Title: Le duel au balai
Author: Ch. Wilhelm
Release date: December 12, 2007 [eBook #23830]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Extrait du quotitien "La Patrie"
éditions du 27 et 28 février 1879.
Dans un petit village de France vivait, il y a quelques années, un général en retraite. Ce vieux débris des armés du premier empire avait conservé tous les préjugés que les militaires de ce temps nourrissaient contre la religion et ses ministres. Pour lui, une robe noire était une espèce d'épouvantail dont la vue lui eût fait presque rebrousser chemin, comme celle des corneilles aux païens de l'ancienne Rome. Il eût tremblé qu'on le vit en compagnie d'un prêtre, et n'eût point pardonné à un de ses amis un acte de religion!
Pour lui la piété était incompatible avec le courage, et quiconque s'agenouillait dans une église était incapable d'une grande action. Chose étrange! cet homme, qui se glorifiait de son indépendance, était asservi, sans s'en douter, au plus dur de tous les esclavages, c'est-à-dire à l'opinion publique; il eût affronté sans pâlir une batterie armée de ses redoutables canons, et il n'avait pas eu le courage de franchir, en plein jour les degrés qui conduisent à une église!
Et cependant l'histoire ne nous apprend-elle as que les hommes les plus braves peuvent être en même temps de fidèles serviteurs de Dieu?... Saint Louis, Duguesclin, Bayard, Turenne, etc., etc.
Notre vieux général avait été nommé maire de sa commune. Jusque là, rien que de très-naturel: son rang, son éducation, sa fortune même le plaçaient forcément à la tête de l'édilité villageoise; et disons, pour être juste, qu'il s'acquittait de ses fonctions avec tête. Mais malheureusement, il comprenait le zèle à sa manière, et, sous prétexte de redresser des abus, il n'y avait pas de petites tracasseries qu'il ne fit au pauvre curé du village.
Tantôt c'était un refus de payer la chambre (la commune avait l'habitude de donner à ce brave homme un _louis_ par an, cela n'était pas cher); tantôt refus de reconnaître le bedeau nommé par le curé, en substituant à son lieu et place un _sonneur des points du jour_, suivant la loi d'un ventôse quelconque; tantôt c'était les réparations de la cure qu'il mettait à la charge du bon prêtre, d'après un arrêté sorti probablement de la même fabrique; enfin une guerre sourde, continue, incessante qui fait souvent plus de mal qu'une guerre franche et loyale.
Le bon curé en gémissait et tâchait, par sa douceur, de fléchir cet esprit altier; mais, plus il apportait de soumission, plus il rencontrait d'aigreur et de mauvaise volonté.
Disons cependant qu'il y avait une compensation à tout cela. La femme du général était un modèle de piété, et, comme son mari ne la contrariait pas et lui laissait, à cet égard, ainsi qu'il le disait lui-même, liberté de manoeuvres, elle s'efforçait, de tout son pouvoir, d'atténuer les incartades du vieux tyran.
Les choses en étaient là lorsque survint un événement qui, bien petit en apparence, devait opérer une véritable révolution.
On était au mois de juin; la veille de la Fête-Dieu, il y avait et le matin un orage terrible, et la place du village où devait s'élever le reposoir était couverte d'une boue épaisse qui menaçait d'interdire tout passage à la procession.
Le curé, dont la sollicitude était éveillée, alla trouver ses paroissiens et les pria de vouloir bien balayer cette boue qui faisait son désespoir.
Tous les paysans se mirent à l'oeuvre, à la voix de leur pasteur, et le passage devint bientôt praticable, à l'exception toutefois de l'espace de terrain compris dans le périmètre de la demeure du général, que pas un balai n'eut le courage de toucher, tant était redoutée la mauvaise humeur du vieux grognard.
«Allons! mes enfants, disait le curé, vous travaillez pour le bon Dieu, un peu plus, un peu moins cela n'est pas une affaire; il y a des religieux qui se relèvent la nuit, afin de prier pour ceux qui ne prient pas, pourquoi ne balayeriez-vous pas pour ceux qui ne veulent pas balayer?... Voici, par exemple, un beau château, devant lequel la boue est bien épaisse; avec un peu d'huile de bras, iln'y paraîtra plus rien.
--Nenni! nenni! monsieur le curé, fit un vieux paysan, j'connaissons l'patron! si quelqu'un se permettait de balayer devant chez lui sans sa permission, on verrait beau jeu! Quant à moi, je ne voudrais pas être dans _sa piau_.»
Le bon curé poussa un soupir, car tous témoignaient, par leur attitude, que jamais ils n'oseraient commettre une action aussi téméraire.
«Eh bien! dit-il n'en parlons plus, mes amis, je ne veux pas vous exposer à sa mauvaise humeur, j'aviserai à un autre moyen...»
Une heure après le curé se faisait annoncer au château et était introduit.
Le général prit le premier la parole: «Monsieur le curé, dit-il avec ironie, comme je suppose que c'est à la bourse de ma femme que vous en voulez, et que je suis tout à fait inutile ici, vous me permettrez...»
Le curé l'arrêta; «Vous faites un jugement téméraire, général; je bénis madame et sa charité pour les pauvres, qui ne fait jamais, dans le moment, c'est à vous que je veux parler.
--C'est différent, alors; je vous écouterai... si cela n'est pas trop long.
--Je serai bref, car je n'au pas de temps à perdre. C'est demain la Fête-Dieu; selon la coutume immémoriale, la procession du très-saint sacrement passe devant votre château pour se rendre au reposoir qui se fait sur la place, au pied de la croix. Je viens vous prier de vouloir bien faire balayer les abords du château, ou, si cela vous convient mieux, de permettre qu'on les balaye.
--Monsieur le curé, comme ce que vous appelez la Fête-Dieu ne se trouve pas mentionné dans le décret du 28 septembre 1791, traitant des biens et usages ruraux, je ne ferai point balayer; et, comme je suis le maître sur ma propriété, je ne permettrai à personne de la faire.
--Mais, mon ami, hasarda timidement la femme du général, tu y mets réellement de la mauvaise volonté; ce que monsieur le curé te demande est bien peu de chose; nous avons des domestiques à notre disposition, et je n'ai qu'un ordre à donner.
--Ma chère amie, je te prie de ne pas te mêler de cela; je défends de balayer le devant de ma porte, parce que cela me convient, que c'est mon droit; et quiconque se permettra d'enfreindre mes ordres, fera connaissance avec ma cravache, ou j'y perdrai mon nom!
--Dieu me préserve, dit le bon curé, d'être dans cette maison une cause de discorde, je me retire; c'est bien votre dernier mot, général, vous ne voulez pas donner ordre à vos gens de balayer, ni permettre à vos voisins de balayer pour eux?
--Pas même avec un plumeau, fit le général en frappant du pied.
--Cela me suffit.» Et le curé s'inclina et sortit.
«Pierre! François! Nicholas!... cria tout à coup le général, avancez à l'ordre!» Les trois domestiques désignés s'empressèrent d'accourir, et, ayant fait leur front devant leur maître ils se tinrent immobiles, dans la position du soldat sans armes, le corps droit, fixe, d'aplomb, les yeux fixés à quinze pas devant eux, et le petit doigt sur la couture du pantalon.
«Vous savez que j'ai encore le poignet solide?
--Oui, général, firent à voix basse les trois laquais.
--Vous savez que quand je promets quelque chose je tiens largement ce que j'ai promis?
--Oui, général.
--Eh bien! si l'un de vous s'avise de balayer le devant de ma maison, de quelque part que lui en vienne l'ordre, je lui promets de lui frotter les épaules de manière qu'il s'en souvienne longtemps. Vous m'avez compris?...
--Oui, général.
--En ce cas, par le flanc droit, pas accéléré... _arche!..._» et les trois robustes valets pivotèrent militairement sur les talons, et retournèrent en silence à leurs occupations.
Ordinairement, les gans qui ne sont pas méchants par caractère, mais seulement par système ou esprit de parti, ressentent, après avoir accompli leur méchanceté je ne dirai pas précisément un remords, mais un certain mécontentement d'eux-mêmes qui se trahit toujours par une grande mauvaise humeur.
C'est ce qui arriva au général, il fut inabordable toute la soirée, et, contre son habitude, il se coucha sans avoir déchiré la bande de son journal, qui était sur son bureau depuis trois heures de l'après-midi.
Comme tout était réglé dans son château sur les actions du maître, à peine était-il nuit que le vaste édifice rentra dans le silence; les lumières s'éteignirent une à une, et, à l'exception d'un gros dogue qui veillait dans le jardin, tout le monde parut dormir du sommeil du Juste.
Cependant, il n'en était rien, du moins quant au général. Il avait ce qu'on appelle une nuit agitée; il se retournait sans cesse dans son lit, tantôt sur le côté droit, tantôt sur le côté gauche, et, s'il s'endormait parfois, il se réveillait en sursaut et recommençait le même manège tout en grommelant entre ses dents contre son insomnie.
Il en était déjà à sa dixième révolution sur lui-même, lorsque tout à coup, entre minuit et une heure, il lui semble entendre un bruit étrange... Uîche!... uîche!... uîche!... uîche!...--C'est singulier, se dit-il en lui-même, et il se dresse sur son séant... Uîche!... uîche!... uîche!... uîche!...--Morbleu! que signifie ce bruit?... et il dégage un peu ses oreilles emprisonnées sous un ample bonnet de coton. Uîche!... uîche!... uîche!...--Par tous les diables! il y a là quelqu'un qui balaye!... Mille bombes! nous allons voir beau jeu! C'est sans doute un de mes gredins de domestiques ou quelque paysan payé par le curé.. Ah! ah! monsieur l'abbé, vous vous permettez des ruses de guerre; bien! bien! nous allons déloger l'ennemi par une charge à font de train!
Tout en faisant ce petit monologue, le général avait passé son pantalon, ses pantoufles et sa robe de chambre, et, la cravache à la main, descendait doucement dans la cour et arrivait à pas de loup à la porte de la rue.
Pendant ce temps-là, le pauvre balai (car c'était bien cet ustensile domestique qui avait troublé le repos du général), le pauvre balai, disons-nous, allait son train en conscience, sans se douter de la furieuse sortie qui se préparait... Uîche!... uîche!... uîche!... Mais, le général ouvrant brusquement la porte s'élance, la cravache levée, sur le téméraire qui osait ainsi braver ses ordres.
«Comment! mille millions de cartouche! c'est donc toi qui...» Mais il s'arrête, sa cravache lui tombe des mains, il devient pâle, il balbutie!
«Quoi! c'est vous, monsieur le curé, à cette heure de la nuit, balayant devant ma porte?
--Moi-même, général! Vous aviez menacé d'un terrible châtiment celui qui se permettrait d'accomplir cette oeuvre de piété, il était juste que j'en supporte les conséquences. Mais ne vous gênez pas général, ramassez votre cravache et frappez... Je serai heureux de recevoir pour mon Sauveur la millième partie des coups et des outrages qu'il a endurés pour moi.
--Ah? oui-dà, fit le général, oui-dà, oui-dà?... C'est comme cela que vous le prenez? Eh bien, nous allons voir autre chose maintenant.» Et, s'élançant dans la cour avec la vigueur d'un jeune homme: «Pierre! François, Nicholas, crie-t-il de cette voix qui avait autrefois dominé le bruit du canon, réveillez-vous, paresseux, arrivez, arrivez, apportez-moi un balai, le premier venu, cela m'est égal.»
Les trois domestiques accourent à moitié nus; ils pensent que le feu est au château et se pressent effarés les uns contre les autres...
«Eh bien!... ce balai? dit le général.
--Un balai! articula le pauvre Pierre tout ébahi.
--Oui, misérable, un balai; je te demande un balai depuis un quart d'heure.»
Pierre, sans comprendre un mot de ce qui se passe, court chercher l'instrument tant désiré; le général le lui arrache des mains et se met à balayer à son tour avec une rage comique.
«Mais, général, dit le bon curé attendri, prenez donc garde de vous faire mal, vous n'êtes pas habitué...
--Non, Morbleu, laissez-moi; allez de votre côté, moi j'irai du mien, nous verrons qui l'emportera, c'est un «duel au balai.» Mais au bout de dix minutes de cet exercice, le brave général suait à grosse gouttes et soufflait comme un cheval de course... «Tiens, dit-il à Pierre ne lui donnant son balai, empoigne cela et achève la besogne en te faisant aider par ces deux fainéants qui ne savent pas encore s'ils sont bien éveillés. Quant à vous, monsieur le curé, faites-moi le plaisir d'aller vous coucher, je vais en faire autant; demain il fera jour, et, s'il plaît à Dieu, d'espère vous prouver que vous avez prêché ce soir votre plus beau sermon.»
Il y a un vieux proverbe qui dit: «Il n'y a tels que les paresseux quand une fois ils se mettent à la besogne.»
Le lendemain, dès la pointe du jour, le château tait en mouvement; le général, au milieu de son jardin, tenant à la main un énorme sécateur, commandait la manoeuvre; «allons, disait-il à ses domestiques, qui avaient à peine eu le temps de faire un somme, dépêchons-nous, nous n'avons pas de temps à perdre, voilà déjà _L'Angelus!..._» Et les trois laquais, montés sur des échelles, abattaient sans pitié les belles branches des acacias, des marronniers et des sycomores; quelques-uns même coupaient des arbres entiers.
Quant au général, il s'était réservé la besogne la plus facile, mais on peut dire qu'il remplaçait la qualité par la quantité: jamais pendant ses plus rudes campagnes, il n'avait fait un tel massacre, le sol autour de lui était littéralement jonché de fleurs.
Les pensées d'Angleterre et de Hollande reposaient, comme des victimes innocentes, à côté des lis éclatant de blancheur; le rhododendron d'Amérique gisait expirant sur le sable fin de l'allée, et mêlait ses magnifiques corymbes roses et lilas aux pétales d'or de l'onagre de Virginie.
Sa famille des oeillets payait aussi un terrible tribut; et la mignardise avec ses fines étoiles jusqu'à l'oeillet superbe (_Dianthus superbus_), tous les genres étaient là, moissonnés avant le temps, sans distinction de rang, image de la race humaine quand vient à passer la colère de Dieu.
Mais rien n'était comparable à la razzia que le général était en train d'opérer en ce moment sur les rosiers. Les pauvres roses tombaient les unes sur les autres sous l'impitoyable sécateur dont les mouvements rapides ne s'arrêtaient que pour laisser au maître le temps de choisir.
Or comme tout doit avoir une fin dans ce bas monde, la besogne du général eut son terme aussi; mais rendons-lui la justice de dire qu'il ne s'arrêta que lorsque son jardin fut tondu à la Titus.
Alors il croisa ses bras, et, comme Achille après la défaite d'Hector, il contempla son ouvrage. Parbleu, se dit-il si monsieur le curé n'est pas content, il sera difficile?--Allons, enfants, à l'oeuvre, il s'agit maintenant de déménager tout cela; François et Nicholas se chargent du feuillage, quant à toi, Pierre, tu vas m'aider à transporter les fleurs.
Les ordres du général furent si bien exécutés, qu'au bout de quelques instants tous ces débris multicolores furent entassés devant la grande porte du château, et le plus beau reposoir qu'on eut vu de mémoire d'homme s'éleva majestueusement aux premiers rayons du soleil.
L'excellente femme du général avait vu de sa fenêtre tout ce qui se passait dans le jardin; elle ne pouvait en croire ses yeux; mais quel fut son étonnement lorsqu'au déjeuner le général lui annonça qu'il l'accompagnerait à la messe, et qu'il comptait suivre la procession? Elle n'osait croire à tant de bonheur et se demandait si elle était bien éveillée.
Tous se passa cependant ainsi que le général l'avait dit: il assista à la messe et suivit la procession.
A quelques jours de là, le curé dînait au château; la femme du général, poursuivie par le démon de la curiosité, lui dit en riant: «Ah, ça, monsieur le curé, êtes-vous bien sûr de ne pas être sorcier?
--Moi, Madame, mais je ne le pense pas.
--Alors dites-moi donc de quel moyen vous vous servi pour convertir mon mari?...
--Oh, mon Dieu, Madame, d'un moyen bien simple... Je me suis servis d'un balai.»
Alors le brave général raconta à sa femme, en riant de tout son coeur, ce qui s'était passé entre lui et monsieur le curé, la nuit, veille de la Fête-Dieu.