesquelles on a peint en grosses lettres: le public n'entre pas ici.—«Plus souvent,» s'écrie Gavroche dans un argot qui dit tout.
On ne pratique réellement l'amour qu'en France, et à Paris surtout; j'entends l'amour avec toutes ses mignardises, toutes ses délicatesses, toutes ses ruses polissonnes et tout le luxe intime des femmes. Une parisienne semble plutôt créée pour l'amour que pour la maternité; de toutes les femmes du globe, elle seule sait être gracieuse, se lever, s'habiller, marcher, se baisser, se relever et surtout se coucher, avec des poses d'un art exquis, des lenteurs savantes, des enjouements qui ravissent et des calineries spéciales dans le moindre geste. S'il est des hommes qui ont pu regretter au loin les charmes de la parisienne habillée, il n'est pas un raffiné qui n'ait conservé le plus adorable et le plus frais souvenir d'une parisienne qui va se mettre au lit. Cette manière à la fois chaste et impudique de se défaire des derniers voiles comme d'un fardeau importun, cette grâce dans la draperie harmonieuse des toiles fines et blanches, cette mutinerie dans la dentelle, ces parfums pénétrants qui se dégagent d'elle sont bien faits pour marquer une empreinte ineffaçable dans la mémoire de ceux qui s'intéressent à la femme par l'enveloppe et les détails.—Ailleurs qu'en France peut-on se disposer à l'amour avec un attirail de préparatifs aussi ravissant? Une anglaise en robe de chambre est vêtue en dessous—et par pudeur, d'une riding dress. L'une d'elles disait un jour avec ennui: «L'amour... il faut bien le faire, les hommes y tiennent.»—Une française n'eut jamais dit cette phrase typique.
Ah! si le cerveau des parisiennes n'était pas une éponge à préjugés, si ces roses poupées avaient plus de sang et moins de son dans les entrailles, si leur coeur, moins chiffonné par le caprice, était plus sensible aux intimités d'amour, elles deviendraient les créatures les plus propres à satisfaire la passion des artistes et des voluptueux. Mais faut-il tant demander aux filles de Satan?—C'est le jouir et non le posséder qui rend heureux, disait Montaigne: Dès que les femmes sont à nous, nous ne sommes déjà plus à elles.—Quelle immense compensation pour ceux qui analysent et qui pensent sur les sentiments respectifs des sexes.
ceux qui quémanderaient l'explication de ce titre: Le Calendrier de Vénus, inscrit sur un ouvrage composé de feuilles éparses et de notes diverses, je pourrais démontrer, avec grand étalage et luxe d'érudition, la signification primitive et réelle du mot: Calendrier.—On y verrait que le Calendarium n'était autre qu'un curieux petit livre où se trouvaient mentionnés les jours fériés et néfastes, les souvenirs et anniversaires, ainsi que des écrits interlignés, en un mot, une manière de carnet semblable à ceux, qu'un terme horriblement vulgaire, et qui sent le comptoir, nomme aujourd'hui: Agendas.
Mais à propos de Vénus et d'opuscules qui sont miens, et qui ont été imprimés bien davantage pour ma propre satisfaction que pour l'intérêt du lecteur, il ne me convient pas de remuer le volumineux Richelet ou le pesant Ménage, indignes d'être ouverts pour une si petite justification.—Au surplus, dois-je rendre compte au public du baptême de mes productions? Point ne crois, car ma vanité y contredit et mon esprit s'y oppose.—Ceci m'est affaire personnelle et privée.
Aussi, selon mes principes, je n'ai convié pour cette cérémonie faite au baptistère de ma chapelle cérébrale que mon honorable conseiller et ami le jugement, comme parrain, et gentille et très familière dame la fantaisie, comme marraine; lesquels ont signé sur le registre de mon bon plaisir, en foi de quoi j'ai jeté mes dragées sans nul soucy dans ce drageoir à boutades.
Que le Calendrier de Vénus devienne l'Annuaire des Grâces, ou qu'il s'en aille sur les quais de la Seine, tenir compagnie aux charmants Almanachs des Muses—peu m'importe!—je n'y mets point de coquetterie d'auteur. Ces pages m'ont causé plus de bonheur intime à concevoir et à écrire que les délicats eux-mêmes n'éprouveront jamais de contentement passager à les lire.—Ceux qui, comme moi, ont produit dans l'amour et avec l'enthousiasme des lettres, me comprendront. Il ne reste aux autres qu'à me porter envie.—C'est peut-être déjà fait.—Je les plains.
Epitre dédicatoire à Betzy
A l'Académie des Beaux-Esprits et des Raffinés du Langage
Mémorandum d'un Epicurien
Les Fastes du Baiser
Voyage autour de sa Chambre
Éphémérides des Sens
Le Sottisier d'Amour
Arrière-Propos.