The Project Gutenberg eBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 1)

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 1)

Author: Jean-François de La Harpe

Release date: September 10, 2007 [eBook #22558]
Most recently updated: January 2, 2021

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the
Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES (TOME 1) ***


Notes au lecteur de ce ficher digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

--Le texte de la seconde illustration n'étant que partiellement lisible, le second mot de la phrase "_John xxx fondit brusquement sur les Hollandais et les tailla tous en pièces._" est manquant.

BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.

J. F. LAHARPE.

Devéria del. E. Jourdan direx. Marinet sc.
J. F. LAHARPE.

ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES;

Par
J.-F. LAHARPE.

TOME PREMIER.

Editor's arms.

PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.

(p. i) AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

L'Abrégé de l'Histoire des Voyages de Laharpe jouit d'un succès qui paraît croître de plus en plus; malgré le grand nombre de volumes dont se compose cet ouvrage estimé, il a été réimprimé deux fois dans un court espace de temps.

Cependant le format in-8o, adopté pour ces réimpressions, ne satisfaisait pas toutes les classes de lecteurs. Il restait encore à faire une édition de cet ouvrage, qui réunît à la pureté du texte, la commodité du format, et qui fût à la portée de toutes les fortunes; nous croyons avoir atteint ce but en offrant notre nouvelle (p. ii) édition de l'Abrégé de l'Histoire générale des Voyages.

Cet ouvrage est imprimé pour la première fois dans le format in-18, et nous croyons nous rendre agréables au public, en en faisant tirer également sur le format in-12; de sorte qu'on peut le joindre aux éditions qui ont été données dans les mêmes formats du Cours de littérature du même auteur. Nous avons corrigé un grand nombre de fautes échappées au dernier éditeur, quoiqu'il ait mis plus de soin que ses prédécesseurs, à l'impression de cet abrégé. Enfin nous ne négligeons rien pour que notre édition soit rangée au nombre de ces belles réimpressions que les presses françaises s'enorgueillissent de reproduire depuis quelque temps.

MM. Firmin Didot ont gravé le caractère, M. Fain donne tous ses soins à l'impression, le papier sort d'une des premières fabriques de France. Le portrait de Laharpe, dont nous pouvons garantir la ressemblance, est gravé par M. Bertonnier, d'après le dessin de M. Devéria; (p. iii) les vignettes, au nombre de soixante, dont les unes représentent les sites, vues, costumes de chaque pays, retracent aussi les scènes historiques que l'on trouve dans le même recueil. MM. Larcher, Baquoy, Delvaux, se chargent de la gravure, tandis que MM. Victor Adam, Devéria, Martinet, en ont fait les dessins d'après les originaux de la collection topographique du cabinet des estampes de la bibliothèque du roi; l'atlas de 15 planches in-4o. est exécuté par M. Blondeau, graveur du roi.

M. Depping, dont le nom est assez connu pour nous dispenser d'en faire l'éloge, a bien voulu se charger de la notice biographique sur Laharpe, et du précis de l'Histoire générale des Voyages depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, qui est placé en tête de l'ouvrage.

Enfin nous avons réuni dans notre édition tous les avantages que n'offraient point les autres éditeurs du même ouvrage, la commodité du format, l'élégance et la pureté du texte, le luxe des figures et la modicité du prix; et si, comme tout nous le fait espérer, (p. iv) le public nous sait gré de nos efforts pour l'exécution de cette entreprise, nous nous proposons de publier à la suite: Un Abrégé des meilleurs voyages qui ont été faits depuis le troisième voyage de Cook inclusivement, où s'arrête la présente édition.

FIN DE L'AVERTISSEMENT.

(p. v) NOTICE SUR J.-F. LAHARPE.

Il est heureux qu'après tant de productions marquées au coin du génie ou du goût que la France avait vu éclore sous les règnes de Louis xiv et de Louis xv, il soit venu un littérateur capable d'en analyser les beautés, et d'en faire apprécier tout le mérite par ses contemporains. Laharpe fut cet écrivain habile; la tâche dont il s'est acquitté avec un talent distingué lui a valu le titre honorable de Quintilien français, qui ne lui a pas été disputé jusqu'à présent, quoique plus d'un rhéteur ait essayé de dicter les règles du goût, et de les appuyer sur les modèles classiques.

On croit que la famille de Laharpe, originaire de la Suisse, était alliée à la famille du même nom qui existe encore dans le pays de Vaud. Elle vécut obscurément en France; le jeune Laharpe, né à Paris en 1739, perdit, à l'âge de neuf ans, son père, capitaine d'artillerie, et n'eut d'abord d'autre secours que celui des sœurs de la charité. (p. vi) L'intelligence avec laquelle il récitait déjà dans son enfance les vers, lui attira la bienveillance du proviseur du collége d'Harcourt; il obtint une bourse dans ce collége, et y fit de brillantes études. Le prix d'honneur lui fut décerné en rhétorique: présage de ses succès dans ce genre sur un plus grand théâtre. Une injustice qu'il essuya vers la fin de sa carrière scolastique était faite pour lui inspirer cette aigreur qu'il ne montra que trop souvent dans ses démêlés littéraires. Accusé d'avoir fait des couplets satiriques contre le proviseur son bienfaiteur, il fut puni, non pas par le collége, mais par la police, et enfermé six mois à Bicêtre et au fort l'Évêque. Il est convenu dans la suite d'avoir fait des couplets contre des gens du collége, mais il a déclaré n'en avoir jamais composé contre des personnes à l'égard desquelles il avait des devoirs à remplir. Il est très-probable que les couplets contre le proviseur avaient été ajoutés par quelque autre écolier. Avant de procéder criminellement contre un jeune homme sans protection, il aurait donc fallu d'abord s'assurer de la vérité du fait; mais c'est de quoi on ne s'embarrassait guère sous le règne du voluptueux Louis xv. Marmontel ne fut-il pas également enfermé pour des couplets (mais qu'il n'avait pas faits), qui tournaient en ridicule un gentilhomme de la chambre? Cette prison dut faire naître de sérieuses réflexions chez le jeune Laharpe; et peut-être fut-ce pour avoir été victime du régime arbitraire, qu'il se rangea, en sortant de captivité, sous la bannière des écrivains qui demandaient la réforme des abus et le respect pour les droits de l'humanité.

À l'âge de vingt ans il débuta dans la carrière (p. vii) littéraire par des héroïdes, genre de poésie que les succès de Colardeau avaient mis en vogue. Ces premiers essais que l'auteur recueillit ensuite dans ses mélanges littéraires et philosophiques furent jugés sévèrement par le fameux Fréron; Laharpe en jugea lui-même peu favorablement dans un âge mûr, et ne les comprit point dans le choix de ses œuvres. Il s'essaya vers le même temps dans la critique de la littérature ancienne. L'étroit esprit de Fréron ne vit dans ces articles que de la hardiesse; des hommes qui avaient moins de préjugés que l'auteur de l'Année littéraire y aperçurent le germe d'un beau talent.

Le théâtre ne tarda point à exciter toute son ambition littéraire. Il débuta dans la carrière dramatique par la tragédie de Warwick, qui fut jouée d'abord à la cour vers la fin de 1763, et puis à la Comédie Française. Elle eut beaucoup de succès, et s'est maintenue au répertoire. Cette pièce fut le motif d'une correspondance entre Laharpe et Voltaire; ce grand écrivain accueillit favorablement le jeune écrivain, auquel il remarqua de grandes dispositions pour la poésie. Laharpe avait épousé la fille d'un limonadier; tous deux sans fortune, ils menaient une vie assez économique. Voltaire les garda quelque temps à Ferney, où Laharpe travaillait à de nouvelles tragédies, tandis que sa femme jouait dans celles de leur hôte célèbre, qui eut pour tous les deux beaucoup d'affection, et souffrit même que Laharpe lui fît quelquefois des observations critiques sur ses ouvrages inédits, et y proposât des changemens. Il disait avec bonté au jeune littérateur: Changez toujours de même, je ne puis qu'y gagner. De temps en temps Laharpe faisait des voyages à Paris (p. viii) pour faire jouer Timoléon, Pharamond et Gustave, tragédies dont malheureusement aucune ne se ressentit de l'inspiration de Ferney. On le jugea froid et sans verve. Piron, qui ne vit pas sans déplaisir qu'un poëte osât refaire Gustave Vasa, fit une épigramme dont voici la fin:

J'ai laissé Gustave imparfait,
Retouchez-y, mais gare au trait
Que vous et moi nous devons craindre.
Messieurs, criera quelque indiscret,
Mévius gâta le portrait,
Bavius l'achève de peindre.

Ce fut avant la représentation du Gustave de Laharpe que Piron lança cette épigramme; il en fit une autre après la chute de la pièce; il y qualifia Laharpe sans façon de

Lourd, froid, sec, éthique
Dans le dramatique.

Laharpe assure qu'il n'eut pas lui-même la patience d'attendre la fin de la représentation, qu'il ne garda que des fragmens de son manuscrit, qu'il jeta au feu la pièce de Pharamond, et que s'il eut la faiblesse ou plutôt le besoin de faire imprimer Timoléon, qui avait eu quelques représentations, il ne comprit pas du moins cette tragédie dans la collection de ses œuvres. Ce qui lui avait paru bon dans la pièce de Timoléon, fut transporté plus tard dans celle de Coriolan. Bientôt après, en 1768, le public apprit que Laharpe avait brusquement quitté Ferney avec sa femme, et qu'il était revenu à Paris; ses ennemis, dont le nombre (p. ix) s'était beaucoup accru, tant par ses premiers succès que par un peu de présomption de sa part, prétendirent que Voltaire l'avait renvoyé. Le patriarche de Ferney démentit ce bruit dans les gazettes. Grimm, instruit par les amis de Voltaire, et étant lui-même en liaison avec lui, assure que c'est par pure générosité que Voltaire donna un démenti aux adversaires de Laharpe, et que ce littérateur s'était réellement rendu coupable d'une grande indiscrétion, en répandant à Paris le deuxième chant de la Guerre de Genève, que Voltaire avait intérêt de tenir secret, et en soutenant ensuite qu'il le tenait d'un ami de ce grand homme. Il paraît donc que Voltaire se brouilla en effet avec Laharpe; cependant comme vers le même temps madame Denis et madame Dupuis quittèrent Ferney, on peut croire que Voltaire était de mauvaise humeur contre tous ses convives.

On vient de parler de la présomption de Laharpe. Il est difficile qu'un poëte encouragé par les suffrages d'un public aussi éclairé que celui de la capitale de la France, et surtout par la plus belle partie de ce public, se mette assez en garde contre la vanité; plus les applaudissemens donnés à des tirades de vers ou des phrases élégamment construites sont vifs et nombreux, plus on s'imagine être au nombre des premiers hommes du siècle, et plus on souffre avec peine la critique qui trouble les illusions d'un esprit enivré de louanges. Laharpe a donc pu repousser avec animosité ou avec amertume les attaques de ses adversaires; mais parmi ceux-ci il y avait des écrivains qui, pour le moins, avaient autant de vanité que lui, sans l'égaler en talens. L'un d'eux disait de lui:

(p. x)

Si vous voulez faire bientôt
Une fortune immense et pourtant légitime,
Il vous faut acheter Cythare ce qu'il vaut,
Et le vendre ce qu'il s'estime.

Linguet lui promit une épigramme chaque semaine, et fut en effet très zélé d'acquitter sa promesse; Dorat et Champfort ne furent pas en reste; d'autres poëtes se mirent de la partie. Piron en jouant sur les mots, l'appelait la Harpie. Il n'y eut pas jusqu'à l'abbé Delille qui n'y donnât sa saillie: faisant allusion à une jolie chanson de Laharpe, Ô ma tendre musette, il dit au sujet des éloges donnés au poëte pour des pièces d'un caractère plus élevé:

De l'admiration réprimez le délire,
Parlez de sa musette, et non pas de sa lyre.

Laharpe, doué d'un caractère vif et emporté paya ses ennemis de la même monnaie; il se vengea de plusieurs en évoquant poétiquement l'ombre de Duclos. Une vengeance plus noble, ce furent les succès éclatans qu'il obtint dans les concours académiques de Paris et de la province. Dès 1767 il avait été couronné par l'académie française pour son discours sur les malheurs de la guerre et les avantages de la paix. Sept autres prix lui furent donnés dans les dix années suivantes, par l'académie française, pour des morceaux en prose et en vers. C'est aux concours académiques que sont dus ses éloges de Fénélon, de Racine, de La Fontaine, de Catinat, de Charles V et de Henri IV. Il manqua le prix pour les éloges de La Fontaine et de Henri IV, quoiqu'il fût si sûr du succès qu'il avait fait des lectures de ces deux pièces dans les sociétés de Paris, avant (p. xi) que les juges académiques eussent prononcé. On sait que Necker pour lui faire un présent délicat, avait fait ajouter deux mille francs au prix proposé par l'académie de Marseille, pour le meilleur éloge de La Fontaine, et que ce fut Champfort qui le remporta. Un grand mérite de Laharpe, dans ces éloges, c'est d'avoir su en varier le style et le mettre d'accord avec les sujets; sous ce rapport il a l'avantage sur Thomas, qui a parfaitement retracé l'histoire des éloges, mais qui en a fait presque d'aussi ampoulés que ceux qu'il a blâmés. Une douceur harmonieuse règne dans l'éloge de Fénélon; l'auteur fait sentir la candeur angélique de cette âme pure qui ne connaissait point les sentimens haineux et dont le cœur, valait mieux que celui de tant d'autres prélats du temps, toujours empressés de persécuter au nom de leur religion. Comme cet esprit de tolérance ne s'était pas transmis à leurs successeurs, ceux-ci trouvèrent leur satire et des maximes mal sonnantes dans l'éloge de Fénélon fait par Laharpe, et se remuèrent pour s'en venger. Un ministre d'un esprit assez médiocre, le chancelier Maupeou, ordonna que désormais les morceaux académiques seraient soumis comme autrefois à l'approbation de la Sorbonne, espèce d'inquisition qui jouissait de la faculté de condamner sans pouvoir y joindre celle de punir. Heureusement cet ordre absurde ne resta pas long-temps en vigueur.

L'éloge de La Fontaine rappelle la naïveté du fabuliste, et l'éloge de Racine contient une analyse habile des beautés tragiques de ce grand poëte. Parmi les autres éloges, celui de Catinat est regardé comme le plus soigné. Ces titres littéraires lui ouvrirent en 1776 les portes de l'académie (p. xii) française où il succéda à Colardeau. La séance destinée à sa réception fut, suivant les mémoires du temps, très-brillante; Laharpe s'attira de vifs applaudissemens par son discours, surtout par son tableau des agrémens du commerce des lettres, et puis par la lecture d'un fragment de sa traduction en vers de la Pharsale de Lucain; mais le public mit de la malice à applaudir bien plus vivement encore le discours de Marmontel qui répondit à Laharpe, et à y chercher des allusions. Ce discours fut un événement pour le grand nombre d'oisifs de ce temps. Grimm a pris la peine d'en consigner les moindres détails dans sa correspondance littéraire. Après avoir peint la modestie et le caractère pacifique de Colardeau, Marmontel rappela de lui ce mot: «La critique me fait tant de mal que je n'aurai jamais la cruauté de l'exercer contre personne,» dont le public fit sur-le-champ une application peu flatteuse pour Laharpe; sa malice se manifesta de nouveau quand Marmontel ajouta: voilà, Monsieur, dans un homme de lettres un caractère intéressant. Ce mot si simple, dit Grimm, fut applaudi comme si c'eût été la meilleure épigramme qu'on eût jamais faite. Il est vrai qu'il y avait au moins trois à quatre cents complices qui en firent les honneurs. Ce qu'il y eut de plus désagréable dans cette aventure pour Laharpe, c'est qu'à la suite des louanges qui lui furent données par son illustre confrère, ces mêmes applaudissemens se renouvelèrent encore souvent, toujours avec la même chaleur, et, puisqu'il faut le dire, avec les mêmes éclats de rire. On arrêta plusieurs fois l'orateur au milieu de sa phrase, et c'est avec une patience et une résignation tout-à-fait méritoires que l'orateur se laissait interrompre. Avant de faire remarquer le mérite (p. xiii) qui distingue les différentes productions de Laharpe, il rappelle avec une douce indignation les critiques qui s'étaient élevées contre lui. On laisse passer légèrement ce que dit Marmontel du courage avec lequel notre jeune académicien défendit toujours la cause du bon goût, et l'on éclate en transports lorsque son panégyriste avoue que dans les disputes littéraires on lui avait souhaité quelquefois plus de modération, le sel du goût n'ayant pas besoin d'être mêlé du sel amer de la satire, etc. Tout ce détail, ajoute Grimm, est peut-être assez insipide à raconter; mais il ne fut que trop plaisant pour les intéressés. Jamais éloge ne fit un effet plus contraire à celui que l'on devait naturellement attendre; jamais on ne fit plus cruellement justice des torts qu'un homme de lettres peut avoir eus avec ses rivaux, et je connais peu de scènes de comédie plus piquantes que ne le fut ce singulier persifflage; il eût été sans doute beaucoup plus original, si celui qui en fut l'objet, s'était mis à dialoguer avec le public, comme il a dit depuis qu'il en avait été tenté.

Il ne faut pas attacher autant d'importance que Grimm à cet événement insignifiant: toutefois on voit par les nombreuses attaques des adversaires de Laharpe, que s'il plaisait par ses talens littéraires, il n'avait pas du moins l'art de captiver par sa conduite la bienveillance générale. Lorsqu'on donna au théâtre les Journalistes anglais, par Cailhava, le public, ou une partie du public voulut y voir une satire sanglante de Laharpe; on reconnut ses querelles avec Sauvigny, avec Blin de Saint-Maure, on retrouva ses expressions, et quelquefois ses injures. Ce ne fut qu'un des mille et un désagrémens que lui attira l'aigreur de sa (p. xiv) critique. Les mémoires du temps assurent que Blin de Saint-Maure se vengea d'un article de Laharpe inséré dans le Mercure, sur ou plutôt contre un de ses ouvrages, en attaquant le critique dans la rue au moment où bien paré et poudré celui-ci se rendait à une assemblée de beaux-esprits. Les querelles de Laharpe avec Dorat furent si vives, que l'académie française se vit obligée de l'engager à plus de modération; l'abbé de Boismont disait à ce sujet: «Nous aimons tous infiniment M. de Laharpe, mais on souffre en vérité de le voir arriver sans cesse l'oreille déchirée.» Quant à cette querelle entre Laharpe et Dorat, elle fut apaisée par les jolies femmes qui étaient également éprises pour les beaux vers de l'un et les galantes bagatelles de l'autre. Le premier avait fait une tragédie touchante sur un événement tragique qui était arrivé depuis peu. C'était le suicide d'une religieuse que le désespoir avait porté à cet acte violent. Ne pouvant espérer de faire jouer cette pièce en public, Laharpe en faisait la lecture dans les sociétés; on la représenta chez M. d'Argental, ainsi que chez madame de Cassini, qui joua le rôle de religieuse, tandis que l'auteur se chargeait de celui du héros de la pièce. La plus belle assemblée assista à cette représentation. Dorat s'y trouva sous les auspices de la maîtresse de la maison, et se réconcilia solennellement avec l'auteur de Mélanie, en dépit de toutes les épigrammes qu'ils s'étaient mutuellement lancées. L'archevêque de Paris fut scandalisé de la nouvelle de la représentation d'un sujet religieux, et obtint que la seconde représentation ne pût avoir lieu. Telle était alors la puissance du clergé.

Il paraît que la réconciliation politique des deux (p. xv) poëtes et rivaux ne tint pas long-temps, et que de nouvelles attaques mutuelles les brouillèrent comme auparavant; mais Laharpe y mit fin par un trait de générosité, ou si l'on veut de justice, en renvoyant, dit-on, à son adversaire un paquet de lettres scandaleuses qu'un inconnu avait mises en son pouvoir, et dont la publication pouvait ruiner la réputation de Dorat. En prenant part à la querelle des Gluckistes et des Piccinistes, qui fut poussée, comme on sait, à un point extrême, Laharpe, qui s'était prononcé pour les derniers, se fit de nouveaux ennemis parmi les Gluckistes.

Cependant, au milieu de toutes ses distractions, il se livra sans relâche à de nombreux travaux littéraires. Sollicité par de puissans amis, il s'était chargé de la rédaction de la partie littéraire du Journal de politique et de littérature où son ennemi Linguet l'avait précédé. Il donna au théâtre les tragédies de Menzikoff, des Barmécides et de Jeanne de Naples. Il traduisit en beaux vers le Philoctète de Sophocle, et sa poésie réussit à faire goûter aux Français sans le secours des chœurs le plan si simple du poëte grec; ce fut un des plus beaux triomphes de Laharpe. Coriolan fut donné la première fois à la fin de l'hiver rigoureux de 1784, pour la représentation destinée par les comédiens français au bénéfice des pauvres. Le public sut gré à Laharpe de son désintéressement, et assista en foule à cette représentation brillante. Cependant les juges sévères trouvèrent trop de déclamation et trop peu d'action dramatique dans la nouvelle tragédie de Laharpe; ses rivaux ne manquèrent pas l'occasion de le poursuivre de nouvelles épigrammes. Tout le monde connaît celle de Champfort:

(p. xvi)

Pour les pauvres, la comédie
Donne une pauvre tragédie;
Nous devons tous en vérité,
Bien l'applaudir par charité.

Rhulières s'égaya dans son épigramme sur cette famille de héros tragiques tous mort-nés. Pour se venger, Laharpe fit charitablement, dans un quatrain, le portrait des deux poëtes.

Les tragédies précédentes n'avaient pas eu un grand succès; Jeanne de Naples fut redonnée avec un nouveau dénoûment que le public goûta mieux que le premier; néanmoins le défaut d'intérêt fit tort à cette pièce comme aux deux autres. Les Brames, tragédie philosophique, dans laquelle Laharpe avait imité Voltaire, sans être capable de créer d'aussi grands ressorts dramatiques que ceux des tragédies de Mahomet et de Gengiskan, furent écoutés jusqu'à la fin; mais le public ne revint plus, et, pour ne pas prêcher dans le désert, les prêtres indiens furent retirés par l'auteur. On appela les cinq actes de cette tragédie les cinq sermons de l'abbé de Laharpe; on raconta aussi que plusieurs années auparavant l'auteur, ayant fait une lecture de sa pièce dans une société réunie chez mademoiselle de l'Espinasse, fut convaincu par les observations des auditeurs de l'impossibilité de faire réussir une pièce d'un intérêt aussi faible, et la jeta au feu; aussi ceux qui avaient été témoins de ce sacrifice ne furent pas médiocrement surpris de la voir renaître sans savoir comment. Enfin, pour dernière tribulation, il eut à essuyer une parodie, où, lors du dénoûment, on jetait dans un gouffre tout ce qu'il y avait sur le (p. xvii) théâtre, même une harpe. La police défendit cette allusion personnelle, mais le parterre redemanda la harpe, et il fallut la jeter avec le reste dans l'abîme.

Malgré l'accueil froid qu'avaient reçu la plupart des tragédies de Laharpe, il ne craignit pas de les rassembler et de les faire paraître. Dans la préface du premier volume, il prédit la décadence du théâtre, et ne trouve que deux moyens de la prévenir. Ces moyens sont l'érection d'un second théâtre français, et la substitution d'un parterre assis à un parterre debout. Il a fallu du temps pour que deux moyens si simples fussent essayés. L'expérience a prouvé qu'ils ne suffisent pas pour prévenir la décadence de l'art dramatique; cependant on s'est convaincu de leur utilité, et sous ce rapport, on a dû souhaiter que les vœux de Laharpe eussent été exaucés plus tôt. Il avait fait réellement des démarches, de concert avec d'autres auteurs dramatiques, pour faire asseoir le parterre; mais dans ce temps le gouvernement, ou plutôt la cour, se mêlait de tout, et la moindre réforme, la moindre amélioration qu'il s'agissait d'obtenir, ne concernât-elle que des banquettes, mettait en jeu les intrigues de quelques courtisans désœuvrés. La sollicitation des auteurs dramatiques parut être un sujet trop grave pour qu'on pût se décider légèrement; et de peur de compromettre je ne sais quels intérêts, on laissa les choses comme elles étaient: les gentilshommes de la chambre étaient assis dans les loges; ils n'étaient pas pressés de faire asseoir les gens du parterre.

En 1782, Laharpe composa pour l'ouverture de la salle de l'Odéon, une pièce allégorique intitulée Molière à la nouvelle salle, ou les Audiences de Thalie, (p. xviii) qui eut du succès. Il avait traduit par abrégé la Pharsale de Lucain; il traduisit aussi une partie de la Jérusalem délivrée et de la Lusiade du Camoëns; ne sachant pas le portugais, il avait versifié sa traduction sur une traduction française en prose. Quand il eut publié son Suétone, on lui reprocha aussi de ne pas bien comprendre le latin, malgré les prix qu'il avait obtenus au collége.

Quoique académicien, il avait concouru pour le prix proposé par l'académie française au sujet du meilleur dithyrambe aux mânes de Voltaire, et comme le prix fut décerné à son poëme, il en abandonna la valeur à celui qui avait obtenu l'accessit. Il fit aussi de Voltaire un éloge en prose: le public avait été choqué d'entendre Laharpe traiter avec rigueur la tragédie de Zulime; la méchanceté prétendait qu'il était irrité d'avoir été oublié dans le testament de Voltaire. Lorsqu'ensuite il fit en prose et en vers l'éloge du grand écrivain que la littérature venait de perdre, la méchanceté supposa encore un motif intéressé à l'auteur, en prétendant qu'il voulait préparer le public à son commentaire sur le théâtre du grand poëte. On fut pourtant obligé de convenir que parmi la foule d'écrivains qui avaient célébré Voltaire, aucun n'avait mieux fait sentir les beautés de son génie. Laharpe, dit un de ses contemporains, a beaucoup plus d'esprit que de connaissances, beaucoup moins d'esprit que de talent, et beaucoup moins d'imagination que de goût; mais il sait parfaitement Racine et Voltaire; et quoiqu'il n'ait pas encore justifié toutes les espérances qu'on avait pu concevoir de l'auteur de Warwick, c'est encore le meilleur élève qui soit sorti de l'école de Ferney. Il est malheureux que les circonstances (p. xix) l'aient obligé à perdre tant de temps à dire du mal des autres, et à se défendre ensuite contre les ennemis qu'il se faisait tous les jours en exerçant un si triste métier. La plus furieuse épigramme qu'on ait jamais faite sur lui, est le mot de Champfort, mot cruel, mais que Tacite n'eût pas désavoué: «C'est un homme qui se sert de ses défauts pour cacher ses vices.» Il ne faut pas oublier que Champfort avait été l'objet d'épigrammes non moins sanglantes. Cependant il est vrai que Laharpe scandalisa un peu le public par les hommages publics et éclatans qu'il rendit à une danseuse d'une mauvaise réputation. Une maladie de peau qui suivit ces amours, et dont la médisance fit une lèpre, attira au mauvais poëte de nouveaux lazzis. Sophie Arnoud prétendait que cette lèpre était la seule chose que Laharpe eût des anciens.

Ce qui prouve encore contre Laharpe, c'est qu'ayant été chargé d'une correspondance littéraire par le grand-duc Paul de Russie, il y déchira à belles dents des ouvrages dont il avait presque dit du bien dans les feuilles publiques. Un homme qui souffle le chaud et le froid ne peut être très-estimable, à moins qu'on ne veuille dire pour l'excuse de Laharpe, qu'il ménageait par égard la réputation des auteurs contemporains devant le public, et qu'il ne voyait pas d'inconvénient à dire toute la vérité à un étranger dont il était en quelque sorte le confident. En ce cas il aurait fallu parler moins de soi-même, et prendre des précautions pour empêcher que cette correspondance confidentielle ne vît jamais le jour. Ce fut, au contraire, lui qui donna de la publicité à ces lettres haineuses. Pendant le séjour du grand-duc à Paris, Laharpe, son correspondant, eut occasion (p. xx) de le voir souvent, et il fit les honneurs d'une séance de l'académie française à laquelle le grand-duc assista avec sa femme et sa suite. Comme la flatterie faisait alors partie de l'étiquette, et même de la réception des princes à Paris, Laharpe lut en face de l'illustre voyageur une Épître au comte du Nord (nom sous lequel le grand-duc voyageait); mais en dépit des éloges il choqua les oreilles russes par la fréquente apostrophe de Petrowitz, qui parut ignoble à leur esprit habitué à la soumission.

Laharpe avait toujours vécu indépendant, et subsisté du produit de ses travaux: on le trouvait probablement trop philosophe pour mériter des places, des titres. Il avait été pour peu de temps secrétaire de l'intendant des finances Boutin; cette charge était trop assujétissante pour un homme habitué aux charmes du commerce des muses. Il la quitta et n'en reprit point d'autre; seulement il faut le plaindre d'avoir quelquefois travaillé pour de l'intérêt. De ce genre d'occupation paraît avoir été l'Abrégé de l'Histoire des Voyages, qu'il commença en 1780, et qui eut convenu plutôt à un bon géographe qu'à un poëte distingué. Laharpe n'apporta pas à ce travail toutes les qualités nécessaires; mais aussi il en apporta qui manquent quelquefois aux savans; je veux dire, la pureté du goût, l'élégance de la diction, et un esprit philosophique. Ses Cours de Littérature, professés avec beaucoup d'éclat au Lycée, aujourd'hui Athénée royal, et ses articles critiques, insérés dans le Mercure de France, étendirent encore sa réputation; et il avait acquis l'autorité d'un juge en littérature, lorsque l'époque des grandes réformes arriva pour la France. L'esprit vif et (p. xxi) philosophique de Laharpe dut embrasser chaudement le parti nombreux qui demandait la suppression des abus. Il ne sortit pas d'abord de sa carrière, et la démarche la plus éclatante qu'il fit, ce fut de présenter, à la tête des auteurs dramatiques, une adresse à l'assemblée nationale, pour la prier de rendre le théâtre libre, et assurer les droits de propriété des auteurs. Les comédiens du roi, ne songeant qu'à leurs intérêts, firent une contre-pétition; mais Laharpe réfuta leur faible réplique, et plus tard la force des choses amena les changemens que les gens de lettres avaient sollicités. Prenant un intérêt plus vif aux événemens publics à mesure qu'ils gagnaient plus d'importance, Laharpe adopta le langage des hommes exagérés de ce temps. On connaît les vers ridicules qu'il débita dans la chaire du Lycée à l'occasion du manifeste du duc de Brunswick:

Le fer! il boit le sang: le sang nourrit la rage,
Et la rage donne la mort.

Malgré les preuves et le soin qu'il eut de s'affubler du bonnet rouge, il ne put échapper aux soupçons et à la persécution des démagogues; il fut enfermé dans la prison du Luxembourg, et si le règne sanguinaire de Robespierre eût continué, peut-être aurait-il partagé le sort de tant de malheureuses victimes de ce dictateur lâchement cruel. Ce fut pendant cette captivité que Laharpe, avec la promptitude des esprits vifs et exagérés, passa d'un sentiment au sentiment opposé; peut-être aussi la crainte de la mort ébranla-t-elle les fibres de son cerveau. L'auteur de Mélanie et des Brames, (p. xxii) le partisan de la philosophie et l'élève de Voltaire, devint religieux et presque dévot, et se convertit complétement. Ce fut la lecture de l'Imitation de Jésus-Christ qui opéra ce changement, à ce qu'il assure lui-même. Il traduisit le Psautier, et écrivit plus tard des mémoires en faveur du culte catholique.

Rendu à la liberté, il remonta dans la chaire du Lycée, où, depuis lors, ses critiques littéraires furent entremêlées de réflexions pieuses. Il rassembla ensuite ses leçons pour en former ce Cours de Littérature ancienne et moderne, qui est sans contredit le meilleur ouvrage de Laharpe, et qui a rempli une lacune considérable dans la littérature française, quoiqu'il ait de grands défauts, tels que la disproportion de certaines parties, surtout de la littérature ancienne relativement à la moderne; la partialité de divers jugemens, etc. Mais ces défauts sont amplement compensés par l'analyse habile des chefs-d'œuvre littéraires, par l'éclat d'un style toujours approprié au sujet, et prenant tous les tons suivant les divers genres de littérature, enfin, par le goût qui a dicté les règles prescrites par l'auteur aux écrivains modernes. Quoique très-volumineux, cet ouvrage important aurait pourtant été plus étendu encore si l'auteur eût vécu plus long-temps, ou s'il eût commencé plus tôt à s'en occuper, et si des occupations moins utiles ne l'eussent interrompu.

Les orages politiques de la France s'étaient calmés, mais Laharpe ne retrouva plus le repos, qu'au reste il n'avait jamais cherché beaucoup. Si d'un côté ses leçons littéraires furent accueillies avec beaucoup d'applaudissemens par la France régénérée, ses sorties contre la philosophie qu'il (p. xxiii) avait défendue autrefois, et la publication de sa correspondance secrète avec le grand-duc de Russie, lui firent beaucoup de tort dans l'opinion publique, et lui attirèrent de nouvelles inimitiés. Le gouvernement consulaire, qui affectait encore de protéger les idées libérales, persécuta Laharpe pour ses opinions religieuses, et l'exila de Paris. Quelques ans plus tard il lui aurait proposé peut-être d'écrire dans ce sens, pour raffermir la monarchie absolue. On assure pourtant que Laharpe avait refusé une pension que Bonaparte lui avait offerte. Dans l'intérieur de son ménage Laharpe n'avait pas été plus heureux que dans ses relations extérieures. Sa première femme, dégoûtée de la vie, s'était noyée. Laharpe se remaria, mais ce nouvel hymen fut de courte durée: sa seconde femme l'abandonna.

Exilé d'abord à vingt-cinq lieues de Paris, Laharpe obtint la permission d'habiter Corbeil; et, pour soigner sa santé déclinante, il put revenir à Paris, où il ne fit plus que languir. Il mourut le 11 février 1803. Laharpe était petit de taille; il avait une élocution facile; l'habitude de parler eu public et d'être écouté avec plaisir par de grandes assemblées, lui faisait trouver doux aussi de parler dans de petites sociétés, où d'autres qui n'avaient point cette assurance, se trouvaient gênés auprès de lui. Saint-Lambert disait que dans huit jours de conversation presque continuelle à la campagne, il n'était échappé à Laharpe ni une erreur de goût, ni un propos qui annonçât le moindre désir de plaire à personne. Saint-Lambert aurait dû excepter les femmes, pour lesquelles Laharpe trouvait toujours des propos galans et aimables. Le grand nombre d'ouvrages qui nous (p. xxiv) restent de lui doit étonner ceux qui savent combien la vie d'un homme de lettres fêté dans les cercles de Paris, comme l'était Laharpe, est remplie de dissipations.

DEPPING.

FIN DE LA NOTICE.

(p. xxv) PRÉCIS
DE L'HISTOIRE DES VOYAGES
ET DÉCOUVERTES,
DEPUIS L'ANTIQUITÉ JUSQU'À NOS JOURS.

Quand les peuples sont encore dans un état complétement sauvage, ils s'embarrassent peu du reste de la terre. Pourvu qu'ils trouvent leur nourriture et un abri contre l'intempérie des saisons, ils n'ont point de souci; ou si, dans leurs loisirs, il leur vient quelques pensées, ce n'est pas l'idée de l'immensité du monde. Les Esquimaux, que le capitaine anglais Ross rencontra dans son expédition pour la découverte d'un passage au nord-ouest de l'Amérique, se croyaient les seuls habitans de la terre, et ils n'imaginaient pas que le pays au midi de leurs plaines de neige fût habitable, précisément comme, dans le midi, on a cru long-temps que le nord ne pouvait être habité. Mais quand la civilisation a fait quelques progrès, quand (p. xxvi) l'industrie a procuré quelque aisance à un peuple, et quand il commence à communiquer avec d'autres pays, il place, comme les Chinois, sa patrie au milieu du monde, et ne regarde le reste que comme des accessoires de la contrée qu'il habite, et pour laquelle son amour-propre croit que tout a été créé. Bientôt l'imagination élabore, de la manière la plus singulière, le peu de vérités qu'il sait sur les contrées étrangères; et s'il a de la superstition, ce qui ne manque guère à l'ignorance, il amalgame le ciel, la terre et l'enfer. Quelles idées bizarres les premiers Grecs n'avaient-ils pas du monde, et sous quelles formes fantasques l'imagination des Scandinaves ne se figurait-elle pas le séjour des hommes et des immortels? Pour remplir et peupler les terres mal connues, les nations qui ont un commencement de civilisation exagèrent toutes les formes, et entassent ou confondent toutes les matières qu'elles connaissent. Leurs contes ne parlent que de géans et de pygmées, de montagnes d'or et de diamans, de paradis terrestres, d'animaux monstrueux, enfin de tout ce qu'elles n'ont pas chez elles-mêmes. Il serait plus simple de supposer chez d'autres peuples des êtres analogues à ceux qui existent sous leurs yeux; mais ce ne serait pas des merveilles; l'imagination veut être frappée; il lui faut des objets extraordinaires, et les grandes distances servent infiniment à seconder les désirs de l'imagination. Il est malheureux que ces jeux de la fantaisie aient plus d'une fois (p. xxvii) enfanté des querelles et des guerres; l'avidité est excitée par le récit de toutes les prétendues richesses que possèdent d'autres contrées; on cherche à se les procurer par la voie du trafic ou du commerce; mais quelquefois on juge plus commode ou plus court de les enlever, ou de s'emparer des pays qui les possèdent. On ne trouve pas toujours ce que l'on cherchait, mais on prend ce que l'on trouve, et quelquefois on découvre des objets plus utiles que ceux dont la crédulité avait fait un tableau si séduisant. La force, l'injustice et la ruse, triomphent malheureusement dans ces conflits; mais par contre-coup, la raison s'éclaire, les idées se rectifient et s'agrandissent, et la géographie s'enrichit. Il vient un temps enfin, où les peuples ont assez de lumières pour rivaliser de zèle à compléter nos connaissances, par des voies plus dignes de l'humanité. Les savans n'épargnent alors ni fatigues, ni sacrifices, pour pénétrer dans les régions inconnues, et y observer la nature et les ouvrages de l'homme; et comme la vraie science n'a pas de préjugés, leurs observations contribuent à donner peu à peu une idée exacte du monde, et une idée moins incomplète du système admirable qui régit l'univers.

Voilà, en peu de mots, l'histoire de la géographie. Quelques détails vont développer cet aperçu des découvertes faites dans les diverses parties du globe. C'est en Égypte, et dans la partie occidentale de l'Asie, que l'histoire nous présente les premiers (p. xxviii) grands états, et les premiers peuples florissans. Ces peuples cultivaient les sciences et les arts; par conséquent ils avaient quelque connaissance des autres pays. Ils faisaient des guerres, et conquéraient leurs voisins; leurs notions furent donc et plus étendues et moins inexactes. Quelques sages voyagèrent pour s'instruire, et rapportèrent de leurs excursions des connaissances nouvelles. Malheureusement ces sages appartenaient pour la plupart à quelque caste ou corporation; ils partaient avec des systèmes et des préjugés; ils rapportaient ce bagage inutile, et quelquefois, au retour, ils ensevelissaient le fruit de leurs observations dans les mystères de leurs associations; le peuple n'en profitait guères.

Une nouvelle source d'instruction fut ouverte au monde, par les voyages et expéditions commerciales des Phéniciens. Ce peuple marchand, riche et entreprenant, fonda des colonies sur la côte d'Afrique et sur celle d'Espagne; ses marins visitèrent un grand nombre de côtes inconnues, et ses marchands entretinrent des liaisons avec des peuples qui ne s'étaient pas connus entr'eux jusqu'alors. C'était une époque de découvertes géographiques. Cependant les Phéniciens, comme tous les peuples commerçans, étaient jaloux; ils ne voulurent pas trop divulguer leurs découvertes, de peur de montrer le chemin à d'autres nations, et de les inviter à suivre leur exemple. Les Carthaginois ne les en supplantèrent pas moins, et ce peuple, plus dominateur que les Phéniciens qui au fond voulaient (p. xxix) plutôt commercer que régner, fut maître de l'Espagne et de la Sicile, et fit reconnaître par sa marine la côte du nord et de l'ouest de l'Afrique. Le journal de ce voyage de découverte est parvenu à la postérité: c'est, malgré sa brièveté, un morceau précieux de la géographie ancienne.

Sur ces entrefaites, des germes de civilisation s'étaient développés rapidement dans les colonies phéniciennes et égyptiennes, en Grèce; bientôt il s'y forma une nation d'un esprit plus actif et plus fécond, que toutes celles qui jusqu'alors avaient brillé sur le globe. Avec son ardeur innée pour le savoir, elle ne manqua point de s'enquérir des autres peuples de la terre. Hérodote, qui avait voyagé, lui raconta des vérités et des fables; en agrandissant leur sphère d'activité, les Grecs obtinrent des notions plus positives. À la suite du conquérant Alexandre, roi de Macédoine, ils traversèrent les pays les plus fameux de l'Asie, et arrivèrent jusqu'à l'Inde. Alexandre était trop épris de la gloire, pour ne pas tourner ses expéditions au profit de la science. Ses officiers reconnurent les côtes, des relations de commerce s'établirent entre les pays grecs et ceux de l'Asie; dès-lors le lien entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique devint indissoluble; l'intérêt l'avait noué, on pouvait être sûr qu'il subsisterait.

L'éclat brillant de la Grèce commençait à s'éclipser, quand le peuple romain étendit sa domination sur l'Italie; Carthage succomba aux coups (p. xxx) portés par cette nouvelle puissance; Rome incorpora dans ses états les dépouilles de cette république. Successivement elle conquit la Gaule, la Grèce, l'Asie mineure, l'Égypte, une partie de la Germanie, la Grande-Bretagne. Ses lieutenans et ses financiers eurent bien soin d'explorer les pays conquis; des colonies y furent envoyées; il n'y avait pas encore eu d'empire composé d'une aussi grande étendue de terres connues; la route de commerce par la mer Rouge jusqu'à l'Inde subsistait toujours; le nord de l'Afrique fut connu des Romains; leurs géographes, unissant les connaissances acquises par les Phéniciens, les Carthaginois et les Grecs, à celles qui étaient dues aux conquêtes des Romains, furent à même de présenter au monde une plus grande masse de renseignemens géographiques, qu'on n'en avait eu auparavant. Les Pline, les Strabon, les Ptolémée, les Pomponius Méla rassemblèrent de véritables trésors, en comparaison de ce qui avait été réuni avant eux; il est vrai que leurs devanciers n'avaient pas trouvé d'aussi précieux matériaux. Un César n'avait pas parlé de la Gaule, ni un Tacite de la Germanie et de la Grande-Bretagne.

Cependant que de terres, que de peuples restèrent encore à découvrir, que de notions à rectifier, que de sciences à cultiver, pour parvenir à la connaissance de ce globe, dont les Romains possédaient une si petite portion, malgré toute l'étendue de leur puissance! Ils ne connurent pas la moitié (p. xxxi) de l'Afrique, et ignorèrent la configuration de cette partie du monde. En Asie, leurs recherches ne s'étendirent point au delà des contrées méridionales qui leur envoyaient les richesses de leur sol. Jamais ils ne pénétrèrent dans le nord de l'Europe; l'immense empire actuel de la Russie ne leur fournit que de faibles notions sur les mœurs des habitans. Ils ne soupçonnèrent point l'existence d'autres continens, d'autres parties du monde. Ils en restèrent aux élémens de la minéralogie, de la géologie, de la botanique, et d'autres sciences qui ont des rapports si intimes avec la géographie, et qui l'ont tant enrichie depuis qu'elles sont bien cultivées!

Encore ces renseignemens accumulés pendant plusieurs siècles, et par suite de nombreux événemens, faillirent-ils se perdre lors de la chute de l'empire romain. Des peuples barbares traversèrent l'empire romain pour le ravager; ils substituèrent leur barbarie et leur liberté, au brillant esclavage des peuples soumis à Rome; ils renversèrent cette puissance qui avait détruit tant de puissances plus faibles, et firent rentrer les nations dans la barbarie et l'indépendance, d'où elles avaient été tirées par la force aidée de la civilisation.

Ces barbares du Nord s'embarrassèrent peu des sciences; ils eurent des idées d'enfant sur la géographie: toutefois ils avaient trouvé sans difficulté la route des plus belles provinces de l'empire romain, et ils y firent connaître pour la première fois les pays du Nord dont on n'avait presque rien su, triste (p. xxxii) dédommagement de toutes les lumières qu'ils éteignirent. Il y eut pourtant quelques géographes dans cette époque: la clarté et la précision ne sont pas les qualités dominantes de leurs écrits.

Le goût de l'étude ne disparut pas entièrement: il se conserva dans les établissemens religieux, et, par un concours de nouveaux événemens il se ralluma dans la suite. Pour propager la foi chrétienne, les missionnaires pénétrèrent dans toutes les parties de l'Europe, dans l'Afrique et dans l'Asie; on écrivit l'histoire de leurs vies et de leurs succès; pour prix de ses conversions, l'hiérarchie se soumit les peuples qui adoptèrent la religion; elle eut intérêt à les connaître: il y eut donc de nouveaux foyers où vinrent se rassembler les lumières géographiques. Les Plan-Carpin, les Rubruquis et les Marc-Paul, qui voyagèrent dans des vues ecclésiastiques, firent de véritables découvertes. Mais si le christianisme fut utile à cette science, l'islamisme la servit aussi. Par suite des conquêtes de Mahomet, il se forma en Asie un empire, celui des califes, qui voulut réunir tous les genres d'illustration, et favorisa en effet avec une munificence digne d'éloges les lettres, les arts et les sciences. La géographie ne fut pas négligée par les savans arabes, et, quoiqu'ils n'eussent aucun accès auprès des bibliothèques des pays chrétiens, ils purent recueillir beaucoup de notions, grâce à l'extension rapide qu'avait prise la domination des califes, et la religion musulmane.

(p. xxxiii) Les idées des chrétiens d'Europe s'étaient fort rétrécies sous le monachisme, mais les croisades les étendirent: Venise, devenue le premier état commerçant, eut le goût des conquêtes et des découvertes. La marine d'Europe, que des souverains faibles d'esprit et de moyens avaient laissé dépérir, se releva sous la main des républiques commerçantes; et pendant qu'on alla chercher le poivre et le cardamome dans l'Inde, on s'habitua aux expéditions maritimes. Les Grecs dont l'empire était resté debout au milieu de tous les bouleversemens de l'Europe, auraient dû éclairer le monde par des connaissances de tous les genres; mais les disputes théologiques sur l'essence de la lumière du mont Thabor, les occupèrent bien plus vivement que la connaissance de la partie du monde qu'ils habitaient, et les Turcs qui se souciaient de géographie encore moins que les Grecs, vinrent substituer leur barbarie aux subtilités scolastiques des écoles de Byzance, comme les Goths et les Lombards, avaient imposé à l'Italie leur ignorance et leur rudesse.

Tout ce qu'on avait gagné en connaissances géographiques, depuis la chute de l'empire romain, se réduisait au nord de l'Europe, et à une partie de l'intérieur de l'Asie; il avait fallu, en outre, apprendre de nouveau ce que les Romains avaient su et ce que les barbares avaient fait oublier. On en était là, quand, au commencement du quinzième siècle, on découvrit l'utilité de la boussole, et quand les (p. xxxiv) Portugais, encouragés par leurs victoires sur les Maures d'Afrique, longèrent la côte occidentale de cette partie du monde, et découvrirent Madère et les Açores. La beauté de la première de ces îles, stimula leur ardeur pour les nouvelles conquêtes, et voyant au Sud une mer sans bornes, ils poursuivirent leurs découvertes le long de l'Afrique; cette suite de pays habités par les Nègres, infestés par les animaux féroces, et riches en poudre d'or et en productions de diverses espèces, se déroula successivement aux yeux étonnés de leurs navigateurs, et en 1486, environ cinquante ans après leur arrivée à Madère, Vasco de Gama découvrit le cap de Bonne-Espérance. Ce ne fut qu'alors que l'on connut l'étendue de l'Afrique, et la possibilité d'arriver à l'Inde, en doublant l'extrémité de cette partie du monde. Les Portugais ne tardèrent pas, en effet, de longer aussi la côte orientale de l'Afrique, et de retrouver les mers et les côtes de l'Asie, connues de ceux qui avaient fait le voyage de l'Inde par la mer Rouge, l'ancienne route du commerce. L'Inde même ne fut bien connue, que lorsqu'on eut commencé à s'y rendre par le Cap de Bonne-Espérance; les îles de la mer des Indes, que l'on exploita ensuite, offrirent au commerce des articles rares, qui furent dès lors très-recherchés en Europe; les Portugais poussèrent leurs voyages de découvertes jusqu'en Chine et jusqu'aux terres australes; depuis l'Europe, jusqu'à ces contrées éloignées, ils établirent des colonies, des forts et des (p. xxxv) comptoirs; il y eut une révolution complète dans le commerce des productions étrangères; la route étant changée, des villes et des états en perdirent le bénéfice: d'autres l'acquirent. Les connaissances de géographie et d'histoire naturelle furent presque doublées; jamais le monde n'avait été aussi riche en science. Ce savoir aurait tourné au bonheur des hommes, si l'humanité l'eût accompagné; mais on n'avait fait des expéditions que pour s'enrichir, et pour propager par la violence une religion de douceur. On fit, des pays découverts en Afrique, sous la zone torride, des marchés d'esclaves; plus tard on envoya des inquisiteurs sur la côte de l'Inde.

Étonné de tout ce que les voyages des Portugais avaient fait connaître, on devait croire avec un sentiment d'orgueil que les bornes de la science ne pouvaient être reculées davantage. Cependant, vers ce temps, les Espagnols firent des expéditions plus étonnantes encore que celles des Portugais: ceux-ci avaient achevé d'explorer une partie du monde dont les anciens avaient connu la portion septentrionale; les vaisseaux espagnols conduits par le génie de Christophe Colomb, découvrirent une partie du monde dont aucun ancien n'avait soupçonné l'existence, et qui était située dans un hémisphère où aucun navigateur n'avait pénétré: si ce n'est les marins scandinaves, qui, dès le dixième siècle avaient découvert le Groënland, et y avaient formé une colonie, sans étendre leurs expéditions. (p. xxxvi) Mais il fallut du temps pour connaître un pays aussi immense. Les Antilles, le Mexique, la Nouvelle-Grenade et le Pérou furent explorés, dévastés, pillés et convertis d'abord. De leur côté, les Portugais se hâtèrent de profiter de la découverte d'une partie du monde que l'Espagne était hors d'état d'occuper toute seule; ils prirent possession du Brésil; cependant ces deux puissances, dont toute la population se serait perdue dans le quart de l'Amérique, se disputèrent ce continent immense; il fallut que le pape, sur leur invitation, quoique sans aucun droit, tirât la ligue de démarcation entre les prétentions des deux puissances: après cette vaine démarche, elles se crurent, ou feignirent de se croire dûment autorisées à disposer à leur gré de chaque lot; elles ont possédé l'Amérique pendant plusieurs siècles, sans avoir réussi à la civiliser, mais elles en ont extrait une immense quantité d'or, d'argent et de pierres précieuses. Elles ont même si peu contribué à faire connaître leurs possessions, que les renseignemens importans nous viennent pour la plupart de voyageurs étrangers, que la curiosité avait conduits dans ces pays, et qui ne les ont pas visités sans des obstacles de la part des gouvernemens.

Dans le courant du seizième siècle, les diverses parties de l'Amérique furent successivement découvertes et occupées: les Anglais, dont la marine avait pris des accroissemens rapides, s'étaient attachés à la découverte du nord de ce continent; (p. xxxvii) les Français, qui enfin voulurent aussi partager l'honneur de faire des découvertes et des colonies, explorèrent et occupèrent le Canada, et plus tard la Louisiane.

Déjà la république de Hollande, après avoir conquis sa liberté sur l'Espagne, conquit des colonies dans l'Inde sur le Portugal, exploita les îles les plus riches en épiceries, et entama des relations avec la Chine et le Japon, et, entreprenant des expéditions dans la mer du Sud, détermina la position de la Nouvelle-Hollande, de la terre Van-Diemen et d'autres îles de cette mer. Les missionnaires espagnols, portugais et français pénétrèrent dans la Chine, la Tartarie, le Japon, les royaumes de la presqu'île orientale de l'Inde, et dans d'autres contrées, et en donnèrent des détails curieux pour les savans, édifians pour l'église romaine. D'autres missionnaires se hasardèrent dans l'intérieur de l'Amérique septentrionale et méridionale; les marchands hollandais se hasardèrent partout où il y avait quelque espoir de spéculations lucratives. Les Espagnols qui possédaient plus de pays qu'ils n'en pouvaient cultiver, furent affaiblis dans leurs colonies par les flibustiers, par leurs guerres contre les autres puissances maritimes; et par suite de leur inertie, la Guyane, les Antilles, l'Amérique septentrionale, attirèrent des flottes de diverses nations européennes; on connut mieux ce pays, et le commerce en tira meilleur parti. On eut bien des langues, des mœurs et des peuples à étudier (p. xxxviii) sans cesse les sciences naturelles, s'enrichirent de nouvelles observations. Tandis que les colonies espagnoles et portugaises furent remplies de moines, les colonies anglaises, dans l'Amérique septentrionale se peuplèrent rapidement. La marine anglaise surpassa au dix-huitième siècle celle des autres puissances maritimes, et s'empara de plusieurs des grands débouchés du commerce européen. Vers le milieu de ce siècle, l'Angleterre fit faire des voyages autour du monde, auxquels le capitaine Cook a attaché son nom immortel, et qui avaient pour but, non pas, comme autrefois, de surprendre et de subjuguer des peuples sans armes et sans expérience; mais, ce qui était plus digne des Européens, d'augmenter les connaissances humaines, et de contribuer, par un échange de productions et de découvertes, au bien-être de l'humanité. On n'était plus dans le temps barbare où l'on faisait décider à Rome qu'on pouvait traiter les sauvages en esclaves pour le bien de leur âme. Les expéditions de Cook leur apportèrent nos plantes nourricières et nos animaux domestiques, et leur firent connaître les avantages de la civilisation. C'est surtout par les expéditions de ce navigateur que l'Europe connut les nombreux archipels disséminés dans la vaste mer du grand Océan.

Cependant il y en avait trop pour que des navigateurs futurs n'y trouvassent pas encore des découvertes à faire. Déjà, avant le troisième voyage de Cook, l'expédition française conduite par Bougainville (p. xxxix) avait découvert l'archipel des navigateurs. Les voyages de Vancouver, de la Pérouse, d'Entrecasteaux ajoutèrent aux connaissances que nous avions sur les divers archipels; le premier explora principalement la côte du nord-ouest de l'Amérique. Des savans isolés et des états du second ordre, entreprirent, dans le dix-huitième siècle, beaucoup de voyages utiles; Hearne et Mackenzie trouvèrent sur deux points la limite septentrionale de l'Amérique; Bruce chercha des aventures jusqu'en Abyssinie; Nicbuhr et ses savans compagnons, tous envoyés aux frais du Danemark, bravèrent les sables brûlans de l'Arabie, et la perfidie des Bédouins. Le Vaillant étudia l'histoire naturelle de l'Afrique méridionale; Mungo-Park eut le courage de pénétrer dans l'intérieur de ce continent. Le gouvernement russe qui, pendant ce siècle avait pris un rang marquant en Europe, fit entreprendre des voyages en Sibérie et en Kamtchatka, et visiter l'extrémité de l'Asie, sur laquelle il est resté long-temps des doutes aux géographes, quoique Behring ait eu l'honneur de donner son nom au détroit qui sépare l'extrémité de l'Asie de celle de l'Amérique. Le capitaine Billings visita les côtes de la mer Glaciale, et la chaîne des îles Aléoutes. La fin de ce siècle fut marquée par l'expédition militaire des Français en Égypte; expédition à laquelle on eut le bon esprit d'associer la science. Si elle fut peu utile sous le rapport politique, elle procura au moins une masse de renseignemens précieux sur l'Égypte et sur les peuples arabes, et fit naître (p. xl) un recueil savant, comme il n'en avait été fait jusqu'alors sur aucun pays. Plusieurs voyageurs particuliers s'empressèrent dans la suite de compléter en Égypte les observations des savans de l'expédition française.

Voici comment toutes ces entreprises sont présentées dans un rapport de l'institut de France[1].

«À l'époque de 1789, toutes les nations à l'envi paraissaient animées du désir de perfectionner la description de leurs états et des mers qui baignent leurs côtes. Le goût qu'avaient fait naître les voyages heureux et brillans des Bougainville, des Cook, ne s'affaiblit pas par les expéditions désastreuses, mais non pourtant inutiles de La Pérouse et d'Entrecasteaux. Les Anglais ont profité des avantages de leur position: tandis que leur Société africaine pénétrait dans des contrées entièrement inconnues, que leur Horneman recevait l'accueil le plus distingué du vainqueur de l'Égypte, que Mungo-Park bravait les plus grands dangers pour ouvrir de nouvelles routes au commerce de son pays, que Flinders s'exposait à des dangers plus terribles encore, pour visiter la terre de Diemen et les côtes de la Nouvelle-Hollande, leurs vaisseaux parcouraient la mer et l'archipel des Indes, leurs ambassadeurs reconnaissaient le Thibet, le royaume de Java, et pénétraient en Chine. Vancouver décrivait les côtes qu'il était chargé de reconnaître, (p. xli) avec des soins et une exactitude dignes de servir de modèle à tous ceux qui auront à remplir de pareilles missions. Les Français, si glorieusement occupés ailleurs, n'avaient pourtant point abandonné les recherches géographiques. Si les Anglais nous faisaient mieux connaître la pointe méridionale de l'Afrique, les Français trouvaient en Égypte matière à des descriptions bien plus intéressantes. Le capitaine Marchand avait fait autour du monde, un voyage heureux et modeste, qui, pour être apprécié ce qu'il vaut, attendait la plume d'un navigateur distingué. M. de Fleurieu a su y ajouter un prix nouveau, en donnant aux marins toutes les instructions qui peuvent rendre leurs courses moins périlleuses et plus utiles, en les préparant à recevoir le bienfait des nouvelles mesures, et en proposant une division plus méthodique des mers.... M. Buache a préparé pour nos navigateurs tous les renseignemens qui peuvent diriger leur marche. Muni de ces instructions, le capitaine Baudin alla reconnaître les côtes de la Nouvelle-Hollande dans une expédition recommandable, surtout, par les services qu'elle a rendus à l'histoire naturelle. Enfin, pour terminer par un voyage qui renferme tous les genres de mérite, M. de Humboldt a fait à ses frais une entreprise qui honorerait un gouvernement; seul avec son ami Bonpland, il s'est enfoncé dans les déserts de l'Amérique: il en a rapporté six mille plantes avec leurs descriptions, les positions de plus de deux (p. xlii) cents points déterminés astronomiquement; il est monté à la cime du Chimboraço, dont il a mesuré la hauteur; il a créé la géographie des plantes, assigné la limite de la végétation et des neiges éternelles, observé les phénomènes de l'aimant et des poissons électriques, et rapporté aux amateurs de l'antiquité des connaissances précieuses sur les Mexicains, leur langue, leur histoire et leurs monumens.»

Le siècle dans lequel nous vivons a déjà augmenté considérablement nos connaissances géographiques, quoiqu'il n'y en ait pas encore un quart d'écoulé; ce qui distingue surtout les voyageurs actuels, c'est un savoir plus profond, un jugement plus sain, un esprit d'observation plus fin et plus étendu. Les anciens voyageurs ont rapporté tant de fables, qu'il en a coûté quelquefois plus de peine à la postérité de détruire ces mensonges que de répandre des vérités qui s'y trouvaient mêlées. La grande confédération des états républicains de l'Amérique septentrionale qui défricha, et qui peupla d'hommes libres et heureux des contrées où naguère quelques peuplades sauvages avaient subsisté misérablement, fit explorer les sources du Missouri, et le cours de la Columbia, afin de découvrir des moyens de communication à travers l'Amérique septentrionale, avec les côtes du grand Océan. Les révolutions qui rendirent l'indépendance aux colonies espagnoles, ouvrirent aux regards curieux des Européens, de vastes contrées où la jalousie (p. xliii) du gouvernement avait embarrassé les pas des voyageurs avides d'instruction, et les doux accens de la liberté et de la civilisation furent bégayés par des races auxquelles l'Europe n'avait presque apporté encore que le despotisme et une superstition grossière. Des voyageurs anglais, par dévouement pour la science, plus encore que par l'espoir des récompenses qui les attendaient, affrontèrent tous les périls pour pénétrer dans l'intérieur toujours inconnu de l'Afrique; des malheurs particuliers même tournèrent au profit de la géographie, et plusieurs naufrages qui ont eu lieu sur les côtes de ce continent inhospitalier, ont procuré des renseignemens intéressans sur les routes et les places de commerce; mais ils justifient l'opinion que l'on s'était formée sur la férocité des mœurs des peuples africains. La voix de l'humanité fut assez forte pour engager, enfin, les Européens à renoncer à ce trafic de nègres, dont la barbarie les assimilait aux hordes des déserts.

La vaste domination à laquelle les Anglais étaient parvenus dans l'Inde les mit à même de produire un grand nombre de beaux ouvrages sur ce berceau antique des arts et des fables. Ils firent explorer aussi la partie de la Nouvelle-Hollande où leur colonie, peuplée de malfaiteurs européens, fait des progrès si rapides vers les arts de la civilisation. Le chirurgien Bass avait trouvé en 1795 le détroit qui sépare cette vaste île de celle de Diemen, et le capitaine Flinders visita les côtes de la plus petite de (p. xliv) ces îles. Dans les dernières années, des Anglais ont exploré l'ouest de la Nouvelle-Galles méridionale, et, en se rapprochant de l'intérieur de la Nouvelle-Hollande, ils y ont trouvé le premier fleuve que l'on y ait encore vu. Les missionnaires anglais, soutenus par les sociétés bibliques qui font traduire l'Évangile dans un grand nombre de langues, parcourent toutes les parties du monde. Les ambassades anglaises en Chine et en Perse apportèrent aussi des supplémens aux connaissances géographiques. Dans les colonies que les Anglais enlevèrent pendant les guerres aux Hollandais déchus de leur ancienne puissance, ils substituèrent l'esprit d'investigation libre qui caractérise ce peuple à la jalousie mystérieuse des marchands de Hollande. Enfin l'Angleterre entreprit ces expéditions dont la science a sûrement plus à espérer que le commerce, et qui tendent à déterminer les limites de l'Amérique septentrionale. Plus de vingt tentatives avaient déjà été faites pour découvrir au nord du continent américain ce passage de communication entre l'Océan Atlantique et la mer du Sud, dont on se promettait tant d'avantages pour la navigation; les deux dernières expéditions des Anglais ont prouvé que ces avantages sont à peu près chimériques; mais il sera toujours important de connaître les limites du continent vers le pôle du nord.

Les Russes, étonnés de tirer si peu de partie de l'immense Sibérie, voudraient au moins en faire une route de commerce pour attirer à eux les productions (p. xlv) de l'extrémité de l'Amérique et des îles disséminées sur les côtes orientales de l'Asie; leurs dernières expéditions nous ont mieux fait connaître ces archipels; leur pavillon a déjà deux fois fait le tour d'un globe sur lequel le nom de Russes était encore inconnu, il y a deux siècles. Depuis la paix, la France, malgré l'état de délabrement dans lequel les guerres du continent avaient réduit sa marine, a entrepris des expéditions maritimes qui n'ont pas été infructueuses pour la science, et il s'est formé dans la capitale de la France une société géographique à l'instar de l'institution africaine de Londres à laquelle la géographie a de grandes obligations.

Tant d'entreprises utiles et intéressantes ont fait éclore un si grand nombre de relations, que pour les rassembler il faudrait une bibliothèque entière, et que la vie de l'homme suffirait à peine pour les lire et les comparer entre elles. Cette double tâche était infiniment plus facile, il y a un siècle: alors l'attention du savant pouvait encore embrasser d'un coup d'œil la série des relations de voyages qui avaient été successivement publiées sans habileté, et les réduire à leur substance pour l'instruction des gens du monde. Ramusio renferma en trois volumes in-folio imprimés pour la première fois à Venise, en 1565, les relations de voyages anciennes et modernes. Hackluit ne composa également sa collection, publiée à Londres, en 1599 et 1600, que de trois volumes in-folio. (p. xlvi) Mais elle se borne aux voyages faits par les Anglais dans un espace de 160 ans. C'était déjà bien restreindre le recueil des expéditions. Les Français n'ont point de collection exclusive pour les voyageurs de leur nation, et en effet elle serait d'une utilité médiocre. Il s'agit peu de savoir si le voyageur était de telle ou telle nation; la science ne s'informe que de ce qu'il a découvert, et ce que ses observations ajoutent au trésor des connaissances humaines. Purchas qui, indépendamment des relations anglaises, recueillit aussi celles des voyageurs étrangers, en forma quatre volumes in-folio, Londres 1625-26. Churchill qui, dans la même ville, publia en 1732 huit volumes in-folio de voyages, s'était principalement attaché aux relations inédites. Un recueil moins étendu, quoique compilé d'après tous ceux qui avaient paru alors, ce fut celui de Harris, Londres 1744, deux volumes in-fol. Vint ensuite la nouvelle collection générale dont il fut publié à Londres, depuis 1744 jusqu'en 1747, huit volumes in-folio; il n'existait en français d'autre collection générale que celle de Thévenot, en quatre volumes. L'abbé Prévost pensa faire une bonne opération en traduisant le nouveau recueil anglais, malgré l'étendue qu'on se proposait d'y donner. On peut lire l'histoire de cette traduction, et de l'abrégé qu'en fit Laharpe, dans la préface qui va suivre. Le traducteur ainsi que l'abréviateur continuèrent le travail des compilateurs anglais; mais aujourd'hui il faudrait plus de volumes que (p. xlvii) Laharpe n'en a faits, pour abréger toutes les relations intéressantes qui ont paru depuis ce temps. Il y a des personnes qui pensent que Laharpe n'a point pris lui-même la peine d'abréger la traduction de l'abbé Prévost, et qu'il s'est contenté de revoir le travail des autres. Par malheur ni l'abbé Prévost ni Laharpe n'avaient étudié la géographie. Cependant l'abrégé du dernier jouit d'une sorte de vogue en France; cela ce conçoit quand on réfléchit que le nom de Laharpe devait servir de passeport à tous les ouvrages qu'il introduisait dans le monde, que son abrégé est la seule histoire des voyages lisible qui existe en français, enfin qu'exécuté avec goût, il est d'une étendue modérée, et qu'il y règne un esprit philosophique qui fait plaisir au lecteur, et qu'on cherche en vain dans d'autres recueils dont les auteurs ou les éditeurs ont compilé et entassé des faits, sans rien penser, en transcrivant une multitude d'événemens conformes ou contraires à la morale. Des hommes qui présentent le bien et le mal d'un ton d'indifférence, ne peuvent prétendre à une grande attention de la part de leurs lecteurs.

Quoique le public sache que l'abrégé fait par Laharpe ne peut plus être complet, il paraît attacher peu d'importance à cette défectuosité; Laharpe lui a donné en raccourci l'histoire des voyages jusqu'à son temps; s'il se présentait un autre Laharpe pour continuer cette histoire jusqu'à nos jours, sans doute son travail serait également bien accueilli. (p. xlviii) Quant aux savans, ils seraient peut-être plus difficiles. Ceux qui n'examinent principalement que le fond, voudraient probablement qu'un bon écrivain, qui fût en même temps versé dans la géographie et même dans les sciences naturelles, reprît l'histoire des voyages anciens et modernes, en retraçât la substance, signalât les découvertes importantes dues aux divers voyageurs et les progrès qu'ils ont fait faire aux sciences, avertît des erreurs dans lesquelles ils sont tombés, et qui ont été redressées par des voyages postérieurs, et que, sans négliger les sciences, il eût en même temps en vue dans son histoire le bien de l'humanité et le bonheur des peuples. Un tel ouvrage épargnerait beaucoup d'études et de recherches, et servirait à la fois aux gouvernemens, aux savans et aux gens du monde. Mais il est à craindre qu'il ne se fasse encore long-temps attendre.

DEPPING.

(p. il) PRÉFACE.

PLAN SOMMAIRE DE CET OUVRAGE.

Vers l'an 1745, quelques gens de lettres d'Angleterre, aussi instruits que laborieux, formèrent le projet d'une collection complète de toutes les relations de voyages publiées dans toutes les langues de l'Europe. Les principaux fondemens de leur édifice étaient trois volumineux recueils qui existaient déjà sur cette matière; ceux d'Hackluit, de Purchas et de Harris. Ils y joignirent d'autres voyageurs français, hollandais, allemands, portugais, espagnols et autres, qu'ils prirent la peine de traduire en anglais. Leur entreprise fut communiquée à l'abbé Prévost, écrivain avantageusement connu par le succès de ses romans, et par la fécondité de sa plume. Ce plan lui parut utile au public et fait pour être bien accueilli partout. Moins susceptible qu'aucun autre d'être effrayé par l'immensité et la longueur du travail, il s'engagea à traduire l'ouvrage dans notre langue, à mesure que les feuilles anglaises sortaient des presses de Londres, et à fournir tous les six mois un volume in-4o, de (p. l) sept à huit cents pages d'un caractère très-serré; et, ce qu'il y a de plus étonnant, il tint parole. Il est vrai qu'il reçut des encouragemens de toute espèce de la part de M. le comte de Maurepas, et de M. le chancelier d'Aguesseau, tous les deux faits pour sentir l'utilité de son travail, et pour en juger le mérite. L'ouvrage se répandit dans toute l'Europe.

Mais les auteurs anglais se plaignirent de ne pas recevoir chez eux les mêmes secours qu'ici le gouvernement accordait au traducteur français. La guerre allumée par la succession de l'empereur Charles vi, occupait alors le ministère de Londres, et, soit que les rédacteurs anglais fussent rebutés des difficultés qui renaissaient sans cesse, et qu'ils n'avaient pas toutes aperçues d'abord, soit que notre langue, plus répandue que la leur, procurât à la traduction un débit beaucoup plus grand qu'à l'ouvrage original, ils se trouvèrent accablés sous le fardeau d'une entreprise dans laquelle le profit n'était pas en proportion de la peine, et, après le septième volume, ils l'abandonnèrent entièrement. Ce fut alors que l'abbé Prévost, qui s'était déjà permis d'indiquer plusieurs fois les vices de leur méthode et les défauts de leur rédaction, en parla avec plus de liberté, témoigna tout le regret qu'il avait d'avoir été asservi à un plan si défectueux, et cita le mot que lui avait dit M. d'Aguesseau: Les Anglais ne savent pas faire un livre; mot qui n'était que trop vrai alors, et que depuis les Hume, les Robertson, les Gibbon, ont si bien démenti.

Mais l'infatigable compilateur, en avouant tout ce qui manquait à la méthode qu'il avait suivie, ne put s'empêcher de reconnaître et d'annoncer la nécessité où il se croyait être de la suivre encore dans la continuation de l'ouvrage abandonné par les (p. li) Anglais, et dont tout le poids retombait désormais sur lui seul. Il était difficile, en effet, de revenir de si loin sur ses pas. La machine était montée, il en eût trop coûté de la reconstruire et de la simplifier; d'ailleurs le changement de forme dans les volumes subséquens, n'eût servi qu'à décréditer les premiers. Il poursuivit donc sa route sans regarder derrière lui, et arriva jusqu'au quatorzième volume où finissait son ouvrage, sans fournir aux lecteurs un fil qui pût les conduire dans les sentiers tortueux et innombrables, dans les landes arides de ce vaste labyrinthe où il s'était enfoncé avec eux.

En effet, que l'on consulte ceux qui ont feuilleté cette énorme compilation, dont le fonds était si riche et qui pouvait réunir tant d'agrément à tant d'instruction, ils vous diront tous que le livre leur est tombé cent fois des mains, et ceux qui ont mis le plus de constance à le lire, le regardent comme un livre plus fait pour être consulté que pour être lu de suite. Et cependant, quel ouvrage plus susceptible d'une lecture suivie et agréable qu'une relation de voyages?

D'où vient donc que cette compilation de l'abbé Prévost, si intéressante et si curieuse dans quelques parties, est en total si fastidieuse et si pénible à lire? Il s'en offre bien des raisons.

1º. Il n'y a nul choix, nulle sobriété dans l'emploi des matériaux: tout y est indistinctement mis en œuvre; et pour un voyage vraiment digne d'attention par une découverte importante, par des connaissances exactes, par des détails attachans, il y en a dix qui ne contiennent que des aventures communes, des vues superficielles, des descriptions rebattues. On a surtout entassé les uns sur les autres de simples journaux de navigation, qui n'ont d'autre objet que de nous dire qu'un tel jour (p. lii) on partit de tel lieu très-connu, pour arriver à tel autre qui ne l'est pas moins, qu'on prit hauteur à tel degré, qu'on jeta la sonde à tant de brasses, qu'on aperçut des poissons volans, qu'on eut tel vent, etc. Cette profusion de circonstances, purement nautiques, accumulées et répétées dans le livre de l'abbé Prévost jusqu'à l'extrême satiété, est bonne à insérer dans un dépôt de connaissances maritimes où l'on voudrait apprendre le pilotage; mais comme la plupart des lecteurs n'ont ni le besoin ni la curiosité de ces détails de marine, ils ne servent qu'à grossir inutilement des volumes déjà trop remplis d'autres inutilités, et augmentent le dégoût et l'ennui.

2º. Cette compilation manque absolument d'ordre et de méthode. Après la distribution générale de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique, on n'a eu d'autre soin que d'entasser pêle-mêle tous les voyageurs qui ont parlé des mêmes pays, de manière que le lecteur est ramené vingt fois aux mêmes lieux, sans apprendre rien de nouveau et sans qu'on ait songé, ni à lui épargner les répétitions qui le fatiguent, ni à concilier les contradictions qui l'embarrassent, ni à marquer la succession des dates et des événemens. Il en résulte une confusion générale des faits, des époques et des personnages.

3º. Quoique la prose de l'abbé Prévost ait en général du nombre, de la facilité et du naturel, le style de l'ouvrage manque absolument d'intérêt et de variété; les plus grandes choses y sont racontées du même ton que les plus communes, et les auteurs ou le traducteur ne s'élevant jamais avec le sujet, et ne conversant point avec le lecteur, semblent s'être défendus de penser et de sentir. On ne trouve parmi tant de narrations, ni une (p. liii) réflexion fine ou profonde, ni une peinture énergique, ni un mouvement de sensibilité. L'éloquence et la philosophie semblent bannies de ce long ouvrage.

Voici maintenant ce qu'on a cru pouvoir faire pour le présenter au public sous une forme plus agréable.

L'ouvrage de l'abbé Prévost est de seize volumes in-4o, en y comprenant la table générale des matières qui fait le seizième. Depuis sa mort, on a imprimé un supplément en un volume, une suite de deux nouveaux volumes, composés par MM. Querlon et de Leyre, et un vingtième volume qui comprend le premier voyage de Cook autour du monde, ainsi que les expéditions du même genre qui l'avaient précédé. On peut juger de la réduction qu'on a crue nécessaire, et du nombre des superfluités qui ont paru devoir être élaguées, puisque dans cette nouvelle édition les vingt tomes in-4o sont réduits à vingt-quatre volumes in-8o, dans lesquels même on a compris tous les voyages autour du monde entrepris et exécutés jusqu'à nos jours[2]; ceux qu'on a tentés dans la mer du Sud, pour la découverte des terres Australes, et dans la mer du Nord pour chercher un passage dans l'Océan oriental, prodiges d'audace et de constance, qui semblent le dernier effort des lumières et des forces de l'homme, et qui doivent immortaliser les noms des Cook, des Banks, des Solander, des Bougainville, des Wallis, des Byron, des Phips, etc.

On voit que, dans cette dernière partie, on n'a point travaillé d'après l'abbé Prévost; mais on a cru nécessaire de la traiter, pour compléter l'Abrégé de l'Histoire générale des Voyages, et conduire le (p. liv) lecteur au même terme où sont parvenues en ce genre les entreprises et les connaissances de notre siècle.

Il reste à exposer la méthode qu'on a suivie dans la composition de cet Abrégé. D'abord on a voulu rendre propre à toutes les classes de lecteurs un livre qui est en effet de nature à être lu par quiconque veut s'amuser ou s'instruire. On a donc supprimé tout ce qui n'était fait que pour occuper un petit nombre d'hommes, et pour ennuyer le plus grand nombre. Tout ce qui s'appelle Journal de navigation a été retranché; toutes les répétitions, toutes les superfluités, toutes les circonstances indifférentes, toutes les aventures vulgaires; voilà ce qu'on a fait disparaître.

On a tâché ensuite de mettre le plus d'ordre et de clarté qu'il a été possible dans la distribution des différens voyages, de manière qu'on ne perdît pas un pays de vue sans avoir appris tout ce qu'il pouvait offrir de curieux et d'intéressant. Dans la partie descriptive, on a classé les articles généraux de manière que l'un ne se confondît jamais avec l'autre.

On s'est efforcé d'ailleurs de mettre dans cette méthode toute la variété dont elle était susceptible, en plaçant, toutes les fois qu'on l'a pu sans blesser l'ordre, un voyage d'aventures après des descriptions de mœurs et de lieux. Cette partie romanesque des voyages, quelquefois supérieure à tous les romans pour l'intérêt et le merveilleux, est fait pour reposer l'attention du lecteur en flattant son imagination.

Quand un voyageur, qui s'est vu dans des situations extraordinaires, raconte lui-même, on s'est bien gardé de prendre sa place: on l'a laissé parler sans rien changer, rien ajouter à son récit. On (p. lv) ne remplace pas ce ton de vérité, cette expression naïve que donne le souvenir d'un grand péril à l'homme qui s'y est trouvé, à celui dont l'âme, après avoir été fortement ébranlée, retentit, pour ainsi dire, encore long-temps de l'impression qu'elle a reçue.

On n'a fait non plus que très-peu de changemens dans les descriptions de lieux et de mœurs, dans les détails physiques: d'abord pour n'en pas altérer la vérité, ensuite parce que la diction de l'abbé Prévost, toutes les fois que le sujet ne demande pas de l'élévation, a de la pureté et de la clarté. Mais on y a joint autant qu'on l'a pu cette philosophie qui lui manque absolument, et qui doit être l'âme d'un ouvrage de cette espèce; car que sert-il de promener le lecteur d'un bout du globe à l'autre, si ce n'est pour le faire penser et pour penser avec lui?

On n'entend point par philosophie ces spéculations audacieuses et destructives qui attaquent tout pouvoir et tout principe, et qui ne sont que l'abus de la philosophie, comme le fanatisme est l'abus de la religion; mais cette morale pure et universelle, qui n'est dictée et sentie que par le cœur, qui ne cherche dans toutes les connaissances que l'homme peut acquérir que de nouveaux rapports faits pour l'attacher à ses semblables, et qui lui apprend sans cesse ce qu'il est pour les autres, et ce que les autres sont pour lui.

À l'égard des observations physiques sur les climats et les productions, on les a restreintes à ce qu'il y a de plus avéré et de plus remarquable. On a voulu que chaque lecteur trouvât dans ce livre ce que lui-même observerait avec plaisir en voyageant.

Dans la partie purement historique, dans le (p. lvi) récit de ces premières découvertes qui ont été de grandes expéditions, telles que celles des Portugais dans l'Asie, celles des Cortès et des Pizarre en Amérique, il a fallu souvent prendre la plume, avec le regret de ne pouvoir la donner à un Tite-Live ou à un Tacite. Il n'y a point de palette trop riche, point de touches trop brillantes pour de pareils tableaux, et l'on avoue même que ce n'est point assez de les retoucher, et qu'il faudrait les refaire en entier. Ces époques fameuses dans l'histoire du monde dont elles ont changé la face, ces merveilles de l'homme qui ont été ses crimes, ces titres de sa grandeur et de sa honte, auront toujours un grand pouvoir sur l'imagination, et seront l'entretien de la dernière postérité. Sans se flatter d'être au niveau d'un tel sujet, il a fallu du moins suppléer, dans cette partie, le premier rédacteur qui en était resté trop loin.

DIVISION GÉNÉRALE DE CET ABRÉGÉ.

On a cru qu'il pouvait être utile de mettre d'abord cette division sous les yeux du lecteur, de manière qu'il pût embrasser d'un coup d'œil toute la route qu'il va parcourir.

L'ouvrage est divisé en cinq Parties: les voyages d'Afrique, ceux d'Asie, ceux d'Amérique, les voyages vers les Pôles, et les voyages autour du monde.

(p. lvii) PREMIÈRE PARTIE.

AFRIQUE.

L'Afrique devait naturellement être traitée la première, parce que c'est en faisant le tour de cette partie du monde, par le cap de Bonne-Espérance, qu'on a trouvé la route nouvelle des Indes, suivie depuis par tous les navigateurs. D'ailleurs l'expédition de Gama dans les Grandes-Indes a suivi de quelques années celle de Colomb dans les Indes que l'on a nommées Occidentales.

Cette première Partie concernant l'Afrique est partagée en six Livres. Le premier offre un précis très-succint des découvertes et des conquêtes des Portugais dans l'Orient jusqu'à l'époque de leur décadence, et jusqu'au moment où ils furent dépouillés par les autres puissances de l'Europe. Ce Livre n'est, à proprement parler, qu'une introduction historique.

C'est dans le second Livre que commence la relation des voyages; il contient les premières tentatives des Anglais sur les côtes d'Afrique, dans les Indes et dans la mer Rouge; les aventures d'un capitaine de cette nation nommé Roberts, et la description des Canaries et des îles du cap Vert, situées dans la mer d'Afrique sur la route du cap de Bonne-Espérance.

Dans le troisième, on passe au continent africain, à commencer par le Sénégal, où les Européens ont eu leurs premiers établissemens; et l'on (p. lviii) observe les peuples placés entre le fleuve qui a donné son nom à cette contrée et celui de la Gambie, sur lequel les nations de l'Europe ont aussi des comptoirs. Les voyages rassemblés dans ce Livre s'étendent jusqu'à Sierra-Leone.

Dans le quatrième, où nous avançons vers la Guinée, l'on a réuni, suivant le plan que l'on s'était proposé, plusieurs voyages plus historiques que descriptifs, et qui offrent des détails très-curieux et très-intéressans sur la traite des Nègres, et sur les victoires sanglantes du roi de Dahomay, conquérant barbare, dont le nom est fameux dans l'Afrique.

Le Livre cinquième comprend la description totale de la Guinée, de la côte de la Malaguette, de la côte de l'Ivoire, de la côte d'Or, de la côte des Esclaves, et du royaume de Benin.

Le sixième Livre termine cette première Partie par les voyages et les établissemens des Portugais au Congo, et ceux des Hollandais au cap de Bonne-Espérance. On y a joint un tableau des mœurs de la singulière nation des Hottentots, d'après Kolbe, et quelques détails sur la côte orientale d'Afrique et sur le Monomotapa, pays moins connus et moins fréquentés des Européens que la côte occidentale.

(p. lix) SECONDE PARTIE.

ASIE.

La seconde Partie, beaucoup plus étendue que la première, et dont le fond est plus riche et plus varié, contient tous les voyages d'Asie que l'on a cru devoir choisir dans la grande collection de l'abbé Prévost: elle est divisée en huit Livres.

Le premier contient plusieurs voyages remplis d'aventures extraordinaires, ceux de Pyrard, de Pinto, de Bontekoé, et la description de toutes les îles de la mer des Indes, depuis les Maldives jusqu'aux Philippines.

Le second nous mène dans le continent, sur la rive occidentale du Gange, et le lecteur peut parcourir tout l'Indoustan avec des voyageurs renommés, tels que l'Anglais Rhoé, Bernier le médecin, et Tavernier le joaillier: celui-ci, malgré sa réputation, a paru suspect du côté de la véracité; mais tout le monde a rendu justice aux lumières du philosophe Bernier, et à l'agrément qu'il a répandu dans son voyage de Cachemire.

Le Livre troisième nous conduit de l'autre côté du Gange, dans la partie orientale des Indes jusqu'à la Cochinchine et à Siam. On sait combien cette dernière contrée a excité de curiosité en Europe, depuis le voyage du P. Tachard et des jésuites mathématiciens envoyés par ordre de Louis xiv, sur de magnifiques espérances qui ne tardèrent pas à s'évanouir.

(p. lx) Le Livre quatrième présente un tableau très-vaste et très-détaillé de ce célèbre empire de la Chine, sur lequel il semblait que l'on dût avoir les notions les plus authentiques et les moins contestées, d'après le long séjour qu'y avaient fait à la cour de Pékin les auteurs des Lettres édifiantes. Jamais on n'a été à portée d'observer mieux et plus long-temps l'intérieur d'un grand empire, et cependant les mémoires qu'on nous a donnés sur la Chine, quoique très-étendus et très-instructifs, ont été la source de querelles interminables sur plusieurs points importans de la religion et du gouvernement des Chinois; et à la difficulté de savoir bien une langue telle que la leur, s'est jointe depuis celle de pénétrer dans un pays dont ils nous ont défendu l'accès.

Le Livre cinquième, beaucoup moins détaillé, renferme ce que l'on a pu rassembler d'instructions et de lumières sur ces immenses contrées qui portent le nom de Tartarie, et qui s'étendent si loin au nord et à l'orient de notre hémisphère. Les conjectures formées de nos jours sur les révolutions qu'a pu essuyer cette partie du globe doivent en rendre l'examen plus important. Mais malheureusement c'est peut-être, de tous les pays, celui qui, par sa nature même, par la quantité de montagnes et de déserts, et par la difficulté du séjour et des communications, a fourni le moins de secours et de facilité à l'active curiosité des voyageurs.

Le Livre sixième nous fait passer de la Tartarie en Sibérie, sur les pas de Gmelin et de l'abbé Chappe, qui voyageaient, l'un par les ordres de l'académie de Pétersbourg, et l'autre par ceux de l'académie des sciences de Paris; ce qui n'empêche pas que ce dernier, pour ce qui regarde les (p. lxi) mœurs, ne doive être lu et extrait avec d'autant plus de précaution, qu'il a été démenti sur plusieurs faits par les Russes, que l'on doit croire mieux instruits que lui.

Le Livre septième offre l'histoire et la description du Kamtschatka: il est tout entier, à quelques retranchemens près, de de Leyre, écrivain philosophe et éloquent. Si tous les voyages avaient été rédigés par une plume telle que la sienne, le travail d'un abrégé serait devenu inutile.

Le huitième Livre conduit le lecteur à ces îles fameuses du Japon, situées à l'extrémité de la grande mer d'Asie et vers le point de latitude par lequel on a cherché la communication de la mer du Nord à l'Océan oriental. Dans la description de ce pays, remarquable à tant d'égards, de ce peuple extraordinaire, séparé du reste des humains par ses mœurs étranges autant que par les flots qui l'environnent, on n'a pas cru suivre de meilleur guide que l'Allemand Kœmpfer, homme sage et véridique, et d'une nation qui, depuis long-temps, est la seule de l'Europe qu'on reçoive encore sur les côtes du Japon.

(p. lxii) TROISIÈME PARTIE.

AMÉRIQUE.

La troisième Partie est divisée en douze Livres. Le premier contient les découvertes de Colomb, et les premiers établissemens des Espagnols dans le Nouveau-Monde, les entreprises hardies de Vasco-Nugnez de Balboa, qui montra le premier aux Espagnols la route du Pérou par la mer du Sud, route suivie depuis par les Pizarre et les d'Almagro.

Le second est l'histoire de la conquête du Mexique, d'après Solis et Herréra.

Le troisième réunit la description de l'ancien empire du Mexique, et celle du gouvernement espagnol dans cette contrée.

Le quatrième renferme la conquête et la description du Pérou ancien et moderne; il est terminé par le voyage des mathématiciens français et espagnols aux montagnes de Quito, pour la mesure d'un degré du méridien, et le retour de La Condamine par le fleuve des Amazones.

Le Livre cinq offre la description du Rio de la Plata.

Le Livre six contient la description du Brésil.

Le Livre sept continue la description de l'Amérique méridionale, depuis le fleuve des Amazones, jusqu'à l'isthme de Panama, et offre, entre autres choses, des détails curieux sur la Guyane, vaste contrée peu connue des Européens, et que l'on a (p. lxiii) crue aussi riche en mines d'or que le Pérou. C'est dans ce pays, baigné par l'Orénoque, que quelques voyageurs ont placé le fabuleux Eldorado, ou la Terre de l'or.

Le Livre huitième comprend les voyages et les établissemens aux Antilles.

Le Livre neuvième, l'histoire naturelle de ces mêmes îles.

Le Livre dix, où le lecteur passe dans l'Amérique septentrionale, offre un tableau abrégé des anciennes colonies anglaises du continent, qui ont donné un si grand spectacle au monde.

Le Livre onze retrace l'histoire des anciens établissemens français dans ce même continent, depuis la Louisiane jusqu'à la baie d'Hudson.

Le Livre douze est un résumé du caractère, des usages, de la religion et des mœurs des hordes sauvages du nord de l'Amérique.

Un treizième Livre traite de l'histoire naturelle de l'Amérique septentrionale, et toutes les autres parties de cet Abrégé finissent par un article du même genre, où l'on a eu soin de ne rassembler que ce qu'il y a de plus intéressant et de mieux avéré.

(p. lxiv) QUATRIÈME PARTIE.

VOYAGES AUX PÔLES.

Cette Partie se divise en trois Livres.

Le premier Livre comprend tous les voyages entrepris pour découvrir ce passage si important, et jusqu'ici vainement cherché de la mer du Nord à celle des Indes orientales, soit par l'est, soit par l'ouest des deux hémisphères. Rien n'est plus intéressant que le détail de cette tentative si hardie et si périlleuse, de ces navigations sous des latitudes polaires au milieu des glaces et dans des mers inconnues. Jamais rien n'a mieux fait voir ce que peut l'homme avec la patience et le courage, et ces expéditions ont fait un grand honneur aux nations commerçantes qui les ont plus d'une fois réitérées, et qui ne paraissent pas encore y avoir renoncé.

Le second Livre, qui traite du Groënland, est de la main de de Leyre, et mérite les mêmes éloges que nous avons donnés à son travail sur le Kamtschatka.

Le Livre troisième contient la description de l'Islande et de la Nouvelle-Zemble; car on a cru devoir réserver pour cette partie de l'ouvrage les contrées plus ou moins voisines du pôle.

(p. lxv) CINQUIÈME PARTIE.

VOYAGES AUTOUR DU MONDE.

Cette partie se divise en deux Livres.

Le premier commence par le plus ancien des voyages autour du monde, celui de Magellan, qui ouvrit, vers l'extrémité du continent américain, ce fameux passage par le détroit auquel il a donné son nom; détroit qui, malgré ses difficultés et ses périls, était alors la seule communication connue de la mer du Nord à celle du Sud; mais qui fut bientôt abandonné lorsque le Hollandais Le Maire eut trouvé, plus au sud, une route plus facile en doublant le cap de Horn, et se fut aussi acquis l'honneur immortel de donner son nom au détroit où il était entré le premier. On y a joint tous les autres voyages autour du globe, par cette même route du sud-ouest, jusqu'à celui de l'amiral Anson, de 1740.

Enfin, le deuxième et dernier Livre remet sous les yeux du lecteur les voyages des navigateurs anglais qui ont précédé Cook dans le grand Océan; le voyage de Bougainville qui les a suivis à Taïti; et, en dernier lieu, celui du célèbre Cook, qui lui seul a découvert ou reconnu plus de terres nouvelles dans cet immense Océan méridional que tous les navigateurs qui l'y ont précédé. On n'a point donné à la curiosité humaine un plus grand spectacle que celui que présentent les relations de ces courses extraordinaires dans toute la circonférence (p. lxvi) du monde, dont les anciens ne pouvaient pas même avoir une idée, puisqu'ils n'en connaissaient que la moindre partie, et que les routes de l'Océan qui baignent les deux hémisphères leur étaient inconnues. Ces relations ne sont pas seulement des monumens très-curieux des connaissances et des efforts de l'homme, mais en même temps des modèles de ce respect pour l'humanité, la source de toutes les vertus sociales, et qui malheureusement a été trop ignoré des conquérans de l'ancien et du Nouveau-Monde. On s'est proposé, dans l'extrait de ces excellens ouvrages, de ne conserver que les faits les plus importans, puisque enfin c'est un Abrégé que l'on voulait faire; mais sans prétendre qu'il y eût d'ailleurs rien d'inutile ou de frivole dans les relations originales, qui seront toujours infiniment précieuses pour les lecteurs avides d'instruction.

FIN DE LA PRÉFACE.

(p. 001) ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES.

PREMIÈRE PARTIE.
AFRIQUE.
LIVRE PREMIER.
DÉCOUVERTES ET CONQUÊTES DES PORTUGAIS.

CHAPITRE PREMIER.

Premières tentatives des Portugais. Expédition de Gama.

Jean ier., qui chassa les Maures de cette partie de l'Espagne nommée autrefois Lusitanie, et par les modernes Portugal, poursuivit jusqu'au delà de la mer ces ennemis si long-temps (p. 002) formidables à l'Europe, et se rendit maître, en 1415, de la ville de Ceuta, sur la côte d'Afrique. Henri, son troisième fils, qui l'accompagna dans cette expédition, en rapporta un goût si vif pour les voyages et les découvertes, que le reste de sa vie fut entièrement consacré à cette espèce d'ambition. Il avait étudié ce qu'on savait alors de géographie et de mathématiques, et tiré quelques lumières des Maures[3] de Fez et de Maroc, qu'il avait consultés sur les Arabes qui bordent les déserts, et sur les peuples qui habitent les côtes. De la ville de Terçanabal, sur la pointe de Sagres, au sud du cap Saint-Vincent, où il avait établi sa résidence, ses regards se portaient continuellement sur la mer. Deux vaisseaux équipés par ses ordres s'avancèrent soixante lieues au delà du cap Non, alors le terme de la navigation. C'était au moins un pas; mais ils n'osèrent passer le cap Boyador, effrayés par le bruit et la rapidité des courans. Un autre vaisseau envoyé pour doubler ce cap, et commandé par Juan Gonsalez Zarco et Tristan (p. 003) Vaz Texeira, fut jeté par la tempête sur une petite île qu'ils nommèrent Puerto Santo, et découvrit dans un autre voyage l'île de Madère. Enfin Gilianez, en 1433, doubla ce terrible cap Boyador, et vogua quarante lieues au delà, le long des côtes. Antoine Gonsalez et Nugno Tristan allèrent, en 1440, jusqu'au cap Blanc; et y retournant encore deux ans après avec quelques prisonniers qu'ils avaient faits dans leur premier voyage, ils les changèrent contre de la poudre d'or que leur offrirent les habitans du pays. C'est la première fois que l'Afrique fit luire ce précieux et funeste métal aux yeux des avides Européens. Aussi les Portugais nommèrent cet endroit Rio do Oro (Rivière de l'Or), d'un ruisseau qui coule environ six lieues dans les terres. Cintra, peu de temps après, pénétra encore plus loin, et aborda aux îles d'Arguin. L'ardeur pour les découvertes commençait à s'emparer de tous les esprits. L'espérance rapprochait les espaces et éloignait les dangers. On avait vu de l'or, et l'on était prêt à tout entreprendre. Il se forma une compagnie d'Afrique qui arma dix caravelles, et s'empara des îles au sud d'Arguin. On fit un grand nombre de prisonniers, on perdit quelques hommes, et le sang des Européens coula pour la première fois dans cette terre qu'ils devaient désoler. Denis Fernandez, en 1446, passa l'embouchure de la rivière de Sanaga, que nous nommons Sénégal. Il découvrit ensuite le fameux cap Vert. D'autres capitaines portugais (p. 004) abordèrent aux Canaries, et le prince Henri envoya une flotte pour en faire la conquête. Mais, comme elles avaient été découvertes cinquante ans auparavant par Bétancourt, gentilhomme français au service du roi d'Espagne, il fallut les abandonner à cette couronne, et la possession lui en a été assurée depuis par des traités.

Cependant l'ardeur des Portugais parut un peu ralentie par des disgrâces et des pertes multipliées, qui donnèrent de ces expéditions maritimes une idée redoutable. Nugno Tristan, qui, encouragé par ses premiers succès, avait suivi les côtes l'espace de soixante lieues au delà du cap Vert, jeta l'ancre à l'embouchure d'une rivière qu'il nomma Rio Grande; mais, ayant voulu la remonter dans sa chaloupe, il se vit tout à coup environné d'une multitude de Nègres qui, de leurs barques, que les Maures nomment almadies, lui lancèrent une nuée de flèches empoisonnées. La plus grande partie de ses gens fut tuée. Lui-même reçut une blessure dont il expira le même jour. Alvaro Fernandez, qui alla quarante lieues plus loin que Tristan, jusqu'à la rivière de Tabite, fut aussi repoussé par les Nègres et blessé. Gilianez fut battu par ceux du cap Vert. Mais l'activité du prince Henri, devenu régent pendant la minorité d'Alphonse v son neveu, soutenait et réparait tout. Il peupla les îles Açores, découvertes par Gonsalez Velho. On trouva dans Corvo, (p. 005) l'une de ces îles, une statue équestre couverte d'un manteau, la tête nue, qui tenait de la main gauche la bride du cheval, et qui, de la droite montrait l'occident. On a prétendu que ce signe de la main indiquait l'Amérique. Le commerce d'or et de Nègres qui commençait à s'établir aux îles d'Arguin, fit naître l'idée d'y bâtir un fort, qui fut achevé en 1461. C'est en 1462 qu'un Génois, nommé Antonio de Noli, célèbre navigateur, envoyé par sa république au roi Alphonse, découvrit les îles du cap Vert, ainsi nommées parce qu'elles sont situées à cent lieues du cap à l'occident. Enfin la même année on alla jusqu'à Sierra Leone, qui fut le terme de la navigation portugaise du vivant du prince Henri, comme l'année suivante fut celui de sa vie. Les voyages entrepris sous les auspices de ce prince, qu'on regarde comme l'auteur et le mobile de toutes ces découvertes qu'on a faites depuis à l'est et au sud, s'étendirent depuis le cap Non jusqu'à Sierra Leone, du 22e. degré de latitude nord au 8e., l'espace d'environ 600 lieues de côtes.

John fondit brusquement sur les Hollandais et les tailla tous en pièces.

John fondit brusquement sur les Hollandais et les tailla tous en pièces.

On commençait à fonder de grandes espérances sur le commerce de Guinée, puisqu'en 1449 il était affermé cinq cents ducats pour l'espace de cinq ans, somme légère en elle-même, mais considérable pour des entreprises dont on n'avait encore recueilli que des travaux et des dangers. En 1471, Jean de Santaren et Pedro de Escovar arrivèrent sous le (p. 006) 5e. degré de latitude nord, à un endroit qu'ils nommèrent la Mina, à cause de ses nombreuses mines d'or; ils passèrent même la ligne, et allèrent jusqu'au cap qui fut nommé Sainte-Catherine, trente-sept lieues au delà du cap de Lopez Consalvo, 2° 30' de latitude méridionale. Fernando Po donna son nom à l'île, qu'il avait d'abord appelée Hermosa ou la Belle. On découvrit les îles de San-Thomé, Anno Bon et do Principe. Mais une époque plus importante fut l'établissement à la Mina sur la Côte-d'Or, qui signala le nouveau règne de Jean ii. Il y fit élever, en 1481, un fort qui devint le principal boulevart de la puissance portugaise en Afrique, et le canal des richesses de cette nation. On fit un traité avec le roi du pays, qui se nommait Cara Manza. Le roi de Portugal prit le titre de seigneur de Guinée. Diégo Cam remonta la rivière de Congo, que les habitans nomment Zaïre, et engagea le roi à se faire baptiser. Le roi de Benin, qui entendit parler du commerce de ses voisins avec le Portugal, crut y trouver aussi des avantages, et envoya demander des missionnaires. Barthélemy Diaz pénétra jusqu'au 26e. degré de latitude méridionale, et relâcha dans une île qu'il nomma Santa-Cruz, d'une croix qu'il éleva sur un roc[4]. Il passa même de plus de cent lieues le cap de Bonne-Espérance, mais sans l'apercevoir. Il ne le découvrit qu'à son (p. 007) retour, et le nomma cap des Tempêtes[5], parce qu'il y en avait essuyé une très-violente. Le roi Jean ne trouva pas ce nom de bon augure, et y substitua celui de cap de Bonne-Espérance, qui est demeuré, et qui semblait déjà annoncer les Indes. C'était alors le grand objet des courses des navigateurs portugais. Le chemin qu'on avait fait autour de l'Afrique, dans l'Océan atlantique, faisait soupçonner le passage qu'on trouva bientôt après, et indiquait la route qui menait aux Indes par la mer en naviguant au sud, puis remontant vers l'orient. Jean ii essaya d'en trouver un par terre. On pouvait, en effet, aller par la Méditerranée dans la Syrie et dans la Perse qui touche aux Indes. Mais cette route pénible, même pour un voyageur, était impraticable pour le commerce. On pouvait encore, si l'on eût été maître de l'isthme de Suez, descendre par la mer Rouge dans la mer des Indes. Cette route, infiniment plus courte, aurait convenu d'autant mieux à Jean ii, qu'il désirait vivement de pénétrer dans l'Abyssinie, et la mer Rouge pouvait l'y conduire. Ce pays excitait alors une grande curiosité: Son roi, nommé le Négus ou le Prête-Jean, était chrétien, c'est-à-dire, d'un rit grec mêlé de judaïsme, et passait pour le plus puissant roi de l'Afrique. Un franciscain, (p. 008) qu'on chargea de faire ce voyage, alla jusqu'à Jérusalem; mais, ne sachant pas l'arabe, il désespéra du succès, et revint en Portugal. Il fut remplacé par un gentilhomme nommé Covilham, qui eut ordre aussi de découvrir les états du Prête-Jean, et de prendre des informations sur le commerce de l'Inde et sur les pays d'où venaient les drogues et les épices qui avaient fait la fortune des Vénitiens. Covilham se rendit à Alexandrie, et de là au Caire. Une caravane de Maures de Fez le conduisit à Tor, sur la mer Rouge, au pied du mont Sinaï, où il acquit quelques lumières sur le commerce de Calicut. Il fit voile à Aden, à Cananor, à Goa. La mer des Indes vit pour la première fois un Portugais. Il reprit sa route par Sofala, sur la côte orientale d'Afrique, pour y visiter les mines d'or. Il revint à Aden, remonta jusqu'à l'entrée du golfe Persique, s'arrêta quelque temps à Ormuz, et, retournant par la mer Rouge, arriva dans les états du Prête-Jean. Il fut retenu dans cette cour jusqu'à l'arrivée d'un ambassadeur de Portugal. Le roi d'Abyssinie, de son côté, en fit partir un pour Lisbonne. Mais cette correspondance n'eut point de suites. La découverte du cap de Bonne-Espérance avait fait naître d'autres idées. On avait déjà un commerce d'or, d'ivoire et d'esclaves avec les peuples du Sénégal, de Tocrour et de Tombouctou; un comptoir à Ouadem à l'est d'Arguin, et des liaisons établies sur toute (p. 009) la côte de Guinée. Maîtres de la côte, les Portugais n'avaient plus qu'à franchir ce cap des Tempêtes, cette barrière qui épouvantait les plus intrépides. Emmanuel, successeur de Jean ii, suivit avec ardeur les projets de son père. Jean avait eu la précaution de faire assurer au Portugal, par une donation du saint siége, toutes les terres nouvelles qui seraient découvertes par les Portugais, ou même par les autres nations, en allant du couchant à l'est. Les termes de cette donation n'étaient pas trop bien conçus. On ne songeait pas qu'on pouvait faire des découvertes du levant à l'occident, comme de l'occident au levant, et se rencontrer au même lieu par des chemins très-différens[6].

Ce temps était celui des grandes entreprises. Colomb venait de découvrir l'Amérique, que l'on nommait alors les Indes occidentales. Il était venu même, au retour de cette expédition fameuse, à la cour du roi Jean, qui le traita avec toute sorte de distinction, quoique peut-être il eût pu le voir avec quelque peine, ayant refusé autrefois les offres de service de ce célèbre Génois, qui s'était tourné depuis du côté des Espagnols. Quelques courtisans lui proposèrent de le faire périr, comme si le prince n'avait pas eu assez de reproches à se faire d'avoir méconnu un grand homme et (p. 010) perdu un monde, sans qu'il fallût y joindre encore le remords d'un crime!

Emmanuel, résolu de faire un dernier effort pour s'ouvrir la route des Indes, jeta les yeux sur Vasco de Gama, gentilhomme de sa maison. Il fit présent au nouvel amiral du pavillon qu'il devait arborer, sur lequel était la croix de l'ordre militaire du Christ; et c'est sur cette croix que Gama fit serment de fidélité. Il reçut du roi des lettres pour divers princes de l'Orient, entre autres pour le samorin de Calicut; et, partant de Bélem, il mit à la voile, le 8 juillet 1497, avec trois vaisseaux et cent soixante hommes. Les moindres détails acquièrent un degré d'intérêt dans un voyage devenu si célèbre, et l'une des grandes époques de la navigation. Les trois vaisseaux se nommaient le Saint-Gabriel, le Saint-Raphaël et le Berrio. Les deux capitaines qui accompagnaient l'amiral étaient Paul de Gama son frère, et Nicolas Nugnez. Son pilote, Pedro de Alanguez, avait fait la route avec Diaz. Ils étaient suivis d'une grande barque chargée de provisions, commandée par Gonzale Nugnez, et d'une caravelle qui allait à la Mina sous le commandement de Barthélemy Diaz. Une tempête les sépara de l'amiral à la vue des Canaries. Ils se rejoignirent huit jours après au cap Vert. Le lendemain ils jetèrent l'ancre à San-Iago, l'une des îles du cap, et prirent quelques jours pour radouber leurs vaisseaux. Diaz (p. 011) reprit la route du Portugal, et la flotte reprit la sienne. On souffrit beaucoup de mauvais temps, jusqu'à perdre souvent toute espérance. Le 4 novembre, Gama découvrit une terre basse qu'il côtoya pendant trois jours. Le 7, il entra dans une grande baie qu'il nomma Angra de Santa-Helena. Il ne put tirer aucune lumière des habitans de la côte sur la distance où l'on pouvait être du cap de Bonne-Espérance. Il fut même attaqué par les Nègres, et eut quelques soldats blessés. Il remit à la voile le 16, et le 18 au soir il découvrit le cap; mais le vent, venant du sud-est, était absolument contraire. Il devint un peu plus favorable pendant la nuit. On continua de faire voile jusqu'au 20, et dans cet intervalle on doubla le cap. Les Portugais découvrirent au long de la côte une grande abondance de bestiaux, et dans l'éloignement des habitations qui leur parurent couvertes de paille; mais ils n'en virent aucune sur le rivage. Le pays leur parut beau, couvert d'arbres, et entrecoupé de rivières. Le 24, ils arrivèrent à Angra de San-Blas[7], soixante lieues au delà du cap. Gama fit venir les Nègres au bruit des sonnettes, et leur donna quelques bonnets rouges pour des bracelets d'ivoire. Ils lui amenèrent des bœufs et des moutons quelques jours après, et commencèrent à jouer de (p. 012) quatre flûtes qu'ils accompagnaient de la voix. L'amiral fit sonner ses trompettes, et tous, Nègres et Portugais, se mirent à danser ensemble, tant la musique a de pouvoir pour unir les hommes! De San-Blas on arriva jusqu'à l'embouchure d'une rivière qui fut nommée de los Reyès, parce qu'on était au jour de l'Épiphanie. En général, presque tous les noms européens donnés à ces nouveaux pays étaient ceux des saints que l'on fêtait le jour où l'on prenait terre.

On serrait le rivage d'assez près pour s'apercevoir que plus on avançait le long de la côte, plus les arbres étaient grands et touffus, plus le pays s'embellissait dans la perspective. On descendait de temps en temps à terre, mais avec précaution. Un roi du pays vint visiter Gama sur son bord. On relâcha quelque temps dans une contrée fort peuplée, que les Portugais nommèrent la terre du Bon Peuple, tant ils furent satisfaits des traitemens qu'ils y reçurent. Ils avaient avec eux un interprète nommé Martin Alonzo, qui savait plusieurs langues nègres, et qui leur servait à lier commerce avec les naturels du pays. Ils passèrent le cap de Corientès, ou des Courans, cinquante lieues au delà de Sofala, sans avoir aperçu cette ville. Le 24 janvier, ils remontèrent la rivière, qu'on nomma Rio de buenos Sinays, ou rivière des Bons Signes. Les bords en sont charmans, les habitans doux et civilisés, et assez instruits dans la navigation (p. 013) pour conduire leurs barques avec des voiles faites de feuilles de palmier. Les Portugais ne furent pas si bien reçus à Mozambique, ville riche et commerçante, située au 15e. degré de latitude méridionale, et l'un des meilleurs ports qui soient dans ces mers. Cette ville est remplie de marchands maures qui vont à Sofala, dans la mer Rouge et dans l'Inde, faire le commerce d'épices, de pierres précieuses et d'autres richesses. Ils ont de grands vaisseaux qui n'ont pas de pont, et qui sont bâtis sans clous. Le bois dont ils sont composés n'est lié qu'avec des cayro, c'est-à-dire, avec des cordes faites d'écorce d'arbre, et leurs voiles sont d'un tissu de feuilles de palmier. Ils connaissaient la boussole et les cartes de mer. Les Maures de Mozambique crurent d'abord que les Portugais étaient des Turcs, ou d'autres Maures d'Afrique, et s'empressèrent d'aller les visiter à la rade. Mais, dès qu'ils les eurent reconnus pour des chrétiens, ils conspirèrent leur perte, et employèrent tour à tour les mauvais traitemens et les embûches. La flotte manquait d'eau. Des chaloupes entrèrent dans le port et en firent leur provision tandis que l'artillerie tenait les Maures en respect. On fut même obligé de tirer sur la ville. Deux pilotes maures, que Gama avait demandés et obtenus dans les premiers pourparlers, firent tous leurs efforts pour engager la flotte dans des lieux fort dangereux, dont heureusement elle fut repoussée (p. 014) par l'impétuosité des courans. On ne s'aperçut de leur perfidie qu'à l'île de Monbassa, habitée aussi par les Maures, dont le terroir est agréable et fertile, et le port très-commerçant. Le roi de l'île fit offrir à Gama de faire charger ses vaisseaux de marchandises du pays, d'or, d'argent, d'épices et d'ambre. Gama, quoique déjà instruit à se défier des Maures, était cependant prêt à entrer dans le port, lorsqu'on vit tout à coup les deux pilotes s'élancer dans l'eau et nager de toute leur force vers la ville, où les Maures les attendaient. Gama ne put obtenir qu'on les lui rendît. Il fit mettre à la torture deux Maures qui étaient venus de Monbassa sur la flotte, et ils avouèrent que les pilotes n'avaient pris la fuite que dans la crainte d'être découverts; qu'ils étaient de complot avec le roi de Monbassa pour faire périr les vaisseaux portugais, et qu'on avait appris dans l'île les violences commises à Mozambique, dont le schah de Monbassa cherchait à tirer vengeance. On arrêta même, la nuit suivante, plusieurs Maures qui étaient à la nage autour du vaisseau, et qui s'efforçaient d'en couper les câbles, afin qu'il pût être poussé sur le rivage. D'autres avaient eu la hardiesse de s'introduire dans un bâtiment où ils s'étaient cachés entre les agrès du grand mât. Ils se précipitèrent dans l'eau dès qu'on les aperçut, et rejoignirent des barques qui n'étaient pas loin.

Gama mit à la voile le 13, et rencontra, sur (p. 015) la route de Mélinde, deux sambucques, ou bâtimens légers, qui croisent ordinairement sur les côtes. Il en prit une qui portait dix-sept Maures, et une assez grande quantité d'or et d'argent. Ce fut le premier butin que l'Europe ait fait dans la mer de l'Inde. On arriva le même jour devant Mélinde, à dix-huit lieues au nord de Monbassa. Les Portugais admirèrent la beauté des rues et la régularité des maisons bâties de pierres, à plusieurs étages, avec des plates-formes et des terrasses. On crut voir une ville d'Europe. La beauté des femmes de Mélinde était passée en proverbe dans le pays. La ville est peuplée de Maures d'Arabie, et des marchands de Cambaye et de Guzarate y apportent des épices, du cuivre, du vif-argent et des calicots, qu'ils échangent pour de l'or, de l'ambre, de l'ivoire, de la poix et de la cire. Le mahométisme est la religion dominante. Le millet, le riz, la volaille, les bestiaux et les fruits sont en abondance et à vil prix. On vante surtout les oranges de Mélinde pour la grosseur et le goût. La flotte fut visitée par des chrétiens de l'Inde venus de Cranganor. Le roi de Mélinde vint lui-même dans une grande barque, avec sa cour magnifiquement vêtue, et ses musiciens qui jouaient de leurs instruments. L'amiral portugais alla au-devant de lui dans sa chaloupe, avec douze de ses principaux officiers. Il passa dans la barque royale, sur l'invitation du prince, qui le reçut avec de grands honneurs, et lui fit (p. 016) beaucoup de questions sur le pays d'où il venait, sur le roi qui l'avait envoyé, et sur le motif qui l'amenait dans ces mers. Gama le satisfit sur tous ces objets, et le roi lui promit un pilote pour le mener à Calicut. Il parut très-content de lui et des Portugais, et prit un grand plaisir à se promener sur sa barque, entre leurs vaisseaux, dont il admirait la forme, et surtout l'artillerie. On en fit plusieurs décharges, qui redoublèrent son étonnement. Il aurait voulu, disait-il, avoir des Portugais pour l'aider dans ses guerres. On conclut avec lui un traité d'alliance, et Gama lui remit généreusement les prisonniers qu'il avait faits sur la sambucque. Le prince et lui se firent des présens mutuels; mais jamais Gama ne voulut consentir à entrer dans la ville, quelque instance qu'on lui en fît, tant les Maures lui avaient inspiré de défiance. On lui mena cependant un pilote indien, nommé Kanaka, gentil de Guzarate, très-habile dans la navigation. On lui montra un astrolabe. Il y fit peu d'attention, comme accoutumé à se servir d'instrumens plus considérables. En effet, il connaissait parfaitement l'usage de la boussole, des cartes marines et du quart de cercle. C'est sous la conduite d'un pilote indien que Gama, après avoir reconnu toute la partie de la côte orientale d'Afrique que l'on nomme Zanguebar, traversa ce grand golfe, de plus de sept cents lieues, qui sépare l'Afrique de la péninsule de l'Inde. On avait suivi (p. 017) les côtes jusqu'à Mélinde; mais alors il fallut s'abandonner à l'étendue de l'Océan. On était parti le 22 d'avril. La traversée fut heureuse et s'acheva en vingt-cinq jours. Le vendredi 17 mai, les Portugais découvrirent la terre de huit lieues en mer. On tira un peu vers le sud, et l'on s'aperçut le jour suivant, aux petites pluies qui commençaient à se faire sentir, que l'on approchait de la côte de l'Inde, où l'on était alors dans la saison de l'hiver. Le 20 mai 1498, on découvrit les hautes montagnes qui sont au-dessus de Calicut. La joie fut universelle. Gama donna une fête à toute sa flotte, et récompensa libéralement le pilote indien. Il jeta l'ancre à deux lieues de Calicut, dans une rade ouverte, parce que la ville n'a ni port ni abri. Il y avait treize mois qu'il était parti de Lisbonne.

Calicut est situé sur la côte de Malabar, qui contenait alors sept petits royaumes ou principautés: Cananor, Cranganor, Cochin, Perka, Coulan, Travankor et Calicut. Cette dernière ville était le plus fameux marché de la côte pour les épices, les drogues, les pierres précieuses, les soies, les calicots, l'or, l'argent, et pour toutes sortes de richesses. C'était l'état le plus puissant du Malabar; tous les autres princes étaient tributaires du samorin ou empereur de Calicut, et frappaient leur monnaie à son coin.

Le spectacle des vaisseaux portugais, dont la forme était inconnue dans ces mers, excita (p. 018) d'abord l'étonnement et la curiosité des Indiens. Quatre de leurs almadies, chargées de pêcheurs, servirent de guides aux Portugais jusqu'à la barre de Calicut, où l'on jeta l'ancre. Un des malfaiteurs qu'on avait embarqués pour les exposer aux épreuves périlleuses eut ordre de descendre à terre, et d'observer l'accueil et les dispositions du peuple de Calicut. Il se vit entouré et assailli de questions auxquelles il ne put répondre, ne sachant ni l'indien ni l'arabe. Cependant on le conduisit chez un Maure qui heureusement savait l'espagnol. Il s'appelait Bentaybo. Il avait connu des Portugais à Tunis, d'où il était venu aux Indes par la route du Caire, et ne pouvait comprendre comment la flotte de Gama avait pu venir de Lisbonne à Calicut par mer. Il offrit à manger au Portugais, et le pria de le conduire à son général. En approchant de la flotte, il se mit à crier en espagnol: «Bonnes nouvelles, bonnes nouvelles! des rubis, des émeraudes, des épices, des pierreries, toutes les richesses de l'univers!» Gama et les siens entendant parler la langue de leur pays, pleurèrent de joie. L'amiral embrassa Bentaybo, qu'il prenait pour un chrétien. Le Maure le détrompa; mais il offrit ses services aux Portugais auprès du samorin. Il se chargea d'aller lui-même à Panami, où était ce prince, à cinq lieues de Calicut, pour lui annoncer l'arrivée des Portugais; mais la renommée l'y avait déjà devancé. On savait qu'il était arrivé (p. 019) des hommes inconnus sur des vaisseaux d'une forme extraordinaire. Bentaybo confirma cette nouvelle en y joignant des détails qui devaient flatter le samorin. Un roi chrétien lui envoyait, de l'extrémité du monde, un ambassadeur, avec des lettres et des présens, pour lui demander son amitié. La réponse fut aussi favorable qu'elle pouvait l'être. On assurait Gama qu'il serait très-bien reçu, et on lui envoyait un pilote pour le conduire à la rade de Padérane, où ses vaisseaux seraient en sûreté, et d'où il pouvait se rendre par terre à Calicut. L'amiral suivit le pilote; mais, dans la crainte de quelque trahison, il refusa de s'engager trop avant dans le port de Padérane. Le samorin, sans s'offenser de cette défiance, lui fit dire, par le catoual ou principal ministre, qu'il était le maître de débarquer où il voudrait. Gama déclara aux siens qu'il voulait descendre lui-même à terre, et aller proposer au samorin un traité d'alliance et de commerce. Tout le conseil combattit cette résolution. On lui représenta que le succès du voyage et le salut de la flotte dépendaient de sa vie; mais Gama, jaloux d'achever lui-même son ouvrage, persista dans son dessein. Il ordonna seulement que, s'il lui arrivait quelques disgrâces, on mît sur-le-champ à la voile pour aller porter dans sa patrie l'heureuse nouvelle de la découverte de l'Inde.

Le lendemain, 28 de mai, il se mit dans sa chaloupe avec quelques petites pièces d'artillerie (p. 020) et douze de ses plus braves soldats, enseignes déployées et trompettes sonnantes. Le catoual l'attendait sur le rivage, accompagné de deux cents naïres ou gentilshommes du pays, et d'une foule de peuple. Le catoual et lui entrèrent dans des palanquins où ils furent portés avec beaucoup de vitesse à épaules d'hommes, tandis que le reste du cortége suivait à pied. On s'arrêta en chemin pour entrer dans un temple des Malabares, aussi grand qu'un monastère. Il faut observer ici que, suivant le récit des historiens qui ont écrit l'expédition de Gama, cet amiral croyait que les Indiens de Calicut étaient chrétiens; ce qui paraît bien extraordinaire, après l'entretien qu'il avait eu avec Bentaybo. Gama avait-il négligé de s'informer de la religion du pays? avait-il pu omettre cette question, l'une des premières qui se présentaient, et l'une des plus importantes, surtout pour des Portugais? ou bien Bentaybo avait-il cru devoir le laisser sur cet article dans l'erreur ordinaire aux catholiques de ce temps-là, qui croyaient volontiers leur religion dominante dans tous les pays où il y avait quelques chrétiens? Quoi qu'il en soit, si Gama était dans cette erreur, ce qu'il vit dans le temple malabare pouvait l'y entretenir. Sept cloches pendaient sur la porte, et vis-à-vis était un pilier de la hauteur d'un mât, au sommet duquel tournait une girouette. L'intérieur du temple était rempli d'images. Des hommes nus de la ceinture en haut, couverts (p. 021) de calicot jusqu'aux genoux, avec une espèce d'étole à leur cou, passée en sautoir, secouaient sur ceux qui entraient une éponge trempée dans une fontaine, et leur donnaient ensuite de la cendre. Ils virent au sommet d'une petite tour une image que les Indiens appelèrent devant eux Marie. Ils se prosternèrent aussitôt, croyant honorer la mère de Jésus-Christ; mais un Portugais, nommé Juan, de Sala, qui ne voulait rien faire légèrement, dit tout haut en se mettant à genoux: «Au moins, si c'est la figure du diable, mes adorations ne s'adressent qu'à Dieu;» ce qui fit beaucoup rire Gama.

Pendant toute la route, l'amiral portugais avait été suivi d'une multitude extraordinaire d'Indiens; mais elle n'approchait pas de celle qui vint à sa rencontre aux portes de la ville. La foule était si prodigieuse, que Gama ne put s'empêcher d'en marquer son étonnement; et la presse était si forte, qu'on ne pouvait plus avancer sans risquer d'être étouffé. Le catoual le fit entrer dans une maison où il trouva son frère et plusieurs naïres envoyés par le samorin pour diriger et faciliter la marche. Elle commença par les trompettes. Quoique la foule ne fût pas diminuée, à peine le frère du catoual eut-il paru avec l'ordre du samorin, qu'elle se retira en arrière aussi respectueusement que si ce prince eût paru lui-même. L'amiral se remit en marche avec un cortége de trois mille hommes armés. Il disait à ses compagnons, (p. 022) dans le transport de sa joie: «On ne s'imagine guère en Portugal qu'on nous fasse ici tant d'honneur.»

Il ne restait guère qu'une heure de jour lorsqu'il arriva au palais du samorin. Cet édifice, quoique bâti de terre, était fort spacieux, et formait une perspective agréable par la beauté des jardins et des fontaines dont il était environné. Un grand nombre de caïmals et d'autres seigneurs indiens se présentèrent devant le palais pour recevoir l'ambassadeur de Portugal: c'est sous ce titre qu'il était annoncé partout. À la dernière porte, il trouva le grand-prêtre, chef des bramines du roi, qui vint l'embrasser. Ce vieillard introduisit Gama et tous ses gens dans le palais; mais la presse fut alors si violente, par le désir qu'on avait de voir le roi, qui se montrait rarement en public, qu'il y eut quantité d'Indiens écrasés, et que deux Portugais faillirent d'avoir le même sort.

La grande salle du palais où l'amiral fut introduit était entourée de siéges en forme d'amphithéâtre, et couverte d'un grand tapis de velours vert. Les murs étaient tendus de riches tapisseries de soie de diverses couleurs. Au fond de la salle paraissait le samorin, élevé sur une estrade richement ornée, à quelque distance de ses courtisans, qui étaient debout. Son habillement a été décrit par les historiens. Peut-être ces détails ne sont-ils pas fort attachans par eux-mêmes; mais, dans ces premiers momens d'une grande découverte, tous les (p. 023) usages d'un pays lointain intéressent la curiosité du nôtre. On veut avoir une idée de la magnificence indienne, qui depuis a tant ajouté à celle de l'Europe. Cette description d'ailleurs tient à la connaissance des arts de la main qui exerçaient l'industrie de ces peuples, et des richesses que produisait leur sol. Nous dirons donc que l'habit du samorin était une robe courte de calicot, enrichie de branches et de roses d'or battu. Les boutons étaient de grosses perles, et les boutonnières de traits d'or. Au-dessous de l'estomac il portait une pièce de calicot blanc qui tombait jusque sur ses genoux. Sur la tête il avait une espèce de mitre couverte de perles et de pierres précieuses. Ses oreilles et les doigts de ses pieds et de ses mains, étaient aussi chargés de perles et de diamans, et ses bras et ses cuisses, qu'il avait nus, l'étaient de bracelets d'or. Il avait près de lui, sur un guéridon d'or, un bassin du même métal, où était le bétel qu'un de ses officiers lui servait, préparé avec de la noix d'arek. Il crachait dans un vase d'or, et prenait de l'eau dans une fontaine d'or pour se laver la bouche, après avoir pris le bétel. Tous les assistans se couvraient la bouche de leur main gauche, de peur que leur haleine n'allât jusqu'au roi, devant qui c'était un crime d'éternuer ou de cracher.

L'amiral, approchant du samorin, fit trois révérences, et leva les mains au-dessus de sa tête suivant l'usage du pays. Ce prince jeta sur (p. 024) lui un coup d'œil gracieux, le salua d'un signe de tête imperceptible, et le fit asseoir lui et les siens. On leur servit des rafraîchissemens. Ensuite l'interprète vint dire à Gama qu'il pouvait déclarer les motifs de son voyage aux officiers du prince, qui auraient soin de l'en informer. L'amiral répondit qu'il ne pouvait sans déshonneur renoncer au droit qu'avaient en Europe tous les ambassadeurs de parler aux souverains, qui daignaient les écouter eux-mêmes, en présence de leurs plus intimes conseillers. Cette réponse ne déplut point au samorin. Il fit conduire l'amiral dans un autre appartement; il y passa suivi de son interprète, du chef des bramines, du contrôleur de sa maison, et de l'officier qui lui servait le bétel. Là, s'étant assis sur une estrade, et s'adressant directement à l'amiral, il lui demanda de quel pays il venait, et quels avaient été les motifs de son voyage. Gama répondit «qu'il était ambassadeur du roi de Portugal, le plus grand prince de l'Occident par ses richesses et par sa puissance; que ce prince, informé qu'il y avait aux Indes des rois chrétiens, dont le roi de Calicut était le chef, avait jugé à propos de lui témoigner par une ambassade le désir qu'il avait de faire avec lui un traité d'alliance et de commerce; que les rois ses prédécesseurs s'étaient efforcés depuis soixante ans de s'ouvrir par mer une route aux Indes, sans qu'aucun de leurs amiraux eût réussi jusqu'alors dans ce grand projet; (p. 025) qu'il était chargé de deux lettres du roi de Portugal pour le roi de Calicut; mais que, le jour étant si avancé, il remettrait ce devoir au lendemain; qu'il avait ordre d'assurer sa majesté que le roi de Portugal était son ami, son frère, et se flattait qu'elle enverrait un ambassadeur en Portugal pour établir une amitié mutuelle et une correspondance inaltérable entre les deux couronnes.»

Le monarque indien répondit qu'il acceptait volontiers la qualité de frère et d'ami du roi de Portugal, et qu'il lui enverrait des ambassadeurs. Il s'informa ensuite de la distance du Portugal à Calicut, et de la durée du voyage. Bentaybo eut ordre de pourvoir au logement et à tous les besoins des Portugais. Gama fut reconduit avec le même cortége. Le lendemain, il pria le catoual et Bentaybo d'examiner les présens qu'il destinait au samorin. C'étaient quatre pièces d'écarlate, six chapeaux, quatre branches de corail, du cuivre, du sucre, de l'huile et du miel. Tous deux sourirent à la vue de ces présens, et déclarèrent qu'on ne pouvait les offrir au samorin; qu'il n'en recevait point qui ne fût d'or ou de quelque matière aussi précieuse. L'amiral, un peu choqué, répondit que, s'il était venu pour commercer, il aurait apporté de l'or; qu'il offrait des présens d'ambassadeur en son propre nom, et nullement au nom du roi son maître, qui, ne connaissant point le samorin[8], n'avait pu (p. 026) lui envoyer des présens; mais qu'au retour de la flotte en Portugal, apprenant que Calicut était gouverné par un grand roi, il ne manquerait pas de lui envoyer par d'autres vaisseaux l'or et l'argent qu'on devait lui présenter. Enfin il demanda qu'il lui fût permis d'offrir ses présens tels qu'ils étaient, ou de les renvoyer à son vaisseau. Le catoual l'assura qu'il était libre de renvoyer ses présens; mais qu'il ne l'était pas de les offrir au samorin. L'amiral, irrité, protesta qu'il s'en expliquerait avec ce prince. Ses deux guides parurent approuver son dessein, et le quittèrent en le priant d'attendre leur retour, parce qu'il ne convenait pas qu'il parût sans eux devant le samorin. Le jour se passa sans qu'on les vît paraître. Le ministre était déjà gagné par une faction très-puissante qui méditait la ruine des Portugais. Les Maures d'Afrique et de la Mecque, qui commerçaient avec les Indes par l'Égypte et par la mer Rouge, avaient appris des facteurs qu'ils avaient à Mozambique, à Monbassa, à Mélinde, qu'une nation riche et puissante parcourait ces mers pour s'ouvrir une route à Calicut et aux autres contrées de l'Inde. (p. 027) La jalousie du commerce, espèce d'avarice plus forte que toutes les autres, parce qu'il s'y mêle beaucoup d'orgueil et d'ambition, avait armé par avance les négocians maures, établis en grand nombre à Calicut, contre ces nouveaux concurrens, qui leur venaient des extrémités du monde. Bentaybo, en leur disant que les Portugais apporteraient de l'or dans les Indes pour l'échanger contre des épices, n'avait fait que redoubler leurs alarmes. Ils craignaient que l'opulence et l'activité réunies ne donnassent trop d'avantage aux Portugais, et que l'Europe ne s'emparât de tout le commerce des Indes. Ils résolurent donc de perdre ces nouveaux venus dans l'esprit du samorin, et les moyens ne leur manquaient pas. Les violences que les Portugais avaient exercées sur les côtes d'Afrique, attestées par les facteurs maures, étaient un beau prétexte pour les peindre au roi de Calicut comme des pirates, dont le chef, sous le nom spécieux d'ambassadeur, ne cherchait que l'occasion de nuire et de piller. La pauvreté des présens qu'ils apportaient était une raison décisive aux yeux des Indiens, à qui la magnificence extérieure en impose plus qu'à tout autre peuple, et devait surtout blesser le samorin, qui s'attendait à un don considérable: car l'avidité est un des caractères du despotisme oriental. Aussi Gama fut-il fort mal reçu à sa seconde audience. On le fit attendre trois heures, et le samorin lui demanda d'un air irrité comment l'ambassadeur d'un (p. 028) monarque que l'on disait riche et puissant pouvait apporter de si chétifs présens. L'amiral allégua les mêmes raisons qu'il avait déjà données au ministre, et produisit les lettres de son maître. Bentaybo les interpréta. Elles finissaient par la promesse d'envoyer à Calicut les marchandises du Portugal, ou de l'or et de l'argent, suivant le choix du samorin. L'idée d'un commerce avantageux qui pouvait augmenter ses revenus, dont la plus grande partie consistait dans les droits d'entrée et de sortie, adoucit l'avare despote. Il demanda quelles étaient les marchandises du Portugal. Gama lui en fit un long détail. Il ajouta qu'il en avait des essais sur sa flotte, et offrit d'aller les chercher, en laissant quelques-uns des siens pour otages. Le samorin n'en exigea point, et lui permit de faire débarquer ses marchandises et de les vendre aussi avantageusement qu'il le pourrait. Le catoual eut ordre de le reconduire à son logement.

Ce ministre, absolument vendu aux Maures, lui préparait bien des traverses. À peine Gama était-il parti pour Padérane, que les Maures, qui craignaient de perdre l'occasion de s'en défaire, déterminèrent le catoual à le retenir prisonnier, s'engageant même à excuser cette conduite auprès du roi. En effet, le catoual rejoignit Gama sur la route, et lorsqu'ils furent arrivés le soir à Padérane, il l'exhorta par toutes sortes de raisons à attendre jusqu'au lendemain pour rejoindre ses vaisseaux, que (p. 029) peut-être il ne trouverait pas aisément dans l'obscurité. Gama s'obstinant à vouloir partir, et demandant une barque, le catoual feignit de céder à son empressement, mais donna des ordres secrets pour faire éloigner toutes les barques. L'amiral fut obligé de passer la nuit à Padérane. Le lendemain, le catoual lui proposa de faire approcher ses vaisseaux; Gama refusa nettement de donner cet ordre. Alors le ministre lui déclara que, s'il ne le donnait pas, il n'aurait pas la liberté de rejoindre sa flotte; et comme l'amiral menaçait d'en porter des plaintes au roi, on ferma les portes de sa maison, et l'on mit autour une garde de naïres l'épée nue. Gama ne dut peut-être la vie qu'au nom du samorin, qu'il répétait souvent, et qui retenait ces perfides dans le respect. Le catoual espérait par cette violence forcer Gama de faire approcher sa flotte. Les Maures se proposaient de la détruire et d'exterminer tous les Portugais, de manière qu'il n'en restât pas un pour aller dire en Portugal où était situé Calicut. Le catoual, de moment en moment, redoublait les menaces et les instances. C'est au milieu de ces agitations que Gama eut assez d'adresse et de présence d'esprit pour envoyer un Portugais avertir Coëllo, l'un des principaux officiers de la flotte, qu'il se gardât bien de faire approcher les chaloupes du rivage. Il était temps que cet ordre arrivât; elles approchaient, et le catoual, qui en était informé, avait dépêché plusieurs barques armées pour (p. 030) les saisir. La nuit suivante tous les Portugais furent renfermés, et leur garde fut doublée. Il leur vint à l'esprit que peut-être le catoual ne les traitait si mal que pour leur arracher un présent. Gama le fit assurer que son dessein était de lui offrir quelques raretés de l'Europe. Cette proposition parut le rendre plus traitable. Il répondit que, si l'amiral ne voulait pas faire approcher ses vaisseaux, il pouvait au moins envoyer ses ordres pour qu'on débarquât ses marchandises, comme il l'avait promis au roi, et que, dès que ses marchandises seraient à terre, il aurait la liberté de retourner sur sa flotte. Gama y consentit à condition qu'on fournirait des barques pour le transport: elles partirent avec une lettre de Gama pour son frère et deux de ses gens. Il lui ordonnait d'envoyer une partie de sa cargaison au rivage, ajoutant que, si le catoual, après avoir obtenu cette satisfaction, le retenait encore à Padérane, il fallait croire que c'était par ordre du samorin, et pour donner le temps d'armer quelques vaisseaux et d'attaquer la flotte; qu'en conséquence il fallait mettre à la voile sur-le-champ, et revenir avec des forces capables de faire respecter le nom portugais dans l'Inde. Paul de Gama ne balança point à livrer les marchandises; mais il répondit à son frère qu'il ne partirait point sans lui, et qu'il se sentait assez fort, avec son artillerie, pour faire trembler Calicut et en imposer à son perfide monarque.

(p. 031) Les marchandises débarquées, Gama fut libre et se rendit à sa flotte. Les Maures ne pouvant pas lui faire d'autre mal, s'efforcèrent de nuire au débit de ses marchandises et d'en rabaisser le prix. Gama prit le parti d'informer le samorin, par Diégo Diaz, son facteur, de tous les outrages qu'il avait reçus du catoual et des Maures, et demanda la permission de transporter ses marchandises à Calicut, où il espérait les vendre avec plus d'avantage. Le prince lui promit de punir les coupables, et ne les punit pas; mais il permit le transport des marchandises à Calicut, et en fit lui-même les frais. La vente fut libre, et les habitans vinrent en foule sur les vaisseaux de Gama, ou par curiosité, ou pour y vendre des provisions. Tout fut calme jusqu'au 10 d'août, que, la saison propre au retour des Indes commençant à s'approcher, l'amiral dépêcha son facteur Diaz avec quelques présens, pour annoncer son départ au samorin; l'exhorter, s'il voulait envoyer un ambassadeur en Portugal, à ne pas différer l'exécution de ce dessein; et lui demander un bahar de cannelle ou de girofle, et un d'épices, se proposant de les présenter à son maître comme des témoignages certains du succès de son voyage. Il offrait de les payer sur les premières marchandises qui seraient vendues par les deux facteurs qu'il laisserait à Calicut, si le samorin le permettait.

Mais ce prince avait bien d'autres desseins. Les Maures étaient auprès de lui dans la plus (p. 032) haute faveur, et lui avaient persuadé, non sans quelque raison, que les Portugais n'étaient venus que pour observer les forces de son empire, et qu'ils reviendraient avec une flotte plus puissante pour le piller et s'en rendre les maîtres. Il comptait attirer peu à peu tous les Portugais à Calicut, les faire périr, ou attendre l'arrivée des vaisseaux de la Mecque qui, réunis avec les siens, détruiraient la flotte du Portugal; c'est du moins ce que l'interprète Bentaybo, un esclave nègre de Diaz, et deux Malabares vinrent dire à Gama, soit que ce rapport fût conforme à la vérité et dicté par un intérêt qu'on a quelque peine à comprendre, en faveur d'étrangers qu'ils ne devaient pas préférer à leurs compatriotes, soit qu'ils n'eussent d'autres desseins que de précipiter le départ de Gama, d'intimider les Portugais, et de les dégoûter de semblables voyages. Quoi qu'il en soit, il refusa de voir les présens, et répondit que Gama partirait quand il voudrait, mais qu'il fallait que les facteurs payassent pour les droits du port six cents scharafans[9]. En même temps il les fit arrêter pour sûreté de cette somme, et mit des gardes à la porte de leur magasin. On défendit, sous peine de mort, à tous les habitans de Calicut d'aller sur la flotte de Gama. L'amiral fut instruit par Bentaybo de tout ce qui se passait; et cependant il négligea de se rendre maître d'une (p. 033) barque qui portait quatre Indiens qui étaient venus pour vendre des pierres précieuses. Ces quatre Indiens pouvaient être les cautions de ses deux agens; mais il comptait sur des prises plus importantes: c'était compter sur une imprudence grossière de la part du samorin; et cependant il ne se trompait pas. Ce prince jugea par cette conduite de l'amiral qu'il ignorait la détention des siens à Calicut; et, pour l'entretenir dans cette confiance, il continua d'envoyer sur sa flotte des seigneurs de sa cour. Gama en arrêta six avec treize Indiens de leur suite. Il en renvoya deux au catoual, avec une lettre en langue malabare, où il demandait qu'on lui rendît ses deux facteurs. L'ordre fut donné de les délivrer; mais, comme il ne s'exécutait pas assez promptement, l'amiral mit à la voile le 23, et alla se placer à quatre lieues au-dessous de Calicut. Il y resta trois jours, et, ne voyant paraître personne, il continua de s'éloigner, et commençait à perdre de vue les côtes, lorsqu'il vit arriver une barque avec quelques Indiens chargés de lui dire que les deux prisonniers étaient dans le palais du roi et lui seraient renvoyés le lendemain. Gama répondit qu'il voulait les recevoir sur-le-champ; que, si la barque revenait sans eux, il la coulerait à fond; et que, si elle ne revenait pas, il ferait couper la tête à tous ses prisonniers. Aussitôt il se rapprocha de la côte, et vint jeter l'ancre vis-à-vis de Calicut. Sept barques (p. 034) parties de la ville s'approchèrent de son vaisseau, mirent les deux facteurs dans la chaloupe, et, se retirant avec quelque apparence de crainte, elles attendirent la réponse de l'amiral. Les facteurs étaient chargés d'une lettre du samorin pour le roi de Portugal, écrite sur une feuille de palmier et signée de sa main: elle est d'un laconisme remarquable. »Vasco de Gama, gentilhomme de ta maison, est venu dans mon pays; son arrivée m'a fait plaisir. Mon pays est rempli de cannelle, de girofle, de poivre et de pierres précieuses; ce que je souhaite d'avoir du tien, c'est de l'or, de l'argent, du corail et de l'écarlate.» Gama, pour toute réponse, lui renvoya ses naïres, mais retint les gens de leur suite en échange des marchandises qu'il abandonnait. Il fit remettre au samorin une pierre gravée aux armes de Portugal, que ce prince lui avait fait demander par ses facteurs. Il avait aussi demandé une statue dorée qui représentait la Vierge Marie, et qu'il croyait d'or; mais Gama répondit qu'elle avait servi à le garantir des périls de la mer, et qu'il ne pouvait consentir à s'en défaire. Comme il allait partir, Bentaybo vint lui demander un asile sur ses vaisseaux; le catoual l'avait dépouillé de ses biens, l'accusant d'être l'espion des Portugais. Cette disgrâce de Bentaybo prouverait plus que tout le reste que ce n'était pas sans fondement qu'il avait alarmé les Portugais sur les pernicieux projets du roi de (p. 035) Calicut. Ce qui acheva de les manifester, c'est que, le calme ayant retenu la flotte pendant deux jours à la vue des côtes, le samorin envoya soixante tonys ou barques armées pour l'attaquer; mais l'artillerie et le vent qui commençait à souffler donnèrent aux Portugais les moyens de prendre le large. Comme ils continuaient leur route le long des côtes, ils mirent quelques hommes à terre pour couper du bois de cannelle. Pendant ce temps un matelot découvrit du haut d'un mât huit gros bâtimens indiens qui s'avançaient à pleines voiles: l'amiral alla au-devant d'eux; ils prirent aussitôt la fuite, et tournèrent vers le rivage. On en prit un qui était chargé de cocos et de mélasse, et qui portait quantité d'armes. On apprit des habitans du pays que cette flotte indienne était venue de Calicut. Il paraît qu'on avait déjà senti la supériorité des Européens, puisque huit vaisseaux prirent la fuite devant trois.

Gama passa dix jours aux îles Laquedives pour réparer ses vaisseaux. Il brûla celui qu'il avait pris. Il fallait toucher à Mélinde pour y prendre un ambassadeur que le roi du pays avait promis d'envoyer en Portugal. La route devint pénible et dangereuse. Les tempêtes, les vents contraires, les calmes, l'insupportable excès de la chaleur dans le voisinage de la ligne, tous les maux qui sont la suite d'une longue navigation, et qui rappellent à l'homme toute sa faiblesse au milieu de ses plus grands (p. 036) efforts, se réunirent pour accabler les Portugais. Les maladies désolaient l'équipage. L'enflure des jambes et des gencives, causée par le scorbut, des tumeurs dans toutes les parties du corps, suivies d'une diarrhée virulente, réduisirent à l'état le plus déplorable ces tristes vainqueurs des mers. Trente hommes furent emportés en peu de jours. Tout le reste languissait, ou tombait dans le désespoir. On se persuadait que ces mers exhalaient en tous temps des vapeurs contagieuses. La consternation la plus profonde avait succédé à l'ivresse de la gloire et des succès. Chacun se regardait comme une victime dévouée à la mort. Gama s'efforçait en vain de relever leur courage et leurs espérances. On était en mer depuis quatre mois. Il n'y avait pas seize hommes sur chaque vaisseau en état de faire le travail. L'abattement était si grand, que les deux capitaines qui accompagnaient l'amiral voulaient retourner dans l'Inde au premier vent qui pourrait les y conduire. Il s'en éleva un plus favorable qu'ils n'osaient l'espérer. On découvrit la terre, et tout fut oublié.

On était devant Magadoxa, qui n'est qu'à cent lieues de Mélinde, sur la côte d'Ajan. Magadoxa est habitée par les Maures mahométans. L'amiral, pour leur imposer, fit faire une décharge de son artillerie en rangeant la côte. Il arriva peu de jours après au port de Mélinde, et fut très-bien reçu du roi. Il prit son ambassadeur à bord; et, après (p. 037) avoir employé cinq jours à se rafraîchir, il remit à la voile, et arriva peu de jours après à la baie de Saint-Raphaël. Là, le petit nombre de matelots qui lui restait lui fit prendre le parti de brûler un de ses vaisseaux. Ce fut le Saint-Raphaël. Il se trouva le 20 février à la vue de l'île de Zanzibar. Elle est, ainsi que celles de Pemba et de Monsia, qui en sont voisines, fertile et habitée par des Maures, qui commercent avec les Indiens de Sofala, de Monbassa et de Madagascar. Le 20 mars, la flotte doubla le cap de Bonne-Espérance, et le vent ne cessant pas d'être favorable, elle arriva vingt jours après aux îles du cap Vert. Là, pendant que l'amiral était occupé à faire radouber son vaisseau à San-Iago, Coëllo, qui en montait un meilleur, se déroba la nuit, jaloux de porter au roi de Portugal la première nouvelle de la découverte des Indes, et arriva le 10 juillet à Cascaës. Gama fut encore arrêté à Tercère par la maladie et la mort de son frère, qui succomba aux fatigues d'un si long voyage. Enfin il prit terre à Bélem, au mois de septembre de l'année 1499, deux ans et deux mois après son départ de l'Europe. De cent huit hommes qui l'avaient accompagné, il n'en ramena que cinquante en Portugal. Malgré tant de disgrâces, son retour ne pouvait manquer d'être éclatant. Le roi envoya au-devant de lui un seigneur de sa cour, suivi d'un nombreux cortége. Son entrée dans Lisbonne fut (p. 038) un triomphe. Il marchait au bruit des applaudissemens. Il obtint le titre de don pour lui et ses descendans, une pension annuelle de trois mille ducats, et la permission de porter dans ses armes deux biches, qu'on appelle en portugais gamas. Coëllo fut anobli et eut une pension de mille ducats. Le roi de Portugal prit le titre de seigneur de la conquête et de la navigation d'Éthiopie, d'Arabie, de Perse et des Indes; titre précoce et fastueux, qui pourtant parut justifié par les succès qui suivirent, mais qui annonçait un excès de confiance et d'orgueil que la fortune ne tarda pas à humilier.(Lien vers la table des matières.)

CHAPITRE II.

Voyage de Cabral et de Jean de Nuéva. Second voyage de Gama. Exploits de Pachéco. Commencemens d'Alphonse d'Albuquerque.

Le bruit de tant de découvertes excita la jalousie de l'Europe et enivra les Portugais. Dès l'année suivante, 1500, on équipa treize vaisseaux de différentes grandeurs, sous le commandement de Pedro Alvarez Cabral. L'évêque de Viseu lui remit l'étendard de la croix et un chapeau bénit par le pape. La flotte contenait douze cents hommes: on y joignit huit religieux de saint François, et huit prêtres séculiers, sous l'autorité d'un grand-aumônier. (p. 039) Les instructions de l'amiral étaient de commencer par la prédication de l'Évangile, et, s'il trouvait les cœurs mal disposés, d'en venir à la décision des armes; instructions dignes de ce siècle, et très-peu conformes à l'esprit de l'Évangile. On supposait que le samorin se prêterait volontiers à l'établissement d'un comptoir; Cabral devait le presser d'ôter aux Maures la liberté du commerce dans sa capitale. À cette condition, le Portugal offrait de lui fournir les mêmes marchandises à meilleur marché que les Maures. Cabral devait aussi relâcher à Mélinde pour y remettre l'ambassadeur que Gama en avait amené, et les présens qu'on envoyait au roi de la contrée.

La flotte mit à la voile le 9 mars, et le 24 avril on découvrit à l'ouest une terre que Gama n'avait point observée. Une tempête violente obligea les Portugais d'y relâcher. On célébra la messe sur le rivage, au grand étonnement des naturels du pays, qui accoururent en foule à ce spectacle, portant sur le poing de petits perroquets. Cabral appela ce pays terre de Sainte-Croix, à l'honneur de la croix que l'on avait élevée sur le rivage; mais ce nom fut changé depuis en celui de Brésil, à cause d'un bois ainsi nommé qui y croît en abondance. On se remit en mer le 2 mai pour faire voile au cap de Bonne-Espérance. Le 12, on aperçut à l'est une comète, qui parut grossir continuellement pendant dix jours, et qui (p. 040) fut visible jour et nuit. Si jamais l'imagination humaine put avec quelque apparence de vérité chercher des rapports entre les destinées passagères de l'homme et les mouvemens éternels des corps célestes, ce fut surtout dans cette occasion. On pouvait croire que l'horrible tempête qui s'éleva tout à coup, et qui tourmenta les Portugais pendant vingt-deux jours, était occasionnée par la pression de la comète, qui, en refoulant l'atmosphère dans cette partie de notre globe, avait pu y exciter ces vents effroyables, mêlés d'éclairs et de pluies, qui, se choquant avec impétuosité, soulevaient les vagues comme des montagnes, et menaçaient d'accabler les vaisseaux portugais de tout le poids de l'Océan. Pendant plusieurs jours les ténèbres, qui ajoutent au danger, et surtout à la crainte, furent si épaisses, que les vaisseaux ne pouvaient se distinguer les uns les autres; et, lorsqu'on eut un peu de relâche et qu'on revit un peu de lumière, la mer, toujours agitée et furieuse, paraissait noire comme de la poix pendant le jour, et enflammée pendant la nuit. Cependant ce terrible orage, malgré sa durée et son horreur, ne fit périr aucun des navires de la flotte, tant l'audace et l'industrie humaines ont de ressources pour combattre la nature et les élémens; mais malheureusement on n'avait point encore trouvé de moyens de défense contre un épouvantable phénomène inconnu à des peuples qui affrontaient pour la (p. 041) première fois les mers de l'Afrique et de l'Inde. C'était une de ces colonnes d'eau que l'on appelle trombes[10], qui s'élèvent de la surface des flots jusqu'aux nues, en pyramide renversée, phénomène assez commun dans ces mers. Les Portugais, dans leur ignorance, le prirent pour un signe de beau temps. Ils ne savaient pas que cette colonne est toujours accompagnée d'un tourbillon ou courant d'air auquel rien ne résiste: ils en firent la triste expérience. La colonne vint fondre sur la flotte. Quatre vaisseaux furent submergés sur-le-champ, avec l'équipage et les capitaines, entre lesquels on comptait ce Barthélemy Diaz, qui avait découvert le cap de Bonne-Espérance. Tous les autres navires furent remplis d'eau, et eurent leurs voiles déchirées.

Enfin, la tranquillité commençant à revenir sur les flots, l'amiral reconnut que pendant l'orage il avait passé le cap de Bonne-Espérance; mais que quatre vaisseaux s'étaient séparés de sa flotte. Il prit deux bâtimens maures qui revenaient de Sofala, chargés d'or pour Mélinde. Ils en avaient jeté, en fuyant, une partie dans la mer. Comme leur commandant était parent du roi de Mélinde, l'amiral ne toucha point à leur charge. Il témoigna même du regret de la perte volontaire qu'ils avaient faite; mais il fut bien étonné lorsqu'ils lui dirent qu'étant sans doute plus grand magicien (p. 042) qu'eux, il devait savoir faire des conjurations qui feraient revenir leur or du fond de la mer.

Le 20 juillet, Cabral mouilla au port de Mozambique, où il prit un pilote pour le conduire à Quiloa, île à cent lieues de Mozambique, vers le 9e. degré de latitude méridionale. Il y trouva deux des vaisseaux que la tempête avait écartés de sa flotte. Toute la région qui s'étend du cap Corientès jusqu'auprès de Monbassa est peuplée et fertile, et l'eau y est excellente. Quiloa est célèbre par son commerce d'or avec Sofala: ce qui attire dans cette ville quantité de marchands de l'Arabie Heureuse et d'autres pays. Les vaisseaux y étaient construits sans clous, comme dans les autres parties de l'Afrique, et enduits d'encens au lieu de goudron. L'amiral voulut faire avec le roi de Quiloa un traité de commerce qui n'eut pas lieu, parce que la différence des religions inspira de la défiance au prince africain. Il fut mieux accueilli du roi de Mélinde, à qui le roi de Portugal envoyait une lettre et des présens. Ils furent portés par Corréa, principal facteur de la flotte; mais l'amiral ne voulut pas descendre à terre. Il reçut sur son bord la visite du roi de Mélinde, qui promit de garder fidèlement l'alliance avec les Portugais, et qui lui donna deux pilotes guzarates pour le conduire à Calicut. Il y arriva le 13 de septembre, et envoya vers le samorin Alonzo Hurtado, avec (p. 043) un interprète, pour lui déclarer qu'il venait de Portugal dans l'intention de conclure avec lui un traité d'alliance et de commerce, et qu'il était prêt à descendre lui-même pour en régler les conditions, si l'on consentait à lui accorder des otages. Après quelques débats, on convint de tout, et Cabral eut une audience du samorin dans une galerie construite exprès sur le bord de la mer, et décorée avec tout le faste asiatique. Il fut placé sur un siége proche de celui du prince, honneur le plus grand qu'on pût déférer à un étranger suivant la coutume du pays. Il offrit ses présens; ils étaient riches, et furent bien reçus. La proposition qu'il fit d'établir à Calicut un comptoir qui serait fourni de toutes les marchandises de l'Europe, pour les échanger contre les productions de l'Inde, fut écoutée favorablement. On donna aux Portugais une maison fort commode sur le bord de la mer, et la sûreté du commerce paraissait établie; mais cette tranquillité ne fut pas de longue durée. Les Maures de la Mecque et du Caire, accoutumés depuis long-temps à se voir les maîtres de tout le commerce des Indes, ne pouvaient voir patiemment ces nouveaux hôtes dont la concurrence était à craindre. Ils avaient nécessairement beaucoup d'appui à la cour du samorin, et la connaissance du pays les mettait en état de nuire aisément à des étrangers. Après avoir tenté inutilement de les perdre dans l'esprit du samorin, ils prirent le parti de les traverser (p. 044) ouvertement dans la vente de leurs marchandises et dans l'achat des épices dont le privilége exclusif avait été accordé aux Portugais, jusqu'à ce que leur flotte fût chargée, avec permission de saisir les vaisseaux maures où il s'en trouverait. Les Portugais usèrent imprudemment de leur droit de saisie. Il n'en fallait pas davantage pour soulever la multitude. C'était ce qu'attendaient les Maures: appuyés du catoual et de l'amiral de Calicut, ils firent croire aisément au samorin que les Portugais avaient excédé leurs priviléges, et que, leur flotte étant chargée, ils voulaient encore empêcher les autres marchands d'acheter. Le comptoir fut investi en un moment par une populace furieuse. Le nombre des assaillans montait à quatre mille, et plusieurs naïres étaient à leur tête. Il n'y avait dans le comptoir portugais que soixante et dix hommes, qui cependant osèrent se défendre. Cinquante furent pris ou tués. Le reste, tout couvert de blessures, se sauva par une porte qui donnait du côté de la mer, et regagna la flotte. Les marchandises furent pillées; la perte montait à quatre mille ducats. À cette nouvelle, Cabral, ne respirant que la vengeance, attaqua deux gros vaisseaux indiens qui étaient dans le port, tua six cents hommes qui les défendaient, se saisit de leur charge, et les brûla à la vue des Maures qui couvraient le rivage, et d'une infinité d'almadies qui n'osèrent s'avancer, ou furent repoussées avec perte. Le lendemain (p. 045) il donna ordre que tous ses vaisseaux se rangeassent vis-à-vis de Calicut, et fit tonner son artillerie sur la ville. Quantité de maisons et de temples, une partie même du palais, furent réduits en cendres. Les Indiens s'assemblant avec un empressement aveugle pour repousser le péril, les boulets tombaient au milieu de la foule, et n'en avaient qu'un effet plus terrible. Le samorin vit un naïre tué à côté de lui d'un coup de canon, et s'enfuit saisi d'épouvante. Cabral fit cesser le feu pour donner la chasse à deux vaisseaux qui se présentèrent à la vue du port. Mais n'ayant pu les atteindre, il continua sa route vers Cochin, où il projetait d'établir un comptoir. Il y fut plus heureux que dans Calicut. Le roi de Cochin, vassal du samorin, ne fut pas fâché de se lier avec des étrangers puissans qui pouvaient lui assurer cette indépendance, le premier vœu de tout prince qui reconnaît un suzerain. Cochin est à quatre-vingt-dix lieues de Calicut. La commodité de son port attire un grand nombre de marchands. Cabral eut une audience du roi, et en fut très-bien traité. Il offrit quelques présens, qui furent d'autant mieux reçus, que ce prince était pauvre, quoique son pays ne le fût pas. Les Portugais eurent permission de charger leurs vaisseaux de marchandises du pays, et n'éprouvèrent aucune difficulté. L'alliance fut jurée entre le roi de Cochin et les Portugais. Cabral, en s'éloignant de cette ville, rencontra la flotte du (p. 046) samorin, composée de vingt-cinq vaisseaux. Il était résolu d'en venir aux mains; mais le vent les éloigna, et la flotte portugaise fit voile vers Cranganor. C'est une grande ville, à trente-deux lieues de Cochin. Le pays est fertile en plantes médicinales, telles que le tamarin, la casse, le mirobolan; le cardamome, le gingembre, y croissent en abondance; mais il y a peu de poivre. Du reste, les vaisseaux portugais n'avaient point encore trouvé une baie si agréable et si commode. Ils remirent à la voile pour traverser la mer qui est entre l'Inde et l'Afrique, et dans leur route ils découvrirent pour la première fois Sofala; ils essuyèrent plusieurs orages vers le cap de Bonne-Espérance. Enfin Cabral arriva au port de Lisbonne le 31 juillet 1501. De douze vaisseaux qui étaient partis avec lui, il n'en ramenait que six.

Avant le retour de Cabral, quatre caravelles étaient déjà parties du port de Lisbonne, commandées par un Galicien nommé Jean de Nuéva. Il devait gagner Sofala pour y établir un comptoir, et se réunir avec Cabral, dont il ignorait les désastres, pour affermir sur des fondemens solides le commerce que l'on supposait établi à Calicut. Il découvrit entre Mozambique et Quiloa une île à laquelle il donna son nom. D'ailleurs sa navigation fut heureuse; mais il apprit bientôt qu'il n'y avait rien à faire à Calicut sans des forces supérieures. Il prit deux vaisseaux maures qu'il brûla. (p. 047) Il visita Cochin et Cananor. Le commerce languissait à Cochin, parce que les négocians du pays avaient peu de goût pour les marchandises portugaises, et ne voulaient donner leurs épices que pour de l'argent. Le roi de Cananor eut la générosité de se rendre caution pour les Portugais, et répondit pour mille quintaux de poivre, cinquante de gingembre, et quatre cent cinquante de cannelle. La cargaison s'achevait tranquillement, lorsqu'on avertit l'amiral qu'on voyait paraître plus de quatre-vingts pares ou barques indiennes chargées de Maures, qui venaient de Calicut pour attaquer les Portugais. Le lendemain, dès la pointe du jour, elles entrèrent dans la baie de Cananor. Nuéva se retira au fond de la baie, et donna ordre à son artillerie de faire un feu continuel. Les Maures n'avaient point encore de canon, ou s'en servaient mal; ils préféraient l'usage des flèches; mais, obligés de se tenir à une grande distance, leurs flèches ne pouvaient atteindre l'ennemi. Les foudres de l'Europe donnèrent aux Portugais l'avantage sur la multitude. Plusieurs vaisseaux indiens furent coulés à fond, et il y eut beaucoup de Maures tués, sans que les Portugais perdissent un seul homme. La flotte battue fut obligée de retourner à Calicut; et Jean de Nuéva, content d'avoir montré au roi de Cananor la supériorité des forces européennes, revint triomphant à Lisbonne, sans avoir rien souffert de la guerre ni des flots.

(p. 048) Les relations de Cabral firent comprendre qu'il n'y avait d'établissement à espérer dans les Indes que par la force des armes. Le roi de Portugal se crut intéressé à soutenir son entreprise pour l'honneur de sa nation, pour l'intérêt de sa religion, et plus encore sans doute pour l'accroissement de ses richesses et de sa puissance. Malgré les pertes que l'on avait essuyées, le profit l'avait emporté sur le dommage. Que ne pouvait-on pas espérer, si l'on prenait mieux ses mesures! Cette raison était décisive. On résolut de faire partir, au mois de mars 1502, trois escadres ensemble: la première de dix vaisseaux, commandée par Vasco de Gama, car il semblait que la gloire de conquérir les Indes, comme celle de les découvrir, fût attachée à ce nom; la seconde de cinq vaisseaux, sous Vincent Sodre, pour nettoyer les côtes de Cochin et de Cananor, et veiller à l'entrée de la mer Rouge de manière à empêcher les Turcs et les Maures de porter leur commerce aux Indes; la troisième de cinq vaisseaux, encore sous Étienne de Gama; ce qui composait une flotte de vingt voiles qui devait reconnaître Vasco de Gama pour amiral.

Après avoir reçu l'étendard de la foi dans l'église cathédrale de Lisbonne avec le titre d'amiral des mers d'Orient, Gama partit le deuxième jour de mars, à la tête des deux premières escadres, parce que la troisième ne put mettre à la voile que le 1er. de mai. Il avait à (p. 049) bord les ambassadeurs de Cochin et de Cananor, que le roi de Portugal renvoyait comblés d'honneurs et de présens. Près du cap Vert, il rencontra une caravelle portugaise qui revenait de la Mina, chargée d'or. C'était une preuve des progrès du commerce de cette nation sur les côtes d'Afrique. Les ambassadeurs indiens en témoignèrent leur surprise. L'ambassadeur de Venise en Portugal leur avait assuré que, sans le secours des Vénitiens, le Portugal était à peine en état de mettre quelques vaisseaux en mer. Ce langage était un effet de leur jalousie depuis qu'ils voyaient le commerce des Indes, par la voie du Caire, près d'être perdu pour Venise.

La flotte ayant doublé le cap de Bonne-Espérance, Gama prit la route de Sofala avec quatre de ses moindres vaisseaux, tandis que le reste allait directement à Mozambique. Il devait, suivant les ordres du roi, observer la situation de Sofala, reconnaître le pays et les mines, et choisir un lieu commode pour y élever un fort. Le roi de Sofala ne lui fit point acheter trop cher son amitié et la liberté d'établir un comptoir dans sa capitale. On trouva les mêmes facilités à Mozambique, malgré l'aversion que le prince avait marquée pour les Portugais dans leur premier voyage. On y établit aussi un comptoir dont la destination était de fournir aux flottes portugaises des provisions à leur passage. L'amiral se rendit ensuite à Quiloa dans le dessein de punir Ibrahim, roi de (p. 050) cette contrée, de la mauvaise réception qu'il avait faite à Cabral, et de le rendre tributaire des Portugais. Ibrahim, pressé par la crainte d'une puissance supérieure, se rendit à bord du vaisseau amiral. Là on lui déclara qu'il allait perdre sa liberté, s'il ne s'engageait à payer tous les ans deux mille méticaux[11] d'or. Le roi captif le promit et donna pour otage un riche Maure. Dès qu'il fut rentré dans sa capitale, il refusa de payer, persuadé que le Maure paierait, plutôt que de rester prisonnier, ce qui arriva en effet. Étienne de Gama joignit la flotte avec la troisième escadre, et Vasco partit pour Mélinde à la tête de toutes ses forces. Il se saisit sur la route de plusieurs vaisseaux maures. Mais une prise plus considérable l'attendait sur la côte de l'Inde près du mont Déli, au nord de Cananor. Il rencontra un gros bâtiment, nommé le Méri, qui appartenait au soudan d'Égypte, chargé de marchandises précieuses et d'un grand nombre de Maures de la première distinction qui allaient en pèlerinage à la Mecque. Il s'en rendit maître après une vigoureuse résistance, et s'empara des trésors destinés au tombeau du prophète. Le reste du butin fut abandonné aux matelots. Ensuite Étienne de Gama fit mettre le feu au bâtiment; et, par une résolution désespérée, les Maures, au nombre de trois cents, aimèrent mieux s'y laisser brûler, en continuant de se défendre contre le fer et la flamme, (p. 051) que de passer sur les vaisseaux du vainqueur.

Après cette sanglante expédition, l'amiral, étant arrivé à Cananor, fit dire au roi qu'il désirait lui parler. Cette prière, précédée du bruit de sa victoire, et soutenue d'une flotte puissante, pouvait passer pour un ordre, et c'est alors que les monarques de l'Inde dûrent s'apercevoir que les Maures ne les avaient guère trompés en leur faisant envisager les Portugais comme des hôtes dangereux, qui ne venaient reconnaître le pays que pour s'en rendre les maîtres. Le roi de Cananor, plutôt que de se rendre sur la flotte de Gama, aima mieux faire construire un pont qui s'étendît fort loin sur l'eau. À l'extrémité était une salle magnifiquement ornée. C'était le lieu de l'entrevue. Le prince y arriva escorté de mille naïres, au son des trompettes et des instrumens, comme si l'appareil de sa vaine grandeur n'eût pas dû faire mieux voir la faiblesse de sa démarche, au lieu de la déguiser. L'amiral descendit sur le pont au bruit de son artillerie, qui annonçait une puissance plus réelle. Le prince indien s'avança au-devant de lui jusqu'à la porte de la salle, et l'embrassa. Tous deux s'assirent, et le résultat de cette conférence fut un traité d'amitié et de commerce, et l'établissement d'un comptoir à Cananor. Les Portugais se défirent dans le pays d'une partie de leurs marchandises, et partirent pour Calicut.

(p. 052) La renommée les y avait devancés. Elle avait appris au samorin l'arrivée et les forces de ces marchands guerriers, dont il connaissait la valeur, et dont il devait craindre le ressentiment. Cependant il ne les croyait pas si proche de ses côtes, et Gama, en arrivant à la vue de la ville, se saisit de plusieurs pares, et d'environ cinquante Malabares, qui n'avaient pris aucune précaution contre une surprise. Il suspendit les hostilités pour attendre si le samorin donnerait quelque marque de soumission ou de repentir. Bientôt on vit arriver une barque qui portait un religieux franciscain. C'était un Maure déguisé sous cet habit, qui venait traiter avec l'amiral, de la part du samorin, sur l'établissement du commerce à Calicut. Gama répondit qu'il pourrait penser à cette proposition lorsqu'il aurait reçu du samorin une juste satisfaction pour la mort du facteur Corréa, et pour la perte des marchandises pillées dans le comptoir. Trois jours se passèrent en messages inutiles. Alors l'amiral fit déclarer au samorin qu'il ne lui donnait que jusqu'à midi pour se déterminer, et que si dans cet espace de temps il ne recevait pas une réponse satisfaisante, il emploierait contre lui le fer et le feu; et s'étant fait apporter une horloge à sable, il répéta au Maure qu'il chargeait de ses ordres que, dès que cet instrument aurait fait tel nombre de révolutions, il exécuterait infailliblement ce qu'il venait de déclarer.

(p. 053) Jamais, depuis que le monde s'était vu soulagé du poids de la puissance romaine, on n'avait affecté avec les souverains cette hauteur impérieuse. Le sable de Gama rappelait le cercle tracé par la baguette de Popilius. Mais combien les destinées des empires tiennent au progrès des connaissances humaines! Il fallait absolument que le Napolitain Gioya d'Amalfi découvrît une propriété encore inexplicable de l'aiguille aimantée, et que l'Allemand Schwarz trouvât le secret de la poudre inflammable pour que des marchands d'un petit royaume d'Occident, traversant des mers immenses, vinssent braver sur les rivages de l'Inde un des plus puissans monarques de ces contrées, qui avaient échappé à l'ambition d'Alexandre et à la tyrannie de Rome.

Le samorin eut la dangereuse fermeté de ne faire aucune réponse. Le terme expira. Vasco fit tirer un coup de canon. C'était le signal annoncé pour tous ses capitaines, et les cinquante Malabares qu'on avait distribués sur chaque bord furent pendus au même moment, représailles sanglantes de cinquante Portugais tués dans le comptoir. On leur coupa les pieds et les mains, qui furent envoyés au rivage, dans un pare gardé par deux chaloupes, avec une lettre écrite en arabe pour le samorin. L'amiral lui déclarait que c'était de cette manière qu'il avait résolu de le récompenser de toutes ses trahisons et (p. 054) de ses infidélités; et qu'à l'égard des marchandises qui appartenaient au Portugal, il avait mille moyens de les recouvrer au centuple. Après cette déclaration, il fit avancer pendant la nuit trois de ses vaisseaux près du rivage, et le lendemain, aux premiers rayons du jour, l'artillerie fit un feu terrible sur la ville. Quantité de maisons furent abattues, et le palais fut réduit en cendres. Gama, satisfait de cette première vengeance, laissa Vincent Sodre avec six vaisseaux, pour donner la chasse aux vaisseaux maures, et prit la route de Cochin.

Prince Indien.

Le Prince Indien s'avança au devant de lui et l'embrassa.

Il y retrouva la même affection pour le nom portugais dans le roi Trimumpara. On conclut un traité d'alliance qui fut cimenté par des présens mutuels. On donna au facteur portugais une maison qui devait servir de comptoir, et le prix des épices fut réglé. Cependant le samorin éclatait en menaces contre le roi de Cochin, et jurait d'en tirer vengeance après le départ des Portugais. Le roi de Cochin, de son côté, jurait qu'il perdrait sa couronne plutôt que d'abandonner ses nouveaux alliés. Gama l'assura que le samorin serait bientôt assez occupé lui-même de sa propre défense pour songer à former aucune entreprise contre Cochin, et mit à la voile pour retourner en Europe. Il rencontra près de Padérane la flotte de Calicut qui se présentait pour lui couper le passage. On combattit avec furie; mais l'ascendant ordinaire (p. 055) des armes européennes décida bientôt la victoire. Les vaisseaux indiens, foudroyés par l'artillerie, se dispersèrent, et les Portugais, s'élançant à l'abordage sur les navires qu'ils pouvaient accrocher, parurent aussi terribles que leurs foudres. Les Indiens épouvantés se précipitaient dans les flots, où les coups de fusil les atteignaient sans peine. Il en périt un grand nombre. Deux bâtimens chargés de porcelaine, d'étoffes de la Chine, de vases de vermeil et d'autres marchandises précieuses, furent pris, dépouillés de leurs richesses, et brûlés. On distingua dans le butin une statue d'or du poids de soixante marcs. Ses yeux étaient deux émeraudes, et sur sa poitrine étincelait un gros rubis qui jetait autant de lumière que le feu le plus ardent.

Gama continua sa route vers Cananor. Il y laissa trente-quatre hommes dans une grande maison que le roi leur donna pour comptoir, et le prix des épices fut réglé comme à Cochin. Sodre fut chargé par l'amiral de demeurer sur cette côte pour secourir le roi de Cochin, s'il y avait quelque apparence de guerre; et si la paix régnait de ce côté-là, il avait ordre de croiser sur la mer Rouge, et de se saisir de tous les bâtimens qui faisaient voile de la Mecque aux Indes. Le 20 décembre 1503, Gama partit avec treize vaisseaux pour retourner en Portugal. Il fut retardé par des vents contraires et par des tempêtes, et ne prit terre à Cascaës que le 1er. septembre de (p. 056) l'année suivante. Un grand nombre de seigneurs portugais vinrent l'y recevoir, et lui composèrent un cortége jusqu'à la cour. On portait devant lui, dans un bassin d'argent, le tribut du roi de Quiloa. Le roi Emmanuel lui fit un accueil très-honorable, et lui confirma le titre d'amiral des mers de l'Inde.

Après le départ de la flotte portugaise, le samorin ne différa pas sa vengeance. Il assembla une nombreuse armée à Panami, seize lieues au-dessus de Cochin. Trimumpara se vit abandonné de ses naïres, qui blâmaient son alliance avec les Portugais et la fidélité qu'il leur gardait. Cochin fut pris et brûlé. Le roi fugitif se retira dans l'île de Vaïpi, mieux fortifiée que Cochin, et y fut bientôt assiégé. Mais tandis qu'il s'y défendait, déjà s'avançait à son secours Alphonse d'Albuquerque, le plus célèbre des conquérans de l'Inde, parti de Lisbonne avec son frère François d'Albuquerque et Antoine de Saldagna, à la tête d'une escadre de neuf vaisseaux. Ce dernier devait croiser à l'entrée de la mer Rouge, et les deux autres devaient revenir en Portugal avec leur cargaison. François d'Albuquerque arriva le premier aux Indes, et recueillit les débris de l'escadre de Vincent Sodre. Ce malheureux commandant avait fait naufrage sur les côtes d'Arabie, et avait péri avec son équipage. Tout changea de face à l'arrivée des Portugais. Le roi de Calicut fut défait et mis en fuite, sans qu'ils perdissent plus de (p. 057) quatre hommes, s'il en faut croire les historiens. Une perte si légère prouve une si prodigieuse infériorité de la part des Indiens dans la science militaire et dans l'usage de l'artillerie, que pourtant ils connaissaient, et si peu de facilité à s'instruire par leurs défaites, que la gloire des vainqueurs en paraît un peu affaiblie, à moins qu'on n'aime mieux croire que les déclamateurs portugais, honorés du nom d'historiens, aussi mauvais juges de la gloire que mauvais écrivains, ont cru devoir diminuer leurs pertes pour relever leurs triomphes.

Trimumpara, plein de reconnaissance, permit à ses alliés d'élever près de Cochin un fort qui fut nommé San-Iago. Il était commencé lorsque Alphonse d'Albuquerque arriva, brûlant d'impatience de se signaler à son tour. Il envoya cinq cents hommes sur des vaisseaux pris au samorin assiéger et brûler la ville de Répélim, défendue par deux mille naïres. Lui-même marcha avec peu de monde contre une autre ville située sur le bord de la mer. Mais, s'étant trouvé enfermé entre une multitude d'Indiens qui sortirent de la ville assiégée, et trente-trois vaisseaux de Calicut qui survinrent pendant le combat, il était en danger de périr, si son frère, François d'Albuquerque, paraissant avec sa flotte, ne l'eût fort heureusement secouru. On fit un grand carnage des Indiens. À son retour, la flotte portugaise rencontra cinquante vaisseaux de Calicut, que sa seule artillerie mit en déroute. Alphonse d'Albuquerque (p. 058) revint à Lisbonne comblé de gloire et de richesses. Il présenta au roi quarante livres de grosses perles et quatre cents de petites. Aujourd'hui que ces voyages au delà des tropiques, devenus faciles et familiers, ont soumis à nos besoins factices et à nos fantaisies orgueilleuses ces magnifiques contrées où la nature a prodigué ses richesses, notre luxe dédaigneux regarderait à peine les présens que le vainqueur de l'Inde offrait au roi de Portugal. Mais alors c'étaient des trophées qu'on apportait à travers mille dangers, et qui avaient coûté des batailles.

Tant de gloire était toujours mêlé de ces désastres qui n'arrêtent point l'ambition et l'avarice, et auxquels on fait à peine attention dans le récit des actions brillantes. François d'Albuquerque périt avec toute son escadre, sans que l'on ait jamais eu aucune nouvelle de son naufrage. Il semblerait que ces destructions si rapides et si terribles, dont on ne voit que trop d'exemples dans les longues traversées, dussent nous écarter de ces mers lointaines, et jeter au fond des cœurs la crainte de cet élément formidable qui, tout subjugué qu'il est, confond si souvent l'audace et l'habileté de ses vainqueurs; mais l'intérêt et l'espérance, ces deux grands mobiles de l'homme, l'emportent sur les menaces de la nature. Chacun se flatte d'échapper à la destinée qui frappe autour de lui, et dans ces dangers extrêmes, si fréquens sur la mer, où l'on calcule les heures (p. 059) en frémissant, dans l'attente d'une mort qui paraît inévitable, plus d'un navigateur calcule au fond de son âme ce qu'il y aurait à gagner pour celui qui survivrait à ses compagnons.

D'un autre côté, Ruy Lorenzo, séparé par la tempêté de l'escadre d'Antoine Saldagna (de celui qui donna son nom à la baie de Saldagna, près du cap de Bonne-Espérance), s'étant présenté devant Monbassa, battit avec sa seule chaloupe, montée de trente hommes, toute une flotte indienne, tua le fils du roi de Monbassa, et obligea ce prince de payer un tribut annuel de cent méticaux d'or. Tel était alors l'ascendant des Portugais, que leurs disgrâces mêmes les conduisaient à des victoires. Ce même Lorenzo rendit tributaire l'île de Brava, sur la côte d'Ajan, prit et brûla plusieurs bâtimens maures et indiens.

Les défaites et les disgrâces n'avaient fait qu'irriter le samorin sans l'abattre, et le départ des Albuquerque releva toutes ses espérances. Il appela sous ses enseignes tous les princes du Malabar. Ceux de Tanor, de Bespour, de Cotougan, de Corlou, et dix autres princes du même rang se rendirent à ses ordres. Son armée de terre se trouva forte de cinquante mille hommes. Il en distribua quatre mille sur deux cent quatre-vingts pares avec un grand nombre de canons qui devaient battre le nouveau fort des Portugais. Ses troupes de terre devaient forcer le passage d'une rivière (p. 060) qui sépare l'île de Vaïpi du continent. Cette armée était commandée par Douring, son neveu et son héritier, et par Elankol, prince de Répélim. C'est avec ces forces que le samorin se flattait d'accabler le roi de Cochin avant que le Portugal pût venir à son secours.

Édouard Pachéco, qu'Alphonse d'Albuquerque avait laissé pour la défense de Cochin, ne pouvait opposer à toute la puissance du samorin qu'un vaisseau, deux caravelles et cent soixante Portugais, en y comprenant ceux du comptoir. Il pouvait y joindre, à la vérité, trente mille Indiens de Cochin; mais il aima mieux les laisser pour la défense de la ville; et, se fiant à la fortune du Portugal et à la mer, il mit dans le vaisseau qui faisait sa principale force vingt-cinq Portugais, vingt-six dans une des caravelles, et vingt-trois dans l'autre; il y joignit trois cents des plus braves Indiens de Cochin, chargea le reste de son monde de la défense du comptoir, et, se jetant dans une barque avec vingt-deux de ses plus vaillans soldats, il alla, sans perdre un instant, attaquer la flotte de Calicut. On serait tenté, en lisant le récit de ces combats, où la disproportion des forces est si étonnante, de les comparer aux combats de l'Arioste, et de leur donner la même croyance; mais ces événemens sont constatés par le rapport unanime des historiens, et plus encore par l'éclat que la puissance portugaise a jeté dans l'Asie pendant le seizième siècle; et si l'on fait attention à cet esprit d'héroïsme (p. 061) qui naît toujours des entreprises extraordinaires et des grandes découvertes, à l'avantage que donnent à des conquérans l'orgueil de leurs premiers succès et le sentiment de leur supériorité sur un ennemi dont ils ont reconnu la faiblesse; à l'intrépidité qu'inspire le désir des richesses à des hommes qui ont abandonné leur patrie et essuyé tant de périls pour venir chercher si loin la fortune; enfin, si l'on considère combien de fois la discipline, le talent de diriger l'artillerie et de manier les armes à feu, ont donné la victoire aux armées d'Europe sur des multitudes de Turcs, peuples fort supérieurs aux Indiens pour la bravoure, on trouvera croyable tout ce qui est raconté des Portugais; on admirera leur valeur et leurs exploits, en regrettant d'y voir trop souvent les caractères de l'usurpation et du brigandage.

La fortune des Portugais ne se démentit point. Pachéco, dans trois différens combats, coula à fond près de deux cents pares, et tua près de deux mille hommes; et, se rapprochant du rivage, il tourna son canon contre un corps de quinze mille hommes qui s'étaient rassemblés autour du samorin, et qui fut aussitôt dissipé. Cependant le samorin, résolu de venger ses pertes, redoubla tous ses efforts pour forcer le passage de la rivière de Vaïpi. Il n'y fut pas plus heureux qu'auparavant. L'infatigable Pachéco s'y était porté. Il y fit des prodiges de valeur. Ses habits étaient couverts (p. 062) de sang. Enfin, le samorin tenta une dernière attaque sur mer; mais jamais l'artillerie portugaise ne fut mieux servie. Elle mit en pièces huit châteaux mobiles que les Indiens avaient armés, hauts de quinze pieds, placés chacun sur deux barques, et remplis de soldats. Leurs débris flottans sur la mer achevèrent d'épouvanter les troupes de Calicut; et le samorin fut réduit à suivre l'avis de ses bramines, qui lui conseillèrent d'entrer en composition avec le roi de Cochin.

Pachéco, dont le nom était devenu redoutable dans l'Inde, protégea le commerce de sa nation à Coulan, où les Maures cherchaient à le traverser. Il n'était point encore revenu de cette ville, lorsque Lope Soarez, à la tête d'une flotte de treize vaisseaux, arriva de Portugal aux îles Laquedives, où il trouva Antoine de Saldagna et Ruy Lorenzo qui s'étaient rejoints, et qui se radoubaient ensemble. Il les prit avec lui, et alla canonner la ville de Calicut, dont la moitié fut ruinée, et ensevelit quinze mille habitans sous ses débris. Il se présenta ensuite devant Cochin, où la vue d'une si belle flotte fit oublier au fidèle Trimumpara tous les dangers qu'il avait courus. Ce prince porta ses plaintes à l'amiral contre les habitans de Cranganor, ville fortifiée par le samorin, et distante de Cochin de quatre lieues. Cranganor fut pris et brûlé, et la flotte qui le défendait fut détruite. On voit que les victoires des Portugais étaient cruelles et destructives. (p. 063) Ils livraient aux flammes les villes et les vaisseaux qu'ils prenaient. Cette manière de faire la guerre semblait justifier ceux qui les avaient représentés d'abord comme des pirates armés pour piller ou pour détruire, qui se déguisaient sous le titre de marchands. Cependant il est possible que, dans un pays étranger, détestés des Maures et suspects aux Indiens, forcés de recourir aux armes, et n'attendant aucun quartier de ceux qu'ils prétendaient soumettre, ils fussent obligés d'inspirer une terreur qui leur servait de rempart. Mais au fond les Portugais avaient-ils le droit de dire aux rois de l'Inde: Nous nous établirons dans vos états malgré vous? Non, sans doute. Ils ne pouvaient avoir d'autre droit que celui de la force, droit qui rend toujours odieux celui qui l'exerce, et qui oblige de recourir à la cruauté pour appuyer l'injustice.

Avant de partir pour le Portugal, Soarez et Pachéco réunis laissèrent à Cochin Manuel Tellez Barrato avec quatre vaisseaux pour garder le port et défendre leur allié. Ils dirigèrent leur route sur Panami, ville appartenant au samorin, et qu'ils voulaient détruire en passant; mais le vent les poussa dans une baie, où ils furent très-surpris de trouver dix-sept vaisseaux turcs montés de quatre mille hommes, et défendus par de l'artillerie. Rencontrer des ennemis, c'était alors pour les Portugais rencontrer des triomphes. La flotte barbare fut brûlée avec toute sa cargaison, et il (p. 064) périt quantité de Turcs par le fer et par le feu. Les Portugais, suivant le rapport des historiens, ne perdirent que trente-trois hommes. Il fallait que les Turcs, qui s'étaient fait redouter sur terre, n'entendissent pas les combats de mer mieux que les Indiens, ou que les Portugais fussent plus que des hommes.

Soarez et Pachéco remirent à la voile au commencement de janvier 1506, et rentrèrent dans le port de Lisbonne le 22 juillet. Ils ramenaient avec eux Diégo Fernandez Péreyra, l'un des capitaines de la flotte précédente, et qui s'était signalé par la découverte de l'île de Socotora, où il mouilla l'ancre après avoir fait diverses prises sur la côte de Mélinde. On ne pouvait prodiguer trop de récompenses et d'honneurs à ces braves commandans, qui apportaient au Portugal autant de gloire que de richesses. Le roi Emmanuel honora particulièrement la valeur dans Édouard Pachéco. Il le fit asseoir près de lui sous un dais; et, dans cette situation, il le fit porter avec lui dans l'église cathédrale de Lisbonne, au milieu de la foule et des applaudissemens du peuple. Mais il ne faut se fier ni aux faveurs de la fortune, ni à celles des rois. Pachéco fut arrêté peu de temps après, sans que l'histoire nous en apprenne la cause, et le vainqueur du samorin mourut dans un cachot.(Lien vers la table des matières.)

(p. 065) CHAPITRE III.

Exploits d'Almeyda et d'Albuquerque. Puissance et corruption des Portugais. Siége de Diu. Sylveïra et Jean de Castro.

La cour de Portugal, animée par les succès, et faisant de plus grands efforts à mesure qu'elle concevait de plus grandes espérances, mit en mer, dès le 5 de mars 1507, vingt-deux vaisseaux montés de quinze cents hommes de troupes régulières, sous le commandement de François d'Almeyda, qui partit le premier avec le titre de vice-roi des Indes. Il avait ordre de former des établissemens et de bâtir des forts pour la sûreté du commerce portugais sur toute la côte orientale d'Afrique, depuis Mozambique jusqu'au cap de Guardafui, à l'entrée de la mer Rouge. Sa flotte fut dispersée par la tempête, et il n'en avait pu rassembler que huit vaisseaux, lorsqu'il se présenta devant l'île de Quiloa. Il salua le port de quelques coups de canon; mais n'en recevant aucune réponse, il se détermina sur-le-champ à commencer les hostilités. Il prit terre avec cinq cents hommes, et livra la ville au pillage. Le roi Ibrahim avait gagné le continent avec sa femme et ses trésors. Les Portugais nommèrent un autre roi, et construisirent, (p. 066) dans l'espace de vingt jours, un fort ou ils laissèrent une garnison de cinq cent cinquante hommes, avec une caravelle et un brigantin, pour croiser continuellement sur la côte. Monbassa, qui reçut Almeyda à coups de canon, fut traitée encore plus rigoureusement: elle fut pillée et brûlée jusqu'aux fondemens, ainsi que quelques vaisseaux de Cambaye qui étaient dans le port. Ces terribles expéditions répandirent la terreur devant la flotte portugaise. Les îles Laquedives consentirent à se laisser brider par un fort, où l'on mit une garnison de quatre-vingts hommes. On bâtit une citadelle dans le port même de Cananor. Onor, sur la côte du Malabar, fit quelque résistance, et fut brûlé.

Une autre escadre de six vaisseaux, commandée par Pédro d'Annaya, s'était rendue à Sofala, capitale d'un pays célèbre par ses mines d'or. Le roi ne put s'opposer à l'établissement d'une forteresse. Mais bientôt, impatient du joug qu'on lui opposait, il attaqua le fort à la tête de cinq milles Cafres. Il fut tué, et l'on mit à sa place son fils Soliman, qui promit d'être fidèle à l'alliance des Portugais.

Cependant l'infatigable samorin rassemblait une nombreuse flotte, qui osa se présenter devant Cananor. Elle fut battue et dispersée. Les Maures, forcés de céder à la puissance portugaise, abandonnèrent enfin les côtes de Malabar et d'Ajan, dont ils avaient été long-temps (p. 067) les maîtres. Ils prirent la route des contrées situées plus à l'orient, et portèrent leur commerce vers le détroit de Malaca et vers les îles de la Sonde. Lorenzo, fils d'Almeyda, les poursuivit, avec neuf vaisseaux sous un ciel jusqu'alors inconnu aux Portugais. C'est alors que ceux-ci découvrirent l'île de Ceylan, l'ancienne Taprobane, nommée par les Arabes Serendib. Tant de succès étaient balancés par quelques disgrâces. L'air malsain de Sofala fit périr le commandant Annaya et la plupart de ceux de sa suite. La garnison de Quiloa, trop faible pour résister aux Maures, fut obligée d'abandonner l'île après avoir rasé le fort. Mais Tristan d'Acugna et le fameux Albuquerque s'approchaient avec de nouvelles forces, et les fondemens de la puissance portugaise dans les Indes allaient s'affermir sous leurs mains.

Ils partirent de Lisbonne le 6 mars 1508, avec treize vaisseaux et treize cents hommes. Le vent les poussa jusqu'à la vue du cap Saint-Augustin, au Brésil; et dans l'espace immense qu'ils eurent à traverser pour gagner le cap de Bonne-Espérance, Tristan d'Acugna s'avança si fort vers le sud, que plusieurs de ses gens y périrent de froid. Il découvrit dans cette route les îles qui portent encore son nom. Mais la tempête y sépara ses vaisseaux, dont l'un, commandé par Ruy Pereyra, mouilla heureusement à Matatanna, port de Madagascar, sous le tropique du capricorne. Sur (p. 068) le bruit que l'île produisait une grande quantité d'épices, Tristan d'Acugna y arriva de Mozambique, où il avait rassemblé sa flotte. Mais, trouvant le commerce moins avantageux qu'il ne l'avait cru, il retourna vers Mélinde. Le roi de ce pays, toujours attaché aux Portugais, les engagea à tourner leurs armes contre les schahs ou rois d'Hoïa et de Lamo, dont il avait à se plaindre. Hoïa n'est qu'à dix-sept lieues au nord de Mélinde. Tristan se présenta devant la ville avec six vaisseaux. Les Maures voulurent s'opposer au débarquement, et le fruit de leur résistance fut l'entière destruction de la ville, que les vainqueurs livrèrent au pillage et aux flammes. Brava, qui s'était révoltée (car les historiens donnent le nom de révolte aux efforts que faisaient les malheureux Indiens pour secouer le joug de leurs oppresseurs), Brava, prise une seconde fois par Albuquerque, éprouva toutes les horreurs où peuvent s'emporter des brigands victorieux. Le sang ruisselait dans les rues jonchées de cadavres. On coupait aux femmes les oreilles et les bras pour leur arracher plus promptement les ornemens d'or qu'elles portaient. La ville fut réduite en cendres. Ce sont les écrivains portugais qui racontent eux-mêmes ces affreux détails, et qui paraissent croire que ces cruautés étaient nécessaires. Mais on s'aperçoit aussi que la différence des religions leur inspirait pour les peuples de l'Inde ce mépris mêlé d'aversion qui ne nous permet pas de regarder (p. 069) comme des hommes ceux qui n'ont pas la même croyance que nous; sentiment atroce qui conduit toujours à l'inhumanité, et produit tous les forfaits, parce qu'on se croit dispensé de tous les devoirs.

Le schah de Lamo, instruit par ces terribles exemples, se soumit volontairement à un tribut annuel de six cents méticaux d'or. Acugna remit à la voile, et, remontant au delà du cap de Guardafui, il rejoignit Alvaro Tellès, qui avait été écarté de la flotte avec six vaisseaux, et s'était enrichi par la prise de cinq bâtimens maures. Ils attaquèrent ensemble et prirent l'île de Socotora sur la côte d'Éthiopie, à 12° de latitude nord, vis-à-vis le cap de Guardafui. C'était là le terme de leur commission. L'île était habitée par des chrétiens qu'on nomme jacobites, qui suivaient le rit grec, ainsi que les chrétiens d'Abyssinie, et reconnaissaient le patriarche d'Alexandrie. Il y avait un fort et une garnison de quatre-vingts Maures mahométans. Il ne s'en sauva qu'un qui était aveugle, et qu'on trouva dans un puits. On lui demanda comment il avait pu y descendre. Il répondit: Les aveugles ne voient que le chemin de la liberté. Cette réponse lui valut la vie. Les Portugais étaient quelquefois capables de clémence. À la prise d'Hoïa, un jeune Maure poursuivi dans les bois avec sa maîtresse, qui n'avait pas voulu se séparer de lui, se retourna vers ceux qui le pressaient, et, l'embrassant d'une main, il se préparait à combattre de (p. 070) l'autre. Silveïra, officier portugais, touché de ce spectacle, leur laissa la vie et la liberté. À Dieu ne plaise, dit-il, que mon épée coupe des liens si tendres! paroles où l'on pouvait reconnaître une nation qui mêlait la galanterie à la fureur guerrière. Peut-être pensera-t-on que ces traits n'étaient pas assez importans pour avoir place dans ce tableau rapide d'événemens qui ont changé la face du monde. Mais il faut bien quelquefois retrouver l'homme dans ces récits de destructions, qui ne ressemblent que trop à l'histoire des tigres.

Après la conquête de Socotora, Alphonse de Norogna demeura, pour commander dans le fort, avec une garnison de cent hommes. Acugna partit pour les Indes, et Albuquerque pour la côte d'Arabie. Ce dernier avait sept vaisseaux et quatre cent soixante hommes. C'est avec cette petite flotte qu'après avoir pris et pillé plusieurs villes du royaume qui tire son nom de l'île d'Ormuz, il osa former le projet de se rendre maître de la capitale du même nom, défendue par trente mille hommes et par quatre cents vaisseaux. Ormuz était depuis long-temps une dépendance de la couronne de Perse, dont ses rois étaient tributaires. Elle est située à l'entrée du golfe Persique; son port est célèbre et fréquenté. Seyf-Eddin y régnait alors, et son ministre Koïa-Atar ne manquait ni de talent ni de fermeté. L'audacieux Albuquerque alla d'abord jeter l'ancre au milieu des plus gros vaisseaux d'Ormuz, en faisant une décharge (p. 071) de toute son artillerie. Le rivage fut aussitôt couvert d'une multitude d'hommes; l'amiral portugais envoya quelques-uns de ses gens vers le bâtiment le plus considérable de la flotte, qui paraissait porter l'amiral. Le capitaine du vaisseau consentit à venir apprendre les intentions des Portugais. Albuquerque lui déclara qu'il avait ordre du roi son maître de prendre le roi d'Ormuz sous sa protection, et de lui accorder la permission d'exercer le commerce dans ces mers à condition qu'il promît de payer tribut au roi de Portugal; mais que, s'il balançait sur cette proposition, il devait s'attendre à toutes les extrémités d'une sanglante guerre. C'est à ce point que les prospérités des Portugais avaient changé leur langage. C'étaient eux d'abord qui demandaient aux rois de l'Inde la permission de commercer dans leurs états; à présent c'est un sujet du roi de Portugal qui permet au roi d'Ormuz de faire commerce dans les mers qui environnent son île, et qui lui impose un tribut, comme autrefois Rome permettait aux rois de régner chez eux à condition qu'ils lui seraient soumis. On ne peut nier que les Portugais ne soient le seul peuple qui rappelle, dans l'histoire de ses conquêtes, ce caractère à la fois imposant et odieux, cet éclat de domination, et ce faste de tyrannie qu'ont eu long-temps les Romains dans une partie du monde connu. L'offre de la protection d'Albuquerque était le comble des outrages. Jamais l'insultante audace (p. 072) de la supériorité n'avait été portée plus loin. Après avoir tenu ce langage, il fallait être sûr de vaincre, et la victoire fut aussi étonnante que l'insulte. Les Portugais combattaient avec le fer et le feu; la mer était teinte de sang. Trente bâtimens enflammés, formant un épouvantable incendie, éclairaient au loin toute la côte, et montraient sur le rivage et sur les murs de la ville la foule des habitans d'Ormuz qui, à la vue de leur désastre, se livraient à la consternation et au désespoir. Les Portugais n'avaient perdu que dix hommes. Le ministre envoya demander la paix, se soumit à payer un tribut annuel de quinze mille scharafans, et accorda du terrain pour bâtir un fort.

Mais Albuquerque, trop supérieur à ses ennemis, en trouva de plus dangereux dans les compagnons de ses victoires. Le commandement du fort que l'on élevait fut un objet de jalousie et de discorde parmi ses capitaines. L'adroit Atar, instruit de ces dispositions, sut en profiter habilement. Ses profusions lui attachèrent quelques soldats portugais, dont l'un, qui était fondeur, lui fit quelques pièces de canon, et corrompirent trois capitaines, qui se séparèrent d'Albuquerque sous prétexte qu'il s'obstinait à bâtir un fort qu'il était impossible de conserver. Le mécontentement gagna les officiers et les soldats. Au milieu de tant de contradictions, l'intrépide Albuquerque dispersait un corps auxiliaire qu'un petit (p. 073) souverain du canton de la Perse envoyait au roi d'Ormuz. Il pillait et brûlait les villes de Kismis et de Kalhât. Il prenait la ville de Mascat, dont il ruina le commerce pour le transporter à Ormuz. Il allait lui-même porter des provisions à la garnison de Socotora, pressée par la disette, et ces provisions étaient autant de prises faites sur les vaisseaux ennemis. Enfin, de retour devant Ormuz, il tenta de l'emporter; mais il avait trop peu de forces. Il eut le chagrin de voir le fort qu'il avait commencé, fini par Atar, servir contre les Portugais. Il tua beaucoup de monde aux ennemis; mais il fallut renoncer à son entreprise.

Cependant un nouvel adversaire menaçait les Portugais. De tous les princes dont le commerce était traversé ou ruiné par les nouveaux conquérans de l'Inde, le plus intéressé à les combattre était le Soudan d'Égypte, qui recevait par la mer Rouge et par le Nil toutes les marchandises des Indes que les nations occidentales venaient chercher au port d'Alexandrie. Ce soudan se nommait Kamset-el-Gauri, que nous appelons dans nos histoires européennes, Campson Gauri. Mir Hossein, amiral d'Égypte, avait mis en mer une flotte régulière de douze vaisseaux montés de quinze cents hommes, et bien autrement redoutables que tous les petits bâtimens des rois de l'Afrique et de l'Inde. Le bois qui avait servi à la construction de cette flotte avait été coupé dans les campagnes de Dalmatie, du consentement des Vénitiens, qui, de (p. 074) tous temps attachés au commerce de l'Égypte, regardaient les Portugais comme leurs véritables ennemis, et les Égyptiens comme leurs alliés, tant l'intérêt est plus puissant que la religion pour unir ou séparer les hommes! La flotte d'Égypte fit voile vers Diu, où Malek-Iaz commandait pour le roi de Cambaye, allié des Portugais, mais allié infidèle et très-mal-intentionné. Lorenzo, fils du vice-roi Almeyda, qui avait reçu de son père une très-sévère réprimande pour n'avoir pas attaqué une flotte du samorin près de Daboul, dans un lieu qui avait paru peu favorable, impatient de réparer sa faute, combattit avec fureur pendant un jour et une nuit. Mais Malek-Iaz, étant sorti tout à coup du port de Diu avec une flotte nombreuse, mit le désordre dans celle des Portugais. Lorenzo fut tué, et son vaisseau coulé à fond. La perte des ennemis était bien plus considérable; mais la disgrâce de Lorenzo faisait voir que les Portugais n'étaient pas invincibles, et l'on avait été forcé de se retirer vers Cochin. C'était l'ouvrage du Maure Malek-Iaz, qui, né dans l'esclavage, était parvenu au rang de commandant de Diu. Ce Maure avait du courage et de l'habileté, et fut un des plus dangereux ennemis des Portugais.

Almeyda apprit la mort de son fils avec fermeté, et le vengea avec barbarie. Il recevait dans le même moment un renfort de Lisbonne. Une flotte de dix-sept vaisseaux venait d'entrer dans la mer des Indes. À la tête de ces forces, (p. 075) le vice-roi vint assiéger Daboul, une des villes les plus renommées de la côte de Malabar, et qui appartenait au roi de Décan. Elle fut emportée d'assaut, et abandonnée à la fureur du soldat; tout fut passé au fil de l'épée; et la ville et les bâtimens qui étaient dans le port furent la proie des flammes. Almeyda, vainqueur et poursuivant sa vengeance, vint attaquer devant Diu la flotte de Mir Hossein, réunie avec les vaisseaux de Malek-Iaz. Rien ne put résister à l'impétuosité des Portugais; Mir Hossein, blessé en combattant avec la bravoure la plus déterminée, fut porté dans une chaloupe au rivage, et se retira près du roi de Cambaye. Le carnage fut sans bornes et le butin sans prix. Les historiens portugais reprochent eux-mêmes aux vainqueurs un excès de cruauté. On peut les en croire sur leur parole; remarquons en même temps que l'on trouva sur la flotte des Maures beaucoup d'ouvrages latins, italiens et portugais, témoignage des études et des connaissances de ce peuple, que de barbares usurpateurs osaient traiter de barbare.

Quoique la flotte du roi de Cambaye n'eût agi que par ses ordres et par ceux de Malek-Iaz, cependant le vice-roi, qui ne voulait pas grossir le nombre des ennemis du Portugal, se contenta du désaveu et des soumissions de ce prince et de son ministre. Ce dernier avait eu la précaution politique de ne pas se trouver au combat, et envoya même complimenter le (p. 076) vainqueur, assurant qu'il n'avait pas été le maître de séparer sa flotte de celle du soudan d'Égypte. On renouvela le traité. Le royaume de Chaül, entre Cambaye et Cochin, se soumit aussi volontairement à payer un tribut au Portugal.

Almeyda, en prenant Daboul et en battant le soudan d'Égypte, s'était emparé d'une gloire qui devait légitimement appartenir à son successeur. La flotte qui était venue se joindre à lui portait l'ordre de remettre le commandement entre les mains d'Albuquerque, nommé vice-roi des Indes; mais Almeyda ne voulut céder à personne le soin de venger son fils, et donna le dangereux exemple de retenir le commandement au delà du terme prescrit, exemple qui ne fut que trop imité par la suite, et qui causa plus d'une fois de funestes querelles. Almeyda alla plus loin: Albuquerque réclamant ses droits avec la hauteur qui lui était naturelle, il osa le faire arrêter et l'envoyer prisonnier à Cananor; le fier Albuquerque fut mis dans les fers. Il semble que ce dût être le sort de presque tous ces conquérans d'essuyer cette humiliation. Colomb, à qui l'on devait un nouveau monde, avait reçu en Espagne le même traitement. Le fameux Cortès ne fut guère mieux récompensé. Le même sort attendait peut-être Almeyda à Lisbonne; mais, la mort l'y déroba. Il était parti de Cochin après que Ferdinand de Coutinho, venu de Portugal avec treize vaisseaux et des pouvoirs extraordinaires, (p. 077) eut établi Albuquerque dans la place de vice-roi. Au moment de son départ, les magiciens du pays lui déclarèrent qu'il ne passerait pas le cap de Bonne-Espérance: il le passa pourtant; mais ayant relâché à la baie de Saldagna, qui en est à peu de distance, il prit querelle avec quelques nègres du pays, et fut tué.

Nous voici à l'époque des plus grandes conquêtes, et des plus considérables établissemens des Portugais. Albuquerque se voyait à la tête de la flotte la plus puissante qui eût encore paru dans ces mers avec le pavillon de Portugal. Il avait trente vaisseaux chargés de dix-huit cents hommes, et d'une multitude d'Indiens que l'espoir du pillage avait attirés sous ses enseignes; car, dans tout gouvernement despotique, il n'y a point de patrie, et l'on appartient à celui qui paie le mieux. Les Européens établis dans les Indes ont toujours eu et ont encore dans leurs troupes beaucoup de naturels du pays, qui servent fort bien tant qu'on les paie, et s'en vont dès qu'il n'y a plus d'argent. Albuquerque, qui n'avait pas oublié ses ressentimens contre le samorin, tourna d'abord ses armes contre Calicut: la ville fut prise, et les vainqueurs y mirent le feu. Mais le vice-roi ayant reçu deux blessures dangereuses et perdu son lieutenant Coutinho, les Portugais, qui d'ailleurs avaient éprouvé une vigoureuse résistance, furent obligés de retourner à Cochin. On croyait qu'Albuquerque, dès qu'il serait guéri de ses blessures, (p. 078) courrait achever la conquête de Calicut; mais un pirate, nommé Timoia, lui inspira d'autres desseins; il lui fit une telle peinture des richesses de Goa, que l'avidité l'emporta sur la vengeance. Tiçuarin ou Goa est une île d'environ neuf lieues de tour, sur la côte de Canara, vers le 15e. degré de latitude nord; l'eau y est excellente, l'air fort sain, le terroir agréable et fertile. Elle avait été prise par les conquérans mogols, qui avaient rebâti la capitale. Tous ces pays, soumis au commencement du quinzième siècle par les Tartares venus du nord, avaient secoué le joug, et s'étaient partagés en souverainetés particulières. Goa est une dépendance du royaume que les Indiens nommaient Visapour, et que les Mogols avaient nommé Décan. Albuquerque s'en rendit maître, et en fit le boulevart de la domination portugaise. Le butin fut immense: on fit main-basse sur tous les Maures de l'île. Le vice-roi fit jeter les fondemens d'un fort qu'il appela Manuel; il reçut des ambassadeurs de tous les princes alliés du Portugal, et fit battre de la monnaie de cuivre et d'argent. Quatre cents Portugais demeurèrent attachés à la défense du fort, avec cinq mille Indiens commandés par Timoia, qui avait contribué à la prise de la ville.

Une conquête non moins importante fut celle de Malaca, dans l'ancienne Chersonèse d'or, vis-à-vis l'île de Sumatra, à 2 degrés de latitude nord: c'était le plus grand marché de l'Inde; son port était toujours rempli d'une (p. 079) multitude de vaisseaux. La ville, bâtie par des pêcheurs, et d'abord tributaire de Siam, avait été depuis habitée par les Malais. Mohammed, prince maure, y régnait, et le roi de Pahang lui avait fourni de puissans secours. Les Portugais n'avaient point encore rencontré de résistance plus opiniâtre, ni fait de conquête qui leur eût coûté davantage. Jamais aussi ils ne versèrent plus de sang. Le massacre dura neuf jours, jusqu'à ce qu'il ne restât pas un seul Maure dans la ville: il fallut la repeupler d'étrangers et de Malais. On y bâtit une église, et un fort nommé Hermosa. Le roi s'était retiré, avec sa famille, dans des bois impénétrables dont le pays est couvert.

Albuquerque fut alors au faîte de la grandeur. Les rois de Siam et de Pégou, dans la presqu'île au delà du Gange, de Narsinga, près de la côte de Coromandel et de Visapour, recherchèrent son alliance; le samorin consentit à laisser bâtir un fort qui devait dominer Calicut. Les lieutenans du vice-roi découvraient dans le même temps les Moluques. Lui-même conduisit dans la mer Rouge la première flotte portugaise qui eût encore passé le détroit de Babelmandel: il échoua, il est vrai, devant Aden; mais s'étant présenté devant Ormuz, il trouva que la terreur de son nom lui avait tout soumis par avance. Le roi d'Ormuz renouvela le traité qui mettait son pays sous la protection du Portugal; on rendit aux Portugais le fort qu'ils avaient commencé et qu'ils (p. 080) achevèrent: pour comble d'insulte, Albuquerque força le roi d'Ormuz de lui donner l'artillerie de sa capitale pour défendre le fort. Il reçut avec toute la pompe d'un souverain les ambassadeurs d'Ismaël, roi de Perse, qui lui envoyait des présens. Mais, au milieu de tant de gloire et de prospérité, sa santé, altérée par les fatigues, s'affaiblissait de jour en jour. Des ordres de sa cour, qui, pour toute récompense de ses services, le rappelaient à Lisbonne et lui donnaient un successeur, lui portèrent une atteinte plus dangereuse que ses maladies. Il reçut ces ordres comme il retournait dans l'Inde pour y rétablir sa santé: il se permit à peine quelques plaintes; mais étouffant la douleur qui les lui arrachait, il tomba dans une profonde mélancolie, dont il ne sortit que pour rendre le dernier soupir, en arrivant à Goa le 16 décembre 1515; il était dans la soixante-troisième année de son âge. Les Portugais n'avaient point eu dans l'Inde de commandant qui eût fait de si grandes choses, et depuis ils n'en eurent point qui l'égalât[12].

(p. 081) Le gouvernement d'Albuquerque avait été l'époque où la puissance portugaise était montée à son comble. Après sa mort, la décadence se fit sentir. Il n'était pas possible que tant de richesses n'allumassent la cupidité, et que tant d'élévation ne produisît l'orgueil et la tyrannie. Les cruautés atroces et l'insolent brigandage des commandans et des soldats rendirent le nom portugais exécrable sur toutes ces côtes. Les révoltes furent fréquentes, et les Indiens furent quelquefois vengés. Les Portugais furent battus dans l'île de Java. Ils manquèrent encore Aden et Djeddah dans la mer Rouge. Ils échouèrent plusieurs fois devant Diu. Ils se virent assiégés dans Goa et dans Malaca, par les habitans, que leur tyrannie avait soulevés. Cependant ils n'avaient rien perdu de leur activité entreprenante. Édouard Coëllo et Perès d'Andrada pénétrèrent dans les mers de l'Asie, l'un jusqu'à Siam, et l'autre jusqu'à Canton, port de la Chine. Mais ayant osé braver à Canton les ordres de l'empereur avec une imprudence inexcusable, ayant même poussé l'arrogance jusqu'à faire élever une potence dans l'île de Ta-mou, (p. 082) vis-à-vis Canton, les Portugais furent tous massacrés. Ils furent chassés de Calicut par le samorin, et obligés de démolir eux-mêmes leur fort et de l'abandonner. Attaqués à la fois dans toutes leurs possessions, ils étaient souvent réduits aux plus déplorables extrémités; mais ils soutenaient et réparaient même avec une intrépidité admirable les disgrâces que leur attiraient leur orgueil et leur avarice. L'esprit de découverte et de conquête subsistait encore, et, mêlant l'héroïsme au brigandage, il s'étendait du fond de la mer Rouge, où l'on soumettait les îles de Maçoua et Dalakh, jusqu'au détroit de la Sonde, à l'extrémité de l'Océan indien, où l'on subjuguait Java; il apercevait la grande île de Bornéo; de là, passant au delà de l'île Célèbes, il conduisait les Portugais jusqu'au vaste archipel des Philippines, où il leur montrait Mindanao. Il n'y avait plus qu'un pas à faire jusqu'aux îles du Japon pour avoir embrassé toute l'Asie et parcouru les mers qui baignent cette vaste partie du monde à l'ouest, au sud et à l'est. Antoine de Mota, François Zeimoto, et Antoine de Peixoto, faisant voile vers la Chine en 1542, furent jetés par la tempête dans l'île de Niphon, nommée par les Chinois Jepucen, d'où les Européens ont formé le nom de Japon. Ce fut là le terme des découvertes des Européens du côté de l'orient. Vers cette époque de 1540, les Portugais dominaient par le commerce et par les armes sur quatre (p. 083) mille lieues de côtes, depuis le cap de Bonne-Espérance, au sud de l'Afrique, jusqu'au cap de Lingpô, à l'extrémité orientale de l'Asie, sans y comprendre la mer Rouge et le golfe Persique, où ils avaient le fort de Mékran et Ormuz. Leurs principaux établissemens étaient la Mina, Sofala, Monbassa et Mozambique, sur la côte d'Afrique; Baçaïm et Diu, dans le royaume de Cambaye, et de là jusqu'au cap Comorin, Goa, Cochin, Cananor, Coulan; depuis ce cap, en remontant la côte de Coromandel, ils avaient Négapatan, Méliapour et Masulipatan; de là, en descendant au delà de l'entrée du golfe du Bengale, ils avaient Malaca; plus loin, au delà du détroit de la Sonde, Timor; enfin Macao, qu'ils bâtirent dans une petite île de la baie de Canton, à l'entrée de la Chine. Ils tiraient la cannelle de Ceylan, où ils avaient bâti un fort à Colombo, dont le roi leur payait un riche tribut. Ils disputaient les Moluques aux Espagnols, qui étaient venus par le sud-ouest[13]. Ils tiraient le girofle de Ternate et de Tidor. On conçoit facilement quelles richesses le roi de Portugal puisait dans ces nombreuses possessions, et quels gains immenses procuraient aux commandans des vaisseaux les prises continuelles que l'on faisait dans toute l'étendue de ces mers, où régnait (p. 084) leur pavillon. Mais cette vaste puissance fut détruite presque aussi promptement qu'elle avait été formée. La domination tyrannique des Portugais, et la haine qu'elle inspirait, fournirent aux nations rivales, à qui la route d'Europe aux Indes devint bientôt familière, les moyens de s'élever sur les ruines des premiers conquérans.

Cependant, pour ne rien omettre de ce qui peut intéresser la gloire des Portugais, il faut dire un mot des deux siéges de Diu, qui appartiennent à peu près à l'époque où nous nous sommes arrêtés, et de la confédération des puissances de l'Inde, dissipée par le courage et les talens d'Ataïde. Ce furent là les derniers triomphes des Portugais.

Bandour, roi de Cambaye, ayant eu besoin des secours des Portugais contre les Mogols de Delhy, leur avait enfin accordé la permission de bâtir un fort à Diu. Dès qu'ils furent en possession du fort, ils devinrent bientôt maîtres de la ville, qu'ils trouvèrent si bien fortifiée, qu'ils n'eurent que très-peu de chose à y faire pour la rendre un des plus fermes remparts de leur puissance. Bandour, fatigué de leur joug appela les Turcs qui, se rendant de plus en plus redoutables, venaient de conquérir l'Égypte et de mettre fin à la domination des Mamelouks. Maîtres de l'Égypte, ils avaient un intérêt direct à combattre les Portugais, qui ruinaient le commerce que le Caire entretenait avec les Indes par l'isthme de Suez et le (p. 085) golfe Arabique. En 1558, Soliman, pacha, partit de Suez avec une flotte de soixante-seize bâtimens, et parcourut dans toute sa longueur ce golfe dangereux et resserré, qui s'étend entre l'Égypte et l'Arabie, depuis Suez jusqu'au détroit nommé en arabe Babelmandel, ou Porte des pleurs; nom qui prouve l'idée terrible que l'on avait de cette mer remplie d'écueils, de bas-fonds et de bancs de sable. Soliman s'empara de la ville d'Aden, située à pointe de l'Arabie, et que l'on peut appeler la clef de la mer Rouge. La navigation est si difficile dans cette mer, qui n'a pas plus de cent lieues dans sa plus grande largeur, qu'on ne peut faire voile la nuit qu'au milieu du golfe. Il faut une attention continuelle pour suivre le canal propre à la marche, et le pilote avertit, par des cris, du changement qu'il faut faire à la manœuvre. Il y a deux sortes de pilotes pour cette mer: les uns accoutumés à la navigation du milieu, qui est la route pour sortir du golfe; les autres accoutumés à conduire les vaisseaux qui reviennent de l'Océan, et qui prennent entre les bancs de sable. On les nomme robans, du mot arabe roban, qui signifie pilote. Ils sont excellens nageurs. Dans plusieurs endroits où la mauvaise qualité du fond ne permet pas de jeter l'ancre, ils plongent hardiment pour fixer une galère entre les bancs.

Bientôt Diu se vit assiégé d'un côté par la flotte turque, et de l'autre par l'armée du roi (p. 086) de Cambaye, que commandait Khoïa-Djaffar, Maure de beaucoup de courage et d'esprit, qui, ayant servi chez les Portugais, tournait contre eux les leçons qu'il en avait reçues. Le siége fut poussé avec la dernière vigueur. Les Portugais, craignant quelque trahison de la part des habitans de la ville, l'avaient abandonnée, et s'étaient bornés à la défense du château et du fort. Ils étaient en petit nombre, mais déterminés à mourir plutôt que de se rendre; et Diégo Sylveïra, leur gouverneur, valait lui seul une armée. Il joignait à la bravoure, qui était commune alors à tous les Portugais, des vertus qui semblaient leur être étrangères, le désintéressement et l'humanité. Les historiens conviennent qu'il fit tout ce qu'il était possible de faire dans un temps où l'attaque et la défense des places n'étaient pas à beaucoup près aussi perfectionnées qu'aujourd'hui. La valeur et l'impétuosité servaient beaucoup plus que l'adresse. Sorties continuelles qui troublaient les assiégeans et leur coûtaient beaucoup de monde, diverses inventions pour brûler les machines, que l'on joignait encore à l'artillerie, promptitude à réparer les brèches et à former de nouveaux remparts, tout fut employé par les assiégés pendant deux mois que dura le siége. Les Portugais se signalèrent par quantité de ces actions étonnantes que l'on admire et qu'on oublie, mais que les historiens conservent quelquefois comme des témoignages de ce que peut l'homme quand le danger et (p. 087) le désespoir lui donnent des forces que lui-même ne soupçonnait pas. Un Portugais, nommé Pentendo, était sorti du combat avec une blessure. On y mettait le premier appareil. Il entend le bruit d'une nouvelle attaque; il s'arrache des mains des chirurgiens, revole à l'ennemi, est encore blessé, revient se faire panser; mais entendant que l'attaque recommence, il s'échappe de nouveau, et reçoit une troisième blessure. Les femmes même se distinguèrent par leur intrépidité et leur constance. Elles se chargeaient de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de liberté pour combattre. Soliman, furieux d'une si longue et si opiniâtre résistance, et alarmé d'ailleurs de l'arrivée prochaine d'une flotte portugaise commandée par Norongna, résolut de tenter un assaut général. On se battit sur les remparts pendant quatre heures. Sylveïra était partout; il commandait, il combattait, il animait les soldats par sa voix et par son exemple. Mais le gendre de Djaffar, qui dirigeait l'assaut, ayant été tué, les Turcs se retirèrent, et le lendemain Soliman mit à la voile. Il y a toute apparence que, s'il avait su l'état où étaient les Portugais, il n'aurait pas levé le siége. Il n'y avait plus ni poudre, ni balles, ni munitions. Les lances et les épées étaient brisées et hors d'état de servir. Il ne restait que quarante soldats qui pussent combattre. Les murs étaient ouverts en mille endroits; et, (p. 088) dans cette déplorable extrémité, la contenance du brave Sylveïra ne changea pas un moment.

Il paraît que le départ précipité de Soliman fut surtout l'effet de la politique de Djaffar. Ce ministre de Cambaye était las de la tyrannie et des violences des Turcs, qui avaient pillé la ville de Diu, et affectaient de parler en maîtres. Il crut que le joug des Portugais serait plus doux ou moins durable, et plus facile à secouer. Il fit rendre au pacha une lettre qui l'avertissait que la flotte portugaise serait le lendemain à la vue de Diu. Soliman, effrayé, se hâta de retourner à Aden, et de là à Constantinople, où il ne put éviter la disgrâce commune en cette cour aux généraux malheureux; il fut forcé de se donner la mort.

Sylveïra fut rappelé en Portugal pour y recevoir des récompenses, qui ne pouvaient jamais être proportionnées à ses services. Il avait sauvé le boulevart des Portugais dans l'Inde. Il fut reçu comme un héros. Le ministre de France demanda son portrait au nom du roi son maître. Il fut nommé vice-roi des Indes. Mais le moment de la gloire précède de bien peu celui de l'envie; elle attend à peine que le bruit des acclamations soit cessé pour faire entendre les murmures. On tourna contre Sylveïra ce qui devait, plus que tout le reste, confirmer le choix qu'on faisait de lui. On lui fit un crime de sa bonté et de sa douceur. Le poste de vice-roi est au-dessous (p. 089) de la bonté de Sylveïra, dit-on malignement au roi; et Sylveïra fut révoqué. Un pouvoir dans lequel la bonté était regardée comme une vertu dangereuse ne pouvait pas être de longue durée. On voit par plus d'un exemple que cette espèce de vertu était fort mal récompensée à Lisbonne. Le vaillant Antoine de Galvam, qui avait vaincu huit rois indiens, et défendu et affermi la domination portugaise aux Moluques, avait inspiré tant d'attachement aux naturels du pays par son intégrité et sa modération, qu'ils lui avaient offert la couronne. Il aima mieux revenir à Lisbonne se mettre entre les mains de ses créanciers: car son zèle pour le service de l'état lui avait fait contracter des dettes dans ces mêmes places qui étaient pour d'autres une source de richesses. Il mourut dans un hôpital, victime de son désintéressement et de la fatalité déplorable qui semblait poursuivre tous les vainqueurs de l'Inde.

Remarquons que cette offre des habitans des Moluques à Galvam prouve ce que les historiens portugais avouent eux-mêmes, que, dans les pays qui n'étaient pas soumis aux Maures, on aurait tout obtenu des Indiens par la douceur et la bonne foi. Les Portugais aimèrent mieux pousser à l'excès l'abus de la force et de la victoire. Le rapt, le viol, les empoisonnemens, les assassinats, tout leur paraissait permis pour satisfaire la soif de l'or et des voluptés. Mais ces mêmes excès ne pouvaient (p. 090) manquer de leur devenir funestes. L'habitude des délices et de la mollesse énerve les forces et le courage, et les crimes avilissent l'âme. Bientôt la gloire et la patrie furent oubliées. On avait toujours de la valeur; mais, dans des établissemens lointains et entourés d'ennemis, l'attention à préparer les ressources et à ménager les naturels du pays est encore plus importante que la valeur; et c'est ce qui manqua aux Portugais. On ne songeait qu'à acquérir des richesses: un trafic infâme, confondant les officiers et les soldats, détruisit toute discipline.

Le second siége de Diu, qui arriva sept ans après le premier, en 1545, fut beaucoup plus long, plus meurtrier, plus terrible, et non moins fertile en belles actions. C'était l'intrépide Khoïa-Djaffar qui commandait à ce siége, à la tête des troupes de Cambaye. Après avoir éloigné les Turcs, il se flattait de chasser les Portugais. Il pressait le siége avec furie, et le dirigeait avec habileté. Mascarenhas, gouverneur de la place assiégée, avait sans cesse devant les yeux l'exemple de Sylveïra, et acquit une gloire égale à la sienne. Djaffar, donnant ses ordres au milieu d'une attaque, fut tué d'un coup de canon, qui lui enleva la tête et la main droite sur laquelle il était appuyé. Son fils Roumi-Khan, digne de succéder à son père et de le venger, poursuivit le siége avec opiniâtreté. Les assiégés furent réduits aux dernières horreurs de la disette. On se disputait (p. 091) les corbeaux qui venaient dévorer les cadavres. Enfin les Portugais, n'ayant plus que le désespoir pour défense, se portèrent en foule sur la brèche, hommes et femmes mêlés ensemble, et armés de même, résolus de mourir en combattant. Un prêtre était au milieu d'eux le crucifix à la main. La nuit mit fin à cet effroyable assaut; et peu de temps après le gouverneur don Juan de Castro arriva de Lisbonne à la tête d'une flotte de quatre-vingt-dix voiles, qui, portant sur sa route la terreur et le ravage, avait pillé Surate et Azoto. À peine débarqué, il attaqua les Indiens dans leurs retranchemens, et remporta une victoire complète. Roumi-Khan, qui s'était défendu jusqu'au dernier soupir, fut trouvé parmi les morts. La ville de Diu fut reprise, et le château rebâti. Tous les Portugais de l'Inde célébrèrent avec transport la délivrance de Diu, où ils croyaient voir leur sort attaché, et la gloire de son libérateur. On lui prépara dans Goa, résidence ordinaire des gouverneurs de l'Inde, une entrée triomphante, à peu près semblable à celle que faisaient autrefois dans Rome les généraux victorieux. Les rues étaient tendues de riches tapisseries. Le bruit des instrumens de musique se mêlait à celui des foudres guerrières. La ville, le port et les vaisseaux étincelaient d'illuminations. Le vainqueur entra sous un dais magnifique. À la porte, on lui ôta son chapeau pour lui mettre une couronne de lauriers sur la tête et une (p. 092) palme dans la main. Devant lui marchait le prêtre Del Cazal, portant le même crucifix qu'il avait eu au combat, et l'étendard royal à son côté. À sa suite venait Djezzar-Khan, l'un des chefs ennemis. Six cents prisonniers couverts de chaînes et les yeux baissés fermaient le cortége. Une multitude de chariots portaient le canon et les armes enlevés à l'ennemi. Toutes les femmes de la ville, à leurs fenêtres, jetaient des fleurs et des parfums sur le vainqueur. La reine de Portugal, Catherine, disait que Castro avait vaincu comme un chrétien, et triomphé comme un païen. Des récompenses extraordinaires l'attendaient encore à Lisbonne. Le roi lui continuait son gouvernement sous le titre de vice-royauté. Son fils était nommé amiral des mers de l'orient. Mais cette singulière destinée, qui ne voulait pas que les héros de l'Inde jouissent de leur bonheur et de leur gloire, atteignit Castro au milieu de ces honneurs. Il succomba, à l'âge de quarante-huit ans, à une maladie de langueur produite par le chagrin que lui causait depuis long-temps la mauvaise administration des affaires dans les établissemens portugais, et l'inévitable décadence qu'il prévoyait au milieu de tant de corruption. Ses exploits l'avaient mis au rang des héros, et le genre seul de sa mort prouverait à quel point il était citoyen, quand toute sa conduite n'en aurait pas été un continuel témoignage. C'était vraiment un de ces hommes extraordinaires, (p. 093) dont la vie est un modèle ou un reproche pour ceux qui occupent les grandes places. Il avait, dans sa première jeunesse, suivi Charles-Quint dans l'expédition de Tunis; mais il refusa les récompenses que lui offrit ce prince, ne voulant en recevoir que de son roi. Ensuite, commandant un vaisseau dans la flotte de Norongna qui devait secourir Diu lorsque les Turcs l'assiégèrent, et qui pourtant ne le secourut pas, il avait vu, dans les lenteurs préméditées de l'amiral qui faillirent perdre Diu, ce que peut faire la basse jalousie et l'intérêt personnel, et il avait présagé dès lors tous les malheurs qui arrivèrent bientôt aux Portugais. Nommé commandant d'Ormuz avec mille ducats d'appointemens, il accepta la pension parce qu'il était pauvre, et refusa le commandement parce qu'il ne s'en croyait pas digne. Pour le devenir, il se livra tout entier à l'étude, et tâcha d'acquérir les connaissances mathématiques et géographiques nécessaires dans les voyages de long cours et dans les commandemens maritimes. En 1540, il suivit Étienne de Gama, frère du fameux Vasco, qui, voulant venger le Portugal de l'invasion des Turcs dans l'île de Diu, entra dans la mer Rouge avec le dessein d'aller brûler leur flotte à Suez. Gama fut repoussé à Suez; mais il enrichit tous ses soldats du pillage de Suaquem, l'une des places les plus importantes de la côte. Castro, qui cherchait une autre espèce de butin, fit un journal exact de la navigation de Gama depuis (p. 094) Goa jusqu'à Suez; et sa relation[14], pleine d'observations nautiques sur les distances et les latitudes des ports, des caps et des îles de la mer Rouge, sur les marées, les courans, les écueils et les bancs de sable, est le monument le plus utile et le plus curieux qui ait aidé les géographes à tracer la carte de cette mer, qui depuis a été d'autant plus difficilement connue, que les vaisseaux d'Europe qui viennent par l'Océan ne vont guère plus loin que Moka.

Castro, vice-roi des Indes, demanda en mourant qu'on l'assistât de quelque partie des deniers royaux, afin qu'on ne pût pas dire qu'il était mort de faim. En effet, on trouva dans ses coffres trois réaux pour toutes richesses. Il jura, au lit de la mort, qu'il n'avait jamais touché ni aux revenus du roi, ni à l'argent d'autrui; serment qu'après lui aucun gouverneur ne fut tenté de faire. Son corps fut porté à Lisbonne; mais ses exemples et sa renommée n'y arrivèrent que pour être un dernier monument des vertus qu'on ne devait plus revoir.

Ce fut sous le règne de Sébastien que l'Inde fit un effort général pour chasser les tyrans étrangers qui l'opprimaient. Le samorin et le roi de Cambaye attaquèrent toutes les possessions du Malabar. Le roi d'Achem mit le siége devant Malaca. Goa soutint un siége de six (p. 095) mois contre Idal-Khan, celui-là même sur qui les Portugais l'avaient pris. L'intérêt et la vengeance l'excitaient également à se ressaisir de son bien; mais la belle défense d'Ataïde le força de lever le siége. Ce vice-roi, le dernier des héros du Portugal, ne vit pas plus tôt l'ennemi retiré, qu'il courut à Chaül combattre une armée de cent mille hommes commandée par le roi de Cambaye. Ce prince et le samorin de Calicut furent vaincus tous les deux, et l'Inde fut pacifiée. Mais ce triomphe fut le dernier éclat d'une gloire expirante. Des ennemis plus habiles et plus opiniâtres que les Indiens, dépouillèrent les déprédateurs de ces belles contrées, et s'emparèrent de leurs établissemens et de leur commerce. Les Anglais, réunis avec le grand Schah-Abas, roi de Perse, assiégèrent Ormuz en 1622, et dans la suite le ruinèrent de fond en comble. Les Hollandais s'emparèrent des Moluques et de Ceylan; ils prirent Malaca; ils fondèrent Batavia dans l'île de Java, que les Portugais furent forcés d'abandonner; ils s'emparèrent de Cochin, de Cananor, de Cranganor, de Coulan, sur la côte de Malabar, et de Négapatan sur celle de Coromandel. Enfin, vers le milieu du dix-septième siècle, c'est-à-dire, environ cent vingt ans après les premières conquêtes des Portugais, il ne leur restait dans les Indes que Goa, et Méliapour, nommée par les Européens St.-Thomé; et le comptoir de Macao, sur la rivière de Canton.

Le détail de ces révolutions et de ces conquêtes (p. 096) appartient à l'histoire, et n'entre point dans notre plan. Nous avons jeté un coup d'œil rapide sur les exploits des Portugais dans l'Inde, parce qu'ils sont nécessairement liés à leurs découvertes maritimes, et qu'il semble que le même courage ait animé ces peuples lorsqu'ils bravaient tous les dangers d'une mer inconnue, et lorsqu'ils défiaient des multitudes d'Indiens. Le goût des aventures et des entreprises extraordinaires, reste de ces mœurs de chevalerie qui avaient long-temps régné dans l'Europe, paraît s'être joint alors à la soif de l'or, qui, toute puissante qu'elle est, n'aurait pas suffi peut-être pour engager et soutenir ces intrépides navigateurs dans ces courses immenses qui sont sans contredit le plus bel effort de l'audace et de la patience humaine. Elles sont moins étonnantes aujourd'hui que l'expérience a diminué les dangers en augmentant les lumières, et que les établissemens multipliés dans ces mers offrent des relâches et des secours que n'avaient point les premiers vaisseaux qui ont couru sans guides dans ces espaces inconnus. C'est ici surtout que les premiers pas sont véritablement admirables et méritent une gloire unique. L'antiquité n'a rien connu de si grand; mais elle a eu le talent de relever de petites choses; et Vasco de Gama méritait mieux qu'Ulysse d'être le héros d'une Odyssée. Camoëns n'était pas sans génie; mais il fallait pour son sujet d'autres pinceaux que les siens. Il fallait ce ton de grandeur (p. 097) et d'élévation naturel à Homère; et le mérite de Camoëns est d'avoir égalé, dans quelques épisodes, l'imagination et l'intérêt qui animent le style de Virgile. Le sujet de Camoëns est encore à traiter, et le poëte qui le remplirait serait aussi supérieur aux chantres de la Grèce et de Rome que le passage du cap des Tempêtes et la conquête des Indes sont au-dessus des voyages d'Ulysse et d'Énée.

Après avoir considéré l'époque mémorable où le Portugal ouvrit aux nations d'Europe cette vaste route autour de l'Afrique pour pénétrer dans les mers d'Asie, où l'on ne descendait auparavant que par la mer Rouge, l'ordre que nous nous sommes prescrit dans cet ouvrage nous arrête d'abord sur cette même Afrique, dont les Européens avaient déjà fréquenté les côtes avant l'expédition de Gama, mais dont toute l'étendue, depuis la hauteur des Canaries jusqu'au cap de Guardafui, à l'entrée du golfe Arabique, n'a été bien connue que depuis le passage du cap de Bonne-Espérance.(Lien vers la table des matières.)

(p. 098) LIVRE SECOND.
VOYAGES D'AFRIQUE.

CHAPITRE PREMIER.

Premiers voyages des Anglais sur les côtes d'Afrique, dans les Indes et dans la mer Rouge.

L'Afrique est une région immense, située en grande partie entre les tropiques. Baignée de tous côtés par la mer, elle tient au continent de l'Asie par une langue de terre de vingt lieues, nommée l'isthme de Suez. Elle forme ainsi une grande presqu'île qui parcourt environ soixante-dix degrés en longitude et un peu plus en latitude. Coupée par l'équateur en deux parties inégales, elle s'étend au sud jusqu'au 35e. degré, et au nord jusqu'au 37e. L'intérieur du pays est peu connu; il a toujours été difficile d'y pénétrer. Les sables brûlans, les déserts arides, des peuplades sauvages et inhospitalières, des chaînes de rochers qui traversent les fleuves et rendent la navigation impraticable, les influences du climat, tous les obstacles réunis ont découragé la curiosité et même l'avidité du voyageur et (p. 099) du commerçant. Les côtes ont été fréquentées dans tous les temps, surtout la côte orientale qui regarde l'Inde, et qui est voisine de la mer Rouge, de ce golfe qui, par sa situation, semble fait pour rapprocher l'Afrique et l'Asie, et qui a dû toujours être le centre d'un grand commerce. C'est de la mer Rouge que partirent, sous le règne de Nécao, les navigateurs phéniciens qui, au rapport d'Hérodote, firent en trois ans le tour de l'Afrique, et, après avoir parcouru l'Océan, revinrent en Égypte par le détroit de Gibraltar et la Méditerranée. Hannon et Himilcon firent aussi le même circuit depuis Gades jusqu'au golfe d'Arabie. Mais cette route, devenue depuis si facile et si commune pour les Européens, était alors un effort rare et pénible pour les peuples qui ne pouvaient que suivre les côtes. Toute la partie occidentale d'Afrique, depuis Gibraltar jusqu'au cap de Bonne-Espérance, n'a été bien connue que depuis que les Portugais eurent doublé ce cap en allant aux Indes par mer.

Cependant plusieurs voyageurs, entre autres, Villault de Bellefond et Labat, prouvent, par les monumens qui subsistent encore en Afrique, que dès le milieu du quatorzième siècle, c'est-à-dire, plus de cent ans avant les premières découvertes des Portugais, des marchands français de Dieppe, en suivant les côtes depuis Gibraltar, allèrent au Sénégal et jusqu'en Guinée, et formèrent des établissemens (p. 100) sur la côte de la Malaguette, d'où ils rapportaient du poivre et de l'ivoire. On donne pour preuves de ces voyages les noms français qui se sont conservés dans ces contrées, où des baies s'appellent encore baies de France; où deux cantons sont encore nommés, l'un le petit Dieppe, l'autre le petit Paris. On ajoute que les tambours nègres battent encore une marche française. On avance enfin que le célèbre château de la Mina ne fut bâti par les Portugais que sur les ruines d'un ancien établissement français qui avait été abandonné pendant les guerres civiles, ainsi que d'autres possessions à Cormantin et à Commendo; mais il est difficile de croire qu'il soit resté si peu de traces d'une si grande puissance. Ce qui paraît prouvé, c'est qu'en effet les Normands, que leur situation a toujours portés au commerce de mer, ont long-temps fréquenté les côtes d'Afrique, où ils eurent même quelques comptoirs, qu'après la mort de Charles vi nos guerres civiles firent abandonner. Il est du moins certain que, lorsque les Anglais, les premiers après les Portugais, firent quelques entreprises de commerce sur les côtes de Guinée, les Français paraissaient avoir oublié cette route, et ne s'y montrèrent que quelque temps après.

La jalousie du commerce est si injuste et si exclusive, et la marine portugaise avait tant d'ascendant, que les courses des navigateurs anglais au delà du détroit de Gibraltar furent (p. 101) arrêtées pendant près d'un siècle par les défenses de leur cour, qui, par respect pour la donation du pape, ou par considération pour le Portugal, ne permettait pas que les pavillons d'Angleterre s'avançassent au delà de Gibraltar.

Thomas Windham fut le premier qui, l'an 1551, fit un voyage à Maroc sur un vaisseau qui lui appartenait, nommé le Lion. Deux ans après, accompagné d'un gentilhomme portugais appelé Pintéado, qui, disgracié dans sa patrie, s'était retiré en Angleterre, il parcourut les côtes de Guinée, et pénétra jusqu'à Benin sous l'équateur. Le voisinage du fort de la Mina sur la côte d'Or n'empêcha pas les Anglais d'échanger des marchandises de peu de valeur contre cent cinquante livres d'or. Ils furent très-bien reçus à Benin. Ils eurent même une audience du roi, qui leur parla en portugais, la seule langue d'Europe qui fût connue alors dans ces contrées. Ils eurent permission de séjourner un mois à Benin pour faire leur cargaison de poivre de Guinée ou maniguette[15] ou malaguette. Ce fut ce séjour qui les perdit. Les influences du climat, devenues plus dangereuses par l'intempérance et par l'usage excessif des fruits et du vin de palmier, firent périr en peu de jours la plus grande partie de l'équipage. Windham fut emporté le premier. (p. 102) À l'égard de Pintéado, qui, connaissant le climat, s'était conduit avec plus de sagesse, il mourut d'un autre poison plus cruel et non moins funeste. Le chagrin qu'il conçut des indignes traitemens qu'il eut à essuyer de l'ingratitude, de la dureté de Windham et de ses compagnons, le firent mourir dans la langueur et dans l'amertume.

L'année suivante, une petite flotte anglaise, composée de trois vaisseaux et de deux pinasses, partit de la Tamise, et ayant mis sept semaines pour arriver en Guinée, employa cinq mois pour le retour. On met moins de temps aujourd'hui pour revenir des Indes. Mais le vent, qui était continuellement à l'est, surtout vers le cap Vert, leur était absolument contraire. Les gains de ce nouveau voyage furent considérables. On rapporta au port de Londres plus de quatre cents livres d'or, trente-six barils de maniguette, et deux cent cinquante dents d'éléphans.

Le capitaine Towtson, encouragé par la vue de ces richesses, fit en Guinée trois voyages consécutifs qui furent très-utiles aux Anglais. Ses observations nautiques, meilleures que celles qu'on avait faites jusqu'alors, rendirent cette route familière à ses compatriotes, que les dangers de la traversée et la puissance des Portugais en Afrique intimidaient encore. Il eut audience du roi nègre d'un petit canton près du cap de Très Puntas, où était établi un capitaine portugais nommé D. Jean. Ce D. (p. 103) Jean avait donné son nom à la petite ville d'Ekke-Teki, composée de vingt ou vingt-cinq maisons, et qu'il dominait d'un fort défendu par soixante hommes; ce qui, avec l'avantage des armes et de la situation, lui suffisait pour tyranniser tout le pays. Il tendit des piéges aux Anglais, et troubla leur commerce avec les Nègres; ce qui n'empêcha pas que ce commerce ne fût assez avantageux pour engager Towtson à revenir dans le pays dès l'année suivante. Il rencontra près de la rivière dos Cestos trois vaisseaux français. La crainte d'un ennemi commun réunit les deux nations contre les Portugais, et cette réunion leur inspira assez de confiance pour aller insulter la flotte portugaise qui était dans le port de la Mina, forte de cinq vaisseaux et de quelques pinasses. On se canonna de part et d'autre sans avantage décidé. Mais les Anglais et les Français tirèrent ce fruit de leur hardiesse, qu'on les laissa croiser librement sur ces côtes l'espace d'un mois. Towtson se sépara des Français qui retournaient dans leur patrie. Pour lui, il prit le parti de descendre à la côte d'Or avec d'autant plus de confiance qu'il ramenait avec lui quelques Nègres qu'il avait enlevés à son premier voyage, et qui, ayant été bien traités des Anglais, n'en pouvaient donner qu'une idée favorable à leurs compatriotes, et devaient par conséquent rendre le commerce plus facile et plus avantageux. Les Nègres pleurèrent de joie en revoyant leurs frères qu'ils croyaient perdus. Ceux-ci leur vantaient la puissance, la bonté, la supériorité de la nation anglaise; et les Nègres du pays, qui n'étaient pas si bien traités par les Portugais, commencèrent à regarder ces nouveaux hôtes comme des libérateurs. Ils leur apportèrent tout l'or qu'ils purent trouver dans leur contrée, qu'on croit être, suivant la description qu'en fait Towtson, le petit Commendo, à peu de distance de la Mina.

(p. 104) Le dernier voyage de Towtson fut le plus malheureux. Il s'embarqua avec trois vaisseaux et une pinasse. Il fut d'abord maltraité dans sa route par les flottes d'Espagne et de Portugal, qu'il rencontra successivement à la vue des côtes de Barbarie. Les maladies ravagèrent son équipage. Arrivé à Ekke-Teki, il fut très-mal reçu des Nègres. Cette nation, naturellement inconstante, tantôt ennemie, tantôt admiratrice de ses tyrans, subjuguée tantôt par la force, tantôt par la superstition, était portée à croire que rien ne pouvait triompher des Portugais, qu'elle voyait établis depuis long-temps dans des pays où les autres nations d'Europe osaient à peine aborder. Les Nègres d'Ekke-Teki, prévenus par les Portugais, s'enfuirent tous à la vue des Anglais. Towtson prit le parti de visiter la ville ou habitation nommée Cormantin; car il ne faut pas que ce nom de ville, souvent employé dans les relations, nous rappelle rien de ressemblant (p. 105) à nos villes d'Europe. Les Nègres de Cormantin, qui habitaient dans les montagnes, ménageaient moins les Portugais. Ils apprirent aux Anglais que la plus grande partie de la poudre d'or dont on trafiquait sur la côte venait de plusieurs ruisseaux qui serpentaient dans des déserts entre des montagnes. Towtson ne craignit pas de s'y engager sous la conduite de quelques Nègres. Il entra dans des vallées fort étroites, ou plutôt dans de longues ravines, où souvent il fallait marcher dans l'eau faute de rives. Après avoir fait cinq ou six lieues sans rien découvrir qui ressemblât à de l'or, il vint à un endroit plus ouvert où le ruisseau se perdait dans des sables. L'eau, chargée de petites particules d'or, les déposait en pénétrant dans ces sables humides. Towtson les remua long-temps sans rien apercevoir. Les Nègres, plus exercés que lui à ce travail, lui firent découvrir un assez grand nombre de paillettes, dont il recueillit près de deux onces d'or. Animé par ce succès, il voulut passer la nuit au même endroit, malgré le danger où il était d'être assailli par les bêtes féroces et par les monstres, hôtes naturels de ces déserts, qu'ils cèdent pendant le jour à l'homme qui vient chercher de l'or, mais dont ils se ressaisissent dès que la nuit les en laisse seuls maîtres. Il employa encore au même travail une partie du jour suivant. Mais ses gens, qui trouvaient beaucoup plus court et plus commode de recevoir l'or sans peine et sans danger des mains (p. 106) des Nègres commerçans, l'arrachèrent malgré lui à ce pénible exercice. Il alla avec eux brûler l'habitation nègre de Schamma, l'une des dépendances des Portugais, et ce fut le premier acte de destruction de la part des Anglais dans ce commerce d'Afrique, qui n'a guère été depuis, tant du côté des Nègres que de celui des Européens, qu'un trafic de violences et de brigandages, où l'on vend ce qui n'appartient ni à l'acheteur ni au vendeur, la liberté de l'homme.

Towtson arriva à l'île de Wight dans un état déplorable: il ne ramenait qu'un seul vaisseau, dont l'équipage pouvait à peine suffire à la manœuvre; il en avait abandonné un qu'il n'était plus possible de conserver, et le troisième avait été obligé de relâcher au cap Finistère.

On omet quelques voyages particuliers qui ne produisirent rien d'important; et qui ne contiennent que ces espèces d'aventures qui semblent romanesques, parce que l'imagination de quelques écrivains s'est amusée à en retracer de semblables, mais qui souvent ne sont malheureusement que trop réelles, et passent même les fictions inventées pour l'amusement des lecteurs. Tel est, par exemple, le voyage de l'Anglais Baker, qui, ayant quitté son vaisseau pour entrer dans une chaloupe avec huit de ses compagnons pour reconnaître le pays, fut jeté par un coup de vent sur une côte déserte où il échoua, et se vit long-temps dans la plus horrible situation, pressé par le (p. 107) besoin et par la crainte des bêtes féroces et des Portugais, ennemis beaucoup plus féroces. Réduit à implorer leur pitié et à leur demander du pain, il fut reçu à coups de fusil; tant les intérêts de l'avarice semblaient éteindre toute humanité, lorsqu'une fois on était au delà du tropique! Les Nègres furent plus humains: ils sauvèrent la vie à Baker et aux siens. Un vaisseau français les ayant amenés en France, ils furent traités comme des prisonniers de guerre, et obligés de payer leur rançon.

George Fenner visita les îles du cap Vert en 1556.

Thomas Stéphens, animé par le désir d'être utile à sa patrie, voulut connaître la route des Indes orientales. Il ne pouvait prendre de meilleurs guides que les Portugais. Il s'embarqua sur une flotte de cette nation qui allait à Goa, et qui souffrit beaucoup dans la route. Le récit qu'il fit, à son retour, des richesses et de la puissance des Portugais dans l'Inde, ouvrit les yeux d'une nation active et entreprenante, faite par sa situation pour devoir sa grandeur à son commerce, et qui chercha dès lors les moyens d'entrer en partage de ces richesses lointaines, dont les Portugais voulaient fermer la source aux autres nations d'Europe et d'Asie. Le ressentiment se joignait encore à l'ambition. Les négocians anglais se plaignirent avec raison des outrages qu'ils avaient essuyés dans leurs voyages en Guinée, de la part des sujets du Portugal, dans le temps (p. 108) même que l'Angleterre était en paix avec cette couronne. La reine Élisabeth, sensible à l'honneur de sa nation, concevant d'ailleurs tous les avantages du commerce d'Afrique, et la nécessité d'y avoir quelques établissemens avant de pénétrer dans l'Inde, donna, vers la fin du seizième siècle, des lettres patentes à quelques marchands, portant permission de faire le commerce sur les côtes de Barbarie et sur celles de Guinée, entre le Sénégal et la Gambie. Cette association prit le nom de compagnie d'Afrique, et bientôt son district fut reculé jusqu'à Sierra Leone. Mais, avant l'établissement de cette compagnie, François Drake, célèbre par son voyage autour du globe en 1580, avait déjà vengé l'honneur du pavillon anglais: il avait pris ou brûlé trente vaisseaux espagnols dans le port de Cadix, et insulté le port de Lisbonne, dans le temps même que Philippe II, maître du Portugal, réunissait les deux Indes sous sa domination. C'est vers cette même époque que les navigateurs anglais, cherchant un passage par le nord pour aller en Amérique et aux Indes, s'illustrèrent par leurs périlleuses découvertes dans les mers boréales, tandis que d'un autre côté leur commerce s'étendait vers le cap de Bonne-Espérance. C'est ainsi que, pénétrant à la fois vers les deux pôles, et reconnaissant des terres nouvelles au nord et au sud, ils s'élevèrent par degrés au rang des premiers navigateurs et de la première puissance maritime de l'univers.

(p. 109) Nous parlerons séparément de ces grandes courses autour du monde, dont plusieurs autres nations d'Europe ont partagé l'honneur. Nous nous bornons en ce moment à résumer en peu de mots les progrès de l'Angleterre sur les côtes d'Afrique. Les Açores, qui se rencontrent d'abord sur cette route, furent plusieurs fois l'objet de leurs tentatives et en proie à leurs incursions. C'est là que, s'accoutumant à mesurer leurs forces avec les flottes d'Espagne et de Portugal, dont la réputation imposait alors à toute l'Europe, ils se persuadèrent plus aisément qu'on pouvait les attaquer avec succès dans leurs possessions d'Afrique et des Indes. Dès l'an 1600, les Anglais eurent une compagnie des Indes, comme ils en avaient une d'Afrique. Les capitaines Raymond et Lancaster furent les premiers qui passèrent le cap de Bonne-Espérance sur des vaisseaux anglais. Ils entrèrent dans l'Océan indien, et prirent des vaisseaux portugais à la vue de Malaca. Ils passèrent devant l'île de Sumatra, et, s'étant rafraîchis aux îles de Nicobar, ils vinrent mouiller devant Ceylan. Lancaster, plein de courage et d'ambition, voulait y attendre les vaisseaux du Bengale et du Pégou, qui deux fois l'année apportaient à Ceylan des diamans, des perles et d'autres marchandises pour les vaisseaux portugais qui, partant de Cochin pour Lisbonne, venaient relâcher à Ceylan: il espérait enlever quelqu'un de ces navires et s'enrichir de ses dépouilles; mais la perte de ses (p. 110) principales ancres et le mauvais état de sa santé répandirent dans tout l'équipage un découragement général, et le désir de retourner en Europe fut plus fort que l'avidité du butin. Lancaster, obligé de repartir, passa par les Maldives, où il s'arrêta quelque temps: il aurait voulu, dans sa route, toucher aux côtes du Brésil, pour joindre à la gloire d'avoir parcouru les mers de l'Orient celle d'avoir visité le nouveau continent occidental; mais tous ses gens s'obstinèrent à retourner directement en Angleterre. Les vents contraires et les calmes rendirent leur route si difficile et si longue, que, craignant de manquer de vivres, ils prirent le parti de relâcher dans l'île de la Trinité; mais le peu de connaissance qu'ils avaient de ces mers, où ils voguaient pour la première fois, les égara long-temps. Ils furent jetés dans l'Archipel américain, où ils errèrent au hasard entre Saint-Domingue, Cuba, les Bermudes. Lancaster vit cette Amérique qu'il avait tant souhaité de voir; mais il ne dut pas s'en applaudir. Une partie de son équipage, rebutée de tant de courses, et s'en prenant à lui de l'état misérable où l'on était réduit, l'abandonna dans la petite île de Mona, où il venait de relâcher pour la seconde fois. Le vaisseau mit à la voile et partit sans lui. Des armateurs de Dieppe le recueillirent et le ramenèrent en Angleterre.

On ne peut regarder comme un voyage l'expédition de Raleigh, de Burrough et de Frobisher, (p. 111) qui, avec deux vaisseaux de guerre et treize vaisseaux marchands, se proposaient de pénétrer jusqu'aux Indes, et n'allèrent guère au delà des Açores; mais elle est remarquable par la prise de deux de ces gros vaisseaux portugais nommés caraques, les bâtimens les plus considérables que l'on connût alors, et dont le nom seul inspirait la terreur. Les Anglais en prirent deux, la Santa-Cruz et la Madre de Dios, qui revenaient des Indes, toutes deux richement chargées, et dont la cargaison fut estimée deux cent mille livres sterling. Cette prise fut singulièrement utile aux Anglais, en ce qu'ils trouvèrent dans les papiers des Portugais de grandes lumières sur la navigation et le commerce des Indes. D'ailleurs la supériorité naissante de la marine anglaise commençait à se faire sentir. L'esprit de piraterie et le désir de s'ouvrir la route des Indes armaient en pleine paix des corsaires anglais qui s'enrichissaient des dépouilles de l'Espagne et du Portugal. Un comte de Cumberland ne dédaigna pas ce nom de corsaire: tant la gloire de combattre les tyrans des deux mondes et d'affaiblir leur marine semblait alors ennoblir tout! Il brûla une caraque nommée las Cinque Plagas ou les Cinq Plaies. Un autre capitaine, nommé White, avait pris, quelque temps auparavant, deux bâtimens espagnols chargés de plus de deux millions de chapelets, et d'une quantité prodigieuse de médailles, de bréviaires, de missels et d'agnus. Il y en avait de quoi (p. 112) fournir toutes les possessions espagnoles du Nouveau-Monde.

Enfin, lorsque l'Anglais Davis eut fait le voyage des Indes sur une flotte hollandaise, et eut procuré à sa nation des connaissances plus exactes et plus étendues qu'elle n'en avait eu jusqu'alors sur cette traversée si périlleuse et si lointaine, il se forma en Angleterre une nouvelle compagnie des Indes sous la protection de la reine Élisabeth, et avec un fonds de soixante-dix mille livres sterling. Le capitaine Lancaster, celui qui, le premier, avait pénétré dans la mer de l'Inde, et dont le retour avait été si malheureux, fut créé amiral de la première flotte équipée par cette compagnie, et Davis en fut le pilote. L'amiral était un homme sage et humain, et ses infortunes n'avaient fait que fortifier en lui ses qualités naturelles: car le malheur doit ajouter à la sensibilité autant qu'à l'expérience. Il ne fut pas long-temps sans avoir besoin de l'un et de l'autre. Il vit tous les gens de sa flotte accablés de maladies qui ne manquent pas de se faire sentir lorsqu'on est arrêté trop long-temps près de la ligne. Le scorbut faisait des ravages affreux, et les vents contraires et les calmes empêchaient la flotte de gagner la baie de Saldagna, relâche ordinaire dans cette route, et le seul lieu de rafraîchissement où les Anglais pussent arriver. Ils dûrent leur salut aux soins paternels et à la vigilance de l'amiral. De quatre vaisseaux qui composaient sa flotte, le sien seul était encore (p. 113) en état de faire la manœuvre. On prétend que la précaution qu'il avait prise de faire boire à ses matelots du jus de limon, et de leur interdire toute nourriture jusqu'à midi, les garantit du scorbut, et l'on croit même que cette maladie ferait peu de progrès sur les vaisseaux, si les matelots pouvaient se réduire au biscuit et s'abstenir de viandes salées. Quoi qu'il en soit la flotte, après s'être rafraîchie successivement à Saldagna, dans la baie d'Antongil sur la côte de Madagascar, et aux îles de Nicobar, vint débarquer à Sumatra. Lancaster était chargé d'une lettre du roi d'Angleterre pour le roi d'Achem. Il en fut très-bien reçu, et conclut un traité de commerce d'autant plus facilement, que le prince indien, tyrannisé par les Espagnols et les Portugais, était intéressé à leur opposer une puissance rivale qui pût balancer la leur et l'en affranchir avec le temps. D'Achem on alla dans l'île de Java former une cargaison de poivre. On y trouva les mêmes facilités dans le jeune roi de Bantam. Mais les Hollandais y étaient déjà établis. Cette nation, qui n'avait passé le cap que quarante ans après les Anglais, avait tourné d'abord dans les Indes, et ne s'occupait pas encore de l'Afrique, où elle a eu depuis de grands établissemens. Elle suscita mille obstacles aux Anglais à Bantam, et faillit plusieurs fois de ruiner les magasins qu'on leur avait permis d'élever. Cependant ils vinrent à bout de compléter la charge de leurs vaisseaux, et, prêts à partir pour l'Europe, (p. 114) ils laissèrent des comptoirs et des facteurs dans Java et dans Sumatra. Lancaster rapportait une lettre du roi d'Achem à la reine Élisabeth. Il consent par cette lettre à s'unir avec Élisabeth contre leur ennemi commun le roi d'Espagne, qu'il appelle Sultan d'Afrangiah, ou monarque de l'Europe; ce qui prouve quelle idée l'on avait en Orient de la puissance de ce prince. «En quelque lieu que nous puissions le rencontrer, dit le roi d'Achem, nous lui ôterons la vie par un supplice public.» Si Philippe II, qui ne riait guère, avait vu cette lettre, il aurait pu rire de l'arrêt que prononçait contre lui un petit roi de l'Inde que le moindre capitaine espagnol faisait trembler.

Quelque temps après, Middleton fit un voyage aux Moluques, dont les Hollandais et les Portugais se disputaient la possession. Les Anglais, avec des forces inférieures, parvinrent, non sans beaucoup de peine, à se maintenir dans l'égalité, et à se procurer une grande quantité de poivre et d'épices, avantages qu'ils dûrent surtout à leur conduite sage et modérée, qui les fit aimer des habitans autant que leurs concurrens en étaient haïs ou méprisés. Un proverbe indien disait: «Les Anglais sont bons, et les Hollandais ne valent rien.» Edmond Scot, facteur de Lancaster, a écrit quelques détails sur les mœurs des habitans de Java et des Chinois, mêlés en grand nombre avec les naturels de l'île; mais cette description appartient à l'histoire des voyages et des établissemens (p. 115) d'Asie. Ici nous ne faisons que suivre les premiers pas des Européens dans ces contrées.

Parmi ces relations, dont nous ne donnons qu'une esquisse succincte, parce qu'on n'y trouve point ce qui rend les voyages intéressans, le tableau de la nature et des hommes, il y en a une cependant si remarquable par de grands désastres et de grandes actions de courage, que nous ne croyons pas pouvoir l'omettre sans dérober quelque chose à la curiosité des lecteurs sensibles. C'est celle du Hollandais Linschoten. Il servait sur une flotte espagnole et portugaise qui était partie de Goa en 1589, et qui, en arrivant à la vue des Açores, y trouva un ordre de Philippe II de rester à l'ancre dans le port de Tercère, la plus forte de ces îles et la seule qui soit hors d'insulte. Cet ordre était l'effet de la crainte qu'inspiraient les Anglais. Leurs vaisseaux, croisant dans ces parages, attendaient le retour des flottes d'Espagne et de Portugal, qui, revenant des Indes plus chargées de richesses qu'elles n'en pouvaient défendre, devenaient souvent la proie d'un ennemi qu'elles avaient d'abord méprisé. L'ardeur des Anglais augmentant avec le gain, et leur courage se fortifiant de l'antipathie qui a toujours régné entre eux et les Espagnols, ces prises devinrent plus fréquentes, et il semblait que l'Espagne n'allât chercher si loin des trésors que pour enrichir les Anglais. Cette époque d'ailleurs, la fin du seizième siècle, est celle des disgrâces et de la décadence de l'Espagne (p. 116) qui, par une fatalité singulière, mais très-explicable en politique et en philosophie, perdit sa puissance et son crédit en Europe au moment où elle venait d'acquérir le Nouveau-Monde, et où les plus riches contrées de l'ancien, les Indes, passaient sous sa domination, par la réunion du Portugal à la monarchie espagnole. Les forces naissantes de la marine anglaise contribuèrent beaucoup à l'abaissement de cette vaste monarchie; et les historiens anglais regardent l'expédition de l'amiral Howard aux îles Açores, et le combat, quoique malheureux, du chevalier Richard Greenwill, l'un des capitaines de sa flotte, comme un des événemens qui encouragèrent le plus les desseins de l'Angleterre sur les Indes, en lui faisant voir combien elle pouvait se rendre redoutable à ces mêmes ennemis dont elle avait craint l'ascendant.

Philippe II avait fait armer une puissante flotte pour protéger le retour des vaisseaux de l'Inde et réprimer les courses des Anglais. À la vue de cette flotte nombreuse, l'amiral Howard, qui avait mouillé aux Açores avec six vaisseaux, se sentant trop inférieur en forces, prit le parti de s'éloigner à toutes voiles. Mais Greenwill, qui avait une partie de son équipage dans l'île de Flores, perdit un temps précieux à le faire rentrer dans son vaisseau. Déjà trop éloigné des siens pour espérer de les rejoindre avant d'être atteint par l'ennemi, on le pressa pourtant de couper son grand (p. 117) mât et de s'abandonner à la mer avec toutes ses voiles. Cette ressource pouvait encore lui réussir; mais il la crut honteuse; et, déclarant qu'il aimait mieux périr que de se déshonorer par une fuite ouverte, il s'efforça de persuader à ses compagnons qu'il n'était pas impossible de s'ouvrir un passage au travers des ennemis. Cette résolution prévalut en un moment dans tout l'équipage, tant l'exemple d'un seul homme a quelquefois de pouvoir sur les autres! Les malades même (il y en avait quatre-vingt-dix sur son bord) oublièrent leurs infirmités pour se prêter à cette audacieuse entreprise. On traversa effectivement plusieurs vaisseaux dans un espace si étroit, que la crainte de se nuire les uns aux autres ne leur permit pas de se servir de leur canon. Mais le Saint-Philippe, vaisseau d'une grandeur démesurée, ayant le vent pour s'approcher, couvrit tellement celui des Anglais, que toutes leurs voiles demeurèrent tout d'un coup sans mouvement, comme dans le calme le plus profond. Cette prodigieuse masse, qui n'était pas de moins de quinze cents tonneaux, devint un obstacle insurmontable, et quatre autres vaisseaux espagnols s'étant avancés dans le même moment, Greenwill se trouva serré de si près, que son gouvernail même ne pouvait plus recevoir de mouvement. Dans cette situation, qui ne lui permettait pas d'éviter l'abordage, il déclara que son dessein était de se défendre jusqu'au dernier soupir. Les siens, partageant sa résolution, (p. 118) lui promirent tous de mourir les armes à la main. On vit commencer cet étrange combat d'un vaisseau contre une flotte. Les Espagnols du Saint-Philippe s'avancèrent d'abord avec peu de précaution, et moins préparés au combat qu'au pillage; mais ils reconnurent bientôt ce qu'ils avaient à craindre du désespoir. L'action dura quinze heures, avec un carnage si effroyable, qu'ils furent obligés de faire venir de leurs autres vaisseaux un renfort de soldats pour remplacer leurs morts et leurs blessés. D'environ deux cents hommes sains ou malades, les Anglais en perdirent cent quarante, et quoique la poudre fût presque épuisée, les armes en pièces, le vaisseau presque abîmé, le reste, couvert de sang et de blessures, rejetait encore toute ombre de composition, lorsque Greenwill fut blessé à la tête d'un coup de mousquet. Ce n'était pas le premier coup qu'il eût reçu: mais celui-ci le mettant hors de combat, il proposa aussitôt d'employer le peu de poudre qui lui restait à se faire sauter, ou d'élargir assez les ouvertures du vaisseau pour le faire couler à fond. Une partie de ses compagnons applaudirent à ce dessein; d'autres lui représentèrent qu'il ne pouvait sacrifier inutilement sa vie et celle du petit nombre de braves gens qui lui restaient sans offenser le ciel et sans faire tort à la patrie. Le capitaine et le pilote embrassèrent ce sentiment. Ils lui firent espérer que les Espagnols ne seraient pas insensibles à la valeur, (p. 119) et qu'après avoir connu si parfaitement la sienne, ils le traiteraient moins en prisonnier qu'en héros. À l'égard du serment qu'il avait fait de ne point souffrir, tant qu'il lui resterait une goutte de sang, que son vaisseau pût être employé au service des ennemis de l'Angleterre, ils lui firent considérer que, dans l'état où ce bâtiment était réduit, il ne fallait plus craindre qu'il servît à personne. Greenwill parut sourd à toutes ces raisons. Il demandait à ceux qui voulaient ménager sa vie s'il ne valait pas mieux la perdre glorieusement que de la passer à la rame ou dans les horreurs d'un cachot. Mais pendant ce débat le pilote se fit conduire vers Alphonse Bacan, amiral de la flotte espagnole. Il lui déclara que, dans le désespoir où les Anglais étaient réduits, il ne fallait pas s'attendre à leur faire abandonner les armes sans une composition honorable; et protestant qu'ils n'attendaient que son retour pour se faire sauter avec leur vaisseau, il demanda deux articles qui lui furent accordés, l'un, qu'ils seraient exempts de toutes sortes de violences, et même d'emprisonnement; l'autre, que l'on conviendrait d'une rançon raisonnable, pour laquelle on se contenterait de la parole de Greenwill et des autres officiers anglais. Au surplus, les traitemens que ce brave capitaine redoutait de la part des Espagnols prouvent quelle opinion l'on avait de cette nation, et des cruautés qu'elle exerçait contre des ennemis qui, s'appelant hérétiques, (p. 120) à ses yeux n'étaient plus des hommes. Mais l'amiral, en cette occasion, ne pouvait se dispenser d'accorder ce qu'on demandait. Les Anglais au désespoir, en faisant sauter leur vaisseau, auraient mis sa flotte en danger. Le pilote ayant rapporté sa réponse, on eut besoin de beaucoup d'efforts pour la faire goûter à Greenwill, qui s'obstinait à mourir. Le maître canonnier, plus opiniâtre encore, voulut se tuer d'un coup d'épée, et ce ne fut pas sans peine qu'on le détourna de cette résolution furieuse. Les exemples de ce courage désespéré sont fréquens sur mer. Il semble que cet élément, qui familiarise l'homme avec les dangers extrêmes et avec le mépris de la vie, et qui le remet souvent dans l'état d'égalité et de liberté primitive, ajoute à son caractère et à ses passions un degré d'énergie qu'il n'a pas ailleurs.

Les Anglais se hâtèrent de passer sur les vaisseaux espagnols, dans la crainte que, la fureur de Greenwill se réveillant tout d'un coup, il ne se trouvât quelqu'un qui le servît trop bien en mettant le feu aux poudres. Enfin Bacan chargea quelques-uns de ses officiers d'aller prendre le capitaine anglais, qui n'était plus en état de se transporter sans secours. Les respects avec lesquels cet ordre fut exécuté semblèrent faire quelque impression sur son cœur. Cependant, en acceptant les services de ceux qui s'offrirent à le soutenir, il leur dit amèrement qu'ils pouvaient emporter son corps, dont il ne faisait aucun cas. Les Espagnols (p. 121) eurent soin de nettoyer le vaisseau, qui était souillé de sang et couvert de cadavres. Cette vue fit pousser un soupir à Greenwill, comme s'il eût envié le sort de ceux qui n'avaient point à supporter la fierté des vainqueurs. En sortant du vaisseau, il s'évanouit un moment, et, revenant à lui, il implora la protection du ciel. Il paraissait se défier toujours des Espagnols; mais l'accueil qu'il en reçut le rassura. Ils le comblèrent d'éloges, et tous les soins lui furent prodigués. Cependant Linschoten prétend que Bacan ne voulut jamais le voir. Croyait-il faire trop d'honneur à un prisonnier anglais? ou bien avait-il honte d'avoir eu tant de peine à le vaincre?

Greenwill mourut de ses blessures. Son vaisseau, qui se nommait la Vengeance, fut radoubé par les Espagnols; mais il était destiné à périr. La flotte d'Espagne était demeurée sur ses ancres à Corvo, pour donner le temps à quantité d'autres vaisseaux espagnols et portugais de se rassembler autour d'elle. En y comprenant les vaisseaux de l'Inde, elle se trouva à la fin composée de cent quarante bâtimens. Mais, lorsqu'elle se disposait à mettre à la voile, il s'éleva une tempête si furieuse, que les habitans des îles ne se souvenaient point d'en avoir vu jamais de semblable. Quoique leurs montagnes soient d'une étonnante hauteur, la mer lança ses flots jusqu'au sommet, et quantité de poissons y demeurèrent. Ce terrible orage dura sept ou huit jours, sans un moment (p. 122) d'interruption. Sur les seules côtes de Tercère il périt douze vaisseaux. Linschoten, témoin oculaire, raconte que l'on fut occupé pendant trois semaines à pêcher les cadavres que les flots portaient continuellement vers le rivage. La Vengeance, ce glorieux vaisseau de Greenwill, fut un de ceux qui se brisèrent en mille pièces contre les rochers. Il avait à bord soixante Espagnols et quelques prisonniers anglais qui périrent tous. Un vieux pilote d'un bâtiment hollandais, qui avait été arrêté dans les ports d'Espagne pour le service de cette cour, et qui était commandé par un Espagnol, après avoir opposé tout son art à la tempête, avait été porté à la vue de Tercère. Le capitaine espagnol, croyant que sa sûreté consistait à gagner la rade, le pressa d'y entrer malgré toutes ses résistances. En vain le pilote lui représenta que c'était se perdre sans ressource; on lui répondit par des menaces injurieuses. Ce bon vieillard appela son fils, qui était un jeune homme de vingt ans: «Sauve-toi, lui dit-il en l'embrassant, et ne songe point à moi, dont la vie ne mérite plus d'être conservée.» Ensuite, obéissant au capitaine, il tourna vers la rade, tandis qu'un grand nombre d'habitans qui bordaient les côtes préparaient des cordes soutenues avec du liége, pour les présenter aux malheureux qu'ils s'attendaient à voir bientôt lutter contre les flots. En effet, le vaisseau fut lancé si rapidement sur les rocs, qu'il se brisa d'un seul coup. De cent quarante hommes, il ne s'en sauva que quatorze, entre lesquels était le fils du pilote hollandais.

(p. 123) Cette effroyable tourmente menaça toutes les îles Açores de leur ruine. Elle avait commencé par un tremblement de terre, dont les secousses ébranlèrent quatre fois Tercère et Fayal avec tant de violence, qu'elles paraissaient emportées par un tourbillon. Ce tremblement se fit sentir à Saint-Michel pendant quinze jours. Les insulaires, ayant abandonné leurs maisons qui tombaient à leurs yeux, passèrent tout ce temps exposés aux injures de l'air. Une ville entière, nommée Villa-Franca, fut renversée jusqu'aux fondemens, et la plupart de ses habitans furent écrasés sous ses ruines. Dans plusieurs endroits, les plaines s'élevèrent en collines, et dans d'autres, quelques montagnes s'aplanirent ou changèrent de situation. Il sortit de la terre une source d'eau vive qui coula pendant quatre jours, et qui parut ensuite sécher tout d'un coup. L'air et la mer, également agités, retentissaient d'un bruit continuel qu'on aurait pris pour le mugissement d'une infinité de bêtes féroces. Plusieurs personnes moururent d'effroi; il n'y eut point de vaisseau dans les ports même qui ne souffrît des atteintes dangereuses, et ceux qui étaient à l'ancre ou à la voile, à vingt lieues aux environs des îles, furent encore plus maltraités; il en périt deux à Saint-Georges, trois à Pico, trois à Graciosa; les flots apportèrent (p. 124) les débris de quantité d'autres bâtimens qui avaient fait naufrage en pleine mer, soit en se brisant l'un contre l'autre, soit en s'ouvrant d'eux-mêmes, après avoir été fatigués long-temps par la violence des vagues. Il en périt trois de cette manière à la vue de Saint-Michel, d'où l'on entendit les cris lamentables des matelots, sans pouvoir en sauver un seul. La plupart des autres errèrent long-temps sans mâts, avec des peines inexprimables; et d'une si grande flotte il n'en arriva que trente-deux ou trente-trois dans les ports d'Espagne.

Les pertes de cette couronne, dans l'espace de ces trois années, 1589, 1590, 1591, furent innombrables. Les flottes qui faisaient voile vers les Indes et vers l'Amérique essuyèrent aussi des naufrages, et furent presque détruites. L'Espagne perdit à cette époque fatale plus de deux cents vaisseaux, ou par la tempête, ou par le fer des ennemis.

Linschoten, dont nous avons emprunté ces détails, raconte aussi un trait remarquable de l'antipathie qui animait les Espagnols contre les Anglais. Un petit bâtiment de ces derniers avait été pris à la vue de Tercère, et mené en triomphe dans le port de cette île; huit prisonniers anglais, gardés sur leur bord, attendaient la loi du vainqueur; un Espagnol monte au vaisseau, et en poignarde six avec un mouvement si prompt et si furieux, qu'ils n'ont pas le temps de se reconnaître; les deux autres sont si effrayés, qu'ils se jettent dans la mer. On (p. 125) saisit le meurtrier, on le charge de chaînes; son crime paraît si extraordinaire, qu'on l'envoie au roi d'Espagne, afin que ce prince juge seul du supplice qu'il mérite. Philippe II l'interrogea; mais l'Espagnol s'obstina à garder le silence. Le roi voulait l'envoyer à Élisabeth, et s'en remettre à elle du châtiment d'un crime dont il ignorait la cause; mais on l'en détourna, et quelque temps après, des prêtres obtinrent la grâce du criminel.

En 1608, les capitaines Sharpey et Rowles partirent de Woolwich, l'un sur le vaisseau l'Ascension, l'autre sur l'Union, chargés par la cour de découvrir, dans les mers d'Afrique et dans les Indes, les lieux les plus propres à un établissement. La tempête, qui les sépara au cap de Bonne-Espérance, ne leur permit pas d'achever ce projet. Sharpey alla relâcher aux îles de Comore, situées au 11e. degré sud, entre Madagascar et la côte orientale d'Afrique. Il y fut très-bien reçu des insulaires et du roi de l'île; car les voyageurs donnent toujours le nom de rois à ces chefs de peuplades nègres. Des couteaux, des peignes, des miroirs, des mouchoirs, tous ces petits ouvrages d'une industrie vulgaire parmi nous, et inconnue chez eux, étaient des présens agréables et magnifiques pour ces sauvages ignorans. Dans toute l'Afrique, on a long-temps échangé et l'on échange même encore toutes ces bagatelles d'Europe contre la poudre d'or de la zone torride; ce qui peut servir à prouver, en passant, (p. 126) la supériorité de l'homme formé par les arts sur l'homme de la nature. Les Nègres de Comore s'empressaient de donner toutes leurs provisions, tous les fruits de leur pays pour ces menues clincailleries, dont ces peuples sont partout extraordinairement avides. Les îles de Comore sont fertiles; les noix de cocos y sont fort belles; il y en a d'aussi grosses que la tête d'un homme, et l'eau qu'elles contiennent est proportionnée à leur grosseur; une seule suffirait pour le dîner du matelot le plus affamé. Les Anglais trouvèrent d'ailleurs toutes sortes d'alimens en abondance: des volailles, du poisson, des bestiaux, du riz, du lait, des limons; il n'y manque que de l'eau fraîche; elle y est si rare, que l'usage des habitans est de faire des trous dans la terre, d'où ils tirent une eau bourbeuse à laquelle les Anglais ne purent s'accoutumer; aussi partirent-ils sans avoir renouvelé leur provision. Le besoin d'eau les engagea à débarquer, dix ou douze jours après, dans l'île de Pemba, qui appartenait aux Portugais. Les naturels du pays, portant leur main à leur gorge, leur indiquaient par ces signes que ce séjour était dangereux; mais ils ne les entendirent pas; ils ne s'en souvinrent qu'après avoir échappé très-heureusement aux embûches des Portugais, qui forçaient les habitans de l'île à partager les trahisons que l'on préparait à tous les étrangers abordés sur la côte. Comme les Anglais observèrent quelques précautions, ils ne furent pas absolument surpris; (p. 127) il ne leur en coûta que quelques hommes. Entre cette rade et Mélinde, Sharpey prit trois barques ou petits bâtimens maures, qui avaient à bord environ quarante hommes; il crut en reconnaître quelques-uns pour des Portugais, à leur couleur plus pâle que celle des autres Maures. Il leur parla de la perfidie qu'il venait d'essuyer à Pemba; ils nièrent qu'ils fussent Portugais; mais on les entendit délibérer dans leur langue, et l'on commença à concevoir quelques soupçons. Il paraît que la crainte de quelque vengeance de la part des Anglais, ou le désespoir que leur inspirait la captivité, les porta tous en un moment au complot hardi et terrible qu'ils formèrent. Toutes les épées de l'équipage étaient rangées nues dans un endroit qui ne pouvait échapper à leurs yeux. Le pilote anglais, ayant fait descendre dans sa chambre un des pilotes maures pour l'entendre raisonner sur ses instrumens astronomiques, s'aperçut de l'attention avec laquelle il observait tout ce qui était autour de lui, et crut reconnaître, en le quittant, qu'il avertissait ses compagnons du signal auquel ils devaient commencer leur révolte. Sur ce premier indice, Sharpey donna ordre à ses gens de veiller sur la salle d'armes; ensuite, jugeant que les Maures pouvaient avoir des couteaux cachés, il voulut qu'ils fussent fouillés avec rigueur. On s'adressa d'abord au pilote, qui portait effectivement un couteau: il le prit d'une main avec (p. 128) une adresse qui trompa celui qui visitait ses habits; et lorsque l'Anglais, s'en étant aperçu, voulut lui saisir le bras, il passa aussi légèrement cette arme dans son autre main, et en perça le ventre à l'Anglais, en jetant un grand cri, qui servit de signal à tous les autres. Le combat devint alors général; mais Sharpey et plusieurs officiers qui se trouvaient sur le pont eurent bientôt abattu les plus furieux: les autres furent tués dans la salle d'armes, où ils s'étaient précipités en foule; il en périt trente-deux; le reste, au nombre de douze, se jeta dans les flots, où quatre se noyèrent; mais les huit autres profitèrent avec tant de promptitude et d'adresse du trouble qui régnait sur le vaisseau, qu'étant rentrés dans une de leurs pangayes, ils gagnèrent le rivage; enfin de cette troupe de furieux il ne resta que deux prisonniers, si terribles encore dans l'agitation de leurs esprits, qu'on fut obligé de les charger de chaînes: il y eut quelques Anglais de blessés.

Sharpey, ayant rencontré près de Socotora un vaisseau guzarate qui faisait voile vers Aden, et qui lui vanta le commerce de cette ville, prit le parti de la visiter, et s'avança vers le golfe Arabique. Les Guzarates le trompaient. Aden n'était qu'une forteresse turque, défendue par une forte garnison, comme étant la clef du golfe, et dont ils fermaient l'accès à tous les Européens. Le capitaine anglais vit, en approchant, le château qui est à l'entrée (p. 129) du port, séparé de la terre, et bordé de trente pièces de canon. Il soupçonnait si peu les Guzarates, qu'il convint avec eux qu'ils entreraient les premiers dans le port, et qu'il attendrait leurs informations. Ils avertirent le gouverneur turc qu'ils étaient suivis d'un vaisseau anglais qui avait jeté l'ancre à deux milles du port. Un officier de la ville fut envoyé aussitôt dans une barque, pour engager les Anglais à s'approcher sans défiance. Il paraît que l'aventure de Pemba ne les avait pas rendus plus soupçonneux. Sharpey descendit au rivage avec quelques-uns de ses gens, et se laissa conduire devant le gouverneur, qui, après quelques questions, l'envoya, sous la garde d'un chiaoux et de quelques janissaires, dans une maison voisine, où il fut retenu avec les siens durant plus de six semaines. Au bout de ce temps, un officier vint le prier civilement, de la part du gouverneur d'envoyer des ordres à son vaisseau pour faire débarquer du fer, de l'étain et du drap, jusqu'à la valeur de deux cent cinquante piastres, en promettant de payer ces marchandises. Elles furent amenées au rivage; mais, en y arrivant, elles furent saisies par les officiers de la douane, qui prétendirent qu'elles leur appartenaient pour leurs droits. Il porta ses plaintes au gouverneur, qui l'exhorta fort doucement à ne point s'offenser des usages du port, et lui dit que, s'il n'était pas content, il était le maître de retourner sur son vaisseau.

(p. 130) Le capitaine ne demandait pas mieux; mais, comme il se disposait à partir, on arrêta encore deux de ses gens, en lui disant que l'usage était de payer deux mille piastres pour le droit d'ancrage, et que les deux Anglais seraient gardés en toute sûreté jusqu'à ce qu'on eût payé cette somme. Sharpey se rendit à bord sans répliquer, de peur qu'on n'en demandât davantage; au lieu de la somme, il envoya un mémoire au gouverneur, qui n'y répondit point, mais qui donna ordre sur-le-champ que l'on conduisît les deux Anglais jusqu'à Zénan, résidence du pacha, pour qu'il décidât de leur sort. Sharpey mit à la voile, suffisamment instruit du respect qu'avaient les Turcs pour ce que nous appelons le droit des gens.

Il fut mieux accueilli à Moka, le plus grand marché de l'Arabie. Le commerce rapproche et attire tous les hommes. Le capitaine anglais, sachant que la rade de Moka était le rendez-vous d'un grand nombre de vaisseaux de différentes nations, crut que l'intérêt du commerce engagerait tant d'étrangers à favoriser les plaintes qu'il voulait faire du gouverneur d'Aden. Il ne se passe point de semaine qu'on ne reçoive à Moka des caravanes de Zénan, du Caire, de la Mecque et d'Alexandrie. On y vend toutes les productions de l'Afrique et de l'Asie. Les Anglais y trouvèrent une quantité surprenante d'abricots, de coings, de dattes, de raisins, de pèches, de citrons; ce qui parut d'autant plus (p. 131) surprenant aux Anglais, que les habitans leur racontèrent qu'ils n'avaient eu depuis six ans aucune pluie dans le canton. Le blé même y était à fort bon marché. Il y avait un si grand nombre de bestiaux, qu'un bœuf gras ne s'y vendait que trois piastres, et les autres animaux à proportion; pour le poisson, avec trois sous on en pouvait acheter de quoi nourrir dix hommes. La ville est sévèrement gouvernée par les Turcs. Leur empire sur les Arabes est si rigoureux, qu'ils ont toujours des galères et d'autres punitions préparées pour eux, et sans lesquelles il serait impossible de les tenir dans la soumission.

Sharpey fit demander la permission d'entrer dans le port, à titre de marchand d'Europe qui désirait également de vendre et d'acheter; il avait du fer, du plomb, de l'étain, du drap, des lames d'épée et autres marchandises recherchées dans ces régions. Il fut reçu avec des caresses et des offres qui ne pouvaient être suspectes dans une ville de commerce. On commença par exiger de lui le droit d'ancrage, mais sans violence, et suivant l'usage établi pour tous les marchands étrangers. Ensuite étant entré dans la ville, il eut la liberté de s'y loger commodément. On lui demanda l'état de ses marchandises, et, sur le premier mémoire qu'il en donna, on se serait accommodé sur-le-champ de toute sa cargaison, s'il n'eût voulu, en réserver la meilleure partie pour le terme de son voyage, c'est-à-dire pour les (p. 132) Indes, où pourtant il ne devait pas arriver. On n'exigea point qu'il fît rien débarquer avant la vente. Les négocians turcs ou arabes se contentèrent des essais qu'il avait apportés de son bord, et, concluant le marché sur terre, ils envoyaient prendre les marchandises dans leurs propres barques, à mesure qu'elles étaient achetées et payées. Enfin il dut être très-satisfait d'eux; mais, lorsqu'il leur parla du gouverneur d'Aden, tous blâmèrent la témérité qu'il avait eue d'entrer dans une ville de guerre, et l'assurèrent qu'il devait se trouver très-heureux d'en être sorti.

Il revint à Socotora, et, prenant la route de Cambaye, il vint relâcher à Moa. Les habitans lui offrirent, pour une somme très-modique, un pilote expérimenté qui le conduirait dans ces parages, reconnus pour très-dangereux jusqu'à la barre de Surate. Il le refusa, et dut s'en repentir. Le vaisseau toucha terre en sortant du canal de Moa; il fit eau de tous côtés. Il fallut abandonner les marchandises, et une grande partie de l'argent, et se jeter sur une chaloupe, que, pour comble de malheur, un coup de vent brisa dans la baie de Gandevi: tout l'équipage gagna la terre, et fut traité avec humanité par les naturels du pays; mais, n'espérant point de voir arriver de vaisseaux dans cette baie, ils reprirent la route d'Europe par terre, traversèrent avec des peines incroyables une longue étendue de contrées alors peu connues et arrivèrent enfin dans leur patrie.

(p. 133) L'Union, qui avait été séparé comme on l'a dit, du vaisseau de Sharpey, ne fut guère plus heureux. Le capitaine Rowles prit terre dans un des cantons de la grande île de Madagascar. Il y fut attaqué en trahison par les Nègres, et l'équipage n'eut que le temps de remettre à la voile. Sept Anglais moururent subitement du poison dont les flèches des sauvages étaient imprégnées. On fit une cargaison de poivre à Achem, à Priaman, à Tékou, ports de l'île de Sumatra; mais les maladies désolèrent l'équipage, et de soixante-dix-sept Anglais dont il était composé il n'en revint que neuf. Le vaisseau, en arrivant, était en si mauvais état, qu'on le déclara incapable de servir.

Sharpey errait encore sur les mers, lorsque la compagnie des Indes d'Angleterre fit partir Henry Middleton avec trois vaisseaux et une pinasse chargée de provisions. Il monta dans la mer des Indes jusqu'à Aden; il ignorait tout ce que Sharpey y avait essuyé, et n'en fut que plus aisément trompé par les apparences de bonne foi et d'amitié qu'on lui prodigua. Cependant, comme il voulait aller à Moka, il ne laissa dans la rade d'Aden qu'un de ses trois vaisseaux, nommé le Pepper-Corn. Le sien, nommé le Trade's increase, échoua près de Moka sur un banc de sable; mais cet accident, commun aux vaisseaux qui entrent dans ces détroits, était sans danger. Les Turcs de Moka vinrent l'aider à débarrasser son vaisseau. L'aga qui commandait dans la ville le fit presser (p. 134) de descendre à terre; et le désir de vendre ses marchandises, le premier mobile de tous les navigateurs commerçans, le fit consentir imprudemment à cette demande. Ce qui peut excuser sa confiance, c'est qu'il apportait une lettre du roi d'Angleterre pour le pacha de Zénan, accompagnée de présens. Cependant le plus sûr aurait été de demander des otages avant de se remettre entre les mains d'hommes aussi perfides que les Turcs, et bien dignes en tout temps du nom de barbares. Il ne tarda pas à reconnaître la faute qu'il avait faite. L'aga, comme tous les commandans turcs, ne cherchait que le pillage, et s'embarrassait peu du commerce des marchands arabes de Moka. Ceux-ci même avaient averti Middleton de se défier des Turcs. Mais l'aga, qui ne cherchait sans doute qu'à attirer à terre plus d'Anglais et de marchandises, ne cessa, durant huit jours que l'amiral passa dans la ville avec sa suite, de le traiter avec les politesses les plus distinguées. Elles finirent par une insigne trahison. Les Turcs fondirent à l'improviste dans la maison de l'amiral, lui tuèrent huit hommes, en blessèrent quatorze. Lui-même fut renversé d'un coup qui le fit tomber sans connaissance. On lui lia les mains derrière le dos, et en cet état il fut traîné avec les siens dans un cachot et chargé de grosses chaînes. Tel est le traitement, digne des peuplades sauvages, que reçut dans une ville de commerce un amiral anglais chargé de lettres de son maître.

(p. 135) Pendant ce temps, cent cinquante soldats turcs, déguisés et sans turbans, essayèrent de surprendre le Darling, un des vaisseaux anglais qui était le plus proche du rivage. Ils vinrent dans trois grandes barques, et, étant entrés dans le vaisseau à la faveur de leur déguisement, ils commencèrent à faire main-basse sur les Anglais; et l'équipage, qui n'avait pas eu le temps de se reconnaître, fut un moment en danger. Mais, dès qu'on eut couru aux armes, le triomphe des traîtres ne fut pas long. Ils furent tous égorgés en demandant la vie qu'ils ne méritaient pas.

Cependant l'aga fit venir l'amiral devant lui, et eut l'insolence de lui demander comment il avait été assez hardi pour venir dans le port de Moka, si près de la Ville Sainte. Middleton lui répondit qu'il n'y était entré que sur les instances et les promesses qu'on lui avait faites, et sur la foi des traités qui subsistaient entre le roi d'Angleterre et le grand-seigneur. L'aga répliqua qu'il n'était pas permis aux chrétiens d'approcher de la Ville Sainte, ni de Moka, qui en était la clef; que le pacha avait ordre de faire esclaves tous ceux qui se présenteraient. Le grand-seigneur n'ordonnait pas sans doute qu'on attirât les étrangers dans des piéges pour les arrêter par trahison. Mais, si les ordres qu'alléguait ce Turc étaient réels, quelle stupidité de la part du divan de Constantinople d'éloigner les commerçans qui apportaient leurs richesses dans ses ports, et qui venaient (p. 136) grossir les revenus du grand-seigneur! car les droits de la douane de Moka étaient évalués à près de 40,000 liv. sterling par an.

L'aga proposa à l'amiral d'écrire aux commandans de ses vaisseaux qu'ils descendissent à terre, et qu'ils y débarquassent leurs marchandises. «Croyez-vous, lui dit l'amiral, que les Anglais soient des insensés, et qu'ils viennent se précipiter volontairement dans l'esclavage?» La réponse de l'aga fait voir quelle idée on a de l'obéissance dans les pays despotiques. «N'êtes-vous pas leur chef? Ils viendront, si vous leur écrivez.—Je ne veux pas leur écrire», dit fièrement l'amiral. L'aga le menaça de lui faire couper la tête. Middleton répondit qu'il était tout prêt, et que les fatigues de la navigation et les traitemens qu'il éprouvait lui rendaient la vie insupportable. On le chargea de nouvelles chaînes aux pieds et aux mains, et on l'enferma dans une étable à chiens. On ne sait quels termes auraient eus toutes ces barbaries, si le consul des Banians, nommé Thermal, et un riche négociant, nommé Toukar, intéressés par état à ce que les négocians étrangers ne fussent pas maltraités à Moka, ne s'étaient réunis pour protéger les Anglais avec Hamed Ouadi, riche marchand, qu'on appelait le marchand du pacha, parce qu'il était l'ami du pacha de Zénan, et lui avait même rendu de grands services avant son élévation. Ces trois hommes mirent dans les intérêts des Anglais le kiaia ou secrétaire du pacha, en lui faisant (p. 137) espérer une somme d'argent pour récompense de ses soins. Le pacha, informé par les lettres de l'aga de l'arrivée des vaisseaux anglais et de tout ce qui s'était passé, avait ordonné qu'on amenât les prisonniers à Zénan, éloigné de Moka de quinze jours de route. Le peuple, qui n'avait jamais vu d'hommes de leur nation, s'assemblait en foule pour les regarder. Partout où l'on passa la nuit, ils n'eurent point d'autre lit que la terre. C'était à la fin de décembre, et, sans les robes fourrées que Middleton fit acheter dans la route, et dont il n'aurait pas cru avoir besoin à seize degrés de la ligne, la plupart seraient morts du froid qui se fait sentir dans les montagnes d'Arabie, malgré leur situation entre le tropique et l'équateur. La terre était couverte de frimas tous les matins, et la nuit la glace avait un pouce d'épaisseur. C'est une observation attestée par le journal de Middleton.

À quelque distance de la ville, on rencontra un officier du pacha à la tête de deux cents hommes, avec leurs trompettes et leurs timbales. Ils se partagèrent en deux lignes, entre lesquelles on plaça les Anglais, à qui l'on fit quitter leurs robes et leurs chevaux, et qui marchèrent à pied. À la première porte, ils trouvèrent une garde nombreuse. La seconde était défendue par deux grosses pièces d'artillerie sur leurs affûts. Les soldats qui les avaient escortés firent une décharge de leurs mousquets à la première porte, et se mêlèrent avec (p. 138) le reste de la garde. L'amiral et ses gens attendirent quelque temps dans une cour fort spacieuse, où quelques officiers vinrent les prendre pour les conduire devant le pacha. C'était un jour de divan ou de conseil. Ils montèrent un escalier au sommet duquel deux hommes d'une taille extraordinaire prirent l'amiral par les bras, en les serrant de toute leur force, et l'introduisirent dans une longue galerie où le conseil était assemblé. Il y avait de chaque côté un grand nombre de spectateurs assis; mais le pacha était dans l'enfoncement, seul sur un sopha, avec un certain nombre de conseillers qui étaient à quelque distance de lui. Le plancher était couvert de tapis fort riches, et tous ces objets formaient un coup d'œil imposant.

À cinq ou six pas du pacha, les deux guides l'arrêtèrent brusquement. Il demeura pendant quelques minutes exposé aux regards de l'assemblée; enfin le pacha lui demanda d'un air sombre et dédaigneux de quel pays il était, et ce qu'il venait chercher dans celui des Turcs; l'amiral répondit qu'il était un marchand anglais, et que, se croyant ami du grand-seigneur en vertu des traités du roi son maître, il était venu pour exercer le commerce. Il n'est permis à aucun chrétien, lui dit le pacha, de mettre le pied dans cette contrée. Middleton lui exposa comment on l'avait trompé par de fausses assurances, et comment on l'avait traité. Le pacha répondit que l'aga n'était (p. 139) que son esclave, qu'il n'avait pu rien promettre sans son ordre, et qu'il avait suivi celui du grand-seigneur en châtiant des infidèles qui avaient osé venir près de la Ville Sainte. Enfin il ajouta qu'il allait écrire au sultan pour savoir sa volonté, et que l'amiral pouvait écrire de son côté à l'ambassadeur que les Anglais avaient à Constantinople; qu'en attendant ils demeureraient prisonniers. L'amiral fut congédié après cette explication, et conduit avec cinq ou six de ses gens dans une prison assez commode, tandis que tous les autres furent jetés dans un noir cachot et chargés de chaînes. Un jeune homme de sa suite, qui s'était imaginé, en se voyant conduire devant le pacha, qu'il allait recevoir la mort, et que tous les Anglais n'attendraient pas long-temps le même sort, tomba dans un évanouissement si profond, qu'il n'en revint que pour expirer peu de jours après.

Mais, dès le lendemain, Middleton fut fort étonné de recevoir un messager du kiaia qui l'invitait à déjeuner avec lui: c'était l'effet des recommandations de l'honnête banian et du négociant Hamed. Un Maure du Caire, fameux par ses richesses, et qui même avait prêté de grosses sommes à ce pacha, osa lui dire qu'il s'exposait par ses violences à ruiner tout le commerce du pays. Ce Maure avait un vaisseau dans la rade de Moka, et craignait le ressentiment des Anglais, qui en effet ne tarda pas à éclater. L'amiral, encouragé par ces protections puissantes, et par les promesses du kiaia (p. 140) qui paraissait lui être dévoué, fit présenter au pacha une requête assez hardie, par laquelle il lui déclarait qu'en quittant la rade de Moka, il avait donné ordre aux commandans de ses vaisseaux de suspendre les hostilités pendant vingt-cinq jours, et d'en user ensuite à leur gré, si dans cet espace de temps ils ne recevaient aucune nouvelle de lui; que, ce terme étant expiré, il prenait la liberté d'en avertir le pacha, afin qu'il daignât se hâter de terminer son affaire, ou de lui donner quelques favorables assurances qu'il pût communiquer à ses officiers, sans quoi il ne pouvait répondre que, se voyant sans chef, ils ne se portassent à la violence. Cette requête, qui renfermait une menace que l'on savait pouvoir être effectuée, fit impression sur le pacha. Deux jours après, l'amiral eut l'assurance de sa liberté prochaine, et l'on n'attendit, pour le renvoyer à Moka, que l'arrivée de quelques autres Anglais qui avaient été arrêtés à Aden. Middleton vit une seconde fois le pacha, qui dans cet intervalle avait été nommé visir; il en reçut un accueil assez flatteur: on lui dit que, lorsqu'il serait arrivé à Moka, la plus grande partie de ses gens pourraient retourner aussitôt sur leur bord; mais qu'il serait retenu dans la ville avec quelques officiers jusqu'à ce que les vaisseaux qu'on attendait de l'Inde fussent arrivés dans le port. Cette précaution montrait la crainte qu'avaient les Turcs que les Anglais, pour se venger, n'arrêtassent les vaisseaux commerçans de (p. 141) l'Inde qui viendraient se rendre à Moka, et qui n'étaient pas de force à se défendre contre trois vaisseaux d'Europe. Le pacha, joignant les menaces aux promesses, et vantant beaucoup sa clémence, lui répéta qu'il eût à se souvenir que l'intention du grand-seigneur était qu'aucun vaisseau chrétien n'entrât dans la mer d'Arabie. «L'épée du sultan est longue», lui dit-il. L'aga avait déjà tenu le même discours à Middleton, et cet Anglais lui avait répondu avec une juste fermeté: «Vous ne m'avez pas pris par l'épée, mais par trahison; je n'aurais craint ni votre épée ni celle de personne.» Mais il n'osa pas faire la même réponse au pacha. Il apprit depuis que le premier dessein de ce Turc avait été de lui faire couper la tête, et de faire tous ses compagnons esclaves.

Comme il connaissait les mauvaises intentions de l'aga à l'égard des Anglais, il demanda au pacha, avant de le quitter, une lettre pour cet officier, de peur qu'il ne recommençât ses injustices. Alors le pacha, irrité de ses défiances, lui dit avec cet orgueil des despotes barbares dans lequel il entre beaucoup plus de férocité que de grandeur: «Un mot de ma bouche n'est-il pas suffisant pour renverser une ville de fond en comble? Si l'aga vous fait tort, je le ferai écorcher jusqu'aux oreilles, et je vous ferai présent de sa tête. N'est-il pas mon esclave?»

Mais tout le faste du despotisme turc ne rassurait (p. 142) point l'amiral contre la perfidie de cette nation et les méchancetés de l'aga. Il profita du peu de liberté qu'on lui laissait à Moka pour s'échapper de cette ville et regagner ses vaisseaux. Une partie de ses gens ne purent se sauver avec lui, et l'aga, dans le premier transport de sa colère, avait menacé de leur faire couper la tête; mais Middleton lui fit déclarer que, s'il continuait à les retenir malgré l'ordre du pacha, il allait brûler tous les vaisseaux qui étaient restés dans le port, et qu'il étendrait sa vengeance jusque sur la ville. Cette menace y jeta la consternation. Un capitaine de vaisseau indien, nommé Mohammed, offrit sa médiation, et vint demander à l'amiral quelle satisfaction il exigeait. Middleton demanda qu'on lui rendît sa pinasse et ses marchandises, que le pacha de Zénan prétendait devoir être confisquées pour le profit du grand-seigneur, et qu'il avait exceptées de ce qui devait être rendu aux Anglais; qu'on lui ramenât tous ses gens, et même un jeune homme qu'on avait circoncis par violence, et que le pacha voulait retenir comme mahométan; qu'enfin on lui payât soixante-dix mille piastres pour le dédommager de tout ce qu'il avait souffert. Il en obtint vingt mille par accommodement. Il était temps qu'il s'éloignât de cette mer, quoique ses vaisseaux eussent été se rafraîchir sur la rive opposée, à la côte des Abyssins; les maladies n'avaient pas laissé de fatiguer l'équipage. Les démêlés avec l'aga avaient été (p. 143) longs. On était au commencement de juin, et les vents brûlans qui règnent à certaines époques sur la mer Rouge étaient devenus si insupportables, que les Anglais furent obligés, pendant plusieurs jours, de se tenir renfermés sous leurs écoutilles. On raconte des effets étranges de ces vents enflammés qui coupent la respiration et portent dans les entrailles une chaleur mortelle que rien n'est capable d'éteindre. Des obstacles et des fléaux si dangereux forcèrent l'amiral de renoncer au projet qu'il avait formé d'attendre le grand vaisseau qui vient tous les ans de Suez à Moka, chargé des richesses de l'Égypte; mais il s'en dédommagea par des prises considérables qu'il fit l'année suivante, lorsque, après avoir inutilement tenté de commercer à Surate et à Cambaye, où les Portugais s'étaient rendus les plus forts, il revint dans la mer Rouge avec Sarris, autre capitaine anglais qu'il avait rencontré. Ils convinrent de saisir et de dépouiller tous les vaisseaux indiens qui entreraient dans le golfe, et de partager le butin. Il fut immense. Ils prirent, entre autres, un bâtiment très-considérable qui appartenait au grand-mogol, et qui était chargé pour la mère de ce monarque. L'équipage était de quinze cents personnes. Ils allèrent partager leur proie dans la baie d'Assab, sur le rivage des Abyssins. De là, menant en triomphe tous les bâtimens qu'ils avaient pris, ils revinrent dans la rade de Moka. Le pacha leur envoya des présens qui furent rejetés avec hauteur (p. 144) et indignation. Les capitaines anglais déclarèrent qu'ils n'étaient venus que pour se venger des outrages qu'ils avaient reçus, et qu'ils ne laisseraient entrer aucun navire indien dans la rade pendant toute la mousson. C'était priver les Turcs des avantages et des richesses qu'ils retiraient du commerce de l'Inde. Le pacha fit demander quelle satisfaction, quel dédommagement ils exigeaient. Ils demandèrent cent mille piastres. La chose la plus difficile à obtenir des Turcs, c'est l'argent; mais ils s'y prirent très-adroitement pour éluder le paiement de cette somme. Ils eurent la permission d'entretenir les nakadas ou capitaines de vaisseaux indiens qui arrivaient en foule pour commercer, et qui se trouvaient arrêtés à la rade de Moka. Ils les déterminèrent à payer pour avoir la liberté du commerce. Chaque vaisseau se taxa à quinze mille piastres. Les Anglais, contens d'être payés, se retirèrent quand ils virent approcher le moment où ils ne pourraient plus faire aucun mal aux Turcs, et prirent la route de l'Europe. Dounton, l'un des capitaines anglais, était destiné à n'être pas mieux traité par ses compatriotes que par les Turcs. Il aborda en assez mauvais équipage sur les côtes d'Irlande. Un de ses matelots, qu'il avait renvoyé pour quelque faute, l'accusa de piraterie auprès du commandant de Waterford. L'accusation n'était pas sans fondement, et fut d'autant mieux écoutée, que c'était un beau prétexte pour saisir les richesses immenses de Dounton. Il fut (p. 145) mis en prison; mais il trouva moyen de faire parvenir ses plaintes à l'amirauté. Comme, après tout, il avait fait redouter le nom anglais dans les mers d'Orient, et humilié une nation insolente et perfide, on lui pardonna d'avoir rançonné les sujets du grand-mogol. On lui rendit la liberté et ses trésors.

Nous allons maintenant suivre les voyageurs qui ont donné la description des côtes d'Afrique et des îles adjacentes. Nous commencerons par les Canaries et Madère, les premières de celles qu'on rencontre dans ces mers qui aient attiré l'attention des navigateurs.(Lien vers la table des matières.)

CHAPITRE II.

Voyages aux Canaries. Description de ces îles.

Les îles Canaries sont au nombre de sept principales. Leur première découverte fit naître des contestations fort vives entre les Espagnols et les Portugais, qui s'en attribuaient exclusivement l'honneur. Les Portugais prétendaient les avoir reconnues dans leurs voyages en Éthiopie et aux Indes orientales. Mais, il paraît plus certain que cette connaissance est due aux Espagnols; et l'on ne peut contester du moins qu'ils n'en aient fait la première conquête avec le secours de plusieurs Anglais. Elles sont sous le gouvernement du (p. 146) roi d'Espagne, dont les officiers font leur résidence dans la grande Canarie.

Les insulaires reçurent de leurs vainqueurs le nom de Canariens. Ils étaient vêtus de peaux de boucs, larges et pendantes, sans aucune forme. Ils habitaient entre les rochers, dans des cavernes, où ils vivaient avec beaucoup d'union et d'amitié: leur langage était partout le même; ils se nourrissaient de chair de bouc et de chien, et de lait de chèvre; ils faisaient aussi tremper dans le même lait de la farine d'orge, dont ils composaient une espèce de pain appelé goffia, qui est encore en usage parmi leurs descendans. Nicols, voyageur anglais, en a mangé plusieurs fois avec goût, et le trouva extrêmement sain.

Outre les sept îles nommées grande Canarie, Ténériffe, Gomera, Palma, Hierro ou Fer, Lancerotta et Fuerte-Ventura, il y en a six autres qui sont situées autour de Lancerotta: Gratiosa, Rocca, Allegranza, Santa-Clara, Infierno, et Lobos, qui s'appelle aussi Vecchio-Marino, et qui est placée entre Lancerotta et Fuerte-Ventura. Les anciens parlent d'îles situées au long de la côte occidentale d'Afrique, qu'ils nomment îles Fortunées. Quelques auteurs supposent que ce sont celles du cap Vert; mais une de ces îles est nommée formellement Canarie par Ptolémée; et les Arabes, qui ont remplacé les Romains dans l'Afrique, ont appelé les Canaries, Al-Iazayr, Al-Khaledar, c'est-à-dire îles Fortunées.

(p. 147) Linschoten, Beckman, Sprat, Duret, Edmond, Scory, Cadamosto, et surtout l'Anglais Nicols, qui demeura dix-sept ans aux Canaries, nous ont fourni tous les détails qui regardent ces îles, où les anciens plaçaient leur Élysée.

Quant aux mœurs des aborigènes, que l'on nomme Guanches, on les représente comme très-barbares au temps de la conquête. Ils prennent, disent les voyageurs de ce temps, autant de femmes qu'ils le désirent. Ils font allaiter leurs enfans par des chèvres. Tous leurs biens sont en commun, c'est-à-dire leurs alimens, car ils ne connaissent pas d'autres richesses. Ils cultivent la terre avec des cornes de bœuf. Leurs ancêtres n'avaient pas même l'usage du feu. Ils regardaient l'effusion du sang avec horreur; de sorte qu'ayant pris un petit vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que de les employer à garder les chèvres: exercice qui passait entre eux pour le plus méprisable. Ne connaissant pas le fer, ils se servaient de pierres tranchantes pour se raser les cheveux et la barbe. Leurs maisons étaient des cavernes creusées entre les rochers. Remarquons que les voyageurs mettent ici l'horreur du sang au nombre des caractères de la barbarie: comme ci cette heureuse ignorance des arts de destruction n'était pas le plus doux attribut de l'humanité!

Ils avaient cependant quelque idée d'un état (p. 148) futur; car chaque communauté avait toujours deux souverains, un vivant, et l'autre mort. Lorsqu'ils perdaient leur chef, ils lavaient son corps avec beaucoup de soin, et, le plaçant debout dans une caverne, ils lui mettaient à la main une sorte de sceptre, avec deux cruches à ses côtés, l'une de lait, l'autre de vin, comme une provision pour son voyage.

Leurs armes étaient des pierres, avec une sorte de dards endurcis au feu, qui les rend aussi dangereux que le fer. Pour cottes de mailles, ils s'oignaient le corps du jus de certaines plantes mêlé de suif; cette onction, qu'ils renouvelaient souvent, leur rendait la peau si épaisse, qu'elle servait encore à les défendre contre le froid.

Il paraît que chaque canton avait ses usages et son culte de religion particuliers. Dans l'île de Ténériffe, on ne comptait pas moins de neuf sortes d'idolâtrie; les uns adoraient le soleil, d'autres la lune, les planètes, etc. La polygamie était un usage général; mais le seigneur avait les premiers droits sur la virginité de toutes les femmes, qui se croyaient fort honorées lorsqu'il voulait en user. On voit que partout la volupté est entrée dans les usurpations du despotisme le plus grossier.

Ils conservèrent long-temps une pratique fort barbare. À chaque renouvellement de seigneur, quelques jeunes personnes s'offraient pour être sacrifiées. Il y avait une grande fête, à la fin de laquelle ceux qui voulaient lui donner (p. 149) cette preuve d'affection étaient conduits au sommet d'un rocher. Là, on prononçait des paroles mystérieuses, accompagnées de diverses cérémonies; après quoi les victimes, se précipitant elles-mêmes dans une profonde vallée, étaient déchirées en pièces avant d'y arriver: mais, pour récompenser ce sanglant hommage, le seigneur se croyait obligé de répandre toutes sortes de biens et d'honneurs sur les parens des morts: ainsi, même chez les peuplades les plus sauvages, les dévouemens ont flatté l'orgueil, et le sang a plu à la tyrannie.

Les Guanches (c'est le nom que les Espagnols leur ont donné) étaient une nation robuste et de haute taille, mais maigre et basanée: la plupart avaient le nez plat; ils étaient vifs, agiles, hardis et naturellement guerriers; ils parlaient peu, mais fort vite; ils étaient si grands mangeurs, qu'un seul homme mangeait quelquefois dans un seul repas vingt lapins et un chevreau. Suivant la relation du docteur Sprat, il reste encore dans l'île de Ténériffe quelques descendans de cette ancienne race qui ne vivent que d'orge pilé, dont ils composent une pâte avec du lait et du miel; on leur en trouve toujours des provisions suspendues dans des peaux de boucs, au-dessus de leurs fours. Ils ne boivent pas de vin, et la chair des animaux n'est pas une nourriture qui les tente. Ils sont si agiles et si légers, qu'ils descendent du haut des montagnes en sautant de rocher en rocher. Ils se servent (p. 150) d'une sorte de pique longue de neuf ou dix pieds, sur laquelle ils s'appuient pour s'élancer ou pour glisser d'un lieu à l'autre, et pour briser les angles qui s'opposent à leur passage, posant le pied dans des lieux qui n'ont pas six pouces de largeur. Richard Hawkins atteste qu'il les a vus monter et descendre ainsi des montagnes escarpées dont la seule perspective l'effrayait. Sprat raconte l'histoire de vingt-huit prisonniers que le gouverneur espagnol avait fait conduire dans un château d'immense hauteur, où il les croyait bien renfermés, et d'où ils ne laissèrent pas de s'échapper, au travers des précipices, avec une hardiesse et une agilité incroyables. Il ajoute qu'ils ont une manière extraordinaire de siffler qui se fait entendre de cinq milles: ce qui est confirmé par le témoignage des Espagnols. Il assure encore qu'ayant fait siffler un Guanche près de son oreille, il fut plus de quinze jours sans pouvoir entendre parfaitement.

On trouve aussi dans Sprat que les Guanches emploient les pierres dans leurs combats, et qu'ils ont l'art de les lancer avec autant de force qu'une balle de mousquet. Cadamosto assure la même chose, et s'accorde avec Sprat dans la plus grande partie de cette relation. Ils disent tous deux, sur le témoignage de leurs propres yeux, que ces barbares jettent une pierre avec tant de justesse, qu'ils sont sûrs d'atteindre au but qu'on leur marque; et avec tant de force, que d'un petit nombre de coups ils brisent un (p. 151) bouclier, et si loin, qu'on la perd de vue dans l'air. Ainsi les peuples sauvages, en ajoutant à l'énergie des organes naturels, sont parvenus quelquefois à balancer les inventions de notre industrie; et l'homme de la société, malgré tous ses avantages artificiels, est quelquefois petit devant l'homme de la nature.

À l'égard des productions de ces îles, les Espagnols n'y trouvèrent ni blé ni vin à leur arrivée. Ce qu'il y avait alors de plus utile était le fromage, qui était fort bon dans son espèce, les peaux de boucs, que les habitans passaient en perfection, et le suif, qu'ils avaient en abondance. Dans la suite, on y a planté des vignes et semé toutes sortes de grains. Lorsque Richard Hawkins fit le voyage en 1593, il y trouva du vin et du blé de la production du pays; mais il s'engendre dans le blé un ver qui se nomme gorgossio, et qui en consomme toute la substance sans endommager la peau. Les Canaries ont donné depuis, avec le vin et le blé, du sucre, des conserves, de l'orseille, de la poix qui ne fond point au soleil, et qui est propre par conséquent aux gros ouvrages des vaisseaux, du fer, des fruits de toutes les bonnes espèces, et beaucoup de bestiaux. La plupart de ces îles peuvent fournir aux bâtimens leur provision d'eau. Toutes les relations s'accordent à les représenter comme une source féconde de toutes sortes de commodités, mais relèvent particulièrement les bestiaux, le blé, le miel, la cire, le sucre, le fromage et les peaux. Le vin des Canaries (p. 152) est agréable et très-fort: il se transporte dans toutes les parties du monde. Roberts prétend que c'est le meilleur vin de l'univers. Linschoten confirme tout ce qu'on dit de la fertilité des Canaries; il ajoute qu'il n'y a pas de grains qu'elles ne produisent avec la même abondance; et parmi les bestiaux qu'elles nourrissent il compte les chameaux.

Le Maire, voyageur français, rend le même témoignage à la fécondité de ces îles, pour tout ce qui est agréable et nécessaire à la vie; mais il parle moins avantageusement de l'eau, qu'il trouve d'une bonté médiocre. Les habitans en ont la même opinion, puisqu'ils se croient obligés de la purifier en la filtrant au travers de certaines pierres. Le Maire fait observer que le temps de la moisson aux Canaries est communément le mois de mars et d'avril, et que dans quelques endroits il y a deux moissons chaque année. Il ajoute qu'il y a vu un cerisier porter du fruit six semaines après avoir été greffé. Les oiseaux de Canarie qu'on nomme serins, et qui naissent en France, n'ont ni le son si doux, ni le plumage si beau et si varié que dans le lieu de leur origine.

Outre les végétaux qu'on a nommés, ces îles produisent aujourd'hui des pois, des fèves et des coches, qui sont une sorte de grain semblable au maïs, dont on se sert pour engraisser la terre; des groseilles, des framboises et des cerises, des goyaves, des courges, des oignons d'une rare beauté, toutes sortes de racines, de (p. 153) légumes et de salades, avec une variété infinie de fleurs. Entre les poissons, le maquereau y est d'une prodigieuse abondance, et l'esturgeon n'y est guère moins commun, puisqu'il fait l'aliment des pauvres. Les Canaries ont aussi beaucoup de chevaux et de daims.

Lancerotta est particulièrement renommée pour ses chevaux; la grande Canarie, Palme et Ténériffe, pour leurs vins; Fuerte-Ventura, pour la quantité de ses oiseaux de mer; et Gomera, pour ses daims.

La longueur de l'île Canarie est de onze lieues, à peu près sur la même largeur. Elle est regardée comme la principale des îles du même nom, mais par la seule raison qu'elle est siége de la justice et du gouvernement. La cour souveraine est composée du gouverneur et de trois auditeurs, qui sont en possession de toute l'autorité, et qui reçoivent les appels de toutes les autres îles.

La ville se nomme en latin Civitas Palmarum; en espagnol, la Ciudad das Palmas, et communément Palme ou Canarie. Elle est ornée d'une magnifique cathédrale, où les offices et les dignités sont en fort grand nombre. L'administration ordinaire des affaires civiles est entre les mains de plusieurs échevins qui forment un conseil. La ville est grande, et la plupart des habitans fort riches. Le sable dont l'île est composée rend les chemins si propres, qu'après la moindre pluie on y marche communément en souliers de velours. L'air est tempéré, (p. 154) et l'on n'y connaît jamais l'excès du froid ni du chaud. On recueille deux moissons de froment, l'une au mois de février, l'autre au mois de mai. Il est d'une bonté admirable, et le pain a la blancheur de la neige. On compte dans la grande Canarie trois autres villes, qui se nomment Telde, Gualdar et Guia. L'île, au temps de Nicols, avait douze manufactures de sucre, qui s'appellent inganios, et qu'on aurait prises pour autant de petites villes à la multitude de leurs ouvriers.

Voici la méthode qui est en usage aux Canaries pour le sucre. Un bon champ produit neuf récoltes dans l'espace de dix-huit ans. On prend d'abord une canne, que les Espagnols nomment planta, et, la couchant dans un sillon, on la couvre de terre. Elle y est arrosée par de petits ruisseaux qui sont ménagés avec une écluse. Cette plante, comme une sorte de racine, produit plusieurs cannes qu'on laisse croître deux ans sans les couper; on les coupe jusqu'au pied, et, les liant avec leurs feuilles, qui se nomment coholia, on les transporte en fagots à l'inganio, où elles sont pilées dans un moulin, et le jus est conduit par un canal dans une grande chaudière, où on le laisse bouillir jusqu'à ce qu'il ait acquis une juste épaisseur. On le met alors dans des pots de terre de la forme d'un pain de sucre, pour le transporter dans un autre lieu, où l'on s'occupe à le purger et à le blanchir. Des restes de la chaudière, qui s'appellent escumas, et de la liqueur qui coule des pains qu'on blanchit, (p. 155) on compose une troisième sorte de sucre, qui se nomme pamela ou netas. Le dernier marc, ou le rebut de toutes ces opérations, se nomme remiel ou mélasse, et l'on en fait encore une autre sorte de sucre nommé refinado. Au surplus, on peut observer que cette manipulation de sucre est à peu près la même partout.

Lorsque la première récolte est finie, on met le feu à toutes les feuilles qui sont restées dans le champ, c'est-à-dire à toute la paille des cannes, ce qui consume toutes les tiges jusqu'au niveau de la terre; et, sans autre secours que le soin d'arroser et de nettoyer le terrain, les mêmes racines produisent, dans l'espace de deux ans, une seconde moisson qui se nomme zoca. La troisième, qui arrive dans le même période, est appelée tertia zoca; la quatrième, quarta zoca, et toujours de même, jusqu'à ce que la vieillesse des plantes oblige de les renouveler.

L'île Canarie produit un vin d'une bonté spéciale, surtout dans le canton de Telde. Elle n'est pas moins féconde en excellens fruits, tels que les melons, les poires, les pommes, les oranges, les citrons, les grenades, les figues, les pêches de diverses espèces, et surtout le plantano ou le bananier. Cet arbre n'est pas propre aux édifices. Il croît sur le bord des ruisseaux. Son tronc est fort droit, et ses feuilles sont extrêmement épaisses. Elles ne viennent pas aux branches, mais au sommet de l'arbre, où elles sortent du tronc même. (p. 156) Elles ont une aune de longueur, et la moitié moins de largeur. Chaque arbre n'a que deux ou trois branches, sur lesquelles croissent les fruits au nombre de trente ou quarante. Leur forme est à peu près celle du concombre. Ils sont noirs dans leur maturité, et l'on dit qu'il n'y a point de confiture aussi délicieuse. La plantation ne produit qu'une fois. On coupe l'arbre ensuite. De la même racine il en naît un autre, et l'on recommence ainsi continuellement. L'île de Canarie est fournie de bêtes à cornes, de chameaux, de chèvres, de poules, de canards, de pigeons et de grosses perdrix. Le bois est ce qui lui manque le plus.

On compte dans la ville de Canarie environ douze mille habitans; elle n'a guère moins d'une lieue de circuit; ses édifices sont fort beaux, et la plupart des maisons ont deux étages, avec des plates-formes au sommet. Il y a dans Canarie quatre couvens, les dominicains, les cordeliers, les bernardines et les récollets.

L'île de Ténériffe est au 28e. degré et demi de latitude. Sa distance de l'île de Canarie est de douze lieues au nord-ouest. On lui donne dix-sept lieues de longueur. La terre en est haute. Au milieu de l'île s'élève une montagne qu'on appelle le Pic de Teide, et dont la hauteur est très-considérable. Du sommet, qui n'a pas plus d'un demi-mille de tour, il sort quelquefois des flammes et du soufre. Au-dessous, on ne trouve que de la cendre et des pierres (p. 157) ponces. Plus bas encore, la montagne est couverte de neige pendant toute l'année; un peu plus bas, elle produit des arbres d'une hauteur surprenante, qui se nomment vinatico, dont le bois est fort pesant, et ne pourit jamais dans l'eau. Il y en a une autre sorte, qu'on appelle barbuzane, et qui est de la même qualité que le pin. Plus bas, on trouve des forêts très-longues. Le passage en est charmant par la quantité de petits oiseaux qui font entendre un ramage admirable: on en vante un particulièrement, qui est fort petit, et de la couleur de l'hirondelle, avec une tache noire et ronde au milieu de la poitrine. Son chant est délicieux; mais, s'il est renfermé dans une cage, il meurt en peu de temps.

Ténériffe produit les mêmes fruits que l'île de Canarie. Il s'y trouve aussi, comme dans les autres îles, une sorte d'arbrisseaux nommés taybayba, dont on exprime un jus laiteux qui s'épaissit en peu de momens, et qui forme une excellente glu; mais l'arbre qui se nomme dragonnier est propre à l'île de Ténériffe. Il croît sur les terres hautes et pierreuses; et, par les incisions qu'on fait au pied, il en sort une liqueur qui ressemble au sang, et dont les apothicaires font une drogue médicinale[16]. On fait du bois de cet arbre des targettes ou de petits boucliers qui sont fort estimés, parce qu'ils ont cette propriété, qu'une épée dont on les frappe s'y enfonce et tient si fort (p. 158) au bois, qu'on ne l'en retire pas sans peine.

Cette île porte plus de blé que toutes les autres; ce qui lui a fait donner le nom de nourrice et de grenier dans tous les temps de disette et de cherté. Il croît sur les rochers de Ténériffe une sorte de mousse, nommée orseille, qui s'achète par les teinturiers. L'île, au temps de Nicols, avait douze inganios[17] ou manufactures de sucre; mais on y admire particulièrement un petit canton, qui n'a pas plus d'une lieue de circonférence, auquel on prétend qu'il n'y a rien de comparable dans l'univers. Il est situé entre deux villes, dont l'une se nomme Orotava, et l'autre Rialejo. Ce petit espace produit tout à la fois de l'eau excellente, qui s'y rassemble des rocs et des montagnes; des grains de toute espèce, toutes sortes de fruits, de la soie, du lin, du chanvre, de la cire et du miel, d'excellens vins en abondance, une grande quantité de sucre, et beaucoup de bois à brûler. En général, l'île de Ténériffe fournit beaucoup de vin aux Indes occidentales et aux autres pays: le meilleur croît sur le revers d'une colline qui s'appelle Ramble. La ville capitale, nommée Laguna, est située sur le bord d'un lac dont elle tire son nom, à trois lieues de la mer. Elle est bien bâtie, et l'on y compte deux belles paroisses. C'est la résidence du gouverneur; les échevins y obtiennent leurs emplois de la cour d'Espagne. (p. 159) Il y a quatre autres villes, dans l'île de Ténériffe: Santa-Cruz, Orotava, Rialejo et Garachico. Avant la conquête, cette île avait sept rois, qui vivaient dans des cavernes comme leurs sujets, qui se nourrissaient des mêmes alimens, et qui n'avaient pour habits que des peaux de boucs.

Ténériffe, quoique la seconde des îles Canaries en dignité, est la plus considérable par l'étendue, les richesses et le commerce.

La plupart des maisons de Laguna sont ornées de jardins, et de parterres ou de terrasses sur lesquelles on voit régner de belles allées d'orangers et de citronniers. La principale fontaine est conduite jusqu'à la ville par des tuyaux de pierre élevés sur des piliers. Ses jardins, ses allées d'arbres, ses bosquets, son lac, son aquéduc, et la douceur des vents dont elle est rafraîchie, la font passer pour une habitation délicieuse.

Son lac est couvert d'oiseaux de mer. Ses faucons sont fort renommés. C'est un spectacle très-agréable que de voir les Nègres occupés à les chasser, et même à les combattre; ils sont beaucoup plus gros et plus forts que ceux de Barbarie. Le vice-roi, assistant un jour à cette chasse, et voyant le plaisir que sir Edmond Scory y prenait, l'assura qu'un faucon qu'il avait envoyé en Espagne au duc de Lerme était revenu d'Andalousie à Ténériffe; c'est-à-dire que, s'il ne s'était pas reposé sur quelque vaisseau, il avait fait d'un (p. 160) seul vol deux cent cinquante lieues d'Espagne: aussi fut-il pris à demi mort, avec les armes du duc de Lerme au cou. Depuis le moment de son départ d'Espagne jusqu'à celui de sa prise, il ne s'était passé que seize heures.

Le fameux pic de Ténériffe est une des plus hautes montagnes de l'univers. Linschoten assure qu'on le voit en mer de soixante milles; qu'on ne peut y monter qu'aux mois de juillet et d'août, parce que le reste de l'année il est couvert de neige, quoiqu'il n'en paraisse point dans tous les lieux voisins; qu'on emploie trois jours à gagner le sommet, d'où l'on découvre aussitôt toutes les autres îles, et qu'il en sort beaucoup de soufre qui est transporté en Espagne. Beckman dit que cette merveilleuse montagne est située au centre de l'île, et qu'elle s'élève comme un pain de sucre; mais qu'il ne put en voir le sommet, parce qu'il était caché dans les nues. Atkins l'appelle un amas pyramidal de rocs bruts, qui ont été comme incrustés ensemble par quelque embrasement souterrain qui dure encore.

On ne trouve pas moins de différence entre les auteurs sur la véritable hauteur de ce pic que sur la distance d'où l'on peut l'apercevoir en mer. Cependant, par une observation sur le baromètre, on a reconnu que le vif-argent s'abaissa de onze pouces au sommet de la montagne, c'est-à-dire, de vingt-neuf à dix-huit; ce qui répond, suivant les tables du docteur Halley, à deux milles et un quart. Ce calcul (p. 161) s'accorde assez avec celui de Beckman, qui met la hauteur perpendiculaire du pic à deux milles et demi: il observe aussi que les Hollandais y placent leur premier méridien[18].

Cette île produit trois sortes d'excellens vins, qui sont connus sous les noms de Canarie, de Malvoisie et de Verdona: les Anglais les confondent tous trois sous le nom commun de Sack. Beckman observe que les vignes qui produisent le canarie ont été transportées du Rhin à Ténériffe par les Espagnols sous le règne de Charles-Quint. On prétend que, dans une seule année il en est venu jusqu'à quinze et seize mille muids en Angleterre. Dampier, Le Maire et Duret donnent la préférence au malvoisie de Ténériffe sur ceux de tous les autres pays du monde. Les deux derniers de ces trois auteurs ajoutent qu'il n'était pas connu à Ténériffe avant que les Espagnols y eussent apporté quelques ceps de Candie, qui produisent aujourd'hui de meilleur vin, et plus abondamment que dans l'île même de Candie: le transport et la navigation ne font qu'augmenter sa bonté. Dampier parle aussi du Verdona, ou du vin vert. Il est plus fort et plus rude que le canarie; mais il s'adoucit aux Indes occidentales, où il est fort estimé.

Il ne manque rien aux richesses de Ténériffe, s'il est vrai, comme le capitaine Roberts nous (p. 162) l'assure, qu'il y ait une mine d'or à la pointe de Négos.

Les vignes qui produisent l'excellent vin de Ténériffe croissent toutes sur la côte, à la distance d'un mille de la mer. Celles qui sont plus loin dans les terres sont beaucoup moins estimées, et ne réussissent pas mieux quand on les transplante dans les autres îles.

Dans quelques endroits de l'île de Ténériffe il croît une sorte d'arbrisseau nommé legnan, que les Anglais achètent comme un bois aromatique. On y trouve des abricotiers, des pêchers et des poiriers qui portent deux fois l'an, et des citrons qui en contiennent un petit dans leur centre, ce qui leur a fait donner le nom de pregnada. Ténériffe produit du coton et des coloquintes. Les rosiers y fleurissent à Noël. Il n'y manque rien aux roses, ni pour la vivacité du coloris, ni pour la grandeur; mais les tulipes n'y croissent point. Les rochers y sont couverts de crête marine. Il croît sur les bords de la mer une autre herbe à feuilles larges, si forte, et même si vénéneuse, qu'elle fait mourir les chevaux. Cependant elle n'est pas si pernicieuse aux autres animaux. On a vu jusqu'à quatre-vingts épis de froment sortir d'une seule tige; il est aussi jaune et presque aussi transparent que l'ambre. Dans les bonnes années, un boisseau de semence en a rendu jusqu'à cent.

Les serins des Canaries qu'on apporte en Europe sont nés dans les barancos, ou les sillons (p. 163) que l'eau forme en descendant des montagnes. L'île Ténériffe est aussi fort abondante en cailles et en perdrix, qui sont d'une grande beauté, et beaucoup plus grosses qu'en Europe. Les pigeons ramiers, les tourterelles, les corbeaux et les faucons, y viennent des côtes de Barbarie. Il y a peu de montagnes où l'on ne découvre des essaims d'abeilles. Les chèvres sauvages grimpent quelquefois jusqu'au sommet du pic. Les porcs et les lapins ne sont pas moins communs dans l'île. À l'égard du poisson, il y est généralement de meilleur goût qu'en Angleterre. Les homards n'y ont pas les pattes si grandes. Le clacas, qui est sans contredit le meilleur coquillage de l'univers, croît dans les rocs, où il s'en trouve souvent cinq ou six sous une grande écaille. On estime aussi une sorte d'animal qui a six ou sept queues longues d'une aune, jointes à un corps et à une tête de même longueur. Les tortues y sont excellentes; les cabridos sont une espèce de poisson qui l'emporte sur nos truites.

Les principaux vignobles sont ceux de Buena-Vista, Dante, Orotava, Figueste, et surtout celui de Ramble, qui produit le meilleur vin de l'île. Pour les fruits, il n'y a pas de pays qui fournisse de meilleures espèces de melons, de grenades, de citrons, de figues, d'oranges, d'amandes et de dattes. La soie, le miel et par conséquent la cire, y sont de la même excellence; et si ces trois sources de richesses y étaient cultivées avec plus de soin, elles surpasseraient celles de Florence et de Naples.

(p. 164) Le côté du nord est rempli de bois et d'excellente eau. On y voit croître le cèdre, le cyprès, l'olivier sauvage, le mastix, le savinier, avec des palmiers et des pins d'une hauteur étonnante. Entre Orotava et Garachico, on trouve une forêt entière de pins, qui parfume l'air des plus délicieuses odeurs. L'île n'a pas de canton qui n'en produise; c'est le bois dont se font les tonneaux et tous les autres ustensiles. Outre le pin droit, on en voit un autre qui croît en s'élargissant comme le chêne. Les habitans le nomment l'arbre immortel, parce qu'il ne se corrompt jamais, ni dans l'eau ni sous terre. Il est presque aussi rouge que le bois du Brésil, auquel il ne le cède pas non plus en dureté; mais il n'est pas si onctueux que le pin droit. Il s'en trouve de si gros, que les Espagnols ne font pas difficulté d'assurer fort sérieusement que toute la charpente de l'église de los Romedios à Laguna est composée d'un seul de ces arbres.

Mais l'arbre qu'on appelle dragonnier surpasse tous les autres par ses propriétés. Il a le tronc fort gros, et s'élève fort haut. Son écorce ressemble aux écailles d'un dragon ou d'un serpent, et c'est de là sans doute qu'il tire son nom. Ses branches, qui sortent toutes du sommet, sont jointes deux à deux comme les mandragores. Elles sont rondes, douces et unies comme le bras d'un homme, et les feuilles sortent comme entre les doigts. La substance du tronc sous l'écorce n'est pas un véritable bois; c'est une matière spongieuse, qui sert fort bien, (p. 165) quand elle est sèche, à faire des ruches d'abeilles. Vers la pleine lune, il en sort une gomme claire et vermeille, qui s'appelle sangre de draco, ou sang de dragon. Elle est beaucoup meilleure et plus astringente que celle de Goa et des Indes orientales, que les Juifs altèrent ordinairement de quatre à un.

Tout ce que nous avons dit de Ténériffe ne doit s'entendre que de la partie de l'île qui est habitée; car le reste n'est composé que de rochers et de bois impraticables. Nous parlerons séparément du pic qui rend cette île si fameuse.

Gomera est située à l'ouest de Ténériffe, à six lieues de distance; elle n'en a pas plus de six de longueur. On lui donne le titre de comté; mais dans les différens civils, les vassaux du comte de Gomera ont le droit d'appel aux juges royaux, qui font leur résidence dans l'île de Canarie. La capitale de l'île porte le même nom. C'est une fort bonne ville avec un excellent port, où les flottes des Indes s'arrêtent volontiers pour y prendre des rafraîchissemens. L'île fournit à ses habitans leur provision de grains et de fruits. Elle n'a qu'un inganio, c'est-à-dire, une manufacture de sucre; mais elle produit des vignes en abondance.

Palma est à plus de douze lieues de Gomera, au nord-ouest. Sa forme est ronde. Elle n'a pas moins de neuf lieues de longueur et vingt-cinq lieues de circuit. On vante beaucoup l'abondance de ses vins et de son sucre. Sa capitale, (p. 166) qui se nomme Palma, fait un grand commerce de vin aux Indes occidentales et dans les autres pays. Elle est ornée d'une très-belle église. L'administration des affaires et de la justice est entre les mains d'un gouverneur et d'un conseil d'échevins. L'île n'a qu'une autre ville nommée Saint-André, assez jolie, mais fort petite. Elle a quatre inganios, où l'on fait d'excellent sucre. Le terroir produit peu de blé; dans leurs besoins, les habitans ont recours à l'île de Ténériffe.

L'île d'Hierro ou Herro, que nous appelons l'île de Fer, est à seize lieues au sud de Palma. Son circuit est d'environ six lieues. Elle appartient au comte de Gomera. On y recueille peu de grains. Ses principales productions sont l'orseille, les figues et l'eau-de-vie. Les bestiaux y sont abondans; leur chair est du meilleur goût. Les forêts renferment des cerfs et des chevreuils. Quelques voyageurs ont raconté qu'elle n'a d'autre eau douce que celle qu'on y recueille à la faveur d'un grand arbre qui se trouve au milieu de l'île, et qui est sans cesse couvert de nuées. L'eau qui distille sur les feuilles tombe continuellement dans deux grandes citernes qu'on a construites au pied de l'arbre, et suffit pour les besoins des habitans et des bestiaux. Jackson rapporte qu'étant à Fer en 1618, il a vu l'arbre de ses propres yeux; qu'il lui a trouvé la grosseur d'un chêne, l'écorce fort dure, et six à sept aunes de hauteur; les feuilles rudes, de la couleur des feuilles (p. 167) de saule, mais blanches au côté inférieur; qu'il ne porte ni fleurs ni fruits; qu'il est situé sur le revers d'une colline; que pendant le jour il paraît flétri, et qu'il ne rend de l'eau que pendant la nuit, lorsque la nue qui le couvre commence à s'épaissir; enfin qu'il en donne assez pour suffire à toute l'île, c'est-à-dire, suivant le récit de Jackson, à huit mille âmes et à cent mille bestiaux. Il ajoute que l'eau est conduite, par des tuyaux de plomb, du pied de l'arbre dans un grand réservoir qui ne contient pas moins de vingt mille tonneaux, environné d'un mur de briques, et pavé de pierre; que de là on la transporte dans des barils à divers endroits de l'île où l'on a pratiqué d'autres citernes, et que le grand bassin est rempli toutes les nuits.

Divers écrivains ont traité de fable ridicule l'histoire de cet arbre merveilleux. Ce jugement sera celui de tout homme sensé, en lisant le récit de conteurs tels que Jackson. Mais cherchons à découvrir la vérité sur l'arbre miraculeux.

Le Maire prétend que cet arbre n'est point si merveilleux; qu'il y en a plusieurs qui donnent aussi de l'eau, mais en moindre quantité.

Bontier, et Le Verrier, aumônier de Bethencour, qui fit la conquête des Canaries, ont écrit l'histoire de la découverte de ces îles. Ces auteurs, qui paraissent en général dignes de foi, parlent de plusieurs arbres situés dans la partie la plus élevée du pays, et desquels dégoutte (p. 168) une eau claire qui tombe dans des fosses creusées exprès. Ils ajoutent qu'elle est excellente à boire. Dans un autre endroit, ils citent le milieu de l'île, qui est très-haut, comme couvert d'une immense forêt de pins. L'état des choses a pu changer depuis le temps de ces deux écrivains; mais ce qu'ils racontent explique parfaitement le merveilleux.

«Un autre témoignage va fixer le degré de croyance que l'on doit accorder à l'histoire du singulier arbre de l'île de Fer. Abreu Galindo, dans son traité manuscrit des Canaries, conservé dans les registres du pays, dit qu'il voulut voir par lui-même ce que c'était que cet arbre. Il s'embarqua donc et se fit conduire à un lieu nommé Tigulahe, qui communique à la mer par un vallon, à l'extrémité duquel, contre un gros rocher, se trouvait l'arbre saint que dans le pays on nomme garoë. Il ajoute que c'est mal à propos qu'on l'a nommé til ou tilo (tilleul), parce qu'il n'y ressemble pas du tout. Son tronc a douze palmes de circonférence, quatre pieds de diamètre, et à peu près quarante pieds de hauteur; les branches sont très-ouvertes et touffues; son fruit ressemble à un gland avec son capuchon; sa graine a la couleur et le goût aromatique des petites amandes que contiennent les pommes de pin. Il ne perd jamais sa feuille, c'est-à-dire que la vieille ne tombe que quand la jeune est formée; et cette feuille est, comme celle du laurier, dure et luisante, mais plus grande, courbée, et assez large. Il y a tout (p. 169) autour de l'arbre une grande ronce qui entoure aussi plusieurs de ses rameaux, et aux environs sont quelques hêtres, des broussailles et des buissons.

»Du côté du nord sont deux grands piliers de vingt pieds carrés, et creusés de vingt palmes de profondeur, faits de pierre, et divisés pour que l'eau tombe dans l'un et se conserve dans l'autre, etc. Il arrive généralement tous les jours, surtout le matin, qu'il s'élève de la mer, non loin de la vallée, des vapeurs et des nuages; ils sont portés par le vent d'est, qui est le plus fréquent dans cet endroit, contre les rochers qui les retiennent. Ces vapeurs s'amoncellent sur l'arbre qui les absorbe, et coulent en eau goutte à goutte sur ses feuilles polies. La grande ronce, les arbustes et les buissons qui sont autour distillent de la même manière. Plus le vent d'est règne, plus la récolte d'eau est abondante. On ramasse alors plus de vingt flacons d'eau. Un homme qui garde l'arbre, et qui pour cela est salarié, la distribue aux voisins, etc.

»Il en est donc de l'arbre de l'île de Fer comme de beaucoup d'autres phénomènes physiques qui, exagérés et revêtus de circonstances invraisemblables, ont dû passer pour des contes, mais qui, réduits à leur juste valeur, deviennent des choses toutes simples. Le garoë a pu exister. Nous voyons tous les jours dans nos jardins, après un brouillard épais, les arbres qui ont les feuilles dures et polies, (p. 170) tels que les orangers, les lauriers-roses, les lauriers-cerises, tout couverts d'eau. Supposons dans un pays chaud un lieu où les brouillards s'amoncellent sans cesse, les végétaux qui y croîtront en feront autant que nos lauriers-cerises. Sans leur secours, l'eau des nuages, absorbée par la terre, ne sera d'aucune utilité pour le pays, et retournera à l'Océan par des issues cachées. On pouvait donc renouveler l'arbre saint qui était très-vieux, lorsqu'un ouragan le déracina en 1625. Il fut dressé un procès-verbal de ce malheur; et les notables du pays, s'étant assemblés, firent jeter les feuilles du garoë au lieu où tombait auparavant son eau.

»La description de l'arbre saint, donnée par Galindo, convient parfaitement au laurus indica, bel arbre qui croît naturellement sur le sommet des montagnes de toutes les Canaries»[19].

Lancerotta est à quarante-huit lieues de la grande Canarie, vers le nord-est; sa longueur est de douze lieues. Ses seules richesses sont la chair de chèvre et l'orseille. Elle a le titre de comté. Elle envoie chaque semaine à Canarie, à Ténériffe et à Palma des barques chargées de chair de chèvre séchée qui s'appelle tussinetta, et dont on se sert dans ces îles au lieu de lard.

Une chaîne de montagnes qui la divise sert d'asile à quelques bêtes sauvages, qui n'empêchent (p. 171) pas les chèvres et les moutons d'y paître tranquillement; mais il y a peu de bêtes à cornes, et moins encore de chevaux. Les vallées sont sèches et sablonneuses; elles ne laissent pas de produire de l'orge et du froment médiocre. Du côté du nord, à la distance d'une lieue, elle a une autre petite île qui se nomme Gratiosa. Les plus grands vaisseaux passent sans danger dans l'intervalle.

On ne croit Fuerte-Ventura éloignée que de cinquante lieues du promontoire de Guer en Afrique, et de dix-huit à l'est de la grande Canarie. On lui donne vingt-trois lieues de long sur six de large; elle appartient au seigneur de Lancerotta. Ses productions sont le froment, l'orge, les chèvres et l'orseille; elle ne produit pas plus de vin que Lancerotta.

Dapper dit que Fuerte-Ventura a trois villes sur les côtes: Lanagla, Tarafalo et Pozzo-Negro. Du côté du nord, elle a le port de Chabras et un autre à l'ouest, dont on vante la bonté. Entre cette île et celle de Lancerotta, les plus nombreuses flottes peuvent trouver une retraite sûre et commode; mais la côte est dangereuse au nord-est, et la mer y bat continuellement contre une multitude de rocs.

Il manque tant de circonstances aux anciennes descriptions du pic de Ténériffe, qu'il doit être agréable au lecteur de les trouver ici rassemblées dans un nouvel article, d'après les relations des voyageurs modernes[20].

(p. 172) La fameuse montagne de Teide, qu'on nomme communément le pic de Ténériffe, cause une égale admiration de près ou dans l'éloignement. Elle étend sa base jusqu'à Garachico, d'où l'on compte deux journées et demie de chemin jusqu'au sommet. Quoiqu'elle paraisse se terminer en pointe fort aiguë, comme un pain de sucre, avec lequel elle a d'ailleurs beaucoup de ressemblance, elle est plate néanmoins à l'extrémité, dans l'étendue de plus d'un arpent. Le centre de cet espace est un gouffre. On peut y monter pendant un mille sur des mules ou sur des ânes; mais il faut continuer le voyage à pied avec de grandes difficultés. Chacun est obligé de porter ses provisions de vivres.

Toute la partie d'en haut est ouverte et stérile, sans aucune apparence d'arbre et de buisson. Il en sort du côté du sud plusieurs ruisseaux de soufre qui descendent dans la région de la neige: aussi paraît-elle entremêlée, dans plusieurs endroits, de veines de soufre. Si l'on jette une pierre dans le gouffre, elle y retentit comme un vaisseau creux de cuivre contre lequel on frapperait avec un marteau d'une prodigieuse grosseur; aussi les Espagnols lui ont-ils donné le nom de chaudron du diable. Mais les naturels de l'île étaient persuadés sérieusement que c'est l'enfer, et que les âmes des méchans y faisaient leur séjour pour être tourmentées sans cesse; tandis que celles des bons habitaient l'agréable vallée où l'on a bâti la ville de Laguna: (p. 173) en effet, le monde entier n'a pas de canton où la température de l'air soit plus douce, ni de perspective plus riante que celle qu'on a du centre de cette plaine.

En 1652, des marchands anglais voulurent visiter le pic; ils partirent d'Orotava, ville située à une demi-lieue de la côte septentrionale de l'île de Ténériffe. Leur marche ayant commencé à minuit, ils arrivèrent à huit heures du matin au pied de la montagne, où ils s'arrêtèrent sous un grand pin pour s'y rafraîchir jusqu'à deux heures après midi; ensuite continuant leur chemin au travers de plusieurs montagnes sablonneuses et stériles, sans y trouver un seul arbre, ils eurent beaucoup à souffrir de la chaleur jusqu'au pied du pic, où ils ne trouvèrent pour abri que de gros rochers, qui semblaient y être tombés de quelque partie de la montagne.

À six heures du soir, ils commencèrent à monter le pic; mais, après avoir marché l'espace d'un mille, ils trouvèrent le chemin si difficile pour les chevaux, qu'ils prirent le parti de les laisser derrière eux avec leurs domestiques. Pendant ce premier mille quelques-uns des voyageurs ressentirent des faiblesses et des maux de cœur. D'autres furent tourmentés par des vomissemens et des tranchées; mais ce qui parut encore plus surprenant, le crin des chevaux se dressa. Ayant demandé du vin, qu'on portait dans de petits barils, ils le trouvèrent si froid, qu'ils n'en purent boire sans l'avoir (p. 174) fait chauffer: cependant l'air était calme et modéré; mais, vers le coucher du soleil, le vent devint si violent et si froid, qu'étant forcés de s'arrêter sous les rocs, ils y allumèrent de grands feux pendant toute la nuit.

Ils recommencèrent à monter vers quatre heures du matin. Après avoir fait l'espace d'un mille, un des voyageurs se trouva si mal, qu'il fut obligé de retourner sur ses pas. Là commencent les rochers noirs. Le reste de la compagnie continua sa marche jusqu'au pain de sucre, c'est-à-dire à l'endroit où le pic commence à prendre cette forme. La plus grande difficulté qu'ils y eurent à combattre, fut le sable blanc, contre lequel néanmoins ils s'étaient munis, en prenant avec eux des souliers dont la semelle était plus large d'un doigt que le cuir supérieur: ils gagnèrent avec beaucoup de peine le dessus des rochers noirs, qui est plat comme un pavé. Comme il ne leur restait plus qu'un mille jusqu'au sommet, ils sentirent redoubler leur courage; et, sans être tentés de se reposer, ils gagnèrent enfin la cime. Leur crainte avait été d'y trouver la fumée aussi épaisse qu'elle leur avait paru d'en bas; mais ils n'y sentirent que des exhalaisons assez chaudes, dont l'odeur était celle du soufre.

Dans la dernière partie de leur marche, ils ne s'étaient aperçus d'aucune altération dans l'air, et le vent n'avait pas été fort impétueux; mais ils le trouvèrent si violent au sommet, qu'ayant voulu commencer par boire à la santé (p. 175) du roi, et faire une décharge de leurs fusils, à peine pouvaient-ils se soutenir. Ils avaient besoin de réparer leurs forces, que la fatigue avait épuisées. Leur surprise augmenta beaucoup, lorsque, ayant voulu goûter de l'eau-de-vie, ils la trouvèrent sans force; le vin, au contraire, leur parut plus vif et plus spiritueux qu'auparavant.

Le sommet du pic sur lequel ils étaient sert comme de bord au fameux gouffre que les Espagnols appellent Caldera. Ils jugèrent que l'ouverture peut avoir une portée de mousquet de diamètre, et qu'elle s'étend vers le fond l'espace d'environ deux cent quarante pieds. Sa forme est celle d'un entonnoir; ses bords sont couverts de petites pierres tendres, mêlées de soufre et de sable, qui sont si dangereuses, que l'un des voyageurs, ayant tenté de remuer une pierre assez grosse, faillit d'être suffoqué. Les pierres même sont si chaudes, qu'on ne peut y toucher sans précaution. Personne n'osa descendre plus de douze ou quinze pieds, parce que, le terrain s'enfonçant sous les pieds, on fut arrêté par la crainte de ne pouvoir remonter facilement; mais on prétend que des voyageurs plus hardis en ont couru les risques, et qu'étant parvenus jusqu'au fond, ils n'y ont rien trouvé de plus remarquable qu'une espèce de soufre clair, qui paraît comme du sel sur les pierres.

Du haut de cette célèbre montagne, les marchands anglais découvrirent la grande Canarie, (p. 176) qui est à douze lieues; l'île de Palme, éloignée de vingt; celle de Gomera, qui n'en est qu'à six lieues; et celle de Fer, à plus de vingt-cinq; mais leur vue s'étendait à l'infini sur la surface de l'Océan; et l'on en doit juger par une simple remarque: c'est que la distance de Ténériffe à Gomera ne paraissait pas plus grande que la largeur de la Tamise à Londres.

Aussitôt que le soleil parut à l'horizon, l'ombre du pic parut couvrir non-seulement l'île de Ténériffe et celle de Gomera, mais toute la mer, aussi loin que les yeux pouvaient s'étendre; et la pointe du mont semblait tourner distinctement, et se peindre en noir dans les airs. Lorsque le soleil eut acquis un peu d'élévation, les nuées se formèrent si vite, qu'elles firent perdre tout d'un coup aux marchands la vue de la mer, et même celle de l'île de Ténériffe, à la réserve de quelques pointes de montagnes voisines qui semblaient percer au travers. Nos observateurs ne purent savoir si ces nuées s'élèvent quelquefois au-dessus du pic même; mais, quand on est au-dessous, on s'imaginerait qu'elles sont suspendues sur la pointe, ou plutôt qu'elles l'enveloppent; et cette apparence est constante pendant les vents de nord-ouest: c'est ce que les habitans appellent le Cap. Ils le regardent comme le pronostic certain de quelque tempête.

Un des mêmes marchands, qui recommença le voyage deux ans après, arriva au sommet du pic avant le jour. S'étant mis à couvert (p. 177) sous un roc pour se garantir de la fraîcheur de l'air, il s'aperçut bientôt que ses habits étaient fort humides; il jeta les yeux autour de lui, et sa surprise fut extrême de voir quantité de gouttes d'eau couler le long des rocs. Il remarqua aussi que du sommet des autres montagnes il s'écoule continuellement de petites veines d'eau qui se rassemblent, ou qui se dispersent, suivant la facilité qu'elles trouvent à leur passage.

Après avoir passé quelque temps au sommet du pic, les Anglais descendirent par une route sablonneuse jusqu'au bas de ce qu'on appelle le pain de sucre; et comme elle est si raide qu'on la croirait perpendiculaire, ils en furent bientôt dégagés. En jetant les yeux dans cet endroit, ils découvrirent une grotte qui leur causa de l'admiration; sa forme est celle d'un four dont l'ouverture serait au sommet. Ils eurent la curiosité d'y descendre avec des cordes, dont ils firent tenir le bout par leurs domestiques. La profondeur de cette grotte est de trente pieds, et sa largeur de quarante-cinq. En descendant, ils furent obligés de s'arrêter sur un tas de neige fort dure, pour éviter un trou rempli d'eau, qui a l'apparence d'un puits, et qui est directement au-dessous de l'ouverture de la grotte. Il a six brasses de profondeur. Les Anglais ne purent juger si c'est une source d'eau vive, ou l'assemblage de la neige fondue, ou la distillation des rochers. De tous les côtés de la grotte, on voit (p. 178) des glaçons suspendus, qui descendent jusqu'au tas de neige dont le fond est rempli; mais nos voyageurs, bientôt incommodés de l'excès du froid, quittèrent ce lieu pour continuer de descendre. Ils arrivèrent à Orotava vers cinq heures du soir, le visage si rouge et si cuisant, que, pour se rafraîchir, ils furent obligés de se faire laver long-temps la tête avec des blancs d'œufs.

Joignons à cette relation celle d'un Anglais fort instruit, nommé M. Édens, plus curieuse et plus détaillée que la première.

Le mardi 13 août 1715, à dix heures et demie du soir, Édens, accompagné de quatre Anglais et d'un Hollandais, avec des domestiques et des chevaux pour le transport de leurs provisions, partit du port d'Orotava: leur guide était le même qui avait servi depuis plusieurs années à tous les étrangers qui avaient fait ce voyage.

Ils arrivèrent avant minuit à la ville d'Orotava; et, suivant les instructions du guide, ils y prirent des bâtons d'une forme commode pour faciliter leur marche.

Le jour suivant, à une heure du matin, ils s'avancèrent jusqu'au pied d'une montagne fort raide, à un mille et demi de la ville; et, commençant à voir autour d'eux à la faveur de la lune qui était fort claire, ils découvrirent le pic, environné d'une nuée blanche qui le couvrait comme un chapeau. De là, suivant le pied de la montagne, ils gagnèrent une plaine (p. 179) que les Espagnols ont nommée Dornajito en el Monte verte, c'est-à-dire Petit trou dans la Montagne verte: ce nom lui vient, comme l'auteur le suppose, d'un trou très-profond qu'on trouve un peu plus loin sur la droite, dans lequel tombe une eau pure et fraîche qui descend des montagnes. Après avoir marché par des chemins tantôt rudes, tantôt fort aisés, ils arrivèrent à trois heures près d'une petite croix de bois que les Espagnols appellent la Cruz de la Solera, d'où ils aperçurent le pic devant eux; mais, quoique depuis la ville ils eussent monté presque continuellement par divers détours, il ne leur parut pas moins élevé, et les nuées blanches en couvraient encore la pointe.

Un demi-mille plus loin, ils se trouvèrent sur le dos de la montagne, fort rude et fort escarpée, qui se nomme Caravalla, nom qui lui vient d'un grand pin que leur guide les pria d'observer: cet arbre jette en effet une grande branche qui, par la manière dont elle s'avance au-delà des autres, a l'air d'un mât, tandis que les autres forment une touffe qui ressemble à la partie d'avant d'une caravelle; on trouve d'ailleurs des deux côtés un grand nombre d'autres pins. Entre ces arbres ils virent plusieurs ruisseaux de soufre enflammé qui descendaient de la montagne en serpentant, et de petits tourbillons de fumée qui s'élevaient des lieux où le soufre avait commencé à s'enflammer. Ils eurent le même spectacle la nuit suivante, lorsqu'ils se retirèrent (p. 180) sous les rocs pour s'y reposer; mais ils ne purent découvrir d'où venait l'inflammation, ni ce que devenaient ensuite les ruisseaux ardens.

Vers cinq heures du soir, ils arrivèrent au sommet de la montagne, où ils trouvèrent un fort gros arbre, que les Espagnols appellent el Pino de la Merianda, c'est-à-dire l'arbre de la Collation. Le feu que différens voyageurs ont fait au pied en a découvert le tronc, et fait couler beaucoup de térébenthine. Nos Anglais en allumèrent un grand à peu de distance, et s'arrêtèrent pour se rafraîchir. Ils aperçurent quantité de lapins, qui ont peuplé ces lieux déserts et sablonneux. Depuis cet endroit, quoique assez près du pain de sucre, on est fort incommodé par l'abondance du sable.

Ils se remirent en marche vers six heures, et trois quarts d'heure après ils arrivèrent à Portillo, c'est-à-dire à l'ouverture de plusieurs grands rocs, d'où ils recommencèrent à découvrir le pic, qui ne leur paraissait plus qu'à deux milles et demi d'eux. Leur guide les assura qu'ils étaient à la même distance du port. Mais le pic ne cessait pas de leur paraître enveloppé de nuées blanches. À sept heures et demie, ils arrivèrent à las Faldas, c'est-à-dire aux avenues du pic, d'où jusqu'à la Stancha, qui n'est qu'à un quart de mille du pain de sucre, ils eurent à marcher sur de petites pierres si mobiles, que les chevaux y enfonçaient (p. 181) jusqu'au-dessus du pied. La couche en devait être fort épaisse, puisque Édens y fit un grand trou sans en pouvoir trouver le fond.

À mesure qu'on s'approche du pain de sucre, on voit quantité de grands rocs dispersés, qui, suivant le récit du guide, ont été précipités du sommet par d'anciens volcans. Il s'en trouve aussi des tas qui ont plus de soixante toises de longueur, et Édens observe que plus ils sont loin du pic, plus ils ressemblent à la pierre commune des rocs; mais ceux qui sont moins éloignés paraissent plus noirs et plus solides. Il y en a même qui ont la couleur du caillou, avec une sorte de brillant, qui fait juger qu'ils n'ont point été altérés par le feu, au lieu que la plupart des autres tirent beaucoup sur le charbon de forge, ce qui ne laisse pas douter que, de quelque lieu qu'ils viennent, ils n'aient souffert les impressions d'une ardente chaleur.

À neuf heures, les voyageurs arrivèrent à la Stancha, un quart de mille au-dessus du pied du pic, au côté de l'est. Ils y trouvèrent trois ou quatre grands rocs durs et noirs, qui s'avancent assez pour mettre plusieurs personnes à couvert. Ils placèrent leurs chevaux dans ce lieu, et, cherchant pour eux-mêmes une retraite commode, ils commencèrent par se livrer tranquillement au sommeil. Ensuite leurs gens préparèrent diverses sortes de viandes qu'ils avaient apportées. Comme leur dessein était de se reposer pendant tout le jour, Édens profita (p. 182) du temps pour observer mille objets qui le frappaient d'admiration. À l'est du pic, on voit, à quatre ou cinq milles de distance, plusieurs montagnes qui s'appellent Malpesses; et plus loin, au sud, celle qui porte le nom de montagne de Rijada. Tous ces monts étaient autrefois des volcans, comme Édens ne croit pas qu'on en puisse douter à la vue des rocs noirs et des pierres brûlées qui s'y trouvent, et qui ressemblent à tout ce qu'on rencontre aux environs du pic. Si l'on s'en rapporte aux réflexions d'Édens, rien n'est comparable à cet amas confus de débris entassés les uns sur les autres, qui peuvent passer pour une des plus grandes merveilles de l'univers. Après avoir dîné avec beaucoup d'appétit, les voyageurs voulurent recommencer à dormir; mais, étant reposés de la fatigue qui les avait forcés d'abord au sommeil, ils ne purent fermer les yeux dans un endroit si peu commode; et leur unique ressource fut de jouer aux cartes pendant le reste de l'après-midi. Vers les six heures du soir, ils découvrirent la grande Canarie, qu'ils avaient à l'est un quart sud.

La faim redevint si pressante, qu'on fit un second repas avant neuf heures. Chacun se promit ensuite de pouvoir dormir sous le rocher. On se fit des lits avec des habits, et l'on choisit des pierres pour oreillers. Mais il fut impossible de goûter un moment de repos. Le froid tourmentait ceux qui s'étaient éloignés du feu. La fumée n'était pas moins incommode à ceux (p. 183) qui s'en approchaient. D'autres étaient persécutés par les mouches, avec un extrême étonnement d'en trouver un si grand nombre dans un lieu où l'air est si rude et si perçant pendant la nuit. Édens s'imagine qu'elles y sont attirées par les chèvres qui grimpent quelquefois sur ces rocs; d'autant plus que, dans une caverne fort proche du sommet de la montagne, il trouva une chèvre morte. Elle n'avait pu monter si haut sans beaucoup de peine; et s'étant sans doute échauffée dans sa marche, le froid l'avait saisie jusqu'à lui causer la mort; à moins qu'on ne veuille supposer qu'elle était morte de faim, ou peut-être de quelque vapeur sulfureuse qui l'avait étouffée; ce qui paraît plus probable, parce qu'Édens ajoute qu'elle s'était séchée jusqu'à tomber presqu'en poudre. Enfin, le guide ayant averti qu'il était temps de partir, on se remit en marche à une heure après minuit. Comme le chemin ne permettait pas de mener les chevaux, on laissa dans le même lieu quelques hommes pour les garder.

Entre la Stancha et le sommet du pic, on rencontre deux montagnes fort hautes, chacune d'un demi-mille de marche. La première est parsemée de petits cailloux, sur lesquels il est aisé de glisser: l'autre n'est qu'un amas monstrueux de grosses pierres, qui ne tiennent à la terre que par leur poids, et qui sont mêlées avec beaucoup de confusion. Après s'être reposé plusieurs fois, les voyageurs arrivèrent (p. 184) au sommet de la première montagne, où ils prirent quelques rafraîchissemens; ensuite ils commencèrent à monter la seconde, qui est plus haute que la première, mais plus sûre pour la marche, parce que la grosseur des pierres les rend plus fermes. Ils n'en essuyèrent pas moins de fatigue pendant une grosse demi-heure, après laquelle ils découvrirent le pain de sucre, qui leur avait été caché par l'interposition des deux montagnes.

Au sommet de la seconde, ils trouvèrent le chemin assez uni, dans l'espace d'un quart de mille, jusqu'au pied du pain de sucre, où, regardant leurs montres, ils furent surpris qu'il fût déjà trois heures. La nuit était fort claire, et la lune se faisait voir avec beaucoup d'éclat; mais ils voyaient sur la mer des tas de nuées qui paraissaient au-dessous d'eux comme une vallée extrêmement profonde. Ils avaient le vent assez frais au sud-est quart sud, où il demeura continuellement pendant tout le voyage. Pendant une demi-heure qu'ils furent assis au pied du pain de sucre, ils virent sortir en plusieurs endroits une vapeur semblable à la fumée, qui, s'élevant en petits nuages, disparaissait bientôt, et faisait place à d'autres petits tourbillons qui suivaient les premiers. À trois heures et demie, ils se remirent à monter dans la plus pénible partie du voyage. Édens et quelques autres, ne ménageant pas leur marche, parvinrent au sommet dans l'espace d'un quart d'heure, tandis que le guide et le reste de la (p. 185) compagnie n'y arrivèrent qu'à quatre heures.

Le sommet du pic est un ovale, dont le plus long diamètre s'étend du nord-nord-ouest au sud-est. Autant qu'Édens en put juger, il n'a pas moins de cent quarante toises de longueur sur environ cent dix de largeur. Il renferme dans ce circuit un grand gouffre, qu'on a nommé Caldera, c'est-à-dire la chaudière, dont la partie la plus profonde est au sud. Il est assez escarpé sur tous ses bords, et, dans quelques endroits, il ne l'est pas moins que la descente du pain de sucre. Toute la compagnie descendit jusqu'au fond, où elle trouva, vers quarante toises de profondeur, des pierres si grosses, que plusieurs surpassaient la hauteur d'un homme; la terre, dans l'intérieur de la chaudière, peut se pétrir comme une sorte de pâte; et si on l'allonge dans la forme d'une chandelle, on est surpris de la voir brûler comme du soufre. Au dedans et au dehors on trouve quantité d'endroits brûlans, et lorsqu'on y lève une pierre, on y voit du soufre attaché. Au-dessus des trous d'où l'on voit sortir de la fumée, la chaleur est si ardente, qu'il est impossible d'y tenir long-temps la main. La grotte où Édens trouva une chèvre morte est au nord-est, dans l'enceinte du sommet. Le guide l'assura qu'il s'y distillait souvent du véritable esprit de soufre (acide sulfurique); mais ce phénomène ne parut point dans le peu de temps que les Anglais y passèrent.

Édens observe que c'est une erreur de s'imaginer, (p. 186) avec les auteurs de quelques relations, que la respiration soit difficile au sommet du pic; il rend témoignage qu'il n'y respira pas moins qu'au pied; il n'y mangea pas non plus avec moins d'appétit. Avant le lever du soleil, il trouva l'air aussi froid qu'il l'eut jamais ressenti en Angleterre dans les plus rudes hivers. À peine put-il demeurer sans ses gants. Il tomba une rosée si abondante, que tout le monde eut ses habits mouillés. Cependant le ciel ne cessa point d'être fort serein. Un peu après que le soleil fut levé, ils virent sur la mer l'ombre du pic, qui s'étendait jusqu'à l'île de Gomera, et celle du sommet leur paraissait imprimée dans le ciel comme un autre pain de sucre. Mais, les nuées étant assez épaisses autour d'eux, ils ne découvrirent pas d'autres îles que la grande Canarie et Gomera.

À six heures du matin, ils pensèrent à partir pour retourner sur leurs traces. À sept heures, ils arrivèrent près d'une citerne d'eau qu'ils n'avaient pas remarquée en montant, et qui passe pour être sans fond. Leur guide les assura que c'était une erreur, et que sept à huit ans auparavant il l'avait vue à sec pendant les agitations d'un furieux volcan. Édens jugea que cette citerne peut avoir trente-cinq brasses de long sur douze de large, et que sa profondeur ordinaire est d'environ quatorze brasses. Elle a sur ses bords une matière blanche que les Anglais, sur la foi de leur guide, prirent pour du salpêtre. Il s'y trouvait aussi, dans (p. 187) plusieurs endroits, de la glace et de la neige, l'une et l'autre fort dures, quoique couvertes d'eau. Édens fit prendre de cette eau dans une bouteille, et ne fit pas difficulté d'en boire avec un peu de sucre; mais il n'en avait jamais bu de si froide. Du côté droit, il y avait un grand amas de glaçons qui s'élevaient en pointe, et d'où les Anglais s'imaginèrent que l'eau coulait dans la citerne.

Trois ou quatre milles plus bas, ils découvrirent une autre grotte qui était remplie de squelettes et d'os humains. Ils en virent quelques-uns d'une grandeur si extraordinaire, qu'ils les prirent pour des os de géans. Mais ils ne purent apprendre d'où venaient tant de cadavres, ni quelle était l'étendue de la caverne.

Un Portugais, qui avait voyagé dans les Indes occidentales, répétait souvent qu'il ne doutait pas que l'île de Ténériffe n'eût d'aussi bonnes mines que celles du Mexique et du Pérou. Enfin un ami d'un voyageur avait tiré de quoi faire deux cuillères d'argent, de quelques charges de terre qu'il avait apportées du même côté des montagnes. On y trouve encore des eaux nitreuses, et des pierres couvertes d'une rouille couleur de safran, qui a le goût du fer.

Ce voyageur raconte que, sa qualité de médecin lui ayant fait rendre des services considérables aux insulaires, il obtint d'eux la liberté de visiter leurs cavernes sépulcrales; spectacle (p. 188) qu'ils n'accordent à personne, et qu'on ne peut se procurer malgré eux sans exposer sa vie au dernier danger. Ils ont une extrême vénération pour les corps de leurs ancêtres, et la curiosité des étrangers passe chez eux pour une profanation. Dans leur petit nombre et leur pauvreté, ils sont si fiers et si jaloux de leurs usages, que le plus vil de leur nation dédaignerait de prendre une Espagnole en mariage. L'auteur, se trouvant donc à Guimar, ville peuplée presque uniquement des descendans des anciens Guanches, eut le crédit de se faire conduire à leurs grottes. Ce sont des lieux anciennement creusés dans les rochers, ou formés parla nature, qui ont plus ou moins de grandeur, suivant la disposition du terrain. Les corps y sont cousus dans des peaux de chèvre avec des courroies de la même matière, et les coutures si égales et si unies, qu'on n'en peut trop admirer l'art. Chaque enveloppe est exactement proportionnée à la grandeur du corps; mais ce qui cause beaucoup d'admiration, c'est que tous les corps y sont presque entiers. On trouve également dans ceux des deux sexes les yeux, mais fermés, les cheveux, les oreilles, le nez, les dents, les lèvres, la barbe, et jusqu'aux parties naturelles. L'auteur en compta trois ou quatre cents dans différentes grottes, les uns debout, d'autres couchés sur des lits de bois, que les Guanches ont l'art de rendre si dur, qu'il n'y a pas de fer qui puisse le percer.

(p. 189) Un jour que l'auteur était à prendre des lapins au furet, chasse fort usitée dans l'île de Ténériffe, ce petit animal, qui avait un grelot au cou, le perdit dans un terrier, et disparut lui-même sans qu'on pût reconnaître ses traces. Un des chasseurs à qui il appartenait, s'étant mis à le chercher au milieu des rocs et des broussailles, découvrit l'entrée d'une grotte des Guanches. Il y entra; mais sa frayeur se fit connaître aussitôt par ses cris. Il y avait aperçu un cadavre d'une grandeur extraordinaire, dont la tête reposait sur une pierre, les pieds sur une autre, et le corps sur un lit de bois. Le chasseur, devenu plus hardi en se rappelant les idées qu'il avait sur la sépulture des Guanches, coupa une grande pièce de la peau que le mort avait sur l'estomac. L'auteur de cette relation rend témoignage qu'elle était plus douce et plus souple que celle de nos meilleurs gants, et si éloignée de toute sorte de corruption, que le même chasseur l'employa pendant plusieurs années à d'autres usages. Ces cadavres sont aussi légers que la paille. L'auteur, qui en avait vu quelques-uns de brisés, proteste qu'on y distingue les nerfs, les tendons, et même les veines et les artères, qui paraissaient comme autant de petites cordes.

Si l'on s'en rapporte aujourd'hui aux plus anciens Guanches, il y avait parmi leurs ancêtres une tribu particulière qui avait l'art d'embaumer les corps, et qui le conservait comme un mystère sacré qui ne devait jamais (p. 190) être communiqué au vulgaire. Cette même tribu composait le sacerdoce, et les prêtres ne se mêlaient point avec les autres tribus par des mariages; mais, après la conquête de l'île, la plupart furent détruits par les Espagnols, et leur secret périt avec eux. La tradition n'a conservé qu'un petit nombre d'ingrédiens qui entraient dans cette opération: c'était du beurre mêlé de graisse d'animal, qu'on gardait exprès dans des peaux de chèvre. Ils faisaient bouillir cet onguent avec certaines herbes, telles qu'une espèce de lavande qui croît en abondance entre les rocs, et une autre herbe nommée lara, d'une substance gommeuse et glutineuse qui se trouve sur le sommet des montagnes; une autre plante, qui était une sorte de cyclamen ou pain de pourceau; la sauge sauvage, qui croît partout dans les montagnes; enfin plusieurs autres simples qui faisaient de ce mélange un des meilleurs baumes du monde. Après cette préparation, on commençait par vider le corps de ses intestins, et le laver avec une lessive faite d'écorce de pin, séchée au soleil pendant l'été, ou dans une étuve en hiver. Cette purification était répétée plusieurs fois. Ensuite on faisait l'onction au dedans et au dehors, avec grand soin de la laisser sécher à chaque reprise. On la continuait jusqu'à ce que le baume eût entièrement pénétré le cadavre, et que, la chair se retirant, on vît paraître tous les muscles. On s'apercevait qu'il ne manquait rien à l'opération (p. 191) lorsque le corps était devenu extrêmement léger; alors on le cousait dans des peaux de chèvre, comme on l'a déjà fait observer[21]. Il est remarquable que, pour éviter la dépense, lorsqu'il était question des pauvres, on leur ôtait le crâne: ils étaient cousus aussi dans des peaux, mais auxquelles on laissait le poil; au lieu que celles des riches étaient si fines, et passées si proprement, qu'elles se conservent fort douces et fort souples jusqu'aujourd'hui.

Les Guanches racontent qu'ils ont plus de vingt grottes de leurs rois et de leurs grands hommes, inconnues, même parmi eux, excepté à quelques vieillards qui sont dépositaires de ce secret, et qui ne doivent jamais le révéler. Enfin l'auteur observe que la grande Canarie a ses grottes comme Ténériffe, et que les morts y étaient ensevelis dans des sacs; mais que, loin de les conserver si bien, les corps y sont entièrement consumés.

Les Guanches ont dans ces lieux funèbres des vases d'une terre si dure, qu'on ne peut venir à bout de les casser. Les Espagnols en ont trouvé dans plusieurs grottes, et s'en servent au feu pour les usages de la cuisine.

Scory nous apprend que les anciens Guanches avaient un officier public pour chaque sexe, avec le titre d'embaumeur, dont le principal (p. 192) office était de composer une certaine préparation de poudres différentes et de plusieurs herbes mêlées ensemble, et liées avec du beurre de chèvre; qu'après avoir lavé soigneusement les corps morts, ils les frottaient pendant quinze jours avec ce baume, en les exposant au soleil, et les tournant sans cesse jusqu'à ce qu'ils fussent entièrement secs et raides (le temps pour cette cérémonie réglait pour les parens la durée du deuil); qu'ensuite on enveloppait les corps dans des peaux de chèvre cousues ensemble avec une adresse et une propreté merveilleuse; qu'on les portait dans des cavernes profondes, dont l'accès n'était permis qu'aux ministres des funérailles, et qu'on les y plaçait couchés ou debout. Scory, étant à Ténériffe, avait vu plusieurs de ces corps qui étaient ensevelis depuis plus de mille ans. Cependant il n'ajoute point à quelles marques on pouvait leur reconnaître tant d'antiquité. Purchas rend témoignage lui-même qu'il avait vu deux de ces momies à Londres. On en voit une au cabinet d'anatomie du Jardin du Roi, à Paris.

Quelques géographes mettent Madère au rang des Canaries. L'histoire de la découverte de cette île offre beaucoup de circonstances qui tiennent du roman: nous les rapporterons sans les garantir. Ces sortes de détails, que nous nous permettons quelquefois, sont du goût de la plupart des lecteurs, et varient l'uniformité des descriptions.

(p. 193) Sous le règne d'Édouard III, roi d'Angleterre, un homme d'esprit et de courage, nommé Robert Macham, ayant conçu une passion fort vive pour une jeune personne d'une naissance supérieure à la sienne, obtint la préférence sur tous ses rivaux. Mais les parens de sa maîtresse, qui se nommait Anne Dorset, s'aperçurent des sentimens de leur fille; et, dans la résolution de ne pas souffrir un mariage qui blessait leur fierté, ils se procurèrent un ordre du roi pour faire arrêter Macham, jusqu'à ce que le sort d'Anne fût fixé par une autre alliance. Ils lui firent épouser un homme de qualité. Anne fut aussitôt conduite à Bristol, dans les terres de son mari. L'amant prisonnier obtint immédiatement sa liberté; mais, animé par le ressentiment de son injure autant que par sa passion, il entreprit de troubler le bonheur de son rival. Quelques amis lui prêtèrent leur secours. Il se rendit à Bristol, où, par des artifices ordinaires à l'amour, il trouva le moyen de voir sa maîtresse. Elle n'avait pas perdu l'inclination qu'il lui avait inspirée pour lui. Ils résolurent ensemble de quitter l'Angleterre, et de chercher une retraite en France. Leur diligence fut égale à leur témérité. Un jour qu'Anne feignit de vouloir prendre l'air, elle se fit conduire au bord du canal par un domestique de confiance; et, se mettant dans un bateau qui l'attendait, elle gagna un vaisseau que son amant tenait prêt pour leur fuite.

(p. 194) L'ancre fut levée aussitôt, et les voiles tournées vers les côtes de France. Mais l'inquiétude et la précipitation de Macham ne lui avaient pas permis de choisir les plus habiles matelots de l'Angleterre. Le vent d'ailleurs lui fut si peu favorable, qu'ayant perdu la terre de vue avant la nuit, il se trouva le lendemain comme perdu dans l'immensité de l'Océan. Cette situation dura treize jours, pendant lesquels il fut abandonné à la merci des flots. La boussole n'était point encore en usage dans la navigation. Enfin, le quatorzième jour au matin, ses gens aperçurent fort près d'eux une terre qu'ils prirent pour une île. Leur doute fut éclairci au lever du soleil, qui leur fit découvrir des forêts d'arbres inconnus. Ils ne furent pas moins surpris de voir quantité d'oiseaux d'une forme nouvelle, qui vinrent se percher sur leurs mâts et leurs vergues sans aucune marque de frayeur.

Ils mirent la chaloupe en mer. Plusieurs matelots y étant descendus pour gagner la terre, revinrent bientôt avec d'heureuses nouvelles et de grands témoignages de joie. L'île paraissait déserte; mais elle leur offrait un asile après de si longues et si mortelles alarmes. Divers animaux s'étaient approchés d'eux sans les menacer d'aucune violence. Ils avaient vu des ruisseaux d'eau fraîche et des arbres chargés de fruits. Macham et sa maîtresse, avec leurs meilleurs amis, n'eurent plus d'empressement que pour aller se rafraîchir dans un si beau pays. (p. 195) Ils s'y firent conduire aussitôt dans la chaloupe, en laissant le reste de leurs gens pour la garde du vaisseau. Le pays leur parut enchanté. La douceur des animaux ne les invitant pas moins que celle de l'air et que la variété des fleurs et des fruits, ils s'avancèrent un peu plus loin dans les terres. Bientôt ils trouvèrent une belle prairie bordée de lauriers, et rafraîchie par un ruisseau qui descendait des montagnes dans un lit de gravier. Un grand arbre qui leur offrait son ombre leur fit prendre la résolution de s'arrêter dans cette belle solitude. Ils y dressèrent des cabanes pour y prendre quelques jours de repos et délibérer sur leur situation. Mais leur tranquillité dura peu. Trois jours après, un orage arracha le vaisseau de dessus les ancres, et le jeta sur les côtes de Maroc, où, s'étant brisé contre les rochers, tout l'équipage fut pris par les Maures et renfermé dans une étroite prison.

Macham, n'ayant retrouvé le lendemain aucune trace de son bâtiment, conclut qu'il était coulé à fond. Cette nouvelle disgrâce répandit la consternation dans sa troupe, et fit tant d'impression sur sa compagne, qu'elle n'y survécut pas long-temps. Les premiers malheurs gui avaient suivi son départ avaient abattu son courage; elle en avait tiré de noirs présages, qui lui faisaient attendre quelque funeste catastrophe. Mais ce dernier coup lui fit perdre jusqu'à l'usage de la voix; elle expira deux jours après, sans avoir pu prononcer une parole. (p. 196) Son amant, pénétré d'un accident si tragique, ne vécut que cinq jours après elle, et demanda pour unique grâce à ses amis de l'enterrer dans le même tombeau. Ils avaient creusé sa fosse au pied d'une sorte d'autel qu'ils avaient élevé sous le grand arbre; ils y placèrent aussi le malheureux Macham; et, mettant une croix de bois sur ce triste monument, ils y joignirent une inscription qu'il avait composée lui-même, et qui contenait en peu de mots sa pitoyable aventure. Elle finissait par une prière aux chrétiens, s'il en venait après lui dans le même lieu, d'y bâtir une église sous le nom de Jésus Sauveur.

Après la mort du chef, le reste de la troupe ne pensa qu'à sortir d'un lieu si désert. Tous les soins furent employés à mettre la chaloupe en état de soutenir une longue navigation, et l'on mit à la voile dans la vue, s'il était possible, de retourner en Angleterre; mais la force du vent, ou l'ignorance des matelots, ayant fait prendre la même route que le vaisseau, on alla tomber sur la même côte, et l'on n'y éprouva pas un meilleur sort.

Les prisons de Maroc étaient alors remplies d'esclaves chrétiens de toutes les nations, comme celles d'Alger le sont aujourd'hui. Il s'y trouvait un Espagnol de Séville, nommé Jean de Moralès, qui, ayant exercé long-temps la profession de pilote, prit beaucoup de plaisir au récit des prisonniers anglais. Il apprit d'eux la situation du nouveau pays qu'ils avaient découvert, (p. 197) et les marques de terre auxquelles il pouvait être reconnu.

Dès qu'il fut libre, il offrit ses services à Jean Gonsalès Zarco, gentilhomme portugais, chargé par le prince Henri de faire des découvertes dans la mer d'Afrique, et qui, deux ans auparavant, avait mouillé à Porto-Santo, dans le voisinage de Madère, et y avait laissé quelques Portugais. Ce fut là qu'il dirigea sa route avec Moralès. Les Portugais de Porto-Santo lui racontèrent, comme une vérité constante, qu'au sud-ouest de l'île on voyait sans cesse des ténèbres impénétrables qui s'élevaient de la mer jusqu'au ciel; que jamais on ne s'apercevait qu'elles diminuassent, et qu'elles paraissaient gardées par un bruit effrayant qui venait de quelque cause inconnue. Comme on n'osait encore s'éloigner de la terre, faute d'astrolabe et d'autres instrumens dont l'invention est postérieure, et qu'on s'imaginait qu'après avoir perdu la vue des côtes, il était impossible d'y retourner sans un secours miraculeux de la Providence, cette prétendue obscurité passait pour un abîme sans fond, ou pour une bouche de l'enfer.

Les exhortations de Moralès firent mépriser à Zarco ces fausses terreurs. Ils jugèrent tous deux que ces ténèbres dont on voulait leur faire un sujet d'épouvante étaient au contraire la marque certaine de la terre qu'ils cherchaient. Cependant, après quelque délibération, ils convinrent de s'arrêter à Porto-Santo jusqu'au (p. 198) changement de la lune, pour observer quel effet il produirait sur l'ombre. La lune changea sans qu'on s'aperçût de la moindre altération dans ce phénomène. Alors tous les aventuriers furent saisis d'une si vive terreur, qu'ils auraient abandonné leur entreprise, si Moralès n'était demeuré ferme dans ses idées, soutenant toujours, d'après les informations qu'il avait reçues des Anglais, que la terre qu'on cherchait ne pouvait être bien loin. Il faisait comprendre à Zarco que, cette terre étant sans cesse à couvert du soleil par l'épaisseur de ses forêts, il en sortait une humidité continuelle qui produisait cette nuée épaisse, l'objet de tant de craintes et de fausses imaginations.

Enfin Zarco, ne consultant que son courage, mit à la voile un jour au matin, sans avoir communiqué sa résolution à d'autres qu'à Moralès; et, pour ne laisser rien manquer à sa découverte, il tourna directement la proue de son vaisseau vers l'ombre la plus noire. Cette hardiesse ne fit qu'augmenter les alarmes de son équipage. À mesure qu'on avançait, l'obscurité paraissait plus épaisse. Elle devint si terrible, qu'on osait à peine en soutenir la vue. Vers le milieu du jour, on entendit un bruit épouvantable qui se répandait dans toute l'étendue de l'horizon. Ce nouveau danger redoubla si vivement la frayeur publique, que tous les matelots poussèrent de grands cris, en suppliant le capitaine de leur sauver la vie et de changer de route. Il les assembla d'un visage ferme, et, (p. 199) par un discours prononcé avec le même courage, il leur inspira une partie de sa résolution. L'air étant calme et les courans fort rapides, il fit conduire son vaisseau le long de la nuée par deux chaloupes. Le bruit servait de marque pour s'avancer ou se retirer, suivant qu'il paraissait plus ou moins violent. Déjà la nuée commençait à diminuer par degrés. Du côté de l'est, elle était sensiblement moins épaisse; mais les vagues ne cessaient point de faire entendre un bruit effrayant. On crut bientôt découvrir au travers de l'obscurité quelque chose de plus noir encore, quoiqu'à la distance où l'on était, il fût impossible de le distinguer. Quelques matelots assurèrent qu'ils avaient aperçu des géans d'une prodigieuse hauteur: ce n'étaient que les rochers, qu'on vit bientôt à découvert. La mer s'éclaircissant enfin, et les vagues commençant à diminuer, Zarco et Moralès ne doutèrent plus qu'on ne fût peu éloigné de la terre. Ils la virent presque aussitôt lorsqu'ils n'osaient encore s'y attendre. La joie des matelots se conçoit plus aisément qu'elle ne peut s'exprimer. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut une petite pointe, que Zarco nomma la pointe de Saint-Laurent. Après l'avoir doublée, on eut au sud la vue d'une terre qui s'étendait en montant; et l'ombre ayant tout-à-fait disparu, la perspective devint charmante jusqu'aux montagnes.

Ruy Paes fut envoyé dans une chaloupe, avec Jean de Moralès, pour reconnaître la côte. Ils entrèrent dans une baie, qu'ils trouvèrent conforme (p. 200) à la description que Moralès avait reçue des Anglais. Étant descendus au rivage, ils découvrirent sans peine le monument de Macham, et les autres marques qu'ils s'attachèrent à distinguer. Après avoir satisfait leur piété au tombeau des deux amans, ils portèrent ces heureuses nouvelles au vaisseau. Zarco prit possession du pays au nom du roi Jean, et du prince don Henri, chevalier et grand-maître de l'ordre de Christ. Ensuite, rapportant ses premières vues à la religion, il fit élever un nouvel autel près du tombeau de Macham. La date de ce grand événement est le 8 de juillet, jour de sainte Élisabeth, l'an 1420.

Le premier soin des aventuriers portugais fut de chercher dans le pays des habitans et des bestiaux; mais ils n'y trouvèrent que des oiseaux de diverses espèces, et si peu farouches, qu'ils se laissaient prendre à la main. On résolut de suivre les côtes dans la chaloupe. Après avoir doublé une pointe à l'ouest, on trouva une plage où quatre belles rivières venaient se rendre dans la mer. Zarco remplit une bouteille de la plus belle eau pour la porter au prince Henri. En avançant plus loin, on trouva une seconde vallée couverte d'arbres, dont quelques-uns étaient tombés. Zarco en fit une croix, qu'il éleva sur le rivage, et nomma ce lieu Santa-Cruz. Un peu au delà, ils passèrent une pointe qui s'avançait loin dans la mer, et, la trouvant remplie d'un grand nombre de geais, ils lui donnèrent le nom de Punta dos Gralhos, qu'elle conserve encore.

(p. 201) Cette pointe, avec une autre langue de terre qui en est à deux lieues, forme un golfe, alors bordé de beaux cèdres, au delà duquel Zarco découvrit encore une vallée d'où sortait une eau blanchâtre qui formait un grand bassin avant d'entrer dans la mer. Tant d'agrémens naturels engagèrent Zarco à faire descendre encore une fois ses gens pour pénétrer plus loin dans les terres; mais quelques soldats chargés de cet ordre revinrent bientôt lui apprendre qu'ils avaient vu de tous côtés la mer autour d'eux, et par conséquent qu'ils étaient dans une île, contre l'opinion de ceux qui avaient pris cette terre pour une partie du continent d'Afrique.

Zarco ne pensa plus qu'à choisir dans l'intérieur du pays quelque lieu propre à s'y établir. Il arriva dans une campagne assez vaste, et moins couverte de bois que les autres cantons, mais si remplie de fenouil, que la ville qu'on y a bâtie depuis, et qui est devenue la capitale de l'île, en a tiré le nom de Funchal. Là, trois belles rivières sortant de la vallée, et s'unissant pour se jeter dans la mer, forment deux petites îles, dont la situation tenta Zarco d'en faire approcher son vaisseau. Ensuite il continua sa route par terre jusqu'à la même pointe qu'il avait vue au sud, où il avait planté une croix. Il découvrit au delà un rivage si doux et si uni, qu'il lui donna le nom de Plaga hermosa.

En continuant sa marche, Zarco s'approcha d'une pointe de rocher qui, étant coupé par (p. 202) l'eau de la mer, formait une sorte de port. Il crut y découvrir les traces de quelques animaux; ce qui rendit sa curiosité d'autant plus vive, que jusqu'alors il n'en avait point encore aperçu; mais il fut bientôt détrompé en voyant sauter dans l'eau un grand nombre de veaux marins, ou phoques: ils sortaient d'une caverne que l'eau avait creusée au pied de la montagne, et qui était devenue comme le rendez-vous de ces animaux.

Les nuées devinrent si épaisses dans cet endroit, que, faisant paraître les rochers beaucoup plus hauts, et trouver beaucoup plus terrible le bruit des vagues qui venaient s'y briser, Zarco prit la résolution de retourner vers son vaisseau. Il se pourvut d'eau, de bois, d'oiseaux et de plantes de l'île, pour en faire présent au prince Henri; et, remettant à la voile pour l'Europe, il arriva au port de Lisbonne vers la fin d'août 1420, sans avoir perdu un seul homme dans le voyage.

Le succès d'une si belle entreprise lui attira tant de considération à la cour de Portugal, qu'on lui accorda publiquement un jour d'audience pour faire le récit de ses découvertes. Il présenta au roi plusieurs troncs d'arbres d'une grosseur extraordinaire; et sur l'idée qu'il donna de la prodigieuse quantité de forêts dont il avait trouvé l'île couverte, le prince la nomma île Madère[22]. Zarco reçut ordre d'y retourner au printemps avec la qualité de capitaine ou de (p. 203) gouverneur de l'île, titre auquel ses descendans joignent celui de comte.

L'île de Madère est située à 32°37' de latitude nord, et à cent lieues au nord de l'île de Ténériffe.

Elle produit un revenu considérable au roi de Portugal. Sa capitale, qui se nomme Funchal, est fortifiée par un château. Le port est commode et bien défendu. On admire dans la ville l'église cathédrale, où l'on n'a rien épargné pour la beauté de l'édifice et pour l'établissement du clergé. Le gouvernement est formé sur celui de Portugal, où l'appel des causes se porte en dernière instance. Le circuit de l'île est d'environ trente lieues; sa terre est haute. Les beaux arbres qu'elle produit en abondance croissent sur des montagnes au travers desquelles on a trouvé l'art de conduire l'eau par diverses machines. Elle a une seconde ville, nommée Machico, dont la rade est aussi fort avantageuse aux vaisseaux. On compte dans l'île de Madère six inganios ou manufactures, où l'on fait d'excellent sucre[23]. Elle produit une abondance extrême de toutes sortes de fruits: poires, pommes, prunes, dattes, pêches, abricots, melons, patates, oranges, limons, grenades, citrons, figues, noix, et des légumes de toute espèce. L'arbre qui donne le sang-dragon y croît aussi; mais rien ne lui fait tant d'honneur (p. 204) que ses excellens vins, qui se transportent dans tous les pays du monde.

À douze lieues de distance, au nord de Madère, on trouve l'île nommée Port-Saint ou Porto-Santo, dont les habitans vivent de leur agriculture. L'île de Madère produisant peu de blé, ils se sont livrés au travail des champs, qui les rend indépendans du secours de leurs voisins. À six lieues à l'est de Madère, on trouve quelques îles, nommées les Désertes, qui, dans une fort petite étendue, ne produisent que de l'orseille et des chèvres.

Entre Ténériffe et Madère, la nature a placé, presqu'à la même distance de ces deux îles, celle qu'on nomme la Salvage. Elle n'a pas plus d'une lieue de tour, et l'on n'y a jamais vu d'arbre ni de fruit; cependant les chèvres y trouvent de quoi se nourrir entre les rochers et les pierres. On voit à quelque distance, au sud, un groupe d'écueils, dont le plus grand porte le nom de Piton des Salvages.

Suivant Cada-Mosto, le prince don Henri envoya la première colonie à Madère sous la conduite de Tristan Tassora et de Jean-Gonsalez Zarco, qu'il en nomma gouverneurs. Ils firent entre eux le partage de l'île. Le canton de Macham échut au premier, et celui de Funchal à l'autre. Les nouveaux habitans pensèrent aussitôt à nettoyer la terre; mais, ayant employé le feu pour détruire les forêts, il leur devint si impossible de l'arrêter, que plusieurs personnes, entre lesquelles Zarco était lui-même, ne purent (p. 205) échapper aux flammes qu'en se retirant dans la mer, où, pendant deux jours, ils demeurèrent dans l'eau jusqu'au cou, sans aucune nourriture. Madère était alors habitée dans ses quatre parties, Machico, Santa-Cruz, Funchal et Caméra de Lobos. C'étaient du moins les principales habitations; car il y en avait de moins considérables, et la totalité des habitans montait à huit cents hommes, en y comprenant une compagnie de cent chevaux. Il n'est pas surprenant que depuis tant d'années ils se soient multipliés jusqu'à se trouver en état, suivant le récit d'Atkins, de mettre aujourd'hui dix-huit mille hommes sous les armes.

Les campagnes de l'île sont fort montagneuses, mais elles n'en sont pas moins fécondes et moins délicieuses. Elles sont rafraîchies par sept ou huit rivières, et par quantité de petits ruisseaux qui descendent des montagnes. On ne saurait voir sans admiration la fertilité des lieux les plus hauts. Ils sont aussi cultivés que les plaines d'Angleterre, et le blé n'y croît pas moins facilement; mais la multitude des nuées qui s'y forment est pernicieuse au raisin.

Le capitaine Uring était à Funchal en 1717. Il raconte qu'elle est défendue par deux grands forts, et que, sur un roc à quelque distance du rivage, elle en a un troisième qui est capable d'une bonne défense par sa situation. Derrière la ville, continue-t-il, le terrain s'élève par degrés jusqu'aux montagnes, et s'étend en forme de cercle dans l'espace de plusieurs (p. 206) milles. Cette campagne est remplie de jardins, de vignobles et de maisons agréables: ce qui rend la perspective charmante. Il tombe des montagnes une abondance de belles eaux, qui sont conduites assez loin par des aquéducs, et qui servent aux habitans pour arroser et embellir leurs jardins.

Funchal, dit Atkins, qui y était en 1720, est la résidence du gouverneur et de l'évêque, et forme une ville grande et bien peuplée: elle a six paroisses, plusieurs chapelles, trois monastères d'hommes, et trois de l'autre sexe. Les religieuses sont moins resserrées à Funchal qu'à Lisbonne; elles ont la liberté de recevoir les étrangers, et d'acheter d'eux toutes sortes de bagatelles. Le collége des jésuites est un fort bel édifice. À l'égard des habitans, c'est un mélange de Portugais, de Nègres et de Mulâtres, que le commerce rend égaux, et qui ne font pas difficulté de s'allier par des mariages.

On convient généralement que l'air de Madère est excellent. Ovington assure qu'il est fort tempéré, et que le ciel y est presque toujours clair et serein. Il observe, à cette occasion, que les climats qui sont comme Madère entre le 30e. et le 40e. degré de latitude, étant exempts des excès de froid et de chaud, sont non-seulement les plus délicieux, mais encore les plus favorables à la santé.

Moquet parle de Madère comme du plus charmant séjour de l'univers. L'air, dit-il, y (p. 207) est d'une douceur admirable, et l'on ne doit pas être surpris que les anciens y aient placé les Champs-Élysées. Ainsi Moquet semble entrer dans l'opinion de ceux qui comptent Madère entre les Canaries.

Suivant la description d'Atkins, l'île est un amas de montagnes entremêlées de vallées fertiles: les parties hautes sont couvertes de bois qui servent de retraites aux chèvres sauvages; le milieu contient des jardins, et le bas des vignobles; les chemins y sont fort mauvais; ce qui oblige d'y transporter le vin dans des barils, sur le dos des ânes.

La description que Cada-Mosto nous a donnée de Madère semble préférable à toutes celles qui sont venues après lui. Il observe que le terrain, quoique montagneux, est d'une rare fertilité; qu'il produisait autrefois jusqu'à trente mille stares[24] vénitiens de blé, et qu'il rendait soixante-dix pour un; mais que, faute d'habileté dans la culture, il ne rend plus que trente ou quarante; qu'il est rempli de sources excellentes, outre sept ou huit rivières; que ce fut cette abondance d'eau qui fit naître au prince Henri de Portugal la pensée d'y envoyer des cannes de Sicile; que cette transplantation dans un climat plus chaud leur donna tant de fécondité, qu'elles surpassèrent toutes les espérances; que le vin y était fort bon de son temps, quoique alors extrêmement près de son origine, et l'abondance si grande, (p. 208) que les transports étaient déjà considérables. Entre les vignes qui furent portées à Madère, le prince Henri fit choisir à Candie quelques ceps de Malvoisie, qui réussirent parfaitement, et qui font aujourd'hui du malvoisie de Madère un des meilleurs vins du monde.

En général, le terroir de Madère est si favorable aux vignobles, qu'on y voit plus de grappes que de feuilles, et qu'elles y sont d'une grosseur extraordinaire. On y trouve aussi, dans sa perfection, le raisin noir, qui se nomme pergola. Cada-Mosto ajoute que les habitans commençaient alors la vendange à Pâques.

L'île ne produit rien avec tant d'abondance que du vin; on en distingue trois ou quatre espèces: celui qui a la couleur du champagne a peu de réputation; le pâle est beaucoup plus fort; la troisième espèce, qu'on nomme malvoisie, est véritablement délicieuse; la quatrième est le tinto, qui n'est pas moins coloré que le malvoisie, mais qui lui est fort inférieur par le goût. On le mêle avec d'autres vins, autant pour les conserver que pour leur donner de la couleur. Cada-Mosto remarque qu'en le faisant cuver, on y jette une sorte de pâte composée de la pierre de jess, qu'on pile avec beaucoup de soin, et dont on met neuf ou dix livres dans chaque pipe. Le vin de Madère a cette propriété, qu'il se perfectionne, ou que, s'il a souffert quelque altération, il se répare à la chaleur du soleil; mais il faut, pour cette (p. 209) opération, que la bonde soit ouverte, et qu'il puisse recevoir de l'air.

Le produit d'un vignoble se partage, dit-on, avec égalité entre le propriétaire et ceux qui cueillent et pressent le raisin. Cependant on voit la plupart des marchands s'enrichir, tandis que les vignerons et les vendangeurs languissent dans la pauvreté. Les jésuites, étant en possession du meilleur vignoble de Malvoisie, en tiraient un profit considérable.

On compte qu'année commune, l'île de Madère donne vingt mille pipes de vin. Il s'en consomme huit mille entre les habitans, et le reste se transporte aux Indes occidentales et dans d'autres pays, mais particulièrement à la Barbade, où les Anglais le préfèrent à tous les vins de l'Europe.

Atkins prétend, comme Ovington, que les cendres des bois brûlés, aux premiers temps de la découverte, donnèrent beaucoup de fécondité aux cannes à sucre; mais qu'un ver, qui commença bientôt à s'y introduire, ayant ruiné les plantations, elles furent changées en vignobles, qui dédommagèrent les habitans par l'excellence de leurs vins. La vendange se fait aujourd'hui dans le cours des mois de septembre et d'octobre, et le produit annuel monte à vingt-cinq mille pipes. Suivant le même auteur, Madère n'a proprement que deux sortes de vins: l'un brunâtre, l'autre rouge, qu'on nomme tinto, et qui, suivant l'opinion commune, tire ce nom de ce qu'en (p. 210) effet il est teint, quoique les habitans s'obstinent à le désavouer.

Les négocians anglais, à qui l'on a permis de résider dans cette île, y ont transporté d'Angleterre des groseilles, des framboises, des noisettes et d'autres fruits, qui ont mieux réussi dans un climat chaud que la plupart des fruits de Madère ne réussissent sous un ciel aussi froid que celui d'Angleterre. La banane est estimée des habitans avec une sorte de vénération, comme le plus délicieux de tous les fruits; jusque-là qu'ils se persuadent que c'est le fruit défendu, source de tous les maux du genre humain. Pour confirmer cette opinion, ils allèguent la grandeur de ses feuilles, qui ont assez de largeur pour avoir servi à couvrir la nudité de nos premiers pères. C'est une espèce de crime, à Madère, de couper une banane avec un couteau, parce qu'on voit ensuite dans la substance du fruit quelque ressemblance avec l'image de Jésus-Christ.

Entre les arbres, Cada-Mosto vante beaucoup le cèdre et le nasso de Madère. Le premier est fort haut, fort gros et fort droit. Son odeur est très-agréable. On en fait de belles planches, qui servent particulièrement pour les lambris. Le nasso est couleur de rose. Outre les planches, on en fait des bois de fusil, et des arcs d'un excellent ressort. On envoie les arcs aux Indes occidentales, et les planches en Portugal.

Atkins découvrit dans les jardins de Madère (p. 211) une curiosité qui lui parut fort extraordinaire. C'est la fleur immortelle, qui, étant cueillie, dure plusieurs années sans se faner. Elle croît comme la sauge, et la fleur ressemble à celle de la camomille. L'auteur en prit plusieurs, qui se trouvèrent aussi blanches et aussi fraîches à la fin de l'année qu'au moment qu'il les avait cueillies.

Cada-Mosto rapporte que de son temps l'île était abondante en toutes sortes de bestiaux, et que les montagnes renfermaient beaucoup de sangliers. On y voyait des faisans blancs. Mais, excepté les cailles, il n'y avait point d'animaux qui prissent la fuite devant l'homme. On sent qu'il doit en être autrement aujourd'hui. Quelques habitans racontèrent à l'auteur que, dans l'origine de l'établissement, on y trouva un nombre incroyable de pigeons, qui se laissaient prendre avec un lacet qu'on leur jetait au cou, et qui, ne se défiant d'aucune trahison, regardaient stupidement l'oiseleur. Il ajoute que ce récit lui parut d'autant plus vraisemblable, qu'on voyait encore la même chose dans quelques îles nouvellement découvertes.

Les principales provisions de l'île sont, le chevreau, le porc, le veau, qui est communément assez maigre; les légumes, les oranges, les noix, les ignames, les bananes, etc. Comme il n'y a point de marchés fixes, la campagne envoie dans les villes ce qu'elle juge nécessaire à la consommation. Uring se plaint que communément (p. 212) les alimens y sont fort chers. Le commerce se fait par des échanges. Atkins observe que les provisions qu'on reçoit le plus volontiers à Madère, sont la farine, le bœuf, la sardine et le hareng; le fromage, le beurre, le sel et l'huile. Ce qu'on recherche après ces alimens, ce sont des chapeaux, des perruques, des chemises, des bas, toutes sortes de grosses étoffes et de draps fins, surtout les noirs, qui sont la couleur favorite des Portugais. On demande aussi des meubles et des ustensiles, comme de la vaisselle d'étain, des écritoires, du papier, des livres de compte, etc. Les habitans donnent du vin en échange; le vin commun, sur le pied de trente mille réis la pipe; le malvoisie, sur le pied de soixante mille. Chaque millier de réis monte à six francs cinquante centimes, dont trois et demi se paient en marchandises de la même valeur, et trois en billets. Mais, lorsqu'il est question d'un envoi considérable, ils accordent une plus forte remise. Comme ils transportent ensuite ces marchandises au Brésil, elles sont quelquefois d'une grande cherté à Madère.

Dans le temps de la vendange, les pauvres n'ont guère d'autre nourriture que le pain et le raisin. Sans cette sobriété, il leur serait difficile d'éviter la fièvre dans une saison si chaude; et les plaisirs des sens, auxquels ils s'abandonnent sans réserve, joints à l'excès de la chaleur, ruineraient bientôt les plus vigoureux tempéramens. Aussi les Portugais, même les plus riches, (p. 213) s'imposent des règles de sobriété dont ils ne s'écartent presque jamais. Ils ne pressent point leurs convives de boire. Les domestiques qui servent dans un repas ont toujours la bouteille à la main; mais ils attendent si exactement l'ordre des maîtres pour leur offrir du vin, qu'un simple signe ne serait pas entendu. Cette affectation de tempérance est portée si loin, qu'un Portugais n'oserait uriner dans les rues, parce qu'il s'exposerait au reproche d'ivrognerie.

Les habitans de Madère ont beaucoup de gravité dans leur parure, et portent communément le noir, par déférence, comme Ovington se l'imagine, pour le clergé de l'île, qui s'y est mis en possession d'une extrême autorité. Mais ils ne peuvent être un moment sans l'épée et le poignard. Les valets même ne quittent point ces ornemens inséparables l'un de l'autre. On les voit servir à table l'assiette à la main, l'épée au côté, jusque dans les plus grandes chaleurs; et leurs épées sont d'une longueur extraordinaire.

Les maisons n'ont rien néanmoins qui sente le faste. L'édifice et les meubles sont de la même simplicité. On voit peu de bâtimens qui aient plus d'un étage. Les fenêtres sont sans vitres, et demeurent ouvertes pendant tout le jour. Le soir, elles se ferment avec des volets de bois. Le pays ne produit aucun animal venimeux; mais il s'y trouve un nombre infini de lézards qui nuisent beaucoup aux fruits et aux raisins. (p. 214) Les serpens et les crapauds, qui multiplient prodigieusement aux Indes, s'accommodent peu de l'air de Madère.

L'île a cependant perdu de sa fertilité depuis l'origine de ses plantations. À force de fatiguer la terre, on a tellement diminué sa fécondité, qu'on est obligé, dans plusieurs endroits, de la laisser reposer pendant trois ou quatre ans; et lorsqu'elle ne produit rien après ce terme, elle est regardée comme absolument stérile. Cependant on n'attribue pas moins cette altération à la mollesse des habitans qu'à l'épuisement du terrain. L'incontinence règne à Madère dans toutes les conditions. Ovington rejette une partie de ce désordre sur l'usage établi de se marier sans se connaître, et souvent sans s'être vus.

Le meurtre est rarement puni à Madère. La source de ce détestable abus est la protection que l'Église accorde aux meurtriers. Ils trouvent un asile inviolable dans les moindres chapelles, qui sont en grand nombre. Funchal en est rempli, et les campagnes même en ont plusieurs. C'est assez qu'un criminel puisse toucher le coin de l'autel pour braver toutes les rigueurs de la justice. Le plus rude châtiment qu'il ait à craindre est le bannissement ou la prison, dont il peut même se racheter par des présens. Ainsi, quand la nature a placé l'homme dans un séjour où elle a tout fait pour son bonheur, il déshonore et corrompt ces beaux présens par la superstition, source du crime et de la barbarie.

(p. 215) Le clergé est si nombreux, qu'il paraît surprenant que tant de riches ecclésiastiques puissent être entretenus dans ce degré d'opulence par le travail d'un si petit nombre d'habitans. Pour diminuer l'étonnement, les Portugais répondent qu'on n'admet personne au sacerdoce, s'il ne jouit déjà de quelque bien qui l'empêche d'être à charge à l'Église.

Les églises sont les lieux où l'on ensevelit les morts. On orne avec beaucoup de soin le cadavre; mais on l'enterre sans cercueil, et l'on ne manque pas de mêler de la chaux avec la terre, pour le consumer promptement; de sorte qu'en moins de quinze jours sa place peut être remplie par un autre corps; précaution qui semble diminuer le danger de cette absurde coutume de changer les temples en cimetières. Comme l'église romaine a décidé sur le sort des hérétiques, elle ne traite pas leurs cadavres avec beaucoup de ménagement. Les Anglais qui meurent à Madère sont moins considérés que les carcasses mêmes des bêtes; car on leur refuse toute sorte de sépulture, et leur partage est d'être précipités dans la mer. Ovington rapporte un exemple de cet usage, qu'il traite de barbarie, à l'égard d'un marchand anglais qui mourut sous ses yeux. Tous les marchands de la même nation, voulant l'enterrer avec décence, et le sauver du moins de la rigueur du clergé, prirent le parti de le transporter entre les rochers, dans l'espérance qu'il y serait à couvert des recherches ecclésiastiques: mais ils furent (p. 216) trahis dans leur marche. Les Portugais se rendirent en foule au lieu de la sépulture, exhumèrent le corps, et l'exposèrent aux insultes publiques, après quoi ils le jetèrent dans l'Océan. On en use de même aux Indes orientales, dans tous les pays de la domination portugaise. Il n'y a pas de lieu qui paraisse assez vil pour y enterrer un hérétique; on appréhende que les vapeurs de son cadavre n'infectent toute l'étendue d'un canton catholique. Cependant la haine des prêtres se laisse quelquefois adoucir par une somme d'argent. L'auteur rapporte l'exemple d'un enfant qui avait été secrètement enterré. Le clergé portugais exigea que l'enfant fût exhumé pour recevoir le baptême des catholiques; et, après cette cérémonie, il consentît qu'on lui rendît la sépulture.

Les chanoines de l'église cathédrale jouissent du plus heureux sort du monde, si le bonheur consiste à ne connaître ni la pauvreté ni le travail. Leur règle les oblige, à la vérité, de se rendre à l'église dès quatre heures du matin; mais, comme cette heure ne favorise point assez le goût qu'ils ont pour le repos, Ovington a remarqué qu'ils ont soin tous les jours de faire retarder l'horloge, afin qu'elle fasse entendre quatre heures lorsqu'il en est réellement cinq; et par cet artifice ils ménagent tout à la fois leur sommeil et leur réputation.(Lien vers la table des matières.)

(p. 217) CHAPITRE III.

Voyages aux îles du cap Vert.

Avant d'entrer dans aucun détail sur le continent d'Afrique, nous jetterons un regard sur les îles du cap Vert, que l'on rencontre entre le tropique et la ligne, dans la route des Indes par la grande mer. Le capitaine anglais Roberts sera notre guide. Nous nous arrêterons d'abord sur ses aventures, parce qu'elles peignent les mœurs de la piraterie, mœurs assez extraordinaires pour mériter d'être connues. Ensuite nous passerons à la description de ces îles, en suivant toujours le récit de ce même Roberts, qui, dans le séjour qu'il y fit, eut le temps de les observer en voyageur et en commerçant.

Roberts partit pour la Virginie, en 1721, sur le vaisseau du capitaine Scot. Arrivé à la Virginie, il devait prendre le commandement d'un navire nommé le Dauphin, appartenant à des marchands de Londres, et chargé d'une cargaison pour la côte de Guinée. On ne trouve d'abord rien de remarquable dans son trajet, que la rencontre d'une baleine morte que dévorait un nombre prodigieux d'oiseaux, quoique la terre la plus proche fût à plus de trois cents lieues. Scot mouilla aux îles du cap Vert, qu'il parcourut l'une après l'autre, et (p. 218) dans lesquelles il séjourna près d'un an. Ensuite, comme il devait mettre à la voile pour la Barbarie, Roberts acheta une felouque nommée la Marguerite, d'environ soixante tonneaux, pour commercer en son propre nom. Il la chargea de marchandises qu'à son retour il croyait vendre avec avantage aux îles du cap Vert. C'est dans le voisinage de ces îles que l'attendait son malheur.

Vers le soir, il découvrit trois bâtimens; et le premier, qu'il observa soigneusement avec sa lunette, lui parut gros et chargé. Il ne douta point que les autres ne fussent de même, et qu'ils n'arrivassent ensemble. Cependant comme le calme continuait, et qu'ils ne faisaient aucun signe, il passa la nuit à l'ancre; mais le vent s'étant levé avec le soleil, il aperçut bientôt sur le vaisseau qu'il avait observé un grand nombre d'hommes en chemise, et une longue bordée de canons qui lui rendirent cette rencontre fort suspecte. Il était trop tard pour se dérober par la fuite. Déjà le vaisseau était fort proche. Cependant, lorsqu'il fut à la portée du canon, ce vaisseau arbora le pavillon d'Angleterre, ce qui rendit l'espérance aux Anglais. Roberts se hâta de faire paraître aussi le sien. Il remarqua que le vaisseau portait environ soixante-dix hommes et quatorze pièces d'artillerie. Le capitaine, se faisant voir sur l'avant, demanda à qui appartenait la felouque, et d'où elle venait. Roberts répondit qu'elle était de Londres, et qu'elle venait de la Barbarie. Fort bien! lui dit-on, c'est (p. 219) ce qu'on n'ignorait pas. Là-dessus on lui ordonna brusquement d'envoyer sa chaloupe.

Roberts ne fit pas difficulté d'obéir. Le capitaine du vaisseau était un Portugais, nommé Jean Lopez, comme on l'apprit ensuite; mais qui, sachant fort bien la langue anglaise, avait jugé à propos de se faire passer pour un Anglais né vers le nord de l'Angleterre, sous le nom de John Russel. Il demanda aux deux matelots que Roberts lui avait envoyés où était le patron de la felouque. Ils lui montrèrent Roberts, qui était à se promener sur son tillac. Aussitôt la fureur paraissant dans ses yeux, il l'accabla d'injures. Roberts était en mules et en chemise, aussi peu capable de défense par sa situation que par la petitesse et le mauvais état de son bâtiment. Il comprit dans quelles mains il était tombé, et qu'en déclarant son mépris par le silence, il s'exposait à se faire tuer d'un coup de balle. Sa réponse fut une marque honnête d'étonnement sur la manière dont il se voyait traité. On continua les outrages, et l'on y joignit les plus furieuses menaces, avec des reproches de ce qu'il n'était pas venu lui-même à bord. Il répondit que, n'ayant entendu demander que la chaloupe, il n'avait pas cru que cet ordre le regardât personnellement. «Quoi! misérable chien, reprit Russel, tu feins de ne m'avoir pas entendu! Je vais te faire prendre de meilleures manières.»

Russel donna ordre aussitôt à quelques-uns de ses gens de lui amener Roberts, et chargea (p. 220) dix ou douze autres de ces brigands de prendre possession de la felouque. À l'arrivée de Roberts, qui fut amené sur-le-champ, il tira son sabre, en répétant avec d'affreux blasphèmes qu'il saurait lui apprendre à vivre. Le malheureux Roberts se crut à sa dernière heure, et continua de s'excuser sur son ignorance; mais l'autre tenait toujours son sabre levé et continuait ses menaces. Un de ses gens affecta de lui retenir le bras, et promit à Roberts qu'il ne lui arriverait rien de fâcheux. Alors Russel voulut savoir pourquoi il était si mal vêtu. L'excuse de Roberts fut qu'il ne s'attendait pas à paraître devant un homme si redoutable. Et pour qui me prenez-vous? reprit Russel. Ici Roberts, fort embarrassé, chercha long-temps sa réponse. Enfin, dans la crainte d'offenser également par la vérité ou par la flatterie: «Je crois, répondit-il, que vous êtes un homme de distinction, qui fait de grandes entreprises sur mer. Tu mens, répliqua Russel; ou si tu crois dire vrai, apprends que nous sommes pirates.»

Roberts lui ayant offert d'aller se vêtir plus décemment, Russel lui dit, en jurant plus que jamais, qu'il était trop tard et qu'il demeurerait dans l'habillement où il s'était laissé prendre, mais que son bâtiment et tout ce qu'il contenait ne lui appartenait plus. «Je ne le vois que trop, répondit Roberts; cependant, lorsqu'il m'est impossible de l'empêcher, j'espère de votre générosité que vous vous contenterez de ce qui peut vous être utile, et que vous me laisserez (p. 221) le reste.» Le pirate lui dit, avec moins de brutalité, que ses compagnons en décideraient; mais en même temps il lui demanda un mémoire exact de tout ce qu'il avait à bord, surtout de son argent; et s'il s'y trouvait quelque chose de plus qu'il n'aurait accusé, il protesta qu'il le ferait brûler vif avec sa felouque.

Tous les gens du vaisseau, qui prêtaient l'oreille à cette conférence avec un air de compassion affectée, lui conseillèrent d'un ton d'amitié d'être sincère dans sa déclaration, surtout à l'égard de l'argent, des armes et des munitions, qui étaient, lui dirent-ils, leur objet principal, en l'avertissant que leur usage était de punir fort sévèrement les gens de mauvaise foi. Il leur rendit le compte le plus fidèle qu'il put trouver dans sa mémoire. Aux questions qu'on lui fit sur le dessein de sa navigation présente, il ne répondit pas moins sincèrement; mais, voyant qu'on était instruit d'avance sur tout ce qu'il répondait, il demanda de qui on tenait tous ces éclaircissemens: on répondit que c'était du capitaine Scot. «Mais vous êtes donc de ses amis? reprit Roberts. Plus qu'il ne mérite, répliqua le corsaire; car nous nous sommes contentés de brûler son vaisseau, et nous l'avons mis à terre dans l'île de Buona-Vista.»

On fit ensuite passer les Anglais sur le vaisseau la Rose, de trente-six pièces de canon, commandé par Edmond Lo, chef général des pirates.

À leur entrée dans le vaisseau, tous les pirates (p. 222) vinrent les saluer successivement et les assurer qu'ils étaient touchés de leur infortune. Cette cérémonie se fit si gravement, que les prisonniers ne purent distinguer si c'était une insulte. On leur dit du même ton qu'il fallait rendre leurs respects au commandant. Un canonnier se chargea de lui présenter Roberts. Il trouva Lo assis sur un canon, quoiqu'il y eût des chaises près de lui; mais un héros de cet ordre ne pouvait paraître que dans une posture martiale. Ayant ordonné qu'on le laissât seul avec Roberts, il lui dit qu'il prenait part à sa perte; qu'étant Anglais comme lui, il ne souhaitait pas de rencontrer ses compatriotes, excepté quelques-uns dont il était bien aise de châtier l'arrogance; mais que, la fortune le faisant tomber entre ses mains, il fallait qu'il prît courage, et qu'il ne marquât point d'abattement. Roberts répondit qu'au milieu de son chagrin il se flattait encore qu'ayant à faire à des gens d'honneur, sa disgrâce pourrait tourner à son avantage. Le corsaire lui conseilla de ne pas se flatter trop, parce que son sort dépendait du conseil et de la pluralité des voix. Il ne désirait point, répéta-t-il, de rencontrer des gens de sa nation; mais, comme lui et ses compagnons n'attendaient rien que de la fortune, ils n'osaient marquer de l'ingratitude pour ses moindres faveurs, dans la crainte que s'en offensant elle ne les abandonnât dans leurs entreprises. Ensuite, prenant un ton fort doux, il pressa Roberts de s'asseoir, mais sans lui faire l'honneur de quitter lui-même (p. 223) sa posture. Roberts s'assit. Alors le général lui demanda ce qu'il voulait boire. Il répondit que la soif n'était pas son besoin le plus pressant; mais que, par reconnaissance de tant de bontés, il accepterait volontiers tout ce qui lui serait offert. Lo lui dit encore qu'il avait tort de se chagriner et de s'abattre, que c'était le hasard de la guerre, et que le chagrin était capable de nuire à la santé; qu'il ferait beaucoup mieux de prendre un visage riant, et que c'était même la voie la plus sûre pour mettre tout le monde dans ses intérêts. Tous ces conseils étaient donnés d'un ton d'ironie; et Roberts fut surpris de trouver cette figure si familière à des corsaires. «Allons, reprit Lo, vous serez plus heureux une autre fois;» et sonnant une cloche qui fit venir un de ses gens, il donna ordre qu'on apportât du punch, «et dans le grand bassin,» ajouta-t-il; il demanda aussi du vin. L'un et l'autre fut servi avec beaucoup de diligence. En buvant avec Roberts, il lui promit tous les services qui dépendraient de lui. Il regrettait beaucoup, lui dit-il, qu'il n'eût pas été pris dix jours plus tôt, parce que sa troupe avait alors en abondance diverses sortes de marchandises qu'elle avait enlevées à deux vaisseaux portugais qui faisaient voile au Brésil, telles que des étoffes de soie et de laine, de la toile, du fer et toutes sortes d'ustensiles; il aurait pu engager ses compagnons à lui en donner une partie, qu'ils avaient jetée dans la mer comme un bien superflu; que, s'il le rencontrait quelque (p. 224) jour dans une occasion aussi favorable, il lui promettait de le dédommager de sa perte; enfin qu'il faisait profession d'être son serviteur et son ami. Quand j'aurais osé lui faire une réponse outrageante, dit Roberts, tant de caresses feintes ou sincères m'en auraient ôté la force, et m'obligeaient de le remercier.

Il reconnut parmi les pirates trois Anglais qui avaient servi sous lui, et qui lui apprirent, sous la foi du secret, que Russel avait proposé de le garder dans leur troupe, parce qu'on avait su de son pilote qu'il connaissait parfaitement la côte du Brésil, où les corsaires avaient dessein de se rendre; mais qu'il avait un moyen de s'en garantir, en disant qu'il était marié, parce que les pirates s'étaient engagés par un serment inviolable à ne jamais employer parmi eux d'homme marié; que cependant Russel, préférant l'intérêt général au respect du serment, proposait de passer par-dessus cette loi; mais que Lo et les autres s'y opposaient.

À peine s'étaient-ils retirés, que le général parut sur le tillac pour ordonner qu'on assemblât le conseil avec le signal ordinaire: c'était un pavillon de soie verte, que les pirates appelaient the green trumpeter, c'est-à-dire, le trompette vert, parce qu'il portait la figure d'un homme avec la trompette à la bouche. Tout le monde s'étant rendu sur le vaisseau du général, et s'étant placé les uns dans sa chambre, les autres sur les ponts, et dans les endroits que chacun voulut choisir, il leur déclara qu'il ne les (p. 225) avait fait assembler que pour déjeuner avec lui: cependant il se tourna vers Roberts, à qui il demanda publiquement s'il était marié. Sa réponse fut qu'il l'était depuis dix ans, et qu'en partant de Londres, il avait cinq enfans, sans compter un sixième dont sa femme était grosse. On continua de lui demander s'il avait laissé sa famille à son aise. Il répondit qu'ayant autrefois essuyé plusieurs disgrâces, la cargaison de sa felouque composait une grande partie de son bien, et que, s'il avait le malheur de la perdre, il n'espérait guère de pouvoir donner du pain à ses enfans. Lo, regardant Russel, lui dit qu'il fallait y renoncer. Renoncer à quoi? répondit l'autre en blasphémant. Vous m'entendez, reprit le général; et, jurant à son tour, il répéta qu'il fallait y renoncer. Russel, s'échauffant beaucoup, prétendit que la première loi de la nature était, pour chacun, le soin de sa propre conservation, et rapporta plusieurs proverbes pour prouver que la nécessité n'a pas de loi. Lo répliqua doucement qu'il n'y consentirait jamais; mais que, si la pluralité des voix était contraire à son sentiment, il se réduirait à la patience; il ajouta que, tout le monde étant assemblé, c'était une affaire qui pouvait être décidée sur-le-champ. Alors il donna ordre à tout le monde de se rendre sur les ponts, et Roberts fut averti de demeurer dans la chambre.

Le conseil dura deux heures. Lo et Russel, étant descendus les premiers, demandèrent à Roberts s'il n'était pas vrai que sa felouque était (p. 226) en fort mauvais état. «Hélas! répondit-il, elle fait eau de tous les côtés. Elle fait eau? reprît Russel; qu'en feriez-vous donc si elle vous était rendue? d'ailleurs vous êtes sans matelots, car à présent tous les vôtres sont à nous;» et, continuant de lui représenter ses besoins, il s'efforça long-temps de lui faire sentir sa misère. Ensuite: «Venez, venez, lui dit Lo; nous examinerons votre affaire en recommençant à boire.» On apporta du punch en abondance, et chacun se mit à parler de ses expéditions passées, à Terre-Neuve, aux îles de l'Amérique, aux Canaries. L'heure du dîner étant arrivée, Lo les invita tous. On leur servit des viandes qu'ils s'arrachèrent de la main l'un de l'autre comme une troupe de chiens affamés; c'était, disaient-ils, un de leurs plus grands plaisirs, et rien ne leur paraissait si martial.

Le jour suivant, un des trois matelots qui avaient parlé la veille à Roberts vint lui faire des excuses de leur peu d'empressement, qu'il rejeta sur un des articles de leur société, par lequel il était défendu, sous peine de mort, d'entretenir des correspondances secrètes avec un captif. Il lui apprit qu'il n'avait pas beaucoup à se louer de son pilote; qu'il le croyait disposé à prendre parti avec les pirates, et que le reste de ses gens ne lui était pas plus fidèle; de sorte que, si on lui rendait sa felouque, il ne lui resterait que son valet et un mousse pour la conduire; qu'il aurait souhaité, lui et ses compagnons de pouvoir lui offrir leurs services; (p. 227) mais qu'ils étaient liés par un autre article portant que, si quelqu'un de la troupe proposait quelque chose qui tendît à la séparation, ou qui marquât quelque envie de se retirer, il serait poignardé sur-le-champ sans autre formalité. Il ajouta que, jusqu'au moment où le pilote de Roberts avait déclaré que son maître connaissait parfaitement les côtes du Brésil, Russel avait témoigné de l'inclination à le servir, et qu'il avait parlé de le dédommager de la perte de son blé et de son riz en lui formant une petite cargaison de toiles, d'étoffes, de chapeaux, de souliers, de bas, de galons d'or et de quantité d'autres marchandises que les pirates gardaient dans la seule vue de les donner à ceux qu'ils prenaient, lorsqu'ils les avaient déjà connus et qu'ils se sentaient pour eux de l'amitié; mais que, Russel ayant changé de disposition, ce serait peut-être en vain que Lo prendrait les intérêts de Roberts, parce que Russel, ayant été deux fois général, avait conservé beaucoup d'ascendant sur toute la troupe, et que d'ailleurs il avait toujours traité les prisonniers avec moins de ménagement que Lo.

Aussitôt que cet homme eut quitté Roberts, Lo parut, lui parla de plusieurs sujets différens. Roberts fut obligé de soutenir gaiement une conversation fort fatigante, car les pirates prennent un air d'autorité si absolue, qu'au moindre mécontentement ils outragent leurs prisonniers de coups et de paroles, et le plus vil de la troupe s'en fait quelquefois un amusement. Russel (p. 228) arriva dans le même temps, et s'adressant à Roberts avec un visage riant, il lui dit que plus il pensait à la proposition de lui rendre sa felouque, moins il y trouvait d'avantage pour lui-même; qu'il l'avait pris pour un homme sensé: mais que dans les instances qu'il faisait pour obtenir son bâtiment il ne voyait que de l'obstination et du désespoir; que, pour lui, il croyait l'honneur de la compagnie intéressé à ne pas souffrir qu'un galant homme courût volontairement à sa perte; que, lui voulant beaucoup de bien, il avait cherché pendant toute la nuit quelque expédient plus utile à ses véritables intérêts que la restitution de sa felouque, et qu'il croyait l'avoir trouvé; qu'il fallait commencer à mettre le feu à ce mauvais bâtiment. «Nous vous retiendrons, continua-t-il, en qualité de simple prisonnier, tel que vous êtes à présent, et, dans cette supposition, je vous promets et je m'engage à vous faire assurer par toute la compagnie que la première prise que nous ferons sera pour vous. Ce secours, ajouta-t-il, servira mieux que votre felouque à rétablir vos affaires, et pourra vous mettre en état de quitter la mer pour aller vivre heureux avec votre famille.»

Roberts lui fit des remercimens; mais, témoignant peu de goût pour ses offres, il le pria de considérer que, loin d'être aussi avantageuses qu'il paraissait le croire, elles n'étaient propres qu'à consommer sa ruine. Quelle espérance aurait-il jamais de pouvoir disposer (p. 229) du vaisseau et de la cargaison qu'on pouvait lui donner? Qui voudrait les acheter de lui, s'il n'était en état de prouver qu'il avait droit de les vendre? et, si le propriétaire en apprenait quelque chose, ne serait-il pas obligé de leur restituer la valeur entière de leur bien, avec le risque d'être jeté dans un cachot, et de se voir mener peut-être au supplice?

Cette réponse n'embarrassa point Russel. Il la traita d'objection frivole. À l'égard du droit sur le vaisseau et de la crainte d'être découvert, il prétendit que les pirates pouvaient faire à Roberts un billet de vente, et lui donner par écrit d'autres titres qui assureraient sa possession; qu'il était aisé d'ailleurs de se dérober à la connaissance des propriétaires, parce que les pirates savaient toujours, soit par la déclaration d'un maître du vaisseau, soit par ses papiers, dont ils avaient soin de se saisir, qui étaient les principaux intéressés dans une cargaison, et quel était leur pays ou leur demeure. Il ajouta que les écrits et les titres pouvaient se faire sous un autre nom que celui de Roberts, et lui servir jusqu'à la fin de sa vente; après quoi il pourrait reprendre son véritable nom, et s'assurer ainsi de n'être jamais découvert.

Roberts se vit forcé de reconnaître qu'il y avait non-seulement de la vraisemblance, mais une espèce de certitude dans cette proposition; il loua même l'esprit et l'habileté de Russel. Cependant, après avoir confessé qu'un plan si (p. 230) adroit pouvait le mettre à couvert, il eut le courage de déclarer qu'il était retenu par un motif beaucoup plus puissant que la passion de s'enrichir: c'était sa conscience, dont il craignait les remords. De là, s'étendant sur la nécessité de la restitution, il toucha plusieurs points qu'il crut capable de réveiller dans ses auditeurs quelque sentiment de repentir. En effet, son discours produisit différentes impressions. Les uns le félicitèrent sur son éloquence, et lui dirent qu'il était propre à faire un bon aumônier de vaisseau. D'autres lui déclarèrent brusquement qu'ils n'avaient pas besoin de prédicateur, et que les pirates n'avaient pas d'autre dieu que l'argent, ni d'autre sauveur que leur épée. Mais il s'en trouva aussi quelques-uns qui louèrent ses principes, et qui souhaitèrent que l'humanité du moins fût plus respectée dans leur troupe. Cette variété de propos fut suivie de quelques momens de silence; mais Russel le rompit pour prouver à Roberts, par quantité de sophismes, qu'en supposant même que la piraterie fût un crime, ce n'en pouvait être un pour lui de recevoir ce que les pirates auraient enlevé, parce qu'il n'aurait pas de part à leurs prises, et qu'il était prisonnier malgré lui. «Supposez, lui dit-il, que nous ayons pris la résolution de brûler notre butin ou de le jeter dans la mer, que devient le droit du propriétaire lorsque son vaisseau et ses marchandises sont brûlés? L'impossibilité de se les faire jamais restituer (p. 231) anéantit toute sorte de droits. Dites-moi, conclut Russel, si nous ne faisons pas la même chose lorsque nous vous donnons ce qu'il dépend de nous de brûler?»

Lo et tous les spectateurs semblaient prendre plaisir à cette dispute; mais Roberts, s'apercevant que le ton de son adversaire devenait plus aigre, brisa tout d'un coup en déclarant qu'il reconnaissait à la troupe le pouvoir de disposer de lui; mais qu'ayant été traité jusqu'alors avec tant de générosité, il ne faisait pas moins de fond sur leur bonté à l'avenir; que, s'il leur plaisait de lui rendre sa felouque, c'était l'unique grâce qu'il leur demandait, et qu'il espérait par un travail honnête de réparer ses pertes présentes. Lo, touché de ce discours, se tourna vers l'assemblée: «Messieurs, dit-il, je trouve que ce pauvre homme ne propose rien que de raisonnable, et je suis d'avis qu'il faut lui rendre sa felouque. Qu'en pensez-vous, messieurs? Le plus grand nombre répondit oui, et le différent fut ainsi terminé.»

Vers le soir, Russel voulut traiter Roberts sur son bord avant leur séparation. La conversation fut d'abord assez agréable. Après le souper, on chargea la table de punch et de vin. Le capitaine prit une rasade et but aux santés de la troupe. Roberts n'osa refuser cette santé. On but ensuite à la prospérité du commerce, dans le sens des avantages qui devaient en revenir aux pirates. La troisième santé fut celle (p. 232) du roi de France. Ensuite Russel proposa celle du roi d'Angleterre. Tout le monde la but successivement jusqu'à Roberts; mais Russel ayant mêlé dans le punch quelques bouteilles de vin pour le fortifier, Roberts, qui avait de l'aversion pour ce mélange, demanda qu'il lui fût permis de boire cette santé avec un verre de vin. Ici Russel se mit à blasphémer en jurant qu'il lui ferait boire une rasade de la même liqueur que la compagnie. «Eh bien! messieurs, reprit Roberts, je boirai plutôt que de quereller, quoique cette liqueur soit un poison pour moi. Tu boiras, répondit Russel, fût-elle pour toi le plus affreux poison, à moins que tu ne tombes mort en y portant les lèvres.» Roberts prit le verre, qui tenait presque une bouteille entière, et porta la santé qu'on avait nommée. «La santé de qui? interrompit Russel; mais, dit l'autre, c'est la santé qu'on vient de boire, celle du roi d'Angleterre. Et qui est-il, le roi d'Angleterre? demanda Russel. Il me semble, lui dit Roberts, que celui qui porte la couronne est roi, du moins pendant qu'il la porte. Et qui la porte? insista Russel. C'est le roi George, répondit Roberts.» Alors Russel entra en furie, s'emporta aux dernières injures, et jura que les Anglais n'avaient pas de roi. «Il est surprenant, lui dit Roberts, que vous ayez proposé la santé d'un roi dont vous ne reconnaissez pas l'existence.» Le furieux corsaire, sautant sur un de ses pistolets, l'aurait (p. 233) tué, s'il n'eût été retenu par son voisin. Il sauta sur l'autre, en répétant plusieurs fois que l'Angleterre n'avait pas d'autre roi que le prétendant. Ses voisins l'arrêtèrent encore. Le maître canonnier, qui était à table, homme considéré dans sa troupe, se leva d'un air ferme, et s'adressant à la compagnie: «Messieurs, dit-il, si notre dessein est de soutenir les lois qui sont établies et jurées entre nous, comme je vous y crois obligés par les plus puissans motifs de la raison et de notre propre intérêt, il me semble que nous devons empêcher Jean Russel de les violer dans les accès de sa fureur.» Russel, qui n'était pas encore revenu à lui-même, entreprit de défendre sa conduite; mais le canonnier, s'adressant à lui du même ton, lui déclara qu'on ne lui avait pas donné le pouvoir de tuer un homme de sang-froid, sans le consentement de la troupe, qui avait les prisonniers sous sa protection. «Je vois, ajouta-t-il, que ce qui vous irrite est de n'avoir pu violer nos articles au sujet de Roberts; on saura mettre un frein à vos emportemens, et garder le prisonnier jusqu'à demain pour le mener à bord du général, qui ordonnera de son sort avec plus d'équité.» Toute la compagnie paraissant approuver ce discours, Russel, à qui l'on avait ôté ses armes, reçut ordre de demeurer tranquille, s'il ne voulait offenser la troupe, et se voir traiter comme un mutin. Le canonnier dit à Roberts qu'on l'aurait conduit sur-le-champ (p. 234) au général, s'il n'eût été défendu par un ordre exprès de recevoir les chaloupes après neuf heures du soir.

Le lendemain il fut transporté sur le vaisseau de Lo, qui lui promit sa protection. Dans l'après-midi, Russel vint à bord, accompagné de François Spriggs, commandant du troisième vaisseau des pirates. Il dit au général que le pilote et les matelots de Roberts voulaient entrer au service de la troupe en qualité de volontaires. Lo répondit que rendre la felouque à Roberts sans aucun de ses gens, c'était le livrer à la mort, et qu'il valait autant lui casser la tête d'un coup de pistolet. «Je ne m'y oppose pas, répliqua Russel; mais ce que je propose est pour l'utilité de la compagnie, et je voulais voir qui serait assez hardi pour me contredire.» Il ajouta qu'en qualité de quartier-maître, et par l'autorité que lui donnait cet emploi, il voulait que le pilote et les matelots fussent reçus sur-le-champ dans la troupe; que, grâces au ciel, il soutenait la justice et l'intérêt public, comme il y était obligé par son poste; et que, si quelqu'un avait la hardiesse de s'y opposer, il avait un pistolet à sa ceinture et une poignée de balles pour se faire raison. Ensuite se retournant vers Roberts: «Mon ami, lui dit-il, la compagnie t'a rendu ta felouque, et tu l'auras. Tu auras deux hommes, et rien de plus. Pour les provisions, tu n'auras que ce qui est actuellement dans ton vaisseau. Il m'est revenu, continua-t-il, (p. 235) que plusieurs de nos gens se proposent de te former une cargaison; mais je leur en fais défense en vertu de mon autorité, parce qu'il n'est pas sûr que les marchandises qu'ils veulent te donner ne nous soient pas bientôt nécessaires à nous-mêmes; en un mot, je jure par tout ce qu'il y a de plus redoutable que, s'il passe quelque chose de nos vaisseaux dans le tien sans ma participation et sans mon ordre, je mets le feu aussitôt à ta felouque, et je t'y brûle toi-même avec ce que tu possèdes.»

Comme son emploi de quartier-maître lui donnait effectivement ce pouvoir, Lo ne put s'opposer à sa résolution. Il ne restait plus qu'à conduire Roberts sur la felouque. Il quitta le vaisseau du général sans que personne osât lui présenter le moindre secours, effet des menaces de Russel; car la libéralité n'est pas une vertu fort rare chez les corsaires, qui donnent très-facilement ce qu'ils sont exposés à perdre à toutes les heures du jour. Comme ce furieux capitaine était prêt à retourner sur son bord, il se chargea de prendre Roberts dans sa chaloupe. En arrivant à son vaisseau, il donna ordre que le souper fût préparé, et dans l'intervalle il se fit apporter du punch et du vin, avec des pipes et du tabac. Tous les officiers furent invités, et Roberts avec eux. Russel lui dit qu'il l'exhortait à boire et à manger beaucoup, parce qu'il avait un voyage aussi difficile à faire que celui du prophète Élie (p. 236) au mont Oreb, et que, n'ayant ni vivre ni liqueur dans sa felouque, il devait faire un bon fond dans son estomac pour résister long-temps à la soif et à la faim. Une raillerie si amère fit sentir à Roberts tout le malheur de sa situation. Cependant il répondit qu'il espérait mieux de la générosité de ceux qui lui laissaient la vie et la liberté. Russel jura qu'il n'avait plus d'autre faveur à se promettre que le souper qui se préparait.

«Je le conjurai, dit l'auteur, plutôt que de m'abandonner dans cet état aux funestes extrémités qui semblaient me menacer, de me mettre à terre dans l'île voisine ou sur les côtes de Guinée; enfin de faire de moi tout ce qu'il jugerait à propos dans sa colère ou dans sa bonté, pourvu qu'il me dispensât d'entrer dans son service. Il me répondit qu'il avait dépendu de moi d'être de ses amis; mais qu'ayant méprisé son amitié, il fallait me tenir au choix que j'avais fait, et qu'il avait encore pour moi plus de bonté que je ne devais en attendre, après l'avoir mis plus mal avec sa compagnie qu'il n'y avait jamais été et qu'il n'y voulait être.»

Roberts, s'étant excusé par l'innocence de ses intentions, le supplia, lui et tous ses confrères, de le regarder comme un objet de pitié plutôt que de vengeance. Russel répondit: «Vos argumens et vos persuasions sont inutiles. Il est trop tard; vous avez refusé notre pitié lorsqu'elle vous était offerte; votre sort (p. 237) est décidé. Remplissez-vous bien l'estomac pour soutenir vos forces aussi long-temps que vous le pourrez; car il y a beaucoup d'apparence que le repas que vous allez faire sera le dernier de votre vie; à moins qu'ayant la conscience si tendre, vous ne soyez assez bien avec le ciel pour en obtenir des miracles. Si je sens quelque pitié, c'est pour les deux hommes qui doivent vous suivre. Je suis tenté de les prendre avec moi, et de vous laisser profiter seul des secours du ciel.» Quelques personnes de l'assemblée lui dirent que ces deux hommes s'exposaient volontairement à suivre leur maître, et qu'ils étaient résolus de partager toutes ses disgrâces. «Apparemment, reprit Russel, qu'il leur a rendu la conscience aussi délicate que la sienne. Vous verrez que le ciel ne refusera rien à de si honnêtes gens.»

Ces railleries furent continuées pendant le souper. À dix heures, Russel fit appeler quelques matelots qu'il avait nommés pour la garde de la felouque, et leur demanda s'ils avaient tout enlevé suivant ses ordres. Ils jurèrent qu'ils n'avaient rien laissé et qu'il n'y restait que de l'eau. «Comment, de l'eau! reprit Russel en blasphémant; ne vous avais-je pas donné ordre de vider tous les tonneaux? Nous n'y avons pas manqué, répondirent-ils. et l'eau que nous avons laissée n'est que de l'eau de mer qui entre de tous côtés dans le bâtiment.» Cette réponse calma le corsaire, (p. 238) et lui donna occasion de redoubler ses ironies. Enfin, lorsqu'il se sentit pressé du sommeil, il donna ordre que Roberts et ses deux hommes fussent conduits à leur felouque.

Comme c'était dans son propre canot que Roberts avait eu la liberté de retourner à sa felouque, il attendit impatiemment le jour pour reconnaître en quel état elle lui était rendue. Il y trouva d'abord de quoi remplir son chapeau de miettes et de croûtes de biscuit, avec quatre ou cinq poignées de tabac à fumer. Tout étant précieux pour lui dans la situation qu'on lui avait annoncée, il recueillit soigneusement ces misérables restes. Il retrouva sa boussole, son quart de cercle, et quelques autres instrumens de mer. On lui avait laissé son lit, comme un meuble inutile pour les corsaires, qui, à l'exception des seuls officiers, n'ont pas d'autre lit que le tillac. Pour provisions de bouche, il ne trouva que dix bouteilles d'eau-de-vie et trente-six livres de riz, avec une fort petite quantité de farine. L'eau qui restait dans les tonneaux ne montait pas à plus de trois pintes.

Ses recherches tournèrent ensuite vers les voiles. À la place des siennes on en avait mis de vieilles, qui étaient à demi pouries; mais quelque pirate avait eu l'humanité de laisser six aiguilles avec un peu de fil de caret et quelques morceaux de vieux canevas, dont il commença aussitôt à faire usage. Ce travail l'occupa pendant trois jours, lui et ses deux (p. 239) hommes. Ils ne vécurent, dans cet intervalle, que de farine et de riz cru, avec quelques verres d'eau-de-vie, pour épargner leur eau, dont ils espéraient se servir pour faire de la pâte. Le quatrième jour, ils firent un petit gâteau, qu'ils partagèrent fidèlement en trois parts, et qui fut le meilleur mets qu'ils eussent mangé depuis qu'ils avaient quitté les pirates. Un autre jour ils composèrent une sorte de bouillie qui les soulagea beaucoup. C'était le 3 de novembre. Avec une extrême difficulté ils avaient mis leurs voiles en état de servir. Roberts observa le même jour qu'il était par 17 degrés de latitude nord. Le pilote de Russel lui avait dit, en le quittant, qu'on était à soixante-cinq lieues de l'île de Saint-Antoine.

Dans cette supposition, il se porta vers les îles du cap Vert, surtout vers celle de Saint-Nicolas. Le 7 de novembre, il se trouva, par ses observations, à 16° 55' nord, environ à quarante-six lieues de Saint-Antoine. La nuit suivante, il tomba un peu de pluie, qui lui donna le moyen de recueillir quatre ou cinq pintes d'eau. Elle fut suivie d'un calme de plusieurs jours. Le 10, avec le secours d'un vent frais qui dura jusqu'au 16, il s'avança jusqu'à la vue de Saint-Antoine, à dix-huit ou dix-neuf lieues de distance. Le calme ayant recommencé l'après-midi du 16, il prit un requin. Cette pèche lui coûta beaucoup de peine, et mit même le bâtiment en danger par les violentes secousses du monstre marin, qui avait (p. 240) onze pieds et demi de longueur. Roberts et ses compagnons jugèrent qu'il ne devait pas peser moins de trois cents livres. Après l'avoir cru mort sur le tillac, ils lui virent recommencer ses mouvemens avec tant de furie, qu'ils ne purent les arrêter qu'en lui coupant une grande partie de la queue, où réside sa principale force. Ils lui trouvèrent dans le ventre cinq petits qui n'avaient encore que la grosseur d'un merlan. Roberts, faisant aussitôt du feu avec son fusil, seule arme qu'on lui avait laissée, se servit d'eau de mer pour faire cuire quelque partie de sa pêche, dont il fit un repas qui lui parut délicieux. Comme il manquait de sel pour conserver le reste, il le coupa en longues tranches qu'il fit sécher au soleil. Son fusil lui devint un meuble fort utile, parce qu'on ne lui avait laissé aucun instrument pour allumer du feu. Étant aussi sans chandelle, il se servait pendant la nuit d'un charbon ardent pour observer l'aiguille aimantée, et régler ainsi sa course.

Le 17, Roberts, n'étant qu'à huit lieues de Saint-Antoine, crut pouvoir user de son eau fraîche avec un peu moins d'épargne. Il fit cuire quelques tranches de son poisson avec du riz. Le lendemain au matin, il découvrit clairement Saint-Antoine, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, Terra-Branca et Monte-Guarde, qui est la plus haute montagne de l'île Saint-Nicolas. Elle se fait voir de tous les côtés de l'île, dans la forme d'un pain de sucre, dont (p. 241) la pointe vient ensuite à s'élargir. Enfin le 20 il mouilla dans la rade de Currisal, sur seize brasses, à un quart de mille du rivage.

Un de ses gens, nommé Potter, lui demanda la permission de se rendre à terre dans le canot, pour en apporter de l'eau fraîche. Il y consentit; et, se sentant accablé de sommeil, il donna ordre à l'autre de veiller jusqu'au retour de son compagnon; après quoi il se mit à dormir. S'étant éveillé en sursaut, il appela son homme, qui ne lui fit point de réponse. Il se leva pour le chercher, et l'ayant trouvé endormi sur le tillac, il s'aperçut, en jetant les yeux autour de soi, que le courant l'avait éloigné de l'île. Sa surprise fut extrême. Il se voyait exposé aux flots pendant toute la durée des ténèbres, et dans une situation plus dangereuse que jamais, sans espérer que Potter pût le rejoindre. Cependant, le jour étant venu l'éclairer, il trouva le moyen, avec beaucoup de peine, de gagner une baie sablonneuse que les habitans nomment Pattako, où il jeta l'ancre le 22 de novembre, sur six brasses d'un beau fond de sable.

Vers le soir, il lui vint sept Nègres de Paraghisi, qui lui apportèrent une petite provision d'eau de la part du gouverneur de Saint-Nicolas. Ils l'assurèrent qu'il pouvait s'approcher de Paraghisi aussitôt que la marée descendante serait passée, c'est-à-dire, dans l'espace d'une heure; et lorsqu'il leur parla d'attendre un de ses gens qui était resté à Currisal, ils (p. 242) lui protestèrent que, le vent étant contraire, il se passerait au moins quinze jours avant qu'il pût remonter au long de la côte. Cette objection l'ayant emporté sur ses désirs, il mit à la voile avec les Nègres pour aller au-devant de Potter. Mais le vent se trouva si fort, qu'il fut obligé de relâcher dans un lieu qui se nomme Porto-Gary; et voulant tenter un nouvel effort, sa grande voile fut si maltraitée, que les Nègres parlèrent de l'abandonner pour rentrer dans leur barque. Il employa toutes sortes de motifs pour leur faire perdre cette pensée. Il leur représenta, d'un côté, qu'il y aurait de la barbarie à le laisser sans secours; et de l'autre, qu'ils allaient s'exposer encore plus follement à la fureur des flots, dans une barque beaucoup plus fragile que son bâtiment. Il ne put les persuader. Leur réponse fut qu'ils ne voyaient pas plus de danger dans leur barque que dans un vaisseau sans voiles, sans eau et sans provisions; ou que, s'il fallait périr, ils aimaient mieux que ce fût à la vue de leur demeure que dans des lieux éloignés. Un d'entre eux ajouta que Roberts était sûr de ne manquer de rien lorsqu'il toucherait à quelque autre terre; au lieu que la seule sûreté qu'il y avait pour eux était d'y tomber dans l'esclavage. Ils le quittèrent malgré ses plaintes et ses reproches. Le vent continuant avec beaucoup de furie, il demeura incertain de quel côté il devait se porter. Sa situation ne lui laissait guère d'espérance de pouvoir (p. 243) gagner l'île de Mai ou celle de San-Iago. Il ne connaissait pas celles de Saint-Jean et de Saint-Philippe. Les cartes qu'il en avait vues, étaient fort imparfaites; et, dans plusieurs relations, il se souvenait d'avoir lu que ces deux îles sont fort dangereuses. Il trouva néanmoins dans la suite que l'idée qu'il en avait conçue était tout-à-fait fausse.

Il passa la nuit dans toutes les alarmes qu'on peut se représenter. Mais, à la pointe du jour, il aperçut à l'est-nord-est Terra Vermilia, ou Punta-de-Ver-Milhari, comme la nomment les habitans. Il eut besoin du jour entier et de la nuit suivante pour s'en approcher. Le lendemain, sans s'être aperçu que personne fût monté sur son bord, il entendit la voix d'un homme qui demandait en portugais si le vaisseau était à l'ancre. Aussitôt il découvrit trois Nègres, de qui était venue cette question. Il leur répondit que, dans l'embarras mortel ou il était, à peine connaissait-il sa situation; mais qu'il cherchait l'île de San-Iago. Alors un d'entre eux, qui se nommait Colau-Verde, l'assura qu'il connaissait parfaitement San-Iago, Saint-Philippe et Saint-Jean, qu'il pouvait le mener dans quelque port de ces trois îles qu'il voulût choisir; que celle de Saint-Philippe était abondante en provisions, mais que l'ancrage était mauvais et la mer fort haute; qu'au contraire Saint-Jean avait un excellent port, où il promettait de le conduire sûrement.

Roberts accepta cette offre. Il s'efforça d'abord, (p. 244) avec le secours des trois Nègres, de réparer un peu le désordre de ses voiles. Ensuite, se livrant à la conduite de Colau, il porta droit à la pointe du nord de Saint-Philippe. L'ayant doublée, il tourna plus au sud en suivant les côtes, jusqu'à la vue de Ghors, qui est une partie de la même île. De là il découvrit l'île de Saint-Jean, vers laquelle il porta directement; et lorsqu'il eut passé les petites îles qui sont situées dans l'intervalle, avec beaucoup de confiance dans Colau, qui lui fit prendre au-dessus de la plus orientale, il gagna aisément la pointe ouest de Saint-Jean. Il restait, suivant le pilote nègre, à s'avancer vers la pointe nord, que les habitans nomment Ghelungo, et qui est éloignée de l'autre d'environ deux lieues. Alors Roberts voulut savoir de son pilote où il plaçait le port; mais il fut extrêmement surpris de reconnaître, aux incertitudes de Colau, qu'il l'ignorait. L'unique éclaircissement qu'il en tira fut qu'il était sûr de ne l'avoir point encore passé. Ils s'attachèrent à suivre la côte, en observant soigneusement leur situation. Enfin le port se fit apercevoir; mais ce ne fut qu'après qu'on fut arrivé sous le vent; car étant derrière une pointe, il faut l'avoir passée pour le découvrir; et comme le vent est toujours assez fort au long de la côte, il devient très-difficile de remonter pour gagner le rivage, sans compter qu'on est poussé par un courant fort impétueux qui augmente beaucoup la difficulté. Roberts, embarrassé par ces obstacles, demanda à son piloté s'il ne connaissait (p. 245) point au-dessus du vent quelque endroit où l'on put mouiller. Le Nègre répondit non, et que, si l'on gagnait pas le rivage avant qu'on eût passé la Punta do Sal, non-seulement il serait impossible d'aborder, mais très-difficile d'éviter le naufrage. Roberts lui demanda conseil. «Je n'en ai pas d'autre à vous donner, lui dit le Nègre, que d'aborder sur les rocs, d'où chacun se sauvera comme il pourra. Mais je ne sais pas nager, lui répondit Roberts, et mon matelot non plus.» La réplique du Nègre fut, qu'étant si près des rocs il allait aborder. Roberts, prenant son fusil, lui dit qu'il saurait empêcher qu'on lui fît violence sur son bord. Le Nègre sauta aussitôt dans l'eau en lui souhaitant une bonne fortune; il gagna la terre à la nage. Ses deux compagnons, qui ne savaient pas si bien nager, n'osèrent suivre son exemple, et protestèrent même qu'ils n'étaient pas capables de laisser Roberts sans secours; mais ils le prièrent aussi de ne les pas abandonner aux flots sans eau et sans provisions. Il leur dit qu'il ne cherchait que le moyen d'aborder dans un lieu sûr, ou même de se faire échouer; et lorsqu'ils lui représentèrent de quoi Colau l'avait menacé, il répondit que ce perfide, comme ils avaient pu le remarquer eux-mêmes, s'était attribué des connaissances qu'il n'avait pas. Alors les deux Nègres chargèrent Colau d'imprécations, et souhaitèrent de le voir périr avant qu'il pût atteindre les rocs. Roberts leur dit que, s'ils voulaient travailler à la poupe pour soulager un peu (p. 246) la felouque, il espérait encore de les mettre sûrement à terre. Mais ils lui déclarèrent qu'ils ne travailleraient à rien que lorsqu'ils le verraient à l'ancre, s'engageant néanmoins par d'horribles sermens à ne pas l'abandonner.

Roberts s'approcha du rivage, et serra de si près la Punta do Sal, que, vers l'extrémité de la pointe, un homme aurait pu sauter du bord sur le rivage. La raison qui lui faisait tant hasarder contre les rocs était sensible. Cette pointe lui paraissant l'extrémité de la côte au-dessous du vent, il n'était pas sûr au delà de trouver la terre assez avancée pour remorquer facilement. D'ailleurs les rocs étaient unis et fort escarpés. Il savait qu'ordinairement ces sortes de rocs ne s'avancent pas sous l'eau; et la difficulté n'étant que d'y grimper lorsqu'il en serait assez proche pour y mettre le pied, il cherchait quelque lieu qui fût favorable à ce dessein. Mais à la première vue qu'il eut de la terre, de l'autre côté de la pointe il découvrit une petite baie assez profonde, dans laquelle il ne balança point à s'engager. La sonde qu'il avait à la main lui donna d'abord treize brasses, ensuite douze. Un courant du nord, qui entre dans la baie, l'aidant beaucoup plus que ses voiles, il s'approcha insensiblement de la terre; et quoique le rivage lui parût fort inégal, ce qui est ordinairement la marque d'un mauvais fond, il ne se vit pas plus tôt sur neuf brasses, qu'il mouilla à l'ancre à toutes sortes de risques. Les deux Nègres, se voyant si près de la terre, se jetèrent aussitôt dans (p. 247) l'eau, et nagèrent heureusement jusqu'au rivage.

La nuit approchait: Roberts la passa tranquillement dans ce lieu. Au point du jour, trois insulaires parurent sur le bord de la mer, et, n'apercevant que deux hommes sur la felouque, se mirent librement à la nage pour venir à bord. Ils firent des offres civiles à Roberts, jusqu'à lui proposer d'aller dîner à terre avec eux. Il leur répondit qu'il ne savait pas nager. Leur étonnement fut extrême. Ils répétèrent plusieurs fois qu'il leur paraissait bien étrange que des gens qui traversaient la grande mer osassent l'entreprendre sans savoir nager; et vantant, non sans raison, l'usage de leur nation, ils assurèrent qu'il n'y avait pas d'enfant parmi eux qui ne pût se sauver de toutes sortes de périls à la nage. Cependant, comme l'eau manquait à Roberts, ils consentirent à lui en apporter. Étant bientôt revenus avec deux calebasses qui tenaient environ douze pintes, Roberts leur offrit de préparer pour eux quelques tranches de son poisson. À la vue des tranches sèches, ils lui dirent qu'ils croyaient les reconnaître pour la chair d'un poisson qu'ils nommèrent sarde; sur quoi ils demandèrent si ce poisson ne dévorait pas les hommes. Roberts leur ayant répondu qu'on en avait quantité d'exemples, ils jetèrent avec effroi ce qu'ils tenaient entre leurs mains, en disant qu'ils n'auraient jamais cru que des hommes fussent capables de manger un animal qui se nourrit de leur chair. Ce mécontentement ne les empêcha pas de travailler à la poupe, et de (p. 248) nettoyer entièrement la felouque. Roberts, pour les récompenser de leur travail, leur offrit un verre d'eau-de-vie, en regrettant que les pirates ne lui eussent pas laissé le pouvoir de leur en donner plus libéralement: ils refusèrent d'en boire. Puisqu'il en avait si peu, lui dirent-ils, et qu'il était accoutumé à cette liqueur, ils lui conseillaient de la garder pour ses besoins. Ils ajoutèrent que l'eau était leur boisson naturelle, et qu'ils s'en trouvaient fort bien; qu'ils n'avaient jamais goûté d'aqua ardente (c'est le nom qu'ils lui donnaient), quoiqu'ils n'ignorassent pas qu'elle était fort bonne; mais qu'ils se souvenaient qu'un pirate français, nommé Maringouin, ayant abordé dans leur île avec une grosse provision de cette liqueur, qu'il n'avait pas épargnée aux habitans, la plupart de ceux qui en avaient bu étaient devenus fous pendant plusieurs jours, parce qu'ils n'y étaient point accoutumés, et que d'autres en avaient été dangereusement malades; que cependant il se trouvait encore des Nègres qui souhaitaient d'être enlevés par quelque pirate, pourvu qu'ils fussent conduits dans une région où cette liqueur chaude fût en abondance.

Roberts leur demanda s'ils avaient beaucoup de coton dans leur île. Ils lui dirent que chaque année en produisait abondamment; mais que la rareté des pluies avait rendu la dernière assez stérile; qu'il n'y avait pas de Nègre néanmoins qui n'eût cinq ou six robes, quoiqu'ils en fissent peu d'usage; que, les vaisseaux venant rarement (p. 249) dans leur île, ils employaient le coton à leurs propres besoins, et qu'il n'y avait pas d'habitant qui ne lui en donnât volontiers quelque pièce pour raccommoder ses voiles. Mais il les assura qu'il ne prendrait rien d'eux sans le payer. Si j'avais eu, dit Roberts, quelques grains de verre ou d'autres bagatelles, j'aurais acquis tous le coton de l'île.

Ils admirèrent beaucoup son horloge de sable et ses instrumens astronomiques. Les Portugais, à qui ils avaient quelquefois vu des machines de la même espèce, n'avaient jamais voulu leur en apprendre l'usage. Roberts prenant plaisir à leur donner quelque explication, ils lui dirent que tous les blancs étaient autant de fittazares (nom qu'ils donnent à leurs sorciers). Il leur répondit que toute correspondance avec le diable faisait horreur aux Anglais, et que dans leur pays les sorciers étaient brûlés vifs. C'est une fort bonne loi, lui répondirent-ils, et nous en souhaiterions ici l'usage. Mais, pour expliquer l'habileté des blancs, ils conclurent que, sans être aussi méchans que les sorciers, puisqu'ils les punissaient par le feu, ils devaient être plus savans que le diable même; et la raison qu'ils en apportèrent, c'est qu'ils avaient remarqué que leurs sorciers, dont le savoir venait du diable, n'avaient aucun pouvoir contre les blancs. Là-dessus ils prièrent Roberts d'employer ses lumières pour les empêcher de nuire à leurs bestiaux, et surtout à leurs enfans, qu'ils faisaient mourir par des maladies de langueur, (p. 250) lorsqu'ils portaient de la haine à leur famille.

On sera peut-être surpris, dit Roberts, que j'entendisse si parfaitement leur langage. Mais sachant la langue portugaise, qui fait une grande partie de la leur, mêlée avec l'ancien mandingue, qui est leur première langue, ils ne me disaient rien dont je ne comprisse du moins le sens. D'ailleurs leurs moindres paroles sont accompagnées de tant de mouvemens et de gesticulations, surtout dans cette île et dans celle de Saint-Philippe, que leur pensée se fait entendre avant qu'ils aient achevé de l'exprimer.

Cuisson des courges.

Ils allumèrent du feu pour faire cuire des courges.

Dans l'après-midi, le vent devint fort impétueux, et le ciel se couvrit de nuages si épais, que Roberts se crut menacé d'une tempête. Il était venu à bord plusieurs autres Nègres. À sa prière, un d'entre eux se mit à la nage, tenant le bout d'une corde pour amarrer le bâtiment contre les rocs; mais il le fît si légèrement, que, la corde ayant coulé aussitôt, son travail devint inutile. Roberts le pria inutilement de recommencer. Il répondit que, si le vent éloignait sa felouque, il se chargeait, lui et ses compagnons, de porter les deux Anglais au rivage. Cependant quelques-uns d'entre eux consentirent à retourner à terre pour chercher Colau-Verde, dont l'adresse et l'audace pourraient être de quelque secours. Le vent fut inégal pendant la nuit suivante. Une heure avant le lever du soleil, il plut beaucoup au nord-est et à l'est-nord-est; ce que les Nègres expliquèrent comme un signe de vent qui ne ferait qu'augmenter pendant le jour. Cependant (p. 251) le soleil se leva très-clair; mais vers huit heures le vent souffla fort impétueusement, et devint si furieux vers le milieu du jour, que Roberts n'avait jamais vu les vagues dans une telle agitation; il ne savait quel parti prendre, et tous ses efforts se tournaient à persuader aux Nègres de ne pas l'abandonner. Le reste du jour et la nuit suivante se passèrent avec moins d'alarme; mais le lendemain, qui était le 29 novembre, les vents redevinrent si furieux, qu'ayant arraché le bâtiment de dessus son ancre, ils le précipitèrent sur la pointe d'un roc, où il se brisa misérablement. L'eau pénétrait de toutes parts, et les Nègres, à cette vue, se jetèrent à la nage pour gagner la terre; cependant ils revinrent au secours de Roberts et de son matelot, qui jetaient des cris lamentables. À la faveur de quelques planches brisées, ils les conduisirent au pied d'un roc, où ils trouvèrent assez de facilité à monter plus de quinze pieds au-dessus des flots. Là, le roc s'aplanissant dans un espace de neuf ou dix pieds, ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine, tandis que d'autres Nègres, qui avaient vu leur disgrâce du sommet de la côte, leur apportèrent de l'eau et quelques alimens du pays. Ils allumèrent du feu dans le même endroit pour faire cuire des courges; et le temps ayant commencé à s'adoucir, ils y passèrent la nuit.

Le jour suivant fut employé par les Nègres à sauver les débris de la felouque, surtout les moindres pièces de bois où il restait quelque trace de peinture. Ils dirent à Roberts que, s'il (p. 252) pouvait imaginer quelque moyen de rejoindre ensemble les mâts, le gouvernail, et quelques parties qui ne paraissaient pas fracassées, ils croyaient pouvoir les conduire jusqu'à un port voisin, où peut-être en tirerait-il quelque utilité. Il admira leur bonté dans cette proposition; et, touché de reconnaissance, il leur promit que, s'il arrivait dans ce port quelque bâtiment qui eût besoin de ces tristes restes, il les vendrait dans la seule vue de leur en donner le prix, et de récompenser leurs services par un présent fort inférieur à sa reconnaissance. Leur réponse, rapportée en termes exprès par l'auteur, est remarquable. Ils lui protestèrent qu'ils croyaient n'avoir fait que leur devoir en assistant des étrangers dans l'infortune; que, malgré la différence de leur couleur, et quoiqu'ils fussent regardés par les blancs comme des créatures d'une autre espèce, ils étaient persuadés que tous les hommes sont de la même nature; mais qu'ils avouaient néanmoins que Dieu les avait créés fort inférieurs aux blancs. Roberts, surpris de leur trouver tant de raison, leur répondit qu'au fond il n'y voyait pas d'autre différence que la couleur, et qu'il n'en connaissait pas d'autre cause que la chaleur excessive de leur climat. Il ajouta que si quelque blanc venait vivre dans leur île avec une femme de son pays, exposé comme eux à l'ardeur du soleil, il ne doutait pas que, dans trois ou quatre générations, leur postérité ne fût de la même couleur et de la même complexion.

(p. 253) Il fut fort surpris de leur entendre dire que, dans cette supposition, les blancs perdraient peut-être leur couleur, mais que leurs cheveux conserveraient toujours leur nature, et ne deviendraient pas frisés comme ceux des Nègres; en quoi, certes, ils raisonnaient beaucoup mieux que lui. Ils lui dirent encore qu'ils n'avaient que trop reconnu par une longue expérience qu'il y avait sur eux quelque malédiction, et qu'ils étaient faits pour être les serviteurs et les esclaves des blancs. Roberts, assez content de les voir dans cette idée, leur répondit que c'était une opinion reçue dans le monde. Ils entrèrent si fort dans sa réponse, qu'ils la confirmèrent en lui disant que c'était une vérité prouvée par l'usage annuel des blancs, qui venaient prendre ou acheter des milliers d'esclaves en Guinée.

Non-seulement les Nègres sauvèrent tous les débris qui étaient sur la surface de la mer, mais, plongeant avec une hardiesse extrême, ils ramenèrent du fond des flots deux pots de fer qu'ils se hâtèrent de rendre à Roberts. Ils excellent tous à nager et à plonger. La petite baie de Punta do Sal est d'une eau si claire, que dans le beau temps on voit le fond jusqu'à huit ou dix brasses. C'est un de leurs plus doux exercices, après la pèche, de jeter une pierre au fond de l'eau, et de parier entre eux qui aura le plus d'adresse à la trouver. Ils ont un art de ménager leur haleine, qui les fait demeurer au fond plus d'une minute.

Vers midi, ils firent à Roberts un dîner composé (p. 254) de courges bouillies et de quelques poissons qu'ils avaient pêchés. Pendant que les deux Anglais oubliaient leur infortune pour manger avec assez d'appétit, il leur vint un messager du seigneur Lionel Consalvo, gouverneur de l'île, qui s'excusait de n'être pas venu lui-même, parce qu'il était tourmenté d'un rhume. Il envoyait à Roberts quelques courges et trois ou quatre pommes-de-terre, en lui faisant espérer pour le jour suivant une pièce de chevreau sauvage. Au même moment il parut un autre messager de la part du prêtre de l'île: loin d'apporter quelques provisions aux deux Anglais, il était chargé par son maître de leur demander s'ils n'avaient pas sauvé quelques restes de farine. Après cette question, il ajouta, comme de lui-même, que, s'il leur restait de l'aqua ardente, ils feraient beaucoup de plaisir au prêtre de lui en envoyer. Roberts lui montra les restes de son naufrage, qui consistaient dans quelques planches et les deux pots de fer. À la vue des deux pots, le messager releva beaucoup le pouvoir de son maître, qui le rendait plus capable d'être utile aux étrangers que le gouverneur même; et pour conclusion, il déclara aux Anglais qu'ils lui feraient plaisir de lui envoyer un des deux pots. D'autres Nègres vinrent successivement, et parmi eux Domingo Gomerès, fils d'Antoine Gomerès, qui avait été gouverneur de l'île avant Lionel Consalvo. Roberts prit une juste opinion de Consalvo en ne voyant qu'un Nègre dans Gomerès. Les Portugais dédaignent de venir commander (p. 255) personnellement dans une île si pauvre, et laissent volontiers prendre aux Nègres leurs noms et leurs titres. Gomerès présenta au capitaine anglais quelques courges, une papaye et des bananes, avec un gâteau composé de bananes et de maïs. Roberts lui ayant demandé ce qu'il exigeait de sa reconnaissance pour tant de faveurs, il répondit qu'il serait fort satisfait de son amitié, et que tous les autres habitans n'avaient pas d'autre prétention, à la réserve du prêtre, qui ne cesserait pas, suivant sa coutume, de lui faire beaucoup de demandes; mais qu'ils le prévenaient là-dessus, afin qu'il ne se laissât pas tromper. Roberts lui dit qu'à son retour en Angleterre, il ne manquerait pas de se louer beaucoup de la générosité des Nègres, pour engager ses compatriotes à venir souvent dans leur île. Gomerès répondit que malheureusement l'île ne produisait rien d'avantageux au commerce; que son père et d'autres Nègres fort anciens se souvenaient d'y avoir vu des étrangers qui leur avaient dit qu'elle était fort pauvre, et que non-seulement ses habitans étaient fort misérables, mais que leur misère était la raison qui empêchait les vaisseaux de les visiter.

Pendant cet entretien, Roberts observa un Nègre qui paraissait prêter l'oreille avec une attention extraordinaire; et, jetant les yeux plus particulièrement sur lui, il crut remarquer qu'il ne ressemblait pas aux Nègres de Guinée, mais qu'il était basané comme les Arabes des parties méridionales de Barbarie, et qu'il avait les cheveux (p. 256) droits et bruns, quoique assez courts. Tandis qu'il le considérait, il fut extrêmement surpris de lui entendre dire en anglais que l'île produisait quantité de richesses qui n'étaient pas connues des Portugais, et dont les insulaires ignoraient l'usage; telles que de l'or, de l'ambre gris, de la cire et divers bois de teinture. En s'expliquant davantage, Roberts apprit avec une joie égale à son étonnement que cet étranger était Anglais, né à Carléon, sur la rivière d'Usk, dans le pays de Galles; que son nom était Charles Franklin, et qu'il était fils d'un juge de paix. Il avait commandé plusieurs bâtimens de Bristol. Dans un voyage aux Indes occidentales, il avait été pris par le pirate Barthélemi, et conduit sur la côte de Guinée, d'où il avait trouvé le moyen de s'échapper. Il s'était réfugié à Sierra-Leone, chez un prince nègre nommé Thomé. Barthélemi avait employé les menaces pour l'arracher de cet asile; mais le prince Thomé, fidèle à ses promesses, lui avait fait une réponse fière et méprisante, qui avait obligé le pirate à se retirer. Après son départ, le capitaine Plunket, chef du comptoir anglais de Sierra-Leone, ayant entendu parler de Franklin, et le prenant pour quelque scélérat de la troupe du pirate, l'avait fait demander au prince Thomé, dans la seule vue de le condamner au supplice suivant la rigueur des lois anglaises. Le prince nègre en avait averti Franklin, sans lui cacher qu'il était embarrassé par la crainte de déplaire aux Anglais. (p. 257) Franklin, comprenant qu'il lui serait difficile de prouver son innocence, l'avait conjuré d'attendre l'arrivée de quelque vaisseau de Bristol dont il connût le capitaine. Son malheur avait touché si vivement le prince, qu'il avait obtenu le renouvellement de sa protection avec un redoutable serment. Cependant Plunket ne se relâchant pas dans ses instances, il avait souhaité, pour l'intérêt de la paix, d'être envoyé plus loin dans les terres, et le prince ne lui avait pas refusé cette faveur. Outre le motif de la sûreté, il avait appris qu'on trouvait beaucoup d'or dans l'intérieur du pays, surtout entre 12 et 13 degrés de latitude, tant du nord que du sud, et peut-être jusqu'à l'extrémité méridionale de cette vaste région. Le prince Thomé l'envoya au roi de Bembolou, accompagné de quatre gardes et d'un bâton d'état, qui lui tenait lieu d'une lettre de créance. Son voyage avait duré sept jours, et, sur le calcul de sa marche, il croyait avoir fait environ cent milles. Il avait passé dans sa route par plusieurs villes, où il avait été fort bien reçu. Pendant les quatre premiers jours, il n'avait fait aucune remarque importante; mais il avait ensuite observé que l'or était fort commun parmi les habitans. L'attention que ses gardes avaient continuellement sur lui l'avait empêché de prendre des informations. Il apprit d'eux-mêmes qu'ils avaient ordre de lui ôter toutes les occasions d'acquérir trop de lumières, et de le conduire par les routes les plus désertes, mais surtout de ne pas lui (p. 258) laisser la liberté d'écrire. Le prince Thomé avait eu soin de lui prendre tous ses papiers, sous prétexte de les conserver jusqu'à son retour; mais les Nègres étant persuadés que les blancs sont autant de fittazars ou de sorciers, s'imaginent que le diable ou quelque génie est toujours prêt à leur fournir les commodités dont ils ont besoin. Enfin il était arrivé à la cour du roi de Bembolou, où la vue du bâton d'état l'avait fait recevoir avec beaucoup de civilité et d'affection. Il y avait fait l'admiration du roi et de tout son peuple, qui n'avaient jamais vu d'Européens dans leur ville.

Roberts ayant remarqué pendant le discours de Franklin que les Nègres qui étaient autour de lui l'écoutaient fort attentivement, leur demanda s'ils avaient compris quelque chose à son récit: ils lui dirent que non; mais qu'ils admiraient que le seigneur Carolo (ils donnaient ce nom à Franklin) eût trouvé le moyen de lui parler dans une langue qu'ils n'entendaient pas. Franklin leur apprit alors qu'il était du même pays que Roberts. Une nouvelle si surprenante fut répandue aussitôt dans toute l'assemblée. Ils venaient tous prier Roberts de la confirmer de sa propre bouche, parce qu'ils ont pour principe de ne pas s'en rapporter au témoignage d'autrui, lorsqu'ils peuvent employer celui de leurs propres sens.

L'impatience de Roberts était de voir leur ville. Franklin lui en avait représenté le chemin comme inaccessible par la multitude de rochers (p. 259) escarpés et pointus qu'il fallait traverser. Les Nègres, qu'il interrogea aussi, confirmèrent la même chose, et lui firent une description extravagante de leur île. Cependant, comme le gouverneur et le prêtre l'avaient fait inviter à les aller voir chez eux, il résolut de surmonter toutes les difficultés, d'autant plus que dans le lieu où il était il se voyait exposé matin et soir à périr par la chute des pierres qui roulaient du sommet de la montagne. Les Nègres lui dirent que ces mouvemens venaient des chèvres sauvages qui se retiraient le soir sous les rocs. En effet, l'auteur observe que l'île entière n'est qu'un composé de montagnes qui s'élèvent en monceau, et que, le sommet de l'une étant comme le pied de l'autre, elles forment ensemble une espèce de dôme. Lorsqu'il se fut déterminé à partir, Domingo voulut lui servir de guide, avec la précaution de le lier derrière lui pour le soutenir dans sa marche. La première partie du chemin se fit assez facilement, et l'on s'arrêta pour prendre quelques momens de repos. Mais, en avançant plus loin, Roberts s'aperçut bientôt qu'il lui serait fort difficile de continuer. Quelques Nègres s'écartant pour chercher une meilleure route, firent tomber une grosse pièce de roc, qui mit en danger tous ceux qui les suivaient. Domingo déclara qu'il n'exposerait pas le capitaine anglais pendant le jour, parce que l'ardeur du soleil rendait les rocs moins capables de consistance, et les pierres plus faciles à se détacher, au lieu que l'humidité (p. 260) de la nuit formait une espèce de ciment qui les arrêtait. Sur ce raisonnement, dont Roberts ajoute qu'il reconnut la vérité par son expérience, on ne pensa qu'à retourner au lieu d'où l'on était parti. Domingo proposa de faire venir une barque pour gagner la ville par la voie de la mer. Quoique ce dessein demandât plusieurs jours, Roberts se vit forcé d'y consentir par les premières atteintes d'une fièvre violente. Tant de chagrins et de fatigues, joints à l'ardeur excessive du soleil qu'il fallait essuyer continuellement, avaient épuisé ses forces. Il tomba dans une maladie si dangereuse, que pendant plus de six semaines son matelot et Franklin désespérèrent de sa vie. Les Nègres lui rendirent plus de services et de soins qu'il n'aurait pu s'en promettre dans la région la plus polie de l'Europe et la plus affectionnée aux Anglais. Enfin, lorsqu'il fut en état d'entrer dans la barque, les Nègres, qui se chargèrent de le conduire avec Domingo, prirent au sud-ouest, et trouvèrent toujours la mer fort calme; au lieu que de l'autre côté le vent ne cesse pas de se faire sentir, surtout à mesure que le soleil s'approche du méridien. On arriva le soir à Furno, où Roberts trouva un cheval du gouverneur, sur lequel il monta pour se rendre à sa maison. Ce n'était proprement qu'une cabane. Il y fut reçu fort civilement; mais ayant promis à Domingo de loger chez lui, il se rendit ensuite chez le signor Antonio, père de ce Nègre. On y avait déjà pris soin de lui préparer un lit, (p. 261) secours précieux, si l'on considère le pays et les habitans. Il était composé de quatre pieux enfoncés dans la terre à de justes distances, et de quatre pièces de bois informes qui les joignaient ensemble, sans autre lien que des cordes de bananier. Le fond était rempli d'une paillasse de cannes, sur laquelle on avait mis une grande quantité de feuilles sèches de bananier couvertes d'une natte, et pour draps, deux pièces d'une étoffe blanche de coton. La courte-pointe était aussi de coton à raies bleues et blanches.

Roberts passa deux mois dans la maison du seigneur Antonio Gomerès sans pouvoir se rétablir; mais ayant commencé à reprendre ses forces, il se fit un amusement de la pêche. Il employait souvent trois ou quatre jours entiers à cet exercice. Les Nègres portaient le bois dont ils avaient besoin pour allumer du feu et faire cuire le poisson. Ils trouvaient du sel sur les rocs, où la chaleur du soleil le formait naturellement de l'eau de la mer.

Dans la familiarité où Roberts vivait avec les Nègres, il s'informa quels vaisseaux ils avaient vus dans leur île depuis quelques années. Il n'en était arrivé que deux dans l'espace de sept ans: l'un d'Angleterre, qui avait acheté des porcs; l'autre portugais, qui, transportant des esclaves de Saint-Nicolas au Brésil, avait relâché à Saint-Jean pour faire de l'eau, mais s'était vu enlever de dessus ses ancres par une violente tempête. L'intention de Roberts était de passer dans l'île Saint-Philippe, où il savait que les vaisseaux (p. 262) abordaient plus souvent. Après de longues réflexions, il prit le parti de rassembler tous les débris de sa felouque, et d'en composer une barque avec le secours des Nègres. Il lui donna vingt-cinq pieds de long sur dix de largeur, et quatre pieds dix pouces de profondeur. Il la calfata de coton et de mousse avec un enduit de suif mêlé de fiente d'âne. Cette composition acquit tant de dureté en séchant au soleil, que non-seulement la chaleur n'était pas capable de la fondre, mais que l'eau de la mer ne pouvait l'endommager. La fiente d'âne la défendait contre les poissons, qui auraient mangé le suif, sans ce mélange. D'ailleurs Roberts n'aurait pu se procurer assez de suif pour fournir à tout l'ouvrage; car il observe que quarante chèvres ne lui en donnaient pas plus de cinq livres, et qu'une vache grasse n'en rendait pas davantage.

Lorsqu'il crut avoir mis sa barque en état de supporter la mer, il obtint des Nègres une ancre qu'ils avaient pêchée après le départ du vaisseau portugais dont on a raconté l'accident. Il s'approcha ainsi de Furno, d'où il se rendit à la ville pour y faire ses adieux: mais il fut fort surpris que Franklin, après lui avoir promis constamment de s'embarquer avec lui, eût changé tout d'un coup de résolution. Il affecta de paraître satisfait de ses raisons; et, sans autre compagnie que son matelot et six Nègres qui s'étaient offerts à le suivre, il partit deux heures avant le jour avec la marée du matin.

Après avoir erré quelque temps, il fut encore (p. 263) obligé de retourner à Saint-Jean, et de s'y arrêter deux mois pour réparer sa barque. Mais enfin il gagna San-Iago, la principale des îles du cap Vert, où vint aborder un vaisseau de Bristol, commandé par un de ses amis, qui le ramena dans sa patrie.

Quoique nous nous soyons peut-être un peu étendu sur les aventures de Roberts, nous croyons que le lecteur judicieux ne nous en fera pas de reproche. Il a dû y retrouver à tout moment des objets d'intérêt et d'instruction. Quel contraste plus frappant que celui de la férocité des corsaires anglais et de la bonté des Nègres de Saint-Jean! D'un côté, quel horrible abus de tous les arts, de toutes les lumières, que l'homme policé acquiert dans la constitution sociale! et de l'autre, quel exemple de toutes les vertus qui tiennent au sentiment de la pitié dans l'homme sauvage, qu'ailleurs nous trouverons souvent aussi méchant dans sa grossièreté que nous le sommes avec nos connaissances! Peut-être les Nègres de Saint-Jean n'avaient-ils conservé cette bonté naturelle que par une suite de l'extrême pauvreté de leur demeure. Jetés sur des rochers au milieu des écueils qui éloignent les vaisseaux de ces parages dangereux, ils n'avaient point été corrompus par l'avarice et la fausseté qui naissent de l'esprit de commerce; et les prêtres, qui, pour régner mieux sur toutes ces nations grossières, obscurcissent leur intelligence par la superstition, qui les rend à la fois dociles et féroces, n'avaient pas eu (p. 264) d'intérêt à aveugler cette horde indigente à qui l'on ne pouvait rien prendre. Ainsi relégués au milieu de leurs rochers inabordables, ces Nègres se croyaient heureux de voir d'autres hommes assez malheureux par le sort pour avoir besoin d'eux. Ils reconnaissaient encore la supériorité de ces Européens, qui pourtant leur était devenue inutile; et les Européens, portés à la nage par les Nègres qui plongeaient au milieu des rochers, pouvaient reconnaître à leur tour une autre espèce de supériorité que l'homme porte partout avec lui. Quelle multiplicité d'ailleurs, quelle variété d'incidens dans la situation de Roberts abandonné dans sa felouque aux mers et à la fortune, et flottant sans cesse entre la mort et la vie! Combien de fois l'espérance vient remplacer le danger! et combien de fois le danger fait disparaître l'espérance! On a remarqué que les marins ne pouvaient pas souffrir long-temps le séjour de la terre. N'est-ce pas parce que leur âme, accoutumée aux fortes secousses, trouve insipide et monotone un genre de vie qui n'offre ni grands périls ni grandes joies? Tous les intérêts paraissent petits à des hommes qui ont si souvent calculé de combien de minutes ils étaient éloignés de la mort; et qu'est-ce que les chagrins frivoles et factices, les craintes pusillanimes qui agitent les sociétés, aux yeux de celui qui a éprouvé tant de fois que l'homme peut en un moment se trouver seul et sans secours au milieu de la nature qui lui échappe ou qui s'arme contre lui?

(p. 265) Les Portugais, en découvrant ces îles, leur donnèrent le nom de las ilhas de Cabo-Verde. Le cap tire le sien de la verdure perpétuelle dont il est couvert; et les îles, du cap vis-à-vis duquel elles sont situées. Cependant elles sont nommées aussi par les Portugais las ilhas Verdes, soit par simple contraction, soit par allusion à l'herbe verte, qu'ils nomment sargosso, dont toutes ces îles sont environnées. Elle a beaucoup de ressemblance avec le cresson d'eau, et son fruit ressemble à la groseille. La mer en est couverte depuis le 20e. degré jusqu'au 24e. Dans quantité d'endroits, elle est si épaisse, qu'elle présente comme un grand nombre d'îles flottantes, qui sont capables d'arrêter les vaisseaux lorsque le vent n'est point assez fort pour leur faire surmonter cet obstacle, sans qu'on puisse s'imaginer ce qui produit cette verdure dans une partie de l'Océan qui est à plus de cent cinquante lieues des côtes de l'Afrique, et qui n'a pas de fond. Les Hollandais appellent les îles du cap Vert îles de Sel, parce qu'il s'y en trouve beaucoup.

On en compte dix: Sal, Bona-Vista, Mayo, San-Iago, Fuégo ou Saint-Philippe, Brava ou Saint-Jean, Saint-Nicolas, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, et Saint-Antoine. D'autres en comptent douze, et quelques-uns quatorze; mais ils donnent mal à propos le nom d'îles à quatre rocs, dont les deux premiers, qu'on a nommés Ghuny et Carnera, sont au nord de Brava; et les deux autres, nommés Chaor et Bracna, à l'ouest de Saint-Nicolas.

(p. 266) Les îles du cap Vert prennent un peu plus de trois degrés du sud au nord, avec la même étendue de l'est à l'ouest; c'est-à-dire qu'elles sont entre 14 degrés 55 minutes, et 17 degrés 45 minutes de latitude. De même leur longitude de Ferro est entre 4 et 7 degrés. Sal, Bona-Vista et Mayo sont le plus à l'est dans la direction du nord au sud; San-Iago, Fuégo et Brava, le plus au sud dans la direction de l'est à l'ouest. Saint-Nicolas, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Saint-Antoine, le plus au nord-ouest, et sur une même ligne du sud-est au nord-ouest. Owington dit qu'elles s'étendent dans la forme d'un croissant dont le côté convexe est tourné vers le continent d'Afrique. Beckman observe qu'elles présentent une perspective fort agréable à ceux qui les traversent à la voile. Mayo, qui est la plus proche du cap Vert, en est éloignée d'environ quatre-vingt-treize lieues ouest quart nord. La situation de ces îles est très-favorable pour le rafraîchissement des vaisseaux qui font le voyage de Guinée ou des Indes orientales.

Tout le monde convient que l'air des îles du cap Vert est d'une chaleur extrême et très-malsain. Sir Richard Hawkins prétend que le climat est un des plus pernicieux à la santé des hommes qui soit connu dans l'univers. Il y avait abordé deux fois, avec le chagrin d'y perdre la moitié de ses gens par des fièvres malignes et par la dysenterie. Comme il y pleut rarement, la terre y est si brûlante, qu'on (p. 267) n'y saurait poser le pied dans les lieux où le soleil fait tomber ses rayons. Le vent du nord-est, qui s'y élève un peu avant quatre heures après midi, apporte ensuite une fraîcheur soudaine dont les effets sont souvent mortels. Aussi les habitans ont-ils la précaution de se couvrir la tête d'un bonnet qui leur descend jusqu'aux épaules, et le corps d'une robe fourrée, ou doublée de coton. Hawkins observe encore que dans ce climat, comme aux côtes de Guinée et dans tous les pays chauds, la lune a beaucoup d'influence sur le corps humain, et qu'il est par conséquent fort dangereux d'y passer la nuit à l'air.

Beckman remarque que dans la plupart des îles du cap Vert le terroir est pierreux et stérile, et surtout dans celles de Sal, de Bona-Vista et de Mayo. Sal et Mayo ont un grand nombre de chevaux sauvages. Outre les chevaux, Mayo a quantité de chèvres, et du sel en si grande abondance, qu'on en pourrait charger, dit-on, plus de deux mille vaisseaux. Les autres îles sont beaucoup plus fertiles, et produisent du riz, du maïs, des bananes, des limons, des citrons, des oranges, des grenades, des cocos, des figues et des melons. On y trouve aussi du coton et des cannes à sucre. Les chèvres y donnent généralement trois ou quatre chevreaux d'une portée, et souvent trois fois dans une année. Les vignes y rapportent aussi deux fois.

La richesse des habitans consiste dans leurs peaux de chèvres, et dans le sel de Bona-Vista, (p. 268) de Mayo et de San-Iago. Barbot rapporte qu'ils préparent parfaitement leurs peaux à la manière du Levant; et Beckman assure qu'il n'y en a pas de meilleures au monde dans la même espèce.

On y prend un si grand nombre de tortues, que plusieurs vaisseaux viennent s'en charger tous les ans, et les salent pour les transporter aux colonies de l'Amérique. Ces animaux prennent les temps de pluies pour faire leurs œufs dans le sable, et les laissent éclore au soleil. C'est alors que les habitans leur donnent la chasse, sans autre embarras que de les tourner sur le dos avec des pieux; car elles sont si grosses, qu'on n'en aurait pas la force avec les mains. La chair des tortues n'est pas moins en usage dans les colonies que la morue dans tous les pays d'Europe.

Atkins observe que les Portugais établis aux îles du cap Vert reçoivent indifféremment tous les vaisseaux qui s'y arrêtent, et leur vendent à fort bon marché des rafraîchissemens et des provisions dont San-Iago est la principale source. Barbot nous apprend que les Français du Sénégal et de Gorée envoyaient prendre leurs provisions dans cette île, lorsqu'ils ressentaient la disette dans cette partie de la Nigritie, et qu'ils en tiraient des vivres pour des esclaves et d'autres richesses. Vers l'an 1593, dans le temps que Hawkins était en voyage, ils faisaient un commerce considérable à San-Iago, à Fuégo, à Mayo, à Bona-Vista, à Sal et à Brava, où ils venaient continuellement de Guinée et de Benin. (p. 269) Ils en tiraient des esclaves, du sucre, du riz, des étoffes de coton, de l'ambre gris, de la civette, des dents d'éléphans, du salpêtre, des pierres ponces, des éponges, et quelque petite quantité d'or que les insulaires tiraient eux-mêmes du continent.

Toutes les îles du cap Vert étaient presque inhabitées lorsqu'elles furent découvertes par les Portugais. Les établissemens particuliers s'étaient mal soutenus, parce qu'ayant manqué de vivres, la famine en avait ruiné plusieurs. La pluie leur avait aussi manqué long-temps. À peine se souvenait-on dans les îles de Bona-Vista, de Mayo, et particulièrement dans l'île de Sal, d'en avoir vu depuis six ou sept ans. Il n'en était tombé du moins que dans les montagnes, où les habitans racontent que les nuées se rassemblent, et qu'étant beaucoup plus pesantes, elles se fondent pour arroser inutilement les lieux stériles et déserts. Les îles de Sal, de Bona-Vista et de Mayo, qui sont fort plates, arrêtent d'autant moins les nuées qui sont continuellement chassées par le vent; et c'est à cette raison qu'on attribue la sécheresse qui règne dans ces trois îles.

Sal, Sainte-Lucie et Saint-Vincent, trois des plus grandes îles du cap Vert, n'ont aucun habitant, tandis que les autres sont assez bien peuplées de Nègres et de Mulâtres. On en donne une raison qui mérite d'être rapportée. Les premiers Portugais, surtout ceux de San-Iago, se procuraient des Nègres de Guinée pour le travail de leur colonie; mais, comme la plupart (p. 270) ne menaient pas une vie fort régulière, ils se croyaient obligés, en mourant, de donner la liberté à quelques-uns de ces misérables esclaves pour expier une partie de leurs déréglemens. Après avoir reçu la liberté, la plupart ne pensaient qu'à s'éloigner de leurs tyrans, et passaient dans les îles voisines, où l'air différant peu de leur climat naturel, ils trouvaient le moyen de s'établir heureusement. Les Portugais, voyant leur prospérité, y passèrent après eux. Mais le commerce du Portugal déclina bientôt dans cette partie de l'Afrique, lorsque les autres nations de l'Europe eurent pénétré dans la Guinée et jusqu'aux Indes orientales. Alors le nombre des Nègres, qui n'avaient pas cessé de se multiplier, devint si supérieur à celui des blancs, que ceux-ci, pour éviter la honte de la soumission, se retirèrent à San-Iago ou en Portugal. Ceux qui restèrent dispersés parmi les Nègres n'eurent plus d'autre ressource que de se joindre à eux par des mariages, qui produisirent cette race couleur de cuivre dont toutes ces îles se trouvent peuplées. Le roi de Portugal, observant ce qui était arrivé dans l'espace de plusieurs années, donna la plupart des îles du cap Vert aux seigneurs de sa cour, et ne se réserva que celles de San-Iago, à laquelle il a joint dans ces derniers temps Saint-Philippe. Cependant le gouverneur de San-Iago prend le titre de gouverneur-général de toutes les îles du cap Vert, et de la côte de Guinée depuis la rivière du Sénégal jusqu'à Sierra-Leone. Les (p. 271) seigneurs particuliers peuplèrent leurs îles de vaches, de chèvres et d'autres bestiaux. Ils les gouvernaient d'abord par un lieutenant, dont l'autorité était fort médiocre, puisque non-seulement le pouvoir de vie et de mort, mais les autres punitions corporelles appartenaient au gouverneur de San-Iago. Dans ces derniers temps, on a établi pour toutes les îles un officier nommé ovidor, qui est revêtu de la juridiction civile, et même de l'inspection des revenus de la couronne; de sorte qu'il ne reste au gouverneur-général que l'administration militaire.

Le port de San-Iago est comme la douane portugaise pour tous les vaisseaux de cette nation qui commercent dans les parties de la Guinée dépendantes du Portugal; mais les revenus que la couronne tire des îles du cap Vert ne sont pas considérables. À la vérité, il lui en coûte peu pour la garde de ces îles; car il n'y a pas d'autres fortifications qu'à San-Iago et à Saint-Philippe; encore les ouvrages sont-ils d'une faible défense, excepté ceux de la ville même de San-Iago, qui ont été construits par les Espagnols, tandis que le Portugal était sous leur domination. Aussi les îles du cap Vert ne sont-elles défendues que par leur propre milice, sans le secours d'aucunes troupes du roi. Il faut observer que les habitans de San-Iago et de Saint-Philippe, étant vassaux immédiats de la couronne, sont sur un meilleur pied que ceux des autres îles, qui changent souvent de propriétaires et de maîtres.

(p. 272) Roberts dit qu'il pourrait s'étendre fort au long sur les manufactures de coton des îles du cap Vert, et prouver que les vaisseaux anglais pourraient s'y fournir, à beaucoup meilleur compte qu'en Angleterre, des étoffes qui servent au commerce des esclaves en Guinée; mais qu'il n'oserait décider en général si ce serait à l'avantage de l'Angleterre. Il pourrait, dit-il, s'étendre sur le nitre que plusieurs de ces îles produisent; mais il croit s'être assez expliqué sur un point qui était presque inconnu en Europe avant ce qu'il en a publié. À la vérité, continue-t-il, on avait transporté en Portugal, quelques années auparavant, une quantité considérable de nitre, tirée de l'île de Saint-Vincent; et ce commerce avait été abandonné, sur ce qu'on croyait avoir découvert que la plus grande partie était de la nature du sel marin. Il avoue même qu'en ayant fait l'expérience, il avait trouvé qu'il s'allumait difficilement, qu'il ne s'en dissipait pas un huitième, et que le reste demeurait fixe comme le sel de mer. Mais il assure que dans la même île il en avait trouvé d'autres dont il ne restait pas la moitié après l'inflammation, et quelquefois même pas un quart. Dans l'île de Saint-Jean, il est si volatil et si inflammable, qu'il s'évapore entièrement, à l'exception de celui qu'on ramasse près de la mer. Roberts laisse aux curieux à trouver la raison de cette différence.

Sal était autrefois bien fournie de chèvres, de vaches et d'ânes; mais, vers l'an 1705, peu (p. 273) d'années avant que Roberts y abordât, le défaut de pluie la fit abandonner par tous les habitans, à l'exception d'un vieillard qui résolut d'y mourir; ce qui arriva effectivement la même année. La sécheresse avait été si excessive, que la plus grande partie des bestiaux périrent de soif et de faim. Cependant il tomba un peu de pluie, qui rétablit insensiblement ce qui était resté; mais ce ne fut pas pour long-temps. Un bâtiment français, arrivé à Sal pour la pêche des tortues, fut contraint par le mauvais temps d'y laisser une trentaine de Nègres qu'il avait apportés de Saint-Antoine pour ce travail. Ces malheureux, ne trouvant aucun autre aliment, vécurent de chèvres sauvages. Ils n'en laissèrent qu'une, qu'ils ne purent prendre dans les montagnes. Ils tuèrent aussi presque toutes les vaches; de sorte qu'à la fin ils furent réduits à manger des ânes.

Environ six mois après, un vaisseau anglais faisant voile à l'île de Mayo pour y charger du sel, aperçut de la fumée qui s'élevait de l'île de Sal. Comme il n'ignorait pas qu'elle était déserte, il se figura que c'était l'équipage de quelque vaisseau qui s'était brisé contre cette île. Il y envoya sa chaloupe, et la compassion lui fit recevoir à bord les trente Nègres, qu'il remit à terre dans l'île de Saint-Antoine. Roberts apprit cet accident d'un des Nègres qui avait eu part à l'aventure.

Le coton qui croît aux îles du cap Vert n'y a jamais été d'un grand usage. Cependant les habitans (p. 274) de quelques îles s'en servent pour garnir leurs lits; ou, s'ils en font des robes, c'est pour s'en servir fort rarement. L'auteur observe que c'est le meilleur amadou qu'il y ait au monde. Le bois de cet arbrisseau jette une flamme éclatante, mais ne dure pas long-temps au feu; et lorsqu'il est bien sec, il s'enflamme par le seul frottement.

Entre plusieurs sortes de poissons qui abondent sur les côtes, il y en a un que les Nègres appellent méar, de la grandeur d'une morue, mais plus épais, qui prend le sel comme la morue. Roberts est persuadé qu'un vaisseau pourrait en faire plus tôt sa cargaison qu'on ne la fait de morue dans l'île de Terre-Neuve, et qu'elle se vendrait aussi bien, surtout à Ténériffe. Le sel étant si près, l'opération en serait plus prompte et se ferait à moins de frais, d'autant plus que les Nègres de Saint-Antoine et de Saint-Nicolas sont d'une adresse extrême pour la pêche et la salaison.

On trouve plus souvent de l'ambre gris dans l'île de Sal que dans toutes les autres îles. Mais les chats sauvages et les tortues vertes en dévorent la plus grande partie. Le Guat remarque, avec Roberts, que la nature y forme elle-même le sel dans les fentes des rocs, sans autre secours que la chaleur du soleil. Cowley rend témoignage que de son temps les vaisseaux anglais venaient souvent charger du sel pour les Indes occidentales, et que les salines y avaient alors environ deux milles de longueur. Dampier dit (p. 275) que, vers la pointe sud-est, près d'une côte sablonneuse, on comptait de son temps soixante-douze mines de sel.

On ne doit pas oublier, dans la description de l'île de Sal, l'oiseau que les Portugais ont nommé flamingo ou flamant, et la forme de leurs nids, d'après Dampier, qui avait vu plusieurs de ces animaux. C'est le phénicoptère des anciens. Ils ont à peu près la figure du héron; mais ils sont plus gros et de couleur rougeâtre. Ils se rassemblent en grand nombre, et leur habitation ordinaire est dans les lieux bourbeux, où il y a peu d'eau. C'est là qu'ils bâtissent leurs nids, en ramassant la boue, qu'ils élèvent d'un pied et demi au-dessus de l'humidité. Le pied en est assez large; mais ils vont en diminuant jusqu'au sommet, où la nature apprend aux flamingos à creuser un trou dans lequel ils déposent leurs œufs. Comme ils ont la jambe fort longue, ils les couvent en tenant le pied sur la terre et le croupion sur le nid. Ils ne font jamais plus de deux œufs; mais il est rare qu'ils en fassent moins. Les petits ne commencent à voler que lorsqu'ils ont acquis presque toute leur grosseur. En récompense, ils courent avec une vitesse singulière. Cependant l'auteur en prit quelques-uns; et n'ayant pas manqué de faire l'essai de leur chair, il la trouva d'un fort bon goût, quoique maigre et très-noire; Ils ont la langue fort grosse, et vers la racine un peloton de graisse qui fait un excellent morceau. Un plat de langues de flamans serait, suivant (p. 276) Dampier, un mets digne de la table des rois. La couleur des petits est d'un gris-clair qui s'obscurcit à mesure que leurs ailes croissent; mais il leur faut dix ou onze mois pour arriver à la perfection de leur couleur et de leur taille. Ces oiseaux se laissent approcher difficilement. Dampier et deux autres chasseurs, s'étant placés le soir près du lieu de leur retraite, les surprirent avec tant de bonheur, qu'ils en tuèrent quatorze de leurs trois coups. Ils se tiennent ordinairement sur leurs jambes, l'un contre l'autre, sur une seule ligne, excepté lorsqu'ils mangent. Dans cette situation, il n'y a personne qui, à la distance d'un demi-mille, ne les prit pour un mur de briques, parce qu'ils en ont exactement la couleur.

Bona-Vista a reçu ce nom des Portugais parce qu'elle est la première des îles du cap Vert qu'ils aient découverte.

La plupart des habitans nourrissent des chèvres dont le lait fait leur principal aliment, avec le poisson et les tortues. Pour les autres provisions, leur plus grande ressource est dans l'arrivée des vaisseaux anglais qui viennent charger du sel, et qui emploient les insulaires à ce travail. Ils sont payés en biscuit, en farine, en vieux habits, etc. On leur donne aussi de la soie crue, dont ils se servent pour orner leurs chemises, leurs bonnets, et la coiffure de leurs femmes. Hors les jours de fêtes, les deux sexes vont presque nus. Les femmes n'ont autour de la ceinture qu'un léger morceau d'étoffe (p. 277) de coton qui leur tombe jusqu'aux genoux, et les hommes une sorte de haut-de-chausses, à laquelle on n'exige même que la grandeur nécessaire pour sauver la bienséance. Quelques-uns, faute de haut-de-chausses, portent à la ceinture de vieux lambeaux d'habits, et leur paresse est telle, qu'ils ne prendraient pas une aiguille pour raccommoder leurs vêtemens.

Le même vice leur fait négliger le coton, quoique leur île en produise plus que toutes les autres ensemble. Ils attendent, pour en ramasser, qu'il leur soit arrivé quelque vaisseau qui leur en demande, et leurs femmes ne pensent à le filer que lorsqu'elles en ont besoin. Aussi, quand la saison de le recueillir est passée, on n'en trouverait pas cent livres dans l'île entière. Cependant Roberts assure qu'elle en fournirait aisément chaque année la cargaison d'un grand vaisseau. Il remarque même que, dans quelques années où toutes les autres îles en ont manqué, celle de Bona-Vista en a toujours produit abondamment. C'est sur cette observation qu'il propose d'en faire un commerce dans la Guinée.

Bona-Vista produit de fort bon sel. L'indigo y croît naturellement comme le coton, sans autre peine pour les habitans que celle de le cueillir. Malheureusement ils n'ont pas l'art de séparer la teinture, ou de faire, comme aux Indes occidentales, ce qu'on appelle la pierre bleue. Ils se contentent de prendre les feuilles vertes et de les broyer dans des mortiers de bois, faute de moulins.

(p. 278) La pierre végétale est plus commune à Bona-Vista que dans les autres îles. C'est un madrépore qui croît en tiges comme le corail; mais elle est plus poreuse, et d'une couleur grisâtre. Les Nègres s'en frottent la peau pour la nettoyer. On trouve aussi de l'ambre gris autour de Bona-Vista; mais il faut se garder de l'artifice des insulaires, qui ont trouvé le secret de l'altérer ou de le contrefaire avec une sorte de gelée ou d'excrément que là mer jette sur leurs côtes. Ainsi partout la fraude habite avec le commerce.

Toute l'île est fort sèche, et généralement stérile, même dans les meilleurs cantons. La terre n'est qu'une sorte de sable ou de pierre calcinée, sans aucune apparence d'eau qui puisse l'humecter, excepté dans la saison des pluies, qui s'écoulent aussi rapidement qu'elles tombent.

On y voit cependant des bestiaux, du blé, des ignames, des patates et quelques lataniers. Les principaux fruits de l'île sont les figues, les melons d'eau; mais Dampier dit que les figuiers y ont si peu d'écorce, que le fruit en devient fort insipide. Les Nègres s'y nourrissent de citrouilles et d'une sorte de légumes semblables aux fèves qu'ils nomment callavance.

Le coton est beaucoup moins abondant à Mayo qu'à Bona-Vista; mais on y voit une sorte de soie de coton qui croît sur les coteaux sablonneux des salines, sur un arbrisseau fort tendre, de trois ou quatre pieds de hauteur, dans une cosse de la grosseur d'une pomme. (p. 279) Lorsqu'elle est parvenue à sa maturité, la cosse s'ouvre d'elle-même et se partage insensiblement en quatre quartiers. Cette soie n'est pas plus précieuse que l'autre, et ne sert qu'à couvrir des oreillers et d'autres coussins. L'auteur, ayant mis quelques-unes de ces cosses dans une armoire avant qu'elles fussent tout-à-fait mûres, fut surpris de les voir s'ouvrir et jeter leur coton en deux ou trois jours. Il en lia d'autres assez fort pour les empêcher de s'ouvrir; les ayant un peu desserrées quelques jours après, le coton se fit un passage pour en sortir par degrés comme la pulpe sort d'une pomme qu'on fait rôtir. Dampier trouva dans la suite du coton de la même espèce à Timor, aux Indes orientales, où le temps de sa maturité est le mois de novembre. Il n'en a vu dans aucun autre lieu.

Le même auteur assure qu'il y a plusieurs sortes de petits et de grands oiseaux dans l'île de Mayo, telles que des pigeons, des tourterelles; des maïnates qui sont de la grosseur du corbeau et de couleur grise; des coracias, autre sorte d'oiseaux gris, de la grosseur du corbeau, qui ne paraissent que pendant la nuit, et qui servent de remède contre la consomption, mais qu'on ne mange que dans cette maladie; des rabekes, espèce de hérons gris, qui font une bonne nourriture; des corlieus, des pintades. Elles sont plus grosses que les poules d'Angleterre, ont de longues jambes qui leur servent à courir assez vite, et de courtes ailes, (p. 280) qui ne leur permettent pas de voler bien loin. Elles sont si fortes, qu'un homme aurait peine à les tenir. Leur bec est épais, mais tranchant, leur cou long et mince, et leur tête fort petite pour la grosseur du corps. Le mâle a sur la tête une sorte de petite crête de la couleur d'une noix sèche et fort dure. Des deux côtés, on lui voit une espèce d'oreille ou d'ouïe rouge. Mais la poule n'a aucun de ces ornemens. Le plumage des pintades est tacheté fort régulièrement de gris-clair et foncé. Elles se nourrissent de vers ou de cigales, qui sont en abondance dans l'île de Mayo. Leur chair est douce, tendre et fort agréable. Les unes l'ont blanche, d'autres noire; mais les deux espèces sont également bonnes. Les habitans n'emploient que des chiens pour les prendre; et cette chasse est d'autant plus aisée, qu'outre la pesanteur de leur vol, elles sont ordinairement deux ou trois cents dans une seule bande. Si on les prend jeunes, elles s'apprivoisent autant que les poules.

Quoique le poisson ne soit pas dans la même abondance à Mayo qu'à Bona-Vista, le dauphin, la bonite, le mulet, le poisson d'argent, etc., ne manquent pas dans la baie. On observe même que la mer a peu de lieux plus favorables pour le filet. D'un seul coup, on peut amener au rivage des douzaines de grands poissons, la plupart d'un pied et demi ou deux pieds de longueur. Il s'y trouve aussi des tortues; et chaque jour on y voit paraître quelques petites baleines.

(p. 281) L'indigo et l'ambre gris ne sont pas inconnus dans l'île de Mayo, quoique l'un et l'autre y soient rares. Les insulaires salent la chair des chèvres, et la transportent dans des tonneaux; ils préparent les peaux avec beaucoup de propreté. Dampier assure qu'ils en vendent tous les ans plus de cinq mille.

Mais leur principale richesse est le sel. L'île de Mayo est la plus célèbre de celles du cap Vert pour cette utile marchandise, dont les Anglais viennent charger annuellement plusieurs vaisseaux. Le temps de leur cargaison est ordinairement l'été.

Dampier a décrit la manière de faire et de charger le sel, avec un détail plus exact qu'on ne le trouve dans aucun autre voyageur. À l'ouest, c'est-à-dire dans la partie de l'île où la rade est située, la nature a formé une grande baie, qui est traversée par un banc de sable, large seulement d'environ quarante pas, mais long de deux ou trois milles. Entre ce banc et les collines sur la côte on voit une saline, ou un étang de sel, d'environ deux milles de longueur sur un demi-mille de largeur. La moitié de cet espace est presque toujours à sec; mais la partie qui est au nord ne manque jamais d'eau. C'est dans cette dernière partie que, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de mai, c'est-à-dire dans toute la saison de la sécheresse, on trouve toujours du sel. L'eau dont il se forme est amenée de la mer par de petits aquéducs pratiqués dans le banc de sable. (p. 282) Cette opération ne se fait qu'aux marées vives, et remplit plus ou moins la saline, suivant la hauteur de la marée. S'il s'y trouve déjà du sel lorsque l'eau de la mer y est introduite, il se dissout aussitôt; mais deux ou trois jours suffisent pour renouveler la cristallisation, et l'on recommence la même chose chaque fois qu'on emporte le sel et que l'étang se vide.

En 1722, l'île n'avait pas plus de deux cents habitans, presque tous nègres, ou du moins avec beaucoup moins de mulâtres et de blancs que les autres îles.

San-Iago est la plus grande de toutes les îles du cap Vert. Sa longueur est de vingt lieues. Elle est remplie de montagnes hautes et désertes; mais toute la partie basse, nommée Campo, où les Portugais formèrent leur premier établissement, est non-seulement très-agréable, mais encore très-fertile et arrosée par un grand nombre de ruisseaux.

L'île de San-Iago, ayant beaucoup d'eau fraîche, ne peut manquer d'excellens pâturages. Ses animaux les plus considérables sont les bœufs et les vaches, qui sont en grand nombre. Les chevaux, les ânes, les mulets, les chèvres et les porcs n'y sont pas en moindre abondance.

Sir Richard Hawkins dit qu'on y trouve des civettes, et qu'il n'a vu nulle part des singes d'une aussi belle proportion. Roberts assure que, de toutes les îles du cap Vert, celle de San-Iago est la seule qui produise des singes, (p. 283) et qu'il y en a dans toutes ses parties. Ils ont le visage noir et la queue fort longue.

Cette île produit en abondance du maïs, du millet, des bananes, des courges, des oranges, des citrons, des tamarins, des ananas, des melons d'eau. Le coco, la goyave et la canne à sucre n'y croissent pas moins abondamment. On fait peu de sucre dans l'île, et l'on s'y contente de la mélasse. La vigne n'y vient pas mal, et l'auteur est persuadé qu'avec un peu de culture on y ferait de fort bon vin, si le roi de Portugal ne s'y opposait par des raisons d'état. Owington dit qu'il y a peu de vignes à San-Iago, et que le vin qu'on y boit vient de Madère. Dampier prétend qu'il vient de Lisbonne. Le même auteur met le cèdre au nombre des arbres de l'île, et nous apprend que les herbes et toutes les plantes de l'Europe y croissent fort bien, mais qu'elles demandent d'être renouvelées tous les ans.

Le coton y croît aussi, et reçoit plus de culture que dans les autres îles, puisque Dampier assure que les habitans en recueillent assez pour se faire des habits, et pour en faire passer une grande quantité au Brésil.

Il dit aussi que la rivière de San-Iago prend sa source à deux milles de la ville, et se décharge dans la mer par une embouchure qui peut avoir une portée d'arc de largeur.

Dampier donne à la ville deux ou trois cents maisons, toutes bâties de pierre brute, avec un couvent et une église. Philips ne fait pas (p. 284) monter le nombre des maisons au delà de deux cents; mais il compte deux couvens, l'un d'hommes, et l'autre de filles, avec une grande église près du château. Cette église est apparemment la cathédrale, que Roberts nous représente comme un fort bel édifice. Il nomme un couvent de cordeliers, en faisant remarquer qu'ils sont presque les seuls dans l'île qui mangent du pain frais, parce qu'ils reçoivent tous les ans de Lisbonne une provision de farine. Ils ont un des plus beaux jardins du monde, et rempli des meilleurs fruits. Un petit bras de rivière, qu'ils ont eu la permission de détourner, leur fournit continuellement de l'eau pour la fraîcheur de leurs parterres et pour les commodités de leur maison. Après l'église cathédrale, il n'y a pas d'édifice dans la ville et au dehors qui approche de la beauté de leur couvent. La maison du gouverneur est dans un lieu élevé, d'où il a tellement la vue de toutes les autres, que leur sommet est de niveau avec les fondemens de la sienne. S'il faut juger de tous ces bâtimens par la description que le docteur Fryer nous fait de ceux qu'il a vus, ils n'ont qu'un étage; ils sont couverts de branches et de feuilles de cocotier; les fenêtres sont de bois, et les murs de pierres liées avec de la vase: «Leur grandeur, dit-il, n'est que d'environ quatre aunes, dont la moitié est occupée par la porte.» L'ameublement répond à la grandeur et à la forme.

Suivant le capitaine Philips, la plus grande (p. 285) partie des habitans de la ville est composée de Portugais; mais, dans le reste de l'île, le nombre des Nègres l'emporte de vingt pour un. Fryer dit que les naturels du pays sont d'un beau noir; qu'ils ont les cheveux frisés, qu'ils sont de belle taille, mais si voleurs et si effrontés, qu'ils regardent un étranger en face tandis qu'ils coupent quelque morceau de son habit ou qu'ils lui prennent sa bourse. Leur habillement, comme leur langage, est une mauvaise imitation des Portugais. Celui qui peut se procurer un vieux chapeau garni d'un nœud de rubans, un habit déchiré, une paire de manchettes blanches et des hauts-de-chausses, avec une longue épée, quoique sans bas et sans souliers, marche d'un air fier en se contemplant; il ne se donnerait pas pour le premier seigneur du Portugal.

Tous les voyageurs conviennent que rien ne se vend si bien dans cette île que les vieux habits. Owington dit que c'est la marchandise la plus courante, et celle dont la vanité des habitans n'est jamais rassasiée. Aux vieux habits Cornwal ajoute les couteaux et les ciseaux, qui rapportent plus de profit que l'argent comptant. Beckman a vu les habitans de San-Iago accourir au port, avec leur volaille et ce qu'ils ont de meilleur, disputer entre eux la préférence pour un couteau de deux sous, et pleurer de chagrin en le voyant donner à celui dont les Anglais agréaient la marchandise. Autrefois ils avaient chez eux un célèbre marché d'esclaves, qui étaient transportés immédiatement (p. 286) de là aux Inades occidentales; mais ce commerce a pris un autre cours.

À cinq lieues au sud-est de la ville de San-Iago, au fond d'une baie, est la ville de Praya, ou Playa, qui signifie, dans la langue portugaise, grève ou rivage; c'est un des ports de l'île.

Les habitans sont très-enclins au larcin. Dampier avertit ceux qui relâcheront dans la baie d'être continuellement sur leurs gardes, ou de s'attendre à voir disparaître tout ce qu'ils ont autour d'eux. Il observe dans un autre endroit qu'il n'a vu nulle part le vol si commun qu'à Praya. Ils prendraient votre chapeau, dit-il, en plein midi, à la vue d'une compagnie nombreuse, et la fuite les dérobe aussitôt à vos poursuites. Owington dit que, s'accordant ensemble pour voler les étrangers, deux ou trois d'entre eux s'efforcent de partager votre attention par leurs discours tandis qu'un autre vous arrache votre chapeau ou votre épée. S'ils trouvent quelqu'un seul dans le voisinage de la ville, ils ne manquent pas de le dépouiller entièrement. Beckman remarque qu'ils n'ont pas moins de légèreté dans les jambes que d'adresse et de subtilité dans les mains. Ils dérobent tout ce qu'ils trouvent, en se fiant à leur agilité pour s'échapper.

Ils n'ont pas plus d'honnêteté et de bonne foi dans le commerce. Dampier déclare que, si les marchandises d'un étranger passent dans leurs mains avant qu'il ait reçu la leur, il est sûr de perdre ce qui est sorti des siennes. À peine (p. 287) peut-il s'assurer que ce qu'il a reçu d'eux ne lui sera point enlevé. Beckman parle d'une friponnerie qui leur est fort ordinaire dans la vente de leurs bestiaux. Ils les amènent par les cornes ou par les jambes avec une corde pourie. Lorsqu'ils en ont reçu le prix, suivant les conventions, et qu'ils les ont délivrés, ils se retirent à quelque distance, où ils font ensemble un bruit terrible par leurs cris et leurs sifflemens. Les bestiaux, que la vue d'un visage blanc, dit l'auteur, n'a déjà que trop effrayés, s'épouvantent encore plus, et se donnent tant de mouvement, qu'ils rompent leur corde. Alors ils ne manquent pas de prendre la fuite vers les montagnes d'où ils sont venus.

Dampier s'imagine que les habitans de Praya ont reçu l'inclination au vol de leurs ancêtres, qui étaient des criminels transportés, et qu'elle est passée chez eux comme en nature. On peut aussi présumer que la corruption de mœurs vient de leur commerce avec les pirates, qui fréquentent beaucoup ce port.

L'île de Saint-Philippe ou de Fuégo, ayant été découverte par les Portugais le premier jour de mai, qui est la fête de Saint-Jacques et de Saint-Philippe, a reçu le nom d'un de ces deux saints, comme San-Iago a pris le nom de l'autre, et Mayo celui du mois, pour avoir été découverte le même jour. Cependant on la nomme plus ordinairement l'île de Fuégo ou du Feu, à cause de son volcan.

La terre de l'île de Fuégo est la plus haute (p. 288) de toutes les îles du cap Vert. Entre plusieurs monts qui sont dans cette île, le plus haut est le pic. Il contient le volcan, qui est au centre de l'île. Ce volcan brûle sans cesse, et jette des flammes qui se font apercevoir de fort loin pendant la nuit. Froger dit qu'il a vu la flamme dans les ténèbres, et la fumée pendant le jour. C'est un spectacle horrible, suivant Beckman, que les flammes qui s'élèvent pendant la nuit dans des tourbillons de fumée. Il continua, dit-il, de les voir ensuite pendant le jour, quoiqu'il en fût encore à plus de soixante milles.

Roberts, qui avait passé quelque temps dans l'île, raconte qu'il sort du volcan des rocs d'une grosseur incroyable, et qu'ils s'élancent à une hauteur qui ne l'est pas moins. Le bruit qu'ils font dans leur chute, en roulant et se brisant sur le penchant de la montagne, peut s'entendre aisément de huit à neuf lieues, comme il l'a vérifié par sa propre expérience; il le compare à celui du canon, ou plutôt, dit-il, à celui du tonnerre. Il a vu souvent rouler des pierres enflammées, et les habitans l'ont assuré qu'on voyait quelquefois couler du sommet de la montagne des ruisseaux de soufre comme des torrens d'eau, et qu'ils en pouvaient ramasser une grande quantité. Ils lui en donnèrent plusieurs morceaux, qu'il trouva semblables au soufre commun, mais d'une couleur plus vive, et qui jetaient plus d'éclat lorsqu'ils étaient enflammés. Il ajoute que le volcan jette aussi quelquefois une si grande quantité de cendres, (p. 289) qu'elles couvrent tous les lieux voisins et étouffent les bestiaux. Cette circonstance est confirmée par d'autres témoignages. L'auteur du Voyage d'Antoine Sherley à San-Iago et aux îles orientales, assure qu'en passant la nuit près de l'île de Fuégo, il tomba tant de cendres sur le vaisseau, que chacun pouvait écrire son nom avec le doigt sur toutes les parties du tillac. Owington observe qu'il sort du même lieu tant de pierres ponces, qu'on les voit nager sur la surface de la mer, et portées bien loin par les courans. Il en a vu jusqu'à San-Iago.

Les insulaires de Fuégo racontent, sur l'origine de ce phénomène, une fable qui ressemble parfaitement aux contes des Mille et une Nuits. Ils disent que les premiers habitans de l'île furent deux prêtres qui s'y étaient retirés pour passer le reste de leur vie dans la solitude. On ignore s'ils étaient minéralogistes, métallurgistes, alchimistes, ou sorciers; mais, pendant leur séjour, ils trouvèrent une mine d'or, près de laquelle ils établirent leur demeure. Lorsqu'ils eurent amassé une quantité de ce précieux métal, ils perdirent le goût de la vie solitaire, et cherchèrent l'occasion d'un vaisseau pour se rendre en Europe: mais l'un des deux, qui s'attribuait quelque supériorité sur l'autre, se saisit de la meilleure partie du trésor, ce qui fit naître entre eux une querelle si vive, qu'ayant exercé tous leurs sortiléges, ils mirent l'île en feu, et périrent tous deux dans les flammes, qui étaient leur ouvrage. Cet incendie (p. 290) s'éteignit dans la suite, excepté au centre, où le feu n'a pas cessé d'agir furieusement.

Roberts est presque le seul écrivain de qui l'on ait reçu quelque éclaircissement sur l'île de Fuégo. Quoique cette île soit sans rivière, et qu'elle ait si peu d'eau douce, que les habitans sont obligés, dans plusieurs cantons, de faire sept à huit milles pour en trouver, elle ne laisse pas d'être fertile en maïs, en courges et en melons d'eau; mais elle ne produit pas de bananes, de cocos, ni presque d'autres fruits, que des figues sauvages. Cependant on y trouve des goyaviers plantés dans les jardins, quelques orangers et quelques pommiers sauvages, avec une assez bonne quantité de vignes, dont les habitans font quelques muids d'un petit vin qu'ils boivent avant qu'il ait achevé de cuver. L'île n'a pas d'autre canton désert que le pic, et une autre grande montagne qui la traverse. Lorsque les Portugais commencèrent à l'habiter, ils y transportèrent avec eux des esclaves nègres, et quelques troupeaux de vaches, de chevaux, d'ânes et de porcs. Le roi y fit mettre des chèvres, qui furent abandonnées sur les montagnes, où elles sont devenues fort sauvages. Le profit de leurs peaux appartient à la couronne, et celui qui est chargé de cette ferme porte le titre de capitaine de la montagne, avec tant d'autorité, que personne n'ose tuer une chèvre sans sa permission.

L'île n'a pas moins de trois ou quatre cents habitans, presque tous noirs. Comme c'est une coutume établie à San-Iago d'accorder en mourant (p. 291) la liberté aux esclaves nègres, il est assez vraisemblable qu'un grand nombre de ces affranchis ont choisi leur retraite dans l'île de Fuégo, que les Portugais ont peu fréquentée à cause de son volcan et de son peu de fertilité. Cependant la plupart de ces Nègres libres tiennent leurs terres des blancs, qui ont conservé la propriété des meilleurs cantons, surtout vers les bords de la mer. Il s'y trouve des blancs qui ont jusqu'à trente et quarante esclaves. Plusieurs Nègres en achètent aussi pour du coton, qui autrefois tenait lieu d'argent dans l'île, comme le tabac à Maryland et dans la Virginie.

Fuégo était le plus grand marché de coton qu'il y eût dans toutes les îles du cap Vert. Mais on en a tant tiré, que la source en est comme tarie; de sorte que ce qui était autrefois la principale production de l'île y manque aujourd'hui. Cette rareté du coton dans les îles de San-Iago et de Fuégo a porté les Portugais à défendre, sous de rigoureuses peines, aux habitans de ces deux îles d'en vendre aux Français et aux Anglais, qui en venaient prendre, ainsi que les Portugais, des cargaisons entières pour la Guinée. Ce règlement continue de s'observer à San-Iago; mais, comme Fuégo est sans douane, il y est fort négligé.

On donne aussi à l'île de Saint-Jean le nom de Brava, qui signifie sauvage, apparemment parce qu'elle a été fort long-temps déserte. Sa terre est fort haute, et composée de montagnes qui s'élèvent l'une sur l'autre en pyramide; cependant, (p. 292) à peu de distance de Saint-Philippe, ou de Fuégo, elle parait basse en comparaison. Elle est fertile en maïs, en courges, en melons d'eau, en bananes et en patates; les vaches, les chevaux, les ânes et les porcs y sont en fort grande quantité.

L'île de Saint-Jean est fort abondante en salpêtre. Le gouverneur offrit à Roberts de lui en procurer la cargaison d'une felouque aussi grande que celle qu'il avait perdue, c'est-à-dire, du port de soixante tonneaux. Le salpêtre croît dans les caves, où tous les murs en sont couverts, et dans les creux des rochers, où il se trouve de l'épaisseur de deux doigts. Roberts eut la curiosité de faire divers essais de la terre de l'île. Il tira de certains endroits 3/22 de nitre, et dans d'autres, depuis 1/20 jusqu'à 2/32. Il trouva que la plus grande partie des rocs est imprégnée de ce minéral et cimentée de nitre comme une sorte de glu; car dans la saison pluvieuse, où l'humidité dissout les sels, il remarqua que les rocs s'encroûtaient, et que la sécheresse les faisait tomber en poussière. Il est persuadé que cette île est riche en mines de cuivre, et peut-être en métaux plus fins; ses preuves sont qu'il trouva plusieurs fontaines arides qui ne manquaient pas de vitriol; ce qu'il vérifia facilement en y mettant un couteau fort net, qui se couvrit, en moins d'une minute, de parties de cuivre très-épaisses et d'une couleur presque aussi belle que celle de l'or. Il l'y laissa plus long-temps, et, l'ayant fait sécher, (p. 293) il en fit tomber, en le grattant, une véritable poudre; les endroits grattés conservaient même pendant quelque temps l'apparence du vermeil doré. Dans quelques fontaines, les métaux se coloraient plus vite que dans d'autres, et l'aridité diminuait à proportion que la source était éloignée.

Roberts trouva différentes espèces de sable pesant, l'un d'un bleu noirâtre, l'autre tirant sur le pourpre; l'autre clair et brillant; l'autre d'un rouge foncé, etc. Il en trouva un qui surpassait le fer en pesanteur, et presque aussi pesant que le plomb; il crut même avoir découvert de l'or; mais les expériences qu'il fit, et pour lesquelles il n'avait d'instrumens que ses yeux et ses mains, n'ayant pas été suivies, quoiqu'il eût communiqué ses découvertes au gouverneur et à ses compatriotes anglais, le fait est au moins fort douteux.

L'île de Saint-Jean est d'une abondance extrême en poisson. Il y vient aussi quantité de tortues qui y laissent leurs œufs dans la saison des pluies; mais les habitans ne les emploient pas plus à leur nourriture que ceux de San-Iago et de Saint-Philippe, quoique dans toutes les autres îles elles passent pour un mets délicieux, et que Roberts en juge de même. Le principal exercice des insulaires est la pêche à la ligne; c'est ce qui les rend si attentifs au naufrage des vaisseaux, et si avides des moindres instrumens de fer qu'ils peuvent sauver.

(p. 294) Les baléas, espèces de baleines, sont fort communs sur la côte. On emploie pour les prendre la même méthode que pour les baleines du Groënland, et l'on en tire de l'huile. On trouvait autrefois beaucoup d'ambre gris aux environs de l'île Saint-Jean. Un Portugais nommé Jean Carneira, qui avait été banni de Lisbonne pour quelque crime, et qui, s'étant procuré une petite chaloupe, exerçait le commerce aux îles du cap Vert, trouva dans ses courses une pièce d'ambre gris d'une grosseur incroyable. Non-seulement cette heureuse pêche le fit rappeler dans sa patrie, mais il acheta, du fruit de son trésor, des terres considérables en Portugal. Le roc auprès duquel la fortune l'avait favorisé porte encore son nom.

Le nombre des insulaires ne monte pas à plus de deux cents. Roberts les représente comme les plus ignorans, les plus simples et les plus humains de toutes les îles. Dans un autre lieu, il loue beaucoup leurs vertus morales, surtout leur charité, leur humilité et leur hospitalité. C'est les offenser que de refuser leurs bienfaits. Leur respect pour l'âge avancé mériterait, dit l'auteur, de servir d'exemple à tous les hommes du monde; ils le rendent aux vieillards de tout rang et de toute nation.

Pendant que l'auteur fut malade parmi eux, l'attention ne se relâcha jamais pour lui fournir ce qui était nécessaire à sa situation. Il ne se passa pas de jour qu'il ne reçût la visite de (p. 295) quelques habitans, qui s'informaient soigneusement de sa santé, et qui lui apportaient quelque pièce de volaille ou quelque fruit. Le gouverneur même le visitait tous les jours, et lui envoyait deux ou trois fois la semaine un quartier de chevreau.

Il n'y a pas plus d'un siècle que l'île de Saint-Jean est peuplée. Pendant plusieurs années, ses habitans se réduisirent à deux familles nègres, jusqu'en 1680, que, la famine ravageant l'île de Fuégo, quelques pauvres habitans de cette île passèrent dans celle de Saint-Jean sur un bâtiment portugais. Ils furent reçus avec joie par les Nègres de cette île, qui avaient déjà fort augmenté le nombre de chèvres, de vaches, et surtout de porcs, que les Portugais avaient laissés dans l'île en la découvrant. La compassion naturelle porta les Nègres à leur donner une partie de leurs bestiaux. Il arriva de là que chacun entreprit de nourrir séparément les siens, et que, le goût de la propriété prenant naissance, celui qui eut l'habileté d'en élever et d'en nourrir un plus grand nombre, passa pour le plus riche. Il n'y eut que les chèvres qui furent laissées dans les montagnes, et qui continuèrent d'êtres sauvages.

Les nouveaux habitans de Saint-Jean apprirent aux autres l'art de filer le coton, qui croissait naturellement dans l'île, et d'en faire une sorte d'étoffe pour se couvrir; car ils étaient nus auparavant, comme la plupart des Nègres de la côte de Guinée. Ils leur communiquèrent (p. 296) aussi les principes de la religion romaine, autant du moins qu'ils avaient été capables de les prendre eux-mêmes dans l'île de Fuégo, dont ils étaient sortis. Mais un prêtre de cette île se sentit assez de zèle pour se faire conduire à Saint-Jean, où il s'efforça de cultiver ces premières semences de l'Évangile. Il baptisa tous les Nègres. À la vérité, on put douter de la bonté de ses motifs lorsqu'il parut exiger des récompenses trop mercenaires pour le service qu'il leur avait rendu. Il tira de l'un des étoffes de coton, de l'autre du coton cru et de l'indigo, enfin de chacun ce qu'il avait de meilleur, jusqu'aux bestiaux, dont il se fit donner une grande partie; et, quittant l'île, il accorda pour dernière faveur aux insulaires une messe, qu'il leur dit dans une caverne de la baie, qui en a pris le nom de Fuerno del Padre. Il leur promit de revenir tous les ans, et cette promesse fut exécutée plusieurs années consécutives. Mais un jour qu'il était à leur dire la messe dans la même caverne, une partie du roc qui vint à se détacher ensevelit le prêtre et trente de ses assistans sous ses ruines. On entendit pendant trois jours le bruit de leurs gémissemens, sans qu'il fût possible de leur donner le moindre secours. Aussi l'île de Saint-Jean demeura long-temps sans aucun ministre ecclésiastique; ce qui donna lieu à la naissance et au mélange de quantité de superstitions. Dans la suite du temps, l'évêque de San-Iago, ayant entrepris (p. 297) la visite de toute sa province, laissa des ministres fort ignorans dans chaque île; et celle de Saint-Jean eut pour son partage un prêtre nègre, dont celui que Roberts y trouva était le quatrième successeur. Roberts assure qu'il n'entendait pas la langue latine; ce qui n'empêchait point qu'ayant appris à lire dans le missel, il ne célébrât les saints mystères et qu'il n'administrât les sacremens. Mais il souffrait l'usage des superstitions établies, telles que de faire laver les enfans avant le baptême, de mettre de la terre sur la tête aux jeunes filles, dans la cérémonie du mariage, pour marque de sujétion; d'arroser d'eau les fosses des morts, et quelquefois d'une quantité de jus de melon d'eau, etc.

Le gouverneur de l'île y exerce la justice, et décide les petits différens qui s'élèvent entre les habitans. S'ils refusent d'obéir à ses ordres, il a le pouvoir de les faire mettre dans une prison, qui n'est qu'un parc découvert comme ceux où l'on renferme les bestiaux en Europe. Là, dit l'auteur, ils demeurent quelquefois des jours entiers sans entreprendre de se mettre en liberté. Il est rare du moins de voir des rebelles. Lorsqu'il s'en trouve, le gouverneur est en droit de les faire reprendre, et de leur faire lier les pieds et les mains dans la même prison, avec une garde pour les y retenir, jusqu'à ce qu'ils aient satisfait à leur adversaire, et qu'ils aient demandé pardon au public. L'autorité du gouverneur ne (p. 298) s'étend pas plus loin, dans le cas même de meurtre. Mais Roberts n'apprit aucun exemple d'un crime si noir. On l'assura seulement qu'un meurtrier serait gardé dans les chaînes pour attendre la sentence du gouverneur de San-Iago ou de la cour de Portugal. Quelquefois pour les fautes légères, surtout lorsque le coupable est d'un âge avancé, on ne lui donne que sa cabane ou celle d'autrui pour prison; ce qui est regardé comme une grande faveur, car la prison publique est un châtiment aussi redouté à Saint-Jean que le dernier supplice en Angleterre. Ainsi, long-temps avant que le judicieux auteur du Traité des délits et des peines eût établi, d'après la connaissance du cœur humain, que, la crainte naissant de l'imagination, et l'imagination étant modifiée par l'habitude, on peut se familiariser avec l'idée de la peine de mort infligée pour tous les crimes, et ne pas la redouter plus qu'on ne redouterait un châtiment moindre en soi-même, s'il était d'ailleurs le plus grave que l'on connût; long-temps avant que les philosophes eussent souscrit à la vérité de ce principe, elle était prouvée par les faits qu'ont recueillis les voyageurs éclairés et les historiens observateurs.

Dampier dit que la forme de l'île de Saint-Nicolas est triangulaire; que le plus long de ses trois côtés, qui est au nord, n'a pas moins de quinze lieues. Il ajoute qu'elle est montagneuse, et que toutes ses côtes sont stériles.

(p. 299) Roberts assure qu'avant la famine qui dépeupla plusieurs des îles du cap Vert, Saint-Nicolas avait plus de deux mille habitans, et que le nombre ne surpasse pas aujourd'hui treize ou quatorze cents. Ils ont un prêtre portugais pour le gouvernement ecclésiastique; car ils font tous profession de la religion romaine. Ils sont tous ou noirs ou couleur de cuivre, avec les cheveux frisés.

Les femmes de l'île ont beaucoup plus de facilité à se servir de leurs mains et de leurs aiguilles que celles de toutes les autres îles; celle qui se présente en public avec une coiffe sans broderie, dans le goût des femmes de Bona-Vista, est accusée de paresse et de grossièreté; elles sont aussi plus modestes, et jamais on ne les voit paraître nues devant les étrangers, comme elles en ont l'habitude à Saint-Jean. Si elles ne sont point à travailler aux champs, on les trouve toujours occupées à coudre ou à filer.

C'est dans cette île de Saint-Nicolas qu'on parle la langue portugaise avec une pureté qui est rare dans les meilleures colonies de cette nation. Mais si les habitans ont cette ressemblance avec les Portugais par le langage, ils ne ressemblent pas moins à la populace du Portugal par leur inclination à voler les étrangers, et par leur soif du sang, lorsqu'ils sont animés par quelque sujet de haine. Ils se servent de leurs couteaux avec autant de cruauté que d'adresse. Roberts prouve leur goût pour (p. 300) le larcin par son propre exemple. Lorsqu'il se trouva dans leur île avec un seul matelot, en 1722, ils entrèrent dans sa barque en très-grand nombre; et, remarquant l'endroit où Roberts avait placé ce qui lui restait de plus précieux, ils prirent droit de son infortune pour s'en saisir, en lui disant avec une impudence extrême que sa barque et tous ses biens étaient à eux, parce qu'il n'aurait pu éviter de périr sans leur secours, et qu'ils lui avaient apporté quelques bouteilles d'eau fraîche. «Double fausseté, ajoute Roberts, car j'étais en sûreté sur mon ancre, et l'eau qu'ils avaient apportée pour moi, ils l'avaient employée à leur propre usage.»

À l'égard des productions naturelles de cette île, Roberts assure qu'on y trouve les mêmes sortes de sables et de pierres qu'à Saint-Jean; et les habitans prétendent, sur une ancienne tradition, que ces sables contiennent de l'argent et de l'or; mais qu'ils ignorent la manière de les en tirer. L'île produit aussi du salpêtre, et l'on en tire du beurre d'or.

Dampier raconte que, malgré les montagnes de Saint-Nicolas et la stérilité de ses côtes, il y a au centre de l'île des vallées où les Portugais ont leurs vignobles et leurs plantations, avec du bois pour le chauffage. Le terroir, suivant Roberts, est fertile pour le maïs, pour les bananes, les courges, les melons d'eau et musqués, les limons, les citrons et les oranges. On y voit quelques cannes à sucre, dont (p. 301) les habitans font de la mélasse. Ils ont des vignes dont ils tirent, dans les bonnes années, soixante on quatre-vingts pipes d'un vin tartreux. Roberts en apprit la quantité par la dîme du prêtre. Le prix ordinaire est de trois livres sterling par pipe; mais il est rare qu'on en trouve encore vers le temps de Noël; et la vendange de l'île se fait aux mois de juin et de juillet.

On y trouvait autrefois beaucoup de sang-de-dragon; mais l'arbre qui le produit y est devenu si rare, que Roberts doute si l'on recueille annuellement vingt ou trente livres de cette résine, et le plus souvent corrompue et falsifiée. Les habitans attribuent la ruine de leurs arbres au pirate Avery, qui, ayant brûlé leur ville et coupé leurs figuiers pour faire des chaloupes et des canots à sa flotte, les mit dans la nécessité d'employer leurs dragonniers à faire les lambris et les planches de leurs nouveaux édifices. En effet, on ne voit guère d'autre bois dans leurs maisons, quoique, étant creux, avec peu de dureté dans sa substance, il ne soit pas extrêmement propre à bâtir.

Avant la dernière famine, les chèvres, les porcs et la volaille étaient fort communs à Saint-Nicolas; mais, quoique cette calamité n'ait duré que trois ans, Roberts assure qu'elle y avait causé plus de ravage que dans toutes les autres îles, parce que le pays n'ayant guère d'autre commerce que celui des ânes, souvent il n'y paraissait pas un vaisseau dans l'espace (p. 302) de deux ans, surtout depuis que le besoin de ces animaux était diminué aux Indes occidentales: c'est ce qui avait rendu les habitans plus industrieux que tous leurs voisins. Dans un temps plus heureux, ils avaient une si grande abondance de chèvres et de vaches, que, sans diminuer le fonds, parce qu'ils ne les tuaient qu'à proportion du produit, ils embarquaient ordinairement sur les vaisseaux annuels du Portugal deux mille peaux de chèvres des trois îles de Saint-Nicolas, de Sainte-Lucie et Saint-Vincent, et cent peaux de vaches qui ne venaient que de Saint-Nicolas. Mais la famine y avait réduit le nombre des vaches à quarante; et celui même des chèvres était tellement diminué, que le gouverneur dit à Roberts qu'il ne fallait pas espérer de trois ans qu'on en pût faire passer en Portugal.

L'industrie des habitans de Saint-Nicolas semblait promettre, au jugement de Roberts, que leur île serait bientôt repeuplée des espèces d'animaux qui s'accommodent le mieux du pays, surtout de porcs et de volailles, dont il y avait déjà peu de familles qui ne fussent assez bien pourvues. Cette réparation s'était faite dans l'espace d'environ trois ans, et le succès en avait été si prompt, qu'on aurait pu charger à fort bon marché un bâtiment de volailles, de porcs, même de chevaux, dont la race était venue de Bona-Vista depuis quatorze ans, par les soins d'un capitaine français nommé Rolland.

(p. 303) Les habitans de Saint-Nicolas se font des habits d'étoffe de coton dans la même forme que ceux de l'Europe, et savent travailler les boutons sur tous les modèles qu'on leur présente. Ils se font des bas de fil de coton, d'assez bons souliers de cuir de leurs vaches, qu'ils ont l'art de tanner fort proprement. Ils faisaient aussi de leur coton plusieurs sortes de draps et de matelas, qui étaient trop bons pour le commerce de Guinée, et que les Portugais venaient prendre pour celui du Brésil; mais, à force d'en tirer, ils ont rendu le coton aussi rare que dans les autres îles du cap Vert.

Le capitaine Cowley, qui y était en 1683, acheta des habitans une provision de bananes et de vin. Il semble qu'aujourd'hui la meilleure partie de leur commerce se réduit aux tortues, dont ils prennent un grand nombre, et à quelques autres poissons dont la pèche les exerce beaucoup. Leur île est la seule du cap Vert où l'on trouve une multitude de barques qui leur servent à pêcher entre les îles de Chaon, de Branca, de Sainte-Lucie et de Saint-Vincent. Ils vendent leur poisson argent comptant, ou pour les commodités dont ils ont besoin. Les Portugais qui prenaient dans l'île des draps de coton et des matelas pour le commerce du Brésil, payaient ordinairement ces marchandises en monnaie de Portugal, parce qu'ils n'apportaient pas de commodités qui satisfissent les habitans. C'étaient les Français et (p. 304) les Anglais qui leur fournissaient des ustensiles et d'autres marchandises de leur goût, pour lesquelles ils tiraient d'eux en échange des ânes et des rafraîchissemens; mais la même famine qui détruisit leurs bestiaux fit aussi sortir de l'île tout l'argent que les Portugais y avaient laissé; car, dans le besoin où ils étaient de toutes sortes de secours, un vaisseau qui leur apportait les moindres provisions était sûr de se les faire payer à grand prix.

Chaon, Branca et Sainte-Lucie sont également dépourvues d'habitans et d'eau douce, et les deux premières n'ont pas même de bestiaux.

Saint-Vincent, que les Portugais nomment San-Vincente, est une île basse et sablonneuse du côté du nord-est, mais haute dans la plupart de ses autres parties, et fort riches en rades et en baies.

La pêche y est abondante. Entre plusieurs sortes de poissons, Froger en remarque un qu'il appelle bourse, d'une beauté extraordinaire, des yeux duquel il sort des rayons, et qui a le corps marqueté de taches hexagones d'un bleu fort brillant.

Froger assure qu'il se trouve à Saint-Vincent des tortues qui pèsent jusqu'à trois ou quatre cents livres. Il ne faut que dix-sept jours à leurs œufs pour acquérir toute leur maturité dans le sable; mais les petites tortues qui en sortent ont besoin de neuf jours de plus pour devenir capables de gagner la mer, ce qui fait que les deux tiers sont ordinairement la proie des oiseaux.

(p. 305) Saint-Vincent est une île déserte. M. de Gennes, capitaine français, y trouva vingt Portugais de Saint-Nicolas qui s'y occupaient depuis deux ans à tanner des peaux de chèvres, dont le nombre est fort grand. Ils ont des chiens dressés pour cette chasse. Un seul prend ou tue chaque nuit douze ou quinze de ces animaux. Frézier raconte qu'il trouva dans la baie quelques cabanes dont les portes étaient si basses, qu'on n'y pouvait entrer qu'en rampant sur ses mains. Pour meubles, il y vit de petites bougettes de cuir, et des écailles de tortues qui servaient de sièges et de vases pour l'eau. Les habitans, qui étaient des Nègres, avaient pris la fuite à la vue des Français. On en découvrit quelques-uns dans les bois, mais sans pouvoir les joindre et leur parler. Ils étaient tout-à-fait nus.

À l'exception des chèvres sauvages, dont il est fort difficile d'approcher, on ne trouva point d'autres animaux, qu'un petit nombre de pintades. La terre est si stérile, qu'elle ne produit aucun fruit; seulement on rencontre dans les vallées de petits bois de tamarins et quelques arbustes de coton. M. de Gennes y découvrit aussi quelques plantes curieuses, telles que l'euphorbe arborescente, et une aurone d'une odeur et d'une verdure admirables; une fleur jaune dont la tige est sans feuilles; le ricin, que les Espagnols du Pérou appellent pillerilla, et dont ils prétendent que les feuilles, appliquées sur le sein des nourrices, attirent le lait. Sa semence ressemble exactement au pépin de la pomme des Indes; (p. 306) on en fait de l'huile au Paraguay. M. de Gennes ajoute que près du roc, qui est à l'entrée de la baie, on pèche quelquefois de l'ambre gris, et que les Portugais en vendirent quelques morceaux aux vaisseaux de la flotte française.

L'île de Saint-Antoine ou San-Antonio ne le cède guère pour la hauteur à celle de San-Iago, et n'a pas moins de terrain. L'eau fraîche y est abondante.

La multitude des ruisseaux dont l'île est arrosée rend les vallées si fertiles, que Saint-Antoine le dispute à toutes les autres îles du cap Vert pour le maïs, les bananes, les patates, les courges, les melons d'eau et les melons musqués, les oranges, les limons, les citrons et les goyaves. On y trouve aussi plus de vignes; et si le vin n'est pas le meilleur de ces îles, il n'y en a point où il soit en plus grande abondance ni à meilleur marché.

Il y croît beaucoup d'indigo. Le marquis das Minhas y a formé plusieurs grandes plantations sous la conduite d'un Portugais, qui a trouvé de bonnes méthodes pour la séparation de la teinture. La plante qui porte l'indigo a assez de ressemblance avec le genêt; mais elle a moins de grandeur. Ses feuilles sont petites, pâles, vertes, assez semblables à celles du buis. On les cueille au mois d'octobre et de novembre, pour les broyer en bouillie, dont on fait des tablettes et des boules pour la teinture.

Le marquis das Minhas a formé aussi des plantations de coton qu'on cultive avec soin, et des (p. 307) manufactures dont il sort de bonnes étoffes. L'arbuste qui produit le coton est à peu près de la grosseur d'un rosier, mais s'étend beaucoup davantage. Ses feuilles sont d'un vert d'herbe, et ressemblent à l'épinard. La fleur est d'un jaune pâle. Lorsqu'elle tombe, il lui succède un péricarpe, où le coton est renfermé dans trois cellules, et qui contient aussi la semence, qui est noire et de forme ovale, de la grosseur à peu près d'un haricot.

Les vallées de l'île Saint-Antoine sont couvertes de bois. Entre plusieurs sortes d'arbres, on y trouve en abondance le dragonnier.

Les ânes et les porcs y sont non-seulement en grand nombre, mais plus grands et plus forts que dans les autres îles du cap Vert. Les vaches n'y sont pas moins communes, et les montagnes sont remplies de chèvres sauvages.

Sur une des montagnes de l'île, on trouve une pierre transparente, que les habitans appellent topaze; mais Froger, qui en parle, n'ose assurer que ce soit la véritable pierre de ce nom.

L'île de Saint-Antoine, à l'époque où écrivait Roberts, appartenait au marquis das Minhas, qui envoyait tous les ans un vaisseau aux îles du cap Vert pour apporter en Portugal les revenus de son domaine. Il jouissait des principales richesses de l'île; c'est-à-dire que les vaches, les chèvres sauvages, le sang-de-dragon, les pierres précieuses, le beurre d'or et l'ambre gris étaient à lui sans partage. Il y a des peines (p. 308) rigoureuses pour ceux qui seraient convaincus d'avoir caché de l'ambre gris. Cependant Roberts observe qu'avec un peu de connaissance de la langue du pays, il n'est pas difficile d'obtenir des habitans, à fort bon marché, tout ce que l'île produit. On envoie tous les ans au roi de Portugal une certaine quantité de beurre d'or. Ce beurre d'or est une substance grasse et concrète. On la tire par incision d'une espèce de palmier qui croît dans la partie de l'Afrique occidentale voisine du Rio-Grande. On emploie cette substance dans les affections rhumatismales; on en frotte la partie malade, qui en éprouve du soulagement.

On assure dans l'île qu'il s'y trouve une mine d'argent, mais que, dans la crainte que le roi ne s'en saisisse, le marquis das Minhas diffère toujours à la faire ouvrir. On ajoute qu'un particulier, qui s'était retiré dans les montagnes pour y mener la vie érémitique, en tira de l'or jusqu'à la charge d'un âne.

Froger dit que les Portugais de Saint-Antoine, comme ceux des autres villes, sont d'une couleur sombre et basanée, mais qu'ils ont le caractère fort doux et fort sociable. Roberts confirme cet éloge. Il nous apprend que leur île est une espèce de magasin d'esclaves. Dans le temps, dit-il, que les Portugais faisaient le commerce des esclaves pour l'Espagne, le marquis das Minhas fit acheter en Guinée une cargaison de Nègres, et les établit à ses frais dans son île, où ils apprirent bientôt des Nègres libres (p. 309) du pays la manière de former des plantations et de fournir à leur propre entretien. Ces esclaves multiplièrent si vite, que, sans compter ceux que le marquis fit transporter en Portugal et au Brésil, ils font les quatre cinquièmes des habitans, dont le nombre total monte à deux mille cinq cents. Ils ont non-seulement leurs maisons et leurs femmes comme les Nègres libres, mais encore des biens qu'ils cultivent pour eux-mêmes, avec la dépendance naturelle du seigneur, sous l'autorité d'un inspecteur, qui est ordinairement un Portugais européen, et qui porte le titre de capitaine more. Ainsi l'île est divisée en deux sortes de Nègres, entre lesquels il s'élève quelquefois des querelles dont la fin est toujours sanglante. Les Nègres libres font valoir leur liberté. Les autres leur reprochent de n'être que des fermiers, qui peuvent être déplacés au gré du maître, et fixés même à l'esclavage par la nécessité, ou par la souveraine volonté du marquis. Ces injures se terminent ordinairement par des coups, et les Nègres libres, qui sont fort inférieurs en nombre, ne remportent jamais l'avantage. L'inspecteur même a souvent beaucoup de peine à réprimer l'insolence des esclaves. Mais, comme ils sont plus utiles que les autres à l'intérêt du maître, la faveur penche de leur côté. La liberté n'est bonne qu'à ceux qui la possèdent, et l'esclavage ne pèse qu'à ceux qui le souffrent.

FIN DU PREMIER VOLUME.

(p. 311) TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.

PREMIÈRE PARTIE.—AFRIQUE.

LIVRE PREMIER.

DÉCOUVERTES ET CONQUÊTES DES PORTUGAIS.

LIVRE SECOND.

VOYAGES D'AFRIQUE.

FIN DE LA TABLE.

Note 1: Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques, depuis 1789, et sur leur état actuel. Paris. 1810.(Retour au texte.)

Note 2: Jusqu'en 1780.(Retour au texte.)

Note 3: Ce nom revient souvent dans nos histoires modernes. Il mérite quelque explication. Les Maures, proprement dits, sont les peuples de la Mauritanie Tingitane, ancienne province des Romains en Afrique, aujourd'hui l'empire de Maroc, Tunis, Alger, Tripoli, jusqu'au mont Atlas. Ce pays fut soumis par les Arabes mahométans, et c'est de là qu'ils se répandirent en Europe par le détroit de Gibraltar. Les Européens les appelèrent Maures. D'autres Arabes commercèrent dans l'Inde par la mer Rouge, et les Indiens les appelèrent Maures de la Mecque ou des détroits. Enfin ils nommaient indistinctement Maures les conquérans arabes et turcs qui avaient pénétré dans l'Inde par la Perse, et qui avaient formé des établissemens.(Retour au texte.)

Note 4: C'était l'usage d'en élever une dans toutes les terres que l'on découvrait. Jean ii changea cette méthode, et voulut qu'on portât de grosses pierres où étaient écrits son nom, celui du capitaine, et l'année de l'expédition.(Retour au texte.)

Note 5: Cabo Tormentoso.(Retour au texte.)

Note 6: C'est précisément ce qui arriva quand les Espagnols vinrent du continent de l'Amérique dans l'Archipel indien, comme nous le verrons dans la suite.(Retour au texte.)

Note 7: C'est en cet endroit que l'auteur de l'Histoire des Voyages dit qu'on trouva une grande quantité de loups marins, animaux si furieux, qu'ils se défendent contre ceux qui les attaquent. Cette phrase est bien extraordinaire.(Retour au texte.)

Note 8: Il a bien fallu rapporter cette réponse de Gama telle qu'elle est dans les historiens; mais au fond, elle paraît un peu étrange. Gama pouvait, sans inconvénient, dire que son maître était le plus grand roi de l'Occident. On connaît le proverbe: À beau mentir qui vient de loin. Mais comment pouvait-il dire que son maître ne connaissait pas le samorin? Quoi! il ne le connaissait pas assez pour lui envoyer des présens, lorsqu'il lui écrit pour lui demander son alliance? Le ministre indien ne devait pas être plus content des raisons de Gama que de ses présens.(Retour au texte.)

Note 9: Six cents écus.(Retour au texte.)

Note 10: On a appris depuis à en prévenir l'effet en abaissant toutes les voiles.(Retour au texte.)

Note 11: Deux mille ducats.(Retour au texte.)

Note 12: Le traducteur de la compilation anglaise donne ici un échantillon du style des écrivains portugais, qui est assez curieux. Le morceau est de Faria. Il est absolument dans le goût espagnol, qui dominait alors dans toute l'Europe. Au milieu de l'abus des figures, on y remarque de la noblesse. »Si l'on veut porter un jugement désintéressé des exploits qui acquirent aux Portugais la couronne de l'Asie, on trouvera qu'il n'y avait que Pachéro qui fût propre à la forger avec cette fière chaleur qui fondit les armes et tout l'or de l'opiniâtre samorin; qu'Almeyda seul pouvait lui donner sa forme, et la polir avec son épée et celle de son fils, qui humilièrent l'orgueil du Turc, et que le grand Albuquerque était seul capable d'y mettre la dernière main en l'ornant de ses plus beaux joyaux, Goa, Malaca et Ormuz. Étant entrés tous trois, avec peu de vaisseaux et un petit nombre d'hommes, dans des mers éloignées, où ils trouvèrent des ennemis nombreux, et quantité de places fortes, sans un ami pour les soutenir, et presque sans un arbre pour se mettre à l'abri, ils percèrent des nuées de balles et de flèches empoisonnées pour retourner dans leur patrie, etc.»(Retour au texte.)

Note 13: Nous rendrons compte ailleurs de cette nouvelle route ouverte aux Espagnols par un Portugais aussi célèbre que Gama, Ferdinand Magallanès ou Magellan.(Retour au texte.)

Note 14: Elle ne fut jamais publiée en portugais. Le manuscrit fut trouvé dans un vaisseau de cette nation pris par les Anglais. Le célèbre Walter Raleigh l'acheta six livres sterling, le fit traduire, et y mit des notes marginales. Purchas l'inséra depuis dans son recueil.(Retour au texte.)

Note 15: Graine du canang aromatique. On la nomme aussi graine de paradis.(Retour au texte.)

Note 16: Ce qu'ils appellent sang de dragon.(Retour au texte.)

Note 17: Il faut observer qu'aujourd'hui la culture est fort diminuée aux Canaries, depuis qu'on a préféré celle des vignobles.(Retour au texte.)

Note 18: D'après les observations les plus récentes et les plus exactes, la hauteur de ce pic est de 1904 toises au-dessus du niveau de la mer.(Retour au texte.)

Note 19: Essai sur les îles Fortunées, par M. Bory-Saint-Vincent, p. 220, etc.(Retour au texte.)

Note 20: Ceci est écrit en 1780.(Retour au texte.)

Note 21: Comme les anciens navigateurs connaissaient les Canaries, on peut conjecturer que cet art d'embaumer les corps a été enseigné aux Guanches par les Égyptiens, qui l'ont conservé chez eux jusqu'à nos jours.(Retour au texte.)

Note 22: Du mot portugais madera, qui signifie bois.(Retour au texte.)

Note 23: On ne tire plus de sucre de Madère depuis qu'il est devenu l'un des principaux objets de culture dans les colonies d'Amérique. À Madère, comme aux Canaries, on préfère la culture des vignobles.(Retour au texte.)

Note 24: Le stare est une mesure de grain qui pèse trois livres.(Retour au texte.)