Title: La Renaissance de la littérature hébraïque (1743-1885)
Author: Nahum Slouschz
Release date: January 25, 2008 [eBook #24424]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
DE LA
(1743-1885)
PAR
(BEN-DAVID)
Thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris pour le Doctorat de l'Université
PARIS
SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION
(Librairie Georges Bellais)
17, RUE CUJAS, Ve
1902
À Monsieur Philippe BERGER
Membre de l'Institut
Professeur de langues et littératures hébraïques et syriaques au Collège
de France
ET
À Monsieur Israël LÉVI
Maître de Conférences de Littérature talmudique et rabbinique
à l'École pratique des Hautes-Études
En témoignage de reconnaissance affectueuse.
N. S.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction. |
CHAPITRE I |
En Italie.—M.-H. Luzzato |
La littérature hébraïque du Moyen-âge.—Période de transition en Italie.—M.-H. Luzzato et ses drames. Son génie poétique.—La renaissance du style biblique.—Son influence |
CHAPITRE II |
En Allemagne.—Les Meassfim |
Les idées humanistes parmi les juifs allemands.—Les premiers cercles des Maskilim.—La laïcisation de la langue hébraïque.—Le Meassef, organe de la renaissance littéraire et de l'humanisme.—N.-H. Wessely, le Malherbe de la poésie hébraïque.—Schiré Tifereth ou la Moïsiade.—L'action humaniste de Wessely.—David Franco Mendès et ses drames.—Les autres meassfim.—S. Papenheim et l'élégie les Quatre Coupes.—Le style précieux.—Les meassfim polonais.—L'influence des meassfim.—En Italie et en France. Élie Halfen Halévy à Paris |
CHAPITRE III |
En Pologne Et En Autriche.—L'École de Galicie. |
Les juifs polonais.—Leur caractère, leur constitution sociale et religieuse.—L'autonomie du régime rabbinique.—La terreur des Cosaques et la décadence des écoles talmudiques.—La recrudescence du mysticisme et la secte des Hassidim.—La Galicie et les réformes de Joseph II.—L'humanisme en Galicie.—Les recueils littéraires.—S.-J. Rapoport et sa carrière. La science du judaïsme.—L'hégélianisme et N. Krochmal. La philosophie de la mission spirituelle du peuple juif.—Isaac Erter, poète satirique. Le Voyant de la maison d'Israël.—M. Letteris, poète lyrique et traducteur. La note sioniste.—L'influence de l'École galicienne.—Autres pays: S. Molder à Amsterdam.—Yettelis à Prague.—S. Levison en Hongrie.—L'École italienne: I.-S. Reggio.—Rachel Morpurgo. Ses poésies. La Cithare de Rachel.—S.-D. Luzzato, sa carrière et sa philosophie. Le romantisme juif. Atticisme et judaïsme. Son influence.—Aperçu général. |
CHAPITRE IV |
L'Humanisme en Russie.—La Lithuanie. |
Le pays juif.—Les juifs en Lithuanie et leur caractère particulier.—Causes extérieures favorables à l'éclosion d'un milieu national juif.—Élie de Vilna et l'apogée des écoles rabbiniques.—La résistance au mouvement mystique et la tolérance des rabbins.—L'humanisme allemand à Sklow. Premier contact avec les autorités russes.—Les guerres napoléoniennes et la réaction politique.—Vilna, la Jérusalem de la Lithuanie.—Les premiers humanistes.—L'École de Vilna.—A.-B. Lebenson, le «père de la poésie». Poète raisonneur. Pessimisme à outrance. L'amour de l'hébreu. Les Chants de la langue sacrée. Emeth we Emonna.—M.-A. Ginzbourg, vulgarisateur. Son style réaliste.—Le cercle littéraire d'Odessa. J. Eichenbaum, poète lyrique.—Isaac Ber Levenson, l'apôtre de l'humanisme en Russie.—Aperçu général. |
CHAPITRE V |
Le mouvement romantique.—Abraham Mapou. |
La réaction politique et ses conséquences.—La diffusion de la littérature moderne.—Le folklore hébraïque et son caractère sioniste.—Le romantisme littéraire.—C. Schulman. Traduction des Mystères de Paris. Une révolution littéraire. La vulgarisation des sciences et le style puriste.—La création artistique. M.-J. Lebenson. La Destruction de Troie. Les Chants de la fille de Sion.—Abraham Mapou, le rêveur du ghetto. L'Amour de Sion, premier roman original. La résurrection du passé prophétique. L'apothéose de l'ancienne Judée. Le Péché de Samarie.—A.-B. Gottlober.—E. Werbel.—Israël Roll.—B. Mandelstam.—Aperçu général. |
CHAPITRE VI |
Le mouvement émancipateur.—Les réalistes. |
L'origine de la presse hébraïque.—Son caractère humaniste et sa portée.—Sciences et Lettres.—Le libéralisme russe et son influence.—L'antagonisme entre les maskilim et les fanatiques.—La campagne dans la presse et le roman réaliste.—L'Hypocrite de Mapou. Les Tartufes du ghetto.—S.-J. Abramovitz. Les Pères et les Fils. Le style réaliste. |
CHAPITRE VII |
L. Gordon.—La lutte contre le rabbinisme. |
J.-L. Gordon. Débuts romantiques. Poèmes historiques. David et Michal. David et Barsilaï. Osnath.—Fables. Mischlé Jéhuda.—L'humanisme militant. Autres poèmes historiques: Dans les profondeurs de la mer. Sédécie en prison. Patriotisme saillant et haine de la tradition religieuse.—Poèmes réalistes et polémistes: Kolzo schel Yode, la femme juive et les rabbins. Deux Joseph ben Simon. Les aberrations du régime du ghetto.—Les Petites fables pour les grands enfants. Les Contes.—La réaction politique et la déception de Gordon.—L'antirabbinisme quand même. Le scepticisme de Gordon |
CHAPITRE VIII |
Réformateurs et conservateurs.—les deux extrêmes. |
La critique biblique et religieuse en Galicie. Schorr et A. Krochmal.—Le réalisme.—La critique littéraire.—A. Kovner et autres.—M.-L. Lilienblum et les réformes religieuses. Les voles du Talmud. L'union entre la vie et la foi. Les Péchés de jeunesse. L'Odyssée d'un réformateur militant.—La déception des réformateurs.—Braudès et Hadate wehahaïm.—La faillite de l'humanisme. —L'absence d'idéal. L'utilitarisme.—Les conservateurs et le peuple.—Journalisme. Le Lébanon. Le Maguid.—David Gordon.—Michel Pinès, l'antagoniste de Lilienblum. La foi intégrale. L'optimisme national et religieux.—Les extrêmes se touchent. |
CHAPITRE IX |
L'évolution nationale et progressive.—Perez Smolensky. |
P. Smolensky. Sa carrière. Ses débuts à Odessa. Ses impressions d'Occident.—Le formalisme religieux des réformateurs et le fanatisme des orthodoxes. —La fondation du Schahar à Vienne.—La parole du ghetto. Nationalisme progressif.—Le Peuple Éternel. L'hébreu est la langue nationale du peuple juif.—La laïcisation de l'idéal messianique d'Israël. Son caractère politique et moral. Le retour vers la tradition prophétique. La prévision de l'antisémitisme.—La campagne contre l'école humaniste.—La revanche du peuple. |
CHAPITRE X |
Les collaborateurs du «Schahar». |
La création originale.—M. A. Brandstaetter et ses contes.—Mandelkern, Levin et autres.—La science et la critique. David Cahan. S. Rubin.—L'époque du Schahar. A. H. Weiss.—Le style puriste. Friedberg.—Traductions.—Journalisme. La revue Haboker Or.—Les débuts de Ben-Jeuda.—La jeunesse universitaire et Smolensky. |
CHAPITRE XI |
Les romans de Smolensky. |
L'Errant à travers les voies de la vie. Le miroir du ghetto. Sépulture d'âne.—Autres romans.—Aperçu général |
CHAPITRE XII |
Les contemporains.—Conclusion. |
La révolution dans l'esprit public.—L'idéal sioniste dans la vie et dans la littérature.—La mort de Smolensky. Temps d'arrêt.—Le génie national et la floraison de la littérature contemporaine.—Coup d'œil sur le développement de la littérature contemporaine.—L'hébreu parlé.—Résumé et conclusion. |
Longtemps on a cru à l'extinction de l'hébreu en tant que langue littéraire moderne. Le fait que les juifs des pays occidentaux avaient eux-mêmes, en dehors de la synagogue, renoncé à l'usage de leur langue nationale n'a pas peu contribué à donner du crédit à cette présomption. On estimait communément que la langue hébraïque avait vécu; elle ne relevait plus que du domaine des langues mortes, au même titre que le grec et le latin. Et lorsque de temps en temps quelque nouvel ouvrage en hébreu, voire même une publication périodique, parvenait à une bibliothèque, on les classait systématiquement à côté des traités théologiques et rabbiniques sans même se rendre compte du sujet de ces ouvrages. Or, le plus souvent, c'était tout autre chose que des ouvrages de controverse rabbinique.
Il est vrai que parfois tel hébraïsant se montrait étonné et émerveillé à la vue d'une traduction hébraïque d'un auteur moderne. Mais il en restait à son étonnement et n'essayait même pas d'apprécier cette œuvre au point de vue critique et littéraire. À quoi bon? se disait-il. L'hébreu n'est-il pas depuis longtemps une langue morte, et son usage ne constitue-t-il pas un anachronisme?—Il ne voyait donc là qu'un travail de curiosité, un tour de force littéraire, et rien de plus.
La possibilité même de l'existence d'une littérature moderne en hébreu paraissait si étrange, si invraisemblable, que dans les cercles les mieux informés on ne consentit pas pendant longtemps à la prendre au sérieux. Et peut-être non sans une apparence de raison.
L'histoire de l'évolution de la littérature hébraïque moderne, son caractère, les conditions extraordinaires au milieu desquelles elle s'est développée, son existence même ont de quoi surprendre tous ceux qui ne sont pas au courant des luttes intérieures, des courants d'esprit qui ont agité le judaïsme de l'Est de l'Europe pendant ce dernier siècle.
Réputée rabbinique et casuistique, la littérature hébraïque moderne présente, au contraire, un caractère nettement rationnel; elle est anti-dogmatique, anti-rabbinique. Elle s'est proposé pour but d'éclairer les masses juives restées fidèles aux traditions religieuses, et de faire pénétrer les conceptions de la vie moderne dans le sein des communautés.
Le ghetto, qui, depuis la Révolution française, a fourni des combattants vaillants, des politiciens, des tribuns, des poètes qui participèrent à tous les mouvements contemporains, a aussi donné le jour à toute une légion d'hommes d'action, issus du peuple et restés dans le peuple, qui livrèrent ces mêmes batailles—au nom de la liberté de conscience et de la science—dans le sein même du judaïsme traditionnel.
Toute une école de lettrés humanistes entreprend et poursuit pendant plusieurs générations avec un zèle admirable l'œuvre de l'émancipation des masses juives. L'hébreu devient entre leurs mains un excellent instrument de propagande. Grâce à eux, la langue des prophètes, non parlée depuis près de deux mille ans, est portée à un degré frappant de perfection. Elle se montre pourtant assez souple, assez développée, pour traduire toutes les idées modernes.
Et nous assistons à la formation d'une littérature sans maîtres, sans protecteurs, sans académies ni salons littéraires, sans encouragement d'aucune nature, entravée au surplus par des obstacles inimaginables, depuis les fraudes d'une censure ridicule, jusqu'aux persécutions des fanatiques, où seul l'idéalisme le plus pur et le plus désintéressé pouvait se donner carrière et triompher.
Tandis que les juifs émancipés de l'occident remplacent l'hébreu par la langue de leur pays adoptif, tandis que les rabbins se défient de tout ce qui n'est pas religion et que les Mécènes se refusent à protéger une littérature qui n'a pas droit de cité dans les sphères élevées de la société, c'est le Maskil (intellectuel) de la petite province, c'est le Mechaber (auteur) polonais vagabond, dédaigné et méconnu, souvent même martyr de ses convictions, qui s'acharne à maintenir avec honneur la tradition littéraire hébraïque et à rester fidèle à la véritable mission de la langue biblique, dès ses origines.
C'est la reprise de l'ancienne littérature des humbles, des déshérités, d'où sortit la Bible; c'est la répétition du phénomène des prophètes-tribuns populaires, que nous retrouvons dans l'adaptation moderne de la langue hébraïque.
Le retour à la langue et aux idées du passé glorieux marque une étape décisive dans le chemin agité du peuple juif. Il est le réveil de son sentiment national.
C'est ainsi que l'histoire de la littérature hébraïque moderne forme une page extrêmement instructive de l'histoire du peuple juif. Elle est surtout intéressante au point de vue de la psychologie sociale de ce peuple, et fournit des documents précieux sur la marche que les idées nouvelles ont suivie pour pénétrer dans un milieu qui s'est toujours montré réfractaire aux courants d'esprit venus du dehors. Cette lutte, qui dure depuis plus d'un siècle, de la libre-pensée contre la foi aveugle, du bon sens contre l'absurdité consacrée par l'âge, exaltée par les souffrances, nous révèle une vie sociale intense, un choc continuel d'idées et de sentiments.
Cette littérature nous montre le spectacle douloureux de poètes et d'écrivains qui constatent avec anxiété que la littérature hébraïque doit disparaître avec eux et qui s'acharnent quand même à la cultiver avec toute l'ardeur du désespoir. Mais à côté d'eux nous voyons aussi des rêveurs optimistes, dignes disciples des prophètes, qui, au milieu de la débâcle de tous les biens du passé et de l'effondrement de toutes les espérances, demeurent plus que jamais pleins de foi dans l'avenir de leur peuple et dans sa régénération prochaine.
Puis nous assistons aux péripéties de la lutte suprême engagée au sein même de grandes masses juives que les perturbations de la vie moderne ont profondément ébranlées. Une passion ardente pour une vie sociale meilleure s'empare de tous les esprits. La conviction que le peuple éternel ne peut disparaître semble renaître plus forte que jamais, et des tendances nouvelles vers son auto-émancipation agitent ces masses.
Là est la véritable littérature du peuple juif. C'est le produit du ghetto, c'est le reflet de ses états d'âme, l'expression de sa misère, de ses souffrances et aussi de son espoir. Le peuple de la Bible n'est certainement pas mort, et c'est dans sa langue propre que nous devons chercher le véritable esprit juif, son âme nationale.
Ne cherchez pas, dans ces poésies lyriques souvent monotones, dans ces romans prolixes et didactiques, la perfection de la forme, l'art pur. Les auteurs du ghetto ont trop senti, trop souffert, trop subi une vie misérable sous un régime semi-asiatique, semi-moyen-âgeux, pour s'adonner au culte de la forme. Est-ce que le Cantique des cantiques est moins un document littéraire de premier ordre parce qu'il n'égale pas la perfection artistique des drames d'Euripide? L'artiste recherche avant tout la forme achevée, et avec raison, mais au philosophe, à l'écrivain social, c'est la marche des idées qui importe surtout.
Nous n'avons pas, dans cet essai d'histoire littéraire, la prétention de donner un exposé détaillé du développement de la littérature hébraïque moderne, accompli dans les conditions sociales et politiques les plus complexes et dans un milieu social demeuré inconnu au grand public. Cela nous entraînerait trop loin.
Nous n'avons même pas la possibilité de donner une idée suffisante de tous les auteurs dignes d'une mention spéciale.
Rien ou presque rien n'a encore été fait pour faciliter notre tâche[1].
Dans cette étude nous nous proposons seulement de retracer les diverses étapes parcourues par cette littérature, de dégager les idées générales qui ont agi sur elle et d'étudier, dans l'œuvre des écrivains «représentatifs» de cette époque, la valeur littéraire et sociale de leurs écrits.
Nous voulons montrer, en un mot, comment, sous l'influence des humanistes italiens[2], la poésie hébraïque s'affranchit de la tradition du Moyen-âge, se modernise et sert de modèle à tout un mouvement de renaissance littéraire en Allemagne et en Autriche. Dans ces deux pays les lettres hébraïques s'enrichissent et se perfectionnent sous le rapport de la forme aussi bien que du fond, et finalement, grâce à des circonstances favorables, l'hébreu s'impose comme langue littéraire et nationale aux masses juives de la Pologne et surtout de la Lithuanie.
Dans cette marche vers l'Orient, la littérature hébraïque n'a presque jamais failli à sa mission. Deux courants d'idées, plus ou moins distincts, caractérisent cette littérature: d'une part, l'émancipation intellectuelle des masses juives tombées dans l'ignorance et, par conséquent, la lutte contre les préjugés et le dogmatisme rabbinique, et, d'autre part, le réveil du sentiment national et de la solidarité juive. Ces deux courants d'idées finiront par se fondre dans la littérature contemporaine, par la création du mouvement national juif avec ses diverses nuances. Depuis une vingtaine d'années, par la force des événements, l'émancipation nationale des masses juives s'impose aux lettrés. Elle a su rendre à la langue hébraïque une situation prédominante dans toutes les questions vitales qui agitent le Judaïsme, et amener une floraison littéraire vraiment significative.
En Italie.—M.-H. Luzzato.
On ne peut donner le nom de Renaissance, dans le sens précis du mot, au mouvement qui s'est effectué dans la littérature hébraïque à la fin du xve siècle, pas plus que celui de Décadence ne convient pour désigner l'époque qui l'a précédé.
Longtemps avant Dante et Boccace, et notamment depuis le xe siècle, les lettres hébraïques avaient atteint, principalement en Espagne et partiellement aussi en Provence, un degré de développement inconnu aux langues européennes du Moyen-âge.
Les persécutions religieuses qui anéantirent vers la fin du xive et du xve siècle les populations juives de ces deux pays ne réussirent pas à interrompre complètement ces traditions littéraires. Les débris de la science et des lettres juives furent transplantés par les réfugiés dans leurs pays d'adoption. Des écoles furent fondées de bonne heure aux Pays-Bas, en Turquie, en Palestine même.
Un renouveau littéraire n'était en effet possible qu'en Italie. Partout ailleurs, dans les pays arriérés du Nord et de l'Orient, les juifs, encore sous le coup des malheurs récents, s'étaient repliés sur eux-mêmes et réfugiés dans le plus sombre des mysticismes ou tout au moins dans le dogmatisme le plus étroit. Grâce à des conditions extérieures plus supportables, les communautés italiennes ont pu reprendre la tradition littéraire judéo-espagnole. Nous y voyons surgir des penseurs, des écrivains, des poètes tels qu'Azarie di Rossi, le créateur de la critique historique, Messer Léon, philosophe subtil, Élie le Grammairien, Léon di Modena, le puissant rationaliste, Joseph del Medigo, esprit encyclopédique, les frères poètes Francis, qui combattirent le mysticisme, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer[3]. Ceux-ci et les quelques rares écrivains de la Turquie et des Pays-Bas ont donné un certain éclat à la littérature hébraïque pendant tout le xvie et le xviie siècles. Héritiers de la tradition espagnole, ils tendent cependant à réagir contre l'esprit et surtout contre les règles de la prosodie arabe qui enchaînaient la poésie hébraïque. Ils essayent d'introduire des formes littéraires et des conceptions nouvelles en hébreu.
Mais ils réussissent à peine dans leur tâche. La majeure partie de lettrés juifs, peu familiarisée avec les littératures étrangères, devait rester en plein Moyen-âge jusqu'à une époque beaucoup plus avancée. Quant aux autres, ils préféraient s'exprimer dans la langue de leur pays qui offrait moins de difficultés que l'hébreu.
Celui qui devait assumer la lourde tâche de rompre les chaînes qui gênaient l'évolution de la langue hébraïque dans un sens moderne, et devenir ainsi le véritable maître initiateur de la Renaissance hébraïque fut un juif italien, doué de facultés surprenantes.
Moïse-Hayim Luzzato naquit en 1707 à Padoue. Il était issu d'une famille célèbre par les autorités rabbiniques et par les écrivains qu'elle avait donnés au Judaïsme, tradition à laquelle elle n'a pas failli jusqu'à nos jours.
Une éducation strictement rabbinique, consacrée principalement à l'étude du Talmud sous la direction d'un maître polonais—nous sommes déjà à une époque où les rabbins polonais sont en grande estime—qui l'initie de bonne heure aux mystères de la Cabbale; une enfance triste passée dans l'air étouffant du ghetto, voilà quelles furent les premières années de notre poète. Heureusement pour lui que ce ghetto était un ghetto italien d'où les études profanes n'étaient pas complètement bannies.
À côté des études religieuses, l'enfant fait connaissance avec la poésie hébraïque du Moyen-âge et aussi avec la littérature italienne de son temps. Là est sa supériorité sur les lettrés hébreux des autres pays, qui n'avaient subi aucune influence extérieure et étaient demeurés fidèles aux formes et aux idées surannées.
Dès sa jeunesse, il montre des aptitudes remarquables pour la poésie. À l'âge de 17 ans, il compose un drame en vers intitulé: «Samson et Dalila», drame qui ne devait jamais être imprimé. Peu de temps après, il publie son «Art poétique», Leschon Limoudim[4], dédié à son maître polonais. Le jeune poète se décide enfin à rompre avec la poésie du Moyen-âge qui entravait le développement de la langue hébraïque. Son drame allégorique Migdal Oz[5] (La Tour de la Victoire) fut le signal de cette réforme. Le style hébraïque y révèle une élégance et un éclat non atteints depuis la Bible. Ce drame, inspiré du Pastor fido de Guarini, par le souffle poétique qui l'anime et par le goût artistique qui distingue son auteur, est encore très goûté des lettrés, malgré ses prolixités et l'absence de toute action dramatique.
C'était alors un monde nouveau que l'auteur venait de révéler par cette exaltation de la vie rurale dans une littérature dont les représentants les plus éclairés se refusaient de voir dans le Cantique des cantiques autre chose qu'un symbolisme religieux, à tel point que toute notion réelle de la nature avait dégénéré chez eux.
À l'instar des pastorales de l'époque, mais peut-être avec un sentiment plus réel, le poète fait l'éloge de la vie du berger:
Qu'il est doux, le sort du jeune berger toujours en tête de ses troupeaux! Il va, il court, joyeux dans sa pauvreté, heureux de l'absence de tout souci.
Pauvre et toujours gai!
La jeune fille qu'il aime, l'aime, elle aussi; ils jouissent du bonheur, et rien ne vient troubler leur plaisir.
Point d'obstacles, point de séparation; ils jouissent du bonheur en pleine sécurité. Accablé par la fatigue du jour, il s'oublie sur le sein de sa bien aimée.
Pauvre et toujours gai!
Hélas! cet appel à une vie plus naturelle, après tant de siècles de dégénérescence physique et d'avilissement de tout sentiment de la nature, ne pouvait pas être compris ni même pris au sérieux dans un milieu auquel l'air, le soleil, le droit même à la vie avait été refusé ou strictement mesuré. L'ouvrage même, resté manuscrit, n'a pas été connu du grand public.
L'œuvre capitale de Luzzato, celle qui devait exercer une influence décisive sur le développement de la littérature hébraïque et rester jusqu'à nos jours un modèle de genre, c'est son autre drame allégorique, paru en 1743, qui ouvre une époque nouvelle dans l'histoire de la littérature hébraïque, l'époque de la littérature moderne: Layescharim Tehilla[6] (Gloire aux justes). Tout y révèle un maître: l'élégance du style précis et expressif rappelant le plus pur style biblique, les images colorées et originales, une inspiration poétique personnelle, et jusqu'à la pensée, empreinte d'une philosophie profonde, d'un haut sens moral, et exempte de toute exagération mystique.
Au point de vue de l'art dramatique, la pièce ne présente qu'un intérêt médiocre. Le sujet, purement moral et didactique, ne comporte aucune étude sérieuse de caractères, et, comme dans toutes les pièces allégoriques, l'action dramatique est faible.
Le thème n'était pas bien nouveau; en hébreu même, il avait déjà donné naissance à plusieurs développements littéraires. C'est la lutte entre la Justice et l'Injustice, entre la Vérité et le Mensonge. Les personnages allégoriques qui prennent part à l'action sont, d'un côté, Yoscher (Probité), aidé par Séchel (Raison), et Mischpat (Justice), et, de l'autre côté, Scheker (Mensonge) et ses auxiliaires: Tarmith (Duperie), Dimion (Imagination) et Taava (Passion). Les deux camps ennemis se disputent les faveurs de la belle Tehilla (Gloire), fille de Hamon (Foule). La lutte étant inégale, l'Imagination et la Passion l'emportent sur la Vérité et la Probité. Alors on voit intervenir l'inévitable Deus ex machina, Jéhova en la circonstance, et la Justice est rétablie.
Ce cadre simple et peu original renferme de très belles descriptions de la nature et surtout des pensées sublimes qui font de la pièce une des perles de la poésie hébraïque. L'idée dominante de cette œuvre, c'est la glorification de Jéhova et l'admiration des «merveilles innombrables du Créateur».
Quiconque les cherche les trouve dans chaque être vivant, dans chaque plante, dans tout ce qui n'est pas animé d'un souffle de vie, dans tout ce qui est sur terre et dans tout ce qui est dans la mer, dans tout ce qui est visible à l'œil humain. Heureux celui qui trouve la science, heureux celui qui lui prête une oreille attentive!
Mais ce créateur n'est pas capricieux; la Raison et la Vérité sont ses attributs et éclatent dans toutes ses actions. L'humanité se compose d'une Foule que se disputent deux forces contraires, la Vérité avec la Probité d'un côté, le Mensonge et ses pareils de l'autre, et chacune de ses deux forces cherche à la dominer et à triompher.
La Raison de notre poète n'a rien à voir avec la Raison positive des rationalistes qui montre le monde dirigé par des lois mécaniques et immuables; c'est une Raison suprême, obéissant à des lois morales qui échappent à notre appréciation. Comment pourrait-il en être autrement? Ne sommes-nous pas le continuel jouet de nos sens qui sont incapables de saisir les vérités absolues et qui nous trompent même sur l'apparence des choses?
Nos yeux ne voient que l'apparence des choses; ne sont-ils pas de chair? Même pour les choses visibles, le moindre accident suffit à nous en donner une interprétation erronée, à plus forte raison pour les choses inaccessibles à nos sens. Regardez le bout de la rame dans l'eau, ne vous paraît-il pas allongé et tortueux?—et pourtant vous le savez droit.
Ne vois-tu pas que le cœur humain est une mer sans cesse agitée par les luttes de l'esprit et dont les vagues sont dans un perpétuel mouvement de flux et de reflux?
Nous sommes la proie de nos passions; lorsqu'elles changent, nos sensations changent également. Nous ne voyons que ce que nous voulons voir, nous n'entendons que ce que nous désirons et imaginons.
Cette idée de la phénoménalité des choses et de l'impuissance de notre esprit a fini par jeter notre poète croyant et imbu de la Cabbale dans le mysticisme le plus dangereux. Après avoir usé ses forces dans les publications les plus diverses, parmi lesquelles nous relevons une excellente imitation des Psaumes, un traité non sans grandeur sur les principes de la logique[7], un autre sur la morale et un grand nombre de poésies et de traités cabalistiques, dont la plupart n'ont jamais été publiés, son esprit s'exalta; il perdit bientôt tout équilibre moral. Un jour il alla jusqu'à s'imaginer qu'il était appelé à jouer le rôle du Messie. Les Rabbins, qui avaient peur de voir une triste répétition des mouvements pseudo-messianiques qui avaient tant bouleversé le monde juif, lancèrent l'excommunication contre lui. Son imitation ingénieuse du Zohar, écrite en araméen et dont nous ne possédons que des fragments, acheva de ruiner sa réputation. Obligé de quitter l'Italie, il vagabonda à travers l'Allemagne, puis séjourna à Amsterdam. Il eut la satisfaction d'être accueilli en véritable maître par les lettrés de cette importante communauté. Il y composa ses dernières œuvres. Mais il n'y resta pas longtemps. Il quitta cette ville pour aller chercher l'inspiration divine à Safed, en Palestine, foyer célèbre de la Cabbale. C'est là qu'il mourut, emporté par la peste, à l'âge de quarante ans.
Triste vie d'un poète victime du milieu anormal dans lequel il a vécu et qui, dans des conditions plus favorables, aurait pu devenir un maître d'une valeur universelle. Son plus grand mérite est d'avoir définitivement débarrassé l'hébreu des formes et des idées du Moyen-âge et de l'avoir rattaché aux littératures modernes. Il a légué à la postérité un modèle de poésie classique. Son œuvre, répandue dans les pays du Nord et de l'Orient, ne tarda pas à susciter des imitateurs. Mendès et Wessely, qui se mirent, l'un à Amsterdam et l'autre en Allemagne, à la tête d'une renaissance littéraire, ne sont que les disciples et les successeurs du poète italien.
En Allemagne.—Les Meassfim.
On a justement remarqué que le relèvement intellectuel des juifs en Allemagne avait devancé leur émancipation politique et sociale. Longtemps fermé à toute idée venant du dehors et confiné dans le domaine religieux et dogmatique, le judaïsme allemand a partagé la misère matérielle et sociale de celui des pays slaves. Les idées philosophiques et tolérantes de la fin du xviiie siècle le secouent quelque peu de sa torpeur et, à mesure qu'elles pénètrent dans les communautés, un bien-être plus ou moins assuré s'établit du moins dans les grands centres. Le premier contact du ghetto avec les sociétés éclairées de l'époque a donné l'impulsion à tout un mouvement d'émancipation intérieure. Des Cercles de «Maskilim» (intellectuels) se forment à Berlin, à Hambourg et à Breslau. Ils étaient composés de lettrés initiés à la civilisation européenne et animés du désir de faire pénétrer la lumière de cette civilisation dans les communautés de la province. Ceux-ci entrent en lutte contre le fanatisme religieux et les méthodes casuistiques qu'ils veulent remplacer par des idées libérales et des études scientifiques. Deux écoles, avec le philosophe Mendelssohn et le poète Wessely en tête, naissent de ce mouvement, celle des Biouristes[8] et celle des Meassfim[9]. Tandis que les uns défendent le judaïsme contre les ennemis du dehors et combattent intérieurement les préjugés et l'ignorance des Juifs eux-mêmes, les autres entreprennent de réformer l'éducation de la jeunesse et de faire revivre la culture de la langue hébraïque. Tous s'accordaient à penser que, pour relever l'état moral et social des juifs, il fallait d'abord faire disparaître les divergences extérieures qui les séparaient de leurs concitoyens. Une traduction nouvelle de la Bible en allemand littéraire, entreprise par Mendelssohn, devait donner le coup de grâce à l'usage du jargon judéo-allemand. D'autre part, le Biour ou commentaire de la Bible (d'où le nom de Biouristes donné à cette école), sorti de la collaboration d'une pléiade de savants et de lettrés, devait faire table rase de toute interprétation mystique et allégorique des Livres sacrés et introduire la méthode rationnelle et scientifique.
L'œuvre de cette école a certainement contribué au relèvement intellectuel de la masse juive ainsi qu'à la propagation de la langue allemande qui finit par se substituer au jargon judéo-allemand. Son influence ne s'est pas arrêtée aux juifs allemands, mais elle s'est également étendue sur les communautés de l'Est de l'Europe.
En 1785, deux écrivains hébreux de Breslau, Isaac Eichel et B. Landau, entreprennent, sous les auspices de Mendelssohn et de Wessely, la publication d'un recueil périodique intitulé Hameassef (le Collecteur), d'où le nom de Meassfim donné à cette école. Le Meassef poursuivait un but double, la propagation des sciences et des idées modernes en hébreu, seule langue accessible aux juifs du ghetto,—et l'épuration de cette langue dégénérée dans les écoles rabbiniques. Il devait initier ses lecteurs aux exigences sociales et esthétiques de la vie moderne et les débarrasser de leur particularisme séculaire. Le Meassef eut aussi le mérite de grouper pour la première fois sous une même égide les champions de la Haskala (humanisme) de divers pays et de servir de trait d'union entre eux.
Au point de vue littéraire, le Meassef ne présente qu'un intérêt médiocre. Ses collaborateurs, dénués de goût, offraient aux lecteurs des imitations des auteurs romantiques allemands d'une valeur contestable. Il ne révéla aucun talent nouveau vraiment digne de ce nom. La réputation dont jouissaient ses principaux collaborateurs était antérieure à son apparition. Ils la devaient surtout à la vogue que les lettres hébraïques avaient acquise grâce aux efforts des disciples de Luzzato.—C'était plutôt une œuvre de propagande et de polémique. Cependant la lutte contre les préjugés et les rabbins n'y atteint pas encore cette âpreté qui caractérise les époques postérieures.
Les événements se précipitèrent d'une façon inattendue avec la Révolution française, et le Meassef disparut après sept ans d'existence, non sans avoir apporté un appoint à l'œuvre de l'émancipation intellectuelle des juifs allemands et à la renaissance laïque de la langue hébraïque. Et telle était l'importance de cette première rencontre de lettrés hébreux qu'elle sut imposer son nom à tout le mouvement littéraire de la seconde moitié du xviiie siècle, appelé: époque des Meassfim.
Deux poètes et cinq ou six écrivains plus ou moins dignes de ce nom dominent cette époque.
Naphtali Hartwig Wessely, né à Hambourg (1725-1805), est considéré comme le prince des poètes de l'époque. Issu d'une famille aisée et assez éclairée, il reçut une éducation moderne. Esprit ouvert à toutes les influences nouvelles, il resta néanmoins attaché à sa croyance et ne s'est jamais écarté du terrain strictement religieux. Bel esprit, il cultiva avec succès la poésie et acheva l'œuvre de la Réforme commencée par le poète italien sans atteindre pourtant à l'originalité et à la profondeur de ce dernier.
Son chef-d'œuvre poétique est les Schiré Tifereth ou la «Moïsiade»[10], chant épique en cinq volumes. Ce poème de l'Exode est conçu d'après le modèle des pseudo-classiques allemands du temps. L'influence de la Messiade de Klopstock est flagrante.
La profondeur de la pensée, le sentiment artistique et l'imagination poétique personnelle font défaut dans cette œuvre, qui n'est en somme qu'une paraphrase oratoire du récit biblique. Les mêmes défauts se retrouvent, d'ailleurs, dans toutes les poésies de Wessely. Mais, en revanche, il possède un style oratoire d'une allure remarquable, et il écrit en un hébreu élégant et châtié. Cette correction du style très travaillé et cette absence même de tempérament poétique font de lui le Malherbe de la poésie hébraïque moderne. L'admiration professée pour le poète par ses contemporains fut très grande, et le grand nombre d'éditions qu'eut son poème, devenu un livre populaire estimé par les orthodoxes mêmes, témoignent de l'influence que le poète a exercée sur ses coreligionnaires et de l'importance croissante de la langue hébraïque. Wessely a aussi écrit plusieurs ouvrages importants sur la philologie juive. Il faut regretter que le style diffus et par trop prolixe de sa prose ait empêché d'apprécier la valeur scientifique de ces écrits. Ami et admirateur de Mendelssohn, il participa à la traduction allemande de la Bible et à l'œuvre des commentateurs.
Son recueil, intitulé Gan-Naoul (Jardin fermé), publié à Berlin en 1765 et consacré à des questions de grammaire et de philologie, atteste les connaissances profondes de l'auteur. Ce qui fait le plus d'honneur à Wessely, c'est la fermeté de son caractère et son amour de la vérité. Il le prouve dans son pamphlet, Dibreï Schalom weemeth, «Paroles de paix et de vérité», publié à Berlin en 1787 à l'occasion de l'édit de l'empereur Joseph II ordonnant la réforme de l'enseignement juif et la fondation des écoles modernes. Quoique arrivé à un âge avancé, il ne recula pas devant la crainte d'attirer sur lui le courroux des fanatiques, et il se prononça ouvertement en faveur des réformes scolaires. Avec une modestie et une douceur remarquables, le vieux poète démontre toute l'urgence de ces réformes et affirme qu'elles ne sont pas contraires à la foi mosaïque et rabbinique. Cet acte courageux lui valut l'excommunication de la part des fanatiques. Il lui valut aussi d'être considéré comme le personnage le plus considérable de l'École des Meassfim et comme le maître des Maskilim.
Parmi les collaborateurs les plus distingués du Meassef, se place aussi l'autre poète en titre de l'époque, David Franco Mendès (1713-1792), né à Amsterdam d'une famille échappée à l'inquisition et qui, comme la plupart des familles originaires d'Espagne, avait conservé l'usage de la langue espagnole. Il fut l'ami et le disciple de Moïse-Hayim Luzzato, qu'il imita. Si dans l'Europe orientale la langue hébraïque prédominait dans le ghetto et obligeait tous ceux qui voulaient s'adresser aux masses juives à avoir recours à elle, il n'en était pas de même dans les pays romans. Là, l'hébreu fut peu à peu supplanté par la langue du pays. Mendès, qui avait voué un véritable culte aux lettres hébraïques, était affligé de les voir si dédaignées par ses coreligionnaires, qui leur préféraient la littérature classique française. Dans sa préface à la tragédie Guemoul Atalia (La récompense d'Athalie), publiée à Amsterdam en 1770, il s'efforce de démontrer la supériorité de la langue sacrée sur les langues profanes. En vérité, cette pièce, malgré les protestations de son auteur, n'est qu'un remaniement assez peu heureux de la tragédie de Racine. On y remarque un style pur et classique et quelques scènes animées d'une certaine vivacité d'action.
Nous possédons un autre drame historique de Mendès, intitulé Judith, publié également à Amsterdam, et dont le mérite n'est pas supérieur à celui de sa première tragédie, ainsi que plusieurs études biographiques sur les savants du Moyen-âge publiées dans le Meassef.
Mendès n'a certainement pas réussi à faire concurrence aux modèles italiens et français dont il s'inspira. Il n'en fut pas moins approuvé et admiré par les lettrés de son temps, qui voyaient en lui l'héritier de Luzzato.
Nous ne pouvons énumérer tous les lettrés et les érudits qui ont, d'une façon directe ou non, contribué à l'action du Meassef. Contentons-nous de citer ceux qui se sont distingués par une certaine originalité d'esprit.
C'est à Breslau que vécut le rabbin Salomon Papenheim (1776-1814), auteur d'une élégie sentimentale Arba Kossoth (Les Quatre Coupes), inspirée des Nuits de Young, et publiée à Berlin en 1790. Cette élégie est remarquable par le souffle poétique personnel de l'auteur. Dans des plaintes rappelant Job, et tel un Werther hébreu, il pleure, non pas la perte de sa bien-aimée—ce qui n'eût pas été conforme à l'esprit du ghetto—mais celle de sa femme et de ses trois enfants. Cette élégie a eu la chance de devenir un poème populaire.
Mais cette sentimentalité fade et le style précieux et outré de notre auteur devaient exercer une influence nuisible sur les générations suivantes. C'était le tribut accordé par la littérature hébraïque au mal du siècle.
Mentionnons aussi le rédacteur d'une nouvelle série du Meassef parue à Dessau en 1809-1811, Salom Hacohen, dont les poésies et les articles publiés dans le Meassef (2e série) et dans les Bicouré Itim, et surtout le drame historique intitulé Amel et Tirza[11], empreint d'une certaine naïveté s'accordant bien avec le cadre biblique, ont obtenu un grand succès[12].
Mendelssohn lui-même, le maître admiré et respecté de tous, écrivait fort peu et, il faut l'avouer, assez mal l'hébreu.
Quant aux rédacteurs du Meassef, l'un d'eux, Isaac Eichel (1756-1804), se distingua par ses articles polémiques contre les superstitions et l'obscurantisme des orthodoxes du ghetto. Eichel est également l'auteur d'une étude biographique sur Mendelssohn, publiée à Vienne en 1814.
L'autre, Baruch Lindau, publia entre autres un traité des sciences naturelles intitulé: Reschith Limoudim (Éléments des Sciences), Brunn, 1797. Notons aussi le savant professeur de l'Université d'Upsal, M. Levison, qui contribua au succès du Meassef par une série d'études scientifiques.
La Pologne, qui avait jusqu'alors fourni des rabbins et des professeurs de Talmud, ne tarda pas à participer à l'œuvre des Meassfim. Plusieurs des collaborateurs polonais du Meassef méritent une mention spéciale.
Le spirituel et profond disciple de Kant, Salomon Maïmon, n'a publié, en dehors de ses travaux d'exégèse et de son commentaire ingénieux sur Maïmonide, rien d'original en hébreu.
Un autre écrivain polonais, Salomon Doubno (1735-1813), fut un grammairien et un styliste remarquable; il fut aussi un des premiers collaborateurs de Mendelssohn à l'œuvre du Biour (commentaire de la Bible). Il publia, entra autres, un drame allégorique et des poésies satiriques dont l'Hymne à l'hypocrisie est un modèle achevé[13].
Juda ben-Zeeb (1764-1811) publia à Berlin une Grammaire hébraïque conçue d'après les méthodes modernes: c'est le Talmud Leschon Ivri[14] (Manuel de la langue hébraïque). Par cette œuvre il a beaucoup contribué à la propagation de la linguistique et de la rhétorique parmi les juifs. Son Dictionnaire hébreu-allemand et sa version hébraïque de Ben Sira sont assez connus des hébraïsants.
Isaac Satonow (1732-1804), Polonais établi à Berlin, est une figure très curieuse par la variété de ses productions ainsi que par l'étrangeté de son esprit.
Doué d'une faculté d'assimilation surprenante, il excellait aussi bien à imiter le style biblique que le style du Moyen-âge. Il maniait aussi ingénieusement l'hébreu que l'araméen. Il attribuait à tous ses écrits une provenance antique. Cette fantaisie n'enlève rien à l'originalité de certains de ses ouvrages. Son anthologie Mischlé Assaf, en 3 livres, attribuée par lui au psalmiste[15], figurerait honorablement dans n'importe quelle littérature.
Citons-en quelques mischlé ou maximes:
La vérité jaillit de la recherche, la justice de l'intelligence. Le commencement de la recherche est l'étonnement, son milieu est le discernement, son but la vérité et la justice.
Le jour de ta naissance tu pleurais et les gens qui t'entouraient s'égayaient; le jour de ta mort c'est toi qui riras et les gens sangloteront autour de toi: sache donc que c'est alors que tu renaîtras pour jouir en Dieu, et la matière[16] ne t'en empêchera plus.
Domine ton esprit afin que les étrangers ne dominent point ta chair.
Les pinces sont faites avec des pinces; le travail est aidé par le travail, et la science par la science.—Ne t'imagine point que tout ce qui te paraît doux soit également doux pour tout le monde. Ne le crois pas: nombreuses sont les belles femmes haïes par leurs maris, et combien de femmes vilaines en sont aimées!
Tout être vivant cesse d'engendrer en vieillissant. Le mensonge, quoique caduc, courtise encore. Plus sa racine vieillit dans la terre, plus il augmente le nombre de ses enfants trompeurs; ses amis se multiplient, et les admirateurs de tout ce qui est vieux concourent à ce que son nom ne disparaisse point de la surface de la terre.
En somme, comme nous l'avons déjà remarqué, le mouvement littéraire provoqué par les Meassfim n'a produit rien ou presque rien de durable. Les écrivains de cette époque ont joué le rôle de précurseurs et de préparateurs. Démolisseurs et réformateurs, ils disparaissent à quelques exceptions près, une fois leur besogne terminée et l'émancipation maîtresse dans l'Europe occidentale. Et ils ont pu voir le torrent de l'émancipation entraîner, avec tout le passé, la seule relique qui leur fût chère et pour laquelle leur cœur de juif vibrait encore: la langue hébraïque.
Humanistes passionnés à l'esprit peu perspicace, ils se laissèrent éblouir par l'apparence des choses modernes et par les promesses de lumière et de liberté. Ils rompirent avec l'idéal de l'affranchissement national d'Israël et se placèrent ainsi en dehors de la solidarité qui unissait dans une même espérance les grandes masses juives restées attachées à leur foi et à leur peuple.
Écrivains souvent sans valeur, sans originalité aucune, ils dédaignèrent trop le milieu juif pour y chercher leur inspiration. Aussi ce ne furent pour la plupart que des imitateurs, des traducteurs médiocres de Schiller et de Racine. Ils n'ont pas su parler à l'âme juive ni remplacer par un idéal nouveau les traditions défaillantes du passé et l'espoir messianique en décadence. Une génération entière passera avant que le Judaïsme historique reprenne sa revanche avec la création de la science pure et de la conception de la Mission du peuple juif.
Cependant le mouvement provoqué par les Meassfim eut un très grand retentissement. Pour la première fois, la tradition rabbinique pétrifiée par l'âge et l'ignorance est attaquée dans la langue sacrée même, au nom de la vie et de la science. Pour la première fois la Haskala, ou l'humanisme hébreu, déclare la guerre à toutes les choses du passé qui entravaient l'évolution moderne du Judaïsme. En vain les Meassfim—sauf quelques exceptions—se gardent de toute sortie violente contre les principes même du dogmatisme, en vain leur maître Mendelssohn va jusqu'à consacrer publiquement ces principes en dépit du bon sens et du judaïsme historique; une brèche venait d'être faite dans le mur du ghetto par la laïcisation de l'esprit littéraire et public, et rien ne pourra plus s'opposer à la marche des idées nouvelles. Les rabbins de l'époque le comprirent fort bien, c'est ce qui explique l'acharnement de leur opposition.
C'est depuis cette époque que nous voyons apparaître une classe nouvelle dans le ghetto, celle des Maskilim, ou des lettrés laïques, avec laquelle les rabbins devront, jusqu'à nos jours, non seulement compter, mais encore partager leur autorité sur le peuple.
Pour ce qui est de la langue hébraïque, les Meaasfim réussirent à la purifier et à lui rendre la forme biblique. Wessely et Mendès ont effacé les derniers vestiges du Moyen-âge. Un grand nombre de beaux esprits de l'époque nous ont laissé des modèles du style classique.
Mais ce retour aux manières et au style de la Bible devait faire retomber les lettres hébraïques dans un excès contraire. Il aboutit à la création d'un style pompeux et précieux, la Melitza, qui a laissé dans la littérature hébraïque des traces indélébiles dont elle se ressent jusqu'à nos jours. En se posant en gardiens du style biblique pour faire face aux rabbinismes qui avaient corrompu l'élégance de la langue, ils ne surent garder aucune mesure.
Pour exprimer les choses les plus prosaïques et les idées les plus simples, ils se servent des métaphores et des images mêmes de la Bible.
C'est à cette gageure de purisme qui envahit la littérature hébraïque, que celle-ci doit sa réputation, imméritée d'ailleurs, de n'être qu'un jeu d'esprit et de n'offrir aucune originalité.
Les lettrés italiens participèrent peu au mouvement littéraire de la fin du xviiie siècle. Citons cependant deux d'entre eux. Le premier est le poète Ephraïm Luzzato (1727-1792), dont nous relevons les sonnets érotiques d'un style vif et souvent personnel. L'autre est Samuel Romanelli, auteur d'un mélodrame très goûté par ses contemporains et d'un Voyage en Arabie.
En France, et surtout en Alsace, nous trouvons aussi quelques collaborateurs des Meassfim allemands. Ensheim est le plus connu d'entre eux.
C'est en France que nous trouvons le seul poète original de cette époque, poète qui n'appartient d'ailleurs pas à l'école des Meassfim. Élie Halphen Halévy de Paris (1760-1822), le grand'père de M. Ludovic Halévy, par son tempérament poétique et par la richesse de son imagination, l'emporte de beaucoup sur les autres poètes de son temps. Malheureusement, nous ne possédons pas tous les écrits de ce poète peu fécond, mais le charme de son style personnel et la richesse des images poétiques témoignent assez de son talent. On sent que le souffle de la Révolution a passé par là. Son Hymne à la paix, publié à Paris en 1804, est l'apothéose de Napoléon dans la personne duquel le poète salue la «Liberté sauvée» et la «Belle France», patrie de la Liberté. Un amour sans borne pour la France, «ce beau pays, ce peuple libre et rétif, ayant dans son cœur l'amour de sa patrie et dans sa main l'épée vengeresse» et une haine de «la tyrannie couronnée, qui avait fait de ce Paradis terrestre un cimetière», caractérisent cette œuvre unique en son genre.
Il exalte le Dictateur non seulement parce qu'il est l'«ami de la victoire», mais plus encore parce qu'il est en même temps l'«ami de la science». Il salue les armées victorieuses, quoique portant «la destruction et la misère», surtout parce qu'elles portaient aussi le drapeau de la science, la civilisation et le progrès.
Ce cri de liberté trouva un écho retentissant dans le ghetto des pays les plus arriérés même. La littérature hébraïque possède des souvenirs curieux qui montrent tout l'espoir que firent naître dans le cœur des juifs—dont le caractère concordait peu avec le régime du despotisme—la Révolution française et les conquêtes napoléoniennes. Ils saluèrent dans de nombreux hymnes et chants publics en hébreu[17] les armées de Napoléon comme le Messie sauveur.
Mais déjà la réaction met fin à ces espérances irréalisées, et les Juifs retombent dans leur misère sociale. Le heurt des conceptions nouvelles ne contribua pas moins à produire une fermentation d'idées et de tendances dans le ghetto, réveillé enfin de son sommeil millénaire.
En Pologne et en Autriche.—L'École de Galicie.
Nous avons vu les lettrés polonais établis en Allemagne s'associant à l'œuvre des Meassfim. Bientôt nous verrons comment ce mouvement littéraire fut transporté en Pologne, où il a produit des effets beaucoup plus durables.
Tandis que, dans les pays de l'Occident, l'hébreu était destiné à disparaître peu à peu et à faire place à la langue du pays, dans les pays slaves, au contraire, l'importance de la littérature hébraïque devait croître et devenir prédominante. Elle aboutira à la formation graduelle d'une littérature profane ininterrompue jusqu'à nos jours.
Le judaïsme polonais, isolé dans ses destinées et dans sa vie politique, formait depuis le xvie siècle la plus grande partie du peuple juif. Une organisation politique et religieuse autonome, administrée par les Rabbins et les représentants de la communauté ou du Cahal, une sorte d'État théocratique connu sous le nom de «Synode des Quatre Pays» (la Pologne, la Petite Pologne, la Petite Russie et plus tard la Lithuanie avec son synode autonome), régissait les destinées et réglait la vie de ces agglomérations de juifs originaires de tous les pays et fusionnés en un seul bloc. Formant presque tout le Tiers-État dans un pays trois fois plus grand que la France, ils étaient, non seulement marchands, mais surtout artisans, ouvriers, fermiers même. Ils constituaient un peuple à part, distinct des autres. Ce n'étaient plus les ghetto étroits et les petites communautés de l'Occident, mais des provinces entières, avec leurs villes et leurs bourgades presque uniquement peuplées par des juifs. La guerre de Trente ans, qui avait jeté un grand nombre de juifs allemands en Pologne, acheva de donner une constitution définitive à cet organisme social. Les nouveaux venus prirent rapidement une importance prédominante dans les communautés. Ils surent imposer à l'usage général leur idiome allemand et ils poussèrent à outrance l'étude de la Loi. Les écoles talmudiques de la Pologne et ses autorités rabbiniques acquirent bientôt une réputation incontestée dans toute la Diaspora. Méprisés et maltraités par les magnats polonais, condamnés, grâce à une immigration incessante et aux pauvres ressources du pays, à une lutte âpre pour la vie, ils mettaient toute leur ambition dans l'étude de la Loi et se consolaient avec l'espoir messianique. La casuistique la plus insensée et le dogmatisme le plus sec suffisaient aux besoins intellectuels des plus éclairés; une piété sans borne, l'observance rigoureuse et minutieuse des prescriptions rabbiniques et le culte de traditions et de superstitions accumulées par le temps, comblaient le vide de l'existence pénible des masses. Pour satisfaire à leurs exigences de sentiment et de cœur, ils avaient les homélies des Maguidim (Prédicateurs), sorte d'enseignement populaire fondé sur les textes sacrés, agrémentés de contes talmudiques, d'allusions mystiques et de superstitions de tout genre.
Une catastrophe terrible, le soulèvement des Cosaques de l'Ukraine, coûta la vie à un demi-million de juifs, et la terreur qui s'en suivit durant toute la fin du xviie et la première moitié du xviiie siècle jeta parmi les populations juives des provinces méridionales un désarroi complet. C'est alors que le Hassidisme[18], avec son fatalisme oriental, son culte des Zaddikim (Justes), faiseurs de miracles, fait son entrée et gagne les populations d'une grande partie de la Pologne. Un abaissement moral et intellectuel s'en est suivi, coïncidant avec l'époque même où l'action civilisatrice des Meassfim triomphe en Allemagne.
Les réformes concernant les juifs, entreprises par l'empereur Joseph II dans la partie de la Pologne annexée à l'Autriche, et, en tout premier lieu, le service militaire obligatoire, portèrent un coup terrible à ces masses ignorantes, rebelles à tout changement et n'accordant aucun crédit aux promesses d'améliorer leur situation que les autorités leur faisaient. Ils furent terrorisés par la sévérité des mesures prises contre eux et, dans leur impuissance à lutter contre l'autorité, ils se jetèrent en masse dans le Hassidisme, qui prêchait l'oubli de tout dans la solidarité mystique. C'était l'arrêt de tout développement social et religieux même, la superstition s'établissant en maîtresse et aboutissant à la complète dégénérescence de ces populations.
Pour parer au danger de l'envahissement de la nouvelle secte et pour éclairer, du moins, la partie intellectuelle de ces masses, les lettrés juifs de la Pologne reprirent l'œuvre des Meassfim et se firent les champions de la Haskala. Ils secondèrent ainsi les efforts du gouvernement autrichien. Leur action augmente peu à peu en importance, et bientôt nous voyons se former des écoles modernes et des Cercles littéraires dans la plupart des villes de la Galicie.
Des écrivains comme Tobie Feder, l'auteur d'un pamphlet rigoureux contre le Hassidisme et de nombreuses publications philologiques, et David Samoscz, auteur très fécond, ouvrent la campagne humaniste dans la Pologne russe même.
Des juifs riches et influents s'associent à ce mouvement et l'encouragent. Joseph Perl, fondateur d'une école moderne et de plusieurs institutions d'éducation, représente le type de ces mécènes juifs, amis du progrès[19].
Des recueils périodiques scientifiques et littéraires succèdent au Meassef et se multiplient. Après le Bicouré Haïtim[20](Les Prémices), vient le Kerem Hémed[21] (La Vigne délicieuse), puis le Osar Nehmad (Le Trésor délicieux), rédigé par Blumenfeld; enfin Hahalouz (le Pionnier), fondé en 1853 par Erter et Schorr, le spirituel publiciste et le réformateur hardi; Cochbé Ishac (Étoiles d'Isaac) rédigé par I. Stern à Vienne (1850-1863), etc., etc. Ces recueils présentent un caractère beaucoup plus sérieux que le Meassef. On y trouve généralement plus d'originalité et plus de profondeur scientifique.
Pour parler à l'esprit de lettrés polonais, tous imbus de fortes études rabbiniques, les petits jeux d'esprit naïfs et les amusettes en style précieux ne suffisaient plus; c'est à leurs raisons, à leurs convictions, à leur constant besoin d'occupations spirituelles qu'il fallait s'adresser. Pour détourner ces esprits du plus absurde des mysticismes, il fallait leur proposer un idéal nouveau capable de parler à leur sentiment, à leur cœur, avide de consolation, et que l'étude de la Loi—qui nourrissait tout ce qui pensait et étudiait dans le ghetto—ne satisfaisait plus entièrement.
Deux hommes, les plus éminents parmi les humanistes juifs de la Pologne autrichienne, ont su répondre à cet état d'âme et consolider ainsi le mouvement littéraire inauguré en Allemagne. Le rabbin Salomon Jéhuda Rapoport, créateur de la Science du Judaïsme, destinée à remplacer la scolastique rabbinique, et le philosophe Nahman Krochmal, le promoteur de l'idée de la «Mission du peuple juif», qui devait se substituer à l'idéal mystique et religieux.
Salomon Jéhuda Rapoport (1790-1867), surnommé «le père de la Science du Judaïsme», naquit à Lemberg, d'une famille rabbinique. Il fit des études purement rabbiniques. Mais son esprit éveillé sut profiter de l'occasion qui lui donna la possibilité d'apprendre la langue française d'abord, puis l'allemand. L'influence du philosophe Krochmal, dont il fit la connaissance, détermina sa carrière littéraire et scientifique. En 1814, il publia, à Lemberg, une description en hébreu de la ville de Paris et de l'île d'Elbe, répondant ainsi à la curiosité générale que les événements de l'époque avaient soulevée dans le ghetto polonais. À l'instar de Mendès, dont il subit l'influence, il publia plus tard une traduction d'Esther de Racine[22] et d'un certain nombre de poésies de Schiller. Mais il ne s'arrêta pas là. L'étude approfondie qu'il fit des savants et poètes juifs du Moyen-âge tourna son esprit vers les recherches historiques. Il publia dans le Bicouré Haïtim et dans le Kerem Hémed une série d'études biographiques et littéraires dans lesquelles il fit preuve d'un grand sens critique et d'un profond jugement. Son style sobre et précis n'a pas été dépassé. Ces études donnèrent une nouvelle direction aux esprits curieux de l'époque; Jost, Zunz, S.-D. Luzzato s'attachèrent à approfondir le Judaïsme du Moyen-âge. Une nouvelle science, la Science du Judaïsme, en fut le résultat.
Rapoport publia aussi un pamphlet contre les Hassidim et leurs rabbins thaumaturges, et divers articles sur la nécessité de propager la science et la civilisation parmi les juifs. Il s'attira de la sorte la haine des fanatiques. Nommé rabbin à Tarnopol, grâce à l'initiative du mécène Perl, les menées des Hassidim le forcèrent à quitter cette ville. Il partit pour Prague et devint rabbin de cette communauté importante, où il finit ses jours.
Élève et successeur des Meassfim allemands, Rapoport a hérité d'eux la conviction, qui accompagne le Maskil hébreu, que seules la science et la civilisation modernes pouvaient relever le niveau intellectuel et la situation politique de ses coreligionnaires. Il a combattu toute sa vie en faveur de la Haskala. Il aima la science de la façon la plus désintéressée, et non comme un instrument devant servir à l'émancipation politique des juifs. Il comprit que l'œuvre de l'assimilation inaugurée en Occident était irréalisable et inutile même en Orient et il ne se berça point de vaines illusions. Il s'acharna surtout contre les réformes religieuses dans le judaïsme qu'il croyait destinées à diviser le peuple et à semer le désaccord et l'indifférence à l'égard des institutions nationales. Sa campagne contre Schorr, le rédacteur du Halouz, et J. Mises, et surtout son pamphlet Tochahath Meguilla (Message de reproche), paru à Francfort en 1846, en témoignent suffisamment. Aux esprits hésitants qui ne croyaient plus à l'avenir du Judaïsme, Rapoport répond, dans sa préface à Esther: «L'amour de ma nation est la pierre angulaire de mon existence. Seul cet amour est en état de consolider ma foi, car le sentiment national juif et sa religion sont étroitement liés ensemble. Et non seulement ce sentiment national et cette religion ne se conçoivent pas l'un sans l'autre, mais un troisième facteur vient se joindre aux deux premiers au point de ne plus faire avec eux qu'un seul tout, c'est la Terre-Sainte!»
Le désir d'expliquer d'une façon rationnelle cet amour pour l'antique patrie des juifs, lui suggéra, bien avant Buckle et Lazarus, la théorie de l'influence du climat sur la psychologie des peuples. Dans son étude sur Rabbi Hananel (Bicouré Haïtim, 1832), il explique les traits psychologiques du peuple juif par le fait qu'il habitait un pays tempéré situé entre l'Asie et l'Afrique. De là vient l'équilibre entre le sentiment et la raison qui caractérise ce peuple. Dans des conditions favorables et sans la conquête romaine, les juifs auraient atteint l'apogée de cet équilibre, et ils seraient devenus le peuple modèle. Voilà pourquoi la Palestine, patrie politique et morale des juifs, seul pays où leur génie pouvait librement se développer, est si profondément attachée aux destinées d'Israël et si chère à tout cœur juif. Mais même en exil, «dans les ténèbres du Moyen-âge, les juifs étaient les seuls porteurs de la lumière et de la science». Rapoport s'efforce de le démontrer dans ses travaux sur les savants du Moyen-âge et dans son Encyclopédie talmudique: Erech Millin[23], malheureusement restée inachevée.
On voit par là de quelle façon le rabbin Rapoport, qui est allé jusqu'à inaugurer la critique biblique en hébreu, s'est efforcé de concilier la raison d'un esprit moderne avec la foi et l'espoir messianique d'un rabbin orthodoxe.
Il est significatif de remarquer que la Science du Judaïsme, cet idéal qui devait remplacer l'étude sèche de la Loi et combler le vide laissé dans les esprits par les événements modernes, émane d'un milieu polonais, du cœur même du rabbinisme, dont elle n'est d'ailleurs qu'une transformation moderne et rationnelle.
Mais cette science nouvelle, fondée sur l'étude du passé glorieux d'Israël et accueillie chaleureusement par l'élite cultivée en Occident, ne pouvait pas satisfaire entièrement les pauvres lettrés polonais. Ceux-ci, vivant dans un milieu purement juif et ne pouvant se bercer de l'illusion d'une assimilation imminente avec les populations voisines, dont tout, depuis la conception morale jusqu'aux conditions politiques, les séparait, s'étaient résignés à une sorte de Messianisme mystique. Cependant l'explication mystique de l'existence du judaïsme ne leur suffisait plus. Ils auraient voulu trouver dans la raison même un point d'appui pour justifier la permanence du judaïsme et son avenir. Les raisons mises en avant par Maïmonide et Jéhuda Halévi ne répondaient plus à leur état d'âme de modernes.
Il fallut qu'un philosophe, appuyé sur l'autorité de la science, vint résoudre ce problème de la raison d'être du peuple juif et de sa vocation propre. Ce philosophe, qui a émis la conception de la «mission du peuple juif», est, lui aussi, originaire de la Galicie, de la ville de Brody. Son nom est Nahman Krochmal (1785-1840).
Son œuvre capitale, publiée après sa mort par les soins de Zunz: Moré Nebouché Hozeman, le Guide des Égarés du temps, est le produit philosophique le plus original de l'hébreu moderne. Krochmal a mené la triste existence du savant polonais, exempte de plaisirs et remplie de privations et de souffrances. Il a consacré tout son temps à la science juive, mais il a vécu trop modeste et n'a rien publié pendant sa vie. Habitant une petite localité qu'il n'a jamais quittée, à cause de l'état précaire de sa santé, sa maison était devenue un véritable foyer de science. Des jeunes gens avides de savoir accouraient de toutes parts pour suivre l'enseignement du Maître. Cette influence, qu'il exerça pendant sa vie, s'affermit d'une façon définitive après sa mort par la publication de son Guide des Égarés du Temps, paru à Lemberg en 1851.
Ces études, non achevées pour la plupart, forment un livre très curieux. Nous regrettons de ne pouvoir en présenter qu'un exposé sommaire et de n'indiquer que les idées principales.
Le besoin de donner une explication philosophique de l'existence divine a poussé Hegel à émettre l'axiome que la raison seule forme la réalité des choses et que la vérité absolue se trouve dans l'unité du subjectif et de l'objectif, correspondant, le premier, à l'état concret de chaque être, c'est-à-dire à la matière, qui forme sa raison réelle,—et le second à son état abstrait, c'est-à-dire à l'idée, qui forme sa raison absolue.
C'est en se fondant sur cet axiome de la raison réelle et de la raison absolue de Hegel, que Krochmal édifie son ingénieux système de la philosophie de l'histoire juive. Il est le premier savant juif pour lequel le judaïsme ne forme pas une entité distincte et à part, mais une partie de la civilisation universelle. Ayant des liens communs qui le rattachent au monde civilisé tout entier, le judaïsme s'en distingue cependant par des qualités qui lui sont propres. En même temps qu'il mène l'existence indépendante d'un organisme national semblable à tous les autres, il aspire aussi à une représentation spirituelle absolue et, par conséquent, à l'universalisme. De ce double aspect que nous présente le peuple juif, il résulte que, tandis que la nationalité juive forme l'élément propre à ce peuple, sa civilisation, son intellect sont universels et se détachent de sa vie nationale propre. Voilà pourquoi cette civilisation est essentiellement spirituelle, idéale, et tend au perfectionnement de l'humanité tout entière. Notre philosophe arrive, par suite, aux trois conclusions suivantes:
1º Le peuple juif est comme le phénix qui ressuscite sans cesse de ses cendres. Il réunit en lui les trois unités de la triade de Hegel: l'idée, l'objet et l'intelligence. Cette résurrection du peuple juif se fait toujours suivant une progression ascendante qui aspire au spirituel absolu. D'abord organisme politique, il devient bientôt dogmatique religieux, pour se transformer ensuite en état spirituel. Krochmal—il ne fait que le sous-entendre—ne voit dans la religion qu'un phénomène passager de l'histoire du peuple juif, comme l'avait été son existence politique.
2º Le peuple juif présente un double aspect, il est national dans son particularisme, ou dans son aspect concret, et universel dans son spiritualisme. Le génie national de tous les autres peuples de l'antiquité était étroitement particulier, c'est pourquoi ils ont tous succombé. Seuls les prophètes juifs ont conçu le spirituel absolu et universel et la vérité morale, de là vient que le peuple juif subsiste.
3º Krochmal admet, avec Hegel[24], que les résultantes du développement historique d'un peuple forment la quintessence de son existence. Seulement il ne croit pas que l'essentiel dans l'existence d'un peuple soit la résultante; le processus de l'évolution historique en soi est une raison suffisante de cette existence. Esprit plus rationnel que Hegel, il évite ainsi la contradiction qui résulte de la définition mystique de l'existence donnée par Hegel.
Pour le métaphysicien allemand, l'existence, c'est l'intervalle qui sépare l'être du néant ou le devenir. Krochmal élimine simplement cette idée plus ou moins matérielle de l'intervalle. Il substitue les effets moraux produits pendant le cours de l'action historique à l'idée des effets postérieurs à cette action, ou résultantes. La manière plus ou moins matérielle d'après laquelle évolue l'action historique, remplace chez lui l'idée du devenir comme intermédiaire incompréhensible entre la raison réelle et la raison absolue.
Appuyé sur ces axiomes, Krochmal élucide, à une époque où la psychologie des peuples et la sociologie étaient encore en germe, les phénomènes de l'histoire juive et ceux de l'évolution religieuse et spirituelle de l'humanité, avec une originalité et une profondeur de pensée remarquables.
Que l'on s'imagine l'effet produit par ces idées sur l'esprit des lettrés polonais affranchis du dogmatisme et des espérances mystiques, mais hésitant et cherchant leur raison d'être même de juifs. C'était, fondée sur la science moderne, l'explication de cette raison d'être qui venait de leur être révélée, la satisfaction de leur amour-propre national.
Krochmal a ouvert ainsi la voie aux esprits chercheurs des générations futures. Ils édifieront leurs conceptions du peuple juif sur les idées du Maître, A. Mapou, le créateur du roman historique en hébreu, s'inspirera du «Guide»[25], et, de nos jours, le publiciste de talent Ahad Haam s'emparera de quelques-unes des idées de Krochmal, notamment sur l'importance du facteur spirituel dans l'existence du peuple juif.
À côté de ces deux maîtres, toute une école de jeunes écrivains a contribué à faire la fortune de l'hébreu en Galicie. Tous les genres littéraires et scientifiques furent cultivés avec plus ou moins d'originalité.
Mais bientôt le temps ne sera plus aux études sereines de la pensée et de la science du passé. L'envahissement triomphant du Hassidisme, après avoir conquis toute la Pologne russe, menaçait d'anéantir tout ce qui pensait et raisonnait encore au moment même où le souffle puissant du Kultur-kampf ébranlait les portes du ghetto polonais. Nous avons vu Rapoport luttant contre le Hassidisme dans son pamphlet spirituel. Nous verrons maintenant un poète satirique de grand talent livrer une bataille sans merci aux partisans du Hassidisme et des «domaines des ténèbres».
Isaac Erter, de Przemysl (1792-1841), était l'ami et le disciple de Krochmal. Enfant prodigue, sa première enfance a été absorbée par l'étude de la loi. À l'âge de 13 ans, son père le marie à une jeune fille de 18 ans, qu'il vit pour la première fois le jour de son mariage et qui mourut peu après. Erter reprend ses études rabbiniques, puis il se remarie. Une heureuse rencontre avec un Maskil le détermine à étudier la grammaire hébraïque et à devenir l'adepte de la Haskala. Il entre en relations avec Rapoport et Krochmal. Encouragé par ces derniers, il publie son premier essai satirique contre le Hassidisme, qui eut un grand retentissement. Persécuté par les fanatiques, il ne peut continuer à exercer sa profession de professeur d'hébreu et, obligé de quitter sa ville natale, il s'en va à Brody, où il est accueilli avec empressement par le cercle des Maskilim. Là, il mène une existence très dure. Sa femme, courageuse et intelligente, le soutient et le pousse à faire des études sérieuses. À l'âge de 33 ans, il part, va étudier la médecine à Pest et, cinq ans après, il revient à Brody avec le diplôme de docteur en médecine. Désormais il pourra mener une vie indépendante et mener la bonne guerre contre l'obscurantisme et le mysticisme. Il publia dans les recueils de l'époque de nombreux articles qui furent réunis après sa mort en un seul volume et publiés sous le nom de Hazofé-le-beth-Israel (Le Voyant de la maison d'Israël), par les soins du poète Letteris[26].
Erter est un poète satirique et un critique de mœurs de premier ordre. Pour la vivacité de son style mordant et élégant à la fois, il peut être comparé à ses deux contemporains Heine et Bœrne. Il présente plus d'une attache commune avec ces deux poètes. Plus sérieux et plus convaincu que le premier, il poursuit dans ses satires un but bien déterminé. Son rire est mêlé de larmes, et, s'il mord, c'est pour corriger. Plus original et plus poète que Bœrne, sa pensée est nette et tranchante, et la préciosité du style n'y nuit pas. Sans parti-pris et sans passion, avec une fine ironie, il sait railler les Hassidim, leurs superstitions néfastes et leur culte de l'angélologie et de la démonologie. Il critique l'ignorance et l'étroitesse d'esprit des rabbins, et flagelle la vanité mesquine des représentants des communautés.
Animé du désir de faire pénétrer la vérité et la civilisation parmi ses coreligionnaires, il ne s'attaque pas seulement aux fanatiques, mais il ne craint pas de dire leur fait aux modernes du ghetto, aux intellectuels diplômés, qui ne cherchent que leur profit et n'entreprennent rien pour le bien du peuple. Autant d'articles qu'il a publiés, autant de flèches lancées au cœur même de ce régime arriéré. C'est la première fois qu'un poète hébreu osait étaler, dans une série de tableaux saisissants, tous les maux sociaux qui rongeaient ces milieux étranges, pleins de contradictions et de naïveté. À la façon de Cervantès, c'est par le ridicule qu'il tue le rabbin et qu'il assassine le mystique.
Erter doit être placé au premier rang parmi les champions de la civilisation chez les juifs.
La Galicie a également donné le jour à un poète lyrique fort distingué. Meïr Halévi Letteris (1807-1871) était un savant philologue, mais il excella surtout dans la poésie. Lui aussi, il débuta dans les lettres par une traduction exacte et fort belle des pièces bibliques de Racine. Écrivain fécond, son activité s'exerça sur tous les genres littéraires. Nous possédons de lui une trentaine de volumes, tant en prose qu'en vers[27]. Son remaniement hébraïque de Faust, paru à Vienne, est un chef-d'œuvre de style, et lui a valu une renommée éclatante. Seulement, en voulant demeurer sur un terrain purement juif, Letteris s'est permis de mettre à la place du héros de Goethe un docteur gnostique, Elischa ben Abouja, surnommé «Acher» dans le Talmud. Ce remaniement dans le rôle principal de la pièce en entraîna beaucoup d'autres, qui sont loin d'être à l'avantage de la version hébraïque.
La prose de Letteris est lourde; elle manque de grâce et de naturel, qualité que nous trouvons cependant chez la plupart de ses contemporains en Russie. Approuvons-le néanmoins de n'avoir jamais voulu sacrifier la netteté de la pensée à l'élégance du style, comme tant d'autres.
En revanche les qualités de sa poésie sont incontestables au point de vue du style et de la facture des vers. C'est un classique, et ses nombreuses traductions des poètes modernes montrent avec quelle facilité l'hébreu antique se laisse manier par les mains des maîtres. Ces qualités du style mises à part, on est obligé de reconnaître que le souffle poétique personnel et le don d'imagination faisaient généralement défaut à notre poète. Ses poésies les plus originales ne sont que des imitations des romantiques.
Un charme naïf est répandu dans certaines de ses poésies, surtout dans celles où il laisse pleurer son cœur de juif. Ses poésies sionistes sont les plus parfaites en ce sens, et l'une d'elles—la meilleure que sa lyre ait produite—a été consacrée universellement comme chant national. Elle est intitulée «La Colombe plaintive» (Iona Homiah). La colombe symbolise le peuple d'Israël. Déjà les prophètes se sont servis de ce symbole, et c'est par les plaintes de la colombe qu'il fait entendre les doléances du peuple juif depuis qu'il a été chassé de son pays natal et abandonné par son Dieu.
Hélas, que je suis affligée depuis que, rejetée du rocher qui m'a abritée, je mène une vie errante et vagabonde. Autour de moi l'orage éclate, seule et abandonnée je cherche un abri dans les branches touffues de la forêt. Mon ami m'a abandonnée, il s'est courroucé contre moi parce que je me suis laissé séduire par les étrangers. Depuis, sans répit, mes ennemis me harcèlent et me poursuivent. Depuis que mon adoré a disparu, mes yeux ne tarissent pas de larmes; sans toi, ô ma gloire, à quoi me sert la vie? Mieux vaut habiter la tombe que d'errer à travers le monde. La mort n'est-elle pas sœur du malheur?
Là, deux oiseaux se becquettent et savourent la douceur de leur amour. Ils ont trouvé un abri tranquille entre les branches des arbres, entouré de verts oliviers et de couronnes de fleurs. Seule, moi, exilée, je ne trouve point d'abri. Le nid de mon rocher est entouré d'une haie impénétrable d'épines. Les fauves mêmes vivent chacun avec leur femelle; seule parmi les vivants, pauvre colombe affligée, je vis solitaire.
Ceux qui se gorgent du sang des innocents vivent eux aussi en famille; ils ont un nid tranquille; seuls, les pauvres et les honnêtes sont privés d'espoir.
Reviens donc, ô toi, souffle de ma vie, reviens, mon unique consolation! N'entends-tu pas ma plainte amère?
Aie pitié de moi, rends-moi ton amour, conduis-moi vers mon nid, vers mon rocher, et je m'abriterai sous tes ailes.
—C'est ainsi que, dans la nuit silencieuse, lorsque toute la terre était plongée dans une sérénité divine, mes oreilles ouïrent les plaintes de la colombe.
Et, chaque fois que mon oreille entend une colombe plaintive, mon cœur est profondément ébranlé par les pleurs de mon peuple.
Un grand nombre d'écrivains et de traducteurs ont encore illustré cette époque. S. Bloch, auteur d'une géographie universelle et d'une description de la Palestine, écrites dans un style oratoire, est le plus important d'entre eux.
Juda Mises combattit, dans ses ouvrages, Techunath Harabanim (Caractéristique des rabbins) et Kineath Haemeth (Le zèle de la vérité), la tradition rabbinique et les autorités du Moyen-âge. Son rationalisme suranné lui attira des reproches sévères de la part de Rapoport. Il n'en a pas moins suscité une polémique digne d'attention et féconde par ses suites.
Là s'arrête la prépondérance des littérateurs polonais, autrichiens. Le centre de l'activité littéraire sera définitivement transportée en Russie. Le Hassidisme aura bientôt envahi et conquis toute la Galicie, et la littérature hébraïque, confinée dans quelques cercles étroits, n'y retrouvera plus jamais sa floraison première.
Si le centre du mouvement littéraire hébraïque était en Galicie pendant toute la première moitié du xixe siècle, il ne faut pas croire que les lettrés juifs des autres pays n'y participassent point. Presque dans tous les pays slaves aussi bien que dans l'Occident, en Allemagne, en Hollande et surtout en Italie, l'hébreu est cultivé par des savants et des lettrés de mérite. Zunz, Geiger, Jellinek et Frænkel ont publié quelques-uns de leurs travaux en hébreu.
À Amsterdam, parmi toute une école de lettrés, nous relevons le nom du poète et savant Samuel Molder (1789-1862). Éditeur de plusieurs recueils littéraires, il nous a laissé, en dehors de ses remarquables études sur l'histoire, des poésies qui étaient très goûtées par ses contemporains, et publiées pour la plupart dans le recueil Bicoureï Toeleth (Prémices Utiles), qu'il rédigea à Amsterdam en 1820.
Un conte talmudique sur la séduction de la femme du docteur Meïr, la célèbre Beruria, lui fournit le sujet d'un excellent poème sur la légèreté de la femme[28].
Parmi les collaborateurs des recueils périodiques publiés en Galicie, citons aussi Juda L. Yételis de Prague (1773-1838), dont les épigrammes peuvent servir de modèles du genre[29]. Nous en empruntons un:
À Tirza
Elle est belle comme la lune, splendide comme le soleil; tout en elle ressemble aux deux astres: La jeune femme prodigue ses libéralités à tout le monde, et, comme les deux astres, elle domine le jour et la nuit[30].
La Hongrie, dont les juifs avaient les mêmes mœurs et les mêmes tendances que ceux de la Pologne, a donné le jour à un poète de valeur. Salomon Levison de Moor (1789-1822) a vécu dans un milieu orthodoxe et a connu tous les obstacles moraux et matériels. Il sut en triompher et devenir un très sérieux savant et un poète de mérite. En dehors de ses études historiques écrites en allemand, il a composé en hébreu une excellente géographie de la Palestine sous le titre de Mehkereï Erez, parue à Vienne en 1819.
Son traité poétique, Melizath Yeschurun (La Rhétorique Juive), paru également à Vienne, en 1846, est un chef-d'œuvre de rhétorique et de poésie.
Son poème, que précède cet ouvrage, intitulé «L'éloquence poétique» ou l'apothéose de la poésie et des belles lettres, est un des meilleurs qui aient été écrits en hébreu. Le poète y fait preuve d'une imagination riche; ses images sont nettes et précises et le style est d'une allure classique remarquable. Un amour malheureux mit fin aux jours de ce poète avant la complète éclosion de son génie.
Tout ce mouvement littéraire de la première moitié du xixe siècle n'a pas réussi à s'imposer aux grandes masses et à créer une littérature nationale un peu originale. Les Maskilim galiciens ont commis la même erreur que leurs prédécesseurs allemands. En se faisant les champions de l'humanisme en Pologne, dans un milieu foncièrement religieux et que les conceptions modernes avaient à peine effleuré, ils ont attaché trop d'importance aux arguments de la raison et ne se sont que rarement adressés au sentiment de leurs coreligionnaires. Ils se sont flattés de pouvoir convaincre par la seule vertu d'un raisonnement positif ces masses imbues de mysticisme, écrasées par le double joug de la religion et d'une condition sociale inférieure, et que seul l'idéal messianique d'un avenir glorieux soutenait. Quoi d'étonnant alors si l'humanisme galicien n'est jamais sorti des cercles restreints des lettrés pour devenir un mouvement populaire? Ni la profondeur de penseurs comme Rapoport et Krochmal, ni la critique mordante d'un Erter, ni le lyrisme sioniste de Letteris n'eurent assez de puissance pour barrer la route au Hassidisme et pour l'empêcher d'accomplir son œuvre d'obscurantisme. C'est à peine s'ils ont pu entamer les esprits les plus indépendants parmi les jeunes rabbins. Mais ceux-ci aussi, dans la crainte d'une décadence religieuse déjà manifeste en Allemagne, se déclareront adversaires acharnés de toute propagation de la littérature hébraïque profane[31]. L'état de littérateur hébreu deviendra de plus en plus pénible en Pologne et le nombre des publications diminuera considérablement. Nous verrons apparaître le type du Mehaber, auteur vagabond, vendant lui-même ses écrits et les imposant presque aux acheteurs. Cela nous renseigne suffisamment sur l'état de cette littérature naissante.
Qui sait si l'œuvre des Maskilim galiciens n'était pas condamnée à rester stérile et à ne jamais émouvoir la masse juive, sans l'arrivée d'un littérateur italien, qui possédait justement ce qui manquait à la plupart de ses prédécesseurs, à savoir le sentiment juif. Il sut allier une culture universelle et une réelle largeur d'esprit à un patriotisme juif inébranlable. Samuel-David Luzzato—car c'est de lui qu'il s'agit—a enfin trouvé la formule qui devait imposer la culture moderne aux masses croyantes, sans blesser leur sentiment juif. Arrêtons-nous un instant à la vie et à l'activité de ce personnage remarquable.
Après un arrêt assez prolongé subi par les lettres hébraïques en Italie, une nouvelle école littéraire et scientifique s'y forme pendant la première moitié du xixe siècle. Elle collabore avec éclat au mouvement littéraire du Nord. Le célèbre critique et esprit indépendant I.-S. Reggio (1784-1854) a exercé, par ses publications sur l'histoire littéraire et par ses audacieux articles sur les réformes religieuses, une influence énorme sur ses contemporains. Son œuvre capitale «La Loi et la Philosophie», parue à Vienne en 1827, est un essai de synthèse de la Loi juive et de la science.
Joseph Almanzo[32] (1790-1860), dont les poésies, parues en deux recueils, sont intitulées: Higayon Bekinor (La Harpe lyrique) et Nesem Zahab (Parure d'Or), et surtout la femme poète, Rachel Morpurgo (1790-1860), apparentée à la famille de Luzzato et dont nous possédons un recueil de poésies sur divers sujets, ainsi qu'un certain nombre d'autres écrivains de l'époque, sont assez connus des lecteurs hébreux.
Le recueil Ougab Rachel[33] (La Cithare de Rachel), édité par les soins du savant V. Castiglioni, est un document curieux de l'histoire littéraire hébraïque. Rachel Morpurgo possède la langue biblique à fond, son style est alerte et original. Une sérénité d'âme exquise, une foi optimiste dans l'avenir messianique d'Israël dominent ses écrits poétiques.
À l'occasion de la révolution démocratique de 1848, qui avait profondément ébranlé les fondements de la société moderne, et à laquelle les juifs participèrent en masse, elle écrit le sonnet suivant:
Celui qui humilie les orgueilleux a abattu tous les rois de la terre, et a amené la ruine suprême de toute ville fortifiée, qu'il a rassasiée de sang...
Tous, jeunes et vieux, revêtent l'épée, plus avides de proie que les bêtes fauves; tout le monde veut être libre: les sages et les sots. La rage sévit plus bruyante que l'orage sur la mer...
Tout autres sont les serviteurs vaillants de Dieu; ceux qui combattent leur penchant et supportent avec succès le joug de leur Rocher: mon Ami ressemble à un cerf, à une gazelle rétive.
Il entonnera la grande Trompette pour amener le Sauveur; la plante du juste croîtra sur la terre; Jéhova guérira leur misère, rétablira les brèches. Lorsque Jéhova règnera, toute la terre se réjouira!...
Mais la plus belle poésie de Rachel est certainement celle où elle affirme sa foi inébranlable de croyante, et qui est intitulée Emek Achor (Vallée obscure).
Oh! vallée obscure de ténèbres et de brumes, jusques à quand me tiendras-tu dans les chaînes! Mieux vaut mourir, mieux vaut m'abriter dans l'ombre (divine), que l'isolement dans ces eaux insondables!
Déjà, je les vois, les collines de l'Éternité, leurs sommets verdoyants, couverts de fleurs magnifiques! Je bats les ailes d'aigle, je vole de mes yeux, je lève mon front tout en haut et j'ose regarder le soleil!
Ô Ciel! que tes voies sont splendides! C'est là que la liberté éternelle domine. Et les airs qui soufflent sur tes hauteurs, qu'ils sont doux, qu'ils sont inimaginables.
Cette note mystique, dans les œuvres de certains des écrivains italiens de l'époque, les distingue profondément de leurs contemporains de Galicie et de Russie, qui se réclamaient pour la plupart du rationalisme intégral.
Incontestablement, le plus original de tous ces écrivains, celui qui a joué un rôle prépondérant, est Samuel-David Luzzato (1800-1865). Il était né à Trieste, fils d'un pauvre menuisier, instruit et estimé. Il passa son enfance dans la misère et dans l'étude. Il sortit vainqueur de cette lutte pour l'existence et pour le savoir. Dès 1829, il était nommé recteur du Séminaire rabbinique de Padoue. Il put alors s'adonner librement à la science et former des disciples, devenus célèbres pour la plupart.
Luzzato possédait une érudition vaste et profonde, un grand goût littéraire et une culture moderne. Tempérament méridional, le sentiment l'emportait chez lui sur la raison. Travailleur infatigable, l'esprit toujours en éveil, il était également versé dans la philologie, l'archéologie, la poésie et la philosophie. Il s'est essayé dans toutes ces branches, sans jamais tomber dans la médiocrité. Il créa la science du judaïsme en langue italienne, mais il fut surtout un écrivain hébreu.
Il publia une édition très soignée des maîtres hébreux du Moyen-âge et révéla au public, voire même aux savants, des poètes comme Jéhuda Halévy[34]. Les annotations qui accompagnent ces éditions sont ingénieuses et scientifiques. Il publia lui-même des vers et des poèmes, dénués d'ailleurs d'inspiration et d'envolée poétiques, mais irréprochables de forme et de style[35]. Sa prose est énergique et précise, et conserve un charme oriental.
Ce qu'il fut surtout, c'est un romantique juif. Son cœur de patriote répugnait aux attaques dirigées contre la religion et le nationalisme juifs par les humanistes allemands et galiciens. Il était ennemi du rationalisme, et le combattit toute sa vie. La science, dont il ne nie pas l'importance, ne vaut pas, pour lui, le sentiment religieux, qui seul est capable d'établir la suprématie de la morale.
M.S. Bernfeld, dans son étude sur Rapoport[36], considère avec raison l'arrivée de ce romantique, de ce Chateaubriand juif, à une époque où le rationalisme triomphait partout dans les lettres hébraïques, comme un anachronisme surprenant. Le premier parmi les humanistes hébreux, Luzzato revendique un droit d'existence contemporaine non seulement pour la nationalité juive, mais aussi pour sa religion intégrale.
«Toute nation qui possède un pays à elle peut subsister et parer à tous les événements même sans une religion distincte. Mais le peuple juif, dispersé dans tous les pays, ne peut se maintenir que grâce à son attachement à sa Foi. Sans la Foi, son assimilation avec les autres peuples est inévitable. Nous voyons, en Allemagne, des savants[37] s'occuper de la science du judaïsme comme on s'occupe de l'égyptologie ou de l'assyriologie, par amour pour la science, pour se faire une renommée ou, dans le meilleur cas, avec l'intention de glorifier le nom d'Israël. Ils ne reculent devant aucune exagération lorsqu'il s'agit de hâter l'émancipation politique des juifs. Pour ces gens, au bout du compte, Schiller et Gœthe ont plus d'importance et leur sont plus chers que tous les prophètes et les docteurs du Talmud. Or, cette science du judaïsme ne pourra pas survivre à la réalisation de l'émancipation et à la mort de ceux qui étudiaient la Thora et croyaient à la Foi avant d'avoir pris des leçons chez Eichhorn...[38].
«La véritable science juive, celle qui durera autant que le monde, c'est la science fondée sur la Foi; la science qui cherche à comprendre la Bible comme œuvre divine et qui sait apprécier l'histoire particulière du peuple dont le sort fut particulier, celle enfin qui cherche à saisir, dans les diverses époques de l'histoire du peuple juif, les moments de la lutte du génie du judaïsme contre le génie humain, universel, qui le guettait au dehors. Et comme dans tous les siècles nous voyons l'esprit divin du judaïsme l'emporter sur l'esprit humain,—le jour où ce dernier l'emportera, c'en sera fini de l'existence du peuple d'Israël.»
On voit comment le romantique italien se rencontre avec Krochmal dans la conception du rôle providentiel d'Israël, tout en partant d'un point de vue différent. En somme, l'un et l'autre ne font qu'interpréter la conception ancienne de la sélection divine d'Israël et du «peuple élu». Mais, tandis que Krochmal ne voit dans la religion qu'une forme passagère dans l'existence de la nation, pour Luzzato la religion est une partie essentielle du judaïsme. Cette conception à la Bossuet de la religion ne l'égare cependant point, et il tâche de concilier la Foi avec les exigences de l'esprit moderne. La religion juive est pour lui la doctrine morale par excellence. Comme Heine, il voit l'humanité agitée par deux forces adverses: l'atticisme et le judaïsme. Tout ce qui est justice, vérité, bien et abnégation est juif; tout ce qui est beau, rationnel, sensuel est atticisme. Luzzato ne craint pas de critiquer violemment les maîtres du Moyen-âge, principalement Maïmonide. Celui-ci a tenté une chose impossible en voulant accorder la science et la foi, la raison et le sentiment—Moïse avec Aristote—, choses qui ne se concilient jamais.
«La science ne nous rend pas heureux, seule la morale suprême est en état de nous donner le vrai bonheur et la quiétude intérieure. Cette morale, ce n'est pas chez Aristote que nous la trouvons, mais uniquement chez les prophètes d'Israël.
«Le bonheur du peuple juif, le peuple de la morale, ne dépend pas de son émancipation politique, mais de la Foi et de la Morale. Les rabbins français et allemands du Moyen-âge, naïfs et non cultivés, mais pieux et sincères, sont préférables aux esprits spéculatifs de l'Espagne, dont le raisonnement et la rhétorique ont faussé les esprits[39]».
Ces idées, si peu compatibles avec les tendances qui dominaient dans le camp des savants juifs en Allemagne, engagèrent Luzzato dans des discussions et des polémiques avec la plupart de ses amis. Luzzato ne s'attaqua pas seulement aux maîtres du Moyen-âge, il s'éleva aussi contre ses contemporains. Dans une de ses lettres, il va jusqu'à prétendre que Jost et ses collègues, qui croient faire une besogne utile en défendant le judaïsme contre ses ennemis, lui font plus de tort que ces ennemis. Ces derniers contribuent à la conservation du peuple juif comme nation à part, tandis que la critique rationaliste de la religion juive ne sert qu'à rompre les liens qui unissent la nation et à précipiter sa perte.
«Quand, ô savants allemands, s'écrie-t-il avec véhémence, arriverez-vous à comprendre qu'entraînés comme vous l'êtes par le courant universel, vous permettez à l'ambition nationale de s'éteindre, et à la langue de nos ancêtres de tomber en désuétude, et que vous préparez ainsi l'invasion totale de l'athéisme... Tant que vous n'aurez pas enseigné que le Bien n'est pas visible aux yeux, mais sensible au cœur, le judaïsme ne fera que perdre[40]».
Ce n'est pas le dogmatisme sec que Luzzato aime, ce ne sont pas les restrictions minutieuses ni les controverses rabbiniques; il est trop moderne, trop poète pour cela. Ce qu'il aime, c'est la poésie de la religion, c'est son élévation morale qui l'attire. Comme Jéhuda Halévi, le philosophe du sentiment dont il est le successeur, Luzzato a cette façon à part de sentir et de penser qui distingue les esprits intuitifs du peuple juif. Il aima son pays natal et le montra dans ses écrits. Il sut aussi trouver des notes sionistes dans son recueil en vers Kinor Naïm et dans ses lettres.
Luzzato a fait école. De nos jours encore des savants et des stylistes remarquables en Italie, comme J.-V. Castiglioni, E. Lolli, etc., ont puisé leur science dans les écrits du maître et s'en réclament. Ses travaux philologiques et linguistiques ont une valeur inappréciable. L'édition récente de ses lettres en cinq volumes, publiée par Groeber, à laquelle nous avons emprunté la plupart des passages cités, prouve suffisamment son influence sur ses contemporains.
Il fut un maître et un prophète. Il couronna dignement l'œuvre de la Renaissance de la littérature hébraïque inaugurée par un de ses ancêtres, un autre Luzzato.
Un siècle d'efforts et de labeur ininterrompus avait préparé la résurrection de la langue hébraïque. L'hébreu devenu une langue moderne, touchant à toutes les branches de la pensée, il s'agissait de l'imposer aux masses orthodoxes et d'en faire un instrument puissant d'émancipation sociale et religieuse. Par la direction que Luzzato sut imprimer aux esprits, la chose devint aisée. Il a trouvé la clef du cœur de ces masses.
Une missive en vers d'un jeune poète lithuanien, datée de 1857[41], traduit éloquemment les sentiments éprouvés par l'école littéraire naissante à l'égard du maître italien.
«Du pays de la glace, où les fleurs et le soleil ne durent que deux, trois mois, ces vers de salut s'envolent, comme les oiseaux devant la gelée, vers le glorieux habitant du Midi, trônant au milieu des savants et honoré par les pieux; celui dont le cœur brûle d'un, amour ardent pour son peuple et pour la langue hébraïque.»
Ce pays, c'était la Lithuanie, où le mouvement littéraire venait de faire une entrée triomphale et apporter la lumière et la science. Le jeune poète était Juda-Léon Gordon, devenu le plus grand poète juif du xixe siècle.
Nous terminons ici la première partie de notre étude, consacrée spécialement à l'évolution de la littérature hébraïque dans l'Europe occidentale. Son avenir, c'est l'Orient!
L'Humanisme en Russie.—La Lithuanie.
Nous sommes en pays juif; le seul peut-être qui subsiste encore[42].
Derniers venus à participer au mouvement intellectuel du judaïsme européen, les juifs lithuaniens surgissent dans la seconde moitié du xviie siècle comme un organisme social individuel, nettement tranché dès son apparition. Les rabbins, les savants de la Lithuanie acquièrent une renommée sans conteste; ses écoles rabbiniques deviennent les centres actifs de la science talmudique.
Le «Synode des quatre régions de la Lithuanie» avec Brest et plus tard Vilna à leur tête, régissait d'une façon indépendante les destinées des populations juives de ce pays, si différentes de celles de la Pologne proprement dite.
Les révolutions et les perturbations qui ont amené la décadence sociale et religieuse des juifs polonais pendant le xviiie siècle n'ont presque pas touché ce coin délaissé. L'invasion des Cosaques n'est pas allée non plus jusque là. L'annexion prématurée de la Lithuanie à la Russie a sauvé cette province de l'état d'anarchie et de l'effervescence qui agitèrent la Pologne pendant la dernière période de son existence.
Abandonnés à leur destin, négligés par les autorités et formant la presque totalité des habitants urbains de ce pays, les juifs lithuaniens réalisaient en plein xviiie siècle un milieu national théocratique juif. Le Talmud leur servait de code civil et religieux; l'autorité rabbinique, appuyée du synode central et des Cahals locaux, jugeait en dernier ressort de tout et avait la haute main sur les intérêts matériels et moraux de ses subordonnés. L'étude de la Loi était poussée à outrance, et le fait d'avoir un illettré, un «Am-haarez» (littéralement rustre) dans sa famille était considéré comme une injure.
Terre promise du rabbinisme, tout y favorisait l'éclosion d'un milieu national juif.
La pauvreté naturelle du pays, le sol infertile, les forêts impénétrables, l'absence de grands centres civilisés, tenaient à l'écart les grands seigneurs polonais, qui préféraient demeurer en Pologne. Les pieux lettrés échappés aux persécutions religieuses de tous les pays de l'Europe, de France et d'Allemagne surtout, pouvaient librement s'adonner à l'étude du Talmud et aux pratiques religieuses. Aucune immixtion étrangère ne venait les troubler. Le ciel inclément, l'absence de toute distraction ne gênaient pas beaucoup ces évadés du ghetto pour qui le Livre et la lettre morte représentaient tout. Le traitement hautain et arbitraire que le «noble» infligeait à son «facteur» et intendant juif, les humiliations de toute nature au prix desquelles il lui était permis de vivre—car sans la protection des seigneurs il n'aurait pas pu subsister un instant dans ses rapports avec les paysans miséreux et orthodoxes—ne l'affectaient pas outre mesure et ne blessaient pas profondément son amour-propre. Dans son for intérieur il s'estimait supérieur par sa moralité et par son origine au «Poritz» (seigneur) polonais, insensé et extravagant.
Dans les villages, les juifs dominaient, en tant que possesseurs et intendants des serfs. Dans les villes difformes avec leurs bâtisses tout en bois, ce sont eux qui formaient le gros des marchands, des courtiers, des artisans et des ouvriers même. Tous menaient une vie misérable et soutenaient une lutte âpre pour l'existence. Cette vie de soumission et de misère, sans jouissance hors les joies intimes de la famille, sans ambition hors celle de l'étude de la Loi, disciplinée par l'autorité religieuse et purifiée par des mœurs austères et rigides, a marqué d'un coin spécial le caractère de ces foules. L'esprit était constamment tenu en éveil par la dialectique talmudique et par l'ingéniosité qu'il fallait déployer pour se procurer le pain quotidien. C'est à peine si les rêves messianiques, appuyés plutôt sur la croyance dans la suprême justice et dans la supériorité morale et religieuse d'Israël que sur une conception mystique, venaient embellir cette existence triste et morne.
Telle était, et telle est encore en partie la manière d'être de cette population sobre, énergique, mélancolique et subtile qui forme de nos jours la masse des deux millions de juifs résidant en Lithuanie et dans la Russie Blanche, et qui envoie aux grandes capitales de l'Europe et aux pays d'outre-mer les émigrants israélites les plus laborieux et les plus doués en ressources intellectuelles et morales.
La seconde moitié du xviiie siècle, grâce à la paix qui régnait dans le pays depuis sa soumission à la Russie, fut le témoin de l'apogée des études rabbiniques. Les écoles supérieures, les «Yeschiboth», devinrent des centres d'attraction pour l'élite de la jeunesse; le nombre des auteurs et des érudits augmenta considérablement, et les imprimeries hébraïques étaient en pleine floraison. L'idéal de tous les juifs lithuaniens était, sinon de marier leur fille à un «érudit», du moins de nourrir à leur table un «bochour», c'est-à-dire un élève-rabbin. La «Thora», c'est la meilleure «sechora» (marchandise),—chante toute mère lithuanienne en berçant son fils.
Une autorité rabbinique telle que les siècles derniers n'en ont plus connu de pareille, est venue consacrer par son génie sobre et indépendant et par sa grandeur morale cet état d'âme du Judaïsme lithuanien qu'il personnifiait dans sa plus haute expression.
Élie de Vilna, surnommé le «Gaon», sut résister à l'assaut du Hassidisme qui menaçait de conquérir les masses lithuaniennes, sinon les lettrés.
Pour parer aux dangers du mysticisme, qui exerçait un si puissant attrait sur les esprits que la casuistique sèche et subtile du rabbinisme ne parvenait pas à apaiser, il se décida à rompre avec la scolastique en faveur d'une interprétation relativement plus rationnelle des textes et des lois. Il alla même—chose inouïe en son temps et que seule sa popularité pouvait excuser—jusqu'à affirmer l'utilité des sciences profanes et positives dont l'étude ne pouvait que servir celle de la Loi. Personnellement, il publia un traité de mathématiques et s'occupa avec ardeur de recherches philologiques. Ses élèves suivirent son exemple; ils traduisirent en hébreu plusieurs ouvrages scientifiques, et fondèrent des écoles et des foyers de puritanisme en Lithuanie et jusqu'en Palestine. La «Yeschiba» de Volosjin est devenue depuis un siècle le centre du talmudisme traditionnel et du rationalisme rabbinique.
Il serait téméraire de présumer que l'écho de la science des encyclopédistes soit parvenu jusqu'à ce milieu fermé par un double mur politique et religieux. Les langues européennes y étaient inconnues, et c'est dans l'œuvre des savants juifs du Moyen-âge, tels que Maïmonide, Albo, etc., que les élèves du Gaon lithuanien ont cherché leur nourriture intellectuelle. Il en résulta une science hétéroclite et singulière. Des notions et des théories fausses et surannées furent introduites par eux en hébreu et eurent cours. Lorsqu'un certain Élie, rabbin de la fin du xviiie siècle, voudra réunir en un corps toutes les données de la science, il écrira une sorte d'encyclopédie bizarre, le Sefer Haberith[43] (Livre de l'Alliance). À côté des données géographiques les plus fantaisistes, il réunira des lois physiques et des découvertes chimiques couvertes par des formules magiques. Ce livre, qui n'est pas unique dans son genre, a été maintes fois réimprimé, et de nos jours encore il fait les délices des lecteurs orthodoxes.
Pendant longtemps, le gouvernement russe ne s'est pas occupé de l'état intellectuel de ses sujets juifs. Ceux-ci ne demandaient pas mieux que de conserver leur liberté intérieure. La façon dont le gouvernement les traitait n'était d'ailleurs pas de nature à leur inspirer une trop grande confiance envers lui. Il ne pouvait être question d'une russification même relative de ces masses à une époque où la civilisation et la langue russes n'étaient qu'à l'état d'embryon.
Ce n'est qu'avec l'avènement d'Alexandre Ier que les réformes projetées par le gouvernement eurent leur contre-coup sur le ghetto lointain. Une commission spéciale fut instituée pour étudier les conditions de la vie des juifs et les moyens d'améliorer leur état matériel et intellectuel. Le premier contact intime entre juifs et russes se fait dans la petite ville de Sklow, presque exclusivement habitée par des juifs. Cette ville formait une étape importante sur la route qui menait de la capitale à l'Occident, et ses habitants juifs eurent l'occasion d'entrer en relation avec les personnages de marque, russes et étrangers, qui se rendaient à la capitale[44]. Un cercle de lettrés influencés par les Meassfim s'y fonda, et c'est de ce milieu que nous parvient un curieux document littéraire qui témoigne des espérances que les réformes projetées par le gouvernement d'Alexandre Ier pour l'amélioration de l'état des juifs, avaient suscitées. Dans un pamphlet intitulé Sineath Hadath (Haine religieuse), publié en 1804 à Sklow, en hébreu, et traduit plus tard en russe, l'auteur, un nommé Nevachovitz (grand'père du célèbre savant M. Metchnikoff, de l'Institut Pasteur) proteste énergiquement au nom de la vérité et de l'humanité contre le mépris qu'on professe à l'égard des juifs.
Être méprisé, honni, est-ce peu? Ô torture qui dépasse toutes les autres, blessure que rien n'égale.... Les vents, le tonnerre et la tempête réunis ne pourraient étouffer les cris de souffrance de l'être méprisé par les autres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chrétiens! Ne cherchez pas le juif dans l'homme, mais cherchez plutôt l'homme dans le juif. Je jure qu'un juif fidèle à sa foi ne peut pas être un homme méchant, ni un mauvais citoyen...
Hélas! ce premier appel restera sans écho comme les suivants. Un siècle se sera passé qu'en Russie on n'aura pas encore reconnu la qualité d'homme au juif non converti.
Les espérances que les guerres napoléoniennes avaient fait naître parmi les populations juives de la Lithuanie furent déçues. Une main de fer s'abattit sur eux et ils continuèrent à végéter misérablement dans leur coin sombra et délaissé.
On raconte que lorsque Napoléon entra à la tête de la Grande Armée à Vilna, il fut tellement frappé par le caractère juif de cette ville qu'il s'écria: «Mais c'est la Jérusalem de la Lithuanie!» Nous ne savons ce qu'il y a de vrai dans ce mot attribué à l'empereur. Dans tous les cas, aucune autre ville ne mériterait plus ce surnom. La résidence du «Gaon» était déjà au xviiie siècle une métropole juive. L'élimination systématique et voulue de l'élément polonais, surtout depuis l'insurrection de 1831, la prohibition de la langue polonaise, la fermeture de l'Université ainsi que l'absence de l'élément lithuanien ont fait de Vilna la grande ville juive pendant tout le xixe siècle. Capitale détrônée d'un peuple trahi par sa noblesse, abandonnée par ses habitants autochtones, elle devient le centre d'une société juive indépendante et que rien ne gêne dans son développement intérieur. Sans le moindre abandon de la tradition rabbinique qui lui sert de base constitutionnelle, elle se laisse peu à peu pénétrer par les idées modernes.
L'humanisme allemand, la «Haskala» n'a pas rencontré de résistance réelle dans ce monde relativement éclairé et préparé par l'école de Gaon. Ce sont les élèves rabbiniques eux-mêmes qui fourniront les premiers représentants de l'humanisme en Lithuanie. Ils mettront autant d'ambition à cultiver la langue hébraïque et à étudier les sciences profanes dans cette langue qu'ils en ont mis à approfondir et à creuser le Talmud. Issus du peuple, vivant de sa vie et partageant ses misères, séparés de la société chrétienne par une barrière de prescriptions qui leur semble infranchissable, les premiers lettrés lithuaniens apporteront dans leur amour naissant pour la science et pour les lettres hébraïques ce désintéressement qui caractérise les idéalistes du ghetto.
Un cercle de lettrés, les «Berlinois», se fonda vers l'an 1830 à Vilna, et des cercles analogues se formèrent un peu plus tard dans la province. Ils poursuivirent avec zèle la culture de la littérature hébraïque.
Deux écrivains de valeur, tous deux de Vilna, l'un poète et l'autre prosateur, ouvrent la marche de l'évolution littéraire en Lithuanie.
Abraham Ber Lebensohn (Adam Hacohen) (1794-1880), surnommé le «père de la Poésie», était né à Vilna. Orphelin de mère, il connut une enfance triste et fut privé des seules consolations accessibles à l'enfant du ghetto—l'amour et les soins maternels. À l'âge de trois ans il entra dans le «Héder»; à sept ans il étudiait déjà le Talmud, puis la casuistique et enfin la Cabbale. Cette dernière, d'ailleurs, n'exerça qu'un faible attrait sur l'esprit du futur poète. L'étude approfondie de la Bible et de la grammaire hébraïque, qui étaient déjà à la mode à Vilna, modela son esprit. La lecture des œuvres de Wessely, pour lequel il professa une profonde admiration pendant toute sa vie, exerça une influence décisive sur sa vocation de poète.
Dans ses premiers essais, Lebensohn ne diffère pas encore des nombreux élèves rabbiniques qui s'amusaient à traduire en vers tous les événements du jour. Une élégie à la mémoire d'un rabbin, une ode célébrant la gloire douteuse d'un noble Polonais, et d'autres produits de ce genre, tels étaient les sujets habituels de la muse à cette époque, et tels furent aussi les premiers essais de notre auteur. Rien n'y révèle encore le futur poète de mérite. Un peu plus tard il se mit à apprendre l'allemand, mais sa connaissance de cette langue demeura superficielle. Hanté par la gloire de Schiller, il se consacra à la poésie et imita les poètes allemands. Mais il ne réussit jamais à saisir à la lettre le sens de la poésie allemande, ni à comprendre les poésies érotiques. L'élève rabbinique à l'esprit puritain et aux mœurs austères n'y voyait qu'images poétiques et que symboles.
Sa vie ne différa guère de celle des juifs pauvres du ghetto. Marié très jeune par son père, il se trouve tout d'un coup aux prises avec l'existence sans avoir connu ni les emportements, ni la jeunesse, ni les passions, ni l'amour, sans avoir connu les luttes intérieures qui se disputent le cœur de l'homme. Le sentiment de la nature, l'esthétique pure, étaient un pays inconnu pour ce fils du ghetto; la conception de l'art sans but moral aurait dépassé sa compréhension et sa mentalité puritaines. Trop libre-penseur pour embrasser la carrière rabbinique, il enseigna l'hébreu aux enfants. C'est là une profession peu rétribuée, et encore moins estimée, dans un milieu où les ignorants même sont lettrés, et où le petit choix d'occupations jette dans l'enseignement tous ceux qui manquent d'énergie ou de chance, les déclassés et les maladroits. Dix ans d'enseignement quotidien depuis huit heures du matin jusqu'à neuf heures du soir ébranlèrent fortement sa santé. Il tomba malade et dut renoncer à l'enseignement, au grand profit de la poésie hébraïque. Il devint courtier, et le peu de loisir que ses nouvelles occupations lui laissèrent, il les consacra à sa muse. Ce courtier harassé par la besogne quotidienne était un pur idéaliste. Certes, Lebensohn n'était pas fait de cette étoffe qui forme les rêveurs et les grands poètes. Mais, dans cet esprit rationnel et logique jusqu'à la sécheresse, il y avait un coin intime, mélancolique et profond. Il professa un amour profond, exalté, pour la langue hébraïque. Cette langue n'est-elle pas belle, admirable, n'est-elle pas la dernière relique sauvée du naufrage de tous les biens nationaux de notre peuple? Et n'est-il pas enfin, lui, l'héritier des prophètes, le poète et le pontife de langue sacrée? Avec quel orgueil il nous dévoile son état d'âme:
Je m'assois devant la table «divine», je prends ma plume, cette plume qui écrit la langue sacrée, la langue de notre Loi, la langue de notre peuple, Sela! Ô Dieu, guide mon esprit, n'est-ce pas dans Ta langue sainte que je chante?[45]
Fils de son milieu, élève des rabbins, il joindra à son âme de primitif la dialectique d'un raisonneur. Mais il n'arrivera jamais à comprendre le monde intérieur de luttes et de passions qui agite la vie individuelle des hommes. Il croira qu'il suffit de copier les auteurs allemands et d'aligner des vers pleins d'emphase pour créer des poèmes érotiques et pour chanter la nature. Son poème «David et Bathséba» est une œuvre manquée; ses descriptions de la nature sont sèches et factices. Il ne sera pas capable de se rendre compte exactement des choses contemporaines. Le moindre événement produira sur lui un effet considérable. Il saluera par des odes les réformes militaires et civiles de Nicolas Ier, qui furent si préjudiciables au judaïsme. Et dans son enthousiasme il s'écriera: «Maintenant Israël ne connaît plus que le bien!» Lorsqu'un banquier juif quelconque sera nommé consul général en Orient, il saluera ce fait sans portée en vers dithyrambiques qu'il dédiera à ce pauvre homme «au nom des juifs de la Lithuanie et de la Russie Blanche.»
Mais partout où le cœur du poète bat à l'unisson avec les sentiments du milieu juif, partout où il se laisse aller à la tristesse et à la mélancolie spéciale qui se dégage de ce milieu, il atteint une hauteur morale et une vigueur lyrique qui ne seront pas dépassées. À travers les trois volumes que forment ses poésies, nous trouvons, à côté de nombreux poèmes sans valeur, beaucoup de perles de style et de pensée. Le cri de détresse contre les misères qui accablent l'humanité, les protestations douloureuses contre l'absence de pitié parmi les hommes, ainsi que le refus obstiné de comprendre l'implacable cruauté de la nature qui nous enlève les êtres les plus chers et notre impuissance devant la mort, ont inspiré à notre poète une de ses plus belles poésies.
La pitié n'est-elle pas la fille des cieux? Ne la trouvons-nous pas même chez les bêtes et chez les reptiles? Seul l'homme ne la connaît pas. Il se fait le tyran de son prochain...
Mais ce n'est pas seulement l'homme qui ne veut pas connaître cette fille des cieux, la nature elle-même la méconnaît et se montre implacable.
Ô monde! Demeure de deuil, vallée des pleurs. Tes fleuves sont des larmes. Ton sol de la cendre. Sur ta surface tu portes des hommes en deuil. Dans tes entrailles des cadavres. Derrière les montagnes couvertes de neige et de glace, une voiture apparaît. Son conducteur, un homme, est assis à l'intérieur. À côté de lui sa femme, beaux comme les fleurs tous deux et sur leurs genoux jouent des enfants délicieux. Ah! c'est un convoi de morts. Ils sont partis vivants pour s'égarer, périr dans les glaces du monde.
Parmi la détresse environnante et la ruine de toutes les espérances, seule la mort plane impitoyable, menaçante et victorieuse.
Dans une autre poésie intitulée «La Pleureuse», parlant également de la pitié, le poète s'écrie:
Ton ennemie (la cruauté) est plus forte que toi. Si toi tu es un feu ardent, elle est un courant d'eau glacée!
Malheur à toi, ô pitié! Qui donc aura pitié de toi?
Dans quelques traits énergiques le poète hébreu sait décrire l'inanité de l'homme devant la création. Le sort des Hamlets et des Renés est plus enviable que celui du «Plaintif» du ghetto. Eux au moins, avant de se jeter dans la mélancolie et d'embrasser le pessimisme, avaient goûté à la vie, ils ont connu ses charmes et ses déboires. Pour le désabusé du ghetto, les plaisirs personnels et les voluptés de la vie ne comptent pas. C'est au nom de la morale suprême qu'il s'érige en philosophe pessimiste.
Notre existence est un souffle léger comme une barque. Notre tombeau est au seuil de notre vie, il nous attend dès le ventre de notre mère.
Nous sommes ici depuis les origines de la Terre; elle nous change comme l'herbe de sa surface. Elle demeure stable; seuls nous passons sans retour, sans même l'alternative de ne pas débarquer ici-bas.
Nous sommes pour le monde ce qu'est le roseau pour le berger.
Avant qu'il ait fini de dévorer une génération, l'autre est prête à passer.
L'un est englouti, l'autre emporté. Où est notre salut?
À cette ruine universelle, à ce déchaînement des éléments que le plaintif, tout imbu qu'il est de la justice providentielle, se refuse à comprendre, vient se joindre la méchanceté humaine.
Et toi aussi tu deviens le fléau de ton frère. À cette armée céleste, ton prochain se joint, lui aussi... Du courroux de l'homme, ô homme! jamais tu ne seras exempt... Sa jalousie ne finira qu'avec ta disparition.
Et cependant y a-t-il quelque chose de réel, de durable dans la vie? Non!
Où sont-elles, les générations oubliées? Leur nom même a disparu. Qui échappera à son sort? Pas un seul. Personne ne sera soustrait à la mort. La richesse, la sagesse, la force, la beauté ne sont rien, rien...
Puis, dans un élan de révolte, notre poète s'écrie:
Si je savais que ma voix dût suffire pour détruire avec retentissement toute la création et les armées célestes, je lancerais d'une voix de tonnerre, je crierais: Arrête! Je rentrerais dans le néant avec le reste des hommes. Les vivants n'ont-ils pas conscience que la tombe les engloutira après une vie de tristesses et de misères cruelles?
Toute la vie humaine est comme l'éclair qui précède la foudre de la mort!
Il faut arriver jusqu'à nos jours pour voir cette même pensée reprise certes avec moins de vigueur par Maupassant dans Sur l'eau.
Mais, au bout du compte,
l'homme n'a rien que la conscience douloureuse; il est nu et affamé, mou et sans énergie aucune. Il désire tout ce qu'il n'a pas, languissant jour et nuit.
L'incertitude devant la mort, la frayeur devant la fin fatale, le regret cuisant de la disparition des êtres chers, qui forment le fond du caractère des juifs même les plus croyants, sont exprimés dans une de ses plus belles poésies: «L'Agonisant.» Le scepticisme du Maskil l'emporte sur l'optimisme du juif dans «Le savoir et la mort.»
Un grand malheur vient frapper notre poète. La mort prématurée de son fils, le jeune poète Micha Joseph, sur lequel on avait fondé tant de légitimes espérances, lui arrache des cris de détresse et de désespoir.
De mon nid qui a déniché mon oiseau? De ma demeure qui a dérobé ma lyre? Qui a brisé ma harpe et m'a apporté des lamentations? Qui a dit à mes espérances tout d'un coup: renversez-vous!
Il y a dans ces poésies de quoi faire la fortune d'un grand poète, malgré le fatras de vers médiocres et fastidieux qu'il faut savoir éliminer. Contemporain d'Alfred de Vigny, on trouve chez lui plus d'un point de ressemblance avec le solitaire hautain. Mais il va sans dire que jamais Lebensohn n'a connu l'œuvre du poète français.
Les poésies de Lebensohn, publiées à Vilna, en 1852, sous le titre de Schiré Sefath Kodesch (Poésies de la langue sacrée), furent accueillies avec enthousiasme, et l'auteur fut salué comme le «Père de la Poésie.» Il publia aussi plusieurs ouvrages traitant des questions de grammaire et d'exégèse.
Lorsque le célèbre philanthrope Montefiore se rendit en Russie en 1848 pour solliciter du gouvernement du Tsar l'amélioration de l'état civil des juifs et l'introduction des réformes scolaires, Lebensohn se rangea publiquement du côté des réformateurs. Selon lui, l'abaissement des juifs est dû à trois causes principales:
1º L'absence de la «Haskalah», c'est-à-dire d'une éducation rationnelle fondée sur la connaissance de la langue du pays, des sciences usuelles et sur l'enseignement d'un métier manuel;
2º L'ignorance des rabbins et des prédicateurs en tout ce qui ne touche pas la religion;
3º La recherche du luxe et les excès en matière de table et d'habillement.
Si les deux premières causes sont plus ou moins justifiées, la troisième fait sourire par sa conception naïve. L'auteur ayant devant lui une population d'affamés dont la majorité ne connaît l'usage de la viande en dehors du jour de samedi, trouve moyen de leur reprocher leurs excès gastronomiques et leur mise luxueuse! Nous verrons que la plupart des Maskilim russes ont partagé cette manière de voir.
En 1867, au moment où la lutte pour l'émancipation des juifs et pour les réformes intérieures atteignait son apogée, Lebensohn publia à Vilna son drame Emeth ve-Emouna (Vérité et Foi) qu'il avait composé une vingtaine d'années auparavant. Œuvre purement didactique, d'où toute chaleur poétique est absente. Le style, il est vrai, est clair et coulant, et le problème moral est nettement posé. Mais l'absence de toute étude de caractères, et des moments psychologiques qui font le principal mérite des œuvres dramatiques, font de cette pièce un traité de morale ennuyeux et sans valeur. Le cadre du drame est simple. C'est Scheker (Mensonge) qui cherche à séduire et à gagner Hamon (Foule). Il veut lui donner en mariage sa fille Emouna (Foi). Celle-ci est également disputée par Emeth (Vérité) et Séchel (Raison).
L'influence directe de M.-H. Luzzato sur cette œuvre est manifeste. Comme ce dernier, le sceptique Lebensohn ne va pas jusqu'à douter de la Foi; c'est contre le mensonge, contre l'hypocrisie et contre la fausse piété, celle qui persécute et qui plonge dans l'ignorance, qu'il s'élève. «La raison pure ne s'oppose pas à la religion pure.» Telle a été la devise adoptée par l'école de Vilna. Abstraction faite de la croyance dans la Divinité comme principe primordial, la raison invoquée par l'auteur est la raison positive, celle de la science, de la justice, de la logique rationnelle. Il combat, dans des monologues verbeux, la superstition et le fanatisme des orthodoxes. Mais toute la haine du Maskil contre le fanatique obscurantisme trouve son expression dans le personnage de Zibeon, tartufe juif et principal aide de camp de Scheker (mensonge). Le Tartufe juif présente une figure autrement complexe que celle qu'a créée Molière. Zibeon est un rabbin thaumaturge, fin sophiste et casuiste cauteleux; toute la scolastique a passé par là. Dans sa haine contre les adversaires de la Haskala, Lebensohn le présente, en outre, comme un hypocrite, bon vivant et lascif, ce qui n'est généralement pas vrai. Le prétendu Tartufe du Ghetto n'est pas hypocrite, car il est croyant et, par conséquent, sincère. C'est son fanatisme, son aveuglement religieux qui le pousse aux pires excès.—En revanche notre auteur est plein d'admiration pour Séchel (Raison), Hochma (Science), Emeth (Vérité) et même pour Emouna (Foi).
Dans cette œuvre si peu poétique, on trouve cependant une page remarquable, c'est la prière de Séchel qui sollicite Dieu de libérer Emeth. Le triomphe de la vérité clôt le drame. Trait caractéristique à noter: ni Regesch (Sentiment), pourtant si juif, ni Taava (Passion) ne figurent dans cette galerie de personnages allégoriques personnifiant les attributs moraux. C'est que pour Lebensohn comme pour toute l'école humaniste de cette époque, la raison seule importait et devait suffire pour faire prévaloir la vérité.
De son temps ce drame suscita des passions parmi les orthodoxes. Un rabbin lettré, M. L. Malbim, crut même devoir intervenir, et, aux attaques dirigées par Lebensohn, il répondit par une autre pièce (Maschal u-Melitza) dans laquelle il prend la défense des orthodoxes contre les accusations des Maskilim mal intentionnés.
Si A. B. Lebensohn est considéré comme le père de la poésie, son non moins célèbre contemporain et compatriote Mardochée Aron Ginzbourg peut passer à juste titre pour le premier maître de la prose hébraïque moderne. Ginzbourg est le créateur de la prose réaliste en hébreu, quoiqu'il soit resté profondément imbu du style et de l'esprit de la Bible. Là où le style biblique ne peut, sans être torturé ou sans se servir de périphrases, traduire la pensée moderne, Ginzbourg n'hésite pas à faire des emprunts, toujours excellents et sans préjudice pour l'élégance de la langue, aux ouvrages talmudiques et même aux langues modernes. Car, nous ne cesserons de l'affirmer, c'est une erreur de croire qu'il existe un style néo-hébraïque essentiellement différent de celui de la Bible, comme il existe un néo-grec et un grec classique. L'hébreu moderne n'est qu'une adaptation de l'hébreu ancien plus conforme à l'esprit nouveau et aux idées nouvelles. Les quelques ultra-novateurs, peu nombreux d'ailleurs, ne font que confirmer cette assertion.
Comme écrivain, Ginzbourg s'est montré très fécond et nous a laissé une quinzaine de volumes sur divers sujets. Doué d'un bon sens naturel et possédant une instruction moderne plus solide que la plupart des écrivains du temps, il a exercé une très grande influence sur ses lecteurs et sur le développement de la littérature hébraïque. Son Abieser, sorte d'autobiographie très réaliste, est un tableau saillant de l'éducation défectueuse et des mœurs arriérées du ghetto que l'écrivain critique avec une finesse remarquable et dénonce au nom de la civilisation et du progrès. Il publia, en outre, deux volumes sur les guerres napoléoniennes, un volume sur l'accusation de Meurtre rituel à Damas sous le titre: Hamath Damesek (1840), une histoire de la Russie, une traduction de la Mission de Philon d'Alexandrie, un traité de stilistique (Débir). Ses ouvrages, publiés tous de son vivant à Vilna, à Prague et à Leipzig, et réédités depuis, obtinrent un grand succès, et il est l'un des créateurs d'un public de lecteurs hébreux. Cependant il faut dire que le réalisme de notre auteur et son style précis et juste n'ont pas été accueillis d'emblée par la grande masse du public. Leur goût n'était pas assez affiné pour les apprécier, et leur sensibilité de primitifs ne pouvait pas encore se plaire à la description réelle des choses. C'est ce que la deuxième génération d'écrivains lithuaniens avait compris en introduisant le romantisme dans la littérature hébraïque.
Pour avoir été le premier foyer littéraire, Vilna n'était pourtant pas le centre unique des lettres hébraïques en Russie. Dans le midi russe, et indépendamment de l'École de Vilna, des cercles littéraires procédant de ceux de la Galicie se formèrent de bonne heure.
À Odessa, cette fenêtre européenne ouverte sur l'empire du Tsar, nous voyons se fonder la première communauté juive éclairée. Les lettrés y affluèrent de toutes parts et surtout de la Galicie. S. Pinsker et I. Stern sont les représentants de la science du judaïsme en Russie, auxquels le caraïte Firkovitz apporte un concours précieux. Eichenbaum, Gottlober et d'autres se font remarquer comme poètes et comme écrivains.
Isaac Eichenbaum (1796-1861) fut un poète gracieux. En dehors de ses écrits en prose et de son traité remarquable sur le jeu d'échecs, nous possédons de lui un recueil en vers intitulé Kol Zimra[46]. Sa lyre tendre et douce, son style élégant et clair rappellent souvent Heine. Nous lui empruntons un fragment de son poème «Les Quatre Saisons»:
L'hiver s'en est allé, le froid a déserté; les eaux fondent sous les flèches du soleil. Sur la pente du rocher un ruisseau fait couler ses eaux limpides. Seule ma bien aimée n'est pas attendrie, tous les feux de mon amour ne peuvent fondre la glace de son cœur.
Les collines se revêtent d'allégresse, sur la surface des vallées la joie sourit, le sycomore est rayonnant, la vigne jubilante, et, dans les enfoncements de la montagne en dentelle, l'épine trouve un nid. Cependant mes soupirs m'abattent. Seule mon amie ne veut m'entendre.
Tout ce qui vit dans les champs chante; sur terre les animaux jubilent et dans les branches les «ailés» chantent à deux. Seule ma colombe détourne ses pas de moi, et sous l'ombre de mon toit je reste solitaire.
Les plantes sortent du sol, l'herbe reluit de splendeur et la terre se couvre de verdure. Dans les prairies refleurissent les lilas et les roses. Ainsi refleurit aussi mon espérance, elle me remplit de l'attente joyeuse que mon amie reviendra m'enlacer dans ses bras.
Le maître incontesté des humanistes de la Russie méridionale fut Isaac Ber Levenson de Kremenitz en Volhynie (1788-1860). Sa place est plutôt marquée dans l'histoire de l'émancipation des juifs russes que dans une histoire littéraire. Levenson naquit dans le pays du Hassidisme. Un heureux hasard le conduisit tout jeune à Brody. Là il se rallia au cercle humaniste et fit la connaissance des maîtres galiciens. De retour dans son pays natal, il était animé du désir de travailler à l'émancipation et à la civilisation des juifs russes.
Comme jadis Wessely, Levenson se tient dans ses écrits sur le terrain strictement orthodoxe. C'est au nom de la tradition religieuse elle-même qu'il s'attaque aux superstitions et qu'il réclame l'étude obligatoire de la langue hébraïque, des sciences et des métiers. Son érudition profonde, la douceur et la sincérité de son langage lui valurent l'estime des orthodoxes eux-mêmes. Ses ouvrages «Beth Iehouda» et «Teouda be Israël» sont des plaidoyers en faveur de l'instruction moderne; dans «Zeroubabel», il s'occupe de questions de philologie hébraïque, et dans «Efes Damim» il met à néant, avec documents à l'appui, la légende du meurtre rituel. Dans «Ahiya Haschiloni» il prend la défense du judaïsme talmudique contre ses détracteurs chrétiens. Nous possédons en outre de Levenson de nombreux écrits, des épigrammes, des articles et des études[47].
Il faut reconnaître que les contemporains de Levenson ont exagéré l'importance de la partie littéraire de son œuvre. En dehors de ses études philologiques, qui pèchent souvent par la naïveté de ses conceptions et surtout par la façon prolixe et embarrassée de s'exprimer, il ne reste pas grand chose de son œuvre littéraire. L'influence directe qu'il a exercée sur les juifs est aussi moins considérable qu'on ne le croyait. Sur le Hassidisme il n'eut aucune action. Quant aux juifs de la Lithuanie, certes, ses œuvres étaient très répandues parmi eux, mais dans ce pays de l'hébreu, point n'était besoin de recourir aux arguments de l'auteur pour propager la langue biblique.
Par sa vie d'abnégation et de misère, isolé dans une bourgade obscure, impotent et travaillant quand même pour le relèvement de ses coreligionnaires, il s'est attiré l'admiration unanime de ses contemporains.
La renommée du solitaire idéaliste de Kremenitz arriva jusqu'aux sphères gouvernementales. Levenson fut le premier humaniste juif qui entretint des relations directes avec le gouvernement russe. Le Tsar Nicolas Ier l'écouta personnellement et le fit consulter plusieurs fois sur toutes les questions qui touchent à l'amélioration de l'état social des juifs. La fondation des écoles primaires juives, l'ouverture de deux séminaires rabbiniques à Vilna et à Zitomir, l'établissement de nombreuses colonies agricoles, les améliorations apportées à la condition politique des juifs et à la censure des livres hébreux,—toutes ces choses sont dues en grande partie, sinon entièrement, à l'autorité de Levenson. Les lettrés de l'époque professèrent une vénération profonde pour un confrère si haut placé dans l'estime des gouvernants.
Le mouvement romantique.—A. Mapou.
La réaction politique qui suivit l'insurrection polonaise de 1831 se fit surtout sentir en Lithuanie. La main du gouvernement pesa lourdement sur la population de cette province. L'Université de Vilna fut fermée, et toute trace de civilisation effacée.
Les juifs, délivrés de l'arbitraire des nobles polonais, retombèrent sous celui de fonctionnaires sans scrupules. Un nouveau fléau—le service militaire obligatoire inconnu jusqu'alors, service terrible, service actif de vingt-cinq ans accaparant toute la vie d'un homme, arrachant l'enfant à sa famille et à sa foi—vint s'abattre sur la population juive. Ils luttèrent contre cette nouvelle calamité avec toutes les armes du faible. Les pots de vin, les mariages précoces, les évasions en masse, les substitutions volontaires ou forcées—tels furent les moyens employés par les plus aisés pour sauver leur progéniture du service militaire.
Pour assurer le recrutement régulier des soldats juifs, le gouvernement de Nicolas Ier, tout en abolissant l'organisation du Synode central, maintint celui des Cahals locaux et les rendit responsables de la conscription militaire. Les riches, les savants, ceux qui étaient à la tête des communautés, profitèrent largement de cette reconnaissance officielle du Cahal pour dispenser les leurs du service militaire. Le Cahal devint en leurs mains un instrument d'oppression et d'exploitation des pauvres. Sauve qui peut! tel était l'état d'âme des juifs russes au milieu du xixe siècle, pendant toute l'époque dite de la Behala (Terreur).
Les réformes projetées par Alexandre Ier en faveur des juifs, toutes les espérances caressées par les humanistes lithuaniens avortèrent. La réaction sévit dans toute sa rigueur et atteignit principalement les juifs, persécutés, opprimés et humiliés sans cesse. Le pessimisme profond des poésies de Lebensohn atteste suffisamment l'état d'esprit des lettrés juifs. Cependant, ces admirateurs de la science, de la civilisation, cette fille divine, s'obstinaient dans leurs illusions et prétendaient que, seules, des réformes profondes pourraient résoudre la question juive[48]. Le peuple n'était pas avec eux, et la jeune génération de lettrés ne partageait pas non plus cette manière de voir. Dans ce désordre moral, les masses se laissèrent facilement entraîner par le courant du Hassidisme, qui depuis longtemps guettait cette dernière forteresse du judaïsme rationnel. Les rabbins virent avec effroi cet envahissement grandissant du mysticisme, et ne purent rien pour l'arrêter.
Mais le mysticisme avait trouvé un ennemi autrement puissant que la logique et le rationalisme, dans la littérature néo-hébraïque naissante.
La langue hébraïque était cultivée avec ardeur par tous les lettrés et par les jeunes rabbins eux-mêmes. C'est l'époque de la «Melitza». Celle-ci devait suppléer à la sécheresse rabbinique et lutter victorieusement contre le Hassidisme. D'ailleurs, l'usage de l'hébreu prédominait alors. Cette langue était devenue en plein xixe siècle la langue du commerce, de la jurisprudence, des relations amicales, etc. Le folklore lui-même, en dépit du jargon dédaigné, ne connaissait pas d'autre langue. Nous possédons une quantité de poésies populaires de cette époque qui, de nos jours encore, sont chantées dans toute la Lithuanie. La note dominante de ces chansons traduit les plaintes nationales du peuple juif, ses rêves et ses espoirs messianiques. Elle est essentiellement sioniste.
Dans un hébreu élégant, tendre, avec des expressions élevées et des cris de désespoir dignes de Byron, un poète du peuple pleure les malheurs de Sion:
Sion, Sion, ville de notre Dieu. Qu'il est terrible, ton malheur! Chaque nation, chaque pays voit croître sa splendeur de jour en jour. Toi seule et ton peuple vous tombez horriblement d'abîme et abîme.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Terre sainte, ô Sion! Comment l'étranger ose-t-il fouler ton sol de son pied orgueilleux?
Comment, ô Ciel, l'ennemi peut-il occuper le Saint des Saints?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout espoir n'est cependant pas encore mort.
Dans le cœur de tout ton peuple éparpillé aux quatre coins de la terre ton souvenir vit, gravé avec des lettres de feu et de sang, avec des larmes incessantes!
Une autre poésie populaire, également anonyme, intitulée la «Rose», est d'un accent encore plus désolé et plus désespéré. Piétinée par tous les passants, la rose ne cesse de les implorer:
Ô humains, ayez pitié de moi, rendez-moi à ma demeure!...
En dehors de ces motifs, les poésies lyriques de Lebensohn et la «Colombe plaintive» de Letteris faisaient partie du répertoire populaire.
À ce romantisme populaire vient bientôt, répondant à un besoin de la masse, se joindre le romantisme littéraire.
Un roman traduit du français, les Mystères de Paris, d'Eugène Suë, publié en 1847-48, à Vilna, inaugura le romantisme ainsi que le genre roman en hébreu. Cette traduction ou plutôt cette adaptation du roman français dans un style biblique précieux, valut à son jeune auteur, Calman Schulman, de Vilna (1826-1900), une renommée immense.
Au point de vue littéraire, c'était le genre introduit en hébreu, c'était la lecture amusante, la fiction remplaçant les écrits graves des humanistes. Le succès énorme obtenu par cette première œuvre de Schulman, ses éditions répétées, témoignent de l'existence d'un public qui éprouvait le besoin de la lecture facile. Désormais le romantisme régnera en maître, la Melitza deviendra le style de la fiction, elle fera les délices des amis de la langue biblique.
Esprit peu original, Calman Schulman contribuera plus qu'aucun autre écrivain à la diffusion de l'hébreu dans le cœur de la masse du peuple. Un demi-siècle durant, il sera considéré par le peuple comme le maître de l'hébreu.
Romantique et conservateur en matière religieuse, exalté pour tout ce qui est un produit du peuple juif, naïf dans ses conceptions de la vie, il exerça son activité sur tous les domaines littéraires. Il a publié une Histoire universelle en 10 volumes, une Géographie également en 10 volumes, des études biographiques et littéraires sur les écrivains juifs du Moyen-âge en 4 volumes, un roman national remanié, de l'époque de Bar Cochba, des traductions innombrables, des recherches bibliques et talmudiques fort curieuses[49].
Il écrit dans la langue même d'Isaïe. La préciosité et l'emphase excessive de son style, ses conceptions naïves, sa sentimentalité romantique pour tout ce qui est juif, allant droit au cœur des primitifs non cultivés que furent ses lecteurs, expliquent le succès mérité de cet écrivain, pourtant si peu original. Ses œuvres se répandaient par milliers et milliers d'exemplaires et propageaient l'amour de l'hébreu, de la science et du savoir parmi le peuple. À ce titre, Schulman fut un civilisateur de premier ordre. Son œuvre forme l'étape inévitable par laquelle passait et passe souvent encore le Maskil dans son évolution vers la civilisation moderne.
Schulman a fait école. Son style poétique et enflé s'imposa longtemps à tous les sujets et empêcha l'évolution naturelle de la prose hébraïque, inaugurée par M.-A. Ginzburg.
Les créateurs ne tardèrent pas à venir. Parmi les poètes de l'École romantique une première place appartient à Micha-Joseph Lebensohn, dit Micha (1828-1852), fils de A.-B. Lebensohn.
Tendre et gracieux autant que son père était dur et rigide, M.-J. Lebensohn fut le seul écrivain du temps qui eut la chance de recevoir une éducation moderne complète. De plus, il n'avait pas connu comme tous ses contemporains la cruelle nécessité et les luttes pour l'affranchissement personnel. Il possédait à fond la littérature allemande et il avait suivi à Berlin les cours de philosophie de Schelling. Avec cela, il possédait l'hébreu comme une langue vivante et sut traduire en elle ses pensées les plus intimes, toutes les nuances du sentiment.
La riche imagination poétique, l'harmonie de son style, ses expressions colorées et imagées, son lyrisme profond, non dénaturé par l'exagération ronflante et emphatique de ses prédécesseurs, font de Michal le premier poète artiste en hébreu.
Il débuta en 1851 par une traduction de la Destruction de Troie, de Schiller[50], admirable de style et d'élégance poétique. Il est le premier qui ait appliqué rigoureusement la prosodie moderne à la poésie hébraïque. Son recueil poétique Schiré Bath Sion (Les chants de la fille de Sion)[51] est un véritable chef-d'œuvre. Il contient six poèmes historiques admirables de pensée, de forme et d'inspiration. Dans «Salomon et Coheleth», son plus grand poème, il nous fait d'abord assister à la jeunesse du roi Salomon. C'est l'amour de Salomon pour la Sulamite, amour sublime, exalté, qui est chanté pour la première fois d'une façon merveilleuse. La joie de vivre fait tressaillir toutes les fibres du cœur du poète... Puis c'est la vieillesse de l'Ecclésiaste contrastant si puissamment avec la jeunesse de Salomon. C'est le roi désenchanté, sceptique, convaincu de la vanité de l'amour, de la beauté, du savoir; tout n'est que poussière, vanité des vanités. Et le jeune poète romantique termine son poème en concluant que la sagesse ne peut exister sans la foi, et que seule cette dernière est capable de donner à l'homme la suprême satisfaction.
«Joel et Sisera» est une très belle pièce poétique. C'est la lutte intérieure qui s'engage, dans le cœur de la vaillante femme chantée par Débora, entre les devoirs de l'hospitalité et son attachement à son pays. Finalement ce dernier l'emporte:
Vivant au milieu de ce peuple, établi dans son pays, ne dois-je pas aspirer à son bien-être, au bonheur des siens? N'est-il pas aussi mon peuple?
«Moïse sur le Mont Abarim» est plein d'admiration pour le grand législateur. Il se termine par ces deux vers:
La lumière du monde s'obscurcit.
À quoi bon la lumière du soleil?
Son élégie sur Jéhuda Halévi est touchante de patriotisme et d'amour pour la Terre des ancêtres:
Cette Terre, dont chaque pierre est un autel du Dieu vivant, dont chaque rocher est une chaire pour un prophète divin.
Ou bien, comme il s'écrie dans une autre poésie:
Pays des muses, couronné de charmes, où chaque pierre est un livre, chaque rocher un tableau!
Un autre recueil du poète, Kinor bath Sion (La lyre de la fille de Sion), publié après sa mort, à Vilna, contient, à côté d'un certain nombre de poésies traduites de l'allemand, des poésies lyriques où le poète exhale son âme et ses souffrances. Il aime ardemment la vie, mais il pressent qu'il ne lui sera pas donné d'en jouir longtemps et, dans un accès de désolation, il s'écrie: «Maudite soit la vie, maudite aussi la mort!» Son caractère change, sa muse devient triste et, comme son père, il ne voit qu'injustice et que malheurs. Dans une poésie adressée «aux étoiles» il veut arracher leur secret aux mondes:
Répondez-moi, vous qui êtes les habitants d'en haut, oh! arrêtez pour un instant la marche des lois éternelles! Hélas, mon cœur est plein de dégoût pour cette terre. Ici l'homme est né pour la misère! Oh! Ici-bas c'est la Haine religieuse qui règne. Sur ses lèvres elle porte le nom du Dieu de la miséricorde et dans sa main l'épée sanglante. Elle prie, s'agenouille et sans cesse elle massacre au nom du Dieu de pardon. Ce monde, lorsqu'il le créa dans un accès de colère, Dieu le rejeta loin de lui avec fureur. Alors, la Mort s'y précipita, semant la terreur. Elle le tient, ce monde, à ses ongles. La Misère aussi s'y abattit grinçant ses dents, montrant sa rage farouche. Elle tient l'homme, elle le torture sans répit...
En outre, ce recueil posthume contient des poésies amoureuses et des complaintes sionistes toutes empreintes de profonde mélancolie et de cette tristesse qui caractérise la dernière période de sa vie. Une cruelle maladie enleva le jeune poète à l'âge de vingt-quatre ans, au grand désespoir des amis de la poésie hébraïque.
La fiction romanesque, que la vie rigide et le caractère austère des lettrés rendait impossible jusqu'alors en hébreu, fit sa première apparition avec les traductions des romans modernes. Immédiatement elle rencontra un public bien disposé et avide de nouveauté. Les romanciers originaux ne tardèrent pas à venir. Le premier maître du genre, le créateur du roman hébreu, est Abraham Mapou (1808-1867).
Il naquit à Slobodka, faubourg de Kovno, triste bourgade peuplée presque uniquement de juifs. Toute une population y grouille dans des conditions économiques et hygiéniques déplorables. Son père, pauvre «melamed» (professeur d'hébreu et de Talmud), était un esprit naïf et mélancolique, non dénué d'une certaine instruction. Il aimait et cultivait la science des maîtres hébreux du Moyen-âge. Sa mère était une âme douce et tendre; elle supporta avec soumission et fermeté les souffrances physiques qui accablèrent toute sa vie. Son frère Mathias, étudiant-rabbin, était très bien doué.
Bref, c'était la misère, mais cette misère soumise, non rongée par l'envie, qui fait les liens de famille plus resserrés. Enfant chétif, Abraham Mapou n'aborda ses études primaires qu'à l'âge de cinq ans, âge déjà avancé pour ce milieu où les enfants commencent à fréquenter le «Heder» dès leur quatrième année. Et ce sont des années endurées dans le Heder, sans connaître d'autre joie que celle du succès dans les études, courbé toute la journée sur les gros in-folios du Talmud. L'enseignement rationnel de la Bible et de la grammaire hébraïque, dédaignées par les dialecticiens talmudiques comme des études trop superficielles, était banni de cette école. Heureusement pour le futur écrivain, ce fut son père qui lui enseigna la Bible et qui éveilla dans son cœur sensible l'amour de la langue sacrée et du passé glorieux de son peuple. Cependant son éducation talmudique se poursuit avec succès. À l'âge de douze ans le voilà «érudit», à treize ans il est déjà «Itou» (phénomène), et dès lors libre de s'adonner à ses études selon son gré et à se passer de maître.
Bientôt, comme tous les jeunes talmudistes, il sera recherché comme gendre. Cela ne tarda pas à arriver: il fut fiancé par son père à la fille d'un bourgeois aisé. À l'âge de 17 ans le voilà donc marié. Cela ne modifiera d'ailleurs en rien sa vie. Comme par le passé il continuera à poursuivre ses études, et c'est son beau-père qui pourvoira à ses besoins. Bientôt ses études prendront une nouvelle direction. Son esprit rêveur, étouffé par la scolastique rabbinique, se tourne vers la Cabbale. Déjà l'exaltation mystique le hante, et un jour il faillit adhérer à la secte des Hassidim. C'est sa mère qui l'en préserva. Il céda à ses prières, et ne commit pas cet acte d'hérésie dangereuse.
Ces luttes intérieures entre le sentiment et la raison, les perplexités au milieu desquelles se débattait son esprit, n'affectèrent pas outre mesure notre auteur et ne produisirent pas de modification radicale dans sa personnalité. Mapou est resté, toute sa vie, l'humble érudit du ghetto, un des successeurs des «Ebionim», des psalmistes et des prophètes. Timides, mélancoliques, sans désir pour tout ce qui touche la vie pratique, souvent avilis par leur misère matérielle propre et par la misère intellectuelle environnante, ces «rêveurs» du ghetto, plus nombreux qu'on ne le croirait, cachent dans l'intimité de leur âme cette exaltation morale, cet idéalisme suprême invaincu et toujours debout, qui peut seul expliquer la vivacité et la persistance du peuple-messie.
Déjà Mapou allait succomber comme tant d'autres, déjà les ténèbres mystiques allaient couvrir son esprit, lorsqu'un événement infime en soi et pourtant important dans ses conséquences vint le délivrer. Un psautier latin tombé par hasard entre ses mains donna une nouvelle tournure à ses études, une nouvelle orientation à son esprit.
Était-ce la curiosité, était-ce le désir de savoir qui le poussa à déchiffrer coûte que coûte le texte sacré dans une langue inconnue? Toujours est-il qu'il ne recula pas devant des difficultés presque insurmontables et, à force de traduire mot à mot le texte latin, comparé à l'original hébreu, il arriva à connaître un grand nombre de mots latins. L'exemple n'est pas unique dans son genre. Salomon Maïmon avait appris l'alphabet allemand, dans lequel il devait plus tard écrire ses meilleures études philosophiques, à l'aide de la nomenclature allemande des traités du Talmud, imprimée à Berlin. Et c'était aussi le cas de la plupart des lettrés de la province.
Cette gymnastique de l'esprit, cette nécessité de se rendre compte de la valeur précise de chaque mot a aidé en même temps Mapou à mieux comprendre le texte biblique et à se pénétrer de son esprit.
La fortune, le bien-être ne sont pas stables chez les juifs russes, obligés de soutenir une concurrence vitale acharnée et servant de jouet à une législation capricieuse. Le beau-père de Mapou se trouva un jour ruiné. Le jeune homme fut obligé d'interrompre ses études et d'accepter la place de précepteur dans la maison d'un fermier juif aisé.
Ce séjour prolongé à la campagne exerça sur l'âme sensible du jeune lettré une influence capitale. Le rapprochement avec la nature qui ne manqua pas de séduire son esprit le dégagea définitivement des voiles mystiques qui l'enveloppaient. C'est au village enfin qu'il rencontra un curé polonais éclairé, qui s'intéressa au jeune rabbin et s'occupa de son instruction. Mapou étudia avec ardeur les maîtres classiques latins, et c'est la première fois qu'un poète hébreu trouvait l'occasion de former son esprit sur les modèles puissants de l'antiquité. Toujours sous la direction du bon curé, il étudia le français d'abord, sa langue préférée, ensuite l'allemand et, en dernier lieu seulement, le russe. La langue russe n'était pas tenue en honneur chez les Maskilim de l'époque. À Kovno, où il retourna peu après, il fut obligé de dissimuler ses nouvelles connaissances, de peur d'attirer sur lui la haine des fanatiques et d'être atteint dans sa profession de professeur d'hébreu.
Émerveillé par l'œuvre des romantiques et surtout par les romans d'Eugène Suë, son auteur favori, il médita dès 1830 la première partie de son roman historique «L'Amour de Sion», qui ne devait voir le jour que vingt-trois ans plus tard. Il mena pendant vingt-trois années une vie de privations et de labeurs incessants, peinant le jour, rêvant la nuit. La Haskala avait créé des foyers humanistes dans les petites bourgades lithuaniennes. C'est à Zagor, c'est à Rossieni, «la ville des lettrés, des amis de leur peuple et de la langue sacrée», que Mapou trouva enfin l'occasion de révéler son talent. Son état physique fort éprouvé empira de plus en plus. Sa nomination, après de longues sollicitations, comme professeur d'une école juive gouvernementale à Kovno, survenue en 1848, ainsi que l'assistance matérielle qu'il recevait de son frère plus favorisé que lui, le tirèrent définitivement d'embarras. Indépendant, il pouvait désormais s'occuper de son roman. Le succès obtenu par la version hébraïque des Mystères de Paris l'encouragea enfin à publier son «Amour de Sion.» Et c'est avec une stupéfaction sans bornes que le timide auteur put constater l'enthousiasme avec lequel le public accueillit sa première création littéraire.
Dans ce milieu ascétique et puritain où le monde du sentiment et de la vie intérieure était inconnu, le roman de Mapou va tomber comme la foudre déchirant la nuée qui enveloppait tous les cœurs. Un siècle après Rousseau, il y avait encore un coin en Europe où le plaisir, la joie de vivre, les biens terrestres, la nature étaient considérés comme des futilités, où l'amour était condamné comme un crime et les passions comme la perte de l'âme. Et c'est dans ce milieu que l'Amour de Sion, cette Nouvelle Héloïse juive, apparaît comme le premier appel à la nature et à l'amour.
L'Amour de Sion est un roman historique; il retrace un chapitre de la vie du peuple juif à l'époque du prophète Isaïe. Il n'aurait pas pu en être autrement. Pour toucher la corde sensible du peuple, il fallait reculer l'action de vingt-cinq siècles en arrière. Un roman juif contemporain n'eût été conforme ni à la vérité ni à l'esprit du ghetto.
Le sujet du roman est emprunté à l'âge d'or de l'ancienne Judée. C'est l'époque de la grande floraison littéraire et prophétique. C'est aussi une époque fort agitée, présentant des contrastes saillants. À Jérusalem, un roi éclairé lutte avec fermeté contre la limitation de son pouvoir à l'intérieur et contre le puissant envahisseur du dehors. D'un côté, une société en décadence, et de l'autre, les plus grands moralistes de toutes les époques, les prophètes qui attaquent en face la corruption des mœurs. Enfin c'est l'époque où les plus grands rêves d'une humanité meilleure et idéale, éclosent. C'est dans ces temps que l'auteur place l'histoire que voici:
Sous le règne du roi Ahas, deux amis vivaient à Jérusalem. L'un, nommé Joram, était officier de l'armée et possesseur de riches domaines; l'autre, Jedidia, appartenait à la famille royale. Joram avait épousé deux femmes, Hagith et Naama. Cette dernière était sa favorite, mais elle était restée longtemps stérile. Obligé de partir en guerre contre les Philistins, Joram confie à son ami Jedidia le soin de surveiller les siens. Au moment de son départ, sa femme Naama se trouvait enceinte, et la femme de Jedidia, Tirza, se trouvait dans une position analogue. Les deux amis conviennent que dans le cas où la femme de l'un mettra au monde un fils et l'autre une fille, ils les marieront l'un avec l'autre.
Les choses devaient se réaliser selon le vœu des deux pères. La femme de Jedidia accoucha la première: elle eut une fille nommée Tamar.
Joram fut fait prisonnier par l'ennemi et ne revint point. Mais un grand malheur guettait la maison de Joram. Son intendant Achan se laisse séduire par le juge Mathan, ennemi personnel de Joram. Il met le feu à la maison de son maître, après l'avoir préalablement dépouillée de toutes les richesses qu'elle contenait et les avoir transportées chez Mathan. Hagith et ses enfants sont dévorés par le feu. Achan fait retomber la faute de cet incendie sur Naama, qui, disait-il, voulait se venger de sa rivale Hagith. Cependant il prend son propre fils Nabal et le substitue à Asrikam, le fils de Hagith, qui seul, prétend-il, aurait été sauvé. La pauvre Naama, près d'accoucher, est contrainte de fuir, et se réfugie aux environs de Bethléem, auprès d'un berger. Là elle met bientôt au monde un fils nommé Amnon, et une fille, Penina.
Jedidia, effrayé de la calamité qui s'est abattue sur la maison de son ami, recueille son fils Asrikam et l'élève avec ses enfants. Pour tenir la parole donnée à son ami, il considère Asrikam comme le mari futur de sa fille, puisque Naama a disparu et que, de plus, elle était considérée comme une coupable meurtrière. Ainsi Achan triomphe: son fils prenait la place d'Asrikam, héritait de la maison de Joram et épousait la belle Tamar.
Pendant ce temps s'accomplit la chute du royaume de Samarie. Les habitants de Samarie sont emmenés en captivité par les Assyriens, et parmi eux se trouve Hananel, le beau-père de Jedidia. Le prêtre samaritain Simri réussit à s'évader et se réfugie à Jérusalem. Le nom de Hananel dont il se recommande lui ouvre la maison et le cœur confiant de Jedidia.
Tamar et Asrikam grandissent côte à côte dans la maison de Jedidia. Les deux enfants diffèrent cependant du tout au tout. Autant Tamar est belle, bonne et généreuse, autant Asrikam est laid et pervers. La jeune fille le déteste de tout son cœur. Un jour Tamar, en se promenant à la campagne aux alentours de Bethléem, est assaillie par un lion. Un berger accourt à son secours et lui sauve la vie. Ce berger n'était autre qu'Amnon, le fils de la malheureuse Naama.—De son côté, Héman, le frère de Tamar, découvre par hasard Penina, la sœur d'Amnon, qui se fait passer pour étrangère, et il éprouve un violent amour pour elle. Ainsi le fils et la fille de Jedidia se trouvent tous deux épris du fils et de la fille de Naama, sans se douter de leur véritable origine.
Amnon, venu pour fêter la fête des tabernacles à Jérusalem, est accueilli avec enthousiasme par Jedidia et sa femme, comme il convient au sauveur de leur fille. Ils l'attachent à leur maison, et il gagne par son caractère la bienveillance générale. Le jeune berger se sent attiré vers les études sacrées. Il fréquente l'école des prophètes, et l'éloquence du grand Isaïe le séduit particulièrement.
Le prétendu Asrikam ne voit pas d'un bon œil l'amitié qui s'établit entre Tamar et Amnon. Il s'en ouvre à Zimri qui se fait son complice et l'aide à se débarrasser de son rival. Jedidia cependant demeure fidèle à sa promesse et persiste à vouloir donner sa fille malgré elle à Asrikam. Lorsque l'amour de Tamar et d'Amnon devient évident, il éloigne celui-ci de sa maison.
Nous sommes à l'époque la plus agitée de la Judée. Nous assistons à la lutte des passions et des intrigues qui ont précédé la débâcle du royaume de Juda et la grande invasion assyrienne. Le désordre moral règne partout, l'iniquité et le mensonge ont pris la place de la justice. Les justes tremblent et espèrent, encouragés par les prophètes. Les impies bravent tout et se livrent sans vergogne à leurs débauches.
Buvons, chantons, crie cette troupe impie. Qui sait si nous vivrons demain!
Zimri médite un grand coup. Amnon se rendait tous les soirs hors de la ville dans une cabane où habitaient sa sœur et sa mère. Zimri l'a surpris. Il y amène Tamar et Héman qui voient Amnon embrasser sa sœur. Tout est fini maintenant. Un coup terrible est porté à l'amour du frère et de la sœur qui ne connaissent pas les liens de parenté qui unissent Amnon et Penina. Repoussé par Tamar sans comprendre pourquoi, Amnon s'éloigne de Jérusalem le désespoir dans l'âme.
Tout n'est pourtant pas perdu. Maltraité par son propre fils et rongé par le remords, Achan fait à son fils l'aveu de ses fautes et lui révèle sa véritable origine. Furieux, Asrikam ne songe qu'à se débarrasser de son père. Il met le feu à sa maison. Cependant, avant de mourir, Achan peut faire des aveux devant la justice. Tout est dévoilé et tout va s'expliquer. Tamar, reconnaissant enfin son erreur, ne se console pas d'avoir éloigné Amnon.
Cependant les événements politiques suivent leur cours. Le brave roi Hésékias lutte contre le ministre Schebna, qui veut livrer la capitale aux Assyriens. La défaite miraculeuse de l'ennemi sous les portes de Jérusalem assure le triomphe de Hésékias. La paix et la justice sont rétablies.
Pendant ce temps Amnon, qui a été fait prisonnier et vendu dans une île ionienne, y découvre son père Joram. Tous deux, ils réussissent à s'évader et à rentrer à Jérusalem.
La joie de la ville sainte, délivrée de l'envahisseur, coïncide avec la joie de deux familles alliées dont tous les vœux sont comblés. L'amour de Tamar et d'Amnon, celui de Héman et de Penina triomphent.
Tel est le cadre de ce roman, qui rappelle les contes merveilleux du xviiie siècle. Au point de vue de l'intrigue romanesque, de l'étude des caractères et de l'enchaînement des événements, c'est une œuvre puérile. L'intérêt du livre ne gît pas dans l'invention de la fiction romanesque. Celle-ci, empruntée aux œuvres modernes, nuit plutôt au roman de Mapou, qui est, avant tout, une œuvre de poésie et de reconstitution historique. L'Amour de Sion est plus qu'un roman historique, plus qu'une fable créée par l'imagination d'un romancier; c'est l'ancienne Judée, la Judée des prophètes et des rois, ressuscitée dans les rêves d'un poète. La reconstitution de la société juive d'autrefois, la compréhension de la vie prophétique, la couleur locale, la majesté des descriptions de la nature, les images vives et frappantes, le style élevé et vigoureux, tout en un mot y respire tellement le génie de la Bible que, sans la fiction romanesque, on se croirait en présence d'une œuvre poétique de l'ancienne Judée retrouvée.
Esprit rêveur, primitif, ignorant les manifestations réelles et compliquées de la vie moderne, Mapou s'est si bien reporté aux temps des prophètes qu'il les a confondus avec les temps modernes. Il a commis l'anachronisme de vouloir transporter les idées d'humanisme du Maskil lithuanien à l'époque d'Isaïe. Mais, à force de vouloir se montrer moderne il est redevenu ancien. Il ne se doutait même pas que c'est le passé avec sa civilisation propre, ses mœurs et ses idées qu'il restituait.
Son but de réformateur n'en était pas moins atteint. Guidé par une intuition prophétique, Mapou a fait une œuvre de haute moralité et de civilisation. À toute une population plongée dans un ascétisme dégénéré ou dans un mysticisme hostile au présent, il révéla son passé glorieux, tel qu'il était et non tel que se le représentait leur cerveau, accablé par la misère et embrumé par l'ignorance. Il leur montra non pas la Judée des rabbins, des saints et des ascètes, mais le pays de la nature, de la joie de vivre, de la vie débordante, de la gaieté et de l'amour, le pays du Cantique des Cantiques et de Ruth. Il leur présenta Isaïe, non sous la figure d'un saint rabbin ou d'un annonciateur de rêves mystiques, mais un Isaïe poète, patriote, moraliste sublime, le prophète de la Judée libre, le prédicateur des biens terrestres, de la bonté, de la justice, justement opposé à la doctrine étroite et aux pratiques minutieuses et insensées proclamées par la bouche des prêtres, précurseurs des rabbins.
Ce que le roman prêche, c'est le retour à une vie plus naturelle. C'est le monde des plaisirs, des sensations, de la vie terrestre, justifié et idéalisé au nom du passé. Ce sont les charmes de la vie rurale, évoqués dans un enchaînement de tableaux poétiques. Toute la Judée agricole passe sous les yeux du lecteur. La gaieté des vignerons, l'insouciance des bergers, les fêtes populaires, avec leur éclat et leur fougue, sont retracées dans cet ouvrage de main de maître. La grandeur morale de la Judée apparaît dans la magnifique description de tout un peuple, accouru pour célébrer la fête dans la Ville Sainte, ainsi que dans les discours emportés de prophètes qui critiquent ouvertement les grands et les prêtres au nom de la Justice et de la Vérité. Et c'est surtout l'amour chaste et ingénieux, l'apothéose de l'amour d'Amnon et de Tamar qui domine cette œuvre.
La répercussion que cette œuvre a eue sur ses contemporains est inimaginable. Elle peut être comparée à l'effet produit par l'apparition de la Nouvelle Héloïse.
La langue hébraïque avait enfin trouvé son maître populaire, qui savait parler au cœur de la foule et le toucher profondément. Le succès de l'œuvre fut grandiose. Malgré les menées fanatiques qui voyaient avec horreur cette profanation de la langue sacrée, le roman pénétra partout, jusque dans les écoles rabbiniques, dans les synagogues même. La jeunesse était émerveillée et séduite par les évocations poétiques et par le sentimentalisme de l'œuvre. Une population tout entière semblait renaître à la vie et sortir de sa léthargie millénaire. La comparaison de la grandeur lointaine avec la misère actuelle s'imposait aux esprits.
Pour la première fois, les bois lithuaniens étaient témoins d'un spectacle imprévu. Les élèves rabbiniques, évadés de l'école, venaient pour y lire en cachette le roman de Mapou. Ils revivaient voluptueusement les temps anciens. L'amour sublime toucha tous les cœurs et plus d'un roman ingénu s'ébaucha.
Mais ce qui tira le plus grand profit de ce nouveau mouvement provoqué par l'apparition de l'Amour de Sion, ce fut la langue hébraïque, ressuscitée dans toute sa splendeur.
J'ai approfondi le latin antique dans sa vigueur majestueuse, l'allemand avec la profondeur de son sens, le français plein de charmes avec ses expressions ravissantes, le russe dans la fleur de sa jeunesse. Chacune de ces langues possède des qualités à elle. Seule toi, ô langue hébraïque, tu es incomparable. Que ta parole est claire, limpide, malgré la cendre de tes ruines!
Le son de les expressions chante à mon oreille comme une harpe céleste...[52]
Cette idéalisation de la langue du passé et du passé lui-même produisit un effet considérable sur les esprits et prépara le terrain pour une récolte féconde.
Le succès de l'Amour de Sion encouragea Mapou à publier son autre roman historique dont l'action se passe à la même époque que le premier. L'Aschmath Schomron (Le Péché de Samarie), publié également à Vilna, est une véritable épopée qui retrace les luttes suscitées par la rivalité entre Jérusalem et Samarie. La conception de cette œuvre ressemble à celle de son premier roman. Mais l'auteur y fait un abus excessif d'antithèses et de contrastes. Il malmène sans pitié les pauvres habitants de Samarie. Tout ce qui est bon, juste, beau, élevé, amour chaste, vient de Jérusalem; tout ce qui est hypocrisie, perversité, dogmatisme absurde, débauche, vient de Samarie. L'auteur s'acharne surtout contre les hypocrites et contre les fanatiques aveugles, à l'esprit étroit. La personnification de quelques types de fanatiques du ghetto est transparente. Cette œuvre suscita la colère des obscurantistes et, dans leur fureur, ils poursuivaient tous ceux qui lisaient les œuvres de Mapou.
Le Péché de Samarie, qui partage tous les défauts techniques du premier roman, n'en est pas moins une œuvre de puissante imagination et de vigueur épique. La couleur locale et la vie biblique y sont présentées avec plus de sûreté encore que dans l'Amour de Sion.
Si l'on voulait appliquer aux romans de Mapou le critérium de la critique artistique, nous y trouverions sans doute un défaut capital. Mapou n'est pas un psychologue, il ne sait pas créer de héros réels. Ses personnages sont effacés, artificiels. Le but moral domine tout. L'intrigue y est puérile, et l'enchaînement des péripéties fastidieux. Mais ce défaut ne pouvait être aperçu par ses lecteurs, primitifs, non cultivés, qui partageaient la naïveté ingénue de l'auteur.
Nous possédons encore de Mapou des fragments poétiques d'un autre roman historique, disparu et anéanti par la censure russe. En outre, un excellent manuel de la langue hébraïque Amon Pédagogue (maître pédagogue), très apprécié par les professeurs d'hébreu, et enfin une Méthode de langue française en hébreu.—Nous aurons encore à revenir sur son dernier roman: L'hypocrite «Aït Zaboua», qui relève d'un tout autre genre que ses deux premiers romans.
Ses dernières années furent affligées par une maladie cruelle. Incapable de travailler, il était soutenu par son frère, établi à Paris. Ce dernier l'appela auprès de lui, mais la mort le surprit en route, avant qu'il eût pu voir la capitale du pays pour lequel il avait professé pendant toute sa vie une grande admiration.
Dans la Russie méridionale, et surtout à Odessa, l'activité littéraire se continue avec succès. Abraham Ber Gottlober (1811-1900), surnommé Mahalalel, est le poète le plus productif, sinon le plus doué de cette école.
Élève de J.-B. Levenson, et ayant visiblement subi l'influence de Wessely et d'Adam Lebensohn, il s'adonna à la poésie. Le premier volume de ses poésies parut à Vilna en 1851. Il a publié à la fin de sa vie ses œuvres complètes en trois volumes[53]. Ses premières poésies remontent au milieu du siècle dernier. C'est un styliste remarquable, et dans certaines de ses poésies, son langage est simple et élégant. «Caïn», ou le Vagabond, est une merveille de style et de composition.
Dans la poésie intitulée «l'Oiseau dans la cage», il est sioniste et il pleure sur la misère de son peuple en exil. Dans une autre poésie: Nezah Israël (l'Éternité d'Israël), qui est peut-être la meilleure qui soit sortie de sa plume, il revendique avec dignité sa qualité de juif, dont il est fier.
Juda n'a ni arc ni armes. Il ne projettera pas au loin sa flèche vengeresse. Mais il a un procès avec les gentils au nom de la justice...
Je ne vous conterai pas la gloire du peuple éternel, ni sa grandeur morale—puisque ce sont ces vertus que vous détestez en lui... Aussi, s'il a péché, n'en êtes-vous pas la cause?...
Ce n'est point la grâce, mais c'est mon droit que je revendique.
En général, Gottlober manque de chaleur poétique. Dans la plupart de ses poésies, son style pèche par la prolixité et le bavardage. Il a beaucoup traduit en hébreu. Sa prose est excellente. Ses satires sont souvent spirituelles. Son histoire en vers de la poésie hébraïque, parue dans le troisième volume de ses poésies, est inférieure à l'art poétique de S. Levison, dont nous avons parlé plus haut. Plus tard il publia une revue mensuelle en hébreu: Haboker Or (Clarté du matin). Ses mémoires sur la vie des Hassidim[54] qu'il a combattus toute sa vie, sont les meilleurs de ses écrits prosaïques.
Gottlober a personnifié plus que tout autre le type du Mechaber vagabond qui, pour gagner sa vie, est obligé d'imposer lui-même ses ouvrages aux personnes aisées et de les colporter de porte en porte.
Parmi les autres écrivains qui, pour la forme ou pour le fond, procèdent de l'école romantique et dont le nombre est trop considérable pour que nous les citions tous, nous mentionnerons seulement les suivants:
Zeeb Kaplan, de Riga (1826-1887), était un poète de mérite. Il excella également dans la poésie et dans la prose. Son poème le plus connu est «Le pays des miracles»[55] qui, pour le sujet et pour le style, se réclame de Lebensohn père.
Élie Mardechai Werbel (1805-1880) était le poète en titre du cercle littéraire d'Odessa. Son recueil de poésies, paru à Odessa, se recommande par l'élégance de la forme. En dehors des odes et dédicaces, il contient plusieurs poèmes historiques, dont le plus remarquable est «Hulda et Bor», inspiré d'une parabole talmudique[56].
L'un et l'autre poètes ont été dépassés par Israël Roll (1830-1893), galicien établi à Odessa. Ses «Poésies romaines»[57] (Schiré Romi), toutes traduites des grands poètes latins, témoignent d'un souffle poétique puissant. Son style est classique, riche et précis. Ce volume figurera toujours dans la bibliothèque de la littérature hébraïque à côté du remaniement d'Ovide par Michal et de l'admirable traduction des poèmes Sibyllins, faite par l'éminent philologue J. Steinberg.
En prose, c'est à Benjamin Mandelstam (mort en 1886) qu'appartient le premier rang. Il a écrit, entre autres, une Histoire de la Russie. Son ouvrage le plus important, Hazon la-moèd, est une relation de ses voyages et de ses impressions à travers la «zone juive», principalement la Lithuanie. À certains égards, il procède de M.-A. Ginzburg, dont il a la clarté et l'esprit. Mais sa sentimentalité et son abus du style précieux le rangent à côté des romantiques.
L'école romantique a donné également naissance à un autre poète de valeur, Juda-Léon Gordon, dont les première poèmes, et surtout «David et Michal», sont empruntés au passé biblique. Mais Gordon ne persista pas longtemps dans cette voie, et son activité littéraire appartient à une autre époque.
Le trait caractéristique du romantisme hébraïque, par lequel il se sépare de la plupart des mouvements analogues de l'Europe, c'est d'être resté dans la voie du progrès et de l'émancipation, sans dévier du côté des réactions, religieuses ou autres. Ni la réaction extérieure, ni l'intransigeance intérieure des fanatiques n'ont pu arrêter l'éclosion des idées humanitaires semées par l'école autrichienne et italienne.
Depuis les Meassfim allemands, l'évolution de la littérature hébraïque ne s'est pas arrêtée un seul instant dans son acheminement vers la science et vers la lumière. Le mouvement romantique est une de ses étapes les plus caractéristiques et les plus bienfaisantes. À une époque où le sombre présent ne promettait rien, où les ténèbres politiques cachaient tout espoir en une vie meilleure, c'est au nom du passé que les champions de la Haskala combattaient l'ignorance et les préjugés. C'est au nom de la morale et de l'idéal qu'ils cherchaient à gagner le cœur des foules pour la «divine Haskala».
L'action du romantisme hébreu a été des plus fécondes. Le fusionnement du rationalisme des premiers humanistes et du romantisme patriotique de Luzzato a resserré les liens qui rattachaient les écrivains à la masse croyante. La sentimentalité provoquée par la restauration poétique des temps prophétiques a plus fait pour la diffusion des idées saines et naturelles et pour la propagation de la civilisation que toutes les exhortations et tous les raisonnements. La déclaration, tant de fois répétée par l'école de Vilna, que la science et la foi ne se contredisent pas, n'a pas moins servi au rapprochement des lettrés et des croyants modérés.
Bientôt les temps seront plus favorables à la reprise de la lutte contre l'obscurantisme, et l'antagonisme entre lettrés et orthodoxes reprendra de plus belle. Toute une école d'écrivains réalistes passionnés essaiera de lutter contre les misères de la vie nationale sans épargner les susceptibilités et l'amour-propre de la masse croyante. Ce seront les accusateurs, les justiciers, les détracteurs du Judaïsme orthodoxe et traditionnel. Ils prêcheront avec âpreté l'Humanisme moderne et l'abandon des croyances surannées. Mais à côté d'eux nous verrons s'élever une école plus modérée et non moins efficace. Elle apportera des paroles de clémence, de foi et d'espérance. Aux négations et aux aphorismes désolants des premiers elle opposera la ferme conviction du relèvement imminent du peuple juif, appelé à remplir sa destinée sur son sol national. La note sioniste unira dans un même élan d'action et d'espoir la masse orthodoxe et la jeunesse libre.
Les Réalistes.—Le Mouvement Émancipateur.
L'avènement d'Alexandre II au trône marque un moment décisif dans l'histoire de l'empire russe. La poussée nouvelle des idées généreuses et libérales encouragées par le Tsar lui-même gagne jusqu'au ghetto. L'amélioration sensible de la situation politique des juifs, dont le droit de séjour dans toute l'étendue de l'Empire et l'accès aux carrières libérales avaient été élargis, l'abolition de l'ancien régime du service militaire, la suppression des Cahals: tous ces facteurs, joints à la prévision d'une émancipation civile prochaine, émurent profondément les humanistes juifs. Les lettrés hébreux, arrachés à leurs rêves séculaires, se trouvaient tout à coup en présence de la réalité des choses et aux prises avec les exigences de la vie moderne. Il faut leur rendre cette justice qu'ils comprirent immédiatement de quel côté était leur devoir, et qu'ils ne faillirent pas à leur mission. Ils se mirent du côté du gouvernement réformateur, et ils luttèrent de toutes leurs forces contre la résistance que les conservateurs juifs opposaient aux réformes projetées ou accomplies. Leur action s'exerça surtout dans la petite province à peine entamée par les courants nouveaux. Un auxiliaire précieux devait bientôt s'ajouter à leurs efforts par la création de la presse hébraïque.
L'intérêt suscité par la guerre de Crimée parmi les juifs suggéra à un certain Silberman l'idée de fonder un journal politique et littéraire en hébreu. Hamaguid (l'Orateur), tel est le nom de ce premier journal hébraïque, paru en 1856, dans la petite ville prussienne de Lyck, située sur la frontière russo-polonaise. Il obtint un succès énorme. L'enthousiasme des lecteurs à la vue de cette feuille périodique, rédigée dans la langue sacrée, se traduisit par des éloges dithyrambiques et par une multitude d'Odes qui remplissaient le journal. Son action a été très grande. Il a été le rendez-vous des lettrés hébreux de tous les pays et de toutes les opinions. À côté de nouvelles politiques et littéraires, de recherches philologiques, de poésies plus ou moins boursouflées, le Hamaguid a publié un certain nombre d'articles originaux de haute valeur. Les vieux maîtres Rapoport et Luzzato y donnaient la main aux jeunes écrivains russes comme Gordon et Lilienblum.
Un savant orientaliste de Paris, Joseph Halévy, l'auteur d'un curieux recueil de poésies hébraïques paru plus tard, y prêcha des idées hardies pour son temps sur la renaissance de l'hébreu et sur son adaptation pratique, par la création de nouveaux termes, aux idées et aux exigences modernes. Ces idées ont été réalisées en partie de nos jours. Le Rabbin Hirsch Kalischer et le rédacteur David Gordon y préconisèrent pour la première fois, vers 1860, la réalisation pratique de l'idée sioniste, et c'est grâce à leur propagande que la première société pour la colonisation de la Palestine a été fondée.
Cette première tentative d'un organe hébraïque en entraîna bientôt d'autres semblables. Des journaux hébreux se fondent dans tous les pays, variant dans leurs tendances selon le milieu et l'opinion de leurs rédacteurs. En Galicie surtout, où nulle censure absurde ne mettait des entraves à la pensée, les journaux hébraïques pullulèrent. En Palestine, en Autriche, un certain temps à Paris même, des périodiques se fondent, créent une opinion publique et des lecteurs. Mais c'est surtout en Russie, où la censure s'est peu à peu adoucie, que les journaux hébraïques deviendront de véritables tribunes populaires ayant un public de lecteurs stable.
Samuel-Joseph Finn, historien et philologue de mérite, publia à Vilna (1860-1880) une revue, Hacarmel, principalement consacrée à la science juive.
Hayim-Zelig Slonimski, mathématicien renommé, fonda en 1872, à Berlin, son journal, Hazefira, plus tard transporté à Varsovie, où il publia un grand nombre d'articles scientifiques. Il fut un vulgarisateur des sciences naturelles.
Mais le journal hébraïque le plus important fut certainement le premier qui parut en Russie, Hamelitz (l'Interprète), fondé en 1860 à Odessa par Alexandre Zederboum, un des plus fidèles champions de l'humanisme. Hamelitz devint l'organe principal du mouvement émancipateur et le porte-parole des réformateurs juifs.
La presse hébraïque, malgré ses défauts, malgré l'exiguïté de ses ressources[58], qui l'empêchait de s'assurer des collaborateurs stables et rétribués et la rendait tributaire d'un concours arbitraire d'amateurs, a exercé une influence considérable sur les juifs de Russie. Elle a travaillé sans relâche à la diffusion de la civilisation, des sciences et de la littérature hébraïque.
Dans les grands centres, et surtout dans les communautés nouvellement formées dans le midi de la Russie, l'émancipation spirituelle des juifs devint bientôt un fait accompli. Les jeunes gens affluaient aux écoles et s'adonnaient volontiers aux métiers manuels. Les écoles spéciales et les séminaires rabbiniques institués par le gouvernement arrachaient aux «Hedarim» et aux «Yeschiboth» des milliers d'élèves. La langue russe, négligée jusqu'alors, disputait maintenant la priorité au jargon et même à l'hébreu. Partout où le souffle des réformes économiques et politiques avait pénétré, l'émancipation faisait son chemin, sans presque rencontrer de résistance de la part du judaïsme traditionnel.
La capitale lithuanienne, Vilna, profondément éprouvée par l'insurrection polonaise de 1863 et tenue intentionnellement par le gouvernement à l'écart de toute réforme administrative ou politique, n'était plus le centre de la vie nouvelle des juifs russes. La «Jérusalem lithuanienne» avait déposé son sceptre, et s'était endormie pour longtemps dans ses rêves de la Haskala «sœur jumelle de la Foi». Vilna n'a jamais connu depuis d'excès de fanatisme, mais elle n'a pas connu non plus la vie intense et l'acharnement des luttes entre la Haskala et la Foi. Elle est restée la capitale de la tradition modérée et de l'opportunisme religieux.
En revanche, c'était maintenant la petite province et les centres talmudiques de la Lithuanie qui opposaient une résistance acharnée aux réformes nouvelles. Les pauvres lettrés, égarés dans ces coins obscurs à l'écart de la civilisation, étaient traités en hérétiques pernicieux. Rien n'arrêtait les fanatiques dans leurs persécutions, et ils eurent recours aux pires excès. Le peuple, trompé et plongé dans l'aberration, leur donnait raison et applaudissait. On lui fit croire que c'est aux principes mêmes du judaïsme que les réformateurs en voulaient, et tous comme un seul homme ils se levèrent contre eux.
L'antagonisme entre l'humanisme et le fanatisme religieux dégénéra en une lutte sans merci. La Haskala des premiers temps, la douce fille céleste des rêveurs d'autrefois, avait vécu. Les lettrés, qui se sentaient maintenant soutenus par les autorités et par l'opinion publique des centres éclairés, devinrent agressifs et s'attaquèrent de front au régime traditionnel. Ils étalent au grand jour, avec un réalisme cru, tous les maux qui rongeaient ce régime. Ils suivent l'exemple de la littérature russe réaliste du temps pour divulguer, flétrir, flageller et châtier tout ce qui est vieux et suranné, réfractaire à l'esprit moderne. C'est la littérature réaliste succédant à l'époque des romantiques.
Le signal fut donné par Abraham Mapou dans son roman de mœurs Aït Zaboua (L'Hypocrite), dont les premiers volumes parurent vers l'année 1860, à Vilna. Devant l'insolence croissante des fanatiques et l'urgence des réformes projetées par le gouvernement, le maître du roman hébreu se décida à descendre des hauteurs poétiques où planait sa rêverie pour se jeter dans la mêlée et appuyer de son autorité la campagne contre les obscurantistes. Déjà dans, ses romans historiques, surtout dans le dernier, il avait laissé percer son animosité contre les tartuffes du ghetto dissimulés dans la peau du faux prophète Zimri et de ses émules. Maintenant il allait les démasquer ouvertement et sans ménagement.
L'Hypocrite de Mapou est un grand roman en cinq volumes. Tous les types des fanatiques du ghetto y sont personnifiés avec une crudité réaliste. Le héros principal du roman est Rabbi Zadoc, hypocrite, pervers, débauché, criminel et sans scrupules, couvrant ses forfaits du manteau de la dévotion; c'est le prototype de tous les tartuffes du ghetto qui exploitent l'ignorance et la crédulité du peuple. Son principal émule, Gadiel, est un fanatique aveugle, persécuteur acharné de tous ceux qui ne suivent pas ses opinions, ennemi de la littérature hébraïque et poursuivant tous ceux qui osent lire les publications modernes. En passionné de la Haskala qu'il était, Mapou n'a pas épargné les couleurs pour noircir ces ennemis de la civilisation.
À côté des meneurs principaux trouvent place, dans ce roman, un grand nombre de héros qui personnifient chacun un type caractéristique de la province lithuanienne. Il pousse à fond le portrait de Gaal, parvenu ignorant qui domine la communauté et fait cause commune avec Rabbi-Zadoc et ses émules. La vénalité des fonctionnaires permet au parvenu sans cœur de commettre des actes arbitraires; il persécute tous ceux qui sont suspects de moderniser, et répand les crimes et la terreur autour de lui. Mapou a trop chargé ces types et a dépassé les limites de la vérité. Par contre, il devient plus indulgent et plus véridique, lorsqu'il nous dépeint la vie des humbles du ghetto.
Jerahmiel le «Batlan» est un type accompli. Le «Batlan» est une création inconnue en dehors du ghetto. C'est, en quelque sorte, le bohême de ce milieu. Il se distingue surtout par la bizarrerie et par le ridicule. Ce n'est pas qu'il n'ait pas étudié; loin de là. La plupart du temps, c'est un talmudiste érudit, mais sa naïveté, sa distraction et son manque de tout sens pratique le rendent incapable d'entreprendre quoi que ce soit. C'est un parasite, et c'est machinalement qu'il se joint aux ennemis du progrès.
—Le «Schadchan» (entremetteur matrimonial), type si fréquent et si influent dans le ghetto, est peint sur le vif. Malicieux, subtil, plein d'esprit, érudit même, il excelle dans l'art de rapprocher les partis et de dénouer les situations les plus compliquées.
Le type le plus sympathique du roman est celui du bourgeois honnête; c'est l'idéalisation par Mapou de cette classe si répandue de petites gens du commerce qui, à une profonde instruction talmudique, joignent un cœur ouvert à tous les sentiments généreux, et dont la compression du ghetto n'a pas réussi à pervertir le bon sens naturel et la moralité profonde.
Tous ces types sont des êtres réels, vivant et s'agitant. Sans doute, Mapou les a exagérés, et souvent du mauvais côté, mais ils n'en restent pas moins des types véridiques.
Par contre, il a moins réussi dans la création des types de Maskilim. La nouvelle génération, les éclairés, les amis de la civilisation sont des fantoches sans vie, sans personnalité aucune, qui ne parlent, ne s'agitent que pour glorifier la «céleste Haskala».
En somme, la conception de Mapou peut se résumer en ces deux termes:
Éclairé, donc bon, juste, généreux, etc.; fanatique, donc mauvais, hypocrite, débauché, lâche, etc.
Si le roman a des prétentions réalistes par le fond, il n'en est pas de même quant à la forme. L'hypocrite présente tous les défauts des romans historiques de Mapou, défauts qui, en l'occasion, acquièrent une plus grande gravité. Le style d'Isaïe et les envolées poétiques ne conviennent guère à ce sujet moderne et cadrent mal avec le milieu contemporain. Ici encore l'exemple de Mapou a été pernicieux pour ses successeurs.
Dans le cœur du roman on trouve une série de lettres écrites de la Palestine par un des héros, qui laissent voir l'enthousiasme de notre auteur pour la Terre-Sainte. Cette note sioniste imprévue dans cette œuvre purement moderne nous montre suffisamment l'âme du grand rêveur qu'il était.
Ce n'est qu'en l'année 1867, après l'apparition de ce roman, que A. Lebensohn a publié à Vilna son drame «Vérité et Foi», écrit vingt ans auparavant et dans lequel le Tartufe du ghetto joue également un grand rôle[59].
Dans la même année, un jeune écrivain, S.-J. Abramovitz, lança son roman réaliste «Haaboth vehabanim»[60] (Les Pères et les fils). Abramovitz avait déjà acquis une notoriété par sa publication d'une Histoire naturelle (Toldoth Hatéba) en quatre volumes, où il s'ingénie à créer une nomenclature zoologique complète en hébreu. Son roman réaliste, qui traite de l'antagonisme des pères croyants et des fils émancipés, et dont l'action se passe dans un milieu de Hassidim, est une œuvre manquée. Rien n'y révèle encore le futur maître, le fin satirique et l'admirable peintre de mœurs. Après avoir fait la fortune de l'idiome judéo-allemand par ses contes de la vie juive, il est revenu depuis une dizaine d'années à l'hébreu, dont il est un des écrivains les plus originaux. Ce qui distingue Abramovitz des écrivains contemporains, c'est son style. Abramovitz a été l'un des premiers qui aient introduit le style du Talmud et du Midrasch dans l'hébreu moderne. Il en est résulté un hébreu pittoresque, mélangé d'expressions talmudiques et empreint d'un charme spécial. Cet hébreu, tout en dérivant du style biblique, est on ne peut plus conforme à l'esprit et au milieu qu'il dépeint. Il se prête à merveille à la description de la vie et des mœurs des juifs de la Volhynie qui forme le fond de ses romans.
Tous ces créateurs du réalisme hébreu ont été dépassés par le poète J.-L. Gordon, qui personnifie à lui seul toute cette époque agitée.
J-L. Gordon.—La lutte contre le rabbinisme.
Juda-Léon Gordon (1830-1892) naquit à Vilna de parents aisés, pieux et relativement éclairés. Comme tous ses contemporains, il reçut une éducation rabbinique, sans pourtant négliger l'étude de la Bible et de l'hébreu classique. Il obtint des succès éclatants dans ses études, et tout faisait prévoir qu'il serait un jour un talmudiste éminent. Le discours scolastique qu'il prononça à l'occasion de sa 13e année le sacrait «Ilou.» La ruine de son père eut pour conséquence la rupture de ses fiançailles avec une fille de riche bourgeois, et l'empêcha de contracter le mariage.
Il put continuer librement ses études. Il revint à Vilna, le premier centre de la Haskala en Russie. La littérature hébraïque profane avait pénétré jusque dans la synagogue, sinon ouvertement, du moins en contrebande. Il dévora en cachette tous les nouveaux écrits qui tombèrent entre ses mains. C'était l'époque où Lebensohn père rayonnait dans tout l'éclat de sa gloire. Bientôt Gordon s'aperçoit que l'étude de l'hébreu ne peut suffire à la culture d'un homme instruit et, guidé par un parent lettré, il apprend l'allemand, le russe, le français et le latin. Il fut un des premiers écrivains hébreux connaissant à fond la littérature russe. Il s'occupa beaucoup de l'étude de la philologie et de la grammaire hébraïque et il était un des meilleurs connaisseurs de cette langue. Ses recherches linguistiques et ses innovations sont très précieuses.
La muse le hanta de bonne heure, et ses premiers essais poétiques lui valurent la bienveillance de Lebensohn père et l'amitié de son fils. Dans sa ferveur juvénile, il est un admirateur enthousiaste de Lebensohn père dont il se proclame le disciple. Mais c'est surtout de son fils Micha-Joseph qu'il procède. Un petit drame, consacré à la mémoire du poète, disparu à la fleur de l'âge, montre toute l'affection que Gordon éprouvait pour son aîné.
Cependant Gordon continue ses études. Il passe en 1852 ses examens de fin d'études au Séminaire rabbinique de Vilna, et il est nommé professeur d'une école gouvernementale juive à Ponivez, petite ville du district de Kovno. Il est tour à tour transféré d'une ville à l'autre dans ce même district. Vingt années de luttes contre les fanatiques et d'enseignement passées dans la province la plus obscure de la Lithuanie n'arrêtèrent pas son activité littéraire. En 1872, il est appelé à occuper le poste de secrétaire de la communauté de Saint-Pétersbourg et de la Société nouvellement créée pour la propagation de l'instruction parmi les juifs russes. Sa vie matérielle est désormais assurée par une situation indépendante. Dénoncé en 1879 comme conspirateur politique, il est arrêté et jeté en prison, ce qui lui cause un préjudice matériel et physique irréparable. Son innocence établie, il est remis en liberté et devient co-rédacteur du journal «Hamelitz», le plus répandu des périodiques hébreux de l'époque. Mais la maladie le minait sourdement, et il se mourait peu après.
Nous avons vu le jeune poète marchant sur la trace des deux Lebensohn. Ce n'est qu'en 1857 qu'il publia à Vilna son premier grand poème Ahabath David ou Michal[61], produit d'un esprit naïf et rêveur qui jure solennellement de «rester le serf de la langue hébraïque pour toujours et de lui consacrer toute sa vie.» «David et Michal» est le récit poétique de l'amour du berger pour la fille du roi. Le poète nous transporte aux temps bibliques. Il nous raconte comment la fille de Saül s'est éprise du jeune berger appelé pour distraire la mélancolie du roi. Puis c'est la jalousie naissante de Saül, qui prend ombrage de la popularité de David. Pour lui accorder la main de sa fille, il lui imposera des sacrifices surhumains et l'enverra à des morts certaines. David s'en tirera avec éclat et reviendra toujours vainqueur.
Le roi est dévoré par la jalousie la plus tyrannique et poursuit David de sa colère. David est obligé de fuir, et Michal est donnée à son rival. L'amitié de David et de Jonathan forme un tableau touchant. Enfin David triomphe, il est oint roi d'Israël. Il reprend Michal, l'amour est plus fort que son ressentiment, et il oublie la honte du passé. Mais la pauvre sacrifiée ne connaîtra pas les joies de l'enfantement. Elle sera stérile et mènera une vie solitaire. Vieille et oubliée, elle s'éteint le jour même de la mort de David.
Dans ce drame simple et candide, on sent nettement l'influence de Schiller et de Micha-Joseph Lebensohn. Cependant le sentiment réel de la nature et de l'amour font défaut chez notre poète. Ses descriptions de la nature ne sont que des décalques des romantiques. Poète du ghetto, il n'a connu ni la nature, ni l'amour, ni l'art[62]. Ses poésies érotiques sont peu personnelles. En revanche, par son style classique et la forme moderne et achevée de ses vers, il laisse loin derrière lui tous ceux qui l'ont précédé et il mérite, après la disparition du jeune Lebensohn, le premier rang parmi les poètes hébreux.
Dans «David et Barsilaï», le poète oppose la tranquillité de la vie du berger à la vie du roi. Les aspirations vers la vie rurale qui se sont fait jour au ghetto depuis les évocations rustiques des romans de Mapou et la fondation des colonies agricoles juives, ont heureusement inspiré le poète. Il nous montre le vieux roi accablé par les fatigues et trahi par son propre fils en face de la sérénité du vieux berger refusant les dons royaux.
Et David s'en alla régner sur les Hébreux,
Et Barsilaï s'en retourna paître ses troupeaux.
Ce qui fait le charme de ce petit poème, c'est la peinture de la campagne de Galaad. Il semble qu'en revivant le passé, les poètes hébreux aient souvent en une intuition admirable de la nature et de la couleur locale qui leur manquaient ordinairement. Osnath-bath-Potiphera est également remarquable par la couleur et l'ingéniosité de la restitution historique.
De cette époque date le premier volume des fables que le poète a publiées sous le nom de Mischlé Yehuda[63], qui forme le deuxième volume de l'édition complète de ses poésies et dont l'ensemble compose quatre livres. Ce sont des traductions ou plutôt des imitations d'Ésope, de La Fontaine, de Krylov, ainsi que des fables tirées du Midrasch. Elles se distinguent par un style concis et expressif et par une satire mordante.
La fable marque une transition dans l'œuvre de Gordon. Arraché au milieu indulgent et conciliant où il s'est développé, il se trouve face à face avec la triste réalité de la vie des juifs de la province. Le fanatisme intransigeant des rabbins, l'éducation arriérée donnée aux enfants qu'on maintenait dans l'ignorance, pesaient lourdement à son cœur de patriote et d'intellectuel. C'était l'époque où le libéralisme et la civilisation européenne avaient pénétré en Russie sous l'égide du tsar Alexandre II. Gordon rêvait pour ses coreligionnaires une situation analogue à celle dont jouissaient leurs frères d'Occident.
Ceux-ci avaient bien compris les exigences de leur temps, s'étaient libérés du joug du rabbinisme et s'étaient assimilés aux autres citoyens. Le gouvernement russe encourageait l'instruction des juifs et accordait des privilèges aux plus instruits. Les journaux nouvellement créés en hébreu s'étaient également rangés du côté des réformateurs. Gordon se jette délibérément dans la lutte. En poésie et en prose, en hébreu et en russe, il se fait le champion de la Haskala. Avec lui, la Haskala ne se borne plus à la culture de la langue hébraïque et aux dissertations spéculatives, mais elle devient une lutte ouverte contre l'obscurantisme, l'ignorance, la routine séculaire, contre tout ce qui barre le chemin de la civilisation. Puisque le gouvernement permettait aux juifs de participer à la vie sociale du pays, et qu'ils pouvaient désormais aspirer à un meilleur sort, la Haskala travaillera à les y préparer et à les en rendre dignes.
En 1863, après l'émancipation des serfs en Russie, Gordon lance ce cri vibrant: Hakitza Ami[64].
Debout! mon peuple! jusqu'à quand dormiras-tu? Vois, la nuit a disparu, le soleil luit partout. Depuis vingt siècles que de changements opérés, que de murs brisés!
Ne sommes-nous pas dans l'Europe civilisée?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Réveille-toi, ô mon peuple! ce pays, véritable Éden, te sera ouvert, ses fils t'accueilleront en frère. Tu n'as qu'à t'adonner avec confiance aux sciences et aux services publics.
Dans une autre poésie, le poète salue l'aube des temps nouveaux pour les juifs. Leur empressement à embrasser les carrières libérales leur fait augurer que bientôt leur émancipation sera complète.
Nous avons vu quelle résistance cette nouvelle phase de la Haskala avait rencontrée auprès des orthodoxes. Ceux-ci voyaient avec terreur les jeunes gens déserter les écoles religieuses et s'adonner aux études profanes. Les nouveaux séminaires rabbiniques étaient considérés par eux comme des foyers d'athéisme.
Ils ne pouvaient plus lutter ouvertement puisque le gouvernement était du côté des réformateurs, mais ils se cantonnèrent dans une résistance passive. Dans cette lutte, comme nous l'avons déjà dit, Gordon occupe la première place. Désormais il sera animé par une seule idée, celle de la lutte contre les ennemis de la lumière. Sa satire âpre et mordante, sa plume acerbe et vengeresse, il les mettra au service de cette cause. Ses poèmes historiques même s'en ressentiront. Il profitera de toutes les occasions pour fustiger les rabbins et les conservateurs.
Bein Schinei Arayoth, «Entre les crocs des lions», est un poème historique dont le sujet est emprunté aux guerres judéo-romaines. Le héros, Siméon le zélote, est amené en captivité par Titus. Au moment de succomber dans l'arène, ses yeux rencontrent ceux de sa bien-aimée Marthe, vendue comme esclave, et tous deux meurent en même temps.
Un grand souffle poétique et un profond sentiment national font de ce poème un chef-d'œuvre. Mais le poète ne s'arrête pas là. Il profite de l'occasion qui lui est donnée pour s'attaquer aux origines même du rabbinisme, dans lequel il voit la cause du péril de la nation.
Malheur à toi, Israël! tes maîtres ne t'ont pas enseigné comment conduire la guerre avec habileté et tactique.
La révolte et l'audace ne peuvent rien sans la discipline et l'intelligence guerrière.
Certes, pendant de longs siècles ils t'ont instruit, ils fondèrent des écoles.
À quoi ont-ils abouti, sinon à semer le vent, à cultiver le rocher?...
Ils t'ont instruit à aller à l'encontre de la vie, à t'isoler entre des murailles de préceptes et de prescriptions, à être mort sur la terre, vivant dans les deux, à rêver éveillé et à parler en état de sommeil.
C'est ainsi que ton esprit s'est évanoui, que ta force s'est desséchée, et que la poudre des scribes t'a enseveli à l'état de momie vivante...
Malheur à toi, Jérusalem la perdue!
Mais, s'il accuse le rabbinisme de tous les maux du peuple juif, il ne s'ensuit pas qu'il justifie l'invasion romaine. Toute sa haine s'élève contre Rome, l'ennemie séculaire du judaïsme. Il ne lui épargne pas son mépris au nom de l'humanité et de la justice. D'abord c'est Titus, «délices du genre humain», qu'il nous présente, préparant à son peuple des spectacles nobles et sanguinaires et se réjouissant à la vue du sang innocent qui coule dans l'arène. Puis c'est à Rome qu'il s'en prend, «au grand peuple qui domine les trois quarts de l'univers, la terreur du monde, dont le triomphe ne connaît plus de bornes, depuis qu'il a remporté la victoire sur un peuple destiné à périr et dont le territoire ne mesure que cinq heures de marche.» Enfin son cœur juif se révolte contre «les belles matrones suivies de leurs servantes, dont l'âme tendre va se réjouir aux spectacles sanguinaires de l'arène.»
Dans Bimezouloth Yam (Dans les profondeurs de l'Océan), le poète fait revivre un épisode terrible de l'exode des juifs d'Espagne (1492). Les fugitifs se sont embarqués sur des bateaux de corsaires qui les exploitent sans pitié. La cupidité des corsaires est insatiable. Après les avoir dépouillés de tout ce qu'ils possèdent, ils les vendent comme esclaves ou les jettent dans les flots. Le même sort attend un groupe d'exilés réfugiés sur un bateau. Mais le capitaine s'est soudainement épris de la fille d'un rabbin d'une rare beauté. Pour sauver ses compagnons, elle feint d'agréer les déclarations du capitaine qui promet de débarquer les passagers sains et saufs sur la côte. Il tient parole, mais il garde auprès de lui la jeune fille et sa mère. Une fois loin du rivage, pour ne pas céder aux désirs du corsaire, la jeune fille et sa mère se précipitent dans la mer en adressant leurs prières au Ciel. Ce poème est un des plus beaux de Gordon. L'indignation et la douleur lui inspirent ces vers puissants:
La fille de Jacob est exilée de toute l'étendue de l'Espagne. Le Portugal aussi la repousse. L'Europe montre la nuque à ces malheureux. Elle leur destine la tombe, le martyre, l'enfer... Leurs ossements sont éparpillés sur les rochers africains. Leur sang abreuve les rives de l'Asie... Et le Juge du monde ne se montre pas. Et les larmes des opprimés ne sont pas vengées.
Ce qui révolte surtout le poète, c'est l'idée que jamais ces opprimés n'auront leur revanche et que tous ces crimes demeureront impunis.
Israël, tu ne seras jamais vengé!... Tes persécuteurs triomphent partout! L'Espagne n'a-t-elle pas découvert le Nouveau-Monde le jour même où elle t'a expulsé? Et le Portugal n'a-t-il pas trouvé la route des Indes? Là aussi il a ruiné le pays qui avait accueilli les réfugiés[65].
Et l'Espagne et le Portugal sont toujours debout!
Mais si la vengeance n'est pas permise aux juifs, qu'une haine implacable s'empare de tous les cœurs et que jamais elle ne s'apaise.
Léguez pour l'éternité à vos enfants, adjurez vos descendants, grands et petits, de ne jamais retourner dans le pays scellé de ton sang. Que leur pied jamais ne foule la presqu'île des Pyrénées.
Le désespoir, la désolation du poète se concentrent dans les dernières strophes, où il raconte comment la jeune fille et sa mère se sont jetées dans l'eau.
Seul le regard du Monde, silencieux à travers les nuages, l'œil, témoin de la fin de toutes choses, contemple la fin de ces milliers d'êtres sans laisser couler une seule larme.
Son dernier poème historique, «Le roi Sédécie en prison», date d'une époque où le scepticisme du poète s'est affermi. Ce sont les tendances morales l'emportant sur la politique qui ont amené, selon Gordon, l'État juif à sa perte. Ce n'est plus au rabbinisme, mais c'est aux principes même du Judaïsme des prophètes qu'il s'attaque. Ces idées, il les mettra dans la bouche du roi de Juda captif de Nabuchodonosor: les revendications du pouvoir politique contre les prétentions moralistes des prophètes.
Le roi passe en revue tous ses malheurs, et il se demande à quelle cause il doit les attribuer.
Est-ce parce que je ne me suis pas soumis à la volonté de Jérémie? Mais qu'est-ce que le prêtre d'Anatole voulait au juste?
Non, le roi ne peut admettre que:
La Ville serait encore debout si le sabbat n'avait pas été violé.
Le prophète proclame la suprématie de la lettre et de la Loi primant le travail et l'art guerrier, mais
un peuple de rêveurs et de visionnaires peut-il subsister un seul jour?
Mais le roi ne s'arrête pas à ces idées de révolte. Il se rappelle trop bien l'histoire de Saül et de Samuel, où le roi fut châtié pour avoir désobéi aux caprices des prophètes. Il constate que «tel est le triste sort de tout chef d'Israël.»
Hélas! Je vois que les paroles du fils de Hilkia arriveront irrémédiablement. La loi survivra à la ruine du royaume. Le livre, la parole, succèderont au sceptre royal. Je prévois tout un peuple de docteurs, de lettrés, affaibli et dégénéré.
Cette conception étonnante, déconcertante du peuple-prophète, Gordon la gardera jusqu'au bout. Mais puisque la Loi a tué la nation et qu'une fatalité cruelle pèse sur le peuple du Livre, ne vaut-il pas mieux libérer les individus des chaînes de la foi et affranchir les masses des minuties religieuses qui lui barrent le chemin de la vie? Ce sera la besogne à laquelle Gordon vouera le reste de sa vie.
Dans une poésie dédiée à Smolensky, le rédacteur de Haschahar (L'Aurore), à l'occasion de la réapparition de sa revue, le poète épanche toute son âme désolée et indique la nouvelle voie dans laquelle il va s'engager:
Jadis, certes moi aussi j'ai chanté l'amour, les plaisirs, l'amitié, j'ai annoncé des jours de fête, de liberté et d'espérance. Les cordes de ma lyre vibraient d'émotion...
Et voilà que «l'Aurore» reparaît: je vais accorder ma harpe pour saluer l'aube du matin...
Hélas, je ne suis plus le même, je ne sais plus chanter. De mauvais rêves ont troublé mes nuits. Ils m'ont montré mon peuple face à face... Ils m'ont montré mon peuple dans tout son abaissement, ses blessures insondables. Ils m'ont montré l'iniquité, la source de tous ses maux.
J'ai vu ses meneurs égarés et les maîtres qui l'ont trompé. Mon cœur saigne de douleur. Les cordes de ma lyre ne résonnent plus qu'en lamentations.
Depuis je ne chante plus la joie ni la consolation; je n'espère plus la lumière et je n'attends pas la liberté. Je chante des jours sombres et je prédis un esclavage éternel, l'avilissement sans fin. Et des cordes de ma lyre jaillissent des larmes sur la ruine de mon peuple.
Depuis, ma poésie est noire comme le corbeau, ma bouche remplie d'injures et de plaintes. Elle gémit et se fait l'écho de la ruine du Mont Héreb. Elle crie contre les mauvais bergers, contre le peuple ignorant.
Elle raconte à Dieu, au genre humain, les misères dégradantes de la vie au jour le jour..., l'âme pénétrant jusque dans l'abîme du mal...
Mais le patriotisme du poète l'emporte sur son découragement:
Par pitié pour mon peuple, par compassion pour lui, je dirai à ses bergers leurs crimes, à ses maîtres leurs erreurs...
Y réussira-t-il? tout espoir n'est-il pas perdu? Peu importe? il accomplira son devoir jusqu'au bout:
Que les blessés avisent, ils seront peut-être guéris. Il y aura peut-être un remède à leurs maux s'ils ont encore assez d'énergie vitale...
Le poète a tenu sa parole. Dans une série de poèmes satiriques, de fables et d'épîtres, il dévoile les misères morales qui rongeaient la société juive des pays slaves. C'est la description réaliste la plus exacte et la plus sentie de ce milieu étrange, invraisemblable, existant pourtant et défiant tout. Gordon est descendu jusqu'au tréfonds de ces consciences, il en connaît les secrets les plus intimes. Il a saisi sur le vif les mœurs singulières de cette société et les rend telles quelles. Il connaît aussi toute l'ignominie de quelques-uns des personnages qui la dirigent et il a sondé leur cerveau borné et retors. Son cœur se soulève à l'évocation de ce spectacle douloureux et il souffre des malheurs de son peuple.
Avec cette nouvelle direction de son esprit, sa manière poétique change également. Il ne fait plus de l'art pour l'art, la pureté classique ne l'occupe plus. Avant tout, c'est une œuvre de lutte et de propagande qu'il poursuit. Son style devient plus réaliste. Il s'est imprégné de termes et d'expressions talmudiques, ce qui le rend plus conforme à l'esprit du milieu dont il s'occupe et plus propre à la description de ce monde essentiellement rabbinique. Mais Gordon n'abuse jamais des talmudismes; il garde en tout la juste mesure. Il faut savoir goûter ce style tour à tour fin et mordant, vibrant et énergique. Gordon y a montré tout son talent, tout son génie créateur. C'est de l'hébreu purement moderne, élégant et expressif. Il ne le cède en rien à l'hébreu classique.
La condition sociale de la femme juive, si triste dans le ghetto, a inspiré à Gordon le premier de ses poèmes satiriques. Ce poème est intitulé «Le point sur l'i» ou plus littéralement «Le jambage du iod» (Kotzo schel-iod)[66].
Ô toi, femme juive, qui connaît ta vie? Obscurément tu es venue au monde et obscurément tu t'en vas.
Tes chagrins, tes joies, tes espoirs, tes désirs naissent en toi et meurent avec toi....
Tous les biens de la Terre, les plaisirs, les jouissances ont été créés pour les filles d'autres nations. La vie de la juive n'est que servitude, peines éternelles. Tu conçois, tu enfantes, tu allaites et tu sèvres, tu cuis, tu fais la cuisine et tu te flétris avant l'âge.
Tu as beau avoir un cœur sensible, être belle, douce, intelligente:
La loi est là implacable, elle le dégrade vis-à-vis de ton mari.
Tes charmes sont des tares, tes dons, tes damnations; en mettant les choses au mieux tu n'es qu'une poule pour élever des poussins!
La femme juive a beau aspirer à la vie, à la science, rien de tout cela ne lui est accessible.
La plante divine dépérit dans le désert sans avoir vu la lumière.
Avant de l'avoir instruite, d'avoir cultivé son esprit, elle est mariée, même mère.
Avant d'avoir appris à être la fille de ses parents, elle est épouse et mère de ses propres enfants....
Fiancée, connais-tu au moins celui à qui on te destine? L'aimes-tu? L'as-tu vu seulement?—Aimer! malheureuse! ne sais-tu pas que l'amour est interdit au cœur de la juive?
Quarante jours avant ta naissance ton sort a été décidé[67].
Couvre ta tête, coupe tes nattes. À quoi bon regarder celui qui est à tes côtés? Est-il bossu ou borgne, jeune ou vieux? Qu'importe! Ce n'est pas toi qui choisis, mais tes parents; tu passes d'une main à l'autre comme une marchandise.
Esclave de ses parents, esclave de son mari, il ne lui est même pas donné de goûter paisiblement les joies maternelles. Des malheurs imprévus l'assaillent et l'abattent sans cesse. Son mari sans éducation, sans profession, souvent même sans cœur, après avoir mangé les années de pension traditionnelle à la table des parents de sa femme, se trouvera tout à coup aux prises avec la vie. S'il n'a pas la chance de réussir, il se lassera vite, il abandonnera sa femme et ses enfants, et s'en ira au loin sans même donner signe de vie. Elle restera une «Agouna», une abandonnée, veuve sans l'être, la malheureuse des malheureuses.
C'est là l'histoire de toute femme juive, c'est aussi l'histoire de la belle Bath-Schoua.
Bath-Schoua est une admirable créature, dotée par la nature de toutes les qualités. Belle, intelligente, pure, bonne et charmante, elle s'entend à merveille aux soins du ménage. Elle est admirée par tout le monde, jusqu'au chétif Porousch (sorte d'ermite studieux volontaire) qui se cache derrière la grille qui sépare le compartiment réservé aux femmes à la synagogue, pour la regarder. Hélas, cette fleur est fiancée par son père à un certain Hillel, être chétif, vilain, stupide et antipathique. Mais il possède par cœur tous les in-folios du Talmud, et c'est tout dire. On célèbre le mariage. Le couple mange pendant trois ans à la table des beaux-parents; deux enfants naissent de cette union. Le père de Bath-Schoua perd sa fortune, et Hillel est obligé de chercher à gagner sa vie. Mais cet homme incapable ne trouve rien. Il part pour les pays étrangers, et jamais plus on n'entend parler de lui. Bath-Schoua reste seule avec ses deux enfants. Sans se décourager, elle gagne péniblement son pain. Tout son amour, elle le reporte sur ses enfants qu'elle s'efforce de parer et d'habiller comme les enfants des riches.
Sur ces entrefaites arrive dans la petite ville un jeune homme nommé Fabi. Juif moderne, il est instruit et intelligent, beau et généreux. Il s'intéresse à la jeune femme, en devient amoureux. Bath-Schoua n'ose croire à son bonheur. Cependant un obstacle infranchissable s'oppose à leur union. Bath-Schoua n'est pas divorcée, on ne sait pas non plus si son mari est mort. Fabi, plein d'énergie, se met à la recherche de l'époux disparu. Il le découvre et, moyennant finances, il lui arrache un divorce pour sa femme. L'acte officiel en règle et légalisé par l'autorité rabbinique est envoyé à la femme. Hillel s'embarque pour l'Amérique et son navire fait naufrage.
Bath-Schoua pourra donc enfin jouir du bonheur qu'elle a tant mérité! Hélas, non, la fortune, dans la personne de Rabbi Vofsi, la trahit encore une fois. Ce rabbin est un pharisien rigide; une peccadille lui suffit pour annuler l'acte de divorce. Le mot Hillel y était mal orthographié, selon l'autorité de certains commentateurs. Après le Hé il manquait un Iod. Ainsi le bonheur entrevu par Bath-Schoua est détruit à tout jamais.
Ce malheur n'est pas unique dans son genre; les Bath-Schoua sont légion dans le ghetto. Il y en a d'autres non moins poignants pour des motifs aussi futiles.
Dans un autre poème qui porte le titre: Asaka Derispak (Pour une bagatelle)[68], le poète raconte comment, par la faute d'un malheureux grain d'orge égaré dans la soupe du repas de Pâque, d'où tout aliment fermenté doit être exclu, la paix d'un ménage fut troublée. Affolée et rongée par le remords d'avoir servi cette soupe suspecte, la pauvre femme court chez le Rabbin, qui déclare qu'elle a fait manger aux siens des mets interdits et que la vaisselle dans laquelle ces mets ont été servis doit être brisée. Mais le mari, simple cocher, ne l'entend pas ainsi. Il fait retomber sa colère sur sa femme. La paix du foyer est troublée, et finalement il répudie sa femme. Le poète fulmine contre les rabbins et contre leur interprétation étroite et insensée des textes.
Nous avons été esclaves au pays d'Égypte.
Ne le sommes-nous pas encore? Nous sommes liés par des chaînes d'absurdités, par des cordes de stupidités, par toutes sortes de préjugés.... Certes les étrangers ne nous oppriment plus, mais nos oppresseurs sont issus de nous-mêmes. Nos mains ne sont plus liées, mais notre âme est enchaînée....
Un tableau de mœurs sombre et grandiose, une peinture exacte de la domination inique et arbitraire exercée par le Cahal, l'idéalisation du Maskil, impuissant à lui seul à lutter contre toutes les forces réactionnaires coalisées, voilà ce que nous trouvons dans le dernier grand poème satirique de Gordon intitulé: «Les deux Joseph-ben-Simon». Nous y voyons comment le jeune talmudiste, épris des sciences et de la littérature moderne, est persécuté par les fanatiques. Ne pouvant leur résister, il est obligé de s'expatrier. Il s'en va vers l'Italie. La renommée de S. D. Luzzato a attiré à l'université de Padoue nombre de jeunes gens russes avides de savoir. Là Joseph-ben-Simon poursuit parallèlement des études rabbiniques et médicales.
Enfin, ses efforts sont couronnés de succès, et il rêve de retourner dans son pays pour consacrer ses efforts au relèvement matériel et moral de ses frères. Déjà il se voit à la tête de sa communauté, guérissant l'âme, guérissant le corps, redressant les torts, introduisant des réformes, et apportant un souffle nouveau dans les membres desséchés du judaïsme. À peine est-il arrivé dans sa ville natale qu'il est arrêté et jeté en prison. Le Cahal avait délivré un passeport à son nom à un fils de cordonnier, misérable individu, bandit et voleur. Un crime d'assassinat pèse sur ce dernier, et c'est l'innocent qui va expier pour le coupable. Le vrai Joseph-ben-Simon a beau protester de son innocence, le chef du Cahal, devant lequel il est amené, déclare qu'il n'y a pas d'autre Joseph-ben-Simon et que c'est lui le coupable.
La petite ville est décrite avec exactitude. Nous sommes sur la place publique, la place du marché. Toutes les ordures y sont jetées, et une puanteur atroce s'en dégage. La synagogue touche à cette place, édifice sordide tombant en ruines. «La boue et la saleté limitent la sainteté», mais Dieu ne s'en formalise pas, «il est trop haut placé pour que cela l'incommode.» Mais la plus grande impureté, l'infection morale émane de la petite pièce attenante à la synagogue: c'est la chambre du Cahal. C'est là que se trame le crime et l'injustice; l'arbitraire et la vénalité s'y étalent impudiquement. Le Cahal détient les registres du service militaire, il délivre les passeports; toute la ville est à sa merci. C'est là que les tartufes du ghetto exercent leur pouvoir funeste, que la veuve est spoliée, l'orphelin maltraité, et livré, avec le malheureux qui a osé aspirer à la lumière, au service militaire en remplacement de l'enfant du riche. C'est le domaine où règne, tout puissant et craint, le très vénéré rabbi Schamgar-ben-Anath, parvenu stupide et féroce.
La vie de sacrifices et de privations que mènent les étudiants juifs qui s'en vont chercher l'instruction à l'étranger, inspire à Gordon un des plus beaux passages de son poème. En somme, ces jeunes gens ne font que se conformer à la tradition juive. Ils sont les continuateurs de ceux qui, autrefois, bravaient la faim et le froid sur les bancs des «Yeschiboth».
Qu'il est puissant, le désir de savoir dans le cœur des adolescents du peuple humilié! C'est le feu ininterrompu brûlant sur l'autel!
Arrêtez-vous aux routes menant à Mir, Eischischok et Volosjine[69].
Voyez ces chétifs adolescents allant à pied.
Où se dirigent leurs pas? Que vont-ils chercher?—Ils vont dormir sur la terre nue, mener une vie toute de privations....
Il est dit: «La Thora n'est donnée qu'à celui qui se tue pour elle.»
Ou bien:
Allez dans n'importe quelle université de l'Europe: le sort des étudiants juifs étrangers n'est pas meilleur. Les Russes sont fiers de la gloire d'un Lomonossof qui, de fils d'un pauvre moujik, est devenu une lumière de la science. Combien sont nombreux les Lomonossof de la rue des juifs!...
Et le poète s'écrie dans un élan de patriotisme:
Mais qu'est-ce que tu es en somme, ô peuple d'Israël, sinon un pauvre «bohour» parmi les peuples, mangeant un jour chez l'un, un jour chez l'autre!
Tu as allumé la lumière divine pour tout le monde. Pour toi seul, le monde est obscur. Ô peuple, esclave des esclaves, éperdu et méprisé.
Avec ce poème nous terminons l'analyse des poèmes satiriques de Gordon. Nulle part mieux que dans ce poème, il ne fait ressortir les rêves, les aspirations, les luttes des Maskilim contre le régime arriéré et le gâchis moral et matériel dans lequel croupissait le judaïsme des peuples slaves.
À ce même ordre d'idées se rattachent la plupart des tables originales contenues dans ses «Petites fables pour les grands enfants». Ces fables sont écrites dans un style alerte et expressif. La critique fine et railleuse et la profonde philosophie dont elles sont imprégnées font de ces fables une des plus belles productions de la littérature hébraïque.
À cette même époque se rapportent les deux volumes de contes publiés par Gordon. Ils ont également trait à la vie et aux mœurs des juifs de la Lithuanie et à la lutte des modernes et des anciens. Comme conteur, Gordon est inférieur au poète. Mais sa prose conserve toute la finesse de son esprit et la justesse de ses observations. Dans tous les cas, ces contes ne sont pas quantité négligeable dans la littérature hébraïque.
La réaction, qui a suivi vers 1870 le grand souffle de réformes sociales et d'espérances non réalisées, affecta profondément le poète dans le meilleur de son être. Le gouvernement a mis des entraves à la marche en avant des juifs, la masse est restée enfoncée dans son fanatisme, et les éclairés eux aussi ont manqué à tous leurs devoirs. Désillusionné, il n'espère plus en rien. Il ne peut pas partager l'optimisme de Smolensky et de son école. Un instant il s'arrête pour voir le chemin parcouru. Il ne voit rien, et il se demande avec angoisse:
Pour qui ai-je donc peiné?
Mes parents, fidèles à la loi, ennemis de la science, du bon sens, n'aspirent qu'au négoce et qu'à l'observance religieuse.
Nos intellectuels dédaignent la langue nationale et n'ont d'amour que pour la langue du pays.
Nos filles, si gracieuses, sont tenues dans l'ignorance absolue de l'hébreu...
Et la nouvelle génération va toujours de l'avant! Dieu sait jusqu'où elle ira... Peut-être jusqu'au point d'où elle ne reviendra plus...
Ce n'est donc qu'à une poignée d'élus, d'amateurs—les seuls qui ne méprisent pas, qui comprennent et approuvent le poète hébreu...
C'est à vous que j'apporte mon génie en sacrifice et c'est devant vous que je verse mes larmes... Qui sait si je ne suis pas le dernier de ceux qui ont chanté Sion, et si vous aussi, vous n'êtes pas nos derniers lecteurs?
Nous retrouvons cet état d'âme pessimiste dans tous les derniers écrits de Gordon. Même après les événements de 1882, lorsque la résurrection des haines et des persécutions d'autrefois a jeté le désarroi dans le camp des émancipateurs et a poussé les plus fervents champions anti-rabbiniques comme Lilienblum et Braudès à arborer le drapeau du Sionisme, seul Gordon ne se laissa pas entraîner par ce courant. Son scepticisme ne lui permettait pas de partager les illusions de ses amis convertis au sionisme.
Tout son mépris pour les tyrans, sa compassion pour la nation injustement opprimée, il l'exprime dans sa poésie Ahoti Ruhama qui porte le titre: À l'honneur de la fille de Jacob violée par le fils de Hamor.
Pourquoi pleures-tu, ma sœur affligée?
Pourquoi cette désolation de l'esprit, cette anxiété du cœur?
Si des larrons t'ont surprise et ont violé ton honneur; si la main des malfaiteurs l'a emporté sur toi.
Est-ce ta faute, ma sœur affligée?
—Où porterai-je ma honte?
—Où est ta honte, puisque ton cœur est pur, chaste?...
Lève-toi, étale ta blessure, que le monde entier voie le sang d'Abel sur le front de Caïn. Que le monde sache comment on te torture, ma sœur affligée!
Ce n'est pas sur toi, c'est sur tes oppresseurs que la honte retombe.
Ta pureté n'a pas été maculée par leur souillure... Tu es blanche comme la neige, ma sœur affligée.
Puis le poète semble presque regretter ses efforts d'autrefois pour rapprocher les juifs des chrétiens.
Ce qui t'arrive me soulage cependant. Longtemps j'ai supporté toutes les injustices; j'étais resté fidèle à mon pays, j'espérais en des jours meilleurs. J'ai tout subi... Mais ton déshonneur, ma sœur chérie, je ne le puis.
Mais que devenir? où aller? La Palestine turque ne tente pas trop l'esprit du poète. Il croit encore à l'existence de pays «où la lumière éclaire également tous les êtres humains, où l'homme n'est pas humilié pour son origine et pour sa foi». C'est là qu'il invite ses frères à aller chercher un asile, «jusqu'au jour où notre Père là-haut aura pitié de nous et nous rendra à notre ancienne mère.»
À cette époque agitée où Pinsker lance son manifeste: Auto-émancipation, Gordon écrit sa poésie: Le troupeau de Dieu.
Vous demandez ce que nous sommes. Je vous dirai: Nous ne sommes ni une nation, ni une communauté religieuse. Nous sommes un troupeau—le troupeau saint de Jéhova dont toute la Terre est l'autel. Nous y montons comme holocaustes envoyés par les autres ou comme victimes liées par les préceptes de nos propres rabbins. Un troupeau en plein désert, des brebis dévorées sans cesse par les loups. Nous crions... vainement, nous nous lamentons... en pure perte. Le désert nous enferme de tous côtés. La terre est de cuivre, les cieux sont d'airain.
Certes, ce n'est pas un troupeau ordinaire que nous formons. Nous survivons à toutes les hécatombes. Mais en sera-t-il toujours ainsi?
Un troupeau dispersé, indiscipliné, sans lien aucun; nous sommes le troupeau de Jéhova!
Ce n'est pas que l'idée de la renaissance nationale d'Israël ait déplu au poète. Loin de là, le sionisme ne peut que charmer son cœur juif. Mais il croit qu'il n'est pas encore temps. Il y a, selon lui, une œuvre d'affranchissement religieux à accomplir avant de songer à reconstituer l'État juif. Il a soutenu cette idée dans une série d'articles publiés dans le Melitz, qu'il rédigea à cette époque.
Les dernières années de sa vie furent tragiques, touchantes. Le cœur déchiré, il fut témoin de la situation intenable faite par le gouvernement à des millions de ses frères. Il y fait allusion, dans sa fable: Adoni-Besek, que nous reproduisons intégralement pour donner une idée des fables de Gordon[70]:
Dans un palais somptueux, au milieu d'une vaste salle embaumée et drapée d'étoffes égyptiennes, une table est dressée, servie des meilleures choses. Adoni-Besek fait son repas de midi. Ses maîtres de service se tiennent chacun à sa place: l'échanson, le maître boulanger et le cuisinier. Les eunuques, les esclaves courent et viennent, apportant des mets délicieux et des friandises variées. Ils apportent du rôti, du bouilli, de la chair de divers animaux et oiseaux.
Sur le parquet se vautrent des chiens insolents, la gueule béante, guettant de tous leurs sens les reliefs que leur maître leur jette.
Sous la table gisent également soixante-dix rois captifs. Leurs pouces et leurs gros orteils sont coupés. Pour apaiser leur faim, ils sont obligés de disputer les reliefs aux chiens.
Adoni-Besek a fini son repas. Maintenant il s'amuse à jeter des os aux êtres qui gisent sous la table. Tout à coup on entend un vacarme, les chiens aboient, et mordent leurs voisins qui leur ont pris les morceaux qui leur étaient destinés.
Les rois mordus se plaignent alors au Maître: «Ô roi, regarde notre martyre et délivre-nous de tes chiens....» Adoni-Besek leur répond: «Mais c'est vous qui êtes les coupables et ce sont eux qui ont raison. Pourquoi leur causez-vous du tort?»
Les rois lui répondent avec amertume:
—Ô roi, est-ce notre faute si nous avons été réduits à ramasser les miettes de la table avec les chiens? C'est toi qui t'es élevé contre nous, qui nous a écrasés de ta main puissante, démembrés et enchaînés dans ces cages. Nous ne sommes plus en état de travailler ni de chercher notre nourriture. Pourquoi ces chiens auraient-ils raison de mordre et d'aboyer? Que les hommes de justice—s'il en reste encore de notre temps—se lèvent; que celui dont le cœur a été touché par Dieu vienne juger entre nous et ceux qui nous mordent: lequel de nous est le bourreau et lequel la victime...?
Une grande satisfaction morale fut réservée au poète à la fin de ses jours. Les notabilités juives de la capitale avaient organisé une fête pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de l'activité littéraire de Gordon. À cette réunion il fut décidé qu'on publierait une édition de luxe des poésies de Gordon. Cette glorification inattendue arrache à son cœur attendri une dernière note optimiste. Il rappelle le serment qu'il a fait jadis de rester fidèle à l'hébreu, et raconte les déboires et les misères auxquels est en butte le poète qui écrit dans une langue morte, destinée à l'oubli. Puis il salue les jeunes «dont nous désespérions et qui reviennent, et l'aube de la renaissance de la langue hébraïque et du peuple juif.»
Cependant Gordon ne participa jamais à cette renaissance de pleine foi. Il est resté le poète de la misère et du désespoir.
La mort de Smolensky lui arrache la note désolée qui peut être considérée comme le testament du poète du ghetto. Il compare le grand écrivain au peuple juif et il se demande:
Qu'est-il, en somme, tout notre peuple et sa littérature?
Un géant abattu gisant à terre.
La terre tout entière est sa sépulture; et ses livres?—l'épitaphe de son monument funéraire....
Réformateurs et conservateurs—Les deux extrêmes.
Pour avoir été le plus distingué, Gordon ne fut pas le seul représentant de l'école hébraïque anti-rabbinique. Le déclin du libéralisme officiel, la déception des rêves égalitaires poussèrent tous les esprits cultivés, qui jusque-là n'aspiraient qu'à s'émanciper au dehors et à s'assimiler aux autres, et qui, tout d'un coup, virent les horizons de liberté et de justice se refermer devant eux, à transporter leur ambition et leur activité dans le sein même du judaïsme. Les transformations économiques subies par la classe bourgeoise et l'influence de la littérature russe réaliste et utilitaire de l'époque n'ont pas moins contribué au revirement qui s'était opéré dans le camp des Maskilim. Les lettrés de la petite ville russe et de la Galicie, ceux qui arrivaient au milieu du peuple et connaissaient sa misère quotidienne, constatèrent combien cette masse était désarmée contre la ruine morale et économique qui la menaçait, et combien les restrictions religieuses et l'ignorance mettaient d'obstacles à un changement dans leur condition. Aussi se mirent-ils à préconiser des réformes pratiques et radicales.
En matière religieuse, ils réclamaient avec Gordon l'abolition de toutes les restrictions qui pesaient sur le peuple et la réforme radicale de l'enseignement confessionnel.
Dans la vie pratique, c'est vers les métiers manuels, les sciences techniques, l'agriculture, qu'ils voulaient orienter leurs frères. De plus, ils voulaient répandre très-largement l'instruction primaire moderne. Le gouvernement regardait ces efforts d'un bon œil, et sous son égide se constitua la Société pour la propagation de l'instruction parmi les juifs en Russie, dont le siège central est à St-Pétersbourg. Ainsi appuyés, les lettrés pouvaient faire de la propagande ouverte et porter la lumière dans les coins les plus reculés du pays. La presse hébraïque nouvellement créée rivalisait de zèle dans cette action bienfaisante.
Le foyer le plus indépendant de la propagande anti-religieuse se trouvait à Brody en Galicie. De là il envoyait ses rayons en Russie. C'est de là que la revue Hahaloutz (le Pionnier), fondée par Erter et Schorr en 1853 et publiée à Lernberg, menait une propagande éclatante contre les superstitions religieuses et ne craignait pas de s'attaquer à la tradition biblique elle-même. Son collaborateur le plus hardi était, outre son vaillant directeur, Abraham Krochmal, le fils du philosophe. Savant et penseur subtil, il a introduit la critique biblique dans la littérature hébraïque. Dans ses ouvrages[71], ainsi que dans ses articles parus dans le «Haloutz» et dans le «Kol» de Radkinson, il conteste même le caractère divin de la Bible et il réclame des réformes radicales dans le Judaïsme. Ses écrits déchaînèrent un mouvement d'opinion considérable. Les plus modérés des orthodoxes eux-mêmes ne purent voir d'un œil tranquille de tels blasphèmes. Krochmal, le savant Geiger, ainsi que tous ceux qui faisaient de la critique biblique, furent mis par eux en dehors du Judaïsme.
En Lithuanie on n'en était pas encore arrivé là. Les difficultés de la vie n'étaient pas propices à l'éclosion d'une école purement scientifique ni aux discussions théoriques. D'ailleurs les centres scientifiques faisaient totalement défaut, et la censure ne badinait pas sur l'article de la foi. Un nouveau mouvement foncièrement réaliste et utilitaire se dessine. On commence par protester contre l'idéologie vide de la presse et de la littérature hébraïque. En 1867, Abraham Kovner, polémiste ardent, publia son Cheker Dabar (Parole critique), où il prend violemment à partie la presse et les écrivains hébreux qui, au lieu de s'occuper des exigences réelles de la vie, font fleurir la rhétorique et les jeux d'esprit futiles. Dans la même année, A. Paperna publie son essai de critique littéraire, et le jeune Smolensky attaque, dans une étude parue à Odessa, Letteris, pour sa fausse traduction de Faust en hébreu. Un nouveau vent de réalisme et de critique souffle partout.
Le représentant le plus caractéristique de ce mouvement réformateur était Moïse Leib Lilienblum, originaire du gouvernement de Kovno.
Esprit logique et sobre, dénué de toute sentimentalité excessive, un de ces érudits puritains et réfléchis qui font la gloire des talmudistes lithuaniens, Lilienblum est à la fois le héros et l'acteur de ce drame poignant, qui se joue dans le ghetto russe, et qu'il définit lui-même comme une «tragi-comédie juive.»
Il débute par un article Orhoth Hatalmud (Les voies du Talmud) publié dans le Melitz en 1868. Dans cet article, ainsi que dans ceux qui le suivaient, il ne s'écarte pas de la tradition; c'est au nom de l'esprit même du Talmud qu'il réclame des réformes religieuses et l'abolition des restrictions encombrantes de la vie quotidienne. Ces surcharges ont été accumulées par les rabbins postérieurement à la Loi et contrairement à son esprit. Le jeune érudit se montre admirateur zélé du Talmud et, avec une logique frappante, il prouve que les rabbins des derniers siècles, en décrétant l'immutabilité de la Loi, ont tout simplement dévié des principes mêmes de cette Loi, dont l'idée primordiale était l'union de «la Loi et de la Vie.» Inutile de dire les colères que cet article suscita. Lilienblum était devenu l'«Apikoros», l'hérétique par excellence du ghetto lithuanien. C'est alors que commença pour le jeune écrivain une ère de persécutions et de représailles inimaginables de la part des fanatiques et surtout des Hassidim de sa ville. Il les raconte tout au long dans son autobiographie: Hatoth Neourim (Péchés de jeunesse), publiée à Vienne en 1876, un des produits les plus purs de la littérature moderne. Avec la simplicité logique d'une âme de «Misnagued»[72], avec la franchise cruelle et sarcastique d'une existence gaspillée, Lilienblum étale tous les plis de sa conscience torturée, traversant successivement les étapes qui séparent le croyant du libre-penseur, sans cependant aboutir à rien de réel ni de positif. C'est du Rousseau et du Voltaire à la fois. Mais c'est surtout, comme il le dit lui-même, «un drame essentiellement juif, parce qu'il n'y a dans cette vie aucun effet dramatique, aucune aventure extraordinaire; elle est faite de tortures et de souffrances d'autant plus douloureuses qu'elles sont cachées dans l'intimité du cœur....». Les origines de ces maux, il les connaît mieux que personne; c'est le livre qui, pour lui comme pour Gordon, a tué l'homme, la lettre morte qui s'est substituée au sentiment.
Vous me demandez, dit-il amèrement, qui je suis et quel est mon nom?—Eh bien, je suis un être vivant, et point un Job qui n'a jamais existé; je ne suis pas non plus du nombre des morts ressuscités par le prophète Ézéchiel, ce qui n'est qu'une fable; mais je suis un de ces morts vivants du Talmud babylonien réveillés à la vie par la littérature hébraïque nouvelle, littérature morte elle-même et impuissante à ressusciter par sa rosée vivifiante la mort, à peine capable de nous transformer en un état oscillant entre la vie et la mort. Je suis un talmudiste, un ancien croyant devenu incrédule, ne partageant plus les rêves et les espoirs que mes parents m'avaient légués; je suis un homme taré, un misérable, désespérant de tout bien...
Et il conte sa vie d'enfant, la période du «tohu» passée dans les études, la misère, la superstition. Puis il rappelle les années de l'adolescence, le mariage précoce, la lutte pour l'existence, sa pauvre vie de maître de talmud, le joug double de la belle-mère et de la loi rigide. Initié à la littérature hébraïque, sa conscience hésite longtemps, mais sa logique farouche triomphe et le pousse à la ruine successive de toutes les idées dans lesquelles il avait vécu jusque-là. Et c'est la négation qui supplante la croyance. Alors commence la lutte atroce, impitoyable, à peine soutenu par deux ou trois esprits élevés contre toute une ville d'obscurants qui le mettent hors la loi. La publication de son article sur la nécessité des réformes dans la religion augmente encore l'exaspération publique contre lui; sa perte est décidée. Sans une intervention du dehors, il aurait été livré au service militaire ou dénoncé comme hérétique dangereux. Et dire que cet hérétique, maudit par toutes les bouches, n'était qu'à ses débuts et qu'il se faisait encore scrupule de transporter le samedi un livre d'un endroit à l'autre! La lecture de Mapou avait éveillé son âme naïve, déjà agitée par des sentiments intimes; la rencontre fortuite d'une femme intelligente fait vibrer dans son cœur des notes inconnues jusqu'alors. La vie lui devient cependant insupportable dans sa ville natale et il part pour Odessa, l'Eldorado des rêveurs du ghetto. Là encore des désillusions l'attendent. Lui, le martyr de ses idées, le champion de la Haskala, l'homme de cœur affamé de savoir et de justice, il ne tarde pas, avec son esprit pénétrant et perspicace, à voir qu'il n'est pas encore dans le meilleur des mondes modernes. Il constate avec amertume que les juifs du midi de la Russie, «là où le talmud est exclu de la vie pratique, sont certainement plus libres, mais ne sont pas exempts des superstitions stupides.» Il constate que la littérature hébraïque, si chère à son cœur, est exclue des cercles intellectuels. Il voit le matérialisme égoïste se substituant à l'idéalisme du ghetto. Il voit que la sensibilité est exclue de la vie moderne et que la tolérance tant vantée n'est qu'un mot. Lorsqu'il ose exprimer ces doléances, il est traité de «fanatique religieux» par des gens qui ne s'intéressent qu'à la satisfaction de leurs plaisirs et à la vie matérielle. Il s'en trouve fortement affecté. En présence de cette indifférence égoïste des Juifs émancipés, il se sent ébranlé dans ses convictions les plus profondes et il constate avec angoisse que tout cet idéal pour lequel il a lutté et sacrifié sa vie n'est qu'un fantôme. Il écrit alors ces lignes:
En vérité je vous le dis, jamais la religion juive ne s'accordera avec la vie; elle tombera, ou bien elle restera l'apanage de quelques-uns, comme cela est arrivé dans les pays de l'Europe...La vie pratique est opposée à la foi. Maintenant je sais que nous n'avons pas de public, et que la vie pratique agit sans l'aide de la littérature; l'influence de cette dernière ne s'étend qu'à quelques esprits naïfs de la province. Le désir de la vie et de la liberté, la recrudescence du charlatanisme d'un côté, l'abandon des études religieuses de l'autre, auront des conséquences funestes pour la jeunesse juive, même en Lithuanie.
Et c'est le regret de la vie dévorée par des luttes stériles, par des péchés de jeunesse, qui caractérise cette époque de la vie de l'écrivain.
Aujourd'hui j'ai fini d'écrire l'histoire de ma vie que j'intitule: «Les péchés de jeunesse.» J'ai fait le bilan de cette vie de trente ans et un mois, et, désolé, je vois un zéro s'étaler au-dessous. Comme le hasard s'est montré dur pour moi! J'ai reçu une éducation en contradiction avec tout ce dont je pouvais avoir besoin plus tard. J'ai été élevé pour être une célébrité rabbinique, et me voilà employé de commerce; j'ai été élevé dans un monde imaginaire pour être un fidèle observateur de la loi, craintif devant le péché, et cette éducation m'écrase encore maintenant que l'homme imaginaire a disparu en moi. J'ai été élevé pour vivre dans une atmosphère de morts, et me voici jeté au milieu de gens menant une vie réelle, sans que je puisse pourtant y participer. J'ai été élevé dans un monde de rêves et de théorie pure, et je me trouve au milieu du chaos de la vie pratique, à laquelle mes besoins exigent que je m'applique, mais, pareil au papier gratté, mon cerveau ne peut mettre la pratique à la place du spéculatif. Je ne suis même pas capable de soutenir une simple discussion au milieu de gens d'affaires ne parlant qu'affaires. J'ai été élevé pour constituer une famille après avoir été doté par mon père...Comme mon cœur est loin de tout cela...!
Je pleure sur mon petit monde détruit que je ne peux plus changer.
Les regrets de Lilienblum sur la besogne inutile de la littérature hébraïque se traduisent également dans son pamphlet en vers: Kehal Rephaïm ou «la Réunion des morts.» Les morts sont figurés par les journaux et revues hébraïques.
Plus tard un romancier de talent, Ruben Aren Braudès, reprendra la lutte pour l'union de «la foi et de la vie», dans son grand roman: La Loi et la Vie. Le héros de ce roman, le jeune rabbin Samuel, n'est autre que la personnification de Lilienblum. Comme création artistique, ce roman est un des meilleurs de la littérature hébraïque. La vie de la province, l'idéalisme austère des éclairés, les superstitions de la foule, y apparaissent avec une grande netteté de traits[73]. Publié dans «Haboker Or» (1877-1880), ce roman ne devait jamais être achevé. N'en était-il pas de même de son héros, et Lilienblum ne s'est-il pas arrêté au milieu de sa route?
La crise survenue dans la vie de Lilienblum, arraché à son idéologie de provincial et mis en contact avec la vie pratique, diamétralement opposée à la résolution du problème de «l'union de la foi et de la vie», était commune à tous les lettrés de l'époque. Lilienblum et ses émules se sont pris à regretter l'effort de trois générations d'humanistes qui, au lieu d'assainir le ghetto, n'avaient fait que précipiter sa ruine. À l'idéalisme des Maskilim avait succédé l'utilitarisme grossier et sans idéal. Les paroles suivantes, qui terminent ses «Péchés de jeunesse», traduisent l'état d'âme du Maskil pendant les années 1870-80:
Les jeunes gens ne doivent travailler ni penser qu'à préparer leur vie propre. Tout ce dont ils ne peuvent tirer profit, c'est-à-dire ce qui n'est pas étude de science, de langue ou apprentissage d'un métier leur est interdit.
Les adolescents qui s'évadent des études si pénibles du talmud, se jettent avidement sur lu littérature moderne. Cette précipitation dure chez nous depuis un siècle environ; les uns disparaissent pour faire place aux autres, et chaque génération est lancée par une force aveugle vers on ne sait où...
Il est grand temps de jeter un regard en arrière, de nous arrêter un instant et de nous demander: où courons-nous et pourquoi courons-nous?...
Les dieux ne s'en allaient cependant pas du ghetto.—Si Gordon et surtout Lilienblum avaient prédit la ruine de tous les rêves du ghetto, c'est précisément parce que, arrachés à la vie de la masse et au milieu traditionnel, ils jugeaient les choses de loin et se laissaient influencer par les apparences. Ils ne voyaient dans le sein du judaïsme que deux camps bien tranchés: les modernes, indifférents à tout ce qui est judaïsme, et les obscurants, combattant tout ce qui est science, libre pensée et plaisir matériel. Ils avaient compté sans le peuple juif. La propagande humaniste n'était pas aussi fastidieuse, aussi inutile que les derniers humanistes se plaisaient à le déclarer. Dans le sein même du judaïsme traditionnel, le romantisme conservateur de S.-D. Luzzato et la sentimentalité sioniste de Mapou avaient suscité, comme nous l'avons déjà vu, une fermentation d'idées et de sentiments très féconde. Abstraction faite des anciens romantiques, comme Schulman, qui, dans la sérénité de leur âme, ne se souciaient guère de toute la campagne réformatrice et dont les ouvrages, estimés par les orthodoxes eux-mêmes, contribuaient à la diffusion de l'humanisme et de la littérature hébraïque,—des rabbins orthodoxes réputés embrassaient avec enthousiasme la culture de la littérature hébraïque. Sans renoncer à la foi, ils avaient su faire l'union entre la Foi et la Vie. L'humanisme conservateur avait atteint son apogée juste au moment où les réalistes déçus prévoyaient l'effondrement de tout le judaïsme traditionnel.
À côté de la presse réformatrice représentée par le Haloutz, le Melitz et plus tard le Kol (la Voix), il y avait le Maguid, le Habazeleth (le Lys) publié à Jérusalem, et surtout le Lébanon (le Liban), paraissant d'abord à Paris et ensuite à Mayence, qui défendaient l'opinion des conservateurs. Dans le Maguid, David Gordon, le rédacteur du journal, menait, depuis 1871, une campagne ardente soutenue par l'opinion des lecteurs en faveur de la colonisation de la Palestine, comme devant précéder la renaissance politique d'Israël.
Dans le Lébanon, Michel Pinès, l'antagoniste de Lilienblum, représentait avec talent l'opinion des conservateurs de la Lithuanie.
En 1872, parut à Mayence le livre capital de Pinès, Yaldé Ruhi (Les Enfantements de mon esprit), qui peut être considéré comme le chef-d'œuvre de la littérature conservatrice et opposée aux «Péchés de jeunesse» de Lilienblum. Dans ce livre d'intuition philosophique et de haute foi, Pinès se fait le défenseur du judaïsme traditionnel. Il revendique avec une logique serrée le droit d'existence pour la religion juive intégrale. Sans se montrer fanatique, il croit avec S.-D. Luzzato que la religion juive et sa poésie dans son ensemble est le produit propre du génie national juif; qu'elle est inhérente au judaïsme, et non une législation artificielle qui serait venue se greffer sur elle. Les rites et les pratiques religieuses sont nécessaires pour maintenir l'harmonie de la Foi, «comme la mèche est nécessaire à la lampe». Cette harmonie, qui agit à la fois sur le sentiment et sur le moral, ne peut être contredite par les résultats de la science, et voilà pourquoi la foi juive est éternelle dans son essence même. Les réformes religieuses introduites par les rabbins allemands ont fini par tarir les sources de la poésie de la religion, et l'union entre la Foi et la Vie, préconisée par Lilienblum, n'est que futile. À quoi bon, puisque les croyants n'en éprouvent aucun besoin et se délectent à la foi intégrale qui remplit tout le vide de leur âme?—Pinès ne partage pas le pessimisme des réalistes du temps. En vrai conservateur, il croit à la renaissance nationale du peuple d'Israël et, en romantique juif, il rêve la réalisation des prédictions humanitaires des prophètes. Le Judaïsme représente pour lui l'idée juste par excellence. «Et toute idée juste finira par conquérir l'humanité tout entière.»
Les extrêmes se touchaient. Entre Lilienblum, le dernier des humanistes, sceptique déçu, et Pinès, l'optimiste du ghetto, il y avait un point commun. Tous deux croyaient à l'inefficacité de l'action des humanistes et à l'inanité de l'union entre la Foi et la Vie. Un accord entre eux n'était cependant pas possible. Tandis que les humanistes, en rompant avec les rêves séculaires du peuple, s'étaient exclus de sa vie morale et religieuse et faisaient perdre à leur activité toute sa raison d'être, les romantiques conservateurs ne tenaient aucun compte des nécessités de la vie moderne dont le courant avait profondément ébranlé ce vieux monde et menaçait d'emporter ce dernier rempart national.
L'homme qui devait accomplir l'œuvre de la synthèse entre le double courant humaniste et romantique et ramener la Haskala dépérissante aux sources vives du judaïsme national, c'était Perez Smolensky, l'initiateur du mouvement national progressiste.
L'Évolution nationale progressive.—P. Smolensky
Perez Smolensky est né en 1842 à Monastirschzina, petit bourg près de Mohileff. Son père, un pauvre malheureux qui ne parvenait pas à nourrir sa femme et ses six enfants, fut contraint de quitter les siens pour échapper à une accusation calomnieuse lancée contre lui par un prêtre polonais. Sa mère, vaillante femme du peuple, gagna durement sa vie et celle de ses enfants, dont elle rêvait de faire des rabbins. Enfin, le père rentra au foyer, et un bien-être relatif s'y établit.
Son premier soin est de veiller à l'instruction de ses deux fils, Léon et Perez. Le petit Perez montre des capacités hors ligne. À quatre ans, il aborde l'étude du Pentateuque; à cinq ans il fait déjà du talmud. Ces études l'absorbent jusqu'à sa onzième année. Alors, comme tous les enfants du ghetto qui voulaient s'instruire, il quitte son père et sa mère et se rend à la Yeschiba de Sklow. Il fait la route à pied, avec, pour toute escorte, les bénédictions maternelles. Son âge tendre ne l'empêche pas d'être admis dans la Yeschiba et d'acquérir de la renommée pour son application et son érudition. Son frère Léon, qui l'avait précédé dans cette ville, l'initie à la langue russe et lui donne à lire des publications hébraïques modernes. Esprit franc et vif, il brave les préjugés et entretient des relations avec un certain intellectuel qui passait pour hérétique, et qui aida au développement intellectuel du jeune Perez. Tour à tour les dignes bourgeois qui lui servaient ses repas quotidiens, effrayés de le voir dévier du droit chemin, lui retirent leur protection. Il tombe dans une misère noire. Il n'a que quatorze ans, et alors commence pour lui une vie d'agitation et d'aventure. C'est l'odyssée d'un égaré du ghetto. Repoussé par les «Missnagdim», il va chercher son salut du côté des Hassidim. Il ne peut se faire non plus à ce milieu. L'exaltation mystique barbare, l'absurdité des superstitions et l'hypocrisie l'exaspèrent. Il se lance dans la vie, entre au service d'un ministre officiant, puis devient professeur d'hébreu et de talmud. Toute la gamme des professions flottantes qui ressortissent au domaine des érudits du ghetto, Smolensky l'a montée, et puis redescendue. Son esprit inquiet et le besoin de se perfectionner le poussent jusqu'à Odessa. Il s'y installe définitivement et y passe des années de travail et d'efforts. Il apprend les langues modernes, son esprit s'élargit et se dégage définitivement des pratiques religieuses, tout en restant attaché au judaïsme.
En 1867, paraît sa première publication dirigée contre Letteris, qui jouissait alors d'une autorité incontestable. Smolensky y critique sévèrement et avec indépendance l'adaptation hébraïque du Faust de Gœthe par Letteris. C'est à Odessa qu'il écrit également les premières pages de son grand roman: L'Errant à travers les voies de la vie[74]. Mais son esprit indépendant ne pouvait se faire à l'étroitesse et à la mesquinerie des lettrés et des rédacteurs des journaux de l'époque. Il se décide à partir pour l'Occident civilisé, pays promis des rêves des Maskilim russes, embelli par les figures de Rapoport et de Luzzato. Il se rend d'abord à Prague, où demeurait Rapoport, puis à Vienne; plus tard il pousse jusqu'à Paris et Londres. Il s'instruit et se documente partout. Observateur fin, il cherche à pénétrer le fond des choses européennes et du judaïsme occidental. Il entre en relation avec les rabbins, les savants, les notabilités juives, et il peut enfin apprécier de près cette liberté tant vantée et les réformes religieuses enviées par les lettrés de son pays. Il ne tarde pas à apercevoir le revers de la médaille, et grande est sa désillusion. Il se persuade avec un profond regret que c'en est fait de l'esprit juif en Occident, que l'émancipation moderne a détourné ces juifs de l'essence même du judaïsme, et que, dans toutes les réformes modernes, c'est la forme qui se substitue au fond, la cérémonie au sentiment religieux et national. Écœuré de cet oubli du passé, indigné de l'indifférence des juifs modernes à l'égard de tout ce qui est cher à son cœur, le jeune Smolensky se décide à rompre le silence qui se faisait autour du judaïsme dans les grands centres de l'Europe, et à porter la parole du ghetto aux nouveaux «gentils».
C'est à Vienne qu'il lance la première livraison de sa revue Haschahar (l'Aurore). Presque sans moyens financiers, animé seulement du désir ardent de travailler au relèvement national et moral de son peuple, le jeune écrivain expose sa profession de foi dans la déclaration suivante:
Le Schahar est destiné à répandre la lumière de la science sur les voies d'Israël, à ouvrir les yeux à ceux qui n'ont pas encore vu la science ou ne l'ont pas comprise, à régénérer la beauté de la langue hébraïque et à augmenter le nombre de ses fervents.
...Cependant le tout n'est pas d'ouvrir les yeux aux aveugles, il y a encore ceux qui ont goûté aux fruits de l'arbre de la science, mais dont les yeux éblouis se sont fermés à toute connaissance de la langue nationale...Que ces derniers soient avertis que, si ma plume est consacrée à démasquer les bigots et les tartufes qui se dissimulent sous le manteau de la vérité, elle n'épargnera pas non plus les hypocrites éclairés qui cherchent par leurs paroles mielleuses à détourner les fils d'Israël de l'héritage de leurs ancêtres.
Guerre à l'obscurantisme moyen-âgeux, guerre à l'indifférentisme moderne: tel était son plan de combat. Haschahar est devenu bientôt l'organe de tous ceux qui pensaient, sentaient et luttaient dans le ghetto, le porte-parole de toutes les revendications civilisatrices et patriotiques des Maskilim.
À une époque où la littérature hébraïque ne s'occupait que de traductions ou d'œuvres de peu de portée, Smolensky déclare hardiment qu'il n'ouvrira son journal qu'aux écrivains capables de produire des créations originales. L'ère des traducteurs et imitateurs fades était finie; une nouvelle école d'écrivains originaux apparaissait, et le public s'accoutumait peu à peu à donner la préférence à ces derniers.
À une époque où le dénigrement national était poussé à outrance, Smolensky revendique le droit d'existence pour le judaïsme dans les termes suivants:
Certainement il faut que le peuple juif ressemble aux autres peuples, qu'il aspire à la lumière de la science et qu'il soit fidèle au pays qu'il habite. Mais, tout comme les autres, il ne doit pas avoir honte de son origine et ne pas renier l'espoir qu'un jour prendra fin son exil. Comme les autres, sachons apprécier notre langue, la gloire de notre peuple. Nous n'avons pas à rougir de la langue dans laquelle nos prophètes s'exprimaient, nos ancêtres priaient et pleuraient, lorsque leur sang coulait...Quiconque renonce à l'hébreu est l'ennemi de son peuple....
La réputation du Schahar s'est surtout affermie grâce à la publication du grand roman de Smolensky: L'Errant à travers les voies de la vie. Dans ce roman, comme dans tous ses écrits, il apparaît comme le prophète qui dénonce les crimes et la dépravation du ghetto, et comme l'annonciateur de la dignité nationale renaissante.
La pauvreté de ses ressources matérielles et les animosités que son indépendance ne manque pas de susciter dans le camp des lettrés n'arrêtent pas l'écrivain dans ses desseins.
En 1872, Smolensky publie à Vienne son chef-d'œuvre Am Olam (Le peuple éternel), qui est devenu la base du mouvement d'émancipation nationale. Dans cet ouvrage remarquable à tous les points de vue, il se révèle comme un penseur original et comme un poète inspiré par une intuition générale. Smolensky s'y montre humaniste et patriote à la fois. Il est plein d'amour pour son peuple, et sa foi dans son avenir est illimitée. Il démontre avec conviction que le véritable nationalisme ne s'oppose pas à la réalisation définitive de l'idéal de la fraternité universelle. Le dévouement national n'est qu'une phase supérieure du dévouement pour la famille. Dans la nature même, nous voyons que, plus les individualités sont distinctes, plus grande est leur supériorité et leur indépendance. La différenciation est la loi du progrès. Pourquoi ne pas appliquer cette règle aux groupes humains ou aux nations?
La somme totale des qualités propres aux diverses nations ainsi que les façons d'après lesquelles elles ont réagi vis-à-vis des conceptions venues du dehors, constituent la vie et la culture de tout le genre humain. Tout en admettant que le passé historique forme une partie essentielle de l'existence d'un peuple, il croit bien plus urgente encore la nécessité pour chaque peuple d'avoir un idéal présent et des espérances nationales pour un avenir meilleur. Le judaïsme entretient l'idéal messianique qui n'est en somme que l'espoir de sa renaissance nationale. Malheureusement, les modernes incroyants nient cet idéal, et les orthodoxes l'enveloppent de ténèbres.
Le dernier chapitre, «l'espérance d'Israël», est animé d'un élan magnifique. Pour la première fois en hébreu, le Messianisme est dégagé de son élément religieux. Pour la première fois un écrivain hébreu déclare que le Messianisme n'est que la résurrection politique et morale d'Israël, le retour à la tradition prophétique.
Pourquoi donc les Grecs, les Roumains pourraient-ils aspirer à leur émancipation nationale, et Israël, le peuple de la Bible, ne le pourrait-il pas?...Le seul obstacle à cette revendication, c'est le fait que les juifs ont perdu la notion de leur unité nationale et le sentiment de leur solidarité.
Cette conviction de l'existence d'une nationalité juive, cette émancipation nationale rêvée par Salvador, Hess et Luzzato, considérée comme une hérésie par les orthodoxes et comme une théorie dangereuse par les libéraux, avait trouvé enfin son prophète. Sa parole enthousiaste devait porter cet idéal aux masses en Russie et en Galicie, et supplanter le Messianisme mystique.
Esprit combatif, Smolensky ne s'est pas arrêté là. L'idée de la régénération nationale se heurtait à la théorie mise en honneur par Mendelssohn et son école, que le judaïsme ne constituait qu'une confession religieuse. Dans une série d'articles (Il est un temps pour planter et un temps pour arracher les plantes), il fait justice de cette théorie[75].
Appuyé sur l'histoire et sur la connaissance du judaïsme, il prouve que la religion juive n'est pas un bloc immuable, mais plutôt une doctrine éthique et philosophique évoluant sans cesse et changeant d'aspect selon les époques et les milieux. Si elle forme la quintessence du génie national juif, elle n'est pas moins accessible en théorie et en pratique à tout le monde. Elle n'est pas l'apanage dogmatique exclusif d'une caste sacerdotale.
Voilà pourquoi Smolensky réprouve le dogmatisme religieux représenté par Mendelssohn, qui voulait confiner le judaïsme dans la loi rabbinique, sans reconnaître son caractère essentiellement évolutif. Maïmonide lui-même ne trouve pas grâce à ses yeux. N'est-ce pas lui qui consacra le dogmatisme raisonneur? À plus forte raison n'épargne-t-il pas les réformateurs modernes. Certainement, les réformes religieuses sont nécessaires, mais elles doivent se produire spontanément, émaner du cœur même du peuple croyant, répondre aux modifications sociales, et non pas être le produit factice de quelques intellectuels ayant depuis longtemps rompu avec le peuple, ne partageant ni ses souffrances ni ses espérances. Si Luther a réussi, c'est parce qu'il croyait lui-même; mais les réformateurs juifs modernes ne croient plus, c'est pourquoi leur œuvre ne subsistera pas. Seule l'étude de la langue hébraïque, de la religion, de la civilisation et de l'esprit juifs, est en état de substituer à la lettre morte, aux règlements vides d'âme, un sentiment national et religieux vivace conforme aux exigences de la vie. Le siècle prochain verra un judaïsme unifié renaissant.
Tel est l'exposé des idées qui lui ont valu des approbations nombreuses et plus encore d'animosités de la part des anciens défenseurs de l'humanisme allemand. Un d'entre eux, le poète Gottlober, fonda alors (en 1876) une revue rivale, Haboker Or, dans laquelle il plaida la cause de l'école de Mendelssohn. Cette revue, qui dura jusqu'en 1881, n'a pas pu supplanter le Schahar ni atténuer l'ardeur de Smolensky. Les obstacles de toute nature et les difficultés avec la censure russe n'ont pas pu davantage arrêter le vaillant apôtre du nationalisme juif. D'ailleurs le concours moral de tous les lettrés indépendants lui était acquis. Car Smolensky ne s'est jamais posé en croyant ni en défenseur du dogme. Bien au contraire, il a toujours guerroyé contre le rabbinisme. Il était persuadé que la propagande libre, la parole hardie fondée sur une connaissance du cœur de la foule et de ses besoins intimes amènerait la révolution naturelle et paisible, rendrait au peuple juif son esprit libre, son génie créateur et sa moralité élevée. Peu lui importe que la jeunesse ne soit plus orthodoxe: le sentiment national suffira au besoin à maintenir Israël. Et c'est ici que Smolensky se montre plus libre-penseur que S.-D. Luzzato et son école. Le peuple juif est pour lui le peuple éternel personnifiant l'idée prophétique réalisable au pays juif et non en exil. Le libéralisme récent que l'Europe a montré à l'égard des juifs est selon lui un phénomène passager, et dès 1872, il prévoit le retour de l'antisémitisme.
Cette conception de la vie juive a été accueillie par les lettrés comme une révélation. Le rédacteur du Schahar a su développer, compléter et rendre accessibles à la masse les idées énoncées par les maîtres qui l'ont précédé. Il leur révéla la formule nouvelle grâce à laquelle leurs revendications de juifs n'étaient plus en contradiction avec les nécessités modernes. C'était la revanche du peuple qui parlait par la bouche de l'écrivain, c'était l'écho de l'âme palpitante du ghetto.
Les Collaborateurs du «Schahar».
Bientôt le Schahar devient le foyer d'une propagande ardente contre l'obscurantisme, propagande d'autant plus efficace qu'elle combattait le judaïsme arriéré au nom même de l'idéal séculaire du peuple juif, au nom de sa renaissance nationale. Il devient en même temps le centre d'une campagne hardie contre les réformes introduites dans la religion par les modernes, tout en admettant en principe la nécessité de réformes raisonnables, lentes, conformes à l'évolution naturelle du judaïsme et ne s'opposant pas à son esprit.
Tout ce qui pensait, sentait, souffrait et s'éveillait à la vie nouvelle affluait vers la revue hébraïque pendant ses dix-huit années d'une existence plus ou moins régulière, interrompue de temps en temps faute de ressources matérielles. Elle représente un chapitre important de l'histoire littéraire de l'hébreu. Smolensky savait encourager les anciens talents, découvrir et mettre en lumière les nouveaux. L'école du Schahar est presque l'œuvre de sa main vaillante. Gordon publia dans le Schahar ses meilleurs poèmes satiriques. Lilienblum y a poursuivi sa campagne réformatrice; il y publia entre autres son article retentissant: Olam Hatohu (Le monde du tohu) dans lequel il critique sévèrement l'Hypocrite de Mapou comme une œuvre d'idéologie naïve, au nom du réalisme utilitaire qu'il partageait avec les écrivains russes du temps.
Mais la plupart des collaborateurs du Schahar avaient fait leurs débuts sous les auspices de Smolensky. Des savants allemands et autrichiens revinrent à l'hébreu grâce à Smolensky, et la collaboration de professeurs éminents, tels que Heller, David Müller et d'autres, ne fut pas sans influence sur les succès du Schahar.
Le nouvelliste galicien M.D. Brandstaetter compte avec raison parmi ses meilleurs collaborateurs[76]. Les nouvelles de cet auteur parues en 1891 sont d'un intérêt artistique particulier. Brandstaetter est le peintre des mœurs des Hassidim de la Galicie, qu'il raille avec une bonhomie mordante et avec un goût artistique parfait. Il est presque le seul humoriste de l'époque. Son style est classique sans abus. Souvent il fait usage du jargon talmudique propre aux érudits rabbiniques dont il sait traduire les moindres gestes et les manières. Il ne se gêne pas non plus pour étaler avec esprit les ridicules des modernes. Ses nouvelles les plus connues, traduites en russe et en allemand, sont: Le Docteur Alpassi, Mordechai Kisovitz, Sidonie, Les origines et la fin d'une querelle, etc. Brandstaetter a également écrit des satires en vers. Il a beaucoup de points de ressemblance avec le peintre des mœurs juives en allemand, Karl Emil Franzos.
Salomon Mandelkern, l'érudit auteur de la nouvelle Concordance biblique, originaire de Dubno (1846-1902), était un poète inspiré. Ses poèmes historiques et satiriques et ses épigrammes, publiés pour la plupart dans le Schahar, ont du style et de la grâce. Dans ses poésies sionistes il fait preuve d'un patriotisme éclairé. Son histoire détaillée de la Russie (Dibrei Jemei Russia) en 3 volumes, publiés à Vilna en 1876, ainsi que nombre d'autres écrits d'un style pur et précis, l'ont rendu populaire.
J.-H. Levin (né en 1845), surnommé Iehalel, un autre poète habituel du Schahar, doit sa renommée plus à l'actualité brûlante de ses poésies qu'à leur style pompeux et prolixe. Il débuta par un recueil de poésies: Sifeté Renanoth (Lèvres de Chants) paru en 1867. Dans le Schahar a également paru son long poème réaliste: Kischron Hamaassé (Le Travail), dans lequel il chante la supériorité absolue du travail dans l'univers. Ici, comme dans ses articles en prose, il se range à côté de Lilienblum avec lequel il réclame une orientation utilitaire dans la vie juive.
La critique des mœurs juives a été représentée avec éclat entre autres par deux publicistes de talent: M. Cahen, dont les «Lettres de Mohileff» témoignent de l'impartialité et de l'indépendance à la fois de leur auteur et du rédacteur qui les a accueillies,—et Ben-Zevi, qui dépeint dans ses «Lettres de Palestine» les mœurs des notables arriérés et rapaces de la Palestine contemporaine.
La science historique et philosophique avait trouvé dans le Schahar un foyer sûr. Smolensky a su intéresser les lettrés à cette branche délaissée de la langue hébraïque en Russie. En dehors de la science officielle, représentée par l'éminent Chowlsson, le savant professeur, Harkavy, l'infatigable explorateur de l'histoire juive dans les pays slaves, et Gurland, le docte chroniqueur des persécutions juives en Pologne, nous devons nommer, parmi les plus éminents collaborateurs scientifiques du Schahar: David Cohan, érudit de véritable valeur qui a su faire la lumière sur l'époque obscure des pseudo-messies et sur les origines du Hassidisme.
Le Dr S. Rubin y a publié également la plupart de ses études philosophiques et spirituelles sur les origines des religions et sur l'histoire des peuples de l'antiquité. Lazar Schulman, l'auteur des contes humoristiques, a fait paraître dans le Schahar une étude très consciencieuse sur Heine. J. Levinson, J. Bernstein, M. Ornstein et le Dr A. Poriess, auteur d'un excellent traité de physiologie en hébreu, ont collaboré activement à la partie scientifique de la revue de Smolensky. Leurs travaux ont contribué plus que toutes les exhortations des réformateurs à la diffusion de la lumière.
L'impulsion donnée par le Schahar s'est fait sentir dans tout le judaïsme. Le nombre de lecteurs hébreux augmenta considérablement, et l'intérêt pour cette littérature grandit. C'est en hébreu que l'éminent savant A.-H. Weiss publia son Histoire de la tradition juive en cinq volumes (Dor Dor wedorschow)[77], œuvre de haute science qui démontre l'évolution successive et naturelle de la loi rabbinique et qui opéra une véritable révolution dans l'esprit des croyants dans les pays arriérés.
Ou a vu que c'était pour maintenir la tradition humaniste et pour défendre les théories de l'école de Mendelssohn que Gottlober avait fondé en 1876 sa revue «Haboker Or». Cette revue avait groupé autour d'elle les derniers successeurs de l'humanisme allemand. Braudès y a publié son roman «La Loi et la Vie». Nous y rencontrons également les derniers représentants des «Melitzim», comme Wechsler (Iseh Noémi) qui s'ingéniait à faire de la critique biblique dans un style pompeux.
Le style précieux n'avait certainement pas disparu de la littérature hébraïque. A. Friedberg, dans son adaptation du roman anglais «La Vallée des Cèdres», parue en 1876, et dans ses autres écrits, Ramesch, dans sa traduction de Robinson Crusoë et autres, peuvent être considérés, à côté de Schulman, comme les représentants les plus populaires du style précieux de cette époque.
Les traductions étaient d'ailleurs toujours très en honneur, et c'est vainement que Smolensky a essayé, dans l'introduction de son «Errant», de prévenir le public contre l'abus des traducteurs. À côté des romans, les sciences naturelles et mathématiques, l'astronomie surtout avait gagné la confiance des lecteurs. Parmi les auteurs de livres scientifiques originaux, citons en tout premier lieu H. Rabbinovitz, auteur d'une série de traités de physique, de chimie, etc. parus à Vilna, entre 1866 et 1880. Puis viennent Lerner, Mises, Reiffmann, etc.
Les périodiques se multiplièrent également vers cette époque et se différencièrent selon leurs tendances. À Jérusalem paraissent le Habazeleth, les Schaarei Zion (Les Portes de Sion), etc. Au delà de l'Atlantique la revue Hazofé beerez Nod (Le Voyant dans le pays vagabond) se fait l'écho des lettrés émigrés dans le Nouveau-Monde. Les orthodoxes eux-mêmes ont recours à ce mode moderne pour défendre le rabbinisme. Le journal Haiaréah (la Lune) et surtout le Mahasikei Hadath (les Soutiens de la Foi), tous les deux en Galicie, sont les organes des croyants qui combattent l'humanisme et le progrès.
Déjà des tendances radicalement opposées à tout ce qu'avait précédemment produit le judaïsme commencent à se faire jour. En 1879, au moment où Smolensky publiait son journal hebdomadaire «Hamabit» (l'Observateur), Freiman fonda le premier journal socialiste en hébreu: Haemeth (la Vérité) qui paraît également à Vienne. D'autre part S.A. Salkindson, un lettré converti, le traducteur admirable d'Othello[78] et de Roméo et Juliette[79] publiés par les soins de Smolensky, fait paraître une traduction hébraïque d'une œuvre essentiellement chrétienne, Le Paradis perdu de Milton. Signe des temps: cette œuvre d'art a été approuvée et appréciée à sa juste valeur par les lettrés hébreux.
Ce choc d'opinion et de tendances, dû à l'autorité et à la tolérance de Smolensky, avait été fécond. Le Schahar était devenu le centre du mouvement synthétique, progressif et national, qui commençait à se dessiner. La réaction produite dans les esprits par le réveil inattendu de l'antisémitisme en Allemagne, en Autriche, en Roumanie et en Russie avait abattu les derniers débris de l'humanisme allemand en Occident et avait apporté la désillusion de tous les rêves égalitaires en Orient. Les yeux de tous ceux qui étaient restés fidèles à la langue hébraïque et à l'idéal de la renaissance du peuple juif, se tournèrent vers le vaillant écrivain qui, dix ans auparavant, avait prédit la débâcle des espoirs humanitaires, et qui avait le premier proposé la solution pratique du problème juif par sa conservation nationale.
La célébrité de Smolensky avait dépassé le cercle de ses lecteurs et des hébraïsants. L'Alliance Israélite lui confia la mission d'aller étudier les conditions d'existence des juifs roumains. Pendant son séjour à Paris, A. Crémieux, l'infatigable défenseur des juifs opprimés, lui consentit que seuls ceux qui connaissent l'hébreu possèdent la clé du cœur des masses juives et qu'il aurait donné dix années de sa vie pour apprendre l'hébreu[80].
La guerre russo-turque de 1877 et le souffle national qui se répandait alors partout a suscité un mouvement patriotique parmi la jeunesse demeurée jusqu'alors réfractaire à l'idée de l'émancipation nationale. Un jeune étudiant de Paris, originaire de la Lithuanie, Eliéser Ben-Iehuda, publia en 1878 deux articles dans le Schahar, où il prêchait, abstraction faite de toute idée religieuse, la renaissance du peuple juif sur son ancien sol national et la rénovation de la langue biblique.
En 1880, Smolensky, qui avait entrepris une nouvelle édition complète de ses œuvres en vingt-deux volumes, à Vienne, alla faire une tournée en Russie. Grande fut sa joie de constater les effets produits par son activité, et de voir que sa popularité avait gagné toutes les classes éclairées du judaïsme. Sous l'influence du Schahar, une jeunesse nouvelle, libre et cependant fidèle à son origine et à l'idéal du judaïsme, s'était formée. La tournée de Smolensky ressembla plutôt à une marche triomphale. La jeunesse universitaire de St-Pétersbourg et de Moscou organisa en l'honneur de l'écrivain hébreu des réunions où il fut salué comme le maître de la langue nationale, le prophète de la régénération du peuple juif. En province, ce fut la même chose, et Smolensky se vit l'objet d'honneurs qui n'avaient jamais encore été accordés à un écrivain hébreu. Il rentra à Vienne, encouragé dans sa besogne et plein d'espoir pour l'avenir. On était précisément à la veille du cataclysme annoncé par l'écrivain.
Les romans de Smolensky.
Son énorme popularité ainsi que son influence sur ses contemporains, Smolensky les doit, autant qu'à sa production de journaliste, à ses romans réalistes, qui occupent la première place dans la littérature hébraïque moderne.
En 1868, Smolensky débute par une nouvelle dont le sujet était emprunté à l'insurrection polonaise, intitulée «Haoumgue» (La Récompense), parue à Odessa. Rien, sauf le style réaliste, n'y trahit encore le futur grand romancier.
Nous avons déjà dit que c'est à Odessa qu'il a écrit les premiers chapitres du Hatoeh (Errant). Ajoutons que lorsqu'il proposa au rédacteur du Melitz son autre roman à thèse «La Joie de l'hypocrite», ce dernier le renvoya dédaigneusement, en déclarant qu'il préférait les traductions aux créations originales, tant la possibilité de créer des œuvres réalistes en hébreu lui paraissait invraisemblable. À la tête du Schahar, Smolensky y publia l'un après l'autre ses romans et en premier lieu son «Hatoeh bedarké Hahayim» (l'Errant à travers les voies de la vie). Publié d'abord dans le Schahar en trois parties et, plus tard, dans une édition spéciale en quatre volumes, ce roman est la première création réaliste digne de ce nom en hébreu.
De même que Cervantès promène son Don Quichotte dans tous les milieux sociaux de son époque, le romancier hébreu promène son héros errant, Joseph l'orphelin, à travers tous les coins et recoins du ghetto. Il le fait assister à toutes les scènes du monde juif, il en dévoile devant ses yeux les mœurs et les manières; il le rend témoin des superstitions, des fanatismes, des misères de toute nature, d'un abaissement matériel et social qui n'a pas son pareil. Observateur fidèle, impressionniste, réaliste sans emphase, il nous révèle à chaque page des existences méconnues, des croyances extravagantes, des agitations, des maux, des grandeurs et des misères dont le monde civilisé ne se douterait jamais. C'est l'odyssée d'un aventurier du ghetto, c'est la vie et les pérégrinations de l'auteur lui-même, agrandies, entourées de fictions, qu'il prête à son héros; c'est une documentation sociale de la plus haute portée.
L'orphelin Joseph, dont le père a été victime des Hassidim et a disparu, et dont la mère est morte dans la misère, est recueilli par le frère de son père, celui qui avait occasionné sa perte. Maltraité par une tante méchante et poussé par un irrésistible penchant pour la vie vagabonde, il s'enfuit. Ramassé d'abord par une bande de gueux mendiants, puis recueilli par un Baal-Schem, thaumaturge charlatan, il parcourt la plus grande partie de la Russie juive. Dans une suite de tableaux pris sur le vif, Smolensky détaille les mœurs et les exploits de tous les bohêmes du ghetto, depuis les mendiants jusqu'aux officiants ambulants, leur manque de moralité, leur malice et leur impudence. Poussé par le désir de s'instruire et probablement aussi par celui de trouver un abri, Joseph devient enfin élève d'une célèbre Yeschiba. C'est presque le salut pour le jeune vagabond; il est nourri, il couche sur les bancs de l'école, et il est même protégé contre le service militaire. Mais bientôt, mal vu à cause de sa franchise et surtout parce qu'on découvre qu'il lit des livres profanes, auxquels l'a initié un de ses camarades, il est obligé de quitter la Yeschiba. Il l'a échappé belle de n'avoir pas été incorporé comme soldat. Il cherche un refuge auprès des Hassidim et il a le bonheur de plaire au Zadic (le saint) lui-même.
Mais bientôt il est dégoûté de leurs manies louches. Dans ses pérégrinations, Joseph rencontre certainement des gens de bien, des idéalistes purs, des gens du peuple, des rabbins dignes de tous les éloges, des intellectuels passionnés, mais la vie habituelle anormale, étroite, du ghetto finit par lui répugner. Il s'en va chercher une vie plus libre en Occident. Il passe par l'Allemagne et il va à Londres. Partout il étudie la société juive, et il est désillusionné. L'Errant est la véritable encyclopédie de la vie juive du commencement de la seconde moitié du xixe siècle.
Au point de vue de la fiction, le roman ne tient pas debout: c'est une succession fantastique, quelquefois même incohérente, d'événements, un tissu artificiel de personnages arrivant en scène au gré de l'auteur et agissant comme s'ils étaient mûs par des ficelles. Le merveilleux y abonde, et les caractères sont tantôt trop appuyés et tantôt trop effacés.
En revanche, l'Errant est un panorama incomparable de tableaux réalistes, souvent faiblement reliés entre eux, mais d'une fidélité parfaite; une galerie pittoresque de toutes les scènes du ghetto.
Joseph est un peintre, un réaliste par excellence; c'est aussi un impressionniste. Tout en mettant en lumière les ombres et les clartés de ce milieu, on sent que ce n'est pas de l'art pur qu'il fait. Comme Auerbach, comme Dickens, il est raisonneur, il est didactique; en véritable fils du ghetto, il est prédicateur et moraliste. Il en abuse même. On sent vivement qu'en écrivant son roman, l'auteur ne restait pas indifférent, que son cœur vibrait ému des sentiments les plus opposés: de pitié et de compassion, de dédain, de colère et d'amour à la fois.
Au point de vue du style, le roman est également une œuvre réaliste. Smolensky ne fait pas usage de talmudismes comme Gordon et Abramovitz, mais il évite aussi d'abuser des métaphores bibliques. Sans doute, il est quelquefois obligé à des longueurs, sa manière oratoire le pousse à des prolixités, mais sa prose demeure pourtant pure, coulante et autant que possible précise.
Pour illustrer la manière d'écrire de Smolensky et toute l'originalité de la vie sociale qu'il dépeint, nous ne pouvons mieux faire que de traduire certains passages des tableaux de mœurs les plus caractéristiques de son roman.
C'est Joseph qui nous conte ses aventures et les impressions de sa vie quotidienne. Sa description du Heder, cette école traditionnelle, est fort curieuse et mérite d'être rapportée ici:
Imaginez-vous un édifice en bois pourri, petit et étroit, rappelant plutôt un logement de chien. Le chaume qui le couvre descend jusqu'à terre, mais est impuissant, dévoré qu'il est par quantité de brebis, à le garantir contre les pluies battantes qui pénètrent à l'intérieur. Entrons-y: une seule pièce, remplie de fumée et tapissée aux angles de toiles d'araignées. Sur le mur, du côté de l'Orient, s'étale une feuille de papier, c'est le Misrach traditionnel avec son inscription: «De ce côté souffle un vent vivifiant», inscription toute platonique d'ailleurs, car, en guise de vent vivifiant, des odeurs infectes pénétraient par la fenêtre et impressionnaient l'odorat de ceux chez qui ce sens n'était pas encore aboli. Du côté occidental, un pan de mur était laissé en noir au-dessus de la porte, pour rappeler la destruction du Temple, bien inutilement à vrai dire, comme si toute la pièce n'était pas assez noire et comme si ces murs lézardés couverts de colonies d'êtres rampants ne rappelaient pas suffisamment «le Mont Sion dévasté parcouru par des chacals».
Une grande cheminée occupait tout un quart de la pièce, et derrière elle, appuyé contre le mur, était un lit fait, et de l'autre côté un lit rempli de paille et sans couverture. En face, une grande table de bois blanc couverte de figures bizarres, de noms, de lettres, de dessins incompréhensibles, que le Melamed s'amusait à graver avec son canif pendant qu'il nous enseignait.
Autour de cette table artistique avaient pris place une dizaine d'élèves: les uns étudiaient la Bible, les autres le Talmud, un seul assis à droite du maître déclamait à haute voix la section du Pentateuque correspondant à la semaine, et son chant se mêlait à celui de la maîtresse qui berçait son petit. Mais, de temps en temps, la voix du maître se faisait entendre, elle couvrait toutes les autres, tel le tonnerre dont le grondement étouffe le bruit des vagues... Quant au maître, il était hideux à voir, petit et chétif, le visage flétri, le nez aquilin et long; ses deux boucles ou «peoth»[81] descendaient comme deux fils le long de son visage, tandis que les rares poils de sa barbe, malgré son âge avancé, témoignaient de l'habitude qu'il avait de les arracher pendant qu'il se livrait à ses méditations, ou de celle qu'avait prise sa femme, sans se mettre en frais de réflexion. Son chapeau noir était gras comme une galette à l'huile, sa chemise imprégnée de sueur; elle n'était pas boutonnée et, par son entrebâillement, elle laissait voir les poils qui couvraient sa poitrine. Son pantalon, autrefois blanc, était fort pittoresque, vieilli par l'usure et couvert de toutes sortes de taches, dont une bonne partie était due à la collaboration de son fils. Ses Zizith descendaient jusqu'à ses pieds nus. À la vue de mon oncle, il se précipita à la recherche de ses chaussures suspendues au mur, mais mon oncle le tira d'embarras en lui annonçant tout court: «Voici votre élève». Calmé, le maître s'assit et nous nous approchâmes de lui. Il me donna une tape sur la joue et me demanda: «As-tu déjà appris quelque chose, mon enfant?» Tous les élèves me considérèrent avec envie; depuis qu'ils étaient dans le Heder ils n'avaient pas encore entendu des paroles aussi douces sortir de sa bouche...
Cette école étrange était aussi pour l'enfant du ghetto une école de la vie et de la lutte pour l'existence. La vie de l'autre école, la Yeschiba, l'Alma mater des élèves rabbiniques, n'est pas moins curieuse.
Les jeunes gens, pour la plupart des gamins précocement mûris, forment dans ces étranges collèges des sections qui ne se sont pas nettement divisées. Ils s'occupent jour et nuit de l'étude de la loi et se courbent sur les grands in-folios des rabbins. Une nourriture accordée souvent dans des conditions déplorables par les petits bourgeois de la ville, une vie de misère non exempte d'humiliation, voilà l'existence de ces futurs rabbins. Mais cette vie de bohême n'est pas dénuée de pittoresque ni de charmes. Le jeune homme y trouve pour la première fois des amis sincères qui s'attachent à lui, et le guident de leurs conseils. Parmi ce grouillement de jeunes gens ardents et irréfléchis, se trouve aussi l'élite du ghetto, des esprits supérieurs, et le dévouement de quelques-uns à la science talmudique est sublime.
Une scène prise sur le vif est celle où il peint les mœurs de ces talmudistes en herbe.
Un étrange spectacle s'offre à celui qui pénètre pour la première fois vers la tombée de la nuit dans la section des femmes de la Yeschiba. Cette petite pièce, qui sert les jours de fête de salle de prières pour les femmes, est transformée tout d'un coup en une halle de bourse. Les gamins qui possèdent du pain offrent leur marchandise à ceux qui ont de l'argent. Ceux qui ne disposent ni de l'un ni de l'autre sont réduits à voler le pain de leurs camarades. Cependant un grand nombre, à qui répugnait ce trafic ainsi que le larcin, étaient réunis dans un coin et s'entretenaient. Ils se racontaient entre eux des histoires de brigands, les exploits terribles et émouvants des géants, des sorciers, des diables et des tentateurs qui apparaissent la nuit pour effrayer les hommes, des morts qui quittent leur sépulture pour aller guérir des malades ou terrifier des impies. Il y avait aussi des paroles douces, chantant au cœur et à l'âme des auditeurs... Ce spectacle ne cessa même pas lorsque la communauté se fut réunie dans la grande salle à côté pour la prière du soir, et j'entendais les cris continus: «Qui veut du pain?—Qui a du pain à vendre?—En voilà, du pain!—Veux-tu me le céder pour un sou?—Non, un sou et demi, pas moins.—On a volé mon pain! Qui a volé mon pain?—Mon pain est superbe, achète-le!—Mais je n'ai pas de sous.—Eh bien, donne-moi un gage.—Mes douleurs si tu veux, vieux harpagon.—Voilà deux sous, le pain est à moi.—Veux-tu t'en aller, j'ai acheté le pain avant toi.—C'est toi qui m'as volé mon pain.—Tu mens, ce pain est à moi!—C'est toi qui mens, voleur, brigand—Que le diable t'emporte, chien!—Attends un peu, tu verras mes dents.» C'est ainsi que ce monde s'agitait dans la section des femmes; les coups et les soufflets pleuvaient de temps en temps. Et pas un de ces jeunes gens voués aux études n'était préoccupé de l'idée que les fidèles étaient réunis derrière ce mur et priaient. Ils trafiquèrent et tempêtèrent jusqu'à la fin de la prière, puis tout le monde regagna la grande salle, et chacun reprit sa place devant de longues tables éclairées chacune d'une seule chandelle. D'abord on se disputa à cause de cette lumière insuffisante, chacun tirant à soi l'unique chandelle. De guerre lasse, on se décida à mesurer la table en longueur, et la chandelle fut placée juste au milieu. Chacun ouvrit son livre et se mit à chantonner le texte comme il l'avait fait durant toute la journée. Puis sur le même air, sans lever les yeux du texte: «J'ai vendu mon pain deux sous, dit l'un.—Et moi j'ai acheté pour un sou une pomme et pour un demi-sou une galette, reprit l'autre.—Que le diable emporte le surveillant parce qu'il ne nous donne pas assez de lumière pour éclairer ces ténèbres.—Que Satan l'enlève et que des plaies innombrables lui couvrent le ventre.—Je veux aller passer la Pâque chez mes parents.—La veuve Sara me réclame trois sous...» Tous ces propos étaient tenus sur l'air traditionnel du Talmud accompagnés d'un balancement rythmique pour tromper la vigilance du surveillant, qui était sourd. Mais peu à peu le chant s'assourdit et bientôt la causerie devint générale... «Dis donc, Zabuléen,—car les élèves sont désignés ici d'après leur ville natale,—ne crois-tu pas qu'il serait temps que l'ange de la mort vint rendre visite à notre surveillant. Il a l'air de vouloir vivre éternellement.—Je prierai Dieu qu'il le gratifie de maux et de plaies afin qu'il ne puisse pas venir à la Yeschiba. Sa mort ne nous avancerait à rien, nous pourrions tomber sur un plus mauvais surveillant.—Mais vous commettez un péché en maudissant un sourd, réplique un garçon d'un air sévère.—Avez-vous vu cet Asuvi? On dirait un petit ange, preuve qu'il cache sept iniquités dans son cœur.—Il n'en a pas besoin de tant puisqu'il suit assidûment le cours de langue russe. Ce péché suffit pour contrebalancer les autres.—Ce que je fais n'est pas répréhensible; la Loi nous confirme que nous devons nous soumettre aux décrets du gouvernement, mais vous commettez un péché formel en maudissant.» Il n'avait pas eu le temps d'achever, que le surveillant, qui observait depuis quelque temps ce manège et avait remarqué l'emportement de l'Asuvi, bondit sur lui et lui tira les oreilles en éclatant de colère: «Ah! tas de misérables, de pervers que vous êtes, me voici enfin!» Il frappa l'un, giffla l'autre...
«Le surveillant vient de donner un fameux témoignage de sa gratitude à l'Asuvi, parce qu'il a pris sa défense, entonna quelqu'un.» Un éclat de rire général accompagna cette facétie; ceux mêmes qui venaient d'être maltraités ne pouvaient se retenir. «Vous vous moquez de moi, vous n'avez donc plus peur!» clama de nouveau le surveillant d'un air terrifiant, cherchant une victime pour apaiser sa colère, lorsqu'un élève se mit à crier: «Rabbi Isaac, rabbi Isaac, les bougies!» Ce cri opéra comme le charme sur le serpent. Le surveillant se précipita vers son cabinet et, n'y voyant personne, il se laissa tomber sur son siège en grommelant: «Ah, les misérables, vous en aurez, je vous en montrerai!» Et il répéta ces menaces jusqu'à ce que le sommeil se fût emparé de ses longs cils blancs. Il appuya sa tête sur sa main et s'endormit.
Cependant les élèves se remirent à causer, et mon camarade continua à me mettre au courant de la vie de la Yeschiba... «Crois-tu que les garçons d'ici sont pareils aux blancs-becs qui n'ont jamais quitté la maison paternelle? Ah! par exemple! Ils sont tous malins, et les plus bêtes d'entre eux sauraient en remontrer aux plus intelligents parmi les fils de riches. Tu feras bien de t'instruire et de profiter.» Je le lui promis bien. Puis je sortis au dehors pour manger mon pain. Lorsque je rentrai, la plupart de mes camarades étaient déjà couchés et presque toutes les bougies éteintes. Seuls, quelques garçons causaient dans un coin. Je retrouvai mon camarade dans la section des femmes. «Pourquoi ne te couches-tu pas? me dit-il.—Je vais me coucher par ici.—Impossible! toutes les places sont occupées. Va chercher dans l'autre salle si tu trouves une table inoccupée, sinon tu seras obligé de coucher sur un banc.» Je suivis son conseil et je n'eus pas de peine à découvrir une table et je m'y étendis. Mais, à peine étais-je couché, qu'un garçon me saisit par la nuque et me secoua fortement. «Va-t'en, c'est ma place; d'ailleurs toutes les tables sont occupées par ceux qui t'ont précédé.»
Je descendis de la table et je me couchai sur un banc. Je ne parvenais pas à m'endormir. Je n'avais pas encore l'habitude de coucher sur un banc étroit et nu; et puis des insectes petits et grands qui pullulaient dans les fentes du bois sortirent bientôt de leurs nids et se livrèrent sur moi à un jeu agaçant et douloureux. Je n'y pouvais rien. Toutes les bougies étaient éteintes. Seule, la lumière du Tamid[82]projetait sa lumière vacillante. Devant elle étaient assis les deux «veilleurs» chargés d'assurer la continuité de l'étude de la Loi, afin qu'elle ne soit interrompue ni jour ni nuit...
Cette vie pleine d'agitations n'était pas pour déplaire à un esprit aussi aventureux que Joseph. La Yeschiba, après tout, assurait aux jeunes gens une existence, quoique précaire, mais exempte de tout souci matériel. Les bourgeois pieux, les pauvres même, se faisaient un devoir de pourvoir aux besoins des jeunes talmudistes. L'ambition de ces derniers était satisfaite par l'estime générale qui les entourait. Pour l'élite dont l'esprit n'avait pas encore été sollicité par les idées nouvelles, la Yeschiba était le foyer de toutes les vertus, l'école de l'idéal, des rêves grandioses.
Dans un autre roman «La joie de l'hypocrite», paru à Vienne en 1852, Smolensky exalte l'idéalisme de son héros Siméon, issu de la Yeschiba, dans les termes suivants:
Qui a implanté dans l'esprit de Siméon l'idéal de la justice et la parole sublime? Qui a allumé dans son cœur le feu sacré, l'amour de la vérité et de la recherche? Certainement, c'est dans la Yeschiba que tous ces sentiments se sont développés en lui. Gloire à vous, maisons saintes, derniers refuges du véritable héritage d'Israël! C'est de vos murs que sortent les élus destinés dès leur naissance à devenir la lumière de leur peuple et à insuffler une vie nouvelle dans les ossements desséchés...
Même à l'époque de la Behala (la Terreur) la Yeschiba était restée au-dessus de toutes les misères et des turpitudes. Les trafiquants immondes qui, avec l'assistance du Cahal, vendaient les fils des pauvres au service militaire pour exempter les riches, n'osaient pas s'attaquer aux écoles rabbiniques. Comme le temple dans les temps antiques, la Yeschiba leur offrait un asile sûr. Chaque fois que ces maisons étaient menacées, le sentiment national se réveillait et défendait avec une résistance âpre ce dernier apanage national, dans lequel le peuple du ghetto avait placé tout son idéalisme, son espoir et sa foi.
Hélas! ce refuge salutaire ne devait plus l'être pour Joseph le jour où il fut découvert en flagrant délit de lecture profane. Le fanatisme religieux n'a jamais sévi aussi farouchement que pendant l'époque de terreur qui suivit la désorganisation de la vie sociale des juifs par les autorités et le triomphe de l'arbitraire. Néanmoins, les écoles rabbiniques contenaient alors tout ce qu'il était resté d'idéal et de sublime en Israël.
Ce sont, elles qui ont fourni tous les champions de l'humanisme et les propagateurs de la civilisation. C'est là que Joseph a rencontré des camarades généreux qui l'ont initié à la Haskala et ont réveillé en lui l'amour du Noble et du Bien, le dévouement sans bornes pour son peuple.
Dur pour les mauvais bergers, impitoyable pour les hypocrites et les fanatiques, le cœur de Joseph vibre d'amour pour la masse juive. L'entourage cruel et les persécutions n'ont fait qu'accentuer sa compassion pour les brebis égarées. Au milieu de l'abaissement général, il a su s'élever à une grande hauteur morale et s'ériger en juge impartial et ne se laissant pas impressionner par les tristesses du moment, quoi qu'il ne pût y demeurer indifférent et que son cœur en saignât. Dans ce désert humain où il se plaît, il sait découvrir des caractères nobles, des sentiments élevés, des amitiés généreuses et surtout des existences entièrement vouées à l'idéal et que rien ne peut faire reculer.
Il fait passer devant le lecteur, l'un après l'autre, les idéologues du ghetto. C'est d'abord Jedidia, le type si fréquent du Maskil dévoué à la civilisation, semant la vérité et la lumière parmi tous ceux qui l'approchent, rêvant d'un judaïsme juste, éclairé, supérieur. Puis ce sont les jeunes apôtres à l'âme de prophète, tel ce noble ami de Joseph, Gédéon, le plus éclairé, le pins tolérant des Maskilim. Autant Gédéon déteste le fanatisme, autant il aime les masses du peuple. Il les aime de son cœur de patriote et de son âme de prophète. Il les aime telles sont, avec leurs croyances, leur foi naïve, leur vie misérable et soumise, leur ambition de peuple élu et leur espoir messianique qu'il partage d'une manière moins mystique.
Une exaltation patriotique puissante traverse le chapitre consacré au «Jour du Pardon». C'est là que Smolensky apparaît en vrai romantique.
Tels sont les grands traits de ce roman chaotique et superbe qui, malgré ses défauts techniques, demeure la peinture de mœurs la plus vraie et la plus belle de la littérature hébraïque.
Dix ans plus tard, l'auteur ajoute à son roman une quatrième partie qui n'est en somme qu'un assemblage artificiel de lettres n'ayant pas de rapport direct avec le corps du roman. Joseph nous promène à travers les pays d'Occident, puis retourne en Russie. En France, en Angleterre, il déplore la dégénérescence du judaïsme qu'il attribue au triomphe de l'école de Mendelssohn, il prévoit l'avènement de l'antisémitisme. En Russie, il constate la misère économique qui a pris des proportions effrayantes, surtout dans les petites villes de la province. Dans les grands centres, il constate avec regret que les communautés s'efforcent d'imiter le judaïsme occidental avec tous ses défauts. La civilisation précipitée des juifs russes, peu conforme aux conditions économiques et politiques dans lesquels ils se trouvaient, prématurée en quelque sorte, devait amener l'écroulement de l'idéalisme résigné qui faisait leur principale force.
Le roman Kebourath Hamor (Sépulture d'âne) est l'œuvre la plus travaillée et la plus achevée de Smolensky. Le sujet se rapporte à l'époque de la Terreur et de la domination du Cahal. Le héros, Haïm-Jacob, est un esprit espiègle et facétieux, mais on n'entend pas toujours la plaisanterie dans le ghetto, et il lui en cuira. C'est surtout sa gouaillerie et son manque de respect pour les notables de la communauté, qu'il ose braver et persifler, qui cause sa perte. Tout jeune encore, il médite un jour un acte inouï. Affublé d'un drap bleu, tel un mort sorti de sa tombe, il pénètre un soir, semant l'épouvante sur son passage, dans la chambre où sont déposées les tartes qui doivent être servies le lendemain au banquet annuel de la «Sainte Confrérie», confrérie puissante à laquelle appartiennent les meilleurs de la ville, et qui a la mission de porter les morts en sépulture. Il s'empara de ces morceaux succulents et les mange tout seul. C'était un crime impardonnable de lèse-sainteté. Une enquête est ordonnée, mais on ne découvre pas le coupable.
Pour se venger, la sainte confrérie condamne le criminel anonyme à subir une «sépulture d'âne» à sa mort, et le jugement est enregistré dans le livre de la confrérie.
Incorrigible, il continue ses traits. Le Cahal décide de le livrer au service militaire. Averti à temps, il peut se sauver. Rentré plus tard sous un autre nom dans sa ville natale, il sait imposer au monde par son érudition, et il se marie avec la fille du chef de la communauté. Mais son instinct reprend le dessus. Entre temps, il a mis sa femme au courant de ses traits d'autrefois. Celle-ci n'est plus tranquille, elle ne peut supporter l'idée qu'un châtiment sans pareil attende son mari s'il est découvert. Car subir après sa mort la sépulture d'un âne est la dernière injure qu'on puisse infliger à un juif. Son corps est traîné au cimetière et là on le jette dans une fosse spéciale derrière le mur qui enclôt le cimetière. Mais son père n'est-il pas le chef de la communauté? il pourra annuler la condamnation. À peine s'est-elle ouverte à son père que celui-ci bondit de rage; comment! il a donné sa fille à cet impie, à cet hérétique! Il veut le forcer à répudier sa femme. Celle-ci, d'ailleurs, pas plus que son mari, ne veut en entendre parler. Bref, après une rentrée en grâce, de courte durée, auprès de son beau-père, obtenue d'ailleurs également par une supercherie, l'ère des persécutions recommence pour lui, et il succombe.
Tel est le canevas sur lequel le romancier a brodé son œuvre, qui est un épisode authentique de la vie des juifs en Russie.
Le caractère de Haïm-Jacob ressort net et saillant. Sa femme Esther est le type de la femme juive, fidèle et dévouée jusqu'à la mort, admirable dans les revers et bravant tout par amour pour son mari. Les notables du ghetto sont peints avec vérité, quoique sous des couleurs un peu exagérées. L'auteur a surtout bien su rendre le milieu du ghetto, avec ses contradictions et ses passions, l'intellectualité spéciale que la longue claustration lui a forgée, sa compréhension bizarre et originale des choses de la vie.
C'est la Yeschiba qui fournit à Smolensky le sujet de son autre roman, Guemoul Yescharim (La récompense des justes). L'auteur y montre la participation de la jeunesse juive à l'insurrection polonaise, et l'ingratitude des Polonais à leur égard prouve que les juifs n'ont rien à attendre d'autrui et qu'ils ne doivent compter que sur leurs propres forces.
Gaon ve-schever (Grandeur et ruine) est plutôt un recueil de nouvelles éparses, dont quelques-unes sont de véritables œuvres d'art.
Hayerouscha (L'héritage) est le dernier grand roman de Smolensky, publié d'abord dans le Schahar en 1880-81. Les trois volumes qui le forment sont pleins d'incohérences et de raisonnements traînants. Cependant, la vie des juifs d'Odessa et de la Roumanie y est bien dépeinte, ainsi que les moments psychologiques par lesquels passent les anciens humanistes déçus pour revenir au judaïsme national.
Sa dernière nouvelle, Nekam Brith (Sainte vengeance, le Schahar, 1884), est entièrement sioniste. C'est le chant du cygne de Smolensky, qui devait bientôt disparaître, emporté par la maladie.
Les romans de Smolensky constituent plutôt une série de documents sociaux et d'écrits de propagande que des œuvres d'art pur. Leurs défauts principaux sont l'incohérence de l'action, l'artifice des dénouements, la naïveté en tout ce qui se rapporte à la vie moderne, ainsi que le didactisme excessif et le style traînant. La plupart de ces défauts, il les partage avec des écrivains comme Auerbach, Jokai et Thakeray, desquels il peut être rapproché. D'ailleurs l'écrivain hébreu eut à soutenir pendant toute sa vie une lutte acharnée pour son existence et pour celle du Schahar, dont il ne tirait aucun profit matériel. Son idéalisme et la conscience de la besogne utile qu'il remplissait l'ont soutenu dans les moments les plus critiques. Aussi ses œuvres portent-elles les traces d'une production hâtive. Quoi qu'il en soit, ses romans encore plus que ses articles ont exercé pendant dix-huit ans une influence sans pareille sur ses lecteurs. D'ailleurs la vie du ghetto russe, ses misères et ses passions, les types positifs et négatifs de ce monde qui s'en va, ont été reproduits dans les écrits de Smolensky avec une telle puissance de réalisme et une telle connaissance des choses, que d'ores et déjà il est impossible de se faire une idée exacte du judaïsme russo-polonais sans avoir lu Smolensky.
Les Contemporains.—Conclusion.
Les années 1881-1882 marquent une étape décisive dans l'histoire du peuple juif. La recrudescence de l'antisémitisme en Allemagne, le renouvellement inattendu des persécutions et des massacres en Russie et en Roumanie, la mise hors la loi dans ces deux pays de millions d'êtres, dont la situation devenait chaque jour plus intenable, ont déconcerté les plus optimistes.
En présence de l'exode précipité des masses affolées et de l'urgence d'une action décisive, les anciennes disputes entre humanistes et nationalistes ont disparu. Entre l'assimilation impossible avec les peuples slaves et l'idée de l'émancipation nationale, dégagée de son voile mystique et se développant sur un terrain pratique, le choix n'était plus possible. En hébreu, tous les écrivains étaient d'accord qu'il n'était plus temps de s'arrêter aux divergences d'opinions et qu'il fallait se ranger du côté de l'action. Même un sceptique comme Gordon lança alors, entre autres, sa poésie vibrante: «Nous fûmes un peuple, nous serons un peuple: vieux et jeunes, nous partirons tous.» Mais où aller? Tandis que les uns optaient avec les philanthropes occidentaux pour l'Amérique, les autres avec Smolensky se déclaraient nettement pour la Palestine, le pays des rêves séculaires.
Le temps et l'expérience, mieux que toutes les discussions théoriques, se sont chargés de donner une réponse à ces deux courants d'opinions. Dès 1880, le jeune rêveur Ben-Jehuda, animé de l'idée de faire renaître l'hébreu comme langue nationale en Palestine, quitta Paris et alla s'établir à Jérusalem. D'un autre côté, M. Pinès, le conservateur romantique, abandonna la position estimée qu'il occupait en Lithuanie, pour aller contribuer au relèvement des juifs de la Palestine. Ces deux initiatives, venant des deux camps opposés, furent bientôt suivies par des mouvements plus importants.
Une élite de jeunes universitaires, un groupe de quatre cents étudiants, indignés de la situation humiliante qui leur était faite, lança un appel qui retentit par tout le judaïsme russe: «Beth Jacob Lechou wenelchou» (Maison de Jacob, debout! allons-nous-en!) Ce mouvement donna naissance à l'organisation du Groupe B.J.L.W.[83], parti le premier pour coloniser la Palestine. En même temps, des centaines de petits bourgeois et de lettrés vinrent s'ajouter à ce premier noyau et la colonisation pratique de la Palestine est maintenant un fait accompli.
Ce retour inattendu de la jeunesse qui avait déjà rompu avec le judaïsme vers ses origines, ce premier pas vers la réalisation pratique du rêve sioniste a eu des conséquences des plus importantes pour la renaissance de la littérature hébraïque. En ce qui concerne les lettrés qui n'avaient jamais quitté, du moins dans leur esprit, le ghetto, comme Lilienblum, Braudès et d'autres, et dont le dernier mode d'activité, à savoir la propagande pour les réformes économiques et pour l'enseignement des métiers manuels, n'avait presque plus de raison d'être, leur adhésion au sionisme ne pouvait tarder. Mais, même en dehors du ghetto, la voix autorisée du Dr Pinsker est venue à l'appui du mouvement philopalestinien, comme on l'appelait alors. Dans sa brochure «Auto-émancipation», le savant docteur d'Odessa, ancien humaniste convaincu, déclare que le mal antisémite est une affection chronique inguérissable tant que les juifs seront en exil. Pour résoudre la question juive, il n'est qu'une seule solution, la renaissance nationale de ce peuple sur son ancien sol.
Une aube nouvelle venait de se lever sur l'horizon du peuple juif. La littérature hébraïque prit un essor inconnu jusqu'alors. L'enthousiasme des écrivains se traduit dans les propos ardents de M. Aisman, du professeur Schapira et de nombre d'autres. Dans cette poussée soudaine d'idées patriotiques, les excès étaient inévitables. Une réaction chauvine ne tarda pas à se faire jour. On s'attaqua aux réformateurs en matière de religion. On les accusa d'empêcher la fusion de diverses parties du judaïsme dont l'entente était indispensable au succès du nouveau mouvement. Seul, Smolensky n'a pas failli à sa tâche. Lui, qui n'avait jamais reconnu les bienfaits de l'assimilation, n'avait pas besoin de se lancer dans l'extrême.
Il était resté fidèle à son idéal patriotique sans renoncer à aucune de ses aspirations humanitaires et civilisatrices. Il déploya une activité fiévreuse. Maintenant qu'il n'était plus seul à défendre ses idées, il redoubla d'efforts, encouragea les uns, exhorta les autres avec une énergie admirable. Il était déjà à bout de forces, épuisé par une vie de luttes et de misère, de surmenage physique et intellectuel. Il mourut en 1885 dans la force de l'âge, emporté par la maladie. Il fut pleuré par tout le judaïsme.
La disparition du Schahar s'ensuivit bientôt.
Avec la disparition du Schahar nous touchons à la fin de notre étude d'une évolution littéraire. La littérature hébraïque moderne qui, depuis un siècle a été au service d'une idée prépondérante, l'idée humaniste dans ses diverses nuances, est entrée dans une phase nouvelle de son développement. Ramenée par Smolensky à sa source nationale, dégagée de tout élément religieux et imposée par la force des événements comme trait d'union entre la masse et les lettrés désormais unis dans une même ambition patriotique, elle redevient la langue du peuple juif. Elle cesse de servir d'instrument de transition entre le rabbinisme et la vie moderne, pour devenir un but en elle-même, un facteur important dans la vie du peuple juif. Elle cesse de vivre en parasite aux dépens des orthodoxes auxquels elle enlevait depuis un siècle l'élite d'une jeunesse, qui, une fois émancipée grâce à elle, s'empressait de l'abandonner. Elle devient la littérature nationale du peuple juif.
Déjà en 1885, lorsque le distingué rédacteur de la Zefira, M. N. Sokolow, entreprit la publication du grand recueil littéraire Haassif (le Collecteur), le succès dépassa les prévisions. Cette publication a été tirée à plus de sept mille exemplaires. Elle fut suivie par nombre d'autres, et notamment par le Kenesseth Israël (L'assemblée d'Israël), publié par S.-P. Rabbinovitz, l'érudit historien.
En 1886, le publiciste L. Kantor, encouragé par l'importance nouvelle prise par la langue hébraïque, fonda le premier journal quotidien en hébreu Hayom (Le Jour), à Saint-Pétersbourg. Le succès de cet organe entraîna la transformation du Melitz et de la Zefira en quotidiens. La presse politique était créée. Elle a puissamment contribué à la propagation du sionisme et de la civilisation. Les milieux des Hassidim eux-mêmes, demeurés réfractaires aux idées modernes, furent atteints par son action. La langue hébraïque en a tiré le plus grand profit. Les nécessités de la vie quotidienne ont enrichi son vocabulaire et ses ressources, et ont achevé l'œuvre de sa modernisation.
En Palestine, le besoin d'une langue scolaire commune aux fils des réfugiés de tous les pays, a contribué à la renaissance pratique de l'hébreu comme langue maternelle. C'est Ben-Jehuda qui, le premier, introduit l'usage de l'hébreu dans le sein de sa famille. Plusieurs familles de lettrés imitèrent cet exemple, et l'on n'entendait plus chez eux d'autre langue. Dans les écoles de Jérusalem et des colonies nouvelles l'hébreu est devenu la langue officielle. Ce mouvement a eu une répercussion en Europe et en Amérique, et un peu partout des cercles se sont formés où on ne parle que l'hébreu. Le journal Hazevi (le Cerf), publié par Ben-Jehuda, est devenu l'organe de l'hébreu parlé, qui ne diffère de l'hébreu littéraire que par une plus grande liberté d'emprunter les mots et les expressions modernes à l'arabe et mêmes aux langues européennes, et par sa tendance à créer des mots nouveaux à l'aide des anciennes racines, d'après les modèles de la Bible et de la Mischna. Un exemple: Le mot schaa signifie, en hébreu, temps, heure. Le même mot avec la désinence hébraïque on, c'est-à-dire schaon, veut dire en hébreu moderne montre. Le verbe daroch, qui veut dire en hébreu biblique, trotter, forme en hébreu moderne midracha (trottoir), etc.
La diffusion de la langue et l'augmentation du nombre des lecteurs avaient également entraîné une transformation dans la condition matérielle des écrivains. Ils furent relativement rétribués, et purent se livrer à un travail plus soutenu et plus achevé. Avec la fondation des sociétés d'éditions «Achiassaf» et surtout «Touschiya» due à l'énergie du sympathique écrivain A. Ben-Avigdor, l'hébreu est entré dans la voie du développement naturel d'une langue moderne.
Après un arrêt de courte durée occasionné par la brusquerie et la tristesse des événements survenus, la création littéraire a repris avec une ardeur croissante. Une activité multiple et variée, digne d'une littérature répondant aux besoins d'un groupe national, en résulta. Dans le domaine de la poésie, ce fut d'abord C. A. Schapira, le lyrique puissant qui a su traduire l'indignation et la révolte du peuple contre l'injustice qui le frappe. Ses «Poèmes de Yeschurun» publiés dans l'Assif de 1888, vibrants d'émotion et de feu patriotique, ainsi que ses légendes hagadiques, sont de premier ordre. Après lui vient M. Dolitzki, poète de la plainte sioniste, chanteur des douces «Sionides»[84]. Puis un jeune, trop tôt disparu, M. J. Mané, s'est distingué par un lyrisme touchant et un profond sentiment de la nature et de l'art[85]. Enfin c'est N. H. Imber, le chansonnier des colonies palestiniennes, le poète de la Terre-Sainte renaissante et de l'espérance sioniste[86].
Parmi les jeunes, nous devons citer en tête Ch.-N. Bialik[87], poète lyrique vigoureux et styliste incomparable, et S. Tchernichovski[88], poète érotique, chanteur de la beauté et de l'amour, hébreu à l'âme attique. Ces deux poètes, dont la carrière ne fait que de commencer, sont suivis d'une pléiade d'autres, plus ou moins connus.
Dans les belles-lettres, deux écrivains de génie viennent en tête: le vieux S.-J. Abramovitz, qui, après avoir abandonné un moment l'hébreu en faveur du jargon, est revenu à la littérature hébraïque et l'a dotée d'une série de contes, admirables de poésie et d'humour, où brille l'originalité incomparable d'un style tout personnel[89];—puis J.-L. Peretz, poète de l'amour, conteur admirable et artiste hors ligne[90].
Parmi les romanciers et les nouvellistes, en prose et en vers, citons N. Samueli, Goldin, Berchadsky, Feierberg, Berditzevsky, S.-L. Gordon. Loubochitzky. Enfin c'est Ben-Avigdor, créateur du jeune mouvement réaliste par ses contes psychologiques de la vie du ghetto et surtout par son Menahem Hassofer, dans lequel il combat le nouveau chauvinisme.
Parmi les maîtres du feuilleton viennent le fin critique D. Frischman, traducteur de nombreux ouvrages scientifiques, le charmant causeur A.-L. Levinski, auteur d'une utopie sioniste: «Voyage en Palestine en l'an 5800», publié dans le recueil Hapardés (le Paradis) à Odessa, et J.-Ch. Taviow, le spirituel écrivain.
Dans le domaine de la pensée et de la critique mentionnons d'abord: Ahad Haam[91], le directeur de la revue Haschiloah, critique souvent paradoxal, mais original et hardi. Il est le promoteur du «sionisme spirituel», qui est la revanche, dans une forme plus rationnelle, du mysticisme messianique sur le sionisme pratique. D'autre part, Ahad Haam est le prédicateur de la religion du sentiment opposée à la loi dogmatique des rabbins, religion qui selon lui est seule capable de régénérer le peuple juif. C'est un esprit critique et un observateur de mérite, ainsi qu'un styliste remarquable.
À Ahad Haam peut être opposé W. Jawitz, le philosophe du romantisme religieux, le défenseur de la tradition et l'un des régénérateurs du style hébreu[92]. Entre ces deux extrêmes, il existe un parti modéré, représenté par L. Rabbinowitz, directeur du Melitz, et surtout par N. Sokolow, le directeur populaire et fécond de la Zefira. Citons aussi le Dr S. Bernfeld, vulgarisateur excellent de la science du judaïsme et historien émérite, l'auteur de l'histoire de la théologie juive parue récemment à Varsovie, etc.
Parmi les jeunes il faut nommer M. J. Berditchevsky, promoteur du nietzschéanisme en hébreu, auteur de nombreux contes rappelant les décadents, mais non dénués d'une certaine poésie. La science philologique est dignement représentée par J. Steinberg, auteur d'une grammaire scientifique originale[93], inconnue en Europe, et traducteur des Sibylles, et la philosophie par F. Mises, auteur d'une «Histoire de la philosophie moderne en Europe». J.-L. Kalzenclenson, l'auteur d'un traité d'anatomie et de nombreux écrits littéraires fort appréciés.
L'histoire littéraire moderne a trouvé son représentant le plus digne dans la personne de Ruben Brainin, maître styliste, et auteur lui-même de contes très goûtés. Ses remarquables études sur les écrivains hébreux, Mapou, Smolensky, etc., sont conçues d'après la méthode des critiques modernes. Elles ont servi à améliorer le goût et le sentiment esthétique de la foule.
Tous ces écrivains, et nombre d'autres que nous nous proposons d'étudier dans notre «Essai sur la littérature hébraïque contemporaine», ont fait la fortune de l'hébreu. En y ajoutant des traductions innombrables, des publications pédagogiques et des éditions de toutes sortes, nous arriverons à nous faire une idée de la portée actuelle de l'hébreu, qui, par le nombre de ses publications, est devenu la troisième littérature de la Russie, après le russe et le polonais. Il me faut pas oublier non plus les centaines de publications qui paraissent annuellement en Palestine, en Autriche et en Amérique.
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Si nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur la littérature hébraïque moderne, nous sommes frappés par la direction inattendue et pourtant inévitable qu'elle a prise dans son évolution. L'idéal humaniste, qui a présidé à sa renaissance, portait en lui un germe de dissolution. À l'ambition nationale et religieuse il voulait substituer l'idée de la liberté et de l'égalité. Tôt ou tard il devait aboutir à l'assimilation. Durant tout un siècle, depuis l'apparition du premier Meassef (1785) jusqu'à la disparition du Schahar (1885), la littérature hébraïque nous offre le spectacle d'une lutte continuelle entre l'humanisme et la judaïsme. En dépit des obstacles de toute nature, en dépit de la rivalité dangereuse des langues européennes et du judéo-allemand lui-même, la langue hébraïque fait preuve d'une vitalité persistante et montre une faculté surprenante d'adaptation à tous les milieux et à tous les genres littéraires. Son évolution s'effectue à travers les pays les plus divers. Dans l'esprit des premiers humanistes, la langue hébraïque ne devait servir que comme instrument de propagande et d'émancipation. Grâce à M.-H. Luzzato, Mendès et Wessely, elle se relève un instant à l'état de langue vraiment littéraire, pour céder bientôt la place aux langues du pays, et demeurer confinée dans les cercles étroits des Maskilim. Ses destinées devaient s'accomplir dans les pays slaves. En Galicie, elle a donné naissance, dans le domaine de la philosophie, à l'idéal de la «Mission du peuple juif» et à la création de la «science du judaïsme.» Mais, pour la grande masse juive restée fidèle à l'idéal messianique, c'est le romantisme national et religieux, préconisé par S.-D. Luzzato, qui eut la plus grande signification.
La Lithuanie, avec ses ressources morales et intellectuelles inépuisables, était devenue le pays de la langue hébraïque. Sous son double aspect humaniste et romantique, la littérature hébraïque prend dans ce pays un nouvel et prodigieux essor. Bientôt, sous la poussée des réformes sociales et économiques, les écrivains hébreux déclarent la guerre à l'autorité rabbinique, réfractaire à toute innovation et opposée au progrès. La littérature réaliste, polémique et démolisseuse, naît alors. Une lutte sans merci s'engage entre les humanistes et le rabbinisme. Les conséquences en furent funestes pour l'un et l'autre parti. Le rabbinisme s'est vu atteint dans son essence même et est destiné à disparaître, du moins dans sa forme ancienne. L'humanisme, déçu dans ses rêves de justice et d'égalité, ayant rompu avec l'espérance nationale du peuple, perd chaque jour du terrain. La tentative faite, par quelques écrivains de faire l'union entre «la Foi et la Vie» a piteusement échoué. L'antagonisme entre les lettrés et la masse croyante s'est résolu par la débâcle de toute la littérature créée par les humanistes. C'est alors que le mouvement progressif national fait son apparition avec Smolensky et rend à la littérature hébraïque sa raison d'être et sa portée civilisatrice.
L'idéal sioniste dégagé de sa forme mystique est la note prédominante de la littérature hébraïque contemporaine. On peut dire que l'idéal messianique, sous sa forme nouvelle, est en train d'opérer dans les milieux des Hassidim polonais une transformation identique à celle qu'accomplit l'humanisme en Lithuanie. La résistance acharnée que la littérature hébraïque éprouve de la part des Hassidim confirme suffisamment cette manière de voir.
Mais, en dehors des pays slaves, dans l'Orient lointain, le lion hébreu gagne du terrain depuis la Palestine jusqu'au Maroc; il accomplit une œuvre de civilisation et de renaissance nationale.
Il y a dans l'âme éprouvée des masses juives un fond d'idéalisme et de foi ardente dans un avenir meilleur que n'ont ébranlé ni le temps, ni les déceptions. Frustrer ces masses de l'idéal millénaire qui les soutient, qui est la raison même de leur existence, c'est les acculer à un désespoir dangereux, c'est les pousser vers la démoralisation qui les guette et qui déjà se manifeste dans certains pays.
La littérature hébraïque, fidèle à sa mission biblique, sait faire revivre les ressources morales de ces masses et faire vibrer leur cœur pour la justice et pour l'idéal. Elle est le foyer d'où jaillissent les rayons de l'espérance qui soutient tout ce qui, dans le peuple juif, vit, lutte, crée et espère.
Méconnaître cette portée morale de la renaissance de la langue hébraïque, c'est méconnaître la vie même de la majeure partie du judaïsme.
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Nous sommes aujourd'hui en pleine période de création littéraire, et la fermentation des idées infiltrées de toutes parts est tellement puissante qu'elle annonce une récolte féconde.
La langue biblique, qui avait déjà donné à l'humanité tant de pages glorieuses, et qui vient d'en ajouter une nouvelle, grâce aux humanistes, est-elle vraiment destinée à renaître et à redevenir la langue de la culture nationale du peuple juif tout entier? Il serait trop téméraire de répondre d'ores et déjà par l'affirmative.
Ce que nous croyons avoir démontré dans notre étude, c'est qu'elle subsiste et évolue en tant que langue littéraire et populaire, qu'elle s'est montrée l'égale des langues modernes, qu'elle est capable de traduire toutes les pensées et toutes les formes de l'activité humaine, et qu'enfin elle accomplit une œuvre de civilisation et d'émancipation. La floraison contemporaine de la langue des prophètes est un fait qui doit séduire l'esprit de tous ceux qui s'intéressent à l'évolution des destinées mystérieuses de l'humanité vers l'idéal.
FIN.
Vu et admis à soutenance, En Sorbonne, le 2 août 1902: Par le Doyen de la Faculté des lettres de l'Université de Paris, a. croiset. |
Vu et permis d'imprimer: Le Vice-Recteur de l'Académie de Paris, gréard. |
[1] En effet, nous ne pourrions citer que les excellentes monographies de R. Brainin sur Mapou, la vie de Smolensky, etc., celles de M. S. Bernfeld sur Rapaport, etc., en hébreu, et un aperçu de M. Klausner en langue russe. En outre, un article dans la Revue des Revues, de M. Ludvipol, à Paris. Malgré la diversité des écoles et des milieux que nous traitons pour la première fois au point de vue de l'histoire littéraire moderne, le lecteur se persuadera facilement que le sujet ne manque ni de cohésion ni d'unité. Il va sans dire que, dans ce premier essai d'histoire de l'hébreu moderne, le groupement des mouvements et des écoles, emprunté par nous aux littératures occidentales, ne saurait être que très relatif.
[2] Surtout de «Gloire aux Justes», de M.-H. Luzzato, paru en 1743, qui nous sert comme point de départ.
[3] Pour la plupart de ces écrivains, voir Karpeles, dans son Histoire de la Littérature juive (édit. française chez Leroux, 1901).
[4] Mantoue, 1727.
[5] Le drame, très lu en manuscrit, n'a paru qu'en 1837, à Leipzig, par les soins de M. Letteris.
[6] Nouvelle édition, Berlin, 1780, etc.
[7] Hahigayon (La Logique) nouv. édit., Varsovie, 1898. La plupart des manuscrits de M.-H. Luzzato n'ont jamais été publiés.
[8] De Biour, commentaire biblique.
[9] De Meassef, Collecteur.
[10] Berlin, 1789.
[11] Redelheim, 1812.
[12] Un autre écrivain de l'époque, Hartwig Derenbourg, dont le fils et le petit fils ont continué avec éclat la tradition littéraire et scientifique en France, est l'auteur d'un drame allégorique très lu: Yoschevé Tével (Tous les habitants du monde), publié à Offenbach en 1789.
[13] Cité par M. Taviow dans son Anthologie. Varsovie, 1890.
[14] Nouvelle édition. Vilna, 1867.
[15] Berlin, 1789 et 1792.
[16] Jeu de mots: Geschem veut dire en hébreu: pluie et matière.
[17] Pour ne citer que l'ode du célèbre rabbin Jacob Meïr en Alsace, un aïeul de la famille du grand-rabbin Zadoc Kahn, une autre composée par le grammairien polonais Ben-Zeeb à Vienne; enfin, les hymnes chantés dans les synagogues de Francfort (1807), dans celle de Hambourg (1811), etc.
[18] Littéralement: les pieux, une secte fondée en Volhynie dans la seconde moitié du xviiie siècle, dont les adhérents, tout en restant fidèles à la loi rabbinique, opposent la piété, l'exaltation mystique et le culte des saints à l'étude du talmud et au dogmatisme des rabbins.
[19] J. Perl est aussi l'auteur anonyme d'une parodie dirigée contre les Hassidim et intitulée Megallé Temirin (Révélateur des mystères). La parodie hébraïque, qui excelle surtout dans l'adaptation du langage talmudique aux usages et aux questions modernes, est un genre littéraire propre à l'hébreu, qui mériterait une étude spéciale. Elle a pour but de polémiser et de ridiculiser (ainsi l'ouvrage cité), ou bien de critiquer les mœurs (le «Traité des gens de commerce» paru à Varsovie, le «Traité d'Amérique» publié à New-York, etc.); très souvent elle sait divertir et amuser (Hakundus, Vilna 1827, les nombreuses éditions du Traité Pourim).
[20] Rédigé par S. Hacohen, à Vienne (1820-1831).
[21] Rédigé par Goldenberg, à Tarnopol (1833-1842).
[22] Bicouré Haïtim, 1825.
[23] Prague, 1852.
[24] Voir Ch. XVI et autres. Voir aussi l'Histoire de la Théologie juive de M. Bernfeld et la thèse de M. Landau: Die Bibel und der Hegelianiamus.
[25] A. Brainin dans sa vie de Mapou. Varsovie, 1900, p. 64.
[26] Nouv. édition, Varsovie, 1890.
[27] Le recueil de ses poésies, paru à Vienne, est intitulé: Tophès Kinor Wougab (Maître de la lyre et de la cythare.)
[28] Beruria, nouv. éd., Amsterdam. 1859
[29] Beneï Hanéourim (La Jeunesse). Prague, 1821.
[30] Yételis est également l'auteur de pamphlets dirigés contre le Hassidisme. En même temps que Vienne et Brody, Prague avait été à cette époque un foyer de lettrés, parmi lesquels nous citerons encore Gabriel Südfeld, le père du célèbre Max Nordau, et l'auteur d'un drame et d'un ouvrage d'exégèse paru en 1850.
[31] L'exemple du savant ami de Rapoport, J.G. Bick (cité par Bernfeld dans sa vie de S.-J. R., p. 13), qui quitta le camp humaniste où son sentiment juif ne trouva aucune satisfaction, pour se convertir au Hassidisme, n'est pas unique.
[32] Nous renvoyons le lecteur au recueil des œuvres choisies des poètes italiens de l'époque, publié sous le titre de Kol Ougab (Voix de Cithare), par A-B. Pipirno, à Livourne, en 1846.
[33] Cracovie, 1890.
[34] Prague, 1840.
[35] Kinor Naïm (Lyre douce), Vienne, 1825, et autres.
[36] Varsovie-Berlin, 1899.
[37] Jost dans son Histoire du peuple juif, etc.
[38] Lettres de S.-D. Luzzato éditées par Groeber (Przemysl, 1882-1889), p. 660.
[39] Lettres, 233.
[40] Lettres, 668
[41] Poésies de Gordon, I, St-Pétersbourg, 1884.
[42] Voir notre livre en hébreu: Massa be-Lita (Voyage en Lithuanie), Jérusalem, 1899.
[43] 2me édit. Vienne, 1824.
[44] Déjà, en 1780, le passage de l'impératrice Catherine II donna lieu à la publication d'une ode hébraïque publiée à Sklow.
[45] Schirei sefath kodesch (Chants de la Langue sacrée). Vilna, 1850, I.
[46] Leipzig, 1836.
[47] Tous ses écrits ont été réédités par les soins de M. Natanson, en 1880-1900, à Varsovie.
[48] La polémique suscitée par l'intervention de l'humaniste allemand Lilienthal qui préconisait, avec l'appui du gouvernement, les réformes radicales, chez des écrivains éclairés comme Ginzburg (Maguid Emeth, Vilna 1843), confirme assez notre manière de voir. D'ailleurs, Lilienthal, convaincu plus tard des véritables intentions de ses auxiliaires, en proie au remords d'avoir mené une campagne funeste par ses suites aux intérêts de ses coreligionnaires russes, finit par s'en aller en Amérique.
[49] Ces ouvrages, publiés tous à Vilna, ont été réédités maintes fois.
[50] Vilna, 1851.
[51] Vilna, 1852. En traduction allemande, faite par J. Steinberg, Vilna, 1859.
[52] Voir Brainin, Abram Mapou, p. 107.
[53] Kal Schirei Mahalalel (Poésies de Gottlober) Varsovie, 1890.
[54] Dans la revue Haboker Or, et Oroth Meofel (Lueurs dans les Ténèbres), Varsovie, 1881.
[55] Recueil «Keneseth Israël», Varsovie, 1888.
[56] Vilna, 1848.
[57] Odessa, 1867.
[58] Les lecteurs, peu fortunés, souscrivaient souvent dix pour un seul abonnement.
[59] Voir chapitre IV.
[60] Zitomir, 1868.
[61] Les poésies complètes de Gordon ont paru en 4 vol., en 1884, à Saint-Pétersbourg, et en 6 vol., en 1900, à Vilna.
[62] Le premier recueil des poésies lyriques et épiques a paru sous le titre de Schieréi Jéhuda, à Vilna, en 1866.
[63] Vilna, 1860.
[64] Réveille-toi, mon peuple. Poésies, I.
[65] Le poète fait allusion à la ruine de la province juive de Cochin par les Portugais.
[66] Poésies, IV.
[67] Selon une croyance populaire, quarante jours avant la naissance le ciel décide à qui l'enfant sera uni.
[68] Littéralement: «bois de voiture».
[69] Villes célèbres par leurs écoles talmudiques.
[70] Poésies, IV.
[71] Haketab ve-hamichtab (Les Écritures). Lemberg, 1875. Yloun Tefila (Critique des Prières), Lemberg, 1885, etc.
[72] Littéralement: protestant; puritain, adversaire du mysticisme des Hassidim.
[73] Hadath wehayim, Lemberg, 1880. Un autre grand roman de Braudès est: Scheté Hakezavoth (les deux Extrêmes), publié en 1886. Il préconise la renaissance nationale et le romantisme religieux.
[74] L'édition complète des romans et des articles de Smolensky vient de paraître à Saint-Pétersbourg et à Vilna, chez Katzenelenbogen.
[75] «Eth lataath» et «Eth laakor netoal», Haschahar, 1875-1876.
[76] Nouvelles réunies de Brandstaetter, Cracovie, 1891.
[77] Vienne, 1883-1890.
[78] Vienne, 1874.
[79] Vienne, 1878.
[80] Brainin, dans son excellente Vie de Smolensky. Varsovie, 1897, p. 58.—Haschahar, X, 522.
[81] Voir Lévitique XIX, 27.
[82] La lampe veilleuse dans la synagogue.
[83] Isaïe, II, lettres initiales de 4 mots formant le mot Bilu.
[84] Ses poésies ont paru à New-York en 1896.
[85] Œuvres publiées à Varsovie en 1897
[86] Poésies publiées à Jérusalem en 1886
[87] Poésies publiées à Varsovie en 1902.
[88] Poésies publiées à Varsovie en 1900-1902.
[89] Contes et nouvelles réunis. Odessa, 1900.
[90] Œuvres en 10 volumes. Bibliothèque Hébraïque de Touschiya, 1899-1901.
[91] Essais réunis, publiés à Odessa en 1885 et à Varsovie en 1901.
[92] Haarez, paru à Jérusalem 1893-96. Histoire juive parue à Vilna, 1898-1902, etc.
[93] Maarcheï Leschon Eiver (Les principes de la langue hébraïque), Vilna, 1884, etc.