Title: Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1
Author: Ernest Daudet
Release date: May 31, 2009 [eBook #29013]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
Page 259: "Lorsqu'au mois de juin 1791" devrait être "Lorsqu'au mois de juin 1794".
Page 345: "Entre temps, la Convention s'était séparée (26 novembre 1795)" devrait être "Entre temps, la Convention s'était séparée (26 octobre 1795)".
PARIS
LIBRAIRIE Vve Ch. POUSSIELGUE
RUE CASSETTE, 13
1904
Il ne serait pas juste de dire que l'ouvrage qui suit n'est qu'une réimpression de mes travaux sur les émigrés, épuisés aujourd'hui: Les Bourbons et la Russie,—Les Émigrés et la seconde coalition,—Coblentz.
Sans doute, on y pourra relire, pour la plupart, les nombreuses pages que j'ai consacrées à l'Émigration, au fur et à mesure que mes découvertes documentaires me permettaient de répandre plus de lumière parmi les épisodes et les acteurs d'une histoire confuse et peu connue. Mais on les y retrouvera refondues, corrigées, complétées, leur ordre chronologique rétabli, et, ce qui en constitue le principal attrait, entremêlées de parties entièrement inédites, telles que celles qui y figurent sous ces titres: Hamm et Vérone,—Quiberon,—Le dix-huit fructidor.
En outre, il y a été fait état d'importants documents inédits, qui n'étaient pas encore en ma possession lorsque j'entreprenais, il y a quelques années, d'évoquer ce passé tumultueux et tragique. J'ai donc presque le droit de dire que c'est un ouvrage nouveau que je présente aux lecteurs. Ils connaîtront en tous ses détails, lorsqu'ils l'auront lu, la triste odyssée des Bourbons et de la noblesse de France en exil, au cours des temps révolutionnaires.
(p. vi) J'ose ajouter que, quel que soit l'effort des historiens qui tenteront après moi de faire revivre les mêmes personnages et de raconter les mêmes événements, ils ne trouveront que de rares épis à glaner dans mon sillon, tant j'ai eu le souci d'épuiser le sujet et de ne rien laisser dans l'ombre qui méritât d'être mentionné.
La documentation de cet ouvrage est abondante, aussi abondante que sûre. Elle résulte de mes recherches minutieuses et multipliées dans les dépôts d'archives, et des apports successifs que je dois à la bienveillance avec laquelle ont été accueillis mes efforts. Je donne ci-après la nomenclature des sources auxquelles j'ai recouru. On y verra la preuve qu'il est bien peu d'épisodes importants qui aient échappé à mes investigations, et peut-être me reconnaîtra-t-on le droit d'affirmer que cette Histoire de l'Émigration mérite, d'être considérée comme une œuvre définitive, comme un tableau complet de la politique des émigrés.
En traçant ce tableau, je n'ai pas eu la prétention de modifier les jugements antérieurement portés sur la légèreté des émigrés, leur crédulité, leurs illusions, leurs divisions. Ainsi que je l'écrivais au début de mes travaux, les partis qui, successivement, se formaient à Coblentz, à Vérone, à Londres, à Blanckenberg, à Mitau, reproduisaient assez exactement les coteries royalistes de France. Il n'est donc pas étonnant qu'ils en aient reproduit les passions avec une égale fidélité. Il serait difficile d'ailleurs de tirer quelque fruit de l'étude de ces événements, si l'on n'abordait cette étude, résolu à l'impartialité, disposé à l'indulgence. Je me suis efforcé d'être indulgent et impartial. Je plains ceux pour qui l'histoire n'est qu'une arme de parti.
(p. vii) Les temps que j'ai racontés sont loin de nous. Mais si grands furent les événements qu'ils virent s'accomplir, qu'ils sont inoubliables! Plût à Dieu que les enseignements qui s'en dégagent n'eussent été oubliés jamais! Quant aux colères qu'ils peuvent allumer dans les cœurs échauffés par un ardent patriotisme, encore qu'elles soient légitimes et généreuses, efforçons-nous de les apaiser. Gardons-nous de les faire retomber trop durement sur une génération que ni son passé ni son éducation n'avaient préparée à l'excès de ses malheurs; qui, n'ayant pu les prévoir, crut les conjurer alors qu'elle les aggravait. Rappelons-nous que, si les émigrés furent coupables, ils ne furent pas les seuls coupables. Rappelons-nous qu'ils expièrent cruellement leurs erreurs. Sachons reconnaître enfin que, dans un pays où tous les partis ont commis des fautes, ils se doivent mutuellement le pardon. Le pardon est dû aux morts; la politique des émigrés est chose morte; elle ne ressuscitera pas.
E. D.
Le 14 juillet 1789, dans Paris révolté contre l'autorité royale, l'émeute triomphante s'emparait de la Bastille qui symbolisait à ses yeux l'ancien régime, la détruisait et arrosait ses ruines du sang de ses défenseurs. Ce premier acte des fureurs populaires était aussitôt suivi des plus hideuses saturnales, au cours desquelles Flesselles, prévôt des marchands; le contrôleur général des finances, Foulon; Launay, gouverneur de la Bastille, d'autres encore tombaient massacrés. On promenait leur tête au bout d'une pique. Ces trophées sanglants étaient salués par des cris haineux et féroces, terriblement menaçants pour la reine, l'Autrichienne, comme on disait, pour les Polignac ses favoris, et pour divers membres de la famille royale, le comte d'Artois par exemple, frère du roi, à qui ce peuple en délire imputait, comme à Marie-Antoinette, la responsabilité de ses maux.
(p. 002) Tandis que se déroulaient dans la capitale ces événements sinistres, précurseurs d'événements plus affreux qui, pendant plus de dix années, allaient livrer la France à toutes les horreurs de l'anarchie et la préparer pour la dictature, à Versailles, la monarchie, représentée par un souverain dont la faiblesse n'avait d'égale que sa bonté, ne savait plus que devenir. Assailli de conseils contradictoires, tiraillé entre ceux qui le poussaient à la résistance et ceux qui le pressaient de pactiser par des concessions avec la Révolution naissante, et de la désarmer en lui cédant, le malheureux Louis XVI s'immobilisait dans ses indécisions et ses scrupules. Sans penser à lui-même, il tentait d'arracher des victimes au monstre par lequel il se sentait enserré déjà.
Tremblant pour les jours de son plus jeune frère, ce comte d'Artois qui par ses prodigalités, sa conduite, son rôle à la cour, s'était attiré tant de haines, il lui enjoignait de quitter Paris et «de se retirer hors du royaume». Le comte d'Artois s'empressait d'obéir à cet ordre. Muni d'un passeport délivré par le général de La Fayette, il s'enfuyait dans la nuit du 16 au 17, avec le prince d'Hénin capitaine de ses gardes, le comte de Vaudreuil son ami, le marquis de Blignac et le baron de Castelnau gentilhommes de sa maison. Ensemble ils gagnaient à cheval Chantilly. Là, les attendait une voiture du prince de Condé, qui les emmenait aussitôt à la poste prochaine d'où ils se dirigeaient sur Valenciennes.
Derrière lui partait Condé suivi du duc de Bourbon son fils, du duc d'Enghien son petit-fils. Entraînés par leur exemple, les plus grands seigneurs de France, les plus grandes dames de la cour, les Lauzun, les Villequier, les Duras, les Beauvau, les Mortemart, les d'Harcourt, les Fitz-James s'en allaient, les uns en Allemagne, les autres en Angleterre ou dans les Pays-Bas. À ce groupe des premiers fugitifs, il faut joindre encore la princesse de Lamballe qui se décidait à aller attendre la fin de la tourmente à Spa, d'où, pour son malheur, elle devait revenir trop tôt; le maréchal de Broglie qui, parti de Paris pour se rendre à son commandement de Metz, était empêché par une émeute d'en prendre possession et contraint de se réfugier à l'étranger, et enfin le duc et la duchesse de Polignac, qui emmenaient (p. 003) avec eux leur jeune belle-sœur, la comtesse de Polastron favorite du comte d'Artois. La duchesse de Polignac était l'amie préférée de la reine, l'incessant objet de ses bontés, ce qui la désignait aux animadversions de la foule.
Redoutant pour elle des périls qui ne se dissimulaient plus, Marie-Antoinette l'avait suppliée de partir; puis, devant une résistance qui s'inspirait d'un dévouement sans bornes, elle avait appuyé ses sollicitations d'un ordre formel.
—Au nom de l'amitié, s'était-elle écriée, partez, je vous en prie, je vous l'ordonne, partez quand il est temps encore.
La duchesse était alors partie avec son mari et ses enfants, serrant sur son cœur ce dernier billet de la reine:
«Adieu, la plus tendre des amies. Ce mot est affreux. Mais il le faut. Voici l'ordre pour les chevaux. Je n'ai que la force de vous embrasser.»
Dans la soirée du 17 juillet, le comte d'Artois arrivait à Valenciennes. Le comte Valentin Eszterhazy commandait cette place au nom du roi Louis XVI. D'origine hongroise, âgé de cinquante ans, successivement colonel de hussards, maréchal de camp et Cordon bleu, ce gentilhomme avait fait sa carrière en France. Il occupait le premier rang parmi ces favoris de Marie-Antoinette, qu'elle avait comblés de ses bienfaits et qui lui témoignaient leur gratitude par un incessant et passionné dévouement.
Aux premières nouvelles des événements qui marquèrent les débuts de la Révolution, le comte Eszterhazy avait pressenti les périls qui menaçaient la famille royale. Afin d'en mesurer l'étendue et de contribuer à les conjurer, il s'était mis aussitôt en route pour Paris, alléguant la nécessité d'y conduire sa femme, et dissimulant sous ce prétexte le véritable objet de son voyage. Il touchait aux portes de la capitale, le 14 juillet, vers le déclin du jour. La Bastille venait d'être prise, la plupart de ses défenseurs d'être massacrés. Dans Paris terrorisé régnaient l'émotion, le désordre, de vives alarmes, par suite des tragiques excès auxquels s'étaient livrés les vainqueurs.
C'est par la rumeur publique que le comte Eszterhazy fut mis au courant des irréparables malheurs qui s'étaient accomplis et en présageaient de plus lamentables. Il comprit que son (p. 004) devoir était de retourner sans délai au poste qu'il tenait de la confiance du roi, et d'y prévenir, par des mesures de précaution, le contre-coup de tant de passions déchaînées. Se séparant de sa femme qu'il laissa entrer seule dans Paris, il revint aussitôt sur ses pas. De retour à Valenciennes, il s'empressait de donner, en y arrivant, les ordres que commandaient les circonstances.
Dans la soirée du même jour, il fut appelé au nom d'un de ses amis, le prince de Chimay, à la poste aux chevaux. Il y courut et se trouva en présence du comte d'Artois qui venait d'arriver. Il reçut de ses mains une lettre de Louis XVI, une autre de la reine mettant les fugitifs sous sa garde jusqu'à ce qu'ils eussent passé la frontière. Ces lettres lues, il promit au comte d'Artois dévouement et sûreté, lui demanda ses ordres en lui offrant dans sa propre maison une hospitalité qui fut acceptée avec empressement. Le prince désirait attendre à Valenciennes ses fils; ils devaient arriver le lendemain.
Au moment où, sur l'invitation du comte Eszterhazy, la voiture du comte d'Artois allait se rendre à l'hôtel du gouvernement, deux berlines ébranlant le pavé sous leurs roues chauffées par une longue route vinrent s'arrêter devant la poste. Elles amenaient les trois Condé, suivis d'un petit nombre de courtisans, et à ce point affolés que, quelque supplication que leur adressât le gouverneur de Valenciennes pour les retenir au moins durant la nuit, ils refusèrent avec énergie de prolonger leur séjour dans la ville au delà du temps nécessité par le changement de chevaux. Quelques instants après leur arrivée, ils partaient sans que les groupes qui stationnaient autour d'eux, soupçonneux et inquiets, les eussent reconnus. Le comte d'Artois, dont l'incognito n'avait pas été découvert, put alors se rendre chez Eszterhazy.
Le prince avait trente-deux ans. Un portrait du temps le représente vêtu d'un habit gris en soie dont les dentelles flottantes du jabot cachent les revers. Petite est la tête, très aristocratique la physionomie; il y a de la finesse dans ces yeux bleus qui révèlent sous la grâce voulue de l'expression, plus de sensibilité que de cœur. Avec sa taille svelte, sa tournure agile, ses manières affables, son grand air, le comte d'Artois est (p. 005) séduisant et en même temps dédaigneux et hautain. Il est aisé de comprendre qu'il ait été tout à la fois un des Dons Juan de la cour de France, et la bête noire d'une plèbe qui le croyait indifférent à ses maux. C'est bien le type du gentilhomme vaniteux et léger, dont ses contemporains offrent de si nombreux modèles, qui sera tour à tour l'émigré de Coblentz, aveugle et têtu, ne voulant rien voir ni rien apprendre, et l'émigré de 1814, n'ayant rien oublié.
Ne connaissant qu'une très minime part des événements au cours desquels il avait quitté Paris, il raconta au comte Eszterhazy ce qu'il en savait, sans lui faire toutefois de la situation du royaume le sombre tableau que l'on pourrait supposer. Bien au contraire, il la présentait sous des couleurs rassurantes. À l'entendre, les péripéties devant lesquelles il fuyait, ne constituaient qu'un accident qui n'aurait pas de suite, un feu de paille destiné à s'éteindre promptement.
—Nous rentrerons dans trois mois, disait-il avec insouciance.
Trois mois! Ainsi s'exprime la conviction des premiers émigrés. Ils ont foi dans l'avenir. Ils se voient revenus avant peu dans leurs foyers. Cette conviction explique pourquoi ils ont déserté si vite, sans régler leurs affaires les plus urgentes, sans s'assurer des ressources pour vivre dans l'exil au delà de quelques semaines. La certitude d'un prochain retour, c'est la caractéristique de l'émigration à ses débuts.
Quoique pressé de passer la frontière, le comte d'Artois était tenu d'attendre à Valenciennes la venue de ses fils. Ils arrivèrent le lendemain. Il les laissa se reposer une journée, et profita du loisir que leur repos lui donnait pour recevoir quelques-unes de ses amies de Paris, qui se trouvaient dans la ville: la duchesse de Laval, la comtesse de Balbi et la comtesse de Ménars sa sœur, Mme de Boufflers. Puis il conféra avec ses courtisans. Il s'agissait de décider en quel lieu il se rendrait. Eszterhazy conseillait l'Espagne; le comte d'Artois opinait pour Turin. On sait que son frère, le comte de Provence, et lui avaient épousé les filles du roi de Sardaigne. La cour de son beau-père, Victor-Amédée III, lui offrait un asile. Finalement, il résolut de gagner Bruxelles et d'attendre d'y être pour choisir (p. 006) sa résidence définitive. Il partit le même jour, sous la protection d'une escorte à la tête de laquelle s'était mis Eszterhazy, et qui le conduisit à Quiévrain. Le départ de ses fils fut l'objet d'une égale sollicitude et s'accomplit sans accidents.
Tel est brièvement raconté l'épisode initial de l'émigration. Cette émigration, nous la verrons bientôt s'étendre. Les tragédies qui vont se succéder dans Paris et accroître la terreur seront la cause de son extension. Encore quelques semaines et de nobles familles de Provence et du Dauphiné se réfugieront à Chambéry et à Nice. Celles qui iront vers Nice trouveront le long du Var, pour les protéger, des troupes envoyées à leur rencontre par le roi de Sardaigne. Celles qui passeront en Savoie devront solliciter de ce prince des secours analogues. Toutes ces contrées vont être en feu, et l'incendie rapidement se propagera.
Les paysans secoueront leur vassalité séculaire, pilleront les châteaux et traqueront leurs anciens maîtres au nom du saint devoir de l'insurrection. Lorsqu'après le 4 août, on leur demandera de payer les taxes maintenues ce jour-là, ils s'y refuseront, sous prétexte qu'elles sont incompatibles avec la détresse générale.
Le 6 octobre suivant, l'invasion de Versailles imprimera au flot de l'émigration une impulsion nouvelle. Parmi les fugitifs figurera le duc d'Orléans. C'est alors que le comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, écrira à Choiseul, ministre de France à Turin, sans qu'on puisse savoir si son langage est sincère ou s'il n'a d'autre but que de flatter l'opinion victorieuse: «Ces émigrations ne peuvent qu'affliger ceux qui, ayant confiance dans la volonté paternelle du roi et le dévouement de son ministère, pensent que, quelles que soient les calamités actuelles, on ne devrait pas abandonner la patrie, mais concourir plutôt par des exhortations, des bons conseils et des sacrifices au retour de la prospérité dont on ne peut qu'éloigner le terme par un découragement aussi marqué, qui ne peut faire que le plus fâcheux effet chez les étrangers, et nuire à notre considération.»
Mais ces réflexions, si justes qu'elles soient, ne peuvent rien contre la contagion de la peur ni contre celle de l'exemple. (p. 007) Dans plusieurs grandes villes, la nouvelle des événements de Paris a déchaîné des passions ardentes, provoqué des rébellions parmi les troupes en garnison. Des chefs de corps sont tombés victimes de ces mutineries; beaucoup d'officiers n'ont évité la mort qu'en prenant la fuite. Menacés dans leur sûreté, des gentilshommes, des bourgeois notables, des magistrats se sont vus contraints de les imiter. Autant d'émigrés, tous ces fugitifs à qui leur patrie n'offre plus un asile sûr. Sur les routes encombrées, ils se déroulent en longues files, hommes, femmes, enfants, vieillards, pressés de gagner la frontière, n'osant s'arrêter aux auberges, de peur d'y être retenus prisonniers, et assiégeant les relais de poste pour y réclamer des chevaux. C'est le moment où l'on part comme on peut, les riches dans leurs carrosses, les moins fortunés par le coche, d'autres en charrette, voire en fiacre, car à Paris on trouve des automédons qui consentent à vous conduire à petites journées jusqu'en Suisse ou en Allemagne. Ces véhicules chargés de bagages, et où sont entassées des familles éplorées, donnent à cette fuite générale l'aspect d'une déroute. Les mille accidents qui arrivent en chemin, chevaux crevant sous la fatigue, essieux brisés, roues embourbées, voitures versées, achèvent de lui imprimer cette physionomie.
Après le vote de la Constitution civile du clergé, ce flot mouvant, tumultueux, agité, se grossira de prêtres, de moines, de religieux, et pour ceux-là aussi, pour les vieux évêques comme pour les jeunes clercs, s'ouvrira l'ère des dures épreuves qu'ils ont encourues, afin de se dérober à la persécution[2]. Enfin quand l'élite de la société française aura ainsi déserté ses pénates, quand la marche ascendante de la Révolution aura tari les sources où s'alimentent le commerce et les industries de luxe, les fournisseurs eux-mêmes, las de rester les bras croisés dans leur boutique déserte, se décideront à passer à l'étranger pour rejoindre leur clientèle qu'ils croient encore en possession de ses biens, toujours disposée à la dépense, et qu'ils trouveront (p. 008) si misérable, si dépourvue de tout, que des grandes dames et de nobles seigneurs auront dû se résoudre à travailler pour vivre. Mais à la minute où l'on émigre, personne n'appréhende ces misères qu'on ne prévoit pas, qu'on ne soupçonne pas. C'est en riant et d'un cœur léger que couturières, modistes et marchandes de plaisir se font «émigrettes», avec l'espoir de trouver à l'étranger la fortune qu'on ne peut plus réaliser en France.
Quant à la durée de l'exil, personne n'y veut croire. L'illusion à cet égard est unanime et absolue. Tout le monde est convaincu, on ne saurait trop le répéter, que l'absence sera brève, que dans trois mois, dans six mois on sera revenu. Cette conviction fait considérer le voyage, si pénible qu'il soit, presque à l'égal d'une partie de plaisir, un peu trop accidentée, et en efface vite les ennuis: les exigences des hôteliers, la difficulté de trouver un établissement, le prix des loyers, des vivres, de tout ce qui est nécessaire à la vie, le mécontentement des populations parmi lesquelles on s'installe, et qui craignent que cette invasion ne rende l'existence plus coûteuse pour elles. On ne voit rien de tout cela; on ne s'inquiète de rien; on vit en campement, dans l'attente d'un prompt retour vers la patrie, retour qu'appellent d'ailleurs de tous leurs vœux les souverains dont les États se sont ouverts à ces fugitifs, et qui redoutent que le gouvernement français ne prenne ombrage de leurs agitations, de leurs propos malveillants et de leurs bravades.[Lien vers la Table des Matières]
En quittant Valenciennes, le comte d'Artois s'était dirigé vers Bruxelles. Il y arriva dans les derniers jours de juillet. Cette ville n'était pas encore, ainsi qu'elle le devint plus tard, un rendez-vous d'émigrés[3]. L'archiduchesse Marie-Christine, (p. 009) sœur de l'empereur Joseph II, mariée au duc de Saxe-Teschen, y résidait, au nom de ce souverain, comme gouvernante des Pays-Bas. Après avoir reçu la visite du comte d'Artois, elle en manda la nouvelle à son frère. L'empereur répondit sur-le-champ qu'il ne pouvait autoriser le séjour des princes français à Bruxelles. Il ne voulait pas, en laissant se créer aux portes de la France un foyer de conspirateurs, justifier les griefs que le gouvernement royal ne manquerait pas de lui imputer. Il ordonnait donc à sa sœur d'inviter le comte d'Artois à s'éloigner, et s'il ne le pouvait sur-le-champ, à se fixer jusqu'à son départ au château de Laeken avec un seul domestique, à y vivre incognito après avoir pris l'engagement de n'y recevoir personne.
Ces instructions rigoureuses, communiquées au prince, le décidèrent à quitter la Belgique et à se rendre à Turin, bien qu'il ignorât si son beau-père l'y verrait sans déplaisir. Il lui écrivit afin de lui annoncer sa venue, et confia sa lettre à son aide de camp, le baron de Castelnau, qui devait lui rapporter la réponse à Mantoue où il allait l'attendre. Puis, il gagna l'Italie par l'Allemagne et la Suisse, voyageant à petites journées, faisant le long de sa route de fréquents arrêts, notamment à Gümlingen près de Berne, où il passa trois semaines, avec les Polignac, Mme de Polastron, et le comte de Vaudreuil, en ayant soin, là comme ailleurs, de laisser ignorer qui il était.
Le 4 septembre, Castelnau était à Turin. Depuis plusieurs jours, le roi de Sardaigne possédait une lettre de sa fille, la comtesse d'Artois, restée à Paris, qui lui demandait l'autorisation de se fixer près de lui. Avant de la lui accorder, il avait cru devoir consulter le roi de France. Il était encore sans réponse lorsque Castelnau lui présenta la requête du comte d'Artois. De nouveau, il écrivit à Paris, ne voulant recevoir ses enfants à sa cour qu'avec l'agrément de Louis XVI.
Hostile aux idées sous l'empire desquelles était en train de (p. 010) s'accomplir la révolution de France, Victor-Amédée III ne se dissimulait pas le péril qu'elles allaient faire courir aux gouvernements monarchiques limitrophes du territoire français. Ses États y étaient plus particulièrement exposés, la Savoie surtout. En Savoie, on parlait couramment la langue française. Les habitants de cette province, en relations quotidiennes avec le Dauphiné d'où ils tiraient en partie les objets nécessaires à la vie, n'étaient que trop disposés à applaudir aux mouvements populaires qui venaient d'éclater de l'autre côté de leur frontière. À Chambéry, le peuple et la bourgeoisie se déclaraient pour les doctrines nouvelles, que la noblesse, au contraire, tenait en défiance. Les premiers émigrés arrivés en Savoie recevaient de cette noblesse l'accueil le plus empressé. Par contre, ils rencontraient peu de sympathie parmi les autres classes sociales, les avocats notamment, ce qui ne tardait pas à accentuer les divisions et les rivalités qui depuis longtemps avaient créé dans la ville deux camps ennemis.
Comme d'autre part, le gouvernement piémontais pouvait toujours craindre un coup de main des Français sur la Savoie et sur le comté de Nice, et qu'il n'avait à compter que sur la fidélité de l'armée, il était obligé à beaucoup de circonspection et de prudence, alors que l'arrivée de nombreux émigrés à Turin, à Nice, à Chambéry, à Annecy, risquait d'éveiller les susceptibilités du gouvernement de Paris. Dans ces circonstances, Victor-Amédée, partagé entre le désir de marquer sa bienveillance aux sujets français restés fidèles à leur roi et la nécessité de ne pas paraître braver la Révolution, entendait garder la neutralité, au moins en apparence. Il y parvint durant quelques mois; il s'efforça de contenir les émigrés qu'il avait accueillis dans ses États, de réprimer leur agitation et de s'opposer à leurs intrigues. Mais il fut promptement débordé par les excès auxquels ils se livraient et réduit à reconnaître qu'il fallait ou les chasser, ce qu'il n'osa faire, ou se laisser entraîner par eux, ce qui fatalement devait avoir pour résultat une tentative de la France sur la Savoie et sur le comté de Nice.
Ces éventualités redoutables, il les entrevoyait déjà au moment où le cadet de ses gendres lui demandait asile, et c'est (p. 011) pour ce motif qu'avant de le recevoir, il avait voulu s'assurer de l'adhésion de Louis XVI à ce projet. Cette adhésion était acquise d'avance. N'était-ce pas le roi de France qui avait engagé son frère à s'établir à Turin, jusqu'à la fin des troubles? Quant à la comtesse d'Artois, «il ne pouvait qu'approuver qu'elle se réunît à son mari et à ses enfants et la laisser maîtresse de faire ce que lui dicterait son cœur».
Après ces pourparlers, il fut permis aux princes français de venir en Piémont. Castelnau partit aussitôt pour en porter la nouvelle au comte d'Artois, tandis que le roi de Sardaigne, étant installé pour la durée de l'été dans sa résidence de Moncalieri, louait à proximité du château trois confortables maisons pour y loger son gendre, sa fille, ses petits-fils et leur suite.
À la mi-septembre, le comte d'Artois arriva à Moncalieri. Le roi et les princes ses fils le reçurent à la descente de son carrosse avec les témoignages de la plus tendre affection. Ils le conduisirent chez sa sœur, la princesse de Piémont, celle que son embonpoint avait fait surnommer «Gros Madame». Après les épanchements de famille, il reçut le ministre de France, Choiseul, qui lui présenta le corps diplomatique. Les jours suivants, arrivèrent successivement et furent accueillis avec une égale bonne grâce la comtesse d'Artois, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, les trois Condé, la princesse Louise de Condé, le prince de Monaco et une nombreuse suite dont faisaient partie le marquis et la marquise d'Autichamp, le comte du Cayla, le comte de Choiseul-Meun, le comte d'Espinchal, le chevalier de Virieu.
Tous les jours, le ministre de France rendait compte à Montmorin des faits et gestes des augustes personnages. On connaît par ses rapports leur conduite et leurs intentions. Le comte d'Artois restera à Turin et s'y occupera des intérêts de son frère. Les Condé iront, à ce qu'on croit, voyager en Italie ... Il y a de nombreuses réunions de famille à la cour, chez le duc et la duchesse de Chablais, installés à leur château d'Aglaé, chez le prince et la princesse de Piémont, chez le duc d'Aoste; il y a aussi des parties de chasse ... Les Condé se sont établis dans un hôtel de Turin. Le comte d'Artois s'y rend de Moncalieri, va leur demander à dîner sans façon.
(p. 012) Le 26 septembre, Choiseul écrit que les princes de Condé dînent chez lui ce jour-là. «Le comte d'Artois avait promis de venir. Mais il s'est excusé, étant trop occupé par ses affaires de finances avec M. de Bonnières, l'intendant de sa maison.» Que d'âpres préoccupations révèlent ces trois lignes! Les affaires de finances sont déjà le plus cuisant souci de l'exil qui commence, une terrible plaie qui vient de s'ouvrir et va se creuser de jour en jour. Dès ce premier moment, il faut suffire à l'entretien d'une suite de quatre-vingt-deux personnes, car la suite du comte d'Artois compte quatre-vingt-deux personnes, comme celle des Condé en compte quarante-cinq.
Les jours s'écoulent ainsi. Le 7 octobre, les Condé partent pour Gênes. «Leur voyage ne doit pas se prolonger au delà d'une semaine.» Ils sont décidés à passer l'hiver à Turin. «Ils y ont fait venir leurs chevaux. Ils ont loué pour neuf mois, à raison de trois mille six cents francs par mois, une maison qui communique par le jardin avec celle que doit habiter le comte d'Artois, quand la cour de Piémont rentrera dans la capitale, après le séjour d'été à Moncalieri.» Ils ne tardent pas à y retourner. Ils y sont quand arrive la comtesse de Polastron, la favorite du comte d'Artois. Il souffre de leur séparation momentanée, et elle est venue passer quelques semaines auprès de lui.
À la mi-octobre, Choiseul annonce à Paris la présence, à Turin, de nouveaux émigrés: le duc de Laval et ses fils, le comte de Bonneval, la Fare premier président des États de Provence, le marquis de Montesson, le duc et la duchesse de Polignac, qui se rendent à Rome, la comtesse Diane de Polignac, la vicomtesse de Vaudreuil, l'abbé de Balivière, la comtesse de Brionne, amie du maréchal de Castries, mère du prince de Lambesc et de la princesse de Carignan, qui repart pour Paris, à peine débarquée, afin de s'y dévouer au salut de son fils, compromis dans les événements, la duchesse de Brissac, qui se rend à Nice pour sa santé, et beaucoup d'autres Français de toutes classes.
Cette cohue aristocratique devient bientôt si nombreuse, que la cour de Sardaigne s'en inquiète. Le ministre de France aimerait mieux que les émigrés allassent à Rome ou ailleurs, (p. 013) où on ne pourrait, vu l'éloignement, les soupçonner de former des projets contre leur pays. «Je ne peux voir qu'avec peine une réunion qui échauffe les esprits, même à Turin, et qui peut faire sensation en France comme ici.» Il leur ouvre toutefois sa maison, les y accueille avec courtoisie, leur donne à dîner. «Jusqu'à présent j'en suis quitte pour de la fatigue et de la dépense ... Vous pouvez imaginer en général leurs principes.» Choiseul est un gentilhomme dévoué au roi. Mais il ne peut s'associer au langage qu'il entend, approuver les projets que l'on commence à fomenter contre la France et dont, imprudemment, on parle tout haut.
Ces projets étaient encore bien vagues. Ils consistaient à agir sur l'opinion, à solliciter les cours d'Europe, à leur demander aide et secours au nom de la solidarité qui doit régner entre les trônes. Tout portait à croire qu'elles voyaient avec inquiétude le mouvement révolutionnaire se développer. Mais il n'apparaissait pas au même degré qu'elles fussent disposées à prendre les armes pour le combattre.
En Russie, l'impératrice Catherine édictait des mesures rigoureuses à l'effet de prévenir l'accès dans ses États de la fermentation qui désolait la France et la livrait à de troublantes convulsions. On n'insérait dans les papiers publics de Saint-Pétersbourg que de courts extraits de ceux qui apportaient des nouvelles de Paris. Il était interdit de parler politique partout où la parole pouvait trouver des échos. Un avocat français, ayant commis l'imprudence de s'ériger en déclamateur, venait d'être enfermé dans une maison de correction et durement châtié. On avait mis en surveillance d'autres individus. La garde impériale était comblée de soins et d'adulations, comme si Catherine eût compté sur elle pour la défendre contre les idées venues de France. Mais, en dépit de ces témoignages d'une haine ardente pour les doctrines nouvelles, la grande impératrice ne songeait pas encore à les combattre à main armée, préoccupée surtout par la guerre contre les Turcs, dans laquelle elle était engagée, et par les événements de Pologne qui captivaient son attention, comme ils captivaient l'attention de la Prusse et de l'Autriche.
À Vienne, l'Empereur Joseph II, le vieux Kaunitz son (p. 014) ministre, caressaient trop d'ambitions au succès desquelles la neutralité de la France était nécessaire pour qu'ils fussent disposés à intervenir dans les affaires intérieures de celle-ci. Ils souhaitaient même l'aggravation de ces difficultés, avec l'espoir qu'en s'aggravant, elles empêcheraient le gouvernement royal de contrarier les plans impériaux. Joseph II avait besoin d'une France affaiblie. «La Révolution lui parut singulièrement opportune[4].» Ce fut aussi la politique de son successeur Léopold. L'un et l'autre se montrèrent complaisants pour la Révolution, tant qu'elle ne se dressa pas comme une menace contre les trônes. Quand ils se décidèrent à marcher à elle pour la contenir, ce fut toujours avec l'arrière-pensée de ne laisser rétablir en France un pouvoir fort qu'à la condition qu'il leur consentirait l'abandon des conquêtes qu'ils attendaient de la guerre. Ils sacrifièrent à ces desseins jusqu'à la vie de l'archiduchesse d'Autriche, la reine Marie-Antoinette, sœur de l'un et tante de l'autre. Leurs préoccupations égoïstes étaient déjà visibles en 1789, au moment où le comte d'Artois, réfugié à Turin, s'apprêtait à recourir aux bons offices de l'Empereur.
La Prusse n'était pas mieux disposée pour la France. Le souverain licencieux et débauché qui régnait sur elle, Frédéric-Guillaume II, ne se conduisait que d'après les vues du comte de Herzberg, son ministre. Celui-ci l'avait intéressé à la réalisation d'un plan politique, qui consistait à tenir l'Autriche en respect et à se servir contre elle de la Pologne où la Prusse comptait trouver plus tard une extension de territoire. En de telles conditions, il n'y avait ni temps ni lieu pour s'occuper de la révolution qui venait d'éclater en France. Et puis, il fallait, avant de la juger, voir ce qu'elle deviendrait. Un peu plus tard, quand la Prusse la croira dangereuse, elle entrera dans la coalition. Elle y entrera avec l'espoir de recueillir, en argent ou en territoire, le prix de son concours. Puis, dès 1795, lorsque la Révolution menacera de promener à travers l'Europe ses drapeaux victorieux, lorsqu'il faudra se mesurer de nouveau avec elle, la Prusse, non encore consolée de sa défaite de 92, (p. 015) renoncera à courir l'aventure d'une guerre dont l'issue est douteuse; elle désertera la coalition pour faire la paix avec la France. Ce n'est donc pas de ce côté qu'en 1789, les Bourbons pouvaient attendre un appui.
En Angleterre, William Pitt, depuis six ans, dirigeait le gouvernement. Il s'employait avec passion à relever le prestige de la couronne, dès longtemps compromis, les finances nationales en détresse, la prospérité quasi détruite par des guerres à peine terminées. Son pouvoir, peu à peu, s'était fortifié. Lui-même dominait le roi, George III, conduisait l'opinion, exerçait en Europe une action décisive, toutes les fois qu'il voulait s'y appliquer. Il avait trop exclusivement en vue les intérêts de son pays pour ne pas rechercher, dès cet instant, quels avantages il pourrait retirer de la Révolution et pour se mettre en route pour elle ou contre elle avant de s'être sûrement orienté. Sa conviction n'était pas faite encore. Mais il nourrissait déjà l'ardent désir de donner à l'Angleterre, où les traditions de vieille haine contre la France survivaient au passé, des occasions de revanche et le moyen d'accroître sa grandeur coloniale comme sa suprématie sur les mers et de les lui donner aux dépens de l'adversaire.
L'accueil fait aux émigrés, les secours qu'on leur prodigua ne sauraient être considérés comme des témoignages de sympathie adressés à la France, mais bien plutôt comme des mesures de prudence adoptées en prévision des solutions que produirait l'avenir. William Pitt fut longtemps à se prononcer. Ce n'est qu'en 1793 que sa politique prit corps, que son ardeur contre la Révolution se manifesta. L'Angleterre devint alors la plus intraitable ennemie de la France, ou plutôt du régime nouveau qui s'y fondait. Mais, en 1789, ces sentiments n'existaient encore qu'à l'état vague. Les Bourbons ne pouvaient pas plus faire fond sur l'Angleterre que sur l'Autriche, la Prusse et la Russie.
En Italie, ils n'étaient fondés à espérer un appui que des gouvernements, les peuples ayant accueilli avec enthousiasme les idées nouvelles, desquelles ils attendaient la délivrance. Et encore, entre ces gouvernements, n'en était-il que deux qui fussent disposés, et non sans arrière-pensée, à être de quelque (p. 016) secours: la Sardaigne, parce que deux de ses princesses avaient épousé les frères du roi Louis XVI; les États de Naples, parce que les Bourbons y régnaient.
De l'Espagne où régnaient aussi les Bourbons, ceux de France, en vertu du pacte de famille, pouvaient espérer beaucoup, espérer d'autant plus que le vieux fanatisme espagnol accru par l'influence ecclésiastique renaissante sous le règne de Charles IV, après s'être affaiblie sous celui de Charles III. contribuait à rendre les populations hostiles au mouvement révolutionnaire. Mais l'imbécile roi d'Espagne, sa femme, l'extravagante Marie-Louise, l'amant de celle-ci, l'ambitieux Godoï, devenu plus tard prince de la Paix, livraient ce pays à tous les hasards, à tous les périls créés par la bêtise de l'un, les ardeurs et l'orgueil des autres. À la faveur de ce pouvoir mobile et débile, l'Espagne, sous le ministère de Florida Blanca, sous celui de d'Aranda et sous le règne omnipotent de Godoï, fut tantôt l'ennemie de la Révolution, tantôt sa complaisante, et au point de conclure, en 1795, la paix avec elle. Elle ne se trouva résolue que plus tard, sous l'Empire, pour résister à l'invasion. Les espérances que le comte d'Artois fondait sur elle et auxquelles, ultérieurement, le comte de Provence s'associa, furent de courte durée. Néanmoins, loin de prévoir la déception qui l'attendait à Madrid, le comte d'Artois, à peine à Turin, songeait à agir sur l'Espagne par un homme à lui ou par son beau-père.
En réalité, il n'était qu'un souverain qui, dès ce moment, se déclarât avec spontanéité contre la Révolution et pour la maison de Bourbon. C'était le roi de Suède, Gustave III. Son successeur devait suivre son exemple et son amitié devenir une des rares joies de l'exil de Louis XVIII. Mais la Suède était petite et faible. Son dévouement, quel qu'il fût, ne pouvait tenir lieu de secours effectifs. C'était presque de l'héroïsme de la part de son souverain d'oser, au mois d'octobre 1791, rompre les relations diplomatiques avec le gouvernement français en faisant écrire par son ministre des affaires étrangères au chevalier de Gaussin, représentant de la France à Stockholm:
«Le secrétaire d'État a reçu aujourd'hui de M. le chevalier de Gaussin un paquet dont le cachet porte: Mission de France. Mais, comme vu la captivité du roi, on ne connaît pas plus en (p. 017) Suède qu'en Russie la Mission de France, le secrétaire d'État, par ordre du roi, a l'honneur de renvoyer le paquet sans l'ouvrir et de le prévenir qu'une correspondance ultérieure à ce sujet serait absolument superflue.»
L'état de l'Europe ne se révélait encore qu'imparfaitement au comte d'Artois et au prince de Condé, alors qu'ils étudiaient la direction à imprimer aux démarches qu'ils voulaient tenter près des puissances. Le peu qu'ils savaient des dispositions de celles-ci les rendait incertains. Le temps s'écoulait en de vaines délibérations. Elles avaient lieu tous les jours. Divers émigrés de marque, et entre autres le duc de Bourbon, le général d'Autichamp, le comte de Vintimille, l'abbé Marie, aumônier du comte d'Artois, y prenaient part. Mais aucun parti décisif ne sortait de leurs débats. Les conseils du comte de Calonne, l'ancien contrôleur général des finances de Louis XVI, mirent un terme à ces hésitations. Il était à Londres. Le comte d'Artois, qui, jadis, à Versailles avait subi son influence, le consulta. Calonne dicta la marche à suivre.
Sans contester son dévouement, on peut dire de lui qu'il est l'homme fatal de l'Émigration. Présomptueux, léger, crédule, il croyait à son infaillibilité comme à la toute-puissance de son crédit. Quoiqu'il eût cinquante-huit ans, il ne possédait ni sagesse ni expérience; l'âge ne l'avait pas plus instruit qu'assagi, et il ne contribua que trop, tant qu'il dirigea la politique des princes, à aggraver les dissentiments qui existaient entre eux et leur frère, comme à entretenir parmi les émigrés les plus funestes illusions. Marié à une Anglaise, Mlle de Harveley, il lui devait de posséder une immense fortune, qu'il mit d'ailleurs au service des Bourbons et dont une partie fut dévorée en quelques mois.
La cour de Vienne semblait particulièrement désignée pour prendre l'initiative des secours que les souverains devaient au roi de France. Calonne fit valoir que l'empereur Joseph II, par considération pour sa sœur, la reine Marie-Antoinette, ne saurait les refuser. C'est donc à la cour de Vienne que le comte d'Artois fit, au mois d'octobre 1789, sa première tentative. Le silence des documents ne permet pas d'en préciser la forme. (p. 018) On peut supposer que l'agent, en cette circonstance, fut le duc de Polignac, venu en Autriche après avoir conduit et installé sa femme à Rome. Quels qu'eussent été d'ailleurs la forme de la démarche et le négociateur, elle échoua piteusement s'il faut en croire ce billet du prince de Condé au marquis de Larouzière[5], daté de Turin le 7 novembre 1789: «La réponse de l'Empereur arrive; elle est affreuse, repoussante, insultante même, et nous le sentons vivement; ne perdez pas courage. Nous allons tâter de la Prusse.»
Calonne, toujours crédule, parlait avec conviction des favorables dispositions de cette puissance comme de celles de l'Angleterre. Il laissait entendre qu'il avait reçu de Berlin l'assurance d'une intervention efficace sous la condition de «quelques sacrifices sur les frontières». Il ne disait pas lesquels. Mais un prêt de quatre cent mille francs, que le roi Frédéric-Guillaume semblait prêt à faire au comte d'Artois, donnait à ses assertions un certain fondement. On tâta donc de la Prusse. Il ne parut pas au chevalier de Roll, envoyé à Berlin, qu'on dût y être plus heureux que près de l'Empereur.
Entre temps, on s'était adressé à l'Espagne où régnait un Bourbon, et à laquelle on attribuait, à tort ou à raison, le pouvoir de mettre en mouvement les autres puissances. Le ministre, Florida Blanca, qui dirigeait alors les affaires de la monarchie, avait pris contre la Révolution des mesures sanitaires. Pour préserver son pays de la propagande des idées nouvelles, il avait fermé la frontière aux écrits et aux journaux de France, en même temps qu'il éloignait de Madrid les étrangers qui ne justifiaient pas leur résidence. Mais il était moins pressé de faire marcher l'armée espagnole pour soutenir les droits de Louis XVI, soit qu'il craignît une défaite qui mettrait en péril la couronne de son roi, soit qu'il fût déjà choqué et découragé dans ses intentions par la légèreté, les indiscrétions et les imprudences des émigrés arrivés à Madrid. Le 6 février 1790, il n'avait fait encore aucune réponse aux demandes (p. 019) du comte d'Artois. La lettre suivante, qu'à cette date, écrivait Condé à Larouzière, témoigne à la fois de l'importance qu'on attachait, à Turin, aux décisions de la cour de Madrid, et du désarroi que son silence jetait parmi les émigrés.
«Jamais nous n'avons compté que les troupes étrangères dussent entrer en France sans un manifeste préalable des puissances qui les enverraient. Mais pour les secours d'argent ou de troupes comme pour le manifeste à demander, il faut commencer par tâter les dispositions des cours, et c'est le point où nous en sommes. D'ailleurs nous n'aurons pas un seul étranger si l'Espagne n'est pas à la tête de tout. Cela nous est prouvé par la réponse même de l'Angleterre, qui nous demande où nous en sommes avec cette puissance. Il faut donc attendre ses intentions, et bientôt elles nous seront connues. Si elles ne le sont pas cette semaine, je crois qu'on fera partir Vassé pour y aller.
«Dans cette incertitude, nous pourrons toujours aller avec confiance dans l'intérieur; mais il faut aller avec plus de réserve à l'extérieur, pour ne pas croiser les vues que l'Espagne peut avoir, puisqu'elle nous est absolument nécessaire. Il faut attendre aussi des nouvelles du chevalier de Roll, et nous en attendons tous les jours. Alors nous verrons ce que nous aurons à faire. Il ne faut pas se dissimuler qu'un manifeste des puissances qui ne serait pas soutenu par un mouvement de troupes pourrait bien ne pas avoir tout l'effet que vous en attendez, et les puissances qui ne seraient pas décidées à le soutenir ainsi ne consentiraient sûrement pas à le produire. Par conséquent, si le roi de Prusse ou toute autre puissance consent à nous secourir, nous aurons aisément le manifeste. Si elle n'y consent pas, nous n'obtiendrons pas plus le manifeste que des troupes, ce genre de secours étant nécessairement une suite de l'autre.
«... Quant au sang à verser, nous donnerions sans doute le nôtre pour l'épargner. Mais le seul moyen qu'il n'y en ait pas d'effusion, c'est de montrer à la France des troupes piémontaises, suisses, espagnoles ou prussiennes, prêtes à franchir le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées. La menace de la force bien prononcée par un manifeste tel que vous le proposez suffira (p. 020) seule alors pour tout obtenir de la terreur et de la présence d'un danger imminent, et nous n'aurions pas besoin de tout cela si les provinces avaient la moindre énergie. Mais si l'on continue à ne trouver qu'aveuglement ou faiblesse, il faut bien suivre la seule voie qui nous soit ouverte pour sauver notre roi, notre patrie, notre race et notre honneur.
«Nous pensons bien comme vous, que l'Empereur, s'il vit, ce que je ne crois pas, ne pourrait résister aux demandes réunies des cours de Berlin, de Londres, de Madrid et de Turin. Mais ce n'est pas une chose aussi aisée dans l'exécution que dans la spéculation d'amalgamer ces quatre puissances.»
Sous l'empire des incertitudes que révèle cette lettre, le comte d'Artois commençait à perdre patience. En arrivant à Turin, il était convaincu qu'à son appel, les grandes cours se ligueraient contre la Révolution, qu'elles lui fourniraient à lui-même tous les subsides que nécessitaient la conquête du royaume et la délivrance de son frère. Mais bien vite ses premières illusions étaient tombées. La tâche, qu'au début il croyait facile, lui apparaissait longue, laborieuse, hérissée de difficultés. Vainement, son cousin, le prince de Condé, soumettait à son agrément chaque jour quelque nouveau projet que lui suggérait son imagination ardente et déréglée. L'extravagance de ces propositions ou leur impraticabilité était trop éclatante pour qu'il fût possible d'en tirer parti. Mais ce n'est pas sans peine que le comte d'Artois parvenait à les éluder. Il se demandait s'il ne quitterait pas Turin d'où il était impuissant à agir. Il se décida cependant à y rester jusqu'à la fin de l'hiver. Ce qui l'y détermina, c'est que là, il pouvait mieux que d'ailleurs veiller aux affaires de France, intriguer sur les frontières méridionales, dans le Dauphiné, dans le Languedoc, en Provence, où les royalistes commençaient à s'agiter.
Malheureusement l'argent lui manquait. Les ressources qu'il avait emportées de Paris, celles qu'il s'était procurées s'épuisaient. Les négociations ouvertes pour en obtenir de nouvelles marchaient lentement ou échouaient comme celle, par exemple, qui avait pour but d'emprunter le trésor de la Grande-Chartreuse et de quelques riches abbayes. La détresse commençait, non encore aussi douloureuse qu'elle le devint (p. 021) plus tard, mais gênante et telle qu'elle paralysait l'exécution des projets naissants. Le roi de Piémont voulait bien donner à son gendre le vivre et le couvert, mais de l'argent pour fomenter des soulèvements contre la France, non. C'eût été trop dangereux. Les prêteurs étaient rares. Ceux qu'on attirait à Turin, dont on s'efforçait d'échauffer le zèle, exigeaient une caution. Où la trouver, alors que Victor-Amédée III lui-même en était réduit à contracter un emprunt à Gênes afin de faire face aux dépenses qu'exigeait la mise sur pied de guerre de son armée, en prévision d'une attaque de la France? L'année 1789 finissait ainsi sans que les efforts multipliés du comte d'Artois eussent assuré ni même laissé prévoir un heureux résultat.[Lien vers la Table des Matières]
Pour comble d'infortune, entre le roi resté à Paris et les princes émigrés, s'étaient élevés des nuages provoqués par les inquiétudes que causaient aux Tuileries les plans inconnus du comte d'Artois, son désir non équivoque d'avoir sa politique à lui, de marcher à son gré sans tenir compte de ce qui se passait en France, la confiance qu'il témoignait à cet extravagant prince de Condé, la faveur qu'il accordait à Calonne. Quels que fussent les sentiments de Louis XVI, demeurés malgré tout contradictoires, ceux qu'il trahissait étaient hostiles à son frère dont il critiquait les entreprises et méprisait l'entourage, cet entourage égoïste qui arrachait à Condé lui-même cet aveu: «Il faut être juste; ce n'est pas trop la faute du comte d'Artois s'il n'est pas mieux entouré. Les gentilshommes des provinces ne viennent pas se rallier à nous; Vassé même veut s'en aller[6].»
(p. 022) Le blâme de son frère irritait le comte d'Artois. «Le comte d'Artois, écrivait encore Condé, excédé de toutes les lettres qu'il reçoit de sa sœur, du roi, de la reine, vient d'écrire pour protester et demander à agir. Sa lettre est faite, mais non envoyée, d'une force, d'une éloquence, d'une noblesse[7]...» Ces efforts demeuraient vains. Comment Louis XVI eût-il été bien disposé pour son cadet quand il considérait avec quelle étourderie celui-ci se jetait dans les aventures les plus périlleuses, en parlait à tort et à travers, sans mesure, donnant l'exemple d'une indiscrétion qui s'exerçait à la fois sur les affaires les plus importantes et sur les plus futiles, livrait aux rues de Turin tous les secrets de la politique des émigrés et les envoyait à Paris, rendus plus compromettants par les circonstances au milieu desquelles ils étaient dévoilés et propagés? Comment eût-il été disposé à venir en aide à ce frère turbulent et brouillon, quand il savait de quelles calomnies abominables, de quelles sévérités outrées la reine et lui étaient l'objet parmi les courtisans réunis en Piémont?
Les dissentiments de la famille royale s'accusaient ainsi de plus en plus. Le comte d'Artois et Condé en voulaient au roi, à la reine, à Monsieur; au roi, parce qu'il refusait l'autorisation d'agir, bien qu'on lui eût déclaré qu'on agirait sans lui; à la reine, parce qu'elle ne manifestait que défiance pour leur politique, à propos de laquelle, désireux de connaître son état d'esprit, l'un d'eux recommandait à l'un des gentilshommes de la cour, le baron de Flachslanden, de s'appliquer «à la pénétrer sans cependant jamais se mettre à portée de recevoir ou d'être chargé d'envoyer une défense d'agir»; à Monsieur, que les nouvelles de Paris montraient flattant la populace, chantant les louanges de la Révolution et promettant de ne pas émigrer.
Ce fut surtout à l'occasion de l'affaire du marquis de Favras, et de la démarche de Monsieur auprès de la municipalité de Paris, à laquelle il se présenta, «non comme prince, mais comme citoyen», que se déchaîna la fureur du comte d'Artois et des Condé. Le 6 janvier 1790, celui-ci écrivait à Larouzière:
(p. 023) «Je crois que vous allez frémir de rage comme le comte d'Artois et moi, en lisant ce que je vous envoie. Est-il possible que le sang des Bourbons s'avilisse à ce point, et qu'il coule dans les veines d'un homme, si c'en est un, qui se permet une démarche évidemment dictée par la peur et par la bassesse! Vous n'avez pas idée de l'explosion de courage, de noblesse et d'indignation que cette lecture a produite sur le comte d'Artois. Nous n'avons pas été en reste, et rien ne nous a plus confirmés dans nos indispensables résolutions.»
Et le 9 janvier:
«Toutes nos lettres d'hier ne nous parlent que de l'indignation générale que produit dans les deux partis la démarche de Monsieur. Il est dans la boue au point qu'il y en a qui disent qu'il ne serait pas étonnant qu'il fût obligé de se sauver. Le peuple fouillait le lendemain toutes les voitures qui sortaient du Luxembourg pour voir si Monsieur ne se sauvait pas en cachette. Il n'y a que les enragés de l'Assemblée qui aient été chez lui au jour de l'an. Tous les bons gentilshommes, jusqu'au chevalier de Crussol, ont cru devoir marquer leur indignation en n'y allant pas.»
Ainsi, de plus en plus excités contre le nouveau régime, avides de revanche, irrités de voir qu'à Paris, on repoussait leurs avis et on contrecarrait leurs efforts, le comte d'Artois et le prince de Condé avaient pris à tâche de blâmer toutes les résolutions de la cour, d'en affaiblir les effets par leurs incessantes critiques. De son côté, sous l'influence de la reine, le roi se prononçait avec une énergie chaque jour plus marquée contre la politique de son frère. De là, récriminations, colères, reproches amers.
Les lettres de Condé jettent sur ces conflits permanents le plus triste jour, sans en éclairer cependant tous les motifs. Elles révèlent ce qu'on pensait à Turin de la conduite de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le mépris qu'inspiraient aux émigrés les hésitations, les incertitudes, les angoisses des malheureux souverains dont la captivité, décorée de pompeuses formules légales, devenait de jour en jour plus rigoureuse. On ne leur tenait compte ni des difficultés accumulées autour d'eux, ni des dangers sans cesse accrus qui les menaçaient. Il (p. 024) est aisé d'être héroïque quand on ne court aucun péril. C'est ce qu'à Turin on ne comprenait pas ou on feignait de ne pas comprendre. Le comte d'Artois et le prince de Condé oubliaient que le roi n'était pas libre et qu'eux-mêmes étaient en sûreté. Cet oubli donnait à leur langage un caractère véritablement odieux d'injustice et de lâcheté.
Quand, à la fin de 1789, la famille royale semble disposée à se confier à La Fayette, Condé écrit à Larouzière qu'il faut s'attacher à perdre le général, et le remplacer à la tête de la garde nationale par M. de Vioménil, «l'homme qui nous convient le mieux[8]». Il ajoute:
«Je trouve La Fayette cent fois plus dangereux que Mirabeau, que sa scélératesse plus généralement connue finira toujours par abattre ... Qu'on se mette bien dans l'idée qu'il n'y a qu'une seule chose à faire, c'est de réunir tous les moyens, tous les efforts pour dissoudre l'Assemblée nationale en continuant la résistance, et en fomentant la division dans son sein et parmi ses satellites.»
Au mois de décembre, le comte d'Artois avait envoyé à son frère un long exposé de sa conduite à Turin et de ses premières démarches. La réponse qui lui fut faite était meilleure qu'il ne l'attendait. Mais, même en témoignant son contentement, il ne pouvait se défendre d'arrière-pensées et de réticences. Condé, à qui il les confiait, les répétait en ces termes, le 20 janvier 1790, à son fidèle Larouzière:
«Embrassons-nous, mon cher Larouzière, comme nous avons fait dans notre petit conseil, dimanche dernier, en recevant la réponse du roi: Je suis extrêmement sensible, mon cher frère, à tout ce que vous m'apprenez; j'approuve tout ce que vous avez fait. Continuez vis-à-vis des provinces la marche que vous avez suivie jusqu'à présent. Il dit après, à la vérité, de rester tranquille. Outre que cela ne s'accorde pas trop et que ce n'est point un ordre, le comte d'Artois va y répondre très longuement et très fortement pour le convaincre qu'il ne peut attendre de soulagement que de nous. Nous n'insisterons pas (p. 025) pour avoir une autorisation plus décidée: 1o parce que celle-ci nous suffit; 2o parce qu'il ne faut pas risquer un moment d'humeur qui pourrait amener un changement d'avis. Pas un seul mot de la reine, ni de Mme Élisabeth non plus. Cependant la reine était présente à la lecture. Mme Élisabeth, cependant, dit un mot par lequel il est clair qu'elle s'est méfiée.» Et à propos de Mme Élisabeth, Condé ajoute: «Sa lettre est parfaite. Vous en jugerez par ce mot. Après avoir gémi sur l'apathie dans laquelle le roi et la reine vivent à Paris, elle dit: Ne vous découragez pas, mon frère, et secourez-les malgré eux.»
Les secourir, c'est bien ce que voulait le comte d'Artois. Mais éloigné de Paris, trop aveugle pour voir la marche rapide de la Révolution, les périls que courait la famille royale déjà prisonnière aux Tuileries, tiraillée entre les factions, menacée par les uns, mal conseillée par les autres, impuissante à prendre un parti, il cherchait à lui venir en aide par des moyens qu'elle ne pouvait approuver, parce qu'ils compromettaient sa sûreté. Aussi le poussait-elle sans cesse à patienter, à attendre pour agir les instructions et les ordres du roi. «Le comte d'Artois a reçu une lettre de la reine qui dit qu'il faut attendre la fin de l'Assemblée, ce qui n'a pas le sens commun, et qui blâme fortement la conduite de Monsieur. Il y a aussi une autre lettre du roi où sont ces mots: Nous ne ferons rien dont vous puissiez avoir à rougir. Mais peut-on y compter? Toutes les lettres disent qu'on va le faire aller à l'Assemblée nationale. Jusqu'à présent, il s'y refuse. Mais je parierais que cela finira par là.»
Cette lettre est du 23 janvier. Le 27 février, Condé écrit encore:
«Le comte d'Artois a reçu par une occasion une lettre du roi et de la reine. Celle du roi est d'une faiblesse au delà de ce que vous pouvez croire. Il a l'air de craindre son frère. Il lui cite le peu de succès de ses démarches en Dauphiné comme une preuve qu'il n'y a rien à faire nulle part. Celle de la reine est encore plus forte en faiblesse. Après toutes les mauvaises raisons que vous pouvez imaginer, elle lui demande le sacrifice de toute idée de contre-révolution. Voilà la femme que La Queuille et tant d'autres présentent comme un modèle d'énergie ... Le (p. 026) comte d'Artois va travailler à une lettre dans laquelle il repoussera cette faiblesse avec la plus grande vigueur, et fera entendre qu'il a de grands moyens. Mais il ne les confiera pas. Cela serait trop dangereux à cause du confident La Fayette.»
Et le 3 mars:
«Ah! qu'on croie bien qu'il n'y a malheureusement que faiblesse là-bas, et que la seule force est et ne peut être qu'ici. C'est malgré eux qu'il faudra les sauver. Que La Queuille persuade à la reine que nous ne sommes ni des enfants ni des étourdis. Nous réunirons la prudence au courage ... La reine veut toujours juger le comte d'Artois comme il y a dix ans; mais ce n'est plus cela, Dieu merci!»
Hélas! contrairement à ce que disait Condé, c'était toujours la même chose. À ce moment comme plus tard, à Turin comme à Coblentz, dans l'exil comme sur le trône, le comte d'Artois demeura le personnage présomptueux et vain qu'il avait été à la cour de Marie-Antoinette, ne croyant qu'en sa propre sagesse, ignorant de son temps, des transformations de son pays, facilement accessible à toutes les illusions, dédaigneux des conseils d'autrui, convaincu que le suprême honneur consiste à ne jamais changer. À ce dernier point de vue, il faut lire la réponse suivante qu'il fit, le 27 janvier 1790, à une lettre du bailli de Crussol, jadis capitaine dans ses gardes et député aux États généraux, qui, de Chambéry où il surveillait les mouvements du Midi, lui avait écrit pour lui demander s'il prêterait serment à la Constitution que préparait l'Assemblée:
«J'ai reçu votre lettre du 19, mon cher bailli, et si je ne m'armais d'une patience peut-être exagérée, je vous prouverais d'une manière un peu ferme et un peu claire que vous êtes loin de me connaître ... Moi composer! avec le but où l'on va! Bailli, je te regarde toujours comme mon ami. Eh bien! connais-moi donc. Labourer la terre, gagner mon pain à la sueur de mon front, périr enfin, fût-ce de misère: voilà ce que je préférerai toujours à un accommodement quelconque. Je n'en veux, je n'en écouterai même aucun. Ah! bailli, c'est vous qui m'avez écrit une pareille chose! Je l'avoue, j'en ai pleuré tout seul. Mais je vous le pardonne, et ne vous en aime pas moins. Rappelez-vous qui vous êtes, qui je suis, et parlez à (p. 027) votre ami un langage qu'il puisse écouter. Si mon honneur était caché sous la foudre, j'irais l'exciter à tomber sur moi[9].»
Quant à Condé, écho fidèle de la pensée du comte d'Artois, ce n'est de sa part, pendant la première partie de l'année 1790, que critiques, récriminations, bravades. À l'idée que le roi acceptera la Constitution qu'élabore l'Assemblée nationale, qu'il jurera d'y obéir et de l'observer, les deux princes sont consternés. Ils écrivent à Bouillé qui commande à Nancy, pour lui proposer de faire évader le roi «avant qu'il soit réduit à cette dure extrémité». La réponse de Bouillé arrive: «Elle est affreuse, dans le genre de celle de la reine. Il regarde la Constitution comme faite, et la contre-révolution comme impossible.» De là à accuser Bouillé de trahir, d'être gagné par La Fayette, il n'y a qu'un pas. Ce général est dénoncé comme suspect à son ami le prince Henri de Prusse, et ne trouve d'autre défenseur que le comte de Vaudreuil. Du même coup, les princes apprennent que Mirabeau et le comte de Mercy ont des conférences secrètes dans le but de soustraire le roi et la reine au sort qui les menace. Condé ne se contient plus: «La reine veut bien être sauvée, pourvu que ce soit par tout autre que par nous, je n'ai cessé de le dire.»
Le 10 mars, le comte d'Artois écrit à son frère pour le détourner de négocier. Et Condé de dire à Larouzière:
«Ils sont perdus s'ils négocient avec leurs bourreaux. On leur fera céder beaucoup plus qu'ils ne doivent. Tous leurs vrais serviteurs leur demandent à genoux ou d'autoriser ou de laisser faire les princes qu'on sait être en bon train ... On assure que le duc d'Orléans arrive à Paris. Cela me paraît bien fâcheux. Il y aura un massacre affreux à Paris, et La Fayette et lui tirailleront le roi. L'un des deux le sauvera peut-être. Quels sauveurs! et qu'ils seront dangereux pour le prétendu sauvé!»
La Fayette, Mirabeau, Lally-Tollendal, Mounier, tous ceux qui cherchent avec plus ou moins d'habileté à préserver les jours de la famille royale, à créer un état possible entre le roi et la Révolution, et, dans ce grand branle-bas, à réserver (p. 028) quelques lambeaux du pouvoir royal, ceux-là sont les bêtes noires des émigrés, des personnages exécrés. «Qu'ils fassent et disent toutes les sottises qu'ils voudront. Nous ne pouvons les en empêcher. Ces gens-là ne nous reviendront jamais, surtout tant que M. Necker vivra, parce qu'ils espèrent toujours.» Et parlant de ces constitutionnels, de ces «monarchiens» pour qui les émigrés nourrissent encore plus de haine que pour les révolutionnaires, Condé ajoute: «Ce parti mitoyen sera peut-être celui qui nous barrera le plus, car les enragés périront des accès multipliés de leur rage.»
Mais le comte d'Artois a beau se remuer, protester, adjurer, écrire de longues et «fortes» lettres, conseiller au roi de signer une protestation contre les décrets de l'Assemblée, il ne parvient pas à se faire écouter. Le roi refuse de protester; il finit même par ne plus répondre que brièvement à des avis qu'il désapprouve. Le 31 mars, les princes reçoivent à Turin, en réponse à leur mémoire de quinze pages, «une lettre d'une page». On ne parle point de la protestation. On ne la renvoie ni signée ni non signée.
De son côté, Madame Élisabeth, qui semble avoir avec son frère d'Artois des vues communes et qui s'attache à le renseigner sur ce qui se passe aux Tuileries, mande qu'il n'y faut compter sur aucune force, sur aucune énergie. «On ne songe qu'à avoir la vie sauve. Si vous agissez, attendez-vous à un désaveu public.» La reine a dit au marquis de La Queuille[10] qu'on ne cessait de commettre des fautes à Turin. Le comte d'Artois est choqué par ce langage: «Jamais ces gens-là n'ont été, ne sont, ni ne seront servis avec plus de courage et de prudence que par nous. Il est affreux et décourageant que l'on accuse nos agents d'indiscrétion. Que La Queuille proteste. Qu'il se défie de la séduction des grâces. Il ne s'agit pas d'être courtisan, mais de parler avec force.»
La Queuille s'ingénie à exécuter le mandat dont on l'a chargé. Il ne parvient pas à convaincre la reine. Elle ne s'applique (p. 029) qu'à lui démontrer l'absurdité et le danger des idées du comité de Turin, dont elle désire cependant qu'on ménage l'amour-propre. C'est le moment, 26 juillet 1790, où elle écrit à Mercy: «L'extravagance de Turin est à son comble. Il n'est pas même sûr qu'on nous écoute davantage. Mais, comme notre sûreté et peut-être notre vie en dépendent, il faut tenter tous les moyens jusqu'à la fin[11].»
Cette défiance de la reine pour le comité de Turin et pour son chef, la plupart des royalistes raisonnables restés à Paris la partagent. À la fin de mars, il y a eu chez le duc de Liancourt une réunion de cinquante-deux personnes pour aviser au moyen de sauver l'État. On est tombé d'accord sur la nécessité de nommer un lieutenant général du royaume. Quelques voix sont allées à Monsieur, le plus grand nombre au duc d'Orléans et à La Fayette, pas une au comte d'Artois. Il est indigné de ce trait d'ingratitude, indigné aussi d'être, de la part de son frère et de sa belle-sœur, l'objet de préventions injurieuses, et tout à coup il cesse de correspondre avec eux, uniquement préoccupé de sauver la couronne «malgré eux». Et cependant un de ses amis les plus chers, Vaudreuil, lui écrit: «Les servir malgré eux est impossible, ou alors vous seriez un rebelle et responsable de tous les crimes que ces efforts feraient commettre.» Mais qu'importe au comte d'Artois. Il ne cède pas; il veut agir et faire parler de lui.
Condé n'est pas en reste d'agitations et d'intrigues. En ce même mois de juillet, il publie un manifeste.
«Depuis un an, j'ai quitté ma patrie, dit-il; je dois exposer aux yeux de l'Europe les motifs qui m'ont forcé d'en sortir. Le peuple français est égaré par des factieux; mais il ouvrira les yeux, ce peuple bon; il rougira des crimes que l'intrigue et l'ambition de ses chefs lui ont fait commettre. Il relèvera de ses propres mains le trône de ses rois, ou je m'ensevelirai sous les ruines de la monarchie. La noblesse est sacrée; c'est la cause de tous les princes, de tous les gentilshommes que je défends; ils se réuniront sous l'étendard glorieux que je déploierai à leur tête. Oui, j'irai, malgré l'horreur que doit (p. 030) naturellement inspirer à un descendant de saint Louis l'idée de tremper son épée dans le sang des Français, j'irai à la tête de la noblesse de toutes les nations et suivi de tous les sujets fidèles à leur roi, qui se réuniront sous nos drapeaux, j'irai tenter de délivrer ce monarque infortuné.»
Le morceau était éloquent. On dit que la reine en avait été satisfaite. Mais Fersen le trouva intempestif. Ce fut aussi l'avis du comte Eszterhazy qui formula son opinion en ces termes: «Je crains bien que M. le prince de Condé n'ait pas l'adresse de Guillaume Tell et qu'il ne frappe à la tête, sans abattre la pomme.»
Ces dissentiments n'étaient pas faits pour hâter le succès de la cause royale. Les affaires de l'Émigration n'avançaient pas. Rien ne réussissait, ni les démarches auprès des cours, ni les mouvements fomentés dans les provinces méridionales. Les efforts tentés pour soulever le Dauphiné menaçaient d'échouer. Soit que l'argent manquât, soit que les idées nouvelles trouvassent dans cette province plus de partisans que de contradicteurs, les tentatives avortaient l'une après l'autre. Les princes, au lieu d'ouvrir les yeux, au lieu de comprendre qu'ils faisaient fausse route en allant à l'encontre de la volonté du roi, en vantant aux populations les bienfaits de l'ancien régime et en se refusant à seconder les suprêmes efforts des royalistes modérés, accusaient les autorités royales du Dauphiné de les trahir en révélant à Paris leurs intrigues. Le général de Durfort, gouverneur de Grenoble, était tout spécialement l'objet de leurs accusations.
«Nous avons la certitude qu'on a mis sous les yeux du roi un Mémoire très violent contre le roi de Sardaigne et contre nous, et qu'il a été présenté au nom de M. de Durfort, commandant de Grenoble. Je ne puis le croire capable de cette infamie. Nous allons nous en éclairer positivement. Le Mémoire a été présenté par M. de Ladevèze, qui l'a signé de la part de M. de Durfort. Il n'a fait aucun effet sur le roi[12].»
Le Mémoire fut renvoyé au comte d'Artois par Louis XVI. C'était une attaque en règle contre la petite cour de Turin, la (p. 031) légèreté de sa conduite, la frivolité de ses propos. On y répétait les calomnies propagées sur le roi et sur la reine. Le roi écrivait à cette occasion au comte d'Artois qu'il ne croyait pas à ces accusations. Le comte d'Artois, furieux, fit demander à M. de Durfort s'il était l'auteur du Mémoire. M. de Durfort répondit négativement. Alors on voulut savoir si, dans le cas où les princes entreraient à main armée dans le royaume, il se déchirerait pour eux. «Il faut lui faire sentir la nullité des ordres quelconques de la part du roi, attendu sa captivité.» M. de Durfort répliqua qu'avant de songer à entrer en France, il fallait réunir des troupes et qu'on n'en avait pas. Réponse sèche et hautaine qu'on fut longtemps à lui pardonner.[Lien vers la Table des Matières]
Durant cette année 1790, à Turin, l'agitation fut à son comble. Le comte d'Artois était parvenu, on ne sait comment, à arracher à son beau-père, le roi de Sardaigne, la promesse de douze mille hommes si le roi d'Espagne se déclarait en faveur des Bourbons de France. Calonne, averti à Londres où se prolongeait son séjour, conseilla au comte d'Artois d'aller lui-même à Madrid solliciter un concours auquel était subordonné celui de Victor-Amédée. Mais un ami du comte d'Artois, le comte de Vaudreuil, qu'il aimait à consulter, fut d'un avis contraire dans une lettre datée de Venise, le 27 juillet. Il ne pensait pas que le prince pût aller en Espagne sans l'agrément du souverain de ce pays, et il redoutait que l'autorisation ne fût pas accordée.
La mission fut alors confiée au marquis de Vassé. Cet envoyé devait exposer au gouvernement espagnol les avantages que lui assurait le rétablissement du roi de France dans son autorité, et lui demander d'envoyer ses flottes s'emparer de Brest, de (p. 032) Toulon, de Rochefort. Vaudreuil insistait en même temps pour que ces démarches fussent faites au nom du roi Louis XVI et non en celui de son frère. L'Espagne accueillerait favorablement tout ce qui lui viendrait de la part du roi. Ce qui n'y viendrait que de la part des princes n'y aurait pas le même succès; et puisque sans elle on ne pouvait rien de décisif, il fallait guérir sa défiance en la laissant former elle-même le plan qu'il convenait d'adopter.
Comme tant d'autres missions de même genre, celle de Vassé devait échouer pour des causes, qu'un soir, à la veillée de famille, le roi de Sardaigne résumait d'un mot.
—Mon frère d'Espagne n'a pas le sou.
D'autre part, on avait envoyé un agent dans les Flandres pour tirer parti des circonstances favorables qu'y pouvait faire naître le soulèvement de ces contrées résolues à secouer le joug de l'Autriche. Des émissaires allaient à Berlin, à Vienne, à Londres, sans mandat déterminé. On leur recommandait d'observer les événements, de signaler tous ceux qu'ils jugeraient susceptibles de servir la cause des émigrés. On acceptait tous les services, tous les dévouements, toutes les bonnes volontés. Dans le Languedoc, on avait Froment, homme d'initiative et d'énergie, mais intrigant, brouillon, capable d'insurger les populations et non de concentrer leurs efforts vers un but précis et déterminé. Il venait de prendre part aux troubles qui avaient éclaté à Nîmes, le 13 juin, et la manière dont il s'était efforcé de les faire tourner au profit du parti royaliste lui avait assuré à Turin une influence que ne justifiaient d'ailleurs ni son caractère ni ses moyens. Il ne devait réaliser aucun des espoirs qu'on fondait sur lui. Trois ans plus tard, il était en Russie, quémandant en vain et très humblement des secours pécuniaires. Mais, en juillet 1790, on le considérait à Turin comme précieux et indispensable. «Dites à Froment, écrivait Condé, que son conseil pour le pape va être suivi. Mais je doute du succès. Le cardinal de Bernis non seulement n'osera pas le demander, mais même s'y opposera.» Il s'agissait d'obtenir un Bref ordonnant des prières publiques pour le roi. Et encore: «Recommandez à Froment de veiller à sa sûreté personnelle, car, indépendamment de l'intérêt que nous prenons (p. 033) à lui (cela est extraordinaire, mais cela est vrai), le sort de l'État tient peut-être à cette tête-là.»
Dans le Vivarais, dans la Lozère, dans l'Aveyron, on avait aussi des prêtres résolus à prendre les armes pour le roi, les abbés de La Bastide de La Molette, de Siran, de Bruges, de Lavondès, Claude Allier, son frère Dominique Allier, M. de Malbosc, le chevalier de Borel, le chevalier de Robiac, Marc-Antoine Charrier, ancien député aux États généraux, venu déjà à Turin pour protester de son dévouement à la cause royale. Sous le prétexte de délivrer les populations du Midi du joug protestant, ces personnages jetaient les bases de la confédération qui prenait le nom de Jalès, petit pays du Vivarais où elle devait se réunir. Pour en dissimuler le véritable but, ils avaient décidé que lors du premier rassemblement des confédérés, fixé au 17 août, ceux-ci seraient invités à prêter le serment civique. Mais, en réalité, c'est à un vaste soulèvement des royalistes du Midi qu'ils comptaient aboutir, et les princes connaissaient leurs projets[13].
Rebourguil, un énergumène, ancien lieutenant aux gardes du comte d'Artois, parcourait le Rouergue et le Quercy. Un major d'artillerie, échappé de Toulon, était envoyé en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, pour se rendre compte de l'esprit des troupes «et notamment de l'artillerie». À Valence, on essayait de séduire le commandant militaire, M. de Graisin. On se plaignait de l'indifférence de la Normandie, du mauvais vouloir des députés de la Guyenne à Paris. «On voudrait qu'ils se souvinssent que nous existons et communiquent leurs résolutions.» Partout où se manifestait un symptôme de dégoût pour les idées nouvelles, à Montbrison, «où la population refusait de reconnaître les décrets de l'Assemblée,» à Brest, où «trois généraux venaient de rétracter leurs serments de fidélité au régime révolutionnaire», partout enfin «où les royalistes s'organisaient pour la résistance», on envoyait des émissaires à l'effet de recueillir des adhésions au parti des émigrés.
(p. 034) On essayait en même temps d'agir sur les Parlements et sur le clergé. Aux Parlements, on demandait des arrêts revendiquant la mise en vigueur des lois protectrices de la couronne; au clergé, une active propagande par la chaire. Si, quelque part, un sermon royaliste était prononcé, on l'imprimait à plusieurs milliers d'exemplaires et on l'expédiait dans les provinces.
Sur la foi de deux gentilshommes provençaux arrivés à Turin, MM. de Castellane et de Villeneuve, on se leurrait de l'espoir que la Provence se déclarerait quand on voudrait et fournirait de douze à quinze millions pour payer les frais d'une insurrection. On accueillait comme paroles d'Évangile les lettres d'un certain abbé de Vaugelas qui, venu à Lyon pour y prêcher le carême, se disait en état de faire élire le général d'Autichamp, fidèle ami des princes, commandant des gardes nationales du Dauphiné. On discutait les moyens d'agir sur les garnisons. On racontait avec complaisance que celle de Soissons, composée du régiment d'Armagnac, était prête à marcher sur Paris pour enlever le roi et le conduire à Lyon avec ses gardes du corps, après qu'il aurait protesté contre les actes et les décisions de l'Assemblée nationale.
Condé soufflait alors au comte d'Artois de se mettre à la tête des gardes nationales pour marcher sur cette ville qu'on disait prête à se soulever. On négociait afin d'assurer à ce grand mouvement les Espagnols, les Piémontais et les Suisses. Qu'ils consentissent à franchir la frontière qui les séparait de la France, et le succès était assuré. Le refus de la Suisse et une dénonciation portée au mois d'octobre à l'Assemblée nationale firent avorter le projet. Mais le comte d'Artois et le prince de Condé n'y renoncèrent pas, bien que Louis XVI l'eût désapprouvé. Le 16 mai 1791, dans une lettre à Mme de Polignac, il dira en parlant de son frère: «Notre jeune ami me donne de l'inquiétude. On le dit engagé dans un voyage au moins bien prématuré et qui pourrait tourner d'une manière funeste pour bien du monde.»
Le désaveu royal n'ébranlera pas la résolution des princes. On les verra encore, au mois de mai 1792, tenter de provoquer une émeute à Lyon. Ils seront alors à Coblentz. Ils reviendront (p. 035) à Turin, prêts à gagner Chambéry pour pousser plus avant. Mais la tentative sera prématurée, et ils devront rebrousser chemin en apprenant qu'au delà de la frontière, ils trouveraient l'armée du Midi que commande le général de Montesquiou.
Au milieu de ces vaines agitations se produisait parfois—trop rarement—quelque indice heureux, propre à surexciter les espérances souvent ébranlées. Un jour, c'était l'arrivée de députés auvergnats, conduits par les comtes de Fargues et de Bosredon, qui venaient offrir au comte d'Artois les services de quatre cents gentilshommes de leur pays. Ce fut l'origine de ce que l'on a appelé la coalition d'Auvergne. Cette coalition fournit à l'armée des princes un corps de plusieurs centaines d'hommes montés et équipés à leurs frais et qui, sous les ordres d'un lieutenant général et de deux maréchaux de camp, fit la campagne de 1792. Ce corps fut licencié après la retraite de Brunswick. Un autre jour, arrivait un envoyé de l'Ordre de Malte, le chevalier de Ligondès. Il apportait une réponse favorable à une démarche faite au nom du comte d'Artois auprès de l'Ordre par M. de La Tour du Pin, à l'effet de solliciter des secours pour un mouvement royaliste, qu'avec l'aide de l'Espagne il espérait fomenter dans le Gard. Le plan consistait à débarquer un corps de troupes à Aigues-Mortes et à marcher sur Nîmes d'où il serait aisé de favoriser le soulèvement du Midi. Le chevalier de Ligondès était chargé non seulement de promettre trois mille fusils, sept canons et quatre galères de transport, mais encore de demander que les chevaliers de Malte de nationalité française fussent autorisés à servir dans les rangs de la noblesse rassemblée pour la défense du roi. Il fut fait droit à leur requête. Il s'en présenta ultérieurement un assez grand nombre qui servirent honorablement dans l'armée des princes et dans l'armée de Condé.
D'autre part, Calonne, qui de loin proposait projets sur projets, avait conseillé la formation d'une armée de gentilshommes, destinée à devenir le noyau de celles que ne pouvaient manquer de lancer contre la Révolution les puissances coalisées. L'idée étant trouvée sublime, on s'était pressé de l'exécuter. Par l'intermédiaire de quelques royalistes restés en France et notamment (p. 036) du marquis de La Queuille et le marquis de Larouzière, un appel avait été adressé à la noblesse française pour l'inviter à émigrer et à s'enrôler sous les ordres des princes. Mais cet appel, pas plus que ceux qu'on adressait aux troupes, ne fut entendu. Le moment n'était pas encore venu où tout gentilhomme devait émigrer et aller s'enrôler dans les armées royales, sous peine de se déshonorer. C'est seulement un peu plus tard, lorsque les princes s'installèrent, le comte de Provence et le comte d'Artois à Coblentz, les trois Condé à Worms, que les enrôlements devinrent assez nombreux pour fournir deux corps, comptant en tout plus de vingt mille hommes. Quant aux proclamations parties de Turin, elles restèrent sans effet. Il n'arriva qu'une centaine de nobles disposés à servir. Il y avait parmi eux des magistrats, voire des gens de finances dont quelques-uns portaient gauchement l'uniforme dont on les avait affublés et prêtaient à rire. On les éparpilla tant bien que mal aux environs de la ville, faute de pouvoir profiter sur-le-champ de leur bonne volonté. Ils ne firent que grossir le nombre des oisifs français, dont les allures arrogantes avaient choqué et lassé les populations et qu'elles souhaitaient de voir partir. «Ces désœuvrés, écrivait Choiseul, ont rempli la ville de leurs discussions et de leurs querelles.» Il n'exagérait pas; il y eut des duels entre officiers et, dans l'un d'eux, mort d'homme. On ne doit donc pas s'étonner si, lorsque les émigrés quittèrent Turin à la suite des princes, les habitants ne purent contenir l'explosion de leur joie.
Sur ces entrefaites, avait éclaté à l'improviste, le 20 juin, la nouvelle de la mort de l'empereur Joseph II. On le savait hostile à la France en général, aux émigrés en particulier. On attendait mieux de son successeur Léopold. Si faible que fût cet espoir, il ouvrait cependant une perspective heureuse sur l'avenir.
Malheureusement les moyens manquaient d'exécuter tout ce qu'on rêvait et projetait. Si désorganisé que fût le gouvernement de Paris, c'était un gouvernement avec sa puissance et ses éléments d'action, contre lequel ne pouvait rien la poignée de paladins réunis en Piémont, qu'aucun État de l'Europe ne voulait écouter, le roi de France ayant fait déclarer dans toutes (p. 037) les capitales qu'il ne reconnaissait à personne, pas même à son frère, le droit de s'entremettre pour lui sans ses ordres et que, pour le représenter, il avait ses ambassadeurs qui, tous, occupaient encore leur poste.
Alors s'aggravait le dépit que causait au comte d'Artois son impuissance non seulement à sauver le roi, mais encore à empêcher qu'il fût sauvé par d'autres.
«Nous savons que La Fayette a montré à la reine une lettre du général Schederer (Autrichien) qui commande à Liège, par laquelle il lui offre secours. Si cette lettre n'est pas supposée par La Fayette, elle est aussi mauvaise qu'extraordinaire.»
C'est Condé qui parle ainsi le 14 avril. Le 17, son langage est pire encore:
«Vous savez comment s'est conduit le Bouillé. Aussi, je n'ai rien à vous dire sur ce que vous avez à mander à La Queuille à cet égard. Je crois bien que son ambition se tournerait à sauver le roi. Mais par de nouvelles notions qui nous sont encore parvenues, nous avons lieu de penser qu'il croit La Fayette dans cette intention et qu'il est en correspondance avec lui. C'est ce qu'il y a de pis. M. de Castries croit aussi La Fayette retourné. Si le roi se sauve par ce moyen, il ne fera que changer de prison et tout sera perdu sans ressources.»
Alors aussi, commençaient les amers découragements accrus par les lamentables nouvelles qu'apportaient de Paris les émigrés. Maintenant ils arrivaient en masse, à Turin comme ailleurs. L'émigration devenait à la mode. Ne pas partir, c'était se déshonorer. En juillet 1790, le ministre de France, Choiseul, signale au département des Affaires étrangères comme nouvellement arrivés à Turin, les princes de Tarente et de Rohan-Guémenée, les marquis de Barentin, d'Escars, de Courtemanche, de Miran, de Ferronnière, de Turpin, de Montesson; le comte et la comtesse de Vintimille, les comtes de Vérac, de Lévis, de Grammont, de Polignac, de Gourville, de Flotte, de Faucigny, le vicomte de Mirabeau, le vicomte de Berthier, le baron du Faucon, le baron d'Ailhaud, le chevalier de Lafargue, le chevalier de Bouglars, le chevalier de La Trémoïlle, M. Ferrand, (p. 038) conseiller au Parlement de Paris, M. de La Tresne, avocat général à celui de Toulouse, puis, pêle-mêle, sans titres, des magistrats, des officiers, des membres de l'Assemblée nationale: MM. de Lévignac, de Palarin, de Vernègues, Walsh de Séran, Pelletier de Morfontaine, de Roux de La Fare, de Pennetier de La Roque, de Beaune, de Colard, de Guilleragues, de Capdeville, de Lally-Tollendal, de Montmorency, de la Rochelambert, de Maussion, de Suffren. À la fin de sa dépêche, le ministre de France, après avoir exposé qu'il donnait aux nouveaux venus, chaque semaine, des dîners de vingt-cinq et trente couverts, ajoutait: «Ma position et mes devoirs deviennent chaque jour plus difficiles. Il serait à désirer que le roi voulût bien me faire connaître d'une manière positive ses vues et me donnât personnellement des ordres précis.»
Choiseul n'était pas le seul qui se préoccupât de la présence en Piémont de tant de Français en révolte contre leur pays. Le roi de Sardaigne s'inquiétait lui aussi de ce flot grossissant de fugitifs répandus dans ses États et qu'il était obligé de protéger contre les populations qui voulaient les chasser, redoutant qu'ils ne contribuassent, par leur nombre, à la hausse des objets de première nécessité. Il ne cachait pas le déplaisir que lui causaient les intrigues nouées par son gendre et le prince de Condé. Ces agitations incessantes, ces réunions d'émigrés chaque jour plus bruyantes et plus nombreuses, les efforts qu'ils tentaient auprès des cours éveillaient ses alarmes. Il craignait, en tolérant ces menées séditieuses, d'attirer sur son royaume les représailles de la France et sur sa couronne le ressentiment de ses sujets. Aussi tenait-il les princes sous une rigoureuse surveillance à laquelle ils ne parvenaient à se dérober que grâce à des prodiges d'habileté. Très inquiet, il armait sa frontière du côté de la Savoie et du côté de Nice, en maugréant contre ces émigrés que lui imposait son gendre et qui mettaient en péril la sûreté de ses États. «Ils croient épouvanter, disait-il; ils ne font qu'irriter ceux qu'ils prétendent soumettre; ils les exaspèrent et les rendent furieux.»
Il existe d'autres témoignages de l'opinion défavorable qu'il s'était faite de ses hôtes et des craintes qu'ils lui inspiraient. Au mois d'avril 1792, recevant à Turin le prince Belosselsky, (p. 039) ambassadeur de Russie, qui lui présentait ses lettres de créance, il lui ouvrait son cœur. «Les émigrés qui sont pour la bonne cause ne sont-ils pas, pour la plupart, des êtres dangereux par leurs inconséquences, leurs bravades et leur inconduite? Quelques-uns d'entre eux ont couru ici chez les fournisseurs et dans l'arsenal pour chercher des sabres propres à couper les têtes d'un seul coup. Je les crains et je les évite autant que je puis le faire honnêtement[14].»
Son gendre n'était pas à l'abri de ses critiques. Il se plaignait notamment de la manière dont ce prince élevait ses fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Lui-même, profitant de la présence de ces jeunes gens à sa cour, entreprenait de réformer leur éducation, espérant que les malheurs de leur famille tourneraient à leur avantage.
«J'ai forcé d'Artois à convenir, disait-il encore à Belosselsky, que lorsqu'on avait, chez eux, l'espoir de certains droits à la couronne, on n'apprenait plus rien; on donnait un libre essor à toutes ses passions; on croyait être quitte du respect que tout le monde doit à la religion, aux mœurs, aux lois de l'État. Les flatteurs ne cessent de dire à leurs oreilles que l'État appartient au roi et à sa famille. Ce n'est pas vrai; c'est le roi qui appartient à l'État.»
La conduite des émigrés à Turin, si propre à attirer des orages sur la tête de Victor-Amédée, ne constituait pas l'unique cause de ses récriminations. Les Français réfugiés à Chambéry ne témoignaient ni de plus de bon sens ni de plus de perspicacité. Peu à peu, la Savoie s'était remplie d'émigrés. Il y en avait à Chambéry, à Annecy, à Aix, à Montmélian, au Bourget, à Saint-Genis, à Carouge, comme il y en avait à Nice, à Aoste et en Suisse. Partout, en Savoie, ils étaient admirablement reçus par la noblesse, les officiers, le clergé, les moines et les religieuses. Mais le peuple et la bourgeoisie leur faisaient grise mine, à Chambéry surtout, ou ils envahissaient tout, dédaigneux et provocateurs, étalant leur luxe, tenant le haut du pavé, raillant les vieilles coutumes de Savoie, la simplicité (p. 040) des existences, le défaut d'élégance des femmes, imposant au gouverneur de la ville leurs exigences à ce point que celui-ci, quand éclatait un conflit entre eux et les natifs, leur donnait toujours raison.
En outre, dans ce pays où les idées révolutionnaires prenaient rapidement faveur, grâce à l'active propagande à laquelle se livraient des émissaires envoyés de Paris, les émigrés conspiraient ouvertement, ne faisaient mystère ni de leurs espoirs ni de leurs projets de vengeance, correspondaient avec les royalistes du Midi et transformaient Chambéry, comme Turin, en un brûlant foyer de contre-révolution. Leurs intrigues offensaient la population non moins que leur attitude, et déjà des conflits destinés à renaître et à s'aggraver trahissaient des ressentiments réciproques.
C'est ainsi qu'au mois de mars 1791, le mariage du vieux et richissime émigré marquis de Morfontaine avec une Française veuve, jeune et belle, madame de Savigny, mettra aux prises, sous le plus futile des prétextes, des adversaires qui ne demandent qu'à en venir aux mains. À l'issue de la cérémonie religieuse, célébrée à la cathédrale au milieu d'une immense affluence de nobles et d'officiers, la nouvelle mariée a réuni les invités chez elle. Au cours de cette réception, un attroupement se forme sous les croisées, et la foule donne un charivari aux époux. Les émigrés s'irritent; ils descendent dans la rue pour faire cesser ce scandale. Ils parcourent la ville armés de sabres et de pistolets; mais le peuple tombe sur eux à coups de bâtons, en criant: «À bas la cocarde blanche! Les aristocrates à la lanterne!»
Ils sont obligés de se réfugier dans un corps de garde et d'y attendre que la nuit leur permette d'en sortir. Le lendemain, le port de la cocarde blanche est prohibé et tout rentre dans l'ordre. Mais le retentissement de cette affaire est considérable. Le roi Victor-Amédée, que d'autres incidents, non moins regrettables, désignent à l'Assemblée nationale comme un ennemi de la Révolution, commence à se demander avec angoisse si la France ne va pas lui déclarer la guerre, envahir ses États et soulever contre lui ses sujets qui désirent «que les Français leur apportent l'étincelle de la révolte».
(p. 041) À la fin de l'été de 1790, la situation ne se présentait encore avec ce caractère menaçant ni pour les émigrés ni pour le souverain qui leur donnait asile. Mais elle s'aggravait tous les jours. Le mouvement révolutionnaire en France avait échappé aux imprudents qui s'en étaient emparés en favorisant ses débuts, avec l'espoir de le maîtriser à leur gré. Ils étaient maintenant dépassés, emportés eux-mêmes, devenus suspects aux yeux des nouveaux maîtres de la nation. D'étape en étape, la Révolution avançait à pas de géant. À travers des journées sanglantes, elle en arrivait, au dehors, à menacer toutes les couronnes, à se créer des sympathies parmi les peuples, à devenir impitoyable aux émigrés qui osaient la braver, et, au dedans à annihiler le pouvoir royal, à faire le roi prisonnier dans son palais. Autour de ce prince s'agitaient des partisans intrépides, prêts à donner leur vie pour lui: le lieutenant général marquis de Bouillé, l'auteur du projet de fuite qui vint échouer à Varennes; le comte Axel de Fersen, grand seigneur suédois, familier de la cour aux jours heureux, et que les malheurs du roi et de la reine ne firent qu'attacher davantage à eux; le comte de Mercy-Argenteau, le compatriote et l'ami de Marie-Antoinette; Jean de Simolin, ministre de Russie à Paris; le baron de Breteuil, le comte de Durfort, le marquis de Bombelles, le baron de Gilliers, M. de Bonnières, le comte Eszterhazy, le général de Jarjayes, le baron de Flachslanden, le comte d'Agoult, le chevalier de Coigny, le baron de Goguelat, l'Anglais Crawford, le marquis de Bonnay, et enfin l'avocat Fernand Christin, mort en 1830, à Saint-Pétersbourg, dans les papiers duquel ont été retrouvées quelques notes sur les émigrés, notamment celle-ci:
«J'ai passé les premières années de l'émigration dans la société et l'intime intérieur des princes, dévoué à leur cause, que je croyais si belle et pour laquelle j'ai plusieurs fois exposé ma vie dans des voyages à Paris, aux moments les plus périlleux, pour les faire communiquer sûrement avec Louis XVI.»
Mais ces nobles dévouements, quoiqu'ils ne se fussent encore ni lassés, ni découragés, ne pouvaient plus rien. À Turin, le comte d'Artois ne pouvait pas davantage. Depuis plus d'une (p. 042) année, il se dépensait en démarches humiliantes auprès des cours; il avait dilapidé des ressources précieuses sans arriver à aucun résultat. C'est à son frère, c'est aux royalistes restés en France qu'il faisait remonter la responsabilité de ses échecs, tandis qu'il méritait seul d'en porter le fardeau. Il était seul coupable, coupable d'avoir voulu, en dépit de son inexpérience et de son incapacité, se faire une politique à lui, malgré son frère et contre son frère; coupable de n'avoir su ni la formuler, ni donner à ses efforts une direction unique, précise et raisonnée; coupable surtout d'avoir, par ses folles tentatives, ses imprudences, ses propos inconsidérés, ameuté l'opinion contre le parti du roi et compromis irréparablement la cause qu'il entendait défendre.
Louis XVI, Marie-Antoinette plus encore que lui, voyaient clairement le péril qui montait autour d'eux. Ils pressentaient qu'avant peu, leur couronne et leur vie seraient directement menacées. Mais ils avaient la conviction que, si leur situation déjà si compromise pouvait l'être encore d'une manière plus irréparable, c'était par l'intervention des émigrés, à qui ils reprochaient d'avoir, par leur fuite, diminué le nombre de leurs partisans et de leurs défenseurs. Sybell dit avec raison que la reine ne voulait pas triompher par eux, d'abord parce qu'elle ne croyait pas à la possibilité de rétablir l'ancien régime, dont ils se proclamaient les champions, ensuite, parce qu'à son avis, leur triomphe laisserait le roi dans l'ombre, et qu'en tous cas, l'apparence seule d'une alliance avec l'émigration anéantirait à jamais toute chance d'une restauration monarchique. Elle ne voyait que deux partis à prendre: fuir en Vendée, dans le Midi ou dans l'Est, ou s'appuyer sur les grandes puissances et surtout sur l'empereur Léopold, en dehors de toute intervention des émigrés.
Mais aucune de ces solutions n'était aisée. Tandis qu'aux Tuileries on croyait l'Europe uniquement occupée de la Révolution, l'Europe continuait à assister indifférente à l'écroulement de la maison de Bourbon. Loin de songer à intervenir pour sauver sa sœur, l'Empereur, guidé par d'égoïstes calculs, se contentait de l'inviter à quitter Paris, ce à quoi elle répondait fièrement: «Mon devoir est de rester où la Providence (p. 043) m'a placée, et d'opposer mon corps, s'il le faut, aux couteaux des assassins qui voudraient arriver jusqu'au roi. Je serais indigne du nom de notre mère, qui vous est aussi cher qu'à moi, si le danger me faisait fuir loin du Roi et de mes enfants.»
Ainsi, rien à attendre de l'Europe.
Il n'était pas plus facile de fuir, tant devenait rigoureuse la surveillance exercée autour de la famille royale. Vers la fin d'octobre, le roi songea à rejoindre le marquis de Bouillé, commandant en chef de l'armée de l'Est. Il lui fit communiquer son dessein par d'Agoult, l'évêque de Pamiers. Bouillé répondit que l'entreprise présentait trop de dangers pour qu'il fût d'avis d'y donner suite. «Si elle ne réussit pas, disait-il, elle perdra le roi et la monarchie.» Il préférait engager l'Empereur à faire avancer des troupes sur la frontière, en prenant pour prétexte l'atteinte portée par les décrets de l'Assemblée aux droits des princes allemands possessionnés en Alsace-Lorraine. Lui-même feindrait de vouloir repousser cette agression. Une adresse demanderait que le roi se mît à la tête de l'armée. Cette combinaison l'eût sauvé et lui aurait même permis de jouer le rôle de pacificateur. Mais, hélas! c'étaient là des plans irréalisables ou d'une exécution laborieuse, sans compter qu'on pouvait toujours craindre qu'à la première démonstration de l'Autriche sur la frontière, l'Assemblée ne traitât la famille royale en otage.
Elle n'était que trop disposée à rendre le roi responsable de la conduite des émigrés, et surtout de celle de son frère, le comte d'Artois. Comme pour justifier cette disposition, un mémoire portant la signature des princes venait de paraître, et, bien qu'ils n'en fussent pas les auteurs, il n'avait pu circuler sous leur nom que parce que le bruit se répandait qu'ils en préparaient un. Ce bruit était fondé. Depuis le 15 septembre, l'agitation des émigrés de Turin redoublait. De nouveau, on y rêvait de manifestations solennelles, d'éclatantes démarches auprès des cours. Au découragement survenu dans les premiers jours de l'été succédait une fiévreuse activité. C'est que Calonne était arrivé et prenait, dans les conseils du comte d'Artois, une situation qui tenait du favori et du premier ministre.[Lien vers la Table des Matières]
Depuis le jour où, vers la fin de 1789, le comte d'Artois avait recouru à ses lumières et sollicité ses avis, Calonne ambitionnait de diriger la politique des émigrés non de Londres, et en quelque sorte en se cachant, mais ouvertement aux côtés du frère du roi. Quelle que fût cependant la vivacité de son ambition, il était trop fier pour s'offrir; il entendait qu'on l'appelât, ce qui ne pouvait être qu'autant que d'habiles intermédiaires suggéreraient au prince l'idée d'utiliser plus complètement ses services. Ces intermédiaires, il les chercha et les eut promptement trouvés en deux hommes avec qui il était lié depuis longtemps et dont il rêvait, les sachant en possession de la confiance du comte d'Artois, de faire ses bras droits dans la direction du parti royaliste. L'un était M. de Conzié, l'évêque d'Arras, l'autre le comte de Vaudreuil, un des favoris du prince.
Des quelques prélats que leur dévouement aux Bourbons et le droit de jouer un rôle transformèrent en agents politiques, il n'en est pas de plus entreprenant que Conzié ni de plus agité. Aux yeux des princes, c'était une forte tête; eu réalité, il en imposait surtout par son audace, «des airs de grenadier,» et un esprit plus inventif que sage. Mêlé à tout, pendant la durée de l'émigration, il n'y exerça cependant qu'une influence de surface. Ses idées, pour la plupart, restèrent en chemin, même celle d'une vaste ligue internationale contre la République française, dont le pape aurait pris l'initiative. Il la soumit à Pie VI, en 1791. Mais celui-ci refusa de prêcher la guerre et d'intervenir «dans la querelle des rois et des peuples», considérant que tel ne devait pas être le rôle de la papauté. Au moment où Calonne songeait à se l'attacher, Conzié n'avait pas encore donné sa mesure. Son rôle politique se bornait (p. 045) à avoir siégé dans l'Assemblée des notables et à avoir défendu les plus purs principes de la monarchie. Il passait pour prodigieusement ambitieux. Mais la dignité de sa vie épiscopale, les capacités d'administrateur dont il avait fait preuve dans son diocèse, lui avaient donné la réputation d'un homme éclairé et actif.
Tout autre était Vaudreuil. Entre les paladins de l'émigration, ce brillant gentilhomme, une des parures de la cour de France, le favori de la reine, le courtisan préféré du comte d'Artois, le tendre ami de la duchesse de Polignac, type accompli du noble d'ancien régime, se distingue par une sagesse relative, une raison réfléchie et même des principes de patriotisme tels que nous les comprenons aujourd'hui, qui permettraient de l'admirer s'il n'y avait trop souvent contradiction entre les conseils qu'il prodigue et dont est pleine sa correspondance avec le plus jeune frère de Louis XVI[15].
À lire quelques-unes de ses lettres, Vaudreuil est un politique et un patriote. Il gémit des imprudentes entreprises de son prince; il le supplie de s'abstenir de tout ce qui pourrait déplaire à la reine; il lui prêche la sagesse, l'union avec les membres de la famille royale; il voudrait que la contre-révolution s'opérât par l'unique action des Français, sans le concours de l'étranger.
«Toute influence étrangère ne ferait que réunir la nation entière et augmenter encore cette opinion de liberté, ce goût d'indépendance qui ne sont que trop généralement établis d'un bout à l'autre du royaume... D'ailleurs, je suis épouvanté des dangers que courraient le roi et la famille royale, prisonniers dans la capitale, si les puissances étrangères, à votre instigation, se mêlaient de nos affaires intérieures. En outre, je ne crois pas que nos alliés s'y déterminassent sans y être invités par le roi lui-même. Quant aux puissances rivales ou ennemies de la France, il serait bien dangereux, et il paraîtrait criminel de s'adresser à elles.»
Tout au plus, accepterait-il le concours de l'Espagne, parce (p. 046) que le souverain de ce pays est un Bourbon, et qu'entre lui et les Bourbons de France existe le pacte de famille. Mais il considère que les démarches en Espagne n'auraient aucun succès, si elles étaient faites sans l'aveu du roi. Il faut donc qu'avant tout, le comte d'Artois obtienne de son frère une autorisation propre à légitimer tout ce qu'on ferait pour sa liberté, pour sa gloire et pour le bonheur de son peuple.
Parlant des divisions qui ont éclaté entre les Tuileries et Turin, Vaudreuil écrit au comte d'Artois, le 21 mars 1790: «Défiez-vous de ces nouvelles, qui tendent à vous donner de la défiance contre le roi et la reine, de qui doivent émaner vos principales ressources. Ce n'est sûrement pas prudent ni honnête de vouloir diviser ceux qui ne peuvent rien que d'accord. Mais n'ayez donc pas la volonté positive de tout diriger et de ne vouloir recevoir aucune direction de ceux qui doivent la donner ... Vous perdriez tout si vous preniez ce parti. Il faut, au contraire, montrer toute confiance et en inspirer.» Le 28 août, il ajoute: «Un point bien essentiel est que l'union, la confiance règnent entre la reine et vous. Ne croyez pas ceux qui voudront vous diviser et vous inspirer une mutuelle défiance; ceux-là sont des imprudents, s'ils ne sont pas des ennemis cachés.
«Votre conscience ne peut être en sûreté qu'autant que vous vous entendrez avec le roi et la reine ... Vous ne pouvez rien sans eux, quoi qu'on vous dise.»
Des conseils analogues abondent dans ces lettres, en même temps qu'y transpirent des aveux tels que celui-ci, arraché à sa plume par les déceptions que lui causent, en 1793, la mollesse et la mobilité du comte d'Artois: «Il s'est bercé, il m'a tant bercé d'illusions, que j'ai perdu en grande partie ma confiance.»
En juillet 1795, au moment où les émigrés partis d'Angleterre sur une escadre anglaise venaient de débarquer à Quiberon, son patriotisme éclate: «Il m'est impossible d'agir concurremment avec quelque puissance que ce soit sans savoir à quel but on nous conduit. Je ne veux pas faire la guerre à mon pays; mais je voudrais la faire à la Révolution. Et jusqu'à présent je n'aperçois qu'une guerre faite à la France ... Ma conscience (p. 047) y répugne.» Il est d'ailleurs convaincu que c'est l'argent anglais qui a fait la Révolution. «Ils ne nous ont pas pardonné la guerre d'Amérique ... La conscience politique est terriblement large, et c'est une maxime reçue, surtout en Angleterre, que servir son pays, abaisser les puissances ennemies, est la première des vertus.»
Après avoir lu ces propos, qui font honneur à Vaudreuil, on ne peut qu'être surpris de l'entendre en tenir d'autres, sensiblement différents, et supplier l'Empereur d'Autriche de mettre l'Europe en mouvement contre la France, de le voir devenir la doublure de Calonne, qui est l'ennemi de la reine et qui recourt aux moyens que lui, Vaudreuil, a désavoués. Peut-être ces changements dans son langage se peuvent-ils expliquer par le développement des excès révolutionnaires. N'empêche qu'ils permettent de dire que deux hommes vivent en lui, et que les opinions de l'un sont fréquemment en contradiction avec les opinions de l'autre.
Il est vrai que lorsqu'il exprimait celles qui viennent d'être citées, il était à Rome, voyait tous les jours le cardinal de Bernis, subissait son influence, lui montrait les lettres du comte d'Artois auxquelles il répondait en s'inspirant des propos que lui tenait le vieux cardinal, homme d'âge et d'expérience, esprit sagace, prévoyant, modéré, qui se prêtait volontiers à faire tenir par Vaudreuil des conseils au prince et traitait son entourage de «talons rouges et de têtes folles». Lorsque, en arrivant à Turin, le comte d'Artois, se demandant à quel homme d'État il confiera la direction de la politique de l'émigration, consulte son ami pour savoir s'il vaut mieux la confier à Calonne qu'au baron de Breteuil, un autre ancien ministre du roi, ou s'il vaut mieux recourir à Breteuil préférablement à Calonne, Vaudreuil répond comme un sage.
Parlant de Breteuil, il dit: «Premièrement, croyez-vous qu'il voulût vous rejoindre? Secondement, n'est-il pas entièrement brouillé avec le prince de Condé? Troisièmement, a-t-il tout ce qu'il faut pour diriger une grande opération et décider sur un parti à prendre? Je lui crois une bonne tête dans un conseil; je le crois dans de très bons principes; il a aussi dans l'Europe quelque réputation ministérielle, des liaisons avec le Parlement. (p. 048) Mais est-il compatible avec Condé et avec Calonne? Plairait-il au roi et à la reine?»
Il est encore plus explicite en ce qui touche Calonne, et résolument il déconseille de l'employer. «Personne au monde ne l'aime plus que moi, personne n'est plus convaincu de la supériorité de ses talents, de ses ressources, de son génie et de sa loyauté; mais ici il faut considérer que l'opinion a tout fait, et qu'on ne peut avoir de succès qu'en ramenant l'opinion et les esprits égarés, en suivant un plan sage mais lent. Est-ce donc l'homme, que la calomnie a attaqué ainsi que vous, qu'il faut mettre en avant lorsqu'il s'agit de parler à l'opinion? Les préventions du roi et de la reine ne seront-elles pas un obstacle éternel à ce qu'ils approuvent tout ce qui viendrait de lui?... Au reste, vous pouvez vous servir de M. de Calonne pour des mémoires, des manifestes, et personne ne les fera comme lui. Mais s'il arrive à Turin, je crains que l'effet n'en soit funeste pour lui et pour nous.»
Qu'on ne s'y trompe pas, lorsque Vaudreuil parlait ainsi, il n'était que le porte-parole de Bernis auprès duquel il résidait. Mais son langage devait bientôt se ressentir de son déplacement. Lorsqu'en quittant Rome pour aller se fixer à Venise, à la suite des Polignac, il eut échappé à l'ascendant du cardinal, ses dispositions se modifièrent en ce qui concernait Calonne, de l'ambition duquel il devint presque, à son insu, l'instrument. Calonne en avait employé un autre: l'évêque d'Arras. Par ses soins et sur les conseils de Vaudreuil, ce prélat qui était à Londres fut mandé à Turin par le comte d'Artois, et lorsqu'il y fut, il engagea le prince à appeler Calonne auprès de lui. Cette fois Vaudreuil approuva par reconnaissance pour l'ancien contrôleur des finances qui lui avait, en d'autres temps, rendu maints services. C'était aller au-devant des désirs du comte d'Artois. Il se laissa donc aisément convaincre, et invita celui qu'on lui recommandait à venir le retrouver. Calonne promit et s'annonça. Le 7 août 1790, Vaudreuil écrivait à son prince: «Vous allez avoir un homme de génie qui est bien dévoué à la bonne cause en dépit de toutes les horreurs qu'il a approuvées. Il ne faut pas calmer son ardeur parce que son courage est aussi grand que ses talents.»
(p. 049) Du reste, Calonne se fit longtemps attendre. Il venait par l'Allemagne et l'Italie à petites journées, avec de fréquents arrêts. À Turin on ne savait à quels motifs attribuer son retard. On se demandait si les jacobins ne l'avaient pas fait assassiner, lorsque enfin il arriva. C'était à la fin d'octobre 1790. Mais alors il fallut vaincre les répugnances du roi de Sardaigne, qui redoutait, en le recevant, de déplaire à Louis XVI. Victor-Amédée ne céda qu'à la sollicitation de son gendre.
«Il souffrit, dit une note du maréchal de Castries, que M. de Calonne vînt incognito près de Turin, d'où il pourrait communiquer avec M. le comte d'Artois. Enfin, d'acte de faiblesse en acte de faiblesse, il parvint à se faire présenter à la cour, vis-à-vis de laquelle il avait prétendu avoir l'autorisation du roi et de la reine, afin de négocier à Londres, et que l'un et l'autre avaient approuvé son départ pour Turin. J'ignore jusqu'à quel point il en a imposé; peut-être que quelques expressions indirectes ont autorisé l'interprétation qu'il y a donnée, et elle a suffi apparemment au roi de Sardaigne.»
Conzié était déjà à Turin. Vaudreuil y arriva derrière Calonne, c'est encore le maréchal de Castries qui nous l'apprend. «M. de Vaudreuil est parti de Venise de manière à arriver à Turin en même temps que M. de Calonne; et dès leur arrivée, ils ont repris sur M. le comte d'Artois l'empire funeste qu'ils avaient eu à Versailles, et qui a eu des suites si malheureuses pour le corps de la noblesse en particulier. Le premier emploi qu'ils ont fait de leur crédit a été d'écarter le conseil intime que M. le comte d'Artois s'était formé, composé de MM. d'Autichamp, de Vintimille et de l'abbé Marie. Ils ont voulu rester seuls avec le prince, et ils ont associé à ce conseil l'évêque d'Arras.»
Ce ne fut pas le seul résultat de la présence de Calonne. À en croire le maréchal, elle activa l'ardeur intempestive du prince de Condé. «Il se lia avec les nouveaux conseillers pour faire admettre les idées qui, jusqu'à ce moment-là, avaient été rejetées; et sans connaître encore ce que l'Espagne, qui venait de faire sa paix avec l'Angleterre, voudrait ou pourrait faire; sans savoir précisément si les puissances d'Allemagne soutiendraient ou abandonneraient la France; dans le doute si l'armée (p. 050) française favoriserait les princes ou les repousserait; sans vouloir attendre ni les effets de la résistance du clergé sur les consciences, ni les suites de l'établissement de l'impôt, M. de Calonne a appuyé la proposition, que M. le prince de Condé faisait, d'aller se jeter dans Lyon, sur l'espérance d'une insurrection qui devait lui être favorable, et sur l'espérance la plus frivole. Cette insurrection, qui devait s'étendre de Lyon dans toutes les provinces, n'a jamais été appuyée que sur des bases fausses, sur des données incertaines, sur des extraits de lettres dont on n'a jamais vu les originaux, et sans savoir positivement quel jour le roi sortirait ou non de Paris, quoiqu'on se soit permis de dire faussement que Sa Majesté avait promis positivement de partir le 15 décembre.»
Ainsi, à peine à Turin, Calonne s'était emparé de la direction des affaires. Dans le but de former une coalition, il voulut employer Victor-Amédée. Mais ce dernier se retranchait plus que jamais dans une prudente neutralité. Aux exhortations de Calonne qui lui demandait de prendre l'initiative d'une manifestation en faveur de la monarchie, il opposait avec un flegme imperturbable d'inébranlables refus. Il répondait ce qu'avaient déjà répondu et devaient répondre encore l'Espagne, l'Autriche, l'Angleterre et la Prusse, à savoir que le roi de France seul pouvait requérir des secours, ce qu'il ne serait en état de faire que lorsqu'il aurait quitté Paris. Les puissances ne pouvaient agir tant que ses ambassadeurs dans les cours d'Europe tiendraient un langage opposé aux réquisitions secrètes que le comte d'Artois leur adressait.
Calonne se lassa bientôt de cette résistance. Il démontra au comte d'Artois que, tant qu'il résiderait à Turin, il n'obtiendrait aucun résultat parce que ses efforts seraient toujours paralysés par le mauvais vouloir de son beau-père. Il l'engageait donc à partir, à se rendre à Vienne auprès de l'Empereur pour y plaider lui-même sa cause. On touchait alors aux derniers jours de novembre. À cette date, le comte d'Artois, docile aux conseils de Calonne, était résolu à quitter la capitale du Piémont, où sa présence et celle du prince de Condé «excitaient trop le zèle des bons Français», et à partir pour Rome. Mais, soudainement, un autre incident surgissait.
(p. 051) Louis XVI, ayant appris l'arrivée de Calonne auprès de son frère, s'était alarmé de ce rapprochement. Afin d'en conjurer les effets, il avait donné de pleins pouvoirs pour traiter avec les gouvernements étrangers, au baron de Breteuil, le vieux rival de Calonne. Breteuil, ambassadeur à vingt-cinq ans, en 1758, était devenu, en 1783, ministre de la maison du roi, et n'avait quitté ce poste qu'en 1789. Il l'avait repris, mais pour quelques jours seulement, le 12 juillet de la même année. Puis à la fin de ce mois, il s'était retiré en Suisse, où la confiance du roi venait d'aller le chercher. Ses pouvoirs portent la date du 20 novembre. «J'approuve, était-il dit dans la lettre officielle qui les libellait[16], tout ce que vous ferez pour arriver au but que je me propose, qui est le rétablissement de mon autorité légitime et le bonheur de mes peuples.» C'est ainsi qu'aux efforts réitérés de son frère, le roi répondait par le plus formel désaveu, en déclarant qu'il entendait rester seul maître de ses opérations.
À peine investi de ces pouvoirs, Breteuil se mettait en relations avec Fersen, Mercy et Bouillé pour aviser avec eux aux moyens d'assurer l'évasion de la famille royale. Serait-ce à Metz que le roi se réfugierait? Serait-ce en Vendée? Fallait-il attendre pour tenter le coup que l'Autriche se fût décidée à faire avancer des troupes sur la frontière? Telles étaient les questions qu'il y avait lieu de résoudre. Breteuil les posait à ses correspondants. En même temps, il écrivait au comte d'Artois. Sans l'éclairer sur le véritable caractère de sa mission, il l'invitait à demeurer tranquille à Turin «jusqu'à ce que les affaires politiques eussent fixé la mesure d'intérêt que l'Europe prendrait aux affaires de France, et à s'occuper, en attendant, des affaires méridionales». Il donnait, sous cette forme, un aliment à l'activité du prince, tout en l'écartant des négociations diplomatiques où son ingérence ne pouvait que desservir les intérêts de la monarchie.
Cette lettre irrita le comte d'Artois, le prince de Condé et surtout Calonne. Dans la rentrée en scène de Breteuil, il pressentait une attaque de la reine contre lui. Il y crut d'autant (p. 052) plus que Breteuil affectait des tons de maître. Cependant le comte d'Artois sut se contenir. Il se contenta de répondre que, sans avoir reçu d'aucun souverain des engagements positifs, il se croyait en droit de concevoir de grandes espérances. Cette réponse faite, il continua à suivre aveuglément les conseils de Calonne, sans tenir aucun compte des ordres du roi. Secrètement, il se préparait à quitter Turin. Il avait écrit à l'empereur Léopold pour lui demander une entrevue, et envoyé sa lettre par un de ses familiers, le baron d'Escars. Puis, brusquement, il se décidait à faire partir Calonne, avec la mission d'appuyer sa requête. Lui-même, résolu à le suivre à peu de jours de distance, confiait ses projets à son beau-père, et obtenait de lui une lettre le recommandant aux bonnes grâces de Léopold.
Ce dernier avait déjà reçu du roi et de la reine de France l'instante prière de repousser tout projet les concernant qui ne serait pas présenté par eux-mêmes. Il était donc résolu à ne pas se prêter à une entrevue avec le comte d'Artois et le lui écrivit. Mais quand cette réponse arriva à Turin, le comte d'Artois et le prince de Condé, après avoir lancé contre l'Assemblée nationale un fougueux manifeste, étaient déjà partis, celui-ci pour Stuttgard, où il comptait réunir plus de moyens d'action qu'en Italie; celui-là pour Venise, afin de s'y trouver en même temps que l'Empereur, à qui Calonne était chargé de l'annoncer.
À Venise, les plus pénibles déceptions l'attendaient. Il n'y avait ni lettre impériale, ni nouvelles de Calonne. Il dut y rester très anxieux durant plusieurs jours. Le 26 janvier 1791 seulement, un courrier de Turin lui apporta les lettres attendues. Elles étaient désolantes. L'Empereur renonçait au voyage de Venise, et refusait de recevoir le frère de Louis XVI. Le prince dut en conclure que la mission de Calonne avait échoué. Et c'était vrai. Arrivé à Burckerndorf, petit village à quatre lieues de Vienne, Calonne qui voyageait incognito sous le nom de Dommartin, s'y était arrêté. De là, il avait écrit au comte de Cobenzl, ministre des affaires étrangères d'Autriche, pour lui annoncer son arrivée et solliciter de l'Empereur une audience. Quelques heures plus tard, il recevait une réponse négative. (p. 053) Léopold ne voulait s'entretenir ni avec le comte d'Artois, ni avec son représentant, ni maintenant ni plus tard.
Les termes de son refus, bien que ne laissant guère place à l'espérance d'une décision moins rigoureuse, ne découragèrent pas Calonne. Il envoya à Cobenzl un long mémoire destiné à l'Empereur. Dans ce mémoire, en date du 29 janvier, se trouvait nettement formulée contre La Fayette l'accusation d'avoir feint de vouloir sauver la famille royale, tandis qu'en réalité il ne songeait qu'à fortifier son propre pouvoir. «Différer plus longtemps d'agir, disait Calonne, c'est tout perdre; laisser le roi et la reine dans la situation à laquelle ils s'abandonnent, c'est les laisser périr et les exposer beaucoup plus qu'en les secourant malgré eux. Un secours puissant qui en imposerait aux scélérats, et rendrait Paris responsable de la sécurité de la famille royale, est le seul préservatif efficace.»
Propos inutiles; l'Autriche ne se décidait à aucun parti. Elle repoussait la sollicitation du comte d'Artois en alléguant la volonté du roi. Il répugnait à l'Empereur d'avoir l'air de favoriser les émigrés, de paraître compter sur leur concours. Sa sœur ne cessait de lui écrire pour le mettre en garde contre eux. Elle lui répétait que leurs menaces irritaient les Français, empêchaient les affaires de prendre une tournure meilleure. À Vienne, Cobenzl disait au marquis de Noailles qui s'y trouvait encore comme ambassadeur de Louis XVI: «Une première entrevue ferait tenir des propos, servirait peut-être les desseins de M. de Calonne en faisant accroire des choses qui ne sont pas, mais ne produirait certainement aucun changement dans les vues de Sa Majesté impériale.»
Tout contribuait donc à démontrer que Léopold ne pouvait se résoudre à la guerre. Il la jugeait inévitable; mais il l'ajournait sans cesse, soit qu'il voulût attendre d'être poussé à bout, soit qu'il cherchât, avant de l'entreprendre, à s'assurer quelque conquête pour prix de ses efforts ou des échanges de territoire. Les témoignages d'affection qu'il donnait à Marie-Antoinette n'allaient pas au delà des formules écrites. C'est ainsi qu'il avait fait remettre à M. de Montmorin une note déclarant qu'il regarderait comme adressées à lui-même, et vengerait les injures faites à sa sœur. Mais à des menaces de ce genre, plus dangereuses (p. 054) qu'efficaces, se bornait son intervention. Mercy lui-même, longtemps considéré comme l'ami dévoué de la reine, ne déployait plus, de Bruxelles où il résidait, qu'un zèle modéré, rendu impuissant par les lenteurs de sa cour et par les ordres qui lui enjoignaient de s'en tenir aux services purement personnels, de favoriser toute tentative d'évasion, mais de ne pas aller au delà.
De Ratisbonne, où il était bien placé pour juger des dispositions réelles de l'Autriche, Larouzière, le 23 août 1791, écrivait à Condé: «Je ne sais où La Queuille prend toutes les nouvelles qu'il m'écrit sur le ton de la plus grande assurance. Il croit que M. de Mercy l'a pris pour son confident, et moi je n'en crois rien, quel que soit le ton qu'il prenne avec lui. À en croire sa dernière lettre, nous approchons du dénouement. Ce sera pour moi un beau coup de théâtre, car je ne m'y attends guère.»
Breteuil, dans les démarches qu'au même moment, il multipliait au nom de Louis XVI, n'était pas plus heureux que le comte d'Artois. Mercy allait jusqu'à refuser de lui envoyer un chiffre que Breteuil lui demandait pour rendre plus facile et plus sûre sa correspondance, et il se faisait de ce refus un titre aux bonnes grâces du vieux Kaunitz.
À cette même époque, Marie-Antoinette écrivait à Mercy: «Il paraît que mon frère d'Italie ne sera pas reçu à Vienne. Je le désire fort. Ce voyage ne peut que nous compromettre de toutes façons, puisque celui qui veut l'entreprendre y va sans notre aveu, et que tous ses alentours et amis ne cessent de dire des horreurs de moi.»
Ainsi, les infortunes de la famille royale, loin de cimenter l'union de ses membres, ne faisaient qu'accroître et envenimer leurs dissensions. Ces dissensions elles-mêmes avaient pour effet de les affaiblir auprès de ceux dont ils sollicitaient le secours. Elles permettent de dire que, jusqu'à sa mort, le roi n'eut pas de pires ennemis que les émigrés, et qu'ils furent les principaux auteurs de ses maux. Après l'avortement de la mission de Calonne, le comte d'Artois, loin de presser son retour à Turin, résolut d'attendre à Venise son envoyé. Peut-être aussi espérait-il, malgré tout, que l'Empereur, dont le voyage en Italie n'était qu'ajourné, se départirait de sa rigueur, et consentirait (p. 055) à se rencontrer avec lui. Ainsi qu'on le verra bientôt, l'événement devait lui donner raison.
Presque au même moment, une affaire d'une autre nature sollicitait son attention. En conformité des votes émis par l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 août 1789, à l'effet d'abolir les privilèges féodaux, un décret du 28 octobre 1790 avait invité le roi à traiter avec les princes étrangers propriétaires de terres en France, et qui devaient subir la loi commune. Plusieurs des Électeurs possessionnés en Alsace-Lorraine se refusaient à céder leurs biens, quoiqu'une indemnité leur eût été offerte. L'Empereur avait pris fait et cause pour eux, et demandait au roi de France le rappel des lois qu'il déclarait contraires au traité de Westphalie. Mais il n'était tenu aucun compte de ces réclamations. La France les repoussait en maintenant ses offres d'indemnité. À ce moment, la Diète germanique venait de se réunir à Ratisbonne, et les possessionnés lésés dans leurs droits de porter leurs griefs devant elle. Seule, elle pouvait décider sous quelles formes ils formuleraient leurs réclamations, s'ils demanderaient par les armes, avec l'appui de l'Empereur agissant en tant que prince allemand et chef de la Confédération, à être réintégrés dans leurs anciens privilèges, ou s'ils se contenteraient des indemnités que leur offrait l'Assemblée nationale, et si, dans le cas où ils se prononceraient pour une démonstration militaire, ils se borneraient à envahir l'Alsace et la Lorraine.
Entre ces diverses solutions, les émigrés devaient souhaiter celle qui rendrait la guerre inévitable. Le comte d'Artois crut qu'il serait utile à sa cause d'avoir à Ratisbonne un homme sûr qui pèserait sur les délibérations de la Diète, et la disposerait à repousser les propositions conciliatrices de la France. Il désigna pour remplir cette mission le marquis de Larouzière. C'est à Inspruck, où ce dernier se trouvait, qu'il reçut l'ordre de partir pour Ratisbonne et des pouvoirs ainsi conçus, datés de Venise le 11 février 1791: «Vu la captivité de mon frère et des aînés de ma maison, d'après les droits que me donne ma naissance, j'autorise le marquis de Larouzière à traiter en mon nom auprès de la Diète pour la déterminer à toutes les démarches qui pourront concourir au salut de la France et à la délivrance du roi.»
(p. 056) C'était le premier acte de ce genre que signait le comte d'Artois. Il constituait une véritable prise de possession du pouvoir royal. Des instructions s'y trouvaient jointes. L'extrait suivant les résume: «Le but de la guerre étant de réintégrer dans leurs droits les princes de l'Empire possessionnés en Alsace, le corps germanique pourrait bien se trouver satisfait quand il aurait envahi cette province, et ne pas aller plus loin. Il vaudrait donc mieux que les princes de l'Empire donnassent leur contingent en argent, et que la Diète, en déclarant la guerre à la France, chargeât l'Empereur de la faire. Ce serait pour l'Empereur sa reprise de possession de l'influence sur la Confédération que la Prusse lui avait enlevée.»
Le comte d'Artois espérait entraîner ainsi l'Allemagne dans une guerre contre la France, et la décider, une fois cette guerre commencée, à ne déposer les armes que lorsque le roi aurait recouvré son pouvoir. Mais pour accomplir une telle lâche, il fallait d'autres moyens d'action que ceux qu'il possédait. D'incorrigibles illusions pouvaient seules lui donner l'espoir d'y réussir. Larouzière partit pour Ratisbonne. Disons sans tarder qu'il n'obtint aucun résultat. Le désaccord régnait entre les membres de la Diète. Les uns étaient disposés à accepter les indemnités que leur offrait la France. Les autres, avant de se prononcer, voulaient savoir si l'Empereur les assisterait. D'autres enfin, comme les Électeurs de Trèves et de Mayence, alléguaient qu'ils n'avaient que des droits purement diocésains, de la perte desquels on ne pouvait les indemniser avec de l'argent. Entre ces intérêts contradictoires, Larouzière fut impuissant à faire prévaloir le parti que souhaitait le comte d'Artois. La résistance que rencontraient ses idées s'étayait sur la répugnance qu'éprouvait l'Autriche à se lancer dans la guerre, et sur ses efforts pour décider la Diète à accueillir les propositions de la France.
Les instructions que l'Empereur envoyait à ses agents se ressentaient de ces dispositions. Il ne se refusait pas d'entrer en campagne. Mais il aurait voulu n'intervenir que si la guerre civile éclatait dans le royaume. En vain lui démontrait-on que les mécontents étaient trop dispersés, trop surveillés, trop dépourvus de ressources pour combiner une révolte générale, (p. 057) tandis qu'au contraire, ils se soulèveraient le jour où ils seraient assurés de l'appui d'une armée étrangère; il ne voulait rien entendre. Cet entêtement convainquit Larouzière que Léopold cherchait surtout à affaiblir le parti des princes, à aggraver le désordre de la France afin d'être mieux à même de la démembrer. Fondée ou non, cette conviction eut pour effet de le décourager. Durant les deux années qu'il vécut à Ratisbonne, il y fut bien moins un négociateur que le correspondant du comte d'Artois, chargé de lui envoyer des informations.
Parallèlement à cette affaire, le comte d'Artois, par l'intermédiaire du ministre de Suède à Venise, négociait avec le sultan, duquel il sollicitait des secours pécuniaires s'élevant à plusieurs millions. Cette tentative n'ayant pas abouti, il se tourna vers la Prusse. Elle consentit à prêter quelque argent, mais ajourna toute décision au sujet de la guerre. Ce n'est pas qu'elle persistât dans l'indifférence qu'elle avait d'abord manifestée pour les événements qui se passaient de ce côté du Rhin. Elle commençait au contraire à s'en inquiéter. Un envoyé qu'elle entretenait à Vienne en vue des affaires de Pologne, le colonel Bischoffwerder, dans un projet de traité créant, en prévision de certaines éventualités, une alliance austro-prussienne contre la Russie, y avait introduit une clause relative à la France. Par cette clause, les deux cours s'engageaient à prendre le plus tôt possible des dispositions pour rétablir Louis XVI dans son autorité.
Mais, lorsque de cette formule vague et générale on passait aux détails et on cherchait à la préciser, on ne s'entendait plus. Quand l'Autriche parlait d'adresser au gouvernement français un solennel avertissement, la Prusse répondait, non sans raison, qu'une telle démarche ne pouvait être tentée qu'autant qu'on serait en état de l'appuyer militairement. D'autre part, elle entendait que chacun des contractants s'engageât à renoncer à toute conquête si Louis XVI était remis en possession de ses droits, et que pour le cas où la restauration échouerait, après que l'Alsace et la Lorraine auraient été conquises, on décidât à qui seraient attribuées ces deux provinces.[Lien vers la Table des Matières]
C'est au milieu de ces difficultés que s'engageaient des négociations isolées et partielles, et qu'elles ne s'engageaient que pour traîner en longueur, paralysées par l'impuissance des uns, l'égoïsme des autres et les craintes que la France inspirait à tous. Cependant, l'opinion se propageait que les chimères des émigrés et les violences jacobines exposaient l'Europe à de redoutables périls. L'Empereur commençait à s'émouvoir tout en déclarant qu'on ne pouvait rien entreprendre tant que la paix n'aurait pas été conclue entre les Turcs et les Russes.
Désespéré de ces longueurs, le comte d'Artois en attendait à Venise le dénouement, quand il fut averti par le bruit public que ses tantes, Mesdames Victoire et Adélaïde, venaient de quitter Paris et se rendaient à Rome par Turin. Elles étaient parties le 19 février 1791. Après leur départ, la foule irritée s'était portée sur le palais du Luxembourg, où habitait le comte de Provence, et, après lui avoir arraché le serment de ne pas quitter Paris, elle avait exigé qu'il allât se fixer aux Tuileries. Le comte d'Artois se mit en route aussitôt et arriva dans la capitale du Piémont à temps pour recevoir ses tantes. Il alla à leur rencontre jusqu'à Suze et la cour jusqu'à Rivoli, escortée, dit un rapport officiel, de douze cents carrosses. Elles ne firent que passer à Turin et se dirigèrent vers Rome, où le pape Pie VI leur réservait le plus flatteur accueil[17].
Après leur départ, le prince resta quelques jours encore auprès de son beau-père. C'est là qu'il reçut un envoyé de la reine, le comte de Durfort, chargé de le supplier, lui et le prince de Condé, de renoncer à des projets dont la réussite était douteuse «et qui nous exposeraient, disait Marie-Antoinette, (p. 059) sans nous servir». Mais il était résolu à ne rien entendre et repartit pour Venise, encouragé à persévérer dans ses projets par une lettre de Calonne. Son conseiller lui écrivait que les affaires prenaient une tournure meilleure, que le voyage de l'Empereur en Italie venait d'être fixé au mois d'avril, qu'il espérait le voir à Florence et obtenir là pour le comte d'Artois l'audience refusée à Vienne.
La France était encore représentée dans les États vénitiens par le marquis de Bombelles, un des favoris de la famille royale, qui fut plus tard évêque d'Amiens et aumônier de la duchesse de Berry. Lors du premier séjour du comte d'Artois à Venise, ce diplomate s'était tenu sur la plus grande réserve, en alléguant les ordres du roi. Au retour du prince, il se montra plus empressé et se mit à sa disposition. Il était averti au même moment qu'il allait recevoir des Tuileries, par l'intermédiaire de Breteuil, des lettres et un Mémoire destinés à l'Empereur, qu'on le chargeait d'aller lui remettre. Sans faire au comte d'Artois confidence de ce message, il offrit de seconder les efforts de Calonne pour obtenir l'audience que souhaitait le prince ou même d'en tenter de son côté si ceux de Calonne n'aboutissaient pas. Le prince agréa cette offre. Mais comme Bombelles n'était pas encore en état de partir, il fut convenu entre eux qu'avant de prendre une décision définitive, on attendrait d'avoir reçu des nouvelles de Calonne. L'attente se prolongea jusqu'en avril. Puis, Calonne écrivit de Florence que l'Empereur y était arrivé et avait consenti à le recevoir. Enfin lui-même revint. Il était parvenu à voir Léopold, à causer avec lui, mais sans en rien obtenir que de vagues promesses. Ce souverain alléguait plus vivement la nécessité de ne rien faire que d'accord avec Louis XVI. Il était averti que Breteuil allait lui faire tenir un message du roi. Dans ces circonstances, il ne croyait pas devoir se prêter à une entrevue avec le comte d'Artois.
Celui-ci, déçu dans son espoir, se trouvait donc obligé à recourir au marquis de Bombelles. Mais n'ignorant pas que ce diplomate était lié avec la reine, dont sa femme était l'amie, il eut le soupçon que c'est à lui qu'était confié par Breteuil le message que Léopold attendait de Louis XVI. Il le fit venir (p. 060) à Vicence, où Calonne l'avait rejoint, et l'interrogea. N'obtenant que des réponses évasives, il ajouta:
—Monsieur, ne connaissant pas les pouvoirs de M. le baron de Breteuil, je ne puis les reconnaître ni, à plus forte raison, donner une mission à quelqu'un qui agirait d'après ces pouvoirs. Parlez-moi franchement; si vous avez une mission du baron de Breteuil, je ne pourrai pas vous charger de mes affaires; mais en plaignant votre erreur, j'estimerai votre bonne foi.
Mis au pied du mur et ne pouvant se résoudre à trahir le secret qui lui était confié, Bombelles répliqua qu'il n'était chargé d'aucune mission, et qu'il acceptait d'autant mieux celle que le prince voulait lui confier, que les intérêts de celui-ci ne faisaient qu'un avec ceux du roi. Le comte d'Artois ne douta pas de la vérité de ce langage. Bombelles partit pour Florence. Il y était rendu peu de jours après, et, le 6 mai, il écrivait en ces termes à l'Empereur:
«Je supplie Votre Majesté de n'être point étonnée si je me trouve ici chargé d'une double mission, de la part de M. le comte d'Artois et de celle de M. le baron de Breteuil. Mais je conjure Votre Majesté d'être bien convaincue que, malgré mon attachement pour M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passe avant tout.»
Reçu par l'Empereur, il s'acquitta de son double message. Le comte de Durfort, qui se trouvait à Florence, l'avait accompagné à cette audience et appuya la requête du comte d'Artois. Ils plaidèrent tant et si bien que l'Empereur céda. Il consentit à recevoir Calonne à Vicence, quelques jours plus tard, et le comte d'Artois à Mantoue, où il devait être le 17 mai. Mais s'il revenait ainsi sur ses refus antérieurs, ce n'était pas pour encourager les ardeurs du prince; c'était au contraire pour les contenir. Il l'avait dit à Bombelles et à Durfort. Il le répéta à Calonne, auquel il accorda deux entretiens. Calonne exposa ses vues. Elles ne différaient de celles de Breteuil que sur un point. Calonne voulait pour le comte d'Artois et les émigrés une part dans l'action qui se préparait. Breteuil, parlant au nom du roi, entendait au contraire que les princes et leurs amis restassent à l'écart des événements. Calonne fit connaître (p. 061) à l'Empereur que le comte d'Artois se disposait à quitter l'Italie pour se rendre à Namur, où il serait plus rapproché du théâtre de la guerre, si elle s'engageait.
L'Empereur n'objecta rien à ces projets de déplacement. Il s'efforça seulement de modérer le bouillant conseiller des princes, de lui démontrer que toute tentative de contre-révolution partielle serait dangereuse et qu'on ne pouvait rien entreprendre qu'après l'évasion du roi, sur son instance, d'un commun accord avec l'Espagne, la Sardaigne et l'Empire, après s'être assuré que l'Angleterre et la Prusse ne s'y opposeraient pas. Mais il ne parvint pas à ébranler la conviction de son interlocuteur, Calonne voulait une action générale immédiate, dût-elle mettre en péril l'existence même du roi et de la reine, cette existence, disait-il, que la faiblesse des puissances étrangères envers la Révolution n'empêchait pas d'être menacée déjà. On se sépara sans s'être entendu sur aucun point.
L'entrevue de l'Empereur avec le comte d'Artois ne porta pas de meilleurs fruits. Elle eut lieu, le 17 mai, à Mantoue. L'archiduc de Milan présenta le prince français à Léopold. Celui-ci développa longuement les raisons données à Calonne. Il répéta que l'Europe serait réduite à rester immobile tant que le roi serait prisonnier. Le comte d'Artois protesta. Il mit beaucoup de chaleur à prouver qu'en ne faisant rien, on condamnait plus sûrement son frère à périr victime de ses bourreaux qu'en intervenant. Puis, l'Empereur ayant soutenu ses dires, lui-même en parut convaincu. Léopold profita de cette apparente résignation pour lui demander de retourner à Turin et d'y demeurer tranquille. Sur ce point, le comte d'Artois fut intraitable. Le séjour de l'Italie lui était devenu odieux. L'Empereur obtint cependant qu'il n'irait pas à Namur, mais qu'il s'établirait provisoirement à Coblentz, où son oncle l'Électeur de Trèves était disposé à l'accueillir, et qu'il ne chercherait pas à se rapprocher du prince de Condé. C'était promettre plus qu'il ne voulait tenir.
L'Empereur se contenta de cette promesse, et même, comme s'il eût cherché à atténuer ce que son langage avait eu de cruel pour le prince, il lui dit, au moment où ils allaient se séparer, (p. 062) qu'il tenterait de nouveau d'entraîner les puissances à agir de concert avec lui. Ce n'était qu'une phrase sans portée. Mais le comte d'Artois en jugea autrement. Il y vit un engagement d'intervenir. Plus tard, il se plaignit de ce que cet engagement n'était pas tenu. Une impartialité rigoureuse oblige à reconnaître que l'Empereur avait eu soin de ne s'engager sur rien, se conformant en cela aux désirs de sa sœur. Elle le suppliait d'attendre, avant de prendre aucune résolution, que la famille royale fût sortie de Paris. Elle le lui demandait encore le 1er juin, en le priant de s'en tenir aux communications de Breteuil et de Bombelles. Elle ajoutait: «Nous n'aurions point de secrets pour le comte d'Artois s'il n'était entouré de M. de Calonne et de M. le prince de Condé, dans lesquels nous n'aurons jamais confiance.»
Le voyage du comte d'Artois à Mantoue, sa visite à l'Empereur constituaient un acte formel de désobéissance à son frère. Ce n'était pas le premier; ce ne devait pas être le dernier. Déjà, au moment où il se mettait en route pour rejoindre Léopold, il avait reçu de Louis XVI l'ordre de renoncer à toute entreprise et de «s'enfoncer en Allemagne». Puis, le 23 mai, comme, après l'entrevue de Mantoue, il arrivait à Augsbourg, une lettre nouvelle apportée par M. de Bonnières l'invitait officiellement, au su de l'Assemblée nationale, à se garder de toute manifestation propre à exciter contre la France les puissances étrangères. Enfin, un peu plus tard, c'était une communication secrète de Breteuil, expédiée de Soleure, lui promettant que rien ne serait fait sans lui, mais lui enjoignant de ne rien faire sans le roi, dont sa conduite imprudente compromettait la sûreté. «Le roi agira quand il en sera temps, ajoutait Breteuil, et quand les intentions de ses alliés pourront être efficaces.» Ces exhortations avaient beau se multiplier, elles n'étaient pas exaucées.
Pour justifier sa résistance, le comte d'Artois objectait que, son frère n'étant pas libre, les ordres émanés de lui ne pouvaient être considérés comme l'expression de sa volonté. Ce n'était là qu'un prétexte. Il n'avait pas attendu pour désobéir que la liberté du roi fût devenue illusoire. Depuis longtemps il ne tenait aucun compte de ses désirs ni de ses avis. Encore (p. 063) à ce moment, malgré les ordres, malgré les prières, en dépit de l'engagement qu'il venait de prendre envers l'Empereur, il était résolu à n'agir qu'à sa guise. La seule marque de déférence qu'il crût devoir donner à son frère consista à lui envoyer de Mantoue, par un agent sûr, le récit de son entrevue avec l'Empereur, récit dans lequel étaient répétées avec une orgueilleuse exagération les assurances de dévouement qui lui avaient été données. Il partit ensuite pour l'Allemagne, après avoir confié au duc de Polignac le soin de le représenter à Vienne.
Mais alors se produisit un incident qui vint accroître, au grand dommage de la cause royale, les dissentiments existant déjà entre les Tuileries et le comte d'Artois. On a vu que Bombelles, en quittant le prince à Vicence, afin d'aller plaider pour lui auprès de l'Empereur, avait affirmé, contrairement à la vérité, n'être chargé d'aucun message de Breteuil. Comme l'Empereur, dans son entretien avec le frère de Louis XVI n'avait fait aucune allusion à ce message, le comte d'Artois ne songea pas à mettre en doute les affirmations de Bombelles. Mais à l'improviste, en arrivant à Vicence, après son départ de Mantoue, il eut la preuve du mensonge de Bombelles. Elle consistait en un brouillon de la lettre écrite par celui-ci à l'Empereur. Ce brouillon, oublié par lui dans la chambre de l'hôtel où il était descendu à Florence, venait d'y être trouvé par le comte de Talleyrand, ambassadeur de France à Naples, neveu de Calonne, amené là par le hasard et qui s'empressa de l'envoyer à son oncle. Heureux de découvrir ce témoignage de ce qu'il appelait la duplicité des Tuileries et de leurs agents, Calonne mit ce papier sous les yeux du comte d'Artois en accusant Bombelles de trahison. Loin d'excuser Bombelles, uniquement coupable de n'avoir pas voulu lui livrer les secrets du roi, et auquel il devait d'avoir été reçu par l'Empereur, le comte d'Artois s'emporta:
«On peut juger de la fausseté et de la scélératesse de cet homme, écrivait-il plus tard, car non seulement il avoue la double mission, mais il ne craint pas de laisser entendre que mes intérêts sont séparés de ceux du roi[18].»
(p. 064) Bombelles étant revenu à Vicence et s'étant présenté chez le comte d'Artois, le prince l'interpella et lui reprocha durement son mensonge.
—J'ai agi d'après les ordres du roi, déclara Bombelles.
—Qu'est-ce que le roi, monsieur, dans ce moment-ci? s'écria le prince; il n'est de roi que moi, et vous me devez compte de votre conduite.
Bombelles répliqua vertement. Ambassadeur du roi, il ne devait compte de sa conduite qu'à Sa Majesté. Il se retira sur cette réponse et ne revit pas le comte d'Artois.
Il fallait citer cet incident. Il explique pourquoi, quelques mois plus tard, Bombelles ayant reçu du roi et de Breteuil une mission secrète pour Saint-Pétersbourg, le comte d'Artois en fut si froissé. En quittant Venise, Bombelles se rendit à Naples où il avait été précédemment ambassadeur. Il s'y croyait oublié. Mais la reine Caroline le traita comme s'il eût toujours représenté le roi de France, lui accorda une pension et le retint à sa cour jusqu'au moment où Breteuil l'envoya en Russie.
L'incident Bombelles agita longtemps l'Émigration. Il révélait de douloureuses rivalités et contribua à exciter l'un contre l'autre le parti du prince et le parti du roi. Vaudreuil, qui semblait parfois avoir perdu toute raison depuis qu'il avait échappé à l'influence du cardinal de Bernis et subissait celle de Calonne, écrivait, le 17 juin 1791, au comte d'Artois:
«Il n'y a qu'un parti à prendre, c'est d'exiger du roi que les pleins pouvoirs soient ôtés à M. de Breteuil et à M. de Bombelles, que vous soyez le seul représentant du roi, le seul accrédité près de l'Empereur et des cours. Votre position, la pureté de vos vues, l'amour de la noblesse, du clergé, la confiance des Parlements, vous donnent le droit de faire valoir avec autant de respect que de fermeté tous ces titres; et M. le baron de Breteuil est en horreur à tout le royaume; son nom seul suffit pour décourager les uns, effrayer ou indigner les autres et empêcher la réunion à un seul parti. Voilà ce que vous pouvez et ce que vous devez faire sentir au roi, avec le ton qui convient à un frère, à un sujet, mais aussi à un prince loyal et pur qui s'indigne d'être en concurrence avec un sot et un intrigant.»
(p. 065) De tels conseils étaient pour plaire au comte d'Artois. Il eût aisément pardonné à Bombelles, si le mensonge qu'il lui reprochait avait eu pour conséquence de décider le roi à confier à son frère la direction de sa politique au dehors. Mais telles n'étaient point les dispositions de Louis XVI. Le comte d'Artois ne le savait que trop. Il ne suivit donc pas les conseils de Vaudreuil. En revanche, il tint longtemps rigueur à Bombelles qu'il considérait comme le complice de Breteuil. Cependant, en 1804, il écrivait à Vaudreuil: «M. de Bombelles a pu avoir des torts envers moi. Mais je ne peux oublier que sa femme était l'amie de ma malheureuse sœur, et qu'en mourant, elle m'a recommandé la famille de son ami.»
Au cours de ces événements, à Paris, la situation s'aggravait. Mirabeau venait de mourir. Avec lui, la cour de France perdait un utile appui. Les périls auxquels étaient exposés le roi et la reine devenaient plus affreux. Autour d'eux, les dévouements s'égrenaient. Leurs amis s'éloignaient, contraints de fuir. Le 6 mai, Marie-Antoinette écrivait à Mercy:
«Vous savez que mon opinion a été, autant que je l'ai pu, la douceur, le temps et l'opinion publique. Mais aujourd'hui tout est changé. Ou il faut périr ou prendre un parti qui seul nous reste. Nous sommes bien loin de nous aveugler au point de croire que ce parti même n'a pas ses dangers. Mais s'il faut périr, ce sera au moins avec gloire; en ayant tout fait pour nos devoirs, notre honneur et la religion.»
Le parti dont parlait la reine consistait à fuir. Mais il ne paraissait réalisable que si l'Empereur faisait avancer douze mille hommes sur la frontière française, entre la Moselle et la Meuse, pour protéger les fugitifs. N'osant compter sur l'Autriche, Fersen, Bouillé et Breteuil sollicitaient d'autres puissances, notamment l'Espagne, la Suède, la Suisse et le Piémont. La Suède n'attendait qu'un signal et de l'argent pour agir. Breteuil avait reçu à Soleure une lettre du roi Gustave III, en date du 17 mai. Il y déclarait que la guerre qu'il venait de soutenir contre la Russie et ses embarras extérieurs l'avaient empêché d'intervenir activement pour le roi que toutes les puissances semblaient abandonner, mais que la paix avec les Russes étant faite, il offrait sept mille hommes sous ses ordres (p. 066) et des navires. Toutefois il exigeait des subsides et ne voulait intervenir que si le roi ne transigeait sur rien. «Tant que le roi est entre les mains des factieux, écrivait-il, des démarches éclatantes de notre amitié augmenteront ses entraves et ses dangers.» Après Varennes, il envoya un Mémoire à l'impératrice de Russie et au roi d'Espagne. Mais tout le dévouement dont il parlait sans cesse se traduisait en paroles. Il périt assassiné au moment où, sans doute, il allait passer à l'action.
L'Espagne avait, disait-on, déjà massé des troupes sur les frontières des Pyrénées. Le roi de Sardaigne était prêt à marcher avec dix mille hommes. On croyait pouvoir enfin compter sur le succès. Mais tout le monde reconnaissait qu'à Léopold seul il convenait de prendre l'initiative du mouvement; que seul il pouvait fournir des secours pécuniaires. Par malheur, précaires étaient les espérances que son attitude permettait de concevoir. C'eût été une illusion de compter sur lui. Bouillé le confessait à Fersen, dans une lettre en date du 18 avril. Mercy, de son côté, laissait entendre que, lorsque le roi aurait quitté Paris, les puissances se prononceraient en sa faveur, mais pas avant.
Nous avons laissé le comte d'Artois en route pour l'Allemagne. Le 22 mai, il était à Augsbourg. Il n'y fit qu'un séjour de vingt-quatre heures. En quittant cette ville, il entreprenait une tournée chez les princes de l'Empire afin de les rallier à l'idée d'une démonstration armée sur le Rhin. Il vit successivement le prince de Spire, l'Électeur de Mayence, le prince de Darmstadt. Au cours de ce voyage, pressé de renouveler ses ressources épuisées, il envoyait ses diamants en Hollande, afin d'en faire argent, cherchait à contracter divers emprunts. Puis, il mandait auprès de lui le comte Eszterhazy resté à Valenciennes. Enfin, dévoré du besoin d'agir, il envoyait à Bruxelles un de ses familiers, M. de Balainvilliers, ancien intendant du Languedoc, afin de décider le comte de Mercy à lui donner asile avant que les troupes impériales se missent en mouvement, de façon à ce qu'il pût entrer en France derrière elles. Mercy refusa très énergiquement de se prêter à cette lubie, en objectant qu'il n'était pas question de faire avancer des troupes sur la frontière. Déçu dans son espoir, le comte d'Artois (p. 067) se décida à aller attendre à Coblentz une meilleure occasion de se jeter dans la mêlée qui se préparait.
Le jour même où il partait pour s'y rendre, les communications que de Mantoue il avait expédiées à son frère, arrivaient à Paris. C'était le 2 juin. Elles trouvèrent le roi poursuivant avec activité, dans le mystère, l'exécution du plan d'évasion combiné par Fersen, Breteuil et Bouillé, avec le concours de Mercy. La fuite, dont la date n'était pas encore fixée, devait s'effectuer dans le courant du mois. La famille royale ne s'occupait que de ce grand projet. Les nouvelles données par le comte d'Artois, en ce qui concernait les dispositions de l'Empereur, ne parurent pas présenter tout l'intérêt qu'y attachait le prince. Peut-être aussi ne les accueillait-on qu'avec incrédulité. Et puis, on savait aux Tuileries que c'était Calonne qui menait le comte d'Artois, et on ne voulait rien devoir à Calonne, pas plus qu'aux émigrés, dans la crainte de se mettre sous leur dépendance si on leur laissait «le mérite d'avoir tout fait». Le roi se décida donc à n'apporter aucun changement dans les préparatifs commencés, se réservant de profiter, lorsqu'il serait en liberté, des intentions bienveillantes des puissances pour réclamer lui-même leur secours. Il se contenta d'envoyer un courrier à l'Empereur pour s'assurer de la vérité des communications du comte d'Artois et pour lui demander de nouveau de porter dix mille hommes sur la frontière afin de protéger sa fuite.[Lien vers la Table des Matières]
Pendant ce temps, le comte d'Artois se dirigeait à petites journées vers Coblentz, en suivant les bords du Rhin. Le long de sa route, il traversait des villes déjà remplies d'émigrés. Depuis plusieurs mois, c'est sur l'Allemagne, où s'étaient rendus les trois princes de Condé, que se portait la partie (p. 068) jeune et active de l'émigration. Tous ceux qui sortaient de France dans le dessein de combattre par les armes le régime révolutionnaire, fixaient leur résidence à Francfort, à Cologne, à Mayence, à Worms, à Coblentz, à Bayreuth, à Mannheim, partout où ils étaient sûrs de trouver asile à proximité de la frontière française. Des émissaires royalistes travaillaient d'ailleurs à détacher les troupes de ligne de leur drapeau. Dans sa principauté d'Ettenheim, le cardinal de Rohan faisait ouvertement des levées d'hommes et contribuait à former la légion dite de Mirabeau. En arrivant en Allemagne, les Condé avaient trouvé dispersés sur les bords du Rhin près de trois mille de ces déserteurs fournis par les régiments de Berwick et de Dillon, la légion de Saint-Clair et les compagnies rouges. Échauffés d'un brûlant enthousiasme, ils avaient hâte d'entrer en France, de marcher sur Paris, afin d'en chasser l'Assemblée nationale et de délivrer le roi. En attendant, on les cantonnait dans les environs de Worms. De la place où ils étaient campés, entre la vieille cité germanique et le fleuve, ils apercevaient, se profilant sur l'horizon, les cimes des Vosges qui tenaient toujours présente à leurs yeux la patrie abandonnée, d'où ils n'étaient sortis qu'avec l'espoir d'y rentrer bientôt. Cette vue surexcitait leur ardeur, non moins que les allocutions enflammées qui leur annonçaient la prochaine arrivée de l'armée impériale.
La nouvelle de la venue du comte d'Artois produisit parmi eux une violente émotion. Ils se demandaient pour quelle cause il abandonnait la retraite qu'il avait trouvée chez son beau-père, le roi de Sardaigne, pour venir à Coblentz, l'un des points les plus rapprochés de ce qu'on croyait être le théâtre de la future guerre, et par conséquent l'un des plus exposés. Puis, quand on sut que c'est à cause de cela qu'il y venait, l'enthousiasme éclata de toutes parts. Cette installation d'un Bourbon à Coblentz, la formation du camp de Worms excitaient les cervelles. On interprétait ces actes imprudents comme une déclaration comminatoire adressée à l'Assemblée nationale, comme le prologue d'une marche sur Paris. Mais tandis qu'à Worms on se réjouissait, ailleurs la perspective des conflits qui se préparaient épouvantait les royalistes modérés, trop sages pour s'associer à cette joie. Lally-Tollendal écrivait à Burke:
(p. 069) «Des torrents de sang inonderont la France, des générations entières s'effaceront. Je frémis de le dire, mais la plus auguste maison de l'univers, ce trône glorieux dont les branches multiples ombragent encore tant de trônes et tant de peuples, sera peut-être desséché jusqu'à ses racines, et une tyrannie de fer, une anarchie dégoûtante, un démembrement hideux seront les trois choses entre lesquelles l'Empire français expirera.»
Sous l'influence des manifestations que provoquait sa présence aux bords du Rhin, le comte d'Artois eut bientôt perdu le souvenir des promesses qu'il avait faites a l'empereur Léopold et qu'au moment où il les faisait, il était si peu disposé à tenir. Il ne songeait plus de nouveau qu'à jouer un grand rôle, qu'à se rapprocher de Condé et des gentilshommes rangés sous les ordres de ce prince. Le séjour de Coblentz allait le mettre à portée de les voir à toute heure. C'est avec joie que, maintenant, il se rendait dans celle ville où naguère, avant d'avoir apprécié les avantages quelle lui offrait, il lui répugnait de se fixer. Ce n'était pas seulement le voisinage de Condé qui l'attirait là. C'étaient aussi les sentiments bien connus de Clément Wenceslas de Saxe, prince-électeur de Trêves, qui tenait sa cour à Coblentz. Oncle et fidèle ami du roi de France, ce petit souverain s'ingéniait à faire aux émigrés un accueil bienveillant. Sa maison leur était hospitalière. Son ministre, le baron de Duminique, avait ordre de les aider à se procurer le nécessaire et môme le superflu. Lorsque, le 2 juin, Édouard Dillon vint le prévenir que le comte d'Artois avait formé le dessein de s'installer à Coblentz pour quelques semaines, l'Électeur accueillit cette nouvelle avec une enthousiaste satisfaction. Par ses ordres, une brillante réception fut préparée en l'honneur du frère de Louis XVI. Il fit aménager, pour le loger, le château de Schonbornlurst, situé aux portes de la ville. Les émigrés français furent avertis de l'arrivée prochaine du prince, et invités à s'unir aux populations do l'électorat, pour lui faire un accueil digne de son rang.
Le comte d'Artois arriva dans la soirée du 15 juin. Sa suite se composait de soixante personnes. Calonne et Conzié, l'évêque d'Arras, y figuraient. L'électeur avait envoyé au-devant de lui un yacht qui devait le ramener par le Rhin avant le coucher (p. 070) du soleil. Mais une tempête allongea le voyage. Il était huit heures quand le comte d'Artois débarqua. Sur la rive, il trouva tous les Français résidant à Coblentz, à leur tête le comte de Vergennes, ministre du roi de France, et le comte Eszterhazy, «le cher housard,» comme il l'appelait, arrivé la veille. Aux dernières lueurs du jour, au bruit des acclamations et des salves d'artillerie, ils le conduisirent jusqu'au palais électoral. Dans la cour d'honneur, entre une double haie que formaient les gardes du corps, il fut reçu par l'Électeur qu'entourait le personnel de sa maison. Après les présentations, on soupa. Le souper terminé, des chaises de poste emmenèrent le prince et sa suite à Schonbornlurst où tout était apprêté pour les recevoir. Par ses dimensions, le vieux château se prêtait à toutes les nécessités d'une installation difficultueuse. Calonne et les gentilshommes qui accompagnaient le comte d'Artois y furent logés. Mme de Polastron, étant arrivée le lendemain, s'établit dans une maison louée pour elle, où le comte d'Artois, dès ce moment, prit l'habitude d'aller la voir quotidiennement, comme il le faisait à Paris, avant l'exil.
Durant la journée suivante, on reçut des nouvelles de l'Empereur, propres à refroidir les espoirs que le comte d'Artois, son imagination aidant, avait emportés de son entretien avec lui. Elles étaient envoyées par le duc de Polignac resté à Vienne. «Il ne sait ni dire non, ni faire oui», écrivait-il. Une fois de plus, on se trouva réduit aux incertitudes. Mais, par suite d'un événement imprévu, le plus grave et le plus décisif de celte période de la Révolution, les pénibles préoccupations nées de ces incertitudes allaient être reléguées au second rang.
Dans la soirée du 23 juin, les princes de Gondé étaient venus de Worms à Coblentz pour rendre visite au comte d'Artois. Sans s'arrêter au palais électoral où la cour était rassemblée, ils se firent conduire à Schonbornlurst. Ils conférèrent longtemps avec leur cousin. Lorsque l'heure avancée interrompit leur conversation, il fut décidé qu'on la reprendrait le lendemain. Mais, le lendemain, dès l'aube, le comte d'Artois fut réveillé par un courrier venu de Mons, porteur d'une lettre du comte de Provence. Monsieur faisait connaître à son frère que, (p. 071) dans la nuit du 20 au 21 juin, le roi et sa famille avaient quitté Paris, pour se rendre à Metz, où M. de Bouillé les attendait. Il ajoutait que lui-même était sorti avec Madame, que tandis qu'elle gagnait Tournay, où elle était, maintenant saine et sauve, il venait d'arriver heureusement à Mons, d'où il allait repartir pour Bruxelles, afin d'y recevoir les ordres du roi.
Le comte d'Artois n'était pas encore remis de son émotion, que la nouvelle de l'évasion de Louis XVI parvenait, par d'autres voies, à Coblentz. Elle ne portait rien qui ne fût la vérité. Le complot ourdi par Fersen, Mercy, Bouillé et Breteuil, à l'effet de hâter la délivrance du roi, venait de produire brusquement ses premiers résultats. Les prisonniers des Tuileries étaient en fuite. Grâce au dévouement de son ami le comte d'Avaray, Monsieur avait pu quitter Paris en même temps qu'eux. Ivre de joie, le comte d'Artois résolut de se rendre à Bruxelles sur-le-champ pour s'y réunir à ses frères. Accompagné seulement de Calonne et de l'évêque d'Arras, il se mit en route le même jour, après avoir écrit au roi, tandis que les Condé retournaient à Worms et qu'autour d'eux, la certitude de l'évasion excitait les esprits, inspirait des propos menaçants, ranimait des espoirs de représailles et suggérait les projets les plus étranges, comme celui de donner au trône une protection invincible, «en rétablissant des compagnies d'hommes d'armes pour faire un rempart à la monarchie».
À Bruxelles, le comte d'Artois allait éprouver une amère et cruelle déception. Quand il y arriva, on venait d'apprendre l'arrestation de la famille royale à Varennes et son retour à Paris. C'est le comte de Provence qui lui révéla ce nouveau malheur. Après une longue séparation, les deux frères ne se retrouvaient que pour mêler leurs larmes.
Pendant les jours qui suivirent, ce ne fut, autour d'eux, qu'affolement et désarroi. L'archiduchesse Marie-Christine pleurait sur sa sœur. Fersen, Mercy, les princes eux-mêmes ne savaient à quel parti s'arrêter. Ils espéraient que l'Empereur allait faire avancer des troupes sur la frontière. Mais l'ordre n'arrivait pas. Malgré les supplications de Monsieur, l'archiduchesse hésitait à y substituer les siens. Il arriva enfin le 4 juillet. C'était déjà trop tard pour qu'il pût être de quelque (p. 072) efficacité. Les portes de Paris venaient de se fermer sur le roi et sa famille; elles ne devaient plus se rouvrir devant eux.
L'empereur Léopold était à Padoue. Il y avait appris la fuite du roi, et, à quatre heures du matin, il était allé chez le duc de Polignac pour lui annoncer la nouvelle. En même temps, il expédiait à Marie-Christine l'ordre de faire marcher douze mille hommes à la rencontre des fugitifs. Il l'invitait en même temps à s'abstenir de toute négociation avec le comte d'Artois. Croyant le roi et la reine en liberté, il ne voulait connaître qu'eux. Mais, après le départ de son courrier, il lui en était arrivé un du prince de Condé, qui lui apportait le récit de l'aventure douloureuse survenue à Varennes. D'abord, il avait refusé d'y croire. Vaudreuil, qui était présent, s'était écrié:
—Si Bouillé n'a pas été tué, il sauvera le roi, et, comme on ne dit pas qu'il a été tué, je réponds que le roi est sauvé.
L'Empereur partageait cette opinion et s'était flatté de l'espoir que son beau-frère et sa sœur avaient pu s'enfuir de nouveau et se trouvaient en sûreté à Metz. Enfin, ayant reçu la nouvelle définitive de leur arrestation, il s'était alarmé pour eux, pour lui-même plus encore, et avait, sous le coup de son indignation, annoncé à Polignac et à Vaudreuil que ses armées ne tarderaient pas à marcher contre la France. Mais, préoccupé d'abord de la sûreté de ses États, il écrivait de nouveau à l'archiduchesse. Il importait qu'elle prît des mesures pour empêcher les émigrés, et surtout le comte d'Artois, de faire «des coups de tête», et l'invitait à s'y appliquer.
Il songeait ensuite au roi et à la reine de France. Prenant l'initiative d'une négociation diplomatique en leur faveur, il adressait une lettre pressante aux rois d'Angleterre, de Prusse, d'Espagne, des Deux-Siciles, et de Sardaigne, ainsi qu'à l'Impératrice de Russie. Il les engageait à s'entendre avec lui pour mettre un terme à la Révolution française, en envoyant à l'Assemblée nationale une déclaration commune, propre à produire sur les exaltés une impression salutaire. Cette déclaration qui devait être appuyée, le cas échéant, par des mesures de vigueur, portait que la cause du roi de France était et serait toujours celle des souverains. Elle exigeait la mise en liberté immédiate de Louis XVI et de sa famille, leur inviolabilité, le droit de se (p. 073) rendre là où ils voudraient et le respect auquel le droit de nature et des gens oblige les peuples envers leurs princes. Elle disait encore que les souverains se réuniraient pour venger, avec le plus grand éclat, les attentats ultérieurs que l'on se permettrait ou que l'on permettrait de commettre contre la sûreté, la personne, ou l'honneur du roi, de la reine et de la famille royale; qu'ils ne reconnaîtraient comme corps et constitutions légalement établis en France, que celles qui seraient revêtues du consentement du roi, jouissant d'une liberté parfaite, et enfin qu'ils emploieraient de concert les moyens que Dieu leur avait donnés pour faire cesser le scandale d'une usurpation de pouvoir, qui portait le caractère d'une révolte dont il importait à tous les gouvernements de réprimer le funeste exemple. Dans sa lettre au roi de Prusse, il agréait la proposition que, jusqu'à ce jour, malgré les efforts de l'envoyé prussien, Bischoffwerder, il avait écartée, celle d'une réunion à Pilnitz, en vue des affaires de Pologne, où seraient traitées incidemment celles de France.
Ces protestations portent la date du 10 juillet 1791. Elles constituent le premier acte d'intervention de l'Autriche entre Louis XVI et la Révolution. L'Espagne ne les avait pas attendues pour protester de son côté contre l'arrestation du roi de France. Averti par son ambassadeur à Paris de l'événement de Varennes, le ministre Florida Blanca y répondait dès le 1er juillet, d'Aranjuez, par l'envoi d'une note destinée à être soumise à l'Assemblée nationale et où se trahissait la volonté, tout en défendant Louis XVI, de ne pas éveiller les susceptibilités de la nation française.
Dans la lettre d'envoi adressée à l'ambassadeur d'Espagne et signée du ministre, il disait:
«Le roi a pensé que, telle qu'elle était, cette note était la meilleure réponse qu'il pût vous charger de faire à M. de Montmorin, pour qu'il la communiquât à l'Assemblée nationale, et que cette Assemblée pût connaître quelles ont été et quelles sont les intentions de Sa Majesté, relativement aux affaires du royaume de France et particulièrement dans le cas présent. Ainsi, je ne retarde point cet extraordinaire et je le réexpédie sur-le-champ a Votre Excellence en sortant de mon travail avec Sa Majesté.»
(p. 074) Quant à la note elle-même, elle était ainsi conçue:
«La retraite de Paris entreprise par le roi très chrétien avec la famille royale, et ses desseins, quoique ignorés encore par le roi catholique, ne peuvent avoir eu et ne sauraient avoir pour cause et pour objet que la nécessité de se débarrasser des insultes populaires, que l'Assemblée actuelle et la municipalité n'ont pas eu le pouvoir d'arrêter ni de punir; et de se procurer un lieu de sûreté, où le souverain et les représentants vrais et légitimes de la nation eussent pour leurs délibérations, la liberté dont ils ont été privés jusqu'à ce jour, privation dont on a des preuves, et des protestations incontestables dans des représentations des corps, et des provinces entières.
«C'est dans ce sens, dans celui d'allié le plus intime de la France, de proche parent, d'ami de son roi et de voisin le plus immédiat de son territoire, que Sa Majesté Catholique a le plus grand intérêt dans la félicité et dans la tranquillité intérieure de la nation française, et que, bien éloigné de penser à la troubler, elle a pris la résolution d'exhorter les Français, et elle les conjure de réfléchir tranquillement sur le parti que leur souverain a été forcé de prendre; de revenir sur les procédés outrés qui peuvent y avoir donné cause; de respecter la haute dignité de sa personne sacrée, sa liberté et son immunité, et celle de toute sa famille royale; et de se persuader que, toutes fois que la nation française ne manquera point à ses devoirs, elle trouvera dans le roi d'Espagne toute la considération et toutes les ressources conciliatoires et amiables qu'elle saurait désirer, en épargnant à Sa Majesté la nécessité douloureuse de réprimer les perturbateurs et les ennemis de ce système pacifique[19].»
À Bruxelles, l'émoi causé par ces événements était long à s'apaiser. Le nombre des Français accourus au-devant du roi grossissait de jour en jour. L'archiduchesse gouvernante des Pays-Bas s'inquiétait de leurs allées et venues. Pressée de voir partir les princes dont la présence causait cette agitation, elle ne les accueillait plus qu'avec froideur. Monsieur s'était mis au lieu et place du comte d'Artois. Celui-ci s'effaçait docilement, abandonnait à son aîné la direction des affaires. Mais il se dépensait (p. 075) en bravades, en propos imprudents, faisait grand bruit de ce qu'il appelait les promesses de l'Empereur, montrait à tout venant une lettre du roi de Suède, proposant de former une ligue contre la Révolution et d'en prendre le commandement. En un mot, il s'agitait si follement que Monsieur était obligé d'intervenir pour le faire renoncer à toute démarche précipitée. Calonne, idole des exaltés, s'efforçait de démontrer au comte de Provence qu'il était peut-être heureux que le roi eût été empêché de prendre le pouvoir, puisqu'on pouvait tout redouter de sa faiblesse et du mauvais esprit de la reine. Il lui suggérait l'idée de se proclamer Régent du royaume.
Monsieur se laissait séduire par cette proposition, qui lui semblait répondre aux intentions du roi. Il venait d'apprendre par Fersen qu'au moment de quitter Paris, le soir du 20 juin, Louis XVI avait manifesté l'intention de confirmer, s'il n'était délivré, de pleins pouvoirs antérieurement donnés par lui à l'aîné de ses frères, et qu'il avait ensuite annulés. Ces pouvoirs, s'ils étaient renouvelés, faisaient de leur dispositaire, en remplacement du roi prisonnier, le véritable dispensateur de l'autorité royale. Monsieur s'en croyait investi déjà. Il parlait et agissait en maître, tandis que, confiants dans son énergie et son habileté, beaucoup de gens commençaient à croire, comme Calonne, que c'était pour un bien qu'en ces circonstances difficiles, Louis XVI fût empêché de gouverner.
Le lendemain de l'arrestation du roi, un aubergiste de Bruxelles disait à un émigré qui se lamentait sur cet événement:
—Consolez-vous, monsieur; cette arrestation n'est pas, je crois, un si grand malheur. M. le comte d'Artois avait, ainsi que vous, l'air attristé. Mais tous les messieurs qui étaient dans la voiture avaient l'air très content.
Il est certain que, parmi les émigrés, il y en eut qui redoutaient que Louis XVI redevînt libre et reprît le pouvoir, convaincus qu'il voudrait l'exercer avec les constitutionnels, à l'exclusion des partisans de l'ancien régime. C'étaient les mêmes qui, plus tard, se réjouissaient de la mort de Louis XVI et qui appelaient Louis XVIII, réfugié à Mitau, «le plus grand jacobin du royaume». Ils tenaient le haut du pavé, soutenus par (p. 076) Calonne. Ils cachaient si peu leurs sentiments que, le 10 juillet, un envoyé du roi étant venu à Worms pour porter à Condé l'ordre de renoncer à combattre contre la France, il dut s'enfuir pour se soustraire aux violences des émigrés «très montés contre le roi et contre lui».
Cependant, dans la pensée de Fersen, les pouvoirs dont s'autorisait le comte de Provence ayant été annulés, ne lui donnaient aucun droit; c'est à tort qu'il les invoquait à l'appui de ses décisions. Fersen, qui était resté en relations avec Marie-Antoinette,—il put communiquer avec elle jusqu'au 10 août—lui demanda s'il convenait d'octroyer ces pouvoirs à Monsieur, et de le laisser libre de se servir de Calonne ou de lui imposer Breteuil. En réponse à cette demande, l'ordre vint, le 8 juillet, de les renouveler dans la forme où ils avaient été donnés une première fois. Cet ordre les limitait strictement à des négociations avec les souverains étrangers, ayant pour but le rétablissement de la tranquillité dans le royaume, la démonstration des forces ne devant être que secondaire: «Je donne tout pouvoir à mes frères de traiter dans ce sens-là avec qui ils voudront et de choisir les personnes pour employer dans ces moyens politiques.» La reine, négligeant de parler de Calonne, ajoutait: «Il sera important que le baron de Breteuil se réunisse avec les frères du roi et ceux qu'ils choisiront pour cette importante communication.»
Quelques jours plus tard, ces pièces furent remises aux princes à leur arrivée à Coblentz. Mais ils n'en tinrent aucun compte. C'était toujours entre l'Émigration et Paris le même dissentiment. Le roi et la reine s'opposaient à toute démonstration armée, convaincus qu'elle leur coûterait la vie et qu'il valait mieux attendre que le roi eût acheté sa délivrance par des moyens amiables, notamment en adhérant à la Constitution. Les princes, au contraire, ne voyaient de salut pour la Monarchie que dans l'emploi de la force et ne songeaient qu'à ameuter l'Europe contre la France. Monsieur, chapitré par le comte d'Artois, entendait se substituer au roi, gouverner pour lui, conserver Calonne qu'à ce même moment il envoyait à Londres solliciter les secours de l'Angleterre ou tout au moins sa neutralité. Il voulait enfin écarter Breteuil pour lequel il (p. 077) professait les mêmes sentiments que son plus jeune frère. Il lui mandait que ses pouvoirs étaient révoqués, et lui ordonnait de venir les lui remettre à Coblentz. Ainsi, dans la pensée des princes, Louis XVI n'était plus qu'un souverain détrôné, malgré lequel il fallait, même au risque de le pousser à l'échafaud, sauver la couronne qu'il ne pouvait plus défendre.
Le 5 juillet, les deux frères étaient à Aix-la-Chapelle, où le roi de Suède passait l'été et leur avait donné rendez-vous. Il leur renouvela les assurances de son dévouement à Louis XVI et se déclara de nouveau prêt à se mettre à la tête d'une ligue contre la Révolution. Il se plaignit de ce que l'Empereur ne lui avait pas écrit après Varennes, comme aux autres souverains, pour lui demander son concours. Enfin, il fut d'avis que Monsieur devait prendre le titre de Régent, afin de parler à l'Europe, dans l'intérêt de son frère, avec plus d'autorité.
Excités déjà par l'accueil du roi et par son langage, les princes le furent plus encore par l'apparition de Bouillé. En proie au plus affreux désespoir, à la suite de l'arrestation du roi qu'il n'avait pu empêcher, Bouillé manifestait autant d'exaltation que de douleur. Il avait écrit à l'Assemblée nationale une lettre foudroyante, et maintenant il ne parlait que de vengeance.
«Je connais les chemins qui mènent à Paris, s'écriait-il; j'y guiderai les armées étrangères, et de cette orgueilleuse capitale il ne restera pas une pierre.»
Non content de tenir ces propos, il écrivait encore:
«Les imprudents! ils me traitent de fanfaron; ils ne savent pas que les coups que j'annonce sont déjà portés; que, dans ce genre, je donne toujours plus que je ne promets; que l'orage est prêt d'éclater sur leur tête, et que notre entreprise aura moins l'air d'une guerre que d'une entrée.»
L'échec qu'il venait de subir, le dépit de son orgueil blessé, l'inutilité de son dévouement pouvaient faire comprendre ces propos, sinon les excuser. Mais ce qui paraîtra moins explicable, c'est la crédulité avec laquelle les écoutaient les frères de Louis XVI. Bouillé, quoique vaincu, leur parut devoir être invincible si les moyens lui étaient donnés de renouveler sa tentative. Ce fut un motif nouveau pour persévérer dans leurs projets.
(p. 078) Après leur entrevue avec le roi de Suède, les princes avaient pris la route de Coblentz. En passant à Bonn, ils y trouvèrent Breteuil, qui les attendait. Tout en reconnaissant que les pouvoirs qu'il tenait du roi étaient singulièrement affaiblis par ceux que Louis XVI venait de donner à ses frères, il refusa de s'en dessaisir avant d'avoir reçu les ordres de son souverain. Le sévère et hautain langage de Monsieur ne fit que l'encourager dans sa résistance. Certain qu'il possédait toujours la confiance du roi, il s'éloigna sans avoir cédé. Il ne se trompait pas. Quelques semaines plus tard, un envoyé des Tuileries, M. de Vioménil, lui apportait un nouveau témoignage de cette confiance, en confirmant expressément le mandat qui faisait de lui l'unique agent royal accrédité auprès des cours étrangères.
Le 7 juillet, les princes arrivaient à Coblentz. La comtesse de Provence, femme de Monsieur, les y avait précédés. Ils furent reçus avec les honneurs prodigués une première fois au comte d'Artois. Cent officiers français à cheval allèrent à leur rencontre à une lieue de la ville, et les ramenèrent à Schonbornlurst, où le ministre de France Vergennes, et après lui les émigrés, vinrent leur rendre leurs devoirs. Durant quinze mois, la cour des princes allait devenir l'âme de l'émigration, et le plus ardent foyer des coalitions formées contre la France.[Lien vers la Table des Matières]
Au moment où le comte de Provence et le comte d'Artois venaient s'établir à Coblentz,—juillet 1791—résolus, comme ils le disaient, à faire de grandes choses, à Paris, la situation politique s'était une fois de plus modifiée. Après l'arrestation de la famille royale à Varennes, quand, rentrée à Paris, elle croyait avoir tout à redouter du parti jacobin, ce parti brusquement avait paru s'affaiblir et perdre de son crédit. Les hommes considérés comme exerçant sur les affaires une action puissante se prononçaient ouvertement pour la conservation de la monarchie et du roi, pour le rétablissement de l'ordre. L'Assemblée elle-même semblait disposée à user de son influence pour assurer l'exécution des lois et finir la Révolution. La reine, influencée par Barnave, se reprenait à espérer. Elle ne croyait pas que de l'état de choses qui s'annonçait, le roi pût tirer toute l'autorité nécessaire à sa couronne. Mais elle pensait, elle l'écrivait à l'Empereur son frère, que les vœux de la nation étant exaucés, la famille royale serait à l'abri de nouveaux malheurs.
(p. 080) En conséquence, elle était plus que jamais d'avis qu'on devait renoncer à l'emploi de la force, et ne tenir aucun compte des démarches des émigrés. Tout le commandait: les dangers auxquels son mari, ses enfants, elle-même étaient exposés, l'exaltation du pays décidé à se défendre s'il était attaqué, la nécessité d'éviter l'effusion du sang qui résulterait d'une conflagration générale. Elle détournait donc son frère de toute idée agressive. Elle l'engageait même à reconnaître la Constitution dès que le roi l'aurait acceptée. Elle espérait que, par cet acte éclatant qui entraînerait toutes les cours, l'Empereur inspirerait confiance à l'Assemblée, se mettrait à même d'exercer quelque influence sur les affaires de la France, et de devenir son allié.
L'Empereur ne cherchait que prétextes pour ne rien faire. Les pressants conseils de sa sœur servaient trop bien ses desseins pour qu'il hésitât à les suivre. C'est parce qu'il s'était empressé de s'y conformer que les princes, en arrivant a Coblentz, allaient ressentir de nouveau l'effet de ses fluctuations, lesquelles arrachaient à Polignac ce cri de découragement: «Il ne sait ni dire non, ni faire oui.»
L'Empereur répétait que la guerre pourrait être évitée, qu'avec le temps, l'autorité royale reprendrait racine. Renchérissant sur l'opinion exprimée par Marie-Antoinette, il poussait le roi à se réconcilier avec les chefs des partis politiques, à se montrer de plus en plus froid pour les émigrés. À ceux qui lui conseillaient quand même une démonstration militaire, il objectait qu'on ne pouvait rien sans un accord entre toutes les cours, et imputait au mauvais vouloir de quelques-unes d'entre elles la responsabilité des retards qui reculaient sans cesse cet accord. Enfin dans ses instructions à ses agents, il leur recommandait de ne rien faire de ce que demandaient les émigrés: «Ils sont bien à plaindre, écrivait-il, ils ne pensent qu'à leurs idées romanesques, à leurs vengeances, à leurs intérêts personnels. Ils croient que tout le monde doit se sacrifier pour eux, et ils sont bien mal entourés.»
Les dispositions que révèle ce langage étaient au rebours de celles des princes, toujours désireux de lancer contre la France les armées coalisées de l'Europe. Comme pour exciter leurs espérances et encourager leurs projets, le comte de Fersen arrivait (p. 081) à Coblentz derrière eux, le 25 juillet. Après Varennes, il s'était rendu à Aix-la-Chapelle, où l'attendait son souverain, le roi de Suède. Par son ordre, il était parti sans délai pour Vienne, chargé d'intéresser l'Empereur à l'expédition que méditait son maître, et d'obtenir que l'Autriche y prêtât la main. Gustave III offrait seize mille hommes et des navires pour les transporter. Il demandait à l'Autriche de les recevoir dans le port d'Ostende, et de lui fournir des subsides. Il avait envoyé à Catherine, avec laquelle il venait de conclure la paix, le comte de Saint-Priest, l'ancien ministre de Louis XVI, réfugié dans ses États, pour solliciter d'elle quelques milliers d'hommes destinés à grossir l'effectif de son expédition. C'est en allant à Vienne que Fersen s'arrêtait à Coblentz pour présenter ses hommages aux frères du roi de France.
Il apprit par eux ce qu'il ignorait encore, qu'au lendemain de l'arrestation de Louis XVI, l'Empereur d'Autriche avait fait appel à toutes les cours, sauf à celle de Suède. Cette nouvelle l'attrista. Elle était d'un fâcheux augure pour la commission dont Gustave-Adolphe l'avait chargé. Comme il faisait part de ses craintes aux princes, ceux-ci s'offrirent à seconder ses démarches. Ils écrivirent aussitôt à l'Empereur pour lui demander d'admettre Gustave-Adolphe dans la coalition. Un courrier emporta leurs lettres quelques heures après l'arrivée de Fersen, de façon à le précéder à Vienne. Lui-même, quand il manifesta le dessein de partir sans retard, fut prié d'attendre Calonne, qui, de Londres où il venait de passer quelques jours, avait annoncé son retour prochain.
L'attente de Fersen ne fut pas longue. Le lendemain, 26 juillet, Calonne se présenta dans la soirée chez les princes, encore tout ému d'un accident qui avait failli lui coûter la vie, sa voiture ayant versé dans le Rhin. Il se disait enchanté de son voyage en Angleterre. Ce n'est pas qu'il eût obtenu les secours qu'il était allé solliciter. En réponse à ses demandes, Pitt avait objecté que s'il prenait parti pour les princes, une violente opposition se formerait dans le Parlement contre lui. Mais il avait promis de rester neutre entre la France et la coalition; et cette promesse, qu'il se vantait d'avoir arrachée à Pitt, était interprétée par Calonne comme une victoire remportée par son savoir-faire.
(p. 082) Quant à la régence dont Monsieur cherchait à se parer, en raison de la captivité du roi, Calonne prétendait avoir, au cours de son voyage, acquis la certitude qu'elle serait acceptée avec plaisir par les puissances. Effet d'un mirage dont personne, à Coblentz, n'était le jouet au même degré que Calonne, ou mensonge volontaire, cette affirmation ne reposait ni sur la vraisemblance ni sur la réalité. Une fois de plus, le conseiller des princes s'abandonnait à ses illusions. Il n'était pas jusqu'à l'engagement prétendu de l'Angleterre de rester neutre, qui ne fût beaucoup moins positif qu'il ne le disait. Mais les princes avaient confiance en lui. Ils ajoutèrent foi à ses affirmations. Seul, Fersen ne s'y trompa pas. Au moment de monter en voiture pour se rendre à Vienne, il écrivait: «Calonne parle de certitudes qui me paraissent aussi vagues que celles dont il se berce depuis dix-huit mois.» Et jugeant avec une égale indépendance et un égal sang-froid les émigrés de Coblentz, il ajoutait: «J'ai trouvé les princes, et surtout Monsieur, très raisonnables. Mais leurs entours! c'est un foyer d'intrigues abominables où l'intérêt général est toujours sacrifié à l'intérêt particulier.»
À une date ultérieure, l'accusation de Fersen eût été plus juste encore. Mais, dès ce moment, il en voyait assez pour prévoir les odieux calculs qu'allaient faire naître l'égoïsme et les ardeurs des émigrés. Du reste, quiconque les approchait et les observait froidement parlait d'eux avec la même sévérité. L'Empereur, qui avait, il est vrai, intérêt à les noircir, ne cessait de se plaindre de leurs indiscrétions et de leurs exigences: «Ils veulent me mettre en avant, me faire agir, et me faire payer pour tous. Ce n'est pas mon compte... Ni d'eux, ni de leurs alentours on ne peut se servir ni se fier, ni les aider. Ils ne cherchent qu'à embarrasser, qu'à compromettre.»
Et ce n'était que trop vrai, encore qu'en le constatant, il convienne d'excuser les fautes que leur fit commettre leur incorrigible aveuglement. Peut-être après tout, cet aveuglement fut-il leur force, et les disposa-t-il à supporter avec un courage qui ne saurait être contesté les effroyables infortunes que leur réservait l'exil. Aux premières étapes de leur longue marche sur le sol étranger, ils étaient déjà ce qu'ils furent aux dernières, vingt-trois ans plus tard, en 1814, poussant leurs orgueilleuses (p. 083) exigences jusqu'à vouloir disposer des forces coalisées, nommer les généraux, obliger les souverains à leur porter secours, et à suivre les plans qu'il leur plaisait de suggérer. Ce fut aussi leur attitude vis-à-vis de Louis XVI jusqu'au jour où sa tête tomba sous le couperet de la guillotine.
Il leur importait peu qu'il désapprouvât leur conduite. Ils s'irritaient de ce qu'ils appelaient sa faiblesse, de la condescendance de la reine envers «les scélérats», épithète sous laquelle ils désignaient également les monarchiens et les jacobins. S'ils recevaient une lettre de l'infortuné souverain, leur enjoignant de changer de conduite, de lui laisser l'initiative des mesures à prendre, de renoncer à ameuter l'Europe contre la France, ils traitaient avec mépris cet ordre d'un monarque qui, «n'ayant pas su rester libre, avait perdu le droit de commander». Ces sentiments, leur entourage les partageait, les exprimait avec acrimonie et légèreté. Une lettre de Larouzière, en date du 30 juillet 1791, traduit très exactement la manière de voir des émigrés:
«Les Français, dont le patriotisme ne saurait borner ses vues à quelques années d'une tranquillité qui ne serait qu'illusoire, s'indignent du nouvel ordre de choses qu'on prépare (la Constitution), parce qu'en convenant qu'il y avait en France de nombreux abus à réformer, ils reconnaissent que son gouvernement, le seul qui lui convient, ne comporte point d'alliage. Mais que pourra le petit nombre contre une multitude égarée qui ne réfléchit jamais, et surtout contre cette portion si nombreuse qui, par lassitude de l'état actuel, regardera comme un bienfait tout ce qui aura l'air de l'améliorer? Les puissances qui, sans intérêt pour nous, ne s'émeuvent que par la crainte que le débordement de nos vices n'arrive jusqu'à elles, acquiescent à tout dès qu'elles pourront se livrer à une sécurité dont elles sont si avides que, même aujourd'hui, contre toutes les règles de la prudence et de l'humanité, plusieurs d'entre elles se repaissent d'illusions.»
Livré à lui-même, le comte de Provence eût été plus disposé que le comte d'Artois à entrer dans les vues de Louis XVI. L'influence de l'exil, l'excès de ses maux, les crimes de la Terreur finirent par altérer la modération naturelle de son esprit, (p. 084) et furent les principales causes de ses fautes. Mais il y avait dans ce prince l'étoffe d'un politique; devenu roi, il sut le prouver. Il n'eût pas été impossible, au début de l'émigration, de faire de lui l'arbitre efficace des différends et des conflits qui stérilisaient les efforts des royalistes. Malheureusement, à peine sorti de Paris, il subit l'influence du comte d'Artois. Quand plus tard il s'y déroba, ce ne fut pas pour être plus raisonnable que lui.
Quoique dès ce moment on pût voir s'élever entre leurs courtisans les germes des rivalités qui éclatèrent après la mort du roi, le plus jeune exerçait sur l'aîné une action néfaste à laquelle celui-ci cédait avec passivité et comme inconsciemment. L'affaire de Varennes et l'arrivée de Monsieur avaient accru l'exaltation du comte d'Artois. Avec encore plus de ténacité qu'au commencement de leurs malheurs, il voulait des mesures violentes, une invasion immédiate, des distributions d'argent pour préparer Paris à faire bon accueil aux armées étrangères qui viendraient délivrer le roi. Il parlait toujours, n'écoutait jamais, à moins que ce ne fût pour entendre l'éloge de ses opinions et de sa conduite, et loin de trouver bon que le roi se prêtât à des négociations avec l'Assemblée nationale, il ne voyait de remède au mal que dans l'emploi de la force.
Après le départ du comte de Fersen, les princes jaloux d'appuyer les démarches que le roi de Suède faisait faire à Saint-Pétersbourg par le comte de Saint-Priest, écrivirent à l'impératrice Catherine. Ils sollicitaient de cette souveraine un million de roubles afin de prendre à leur solde les troupes des princes allemands, des régiments français et l'armée suédoise. Une partie de ces effectifs devait entrer en Alsace, l'autre débarquer sur quelque plage normande d'où elle marcherait vers Paris, en soulevant le long de sa route les populations. Ils voulaient, en un mot, faire de Catherine l'âme de la coalition. À cette coalition, selon eux, tous les princes du continent, à l'exception du roi d'Angleterre, résolu à rester neutre, étaient prêts à s'associer: le roi d'Espagne et les autres souverains issus des Bourbons, parce qu'ils étaient intéressés à ne pas souffrir le renversement du premier trône de leur maison; l'Empereur, parce qu'il avait été outragé personnellement par (p. 085) les traitements inouïs infligés à la reine, sa sœur; le Corps germanique, parce qu'il suivait l'impulsion de l'Empereur; le roi de Sardaigne, parce qu'il était attaché au roi Louis XVI par plus d'un lien; le roi de Prusse, parce qu'il en avait fait l'assurance aux princes eux-mêmes; les cantons helvétiques et le roi de Suède, parce qu'ils s'y étaient effectivement engagés[20].
Lorsque, cette lettre écrite, il fallut désigner le personnage qui la porterait à l'Impératrice, le choix des princes s'arrêta sur le baron de Bombelles, frère du marquis de Bombelles, avec qui on a vu le comte d'Artois se brouiller avec éclat. Arrivé en Russie vers 1787, ce jeune homme y était devenu officier; il avait fait en cette qualité la guerre contre les Turcs. Il se trouvait à Coblentz lorsque les frères du roi de France y arrivèrent; il alla leur offrir ses hommages. À cause de ses relations à la cour de Russie, ils le chargèrent de leur message sans songer à le rendre solidaire des faits qu'ils reprochaient à son frère aîné[21]. En même temps, comme suite à leur démarche auprès de l'Impératrice, de laquelle ils attendaient de grands résultats, ils avisaient aux moyens de se faire autoriser par l'Empereur à assister à l'entrevue entre ce souverain et le roi de Prusse, qui devait avoir lieu à Pilnitz au mois d'août, et ils décidaient que le comte d'Artois se rendrait à Vienne à cet effet.
Le comte Eszterhazy fut le premier confident de ce projet. Le prince, qui désirait l'emmener avec lui, ne lui cacha rien de ce qu'il attendait de cette démarche. Pour ne pas s'exposer à un refus de l'Empereur, le comte d'Artois entendait se rendre (p. 086) à Vienne incognito, sans demander l'autorisation d'y aller, accompagné seulement de Calonne, du capitaine de ses gardes et du comte Eszterhazy. Il comptait, en outre, se faire appuyer par Bouillé, à qui le roi de Prusse, en l'invitant à venir à Pilnitz, offrait un grade dans ses armées, et que l'Empereur pressait de faire connaître ses plans déjà communiqués au roi de Suède. Il espérait beaucoup du crédit de ce général alors très en faveur aux cours de Vienne et de Berlin. Mais tandis qu'il mettait la dernière main aux préparatifs de son départ, un envoyé de Louis XVI débarquait à Coblentz. C'était le chevalier de Coigny. Il apportait au comte de Provence et au comte d'Artois deux lettres de leur frère. L'une, destinée à être répandue dans le public, les engageait ainsi que les émigrés à rentrer en France; l'autre, expédiée secrètement, invitait Monsieur à ne s'inspirer que de l'intérêt du royaume.
La seconde seulement était sincère, car si le roi souhaitait que ses frères ne le compromissent point, il ne voulait pas, en les rappelant à Paris, les exposer aux dangers qui le menaçaient lui-même. La première n'avait été écrite que pour tromper l'Assemblée nationale et lui faire croire que le roi s'associait à ses vues. Les princes demandèrent à Coigny si leur frère leur ordonnait de rester inactifs. Au lieu de répondre, Coigny les supplia de ne rien faire qui mît en péril la sécurité de la famille royale. Ils ne pensèrent pas que cette sécurité pût être menacée par la course du comte d'Artois à Vienne, et son départ fut définitivement résolu. Il eut lieu le 13 août. En passant à Mayence, les voyageurs y virent chez l'Électeur les trois Condé. Ils apprirent là que la paix venait d'être conclue par l'Autriche avec les Turcs et qu'elle allait l'être pour la Russie. Ce double événement parut de bon augure pour la négociation qu'on tentait auprès de Léopold.[Lien vers la Table des Matières]
En entrant dans Vienne, le prince et sa suite furent reçus par le duc de Polignac, le baron de Flachslanden et le comte François d'Escars. Ceux-ci le conduisirent chez l'ambassadeur d'Espagne. Non seulement ce diplomate avait mis son hôtel à la disposition du comte d'Artois, mais encore, à défaut de l'ambassadeur de France, M. de Noailles, qui ne parut pas, il se chargea, conjointement avec Fersen, de demander pour le prince une audience à l'Empereur. Justement, l'Empereur avait reçu de Marie-Antoinette, les jours précédents, par l'intermédiaire de l'ambassadeur Noailles, une lettre qui donnait à entendre que Louis XVI était disposé à accepter la Constitution qui se préparait. Cette déclaration ne pouvait que le mal disposer à répondre favorablement aux demandes que lui apportait Nassau, alors surtout qu'au même moment, il s'appuyait auprès des cours sur la communication de sa sœur pour les déterminer à agir, ce qui obligeait Breteuil à leur donner des explications et à leur affirmer que cette lettre, la reine ne l'avait écrite que contrainte et forcée, et à se plaindre de l'usage qu'en avait fait l'Empereur. D'autre part, Léopold venait de refuser à Fersen d'intervenir dans l'expédition projetée par le roi de Suède, en alléguant l'impossibilité de prendre une résolution si grave avant de s'être rencontré à Pilnitz avec le roi de Prusse. Il fut très désagréablement surpris en apprenant la présence du comte d'Artois à Vienne. Toutefois, il n'osa refuser de le recevoir. Il s'exécuta donc et non sans bonne grâce. Il invita les nouveaux venus à dîner, les emmena au spectacle, leur témoigna beaucoup de bienveillance, mais avec une non moindre habileté se déroba quand ils voulurent le contraindre, par des questions insidieuses, à faire des réponses qui l'auraient (p. 088) engagé. Ce ne fut pas sans peine que le comte d'Artois obtint la permission d'aller à Pilnitz. Malgré ses efforts, on ne lui accorda pas autre chose. Tout se passa en gracieusetés et en politesses.
Il n'en fallut pas davantage cependant pour accroître les illusions du prince et de ses amis. En quittant la table impériale, Polignac écrivit à Larouzière: «Ce dîner est sans exemple. Ce qui se passera d'ici au 28 de ce mois va porter l'épouvante parmi ceux qui jusqu'ici n'ont su régner que par la terreur. L'Empereur a consenti à tout ce que le prince lui a demandé, et, pour y mettre le sceau, il consent à ce que Monseigneur aille à Pilnitz. Il y verra le roi de Prusse et sera témoin des arrangements faits et signés par les deux souverains relativement à la France. L'Empereur part aujourd'hui et Monseigneur demain.»
Si le crédule et confiant Polignac s'était douté de la réalité, il ne se serait pas hâté de chanter victoire. Le voyage du comte d'Artois avait déplu à l'Empereur, et plus encore à ses ministres Kaunitz et Cobenzl. Mal disposés pour la France, convaincus que les affaires de la monarchie étaient désespérées, ils redoutaient la publicité qu'on ne manquerait pas de donner aux bons procédés dont le comte d'Artois venait d'être l'objet et l'effet qu'ils produiraient à Paris. Ils ne voulaient pas, quelles que dussent être leurs résolutions, paraître avoir agi à la requête des frères de Louis XVI et des émigrés. Ils relevaient avec amertume ce qu'ils appelaient la légèreté du comte d'Artois. Ils ne se montraient pas plus indulgents pour Calonne, critiquaient son étourderie, son langage, ses manières, et loin d'être prêts à agir, ainsi que le supposait Polignac, ils étaient toujours décidés à ne rien céder aux demandes des princes, à se réserver pour l'heure où le roi de France les adjurerait lui-même de le secourir.
Sybell prétend que, dans cette entrevue, le comte d'Artois, pour pousser l'Empereur à ouvrir les hostilités, alla jusqu'à lui offrir la Lorraine à titre de dédommagement. Il n'y a nulle part, dans les documents connus a ce jour, la preuve formelle de cette offre, bien que plus tard il ait été question d'une aliénation de territoire. Il est au moins douteux qu'elle ait été faite, (p. 089) et certain que l'Empereur, si elle fut faite, la repoussa, comme il repoussa les nombreuses prières du comte d'Artois, bien que celui-ci se fût emporté jusqu'à lui reprocher son implacable égoïsme.
Le 25 août, l'empereur Léopold et le roi de Prusse se rencontrèrent au château de Pilnitz, résidence des souverains saxons près de Dresde. Le comte d'Artois y vint de son côté le même jour, anxieux et inquiet. Il savait, par le comte Eszterhazy, que les ministres autrichiens regardaient l'affaiblissement de la France comme un grand avantage pour la maison d'Autriche. Il redoutait les effets de leur mauvais vouloir. Cependant l'accueil qu'il reçut ne révélait que bienveillance et dispositions favorables. On affecta de l'associer à tous les honneurs rendus aux deux souverains. Ils voulurent qu'aux fêtes célébrées en son honneur, dîner, représentation, illuminations, feu d'artifice, bal masqué, il eût sa place à leur côté. Le soir venu, ils le retinrent au château, où il passa la nuit ainsi que le comte d'Escars, tandis que les autres personnages de sa suite retournaient coucher à Dresde. Mais, le lendemain, les difficultés commencèrent.
Au cours de ses entretiens avec l'Empereur et avec le roi, le comte d'Artois finit par comprendre qu'il n'obtiendrait rien et que si quelque décision était prise touchant la France, elle le serait sans lui, en dehors de lui, avec le souci de l'écarter de toute action ultérieure. Calonne, qui, de son côté, conférait avec les ministres, ne fut pas plus heureux que son maître. Ceux du roi de Prusse consentirent à l'entretenir officiellement; ceux de l'Empereur s'y refusèrent, disant qu'ils n'avaient pas d'ordre.
Le lendemain seulement, eut lieu une réunion des souverains et de leurs conseillers à laquelle furent admis le comte d'Artois et Calonne. On devait y rédiger une convention tendant à rétablir la monarchie française. Mais le projet de déclaration étant conçu en termes ambigus et vagues, le comte d'Artois protesta. Calonne s'indigna, exigea un langage plus net. Il fallait, disait-il, gagner la confiance de Louis XVI et intimider ses oppresseurs. Il conseillait un manifeste signé de tous les Bourbons, énumérant les empiétements de l'Assemblée, annulant ses (p. 090) actes aussi bien que la sanction arrachée au roi par la ruse et la violence; Monsieur serait Régent, annoncerait à la nation une coalition européenne et rendrait les habitants de Paris responsables sur leur vie de celle de Louis XVI. L'Autriche reconnaîtrait le Régent en le saisissant des réclamations des princes possessionnés en Alsace. Enfin, l'Empereur ferait entrer en France un corps d'armée composé de ses propres troupes, de Prussiens, de Piémontais, d'émigrés auxquels on joindrait des Suédois, ainsi que plusieurs régiments qu'offrait de fournir le landgrave de Hesse-Cassel, et dont la solde serait payée par Léopold.
Le caractère de ces projets, c'est qu'ils mettaient de côté le roi de France et rétablissaient l'ancien régime. Ils furent écartés et non sans humeur. Après avoir examiné et repoussé l'idée qu'émit Cobenzl de réunir un Congrès à Aix-la-Chapelle, les négociateurs s'arrêtèrent à l'opinion qu'on ne pouvait rien faire sans connaître celle de toutes les cours. Finalement, on adopta le projet de déclaration qui venait d'être discuté. Les deux souverains le signèrent malgré le dépit du comte d'Artois vivement et hautement exprimé. Bien que ce document soit connu, il convient de le citer ici. En voici les termes:
«Sa Majesté l'Empereur et Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et représentations de Monsieur et de M. le comte d'Artois, se déclarent conjointement qu'Elles regardent la situation où se trouve actuellement Sa Majesté le roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le secours est réclamé; qu'en conséquence, elles ne refuseront pas d'employer conjointement avec Leurs dites Majestés, les moyens les plus efficaces, relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir dans la plus parfaite liberté les bases d'un gouvernement monarchique également convenable au droit des souverains et au bien-être de la nation française. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Majestés, l'Empereur et le roi de Prusse, sont résolues d'agir promptement, d'un mutuel accord, avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé et commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les (p. 091) ordres convenables pour qu'elles soient à portée de se mettre en activité.»
Ainsi, le comte d'Artois n'avait pu vaincre la résistance de l'Autriche et de la Prusse. Ces deux puissances ne voulaient agir que d'accord avec l'Europe. Pour établir cet accord, il fallait des efforts et des délais qui reculaient indéfiniment la solution souhaitée par les princes. Quelque insuffisante que fût cette déclaration, et bien qu'elle n'engageât personne, il y eut, au moment de signer, d'assez nombreuses hésitations parmi les signataires, tant ils la jugeaient inutile et dangereuse.
—Voilà une cochonnerie qu'il faudra soutenir, dit l'un d'eux. Mais comment et jusqu'à quel point?
Il est à remarquer que, malgré l'opinion dédaigneuse qu'en avaient ceux qui venaient de la rédiger, en dépit de ce qu'en pensaient le comte d'Artois et Calonne, la déclaration fut considérée en France et parmi les émigrés comme une menace solennelle des puissances étrangères contre la Révolution. En décrivant les colères et l'effroi qu'elle déchaîna dans Paris, les historiens de ces jours terribles se sont attachés, pour la plupart, à rechercher dans quelle mesure elle contribua à provoquer de nouveaux excès. C'est aussi comme une menace que l'interprétèrent les émigrés. Le bruit s'étant répandu qu'elle n'avait été faite que par la volonté du roi de Prusse, elle eut pour résultat d'accroître la faveur dont jouissait ce prince parmi les royalistes. L'Émigration, dès ce moment, se porta sur Berlin, convaincue qu'elle y serait mieux reçue qu'à Vienne. Quant aux hommes politiques dont s'inspiraient ordinairement les princes, quand on leur disait que la déclaration de Pilnitz était peu de chose, ils objectaient que ce peu ne devait pas être dédaigné et valait mieux que rien. Le 8 septembre, le marquis de Larouzière écrivait: «Le seul moyen de porter en avant celui dont les circonstances ont fait dépendre notre sort, était de lui ôter tout moyen de reculer. Si l'on n'a pu fixer positivement l'époque de son activité, il paraît cependant qu'il lui sera moins facile désormais de rester oisif et de paralyser autrui.»
Le jour même où avait été signée la déclaration de Pilnitz, le comte d'Artois prit congé de l'Empereur qui se rendait à (p. 092) Prague, et accompagna le roi de Prusse jusqu'à Dresde. Il fit un court arrêt dans cette ville après avoir vu ce prince partir pour Berlin. C'est là qu'il prit une importante résolution et l'exécuta sur-le-champ en envoyant le comte Eszterhazy à Saint-Pétersbourg. Eszterhazy était chargé de faire connaître à l'Impératrice ce qui venait de se passer à Pilnitz et de seconder les démarches confiées au baron de Bombelles, en s'attachant à convaincre Catherine qu'elle était maintenant la dernière ressource de la maison de Bourbon et des émigrés. En décidant cette mission, en choisissant Eszterhazy pour l'accomplir, le comte d'Artois obéissait aux conseils du prince de Nassau-Siegen qui était venu le rejoindre à Dresde.
C'est une curieuse figure que celle de ce Nassau, dont les extraordinaires hasards de ces temps agités faisaient ce jour-là et devaient faire les années suivantes un des agents les plus actifs des Bourbons émigrés. Tout entier à la cause des princes, son sang et sa fortune, il leur offrait tout. Posé, calme, d'un extérieur extrêmement noble et modeste, et tout de feu dans ses résolutions, il était né en 1745, dans le duché de Nassau. Sa grand'mère, Charlotte de Mailly-Nesle, avait été célèbre par ses aventures. Du vivant de son mari, le duc Emmanuel-Ignace de Nassau, il lui était né un fils dont elle ne révéla l'existence que lorsqu'elle fut veuve. Il se nommait Maximilien. Le Conseil aulique de Vienne refusa de le reconnaître comme légitime. Il se maria, et eut un fils qui, plus heureux que sa grand'mère, obtint du Parlement de Paris la déclaration de légitimité de son père. C'était le personnage dont il est question ici, Othon de Nassau-Siegen. Il eut une vie très agitée, fit le tour du monde avec Bougainville, fut officier au service de France et d'Espagne et finalement amiral en Russie, où il obtint la faveur de Catherine. Envoyé par elle auprès des princes, il se fit leur champion et les servit avec dévouement. Il mourut en 1809. Lauzun, le prince de Ligne, Mme Vigée-Lebrun parlent de lui dans leurs Mémoires.
Témoin et confident de l'échec que venaient de subir le comte d'Artois et Calonne, il les avait poussés à expédier à l'Impératrice quelqu'un qui marquât un peu et qui fût en état d'obtenir d'elle, en même temps que des secours personnels pour les (p. 093) frères du roi de France, qu'elle exerçât son influence à l'effet de déterminer les souverains à se coaliser. C'est ainsi que le comte Eszterhazy, dont le nom était connu à Saint-Pétersbourg, avait été désigné pour aller unir ses efforts à ceux de Bombelles ou même se substituer à celui-ci, s'il était reconnu au-dessous de la tâche en vue de laquelle il était envoyé. Après son départ, le comte d'Artois prit la route de Coblentz, où l'attendait, impatient et anxieux, Monsieur, comte de Provence. Une fois réunis, les deux frères, quoique déçus dans leurs espérances par les termes d'une déclaration qui subordonnait l'action militaire qu'ils souhaitaient à l'accord préalable des puissances, étudièrent les moyens de tirer parti de l'entrevue de Pilnitz. Le résultat de leur étude et de leurs méditations fut une lettre publique adressée à Louis XVI, que le comte d'Artois et Calonne s'étaient chargés de rédiger et qui révélait la plus imprudente exaltation. Dans ce manifeste, ils feignaient de croire que le roi n'avait pas accepté librement la Constitution et que son adhésion avait été extorquée. Partant de là, ils se mettaient en révolte contre ses ordres, annulant les nominations faites dans l'armée depuis le 14 juillet 1789, ainsi que les décisions émanées de l'autorité royale. Quant à la déclaration de Pilnitz, ils étaient parvenus, en la dénaturant, à la transformer en une déclaration de guerre, destinée à produire des effets immédiats.
Comme ils venaient d'expédier cette lettre, ils en recevaient une de l'Empereur les avertissant que s'ils tenaient un langage contraire aux accords conclus entre l'Autriche et la Prusse, il se verrait forcé de les démentir. Dans les dispositions où se trouvaient les princes, ce dur avertissement ne pouvait que les déconcerter, en leur prouvant une fois de plus que les puissances, sans lesquelles ils ne pouvaient rien, entendaient paralyser leurs efforts et entraver leur volonté. Ils étaient encore sous le coup de la missive impériale, quand le baron de Bombelles, qu'ils n'attendaient pas de sitôt, arriva à Schonbornlurst. En réponse aux requêtes qu'on l'avait chargé de présenter, Catherine le renvoyait aux princes porteur d'une somme de deux millions de francs qu'elle leur offrait à titre d'avance, pour faciliter l'exécution de leurs projets. Dans sa lettre datée du 1er octobre, elle leur disait:
(p. 094) «Comment refuser de vous assister encore, lorsque vous me dites qu'avec ce secours vous délivrerez votre patrie de ses oppresseurs? Mais aussi, c'est une condition que l'Europe entière attend de vous.»
En même temps, elle écrivait à Nassau, à qui elle communiquait les motifs d'ordre intérieur qui ne lui permettaient pas «d'entrer, dès ce moment, avec activité dans les affaires de France». Mais elle promettait d'aviser au moyen «d'être de la partie» au printemps suivant.
Ce langage et deux millions, c'était plus qu'il n'en fallait pour consoler les princes du mauvais vouloir de l'empereur Léopold. Ils se consolèrent, en effet, enthousiasmés par les favorables dispositions de l'Impératrice, assurés que le comte Eszterhazy saurait en tirer parti et qu'ils en auraient le profit dans un prochain avenir. Ils y puisèrent aussi la ferme volonté de ne pas plus tenir compte des ordres et des désirs de leur frère que s'il n'existait pas. Une lettre du comte de Provence écrite au roi vers ce temps traduit sous une forme saisissante leurs sentiments:
«Mon frère, je vous ai écrit; mais c'était par la poste et je n'ai rien pu vous dire. Nous sommes ici deux qui n'en font qu'un: mêmes sentiments, mêmes principes, même ardeur pour vous servir ... Si l'on nous parle de la part de ces gens-là (le parti constitutionnel), nous n'écouterons rien; si c'est de la vôtre, nous écouterons, mais nous irons droit notre chemin; ainsi, si l'on veut que vous nous fassiez dire quelque chose, ne vous gênez pas. Soyez tranquille sur votre sûreté, ... nous n'existons que pour vous servir; nous y travaillons avec ardeur et tout va bien. Nos ennemis mêmes ont trop d'intérêt à votre conservation pour commettre un crime inutile et qui achèverait de les perdre.»
Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences des émigrés. Pour que leur cause triomphe, ce n'est pas trop de la tête du roi. Ils sont prêts à la sacrifier si leur victoire est à ce prix. Aussi, combien légitime et fondée, cette accusation de Marie-Antoinette écrivant à Mercy: «Vous connaissez par vous-même les mauvais propos et les mauvaises intentions des émigrants. Les lâches, (p. 095) après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions et seuls nous servions leurs intérêts. Je n'accuse pas les frères du roi ..., mais ils sont entourés par des ambitieux qui les perdront après nous avoir perdus les premiers.»
Quand Louis XVI, au mois de septembre 1791, écrit officiellement à ses frères pour les inviter à revenir auprès de lui, ils lui déclarent qu'ils n'obéiront pas. Si violente est leur réponse rendue publique que la famille royale prisonnière aux Tuileries en est réduite à confesser que les princes la conduisent à la mort. La reine en larmes s'écrie en parlant de Monsieur:
—Caïn! Caïn!
Le roi essaie de réparer les effets de la conduite de ses frères. Il leur envoie un de ses plus dévoués serviteurs, le baron de Goguelat, pour leur rappeler qu'ils doivent cesser de susciter des ennemis à la France, rentrer dans le royaume et reprendre leur place auprès du trône. Goguelat arrive un soir à Coblentz. Il est conduit auprès des princes par le marquis de Bouillé. La petite cour de Coblentz ressemble à celle d'un puissant monarque «par l'appareil des gardes, des officiers de toutes armes et des nombreux domestiques dont elle est remplie». Toute cette foule est dans l'enthousiasme sur la nouvelle qu'un Congrès va se réunir à Aix-la-Chapelle, que les puissances accréditent des ambassadeurs auprès des princes, et que la contre-révolution va triompher. Goguelat est reçu par Monsieur, lui remet les lettres dont il est porteur et accomplit sa mission.
—Le roi ignore ce qui se passe, répond Monsieur. Qu'il se tranquillise, nous lui répondrons officiellement. Quant à vous, je me flatte qu'après mûre réflexion, vous ne demanderez pas mieux que d'être des nôtres.
—Monseigneur, Votre Altesse me pardonnera; mais j'ai pris envers Leurs Majestés l'engagement de leur apporter votre réponse.
Et Monsieur réplique d'un ton glacial:
—En ce cas, je viens de vous la faire, et rien ne s'oppose plus à votre retour.
C'est ainsi que les princes reçoivent les envoyés du roi et se montrent empressés à suivre ses ordres. Quelquefois, dans ces (p. 096) incidents d'un caractère si dramatique, au-dessus desquels on sent passer un vent de mort, l'esprit caustique de Monsieur jette un trait ironique, puéril et prétentieux. Le 6 décembre 1791, ce prince reçoit de Paris une missive importante:
«Louis-Joseph-Stanislas-Xavier, prince français, lui est-il dit, l'Assemblée nationale vous requiert, en vertu de la Constitution française, titre III, chapitre II, section III, article 2, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois, à compter de ce jour, faute de quoi et à l'expiration dudit délai, vous perdrez votre droit éventuel à la régence.»
À cet ordre, Monsieur répond en le parodiant: «Gens de l'Assemblée française se disant nationale, la saine raison vous requiert, en vertu du titre Ier, chapitre I, section I, article 1 des lois imprescriptibles du sens commun, de rentrer en vous-mêmes dans le délai de deux mois, à compter de ce jour, faute de quoi, après l'expiration dudit délai, vous serez censés avoir abdiqué votre droit à la qualité d'êtres raisonnables et ne serez plus considérés que comme des fous enragés, dignes des Petites-Maisons.»
Voilà comment on traite des affaires si graves; voilà comment on bafoue le gouvernement de la France, sans songer que la famille royale est en otage entre ses mains et que c'est à elle que la Révolution fera expier ces plaisanteries outrageantes.[Lien vers la Table des Matières]
À Coblentz, les princes sont installés au château de Schonbornlurst. Cette résidence que leur a offerte l'électeur est vaste, luxueusement meublée. Ils y vivent avec leur petite cour, le prince de Nassau-Siegen, Calonne, le maréchal de camp baron de Flachslanden, ancien député aux États généraux, qui leur est venu, envoyé par le roi et n'a plus voulu les quitter, ce qui (p. 097) l'a fait tomber en disgrâce aux Tuileries; Conzié, évêque d'Arras, le maréchal de Broglie, à qui a été confiée l'organisation de l'armée des princes; le marquis de Jaucourt, le comte de Vaudreuil, qui forment le conseil de gouvernement. Madame, femme du comte de Provence, occupe une partie du château. Les deux frères se sont partagé le reste. Avec lui le comte d'Artois a ses fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry, que le comte de Sérent, leur gouverneur, lui a amenés. Leur mère est restée à Turin.
Le conseil se réunit tous les jours. Fréquemment, le baron de Duminique, premier ministre de l'électorat, vient prendre part aux délibérations que préside Monsieur. On tient ce personnage pour un homme de ressource. On le sait non moins dévoué que son maître à la cause royale, ce qui ne le sauvera pas des plus acerbes accusations quand, à quelques mois de là, effrayé par les menaces de la France, il poussera l'Électeur à renvoyer les émigrés. Lorsque Catherine accrédite auprès des princes, à titre d'envoyé, le comte de Romanzof; lorsque le roi de Suède envoie auprès d'eux, en la même qualité, le comte d'Oxenstiern, on les admet l'un et l'autre au conseil pour faire honneur à leur souverain. On y admet aussi le chevalier de Bray[22], qui est venu renouveler à Coblentz, au nom des Français engagés dans l'Ordre de Malte, les offres apportées naguère à Turin par le chevalier de Ligondès. En revanche, le comte de Vergennes n'est jamais appelé. Il est ministre du roi de France près de l'Électeur. Cela suffit pour que, quoique passionnément attaché aux princes, il soit tenu en suspicion, mis à l'écart et laissé dans l'ignorance des projets qu'on discute.
C'est d'ailleurs le sort de presque tous les ambassadeurs et ministres du roi, accrédités auprès des gouvernements étrangers. Genêt à Saint-Pétersbourg, Chauvelin à Londres, Noailles à Vienne, Ségur à Berlin, Mackau à Naples, le chevalier de Gaussin à Stockholm, sont frappés de suspicion par le gouvernement de Coblentz. Les frères du roi leur dissimulent tant qu'ils peuvent leurs démarches auprès des cours; ils ne font d'exception que pour le cardinal de Bernis, qui représente la (p. 098) France à Rome, et pour le duc de La Vauguyon, ambassadeur royal à Madrid, qui leur sont tout dévoués. Contre quelques-uns de ces diplomates, la suspicion est légitime. Genêt et Noailles, conviction ou crainte d'être compromis à Paris, se montrent peu complaisants pour les émigrés. Chauvelin, jaloux de gagner les bonnes grâces de son gouvernement, a poussé la platitude à l'excès. Le 17 octobre 1792, après la chute de la royauté, il écrit à son ministre: «J'ai senti combien ma mission avait été agrandie par l'avantage de n'être plus l'organe des intentions douteuses d'un roi au nom seul duquel je pouvais parler et que je retrouvais toujours entre moi et la nation, que seule je voulais servir.» Cette palinodie ne lui conservera pas son poste. Le gouvernement anglais, en apprenant la mort du roi, invitera l'ambassadeur, comme l'a fait Catherine envers Genêt, à quitter le territoire britannique.
On s'explique donc que les princes n'éprouvent que défiance pour des hommes si peu sûrs. Mais, en ce qui touche Vergennes, cette défaveur n'est pas méritée. Elle constitue même une injustice, car, quoique encore en place, il partage les griefs et les espérances des émigrés, se fait leur complice en affirmant à Paris qu'à Coblentz, on ne conspire pas, «bien que sept à huit cents officiers autour des princes puissent faire croire le contraire». Sa disgrâce dure jusqu'au jour où son gouvernement le révoque et lui donne Sainte-Croix pour successeur. Ce jour-là seulement, Vergennes recouvre auprès des princes son crédit perdu.
Dans le conseil, sont discutées les questions politiques, l'organisation militaire, les démarches à faire auprès des souverains, les lettres pour le roi, les marchés à passer, les emprunts à contracter. Là sont nommés les représentants que, faisant acte de souveraineté, les princes, au mépris des ordres de leur frère, accréditent dans les diverses capitales. À la fin de 1791, sont chargés de leurs intérêts, le duc de Polignac à Vienne, le comte Eszterhazy à Saint-Pétersbourg, le duc d'Havré à Madrid, le cardinal de Bernis à Rome, le baron de Roll à Berlin, le baron d'Escars à Stockholm, le baron de Talleyrand à Naples, le marquis de Sérent à Turin, le baron de Castelnau à Berne, le marquis de Larouzière à Ratisbonne, (p. 099) le marquis de La Queuille à Bruxelles. Ce sont là les diplomates de l'émigration, les uns très habiles, les autres incapables, tous assez dévoués pour supporter en silence les avanies auxquelles les expose la fausseté de leur situation, les gouvernements se refusant à entretenir des relations officielles avec eux.
En même temps, les princes ont à compter avec une multitude d'agents secrets, gentilshommes ou plébéiens, qu'ils emploient, les uns hors de France, les autres en France, et dont le nombre, avec les années, va se multiplier. En Savoie, le comte de Narbonne-Fritzlar, le bailli de Villefranche, le comte de Bussy forment des compagnies destinées à grossir l'armée des princes et celle de Condé. Ils reçoivent les officiers et soldats émigrés, leur offrent de les garder dans le corps qu'ils commandent ou de les envoyer à Coblentz ou à Worms. Le comte Thomas de Conway, d'origine irlandaise, maréchal de camp au service de la France et ancien gouverneur de nos possessions des Indes, réside aussi à Chambéry. Il est chargé des affaires du Midi et plus spécialement, de l'insurrection du Vivarais. Elle se prépare, et la première réunion du camp de Jalès en a été le prologue, Conway est secondé par le comte de Saillans, l'abbé de Siran, l'abbé de La Bastide de La Molette, les frères Allier, les frères Froment, d'autres encore qui vont et viennent au péril de leur vie entre les pays étrangers et les contrées dans lesquelles ils opèrent au nom des princes. L'un des Froment est en outre employé en Espagne, un autre à Rome. Imbert-Colomés, maire de Lyon, est aussi un agent royal. Le comte d'Antraigues, ancien député aux États généraux, s'est installé à Venise. Avec le concours de l'ambassadeur espagnol Las Casas, il seconde les soulèvements méridionaux; il cherche à leur assurer la faveur et l'appui du gouvernement de Madrid.
Dans ce groupe innombrable de partisans qui, par dévouement à la cause royale, par ambition ou goût des aventures, se prodiguent pour les princes, figurent encore le marquis de Bésignan, le baron de Saint-Christol, le marquis de Surville, le chevalier de Lamothe. Plus tard, il se grossira de chefs vendéens et d'une multitude d'hommes moins héroïques et moins désintéressés, les uns, négociateurs louches et agitateurs (p. 100) véreux, tels que Fauche-Borel, Montgaillard, Fontbrune, La Maisonfort; les autres, chefs de bande dont l'histoire, qui peut à peine les nommer, ne saurait, faute de documents, reconstituer les actes.
À citer encore les agents de Paris: Despomelles, Le Maître, l'abbé Brotier, Sourdat, La Villeheurnoy, Duverne de Praile. Ceux-là sont entrés en fonctions dès le commencement de 1791. L'ambassadeur d'Espagne à Paris, prévoyant le moment où les événements l'obligeront à quitter la France, les a groupés avec l'aide de d'Antraigues et chargés en son lieu et place, quand il sera parti, d'informer la cour de Madrid de ce qui se passe à Paris. Ils sont en possession de la confiance de Louis XVI. Leurs correspondances sont envoyées à Venise, où le facteur de l'ambassade espagnole va les retirer à la poste, les porte à d'Antraigues qui les met en état d'être envoyées à Madrid et communiquées en même temps aux princes, frères du roi.
L'agence de Paris prendra, avec le temps, une influence décisive sur les affaires de l'émigration. Elle l'exercera jusqu'au jour où le Directoire surprendra son existence et procédera à l'arrestation de ses membres. Cette influence contribuera à accroître les divisions des émigrés. Lorsque le comte de Provence se sera séparé du comte d'Artois, l'agence restera fidèle au premier qui, d'ailleurs, est devenu le roi, et s'attachera à contrecarrer les projets du second. Si, lorsqu'en 1795 l'expédition de Quiberon s'organise, Charette refuse de seconder la tentative de Puisaye, c'est que les agents de Paris se sont entremis pour empêcher un succès qui favoriserait le comte d'Artois au détriment de son frère. Jusqu'à la fin de l'émigration, d'autres agences se formeront à l'exemple de celle de Paris; à Paris même, celle-ci, après avoir disparu, sera peu ou prou remplacée; toutes offriront le plus singulier mélange de braves gens et de coquins, d'hommes intrépides et de lâches, de politiques habiles et de cerveaux extravagants.
Il s'en faut qu'en 1791, les princes aient mis encore en mouvement tout ce personnel. Pour qu'il se développe, se complète et s'étende, il faut le temps, les événements, les circonstances. Mais tel qu'il existe à cette époque, c'est Calonne (p. 101) qui le dirige. Inspirateur des princes, il conseille en leur nom, ordonne, morigène au besoin. Il s'est emparé de tous les pouvoirs, s'impose à Monsieur qui n'a qu'une demi-confiance en lui, mène par le bout du nez le comte d'Artois, qui ne voit que par ses yeux et n'entend que par ses oreilles. Grâce à la faiblesse des uns, à la crédulité des autres, Calonne est le grand maître de Coblentz, ministre de la guerre, ministre des affaires étrangères, ministre de la justice.
Tout lui obéit, l'Électeur lui-même et le baron de Duminique, auxquels il se substitue dans le gouvernement de la principauté. Peu à peu, ils ont abdiqué leur puissance entre ses mains. Prince ecclésiastique, l'Électeur déteste le gouvernement qui a ruiné le clergé et donné à l'Europe de funestes exemples. Les émigrés s'étant déclarés les défenseurs de la religion catholique, cela suffit pour le captiver, pour le rassurer contre les effets du mécontentement de ses sujets qu'épouvante la présence de ces étrangers, dont les intrigues les désignent aux colères de la France.
Calonne nomme à tous les emplois. Il tient une volumineuse correspondance avec le dehors et le dedans. Il reçoit les rapports que des royalistes ardents adressent de Paris ou du fond des provinces. Présomptueux à l'excès, il ne croit qu'à ce qui s'accorde avec ses désirs et ses espérances. Quiconque en arrivant à Coblentz veut être employé doit s'adresser à lui, se faire bien venir de lui. Sa protection tient lieu de tous les mérites à ceux sur qui elle tombe. Seule, elle est efficace, comme seul aussi est tout-puissant le parti de ses créatures. Parmi les émigrés, on en juge ainsi. On sait que les princes ne s'aiment pas, qu'ils se dénigrent dans leur société particulière; que Calonne est l'homme du comte d'Artois, Jaucourt, l'homme de Monsieur, que tous deux, par leurs propos, aggravent et accentuent les dissentiments non avoués qui existent entre les frères du roi. Mais on sait aussi que Jaucourt est sans crédit, que seul Calonne a le pouvoir. Devant lui, le vieux maréchal de Broglie, lui-même, courbe la tête, ce qui fait qu'on le raille dans les salons de Coblentz.
À côté de Calonne, les hommes influents sont les deux Vaudreuil, le comte, membre du conseil, et son cousin le marquis, (p. 102) qui tombe un jour à Coblentz venant de Paris et déclare partout que Louis XVI, malgré les apparences contraires, approuve la conduite de ses frères. C'est aussi le duc de Gramont, chargé, avec le maréchal de Broglie, de l'organisation de l'armée. L'évêque d'Arras, duquel le duc de Lévis dira plus tard «qu'il n'a fait que du mal à son parti», jouit également d'une grande influence. Le baron de Flachslanden, à qui est confiée une partie de la correspondance diplomatique, n'est qu'un premier commis. Il obéit à Calonne, dont la confiance seule lui donne un peu de prestige, après lui avoir fait perdre celle des Tuileries.
Dans les circonstances critiques, quand les délibérations du conseil doivent porter sur quelque objet d'importance, on appelle Condé. Condé est à Worms, logé au palais de l'Électeur, avec son fils et son petit-fils. Sa fille, la princesse Louise de Bourbon, sa maîtresse, la princesse de Monaco, sont logées aux entours de la ville, à portée de son camp. Il vient fréquemment à Coblentz pour quémander des secours ou apporter des avis. Dans l'entourage de Monsieur et du comte d'Artois, on le tient pour peu confiant et même dissimulé. On raconte que, lorsqu'il écrit une lettre importante, il en trace lui-même, de sa main, le brouillon, et en distribue ensuite les morceaux à quatre ou cinq secrétaires qui les recopient séparément, sans savoir ce qui précède ou ce qui va suivre. Mais, en sa qualité de prince du sang, la conformité de ses vues avec celles des frères du roi fortifie l'autorité de ceux-ci. En résumé, on compte dans Coblentz trois partis: celui de Monsieur, celui du comte d'Artois, celui de Condé.
C'est le second qui, par Calonne, dirige tout, est maître de tout. Sur les conseils de Calonne, les princes font revivre le cérémonial de la cour de France, réorganisent la maison du Roi, rétablissent les grandes charges, les pages, les mousquetaires, les chevau-légers, les grenadiers à cheval, les gendarmes, les chevaliers de la Couronne, la compagnie de Saint-Louis, celle des gardes de la porte. Les uniformes sont éclatants. Les gentilshommes qui composent le guet des Gardes sont montés sur des chevaux à courte queue. Ils portent un costume vert, avec parements, revers et collet cramoisi, galonnés (p. 103) en argent. Le marquis du Hallay, le comte de Montboissier, le vicomte de Virieu, le marquis d'Autichamp, le comte de Bussy, le marquis de Vergennes sont à la tête de ces corps d'élite. Le comte d'Avaray et le comte de Damas commandent la maison militaire de Monsieur; le bailli de Crussol et le comte François d'Escars, celle du comte d'Artois. Au fur et à mesure que ces compagnies se constituent, elles sont mises avec solennité en possession du service qui leur est dévolu. Les princes, entourés de ce que Coblentz renferme de plus brillant, leur présentent les officiers qui doivent les commander. L'armée des princes, celle de Condé, sont formées dans les mêmes conditions.
Quant aux soldats, on les recrute un peu partout, comme on peut, à Paris même sous les yeux des clubs et de l'Assemblée nationale. À quiconque veut s'enrôler à Coblentz, le rédacteur de la Gazette de Paris offre une prime de soixante livres. Les volontaires sont d'abord dirigés sur Metz où ils trouvent à l'Hôtel du Faisan les moyens de gagner Coblentz, Worms ou Mannheim. De Paris en Lorraine, on rencontre à chaque pas des déserteurs qui émigrent et ne cherchent pas à le cacher. Leur audace oblige à des mesures de rigueur; des ordres sont donnés pour leur barrer la route. Mais le plus souvent, ils parviennent à les déjouer et à passer la frontière.
Aucun émigré en état de porter les armes ne peut séjourner à Coblentz, s'il ne se fait inscrire chez le duc de Gramont, en sollicitant un emploi militaire. Il en est de même à Worms, où le marquis de Bouthillier, major-général, reçoit les engagements. Dans ces deux villes, on compte jusqu'à vingt mille hommes enrôlés ou prêts à s'enrôler. Le malheur est que tout le monde veut être officier et personne soldat, bien que les volontaires touchent quarante-cinq livres par mois dans l'infanterie, soixante-quinze dans la cavalerie, et que l'on accorde en supplément aux plus pauvres la solde abandonnée par les plus riches. Si l'on cédait à toutes les ambitions, il n'y aurait que des états-majors.
Calonne imagine alors de mettre en vente les grades, et de débiter à haut prix les brevets. Il en résulte autour des princes des mesquines jalousies, des basses intrigues, des critiques (p. 104) véhémentes. On accuse Calonne de dépouiller les serviteurs du roi, de repousser les dévouements qui viennent s'offrir, témoins ces gentilshommes réfugiés à Berne, qui demandent des armes et du pain, et qu'on renvoie, parce qu'ils ne peuvent payer les emplois qu'ils sollicitent.
Bientôt ces armées si brillamment organisées cessent de recevoir leur solde. Les princes, à bout de ressources, se trouvent impuissants à leur épargner les angoisses de la misère. L'Électeur de Trêves se voit contraint de faire distribuer aux corps cantonnés sur son territoire des rations de pain et de viande. Les infortunés qu'on a leurrés de l'espoir d'une marche prochaine vers la France, piétinent sur place, campés dans la boue, sous le froid et la pluie, mal nourris, mal vêtus, mal chaussés. On leur fait prendre patience en leur annonçant des subsides de l'Impératrice de Russie. Mais quand ces subsides arrivent, l'emploi en est déjà réglé. L'entretien de la maison des princes et de leurs représentants à l'étranger en absorbe la plus grande part.
Au camp de Worms, la détresse est encore plus affreuse. À la fin de 1791, au commencement de 1792, lorsque, à la requête de la France, les soldats de Condé sont obligés de s'éloigner, on les voit, par le plus rude hiver, errer dans les margraviats de Bade et dans le Brisgau, repoussés de partout, en proie à de si cruels supplices, que plusieurs cherchent dans une mort volontaire la délivrance. Condé écrit à Calonne lettres sur lettres, demande du secours, se plaint d'être oublié. Et Calonne de répondre «au cher Josias»—c'est le nom qu'il donne au prince—pour lui exposer que lui-même est sans le sou, et pour l'exhorter à la patience, comme si l'on pouvait patienter quand le pain manque. Cette accumulation de troupes, leur infortune, leur inaction engendrent bientôt l'indiscipline. Il faut créer une police, interdire le jeu, disperser les réunions bruyantes, réprimer les propos calomnieux. Près de deux cents gentilshommes sont chassés de l'armée ou enfermés dans la forteresse de la Chartreuse et dans les prisons de Coblentz. On dirait que la Bastille n'a été détruite à Paris que pour être rebâtie aux bords du Rhin. Seulement ici, c'est l'Électeur de Trêves qui délivre les lettres de cachet, à la requête de Calonne, presque sur son ordre.
(p. 105) À Coblentz, la politique est brûlante, acerbe, agressive. Elle tient ses assises au café des Trois-Couronnes, où vient pérorer chaque jour Suleau, le journaliste de l'émigration, l'éditeur du journal des princes[23], l'oracle des exaltés. Là, dans le bruit des conversations et des querelles, il récite les articles qu'il publiera bientôt dans sa gazette, articles que Calonne est obligé de désavouer, tant sont ardentes et violentes les diatribes qu'ils fulminent contre les gouvernements qui tardent à porter secours. Les propos du fougueux pamphlétaire trouvent de l'écho parmi ses auditeurs. Ceux-ci discutent les chances de la République. Ils sont convaincus que le premier coup de canon emportera ce régime abhorré, ouvrira aux émigrés la route de Paris. Ils ne parlent que de partages et de vengeances. Ils constitueront un ministère, et se feront restituer leurs antiques privilèges. Dans les paroles éclate le mépris des nobles entre eux, l'hostilité sourde de la noblesse de province contre la noblesse de Versailles, des émigrés courtisans contre les émigrés soldats, et par-dessus tout, la haine de Coblentz pour les royalistes modérés, les monarchiens, comme on les appelle, qu'on enveloppe dans la même animadversion que les jacobiens. On se répand en atroces calomnies sur eux, sur le roi, sur la reine, sur les personnages de l'entourage des princes. Le roi a osé se plaindre de ce que ses frères agissent sans son aveu, ne tiennent aucun compte des dangers qu'il court, et cherchent à organiser une régence. La reine a dit qu'elle aimait mieux être la mère d'un roi constitutionnel que la femme d'un roi pourvu d'une tutelle. Ces propos leur sont imputés à crime. On leur reproche de considérer les succès possibles des émigrés comme des chaînes qu'une fois rétabli sur son trône, Louis XVI ne pourrait secouer. Crimes aussi sa condescendance envers l'Assemblée nationale, son dessein d'adhérer à la Constitution que celle-ci vient d'édicter; crimes enfin, les ordres qu'il envoie aux princes, et dont ceux-ci ne tiennent aucun compte.
On comprend dans les mêmes anathèmes ceux qui veulent deux Chambres, un roi sans pouvoir, un gouvernement comme (p. 106) en Angleterre. Les auteurs de ces violences ne s'entendent que pour conspuer la Constitution. Dès qu'il s'agit d'étudier un autre système, ils se divisent et justifient le mot de Mercy: «Pour juger sainement les affaires françaises, il ne faut prêter l'oreille à aucun parti, parce qu'ils sont tous aveuglés par leur intérêt ou leurs passions ... Leur plus grand défaut, c'est d'être dans un état de dissolution politique; ils sont plus exagérés et plus absurdes que les jacobins.»
L'Empereur, le roi de Prusse, Monsieur, ont leur part dans les amères critiques dont les espions de Paris recueillent les échos. Les émigrés accusent, non sans raison, l'Empereur de vouloir les perdre: «Il ne serait pas fâché de trouver un prétexte pour démembrer la France, en poussant l'anarchie à son comble.» Au roi de Prusse, ils reprochent de se laisser approcher par des hommes séduisants et dangereux, ces monarchiens aussi criminels que les démagogues; à Monsieur, ses irrésolutions, celles de ses partisans, leur déférence pour les idées des Tuileries. Jaucourt, le partisan passionné de Monsieur, est pris à partie. Parce qu'il ne partage pas toutes les idées de Calonne, un gentilhomme corse lui jette au visage qu'il n'est qu'un espion aux gages de Paris, et s'attire, par cette algarade, une rigoureuse mise aux arrêts.
C'est encore au café des Trois-Couronnes que s'alimente la chronique scandaleuse. Si l'on exalte Calonne, c'est pour dénigrer Breteuil. On attaque celui-ci jusque dans sa vie privée. On commente la liaison de sa fille, Mme de Matignon, avec d'Agoult, l'évêque de Pamiers; la sienne, avec la sœur du même évêque, le tout émaillé de détails abominables.
Pour être moins bruyants, les propos des salons ne révèlent pas plus de bienveillance. On se réunit chez Mme de Calonne, qui donne des «petits dîners charmants», nous dit le chevalier de Bray, envoyé de l'Ordre de Malle, en sortant, le 25 novembre 1791, de chez Calonne où il a dîné en très aimable et très noble compagnie; chez Mme de Caylus; chez Mme d'Autichamp; chez Mme de Marsac, qui ne reçoit que des hommes, ailleurs encore. Chaque jour, ce sont fins repas, thés, concerts, voire représentations, tout comme à Paris. Les personnages admis à ces réunions sont triés sur le volet. Mais l'éclat de leur (p. 107) nom et de leur rang ne les rend pas plus raisonnables que le commun des émigrés. Ils ont les mêmes préjugés, se leurrent des mêmes espérances, nourrissent les mêmes haines. Ils ne diffèrent d'eux que dans l'expression de leurs sentiments.
En tous ces endroits on ne fait pas l'opinion; on la subit. Elle arrive toute faite de chez Mme de Balbi, la préférée de Monsieur; de chez Mme de Polastron, la favorite du comte d'Artois; ou enfin de chez la princesse de Monaco, l'ancienne et toujours amie du prince de Condé. On peut dire d'elles qu'elles sont les trois reines de l'émigration. Louise de Polastron, née de Lussan d'Esparbès, est une jeune femme douce, simple, modeste, fuyant l'intrigue et aimant sincèrement le comte d'Artois qui le lui rend bien. Sous un visage dont le regard forme la principale beauté, elle cache une âme de feu. Livrée à elle-même, elle ne serait qu'une charmeuse. Mais son entourage l'excite contre Mme de Balbi qui la jalouse. La rivalité des deux maîtresses devient bientôt une des préoccupations des émigrés.
Mme de Balbi a trente-huit ans. Elle est fille du marquis de Caumont La Force, femme d'un riche Génois, devenu fou, et qu'elle a quitté pour ce motif en juillet 1780. Elle est dame d'atours de la comtesse de Provence, depuis la retraite de la duchesse de Lesparre, dont la survivance lui avait été accordée par Monsieur, et qui donna sa démission à ce propos. On dit qu'elle n'est pour ce prince qu'une amante platonique, et que ses faveurs appartiennent au beau Jaucourt, un homme à femmes, celui-là dont la main mutilée rappelle l'héroïsme avec lequel il se coupa deux doigts pour sauver l'honneur et la vie de la comtesse de Châtre. Au contraire de Louise de Polastron, Mme de Balbi est intrigante, ambitieuse, avide, mêlée à tout, appliquée à se mêler de tout. Dans le monde qui vit autour d'elle, un homme l'a devinée. C'est le comte de Romanzof, envoyé de Catherine dans le cercle du Haut-Rhin, et qu'elle a chargé de la représenter auprès des princes. Il a compris quel parti il pourrait tirer de cette favorite, quelle influence il pourrait exercer grâce à elle. Il en a fait son amie, et lui doit, non moins qu'au prestige de sa souveraine, de devenir l'homme le plus puissant de l'émigration en Allemagne. «Son hôtel ne (p. 108) désemplit pas; sa présence est une consolation et un secours en même temps qu'elle en impose aux autres puissances.» C'est le chevalier de Bray qui le constate, plus indulgent pour elle que ne l'est le comte de Woronzow, ambassadeur russe à Londres, qui la considère comme une «impertinente intrigante».
La princesse de Monaco est une Brignole. Elle a conservé, malgré son âge, les restes de la plus magnifique beauté. Elle est auprès de Condé depuis vingt-deux ans. À la suite d'un duel et d'un procès scandaleux, elle ne l'a plus quitté. Ils ont mis en commun leurs deux existences. Elle le rejoint dans ses quartiers d'hiver. On dit qu'il l'a épousée[24]. Femme légitime ou non, elle est pour lui une compagne dévouée et tendre. Elle l'aide de ses revenus; quand ils sont épuisés, elle vend ses diamants, se sacrifiant à ce point que le duc d'Enghien, qui d'abord la voyait avec défiance, finit par concevoir pour elle une filiale affection.
De ces trois «divinités», on les désigne ainsi, une seule exerce sur les émigrés une réelle influence, une influence politique. C'est Mme de Balbi. En arrivant à Coblentz, au moment où elle se préparait à le rejoindre à Paris, Monsieur l'a installée dans une maison de plaisance sur la route de Schonbornlurst. Elle y passe tout le temps de son séjour à Coblentz, même quand Monsieur et son frère viennent, pendant l'hiver, se loger en ville. Elle y reçoit la plus brillante société, «un petit nombre de jeunes gens bien impertinents, les matadors de la cour, et les ministres étrangers».
Chaque soir, quand elle est rentrée chez elle, en venant de chez Madame, où son service l'a retenue une partie du jour, elle trouve son salon plein. Elle fait sa toilette devant tout le monde, changeant si vite chemise, bas et robe «que personne ne voit rien». Monsieur arrive, après avoir laissé son frère à la porte de Mme de Polastron. Alors on soupe. Après le repas, (p. 109) Monsieur s'assied au coin de la cheminée, l'extrémité de sa canne dans son soulier, et se prodigue en bons mots, en anecdotes, en piquantes railleries sur les hommes et sur les événements. Quand il s'est retiré, une partie des assistants se met au jeu, tandis que les autres discutent plus ou moins gravement les problèmes de la politique.
Mme de Polastron, qui vit plus renfermée, critique «tout cet étalage». La princesse de Monaco n'est pas plus bienveillante pour le salon de Mme de Balbi, quoique le sien soit au même degré un foyer d'intrigues et de tracasseries. Mais les malicieuses remarques de deux des favorites ne peuvent rien contre la troisième. On la sait toute-puissante sur Monsieur, et si funeste est son pouvoir que le chevalier de Bray, en le constatant, s'écrie: «Il ne faudrait pas de femmes ici!» Quant à Calonne, au milieu de ces influences contraires, il se meut à l'aise avec la sérénité d'un dieu qui ne daigne pas regarder à ses pieds.
Indépendamment des émigrés fixés à Coblentz, il en vient un grand nombre qui ne font qu'y passer, et ne s'y arrêtent qu'afin de voir les princes. Il arrive des émissaires de France, des délégués des provinces méridionales, ceux du Dauphiné, de l'Auvergne, des Cévennes et du Languedoc. Ils quémandent des secours pour leurs entreprises, exposent des plans, attendent des ordres. Viennent aussi des envoyés de Louis XVI, chargés de missions officielles ou secrètes. Parmi ces allants et venants, se glissent des espions jacobins, des juifs à mine sordide, attirés par l'espoir de surprendre quelque gros secret, ou de vendre des chevaux, des munitions et des armes. À signaler aussi des étrangers qu'anime le désir désintéressé de rendre service, comme le fils d'Edmond Burke, qui vient mettre à la disposition des princes l'appui de son père auprès de William Pitt.
Tout arrivant se préoccupe d'être présenté aux frères du roi. Les audiences, ordinairement, ont lieu le matin, après un premier travail auquel, isolément ou en commun, ils se sont livrés avec Calonne ou tout autre de leurs conseillers, les après-midi et les soirées étant consacrées aux visites chez l'Électeur, aux promenades, dîners, réceptions d'apparat ou à de longues stations chez les maîtresses. Les princes reçoivent de préférence (p. 110) les voyageurs qui viennent de Paris, les interrogent sur la situation de la famille royale, sur l'état de l'opinion, sur les sentiments de l'Assemblée. Mais il est rare qu'on leur réponde avec sincérité. Même dans l'exil, on les traite comme des princes en possession de leur puissance. On les trompe afin de leur plaire. On leur dit que la France est prête à se soulever pour eux. Ils le croient. L'affluence des gentilshommes qui accourent sous leurs drapeaux est bien faite pour encourager leur crédulité et leurs illusions. Ils ne voient pas que les émigrés, appartenant à une caste proscrite, ont intérêt, en venant les entourer, à les ménager, à les flatter. C'est ainsi que de mensonges en mensonges, et d'erreurs en erreurs, on les conduit au précipice.[Lien vers la Table des Matières]
Au grand dépit de ses frères, Louis XVI avait ratifié la Constitution, et fait part à toutes les puissances des motifs par lesquels il s'était déterminé à l'accepter. Cette constitution, si contraire à ses vues, bouleversait de fond en comble la vieille charte de la France; elle détruisait tous les privilèges établis par l'ancien régime; elle créait des innovations que le roi considérait comme fatale à sa couronne; elle stipulait enfin au profit de la nation des droits que celle-ci n'avait conquis qu'aux dépens du pouvoir royal. C'était une œuvre réformatrice, mais aussi une œuvre révolutionnaire à laquelle aucun monarque de droit divin n'aurait pu obéir sans la maudire. Mais comment s'y dérober? Cela apparaissant comme impossible, il fallait bien se résigner à la subir. Louis XVI s'y était résigné, non sans conserver l'espoir d'en secouer plus tard le joug, et avec la volonté d'en tirer parti, sur-le-champ, pour améliorer sa situation. Quoi qu'il en pensât, il ne pouvait méconnaître que la dure loi qu'on lui imposait lui offrait une chance d'échapper (p. 111) aux violences populaires comme à la tyrannie des émigrés, toujours absolus dans leurs revendications, et à la cruelle nécessité d'appeler à son secours des armes étrangères.
«Chacun blâme quelques articles de la Constitution, écrivait-il à ses frères, et cependant tous espèrent une véritable félicité de l'ensemble de cette même Constitution. Je me suis convaincu qu'en essayant de la renverser, je soulèverais un orage incalculable. Il faut qu'ils en fassent eux-mêmes l'expérience; alors ils reconnaîtront promptement leur erreur. Je suis décidé à prolonger une situation bien pénible pour moi, et j'exige de vous que vous appuyiez mes plans avec une entière résignation. Vous avez des motifs nombreux d'irritation; vous avez beaucoup souffert. Mais moi, ai-je eu d'heureux jours?»
Ce langage qu'il tenait dans une lettre secrète exprimait avec sincérité sa pensée. Oui, il voulait l'user promptement, cette charte abominable; oui, il rêvait de l'abolir quand le peuple en serait lassé. Mais il la préférait encore à la guerre civile, et quand il réclamait de ses frères une obéissance égale à la sienne, quand il les rappelait auprès de lui, quand il adjurait les émigrés de rentrer dans leur patrie, encore qu'il fût permis à ceux-ci de penser qu'il ne leur parlait en ces termes que pour tromper ses geôliers et calmer leurs défiances, il émettait un vœu dont la réalisation lui eût été douce, à la condition cependant qu'il ne restât plus au delà des frontières un seul proscrit, et qu'en rentrant tous en masse, ils fissent disparaître la principale cause des colères de la rue.
Ce qu'il pensait de la Constitution nouvelle et de la nécessité de s'y résigner, les royalistes restés en France, les émigrés qui se décidaient à y rentrer, le pensaient aussi pour la plupart. Un correspondant du prince de Condé s'élevait avec sagesse contre les bruyantes et périlleuses protestations dont, parmi les émigrés, elle était en ce moment l'objet:
«... On est dans l'erreur, si l'on croit que, pour amener le pays entier à une contre-révolution absolue, il faille leur parler contre la Constitution. La plupart d'entre eux l'aiment encore, et sont assez aveugles pour entendre avec plaisir les mots: Égalité et Liberté; ils ont la folie d'y croire. Le seul et unique moyen de faire de tous les habitants une armée invincible, c'est (p. 112) de ne leur parler que de la religion, et j'irai plus loin: une croisade annoncée par des signes extérieurs sur chaque catholique vous donnerait sur-le-champ une armée formidable. Je puis me tromper, mais je crois que c'est le seul moyen d'enchaîner ces braves gens à notre cause. Il faut néanmoins mettre beaucoup d'adresse dans la manière de les y amener, mais une fois à ce point, on les conduira à tout[25].»
Mais les émigrés étaient bien loin de vouloir se rendre à ces raisons. Le décret prononçant la confiscation des biens de ceux d'entre eux qui persisteraient à résider à l'étranger en décidait, il est vrai, un certain nombre à rentrer en France. Mais outre que leur obéissance n'allait être payée que par les rigueurs dont leur isolement les rendait l'objet, et faire d'eux des boucs émissaires, à Coblentz et à Worms, on leur imputait à crime le désir de sauver leurs biens, auquel ils obéissaient. Le correspondant de Condé, que nous avons déjà cité, traduisait le sentiment de ceux qui ne rentraient pas, lorsqu'il disait dans la même lettre:
«Je conçois qu'il peut en coûter de se voir ainsi dépouiller de ses biens par une horde de brigands; mais il me semble que quand on s'est décidé à sortir du royaume, on doit avoir fait ses réflexions, et le résultat a dû être d'être résigné à tout, et de ne pas s'exposer à donner à l'Europe le scandale de voir des Français abandonner les drapeaux de l'honneur et de la fidélité, pour courir après des biens que, malgré leur pusillanimité, ils ne sauveront pas pour le moment; ils en seront punis par le peu de considération qu'ils conserveront parmi les honnêtes gens, et le mépris qu'ils obtiendront de la part des méchants; il vaut mieux vivre pauvre et honoré, que de conserver une fortune aux dépens de l'honneur. Au surplus, le départ de ces égoïstes ne saurait alarmer: quand on est assez faible pour abandonner le poste de l'honneur pour courir après la fortune, il est à croire qu'on aurait mal défendu une cause qu'on abandonne aussi aisément ...»
Quoi qu'il en soit, irrités par la faiblesse de leur frère, les princes adressaient aux puissances étrangères des appels plus (p. 113) pressants. Tandis que le roi et la reine, impuissants à pacifier la France, se plaignaient de ces menées, déclaraient que l'entêtement des émigrés paralysait leurs efforts, ceux-ci s'attachaient avec plus d'ardeur à fomenter la guerre étrangère, à déchaîner la guerre civile dont Marie-Antoinette ne cessait de répéter qu'elle perdrait à jamais la monarchie.
«Ni guerre civile seule, disait Louis XVI, ni guerre civile avec la guerre étrangère, ni une régence qui créerait des conflits entre les princes et l'Assemblée, mais un Congrès formé des représentants des puissances, appuyé sur des forces imposantes, tenant un langage ferme et modéré, déclarant que les souverains ne veulent pas intervenir dans le gouvernement de la France en ce qui ne concerne point les relations de la France avec eux, et qu'ils ne veulent traiter qu'avec le roi et avec lui seul.»
Il n'y a pas lieu de rechercher ici si cette politique était sage, si elle était prudente, si elle avait chance d'aboutir. Ce qu'il faut constater, c'est que les princes la répudiaient, la qualifiaient de pusillanime et d'humiliante. C'est l'invasion qu'ils voulaient, l'invasion poussée jusqu'à Paris, leur en frayant la route, chassant l'Assemblée, châtiant les rebelles, rétablissant l'ancien régime dans toute sa pureté. Et si violentes éclataient alors leurs stériles revendications que Marie-Antoinette, même aux heures de détresse et de découragement, quand il lui était démontré que l'Europe ne voulait pas porter secours aux Bourbons, persévérait dans la résolution de ne recourir jamais aux émigrés, desquels elle redoutait un «esclavage pire que le premier», et préférait courir l'aventure d'une nouvelle tentative d'évasion. Entraînée par l'horreur qu'ils lui inspiraient, elle écrivait à l'Empereur son frère pour désavouer tout ce que le comte d'Artois avait fait et dit à Pilnitz.
Elle lui mandait le 4 octobre:
«Je pense qu'un premier point est de régler la conduite des émigrants. Je peux répondre des frères du roi, mais non de M. de Condé. Les émigrants rentrant en France en armes, tout est perdu. Il serait impossible de persuader que nous ne sommes pas de connivence avec eux. L'existence d'une armée d'émigrants sur la frontière suffit pour entretenir le feu, et fournir (p. 114) un aliment aux accusations contre nous. Un Congrès faciliterait les moyens de les contenir.»
L'idée d'un Congrès avait un moment occupé les puissances. Mais ce ne fut que le caprice d'un jour. L'Empereur proposa de composer le Congrès avec les ambassadeurs accrédités à Paris et de les réunir à Aix-la-Chapelle. La Prusse, l'Espagne, la Sardaigne, les Deux-Siciles parurent disposées à s'y faire représenter «à la condition, disait la Prusse, qu'il sera appuyé par une armée». Le roi de Suède manifesta avec ostentation la volonté d'y prendre part. L'impératrice Catherine approuva ces préparatifs, tout en alléguant qu'elle n'avait pas de troupes disponibles. Les choses en étaient là, quand brusquement, tout fut suspendu par l'adhésion qu'avait donnée Louis XVI à la Constitution. L'empereur Léopold, qui n'était entré dans l'affaire que contraint et forcé, saisit cette occasion d'en sortir. Il déclara que «la crise était finie», que les émigrés devaient retourner en France, ajoutant du même coup qu'il ne pouvait plus être question d'accorder des secours de troupes ou d'argent. Il fit part de ses résolutions aux princes, et leur déclara qu'il ne voulait désormais que favoriser «une marche d'amendement», qui semblait la plus désirable comme la mieux appropriée aux circonstances.
«Non seulement je sais que le roi, mon beau-frère, a sérieusement accepté la Constitution et répugne à tout projet de contre-révolution, mais je le sais de source certaine, Vos Altesses le savent aussi. Il vous a communiqué ses dispositions véritables par un Mémoire secret, qui renferme, sur le parti qu'il a pris, des motifs et des arguments supérieurs à tous ceux qu'on allègue en faveur du contraire. Or, je partage le vœu et l'espoir du roi de ramener la tranquillité et l'ordre et d'acheminer les amendements futurs par les voies de la douceur, de la confiance et de l'expérience, et je suis convaincu avec ce prince que des mesures violentes, loin de promettre plus d'effet, plongeraient le roi et sa famille dans les dangers les plus certains, et la France dans un abîme de maux et d'horreurs ... Il se comprend sans mystère que je ne puis préférer d'autre cause à celle du roi, quelque intérêt qu'elle m'inspire d'ailleurs, et qu'ayant élevé ma voix et promis des secours à l'appui du souverain (p. 115) de la France, je manquerais à l'objet et au but de mes engagements en contrariant ses volontés et ses vues et en l'exposant à de nouveaux périls.»
Du fond de sa prison des Tuileries, Louis XVI ne put réclamer contre l'abandon du projet de Congrès. Mais les princes, toujours à la poursuite d'une politique plus active et plus militante, rappelèrent les prétendus engagements pris envers eux à Pilnitz. Ils se plaignirent d'être traités comme des enfants. Léopold fit la sourde oreille, heureux de s'être dérobé une fois de plus à ce qu'on attendait de lui, justifiant le mot de la reine de Naples: «On ne peut rien en faire qu'en le violant.» On touchait alors à la fin de septembre 1791. De Vienne, Polignac désespéré écrivait: «Tout se ralentit et sera rejeté au printemps si l'impératrice Catherine n'intervient pas.»
Mais celle-ci, quoique animée pour la cause royale d'un bon vouloir dont elle avait donné des preuves non équivoques, entendait choisir l'heure et le moment d'intervenir par les armes. Après n'avoir songé pendant longtemps qu'aux affaires de Turquie, elle ne songeait maintenant qu'à celles de Pologne dont elle comptait tirer encore meilleur parti. Prête à favoriser des combinaisons qui ne l'obligeraient pas à combattre, elle allait pendant longtemps décliner toute participation aux actions décisives.
Le comte Eszterhazy, étant arrivé à Saint-Pétersbourg, le 14 septembre, reçut d'elle l'accueil le plus bienveillant. Elle lui annonça qu'elle venait d'envoyer aux princes deux millions et d'accréditer auprès d'eux, en qualité de représentant, le comte de Romanzof. Elle lui promit de ne pas s'en tenir là, le mit en présence du comte de Saint-Priest venu dans ses États, comme envoyé du roi de Suède, pour plaider la cause de la monarchie française, le recommanda au comte de Cobenzl accrédité près d'elle en qualité d'ambassadeur de l'empereur d'Autriche, se donna toutes les apparences du plus ardent dévouement, allant jusqu'à ne plus recevoir le chargé d'affaires de France et se prodiguant en bonnes paroles. Mais elle écarta toutes les demandes qui tendaient à la jeter dans la coalition naissante. Eszterhazy ne fut pas plus heureux que Saint-Priest dans ses démarches. Elle leur objectait sans cesse ses difficultés avec la (p. 116) Pologne et avec les Turcs. Elle voulait finir de ce côté avant de rien entreprendre ailleurs et ajournait ses résolutions au printemps suivant. Mais alors même qu'elle traînait les choses en longueur, elle le faisait avec tant de bonne grâce et d'habileté que ni l'agent des princes, ni celui du roi de Suède, ni ceux qui vinrent ultérieurement seconder ou continuer leurs efforts, ne perdirent jamais l'espoir d'un secours effectif.
Telle fut sa tactique pendant plusieurs années. Lorsqu'elle venait de se décider enfin à prendre les armes, elle mourut. Il suffit d'exposer sa conduite pour faire comprendre combien eurent à souffrir ceux à qui elle promettait sans cesse plus qu'elle ne voulait tenir, les aidant d'ailleurs de sa bourse avec assez de générosité, mais ne se gênant pas, si elle avait à se plaindre d'eux, pour le leur dire, témoin ce billet, écrit de sa main en novembre 1791, et transmis aux princes à Coblentz: «Si M. de Calonne continue de faire comme il fait, nous finirons par nous brouiller: 1o Il se sert de mon nom sans ma permission pour emprunter; 2o Il parle à la cour d'Espagne de transports de troupes, ce que je n'ai jamais dit ni promis.»
À Coblentz, l'angoisse est poignante dans les derniers mois de l'année 1791. Tout manque à la fois aux princes: l'argent, l'influence, des armes, la confiance de leur frère, la sympathie des populations au milieu desquelles ils vivent. L'Autriche et la Prusse continuent à se jouer d'eux. L'attitude de l'Espagne reste louche. Catherine n'est prodigue que de bons procédés. Quant aux puissances secondaires, qui se disent disposées à les servir, elles déclarent ne pouvoir rien si quelqu'un des grands potentats du Nord ne prend l'initiative de la partie. Dans les réticences avec lesquelles on accueille leurs requêtes, c'est l'influence de la cour des Tuileries que les frères du roi persistent à voir. C'est elle qu'ils accusent d'être la cause de leurs échecs successifs. Ils ne peuvent jeter un regard autour d'eux sans constater le pénible abandon dans lequel les laissent les cours.
«C'est une chose bien étrange et bien révoltante, s'écrie Calonne, que les Bourbons soient traités comme gens sans aveu et ne trouvent pas où reposer leur tête tranquillement ... (p. 117) Nous sommes dans un moment bien critique et bien cruel. On traite les Bourbons et les gentilshommes français comme des Juifs errants. Le prince de Condé n'a plus ni feu ni lieu. Il est exactement courant les chemins, par vaux et montagnes, depuis qu'il a été successivement congédié de Worms et d'Ettenheim. La noblesse donne l'exemple d'une résignation héroïque et touchante au milieu des tourments contraires et des déplacements pénibles qu'on lui fait subir. Quand donc cela finira-t-il? Si nos augustes en étaient victimes, ce serait la honte de tous les trônes et vraisemblablement le signal de leur renversement.»
En décrivant la misère des émigrés, Calonne n'exagérait pas. Leur situation était devenue intolérable, et malheureusement elle allait s'aggraver de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, en grossissant sans cesse le cortège de maux, attaché à leurs pas.[Lien vers la Table des Matières]
Le 14 novembre 1791, les princes chassés du château de Schonbornlurst par l'hiver, et installés en ville, voient arriver dans leur petite maison, le baron de Duminique, ministre de l'Électeur. Il est pâle et tout effaré. Il a reçu du comte de Vergennes, représentant du roi Louis XVI, une note en laquelle ce diplomate, par ordre de son gouvernement, se plaint des rassemblements de Coblentz, et invite l'Électeur à les disperser.
Ce qui s'est passé, on le devine. Les rassemblements qui se sont formés sur les frontières du Rhin ont exaspéré la population de Paris, à qui est arrivé l'écho de leurs menaces. Elle accuse les émigrés de s'organiser pour la guerre, d'acheter des armes, des munitions, des chevaux, d'enrôler des soldats, d'inonder la France de manifestes et de pamphlets. Et malheureusement (p. 118) ces accusations sont fondées. Devant l'émotion de Paris, le roi a enjoint à ses frères de venir reprendre leur place auprès de lui. Ils se sont gardés d'obéir, convaincus, non sans raison, que Louis XVI, malgré les apparences de son langage, ne souhaite pas leur retour. Les émigrés, mis comme eux en demeure de rentrer en France, ont imité leur résistance. Devant cette révolte, l'Assemblée législative a pris le parti de sévir.
Déjà l'Assemblée constituante à laquelle elle succède et qui s'est dissoute le 30 septembre, après avoir voté la Constitution et reçu le serment du roi, avait décrété avant de se séparer «que tous ceux qui ont protesté contre quelques-unes de ses opérations seront à l'avenir incapables d'aucune espèce de service». La Législative est plus précise et plus expéditive. À partir de novembre 1791, elle vote contre eux des lois que la Convention aggravera et qui, jusque sous le Consulat, recevront leur application. Ceux «qui se rassemblent au delà des frontières» sont déclarés passibles de la peine de mort. Leurs parents, s'ils ont plus de dix ans et s'ils communiquent avec eux; leurs débiteurs, s'ils commettent l'imprudence d'acquitter leurs dettes, sont exposés à la même peine. Des primes sont accordées aux dénonciateurs; les mariages des émigrés sont dissous par l'émigration, leurs biens confisqués. Ces biens sont évalués à plus de quinze cents millions; à savoir: les propriétés douze cents, et les valeurs mobilières trois cents. Il est vrai que, pour arriver à ces chiffres, il a fallu doubler les évaluations à raison de la perte d'au moins cinquante pour cent que subissent les assignats[26].
En même temps qu'elle entrait ainsi dans la voie des rigueurs, l'Assemblée a exigé du gouvernement qu'il mît les princes Électeurs des bords du Rhin en demeure de disperser les rassemblements qui se sont formés dans leurs États. C'est cet ordre transmis au nom de Louis XVI qui vient d'exciter à Coblentz le trouble et l'indignation. Pendant trois jours, les princes, leur oncle qui leur donne asile, leurs conseillers, Vergennes (p. 119) lui-même qui se désespère d'avoir été contraint de leur transmettre cet ordre comminatoire, demeurent irrités et anxieux. Pendant ces trois jours, on discute vingt plans, sans en arrêter aucun. Par malheur, la nouvelle s'est répandue parmi les émigrés où commence à régner une fermentation dangereuse. Ils maudissent leur roi assez faible pour se prêter à des menaces contre ses plus fidèles sujets. Ils fulminent contre l'égoïsme de l'Autriche qui ne porte pas secours à la noblesse de France. Les plus ardents parlent de courir aux frontières, de tenter un coup de désespoir. Au milieu des groupes qu'ils forment dans les rues, dans les cafés, circulent, mécontents et effrayés, les notables habitants de la ville, qui s'inquiètent des menaces de la France, redoutent une invasion et parlent d'aller exiger de l'Électeur le renvoi de ces Français qui vont attirer sur eux des maux incalculables.
Le 17 novembre, autre événement. Dans la soirée arrive de Paris un courrier. Il apporte aux princes une lettre de Louis XVI. Il y est dit que c'est uniquement par considération pour eux qu'il a différé de sanctionner le décret sur les émigrés. Il leur ordonne de revenir près de lui. S'ils s'y refusent, ils seront responsables des malheurs qu'une obstination mal placée ne manquerait pas d'entraîner. Les princes sont indignés. Ils s'avisent tout à coup que l'adresse de ce message n'est pas libellée conformément à l'étiquette et aux usages de la cour, qu'ils ne sont pas traités en frères dans le texte de la lettre, mais en étrangers. Sous ces prétextes, ils sont au moment de la refuser, en alléguant qu'elle ne saurait leur être destinée. Sur les instances de Vergennes, ils se décident cependant à la recevoir. Mais Monsieur fait remarquer, non sans raison, qu'il est bien extraordinaire qu'on invite les gentilshommes à rentrer dans le royaume au moment où s'exercent contre ceux qui ne l'ont pas quitté, à Caen notamment, d'épouvantables violences.
—En écrivant cette lettre, le roi n'était pas libre! s'écrie-t-il, et nous sommes trop ses fidèles sujets pour obéir à des ordres extorqués par la violence. Voilà ce que nous répondrons.
Cet incident accroît l'exaltation générale. Le lendemain, (p. 120) parvient directement à la chancellerie de l'Électeur de Trêves un office du ministre des affaires étrangères de France. Ce document confirme la note remise par Vergennes. Il porte que «Sa Majesté voit avec peine les rassemblements qui se font à Coblentz. Elle sait que les émigrés s'arment pour envahir le royaume, que l'Électeur favorise leur desseins et qu'ils tiennent des propos insultants pour le régime qu'ont choisi les Français.»
Cette fois l'accusation est directe et précise, non moins formelle l'invitation adressée par le roi à l'Électeur de ne pas persévérer dans une conduite «qui donne de l'ombrage» et d'avoir à faire cesser des désordres dont la responsabilité, s'ils se prolongeaient, retomberait sur ceux qui les auraient provoqués ou favorisés. Quelque accablante que soit cette injonction, les princes, à qui le baron de Duminique s'est hâté d'en donner connaissance, se déclarent résolus à n'y pas céder, si l'Électeur, leur oncle, ne les y contraint pas. La veille, ils étaient moins disposés à la résistance. Mais, ce jour-là, ils ont appris que le roi de Suède, pour témoigner publiquement de l'intérêt qu'il leur porte, vient d'accréditer auprès d'eux un représentant. C'est de cet événement qu'ils tirent toute leur énergie.
L'envoyé suédois arrive le 19 novembre. C'est le comte d'Oxenstiern. Sa première visite est pour Romanzof, la seconde pour les princes, la troisième pour Calonne. Vergennes le présente à l'Électeur, ce qui donne lieu à une réception à laquelle assistent huit cents gentilshommes français, qui se retrouvent le soir pour lui faire fête à un thé chez le baron de Duminique. Le lendemain, il est mandé chez les princes. On le met au courant de la situation, on sollicite ses conseils, et on puise dans sa parole tant de courage qu'à l'issue de l'entretien, le ministre de l'Électeur, par ordre de son maître, répond au gouvernement français sur un ton d'assurance que jamais il n'aurait osé prendre s'il ne se sentait appuyé. Après avoir établi que le roi Louis XVI n'était pas libre quand il a formulé ces accusations mal fondées, il déclare «qu'il n'existe dans l'Électorat aucun rassemblement armé. Il n'y a que des Français qui ont cherché un asile contre les persécuteurs, et à (p. 121) qui le gouvernement de l'Électeur a interdit d'acheter des munitions et des armes de guerre».
Mensongères sont ces affirmations que démentirait tout voyageur qui a traversé Coblentz et a pu voir, dans les rues, les uniformes bariolés des officiers et soldats de l'armée des princes. On n'en soutient pas moins que les reproches du gouvernement français sont injustes. Cette réponse partie, l'exaltation qui l'a dictée tombe et fait place au découragement. On veut cependant retenir les illusions qui s'évanouissent. Le maréchal de Broglie, à la tête de la noblesse, va congratuler le comte d'Oxenstiern. Mais ces bravades dissimulent mal l'angoisse que chacun ressent, à la veille de nouveaux malheurs en quelque sorte pressentis et auprès desquels ne sont rien ceux qui naguère arrachaient au marquis de La Queuille ce cri de détresse: «Je suis surpris que nous existions!»
Les jours suivants, se succèdent des nouvelles contradictoires. Les lettres de Paris donnent du roi des idées si incohérentes qu'on ne sait qu'en penser. Les unes le représentent comme très satisfait, les autres comme très abattu et très affligé. On apprend ensuite qu'à Mayence, à Worms, à Spire, partout où il y a des émigrés, les princes de l'Empire ont reçu des notes analogues à celle qui a été adressée à l'Électeur de Trèves. On dit que les émigrés vont être chassés de l'Allemagne. D'autre part, on raconte qu'après le vote de la loi qui édicte contre eux des châtiments redoutables, le prince de Reuss, ambassadeur de l'empereur d'Autriche à Berlin, a entretenu les ministres du roi de Prusse d'un projet d'alliance à conclure entre les deux souverains, en vue des affaires de France. On ajoute, il est vrai, qu'il a tellement insisté sur la nécessité «de s'en tenir à la défense», que les Prussiens sont convaincus qu'après avoir pris l'initiative de cette proposition, l'Autriche, au moment de se décider, reculera.
En toute occasion, promettre d'entreprendre et ne rien faire, telle est bien, en effet, la politique de Kaunitz, le ministre de l'Empereur. Comme ses collègues, il est peu favorable à l'Émigration; mais, de plus qu'eux, il admire la nouvelle constitution de la France. Il en a appris par cœur les principales dispositions; il les récite avec emphase à ses visiteurs, en leur (p. 122) déclarant que Louis XVI y a adhéré librement, sans contrainte, et qu'il a eu raison. Malgré tout, on se reprend à espérer. On reste convaincu que l'Europe cessera d'être indifférente aux démarches comminatoires du pouvoir révolutionnaire, que Léopold ne laissera pas les États de l'Empire sous le coup d'une invasion, qu'il préviendra les desseins des «enragés de Paris» en leur déclarant la guerre.
Puis, brusquement, éclate la nouvelle que le roi a pu sortir de sa capitale. C'est le 22 novembre qu'elle se répand dans Coblentz. D'où vient-elle? Par qui vient-elle? Qui l'a apportée? Nul ne le sait, et plus elle est invraisemblable, plus on y croit. De toutes parts s'élèvent des cris d'allégresse. Ils redoublent quand on annonce que Louis XVI vient directement à Coblentz, escorté par cent mille hommes recrutés dans les garnisons soulevées sur son passage. L'Électeur donne l'ordre de tirer le canon dès que le roi paraîtra. Les princes sont accourus au palais. Condé arrive de Worms. La ville se pavoise. Aux croisées, apparaissent des drapeaux blancs, quelques-uns fleurdelysés. Les cloches sont en branle. Le soir venu, les maisons sont illuminées, tandis que les émigrés, convaincus que leur exil est fini, qu'ils vont entrer en France derrière leur roi victorieux, s'apprêtent au départ.
Mais, le lendemain, des informations plus précises viennent détruire tant de radieuses espérances et démentir le bruit de l'évasion du roi. Fausse était la nouvelle si légèrement accueillie la veille. Quand on n'en peut plus douter, le découragement renaît, plus âpre et plus morne. De nouveau, voici la misère et sa suite d'humiliations et de souffrances; du même coup, l'animadversion surexcitée des populations qui à Coblentz, à Worms, à Mayence, sont lasses des exigences des émigrés; les injonctions impérieuses du gouvernement français qui réclame leur expulsion. Quelques-uns parlent encore de l'intervention de l'Europe; la masse n'y croit plus.
L'Empereur, cependant, rompt le silence dans les derniers jours de décembre. C'est pour ratifier le «Conclusum» qu'au mois d'août précédent a voté la Diète de Ratisbonne et demander au roi de France la réintégration dans tous leurs droits des princes de l'Empire possessionnés en France. Il (p. 123) répond ainsi à l'ultimatum qui lui a été adressé de Paris, à la menace qui lui a été faite de marcher sur l'électorat de Trèves, si les émigrés n'en sont pas expulsés. Il écrit au roi de Prusse pour lui proposer une alliance contre l'ennemi commun. Ce souverain accepte, à la condition que la protestation qu'on se propose de lancer ne visera pas la Révolution, mais seulement le cas de violation du territoire allemand. Cette agitation diplomatique, ces échanges de vues et de notes ne présagent rien de bon pour les émigrés. Tout le monde, peuples et monarques, leur en veut d'avoir appelé la tempête sur les pays Rhénans. On sait que, s'ils ne s'éloignent pas, la guerre est inévitable. Cette perspective ameute contre eux les habitants de l'électorat, parmi lesquels la Révolution compte des adeptes ardents et convaincus.
Le rappel de Vergennes, annoncé tout à coup, porte la terreur à son comble. À Paris, on reproche à ce diplomate d'être le complaisant des princes, d'être sans énergie devant eux et d'oublier, en leur présence, qu'il est l'agent du gouvernement français. On lui donne un successeur qui saura, mieux que lui, faire exécuter la volonté nationale. Vergennes refuse de rentrer en France, écrit au ministre de Lessart qui a succédé à Montmorin une lettre très digne qu'il termine ainsi: «Le langage de l'adulation eût été peut-être plus utile pour moi et plus agréable pour vous. Mais ce n'est pas en louant un gouvernement penché vers sa ruine qu'on parvient à le sauver.» Puis, il se jette parmi les émigrés où est véritablement sa place et abandonne son poste à Bigot de Sainte-Croix, la créature des «Monarchiens».
À peine en fonctions, celui-ci, quoiqu'on ait essayé de l'intimider par des déclarations hostiles, pose nettement ses exigences. Son attitude a ébranlé déjà les résolutions de Coblentz, quand arrive une communication de l'Électeur de Mayence, Frédéric-Charles, baron d'Erthal. Il écrit à celui de Trèves que la ville de Worms exige le renvoi d'un millier de Français qui s'y trouvent avec Condé. «Que ferez-vous si pareille requête vous est adressée?» demande-t-il. Embarrassé pour répondre, l'Électeur de Trèves appelle auprès de lui le prince de Nassau et le comte de Calonne afin de les consulter. Il redoute une (p. 124) invasion révolutionnaire. «Armez les émigrés, lui répond présomptueusement Nassau, et je réponds de la sûreté de vos États.» Mais le pauvre petit souverain n'ose courir cette aventure sans savoir si l'Empereur le soutiendra. Il écrit à Léopold, lui fait part de ses perplexités: «Faites cesser le sujet des inquiétudes de la France, réplique l'Empereur, et je prendrai parti pour vous.»
Sous le coup de cette lettre, l'Électeur est épouvanté. Ne pouvant plus compter sur l'Empereur, il s'adresse à la Prusse, sollicite son appui pour résister aux exigences du gouvernement français. Mais lente à venir, la réponse de la Prusse est évasive. Clément-Venceslas de Saxe se sent de plus en plus isolé sous les menaces qui deviennent de jour en jour plus redoutables, au fur et à mesure que Bigot de Sainte-Croix, à l'exemple de ses collègues accrédités auprès des autres princes de l'Empire, se fait plus pressant.
Cependant, les princes parviennent à ranimer le courage de leur oncle. Sous leur influence, il se prodigue en bravades. C'est en vain que la France veut lui arracher la promesse de ne plus tolérer dans ses États des rassemblements armés et se dit prête à se contenter de cette satisfaction; il ne veut rien promettre. Bien plus, il fait injure à Bigot de Sainte-Croix, en reculant sans cesse sa réception officielle et la remise de ses lettres de créance. Les princes lui ont persuadé que quoiqu'à Paris, Jacobins et Constitutionnels désirent la guerre, les premiers avec l'espoir qu'elle les relèvera dans l'opinion, les seconds avec l'espoir qu'elle consommera la chute du parti violent, ils sont hors d'état de la faire, n'ayant ni argent ni troupes sûres, et qu'en conséquence, on peut les braver impunément. C'est l'opinion de Calonne qui va répétant partout ce qu'il a écrit à la comtesse de Chabannes: «La guerre! peuvent-ils la faire sans troupes et sans argent?»
Mais bientôt le ministre de France réclame avec hauteur sa présentation à la cour. On consulte alors l'Électeur de Mayence. Sur son conseil, Bigot de Sainte-Croix est reçu le 8 janvier 1792. Dans cette audience, il déclare à l'Électeur que, si le 15 de ce mois, il y a encore dans l'Électorat des rassemblements armés, les Français y entreront. Cette fois, l'Électeur (p. 125) se croit perdu. Dans son affolement, il oublie que les princes auxquels depuis une année il donne asile sont ses neveux, qu'il les a toujours encouragés et soutenus dans leur résistance contre Paris. Il leur adresse une note par laquelle, après avoir exposé que ses sujets, déjà travaillés par la propagande démagogique, sont menacés d'une invasion, et que, pour leur en épargner les maux, il a pris l'engagement de ne plus tolérer de corps armé dans ses États, il intime aux frères du roi de France l'ordre formel de disperser leurs troupes.
En même temps que cette impérieuse réclamation leur est remise, Monsieur et le comte d'Artois reçoivent de l'Empereur un dur avertissement. Léopold affirme que le roi, son beau-frère, a accepté «sérieusement» la Constitution, qu'il répugne à toute tentative contre-révolutionnaire et que lui, Léopold, sait que les princes ne l'ignorent pas. En conséquence, les manœuvres auxquelles ils se livrent sont contraires à ce qui a été convenu à Pilnitz. Elles ne peuvent qu'entraver le rétablissement de l'ordre en France. L'Empereur ajoute que toutes les cours pensent comme lui. Quant à la protection à assurer aux émigrés, il estime qu'elle ne laisse rien à désirer et ne peut être poussée plus loin, une protection plus active devant être réservée pour le roi s'il en avait jamais besoin. C'est une leçon, cette lettre, et bien humiliante. Mais les princes doivent courber le front et la subir. Cette fatale année 1791 s'achève ainsi dans les colères et les larmes. L'hiver va s'écouler sans améliorer cette situation désespérée.[Lien vers la Table des Matières]
À ce moment, par toute la France, l'émigration, qui s'était ralentie après le vote de la Constitution, quand on croyait que ce vote allait clore l'ère révolutionnaire, a repris toute son activité. Ceux-là mêmes qui s'étaient promis de ne jamais émigrer (p. 126) se décident à partir, victimes d'un affolement auquel personne ne résiste, et qui cache même aux yeux des anciens familiers de la cour ce que présente de lâche cette fuite générale qui laisse la famille royale à la merci de ses ennemis. On s'éloigne du trône pour soutenir le trône; on sort de France pour reconquérir la France, et les plus vaillants renoncent à se défendre contre les enragés qui les menacent dans leurs biens, dans leur liberté et dans leur vie. Des émigrés de la première heure, qu'on a vus rentrer sur la foi de l'avenir plus calme, dont le vote de la Constitution semblait présager le prompt retour, déplorent leur erreur, et tentent de la réparer en désertant de nouveau leur patrie. Gentilshommes, évêques, prêtres, moines, bourgeois, des artisans même cherchent leur salut dans la fuite. Tous les pays du monde en voient arriver. Il y en aura non seulement dans la plupart des capitales de l'Europe, mais encore aux États-Unis, au Canada, aux Indes, en Perse et dans le royaume de Siam. Ils se portent de préférence en Suisse et en Allemagne. Les électorats du Rhin regorgent de Français. Le 12 août 1792, Vergennes écrit de Coblentz au ministre Montmorin:
«Il me paraît essentiel que vous soyez informé que, depuis environ quinze jours, les émigrations de la France en Allemagne deviennent très considérables, et d'autant plus fâcheuses que la plus grande partie de ces émigrants est composée d'une classe de citoyens très utiles, je veux dire de laboureurs et d'artisans. Soixante personnes à la fois, tant hommes que femmes et enfants, ont passé par cette ville, il y a quatre jours, se dirigeant vers la Hollande.»
En Savoie et à Nice, les émigrés deviennent si nombreux que l'Assemblée nationale, après avoir invité vainement le roi de Sardaigne à les disperser, songe à faire entrer dans ce pays l'armée du Midi que commande le général de Montesquiou. En beaucoup d'endroits, leur présence occasionne des soulèvements populaires: à Bruxelles, où la foule ameutée leur arrache les cocardes blanches dont ils se parent; à Chambéry, où des protestations s'élèvent contre les opinions qu'ils expriment; à Nice, à Bonn, à Worms, où on leur reproche de provoquer par leur nombre la hausse du prix des denrées.
Il importe de remarquer que, maintenant, l'émigration n'est (p. 127) plus aussi facile qu'aux débuts de la Révolution. Pour partir, il faut un passeport, et recourir, pour s'en procurer un, à toutes les ruses que peuvent suggérer la crainte de périr, et la volonté de se dérober à la mort. Sur la route de l'exil veillent des municipalités à l'image des comités révolutionnaires de Paris, de qui elles tiennent leurs pouvoirs. Défiantes, soupçonneuses, insensibles à la détresse des fugitifs, elles exercent sur eux une active surveillance, les empêchent d'aller plus loin, pour peu qu'une lacune dans le passeport éveille leurs doutes; elles les emprisonnent pour un rien; elles les renvoient sous bonne garde à leur point de départ où d'autres dangers les attendent.
Il est vrai que le besoin de tromper cette surveillance suggère les procédés les plus ingénieux pour s'y dérober, et d'admirables dévouements pour venir en aide aux suspects qui cherchent à fuir. Tels ces modestes employés des mairies qui délivrent des passeports sous de faux noms, au risque de payer de leur tête leur supercherie. Tels ces serviteurs qui cachent leurs maîtres et favorisent leur fuite. Telle encore cette femme réfugiée elle-même en Suisse, qui, de là, envoie à Paris des gens du pays qu'elle habite avec un passeport délivré par les autorités locales. À Paris, le titulaire du passeport le donne à la personne qu'on lui avait désignée, et, quand elle est partie, il se fait rapatrier lui-même par son ambassadeur. Des traits pareils sont innombrables en ce temps calamiteux; ils vengent l'humanité contemporaine de ceux qui la calomnient.
Le danger des citoyens n'engendre pas seulement des dévouements; il inspire aussi des spéculations moins désintéressées. Des gens se font sauveteurs d'émigrés. Un Allemand a imaginé de sauver des femmes en simulant, moyennant un bon prix, un mariage avec elles. En sortant de la municipalité, il part avec son épouse pour son pays d'où il revient bientôt contracter une nouvelle union. Il en contracte de la sorte dix-huit, en tout bien tout honneur, et ne renonce à son lucratif métier que lorsque les rigueurs du Comité de salut public en rendent l'exercice par trop dangereux. Mais il y a gagné de quoi vivre à son aise.
Par suite de ces exodes, à la fin de 1791 et au commencement de 1792, l'épiscopat français est presque en totalité hors (p. 128) de France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Savoie, dans les Pays-Bas, en Italie. Plusieurs de ses membres sont partis aussitôt, après le vote de la Constitution civile du clergé. Les décrets proscripteurs des 27 mai et 26 août 1792, qui autorisent et ordonnent le bannissement des prêtres insermentés, ont ensuite entraîné le départ de ceux qui étaient restés. La fuite de quelques-uns est marquée par des aventures quasi-tragiques. Ils sont menacés, poursuivis, traqués, arrêtés même, et c'est comme par miracle qu'ils échappent à la mort. M. de Lamarche, évêque de Saint-Pol de Léon, est obligé de se dérober nuitamment à des assassins sans avoir même le temps de se chausser, et doit se faire prêter des souliers par ceux qui protègent sa fuite. M. de Mérinville, évêque de Dijon, échappé aux massacres de septembre, se sauve presque nu. L'archevêque de Vienne, M. d'Aviau, en arrivant à Annecy où il s'est réfugié, va se faire habiller au séminaire. Les cardinaux de Boisgelin, de La Rochefoucauld, de Montmorency, sont sans ressources en arrivant à l'étranger, et c'est aussi le cas de la plupart des prélats fugitifs. Leurs aventures sont douloureuses, et leur infortune n'est égalée que par le courage avec lequel ils la supportent, comme par la résignation qu'ils opposent à l'effroyable chute qui de leur opulence récente les précipite dans la pauvreté.
Le sort des simples prêtres est encore plus misérable. C'est par milliers qu'ils sont contraints d'émigrer s'ils ne veulent prêter le serment. Rien qu'en Angleterre, où ils sont accueillis avec une générosité touchante, on en comptera jusqu'à douze mille, arrivés là sans ressources, et qui ne vivent que grâce aux souscriptions ouvertes en leur faveur. Il en est presque uniformément de même dans les autres pays qui ont donné asile à ces proscrits, quoique, cependant, les manifestations de la charité anglaise dépassent de beaucoup celles qui se produisent ailleurs. Mais en dépit des secours qu'ils reçoivent, ils sont trop nombreux pour être complètement et efficacement secourus. Pour la plupart, ils doivent vivre de privations, se résoudre à exercer un métier ou même à mendier[27].
(p. 129) Après leur départ de France, il ne reste plus guère dans les paroisses que des prêtres assermentés. Dans les pays montagneux seulement, le refus de partir a été général. Les Cévennes notamment offrent l'admirable exemple d'humbles desservants qui poursuivent à travers d'incessants périls l'exercice du sacerdoce, cachés dans des grottes dont ils font des chapelles, ou se glissant la nuit dans les villages pour administrer les sacrements. Il en est même qui circulent, le fusil en bandoulière, prêts à se défendre contre les jacobins qui voudraient les empêcher de se livrer aux devoirs de leur ministère. Quant à ceux qui sont partis, et tandis que les émigrés laïques excitent plutôt la défiance, les couvents s'ouvrent presque partout devant eux; ils sont l'objet d'un généreux empressement, comme si les clergés étrangers avaient à cœur d'affirmer la solidarité qui doit exister entre les ministres de la sainte Église, à quelque nationalité qu'ils appartiennent.
L'émigration élégante est à Bruxelles et à Londres; l'émigration militaire à Coblentz, à Mayence, à Worms; l'émigration pauvre à Soleure, à Lausanne et à Fribourg, où l'on peut vivre à meilleur prix. Dans ces trois dernières villes, se sont réfugiés des députés proscrits, des publicistes, ceux qui voient dans la Révolution autre chose qu'un accident passager, qui en ont étudié les origines, prévu les effets et en redoutent les suites. Si les princes n'écoutaient que les avis qui leur viennent de là, toute autre serait leur conduite. Mais l'esprit constitutionnel et «monarchien» réside parmi les émigrés de Suisse, et cela suffit pour exciter contre eux les défiances des exaltés.
Bien différente est a Coblentz, à Mayence et à Worms la physionomie de l'émigration. Là viennent ceux qui sont moins soucieux de se mettre à l'abri qu'avides de combattre et de se venger, et ceux aussi qui espèrent tirer pied ou aile du désarroi général. En septembre 1791, il n'arrive pas moins de soixante officiers par jour. L'un d'eux écrit:
«Je trouvai à Coblentz, un nombre infini d'officiers de tous les grades, d'émigrés de toutes les classes, de tous les rangs, de tous les âges, de tous les sexes. Émigrer était alors une véritable mode. Les fiacres, les carrosses de remise de Paris, les voitures (p. 130) de la cour, connues sous la dénomination de pots de chambre, arrivaient journellement à Coblentz. Les femmes galantes de Paris se mettaient aussi de la partie. Elles insultaient ouvertement, leur proposant des quenouilles, les gentilshommes et militaires ne paraissant pas disposés à émigrer[28].»
Cette population nomade, jetée hors de ses foyers, tumultueuse, encombrante, portant à l'étranger ses passions et ses exigences, espère que, grâce à l'Autriche, ses maux vont finir. Son espoir, tous les émigrés d'Allemagne le partagent. À Bonn, ils vont chaque jour se promener sur les routes pour voir si les armées impériales ne se montrent pas à l'horizon. À Aix-la-Chapelle, ils acclament l'archiduc Charles qu'ils ont reconnu traversant la ville, et tandis qu'on change ses chevaux, groupés autour de sa voiture, ils l'accablent de leurs bénédictions, bien qu'il affecte de ne parler à aucun d'eux. À Mayence, ils bravent audacieusement le gouvernement français dans la personne de son représentant. Ils l'espionnent jusque dans sa maison, mettent ses gens en interdit chez les fournisseurs. La duchesse de Gramont se plaît à ameuter contre lui la coterie des émigrés. Un jour, étant en voiture avec Mmes de Guiche, de La Force et de Choiseul, elle s'amuse, de vingt pas en vingt pas, à couper la route au carrosse du diplomate, en chantant le Ça ira, histoire de faire montre d'un peu d'impertinence. À Londres, on nourrit d'autres préoccupations. Ou ne songe qu'à mener la vie joyeuse. Les Français se donnent entre eux des bals, des soupers, vont presque tous les soirs au théâtre. Le 21 janvier 1794, l'un d'eux donne une fête. Elle bat son plein lorsque quelqu'un fait remarquer que c'est l'anniversaire de la mort du roi[29].
À Bruxelles, les femmes vont au Parc, chaque après-midi, en grande parure. Aux environs de la ville s'est fixée la princesse de Vaudémont, dans une ferme à elle, dont elle a transformé les granges pour s'y faire un appartement. Les gens de bon ton s'y rassemblent, passent et repassent en allant à Coblentz. Ils (p. 131) apportent des nouvelles, en remportent pour les semer ailleurs. Cette brillante potinière reste ouverte jusqu'au jour où les armées de la République viennent la fermer, et obligent la princesse à chercher un asile à Hambourg.
C'est le moment où commencent les dures épreuves.
«J'ai vu, dit un témoin de ces temps, l'avocat Christin[30], j'ai vu la princesse de Vaudémont, née de Montmorency et veuve d'un prince de Lorraine, vendre des livres à Hambourg sous un nom supposé, et recevoir le soir cinq ou six personnes qui toutes faisaient usage de quelques ressources, et gagnaient à peine de quoi vivre au jour le jour. Rien n'était plus aimable que ces soirées.»
Cette histoire est celle de la plupart des nobles émigrés.
«À Londres, raconte encore Christin, je trouvai une marquise de Chabannes tenant une école de petites filles, une comtesse de Boisgelin donnant des leçons de piano, à pied, sa robe retroussée dans ses poches et un parapluie à la main, et, le soir, ces deux dames se réunissaient chez leur vieil oncle septuagénaire, l'archevêque d'Aix, qui, soutenu par ses nièces, cédait à de pauvres curés la pension que le gouvernement anglais lui accordait. Ces soirées chez l'archevêque étaient encore une des réunions les plus aimables que j'aie vues. On se faisait à son sort sans récrimination.»
Les récits du temps présentent d'innombrables tableaux du même genre. Les premiers émigrés ont déjà connu d'âpres soucis. L'espérance qui les soutenait au départ a été brève. Mais ceux qui se sont expatriés plus tard sont encore plus misérables. Au delà de la frontière, ils ont trouvé toutes les amertumes, toutes les déceptions, toutes les cruautés de la lutte pour l'existence. Les bourgeois, les artisans, ceux qui étaient accoutumés au travail et à se contenter de peu, parviennent à se créer des ressources, en reprenant à l'étranger la profession qu'ils exerçaient en France. Les privations qu'ils subissent ne diffèrent guère de celles qu'ils ont supportées dans leur patrie depuis que la Révolution est venue tarir les sources où (p. 132) s'alimentait l'industrie nationale. Pour ceux-là, l'exil est tolérable. Mais pour les nobles qui n'ont jamais fait œuvre de leurs doigts, c'est le supplice et le martyre d'être contraint de gagner sa vie par le travail. Ils connaissent toutes les horreurs de la pauvreté. Ils sont réduits, pour ne pas mourir de faim, à entreprendre de dures besognes que, faute d'habitude, ils ne peuvent rendre productives qu'après de laborieux et de longs efforts. Toutes les grandes villes d'Europe sont témoins de ces drames de la misère.
En Angleterre, la charité ou des calculs politiques finiront par en atténuer le caractère douloureux, en organisant des secours. Des comités se forment à l'instigation des plus grands seigneurs du royaume, et des souscriptions sont ouvertes au profit des émigrés. Mais il n'en est pas de même en Allemagne, où la présence des frères du roi les a attirés en plus grand nombre qu'ailleurs. On voit les grandes dames de l'aristocratie française devenir mercières, parfumeuses, modistes, exercer encore d'autres métiers. Dans plusieurs villes, il y a, sur les promenades, des échoppes où elles trônent transformées en marchandes. À Bamberg, une marquise de Guillaume tient un café où la beauté de sa fille attire les consommateurs. La marquise de Lostange vit, dans la même ville, des libéralités d'un ancien domestique. Ailleurs, une marquise de Virieu est couturière, une marquise de Jumilhac lingère, une madame de Lamartinière ravaudeuse, une demoiselle de Saint-Marceau fille de boutique, une madame de Rocheplate marchande des quatre saisons, une comtesse de Périgord institutrice, une demoiselle de Dorvillers professeur de langues, une demoiselle de la Bretonnière professeur de piano, une duchesse de Guiche garde-malade, une demoiselle de Saint-Marcel fleuriste. À Londres, la marquise de Chabannes-La Palice a ouvert un pensionnat; dans la même ville, une jeune baronne siège au comptoir d'un restaurant. Une autre vit maritalement avec un coiffeur dont elle tient les comptes. Puis il y a celles qui exercent des professions moins avouables, des comédiennes, des chanteuses de café-concert, des marchandes de baisers. À Londres, à Bruxelles, à Rome, à Coblentz même, l'armorial de la galanterie vénale s'enrichit du nom de quelques belles patriciennes.
(p. 133) Les hommes aussi pratiquent tous les métiers. À Hambourg, des prêtres sont colporteurs de chansons et les chantent dans les rues. Le consul de France signale à la police deux portefaix du port, qui déchargent les navires, décorés de la croix de Saint-Louis. Ce sont des gentilshommes français. Par ses soins, il leur est interdit de la porter. À Erlang, un La Vieuxville est commissionnaire, un Mailly typographe, un Coigneux cordonnier. Partout où il y a des émigrés, les teneurs de livres, les écrivains publics, les porteurs d'eau sont des Français. À Londres, on va entendre des acteurs dont les aïeux ont été aux croisades. Quelquefois, si cruelle devient la misère qu'elle pousse aux plus affreuses extrémités. Le Comité de salut public recrute parmi les émigrés les espions qu'il entretient dans plusieurs villes étrangères, et souvent les tribunaux locaux ont à juger des friponneries dont les émigrés sont les auteurs. Il en est qui fabriquent de faux assignats. Ils se justifient en disant à tort ou à raison que Calonne en fait autant. Un effroyable dénûment peut seul expliquer cette absence de tout sens moral, cet oubli de toute dignité.
Ce qu'il est, ce dénûment, quelques fragments de lettres en donnent à peine une idée. «J'ai encore trois louis en tout. Si je savais à qui m'adresser pour vendre des couverts!»—«J'ai vendu les habits dont vous m'avez parlé ainsi que vos culottes.»—«Je suis dans le dénûment le plus absolu. Nous sommes à la veille de manquer de pain, réduits à vivre de son et de pommes de terre.»—«Je n'ai pas d'argent pour acheter du pain.»—«Vos bijoux sont engagés. Impossible de vous envoyer de l'argent autrement. Le juif qui les a donnera encore vingt-cinq louis dessus.»—«Nous sommes, ma femme et moi, dans le dernier besoin. Aidez-nous, je vous en supplie. Envoyez-nous des louis. On ne peut trouver ici à changer des assignats parce qu'ils sont faux, provenant de la fabrication de M. de Calonne.» Ces lettres viennent d'un peu partout. Celles qui partent de l'armée de Condé ne révèlent pas qu'on y est moins malheureux.—«Nous passons quelquefois cinq jours sans avoir de rations.»—«Les logements que nous occupons sont des greniers, des écuries et des étables; pour matelas, une botte de paille, et à peine assez de place pour s'étendre.»—«J'ai gardé (p. 134) deux mois la même chemise. Quand elle était trop sale, je me mettais au lit pour la faire laver.»—«Mon cher papa, les princes Français nous avaient promis quatre sous par jour. Ils ne nous les donnent pas. Nous mourons de faim. L'armée manque de tout.» C'est de Verdun, où les émigrés se trouvent avec les alliés en marche vers Paris, que cette dernière lettre est datée.
Vers ce même temps, Chateaubriand, encore obscur, erre, le soir venu, par les rues de Londres. Il cherche à tromper sa faim, en regardant aux devantures des magasins les victuailles exposées ou en respirant les odeurs qui montent des cuisines. «Quand je passais devant les boutiques de boulanger, mon supplice était horrible. Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais; j'aurais mangé non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.»
Les plus grands ne sont pas à l'abri de cette détresse. Polignac écrit de Vienne le 2 octobre 1792:
«J'éprouve, ainsi que vous, beaucoup de difficultés pour me procurer de l'argent qui m'est nécessaire pour faire subsister la nombreuse famille que j'ai avec moi. Je suis même obligé de trouver sur mon crédit, qui n'a jamais été considérable ici et qui diminue tous les jours, l'argent que j'ai été obligé de dépenser pour le compte des princes, car, depuis longtemps, ils ne peuvent en donner à personne, même pour les objets les plus nécessaires.»
Presque au même moment Vaudreuil, qui s'est réfugié à Liège après la bataille de Valmy, à la suite du comte d'Artois, laisse échapper cette lamentation:
«Je me meurs de la douleur que j'éprouve, et aucune consolation, aucun espoir ne s'offrent à mon esprit et à mon cœur. Je ne sors presque pas de chez moi; ces arts que j'adorais, ces chefs-d'œuvre de l'antiquité en monument et en sculpture, ces chefs-d'œuvre des Raphaël, des Dominiquin, des Carrache, je n'ai pas été tenté de les aller voir. La musique italienne que j'aime tant a perdu pour moi tous ses charmes ... L'amour et l'amitié qui occupent mon âme tout entière ne me font presque (p. 135) éprouver que des sentiments douloureux, car sans cesse je pleure sur tout ce que j'aime. Je passe alternativement de la rage à l'abattement ... Je n'ai ni voiture, ni argent, et à la veille de ma ruine totale, ne recevant plus rien de mes gens d'affaires, je dois tout calculer, tout épargner, et me soumettre d'avance aux privations et à la misère ... Ma santé, grâce à Dieu, se détruit chaque jour, et voilà ma ressource!»
Enfin Calonne lui-même ne peut se dérober à ces cruelles épreuves. Lorsqu'à la fin de 1792, il vient à Londres après avoir quitté les princes, il est saisi faute de pouvoir payer une dette qu'il a contractée pour eux. Assailli d'autres réclamations, il n'ose plus sortir de chez lui, de peur d'être arrêté. C'est en fugitif qu'il s'éloigne d'Angleterre pour rejoindre sa femme en Italie, au moment où ses meubles vont être vendus.
Le temps, en s'écoulant, ne fera qu'aggraver cette misère. On en trouve les témoignages à chaque pas. À la fin de 1796, à l'armée de Condé, elle sera aussi poignante qu'à la fin de 1792. Plus que jamais, on y vivra d'expédients et d'aumônes. Le 28 novembre, un officier de cette armée fera à un ami cette confession douloureuse:
«... La position de nos finances est toujours la même; la campagne nous a ruinés en argent et en chevaux. Les deux cents louis que Monsieur a envoyés au comte de Damas nous sont arrivés on ne peut plus à propos pour éteindre les dettes les plus pressées, et ravitailler la garde-robe de Monseigneur, ainsi que celle de ses gens de livrée qui était toute en lambeaux. Nous avons pensé qu'étant à l'armée, et éloignés des cours des princes allemands, nous pourrions nous dispenser de draper, et prendre le deuil du roi de Sardaigne[31], ce qui nous aurait beaucoup coûté, au lieu qu'un simple crêpe au bras de Monseigneur a fait toute l'affaire. À la fin de notre campagne nous avons eu la visite de M. Wickham; il a été témoin de notre misère et de notre chétif équipage; il en a pris note et a écrit au ministre anglais pour qu'on rendît à Monseigneur son traitement; il a dit à M. de Damas qu'il fallait que le duc d'Harcourt fît la même demande de son côté, afin qu'elles puissent coïncider (p. 136) ensemble, et les lettres sont parties il y a plus d'un grand mois, et nous sommes dans l'attente d'une réponse favorable[32].»[Lien vers la Table des Matières]
Quand arrive le mois de janvier 1792, la physionomie des Électorats s'est déjà transformée, car il a bien fallu se résigner à obéir. Les exercices militaires ont cessé; les troupes soldées ont dû quitter l'uniforme ou s'éloigner derrière les gardes du corps, dont les princes ont été contraints de se séparer. Ces malheureux ont pris le parti, les uns de se cantonner dans des villages perdus et de s'y faire oublier, en attendant qu'on ait décidé de leur sort, les autres d'aller rejoindre à Worms l'armée de Condé. Mais celle-ci n'a pas une meilleure fortune à espérer. On l'a chassée de la ville; on ne veut même plus tolérer sa présence dans les environs. Condé n'a pas un sou à donner à ses soldats. Par ce rigoureux hiver, ils sont sans feu, sans pain, sans abri. On les voit errer hâves et déguenillés, objet de répulsion et d'horreur, rarement de pitié, de la part de ceux auxquels ils tendent la main. On en rencontre étendus sur les routes, épuisés par la fatigue ou même morts, soit par suite des privations, soit qu'ils n'aient pas trouvé en eux-mêmes assez de courage pour vivre en proie à de telles souffrances. Pour créer des ressources à ceux qui sont restés autour de lui, Condé songe à les jeter sur l'Alsace, et avec eux à prendre possession de cette province où deux villes, Strasbourg et Colmar, sont prêtes, à ce qu'il assure, à lui ouvrir leurs portes. Cette marche sur l'Alsace et une tentative sur Lyon sont, depuis plusieurs semaines, l'objet de ses études et de ses espérances. Mais il en sera de ces projets comme de la plupart de ceux qu'il a conçus et concevra par la suite. Ils avorteront avant d'avoir reçu même un commencement d'exécution.
(p. 137) Tandis que se déroule cette morne épopée, à Coblentz, un peu de calme semble revenir. Bigot de Sainte-Croix, au nom du gouvernement français, se déclare satisfait des concessions qui lui ont été faites. Il donne aux princes comme aux émigrés l'assurance que, s'ils restent paisibles, s'ils renoncent à s'agiter et à conspirer, on les laissera résider à Coblentz. Il en prend même l'engagement formel vis-à-vis de l'Électeur. Mais les conditions qu'il y met sont telles qu'assurés de ne pas les remplir, résolus à favoriser de tout leur pouvoir des provocations qui rendront la guerre inévitable et obligeront l'Autriche et la Prusse à intervenir par les armes, les princes se préoccupent de trouver une retraite où ils pourront se fixer, quand ils auront été contraints de quitter le pays qui leur donne asile. Dans cette détresse, c'est encore vers l'Autriche, malgré les humiliations et les affronts qu'elle leur a infligés, qu'ils se tournent. Le refuge qu'ils cherchent, c'est d'elle ou par elle qu'ils espèrent l'obtenir. Pour le solliciter, ils recourent au prince de Nassau à qui son nom, son rang, son crédit assurent un accueil favorable de la part de la cour de Vienne. Le 5 janvier, Calonne écrit au comte d'Artois:
«Le temps presse. Condé n'est pas en état de tenir quinze jours. Il est sans ressources; il en demande et on ne peut lui en donner. C'est à cela seulement qu'il faut songer. On n'a perdu que trop de temps aux petites questions. Il faut que Nassau parte ce soir pour Vienne ou demain à la pointe du jour. Le temps et le défaut d'argent nous écrasent. Au nom de votre gloire, prince adorable, soyez tout à l'objet qui presse, et n'écoutez que vous-même ou ceux qui ne sont dévoués qu'à vous.»
Dans un conseil auquel Nassau assiste, il est décidé qu'il se rendra sans retard auprès de l'Empereur. Il ne s'agit plus maintenant de décider Léopold à déclarer la guerre à la France. On espère que les menaces qu'elle lui adresse et l'attitude qu'elle a prise dans l'affaire des princes possessionnés le décideront à une manifestation armée. Mais on veut obtenir de lui qu'il permette aux princes et à leurs troupes, quand le séjour de Coblentz et de Worms leur aura été définitivement interdit, de se rendre dans le Brisgau, de se cantonner à Bâle et à Ettenheim qui (p. 138) sont territoire impérial. Là, ils seront respectés et certains de n'être pas attaqués. Si Léopold leur refuse cet abri, Nassau devra lui demander, le supplier au besoin, d'intercéder auprès du roi de Prusse, afin qu'il leur ouvre son duché de Clèves ou toute autre partie de ses États du Bas-Rhin.
Dès le lendemain, le prince de Nassau quitte Coblentz. Outre la demande des princes, il emporte une lettre de l'Électeur de Trèves dans laquelle celui-ci déclare qu'il ne chassera pas ses neveux et qu'il aime mieux perdre sa principauté que se déshonorer. Mais, si faible est l'espoir qu'on fonde sur ces déclarations et sur la démarche de Nassau qu'aussitôt après son départ, Calonne écrit au comte de Las Casas, ambassadeur d'Espagne à Venise. Il le prie de s'informer si, dans le cas où l'empereur Léopold et le roi de Prusse refuseraient de donner asile aux frères du roi et à la noblesse française, le monarque espagnol voudra les recevoir. Dans le même but, il s'adresse au duc d'Havré représentant des princes à Madrid, et mande au cardinal de Bernis, à Rome, de tâcher de mettre dans leurs intérêts l'ambassadeur d'Espagne. «L'Espagne, c'est notre seule ressource, en attendant les secours du Nord qui ne viendront qu'au printemps.»
Après l'expédition de ces lettres, qui a suivi de près le départ de Nassau, Coblentz retombe dans la torpeur. Cependant, voici un rayon d'espérance. Vers la mi-janvier, l'agent Froment, qui se trouve à Coblentz, conduit à l'audience des princes un personnage qu'ils s'empressent de recevoir aussitôt qu'il est annoncé. Son costume est celui d'un paysan mâtiné de petit bourgeois; il a des traits rudes sous ses cheveux gris; ses manières sont dépourvues de distinction. C'est un émissaire venu du Vivarais, l'abbé Claude Allier, curé-prieur du village de Chambonnas, l'un des organisateurs du rassemblement de Jalès. Il arrive de son pays. Quoique décrété d'accusation, il y a vécu caché tout en participant aux préparatifs du complot ourdi par les royalistes du Midi. Le but de son voyage à Coblentz est d'exposer la situation des provinces méridionales, le résultat des efforts que lui et ses amis ont tentés pour secourir Louis XVI et surtout de demander des chefs pour mener au combat les défenseurs de la monarchie.
(p. 139) Par Froment, les princes connaissaient vaguement ces plans. Mais Claude Allier les leur développe avec plus de détails. Il y travaille depuis trois ans; il les a médités et mûris. Il prétend avoir recruté dans le Languedoc, la Provence et les Cévennes, soixante mille hommes et les avoir affiliés à la confédération de Jalès. Ils sont prêts à se lever à son appel et à se réunir dans le Vivarais et le Gévaudan, contrées montagneuses, propices par conséquent à la formation de dépôts d'armes et de magasins de vivres, où ils pourront se maintenir jusqu'au moment où les Espagnols et les Piémontais débarquant sur les côtes méridionales viendront les mettre en branle, les aider à s'emparer du Midi pour marcher ensuite sur Lyon et Paris. Que les provinces de l'Ouest imitent cet exemple et la Révolution périra.
Et ce ne sont pas là des illusions, à en croire Claude Allier. L'état du Midi est favorable à ce mouvement. À Perpignan, à Arles, à Montpellier, à Lunel, à Yssingeaux, à Mende, les royalistes sont innombrables. Toutes ces villes se donnent la main. Les campagnes pensent comme elles. Dans un village perdu de l'Aveyron, un ancien constituant, le notaire Charrier, a déjà recruté une armée. Le centre de ces opérations est à Jalès dans le Vivarais, où les confédérés occupent le château de ce nom et celui de Banne. Claude Allier affirme encore que les royalistes en armes ne trouveront devant eux que des troupes faciles à vaincre, vu leur petit nombre, affaiblies par l'indiscipline et la désertion, ou des gardes nationaux mal dirigés par des administrations entièrement désorganisées.
Les princes sont très émus par ces renseignements, de l'authenticité desquels ils ne doutent pas. Ils engagent leur visiteur à retourner dans son pays, à réunir les principaux chefs, à leur faire prendre une résolution délibérée en commun, sur le vu de laquelle ils enverront des chefs militaires et des secours d'argent. Malgré la rigueur de l'hiver et les périls qui l'attendent en Vivarais, où sa tête est mise à prix, Claude Allier repart sur-le-champ. Six semaines plus tard, il fait parvenir aux princes la délibération qu'ils ont exigée. Elle porte cinquante-sept signatures. Elle est apportée à Coblentz par l'un de ceux qui l'ont signée: Dominique Allier, frère du curé, homme non (p. 140) moins énergique, qui a fait la route sous un déguisement de berger en conduisant un troupeau de moutons dont il s'est défait en arrivant à Chambéry.
Le 4 mars, les princes lui remettent leur réponse. Elle désigne comme chef de l'armée royale du Midi le comte de Conway, et lui adjoint comme second pour commander plus spécialement en Vivarais, le comte de Saillans, originaire de cette contrée, lieutenant-colonel des chasseurs du Roussillon, émigré et décrété d'accusation en France pour avoir pris part, à Perpignan, à une conspiration militaire. Divers officiers de l'armée des princes sont désignés, sur leur demande, pour accompagner Conway et Saillans. Tout ce monde part, le 8 mars, avec Dominique Allier. Conway s'arrête à Chambéry, où il demeure provisoirement comme à un poste d'observation. Le reste de la troupe franchit la frontière et gagne la contrée où elle doit opérer. Les instructions qu'emporte Saillans lui enjoignent d'attendre des ordres avant d'engager une action décisive.
«Il modérera la juste impatience des fidèles catholiques indignés des horreurs qu'ils ont éprouvées, en leur faisant sentir qu'une tentative prématurée aurait les suites les plus funestes. Ceci est très recommandé par les princes qui prennent le plus vif intérêt aux bons Français qui forment la réunion de Jalès.»
Ces instructions étaient sages. Malheureusement, il n'en fut tenu aucun compte. À peine à Jalès, Saillans les oublia. Trompé par les affirmations des frères Allier, de l'abbé de La Bastide et de quelques autres chefs, il lança un appel aux armes. On lui avait annoncé, rien que dans la contrée, quinze mille combattants; il n'en vint pas mille, dont la force armée eut promptement raison. L'expédition n'aboutit, en réalité, qu'à une échauffourée. Elle eut malheureusement un dénouement tragique: le massacre du comte de Saillans et de quelques-uns de ses compagnons. Tous ces beaux projets n'étaient que chimères. C'est avec douleur qu'après leur avortement Conway le constatait. Dans l'Aveyron, le mouvement fomenté par Charrier ne fut pas plus heureux. Il se dénoua par la mort de son auteur et de Claude Allier. Ces insurrections eurent un autre résultat. Elles laissèrent dans les pays qui en avaient été le théâtre une (p. 141) multitude de conspirateurs. Pour la plupart, transformés peu à peu en brigands, ils contribuèrent à accroître l'horreur des représailles qui s'exercèrent au cours de la réaction thermidorienne.
Les princes ne prévoyaient pas des résultats si lamentables, lorsque les organisateurs de ces manifestations armées et de ces révoltes contre la Révolution venaient leur faire part de leurs projets. Les souffrances de l'exil ne les disposaient que trop à la crédulité et aux illusions; la perspective du succès qu'on leur promettait était l'unique consolation qu'ils pussent goûter, et on ne saurait s'étonner qu'ils prissent confiance dans les partisans dévoués qui leur apportaient ces brillantes promesses.
Elles leur arrivaient à l'heure où s'échangeaient entre la France et la cour de Vienne des propos belliqueux. Dès les premiers jours de janvier, en réponse à une communication de l'ambassadeur français, le marquis de Noailles, l'Empereur lui faisait remettre une note comminatoire. Il y était dit, en termes hautains, qu'il ne tolérerait pas qu'une insulte fût faite aux princes de l'Empire non plus qu'à lui-même. À la première menace dirigée contre leur territoire, son armée franchirait la frontière, appuyée sur les forces russes et prussiennes. Conformément à ce langage, il négociait avec la Prusse et la Russie, en invitant à s'associer à elles la Grande-Bretagne, l'Espagne, la Sardaigne et la Saxe. Il voulait réunir, de Bâle à Dunkerque, cent quatre-vingt mille soldats, sous le commandement du duc de Brunswick. En attendant, il ordonnait à sa sœur, l'archiduchesse Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas, de faire avancer vers la France le maréchal Bender avec un corps d'avant-garde de trente mille hommes. Quoique le mauvais vouloir de l'archiduchesse retardât l'exécution de ses ordres, il était clair que, s'attendant à voir la France lui déclarer la guerre, lui-même s'y préparait, en ayant soin de tenir les émigrés dans l'ignorance de ses desseins.
À Paris, l'Assemblée nationale, après un ardent débat provoqué par la note remise à Noailles, protestait solennellement. Le 14 janvier, elle déclarait «traître et infâme» quiconque prendrait part à un Congrès ayant pour objet d'imposer à la (p. 142) France la réforme de sa Constitution, d'intervenir entre elle et les rebelles, ou de défendre les droits des princes de l'Empire possessionnés en Alsace. Le 25 du même mois, elle décidait qu'un ultimatum serait envoyé à la cour de Vienne. Mais, antérieurement à cette décision, le ministre des affaires étrangères, de Lessart, en avait expédié un. Le 28, le roi en avertissait l'Assemblée en protestant de nouveau de sa volonté d'observer la Constitution, loin de se douter que sa fermeté sincère ou jouée envers l'Empereur allait hâter la conclusion des arrangements proposés à la Prusse par ce prince.
En recevant l'ultimatum de la France, l'Empereur ne put contenir sa colère.
—Puisque les Français veulent la guerre, s'écria-t-il, ils l'auront, et ils verront que Léopold le Pacifique sait la faire quand il le faut. Ils en payeront les frais, et ce ne sera pas en assignats.
Au cours de ces événements, Nassau, parti de Coblentz le 6 janvier, arrivait le 12 à Vienne, était reçu par l'Empereur le même jour, lui remettait les lettres des frères du roi et celle de l'Électeur. Après les avoir lues, Léopold parla de son dévouement à la maison de France. Il en donna pour preuve les instructions envoyées à Bruxelles à l'archiduchesse. Nassau ayant observé que ces instructions n'avaient pas été suivies et que la malveillance de Marie-Christine pour les émigrés venait de se manifester une fois de plus par cet acte de désobéissance aux ordres de l'Empereur, celui-ci répliqua qu'il saurait bien se faire obéir, dût-il rappeler sa sœur, si elle persistait à ne pas tenir compte de sa volonté. L'entretien qui suivit roula exclusivement sur les émigrés, sur leurs prétentions, leurs malheurs, les moyens de leur venir en aide[33]. En ce qui touchait le séjour des princes à Coblentz, l'Empereur déclara qu'ils pouvaient rester dans cette ville, à la condition de s'abstenir de toute manifestation hostile à la France. À ce propos, il se plaignit des mouvements militaires du prince de Condé, qu'on disait prêt à faire marcher sur Colmar ses troupes concentrées en ce (p. 143) moment à Ettenheim. L'Empereur blâmait ce projet qui ne pouvait que déranger les siens. Et comme Nassau objectait, ce qu'il savait d'ailleurs n'être pas vrai, qu'en cette circonstance, Condé agissait contre le gré de Monsieur et du comte d'Artois:
—Qu'ils exigent donc qu'il se soumette à leurs désirs, reprit Léopold. Cela est d'autant plus facile que Colmar n'est pas une position militaire.
—Eh! Sire, il n'en est pas de meilleure pour le prince de Condé, s'il est attaqué.
—Attaqué! Par qui? Les Français l'oseraient-ils après mes déclarations et celles du roi de Prusse!
—Je ne le crois pas, tout en souhaitant qu'ils le fassent.
—Je pense comme vous, dit alors l'Empereur, car il vaudrait mieux qu'ils commencent. Cependant, ce n'est pas à nous à y donner lieu et c'est pourquoi il faut disperser tout ce qui est à Ettenheim.
—Mais que deviendra l'armée des princes? Que Votre Majesté l'autorise au moins à se réfugier dans le Brisgau.
—Soit, mais à la condition qu'elle y restera dans une rigoureuse inaction. Qu'on prenne à cet égard un engagement formel et j'écrirai à tous les princes électeurs pour les inviter à tolérer la présence des émigrés dans leurs États. Ce que je ne veux pas, c'est que le prince de Condé se livre à quelque coup de tête, se jette en Alsace.
—Même si les populations l'appelaient?
—Elles ne l'appelleront pas.
—Je puis affirmer le contraire à Votre Majesté. Strasbourg a offert déjà de le recevoir.
—Peu importe! s'écria l'Empereur. L'intervention des émigrés gâterait tout.
Il n'en voulut pas démordre, tout en se déclarant prêt à agir au premier prétexte qui lui serait fourni. La note qu'il avait reçue de Noailles, bien qu'il la trouvât impertinente, ne suffisait pas selon lui à justifier une entrée en campagne. Il fallait un acte, une démarche injurieuse de l'Assemblée. Alors il n'hésiterait pas à faire avancer une armée, et le roi de Prusse n'hésiterait pas plus que lui.
(p. 144) —Et je n'en serais fâché qu'à cause de la saison, ajouta-t-il. S'ils se tiennent tranquilles et nous laissent faire nos préparatifs, nous pourrons bientôt mettre le roi Louis XVI à même de se prononcer entre les révoltés et nous.
Ainsi se révélait à Nassau le projet de Léopold, ce projet jusque-là soigneusement dissimulé aux princes, sous de multiples prétextes, qui consistait à assurer le salut de leur frère, en dehors d'eux, sans leur concours, en l'appelant à jouer un rôle de médiateur entre le peuple français et les armées étrangères et à le remettre par ce moyen en possession de sa puissance. Mais, tout en se laissant aller à ces confidences, l'Empereur ne cessait de répéter que son entreprise ne pourrait réussir que si le prince de Condé s'abstenait de toute manifestation.
—Que Votre Majesté, en l'autorisant à se réfugier dans le Brisgau, lui intime l'ordre d'y rester immobile, conseilla Nassau.
—Je ne veux rien avoir à faire avec lui, répliqua vivement l'Empereur; mais je m'adresserai aux princes qui lui feront tenir leurs ordres.
Pendant ce long entretien, l'Empereur s'était dérobé aux sollicitations de Nassau. Celui-ci n'avait rien obtenu, ou presque rien, pour la cause des frères du roi. Aussi, tout en le constatant avec tristesse, se laissa-t-il aller à insinuer qu'il serait peut-être plus heureux s'il s'adressait directement à Berlin et à Pétersbourg. L'Empereur le prit au mot. Soit qu'il n'eût pas saisi le sens de l'insinuation, soit qu'il fût heureux de se débarrasser des obsessions des princes, il encouragea Nassau dans son dessein, l'engagea à se rendre auprès du roi Frédéric-Guillaume et de l'impératrice Catherine, et lui promit même des lettres pour ces deux souverains. Enfin, en le congédiant, il l'invita à s'aboucher avec ses ministres pour régler la question relative à l'armée de Condé. Ce que Nassau emporta de plus clair de l'audience impériale, ce fut la certitude que la cour de Vienne détestait les émigrés, se défiait d'eux et ne voulait ni les secourir ni les utiliser. Il en eut la conviction plus nette encore en causant avec Kaunitz et Cobenzl. Kaunitz «radota», ne parla que de la Constitution française qui excitait son enthousiasme. Il rappela (p. 145) que le roi l'avait acceptée. C'était là le grand argument de l'Autriche, tiré de la lettre de Marie-Antoinette, arrivée à Vienne au mois d'août précédent, à propos de laquelle, le 4 mars suivant, le maréchal de Castries écrivait à Breteuil:
«L'Empereur veut toujours partir de la base que le roi a accepté librement et franchement la Constitution. Il se fonde sur une prétendue lettre de la reine, lorsqu'il sait, à n'en pouvoir douter, que le roi ne l'a acceptée que le couteau sur la gorge. Cependant, la réponse qu'il vient de faire suppose toujours la même base et consacre une constitution qui anéantit le trône, en commettant la reine parce qu'il rapporte sa conduite à l'impulsion qu'il a reçue par sa lettre. Il convient de mettre sous les yeux de la reine la part qu'elle aurait dans l'opinion par la cruelle conduite de l'Empereur qui, en paraissant vouloir la mettre à couvert des entreprises des Jacobins, l'enchaîne au parti des constitutionnels, qui perdra également la couronne et tout ce qui y est attaché.»
Renchérissant sur les dires de Kaunitz, Cobenzl ajouta que les frères du roi et leurs partisans ne seraient tolérés dans les États de l'Empire qu'autant qu'ils n'y provoqueraient aucun rassemblement; que s'ils entendaient se mêler aux affaires de France, l'Empereur s'abstiendrait de toute intervention en faveur de la cause royale, et il le pria de le leur faire savoir. Nassau déclina cette pénible mission. Il ne consentit à s'en charger que si la communication était formulée par écrit. Les autres hommes d'État qu'il eut occasion de voir à Vienne, lui parurent encore plus malveillants pour les princes et pour les émigrés. Plus d'une fois, il dut craindre d'être obligé de partir sans avoir rien obtenu de ce qu'il était venu demander. Enfin, comme il se préparait à s'éloigner, les dispositions de la cour parurent s'adoucir. Cobenzl revint sur ses précédentes déclarations. À l'en croire, ce n'était que «pour ce seul moment» que l'Empereur désirait voir les princes s'abstenir de toute participation aux affaires de France: plus tard, tout ce qui était français serait placé. Des assurances formelles furent données pour un emprunt de deux millions que les princes voulaient contracter et pour lequel ils demandaient la garantie de l'Autriche. On promit le rappel de l'archiduchesse Marie-Christine si malveillante (p. 146) aux Français. Il fut également affirmé que trente mille hommes des garnisons des Pays-Bas se tiendraient prêts à marcher contre la France.
Telles furent les seules satisfactions qu'obtint Nassau, et encore ne laissaient-elles pas d'être assez platoniques. Il ne s'y trompa point, et les princes, en recevant le rapport dans lequel il leur rendait compte de sa mission, ne s'y trompèrent pas plus que lui, bien qu'il eût essayé de dissimuler sa déception et son découragement. Calonne écrivait, le 3 février, au comte d'Artois:
«Les perfidies qu'on vous fait éprouver, me portent à la rage comme Vaudreuil, mais plus encore aux partis décisifs, et je crois que le temps de la douceur est passé, qu'il n'y a plus que la fierté, la fermeté et le caractère qui puissent nous sauver. J'avoue que les dernières dépêches de Vienne, quoique de meilleur augure que les précédentes, ne me satisfont pas encore. Ce sont des conversations, des causeries; et parce qu'elles ne sont pas contrariantes, on les croit favorables. Nous avons été souvent payés de cette monnaie-là, sans en avoir un sol de plus; et je crains que ce ne soit encore la même chose au sens propre comme au sens figuré.»
À signaler dans la même lettre le passage suivant:
«Ce qui m'afflige le plus, c'est que je crains que les braves Jacobins qui nous ont si bien servis jusqu'à présent, ne soient bientôt écrasés par les monarchiens qui tueront tout, amortiront tout, réduiront tout en putréfaction. En vérité, sans Jacobins, point de salut.»
Si la petite cour de Coblentz considérait que la mission de Nassau à Vienne avait échoué, elle reconnut cependant qu'il ne fallait pas se donner l'air d'y voir un échec. Après la réception du premier rapport de leur envoyé, les princes crurent devoir remercier l'Empereur. C'était une occasion toute naturelle de hâter la déclaration de garantie qu'il avait promise pour l'emprunt qu'ils cherchaient à contracter.
«La crainte d'importuner Votre Majesté nous empêcherait d'insister autant sur cet article; mais nous la supplions de daigner réfléchir que tous nos moyens sont épuisés, que nous sommes obligés de soutenir plus de quinze mille émigrés, que (p. 147) leur nombre augmente tous les jours, que, dans quinze jours ou trois semaines au plus, nous n'aurons plus aucunes ressources, et que les puissances sont toutes persuadées que nous avons touché les deux millions de Votre Majesté et que nous sommes encore loin du besoin. Mais notre confiance entière dans la bonté, la justice et la générosité de Votre Majesté, nous oblige à ne lui rien dissimuler et à lui soumettre le tableau exact de notre embarrassante position.
«Nous aurions attendu le second courrier que M. de Nassau et M. de Polignac doivent nous envoyer pour nous faire connaître les résolutions de Votre Majesté, et, nous osons l'espérer, les plans qu'elle combine avec les cours de Berlin et de Pétersbourg, si nous avions pu résister au désir de parler à Votre Majesté du bonheur parfait que nous éprouverions de voir enfin renaître une confiance que nous n'avons jamais cessé de mériter, et si l'urgence des circonstances ne nous obligeait pas de mettre sous les yeux de Votre Majesté notre véritable position et celle encore plus pénible où se trouve M. le prince de Condé. En examinant le Mémoire que le duc de Polignac aura l'honneur de présenter à Votre Majesté, elle daignera se rappeler que nous soutenons la cause du roi, son beau-frère et son allié, que cette même cause est celle de tous les souverains; que Léopold est celui qui le premier a excité l'Europe en notre faveur, et que nous mettons notre gloire à suivre et à exécuter les plans que sa grande âme, sa justice et sa sagesse auront conçus pour le bonheur de la France et l'honneur de tous les princes.
«Nous ne demandons que de ne pas reculer, et cette juste demande est fondée sur la nécessité de ne pas relever l'audace de nos ennemis et de les intimider par l'assurance que Votre Majesté protège ceux qui ne connaissent pour loi que l'honneur et le devoir. Nous attendons la réponse de Votre Majesté avec la plus vive impatience, mais avec la plus entière confiance ...»
Cette lettre est du 26 janvier 1792. Elle était celle de gens qui se font très humbles et feignent de ne pas comprendre qu'on est las de leurs incessantes sollicitations et qu'on n'y veut point souscrire. Ce qu'elle ne dit pas, c'est que les princes, au moment où ils l'écrivaient, venaient de se décider à envoyer (p. 148) Nassau à Saint-Pétersbourg. Là seulement pouvait être cassé, par la grande Catherine, le jugement si défavorable aux émigrés qu'avait rendu le rusé Léopold. Le voyage en Russie fut donc résolu, un Mémoire rédigé sur-le-champ, résumant tous les arguments les plus propres à décider l'Impératrice à s'interposer pour sauver les émigrés d'un irrémédiable désastre.
Depuis longtemps, les princes entretenaient une correspondance avec l'Impératrice. Peu de jours avant de lui envoyer Nassau, le 15 janvier, ils lui avaient écrit pour lui rendre compte des graves incidents survenus à Coblentz, à Mayence et à Worms à la suite de l'injonction faite aux Électeurs par le gouvernement français de ne pas tolérer dans leurs États des rassemblements d'émigrés en armes. Les princes entraient dans tous les détails et racontaient comment leur oncle, l'Électeur de Trèves, avait dû céder aux exigences du ministre de France, Bigot de Sainte-Croix. «Depuis ce temps, nous n'avons pas eu un seul instant de repos. L'Empereur, qui avait écrit à l'Électeur qu'il le soutiendrait en cas d'hostilité ou même de menaces immédiates, a écrit deux lettres où il se rend plus difficile. Le gouvernement de Bruxelles a refusé d'envoyer même des patrouilles de cavalerie sur les frontières de l'Électeur, pour faire mine de les défendre. L'Électeur, affligé des menaces qu'on lui fait, d'un côté se sentant abandonné, de l'autre voyant l'esprit même de terreur s'emparer de ses sujets, est forcé, contre les vœux de son cœur, de nous faire des difficultés sur tout; il signe en gémissant les ordres les plus rigoureux.
«Nous avons écrit au Landgrave de Hesse-Cassel, pour le prier de nous recevoir dans son comté de Hanau avec la noblesse qui nous entoure, et au roi de Prusse pour lui demander de l'y engager, ou de nous recevoir dans les margraviats de Spire et Bayreuth. Les réponses de ces deux princes, sans être absolument négatives, sont tellement dilatoires qu'elles valent à peu près un refus. Enfin, le chargé d'affaires de l'Empereur a déclaré au ministre de l'Électeur, non pas officiellement, à la vérité, mais de manière à lui faire voir qu'il était autorisé par le gouvernement des Pays-Bas, que l'Électeur n'aurait de repos du côté de la France, et ne pourrait compter, en cas d'attaque, sur un secours efficace de la part de l'Empereur, que lorsqu'il (p. 149) aurait satisfait aux vœux de l'Assemblée, en nous faisant même sortir de ses États. L'Électeur a écrit à l'Empereur, si telle est son intention, en lui déclarant que jamais il ne consentirait à chasser ses neveux de chez lui, mais que, s'il était attaqué par la France et abandonné par sa Majesté Impériale, il résignerait son électorat et en sortirait avec nous.
«Le prince de Nassau a bien voulu se charger de porter lui-même cette lettre, et en même temps de demander à l'Empereur, ou de nous recevoir dans le Brisgaw, ou ses bons offices auprès du roi de Prusse, pour qu'il nous reçoive dans ses États sur le bas Rhin. Si l'Empereur accorde la première de ces demandes, ou s'il refuse à toutes les deux, le prince de Nassau viendra aussitôt nous rejoindre; mais il se rendra à Berlin pour négocier avec le roi de Prusse, si l'Empereur n'accorde que la deuxième demande. Il est parti samedi dernier, et avec l'activité que Votre Majesté lui connaît, nous recevrons sûrement bientôt de ses nouvelles.»
Dans la même lettre, les princes entretenaient l'Impératrice de la mission confiée par le roi à Breteuil, déclaraient que le rapprochement «qu'ils désiraient tant» avec les Tuileries était enfin opéré, que le roi et la reine leur rendaient enfin justice. «Ils daignent nous accorder leur confiance; ils nous ont indiqué Breteuil. Votre Majesté connaît notre opinion sur ce ministre; elle n'est pas changée. Mais qu'importe l'opinion qu'on peut avoir d'un homme quand il s'agit de si grands intérêts? Il ne nous est plus permis de douter que la façon de penser du Roi et de la Reine, que tous les actes qu'ils ont faits depuis la fatale journée de Varennes, leur ont été arrachés par la violence la plus adroite; mais ils croient que leur sûreté est attachée à paraître de bonne foi dans les sentiments qu'ils professent; et Votre Majesté sentira facilement combien il importe que ce secret soit religieusement gardé. Du reste, ils soupirent après une seconde évasion: mais, surveillés comme ils le sont, ils la regardent en ce moment comme impossible, et mécontents, comme ils le sont, de l'Empereur qui les abandonne, au moins en apparence, ils n'attendent leur salut que des sentiments de Votre Majesté pour nous.
«Le parti monarchien, dont nous venons de parler à Votre (p. 150) Majesté, ne s'endort pas; il a formé un plan, qui est l'objet d'une note sur laquelle nous supplions Votre Majesté de vouloir bien jeter les yeux. Le plan est l'ouvrage du trop fameux Mirabeau; il l'avait tracé quinze jours avant sa mort, et le Roi feignit alors de l'adopter, pour mieux tromper sur son projet d'évasion; et s'il paraît le reprendre aujourd'hui, c'est toujours dans la même vue. Nous avons cependant cru devoir le mettre sous les yeux de Votre Majesté, pour lui faire voir quel est le but secret du plus rusé de nos ennemis; car, pour les autres, ils avouent seulement qu'ils veulent faire de la France une république.»
Ainsi c'était toujours même chanson. Les royalistes constitutionnels qui s'efforçaient, par de sages concessions, de conserver à Louis XVI sa couronne, devaient être considérés comme des ennemis. Mieux valait que la monarchie pérît que d'être sauvée par eux. On retrouve la même idée dans le Mémoire rédigé par Calonne, que Nassau devait emporter à Saint-Pétersbourg pour le soumettre à l'Impératrice.
«Disons-le avec tout le respect que les princes auront toujours pour le roi, leur frère, s'écriait le rédacteur du Mémoire, il n'y a qu'eux, dans l'état actuel des choses, qui puissent le sauver de la séduction qui l'obsède, des perfidies qui le trahissent et de sa propre faiblesse, qu'une suite de malheurs capables de lasser le courage le plus ferme rend bien excusable. Il n'y a que les princes qui puissent démasquer les intrigues, et repousser les efforts de ce parti monarchien ou constitutionnel qui, malgré leur vigilance, ne fait déjà que trop de progrès dans le royaume, et dont le triomphe deviendrait complet par leur entier éloignement. Il n'y a qu'eux qui, par sentiment comme par devoir, soient appelés à épargner le sang français, et à tempérer les horreurs de la guerre prête à s'allumer. Il n'y a qu'eux enfin, qui aient pris l'engagement solennel et irréfragable de défendre la religion de leurs pères et le trône héréditaire dans leur maison, de rétablir les vrais pasteurs dans leurs fonctions, et tous les citoyens dans leurs propriétés, d'affermir par l'ordre la liberté détruite par la licence, et de soutenir les droits légitimes de cette valeureuse noblesse dont ils s'honorent d'être les chefs.»
(p. 151) Après cette tirade où s'exprimait, en une forme véhémente et concise, la funeste doctrine des émigrés, les princes s'appliquaient à démontrer à l'Impératrice combien étaient injurieuses pour eux la politique égoïste, les exigences de la cour de Vienne, sa persistance à exclure de toute participation aux affaires de France les frères du roi. Ils observaient que Léopold ne nourrissait à leur endroit que des sentiments de bienveillance, mais qu'il se laissait dominer par ses ministres et que ceux-ci voulaient annuler l'influence des émigrés. Ils en tiraient la preuve des propos du vice-chancelier autrichien, le comte de Cobenzl. Ils lui reprochaient de vouloir interdire aux princes de participer à la défense des droits de leur frère, d'avoir osé déclarer que leur présence dans les armées coalisées exciterait une animosité funeste, que la contre-révolution s'opérerait plus facilement sans eux, et ils s'évertuaient à prouver l'injustice de ce langage. Enfin ils suppliaient l'Impératrice de leur prescrire ce qu'ils devaient faire pour échapper à l'extrémité humiliante autant que douloureuse de licencier leurs troupes, de disperser les gentilshommes réunis autour d'eux.
Mais tout en sollicitant ses conseils et son secours, ils lui suggéraient d'obtenir du roi de Prusse, dans son duché de Clèves, un asile où ils pourraient se retirer avec toutes leurs forces sans désarmer, car ce qu'ils voulaient, c'est qu'en quelque endroit qu'ils fussent contraints de se réfugier, ils trouvassent la faculté de reprendre leurs armements interrompus et le cours de leurs intrigues, de se réorganiser, de se mouvoir, en un mot de se préparer à jouer leur partie dans l'action où l'Europe paraissait prête à se jeter. Si l'égoïsme des puissances leur refusait cette faculté, prétendait engager la guerre sans eux, il ne leur resterait d'autre ressource que de s'enfuir en Espagne, en laissant le prince de Condé à portée du théâtre des opérations militaires pour les y représenter, et au besoin les y appeler. C'est dans ces circonstances qu'ils demandaient à l'Impératrice de se faire l'arbitre de leur sort.
«De tous les développements de la politique, le plus important serait de connaître si l'Empereur se bornera à protéger les frontières de l'Empire et l'intérêt des princes possessionnés en France; si, au contraire, il étendra sa protection sur les princes (p. 152) et la noblesse, ou si enfin il n'emploiera ses forces qu'à son profit ... Les princes sans puissance n'ont pas le droit d'exiger de l'Empereur qu'il s'explique. Mais l'Espagne et son alliée l'Impératrice le peuvent.»
Cet appel à l'Espagne prouvait une fois de plus les illusions de Calonne. Ni le ministère Florida-Blanca, qu'une intrigue de cour venait de renverser, ni le ministère du comte d'Aranda qui lui succédait, n'étaient disposés à intervenir pour les émigrés. Les princes, en dépit de leurs efforts, n'avaient pu même obtenir à Madrid la promesse d'un asile pour le cas où ils seraient chassés de l'Allemagne. Le ministère de Godoï ne devait pas leur être plus favorable.
En même temps, Calonne rêvait de recourir de nouveau à l'Angleterre, bien que ses premières démarches auprès d'elle eussent été stériles. Il en cherchait depuis quelque temps l'occasion, quand, tout à coup, elle se présenta. Vers la fin de janvier, le bruit se répandait que le Cabinet français, ayant à sa tête M. de Narbonne, venait d'envoyer à Londres l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand, pour essayer de jeter entre la République française et le gouvernement britannique les bases d'une alliance ou tout au moins pour obtenir du ministère Pitt sa neutralité, si la guerre éclatait entre l'Autriche et la France. Calonne saisit la balle au bond, et s'empressa d'intervenir. À la mission Talleyrand, il opposa la mission Christin. Christin était son secrétaire. Il le chargea de porter à Pitt un Mémoire, une lettre au prince de Galles, et de surveiller en même temps les menées de l'envoyé français[34]. Dans le Mémoire à Pitt, après avoir constaté l'imminence de la coalition «de toutes les souverainetés contre les ennemis de tous les souverains», il exprimait l'espoir que le gouvernement anglais, quoi qu'il en eût dit, ne voudrait pas rester neutre.
«Les usurpateurs du gouvernement français, continuait-il, (p. 153) se figurent le contraire ... C'est dans cette persuasion que la faction dominante a pris le parti d'envoyer à Londres quelques-uns de ses agents pour négocier avec les ministres, semer dans les peuples ses contagieuses erreurs, intriguer partout, corrompre la populace et semer l'esprit de sédition. Ces émissaires sont MM. Jarry, de Talleyrand de Périgord, le duc de Biron et Rabaud Saint-Étienne, peut-être aussi le sieur Bonne Carrere, revenant de Hollande, où il est allé à même intention. Alors, la mission serait de cinq personnes.
«Le sieur Jarry, qui a été déjà employé à quelques besognes politiques et qui ne manque pas d'habileté, doit être le seul accrédité, comme le seul chargé d'affaires de France à Londres; M. de Talleyrand de Périgord, ancien évêque d'Autun, emploiera pour le seconder tout l'esprit et toute la souplesse dont, depuis deux ans, il a si honteusement abusé; M. Rabaud Saint-Étienne, protestant, aura le département d'échauffer les non-conformistes; le duc de Biron, autrefois Lauzun, qui a un grand nombre de connaissances en Angleterre, sera l'introducteur de ses collègues; Bonne Carrere conduira les manœuvres subalternes et les distributions d'argent, car il ne faut pas douter que la corruption, ce moyen favori de l'Assemblée, ne soit employée à Londres, comme elle l'est partout en son nom ...
«Je ne suis pas inquiet de l'effet que doit produire cette caravane diplomatique, moitié incendiaire, moitié astucieuse. Si le gouvernement britannique, qui aujourd'hui plane tranquillement sur la politique de l'Europe, voulait abandonner son système d'immobilité, au moment que toutes les autres Cours s'ébranleront, s'il tournait ses regards sur les avantages que l'Angleterre pourrait se ménager au milieu de ce mouvement général, soit par quelque alliance, soit par des stipulations utiles à son commerce, s'abaisserait-il à traiter avec une horde séditieuse couverte de mépris, qui n'a pas un an à subsister, et dont la prescription anéantira tout ce qu'elle aura fait? Ne serait-il pas plus digne de lui et plus solide en soi de s'entendre avec les frères du roi, qui, au moment actuel, ont seuls le libre exercice de son autorité?»
C'est cette idée que développait Calonne, en comparant les (p. 154) avantages «illusoires» que procurerait à l'Angleterre son alliance avec un régime condamné à périr et ceux qu'il pourrait tirer d'un accord avec les princes. «Sur tous les points que l'Angleterre pourrait avoir en vue, disait-il, la conciliation ne sera pas difficile, dès qu'il y aura en France un gouvernement; elle est impossible quand il n'y en a pas, et c'est notre état actuel.»
Et pour conclure, il demandait à Pitt de veiller sur la conduite des émissaires français, d'éclairer leurs intrigues, «de les empêcher de siéger au Club de la Révolution ou à ceux des non-conformistes». Il espérait même que, vu la circonstance, le roi d'Angleterre donnerait aux princes français quelque témoignage public de ses sentiments pour eux, afin de prévenir les fausses interprétations, et «de fermer la bouche à ceux qui font à une nation trop fière pour ruser et à un souverain trop loyal pour tromper, l'injure de supposer que l'Angleterre entretient sourdement les désordres de la France et en désire la prolongation».
Ce document établit qu'à la date où il fut écrit, le 28 juillet 1792, les émigrés, qui devaient trouver plus tard en Angleterre des ressources précieuses et un concours actif, n'en avaient encore rien obtenu, ce qui révèle clairement que Pitt attendait son heure et une occasion propice pour se prononcer dans un sens ou dans un autre. Telles étaient si bien ses dispositions à ce moment, que la mission de Talleyrand n'allait pas mieux réussir que celle de Christin, et que l'obscur bourgeois envoyé par les princes et le brillant gentilhomme envoyé par la Révolution, en quittant Londres quelques semaines plus tard, s'en retournaient l'un à Coblentz, l'autre à Paris, sans être plus avancés l'un que l'autre.
En même temps qu'il dépêchait Christin en Angleterre, Calonne écrivait lettres sur lettres au baron de Roll, agent des princes auprès du roi de Prusse, et au fidèle Nassau qui s'était rendu dans cette capitale en quittant Vienne, avant d'aller à Saint-Pétersbourg. À Berlin aussi, il fallait faire pièce à la diplomatie de la Révolution. Le ministre Narbonne, qui rêvait en même temps que l'alliance anglaise l'alliance prussienne, venait d'y expédier le comte de Ségur avec une mission analogue (p. 155) à celle de Talleyrand. Et non seulement il importait de paralyser ces démarches, mais encore d'obtenir de la Prusse, «notre divinité tutélaire,» comme l'appelait Calonne, qu'elle permît aux princes, s'ils étaient chassés de Coblentz, de se réfugier dans le duché de Clèves, afin d'y attendre, l'Autriche persistant à se dérober, le secours que, malgré tout, ils espéraient des Russes et des Suédois. À Berlin, les demandes pressantes de Nassau et de Roll ne devaient pas aboutir. La Prusse avait pris le parti de marcher avec l'Autriche et d'éloigner les émigrés de toute action décisive. Mais Ségur ne fut pas plus heureux auprès d'elle que Talleyrand auprès de l'Angleterre. Il eut même à subir la honte d'un affront personnel et dut quitter Berlin, chassé en quelque sorte par les impertinences du souverain et de sa Cour.
Telle était la situation à la fin du mois de janvier 1792. À ce moment, et comme Calonne attendait avec anxiété les résultats des négociations que, contrairement aux ordres de Louis XVI, et sans en faire part au baron de Breteuil, il continuait simultanément auprès des grandes puissances, éclatait à Coblentz la nouvelle la plus imprévue: celle de l'arrivée à Saint-Pétersbourg d'un agent du roi de France, envoyé directement à Catherine par le prisonnier des Tuileries. Que ce prince eût osé une telle démarche, à l'insu de ses frères, quand ceux-ci, alléguant qu'il n'était pas libre, lui contestaient le droit d'ordonner, c'était déjà grave. Mais ce qui vint greffer une violente colère sur leur stupéfaction, c'est que cet envoyé secret n'était autre que le marquis de Bombelles, l'ancien ambassadeur du roi à Venise, Bombelles objet des ressentiments du comte d'Artois depuis la querelle qui s'était élevée entre eux, quelques mois avant, et auquel il reprochait d'être un des favoris de Marie-Antoinette et l'âme damnée de Breteuil.[Lien vers la Table des Matières]
La confiance ancienne de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans le baron de Breteuil survivait à la dramatique aventure de Varennes. Dès qu'il fut possible à Louis XVI ramené dans Paris de communiquer avec le dehors, il fit avertir Breteuil fixé à Bruxelles de se tenir prêt à recevoir ses ordres. Bientôt après, il lui envoyait le baron de Vioménil porteur d'un paquet de lettres que les malheureux souverains avaient pu écrire et confier à ce fidèle serviteur de leur cause. Parmi ces lettres, il y en avait une pour l'empereur Léopold, une autre pour l'impératrice Catherine, sollicitant leur appui. D'autres étaient adressées, dans le même but, au roi de Prusse, au roi d'Espagne, au roi de Suède. Le roi et la reine, dans cette correspondance qu'ils s'étaient partagé la peine de rédiger, y revenaient sur l'idée d'un Congrès, un Congrès appuyé d'une force armée, qu'ils considéraient comme un moyen propice d'arrêter les factieux et d'établir en France un état de choses tolérable. Breteuil était chargé de faire parvenir ces missives à leurs destinataires et d'appuyer, par des moyens du choix desquels on le laissait juge, les demandes qu'elles formulaient.
Mais ce n'était pas tout. Le courrier qu'il avait reçu lui apportait encore une lettre écrite par Louis XVI au maréchal de Castries, alors retiré à Cologne. Dans cette lettre, le roi demandait au vieux soldat de prendre une importante part dans la conduite des affaires de la Monarchie et d'assurer les relations des princes avec le baron de Breteuil, en s'en faisant l'intermédiaire.
À ne considérer que la forme de cette communication, elle constituait un appel du roi à ses frères, un hommage à leur dévouement, et, pour tout dire, une preuve de son désir de (p. 157) voir renaître la confiance qui, depuis si longtemps, manquait à leurs rapports. C'était cependant un tout autre but que poursuivait Louis XVI. Attribuant à Monsieur et au comte d'Artois une partie de ses malheurs, impuissant à leur imposer ses ordres, las de les voir commencer à tout instant des pourparlers avec les puissances amies de sa couronne et compromettre ainsi les négociations qu'il engageait lui-même avec elles, il s'était imaginé qu'en feignant de vouloir désormais ne rien faire sans eux, et les associer plus étroitement à sa politique, il obtiendrait qu'ils ne fissent rien sans lui. C'est dans ce dessein qu'après avoir désigné Breteuil comme son représentant, il demandait au maréchal de Castries de devenir celui des princes, comptant que ces deux personnages se mettraient bientôt d'accord pour le service de ses intérêts et pour dérober à ses frères les projets qui devaient rester secrets, ou que tout au moins, si le second ne se prêtait pas aisément à ce qu'on attendait de lui, l'habileté du premier saurait bien, tout en ménageant ses scrupules, le lui imposer.
La lettre du roi au maréchal de Castries cachait donc une petite supercherie. Mais il n'en fut jamais de plus excusable, puisqu'il s'agissait après tout du salut d'une cause que les fautes des princes compromettaient chaque jour d'une manière plus irrémédiable. On ne dira jamais assez avec quelle étourderie eux et leurs agents ouvraient des négociations sur les sujets les plus graves. C'est ainsi qu'à Vienne, a la fin de 1791, Polignac avait pris sur lui de présenter aux ministres de l'Empereur le vieux projet de la régence de Monsieur, précédemment abandonné sur l'ordre formel du roi. Calonne lui-même dut désavouer son agent. Le 2 janvier 1792, il écrivait à la duchesse de Polignac:
«Divine amie, le cher duc a cru, pour proposer à l'Empereur plus d'un moyen de manifester en ce moment des sentiments dignes de lui, devoir, entre autres, lui retracer l'idée de la régence dévolue au frère du roi pendant sa captivité. Je vous dirai sans détours et avec toute la franchise qu'autorise l'amitié, qu'il eût mieux valu qu'il n'ait pas fait revivre cette ancienne proposition qui est perdue de vue depuis qu'elle a paru déplaire au roi, et que Sa Majesté Impériale a fait plus que désapprouver. (p. 158) N'hésitez donc pas, mon cher duc, (pardon, mon aimable amie, si je vous quitte un moment pour lui parler) n'hésitez pas a rétracter la partie de votre proposition qui se rapporte à la régence.» Entrant dans les vues du roi, Breteuil chargea d'abord le marquis d'Autichamp de porter à Cologne la lettre destinée au maréchal. Il lui adjoignit le marquis de Vioménil qui devait rapporter à Paris la réponse de celui-ci. Lui-même lui écrivait:
«Je désire avec vous tout ce qui pourrait donner les moyens de ne pas voir les idées et les mesures de Coblentz faire fausse route militaire et politique. J'ajoute avec la sincérité de l'amitié combien le partage avec vous de cette difficile direction m'animerait et me tranquilliserait. Ce que M. d'Autichamp vous a porté de la part de Sa Majesté vous aura prouvé combien c'est le vœu qu'Elle forme pour s'assurer franchise et discrétion dans ses rapports intimes et fraternels avec les princes par rapport à vous. Le désir général vous rend absolument le maître de prononcer. Vous sentez à quel point votre présence serait nécessaire à Coblentz, tout ce qu'elle ajouterait à la confiance réciproque du roi et des princes ... Dès que les princes auront voulu me faire connaître directement leur volonté, vous correspondrez avec moi comme avec l'homme de confiance du roi. J'espère que vous serez facilement ma caution auprès d'eux sur le soin que j'apporterai à mériter leurs suffrages et à leur inspirer toute la confiance que le roi est bien décidé à leur montrer, dès qu'ils auront fait preuve de tout vouloir concerter avec Sa Majesté. Je suppose que le baron de Vioménil rapportera au roi un prononcé positif sur cette entière déférence des princes.»
Quand le maréchal de Castries reçut cette déclaration d'amour, il avait auprès de lui Mgr de Conzié, l'évêque d'Arras. Nous avons déjà dit que, comme quelques-uns de ses collègues de l'épiscopat, Conzié était friand d'intrigues politiques. Il en avait le goût et aimait y être mêlé. Le maréchal le fit partir aussitôt pour Coblentz, en le chargeant d'y présenter et d'expliquer une note dans laquelle il rendait compte de l'événement qui venait de se produire et demandait ce qu'il devait répondre à Breteuil. Il faisait toutefois remarquer que son (p. 159) intention, en se conformant aux ordres du roi, était de continuer à résider à Cologne et de ne venir à Coblentz que lorsque sa présence y serait nécessaire. En manifestant cette intention, il marquait assez combien il se défiait de l'entourage des princes et des intrigues qui se nouaient autour d'eux.
Conzié négocia avec tant d'habileté qu'il obtint des princes une décision telle que la souhaitait le maréchal. Sincères ou non, ils accueillirent avec un bruyant empressement les désirs de leur frère. Il est vrai qu'ils aimaient le maréchal et professaient pour son caractère et ses qualités militaires la plus haute estime. Monsieur en faisait même grand cas, ainsi que le prouve cet extrait d'une lettre qu'il lui écrivait en novembre 1793: «Si je suis forcé de pencher vers la politique, vous serez Sully. Si, au contraire, je puis montrer que je suis du sang d'Henri IV, vous serez Duguesclin. En un mot, si je marque dans l'histoire, si mon nom est jamais cité, il ne le sera jamais sans le vôtre.» Ils se déclarèrent donc prêts a entrer en rapports avec Breteuil par l'intermédiaire du maréchal. Ils annoncèrent la nouvelle autour d'eux, sous la forme la plus propre à relever leur autorité, et c'est alors qu'ainsi qu'on l'a vu plus haut, ils écrivaient à Catherine: «Le rapprochement que nous désirions tant avec les Tuileries est enfin opéré. Le roi et la reine nous rendent justice.»
C'est toujours, on le voit, la même disposition à traiter avec leur frère d'égal à égal, tandis que, dans la pensée de ce dernier, et plus encore dans celle de Breteuil, les relations qui se renouaient devaient avoir pour effet de substituer à cette disposition l'obéissance que des sujets doivent à leur souverain. Breteuil, surtout, l'entendait si bien ainsi que, dans la crainte que l'opinion fût trompée par le rapprochement du roi et de ses frères et y vît une concession arrachée à la faiblesse de celui-ci, il déclarait que rien de leur entente ne devait transpirer au dehors et qu'il valait mieux qu'on crût toujours aux dissentiments de la famille royale: «Il est important de ne rien dire ni faire pour ramener dans le public l'idée d'une parfaite intelligence entre le roi et les princes.»
Dès que le maréchal eut connaissance des intentions de Monsieur et du comte d'Artois, il s'empressa de les communiquer (p. 160) à Breteuil. Il lui donna l'assurance que, comme lui, il voulait des relations franches, propres à ramener la concorde entre le roi et ses frères, à cimenter l'union qui, seule, pourrait les empêcher de succomber. Il fallait, à son avis, que les opérations ostensibles des princes et les négociations secrètes du roi ne marchassent pas en sens contraire quant aux moyens, car elles ne pouvaient différer quant au but. Il espérait que les puissances, en présence de cette réconciliation de famille, ne marchanderaient plus leur concours. Enfin, il posait en principe que, si c'était au roi et à la reine à imprimer la direction, c'était aux princes à agir:
«Sous quelque aspect que ce soit, écrivait-il à Breteuil, plus vous vous montrerez, plus vous apporterez d'embarras dans les fonctions du roi de la Constitution. Vous avez l'influence que le roi vous donne quant au fond; c'est la seule part désirable à avoir. Vous donnerez le plan, le mouvement et la direction, et c'est aux princes d'agir secrètement dans les cours ... Si vous l'entendez différemment, expliquez-vous[35].»
Breteuil ne se hâta pas de s'expliquer. Mais son silence ne signifiait pas qu'il acceptait l'interprétation du maréchal. Toute différente était la sienne. Il savait qu'en s'adressant à ses frères, le roi n'entendait pas que ses affaires leur fussent désormais communiquées sans réserve et voulait surtout qu'eux-mêmes n'entreprissent rien sans l'avoir concerté avec son représentant. Il exagéra encore ces dispositions. Se défiant également de Condé et de Calonne, dont il connaissait l'influence néfaste sur Monsieur et sur le comte d'Artois, il interpréta ses instructions dans le sens le plus restrictif. Il les considérait comme obligeant les princes à lui révéler tous leurs projets et le laissant libre lui-même de leur taire ceux du roi. Il le fit savoir lentement, peu à peu, et quand, à Coblentz, on s'en fut convaincu, il ne resta plus rien de l'accord dont on avait espéré au moins quelques bons effets. On ne saurait cependant blâmer Breteuil. Sa défiance envers les princes, envers leur entourage, n'était que trop fondée. D'autres la partageaient, le roi de Suède lui-même. Quoique convaincu (p. 161) que les princes pouvaient seuls diriger l'action, ce souverain se plaignait «du peu de secret de leur conseil».
À Coblentz, on n'avait pas attendu, pour se méfier de l'agent du roi, qu'il eût donné des preuves de ce qu'on appelait «sa duplicité». Les arrangements entre Louis XVI et ses frères étaient à peine arrêtés que Calonne, le 9 janvier, écrivait à l'abbé Maury retiré à Rome, en lui rendant compte de la situation politique: «Le gros baron veut se rapprocher ou paraît vouloir se rapprocher de ce côté-ci. On ne se recule pas, et ce que l'on vous a dit du maréchal de Castries intermédiaire est vrai. Ce dernier est loyal et nous nous y fions. Il voit déjà de lui-même de quel bois on se chauffe à Bruxelles, et il n'en est pas plus édifié que nous.» Rien dans les notes manuscrites du maréchal de Castries ne révèle qu'à cette date, il eût conçu les soupçons que lui attribue Calonne. Mais il était allé à Coblentz le 1er janvier, et peut-être s'était-il associé dans une certaine mesure aux préventions des princes contre Breteuil.
D'autre part, Calonne répondait au baron de Talleyrand qui représentait les princes à la cour des Deux-Siciles: «On veut éloigner les princes, à quelque prix que ce soit, et les mettre hors la chose pour pouvoir en disposer à son gré. Bruxelles semble particulièrement s'acharner à ce dessein, et la maudite influence de l'intrigant baron de Breteuil se fait encore sentir.» C'est ainsi qu'on préludait à l'alliance. En de telles conditions, elle ne pouvait porter d'heureux fruits. De nouveau, les cours de l'Europe allaient recueillir les preuves des dissentiments aggravés et envenimés de la famille royale. Il reste à raconter dans quelles circonstances ils éclatèrent.
Breteuil, encore en possession des lettres écrites par le roi et la reine à divers souverains, était tenu de les expédier. Leur teneur l'obligeait, en outre, à suivre, à l'insu des princes, les négociations qu'elles comportaient. Dans celle destinée au roi de Suède, Louis XVI, après avoir énuméré les avantages d'un Congrès, ajoutait: «Cela vaudrait mieux qu'une attaque des princes, qui malheureusement, entourés de personnes aigries, ne sont pas libres de faire ce qu'ils veulent, ni de garder le secret de leurs projets.» Et il en tirait cette conclusion que leur intervention devait être évitée et Breteuil chargé seul (p. 162) de négocier. Une recommandation analogue était faite à l'impératrice Catherine. Rien ne pouvait être d'un plus fâcheux effet, alors surtout que les souverains auxquels on demandait d'exclure de toute participation aux affaires concernant la France les frères du roi, les tenaient en haute estime, et que sans se dissimuler leur vanité, leurs préventions, tous ces défauts dont la famille royale avait si cruellement souffert depuis 1789, ils étaient d'avis que le roi devait abandonner à ses parents émigrés la direction de ses intérêts au dehors.
Quoi qu'il en soit, ces diverses lettres furent successivement expédiées, sauf celle que Marie-Antoinette avait écrite, le 3 décembre, à l'Impératrice de Russie. L'importance qu'on attachait à celle-ci, les développements verbaux qui devaient y être donnés nécessitaient qu'elle fût portée à Saint-Pétersbourg par un personnage important et habile. Aussi, pour remplir cette mission, le roi avait-il désigné son ancien ambassadeur à Venise, le marquis de Bombelles. On s'étonnera qu'il n'eût pas songé à y employer le comte Eszterhazy qui se trouvait alors en Russie, après avoir donné à la reine des preuves de dévouement propres à justifier le choix de sa personne. Mais Eszterhazy était soupçonné d'être devenu l'homme des princes, et quoique disposé à recourir à son zèle, si besoin était, le roi ne voulut pas que, dans la démarche qui allait être tentée auprès de Catherine, il fût l'unique et principal négociateur. À défaut de lui, on alla chercher le personnage qui devait le plus déplaire au comte d'Artois. N'était-ce pas Bombelles, en effet, qui dix mois plus tôt avait encouru la disgrâce de ce prince, en se montrant trop dévoué au roi? Bombelles, depuis cette époque, vivait à Naples. C'est là que vint le trouver le pressant appel de Breteuil. Il s'y rendit sans hésiter.
Le 30 décembre, il était à Bruxelles. Il en repartait le surlendemain, 1er janvier 1792, porteur de la lettre de la reine de France à Catherine, d'une lettre et d'un long Mémoire de Breteuil pour cette souveraine et pour le comte Ostermann, ministre des affaires étrangères, d'une copie des pouvoirs donnés par Louis XVI à son agent général à l'étranger, d'une recommandation du comte de Fersen pour le baron de Stedingk, ministre de Suède en Russie, et enfin d'une lettre de ce même (p. 163) Fersen à son ami le comte Eszterhazy, l'engageant à quitter Saint-Pétersbourg sur-le-champ et à venir à Bruxelles: «Je vous en expliquerai les raisons à votre passage ici et vous verrez que je n'avais pas tort.»
En distribuant ce volumineux courrier, Bombelles devait exposer à l'Impératrice l'importance d'un Congrès armé, tel que le demandaient le roi et la reine, et la supplier d'agir auprès des princes «afin qu'ils subordonnent leurs démarches et leurs actes à ceux de leur frère». Dans sa lettre à l'Impératrice, Marie-Antoinette disait, en la finissant: «Si Votre Majesté a quelque chose à nous communiquer, que cela ne soit que par M. le baron de Breteuil, qui a toute notre confiance, et il est bien essentiel pour nous que le secret soit absolu pour tout autre.» Ce secret n'était connu que de Breteuil, Vioménil, Bombelles et Fersen.
Si la reine à Paris, et Breteuil à Bruxelles, avaient connu les dispositions de Catherine, ils se seraient abstenus de donner à leurs démarches une forme blessante pour Monsieur et pour le comte d'Artois, dont les déclarations chevaleresques lui avaient fait illusion au point de la décider à leur venir pécuniairement en aide avec une rare libéralité, et auprès desquels, comme gage de ses promesses de secours, elle entretenait un représentant. À Saint-Pétersbourg, Bombelles allait se heurter contre la sympathie non dissimulée que l'Impératrice professait pour les frères de Louis XVI et contre le souvenir défavorable qu'elle avait conservé de ses anciennes relations avec Breteuil.
Bombelles arriva dans cette capitale le 26 janvier. Sa première visite fut pour le comte Eszterhazy auquel l'unissait une vieille amitié. Il lui remit la lettre de Fersen. Puis, résolu à ne pas feindre avec lui, il lui confia, sous le sceau du secret, l'objet de sa mission, en y apportant les plus grands ménagements pour l'amour-propre de son interlocuteur. Eszterhazy eut le bon goût de ne pas trahir la surprise et la peine qu'il éprouvait à se voir supplanté. Préoccupé surtout de servir la cause royale, il se mit à la disposition de Bombelles pour faciliter ses démarches. Mais il lui déclara qu'il ne pouvait obtempérer à la requête de Fersen et se résoudre à quitter Saint-Pétersbourg. Abandonner son poste, c'eût été tromper la confiance (p. 164) des princes de qui il le tenait. Il ne voulait pas partir sans leur ordre. Il fit observer que, s'il se rendait auprès d'eux, il serait contraint, pour expliquer son retour, de leur confesser la vérité, alors qu'on lui demandait de la leur taire.
Bombelles comprit ces scrupules et n'eut pas à regretter la résolution qu'ils avaient dictée à Eszterhazy, car, dès ce moment et jusqu'au départ de ce dernier, qui eut lieu quelques semaines plus tard, il trouva en lui un concours actif et dévoué. Il lui dut d'être reçu, le jour même de son arrivée, par le comte Ostermann. Ce ministre commença par émettre des doutes, quant au degré de confiance qu'il convenait d'accorder à Breteuil et à son envoyé, alors que le comte Eszterhazy était à Saint-Pétersbourg comme représentant de la monarchie française. Bombelles dut lui rappeler que dès longtemps Breteuil avait été choisi par le roi pour négocier, en son nom, avec les puissances; que Calonne le jalousait et n'avait pu le cacher depuis qu'il savait par une déclaration de l'Empereur quelle confiance Louis XVI avait en Breteuil.
—Maintenant, ajouta Bombelles, le pouvoir de Breteuil a pris une nouvelle force par suite d'un avis du roi, faisant connaître à ses frères que ce gentilhomme était seul chargé de défendre ses intérêts auprès des cours.
En parlant ainsi, Bombelles ne faisait que paraphraser le Mémoire qu'il était chargé de remettre à l'Impératrice et en travers duquel, deux jours après, elle jetait cette phrase significative: «Dans tout ce Mémoire, je ne vois que la haine de Breteuil contre Calonne. Il faudrait envoyer au diable des conseillers tels que Breteuil qui donne d'aussi mauvais conseils, et Calonne, parce qu'à la lettre, c'est un éventé.»
Convaincu ou non par la chaleur avec laquelle lui parlait Bombelles, le comte Ostermann lui promit de remettre à l'Impératrice les diverses pièces et de solliciter pour lui une audience. Cette audience se fit attendre, fut plusieurs fois ajournée, et avant même qu'elle eût été accordée, Bombelles comprit qu'on aurait préféré qu'il ne vînt pas. Et c'était vrai. On pensait à la cour qu'il eût mieux valu qu'Eszterhazy fût chargé de présenter la lettre de la reine, et qu'à défaut de lui «un simple courrier eût fait meilleur effet».
(p. 165) Bombelles retrouva ces dispositions auprès de l'Impératrice, quand il put enfin être mis en sa présence. Elle l'accueillit avec sécheresse et hauteur. Elle n'aimait pas Breteuil. Elle le connaissait de vieille date, depuis 1762, alors que du vivant de son mari, le tzar Pierre III, il était chargé d'affaires de France en Russie. À cette époque, les Orlof s'étaient ouverts à lui de leur projet de renverser le tzar au profit de la tzarine, et lui avaient demandé son concours pour contracter un emprunt. Breteuil s'était dérobé. Il avait quitté Saint-Pétersbourg à la veille de la révolution de palais qui mit Catherine sur le trône. Elle avait gardé de ce refus un ressentiment inoubliable. Bombelles en éprouva les effets. À son tour, tout en adoptant le principe d'un Congrès et en promettant d'en écrire aux cours européennes, elle se déroba, quand son interlocuteur voulut obtenir d'elle un formel engagement. Comme il mettait sous ses yeux la copie des pouvoirs délivrés à Breteuil par le roi de France, elle répliqua froidement:
—Les princes en ont de tout pareils.
Puis, révélant ce qu'elle avait déjà fait à leur prière, les services rendus par elle à leur cause, elle s'étonna qu'on voulût se passer d'eux. Toutes ses réponses furent évasives, rendues presque impertinentes par la persistance malicieuse qu'elle mit à traiter sur le pied d'une égalité parfaite Louis XVI et ses frères. Ni dès ce moment, ni plus tard, Bombelles ne put la fléchir et la décider à se prêter aux vues des Tuileries. Du reste, après avoir lu la lettre de Marie-Antoinette, elle avait écrit en marge des réflexions suivantes qui révèlent toute sa pensée: «Qu'attendre de gens qui agissent sans discontinuer avec deux avis parfaitement contradictoires, l'un en public, l'autre en secret? C'est elle qui a tout perdu, cette contradiction continuelle; c'est elle qui empêche d'aller en avant. Le seul parti qui le pourrait, celui des princes, on le voudrait en arrière. Pourquoi? On est faux avec eux et avec tout le monde en vérité, car ce Breteuil a toujours haï cordialement la Russie et votre servante plus qu'âme qui vive.»
Ce n'est pas seulement par le décourageant accueil fait à Bombelles que Catherine manifesta ses rancunes contre (p. 166) Breteuil et son dédain pour les vues politiques du malheureux roi de France. Elle poussa cette manifestation jusqu'à la plus cruelle indélicatesse. Au mépris des pressantes recommandations de la reine prisonnière, elle fit part au prince de Nassau et au comte de Romanzof de l'arrivée de Bombelles à sa cour et de l'objet de son voyage, de telle sorte qu'à l'heure où Breteuil se flattait que le secret de la mission ordonnée par le roi était bien gardé, la nouvelle en arrivait à Coblentz. C'était dans les derniers jours de janvier. À ce moment déjà, les relations à peine ébauchées du baron de Breteuil avec la petite cour des princes avaient pris une tournure aigre-douce et donnaient naissance à des querelles épistolaires.
Le maréchal de Castries, soit qu'entre les lignes de la correspondance de l'agent du roi, il devinât ce qu'à dessein celui-ci négligeait d'y mettre, soit que les constantes plaintes de Calonne eussent éveillé ses soupçons, commençait à se méfier, à trouver qu'on ne lui révélait que des choses sans importance. Écho des récriminations de Calonne, il suspectait les actes de Breteuil et surtout son silence. «Je suis fâché du silence que vous gardez,» lui écrivait-il. De son côté, Breteuil remarquait que, lorsqu'il sollicitait des renseignements, il ne les obtenait jamais qu'incomplets, altérés par des réticences. Or, s'il revendiquait pour lui le droit de parler ou de se taire à son gré, il ne reconnaissait pas ce droit aux princes. Il ne tardait pas à s'impatienter de leur prétention à traiter avec leur frère d'égal à égal, et un jour, le 28 janvier, il écrivait au maréchal de Castries:
«Je crois, monsieur le maréchal, qu'il faut une petite explication entre vous et moi pour nous bien entendre sur la manière d'établir solidement cette confiance réciproque de la famille royale, afin d'aller au-devant des doutes et des soupçons qui ramèneraient bientôt à Coblentz le même esprit d'inquiétude, de défiance et d'injustice qui a si fort écarté de la marche simple et uniforme que les affaires auraient dû prendre dès le premier moment entre le chef de la famille et ses frères ...
«Il est donc nécessaire que les princes veuillent bien vous faire passer le résumé de leurs vues, de leurs mesures, de leurs moyens de tout genre chez les puissances étrangères ou dans (p. 167) le royaume, afin que, d'après la communication que vous aurez eu la bonté de m'en faire, je puisse instruire assez le roi pour qu'il conspire cet état de choses avec celui qui est particulier aux mesures de Sa Majesté. Quand j'aurai fait ce rapprochement, je vous dirai ce qui paraîtra au roi devoir être suivi ou abandonné par les princes.»
Ainsi, Breteuil affirmait nettement le droit du roi de se réserver la connaissance de certains objets, tout en exigeant que ses frères lui révélassent la totalité de leurs intentions et ne fissent aucune démarche sans son aveu. Si contraire à leurs idées était cette doctrine que le maréchal n'avait pas osé leur communiquer la lettre de Breteuil et l'avait gardée pour lui, se contentant d'insister encore pour obtenir «une égale communication, une égale confiance». Mais Breteuil ne cédait rien de son interprétation, et ce dissentiment commençait à s'envenimer quand la nouvelle de la mission de Bombelles vint tout à coup consacrer, par un acte décisif, l'opinion de l'agent du roi.
C'est par le comte de Romanzof que les princes en eurent connaissance. À peine averti par une lettre du ministre Ostermann, il s'était empressé de la leur apporter. Cette révélation inattendue les exaspéra. Voilà donc à quoi tendait et devait aboutir «la relation franche» que le roi avait chargé Breteuil de créer. On l'inaugurait en engageant en Russie, à leur insu, une négociation qui, faisant double emploi avec les pourparlers engagés déjà par eux, menaçait de compromettre les avantages qu'ils en espéraient. Et quel négociateur avait-on choisi pour le substituer à des serviteurs aussi éprouvés que Nassau et Eszterhazy? Un homme dont avait à se plaindre le comte d'Artois, qui lui avait fait injure en lui cachant des ordres qu'il tenait directement du roi. Sur qui compter désormais puisque Louis XVI lui-même se servait des ennemis de ses frères, les employait à des missions louches et dirigées contre eux? Était-ce par de tels procédés qu'on espérait réconcilier les membres divisés de la famille royale?
La correspondance à laquelle sont empruntés ces détails trahit la fureur du comte d'Artois et la colère plus froide de Monsieur. Ils fulminent contre Breteuil, le traînent dans la (p. 168) boue. «L'existence de ce maudit homme est par trop funeste et nuisible!» s'écrie le comte d'Artois. Puis, sans ménagement pour les infortunés prisonniers des Tuileries, dont la tête est déjà menacée, il fait retentir jusqu'à eux les échos de cette puérile querelle. Il écrit à sa sœur Madame Élisabeth. Il expose ses griefs contre Bombelles, et sans nommer Breteuil, c'est lui qu'il rend responsable de tout.
«Tous ces faits sont connus du roi et de la reine, et c'est dans le moment où nous sacrifions opinion, amour-propre pour céder à leurs désirs, qu'on envoie M. de Bombelles à notre insu, et où? en Russie. J'avoue que jamais mon cœur et mon âme ne furent plus douloureusement affectés. Mais, mon amie, croyez-moi, ce n'est pas au roi et à la reine que nous pouvons en vouloir: nous connaissons leurs sentiments et nous y compterons éternellement. Mais ce dernier événement achève de déchirer le voile perfide dont un traître cherchait à se masquer. Il apprendra qu'on n'offense pas impunément les deux frères de son maître, et surtout, il apprendra que nous ne savons pas pardonner à l'homme qui, pour satisfaire sa vile ambition, ne craint pas de compromettre la sûreté du roi, celle de la reine, et de vouloir jeter la division dans la famille de son souverain.
«La trop juste douleur que nous éprouvons ne fera que redoubler le dévouement sans bornes et la vraie tendresse que nous portons à nos malheureux parents; mais nous vouons une haine éternelle au monstre qui n'a jamais cessé de tromper et le roi et nous, et nous déclarons avec une respectueuse fermeté que jamais nous n'aurons aucune communication quelconque avec un homme aussi vil et aussi infâme. Le roi sentira la force de nos raisons, il approuvera notre conduite et il cessera d'exiger ce qu'il ne serait plus en notre pouvoir de promettre, et ce qui nous est défendu par notre devoir autant que par notre tendre intérêt pour la sûreté de ceux auxquels nous avons dévoué notre existence.
«Nous avons fait sur-le-champ partir un courrier pour la Russie afin de bien éclairer la grande âme de l'Impératrice contre cette nouvelle infamie et pour désavouer d'avance tout ce que pourra dire ou faire M. de Bombelles; mais nous aurons (p. 169) soin de prouver en même temps à notre illustre protectrice que le baron est seul coupable et que le roi ne tardera pas à désavouer ce qu'un ministre perfide a fait sans son approbation.
«Adieu, adieu, ma bien chère sœur; mon âme est cruellement affectée, mais je suis et je serai toujours le même, et rien ne pourra m'aigrir assez pour nuire aux devoirs qui me sont dictés par l'honneur et par les sentiments qui sont gravés dans mon cœur.»
Cette lettre est du 4 février. Le 18, c'est à l'impératrice Catherine qu'écrit le comte d'Artois:
«Madame notre sœur et cousine, quoique instruits pour ainsi dire par Votre Majesté elle-même de la mission du marquis de Bombelles auprès d'elle, nous osons nous flatter qu'elle n'aura pas improuvé le silence que nous avons gardé à cet égard jusqu'à ce qu'il ne nous ait plus été possible de douter d'une nouvelle aussi affligeante pour nous. Votre Majesté sait avec quelle ardeur nous avons désiré un rapprochement entre le roi notre frère et nous; elle a été instruite des sacrifices d'opinions et de plaintes personnelles que nous avons faits à ce grand objet; elle ne doit donc pas être surprise de notre douleur en apprenant une mission qu'on avait soin de nous cacher et des efforts faits pour repousser loin de nous cette triste vérité. Votre Majesté jugera facilement combien l'imprudence de M. le baron de Breteuil compromet en cette occasion les jours du roi et de la reine. Cette considération est celle qui nous touche le plus; assurés des bontés de Votre Majesté, nous croirions manquer à la reconnaissance qu'il nous est si doux de lui devoir, si nous conservions un moment d'inquiétude sur les manœuvres de nos ennemis près d'elle; mais en même temps, nous osons la supplier de consoler par un redoublement de bontés le comte Eszterhazy qui n'a pu qu'être infiniment sensible à cet événement. Cette nouvelle marque de la protection de Votre Majesté est bien importante pour nous, mais en même temps elle ne l'est pas moins pour le roi et la reine.
«Si Votre Majesté retirait ses bontés au comte Eszterhazy, s'il quittait Pétersbourg, l'objet de la mission du marquis de Bombelles ne serait plus équivoque, et les jours de nos infortunés (p. 170) parents seraient plus exposés que jamais; au lieu que, tant qu'on pourra ne considérer le marquis de Bombelles que comme un simple voyageur attiré par le désir bien légitime d'admirer de près les grandes qualités de Catherine II, leur danger ne sera pas si grand. Nous devons même dire à Votre Majesté que nous avons pris le parti de nier absolument la mission, et que nous avons recommandé au comte Eszterhazy d'en agir de même; nous aimons bien mieux paraître trompés que d'exposer, en avouant la vérité, des jours que nous voudrions défendre au prix de tout notre sang.»
Enfin, le 20 février, Monsieur adressait à Marie-Antoinette une lettre où, sous des formes adoucies, apparaît son ressentiment et qu'il y a lieu de citer en son entier, parce que le grave conflit qui ne cesse d'exister entre le roi et ses frères s'y trouve exposé en tous ses détails:
«Il y a déjà plus de quinze jours, ma chère sœur, que je vous aurais écrit au sujet d'une chose qui m'affecte vivement, si nous n'avions voulu, le comte d'Artois et moi, en avoir la certitude absolue avant d'y croire; vous devinez sans doute que je veux vous parler de la mission de M. de Bombelles à Pétersbourg.
«Croyez bien d'abord, ma chère sœur, que c'est pour votre intérêt que je vais vous parler, et que la douleur que nous avons ressentie en apprenant cette mission qu'il vous a plu de nous cacher, au moment même où le baron de Vioménil venait de nous tenir un langage si différent, serait une trop petite consolation pour entrer dans la balance; mais je considère: primo, la mission en elle-même; secundo, une lettre que M. de Bombelles a apportée à M. d'Eszterhazy, où un de ses amis lui conseille de revenir promptement à Tournay, lui faisant entendre que cela vous serait personnellement agréable. Pour le premier article, toute mission suppose un objet. Quel peut donc être celui de la mission de M. de Bombelles? Je n'en vois que deux: celui d'aiguillonner le zèle de l'Impératrice en faveur de la bonne cause, ou celui de la ralentir. Dans le premier cas, que répondrez-vous aux Jacobins qui viendront vous reprocher d'embrasser tout haut la Constitution et de travailler à la renverser? et s'ils apportaient la preuve de cette (p. 171) assertion?... Écartons cette image! elle est trop horrible. Dans le second cas, et en supposant la réussite, si l'Impératrice qui, dans ce moment, imprime le mouvement à toute l'Europe, vient à se refroidir, tout se refroidira avec elle, la machine prête à agir se désorganisera; ce qui reste de bons Français, ou perdra courage et se soumettra au monstre de la Constitution, ou, réduits au désespoir, ils tenteront de vains efforts et donneront à leur patrie, en périssant pour elle, un triste et dernier témoignage de leur attachement, sans que vous puissiez même honorer leur mémoire d'une seule larme. Nos tyrans ne vous en laisseront pas la satisfaction. Ainsi, je vois un danger égal, dans l'un ou l'autre cas, pour votre vie ou pour votre honneur, et si l'amitié peut s'alarmer davantage pour le premier, ou je connais mal votre âme, ou vous craignez bien plus pour le second.
«Mais, dira-t-on, la mission de M. de Bombelles peut rester secrète, et il ne passera que pour un voyageur, et dès lors le premier danger est nul; il ne tiendra pas à nous qu'il n'en soit ainsi; mais comment ce moyen, déjà fort difficile à employer avec le conseil donné à M. d'Eszterhazy? S'il le suivait, s'il quittait Pétersbourg, qui y suivrait vos intérêts dont nous sommes seuls dépositaires publics, ostensibles et autorisés par la nature même des choses? Sera-ce M. de Bombelles? Mais, dès lors, sa mission est publique, et le premier danger dans toute sa force. Sera-ce M. Genêt ou tel autre envoyé de l'Assemblée nationale sous le nom du roi? En supposant que l'Impératrice l'écoute, ce qu'assurément je suis bien loin de supposer, le second danger reparaît. Tous ces arguments nous mettent dans la nécessité de combattre le système que le baron de Breteuil a donné au maréchal de C. pour être le vôtre. À Dieu ne plaise que nous voulions jamais empiéter sur l'autorité du roi; tous nos efforts ne tendent qu'à la lui rendre pleine et entière, et si quelqu'un osait nous accuser, en la rétablissant, d'en garder une partie pour nous, ce serait celle qui me permet de l'appeler mon amie que nous choisirions pour notre avocat. Mais, dans l'affreuse captivité où vous êtes réduits, qui peut vous remplacer que nous? L'Impératrice et le roi de Suède ont bien senti cette vérité. Ce n'est pas (p. 172) une vaine comédie que jouent MM. de Romanzof et d'Oxenstiern.
«Ce n'est pas auprès de Monsieur et du comte d'Artois qu'ils sont accrédités, c'est auprès des seuls organes légitimes du roi de France, retenu en captivité par ses sujets rebelles, et si la plupart des autres souverains n'ont pas suivi cet éclatant exemple, ils ont presque fait la même chose en recevant nos agents et en traitant ministériellement avec eux. Certainement nous ne désirons rien tant que d'agir d'après vos vues; mais il est mille cas pressés où il nous faut décider par nous-mêmes sans attendre vos ordres, que le moindre incident peut, non seulement retarder, mais nous faire perdre tout à fait; et, s'il y a des choses qui nous sont cachées, qui peut répondre que nos démarches ne contrarieront pas les vôtres? si cela arrivait, le moindre inconvénient serait de montrer une désunion funeste à tous égards. M. le baron de Breteuil propose un remède qui est que nos agents publics servent de voile à nos agents secrets, et qu'ils ne fassent rien que par leur direction. Je m'en rapporte à vous-même, ma chère sœur: ce moyen est-il admissible? Y aurait-il au monde un homme capable de lier deux idées ensemble, qui pût consentir à un pareil rôle? Et, si nous n'envoyons que des imbéciles, ils seront d'abord très certainement bafoués dans la cour où ils résideront, ce qui sera fâcheux pour la cause qu'ils plaideront, ensuite les ministres de cette cour chercheront, découvriront et dévoileront peut-être l'agent secret, et je viens de vous en développer tous les inconvénients.
«Après vous avoir dit ce que votre intérêt, votre sûreté, votre gloire, qui seront toujours nos premiers mobiles, nous engagent à dire à votre raison, permettez à votre ami d'interroger votre cœur et de lui demander si deux frères qui ne respirent que pour vous servir, qui y travaillent depuis le matin jusqu'au soir, si ce n'est avec succès, toujours avec zèle, méritaient d'être payés de leur dévouement par une réserve au moment même où ils auraient tout lieu de se flatter du contraire? Je ne suis pas en peine de la réponse.
«Pour finir cette lettre déjà bien longue, nous vous supplions d'ordonner au baron de Breteuil d'abandonner son système et de tout dire au maréchal de Castries, comme celui-ci lui dira (p. 173) tout de notre part. Mais, s'il persiste dans un système qu'il nous est impossible de regarder comme le vôtre, et que vous croyiez devoir continuer à vous servir de lui, permettez au moins que notre correspondance n'ait plus d'autre intermédiaire que le maréchal de Castries. Quand celui-là nous parlera, au moins serons-nous sûrs que ce seront vos volontés qu'il nous transmettra. Si enfin cette dernière grâce nous est refusée, plus affligés de ce refus pour vous-même que pour nous, nous continuerons à vous instruire de tout, plus ou moins souvent, suivant que les occasions seront fréquentes ou rares, et nous vous servirons toujours avec le même zèle, bien sûrs que tôt ou tard, et quelque chose qu'on fasse, vous rendrez justice à ce zèle.»
Ces pièces, comme les plaintes adressées au maréchal pour être transmises à Breteuil, accusent, on le voit, le caractère aigu de la querelle. Elle devint si bruyante par suite des récriminations des princes, que le fameux secret cessa d'en être un et fut bientôt connu de toutes les cours. Marie-Antoinette en voulut mortellement au comte Eszterhazy, qu'elle accusait à tort de l'avoir divulgué. Elle alla à l'échafaud sans avoir su que l'indiscrétion était due à l'Impératrice seule.
Si le maréchal de Castries traduisit avec moins d'éclat que les princes la pénible surprise que lui causait l'événement, il ne put cependant la dissimuler. Il écrivit à Breteuil. Il se plaignait du défaut de confiance dont celui-ci venait de faire preuve à l'heure même où il parlait si haut de la nécessité d'un bon accord entre le roi et ses frères. Il lui en voulait d'autant plus qu'il s'était livré entièrement à lui, allant jusqu'à reconnaître que «Calonne étant un danger et son influence sur le comte d'Artois désastreuse, il fallait, non l'ôter, ce qui eût été impossible, mais l'annuler».
Non content de lui écrire, il chargea son fils, le duc de Castries, d'aller à Bruxelles pour remettre sa lettre à Breteuil et lui demander verbalement des explications. Elles furent brèves et hautaines.
—Si je n'ai pas parlé aux princes de la mission du marquis de Bombelles, dit Breteuil, c'est que le roi et la reine m'avaient ordonné le secret. M. de Bombelles est allé à Saint-Pétersbourg (p. 174) par leur volonté, y appuyer des démarches que, depuis dix-huit mois, les princes n'ont pu faire aboutir. Il était temps que le roi intervînt et parlât.
Gardant le plus absolu silence sur le fond même de cette mission diplomatique, il se contenta de répéter au duc de Castries ce qu'il avait déjà dit dans ses lettres au maréchal, à savoir que «la suprématie royale exigeait qu'avant de l'interroger, on lui fît part des vues, des plans, des négociations et qu'on promît surtout de ne pas s'opposer au Congrès». En un mot, il maintint fermement le droit supérieur du roi, sans faire aucune confidence au fils du maréchal. «La confiance du roi en M. de Breteuil, écrivait le duc à son père, ajoute à sa disposition naturelle pour la bouffissure et l'importance. Je ne l'ai pas trouvé tel pour mon père ni pour moi. Mais, vis-à-vis des princes, il est premier ministre et plein de la suprématie royale.» Désolé de n'avoir rien appris, l'envoyé du maréchal, avant de quitter Bruxelles, alla voir le comte de Fersen dans lequel il avait deviné le correspondant intime de la reine et l'auxiliaire de Breteuil. Il espérait recueillir de lui quelque précieuse information. Mais Fersen ne lui ayant rien dit, il n'osa l'interroger, connaissant bien «son caractère en arrière et la pédanterie de sa discrétion».
Les réponses que lui rapportait son fils n'étaient pas pour satisfaire le maréchal. Mais il ne se tint pas pour battu. Il écrivit directement au roi cette lettre, à laquelle d'ailleurs il ne fut pas répondu:
«Sire, la correspondance qui devait assurer la communication de toutes choses et que vous avez prescrite venait de s'établir, lorsque les princes ont appris, par voie étrangère, qu'on avait fait passer, à leur insu, deux personnes chargées d'ordres particuliers de Votre Majesté pour Saint-Pétersbourg et pour Berlin. C'est ainsi qu'en débutant et suivant les directions que vous aviez tracées, Sire, à Bruxelles comme à Coblentz, une démarche cachée pourrait renverser l'organisation que Votre Majesté a établie, si elle pouvait se renouveler. Au fond de votre prison, Sire, vous ne pouvez apprécier les inconvénients et les dangers de pareilles démarches.»
Quant à Calonne, à la suite de cette affaire, il adressait au (p. 175) maréchal de longues lamentations: «L'espoir de l'avenir, disait-il en terminant, m'avait toujours soutenu contre l'horreur du présent. Mais, depuis que je n'aperçois plus que des intentions perfides ou au moins suspectes dans ceux qui semblent avoir le plus d'influence, je n'arrive pas plus à prévoir qu'à voir, et tout me donne une humeur noire qui me fatigue plus que le travail même dont je suis excédé.»
Telle est l'histoire de ce qu'on a appelé la mission de Bombelles. Cette mission étant restée sans résultats, il n'y aurait pas eu lieu d'en écrire longuement le récit, si elle ne faisait ressortir les déplorables fruits qu'engendrait la rivalité de Calonne et de Breteuil, et la triste influence qu'exerça cette rivalité sur les destinées de la monarchie. Toute cette intrigue finit par s'apaiser. Mais elle accrut le ressentiment des princes contre leur frère. Jusqu'à la fin, leurs relations eurent à en souffrir, et tandis que Louis XVI et Marie-Antoinette emportaient dans la tombe la certitude qu'ils expiaient les fautes des émigrés, le comte de Provence et le comte d'Artois demeuraient convaincus que, si on les eût écoutés au lieu d'écouter Breteuil, cette tragique aventure eût été épargnée à la famille royale.[Lien vers la Table des Matières]
Vers la fin de février 1792, partout où elle avait tenté des démarches, la diplomatie des princes était en échec. À Vienne, elle rencontrait la versatilité de Léopold, le mauvais vouloir de ses ministres, la crainte qu'il nourrissait de perdre dans la guerre ses provinces des Pays-Bas; à Berlin, l'implacable égoïsme des Hohenzollern, qui ne voulaient entrer en ligne qu'après s'être assuré des dédommagements; à Londres, l'inébranlable volonté de Pitt de rester neutre dans les conflits qui menaçaient le continent, tant que l'intérêt national ne lui commanderait de s'y mêler; à Saint-Pétersbourg, les desseins ténébreux de Catherine contre la Pologne; à Madrid, le désarroi du pouvoir royal tombé en quenouille; partout enfin, l'invincible défiance qu'inspiraient les émigrés.
À cette détresse morale, s'ajoutait la détresse matérielle. Les fonds successivement prêtés par les maisons régnantes s'épuisaient. À grands pas s'avançait la misère. Le crédit personnel du maréchal de Castries venait d'obtenir d'un banquier de Cologne cent mille florins pour les princes; mais, en recevant (p. 177) cette somme, le 24 janvier, Calonne écrivait avec mélancolie: «C'est toujours un petit secours pour en attendre de plus grands qui viennent bien lentement. Nous n'avons rien touché de Naples, et, quoique l'Empereur dise partout qu'il a prêté aux princes deux millions, le fait est que ces deux millions sont encore réduits à zéro.»
Le 30, Flachslanden ajoutait:
«L'Empereur met de telles conditions aux secours accordés aux Électeurs qu'il fait journellement tourmenter les princes dans leur asile. Si son projet était de déshonorer ses co-États en les livrant à une terreur indécente, en même temps qu'il veut écarter absolument les princes de la coalition, il ne se conduirait pas différemment. Ajoutez à cela que nous commençons à manquer d'argent, et vous verrez que nous ne sommes pas sur des roses.»
La dispersion de l'armée des princes, le piteux état de celle de Condé rendaient plus lamentable cette situation. On a déjà décrit l'infortune des émigrés qui s'étaient enrôlé au service de la cause royale. Chaque jour y ajoutait quelque trait poignant. Ce n'était pas seulement, comme aux débuts de l'émigration, la ténacité de leur dévouement qui les retenait en Allemagne, ni leur haine invétérée contre cette Révolution qui les avait dépouillés après les avoir forcés à fuir; c'était maintenant la peur trop justifiée de rencontrer dans leur patrie, s'ils se résignaient à y rentrer, des périls plus grands que ceux contre lesquels ils se débattaient. Et puis, en dépit de leurs maux, un espoir les soutenait encore. Ils ne voulaient pas croire que l'Europe persisterait à les laisser dans un si misérable abandon. Ils pensaient que, même en ce cas, la guerre deviendrait tôt ou tard inévitable, et que, faite sans eux ou avec eux, elle tournerait nécessairement à leur profit, quel que fût le mauvais vouloir des puissances. Ils puisaient dans cette conviction le courage de supporter leurs maux. Mais ces maux n'en étaient pas moins effroyables. Les princes, témoins impuissants des souffrances de leur fidèle noblesse, en avaient le cœur déchiré.
Sur un point, les émigrés ne se trompaient pas. Oui, la guerre tendait à devenir inévitable. Mais ce n'était pas en vue de les secourir que voulaient la faire les puissances. L'empereur (p. 178) Léopold et le roi de Prusse leur en cachaient dédaigneusement le véritable but, à l'heure même où ils arrêtaient d'importantes résolutions. Une intervention armée était décidée. Elle devait être dirigée par le duc Ferdinand de Brunswick, le plus illustre soldat de son époque. Il avait cinquante-six ans. Au moment où la confiance des souverains allemands allait mettre dans ses mains les destinées de la coalition, il venait de repousser les offres du ministère Narbonne, qui avait eu l'étrange idée de lui proposer, par l'intermédiaire du général de Custine, de se mettre à la tête des affaires de France, en faisant luire à ses yeux qu'il était le seul homme en Europe capable de diriger et de contenir la Révolution et qu'il pourrait devenir par là «l'idole des Français et le bienfaiteur de la postérité».
Les deux souverains dont il possédait la confiance devaient fournir chacun quarante mille hommes, et Léopold, en plus, ses troupes des Pays-Bas. Un appel serait fait par eux aux autres puissances pour les inviter à prendre part à l'action, qui, d'ailleurs, ne serait pas subordonnée à leur réponse, la défense des princes possessionnés et des pays rhénans exigeant une marche rapide. Mais il était bien entendu que la guerre n'aurait pas pour objet la restauration de la monarchie absolue. Cette restauration, propre à rendre à la nation française son ancienne puissance, n'était désirable ni pour la Prusse, ni pour l'Autriche. Elles réclameraient seulement justice au nom des possessionnés et la cessation des préparatifs belliqueux auxquels se livrait la France depuis le 14 décembre. Quant au Congrès proposé par Louis XVI, il ne se réunirait que si «la nation française exprimait le vœu que le roi se portât médiateur entre elle et l'Europe».
Ces bases avaient été posées le 17 janvier 1792 à Vienne. Modifiées dans quelques détails secondaires, elles se retrouvèrent dans le traité qui fut conclu à Berlin le 7 février, sous le coup de l'émotion qu'y causèrent les solennels débats consacrés, en janvier, par l'Assemblée nationale aux affaires d'Allemagne et dont le ton général, comme le vote qui les couronna, équivalait à une déclaration de guerre. Mais, en tout cela, les souverains contractants songeaient surtout à des (p. 179) accroissements de territoire et à conjurer les desseins pressentis ou devinés de l'impératrice Catherine sur la Pologne. C'était encore plus contre cette princesse que contre la France qu'ils s'unissaient. Les intérêts de la maison de Bourbon n'occupaient, dans le traité du 7 février comme dans leurs préoccupations, que la seconde place. Le fait suivant en fournit la preuve éclatante. Le représentant de Catherine à Paris, M. de Simolin, étant venu à Vienne, au nom de Marie-Antoinette, pour laquelle il professait un dévouement analogue à celui du comte de Fersen et ayant sollicité des secours urgents pour la famille royale, il lui fut déclaré par le vieux Kaunitz «que les puissances étrangères ne pouvaient s'immiscer ni en droit, ni en fait, dans les affaires domestiques d'une nation indépendante sans en être requises, et qu'elles ne l'étaient pas».
Ce n'était donc ni dans l'intérêt du roi ni pour faire le jeu des émigrés que les cabinets de Vienne et de Berlin se décidaient à la guerre, mais pour se défendre et avec l'espoir, après la victoire, d'opérer quelques conquêtes aux dépens du vaincu. Rien de ces projets, bien qu'on les eût mis depuis longtemps à l'étude, n'était connu des princes français. Aussi ne cessaient-ils de se lamenter sur leur triste état dont ils attribuaient à Léopold et à ses longs atermoiements toute la responsabilité, quand le décès de ce prince, survenu inopinément, parut devoir modifier l'état général des affaires.
L'Empereur était mort le 1er mars, après une courte maladie dont, d'abord, personne autour de lui ne s'était inquiété. N'ayant que quarante-cinq ans, il semblait devoir vivre de longs jours. Aussi les circonstances de son trépas parurent-elles extraordinaires et donnèrent-elles lieu aux rumeurs les plus étranges. On alla jusqu'à prétendre qu'il avait été empoisonné. On accusa de ce crime tour à tour les Jacobins et les émigrés. Les premiers le considéraient comme le plus redoutable ennemi de leurs idées. Les seconds lui reprochaient de ne vouloir pas les admettre dans la coalition. Mais ni les uns ni les autres n'étaient coupables de sa mort prématurée. «C'était un voluptueux, dit un de ses contemporains; il avait mené la vie vivement,» si vivement, que c'est sans doute de cela qu'il mourut. L'effet de l'événement fut considérable. Quelques serviteurs (p. 180) fidèles et la cour des Tuileries en furent consternés. Marie-Antoinette, sous l'empire de ses angoisses renaissantes, suspendit toutes les négociations engagées entre elle et ses amis pour la délivrance de la famille royale. En revanche, bon nombre de gens se réjouirent, même à la cour de Vienne. Dans Paris, on fut convaincu que le parti de la guerre avait perdu son plus ardent champion en Europe, ce en quoi on se trompait, car Léopold s'était constamment efforcé d'éviter la guerre. C'est même à cause de cela que les émigrés l'avaient en horreur.
À Coblentz, en apprenant sa mort, on se félicita, dans l'espoir que son successeur serait plus actif et plus entreprenant que lui. Cet espoir cependant n'empêchait pas Calonne d'écrire: «J'espère que cette mort ne nous jettera pas dans une stagnation nouvelle. Le roi de Prusse est bien disposé et veut que nos princes jouent le rôle qui leur appartient[36]. Est-il vrai, comme on le dit, que la dernière réponse de l'Empereur consacre les principes constitutionnels? C'est avoir fait ses adieux à l'honneur en même temps qu'au genre humain.»
Le successeur de Léopold était son fils. Il montait sur le trône, à vingt-quatre ans, sous le nom de François II, comme roi de Bohême et de Hongrie, en attendant l'élection qui devait le faire Empereur et qui eut lieu au mois de juillet. Il passait pour un esprit honnête, judicieux et froid, passionné surtout pour l'art militaire, disposé en politique, tant en dehors de ses États qu'au dedans, à ne rien changer à ce qu'avait fait son prédécesseur, et à suivre les mêmes voies. Il le prouva en reprenant, à peine le maître, les négociations commencées par Léopold avec la Prusse. Les princes français se hâtèrent de renouer avec lui les rapports qu'ils avaient eus avec l'Empereur défunt. Mais, auprès du fils, ils allaient se heurter aux mêmes difficultés qu'auprès du père, recueillir les mêmes réponses, rencontrer la même opposition, une égale volonté de tenir les émigrés à l'écart. C'est cette volonté qu'ils s'attachaient à contrecarrer, invinciblement résolus à s'imposer à la coalition qui se formait et qui ne voulait pas d'eux.
(p. 181) Aux Tuileries, sur le conseil du comte de Fersen, on se préoccupait aussi d'entrer en relations avec François II. La reine lui écrivit, pour lui faire part de l'affreuse situation de la famille royale et lui révéler l'imminence de la guerre que préparait contre l'Allemagne le gouvernement français. Le baron de Goguelat, employé déjà à ces missions secrètes qui exigent du sang-froid, du courage et du dévouement, fut chargé de porter cette lettre à Vienne, où il devait se faire recommander par Breteuil et par Mercy. Mais se produisait alors un événement encore plus grave pour les émigrés que la mort de Léopold. Le roi de Suède, Gustave III, avait été assassiné dans un bal masqué, le 16 mars, à Stockholm, où il venait de rentrer après un assez long séjour à Aix-la-Chapelle. Il était tombé sous les coups d'une poignée de conjurés obscurs, poussés à ce crime par la noblesse suédoise, qui, dans la guerre qu'il préparait contre la France pour y rétablir l'absolutisme, voyait une menace contre ses propres immunités. Avec lui s'éteignaient ses anciens projets, au moment où, peut-être, ils allaient se réaliser. Son fils, Gustave-Adolphe, devenait roi à sa place. Mais il avait treize ans, et devait être pourvu d'une régence. Elle fut dévolue au duc de Sudermanie, qui n'entendait pas engager la Suède dans une guerre contre la nation française.
À ces faits lamentables ne se bornaient pas les motifs de désorganisation, de désarroi et d'impuissance, par lesquels était gravement atteinte la cause des princes. En même temps qu'ils sollicitaient les secours de l'Europe, ils s'étaient adressés à la Confédération suisse, avec l'espoir d'obtenir d'elle des soldats, qui viendraient grossir leur armée. Quelques cantons avaient accueilli favorablement ces ouvertures. Afin de témoigner de leur bon vouloir pour la monarchie, ils s'étaient prodigués en procédés courtois envers les émigrés réfugiés sur leur territoire. D'autres s'étaient montrés plus réservés dans leurs réponses, moins disposés à entrer dans les vues des royalistes français. Il n'était pas néanmoins téméraire d'attendre de la Confédération un appui efficace.
Tout à coup, vers le milieu du mois de mai, on apprenait à Coblentz que le gouvernement français exigeait du gouvernement fédéral le renvoi des émigrés, et, le mois suivant, ce dernier (p. 182) faisait connaître qu'il était résolu à observer la plus stricte neutralité. Bientôt après, l'Espagne, sur laquelle on avait tant compté, en faisait autant, refusait d'entrer dans la coalition, et cet exemple entraînait à une résolution analogue les diverses puissances d'Italie.
L'émigration était donc cruellement éprouvée et semblait irréparablement affaiblie. Sans argent, sans alliés, sans asile, tenue en défiance par Louis XVI, traitée avec dédain par les cours, impuissante sous les terribles lois qu'avait votées contre elle l'Assemblée nationale, elle était sans moyens d'action. Il ne lui restait d'autre ressource que celle de se disperser; les princes n'avaient plus qu'à disparaître, à chercher un refuge en Espagne, à s'y faire oublier. Telle était la cruelle perspective qui se déroulait devant eux quand les événements, en se précipitant, vinrent ranimer de nouveau leurs espérances ébranlées. Ces réveils sont fréquents dans l'histoire des émigrés, aussi fréquents que leurs déceptions. Du commencement, à la fin de leur triste épopée, ce n'est qu'une suite de conceptions caressées avec enthousiasme et d'amers découragements, une succession de jours où l'ombre et la lumière ont une égale place, qui voient les projets de la veille emportés par les incidents du lendemain, la certitude du succès s'évanouir brusquement dans celle de la défaite, pour renaître encore et se dissiper après, sous la pression de malheurs imprévus. Jamais il n'y eut autour d'une cause tant d'espoirs conçus et détruits.
À la fin du mois de mars 1792, une période d'espoir commençait à Coblentz, où l'on ne doutait plus de l'intention des Français de déclarer la guerre à l'Allemagne. C'est sur cette guerre que l'on comptait pour relever les affaires de l'émigration; on ne comptait même que sur elle. Le maréchal de Castries l'avouait: «Mes espérances ne sont fondées en ce moment que sur les insolences de l'Assemblée.» Il est vrai que «ces insolences» dépassaient toute mesure. L'Autriche en arrivait au point de ne pouvoir plus reculer. Cependant, le maréchal éprouvait encore des doutes à cet égard. On lit dans ses notes, à la date du 26 mars: «On mande de Paris que l'intention de Dumouriez (le successeur de de Lessart aux affaires étrangères) est de couvrir d'or les princes possessionnés en Alsace (p. 183) et de conjurer la guerre de l'Empire, persuadé que la cour de Vienne ne la fera pas, si elle n'y est pas obligée. Il suit de cette supposition la nécessité d'échauffer les princes intéressés, tels que les Électeurs ecclésiastiques et autres pour faire consacrer leurs réclamations dans la nouvelle capitulation qui sera présentée au nouvel Empereur.» Donc c'est la guerre qu'on voulait, qu'on appelait, qu'on provoquait, car par elle seulement on pourrait arriver au but opiniâtrement poursuivi, la chute du gouvernement révolutionnaire et la restauration de la monarchie par les émigrés.
À cette même époque, c'est-à-dire aux derniers jours de mars, l'émissaire de la cour de France, Goguelat, envoyé par la reine à François II pour le presser d'agir, arrivait à Vienne. Il était porteur de lettres de Breteuil et de Mercy. Ceux-ci les lui avaient remises à son passage à Bruxelles. Elles confirmaient par avance tout ce qu'il dirait pour émouvoir l'Autriche et la Prusse, pour les intéresser au sort de la famille royale. Par ces lettres, par le langage de Goguelat, on sut à n'en pouvoir douter ce qui se passait à Paris. En réponse aux observations de l'Autriche, Dumouriez allait adresser à cette puissance un ultimatum exigeant la cessation des armements du gouvernement impérial. Il préparait en même temps une mise en marche de troupes contre la Savoie, le comté de Nice, les pays Rhénans et la Belgique. Quant au roi et à la reine, ils sollicitaient de prompts secours. Pleins de défiance pour leurs frères, pour le prince de Condé et pour Calonne, ils ne s'en fiaient qu'à Breteuil du soin de régler la direction de la politique qu'il convenait d'adopter et de suivre.
L'ultimatum annoncé par Goguelat arriva à Vienne le 4 avril. L'ambassadeur français, Noailles, après avoir hésité à le remettre, s'y décida le 5. Ce que n'avaient pu les supplications du roi et de la reine captifs, les démarches des princes, de longues négociations, fut obtenu en quelques instants par le langage hautain de Dumouriez. En le lisant, le prince de Kaunitz «fut mis hors de lui». Sous son influence, l'Empereur se décida à la guerre, intéressant dans sa détermination la Prusse, qui, depuis longtemps, s'y préparait. Ce n'était plus, maintenant, qu'une affaire de six semaines ou deux mois, le temps de faire (p. 184) marcher les troupes. Les Français avaient voulu la guerre. Qu'ils attaquassent ou n'attaquassent pas, ils l'auraient. Il s'agissait seulement de les «amuser» jusqu'à l'heure où l'on pourrait agir. Une lettre de Fersen, envoyée dans une caisse de biscottes, fit connaître cette décision à la famille royale, qui attendait, dans une angoisse affreuse, le résultat de ses démarches.
Ces choses s'étaient passées à l'insu de la petite cour de Coblentz. Jusqu'au dernier moment, les princes avaient tout ignoré. À Paris même, on les traitait maintenant avec dédain. Dumouriez mandait à Barthélemy, agent français en Suisse: «On n'a rien à craindre des princes émigrés. Ils n'ont ni argent ni appui. Même en cas de guerre, l'Autriche veut les laisser de côté, parce que son plan est d'une profondeur politique dans laquelle il est impossible de caser les projets de ces chevaliers errants.»
Mais, dans l'attente des événements qu'ils pressentaient, profitant de ce que l'attention de l'Europe semblait s'être détournée d'eux par suite de la gravité des communications échangées entre Vienne et Paris, ils avaient, peu à peu, laissé rentrer dans Coblentz et se reformer autour d'eux leur armée dispersée. De nouveau, les uniformes se montraient dans les rues; de nouveau, on distribuait des grades, on achetait des munitions et des armes; avec plus d'ardeur que jamais, on sollicitait à Vienne et à Berlin un rôle pour les émigrés, sans être encore assuré que ces préparatifs et ces démarches ne seraient pas en pure perte. Le maréchal de Castries, étant venu à Coblentz pour tâcher d'avoir des nouvelles, constatait que l'argent était rare, qu'on n'y savait rien. «Nous attendons M. de Nassau avec impatience. Nous espérons qu'il viendra tirer le voile qui nous sépare du reste de l'Europe.»
Le voile fut tiré, au moins en partie, le 28 avril. Déjà, la veille, le chargé d'affaires de France remplaçant Bigot de Sainte-Croix, absent, s'était plaint à l'Électeur, dans une note rédigée au nom de son gouvernement, de ce que «les mesures prises contre les émigrés avaient été illusoires, et de ce que les rassemblements et armements recommençaient». Le lendemain, il lui faisait passer un document bien autrement (p. 185) grave qu'une note diplomatique. C'était la déclaration de guerre adressée, le 20 avril, par le roi de France au roi de Bohême et de Hongrie. Cinq jours après, l'Électeur, dans une note officielle, transmettait aux princes l'exposé des griefs du gouvernement français. Il les suppliait de quitter le territoire de Trèves et de se diriger dans le bas archevêché, au delà du Rhin, «où il préférait recevoir les émigrés, même en plus grand nombre, parce qu'ils ne pourraient faire ombrage dans cet éloignement des frontières, que de les laisser, même en petit nombre, près des frontières de la France».
Ce n'était là qu'une communication de pure forme, arrachée à l'Électeur par l'effroi de ses sujets, qui redoutaient une invasion. Les princes ne s'y soumirent pas. Loin de s'y soumettre, ils activèrent leurs démarches à Vienne et à Berlin, afin d'obtenir l'autorisation de reformer leur armée et la promesse qu'elle aurait une place dans la campagne qui, maintenant, ne pouvait plus être évitée, puisque le gouvernement français venait, le 20 avril, de déclarer la guerre à l'Empereur. Ce qui encourageait leur résistance, ce qui empêcha l'Électeur de Trèves d'exiger qu'elle cessât, c'est qu'à Coblentz, pas plus que dans aucune des villes où les émigrés étaient dispersés, on ne croyait à la victoire des Français. On était convaincu qu'au premier choc ils seraient refoulés et détruits. Les tragiques incidents qui marquèrent l'ouverture des hostilités, le 27 avril, étaient bien faits pour justifier cette opinion. Au seul aspect de l'ennemi, l'armée du Nord, qui marchait sur la Belgique, prit la fuite avant d'avoir combattu, massacra Dillon, un des généraux qui la commandaient. La lenteur des alliés empêcha seule cette déroute de devenir irréparable. Mais les émigrés crurent qu'elle l'était.
Le maréchal de Castries lui-même, en dépit de son expérience des choses de la guerre, s'y trompa. Tandis que les princes prenaient prétexte de cette défaite pour résister aux objurgations de l'Électeur de Trèves et pour le rassurer, le vieux soldat, qui s'était couvert de gloire au service de la France, laissait tomber de sa plume cette phrase, dans laquelle on regrette de ne pas trouver au moins un patriotique regret: «La déclaration de guerre que l'Assemblée a fait la folie de (p. 186) rendre, les échecs que les troupes ont essuyés immédiatement après, tout a prouvé qu'il ne fallait pas de grandes forces pour abattre les factieux qui se sont emparés du royaume.» Le malheur est que les «factieux» n'étaient pas abattus et qu'ils allaient le prouver bientôt à la coalition animée, au premier moment, d'une si téméraire confiance.
Du reste, tous les émigrés, ou presque tous, partageaient l'opinion du maréchal de Castries. De même qu'ils avaient cru que l'émigration aurait une durée de trois mois, de même ils croyaient à la brièveté de la guerre et à l'effondrement de la Révolution. Ils formaient déjà des projets, se préparaient à rentrer en France, discutant la conduite à tenir en y rentrant. Ils étaient si sûrs de la victoire des coalisés, qu'ils se demandaient qui serait premier ministre, une fois le roi réintégré dans tous ses droits. Ce ne serait pas Breteuil, pensait-on, démasqué, méprisé, décrié, reconnu incapable. Mais ce ne serait pas non plus Calonne, objet de l'inexplicable haine de la reine. On croyait plutôt que ce serait le maréchal de Castries, qui serait mis à la tête des affaires. Et cependant Calonne s'était bien dévoué. «Il passe sa journée, écrivait Vaudreuil, et une partie même de la nuit, entouré de cent personnes qui lui demandent de l'argent, et dont plusieurs lui disent des injures quand il ne leur en donne pas.»
Au surplus, les émigrés qui discutaient ces questions ne savaient encore rien des dispositions des cours alliées, des plans du duc de Brunswick, commandant en chef des forces de la coalition. Mais ils s'en entretenaient comme s'ils les eussent connus, attribuant au généralissime ceux qu'ils inventaient eux-mêmes. Une ombre, cependant, passait sur leur joie. Ils redoutaient le démembrement de la France. Ils se disaient tout bas que l'Alsace deviendrait territoire impérial; que la Lorraine serait annexée au Luxembourg, les Pays-Bas français aux Pays-Bas autrichiens, que la Corse serait offerte à Catherine, et que d'autres remaniements territoriaux auraient lieu en Allemagne et en Pologne. Aucun de ces dires ne reposait sur une base plus sérieuse que les prétendus plans de Brunswick. Mais, à Coblentz et partout où il y avait des émigrés, ils alimentaient leurs fiévreux entretiens.
(p. 187) Ils se demandaient encore si l'impératrice Catherine entrerait dans la coalition. La plupart d'entre eux, serrant cette fois de plus près la vérité, craignaient que cette princesse refusât de s'associer aux cours du Nord, afin d'être libre, quand elle les verrait occupées en France, d'agir en Pologne à son gré. Et telle était bien en effet la conduite qu'elle entendait tenir. Elle avait d'abord feint d'être disposée à envoyer à la coalition un corps de quinze à dix-huit mille hommes, offert ensuite d'y substituer une somme égale au coût d'entretien de ces troupes, et finalement, prétextant qu'elle avait à se plaindre de la légèreté des princes et de leur prodigalité, des prétentions et de la vanité de Calonne, critiquant la faiblesse du roi et la défiance qu'il témoignait à ses frères, elle se borna à d'assez précaires secours, gardant son argent et ses soldats pour sa campagne de Pologne, qu'elle avait longuement étudiée. Mais ces desseins divers n'étaient pas encore avoués, et les émigrés à Coblentz, Breteuil à Bruxelles, avaient les yeux fixés sur Saint-Pétersbourg où Nassau, Bombelles et Eszterhazy essayaient en vain d'obtenir de l'Impératrice une déclaration franche et décisive. Elle ne s'était prêtée qu'à seconder un de leurs désirs. À leur requête, elle avait consenti à demander à la cour de Vienne d'employer les émigrés et de leur permettre de s'organiser, en attendant qu'on recourût à eux. La cour de Vienne faisait la sourde oreille, et, tout en se disant prête à acquiescer à ces demandes, n'y répondait pas. À la faveur de ce silence, qui ne signifiait ni oui, ni non, Coblentz, de nouveau, devenait un camp, comme avant le mois de décembre. Abandonnés à eux-mêmes, les princes se préparaient à combattre. Se passant de l'autorisation de l'Autriche, vainement sollicitée, ils reformaient leur armée et celle de Condé.
De toutes parts, cependant, leur arrivaient de pressants avis. On les invitait à ne rien faire qui pût indisposer les puissances et troubler leur action. Breteuil ne cessait de leur recommander la prudence. De Paris, on les suppliait de se montrer discrets et surtout de s'abstenir de proférer des menaces contre l'Assemblée. Le ministre de la marine, Bertrand de Molleville, intervenait secrètement dans ce sens. Il mandait au maréchal de Castries: «Tout ce qu'il y a ici de (p. 188) gens raisonnables, et le roi plus que personne, redoutent, par-dessus tout, de voir les émigrés jouer un rôle quelconque dans la malheureuse guerre où nous avons été entraînés. Je ne doute pas que vous ne fassiez, comme moi, tout ce qui dépendra de vous pour engager ceux avec lesquels vous pouvez avoir quelques relations à ne se mêler en aucune manière de cette querelle. Ils doivent sentir combien une conduite contraire compromettrait dans ce moment-ci leurs familles et leurs propriétés, et comme elle rendrait difficile toute espèce d'arrangement définitif à leur égard.»
Mais ces avis, ces démarches, ces invitations réitérées devaient être en pure perte. Les princes ne voulurent rien entendre. Leur parti était pris. Ils avaient toujours dit et répété que le roi ne pouvait être sauvé que par eux, qu'une guerre entre la France et les souverains du Nord leur fournirait l'occasion de le sauver et de rétablir son autorité. Ce n'est donc pas quand les événements leur offraient la possibilité de jouer ce rôle, objet, depuis trois ans, de leur ardente ambition, qu'on pouvait espérer qu'ils y renonceraient. Loin d'y renoncer, ils trouvaient, tous les jours, des accents d'une énergie plus éloquente pour réclamer leur place dans les événements. Ils ne reconnaissaient à personne le droit de les en écarter, ni au roi leur frère qui, n'étant pas libre, avait perdu celui d'exprimer une volonté, ni aux puissances qui n'étaient pas en état de décider quelle conduite leur traçaient leur naissance, leur rang, le sang des Bourbons.
C'est ainsi qu'après avoir, durant si longtemps, ameuté contre la France les nations étrangères, ils briguaient le triste honneur de marcher à la tête des armées coalisées et considéraient comme une offense le mauvais vouloir et les refus opposés à leurs prétentions. Et le jour où ils pouvaient croire qu'ils en auraient raison, Vaudreuil écrivait: «L'horizon paraît enfin s'éclaircir, et quoique j'y aperçoive encore quelques nuages je ne doute pas qu'ils se dissipent dès que le soleil aura commencé sa marche.» Le soleil dont parlait Vaudreuil, c'était la coalition.[Lien vers la Table des Matières]
Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, même lorsqu'il considérait que les intérêts de sa couronne lui défendaient de prendre parti pour les émigrés, n'avait cessé de leur donner des témoignages de bienveillance. Les princes, à diverses reprises, en avaient ressenti les effets. Le baron de Roll, qui les représentait à Berlin, leur répétait fréquemment que Frédéric-Guillaume était disposé à les servir, et que si sa bonne volonté, trop souvent, restait en défaut, il n'en fallait accuser que ses ministres.
Les apparences confirmaient cette assertion. Non seulement les princes avaient, en plusieurs circonstances, trouvé auprès du roi bonne grâce et courtoisie, mais, à diverses reprises, sa bourse s'était ouverte pour leur venir en aide. En outre, les émigrés venus à Berlin y recevaient un favorable accueil, des distinctions, des emplois, des grades. Indépendamment de ces Français assez nombreux, à qui était ainsi offert un asile et assuré un secours, le général marquis de Bouillé s'était vu, après l'aventure de Varennes, mandé à Berlin par une flatteuse lettre du roi. D'autres traits encore révélaient ses bonnes dispositions.
Aussi, quoiqu'ils eussent subi du côté de la Prusse comme du côté de l'Autriche, d'assez vives déceptions, les princes ne laissaient pas d'espérer qu'ils la rendraient favorable à leur cause. À la fin du mois de mai, elle paraissait vouloir les laisser se rapprocher d'elle et leur permettre de discuter la part qu'ils auraient dans la guerre. Le gouvernement prussien était-il sincère? On peut en douter. Mais il jugeait tout au moins qu'avoir l'air de consentir à employer les émigrés, était encore le meilleur moyen de les contenir. Il en était un parmi eux, le comte de Caraman, qui, réfugié à Berlin, y avait obtenu un grade et gagné la confiance du roi de Prusse. Il en avait profité pour (p. 190) plaider la cause de Louis XVI. Le maréchal de Castries avait même pris ombrage de son initiative et, dans ses lettres aux Tuileries, il s'en plaignait:
«Je ne peux m'empêcher de dire au roi que d'employer un négociateur auprès de lui (le roi de Prusse) lorsque le baron de Roll a déjà sa confiance, et que M. de Lambert, officier général, a déjà celle du duc de Brunswick, c'est compliquer les affaires, c'est donner à un jeune homme un avantage sur deux personnes qui ont acquis et mérité de la considération; c'est enfin marquer de la défiance à deux bons serviteurs dans lesquels le roi peut prendre confiance. Personne n'a pu prendre le change dans l'armée prussienne sur le masque qu'on a donné à M. de Caraman. On sait parfaitement le motif du grade de major qui lui a été accordé.»
Caraman n'en poursuivait pas moins ses démarches. Il s'attachait à préparer le terrain des pourparlers et secondait puissamment les démarches faites dans le même but par le baron de Roll, agent des princes. D'autre part, le lieutenant général marquis de Lambert agissait dans le même sens auprès du duc de Brunswick.
Que les dispositions prussiennes fussent dues aux efforts combinés de ces personnages ou à d'autres causes, ce fut Bouillé qui, le premier, en recueillit les témoignages. Le 30 mai, il vit le roi de Prusse à Magdebourg. Il lui fit part des craintes conçues par beaucoup de Français sur les intentions des alliés en ce qui touchait les suites de leurs victoires probables et les prétentions qu'ils manifesteraient après les avoir remportées. Il l'entretint aussi du manifeste qu'il convenait d'adresser à la France, avant d'ouvrir les hostilités, du fond et de la forme de ce document. Le roi de Prusse le rassura. Pas plus après la victoire qu'avant, il ne serait question de démembrer la France. Dans le manifeste, il n'y aurait d'autre dessein affirmé que celui de rendre à Louis XVI son autorité et de lui laisser, cette autorité rétablie, le soin de régler les conditions d'existence du gouvernement qui lui paraîtrait le mieux convenir à son royaume. Il ajouta, en présence du duc de Brunswick, qu'il désirait que les princes jouassent un rôle convenable dans les opérations militaires. Mais il entendait (p. 191) que ces arrangements demeurassent secrets, et que si les frères du roi de France adressaient pour leur compte un manifeste à la nation française, ce document lui fût communiqué avant d'être envoyé.
Dans ce même entretien, Bouillé ayant affirmé qu'aussitôt après l'entrée des alliés en France, toutes les populations se soulèveraient pour les acclamer et chasser du pouvoir les Jacobins, et que des régiments entiers passeraient du côté des princes français, le roi de Prusse s'engagea à prendre à sa solde ces régiments, à la condition vainement combattue par Bouillé qu'ils prêteraient serment de fidélité, pour la durée de la campagne, à lui ou à l'Empereur.
Une discussion s'ouvrit ensuite sur les positions qu'occuperaient les légions des émigrés. Brunswick était d'avis de mettre ces troupes derrière le Rhin, ou de les diviser entre les armées alliées, étant entendu que le corps de Condé, qui ne devait marcher qu'après celui des princes, formerait l'arrière-garde. Bouillé demandait, au contraire, que les émigrés fussent placés en tête de l'armée d'invasion. C'était, disait-il, une condition de succès, le meilleur moyen de prouver aux Français que la guerre n'avait d'autre but que le rétablissement de l'autorité du roi. Les deux généraux ne parvinrent pas à s'entendre. Brunswick étant seul maître des opérations qui allaient s'engager, son opinion prévalut. Plus tard, lorsque, pour justifier la retraite incompréhensible et non encore expliquée qui suivit la prise de Verdun, il se plaignit d'avoir été trompé sur les dispositions des Français par les rapports des émigrés, Bouillé eut le droit de lui rappeler leur entrevue de Magdebourg et de lui reprocher de n'avoir pas voulu faire aux soldats qui marchaient sous les ordres des princes français une meilleure place, car, selon lui, s'ils avaient été les premiers à entrer en France, toute autre eût été l'issue de la campagne.
Bouillé ne fut pas plus heureux, quand il demanda pour le comte de Provence un rang d'honneur auprès des souverains alliés et le titre de lieutenant général du royaume. Cette satisfaction lui fut également refusée. On se sépara sans avoir rien décidé, sinon que les émigrés seraient admis à combattre. (p. 192) Malgré tout, c'était déjà beaucoup d'avoir fait accepter le principe de leur participation à la guerre. Les princes parurent disposés à se contenter de ce résultat. Condé, lui-même, bien qu'il souffrît de se voir relégué au dernier rang, alors qu'il brûlait de jouer un grand rôle, n'hésita pas a déclarer que le roi de Prusse était «charmant». Il est vrai que, pour la première fois, on semblait prendre au sérieux les princes et leurs soldats et vouloir compter avec eux.
Si précaires que fussent ces satisfactions, elles ne se réalisèrent pas. L'Autriche refusa de ratifier ce qu'avait promis la Prusse. Frédéric-Guillaume, lui-même, parut l'oublier, se dérober et ne plus se souvenir qu'il s'était engagé à prendre à sa solde, sous la condition du serment, les régiments français qui passeraient du côté des alliés. Il est à peine besoin de faire remarquer qu'aucun régiment français ne passa à l'ennemi. Quelques officiers seulement désertèrent. L'un d'eux, M. de Toulongeon, commandant militaire de Franche-Comté, parut même disposé à prêter le serment imposé par la Prusse. Les princes le lui reprochèrent sévèrement, et quand il menaça d'agir dans ce sens sur les troupes qu'il commandait, ils lui envoyèrent l'ordre de n'en rien faire.
Le comte d'Artois reprit avec Brunswick les pourparlers entamés par Bouillé. Il y eut entre eux d'aigres querelles. Ces questions finirent par se régler, mais non selon le vœu des princes. Leurs troupes, jusqu'à la fin de la campagne, furent réduites à l'immobilité et durent rester étrangères à presque toutes les opérations. C'est toujours à l'influence autrichienne que les émigrés attribuaient non sans raison leurs déboires et à celle de Marie-Antoinette. Selon Condé, l'empereur François II, qu'il maltraitait par ses propos plus encore qu'il n'avait maltraité de son vivant Léopold, n'était qu'un «mandrin». Quant à la reine de France, il l'accusait d'être à la tête «du Comité autrichien de Paris», formulant ainsi contre elle, lui, prince de sang royal, la même accusation que les Jacobins, accusation que l'infortunée souveraine devait payer de sa vie. Voilà dans quelles conditions se préparait la guerre au camp des alliés, tandis qu'à Paris se précipitaient les événements. Désormais, ils allaient y marcher parallèlement avec ceux du (p. 193) dehors, et la Révolution, victorieuse à l'intérieur, répondre aux menaces de la coalition comme aux intrigues des émigrés par de nouveaux coups portés à la monarchie.
Le 20 juin, le peuple envahissait les Tuileries, insultait à la famille royale, coiffait Louis XVI du bonnet rouge, préludant ainsi aux journées tragiques qui, maintenant, allaient se succéder. Ce sanglant affront infligé à leur frère exaspéra les princes et leurs courtisans. Leur fureur, c'est à peine croyable, s'exerça tout autant contre le souverain vaincu, qui s'était vu contraint de le subir, que contre ceux qui le lui avaient infligé. Leur ardeur s'exalta et les confirma dans cette conviction que, le roi restant impuissant à dompter la révolte déchaînée autour de lui, c'était à eux qu'il appartenait de sauver l'État et la couronne. Mais loin d'être prêt à céder à son impuissance, loin de vouloir abdiquer au profit de la régence de Monsieur, Louis XVI, soutenu par son héroïque femme, persistait à se croire encore roi, à se préoccuper de l'intérêt de ses sujets. Au moment où allait éclater la guerre, il cherchait le moyen de les rassurer, les ayant vus prendre peur aux premières menaces de l'Autriche. Quoique l'espoir de vaincre eût dicté et soutînt les résolutions de l'Assemblée qui déclarait la guerre en son nom, il redoutait, en prévision d'une défaite, le démembrement du pays, les vengeances des émigrés et l'influence que la coalition victorieuse prétendrait exercer sur le gouvernement royal qu'elle aurait établi.
Vainement la diplomatie impériale déclarait que la guerre avait pour unique objet la défense du sol germanique et des princes allemands, les Français, à l'instigation de l'Assemblée nationale, attribuaient aux alliés d'autres calculs, des intentions de conquête. C'était aussi, on l'a vu, la crainte de beaucoup d'émigrés. Ils soupçonnaient l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse d'être, malgré leurs déclarations, moins soucieux de délivrer la famille royale que d'agrandir leurs États au détriment de la France. Chez quelques-uns s'éveillait peut-être le remords d'avoir favorisé, sans le vouloir, ces ambitions, et le patriotisme reprenait ses droits; chez d'autres, il dégénérait en véritable fureur.
Ces faits rapportés au roi le disposaient à craindre que, sous (p. 194) l'empire d'un entraînement patriotique, ces émigrés rentrassent en France, au péril de leur vie, pour aller grossir le nombre des défenseurs de la patrie, parmi lesquels le malheur des temps voulait qu'il ne vît plus que des ennemis, pendant que les Parisiens affolés par la peur, incités à accuser la famille royale d'avoir appelé l'étranger, se porteraient contre elle aux pires excès de la terreur et du désespoir. Il était urgent de conjurer ces périls. Rien n'y paraissait plus propre, dans l'entourage du roi, que deux manifestes à la nation française, signés l'un par les princes, ses frères, l'autre par les souverains alliés, et dont les termes seraient concertés entre eux et le monarque pour le salut duquel ils entreprenaient la guerre.
Ces projets de manifeste, au moment où l'on s'en occupait à Coblentz comme à Berlin et à Vienne, furent conçus a Paris par ceux des partisans de Louis XVI qu'il se plaisait à consulter et qui pouvaient encore communiquer avec lui. Deux d'entre eux, Malouet et l'ancien ministre Montmorin, en prirent l'initiative. Sur leur conseil, le roi chargea un publiciste déjà célèbre, défenseur intrépide de la monarchie, quoique sujet suisse, Mallet du Pan, qui se préparait à s'enfuir de Paris où il n'était plus en sûreté, de se rendre auprès de ses frères et des souverains alliés pour leur suggérer à chacun l'idée d'une proclamation. Celle des princes devait avoir pour uniques bases: 1o la sûreté du roi, de la reine et de la famille royale; 2o la liberté franche et entière du roi et de sa famille; 3o la sûreté des membres du clergé et de la noblesse et de tous les bons citoyens restés dans le royaume, et la conservation de toutes les propriétés; 4o le rétablissement de l'ordre et le maintien de la religion catholique, apostolique et romaine[37].
Les instructions du roi portaient en outre:
«Les princes doivent déclarer qu'ils se sont armés pour assurer ces différentes bases. Le roi pense que, pour y parvenir, le manifeste doit mettre tous ces objets sous la responsabilité de l'Assemblée nationale, du maire de Paris, des commandants et officiers de la garde nationale parisienne et autres, et de tous (p. 195) les départements, districts et municipalités de Paris et du royaume. Pour se conformer au vœu du roi, le manifeste doit menacer les factieux et non pas la France. Il ne doit laisser percer aucun sentiment d'animosité ni de vengeance; on doit éviter toutes les expressions, qui, à différentes époques, ont pu occasionner des divisions entre les ordres.
«Sa Majesté désire qu'on tende les bras à tous les gens faibles ou douteux, qu'une foule de circonstances ont pu retenir dans les provinces, ou empêcher de se déclarer. Les dispositions et menaces de rigueur doivent être bornées aux crimes et aux actes de violence. Enfin, Sa Majesté demande particulièrement que les princes s'attachent, par le style et le ton de leur manifeste, à persuader à la multitude qu'aucun ressentiment personnel ne les anime, non plus que la noblesse, et qu'ils n'entrent en France que dans l'intention de rétablir la monarchie, de remettre le roi sur son trône, de faire renaître l'ordre, la justice et la paix.»
Quant à la proclamation des alliés, elle devait avoir pour principal objet de déclarer qu'ils ne faisaient pas la guerre pour démembrer la France, mais pour y remettre le roi en possession de son autorité. Pour le reste, le roi s'en référait aux instructions envoyées à ses frères, lesquelles indiquaient l'esprit qui, dans l'intérêt de sa sûreté, devait inspirer le langage à tenir au peuple français. Mallet du Pan était encore chargé de demander aux princes et aux émigrés, au nom du roi, de s'abstenir de toute immixtion dans les hostilités qui allaient s'engager.[Lien vers la Table des Matières]
Mallet du Pan quitta Paris dans la seconde quinzaine de mai et se rendit à Genève, d'où, le 24, il écrivait au maréchal de Castries pour lui annoncer la mission que le roi lui avait confiée.
(p. 196) «Elle consiste à détourner les émigrés de prendre aucune part aux hostilités. Le roi a des agents dans tous les départements, des informations sûres et multipliées, qui lui font craindre que la guerre étrangère entraîne une Jacquerie. Sa Majesté désire qu'afin d'en prévenir les horreurs, dont on rejette trop légèrement la possibilité, les royalistes s'abstiennent, et cela dans l'intérêt du roi, de l'État, de leurs propriétés, et qu'ils préparent ainsi un traité de paix dans lequel les puissances étrangères et Sa Majesté seront les arbitres de la destinée des lois et de celle des nations. Voilà le désir du roi. Tout sera facile dans le présent comme dans l'avenir si l'on s'attache à ce plan de conduite. Tout se compliquera de périls, d'incertitudes, de difficultés si l'on s'en écarte.»
Cette lettre expédiée, Mallet du Pan partit pour Cologne. Sur son chemin à travers la Suisse, il rencontra nombre d'émigrés qu'il avait connus à Paris, et notamment le comte de Montlosier, le chevalier de Panat, Cazalès. Par eux, par les étrangers, il connut mieux qu'avant de sortir de France, l'état d'esprit de Coblentz, les dispositions des puissances. Il put se rendre compte aussi de la lenteur des préparatifs de cette guerre qu'en France on croyait devoir être immédiate. Il fut consterné par tout ce qu'il apprit.
Le maréchal le reçut d'abord assez froidement. Quand il l'eut écouté, le vieux soldat parut lui accorder confiance, mais s'étonna que, pour une mission si grave, le roi n'eût pas fait choix d'un personnage plus important. Sans mettre en doute son caractère d'envoyé de Louis XVI, il lui insinua que ni les princes ni les souverains alliés ne voudraient croire à cette mission, s'il n'en était donné des preuves formelles. Mallet en demanda de nouvelles à Paris, d'où bientôt il recevait le billet suivant, écrit de la main du roi: «La personne qui présentera ce billet connaît mes intentions, et on peut y avoir confiance.»
Tandis qu'il attendait cette réponse, il apprit les événements qui s'étaient passés à Paris le 20 juin. Ses angoisses devinrent plus vives. Il supplia le maréchal de faire sentir aux puissances combien leur lenteur, leur silence, l'incertitude où elles laissaient les émigrés aggravaient les maux de l'intérieur, désespéraient les royalistes et le roi lui-même. Puis, quand il fut en (p. 197) possession de l'autographe royal, il se mit en route pour Coblentz, convaincu que toutes les portes allaient s'ouvrir devant lui. Ce qui le lui faisait croire, c'est que le maréchal de Castries avait écrit aux princes pour leur faire connaître les désirs du roi et la venue prochaine de son envoyé. Dans sa lettre, il leur disait:
«Je supplie Monsieur et Monseigneur de trouver bon que je prenne la liberté de leur observer qu'il pourrait être utile de réparer dans la pièce qu'ils feront publier, ce qu'ils ont déjà manifesté sur leur soumission pour le roi, et d'aller ainsi au-devant de tout ce qui a été dit sur leur esprit d'indépendance et sur le désir qu'ils avaient de la prolonger. Les princes pensent, sans doute aussi, qu'un appel à l'armée et l'ordre de se rallier au parti du roi, en l'éclairant sur les devoirs et sur la force de ses premiers serments, interprétant d'ailleurs les derniers comme ils peuvent l'être, pourrait déterminer l'indécision des consciences timides, qui ont besoin d'être soutenues pour se remettre dans la voie dont elles se sont écartées.»
Ces conseils étaient conformes à ceux que Mallet du Pan devait faire entendre aux princes. Le 4 juillet, il était à Coblentz et demandait une audience en descendant de voiture. Mais, le 6, il attendait encore qu'on lui répondît. «Tout est à Coblentz dans la confusion, écrivait-il, et j'ai été perdu au milieu des embarras, des déplacements de l'arrivée du duc de Brunswick et du prince de Nassau. Cette circonstance m'aura sans doute fait oublier.»
C'était vrai. Les princes se préparaient à recevoir le duc de Brunswick, généralissime des armées alliées, et le prince de Nassau qui apportait un nouveau million envoyé par Catherine aux frères du roi de France. D'autre part, ils s'apprêtaient à quitter Coblentz pour se rendre à Francfort et y assister, entourés de leur cour, au sacre de François II comme Empereur, dont la date avait été fixée au 19 juillet. C'était encore pour eux une cause de soucis pressants. Quand ils étaient tout entiers à ces préparatifs, quelle place pouvait tenir dans leurs préoccupations l'envoyé du malheureux Louis XVI et les commissions dont il était chargé? N'avaient-ils pas résolu de ne plus écouter (p. 198) les avis ni les ordres d'un souverain dépossédé de tout pouvoir et de tout prestige?
Ils finirent cependant par recevoir Mallet du Pan. Exaltés par l'imminence de la guerre, par l'enthousiasme des gentilshommes qui se pressaient autour d'eux, par l'agitation qui régnait à Coblentz, ils lui parlèrent avec une dédaigneuse hauteur. Ils se dérobèrent à toute explication sur leur manifeste dont leur frère prétendait régler le fond et la forme. Ils alléguèrent qu'ils n'en avaient encore arrêté ni la date ni l'esprit. Quand Mallet du Pan leur fit connaître que le roi leur ordonnait de se tenir, eux et les émigrés, à l'écart des opérations militaires, ils bondirent comme sous une insulte. Lorsque l'Europe s'armait pour le salut de la monarchie française, lorsqu'en France les royalistes fidèles n'attendaient qu'un signal pour se soulever, ils se déshonoreraient en ne s'associant pas à ces généreux efforts. Ils ne furent pas ébranlés par le tableau que traça Mallet du Pan des périls auxquels ces soulèvements exposeraient les jours du roi, s'il était avéré que ses frères y prenaient part. Il eut bientôt discerné, dans leur langage, la ferme volonté de ne pas obéir. Il ne lui restait donc qu'à se rendre à Francfort et à poursuivre sa mission auprès des souverains alliés. Mais il ne put se dissimuler que les princes s'appliqueraient à le contrecarrer.
Ce fut ensuite un autre embarras. Il attendait de Paris des lettres qui devaient l'introduire auprès de l'Empereur. Ces lettres n'arrivaient pas. Il dut se résigner à solliciter du comte de Romanzof le moyen de parvenir jusqu'à François II pour lui présenter le projet de manifeste qu'il avait à l'avance préparé. À Francfort, l'attendaient des déceptions nouvelles. Il ne put obtenir une audience de l'Empereur. On le renvoya aux ministres autrichiens et prussiens. Il leur communiqua son projet. Ils en approuvèrent les idées, les déclarèrent conformes à celles des cours alliées, s'engagèrent à en tenir compte comme de tous les désirs exprimés par le roi de France, et à proclamer en des termes clairs et précis que les puissances n'étaient animées d'aucun sentiment d'ambition ni d'intérêt personnel. Malheureusement, derrière lui arrivaient les princes. Quand ils surent qu'il voulait un manifeste «qui inspirât autant de confiance (p. 199) que de terreur» et propre à rassurer tous ceux qui redoutaient le retour de l'ancien régime, ils objectèrent que c'était là «une doctrine monarchienne» et que les adversaires de l'ancien régime étaient des factieux desquels on n'obtiendrait rien que par la force.
Eux aussi, d'ailleurs, apportaient un projet. Composé par le marquis de Limon, personnage compromis à Paris et à la cour dans des affaires véreuses et des intrigues inavouables, il avait, grâce à sa violence, excité l'admiration de Calonne, puis celle des princes. Ils s'y étaient ralliés en l'adoptant comme leur œuvre. Cette question de manifeste, si grave aux yeux du roi que Mallet du Pan déclarait «tout perdu» si elle n'était pas résolue au gré des Tuileries, les alliés la considéraient comme secondaire. Ils mirent de côté le projet de Mallet du Pan, prirent à la légère celui du marquis de Limon; le duc de Brunswick fut invité à le publier. Il hésita durant quelques jours, comme s'il eût compris tout ce que contenait de malhabile et d'impolitique ce document vers lequel néanmoins il penchait, sans deviner que le coup destiné aux Jacobins allait atteindre la famille royale en imprimant une impulsion nouvelle aux furieuses ardeurs de ses ennemis.
Quant à Mallet du Pan, devant l'échec de sa mission et son impuissance à servir le roi, il se borna à presser les alliés de porter secours à son maître. Il colportait, dans leur entourage, les lettres qu'il recevait de Paris et qui dépeignaient l'affreuse situation du roi et de la reine. L'une de ces lettres, écrite probablement par Malouet, disait:
«Le peuple, la populace, la petite bourgeoisie sont intimement persuadés que, la Constitution étant faite et les lois écrites le roi seul est la cause directe ou indirecte qu'elle ne réussit pas. Aucun raisonnement ne peut faire changer leurs idées là-dessus. Ils sont toujours dans la même sécurité sur les armées étrangères ... Les Parisiens chanteront et danseront lorsque l'ennemi sera à vingt lieues d'eux. Ils creuseront des fossés, des retranchements; ils s'amuseront encore à la construction du Champ de Mars, parce qu'ils sont persuadés qu'aucune armée ne peut prendre une ville qui renferme sept cent mille âmes ... Des soldats! des soldats! Et encore des (p. 200) soldats! Qu'on ne se flatte plus! Si les forces étrangères n'entrent pas au plus tôt, il me paraît impossible que le roi et les siens ne succombent incessamment. On n'obtiendra rien en proposant et en parlementant, car c'est faute d'action et non de paroles que le royaume a péri.»
Les alliés se préparaient à exaucer les vœux exprimés dans cette lettre. L'armée prussienne se concentrait aux entours de Coblentz. Chaque jour, les princes allaient voir arriver ces régiments destinés à combattre la France et qu'acclamaient les émigrés, en demandant à marcher avec eux. Ils s'arrachèrent à ce spectacle, le 12 juillet, pour se rendre à Francfort, aux fêtes du couronnement. Grâce au dernier million envoyé par Catherine, ils avaient doré leur cour sur toutes les coutures. Une nombreuse et brillante suite les accompagnait. On y pouvait voir Condé, son fils, son petit-fils, le prince de Nassau, les maréchaux de Broglie et de Castries, Bouillé, tout un flot de courtisans, et, taciturne au milieu d'eux, Calonne qui, certain de n'avoir inspiré que défiance aux alliés, songeait que son rôle était fini et parlait mélancoliquement de retraite et d'oubli. Les gardes du corps ainsi que des soldats d'élite détachés du camp de Worms escortaient les frères du roi.
La semaine suivante, mêlés au cortège impérial, les princes partaient pour Mayence où le roi de Prusse venait de se réunir à l'Empereur. Ils assistèrent à l'entrevue des deux souverains. Pendant trois jours, ce ne fut que bals, concerts, spectacles, illuminations. Le palais électoral, témoin de ces magnificences, était devenu le rendez-vous de tous les princes allemands, de leur noblesse, de la noblesse française émigrée. On s'amusait le soir; le jour on négociait. Là fut adopté définitivement le texte du manifeste des alliés, rédigé par le marquis de Limon. Brunswick y mit sa signature et le document, tiré à des millions d'exemplaires, fut livré aux agents qui devaient le répandre en France. Puis, on décida du sort de l'armée des émigrés. Elle fut divisée en trois groupes et répartie entre les trois corps de celle de Brunswick: cinq mille hommes, sous les ordres de Condé, dans le corps du général de Wallis; trois mille commandés par le duc de Bourbon dans le corps du général Clayrfait, et l'armée des princes forte de douze mille hommes, (p. 201) les frères du roi à sa tête, dans le corps prussien et sur sa gauche.
Ces troupes furent passées en revue par le roi de Prusse dans les plaines de Mayence. Il leur adressa une allocution vibrante, promit aux émigrés de les rendre à leurs familles et de sauver Louis XVI. Ses paroles furent couvertes par des acclamations: «Vive le roi! Vivent les alliés! À bas les Jacobins!» Enfin, le 30 juillet, Frédéric-Guillaume fit aux princes l'honneur d'aller dîner chez eux à Bingen. Après le repas, ils l'entretinrent de leur détresse, de celle de leurs soldats. Ils décrivirent en termes si touchants la misère qui se dissimulait sous les uniformes français, qu'il en fut tout ému. Ils lui demandèrent douze ou quinze cent mille francs. Il allait les promettre. Mais un de ses ministres veillait afin de le garder contre les entraînements de son cœur et, sous un prétexte, coupa l'entretien avant que la promesse eût été faite. Il fallut reprendre cette négociation le lendemain. Elle aboutit en partie, mais seulement grâce au prince de Nassau qui donna sa caution pour huit cent mille francs. Ce secours arriva fort à propos, car les princes en étaient à ne plus pouvoir nourrir l'armée qui venait de défiler devant le roi de Prusse.
En quittant Mayence, Frédéric-Guillaume, toujours suivi des princes français, descendit le Rhin jusqu'à Coblentz où l'attendait sa propre armée campée à Rubenach. Il y fut reçu par toute la société émigrée, les femmes de la cour, les courtisans de l'exil, les généraux, les hauts membres du clergé. Tout ce monde s'attacha à lui inspirer confiance, à lui démontrer que la France était monarchique, qu'elle accueillerait comme des libérateurs les alliés qui viendraient lui rendre son roi; qu'il ne fallait pas s'attarder aux sièges des places, mais marcher droit sur Paris.
—Je réponds de la prise des forteresses, disait Bouillé, car j'en ai toutes les clés dans ma poche.
Frédéric-Guillaume se laissait prendre à ces excitations, y lisait le présage de ses futures victoires, et y associait volontiers les émigrés. Mais Brunswick qui jugeait plus froidement ce qu'il voyait et entendait, qui «consultait les femmes d'émigrés plus que les maris», ne tarda pas à discerner ce qu'il (p. 202) y avait d'exagéré, de léger, de factice dans les propos enthousiastes qu'on tenait au roi. Par la pénurie et la désorganisation des troupes royales dont un tiers à peine avait des armes, et où pour un soldat on comptait jusqu'à deux domestiques, il comprit qu'elles ne pouvaient lui être bonnes à rien. Son attitude, d'abord bienveillante, se modifia peu à peu. À l'aménité des premiers jours, succéda une sorte de dédain, a peine dissimulé sous des formes courtoises, et bientôt le désir d'en finir au plus vite avec cette guerre qu'il entreprenait sans confiance, uniquement pour plaire au roi de Prusse. Les impressions de Brunswick n'étaient d'ailleurs que trop fondées. Le 7 août, de Bruxelles où elles étaient connues, Fersen écrivait à la reine: «Les émigrés sont tellement dépourvus de tout qu'un quart à peine pourra suivre les opérations. Le duc de Brunswick en est déjà bien fatigué.»
Du reste, si les émigrés n'eussent été aveuglés par leurs illusions et leurs espérances, ils se seraient aperçus qu'en dépit de ce qui se passait, la ferme volonté des alliés était de sauver le roi de France, en s'abstenant, autant que possible, de recourir à eux. Longtemps ils avaient accusé l'Autriche et la Prusse, l'Autriche surtout, d'être résolues à paralyser leur action. Maintenant, trompés par les apparences, ils n'accusaient plus. Mais la réalité restait toujours la même. On ne voulait ni les mettre en avant, ni les laisser combattre. Malgré le patronage que leur avait accordé l'Impératrice de Russie, les deux souverains allemands, François II plus encore que Frédéric-Guillaume, y étaient décidés, parce que tel était le désir que leur avait fait exprimer par Breteuil le roi Louis XVI. Seulement, dans l'impuissance où l'on était de se débarrasser d'eux et de les contenir, on se donnait le mérite de paraître prêt à les satisfaire; on les leurrait de belles promesses qui ne devaient jamais être réalisées.
Au moment même où l'armée des alliés allait se mettre en marche,—c'était durant le mois d'août—une grave question se posa. Elle n'était pas nouvelle. Aussitôt après Varennes, elle avait été discutée entre les princes et les puissances étrangères, toujours ajournée par le mauvais vouloir de l'Autriche, puis abandonnée: c'était la question de la régence de Monsieur. (p. 203) Cette fois, la présence des souverains alliés et de leurs ministres permettait de la résoudre, et les circonstances exigeaient qu'elle le fût sur-le-champ. Il s'agissait de décider si, en entrant en France, les alliés ne trouveraient pas avantage à avoir auprès d'eux un prince français, investi de tous les pouvoirs du roi captif, et s'il ne convenait pas que, pour remplir le rôle qu'on attendait de lui, Monsieur fut revêtu de ce titre de régent qu'il avait si souvent réclamé sans l'obtenir.
Ce fut Calonne qui suggéra la reprise de cette ancienne proposition dont il était l'auteur, et Monsieur qui en entretint d'abord le roi de Prusse. Il eut le bonheur de le conquérir à son idée. Le duc de Brunswick consulté ne se montra pas contraire à l'avis du roi. Il parut même y souscrire. Mais, soit que dans le fond il ne l'approuvât pas, soit qu'il trouvât de stricte justice de consulter Louis XVI avant de rien décider, il objecta qu'on ne pouvait proclamer la régence, sans connaître le sentiment personnel de ce souverain. Frédéric-Guillaume se rendit à cette opinion. Toutefois, afin d'éviter les récriminations que ne manquerait pas d'y opposer Monsieur, il résolut de ne pas lui en faire part. En même temps, il décidait d'envoyer aux Tuileries un homme de confiance, dont la véritable mission serait dissimulée sous des prétextes.
On le trouva dans la personne d'un émigré du nom de Dutheil, ancien administrateur de l'intendance de Paris. «Il fut convenu, est-il dit dans une note rétrospective du maréchal de Castries, que le prétexte vis-à-vis des princes serait l'approvisionnement des armées, et c'est sous ce seul point de vue que M. Dutheil parla de son voyage à leurs Altesses royales. Les différents objets dont M. le duc de Brunswick le chargea furent:
«1o De connaître d'une manière précise l'état de Sa Majesté, afin de lui en rendre compte, ainsi qu'au roi de Prusse.
«2o De savoir du roi de France, s'il consentait à ce que Monsieur prît le titre de régent, en entrant en France, et de lui dire qu'ils pensaient qu'il y aurait beaucoup d'avantages à ce que ce prince s'en revêtît.
«3o D'annoncer à Sa Majesté et à la Reine que les armées (p. 204) prussiennes et autrichiennes allaient entrer en France, et qu'ils espéraient pouvoir bientôt les délivrer de leur captivité.
«4o De faire imprimer et afficher dans toute la capitale la déclaration des puissances alliées.
«5o De monter une machine pour faire passer et imprimer tous les écrits qui pourraient préparer et changer l'opinion publique.
«6o De préparer des magasins et des approvisionnements pour les armées à une vingtaine de lieues à la ronde de Paris.
«7o Enfin, de rendre un compte exact de l'état de Paris et de celui des esprits en France.
«M. Dutheil ajoute qu'il lui fut remis, par le roi de Prusse et M. le duc de Brunswick, un mémoire pour Sa Majesté, dans lequel il était dit qu'ils pensaient l'un et l'autre que le titre de régent donné à Monsieur aurait beaucoup d'avantages en entrant en France, pourvu que Son Altesse Royale se laissât conduire par eux, par le baron de Breteuil, et le maréchal de Castries, exigeant d'ailleurs que M. de Calonne fût écarté.
«M. Dutheil fit sa commission, et exécuta ponctuellement tous les ordres qui lui avaient été donnés.
«Il revint le 10 ou le 11 septembre 1792. Il rendit compte à M. le duc de Brunswick et au roi de Prusse, chacun en particulier, que Sa Majesté consentait à ce que Monsieur prît le titre de régent, à la condition qu'il suivrait les avis du roi de Prusse, s'en rapportant d'ailleurs à ce que M. le baron de Breteuil et M. le maréchal de Castries pourraient juger utile et convenable, ainsi qu'à ce que M. Dutheil pourrait leur dire de sa part. Sa Majesté ajoutait qu'on ne le calculât pour rien, et qu'il sacrifierait toujours sa vie à la monarchie.
«M. Dutheil remit, le 12 ou le 13 septembre, une lettre de Sa Majesté à M. de Breteuil, dans laquelle il lui marquait de ne mettre aucune opposition à la régence de Monsieur.»
C'est à Verdun où se trouvaient alors le roi de Prusse, Brunswick, le maréchal de Castries, Breteuil, que Dutheil rapporta ses réponses et conféra avec chacun d'eux, à l'insu des princes français. Après l'avoir entendu, Frédéric-Guillaume, pressé par le maréchal de Castries, estima que rien ne s'opposait plus à ce qu'on laissât Monsieur prendre le titre de (p. 205) régent qu'il ne cessait de réclamer. Mais sans tenir compte de la lettre du roi, rapportée par Dutheil, négligeant d'en parler, convaincu qu'elle avait été arrachée à la faiblesse du malheureux monarque, prisonnier depuis le 10 août, Breteuil exprima une opinion toute contraire. Quand il vit qu'on allait passer outre, il fit intervenir le prince de Reuss, représentant de l'Autriche. Ce diplomate exigea qu'aucune décision ne fût prise sans l'agrément de sa cour. Puis, Breteuil, dans le double but de calmer les protestations de Monsieur et surtout d'en finir avec Calonne, déclara qu'il souscrirait au projet de régence, si son rival était écarté. Calonne «avait lassé tout le monde par son orgueil et son incapacité». Il fut sacrifié et partit pour l'Angleterre. Breteuil triomphait. Mais Monsieur ne fut pas régent. Bientôt même, il dut renoncer à l'être. Il se plaignit amèrement d'avoir été trompé par Breteuil.[Lien vers la Table des Matières]
La campagne s'était ouverte au milieu de ces tiraillements, Calonne encore présent. Les armées alliées avaient franchi la frontière, s'étaient rapidement emparées de Longwy, qui se rendit à l'Autriche, de Verdun qui se rendit à la Prusse. Ils mettaient le siège devant Thionville et conviaient les émigrés à l'honneur de prendre part aux opérations. Calonne était installé au quartier général de Brunswick. On le voit alors organiser, au nom du roi, la perception des impôts. Il n'a d'autre préoccupation que celle de se procurer des ressources. Les huit cent mille francs qu'à Bingen le roi de Prusse a prêtés aux frères du roi, sous la garantie du prince de Nassau et sur la promesse formelle que cette somme suffira à tout, n'ont été qu'un déjeuner de soleil. Il y avait tant d'exigences à satisfaire, tant d'affamés autour des princes, tant de créanciers, de (p. 206) si pressants besoins, que du prêt de la Prusse, en quelques jours, il ne reste plus rien. Monsieur et le comte d'Artois sont sans le sou. Condé, resté au bord du Rhin en attendant qu'on l'appelle au combat, tire sur ses derniers écus. Il n'existe plus que par le dévouement de la princesse de Monaco qui fait argent de tout. Nassau lui-même a donné tout ce dont il dispose, «sa vaisselle d'argent, ses diamants, les épées qu'il avait reçues de l'impératrice Catherine». Il n'a gardé «que ce qui lui est nécessaire pour arriver jusqu'à Paris».
À peine la frontière franchie, Calonne est obligé de confesser aux alliés que ses moyens sont épuisés, que les princes ne peuvent plus payer leurs soldats.
—Heureusement, ajoute-t-il, on est maintenant en pays français. Les populations vont se soulever contre la Révolution, acclamer leurs libérateurs, apporter des trésors aux frères du roi captif.
Cet espoir est bientôt déçu. On traverse des contrées hostiles à la monarchie. Les populations ne témoignent que malveillance aux envahisseurs, se dérobent, s'enfuient; les gens des villes cachant leur argent, les paysans chassant devant eux leur bétail. La perception des impôts ne donne rien. Et Brunswick de demander dédaigneusement où sont ces Français enthousiastes dont on lui avait promis le concours, ces secours en argent et en nature que devaient fournir les campagnes. Où sont-ils, les royalistes fidèles qui devaient ouvrir aux armées étrangères la route de Paris? Et dans son dépit, c'est à Condé qu'il s'en prend, Condé qui lui avait annoncé qu'à son approche, la France se soulèverait pour l'acclamer. Le prince étant venu au quartier général pour demander que ses soldats soient autorisés à prendre part à la campagne, Brunswick lui reproche de l'avoir trompé. Condé répond sur un ton cassant. Brunswick est généralissime; il inflige au prince vingt-quatre heures d'arrêt. Le comte d'Artois, averti, accourt pour faire lever la punition. Il se heurte à un refus obstiné, s'en retourne furieux, et, dans sa colère, soufflette un de ses officiers qui s'est permis de trouver que Brunswick n'avait pas tort[38].
(p. 207) Il faut cependant sortir de cette impasse. Puisqu'on a commis la faute d'accueillir les émigrés parmi les troupes alliées, on ne peut les laisser mourir de faim. À regret, la Prusse consent à faire de nouvelles avances; la Russie, de son côté, donne des preuves éclatantes de sa générosité. Mais ce n'est pas encore assez pour tout ce qui reste à faire. Quand le maréchal de Castries, en prévision de l'arrivée des fonds attendus, cherche à en déterminer l'emploi, il conçoit les plus cruelles perplexités. À qui donnera-t-on ces fonds? Aux créanciers? Mais, alors, comment secourir cinq mille gentilshommes sans ressources? Les Prussiens ayant versé un acompte de soixante-quinze mille francs, il propose de les donner à la noblesse. Avec le reste, on assurera l'état des princes, en réduisant toutefois leurs dépenses, qui, rien que pour cette année 1792, s'élèveront à plus de vingt-quatre millions[39]; on calmera les créanciers en soldant les engagements échus, et on constituera une réserve pour les secours urgents. Ce projet est sage; les princes y adhèrent. Mais les retards apportés dans l'envoi des fonds promis par la Russie et la Prusse ne permettent pas d'y donner suite. On en est réduit à vivre au jour le jour, comme on peut. Les soldats maraudent, irritent les paysans, n'obtiennent nourriture et logement que le pistolet au poing, excitent contre l'invasion la colère et les malédictions de ce peuple qu'on est venu délivrer.
Pour ajouter à l'horreur de ces choses, la pluie ne cesse pas. Elle est torrentielle; elle change en des marais de boue les pays qu'on traverse. La dysenterie se déclare parmi les troupes, devient épidémique; les soins manquent, les armées laissent sur leur passage des traînées d'agonisants et de morts, que, derrière elles, les paysans viennent dépouiller.
Les émigrés cependant ne se découragent pas. Ils sont convaincus qu'ils arriveront à Paris, qu'en approchant de la capitale, leurs maux cesseront et qu'ils y entreront en triomphateurs. Les premiers succès les ont électrisés, la prise de Longwy surtout, «la première bonne nouvelle depuis trois ans». Lorsqu'à (p. 208) cette bonne nouvelle, «les enragés de Paris» répondent par les massacres de Septembre, les émigrés s'enragent à leur tour. «La position du roi et de la reine fait frémir. On ne pourra les tirer du gouffre que par la terreur et si on menace de la mort quiconque, dans l'infâme Assemblée ou la municipalité de Paris, oserait porter la main sur eux.» Incidemment, le correspondant inconnu qui adresse ces réflexions au maréchal de Castries révèle le fond de son cœur: «Le départ de La Fayette est un bien. Il servait de centre au parti monarchien, bien plus à craindre pour la monarchie que les Jacobins.»
En même temps, des gentilshommes se travestissent pour aller faire de la propagande royaliste dans l'armée républicaine et démontrer aux officiers nobles qui n'ont pas déserté, que le gouvernement de Paris n'étant plus qu'un gouvernement d'assassins, ils ne peuvent continuer à le servir sous peine d'encourir les mêmes responsabilités que lui et de s'exposer aux mêmes légitimes représailles. De son côté, le prince de Nassau s'est offert pour aller négocier à Paris la liberté du roi. Ce projet est abandonné. On espère de rapides victoires. Les Prussiens se sont présentés devant Verdun le 1er septembre au matin. La ville a capitulé le lendemain, à la suite de dramatiques et inoubliables péripéties. Ils en ont pris possession au nom du roi de France, contrairement aux Autrichiens qui, dans la Flandre française où ils opèrent, occupent, au nom de l'Empereur, les places dont ils s'emparent. Breteuil presse Brunswick de tirer parti sur-le-champ de ce premier succès et de marcher sur Châlons. Autour du généralissime, tout le monde est convaincu que c'est ce qu'il va faire, que le 22 ou le 24 septembre il apparaîtra devant Paris et que ce sera l'instant critique et décisif pour la famille royale.
Les événements vont modifier tout à coup ce qu'on croyait être les plans de Brunswick. Après la prise de Verdun, il a eu trois jours pour s'emparer des défilés de l'Argonne. Mais il a tergiversé, préoccupé du mauvais état de ses troupes, du défaut de subsistances, de la destruction de ses équipages. Et voici qu'il apprend que Dumouriez, en marche sur Sainte-Menehould, s'est retranché entre Grand-Pré, la forêt de l'Argonne (p. 209) et la Croix-de-Bois; que Kellermann est arrivé aussi et a pris position aux Islettes dont lui-même a négligé de s'emparer. C'est dans ces conditions si défavorables pour lui qu'est livrée, le 20 septembre, la bataille de Valmy. Les émigrés ont la douleur d'y assister de loin sans y prendre part. Brunswick est battu. Alors, exploitant le désarroi causé par sa défaite, il démontre au roi de Prusse que la campagne doit être considérée comme terminée, et que, vu le déplorable état de son armée et la forte position des généraux français, il ne reste plus qu'à battre en retraite, à se porter sur Sedan et Montmédy où on sera inexpugnable et à y prendre les quartiers d'hiver, en attendant de recommencer la campagne au printemps.
L'histoire n'a pu découvrir encore les causes de cette résolution. Plus tard, le ministre autrichien Thugut écrira: «C'est à nos généraux d'expliquer la cause de nos malheurs sans exemple; c'est à eux d'expliquer surtout les moyens de concilier la réputation brillante dont le duc de Brunswick a toujours joui avec les fautes inouïes qu'on lui impute.» Mais les généraux autrichiens ont été aussi impuissants que l'histoire et n'ont rien expliqué.—Quoi qu'il en soit, le roi de Prusse se laisse influencer par les raisons que lui expose Brunswick. Elles sont à peine connues dans son entourage qu'elles y soulèvent d'unanimes protestations. Un conseil est tenu. Y assistent Brunswick, le maréchal de Castries, les généraux autrichiens et prussiens Clayrfait, Hohenlohe, Kallkreuth, le prince de Nassau, le lieutenant général d'Autichamp. Le roi de Prusse le préside. Le conseil, après un vif débat où Brunswick paraît être seul de son avis, ne résout rien.
Mais Brunswick, dès le lendemain, entre en négociations avec Dumouriez. Il offre de rendre Verdun, si on lui garantit que le roi de France aura la vie sauve et pourra venir au camp des alliés pour ratifier les arrangements. Dumouriez répond à ces offres en exigeant la reconnaissance de la République, l'abolition de la royauté, la suppression de la noblesse et la soumission du clergé à la Constitution. À ce prix, il admet que le roi pourra vivre où il voudra, y recevoir une pension et que les propriétés des émigrés leur seront rendues. Brunswick rejette ces propositions, prépare brusquement la retraite, en (p. 210) dépit de ceux qui prétendent qu'il a des chances de vaincre, et encourt, ce jour-là, un soupçon dont, malgré tout, sa mémoire ne s'est jamais lavée, quoique la preuve de sa trahison n'ait pu être faite. Partout les alliés reculent.
Le 2 octobre, le maréchal de Broglie, qui est resté devant Thionville avec l'infanterie des princes, reçoit l'ordre de se réunir au reste de leur armée pour revenir en arrière. Le 12, la ville de Verdun est évacuée, et tandis que Brunswick répond aux objurgations qu'on lui adresse, en reprochant aux émigrés de l'avoir trompé sur le véritable état de l'opinion en France, le roi de Prusse console Breteuil en lui disant:
«Soyez sûr que nous ferons l'an prochain ce que nous aurions dû faire cette année. L'hiver sera employé en négociations pour concourir au but général. Il faudra que M. le comte d'Artois aille à Saint-Pétersbourg solliciter l'Impératrice.»
Les émigrés, désespérés par le désastre qui les accable, se résignent pour la plupart au destin qui leur est fait. Quelques exaltés s'abandonnent au plus bruyant désespoir. Mais ils ne sont pas au bout de leurs maux. Coup sur coup arrivent du dehors des nouvelles lamentables. Une armée française, commandée par le général de Montesquiou, a franchi la frontière de Savoie, est entrée à Chambéry. Le général de Custine a envahi les Électorats rhénans. Les princes français sont obligés de s'enfuir, vaincus, exténués et dénués de tout. Ils apprennent en route que l'Autriche veut que leurs soldats se dispersent. Ils sont impuissants à l'empêcher. Il ne leur reste qu'à courber le front.
Oh! cette retraite de Brunswick! Elle est pour les émigrés l'horreur des horreurs. Jusque-là, ils conservaient l'espoir. Ils comptaient sur les victoires des coalisés pour se frayer un chemin vers Paris. Cette perspective leur donnait la force de supporter leur misère. Maintenant, les ténèbres s'épaississent autour des infortunés proscrits. L'armée des princes est brutalement licenciée. Les soldats qui la composaient s'en vont de toutes parts, vendant à bas prix leurs chevaux à des juifs, se demandant ce qu'ils deviendront quand leurs maigres ressources seront épuisées. Ils sont pieds nus, vêtus de haillons. Objet de répulsion partout où ils se présentent, on refuse de (p. 211) les recevoir. On les accuse d'avoir provoqué la guerre. On les chasse, et ceux qui retournent en Allemagne peuvent lire au coin des routes des écriteaux où est inscrite l'interdiction qui leur est faite d'y séjourner. On les traite comme des chiens errants. Transis sous la pluie qui ne cesse pas, perdus, le soir venu, dans le brouillard qui se lève, il en est qui se donnent la mort pour mettre un terme à leurs maux. D'autres parviennent à rejoindre l'armée de Condé.
Aux soldats de Condé il n'a pas été donné de combattre. On leur avait promis qu'ils marcheraient avec l'armée autrichienne. Mais cette promesse n'a pas été tenue. Pendant que leurs frères étaient à Longwy, à Thionville, à Verdun, ils erraient dans le margraviat de Bade et dans le Brisgau, recevant de temps en temps leur solde, ayant au moins de quoi manger grâce à la sollicitude, à l'énergie du général qui les commande. Si dure que soit l'existence pour eux, elle l'est moins cependant que celle de ces autres fugitifs qui ne savent où reposer leur tête et dont quelques-uns viennent leur demander asile. Condé reçoit ces infortunés. Il apprend par leurs récits que Brunswick bat en retraite. Il se cantonne à Willingen. Là, vient le trouver un ordre de l'Empereur lui ordonnant de licencier son armée. Mais il résiste. On le menace de désarmer ses soldats:
—Il faudra donc les tuer jusqu'au dernier, répond-il fièrement.
Sa fermeté en impose à l'Autriche. Elle s'engage à le prendre à sa solde, lui et ses quelques milliers d'hommes. Ce n'est pas qu'elle veuille les utiliser dans la prochaine guerre. Elle ne croit pas à l'efficacité de leur concours, n'en pèse que les inconvénients. Mais en se chargeant d'eux elle évitera des malheurs plus grands. Pour le même motif, elle se décide à recueillir les débris de l'armée des princes, poussée non par humanité, mais par la crainte d'avoir à passer au fil de l'épée ces malheureux dont l'excès de leurs maux va faire des furieux et qui deviendront un danger pour les États allemands où ils ont fini par se réfugier, hors de l'atteinte des Français qui opèrent sur le Rhin.
«L'expérience de cette campagne, écrit Thugut, le 23 octobre, (p. 212) paraît avoir prouvé que toute la manière d'être des émigrés les rend peu combinables avec nos troupes et ne les rend que trop sujets à causer souvent des embarras dans les subsistances, la mobilité et les opérations des armées de Sa Majesté, de sorte qu'en considérant le peu de service qu'on en a tiré et qu'on pouvait s'en promettre pour l'avenir, il semble évident qu'à cet égard, toute dépense ultérieure pour eux, fût-elle même des moins considérables, serait toujours mal employée. Il paraît, en conséquence, qu'on ne saurait hésiter à leur retrancher, pour l'avenir, tout espoir quelconque de secours, si jusqu'ici il était impossible d'imaginer quelque moyen pour les dissoudre ou pour en débarrasser en autre manière quelconque les cours alliées.
«Mais ces émigrés se trouvent dans une misère si déplorable qu'une grande partie, prête à périr de faim dans toute la force du terme, sans habits, sans souliers, serait, je crois, physiquement hors d'état d'exécuter l'ordre qui leur pourrait être donné pour les disperser. Il est à craindre que le désespoir et le dénuement absolu de toutes choses ne les portent bientôt à de grands excès, à se jeter dans les bois, à infester les grands chemins, et si on voulait prendre le parti de les expulser à main armée, les États voisins refusant de les recevoir, l'on finirait par être forcé de les exterminer.
«Comme il paraît désirable qu'on puisse éviter d'en venir à de si fâcheuses extrémités, je ne puis que soumettre aux lumières de Votre Excellence s'il serait possible de convenir d'un arrangement avec la cour de Prusse pour subvenir dans ces moments encore, avec l'économie la plus stricte et la plus sévère, aux besoins les plus pressants des émigrés qui composent la ci-devant armée royale jusqu'à ce qu'on puisse se fixer à un projet quelconque d'en déblayer les États de Sa Majesté.»
Ainsi, la retraite de Brunswick précipite les malheurs des émigrés sans en marquer la fin. À cette heure, Custine a pris Worms, Spire, Francfort, Wurtzbourg, Mayence. Il menace Coblentz. Alors c'est la débâcle. Monsieur, qui était revenu dans cette ville, en sort au milieu d'une révolte des habitants qui ne veulent pas laisser partir l'Électeur affolé. Par des chemins détournés, il gagne Liège. Son frère, le comte d'Artois, (p. 213) erre un peu partout avant de le rejoindre, et pour que rien ne manque aux péripéties de cette déroute, des créanciers impitoyables font saisir à Trèves les équipages des princes. Du reste, partout la fuite est générale. Ce n'est plus seulement des soldats vaincus qu'elle entraîne, c'est aussi des femmes, des enfants, des vieillards, Français et Allemands confondus, que chassent de leurs demeures les victoires de Custine et ses rigueurs. De toutes parts, les routes sont couvertes de voitures, de cavaliers, de piétons, de charrettes chargées de meubles et de malles, que parfois il faut abandonner en chemin, quand les chevaux harassés tombent, et quand les relais de poste ne peuvent plus en donner. De Mayence à Cologne, le Rhin est animé et vivant comme une rue de grande ville. Il charrie des bateaux de toute taille, où ont pris place des émigrés et des nobles allemands, qui se dérobent à l'invasion. Les bateliers font fortune.
Après Jemmapes, des faits analogues se passent à Bruxelles. L'effroi des émigrés n'a d'égal que celui des Autrichiens. À minuit, la gouvernante des Pays-Bas, archiduchesse Christine, le duc de Saxe-Teschen son mari, leur cour, les membres du gouvernement sortent à la hâte de la capitale belge, menacée par les Français. Au petit jour, les émigrés se pressent en foule dans les rues en quête de moyens de partir et d'emporter leurs bagages. Mais privés de transports, ils sont contraints de se mettre en route, en abandonnant les épaves de leur ancienne opulence.
Le spectacle est le même à Chambéry et à Nice. Le gouvernement de Paris s'est lassé de ne pouvoir obtenir du roi de Sardaigne la dispersion des émigrés, la cessation des agitations et des intrigues de ceux-ci, des armements et des embauchages auxquels ils procèdent, de leurs relations avec Coblentz. Il a donné l'ordre au général de Montesquiou, qui commande l'armée du Midi, d'occuper la Savoie et le comté de Nice. Le roi de Sardaigne s'est préparé à la guerre, et s'il n'a pas déjà fait marcher ses troupes, ce n'est pas qu'il doute de leur fidélité ni qu'il suppose qu'elles peuvent être vaincues, mais il craint de livrer son territoire à la dévastation. Par malheur pour lui, sa frontière est trop étendue pour qu'il puisse la couvrir tout (p. 214) entière s'il n'est appuyé par l'Autriche et la Prusse. Ces deux puissances, en dépit de leurs promesses, l'abandonnent à son isolement, le laissent surprendre, ainsi qu'il le dit lui-même, «comme l'araignée au fil de sa toile», et contrairement à ce qu'il croit, ses troupes ne sont pas sûres.
Lorsque, dans la nuit du 21 au 22 septembre, l'armée française entre en Savoie et se présente devant le château d'Apremont, elle ne rencontre aucune résistance. Les Piémontais lâchent pied sans tirer un coup de fusil; leurs généraux leur donnent l'exemple; la Savoie est conquise sans effusion de sang, et le 24, à Chambéry, Montesquiou acclamé comme un libérateur. Les émigrés, dont le nombre, depuis quelques mois, s'était considérablement accru, ont à peine le temps de s'enfuir. Ils vont pour la plupart se réfugier en Piémont et dans le pays de Vaud.
À Nice, leur fuite présente un caractère quasi-tragique. Croyant à la victoire des troupes sardes, ils n'avaient pas préparé leur départ, et voilà que le 25 septembre, à leur réveil, ils apprennent que les Français, commandés par le général Anselme, sont aux abords de la ville. En même temps, l'escadre de l'amiral Truguet les menace d'un bombardement, si la reddition n'est pas immédiate. La municipalité capitule; les troupes piémontaises s'éloignent, et les émigrés, obligés de déguerpir hâtivement, perdent tout ce qui leur reste de leur avoir.
«Les portes de Nice et de Villefranche furent littéralement écrasées par le nombre incalculable d'émigrés français, de prêtres, de nobles, de juges, de femmes de toute condition dont beaucoup avec des enfants au sein. Cette foule, d'environ vingt mille personnes affolées, courait sur la route du Piémont offrant un spectacle lamentable. Les émigrés, avec leurs femmes à moitié nues, levant au ciel leurs bras tremblants, ressemblaient à des victimes prêtes à l'immolation, fuyant le dernier coup du sacrificateur ... Une aussi terrible bagarre ne peut être comparée qu'à la scène du jugement dernier, peinte par Michel-Ange[40].»
(p. 215) La conquête de Nice et de la Savoie détruisait du même coup toutes les espérances qu'avaient fondées les émigrés sur les insurrections du Midi, déjà d'ailleurs déjouées en partie par la dispersion des confédérés de Jalès au mois de juillet. C'est de la Savoie, où leurs chefs étaient réfugiés, que les conspirateurs méridionaux allaient chercher les ordres de Coblentz; ils comptaient sur le roi de Sardaigne comme sur le roi d'Espagne pour les appuyer et les secourir. Maintenant, c'en était fait des secours promis et attendus. Tous les projets de l'émigration s'effondraient sous une suite de désastres, et les princes étaient réduits à l'impuissance.
Au mois de novembre, ils arrivaient à Liège avec les débris de leur armée. Ils attendaient que l'Autriche tînt la promesse qu'elle leur avait faite de la prendre à sa solde. Mais l'Autriche toute à ses malheurs ne se hâtait pas de leur venir en aide. Quant à la Prusse, elle leur faisait savoir que, le 1er décembre, elle cesserait de pourvoir à leur subsistance. «Tout se disloque involontairement, mande le comte d'Artois, et tout meurt exactement de faim.» Son frère et lui n'avaient plus d'espérance que dans le roi d'Espagne et l'impératrice de Russie. Aussi étaient-ils résolus à aller, l'aîné à Madrid, le cadet à Saint-Pétersbourg, afin de solliciter des secours. Mais ils n'avaient pas un sou pour leur voyage.
«Nous remuerons ciel et terre pour obtenir des fonds; il nous est impossible de fixer l'époque où nous pourrons les recevoir, et si dans cet intervalle il arrivait un refus de la Russie, je ne sais d'honneur ce que nous deviendrions ... Le silence de l'Empereur nous jette dans des embarras affreux. MM. de Mercy et de Metternich nous ont fait avancer une somme de quatre-vingt-sept mille francs qui avait principalement pour but de soutenir le prêt des régiments; mais comme nous ne recevons plus un seul écu de nulle part, et que le roi de Prusse ne nous a pas encore donné les cent mille francs qu'il m'avait promis il y a un mois, nous avons été forcés d'employer cette somme à empêcher de mourir de faim les plus malheureux de nos compagnons, et à payer notre boulanger et notre boucher.»
La Terreur, au même moment, venait d'ouvrir la longue (p. 216) série de ses forfaits. Les sanglantes journées de septembre avaient épouvanté l'Europe. La famille royale était au Temple. La Convention, nouvellement élue, organisait la défense du territoire. En réponse aux menaces et aux anathèmes de l'Europe, elle préparait le procès de Louis XVI.[Lien vers la Table des Matières]
À la fin de 1792, les défaites des alliés avaient fermé aux frères de Louis XVI Coblentz et les Électorats rhénans. Ils étaient sans asile comme sans ressources, installés provisoirement, le comte d'Artois à Liège et Monsieur à Namur, attendant une réponse du roi de Prusse à qui ils avaient demandé de leur accorder l'hospitalité dans ses États. Cette réponse leur parvint à la mi-décembre. Elle les autorisait à se fixer à Hamm en Westphalie, pauvre bourgade, «une Trappe,» dira plus tard le comte d'Artois en parlant de la maison de bois où son frère et lui avaient été réduits à fixer leur demeure. Mais, dans leur pensée, ce n'était qu'une étape où leur séjour ne se prolongerait pas.
En même temps que l'autorisation d'y résider, ils recevaient du roi de Prusse et de Catherine une somme totale de sept cent cinquante mille francs. Elle arrivait à propos et permit de pourvoir aux besoins les plus urgents. On la divisa en cinq parts. Les princes s'attribuèrent cent cinquante mille francs pour leurs besoins courants; cent quarante mille francs furent (p. 218) distribués aux créanciers les plus pressants; Condé en reçut soixante mille; la part de la noblesse fut de trois cent vingt mille, et avec les quatre-vingt mille qui restaient, on constitua une réserve pour les cas imprévus[41].
Le comte d'Artois arriva le premier à Hamm, le 28 décembre, sous la neige et par le froid le plus rigoureux. Ce même jour, il mandait à Vaudreuil qu'il y serait heureux si «son amie», Mme de Polastron, y était avec lui. À la veille de partir pour la Russie, il n'avait pu l'emmener. Elle devait, pendant qu'il voyagerait, résider à Vienne. En attendant, elle s'était arrêtée à Francfort, prête à en repartir dès que le prince aurait été autorisé par l'impératrice Catherine à se rendre à Saint-Pétersbourg. Monsieur ne tarda pas à quitter Namur et à rejoindre son frère. Dans les derniers jours de janvier, il était à Hamm, attendant anxieusement des nouvelles du procès du roi, engagé devant la Convention. C'est à Hamm que les princes apprirent la condamnation de Louis XVI et son exécution. Dans l'isolement auquel ils étaient condamnés, ils ressentirent cruellement le contre-coup de la fin tragique de leur frère. Peut-être se demandèrent-ils si leurs imprudences n'avaient pas contribué à ce dénouement sinistre; peut-être aussi en accusèrent-ils l'égoïste politique des puissances coalisées. Mais quoi qu'ils en aient pensé, ils y puisèrent un besoin plus ardent de vengeance et d'action immédiate.
Dès le 28 janvier, Monsieur rédigeait une Déclaration au peuple français. Après avoir proclamé le Dauphin roi de France, sous le nom de Louis XVII, et s'être octroyé à lui-même la régence, au mépris des droits de la reine empêchée par sa captivité de les exercer, il affirmait en ces termes sa ferme volonté de rétablir en son entier l'ancien régime détruit par la Révolution:
«Je m'emploierai premièrement à la liberté du roi, de sa mère, de sa sœur et de sa tante, et simultanément au rétablissement de la Monarchie, sur les bases inaltérables de sa Constitution, à la réformation des abus introduits dans le régime de l'administration publique, au rétablissement de la religion de (p. 219) nos pères dans la pureté de son culte et de la discipline canonique, à la réintégration de la magistrature pour le maintien de l'ordre public et la bonne dispensation de la justice, à la réintégration des Français de tous les ordres dans leurs droits légitimes et dans la jouissance de leurs propriétés envahies et usurpées, à la sévère et exemplaire punition des crimes, au rétablissement de l'autorité des lois et de la paix, et enfin à l'accomplissement des engagements solennels que nous avons voulu prendre conjointement avec notre cher frère, Charles-Philippe de France, comte d'Artois, et auxquels se sont unis nos très chers neveux, petits-fils de France, Louis-Antoine, duc d'Angoulême, et Charles-Ferdinand, duc de Berry, et nos cousins, princes de sang royal, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, Louis-Henri-Joseph de Bourbon, duc de Bourbon, et Louis-Antoine de Bourbon, duc d'Enghien, par nos déclarations adressées au feu roi, notre frère, le 10 septembre 1791, et autres actes émanés de nous.»
Accentuant le défi qu'il jetait à la Révolution, sans tenir aucun compte de ce qu'elle avait fait, ni de la Déclaration des droits de l'homme, ni de l'égalité des citoyens proclamée, ni d'aucune des lois par lesquelles avait été détruit à jamais l'ancien régime, il écrivait le même jour aux gentilshommes de la coalition d'Auvergne, après avoir, par lettres patentes, créé le comte d'Artois lieutenant général du royaume: «Quant à moi, venger le sang du roi mon frère, briser les fers de ma famille, replacer mon neveu sur son trône et rendre à ma patrie son antique constitution ou périr avec vous sur ses ruines, tel est mon vœu, tel est l'unique objet de mon ambition.»
Toute la politique des émigrés et du prince qui fut plus tard Louis XVIII est résumée dans ce langage. C'est de celle-là qu'avec des réserves partielles, des réformes conditionnelles ou de rares adoucissements dictés par les circonstances, il ne cessa de poursuivre le triomphe durant les longues années de son exil. À Hamm, à Vérone, à Blankenberg, à Mitau, à Hartwell, avant et après la mort de la reine et du Dauphin, comme régent et comme roi, il ne rêva rien autre chose que des vengeances qu'il jugeait nécessaires et le rétablissement des «antiques privilèges de la noblesse». Ce n'est qu'à Saint-Ouen, (p. 220) en 1814, au moment de régner, qu'il comprit clairement la nécessité d'y renoncer. Au commencement de 1793, il n'était qu'un pauvre prince sans patrie, proscrit, dépouillé, vaincu, tellement abandonné et oublié que Condé pouvait écrire à un ami qui recommandait aux princes de se défier des assassins: «Rassurez-vous pour nous. Des princes sans armée, des Bourbons sans noblesse autour d'eux, sont des êtres si nuls qu'ils ne valent pas les honneurs de l'assassinat.»
Les négociations engagées dès le lendemain de la mort de Louis XVI, et qui devaient se continuer jusqu'à la mort de Louis XVII, eurent pour principal objet la reconnaissance par les souverains du titre de régent que s'était attribué Monsieur. En le prenant, il n'osait se flatter de l'espoir que toutes les puissances le reconnaîtraient. Il ne se croyait sûr que de l'assentiment de la Russie et de l'Espagne. Quant aux dispositions de l'Angleterre, on devine par sa correspondance avec son représentant à Londres qu'il craignait qu'elles ne lui fussent pas favorables. Voici ce qu'à la date du 30 janvier, il mandait au duc d'Harcourt:
«Mon cousin, la perte affreuse que je viens de faire, et la nécessité de veiller sans retard aux intérêts du roi, mon neveu, m'ont déterminé à me charger du fardeau de la régence. Les droits de ma naissance et un devoir sacré pour mon cœur, m'appelaient également à cette pénible fonction.
«Votre attachement connu pour le roi que nous pleurons, et le sentiment d'amitié que votre inébranlable fidélité m'a inspiré, me font désirer que vous vous chargiez auprès du roi d'Angleterre de lui notifier la mort du roi mon frère, l'avènement du roi mon neveu à la couronne et le mien à la régence. Je crois le parti que j'ai pris trop juste pour craindre qu'il puisse être blâmé. Mais dans l'incertitude où je suis encore sur les véritables intentions de l'Angleterre à mon égard, j'ai pensé qu'il pouvait vous être désagréable de vous charger de cette notification, si vous n'étiez pas certain que la régence serait reconnue.
«Je charge en conséquence M. Hermann, agent général de la marine de France en Angleterre, dont je connais l'intelligence, la fidélité et les rapports avec le ministère britannique, (p. 221) de chercher à pénétrer les dispositions et de vous en rendre compte. Vous trouverez sous cette enveloppe deux paquets pour lui, à cachet volant, pour que vous puissiez en prendre lecture. Le premier contient un pouvoir de moi pour traiter cette affaire en mon nom avec les ministres, et c'est celui que vous lui remettrez le premier.
«S'il vous rend compte que les dispositions sont telles que je désire, je vous prie de vous charger vous-même de faire la notification et d'accepter, au moins passagèrement, le titre d'ambassadeur du roi. Vous ne le garderez qu'autant qu'il ne vous sera pas à charge, et vous serez relevé dès qu'il gênera votre liberté.
«Si, au contraire, l'Angleterre ne paraissait pas encore disposée à reconnaître la régence, vous remettriez à M. Hermann, lorsqu'il viendra vous en rendre compte, le second paquet qui contient les pièces qui lui sont nécessaires pour faire simplement la notification au ministre de Sa Majesté britannique.
«Je ne vous parle pas d'une douleur dont les traces ne s'effaceront plus; vous la partagerez sûrement. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde. Votre très affectionné cousin, Louis-Stanislas-Xavier.»
Cette lettre était accompagnée de la note qui suit:
«Mon cousin le duc d'Harcourt, en remettant à Sa Majesté Britannique la lettre de notification ci-jointe, fera sentir qu'après l'affreux attentat qui vient d'être commis, Monsieur a dû prendre sur-le-champ le titre de régent. Sa naissance lui en donnait le droit, et la difficulté des circonstances prouve assez qu'en se chargeant d'un aussi pesant fardeau, Monsieur n'a consulté que le devoir le plus impérieux. Dans un moment où l'horreur du crime doit révolter la partie de la nation qui est encore saine, mais qui gémit sous le joug tyrannique des factieux, Monsieur peut seul parler au nom du roy, son neveu; seul au nom de nos antiques lois, il peut rassembler, lorsque les forces étrangères entreront en France, les sujets qui sont restés fidèles aux vrais principes de notre auguste monarchie. On ne croit pas qu'il puisse être nécessaire d'émouvoir la sensibilité des souverains sur un événement qui les touche d'aussi près; il n'est que trop certain qu'en tolérant de tels principes, (p. 222) aucune tête couronnée n'est en sûreté. On s'en remet totalement à l'intelligence de M. le duc d'Harcourt pour faire valoir ces raisons, dans le cas où il rencontrerait quelque opposition.
«Si, au contraire, la cour de Londres reconnaît Monsieur en sa qualité de régent du royaume, M. le duc d'Harcourt se bornera à solliciter les plus puissants secours pour sauver le jeune roy et pour faire trembler les factieux de tous les pays qui pourraient être tentés de suivre ce dangereux exemple.
«Les différentes circonstances locales prescriront la conduite du moment, elles ne peuvent pas être entièrement prévues, et on ne peut rien indiquer de positif à cet égard. C'est avec confiance que Monsieur se livre sur le choix des démarches nécessaires au discernement de M. le duc d'Harcourt.
«Si la régence est reconnue, M. le duc d'Harcourt sollicitera l'envoi d'un ministre auprès de M. le régent. S'il l'obtient, il demandera sous quel titre on l'enverra, et il pourra déclarer qu'il est autorisé lui-même à prendre auprès de la cour de Londres le même titre que cette puissance donnera à son ministre auprès de M. le régent[42].»
En même temps qu'il chargeait d'Harcourt des démarches à faire à Londres, Monsieur confiait des missions analogues à ses divers représentants auprès des puissances. Il comptait sur tout, on l'a dit, sur la Russie et sur l'Espagne, assuré qu'elles n'hésiteraient pas à le reconnaître en qualité de régent, et que cet exemple, une fois donné, serait suivi par toutes les autres cours.
Le départ du comte d'Artois pour Saint-Pétersbourg avait été déjà décidé, sur le conseil du roi de Prusse, au moment où Brunswick battait en retraite. Il s'agissait alors d'obtenir de Catherine qu'elle prît l'initiative d'une campagne nouvelle pour le printemps suivant. La mort de Louis XVI et les progrès de la Révolution rendaient maintenant cette démarche plus nécessaire, et puisqu'il était convenu que le comte d'Artois en serait chargé, il le fut également de solliciter de la Russie la reconnaissance du Régent. Il partit pour Saint-Pétersbourg, le 25 février 1793, accompagné de l'évêque d'Arras, du duc d'Escars et du baron de Roll.
(p. 223) À Madrid, il n'était besoin d'envoyer personne. Le duc d'Havré, depuis deux ans, y défendait les intérêts des princes, secondé par le duc de La Vauguyon, naguère encore ambassadeur de Louis XVI et resté en Espagne bien qu'il eût quitté l'ambassade avant la mort du roi. D'Havré était une assez pauvre tête. Ses dépêches sont des chefs-d'œuvre de candeur, de sottise et de crédulité. Néanmoins, il avait su plaire à la cour de Madrid. Il y était sans influence, mais non sans un certain prestige. Il le devait à son nom, à ses relations et surtout à l'assurance avec laquelle il parlait de tout. Les princes lui croyaient un crédit qu'il n'avait pas, et la cour d'Espagne ne voulant rien traiter de sérieux avec eux, n'ayant guère que des refus à opposer à leurs demandes, quand elles touchaient à la politique, considérait le duc d'Havré comme suffisant pour les présenter et transmettre ses réponses.
Chargé de demander à la fois un asile pour Monsieur et la reconnaissance du titre de régent, d'Havré vit ses efforts se briser contre la tactique adoptée par l'Espagne. Le roi et ses ministres voulaient bien secourir les princes et les émigrés. Ils l'avaient prouvé en leur accordant d'abondants secours, en accueillant généreusement les Français qui s'étaient réfugiés en Espagne, le clergé surtout, envers qui le clergé espagnol se prodiguait en bienfaits. Le gouvernement avait même pris à sa solde un grand nombre d'officiers sortis de France. Quoique cette bienveillance eût été plus active sous le ministère de Florida-Blanca que sous celui de d'Aranda, son successeur, et que celui-ci eût témoigné de plus de mobilité que de constance dans ses faveurs, comme lorsque, par exemple, au mois de mai 1792, il chassait en partie ces mêmes officiers dont avaient été d'abord acceptés les services, les Bourbons et les émigrés, au point de vue privé, avaient plus à se louer de la cour d'Espagne qu'à s'en plaindre; mais, au point de vue politique, ils n'en avaient rien obtenu. C'était même en dehors de toute action des princes que l'Espagne, au moment d'entrer en guerre avec la République, avait enrôlé de nouveau des émigrés pour en former deux régiments: le Royal-Roussillon et la Légion des Pyrénées.
À Coblentz, on s'était maintes fois choqué, sans oser le dire, (p. 224) de l'affectation qu'elle mettait à ne pas entrer dans les combinaisons des princes. Mais on imputait sa conduite à sa faiblesse, à sa timidité; on supposait que, si les armées alliées remportaient des avantages, elle se montrerait plus favorable aux frères de Louis XVI. En tous cas, on ne pensait pas qu'elle voulût refuser un asile à Monsieur et que, le recevant, elle ne le reçût pas comme Régent de France. Sur ces deux points, on se trompait. Aux premières demandes de d'Havré, l'Espagne se déclara prête à recevoir Monsieur, mais seul, sans ses conseillers ordinaires. Elle ne faisait exception que pour le baron de Flachslanden, qui serait autorisé à l'accompagner. En ce qui concernait la régence, elle alléguait qu'elle blesserait ses alliés en la reconnaissant avant eux. De là, grande colère de Monsieur et de sa petite cour, quand il connut ces réponses. Était-ce ainsi qu'un Bourbon devait être traité par un autre Bourbon? C'était certes beaucoup que le roi Charles continuât à venir en aide de sa bourse aux membres de la famille royale de France. Mais comment s'obstinait-il à ne pas accueillir le Régent avec éclat, à ne pas admettre qu'il pût marcher avec les armées, et surtout enfin à ne pas le reconnaître en qualité de représentant de Louis XVII captif et empêché de régner? Ces refus étaient d'autant plus cruels que, si l'Espagne avait reconnu le Régent et accrédité auprès de lui un ambassadeur, comme le désirait Monsieur, les autres puissances «n'auraient pas osé manifester leurs vues impolitiques et barbares». En se conduisant ainsi qu'elle le faisait, non seulement elle trahissait la cause des rois, mais encore elle perdait l'occasion de jouer le grand rôle que la Russie lui destinait dans les événements ultérieurs. C'étaient là les arguments de la petite cour de Hamm; ils n'eurent pas raison de la résistance de celle de Madrid.
En Angleterre, la sollicitation du Régent à l'effet d'être reconnu ne semblait pas devoir trouver meilleure fortune, quoique le ministère Pitt se fût décidé à entrer dans la coalition. Il faisait marcher des troupes en Hollande; il commençait une guerre maritime dans le but, il est vrai, de profiter des désordres survenus dans nos colonies et surtout de la révolte des nègres à Saint-Domingue pour s'emparer des possessions (p. 225) françaises d'outre-mer. Mais ses véritables desseins apparaissaient à peine; on pouvait encore croire à son désintéressement. Aux premières démarches faites par le duc d'Harcourt et par le comte de Lally-Tollendal, l'ancien constituant, ami du maréchal de Castries, émigré à Londres, lord Grenville, ministre des affaires étrangères, répondit par des fins de non-recevoir.—Tout serait prématuré tant que les alliés ne sont pas en France.—On ne peut rien sans le concours de l'Autriche, et il est regrettable que la cour de Vienne n'ait pu être consultée.—Il faut d'abord que les princes se fassent un parti dans le royaume.
En transmettant, le 10 mars, ces réponses au maréchal de Castries, Lally-Tollendal laissait entendre qu'il ne fallait pas les considérer comme définitives. On dépendait des événements. «Mercredi, on tremblait pour la Hollande; on était mécontent de la Prusse. Pitt inclinait à se retirer de la coalition et à faire la paix. La nouvelle des victoires est arrivée, et l'on ne respire plus que la guerre. M. Pitt doit présenter son budget cette semaine. Il prouvera que tel est l'état des finances nationales que l'Angleterre a de quoi faire la guerre cinq ans sans mettre un seul impôt et en consacrant toujours douze cent mille livres sterling par année à l'extinction de la dette. Ce compte rendu vaudra une victoire et doit frapper de terreur ceux qui gouvernent la France. Mais cette belle marine que vous faisiez tant fleurir, monsieur le maréchal, que va-t-elle devenir? Quelle horrible nécessité que celle de se réjouir des tempêtes qui la disperseront et des boulets rouges qui la brûleront?»
La question qui clôt cette lettre était bien faite pour attrister l'ancien ministre de la marine de Louis XVI et porter le trouble dans sa conscience. Du moins, son patriotisme se fût-il rassuré s'il eût été convaincu du désintéressement de l'Angleterre. Mais il pensait d'elle ce qu'il pensait de l'Autriche:
«La cour de Vienne considère la France comme une puissance qu'il faut abattre et dont on ne peut s'assurer que par l'excès de sa faiblesse... Cette cour dit, comme celle de Londres, qu'il faut d'abord que les princes se fassent des partis dans le royaume. Or cela est impossible. C'est l'argument de gens qui veulent la ruine de la France.
(p. 226) «... Le ministère de Londres et celui de Vienne, quoique séparés de vues sous bien des rapports, s'entendent dans le but de notre destruction, avec cette différence que la cour de Vienne ne veut pas l'anéantissement de la monarchie, et que l'Angleterre penche vers la république qui nous affaiblit.
«... La Russie et la Prusse viennent de recevoir le serment de leurs nouveaux sujets, par suite du démembrement de la Pologne. Elles ont annoncé dans leur manifeste que tout s'est fait d'accord avec l'Empereur. Il n'a cependant pas un pouce de terre. Il faut donc qu'il soit dédommagé par ailleurs, et, s'il a donné son assentiment, c'est qu'il a obtenu des promesses de récupération. Où, si ce n'est en France? Et si l'Angleterre, la Sardaigne en font autant, quel démembrement! Que fait donc l'Espagne dans tout cela! Et Catherine, qu'en penser?
«... Il n'est que trop vrai que la cour de Vienne veut s'être emparée de ce qu'elle entend garder avant de reconnaître le roi, la régence et les autorités légitimes dont elle aura besoin pour faciliter son entrée dans le pays. Après, elle sera plus souple parce qu'elle aura besoin de l'autorité du souverain pour se consolider dans le pays qu'elle se propose de garder. On craint que, depuis le partage de la Pologne, elle ne veuille grossir sa part sur la France, en acquérant l'Alsace et une lisière plus ou moins large sur la frontière des Pays-Bas ou en échangeant l'Alsace contre la Bavière ou le Haut-Palatinat. Dans ce but, elle s'attache à l'Angleterre ...»
Ces extraits de la correspondance du maréchal de Castries, à la date d'avril et de mai 1793, attestent qu'il ne se leurrait d'aucune illusion quant au désintéressement des puissances alliées. Dès lors, on est en droit de se demander s'il espérait avoir raison de leur résistance aux vues des princes français, et il y a lieu de croire qu'il ne s'étonna pas de l'accueil défavorable que reçut à Vienne la proposition de régence, lorsqu'elle y fut portée au mois de juin par le baron de Roll à son retour de Russie, où il avait accompagné le comte d'Artois.
Le baron de Thugut venait de prendre la direction des affaires en remplacement du prince de Kaunitz. Bien qu'il ne professât pas la haine de la France au même degré que son prédécesseur, il n'en inspirait pas moins des inquiétudes aux (p. 227) princes. On le savait lié avec Breteuil et Mercy, et «on craignait que le trio ne se dépensât en malfaisantes intrigues». La réception qu'il fit au baron de Roll n'était pas pour détruire ces soupçons. Quand il sut que Monsieur souhaitait d'être reconnu en qualité de Régent et d'exercer ses pouvoirs dans les villes françaises qu'occupaient les alliés, il s'écria que c'était «une prétention absurde». Dans ses lettres, il se plaignait de «ces Français disposés à tirer des inductions de tout et à prétendre toujours qu'on leur a fait des promesses». À propos des rapports confiants qui s'étaient établis entre Catherine et les princes français, il ajoutait: «C'est un fâcheux embarras que cet engouement de l'Impératrice pour les princes français et sa manière de voir les affaires de la France. Il en résultera pour nous bien des embarras et bien du chagrin.»
Cobenzl, l'ambassadeur d'Autriche à la cour de Russie, n'était ni plus bienveillant ni plus rassurant: «Il ne faut pas se flatter que nous puissions remettre un Bourbon sur le trône de France. L'opinion est trop contraire à cette maison, et quand nous le voudrions, nos forces ne seraient pas suffisantes. Il faudrait, pour y parvenir, que l'Angleterre prît part au nom du gouvernement de la France, ce que sûrement on n'obtiendra pas d'elle. Il ne faut songer qu'à étouffer l'incendie qui menace l'Europe et tirer chacun de la circonstance le parti le plus avantageux qu'on pourra.»
Ces propos étaient portés par une lettre au baron de Flachslanden; il les mandait, le 8 mai, au duc d'Harcourt, en lui avouant qu'il n'avait pas osé les répéter au Régent. Du reste, ils n'étaient pas pires que ceux qu'on tenait par ailleurs, et que soulignaient cruellement les mesures rigoureuses dont les émigrés étaient l'objet un peu partout. De Vienne, Polignac écrivait qu'il ne pouvait obtenir ni passeport ni permis de séjour pour les amis de la bonne cause. À Ratisbonne, on ne tolérait pas leur présence au delà de vingt-quatre heures. À Gênes, le gouvernement refusait de recevoir l'envoyé de Monsieur, chargé de notifier l'avènement de Louis XVII, et lui enjoignait de quitter la ville sans délai.
Le Régent opposait à cette suite de déceptions un inaltérable sang-froid et un indomptable courage. Dans sa détresse, il ne (p. 228) désespérait pas, aussi confiant en son droit après tant d'amers soucis et de si cruelles épreuves, que si ce droit eût été reconnu de tous et incontesté, certain que, tôt ou tard, il le ferait triompher. Trois années d'infortunes, couronnées par la plus effroyable catastrophe, n'avaient pu le décourager. C'est là le trait caractéristique qu'entre beaucoup d'autres, il convient de retenir, car il se retrouve à toutes les pages de l'histoire des émigrés et, dans une certaine mesure, permet de comprendre leurs incorrigibles illusions et de les excuser.
Les membres de la cour de Hamm étaient à l'image de leur maître. Il avait reconstitué son conseil comme à Coblentz. Seul, Calonne y manquait. Depuis qu'à Londres il avait été saisi pour dettes, on était sans nouvelles de lui. On le croyait passé en Italie. «Nous perdons donc par là l'espérance que nous pouvions concevoir du séjour de Calonne en Angleterre, et de plus, j'ai la douleur de voir persécuter un homme que j'aime et qui s'est sacrifié pour mon secours[43].»
Quant à Breteuil, par suite de la mort du roi, on espérait en être délivré. Il ne devait plus être que rarement question de lui, quoique, encore à cette heure, il essayât d'user des pouvoirs dont l'avait dépossédé la disparition de celui de qui il les tenait. À la régence de Monsieur, il opposait la régence de la reine, ce à quoi on lui objectait d'une part que Marie-Antoinette était captive au Temple et, d'autre part, que parvînt-elle à en sortir, sa qualité d'Autrichienne la rendait incapable d'exercer la régence, et l'exposerait au soupçon de favoriser le démembrement de la France rêvé par la maison d'Autriche. Breteuil, néanmoins, ne se tenait pas pour battu. Le bruit s'étant répandu au mois de juin qu'une réunion allait s'ouvrir à Londres pour régler la marche des armées coalisées, on prêtait à Breteuil le dessein d'y assister. Larouzière indigné en faisait part à Condé et ajoutait: «Si cela est, de qui aura-t-il mission? Pas de nos princes assurément. Il y a encore du Mercy dans cette affaire.»
Le maréchal de Castries était investi de la direction politique du parti des princes. Retiré à Nimègue, il devait, pendant deux (p. 229) ans encore, rester en possession de la confiance du Régent. Ému par les projets qu'on attribuait à Breteuil, il alla à Bruxelles pour conférer avec Mercy et s'assurer de leur réalité. Il fit valoir les avantages de la régence de Monsieur et les inconvénients de celle de la reine. Si la reine avait des droits par un codicille ou par un vœu de la nation, Monsieur ne les lui disputerait pas. Mais en avait-elle? La question était singulièrement oiseuse à cette heure. Les événements eurent promptement fait de lui enlever toute raison d'être. Sur cette régence de la reine, s'exerça le dernier effort de Breteuil. Il ne tarda pas à se faire oublier.
La confiance de Monsieur dans son bon droit ne se manifeste pas seulement par la résistance intrépide qu'il oppose aux déceptions qui se succèdent: elle se trahit encore par une incroyable activité de plume. Dans ses innombrables lettres, il parle des incidents les plus petits comme des plus importants. À propos de «Monsieur Égalité fils», qui combat dans les armées de la République et figure dans l'état-major de Dumouriez, il dit au prince de Condé: «Nous sommes assez de Bourbons honnêtes gens pour ne pas nous mettre en peine qu'il y ait une branche pourrie. L'histoire en parlera comme de Charles le Mauvais qui était aussi notre parent, et puis voilà tout.» Dans une autre lettre, le sort du petit Louis XVII lui arrache cette réflexion: «Vous êtes sûrement aussi fâché que moi de savoir le roi entre les mains de ce Simon. Ce n'est pas qu'il fût plus en sûreté dans une maison que dans une autre. Mais c'est une cruauté de plus de la part de ces monstres[44].»
Cette correspondance se multiplie sur tout et à propos de tout. Elle comble le vide des journées du régent. À la distance où il est de son pays, tout ce qui arrive de France, tout ce qui se passe en France l'émeut, l'agite et souvent lui dicte des résolutions immédiates. Le maréchal de Castries lui ayant mandé qu'il a su, par une lettre de Londres, que Calonne est à Madrid, qu'il cherche à rentrer en scène et à peser sur le gouvernement espagnol pour que celui-ci adhère à la proposition de régence, Monsieur s'avise que Calonne est l'homme de (p. 230) son frère et non le sien; il écrit au duc d'Havré, à Madrid, en lui intimant l'ordre de déclarer à Sa Majesté catholique que Calonne est sans mandat pour agir au nom du Régent, et que lui, d'Havré, est seul chargé des intérêts de celui-ci.
Il apprend un autre jour que, dans le département de l'Aveyron, le notaire Charrier fomente une insurrection et cherche à venger l'échec de la confédération de Jalès. Il invite aussitôt le prince de Condé à désigner quelques officiers qui iront seconder ce mouvement. Puis, toujours soucieux de vaincre des difficultés qui semblent reculer indéfiniment la victoire du royalisme sur la Révolution, il prend des dispositions en vue de sa rentrée dans le royaume. Il cherche, notamment, des hommes éprouvés pour les mettre à la tête des services de la magistrature et de l'intérieur. Il écrit à Malesherbes, à M. de La Galaisière et à M. Vidaud de La Tour, anciens conseillers d'État; il les consulte, leur fait des offres et n'obtient d'ailleurs que des réponses négatives. Malesherbes déclare que son devoir le retient auprès de la reine, Vidaud de La Tour qu'il ne veut pas émigrer; La Galaisière objecte le mauvais état de sa santé. Le régent tente alors M. de Néville, qui n'accepte pas parce qu'il est du parti de Breteuil; M. de Bertrand, qui s'abstient de répondre parce qu'il est constitutionnel; le comte de Saint-Priest, que sa pauvreté retient à Stockholm, et M. de Bérenger, qui se rendra aux désirs du prince si on lui crée quelques ressources. Finalement, le Régent se rabat sur le duc de La Vauguyon.
Ainsi, il affecte de prouver qu'il a pris effectivement la direction du parti royaliste. Trop longtemps, le comte d'Artois y a eu une part active, justifiée d'ailleurs par les circonstances. Mais, maintenant, le Régent entend l'exercer seul et confiner son frère dans les fonctions subordonnées de lieutenant général du royaume, qu'il lui a conférées après la mort de Louis XVI. Cette volonté, en se manifestant, accroîtra bientôt les rivalités qui existent entre les partisans des princes. Il y aura le parti de l'aîné, devenu roi, et le parti du comte d'Artois, qu'on ne désignera plus alors que sous le nom de «Monsieur». Le parti de Monsieur s'irritera de la modération du parti de Louis XVIII, qui lui-même sera traité de Jacobin par les violents dont s'est (p. 231) entouré son frère. Le maréchal de Castries, pour s'être rangé du côté du Régent, sera l'objet d'attaques dont la vivacité l'indignera et lui dictera la résolution de se retirer. Mais au moment où se pose la question de la régence, il est tout à Monsieur. Il gémit de le savoir exilé dans cette triste petite ville de Hamm, où l'on est trop loin des informations et des opérations militaires pour faire de grandes choses et profiter des circonstances.
Brusquement, on apprend que Dumouriez a passé aux Autrichiens. On croit qu'il marche sur Paris pour délivrer le petit Louis XVII et le mettre sur le trône. Serait-ce la fin de la Révolution? On se le demande au milieu de l'émotion que comporte un tel événement. Mais à la joie qu'excite dans tous les cœurs la perspective d'une rentrée prochaine en France, se mêle une crainte qui contribue à l'obscurcir. Si Dumouriez arrive à ses fins, n'est-ce pas la reine qui sera déclarée régente? Monsieur ne se trouvera-t-il pas écarté ainsi du gouvernement, et le gouvernement lui-même ne tombera-t-il pas aux mains des constitutionnels? La crainte est d'autant plus fondée que Dumouriez appartient à ce parti et qu'il n'aime pas les princes. «Les émigrés, ici, n'ont pas été contents de la réunion Dumouriez, écrit de Londres l'ambassadeur russe comte de Woronsow. À travers les grands mots, on voyait que la perspective d'avoir pour souverain le fils de celui qu'ils ont abandonné lâchement, ne leur donne pas de grandes espérances.»
Quelques jours plus tard, on se rassure. Dans les nouvelles colportées, il n'y avait de vrai que la défection du général français; il ne marche pas sur Paris; il s'est retiré à Darmstadt, chez le duc de Mecklembourg. C'est par le maréchal de Castries que le Régent en est averti. La lettre du maréchal relate divers propos qu'a tenus Dumouriez. Il a déclaré que si le prince de Cobourg, commandant des forces alliées, avait voulu le suivre, ils seraient déjà à Paris. Mais Cobourg a refusé; il ne cherche qu'à démembrer la France.
On a parlé à Dumouriez des frères de Louis XVI.
—Deux mauvais sujets, a-t-il dit. Il est impossible d'en tirer aucun parti.
—Et la reine?
(p. 232) —Je la méprise souverainement.
—Et Madame Élisabeth?
—C'est moins que rien. Louis XVII, a-t-il ajouté, voilà l'objet de ma sollicitude et de tous mes vœux. Il faut que le bonheur de la France devienne sou ouvrage. Surtout, point de princes autour de lui, mais seulement un homme d'État bien imbu de la Constitution, afin qu'il nous donne un bon roi constitutionnel, car la France n'en comporte pas d'autres.
Comme suite à cette conversation, le maréchal fait remarquer qu'assurément Dumouriez, en proclamant la nécessité d'un homme d'État imbu de la Constitution, a entendu se désigner. Le Régent peut se convaincre une fois de plus que, si la monarchie est restaurée par d'autres que par les émigrés, ceux-ci n'auront pas de pires ennemis que les constitutionnels. Il faut donc plus que jamais combattre ces hommes néfastes, les principes qu'ils professent, se défier d'eux et, par d'incessants efforts, paralyser leurs moyens. C'est vers eux toutefois que penche visiblement l'Angleterre. La Rouzière l'écrit le 5 juin: «Nos scélérats constituants et monarchiens sont presque tous à Londres. C'est eux que l'on écoute, c'est avec eux que l'on traite. Il y a lieu de craindre qu'ils fassent cause commune avec les Jacobins et ne soient maîtres de la France!»
Voilà quels sentiments nourrissent les partisans des princes, même les plus modérés, car Larouzière est un modéré, capable de comprendre tous les périls de la folle politique de l'Émigration. On n'en saurait douter après avoir lu la lettre qu'il adresse le même jour à son ami, le commandeur de Marcellange. Celui-ci lui a demandé s'il doit aller à l'armée de Condé, qui est maintenant sous les ordres des généraux autrichiens. Voici en quels termes il l'en détourne:
«En cas de revers, cette armée sera licenciée; en cas de services, les princes seront à la tête du parti royaliste dans l'intérieur. Ce sera là votre place et la seule peut-être qui ne doive pas laisser de remords; car enfin, mon ami, voici une réflexion que j'ai renfermée dans le plus profond de mon cœur et que je ne puis confier qu'à vous. L'armée de Condé est en partie à la solde de l'Empereur. N'est-il pas à craindre qu'en dernière analyse, les principes les plus louables, les sentiments les plus (p. 233) nobles n'aient cependant servi qu'à jeter tant de braves gens dans une erreur bien grave, telle par exemple que si leurs travaux et leurs succès n'avaient d'autre cause que de les rendre les coopérateurs de la dilapidation de leur patrie, et cela pour le compte de son ennemi le plus implacable?»
Il est donc démontré qu'il y a parmi les émigrés et jusque dans l'entourage des princes, des hommes que la passion n'égare pas au point d'oblitérer entièrement leur patriotisme, et qui s'alarment de voir leurs maîtres adresser appels sur appels aux puissances étrangères. Malheureusement, ce qu'ils pensent ils n'osent le dire tout haut, de peur de tomber en disgrâce et d'être l'objet des mêmes anathèmes que ces constitutionnels que, pour plaire ou par conviction, ils assimilent volontiers aux plus ardents ennemis de la royauté.[Lien vers la Table des Matières]
Tandis que la question de la régence et celle des constitutionnels passionnaient l'entourage de Monsieur, le comte d'Artois, arrivé en Russie, y recevait de l'impératrice Catherine un accueil qui dépassait toutes ses espérances. On a vu plus haut que la puissante souveraine n'avait pas attendu de le voir et d'apprendre à le connaître pour manifester sa sympathie et accorder son patronage aux frères de Louis XVI. Le 19 août 1791, répondant à une de leurs lettres, elle leur disait: «Je considère la cause de Louis XVI comme devant devenir celle de toutes les têtes couronnées.» Le même jour, elle leur envoyait des fonds, en leur recommandant d'en faire «l'emploi le plus utile pour le bien des affaires du roi leur frère». Elle accueillait à sa cour les émigrés français qui s'y présentaient: le comte de Langeron, le marquis d'Autichamp, le comte de Vioménil, le marquis de Lambert, le comte de Choiseul, le (p. 234) comte de Damas, le duc de Polignac, le duc de Richelieu[45], d'autres plus obscurs. Tous recevaient des secours, des biens, des grades, des emplois, mille témoignages de la munificence d'une souveraine qui se faisait gloire d'avoir correspondu avec Voltaire et Diderot.
Après l'arrestation de Louis XVI à Varennes, elle ordonnait à Genêt, chargé d'affaires de France, de ne plus se présenter aux audiences du corps diplomatique, «le roi n'étant plus libre». Elle l'obligeait à demander ses passeports. Avant même qu'il eût quitté Saint-Pétersbourg, elle donnait accès auprès d'elle aux représentants du souverain captif. Tour à tour, les comtes de Bombelles et Eszterhazy, envoyés le premier par Breteuil, le second par les princes émigrés, étaient reçus comme si leur maître eût toujours été sur son trône. Le 8 février 1793, en apprenant la mort de l'infortuné roi, elle dénonçait le traité de commerce conclu avec le cabinet de Versailles en 1776, fermait les ports de la Russie aux navires français, expulsait les consuls de France, enjoignait aux Russes résidant en ce pays de rentrer en Russie, et contraignait les Français fixés dans ses États à partir, ou à prêter le serment dont voici la teneur:
«Je soussigné, jure devant Dieu tout-puissant et sur son saint Évangile, que, n'ayant jamais adhéré, de fait ni de volonté, aux principes impies et séditieux introduits et professés maintenant en France, je regarde le gouvernement qui s'y est établi comme une usurpation et une violation de toutes les lois, et la mort du roi très chrétien Louis XVI comme un acte de scélératesse abominable et de trahison infâme envers le légitime souverain.» Les gazettes publiaient, par ses ordres, la formule du serment, et le nom de ceux qui l'avaient signé.
(p. 235) Enfin, au printemps de cette même année, elle invitait le comte d'Artois à venir la voir, «le recevait, dit Langeron, avec les plus grands honneurs, les attentions les plus délicates,» portant la recherche à un point qui étonna les Russes eux-mêmes. «Rien ne fut négligé de ce qui pouvait contribuer à satisfaire l'amour-propre du prince et à lui faire oublier ses malheurs. On n'avait pas plus d'esprit que Catherine, on ne pouvait avoir plus de tact et de grâce quand elle le voulait, et elle le voulut. Le prince d'ailleurs s'attachait à lui plaire et y parvint. On l'avait logé, lui et sa suite, aux frais de la cour et on lui rendait les mêmes honneurs qu'au prince Henri de Prusse, venu en Russie vingt ans avant. Le comte d'Artois sut reconnaître ces procédés.» Sa conduite fut pleine de décence, de simplicité, de dignité. Il renversa les idées qu'on avait de sa légèreté, de ses habitudes de jeunesse. Il inspira à toute la cour, au favori Platon Zouboff lui-même, un respectueux intérêt. Les femmes raffolaient de lui, et leurs attentions, leurs flatteries, leurs prévenances rappelèrent celles qu'elles prodiguaient naguère à Potemkin et maintenant à Zouboff.
On sait quelle influence exerçait le favori du jour. Catherine avait, en quelque sorte, hiérarchisé la fonction de favori. Le favori était aide de camp général. Il occupait l'appartement au-dessous de celui de l'impératrice, avec lequel il communiquait par un escalier dérobé. Il recevait cent mille roubles le jour de son installation et ensuite douze mille par mois. Il était en outre défrayé de toutes les dépenses de sa maison, parmi lesquelles figurait chaque jour une table de vingt-quatre couverts. Ces avantages furent acquis à Zouboff du vivant même de Potemkin auquel il succédait. Dès 1792, sa puissance n'avait plus de bornes. C'est encore Langeron qui noua décrira cette curieuse physionomie:
«Le grand vizir le plus arrogant n'a jamais traité les chiens de chrétiens avec plus de hauteur et de mépris que Zouboff les généraux et les courtisans de Catherine. Il fit faire à sa fortune les progrès rapides que faisait la passion de l'Impératrice pour lui: comte, prince d'Allemagne, général en chef, grand maître de l'artillerie, gouverneur général de la Nouvelle-Russie, commandant les chevaliers-gardes, chevalier de Saint-André, etc ... (p. 236) Sans la mort de Catherine, il eût été, à vingt-cinq ans, feld-maréchal et aussi puissant que Potemkin. Elle en fit un premier ministre à qui elle faisait donner des leçons par Bezborodko et par Markoff.
«—C'est un enfant que je forme,» disait-elle.
«Mais elle se lassa de ses leçons, lui, de celles de ses mentors, et il devint le vrai despote de l'empire. Elle tolérait son inexpérience, sa médiocrité, sa paresse, jouissant de le voir rampant, soumis, en apparence épris. Il avait vingt-quatre ans; elle en avait soixante.»
Tel était le respect qu'inspirait Zouboff, que parmi les courtisans qu'il recevait à sa toilette, il y en eut qui, allant chez lui tous les jours, restèrent trois ans sans lui parler. Il était donc bien important de s'assurer son crédit. Le comte d'Artois s'ingénia à le mettre dans ses intérêts. Zouboff, flatté par les attentions dont il était l'objet de la part d'un Bourbon, employa pour le servir son influence sur l'Impératrice.
L'entourage du prince ne fut pas jugé avec la même bienveillance que lui. L'Impératrice en eut bientôt entrevu la légèreté, la nullité, la médiocrité. Ce qu'elle en pensait, elle s'abstint de le dire au comte d'Artois; mais elle le dit à d'autres, en exprimant la crainte que si tous les émigrés ressemblaient à ceux-là, la cause des Bourbons ne fût gravement compromise.
—Que peut-on faire, remarquait-elle, avec des gens si présomptueux, si vains, si légers!
Elle reprochait à l'évêque d'Arras d'avoir l'air trop grenadier; elle se blessa des allures du baron de Roll, de celles du comte d'Escars qui trouvait sa table mauvaise, et du comte Roger de Damas lequel, quoique au service de la Russie, affectait de porter l'uniforme français. Mais elle n'impliqua pas le comte d'Artois dans ces critiques. Elle croyait en lui, et dès le premier moment elle le lui fit si clairement comprendre, que quelques jours après son arrivée, faisant part à Vaudreuil de ses craintes et de ses espérances, c'est de celles-ci que le prince l'entretenait. Il voyait déjà «vingt vaisseaux russes et une bonne armée le transporter en Normandie». Le 19 avril, il mandait encore à son ami:
(p. 237) «L'Impératrice met tant de grâce dans tout ce qu'elle fait, et elle prend un tel intérêt à nos affaires qu'elle est, en vérité, aussi heureuse et aussi contente que moi-même. Elle m'a dit et répété plusieurs fois qu'elle répondait de tout et que les petites difficultés qui existent encore d'après les demandes de l'Angleterre seraient promptement et facilement résolues. Mais elle ne craint que la cour de Vienne; elle la croit détestable sous tous les rapports.» Et en post-scriptum: «Nous avons la grande nouvelle de Dumouriez et sa réunion à M. de Cobourg. J'en suis tout ému, tout étouffé; mais rien n'est changé à ce que je t'ai mandé ce matin. Dieu sauve le Temple; mais j'ai bien peur!»
Le péril que la défection de Dumouriez pouvait faire courir à Marie-Antoinette ne lui arrachait pas un cri de pitié; comme son frère, il redoutait la régence de la reine. Et puis, il était tout à la joie du résultat de son séjour en Russie qui, maintenant, touchait à sa fin.
—Vous êtes un des plus grands princes de l'Europe, s'était plu à lui répéter l'Impératrice; mais il faut l'oublier quelque temps et être un bon et valeureux partisan. Par ce moyen, vous redeviendrez ce que vous êtes fait pour être. Les mouvements intérieurs de la France vous sont favorables. Allez en Bretagne, sans rien attendre des négociations qui se poursuivent entre les puissances et qui font perdre un temps précieux. N'emmenez avec vous qu'un petit nombre d'hommes sages et prudents, mais entreprenants et résolus.»
Elle les lui avait désignés: le prince de Nassau, le général d'Autichamp, le duc de Laval et le vicomte de Vauban. Elle ne se contentait pas de lui donner ces conseils; elle lui promettait des subsides, une lettre pour le roi d'Angleterre qui, seul, pouvait le conduire sur les côtes de France, une frégate russe pour le transporter en pays anglais, et l'appui du comte de Woronsow, son ambassadeur à Londres.
—Je vous confie, en Angleterre, lui disait-elle, à l'homme de mon pays en qui j'ai le plus de confiance.
Enfin, elle lui offrait une épée, «une bonne et belle épée de bataille,» sur laquelle elle avait fait graver cette devise: Avec Dieu, pour le roi! et dont la poignée en or portait, enchâssé, un brillant estimé quarante mille francs.
(p. 238) En la lui remettant, elle ajoutait:
—Je ne vous la donnerais pas si je n'étais persuadée que vous périrez plutôt que de différer de vous en servir.
Ce langage, ces attentions, la promesse d'être appuyé dans les démarches qu'il allait faire auprès du gouvernement anglais par le comte de Woronsow, et enfin les mille traits du bon vouloir «de la plus grande des souveraines, la meilleure des femmes, la plus parfaite des amies», électrisaient le prince; il promettait tout ce qu'on attendait de lui. Il se jetterait en Normandie ou en Bretagne pour y soulever les royalistes, se mettre à leur tête et rétablir la monarchie. Ces projets belliqueux ne devaient se réaliser jamais. Mais, à cette heure, en promettant de s'y consacrer tout entier, il était sincère; et l'Impératrice n'en douta pas. Du reste, dans son enthousiasme, il ne fut pas frappé de ce double fait que Catherine ajournait sa réponse quant à la régence de Monsieur, et d'autre part, qu'en recommandant au roi d'Angleterre la cause des princes, elle évitait de fixer l'époque où elle-même la servirait en mettant ses troupes en mouvement.
Le 26 avril, le comte d'Artois quitta Saint-Pétersbourg, après y avoir passé un mois; il en partit comblé de bienfaits. Il reçut une somme considérable, fut défrayé de toutes ses dépenses de route et de séjour. On lui remboursa jusqu'au prix des présents qu'il avait faits aux personnes attachées à son service pendant la durée de son passage en Russie.
La lettre dont l'Impératrice l'avait chargé pour le roi George III était conçue en termes chaleureux et pressants. Après s'être déclarée prête à signer avec le gouvernement britannique le traité d'alliance que celui-ci lui avait proposé, Catherine exposait et justifiait les conseils donnés par elle au comte d'Artois:
«Les motifs de mon intervention dans les affaires de France étaient, sans contredit, d'un moindre intérêt que pour les autres puissances qui avoisinent ce royaume. Séparée de lui par des barrières immenses, j'aurais pu, à l'aide de quelques mesures de précaution, attendre tranquillement le sort des événements. Peut-être même, l'épuisement presque général qu'auraient infailliblement produit les efforts des uns pour renverser ces barrières, (p. 239) et ceux des autres pour les défendre, auraient-ils présenté des chances séduisantes pour une politique plus exclusive que ne l'a jamais été la mienne. Mais, amie de l'ordre, de la justice et du bonheur commun de l'humanité, ce n'est que par ces motifs purs et désintéressés que j'ai cherché à attirer l'attention et l'activité des puissances de l'Europe sur les dangers de toute espèce dont elles étaient menacées à la suite de la Révolution française.
«Parmi les mesures que j'ai proposées pour en arrêter les progrès, j'ai toujours regardé, et regarde encore, comme la plus efficace et la plus expéditive de toutes, celle de former dans l'intérieur même de la France un parti qui pût à la fin prévaloir sur celui de la faction détestable de scélérats qui y dominent maintenant. En effet, sans ce moyen, comment espérer de ramener une nation de vingt-cinq millions d'hommes, tour à tour égarés par des conseils perfides ou entraînés par les violences atroces de ses conducteurs actuels, et par conséquent comment assurer le repos et la tranquillité de ses voisins?
«Dans cette persuasion j'ai tâché d'engager mes alliés, l'empereur des Romains et le roi de Prusse, de faciliter dès l'ouverture de la campagne dernière, l'entrée de la France aux princes, frères du trop malheureux roi Louis XVI, avec le corps de troupes qui s'était formé autour d'eux, en les faisant agir séparément et de leur propre chef... Ce plan, vu comme incompatible avec les circonstances, ou peut-être parce qu'un autre a paru préférable, n'a point été suivi; mais les événements n'ont pas malheureusement justifié celui qu'on avait adopté, ce qui est devenu pour moi une raison de plus pour persister dans mon opinion.
«Je ne dissimulerai pas à Votre Majesté qu'à cette conviction, j'ai toujours associé le sentiment d'un juste intérêt que m'inspirait le sort d'une famille si cruellement et si horriblement opprimée, et qui me fait toujours désirer vivement de la voir rétablie dans les droits et titres qui lui appartiennent si légitimement. Pourquoi, d'ailleurs, hésiterai-je de manifester à Votre Majesté un sentiment que, je suis persuadée, elle porte dans son propre cœur, et qu'elle a si bien avoué, par cette sensibilité (p. 240) si digne d'elle, qu'elle a montrée en apprenant la fin déplorable de l'infortuné Louis XVI?
«Les frères de ce monarque malheureux, défenseurs nés des droits du tendre rejeton qu'il a laissé, étant prévenus depuis longtemps sur le caractère magnanime de Votre Majesté, et encouragés par la nouvelle preuve qu'elle vient d'en donner, l'un d'eux, M. le comte d'Artois, s'est résolu d'aller lui-même déposer dans le sein de Votre Majesté ses vœux, ses espérances et ses sollicitudes, en faveur de la cause la plus juste qui ait jamais invité la réunion des souverains pour la faire triompher. Il me confie son intention, et a demandé mes conseils et mon intercession; j'ai cru devoir donner mon accueil à l'une et ne pas me refuser à l'autre; et c'est pour m'en acquitter que je joins mes prières à celles que fera à Votre Majesté M. le comte d'Artois, de vouloir bien lui accorder une main secourable, du haut d'un trône environné de l'amour et du zèle d'une nation, qui a toujours su imiter et souvent donner des exemples d'une noble générosité.»
Il semble qu'à la faveur de la puissante protection dont cette lettre constitue le témoignage, le comte d'Artois aurait dû trouver auprès du monarque anglais l'appui que l'Impératrice sollicitait en sa faveur. Lui-même en était persuadé, à en juger par les confidences qu'à la veille de quitter la Russie, il envoyait à son fidèle Vaudreuil:
«Je sais que je pourrai rencontrer encore des obstacles en Angleterre; mais je n'en suis point effrayé; je serai toujours soutenu par M. de Woronsow ... Aussi, mon ami, voilà le premier moment de bonheur que j'éprouve depuis quatre ans; mais j'en jouis d'autant plus que chaque jour augmente et améliore la disposition de l'intérieur. Enfin, enfin, je sens que je marche au bonheur, et ce qui me donne une grande confiance, c'est que l'Impératrice en est convaincue comme moi.»
Cette belle confiance allait être cruellement trompée. La frégate russe qui le transportait avait ordre de le débarquer en Angleterre ou à Ostende, suivant les circonstances. Le 16 mai, il était à Hull, petit port du comté d'York. Il écrivit de là au duc d'Harcourt. Il lui annonçait son arrivée en Angleterre et lui exposait l'objet de son voyage. Il lui demandait d'obtenir, (p. 241) à cet effet, l'autorisation du gouvernement, en se faisant aider dans cette démarche par le comte de Woronsow.
Il écrivit également à ce dernier: «Je profite avec empressement, monsieur le comte, lui disait-il, du courrier de M. de Korsakow pour vous assurer de tout le plaisir que j'éprouverai à faire connaissance avec vous et à traiter des affaires importantes avec un ministre qui a aussi bien mérité l'estime et la confiance de la plus grande et de la plus admirable souveraine du monde. J'attends avec impatience la réponse du duc d'Harcourt pour m'approcher de vous et pour vous donner des preuves de ma confiance et de ma parfaite estime ... J'espère vous voir dans très peu de temps, et tout me présente cette vue flatteuse que nous remplirons de concert les intentions de l'Impératrice.»
Le comte d'Artois chargea l'évêque d'Arras de ces messages, auxquels il joignit la lettre de l'Impératrice à George III. Woronsow était averti déjà directement par sa cour; il avait reçu l'ordre de seconder le comte d'Artois, de discuter avec le cabinet anglais les conditions du traité que celui-ci proposait à la Russie, et nul ne le pouvait faire mieux que lui. Fixé à Londres depuis douze ans comme ambassadeur de Russie, son caractère, son passé d'officier général, ses services diplomatiques, son érudition, l'agrément de son commerce lui auraient donné des amis dans tous les pays qu'il aurait habités; mais ce qui, à Londres, lui en avait procuré plus que n'en eut jamais aucun ministre étranger, c'est un goût décidé pour le pays, ses habitants, ses mœurs, son caractère national et ses usages.
«Ce goût, écrit d'Harcourt dans un Mémoire au roi, perce dans les plus petites choses, et on ne se tromperait peut-être pas en présumant que M. de Woronsow préférerait au fond du cœur son ministère à Londres à la première place de l'empire russe. Ces dispositions bien connues, bien éprouvées, fortifiées par le temps, l'ont rendu extrêmement agréable en général, et, jointes à ses qualités réelles, lui ont valu la confiance, l'estime et l'amitié d'une foule de gens considérables, ayant entre eux plus ou moins d'influence sur le gouvernement[46].»
(p. 242) Au point de vue du caractère, Woronsow méritait ces éloges. Mais ils eussent été moins ardents si d'Harcourt eût connu les sentiments véritables du diplomate russe pour les princes, pour leur pays et pour les émigrés. Parlant de ceux-ci, il écrit: «Ces émigrés sont comme la peste. Partout où ils viennent, ils rongent la main qui les nourrit.» Il n'est pas plus bienveillant pour le comte d'Artois: «Il se croit grand général, chef de parti et adoré en France, tandis qu'il n'est pas en état de commander un bataillon, qu'au lieu d'être chef, il est lui-même gouverné par tous les étourdis qui l'entourent, et que lui et son frère sont généralement détestés.» Quant à la France, Woronsow estime qu'«à moins de la bien démembrer et de la laisser faible et abandonnée à elle-même, il n'y aura jamais de repos pour l'Europe». Enfin il n'approuve pas les ouvertures que sa souveraine l'a chargé de faire au gouvernement britannique. Envoyer dix ou douze mille hommes en Vendée, «ce serait jeter une goutte d'eau dans l'Océan». D'ailleurs l'Angleterre ne consentira pas à transporter une expédition commandée par un prince étranger, n'ayant aucun moyen de faire adopter ces dépenses par le Parlement.
En dépit de ces mauvaises dispositions, le comte de Woronsow alla avec le duc d'Harcourt chez lord Grenville. Mais, dès qu'il sut de quoi il s'agissait, le ministre anglais se récria. Il souleva sur-le-champ des objections qui rendaient impossible, selon lui, le séjour, même momentané, du comte d'Artois en Angleterre. La première était tirée des dettes que le prince avait contractées à Londres durant son séjour à Coblentz. Elles s'élevaient à plus de deux millions de francs. Le comte d'Artois serait poursuivi par ses créanciers, et les lois ne permettaient pas de le soustraire à leurs rigueurs. On ne pourrait que l'attacher à une ambassade, ce qui serait bien humiliant pour lui et n'empêcherait pas le scandale. Quant à la seconde objection, elle se fondait sur le sentiment public anglais, que le cabinet Pitt-Grenville ne pouvait braver sans péril. Les Anglais ne comprendraient pas qu'on fit autre chose qu'une guerre défensive et qu'on eût l'air de vouloir se mêler du régime intérieur de la France. Mieux valait que le prince ne vînt pas à Londres. Ce fut également l'avis de Pitt, même après que le (p. 243) roi eut pris connaissance de la lettre de l'Impératrice. D'Harcourt et Woronsow durent renoncer à détruire ces arguments, qui témoignaient d'une résolution définitive, et aller à Hull faire part au comte d'Artois de l'insuccès de leurs démarches.
«Ce voyage n'était pas fort agréable, mandait Woronsoff le 11 juin, car je devais annoncer au comte d'Artois que l'Angleterre ne pouvait rien faire pour lui. C'était une terrible chute pour un prince qui avait été si exalté chez nous. J'eus un entretien de deux heures tête à tête avec lui, et je lui ai exposé l'état des choses et l'impossibilité absolue de ce pays-ci de concourir aux vues bienfaisantes que l'Impératrice avait pour lui. Il a senti ces raisons et a pris fort bien son parti.»
Douze jours plus tard, l'ambassadeur retournait à Hull, afin d'exhorter le comte d'Artois à la résignation: «Je l'ai trouvé mieux que je ne me le représentais. Ses malheurs lui ont été utiles, et si ce prince sera entouré de gens sensés et honnêtes, il ne s'opposera pas à leur avis et se conduira bien. Il a un grand désir de bien faire et se rend à l'évidence[47].»
Ainsi s'effondraient les espérances que le comte d'Artois avait rapportées de Saint-Pétersbourg, et force lui était de rejoindre son frère à Hamm. L'Impératrice, naturellement, se montra fort mécontente de l'échec de sa tentative. Mais son favori Zoubow en fut encore plus irrité, et comme il se savait haï par Woronsow, que lui-même détestait, il resta convaincu que l'ambassadeur avait fait échouer la négociation à force de mauvais vouloir et l'avait desservi par vengeance. Le 15 juin, le prince rejoignait son frère, après avoir subi les décevants effets de la politique des puissances, «politique bien tortueuse, écrira bientôt Eszterhazy, et qui offre ceci de fâcheux, qu'il n'est jamais question de rétablir la monarchie héréditaire ni de reconnaître le Régent. Il faut que M. le comte d'Artois aille se mettre à la tête des armées vendéennes pour montrer qu'il ambitionne l'honneur de rétablir, seul, la monarchie, si on ne veut pas l'y aider.»[Lien vers la Table des Matières]
Qu'étaient-elles, ces armées vendéennes dont parlait Eszterhazy? À Hamm, on n'en savait rien encore; on n'en connaissait l'existence que par de vagues informations apportées au récent par le comte de Botherel. Ancien procureur syndic des États de Bretagne et réfugié à Londres, Botherel était venu à Hamm, au mois de février, pour exposer aux princes la misère des Français réunis à Jersey, en faveur desquels il avait essayé vainement de contracter un emprunt dans les banques anglaises. Il se vantait d'avoir obtenu pour eux, du ministère britannique, quelques secours, et suggéré a Pitt l'idée d'utiliser ces émigrés en en formant un petit corps d'armée qu'on aurait porté en Bretagne et qui aurait attaqué Brest par terre, tandis qu'une flotte aurait attaqué par mer. À ce propos, il avait affirmé qu'en Vendée, en Poitou, en Bretagne, des insurgés royalistes étaient en armes. Mais il n'avait pu ni préciser leur nombre, ni désigner leurs chefs, et telle était alors la difficulté des communications, qu'à Londres, d'où il arrivait, on devait, durant plusieurs semaines encore, n'être pas mieux informé qu'à Hamm. Ce n'est qu'au mois de mai que parvinrent quelques éclaircissements.
Le duc d'Harcourt écrivait qu'il avait reçu la visite d'un sieur Ehrard, ancien médecin de la Grande Écurie, qui venait de quitter Paris, et qu'il tenait de lui des détails sur l'armée royaliste de Bretagne. Au dire d'Ehrard, cette armée de deux cent mille hommes était commandée par un M. de Gaston, que personne ne connaissait, et par le comte de Narbonne-Fritzlar, qui, de Chambéry, où il se trouvait naguère, avait passé en Bretagne avec un grand nombre d'officiers. Elle avait déjà pris Nantes, Saumur et Chinon. Aux dernières nouvelles, elle marchait sur Orléans. Ses progrès étaient si rapides, qu'on s'attendait (p. 245) à la voir dissoudre la Convention. Partout, d'ailleurs, l'opinion se prononçait de plus en plus pour le roi.
—Il y a huit royalistes pour un anarchiste, déclarait Ehrard à d'Harcourt.
Il lui avait dit aussi qu'à Paris un louis d'or valait soixante-huit francs en assignats et la livre de viande trente francs. Avant de quitter la capitale, il avait, comme garde national, monté la garde à la porte de la reine au Temple, vu le jeune roi, qui jouait, et la reine, «les cheveux blancs, le teint échauffé». On les traitait avec plus de respect. Ces détails sur sa belle-sœur et son neveu avaient ému le Régent, moins cependant que ceux qui étaient relatifs à cette insurrection de Bretagne, et dont d'Harcourt, malgré leur invraisemblance, se faisait candidement l'écho.
Aussitôt, le Régent pressait de questions le maréchal de Castries à Nimègue, le duc d'Harcourt à Londres, Bouillé à Bruxelles. Qu'était ce M. de Gaston? Quels étaient ses principes? Quel roi voulait-il servir, celui de la Constitution ou celui de l'ancienne monarchie? Tenait-il pour la régence de la reine ou pour celle de Monsieur? Bouillé répondit qu'il avait connu un Gaston à Coblentz, qui venait d'entrer au service de la Prusse. Ce n'était donc pas celui qui commandait l'armée de Bretagne. D'ailleurs, il avait un frère à Londres, qui vint confirmer à d'Harcourt ces renseignements. Cependant, à en croire les bruits qui circulaient, M. de Gaston existait. «M. de Maugny, c'est sûr, est avec lui et, probablement, M. de Bougainville.» Un secrétaire de d'Harcourt avait lu une proclamation signée de Gaston, «que malheureusement on ne peut plus se procurer».—«Je voudrais bien trouver quelqu'un qui l'ait vu,» écrivait le maréchal. Il croyait que cet énigmatique personnage avait reçu des propositions des Anglais, il ne savait lesquelles. Il était cependant indispensable de se mettre en rapport avec lui; le duc de Lévis, qui était à Londres, l'avait tenté et, n'y étant pas parvenu, venait de partir pour l'Espagne. Mais d'autres seraient peut-être plus heureux, et il était bien essentiel que M. de Gaston eût «un noyau de troupes réglées».
Le Régent invita alors le maréchal de Castries à désigner, (p. 246) d'accord avec d'Harcourt, deux officiers qui iraient s'enquérir des intentions de M. de Gaston, et lui communiquer, s'il y avait lieu, les intentions du Régent. Le maréchal confia cette mission à M. d'Hervilly, ancien commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI, qui était à Nimègue auprès de lui. D'Hervilly devait rejoindre à Bruxelles M. de Vaugiraud, capitaine de vaisseau, qu'avait désigné d'Harcourt. Le maréchal, pour faciliter leur passage en France, envoyait en Angleterre son fils, le duc de Castries, et lui remettait les instructions destinées à ces messagers.
Ils devront «rassurer M. de Gaston sur son existence politique, lui dire qu'on ne gênera pas ses opérations; le décider, si ses principes sont tels qu'on l'espère, à appeler les princes auprès de lui». Il faudra s'attacher à vaincre la répugnance qu'il pourrait avoir à laisser arriver les émigrés qui les accompagnent, et lui conseiller «d'exiger des généraux de la Convention qu'ils ne remettent qu'au roi de France les troupes et les places qu'ils n'auront pas encore rendues; à ce prix il leur sera fait grâce», tandis qu'ils seront châtiés s'ils se rendent aux puissances, «qui ne se sont pas expliquées sur l'usage qu'elles veulent faire de leurs conquêtes». Si M. de Gaston est constitutionnel, les envoyés du Régent devront «le faire s'expliquer sur ce qu'il entend par là».
Le duc de Castries arriva à Londres. Durant plusieurs jours, il y attendit d'Hervilly et Vaugiraud. Il mit à profit ce délai pour rédiger en tête-à-tête avec d'Harcourt le volumineux questionnaire qui devait être présenté à M. de Gaston. Il sollicitait pour celui-ci des secours de l'ambassadeur russe. Woronsow promit quatre cent mille francs qu'il remettrait dès que le départ des officiers serait assuré. En vue de leur passage, on s'adressa d'abord au ministère anglais. Pitt commença par se plaindre de toutes ces agitations, de ces allées et venues propres à le compromettre aux yeux de son pays, s'il avait l'air de les tolérer; puis il lanterna, fit la sourde oreille, et laissa comprendre enfin qu'il ne voulait laisser passer en France aucun agent des princes.
«Le seul moyen de réussir, mandait le duc de Castries à son père, c'est de paraître agir sans eux et pour soi seul. De même, (p. 247) auprès de M. de Gaston, il ne faut pas nommer les princes. Il faut se présenter sans autre prétention que celle de servir Dieu et le roi, apporter les secours dont on pourra disposer. On peut espérer beaucoup de la reconnaissance de M. de Gaston quand il saura qu'il doit ces secours aux princes.»
Le 12 juillet, d'Hervilly et Vaugiraud débarquaient en Angleterre. Reçus par de Castries et d'Harcourt, ils racontèrent qu'à Ostende, ils avaient vainement voulu se procurer un navire qui les transportât en Bretagne. Peut-être, à Londres, leur serait-il plus facile de réaliser leur projet, et d'Harcourt parviendrait-il à affréter un corsaire, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre.
Vaugiraud raconta en outre que, s'étant trouvé à Bruxelles, il avait été conduit chez Breteuil par un ami commun, le comte de Colbert. Breteuil s'était montré convaincu de l'existence de M. de Gaston et s'était dit prêt à mettre Vaugiraud en mesure d'arriver jusqu'à ce chef, dont on continuait à célébrer les succès. Il avait en outre déclaré que c'était au nom de l'Angleterre qu'il faisait ces offres; mais, le lendemain, revenant sur ses dires, il avouait que c'était au nom du comte de Fersen. À cette occasion, il s'irrita contre Calonne, qui l'avait fait passer pour un monarchien, tandis qu'il était au contraire d'avis qu'en rentrant en France, il faudrait d'abord, quitte à réformer ensuite les abus, rétablir tout ce qui existait avant la Révolution. Mais ces déclarations ne trompèrent personne. Il avait suffi qu'il prononçât le nom de Fersen pour qu'on fût convaincu qu'il était toujours du parti de la reine. Ses propositions furent dédaigneusement écartées.
Durant quelques jours encore, on conserva l'espoir de se mettre en rapports avec M. de Gaston. Mais, le 12 août, arriva à Hamm, par une voie que les documents ne désignent pas, une lettre signée de plusieurs chefs royalistes du Poitou. Il y était dit qu'il n'y avait personne dans leurs rangs qui portât le nom de Gaston. Gaston était un mythe. «Il a été question dans les environs de Challans d'un Gaston, perruquier, qui a commandé un rassemblement et qui a été tué dans les commencements de l'insurrection.»
Ainsi finit la légende sur laquelle, durant trois mois, Monsieur et son frère avaient fondé tant d'espoir. Mais elle n'était (p. 248) pas encore détruite alors que le comte d'Artois, dans le courant de juin, revenait de sa course manquée en Russie. Elle contribua à consoler les deux frères, à les armer de patience et à les cuirasser contre le découragement. Du reste, deux mois plus tard, ils recevaient de la Vendée des nouvelles positives et bien faites pour les dédommager de leur première déception. Cette fois, ils ne pouvaient plus douter de l'insurrection des provinces de l'ouest de la France. La constitution civile du clergé et les mesures de rigueur décrétées contre les prêtres réfractaires avaient offensé les populations de ces contrées, en majorité ardemment catholiques. Des émeutes partielles avaient témoigné de leur irritation, ainsi qu'un complot ourdi par un gentilhomme breton, le marquis de la Rouarie. Puis, en février 1792, la levée extraordinaire de trois cent mille hommes avait provoqué une résistance plus active, et dès le 10 mars, à Saint-Florent, dans l'Anjou, on en était venu aux mains. Les rebelles avaient mis en fuite les troupes républicaines.
Depuis ce jour, l'insurrection s'était généralisée en se régularisant. Le Poitou, la Vendée, le Maine, la Bretagne avaient vu surgir des milliers d'insurgés, pauvres gens en sabots qui, leurs curés à leur tête, tenaient en échec les forces envoyées contre eux, et que souvent conduisaient à la victoire les chefs qu'ils s'étaient donnés: Cathelineau, Stofflet, Jean Cottereau dit Chouan, Bonchamp, d'Elbée, Lescure, Charette, Puisaye, Larochejacquelein, Châtillon, Bourmont, Cadoudal, Guillemot, Mercier La Vendée, Boishardy, Le Nepvou de Carfort, Boisguy et combien d'autres. Durant les derniers mois de 1793, le combat de Cholet, livré le 17 octobre, et celui du Mans, 23 décembre, en frappant au cœur cette insurrection formidable, allaient lui enlever l'espoir d'un triomphe définitif. Mais ses débris longtemps encore devaient résister aux armées de la Convention et du Directoire, et, lorsque son existence fut révélée aux princes, tout ce qu'on leur en disait les disposait à la croire invincible. Le drapeau blanc réunissait déjà un nombre immense de combattants. Les organisateurs de ce mouvement, en demandant aux princes de venir se mettre à leur tête, prenaient l'engagement de ne déposer les armes qu'après avoir (p. 249) remis le roi sur son trône. Le Régent le faisait savoir à Condé: «C'est la grâce la plus intéressante et la plus consolante que nous ayons reçue depuis le commencement de notre infernale Révolution.»
En réponse à la démarche des royalistes vendéens, les princes leur annoncèrent que le comte d'Artois allait se mettre en mesure de les rejoindre. Lui-même faisait part à Vaudreuil de sa résolution: «Dans peu de temps, tu seras content de moi!» Il devait croire, en effet, que cette fois les circonstances allaient lui offrir l'occasion de se servir de l'épée qu'il avait rapportée de Russie et déjouer un grand rôle. Ce n'était pas seulement la Vendée qui s'offrait à ses efforts. Plusieurs grandes villes de France ne voulaient plus reconnaître l'autorité de la Convention. Lyon, Marseille, Toulon, divers départements du Midi tentaient de se séparer de la République et de se fédérer contre elle. Lyon avait secoué le joug des Jacobins, s'apprêtait à soutenir par les armes les droits que l'Assemblée lui contestait et a venger les Girondins. Toulon, enfin, tombé en pleine insurrection, appelait à son aide les Espagnols et les Anglais. C'était le cas ou jamais pour le comte d'Artois de se jeter en avant. Mais le pourrait-il, et surtout le voudrait-il? Dans son entourage, tout le monde n'en était pas convaincu. Vaudreuil lui-même se montrait maintenant incrédule et en faisait l'aveu à d'Antraigues:
«Il s'est tant bercé, il m'a tant bercé d'illusions que j'ai perdu une grande partie de ma confiance. Lyon, la Vendée, Toulon ou la tombe, voilà ce qui lui convient; tout le reste ne vaut rien ... Mais combien de causes secondes arrêtent son énergie naturelle! Il a eu un moment brillant, héroïque qu'on lui a envié, et on a posé l'éteignoir sur cette flamme naissante. Je ne m'en consolerai jamais.»
Dans quelque mesure que le comte d'Artois eût justifié par sa conduite antérieure ces pronostics attristants, il paraissait à cette heure disposé à les démentir. En se partageant avec son frère la tâche qu'ils avaient assumée, c'est la Bretagne qu'il choisissait pour théâtre de ses futurs exploits; c'est là qu'il déclarait vouloir se rendre et jouer sa partie. Nous le verrons pendant les deux années qui vont suivre tendre vers ce but (p. 250) avec obstination. Mais cette obstination sera toujours aussi facilement vaincue que prompte à renaître, de telle sorte qu'il est impossible d'établir si le prince fut la victime des circonstances, ou de ses irrésolutions et de ces causes secondes dont parlait Vaudreuil. Ce qui est hors de doute, c'est qu'à plusieurs reprises il parut justifier les soupçons qui s'élevèrent contre lui, après l'expédition de Quiberon. Ils sont formulés dans une lettre attribuée à Charette et adressée à Louis XVIII: «Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu.» Quoique considérée comme apocryphe, cette lettre, à l'époque où elle circula, exprimait le sentiment d'un grand nombre de royalistes. Ils s'étonnaient qu'alors que tant d'héroïques partisans allaient et venaient d'Angleterre en Bretagne, le comte d'Artois ne fût jamais parvenu à se montrer dans les provinces insurgées, qui l'appelaient sans relâche.
Quelques années après ces événements, à l'époque de la pacification de la Vendée, le premier consul, recevant aux Tuileries un des chefs chouans, le comte d'Andigné, s'étonnait railleusement devant lui qu'aucun des membres de la maison de Bourbon n'eût pris le commandement effectif des insurrections vendéennes.
—L'Angleterre les en a toujours empêchés, objecta d'Andigné.
—Il fallait se jeter dans une barque, répliqua Napoléon.
C'était le conseil qu'en 1793, l'impératrice Catherine donnait au comte d'Artois et que, malheureusement pour sa cause et pour sa mémoire, il ne suivit jamais, sous le prétexte qu'il n'était pas digne d'un prince d'aller «chouanner». Il n'opposa pas cependant cette raison aux premiers appels des chefs vendéens qu'il reçut à Hamm. Ils partirent, emportant la conviction qu'il ne reculerait, pour y répondre, devant aucun effort.
Quant à Monsieur, c'est vers Toulon qu'il avait décidé de se porter. Comme il lui fallait à cet effet l'appui du gouvernement espagnol, il renouvelait avec plus d'instance ses démarches à Madrid, afin d'obtenir la reconnaissance de son titre de Régent, et son admission en Espagne. Il suppliait le cabinet britannique de l'y conduire. Mais, celui-ci refusant parce qu'il avait (p. 251) à ménager l'opinion publique en Angleterre, le prince rédigeait, au mois de juin, un long Mémoire pour le roi d'Espagne, à l'effet de lui démontrer qu'au moment où ses armées marchaient contre les factieux, il était nécessaire qu'on vît à leur tête un Bourbon de France.
«Les provinces méridionales ont un motif de plus de secouer le joug des factieux que la religion a rendus doublement ennemis des royalistes, et plusieurs raisons font désirer plus particulièrement au Régent de s'y trouver de sa personne avec les armées de Sa Majesté catholique: 1o sa présence ne peut contrarier en rien la politique de Sa Majesté, du moment qu'elle a cru devoir la faire connaître; 2o comme Régent et oncle du Roi, il est plus que probable que le bon parti s'attachera à sa personne, et qu'il pourra même contribuer, si ce n'est à écarter entièrement les malheurs, au moins à prévenir une partie de ceux qui sont inséparables d'une guerre civile et de religion en même temps; 3o que, s'il peut parvenir à faire rentrer dans l'obéissance le Midi, il acquerra plus de moyens, étant soutenu par Sa Majesté catholique, pour s'opposer aux vues ambitieuses des puissances, ou d'une puissance, car on n'en voit véritablement qu'une qui soit intéressée au démembrement de la France.
«Sa Majesté catholique connaît le vœu du Régent sur le rôle qu'il croit devoir jouer; mais elle ne lui supposera certainement pas la volonté d'en jouer un autre que celui qu'Elle jugera dans sa sagesse devoir lui convenir. Elle ne supposera pas davantage qu'il ait le projet de conserver la régence si la Reine, devenue libre, a pour elle un codicille du feu Roi qui l'y appelle, et si le codicille n'existe pas, l'amitié dont la Reine a toujours honoré le Régent, celle qu'il lui porte, doivent rassurer sur toutes les discussions comme sur toutes les prétentions qui pourraient naître.
«Voilà tous les motifs qui font désirer au Régent de se rendre en Espagne, et le moment n'en saurait être trop prompt pour ne rien perdre des dispositions du royaume et de l'effet que doit produire l'intérêt que Sa Majesté catholique paraîtra lui accorder.
«Le Régent doit encore rendre compte à Sa Majesté catholique (p. 252) de sa conduite avec la cour de Vienne; elle a eu pour objet de ne pas fournir de prétextes à de mauvaises intentions, s'il y en a. D'après les succès des armées autrichiennes sur la frontière du Hainaut, on peut croire que cette province sera soumise, du moment qu'on aura forcé une ou deux places à ouvrir leurs portes.
«Il n'a pas paru convenable au Régent de s'éloigner d'une frontière soumise sans faire les démarches convenables pour y venir prendre la place qui lui appartient; il a écrit en conséquence à l'Empereur. Mais, d'après les dispositions bien connues du cabinet de Vienne, il éprouvera un refus, ou, ce qui sera la même chose, une réponse dilatoire. Ainsi, Sa Majesté ne doit voir la démarche du Régent que comme une précaution qui peut n'être pas inutile politiquement.
«Enfin, le Régent compte trop sur l'intérêt de Sa Majesté catholique, pour ne pas se flatter qu'elle voudra bien lui fournir, dans le moindre délai possible, les moyens de transport pour se rapprocher de sa personne, prendre ses ordres et lui témoigner combien il désire acquérir des droits à ses bontés, comme il en a de tout acquis à son intérêt par la cause qu'il sert et qui lui est commune avec Sa Majesté. Le Régent charge le duc d'Havré de prendre les ordres de Sa Majesté sur le voyage, et de lui proposer la direction qu'il croit la plus convenable, parce qu'elle le sépare moins des affaires et des nouvelles qui peuvent, à chaque moment, devenir plus intéressantes.»
Mais ces démarches continuaient à rester vaines, en dépit des bonnes paroles sous lesquelles le gouvernement espagnol dissimulait ce qu'avaient de malveillant ses refus. C'était toujours le même langage, les mêmes protestations de dévouement et la même attitude, qu'il s'agît de la régence ou d'un asile en Espagne pour Monsieur. Le duc d'Havré, rendant compte d'un entretien qu'il avait eu avec Godoï, duc d'Alcudia, résumait comme suit les propos du puissant favori qui dirigeait alors les affaires espagnoles:
«Leurs Majestés catholiques, m'a-t-il dit, ne forment d'autres vœux que celui du rétablissement de la monarchie française sur ses anciennes bases, et de leur auguste famille (p. 253) sur le trône de leurs ancêtres communs. Elles ne sont dirigées par aucune vue d'ambition et d'intérêt personnel. Elles agissent et agiront comme les alliés les plus fidèles et comme les parents les plus tendres. Elles sont pénétrées, sous tous les rapports, de toutes les dispositions que peut désirer Monsieur le Régent, et elles s'empresseront de les faire connaître dans toutes les circonstances. Mais, comme elles ne peuvent opérer seules la grande révolution qui sera le but constant de tous leurs efforts, elles éprouvent la nécessité indispensable de concerter toutes leurs démarches solennelles et tous leurs actes publics avec les autres puissances. Aussi, bien assuré de la bonne volonté la plus étendue de Leurs Majestés catholiques, Monsieur doit réunir tous ses moyens pour inspirer les mêmes sentiments aux différentes cours qui n'exciteraient pas en lui la même confiance. C'est d'après cette considération essentielle, ajoute le duc d'Alcudia, qu'il paraît important que Monsieur reste en mesure d'agir auprès d'elles, et n'exécute pas dans ce moment le projet qu'il pourrait avoir de se rendre en Espagne.
«Après une très longue conversation, ajoutait d'Havré, nous avons acquis et nous croyons devoir transmettre la certitude que le cabinet de Madrid emploiera tous ses moyens pour contribuer de la manière la plus généreuse et la plus désintéressée au rétablissement de la monarchie, qu'il est très franchement disposé à reconnaître Louis XVII comme successeur légitime de son infortuné père, et Monsieur comme Régent du royaume, et qu'il ne dissimulera pas aux autres cours ses principes à cet égard; mais quelques instances qui puissent lui être faites, il sera invariablement arrêté dans le développement de ses loyales intentions par la crainte de se voir abandonné des autres puissances, s'il se déterminait à un acte solennel, sans être assuré de leur concours.»
Rien de plus vide, on le voit, ni de plus vague que les réponses de l'Espagne. Il fallait être crédule comme «ce pauvre d'Havré, qui n'y voit pas plus loin que le bout de son nez», pour ajouter foi à la sincérité de ces assurances. Il y croyait cependant: toute sa correspondance en fait foi. Le 18 septembre, il écrivait encore que le roi d'Espagne «avait tacitement reconnu le Régent»; mais que la reconnaissance (p. 254) publique était subordonnée à une entente avec les autres puissances. Le ministère espagnol estimait que le Régent devait se rendre à Toulon, «où il trouverait un établissement solide»; il irait par Gênes, à défaut de mieux, et il solliciterait l'appui de l'Angleterre. Le duc d'Alcudia offrait d'écrire au comte d'Antraigues afin qu'il se trouvât à Gênes à l'arrivée de Monsieur. Et tout fier d'avoir provoqué cette réponse, d'Havré s'écriait: «C'est le plus beau jour de ma vie!»
Le maréchal de Castries pas plus que le Régent n'étaient disposés à se payer «de bonnes paroles» si les actes ne les confirmaient pas. Mais, quoique soupçonnant le mauvais vouloir de l'Espagne envers les émigrés, ils n'osaient laisser percer leurs soupçons, alors que cette puissance, entrée dans la coalition, faisait marcher ses armées contre la République. Feignant de croire à sa bonne foi, le maréchal disait à d'Havré:
«Il est impossible que le roi d'Espagne et le duc d'Alcudia laissent les princes dans la situation où ils sont. Les autres puissances ont des vues intéressées. Mais l'Espagne agit généreusement et franchement pour la monarchie, et ne peut la laisser dans l'isolement.»
Sans attendre davantage, le Régent, au commencement de novembre, résolut de se passer du concours de l'Espagne et de partir. Il écrivit à l'impératrice Catherine pour la prévenir de son dessein. Toulon et Lyon étaient son objectif. Depuis le 17 août, Toulon avait ouvert son port aux Espagnols et aux Anglais. Ils occupaient la ville au nom de Louis XVII. De l'armée de Condé et d'ailleurs, de nombreux émigrés partaient pour s'y rendre, bien qu'ils fussent avertis qu'à Toulon, il serait difficile de les utiliser, à supposer même qu'on leur permît d'y débarquer.
Lyon, depuis le mois de septembre, se défendait héroïquement contre les troupes de la Convention. Ici ou là, il fallait un Bourbon. Le prince hâtait donc ses préparatifs et prenait ses dispositions en vue de son départ. Il s'occupait d'envoyer des secours au général de Précy qui commandait les Lyonnais. Sur l'avis du maréchal de Castries, il invitait le général d'Autichamp, qui se trouvait à Liège avec un certain nombre d'officiers, à se rendre à Genève, et de là à se jeter dans Lyon, (p. 255) sans effaroucher Précy», après avoir rassemblé, dans le canton de Vaud, tous les émigrés en état de porter les armes. Un de ses agents, Dutheil, était chargé de négocier un emprunt à Londres en vue de cette opération «d'autant plus nécessaire, écrivait le maréchal, qu'on craint que les Anglais veuillent diriger seuls en Vendée et en exclure les princes qui, à Lyon, feraient ce qu'ils voudraient». Enfin, désireux d'entrer en France entouré d'un conseil, le Régent faisait appel à d'anciens magistrats dont il invoquait les lumières: MM. de Vezet, de Guilhermy, Le Camus de Neuville, Ferrand, d'Oultremont et de Courvoisier; il leur donnait rendez-vous à Livourne.
La date de son départ n'était pas encore fixée lorsqu'on apprit, le 21 octobre, la défaite définitive des Lyonnais et la prise de possession de Lyon par les républicains à la date du 10. Cette catastrophe arrachait à Monsieur une réflexion mi-plaintive, mi-philosophique: «Vous savez sûrement les malheurs de Lyon. Je suis surtout affligé du nombre des victimes qui ont péri. Mais nous sommes accoutumés depuis longtemps aux revers!» Au même moment, arrivait à Hamm la nouvelle de la mort de la reine. Les projets du Régent ne furent pas cependant modifiés. Lyon avait succombé; mais Toulon restait, et, avec Toulon, la Vendée. On pouvait donc espérer de venger la famille royale. Malgré sa hâte de quitter Hamm, ce n'est que dans la soirée du 19 novembre que Monsieur put se mettre en route. Le même jour, il faisait part de ses desseins au prince de Condé qui était en Allemagne avec l'armée autrichienne. «Je suis depuis trop longtemps dans l'inaction pour ne pas désirer d'en sortir. J'ai fait des tentatives qui ne m'ont pas réussi; je vais en faire du côté du Midi, et je pars pour m'y rendre[48].»
Il écrivait également au duc de Polignac à Vienne:
«Je pars ce soir, mon cher duc, pour commencer ma nouvelle carrière. Je compte être environ quinze jours à arriver à Vérone; de là, je continuerai ma route sur Gênes; mais, si je ne reçois pas de nouvelles qui hâtent ma marche, je me porterai d'abord sur Turin. En tout état de cause et jusqu'à (p. 256) nouvel ordre, adressez-moi toujours vos lettres à Turin sous le couvert du comte de Vintimille. Pour ce qui regarde le comte d'Artois, vous lui adresserez le double des comptes que vous me rendrez; si vous recevez quelques ordres de lui, vous les exécuterez comme les miens propres, en m'en rendant compte. Mais si vous en avez de nouveaux à demander, c'est à moi que vous vous adresserez pour les demander.»
La fin de cette lettre trahissait clairement la volonté de Monsieur, au moment où il se séparait de son frère, de conserver pour soi seul l'autorité qu'il exerçait au nom du roi. Il n'en voulait céder que ce que leur séparation ne lui permettait pas d'en retenir. Mais cette concession n'émanait que de lui, il lui était toujours possible de la retirer, puisque c'est lui qui l'avait accordée. Il allait désormais marquer de plus en plus sa volonté sur ce point. Le 19 novembre, les deux frères se firent leurs adieux après s'être partagé une somme de trois cent mille francs, qui formait toutes leurs ressources; ils ne devaient plus se revoir que sept ans plus tard, en Suède. Le comte d'Artois allait rester à Hamm durant neuf mois encore, malgré son prétendu désir de se jeter en Vendée dont il parlait sans cesse.
De Vérone, où sa course l'avait conduit, et où il s'arrêta quelques jours, le Régent, qui voyageait sous le nom de comte de l'Isle, écrivit le 15 décembre à son beau-père le roi de Sardaigne pour lui demander l'autorisation d'aller à Turin. Ensuite, il gagna Livourne; il comptait y attendre la réponse qui serait faite à sa demande. Il y trouva les anciens magistrats qu'il avait désignés pour le suivre à Toulon. Ils s'étaient tous rendus à son appel et s'apprêtaient à partir avec lui, lorsque, dans les derniers jours de décembre, éclata la nouvelle que Toulon avait succombé. Encore une espérance qui s'effondrait. Ce n'était pas la première; ce ne devait pas être la dernière. Le Régent prit tristement la route de Turin, ne sachant ce qu'il allait devenir.
C'est là que lui parvint la réponse de Catherine à la lettre qu'il lui avait écrite avant de quitter Hamm. Elle l'approuvait d'aller en Italie et lui conseillait d'arriver de là, coûte que coûte, en Espagne. En se joignant à l'armée du Roussillon, il pourrait parvenir sur le sol français où les souverains ne pourraient plus ne pas le reconnaître. Quant au comte d'Artois, il (p. 257) ne devait pas cesser d'insister à Londres pour obtenir d'aller en Vendée. Plus tôt les princes seraient en France et mieux cela vaudrait, car il ne fallait pas qu'ils se laissassent devancer par ceux qui rêvaient autre chose que le rétablissement de la monarchie légitime. L'Impératrice était d'avis qu'en mettant le pied dans le royaume, il fallait: 1o se renfermer dans l'idée de l'établir la religion et la monarchie; 2o n'entrer dans aucun détail, ni sur l'administration, ni sur les impôts; 3o annoncer un grand intérêt pour la partie du peuple qui s'était montrée fidèle et une grande clémence pour celle qu'on pouvait supposer avoir été plus égarée que criminelle; 4o rétablir les anciens magistrats pour assurer les propriétés et rétablir la justice; 5o éviter de rappeler les anciennes dénominations d'impôts, odieuses au peuple[49].
En recevant ces conseils et en constatant l'énorme distance qui le séparait du but en vue duquel Catherine les lui donnait, Monsieur dut les trouver bien ironiquement platoniques. Pendant le temps qu'il passa à Turin, de janvier à mai, il s'efforça encore, mais toujours en vain, d'obtenir un asile en Espagne. Il suppliait aussi son beau-père, le roi de Sardaigne, de l'admettre dans son armée. Mais Victor-Amédée III, bien que, depuis la conquête de la Savoie, il eût obtenu sur les Français quelques légers avantages, ne voulait pas poursuivre la campagne si les Autrichiens ne lui envoyaient pas les secours qu'ils lui avaient promis, en argent et en hommes. Sous ce prétexte, il avait déjà refusé de marcher sur Lyon, et quoique à présent, il eût pris le commandement effectif de son armée, il refusait d'y recevoir son gendre afin de ne rien ajouter aux griefs de la France contre lui. Il conseillait à Monsieur d'aller à Rome où il était assuré d'être bien reçu. Mais le Régent ne voulait pas de cette résidence.
Il revint à Vérone au commencement de juin 1794. La sollicitude du comte d'Antraigues, qui résidait à Venise, lui avait assuré le puissant patronage du comte de Mordwinoff, ambassadeur de Catherine dans les États vénitiens, et celui de Las Casas, l'ambassadeur d'Espagne. Il pouvait donc attendre en (p. 258) une tranquillité relative le retour de circonstances meilleures. Elles n'étaient pas plus favorables qu'elles ne l'avaient été à la fin de 1792, après la retraite de Brunswick. Elles l'étaient même moins, car l'année précédente on pouvait compter sur les victoires de la coalition, et maintenant, quoique les armées alliées eussent fait la guerre pendant de longs mois, elles n'avaient pu vaincre celles de la République. «La situation est bien mauvaise, remarquait le maréchal de Castries. Pour la seconde fois, la campagne contre la France a avorté et on va prendre les quartiers d'hiver sans avoir rien réussi.» Sans doute l'Angleterre était entrée en branle. Mais persévérerait-elle? Consentirait-elle à employer les émigrés sous le commandement du comte d'Artois? Serait-elle plus désintéressée que l'Autriche? Autant de questions que l'avenir seul pouvait résoudre.
Mais ce qui de plus en plus se confirmait à la faveur de tout ce qu'avait mis en lumière la campagne qui finissait, c'est que la cour de Vienne voulait tirer parti de ses conquêtes. Aussi, voyait-elle avec dépit l'influence commençante de l'Angleterre dans les affaires de France, comme si elle eût craint que le cabinet de Saint-James ne mît le veto sur ses projets ultérieurs. Ces projets, on les soupçonnait. On savait que, pour rétablir avec la Russie et la Prusse l'égalité qui lui avait été promise au moment du partage de la Pologne et pour se couvrir de ses dépenses de guerre, l'Empereur voulait s'agrandir; on pouvait supposer que ce serait aux dépens de la France. La situation était donc toujours la même, toujours aussi sombre, toujours aussi décevante.
En ce qui concernait la Vendée, le Régent comme son frère en étaient réduits, on l'a vu, aux conjectures. Les nouvelles qu'ils en recevaient étaient rares et contradictoires; elles montraient les chouans tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, toujours héroïques, mais leurs chefs, trop souvent divisés, souhaitant qu'un Bourbon se mît à leur tête, regrettant de ne pas le voir arriver, se plaignant d'être dépourvus de ressources et obligés de recourir à l'Angleterre qui n'envoyait que de rares secours. Que pouvait-on attendre des efforts des Vendéens s'ils n'étaient vigoureusement soutenus, et ne devait-on pas craindre que le sang le plus pur n'eût été versé en pure perte?
(p. 259) D'autre part, les épreuves de la famille royale ne cessaient de se succéder. Après Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth avaient péri. Leurs parents étaient dispersés. Les tantes du roi défunt, Mesdames Victoire et Adélaïde, vivaient à Naples où elles avaient trouvé un refuge. Louis XVII et sa sœur, Madame Thérèse, étaient toujours détenus dans la prison du Temple. Le comte d'Artois, nommé par le Régent lieutenant général du royaume, attendait à Hamm le bon plaisir de l'Angleterre. La princesse sa femme, la comtesse de Provence sa belle-sœur, étaient à Turin, auprès de leur père, le roi de Sardaigne. Le duc d'Angoulême et le duc de Berry exerçaient un commandement dans l'armée des émigrés. Les trois Condé, à la tête de ce corps de troupes qui portait leur nom, prenaient part à la guerre engagée par la coalition contre la République. Philippe-Égalité avait été guillotiné. Son fils, le duc d'Orléans, avait quitté la France après la défection de Dumouriez. Il voyageait obscurément en Suède, en Norwège et jusqu'en Laponie, tandis que sa mère était emprisonnée et ses deux plus jeunes frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, enfermés au fort Saint-Jean, à Marseille. Enfin, pour couronner tant d'infortunes, la misère la plus affreuse s'était abattue sur ces princes et princesses accoutumés aux splendeurs de Versailles. Elle aggravait tous leurs maux, et ne recevait quelque soulagement que de la parcimonieuse charité des cours d'Europe.
Lorsqu'au mois de juin 1791, le Régent s'installait à Vérone au Borgo San Domino, de quelque côté qu'il portât ses regards, il n'avait en perspective rien de consolant, rien de rassurant, rien de réparateur. Et cependant, il ne désespérait pas d'un avenir plus clément; il opposait au malheur une force qu'on n'eût pas soupçonnée en lui, en le regardant. Quoique l'excès de son embonpoint, de fréquentes attaques de goutte, une expérience précoce, puisée dans les malheurs de sa maison et visible aux rides de son visage, lui donnassent déjà les apparences et les incommodités de la vieillesse, il n'avait pas quarante ans. Ce n'était plus cependant le brillant comte de Provence, l'esprit le plus caustique de la cour de Louis XVI; c'était un proscrit, mais un proscrit cuirassé dans sa patience (p. 260) et ses illusions, indomptable dans son droit, que n'avaient pu décourager les dures épreuves de son exil.
Bien que pour venir de Paris à Vérone, il eût mis trois ans, à cette nouvelle étape de ses pérégrinations il conservait la même confiance qu'à la première. Obligé de fuir devant les armées victorieuses de la République, trahi par la fortune, abandonné des rois, il ne désespérait pas, même à l'heure où, ne sachant où reposer sa tête, il était venu chercher un asile en Italie. Il avait rempli le monde de ses protestations, lassé les princes de l'Europe de ses incessantes plaintes, sans que l'inutilité de ses efforts eût raison de son énergie. Il la communiquait autour de lui, parmi les fidèles courtisans de son malheur, attachés à ses pas. Pour eux, il était le représentant du roi, comme il l'était pour tous ces émigrés, errant misérables à travers le continent, les yeux tournés vers son drapeau, et pour ces héroïques combattants et ces obscurs conspirateurs qui, en Vendée, en Languedoc, en Provence, tombaient sous les balles ou montaient à l'échafaud en prononçant son nom.
À Vérone, quoique dépourvu des moyens dont il avait disposé jusqu'à la campagne de 1792, le Régent continua la politique de Coblentz. Il ne voyait rien à y changer, puisqu'il poursuivait toujours le même but: entrer en France à la tête des armées étrangères et, en attendant, obtenir que le comte d'Artois allât prendre le commandement des insurgés de Vendée. Mais de même que ce qu'il avait poursuivi à Coblentz ne se pouvait qu'avec le consentement de l'Autriche et de la Prusse, de même ce qu'il poursuivait maintenant ne se pouvait que par l'Angleterre et l'Espagne. À l'armée espagnole franchissant les Pyrénées était sa place en qualité de Régent, et de l'Angleterre seule il dépendait que son frère arrivât sur les côtes de France. Quant à l'Autriche, c'était déjà beaucoup qu'elle eût pris à sa solde l'armée de Condé au moment où celle-ci était réduite à passer en Russie. Il n'y avait rien de plus à en attendre. Donc, la reconnaissance de son titre, les bons offices de l'Espagne et de l'Angleterre et, entre temps, des secours d'argent, voilà ce qu'il allait continuer à solliciter jusqu'au moment où la mort de Louis XVII lui permit de se proclamer roi.
(p. 261) Toute la politique de Vérone, pendant la première année du séjour qu'il y fit, roula sur ces objets, et si minces sont les incidents auxquels elle donna lieu, si nuls ses résultats, qu'on ne trouve rien à signaler qui vaille la peine d'être retenu. La volumineuse correspondance qui a trait à cette période de l'émigration n'est qu'un fatras. Les lettres, de quelque endroit qu'elles viennent, vers quelque endroit qu'on les dirige, roulent toujours sur les mêmes objets et ne mettent guère en lumière que les vaines intrigues des uns, les inutiles efforts des autres, les convoitises des puissances, les incorrigibles illusions des émigrés, leur profonde misère et surtout la lassitude des souverains qui s'impatientent de rencontrer toujours entre eux et la France, soit qu'ils fassent la guerre, soit qu'ils veuillent conclure la paix, ces émigrés encombrants et besogneux dont Thugut, en se plaignant des embarras qu'ils créent, a dit «qu'on ne peut cependant les exterminer», et qu'il faut bien, malgré tout, se résigner à les subir.
Dans les États vénitiens, lorsque Monsieur s'installait à Vérone, l'émigration était représentée par le comte d'Antraigues, son agent sinon le plus actif, du moins le plus paperassier. Neveu de Saint-Priest, il parlait quatre ou cinq langues, connaissait toute l'Europe, tous les hommes d'État de l'Europe. Il correspondait avec eux ainsi qu'avec les agents royalistes au dedans et au dehors. Il tenait dans ses mains les fils de toutes les conspirations, de toutes les intrigues. Telle était son habileté, qu'il semblait que rien ne pût se faire sans son concours. Nul plus que lui ne savait s'imposer, s'insinuer même dans ce qu'on voulait lui taire. Le Régent, qui ne l'estimait pas, n'aurait osé se priver de ses services. D'Avaray, favori du prince et le membre le plus influent de son conseil, avait surnommé d'Antraigues «la fleur des drôles»; mais il lui écrivait des lettres pleines de condescendance et de flatteries. Il est vrai que d'Antraigues avait fait la conquête de Catherine, et qu'afin qu'on ne troublât pas son séjour à Venise, cette souveraine l'avait attaché à la légation russe. Protégé ouvertement par Catherine, il se croyait invulnérable.
Parallèlement à ce personnage établi à poste fixe à Venise, chaque jour en amenait d'autres à Vérone: lord Macartney, (p. 262) à qui lord Grenville avait confié la mission de porter à Monsieur de nombreux avis et un peu d'argent; Bayard, l'agent de ce persévérant et intrigant Wickham que le gouvernement anglais venait d'envoyer en Suisse pour discipliner les menées des émigrés et en tirer parti; Mordwinof, le ministre de Catherine à Venise, qui rendait fréquemment visite à Monsieur en attendant d'être officiellement accrédité près de lui; Drake, consul d'Angleterre à Livourne, chargé de jouer en Italie le même rôle que Wickham en Suisse: puis des émissaires venus de France, les uns signalés par les services qu'ils avaient déjà rendus à la cause royale, les autres plus ou moins inconnus, accrédités par les royalistes de l'intérieur pour venir chercher des ordres et parmi lesquels se glissaient souvent des curieux, des mendiants ou même des espions de Paris. Les agents du dehors continuaient entre temps leurs services. Ils informaient le prince des dispositions des cours, toujours les mêmes. Ceux du dedans envoyaient des informations sur l'état de la France, et, comme ils prenaient leurs désirs pour des réalités, leurs récits ordinairement inexacts, leurs inventions inconscientes, les tableaux qu'ils traçaient de l'attitude des partis contribuaient à entretenir Monsieur dans l'erreur, à lui faire croire que le pays souhaitait passionnément le rétablissement de la royauté, tandis qu'en réalité, il ne voulait qu'être délivré du joug terroriste, prêt à acclamer le libérateur quel qu'il fût.
Les divisions des partisans du roi s'accusaient de jour en jour. Les personnages dont il s'était entouré à Vérone n'inspiraient pas confiance. Les agents de Paris ne voulaient correspondre qu'avec d'Antraigues, et non avec le roi et ses ministres «dont ils redoutaient les indiscrétions». Les pourparlers engagés révélaient de graves divergences de vues. D'Antraigues voyait avec dépit d'Avaray diriger les affaires. D'Avaray se défendait de se mêler de politique, se vantait de n'être que l'ami du roi. Mais le roi descendait chez lui tous les soirs. Ils décidaient, changeaient, rectifiaient ensemble ce qui s'était dit ou fait dans la journée. Les ministres étaient si bien convaincus du crédit du favori que tous le consultaient sur leurs projets. Le roi lui-même ne partageait pas toujours leur avis. Quand quelque dissentiment éclatait, c'est à d'Avaray, (p. 263) encore que son action se dissimulât, qu'ils en imputaient la responsabilité. Ces divisions se renouvelaient entre les amis du roi et les amis de son frère. La distance contribuait à envenimer les rapports. À Vérone, on voulait que le roi se montrât; à Londres, on était d'avis qu'il devait laisser au comte d'Artois le soin de lui frayer le chemin du trône. De Paris, on demandait des concessions, qu'à Vérone on ne voulait pas accorder. Ainsi se perpétuaient, au grand dommage de la cause royale, les pénibles controverses qui, dès le début de l'émigration, l'avaient discréditée aux yeux de l'Europe.
Le Régent était à Vérone depuis quelques semaines, lorsque se produisit un événement propre à ranimer ses espérances. Au mois de juillet,—le 9 thermidor—Robespierre fut renversé. Était-ce la fin de la Révolution et le prologue d'une restauration monarchique? D'abord, on put le croire, tant fut spontanée et ardente la réaction qui suivit l'événement. Beaucoup d'émigrés commencèrent à rentrer. Paris et les départements virent avec stupeur reparaître ces revenants qui ne pouvaient cacher ni leur surprise, ni leur colère, en constatant les changements survenus en leur absence et le déplorable état matériel et moral du pays; en retrouvant en des mains étrangères les biens qui leur avaient appartenu et qu'ils considéraient comme leur appartenant toujours. La vivacité de leurs plaintes, la violence de leurs revendications, la soif de représailles qui les animaient ne trouvèrent que trop d'échos parmi leurs compatriotes restés en France et qui avaient, comme eux, souffert de la Révolution. La réaction, dans le Midi surtout, ne tarda pas à revêtir une physionomie tragique. Les hommes qui, en 1791, avaient pris à Lyon, dans les Cévennes, en Provence, l'initiative des insurrections reparurent, et, par eux, les vengeances s'exercèrent abominables. C'est le temps des égorgeurs, des chauffeurs, des pilleurs, des compagnons de Jésus. Ils allaient rapidement faire dégénérer la réaction thermidorienne en un véritable brigandage[50].
(p. 264) Ces crimes et ces rébellions, s'accomplissant au nom du roi de France ou de «Monseigneur le Régent», semblaient n'être que le résultat de la légitime fureur des royalistes. Leur multiplicité devait même faire croire à l'existence d'un parti puissant armé pour la défense de l'autel et du trône, et dans tant de faits odieux qui, jusqu'au 18 fructidor, se multiplièrent à l'infini, l'exilé de Vérone ne pouvait voir que des manifestations en faveur de la monarchie, encore qu'il s'inquiétât des formes violentes qu'elles revêtaient. Un avenir prochain allait démontrer que la réaction thermidorienne, en dépit du concours que lui prêtaient des royalistes exaltés et fougueux, avait été, à ses débuts, moins encore l'œuvre d'un parti que l'explosion du ressentiment populaire, longtemps attisé parmi les victimes de la Terreur par les forfaits de celle-ci, et que, loin de servir le royalisme, elle en faisait aux yeux du pays un objet de répulsion et de craintes.
Mais, au lendemain du 9 thermidor, cette démonstration n'était pas faite. Les émigrés croyaient leurs malheurs finis. L'espoir que Monsieur fondait sur la fin de la Terreur paraissait d'autant plus justifié, qu'au même moment, le gouvernement anglais se décidait à appeler le comte d'Artois pour le faire concourir à une descente sur les côtes de Bretagne.
Monsieur, au reçu de cette nouvelle, adressa au roi d'Angleterre l'expression de sa reconnaissance. Il le remerciait de la résolution qu'avait prise Sa Majesté «d'armer les Français fidèles pour les faire servir au rétablissement de l'autel et du trône ... Ma confiance envers Votre Majesté était déjà bien grande; elle est encore augmentée s'il est possible ... Je supplie Votre Majesté d'être bien persuadée que cette confiance est sans bornes.» Le signataire de cette lettre ne disait pas toute la vérité; sa confiance, bien qu'il la déclarât sans bornes, était au contraire très limitée. D'ailleurs, près d'une année encore s'écoulerait avant que l'Angleterre réalisât ses promesses. C'était la destinée de ces malheureux princes, d'être toujours obligés de tenir en suspicion les souverains dont ils mendiaient les secours et sollicitaient l'appui.[Lien vers la Table des Matières]
Demeuré seul à Hamm après le départ de son frère, le comte d'Artois y passa tout un triste hiver dans l'attente fiévreuse d'une occasion de partir, qui ne pouvait lui être fournie que par l'Angleterre, et que l'Angleterre ne lui offrait toujours pas. Comme pour accroître ses angoisses et rendre plus sombre son exil, les catastrophes se succédaient sans trêve. Lyon et Toulon succombaient tour à tour. L'Alsace, un moment occupée par les armées alliées, avait été évacuée; la campagne allait finir sans avoir donné les avantages espérés. La suspension des hostilités, imposée par l'hiver, laissait l'armée de Condé dans une détresse profonde. Les émigrés en armes, réunis à Dusseldorf, mouraient de faim. Le maréchal de Broglie écrivait, en leur nom, au comte d'Artois pour lui exposer leur misère. Ne pouvant envoyer que trois cents louis pour leur venir en aide, le prince joignait à cet envoi les diamants qu'il tenait de la libéralité de l'Impératrice, en donnant l'ordre de les vendre[51]. Puis ce fut la mort de Madame Élisabeth qui acheva de lui déchirer l'âme. Quant aux nouvelles de Vendée, elles étaient lamentables. Faute d'entente entre eux et surtout faute de ressources, les chefs chouans étaient réduits à piétiner sur place, ne pouvaient empêcher leurs soldats de déserter, et ne résistaient plus avec la même ténacité que naguère aux paroles de paix que leur faisaient entendre les délégués du gouvernement républicain.
Le 18 août 1793, ils avaient adressé au comte d'Artois un (p. 266) appel pressant. Sa présence pouvait seule mettre un terme à leurs discussions et rendre à leurs chouans la confiance et le courage: «Un petit-fils de saint Louis à leur tête devait être pour eux le présage de nouveaux succès.» On dut croire alors que le prince était animé d'un ardent désir de les rejoindre. Ayant appris que le gouvernement britannique préparait une petite expédition à l'effet de leur porter des armes, des munitions et des vivres ainsi que quelques officiers, il écrivit au général anglais, le comte de Moira, qui devait la commander: «Je serai heureux de combattre avec vous.» Lord Moira, ultérieurement marquis d'Hastings, aimait la France et gémissait de ses malheurs. Quelles que fussent les intentions cachées de sou gouvernement en entretenant les insurrections de l'Ouest, lui-même croyait en toute sincérité travailler pour le rétablissement de la royauté des Bourbons. Le 25 novembre, à Portsmouth, il réunissait les officiers français qui devaient l'accompagner et s'expliquait envers eux avec une loyauté qui lui valut leur confiance:
Regardez-moi comme le général de Louis, messieurs, leur dit-il. Je vous donne ma foi de gentilhomme que si je n'étais pas assuré que c'est en son nom que nous agirons, et pour lui remettre les places que nous pourrons conquérir, jamais je ne me serais chargé de l'expédition. Répandez et faites circuler à cet égard les intentions du gouvernement[52].
Animé de tels sentiments, lord Moira accueillit sans hésiter la proposition du comte d'Artois. Seulement, il fut surpris de lire ces mots dans la lettre du prince: «Foi de gentilhomme, il n'existera jamais de rivalité entre nous.»—«Pourquoi prévoir des rivalités? répondit-il. J'ai, sans balancer, protesté que je répondais sur mon honneur de votre loyauté.» Et il intervint sans délai auprès de Pitt pour obtenir que le comte d'Artois fût autorisé à partir avec lui. Pitt refusa-t-il? Tout autorise à le croire, puisqu'on voit, à la date du 23 décembre, le comte d'Artois prier un cousin de lord Moira, le commandeur de Marcellanges, d'aller trouver le comte d'Hervilly resté à Londres et de l'inviter à se jeter en Vendée: «C'est lui qui doit parler (p. 267) en mon nom à l'armée royale et que je charge de m'y faire arriver. Je veux y arriver malgré Pitt.» Le prince conseillait en outre de trouver un négociant qui armerait un navire, lequel irait le chercher à l'embouchure de la Meuse. Il est vrai qu'il abandonna ensuite cette idée, et que, bien qu'à la même date, de Madrid, le duc d'Havré l'eût averti qu'il trouverait à Gènes ou à Livourne deux vaisseaux pour le transporter en Poitou, il se résigna à ne pas insister pour être autorisé à partir avec lord Moira[53].
Du reste, l'expédition de celui-ci échoua faute d'un point de débarquement. Pour le lui assurer, les Vendéens avaient essayé de s'emparer de Granville; mais, le 13 novembre, ils étaient repoussés et obligés de rétrograder vers la Loire. Lord Moira n'étant parti de Portsmouth que le 13 décembre arriva trop tard. Après avoir louvoyé durant plusieurs jours en vue des côtes, il dut se replier sur Jersey d'où il revint à son point de départ.
Malgré cet échec, le comte d'Artois n'en continua pas moins ses démarches auprès du gouvernement anglais. Il ne cessait de lui demander des facilités pour son passage en Vendée. Non content d'y employer le duc d'Harcourt, il envoyait à Londres des gentilshommes attachés à sa maison, dont le dévouement et le zèle lui étaient connus: le comte de Sérent et le marquis de Moustier. Mais ceux-ci se heurtaient à des résistances enveloppées dans un langage qui en cachait le véritable motif. L'Angleterre ne se montrait pas plus pressée que l'Autriche et l'Espagne d'employer les princes. Elle avait généreusement accueilli les émigrés français: évêques, prêtres, moines, gentilshommes, bourgeois; tout ce qui s'était réfugié sur son territoire avait trouvé les mains ouvertes, de prompts secours. Le gouvernement lui-même avait ajouté des sommes considérables à toutes celles que fournissait l'initiative privée, pour venir en aide à de cruelles infortunes.
Mais ce gouvernement, après s'être acquitté des devoirs que commandait l'humanité, ne jugeait pas que l'heure fût venue pour lui de favoriser le rétablissement en France de la royauté, (p. 268) Il soutenait, il est vrai, les insurrections intérieures en Vendée, dans l'Est, où il venait d'envoyer avec de pleins pouvoirs Wickham, un de ses plus habiles agents; dans le Midi, où il s'évertuait à les multiplier en encourageant les royalistes. Mais ce n'était pas pour hâter la restauration monarchique qu'il favorisait leurs complots; c'était pour affaiblir sa rivale séculaire, pour contribuer à épuiser ses forces, et se tailler dans les colonies françaises laissées sans défense la part du lion.
Sur ses desseins et ses visées, on ne saurait avoir des doutes. Les chefs de l'émigration française n'en conservaient plus. À la suite d'une entrevue qu'il avait eue avec Pitt, le fils du maréchal de Castries écrivait à son père: «De toutes les puissances de la coalition, l'Angleterre est celle qui aura le plus d'influence sur l'issue de la querelle. C'est aussi celle avec laquelle on peut le plus aisément faire son marché. Elle le fera sans nous et malgré nous. En cédant aux vœux de M. Pitt pour l'agrandissement de son pays, on peut le lier à sauver le nôtre. On peut le tenter par des idées de gloire, et, si une fois on peut l'identifier personnellement au rétablissement de la monarchie, s'il en fait son affaire propre, il en viendra à bout.» Ces lignes sont datées d'avril 1794. Quelques semaines plus tard, un autre correspondant écrivait: «Les dispositions de l'Angleterre semblent meilleures depuis qu'elle s'est nantie dans les colonies françaises de ce qu'elle veut garder. La cour de Vienne, moins avancée dans ses progrès sur le continent, attend sans doute d'être arrivée aux mêmes termes pour reconnaître les autorités légitimes et pour s'ouvrir sur les mesures extérieures à prendre. Mais, pour consolider leur conquête, il faut qu'ils reconnaissent ceux qui peuvent les légitimer.»
Dans ses entretiens avec les envoyés des princes, Pitt ne dissimulait pas les prétentions des puissances. Il disait au marquis de Moustier:
—À l'origine, la guerre, de la part de l'Angleterre et de ses alliés, n'a pas eu les intérêts français pour objet, il est loyal de le reconnaître. Nous avons voulu profiter de l'occasion où les forces du gouvernement de la France étaient sorties des mains de ceux à qui avait appartenu précédemment le droit de les diriger, pour faire des acquisitions utiles.
(p. 269) —Sans doute, répliquait Moustier, il serait difficile de ne pas accorder quelque compensation aux parties intéressées. Mais, quand nous en serons là, il y aura lieu de voir si elle ne pourrait se traduire en moyens pécuniaires et sans que le territoire du royaume en souffre trop; il y a une différence entre une barrière pour la sûreté et des acquisitions de territoire. Il faudra examiner jusqu'à quel point l'Angleterre est intéressée à ce que la France soit amoindrie et cesse d'exercer sur le continent assez d'influence pour prévenir des événements dont l'Angleterre, malgré sa position insulaire et sa puissance maritime, serait exposée à souffrir. D'ailleurs, milord, vous vous êtes prononcé publiquement sur la nécessité de renverser le gouvernement républicain et de rétablir la monarchie.
—Tel est bien le but que nous poursuivons toujours, reprenait le ministre anglais, et c'est bien à cette fin que nous faisons la guerre. Mais ce n'en est pas le motif principal et unique. Nous nous croyons fondés à prétendre à des acquisitions pour nous et nos alliés[54].
La déclaration était formelle. Plus sincère que la Prusse et plus loyale que l'Autriche, l'Angleterre avouait sans détour ses intentions. On retrouve une franchise égale dans les propos que le chef du gouvernement anglais tenait au même moment au comte de Sérent. On commençait alors à se préoccuper d'une nouvelle expédition sur les côtes de France, plus importante que la première, et dont lord Moira, passionnément dévoué, on le sait, à la cause royale, avait pris l'initiative. Sous ses ordres, vingt mille hommes de troupes anglaises devaient se porter au secours des Vendéens. Sérent demandait quel serait le rôle du comte d'Artois dans cette descente en France et quelle place le prince occuperait dans l'armée de lord Moira. Les dépêches que le négociateur adressait au prince après avoir causé avec Pitt dévoilent toute la politique anglaise.
«Je me suis étendu, écrivait Sérent, sur l'opinion où j'étais moi-même, que, dans cette grande querelle, l'intérêt de l'Angleterre et celui des princes français étaient tellement les mêmes dans leur objet principal, qu'on pouvait et qu'on (p. 270) devait les considérer comme confondus l'un dans l'autre, au point d'être inséparables. Que si cela était vrai pour les princes, qui regardaient les efforts de l'Angleterre comme les plus propres, s'ils étaient bien dirigés, à rétablir la monarchie française, cela était encore plus vrai pour l'Angleterre elle-même, qui ne pouvait terminer la guerre où elle était engagée, qu'en rétablissant la monarchie, et par conséquent les princes qui en étaient une partie intégrante et les chefs nécessaires. Lorsque le but principal était le même, lorsque les intérêts essentiels étaient communs, les mesures devaient être concertées en commun; chacun devait convenir de la part qu'il prendrait dans l'action, et je venais franchement et librement demander à M. Pitt quelle serait la part d'action des princes, qui n'avaient jamais négligé aucune occasion de témoigner, non seulement combien ils étaient disposés à entrer dans le système des vues de l'Angleterre, lorsqu'il leur serait connu, mais même de rendre au génie de M. Pitt, lorsqu'il aurait expliqué la loyauté de ses intentions, ce genre d'hommage, de lui donner une grande part dans la direction de leur conduite. Je lui ai rappelé le désir que monsieur le comte d'Artois avait eu de prendre part à l'expédition de lord Moira, le langage invariable qu'il avait tenu et chargé le duc d'Harcourt de tenir en son nom, sur sa confiance entière, dans le gouvernement britannique, l'abandon noble et franc avec lequel ce prince s'était offert de servir sous les ordres d'un général anglais.
«M. Pitt m'a dit que sans doute il pensait avec moi que l'intérêt principal des princes et de l'Angleterre était le même dans cette guerre, c'est-à-dire le rétablissement de la royauté en France, et que s'il devait dire quel était le but auquel il attachait le plus d'importance, celui de tous les objets à obtenir par la guerre, qui était le plus le sujet de ses vœux et de ses espérances, il n'hésitait pas à déclarer que c'était le rétablissement en France d'une monarchie héréditaire; qu'il n'y avait qu'un objet qui pourrait peut-être créer quelques difficultés, c'était celui des indemnités, et que, quoiqu'il parlât à un Français, il allait s'expliquer sur ce point avec moi, comme Anglais attaché à la prospérité de son propre pays: que si, à la (p. 271) fin de la guerre, lorsque l'objet principal du rétablissement de la monarchie serait obtenu, il se trouvait que l'Angleterre souhaitât de retenir une partie de ses conquêtes, on ne devait pas le trouver extraordinaire, et que, dans cette supposition, tout Français raisonnable qui comparerait le prix du sacrifice avec ce qu'il regagnerait par là, ne devait ni trouver l'Angleterre injuste, ni même, peut-être, le marché mauvais.
«Je lui ai répondu que je ne pouvais pas me réjouir de l'idée qu'aucune partie de la domination française passât dans des mains étrangères, mais que je m'attendais qu'un sacrifice serait nécessaire et que ce serait de sa mesure et de ses équivalents que dépendrait l'étendue de mon regret. Que si notre patrie, notre monarchie dans toute l'intégrité de son gouvernement, nous était rendue, je me consolerais plus facilement, et que, si l'Angleterre avait la gloire et la générosité d'accomplir sans restriction et de bonne grâce l'objet principal, je ne lui envierais pas sa propre prospérité.»
Ainsi, c'était clair. L'Angleterre ne faisait pas la guerre d'une manière désintéressée ni dans l'unique but de rétablir en France la royauté. Depuis les débuts de la Révolution, elle avait mis la main sur plusieurs de nos colonies: Pondichéry, Chandernagor, Saint-Pierre; elle guettait Saint-Domingue: elle entendait les conserver. Quant aux princes français, ils se soumettaient par avance aux sacrifices qu'elle exigerait du gouvernement royal restauré. Elle formulait ses revendications non seulement pour elle, mais aussi pour ses alliés, et le comte de Sérent en était réduit à exprimer l'espoir qu'en modérant ses exigences, elle imposerait à ceux-ci la modération.
Il ne s'en tenait pas à cette concession. Le ministre anglais ayant déclaré que son gouvernement entendait garder la haute direction de l'armée que formait lord Moira et des autres corps à la solde de l'Angleterre qui pourraient être recrutés, le comte de Sérent s'écriait:
—Mais il me semble, mylord, que vous donnez un cercle bien étroit à l'influence de votre gouvernement. Non seulement, nous ne lui disputerons pas le droit de l'exercer sur les troupes qu'il paye, mais si vous vouliez vous entendre avec (p. 272) les princes, les convaincre de la droiture de ses vues, accepter leur confiance, et y répondre par une confiance réciproque, unir enfin, une bonne fois pour toutes, mais pleinement et sans réserve, leurs mesures et leurs conseils, comme leurs intérêts l'étaient déjà, ce n'est pas seulement la direction de quelques corps à la solde de l'Angleterre que je vous proposerais, mais la direction de tous les Français fidèles, la direction de tous les moyens de terminer cette grande querelle. Ce rôle est assez beau pour que vous ne vouliez pas le laisser échapper.
Ces laborieux pourparlers s'étaient prolongés jusqu'à la fin du mois de juillet 1794, et le comte d'Artois n'en voyait pas la fin, lorsqu'au commencement du mois d'août, alors qu'il commençait à désespérer de venir à bout du mauvais vouloir de l'Angleterre, il reçut à l'improviste une lettre de lord Saint-Hélens qui le mandait auprès du roi. Il était invité à se rendre d'abord dans les Pays-Bas, au quartier général du duc d'York, commandant en chef de l'armée britannique. Là, il trouverait de nouvelles instructions et les moyens d'arriver à Londres. Heureux de sortir enfin de son inaction, il partait quelques jours après avec son fils aîné, le duc d'Angoulême, qui se trouvait alors auprès de lui et accompagné de MM. d'Escars, de Sérent, de Puységur et de Roll. Il voyageait sous le nom de comte de Ponthieu, et son fils sous celui de comte de Châtellerault.
Le 17 août, il était à Rotterdam. Là une cruelle déconvenue l'attendait. Son passage en Angleterre était encore ajourné. Le duc d'York avait ordre de le retenir à son quartier général. D'abord déconcerté, le comte d'Artois se rassura, croyant qu'il serait admis à faire campagne à la tête de la légion française qu'avaient formée les Anglais avec les débris de l'armée des princes. Mais, quand il demanda ce poste, on lui objecta qu'on ne pouvait prendre la responsabilité des périls auxquels il serait exposé en exerçant un commandement actif. Bien qu'on lui déclarât qu'il serait traité «comme un volontaire d'une grande distinction», on l'écartait des opérations militaires et on lui refusait les occasions de combattre, en lui assignant un logement derrière l'armée, à trois lieues du quartier général. Il opposa à (p. 273) ce nouvel échec de ses espérances une résignation philosophique et sans mauvaise humeur, ainsi qu'en témoigne ce fragment d'une lettre qu'en novembre 1794, il adressait à son frère:
«Je puis être dans l'erreur, mais je n'attribue à aucune mauvaise volonté réelle le cruel désappointement que j'ai éprouvé à Rotterdam, et j'ai plus d'un motif pour croire que ce sont mes partisans les plus zélés dans le ministère, qui ont cru que ma présence en Angleterre, à l'époque où je devais y aller, serait plus nuisible qu'utile au bien de mes affaires. Enfin, M. Pitt s'en est tiré en m'en voyant à l'armée. J'y suis encore et je crois que j'y resterai une bonne partie de l'hiver ou au moins dans une ville de la Hollande. Je n'ai qu'à me louer des manières du duc d'York, et comme je n'ai rien à dire à personne, ma position est au moins supportable et un peu plus convenable que celle de Hamm.»
Ce qu'il aurait pu ajouter, quant aux causes de sa docilité aux vues de l'Angleterre, c'est que les derniers événements survenus en France l'avaient jeté dans une poignante incertitude en ce qui concernait les insurrections vendéennes. La chute de Robespierre en thermidor avait mis fin à la Terreur. Les rigueurs de la Convention envers les insurgés Vendéens s'étaient relâchées. Elle promettait une amnistie complète et entière à ceux qui, dans les trois mois suivants, déposeraient les armes. À la faveur de ces promesses, des négociations, en vue de la paix, étaient à la veille de s'ouvrir entre les représentants de la République et les chefs royalistes.
Ceux-ci s'étaient divisés sur la question de savoir s'il fallait traiter. Charette tenait pour la paix. Il nourrissait l'espoir de la rompre après l'avoir signée. Mais elle lui paraissait nécessaire; elle permettrait aux forces de l'insurrection, maintenant épuisées, de se reconstituer. Stofflet, au contraire, considérait qu'il n'était pas digne de la cause royale de s'engager à ne plus combattre et de violer ensuite cet engagement. Résolu à continuer la guerre, il ne voulait pas promettre d'y renoncer. Il refusait dès lors de négocier un traité de paix.
Le dissentiment des chefs royalistes, venu, quoique confusément encore, à la connaissance du comte d'Artois, pouvait donc lui faire craindre que l'Angleterre renonçât à une expédition (p. 274) en Bretagne, qui n'avait chance de réussir qu'autant qu'elle s'appuierait sur un grand mouvement intérieur et peut-être se consolait-il d'autant plus aisément de n'être pas appelé à y concourir, qu'on ne savait, à cette heure, si elle aurait lieu. D'autre part, en admettant qu'elle s'organisât, il lui serait sans doute possible, après en avoir choisi les chefs parmi ses amis les plus dévoués, d'obtenir de leur zèle qu'ils lui facilitassent les moyens de les aller rejoindre. Tels les motifs probables de sa condescendance aux ordres anglais, encore qu'ils fussent contraires aux engagements pris envers lui.
Établi à l'armée du duc d'York, le comte d'Artois persistait à assaillir de demandes le cabinet de Saint-James. Sa correspondance avec son frère et avec d'Harcourt atteste son infatigable ténacité et, malgré de fréquentes déceptions, l'espoir qu'il conservait «d'ouvrir au Régent les portes du royaume». De novembre 1794 à janvier 1795, date de la retraite finale de l'armée austro-anglaise dans les Pays-Bas, on voit dans ses lettres le témoignage de cet espoir.
«Malgré ce que je puis trouver de favorable dans le parti pris d'obliger Pitt à communiquer et à développer son plan, j'ai trop d'expérience du jeu ministériel pour me fier complètement à de telles apparences. Cependant, il serait possible que Pitt, qui connaît parfaitement la véritable et continuelle existence du parti royaliste en Bretagne et en Poitou, se trouvât obligé d'en seconder les efforts, et qu'il se déterminât enfin à employer les autorités légitimes, comme l'unique moyen de préparer et d'imposer à son pays une paix solide, avantageuse et honorable. Dans cet état de choses, je dois éviter, par-dessus tout, de fournir aucun prétexte pour m'écarter de tout ce qu'on pourrait entreprendre sur les côtes, et quelque pénible que soit ma situation, quel que soit le juste prix que j'attacherais à conférer directement avec toi, je me conformerai à l'invitation du lord Grenville et je ne m'éloignerai point que je n'aie reçu les notions ultérieures que le duc d'Harcourt doit me communiquer.»
«Malgré les ménagements et les apparences de confiance que je crois nécessaire de conserver à l'Angleterre et à ses agents, (p. 275) toutes mes réflexions me forcent à fixer mes regards sur l'intérieur, à y voir notre véritable ressource et à ne rien négliger pour y parvenir par mes propres moyens, si, comme on le croit généralement et comme je ne suis que trop disposé à le craindre, nous sommes trahis et joués par les puissances. Nous n'avons guère compté sur les premières relations avec l'intérieur, qui ont été provoquées et payées par l'Angleterre. Les premières tentatives n'ont, en effet, rien produit jusqu'ici; mais je ne fonde plus d'espoir que sur celles que je vais employer maintenant, et qui sont faites par des gens qui se dévouent volontairement.»
«Maintenant voici les points sur lesquels je vais prescrire au duc d'Harcourt d'insister avec force: lo pour la prompte exécution de toutes les promesses faites; 2o sur tous les moyens de hâter l'expédition qui doit me porter sur les côtes de France; 3o sur un traitement quelconque, soit de l'Espagne, soit de l'Angleterre, qui nous donne les moyens d'exister; 4o enfin sur mon arrivée en Angleterre, car jamais ma présence n'a été plus nécessaire sous tous les rapports.
«Tu verras, mon ami, dans les lettres du duc d'Harcourt, tout ce que je sais sur ce qui concerne le prince de Condé. Il est sûr qu'on lui a remis une somme de six mille livres sterlings pour soutenir son corps. Il est également sûr qu'on s'occupe beaucoup de lui en Angleterre et des moyens d'augmenter son armée.»
Au milieu de ces informations d'ordre politique éclatent parfois des aveux de misère. Le 23 novembre, le prince écrit d'Arnheim qu'il ne s'est jamais trouvé aussi bas. Les dépenses qu'il a dû faire pour se mettre en état de prendre part à la campagne ont épuisé ses ressources. «Il ne me reste pas quinze mille francs; mais j'ai peint si clairement ma situation à l'Angleterre, qu'il m'est impossible de douter qu'elle ne m'assure un état quelconque. Je te manderai ce à quoi elle se sera décidée sur cet objet. Dutheil éprouve plus de difficultés qu'il ne pensait pour terminer l'affaire de mes dettes.»
Les choses en étaient là, et le prince oublié sur les derrières de l'armée du duc d'York battait en retraite avec elle, lorsque (p. 276) le bruit se répandit que les Français employés par l'Angleterre en Hollande allaient être expédiés en Bretagne et qu'on leur adjoindrait de nouveaux corps d'émigrés. Un bill autorisant des levées de volontaires venait d'être présenté au Parlement. Lord Moira annonçait son prochain départ pour le continent avec les effectifs anglais. De ces faits, il était logique de conclure que Pitt avait enfin résolu d'abandonner le système suivi jusque-là, et qui consistait à écarter les princes de toutes les opérations actives. Néanmoins le comte d'Artois restait en défiance. Il redoutait qu'on ne lui fît pas, dans le commandement, la part à laquelle il prétendait.
—Si, malgré les promesses qu'on m'a prodiguées, disait-il, on ne me laisse pas conduire au combat ces Français fidèles, j'espère du moins que je serai autorisé à intervenir dans la nomination des chefs qu'on leur donnera.
Il écrivit en ce sens au duc d'Harcourt et l'invitait à proposer au cabinet britannique de placer les corps français sous les ordres de MM. de Vioménil, d'Autichamp et de Mortemart, lieutenants généraux au service du roi de France. Il demandait en même temps au maréchal de Castries de le suivre en Vendée, demande qui fut jugée intempestive et lui attira ce refus: «À mon âge, monseigneur, avec le grade que j'ai acquis, il ne peut m'être permis de donner mon assentiment, mon action, ma personne enfin à une expédition dont tout m'est encore inconnu: plans, projets, moyens, et plus encore les dispositions politiques qui doivent précéder et accompagner votre entrée en France. J'ignore tout ce que le ministère anglais médite.»
Sur ces entrefaites, Windham, chargé dans le ministère Pitt du département de la guerre, parut au quartier général du duc d'York. Le comte d'Artois put conférer avec lui. Mais leur entretien ne révèle pas que les dispositions de l'Angleterre fussent modifiées ni même au moment de l'être. Le comte d'Artois, en réponse à une question du ministre anglais, exprima le vœu que son frère fût employé à l'armée autrichienne et réuni aux corps français qu'après la retraite de Brunswick, l'Autriche avait pris à sa solde.
—Ce serait d'une bonne politique, dit-il, que Monsieur fût (p. 277) avec les Autrichiens tandis que je serais avec les Anglais, mais à la condition qu'on entrât sur le territoire français au nom du roi de France et non en celui des souverains alliés. S'ils agissaient en conquérants, le sentiment public ne leur serait pas moins contraire qu'en 1792. Il ne faut pas recommencer ce qu'on fit alors ni tomber dans la même faute.
—Il faut cependant compter avec la cour de Vienne, objecta Windham. Il est bien difficile qu'elle ne prenne pas des sûretés pour les indemnités qu'elle pourra réclamer plus tard, et nous-mêmes nous avons un intérêt à lui procurer une frontière pour la défense des Pays-Bas.
Le comte d'Artois n'avait pas qualité pour traiter cet objet. Il le déclara, ajoutant que de telles questions ne pouvant être résolues qu'après le rétablissement de la monarchie, il serait sage d'attendre la réunion du Congrès qui aurait alors à prononcer sur les intérêts et les prétentions de toutes les puissances. Windham parut approuver l'objection, mais il insista sur la nécessité de «statuer» d'abord quelque chose de positif.
Quant à la présence à Londres du comte d'Artois au moment où s'organiserait l'expédition sur les côtes de France, elle aurait, dans sa pensée, l'inconvénient d'éclairer l'ennemi et de lui apprendre ce qu'il était nécessaire de lui cacher.
—Il faut assurément que vous veniez en Angleterre, monseigneur, reconnaissait Windham; mais, à l'époque où l'expédition devra partir, il sera bon que vous retourniez sur le continent afin de détourner l'attention des scélérats de Paris.
Ces paroles n'étaient pas pour plaire au comte d'Artois; elles lui prouvaient qu'on persisterait à le tenir à l'écart. Mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur. Il feignit de se déclarer satisfait des dispositions du ministre anglais.
—J'attendrai que votre cabinet m'appelle à Londres, lui dit-il, et quand j'y serai, il disposera entièrement de moi pour tout ce qu'il trouvera utile au bien de notre cause[55].
Il était donc résigné à laisser partir sans lui l'expédition qui (p. 278) se préparait, et bornait son ambition à paraître en désigner les chefs.
Au mois de janvier, les Anglais abandonnèrent la Hollande. Empêchée de marcher sur nos frontières du Nord, leur armée avait été successivement battue à Hondschoote, à Boxtel, ailleurs encore, et se voyait contrainte de s'embarquer à Cuxhaven pour regagner les îles britanniques. Elle ramenait avec elle les émigrés; mais le comte d'Artois ne fut pas autorisé à les suivre. Pendant plusieurs mois encore, il allait errer dans les Pays-Bas, tandis que le gouvernement anglais, pour prendre sa revanche, se préparait à porter secours aux insurrections vendéennes.
On a vu qu'un corps expéditionnaire se formait dans ce but sous les ordres de lord Moira. Il devait se composer de troupes britanniques et des régiments français que le due d'York allait ramener. Mais ce n'était pas le seul. Le marquis du Dresnay, maréchal de camp, émigré à Londres, avait entrepris d'en former un autre, obtenu à cet effet l'autorisation de Monsieur et recruté des officiers parmi ses compatriotes réfugiés en Angleterre. À sa demande, le pape Pie VI avait désigné comme grand aumônier de ce corps Mgr de Hercé, évêque de Dol, émigré lui aussi. Les cadres du commandement étant ainsi organisés, il ne s'agissait plus que de les remplir en recrutant des soldats. Mais le mauvais vouloir du cabinet britannique paralysait encore les efforts du marquis du Dresnay, et celui-ci se débattait au milieu des difficultés qu'on lui créait comme à plaisir, lorsqu'arriva à Londres un nouveau venu dont la présence allait à l'improviste dissiper les dernières hésitations de l'Angleterre. C'était le comte Joseph de Puisaye.
Ancien membre de la Constituante, il s'était d'abord rallié à la Révolution, à l'exemple d'un certain nombre de royalistes qui croyaient à la possibilité d'établir en France le régime représentatif tel qu'il fonctionnait en Angleterre. Ce passé le rendait suspect aux émigrés. Néanmoins, comme après avoir pris part au soulèvement fédéraliste de 1793, Puisaye, s'étant jeté en Bretagne, y avait combattu pour le roi à la tête de bandes de chouans, les griefs qu'on lui imputait avaient perdu de leur force sans lui rendre cependant l'entière confiance des (p. 279) princes. Mais c'était un homme habile, rompu aux intrigues, pourvu de puissants moyens de convaincre. Quoique d'une taille colossale, gauche de manières et dégingandé, sa figure expressive inspirait la confiance et le rendait au plus haut degré séduisant.
Dès son arrivée à Londres, il fit la conquête de Pitt et de ses collègues, à la faveur de la préférence marquée qu'ils accordaient aux royalistes constitutionnels. Il se vantait d'exercer en Bretagne une immense influence, de s'être mis d'accord avec le général Canclaux qui commandait l'armée républicaine dans l'Ouest, et d'être mieux en situation que le marquis du Dresnay de conduire les royalistes à la victoire. Il n'hésita même pas à calomnier son rival en le déclarant aussi vil qu'incapable. Charette lui-même ne trouvait pas grâce à ses yeux. Ces deux hommes n'avaient jamais pu s'entendre. Charette avait pris ombrage de l'ambition de Puisaye, et Puisaye se vengeait en essayant de le discréditer à Londres.
Afin de convaincre Pitt de son dévouement aux intérêts anglais, il alla jusqu'à solliciter un brevet de lieutenant général au service du roi d'Angleterre; il conseilla également de confier la direction des affaires de l'émigration à un conseil de régence dont les princes seraient exclus et où les ministres anglais auraient la haute main. Pitt comprit qu'un ambitieux de cette trempe pouvait être entre ses mains un instrument précieux et lui accorda sa confiance.
Après se l'être assurée, Puisaye s'efforça de gagner celle du comte d'Artois et des émigrés. Auprès du prince, avec qui il s'était mis en relations, il se fit honneur des services qu'il avait rendus en Bretagne et de l'influence qu'il exerçait sur les ministres anglais. Auprès des émigrés, il fit agir le vénérable évêque de Dol, sur qui sa séduction personnelle avait opéré. Il disait et faisait répandre «qu'il avait accompli de grandes choses vainement tentées avant lui». Il se montrait peu, vivait très retiré, se dissimulait sous des noms d'emprunt, comme s'il eût espéré qu'en évitant de se laisser voir, il augmenterait son prestige. Tel il apparut au jeune Louis de Frotté qui, songeant à soulever les populations normandes, était venu à Londres solliciter des pouvoirs et des secours, et qui les obtint par son entremise.
(p. 280) Puisaye, au total, fit tant et si bien qu'un mois après son arrivée à Londres, il était, dans la pensée du cabinet anglais, le général désigné pour commander la première expédition qui serait dirigée sur la Bretagne. Un bill voté par le Parlement avait autorisé, nous l'avons dit, la levée d'un corps français à la solde de l'Angleterre. «Les sujets natifs de France, y était-il stipulé, sont autorisés à s'engager pour servir comme soldats dans des régiments destinés à agir sur le continent de l'Europe.» Les commissions des officiers devaient être délivrées par le gouvernement anglais. Tout était indiqué, jusqu'à l'uniforme: rouge doublé de blanc, veste et culotte blanche, sans autre ornement que les marques distinctives du grade; cocarde blanche; drapeau blanc avec trois fleurs de lis d'or.
Dans le plan des organisateurs, ces corps devaient former un effectif de douze mille hommes, auquel on adjoindrait des ingénieurs, des intendants, des commissaires de guerre, des médecins, des chirurgiens, des infirmiers, des aumôniers placés sous la direction de Mgr de Hercé, et enfin un certain nombre d'officiers destinés à prendre des commandements dans les bandes de chouans qu'on supposait devoir se joindre à l'expédition dès son arrivée en Bretagne.
Le comte d'Artois n'avait pas été consulté. Mais averti de ce qui se préparait, il l'avait approuvé faute de pouvoir mieux faire. Du château de Zipendal, près d'Arnheim, il avait ratifié les pouvoirs accordés à Puisaye par le cabinet anglais. «C'est vous et vous seul, lui avait-il écrit le 15 octobre 1794, que je charge de témoigner à vos intrépides compagnons d'armes tous les sentiments qui m'animent et mon désir brûlant de me trouver à leur tête. Les pouvoirs de M. du Dresnay sont retirés et je vous adresse, aujourd'hui, le brevet de lieutenant général.» Le 6 novembre, il confirmait cette nomination. «Je vous autorise à vous considérer comme lieutenant général au service du roi de France et à vous faire obéir en cette qualité par l'armée de Sa Majesté très chrétienne. Vous pourrez breveter provisoirement les officiers.»
En dépit du témoignage de confiance qu'il donnait, contraint et forcé, à Puisaye, le comte d'Artois n'en restait pas moins dans une extrême réserve vis-à-vis du personnage que le (p. 281) gouvernement anglais imposait aux royalistes. Il le mandait à son frère au moment même où il conférait de pleins pouvoirs à Puisaye:
«Tu trouveras, mon ami, mon opinion sur Puisaye consignée dans différentes dépêches. C'est un instrument qu'il ne faut pas encore briser, tant que ses relations intimes avec le cabinet de Londres le mettent dans le cas de nous nuire. Il s'agit seulement de bien éclairer Charette, pour détruire l'ombrage que cet homme a pu lui causer, et si, une fois sur le terrain, il nous sert mal, il sera plus facile alors de le mettre dehors sans inconvénient. Il ne manquera pas de gens qui ne demanderont pas mieux, et il ne s'agira que de leur lâcher la main; mais la situation du moment exige qu'on le ménage, non seulement à cause de ses rapports avec le cabinet de Saint James, mais aussi en raison de ses relations qui s'étendent jusque sur une partie de la Normandie.»[Lien vers la Table des Matières]
Depuis près d'une année, le Régent était à Vérone, rongeant son frein, maudissant son inaction, voyant à regret le temps s'écouler sans profit pour sa cause, au milieu des basses intrigues, des pénibles conflits, des âpres rivalités que faisaient naître la tristesse et les duretés de l'exil. Morne et dénuée de tout était sa cour où la pénurie de ses ressources l'empêchait d'appeler la comtesse de Provence: la table peu abondante, sans élégance, la domesticité mal vêtue, la maison qu'il habitait pauvrement meublée. Sous ses yeux, tout lui parlait de sa misère. Fût-il parvenu à l'oublier, elle lui aurait été rappelée par les demandes qui lui arrivaient chaque jour, par les lettres émouvantes qui lui décrivaient la détresse de ses plus fidèles serviteurs, détresse aggravée de mois en mois, et qu'il était (p. 282) impuissant à soulager. Aussi brûlait-il de quitter Vérone et maudissait-il les circonstances qui l'y retenaient: le refus de l'Autriche de le laisser rejoindre l'armée de Condé, celui de l'Espagne, qui s'obstinait à ne pas le recevoir avec les honneurs auxquels il avait droit et voulait, en l'accueillant, le condamner à une existence sans éclat et sans dignité, qu'il considérerait comme un nouveau malheur s'il était obligé de la subir. Il ne s'était jamais trouvé à sa place dans les États vénitiens. Mais le séjour lui en était devenu plus odieux depuis le mois de septembre 1794. À cette date, la république de Venise avait reçu avec un caractère public, un envoyé de la Convention, Lallemant, chargé de la représenter. La présence de ce diplomate, témoignage des bons rapports qui existaient entre les deux gouvernements, créait au Régent une situation humiliante et douloureuse. On ne le tolérait que grâce à la protection de la légation de Russie. Tous ses actes étaient surveillés, ses propos colportés, sa sûreté même lui paraissait menacée par les nombreux espions que Lallemant entretenait à Vérone.
À l'arrivée de ce personnage, il avait voulu partir. Le maréchal de Castries, qui d'ailleurs le poussait à donner un autre théâtre à son action, avait été le premier confident de son projet. Il lui écrivait:
«Je ne puis plus demeurer ici. J'ai demandé au roi de Sardaigne de me recevoir. Mais, s'il le fait, ce ne pourra être que pour peu de temps. J'ai aussi écrit en Angleterre et en Espagne. Mais je vous avoue que je n'ai guère envie d'y aller, parce que je crains que le résultat ne soit que mon frère ne fasse tout et moi rien. Ce n'est point son intention, je le sais; mais vous savez encore mieux que moi ce qui se passe à cet égard. J'écris au duc d'Harcourt une lettre où vous croyez bien que je n'entre pas dans les mêmes détails qu'ici, mais où je lui dis que, craignant la nullité si je passe en Espagne, je le charge de s'assurer qu'à la première porte ouverte en France, on m'y appellera et de détruire l'opinion que mon frère puisse tout faire en mon absence. Je vous enverrai plus tard la copie de cette lettre. Ce serait maintenant un trop grand travail de la chiffrer. Mais je vous en dis assez ici pour vous en faire saisir l'esprit et vous mettre en état de l'appuyer comme je vous prie (p. 283) de le faire. Si le roi de Sardaigne me reçoit, ce ne pourra être que pour peu de temps. Mais à quelque époque que je perde ce dernier asile, si, comme je l'espère, l'Espagne ne m'a pas appelé, je prendrai le seul parti qui me reste: celui de me rapprocher de mon frère, et je crois que personne ne pourra m'en blâmer.»
Cette lettre nous révèle le fond du cœur de celui qui l'a signée. Naguère encore, il voulait aller en Espagne. Maintenant, il ne le voulait plus, parce que cette puissance, dont les armées étaient vaincues, ne pouvait lui offrir qu'un asile misérable où il serait oublié si même il n'en était chassé. L'Espagne, en effet, allait conclure la paix avec la République. Ses défaites et la pénurie de son trésor la réduisaient à cette extrémité. Vainement, Godoï, en le donnant à entendre à d'Havré, le pressait «de rassurer Monsieur et de le convaincre que, la paix fût-elle signée, il n'aurait pas à se repentir de la confiance avec laquelle il s'était jeté dans les bras de son cousin», ce n'étaient là que phrases sonores et vides, qui n'atténuaient en rien la réalité: les Bourbons de France n'avaient plus rien à attendre des Bourbons d'Espagne.
D'autre part, alors que le Régent devait supposer, à lire les lettres du comte d'Artois, qu'avant peu celui-ci serait conduit en Vendée et s'y couvrirait de gloire, il s'inquiétait des succès possibles de ce cadet dont, en ce cas, l'activité ferait honte à sa propre inaction. Il voulait alors prouver qu'il existait. Il envoyait des ordres à Condé qui était à Mulheim, sur le Rhin, avec l'armée autrichienne; il lui accordait le droit d'octroyer des grades, de recevoir dans son armée les officiers républicains qui voudraient se rallier; il l'invitait à tenter d'entrer en rapports avec le général Pichegru pour l'intéresser à la cause royale; il suivait enfin d'un œil anxieux la négociation laborieuse qui se poursuivait à Londres en vue de faire passer le comte d'Artois en Vendée ou en Bretagne.
Il se demandait encore si, conformément au conseil que lui avait fait donner le ministre autrichien Thugut, il entrerait en rapports avec Tallien, Sieyès, Cambacérès et autres thermidoriens. Thugut s'était étonné—il l'avait dit à Polignac—que les princes n'eussent personne à Paris pour agir dans leur (p. 284) intérêt. Monsieur aurait pu déclarer, en réponse à cette critique, qu'il avait ses agents, lesquels suffisaient à tout. Mais on lui eût répliqué qu'ils étaient bien turbulents, bien incapables et que par leurs conseils, leurs agitations, leurs imprudences, ils desservaient la cause royale plus qu'ils ne la servaient. Enfin, il faisait agir auprès du Saint-Siège, afin que le pape se déclarât pour lui, prît sa cause en mains et, en lui accordant cette reconnaissance de son titre de Régent que les puissances refusaient toujours, leur donnât le bon exemple. Mais Pie VI refusait et alléguait que le Saint-Siège n'avait pas à prendre parti dans les affaires intérieures des États; il ne voulait pas soulever la question du serment imposé aux prêtres français. Ce serment, il le réprouvait, quoiqu'il s'abstînt de le dire, «de peur d'appeler sur lui les foudres de la France».
Ce qui surtout troublait le Régent, l'emplissait tout à la fois de contentement et d'appréhension, c'est qu'il se sentait à la veille de devenir roi. L'orphelin enfermé au Temple était en train de mourir. Les nouvelles qui parvenaient à Vérone, le 7 mars, en date du 16 janvier, ne laissaient aucun espoir de le sauver. «On le croit empoisonné.» Le Régent, tout en déclarant qu'il était «plus qu'inquiet sur l'existence du petit roi», en prenait bien vite son parti: «J'attendrai d'être sûr de la nouvelle avant de paraître y croire. Mais alors, je ferai part à tous les souverains de mon avènement à la couronne. Ils me reconnaîtront s'ils font bien. Mais dussent-ils ne pas me reconnaître, c'est un devoir dont rien ne me dispense.» Et dès ce jour, il étudiait dans les ouvrages spéciaux le cérémonial du sacre, et il en faisait la répétition avec son favori, d'Avaray, comme s'il eût été au moment de partir pour Reims.
Le 8 juin, l'événement, qu'il espérait peut-être plus qu'il ne le redoutait, se produisit. Le fils de Louis XVI mourut dans le cachot où l'avait séquestré la Convention et martyrisé son geôlier. La nouvelle de sa mort arriva à Vérone le 21 du même mois. Le 24, Monsieur se proclamait roi de France sous le nom de Louis XVIII, et faisait part de son avènement à toutes les cours d'Europe: «L'amitié dont Votre Majesté m'a donné (p. 285) des marques, disait-il au roi d'Angleterre, m'engage à lui communiquer avec empressement la peine que je ressens et à lui notifier mon avènement à un trône ensanglanté par les malheurs de ma famille, et que j'espère relever avec l'aide de Dieu et de mes puissants alliés.» La notification aux autres cours était conçue à peu près dans les mêmes termes. Envers le pape, le nouveau souverain prenait en outre l'engagement de «faire fleurir la religion catholique, apostolique et romaine dans son royaume», quand il l'aurait recouvré.
En prenant possession du pouvoir royal, il était tenu d'adresser «à son peuple» une proclamation. Que serait-elle? Celle qu'en 1792, on avait fait signer à Brunswick, menaçait de mort tous les Français qui ne se soumettraient pas à l'autorité royale, et les Français avaient balayé les armées de l'Europe; les princes, à la même époque, disaient à Louis XVI: «Ne craignez rien; ils n'oseront pas vous toucher,» et Louis XVI était monté sur l'échafaud. Dans ces récents et tragiques souvenirs, il y avait des leçons dont il semble que le nouveau roi aurait dû profiter. Mais il était écrit qu'il ne les comprendrait qu'en remontant effectivement sur le trône. En 1795, l'exil les lui voilait, l'exil et aussi la violence des passions qui, depuis le 9 thermidor, s'étaient déchaînées parmi les émigrés.
—Point d'accommodement! s'écriait d'Antraigues.
Le comte Ferrand demandait que quarante-quatre mille exécutions, «une par municipalité», signalassent la rentrée des autorités légitimes; le comte d'Oultremont voulait «qu'on pendît tout ce qui restait de l'Assemblée constituante». À Londres, c'était un débordement de folies, de propos extravagants. Les uns entendaient qu'à Paris, les femmes qui n'avaient pas émigré fussent fouettées par la main du bourreau; les acheteurs des biens du clergé, d'après d'autres, devaient être fusillés, et on célébrait l'énergie des chouans qui déjà, assurait-on, en avaient fusillé dix-huit cents. Quelque modéré s'indignait-il de ces menaces, de ce désir «de mettre tout à feu et à sang», on lui prédisait le même châtiment qu'aux monarchiens et aux jacobins. Le spectacle est navrant de ces ressentiments et de ces fureurs arrachés aux victimes par l'excès de leurs souffrances.
(p. 286) Sans doute, il en était parmi elles qui réprouvaient ces propos.
—Je ne désire plus le triomphe de mon parti, avouait un émigré. Vaincus, nous ne sommes que malheureux; vainqueurs, nous deviendrons scélérats.
Mme de la Roche-Aymon exaltée entre toutes avant thermidor, s'était ensuite apaisée.
—La première Constitution venue, pourvu qu'elle me fasse dormir tranquille et me conserve ce que je n'ai pas encore perdu.
La duchesse de Duras allant à la guillotine, quelques heures avant la chute de Robespierre, faisait entendre les mêmes avis.
—Vous allez revoir bien des émigrés, madame, prêchez-leur la modération. Apprenez-leur qu'il faut qu'ils quittent leurs anciennes idées ou qu'ils fassent un mal affreux à nous et à eux-mêmes.
«Tout ce qui reste des nôtres en France, est-il dit dans une lettre, rendu impunément à la vie, après avoir été deux ans sous le couteau, ne soupire qu'après la paix, n'attend et ne désire la monarchie que du temps, ne croit pas, ni que les esprits sont encore mûrs pour son rétablissement, ni que ce rétablissement puisse s'opérer par la violence ou la famine, les étrangers ou les émigrés. Tous, tant que nous sommes d'émigrés, nos amis nous redoutent autant que nos ennemis nous haïssent. Du reste, nous sommes partout environnés d'espions. Nous en avons même au milieu de nous. Nos imprudences, nos violences, nos menaces, nos projets de vengeance, tout cela est rapporté à Paris. Chaque courrier attise la haine. Les chouans sont jugés comme une poignée de voleurs et de brigands.»
Il y avait donc parmi les émigrés des esprits modérés et prévoyants. Mais ils constituaient une minorité, et si leurs paroles arrivaient jusqu'au nouveau roi, elles étaient étouffées par les propos des violents. Entre des opinions si contraires, il n'entendait que celles qui flattaient sa propre passion, et quoiqu'il reconnût la nécessité de contenir dans une certaine mesure les violences dont il recueillait les échos, elles se firent sentir (p. 287) dans la déclaration qu'il publia quinze jours après son avènement.
Il commençait par promettre le pardon aux auteurs des erreurs du peuple; mais de ce pardon, les régicides étaient exceptés. Il entendait unir la fermeté à la clémence. Ce qu'il prônait ensuite dans ce document où se révélaient les illusions qu'il caressait encore et que les événements ultérieurs devaient détruire une à une, c'était un retour pur et simple à l'antique constitution du royaume. Elle mettait dans la main du roi tous les pouvoirs, en n'accordant à ses sujets que des garanties qu'il pouvait impunément violer: c'était là son vice. Cependant, dans la pensée de Louis XVIII, ce régime, l'ancien régime, devait suffire à tout. Il s'engageait, il est vrai, à en poursuivre les abus. Mais, sous cette réserve, il voulait remettre les choses en l'état où la Révolution les avait trouvées: la religion catholique, religion du royaume; les autres cultes simplement reconnus; hérédité du pouvoir; maintien des trois ordres; États généraux dont le consentement était nécessaire pour l'établissement de nouvelles contributions ou l'augmentation des anciennes, et qui pouvaient formuler des vœux, mais que le roi de son côté pouvait, à son gré, convoquer ou dissoudre; pouvoir législatif et exécutif concentré dans ses mains, et enfin les parlements dépositaires et gardiens des lois.
Tel était, six ans après la Révolution, alors qu'un souffle démocratique passait sur la France, et que même, pour beaucoup de royalistes, les doctrines libérales devaient être substituées aux doctrines autoritaires du passé, tel était l'idéal de gouvernement que Louis XVIII croyait réalisable. La déclaration de Vérone portait l'empreinte de cette crédulité. Ce qui devait achever de la rendre impopulaire, c'est qu'aucune garantie n'y était assurée aux propriétaires de biens nationaux. Elle ne pouvait être considérée que comme un engagement de livrer la France aux émigrés.
Après cette première et regrettable manifestation, le roi s'occupa de reconstituer son conseil. Jusqu'à ce jour, le maréchal de Castries, à Cologne d'abord, à Nimègue ensuite, et le baron de Flachslanden auprès du prince, avaient été préposés à la direction politique de la régence. Le marquis de Jaucourt (p. 288) les assistait. À ce conseil dont Monsieur présidait les délibérations, mais dont son favori, le comte d'Avaray, «un autre lui-même, pour lequel il n'avait rien de caché,» était le censeur et le juge en dernier ressort, le roi adjoignit deux gentilshommes honorés de son estime: le duc de La Vauguyon, fils de son ancien gouverneur, naguère encore ambassadeur à Madrid, après avoir fourni une honorable carrière militaire, et le comte de Saint-Priest, qui avait été ministre sous Louis XVI. La Vauguyon se trouvait à Vérone; il prit possession de ses fonctions et les remplit de telle façon que, volontairement ou non, il eut détruit en quelques mois l'influence du maréchal de Castries.
Celui-ci, dès ce moment, avait cessé de plaire. Les mérites que naguère on vantait en lui, on les lui contestait maintenant, en recommençant à tenir à son égard la même conduite qu'envers Calonne, dont les services étaient de plus en plus oubliés et qui devait, à peu de temps de là, tomber dans une disgrâce définitive pour avoir osé prétendre, dans une brochure publiée à Londres, que le maintien de l'ancienne constitution sans changement serait considéré par la majorité des Français comme un retour aux anciens abus. Au vieux maréchal, ses adversaires reprochaient d'être un cerveau étroit, un barbouilleur de papier en mauvais style, sans idées, dont la nullité «avait tout anéanti». On le rendait responsable de l'échec de la politique des princes.
En réalité, ce que cachaient ces propos, c'était le dépit causé dans l'entourage royal par son indépendance, sa hauteur et certains de ses conseils. Ne s'était-il pas avisé, à l'avènement de Louis XVIII, de supplier d'Avaray de se refuser à entourer le roi d'une garde particulière. «Ce n'est pas descendre de son rang que d'en écarter le faste, lorsque l'objet en soi est rempli.» D'Avaray, «capitaine des gardes,» ne lui pardonnait pas ce conseil. Au roi lui-même, le maréchal avait osé écrire: «Un capitaine des gardes et un gentilhomme de la chambre me semblent suffisants. C'est le faste qui a renversé le trône; c'est l'opinion qu'il avait reparu à Coblentz, qui a fait dire dans bien des cabinets que le successeur des Bourbons était incorrigible.»
Froissé par de si dures vérités, Louis XVIII ne tolérait plus (p. 289) que contraint et forcé l'ingérence du maréchal dans ses affaires. Quand il eut expérimenté La Vauguyon, il résolut de le mettre à la place d'un serviteur trop peu courtisan. Le maréchal était venu à Vérone au mois d'août 1795; il en partit disgracié au commencement de l'année suivante. La Vauguyon lui succéda. Mais ce ne fut que pour un temps; il eut, comme on le verra, le même sort que ses deux prédécesseurs, et son emploi échut à Saint-Priest.
À la date où il était appelé à Vérone pour siéger dans le conseil du roi, Saint-Priest résidait à Stockholm. Il s'y était réfugié en 1791, en quittant le ministère: «Venez donner à un roi libre, hors de son trône, lui disait Louis XVIII, le secours de vos lumières et de vos talents, comme vous l'avez donné à un roi captif sur son trône.» En recevant cette pressante invitation, il se promit sans marchander[56]. Mais lorsque, vers la fin de septembre, il allait se mettre en route pour s'y rendre, il fut averti que la cour de Vienne désirait qu'il représentât auprès d'elle le prétendant.
Chargé de notifier à Catherine l'avènement de Louis XVIII, Polignac venait de partir pour la Russie, et son dessein était de s'y fixer. La Fare, évêque de Nancy, était arrivé à Vienne pour le remplacer; mais il n'avait pas su plaire. L'Empereur avait alors manifesté le désir d'avoir Saint-Priest à sa cour. Ce fut le ministre de Russie en Suède qui fit à celui-ci cette communication au nom de l'Autriche. Il ajouta que sa propre souveraine, Catherine II, engageait le vieux serviteur des Bourbons à ne pas se dérober à ce qu'on attendait de lui. Quoiqu'il fût difficile à Saint-Priest de se fixer à Vienne quand le roi l'appelait à Vérone, cette circonstance le décida à passer par Saint-Pétersbourg en allant rejoindre Louis XVIII. Il prit cette résolution sans le consulter. Il fut néanmoins approuvé. Le roi profita même de son séjour en Russie pour le charger de solliciter de Catherine qu'elle entrât effectivement dans la coalition.
En attendant l'arrivée de Saint-Priest à Vérone, le conseil (p. 290) du roi se trouva donc composé du maréchal de Castries, du baron de Flachslanden, du duc de La Vauguyon, du marquis de Jaucourt et du comte d'Avaray. Les comtes de Damas, de Cossé-Brissac, d'Hautefort, le chevalier de Montaignac, le bailli de Crussol, le duc de Gramont, le duc de Villequier, Cazalès, les évêques d'Arras et de Vence complétaient sa cour.
L'agitation résultant de ces changements et de ces mesures remplit les premières semaines qui suivirent l'avènement de Louis XVIII. Puis on apprit que la Russie et la Suède reconnaissaient le nouveau roi. La réponse de Catherine à la notification que lui avait apportée Polignac, lui remise au prétendant par Mordwinoff, le ministre impérial à Venise, qui dès ce jour vint fréquemment à Vérone et s'appliqua à l'entourer d'hommages. Mais, s'ils prouvaient que la protection de sa souveraine était acquise au roi de France, ils ne modifiaient pas les dispositions des autres puissances, qui, malgré tout, refusaient de le reconnaître et persistaient à le qualifier M. le comte de l'Isle. La mort du fils de Louis XVI influait sur elle, les poussait à la paix, convaincues qu'elles étaient, pour la plupart, que c'en était fait des Bourbons et qu'il fallait s'accommoder du gouvernement existant en France, maintenant qu'il était délivré des Jacobins. La Prusse avait pris l'initiative de cette politique nouvelle en signant à Bâle la paix avec la France. L'Espagne négociait dans le même but. Les Pays-Bas avaient proclamé leur union avec la République, et quoique l'Autriche tînt encore la campagne en Alsace, on ne pouvait fonder d'espoir sur elle, parce qu'elle faisait la guerre pour conquérir, et non dans l'intérêt des Bourbons. L'Angleterre, il est vrai, avait armé les émigrés, et une escadre venait de partir de Portsmouth pour les transporter en Bretagne. Mais si cette expédition échouait, le gouvernement britannique ne se résignerait-il pas, lui aussi, à la paix? Resterait alors l'impératrice de Russie? Modifierait-elle l'attitude de réserve et d'attente qu'elle avait gardée jusque-là et ferait-elle marcher ses armées? À cet égard, on ne pouvait se prononcer. Il fallait attendre les résultats des démarches dont le roi avait chargé le comte de Saint-Priest.
Dans ces conjonctures, Louis XVIII, abandonnant ses (p. 291) anciennes idées sur l'Espagne et l'Autriche, ne voyait plus qu'un théâtre possible pour sa personne: la Vendée. Aux visiteurs qui se succédaient près de lui, il demandait ordinairement ce qu'on y pensait de sa personne. C'était là sa grande préoccupation. Il redoutait que son oisiveté forcée, son impuissance donnassent à ses sujets une fausse idée de sa valeur personnelle et de ses sentiments. Aussi, à tous ceux qui venaient, ne cessait-il de parler de son ardent désir de se rendre à l'armée de Condé ou de passer en Vendée, d'affronter les périls des combats, de jouer un rôle militaire. Mais ces propos n'avaient pas de retentissement; il était inconnu à son pays. Ceux qui parfois y parlaient de lui, soit pour l'attaquer, soit pour le défendre, le rendaient redoutable ou ridicule en le présentant tantôt comme avide de venger les malheurs de sa famille et les souffrances de la noblesse émigrée, tantôt comme physiquement incapable de jouer un grand rôle et disposé à laisser à son frère seul l'honneur «de lui ouvrir son royaume». Le souci de donner de lui une autre opinion apparaît avec éclat dans une lettre qu'il écrivait au duc d'Harcourt:
«Mon inactivité forcée donne occasion à mes ennemis de me calomnier. Elle m'expose même à des jugements défavorables de la part de ceux qui me sont restés fidèles, jugements que je ne puis appeler téméraires, parce que ceux qui les portent ne sont pas instruits de la vérité ... On vous dira que les progrès de Monsieur me permettent une entière sécurité; on me conduira dans mes États. Mais cela signifie uniquement que l'on me fera venir lorsque les plus grands dangers seront passés. Dieu m'est témoin, et vous le savez, mon cher duc, vous qui connaissez le fond de mon cœur, que j'entendrai avec satisfaction mon peuple répéter le cri des Israélites: Saül a tué mille hommes et David dix mille. Mais ma joie comme frère ne fait rien à ma gloire comme roi; et, je le répète, si je n'acquiers pas une gloire personnelle, si mon trône n'est pas entouré de considération, mon règne sera peut-être tranquille par l'effet de la lassitude générale, mais je n'aurai pu construire un édifice solide.»
Les sentiments exprimés par ce langage revenaient à tout instant dans les entretiens du comte de l'Isle. Le souvenir de (p. 292) son aïeul Henri IV l'obsédait: «Ce n'est qu'en Vendée que je puis réellement l'imiter, disait-il, mourir ou satisfaire les regards de l'Europe fixés sur ma conduite. Une grande partie de ceux qui combattent pour moi ne m'ont jamais vu; je n'ai fait qu'une campagne dans laquelle on a à peine tiré un coup de canon.» Mais, sincère ou non, le désir qu'il exprimait ainsi ne devait pas plus être exaucé pour lui que pour le comte d'Artois, et le tragique dénouement de l'expédition de Quiberon allait détruire les espérances qu'ils avaient fondées sur les insurrections des royalistes de l'Ouest.[Lien vers la Table des Matières]
Bien qu'au mois d'avril 1795, l'expédition que devait commander Puisaye fût irrévocablement décidée et qu'on procédât activement à ses préparatifs, le comte d'Artois, à cette date, était à ce point laissé dans l'ignorance des plans qui allaient être exécutés, qu'il doutait encore de leur réalité. Non seulement on persistait à ne pas l'appeler à prendre part à leur élaboration, et Puisaye, bien qu'il lui eût délégué ses pouvoirs, négligeait de le tenir au courant des incidents auxquels ces préparatifs donnaient lieu, mais encore on affectait de lui en faire mystère. Aussi, dans l'isolement où il vivait, traînant son oisiveté à travers la petite république de Brême, s'irritait-il du dédaigneux abandon dont il était l'objet. Que d'amertume dans les plaintes qu'il adressait au duc d'Harcourt!
«Toutes vos lettres, jusqu'à l'époque du 20 avril, me flattent d'une expédition sur les côtes de France. Les ministres paraissent y compter, et M. de Puisaye avait l'air de n'en pas douter pour l'époque du mois de juin. Je persiste, plus que jamais, à penser que le salut de la France et la tranquillité de (p. 294) l'Europe sont attachés à cette expédition, et que les troubles qui existent dans toutes les parties de la France devraient en faciliter le succès et en rendre les effets décisifs pour la cause générale, si l'Angleterre voulait enfin se persuader que les moyens légitimes sont les seuls qui puissent réussir.
«Mais à quel espoir puis-je me livrer, lorsque je me rappelle tout ce qui s'est passé, et lorsque je compare la circonstance actuelle avec toutes celles dont on n'a pas voulu profiter depuis plus de dix-huit mois? Je ne rappellerai point ici les événements et je ne parlerai pas davantage de la manière dont le cabinet de Londres a répondu à ma franchise, à mon abandon, je dirai même à ma soumission absolue. Vous êtes instruit comme moi de tous ces objets, et tout en me recommandant la confiance, il est impossible qu'en relevant notre correspondance, vous n'accusiez pas le ministère de mauvaise volonté ou d'une faiblesse inexcusable.
«Est-ce donc dans le moment actuel où je puis être assez audacieux et assez confiant pour me flatter de voir réaliser, aujourd'hui, cette expédition promise depuis dix-huit mois et toujours retardée sous de vains prétextes? Car je mets en fait qu'un ministre loyal et homme d'État aurait su calculer qu'il fallait avoir l'air de tout abandonner, au dehors, pour tout défendre, tout rétablir et même tout conquérir au centre de la France, en étouffant dans son propre sein le germe qui détruira l'Europe.
«Sans rappeler le passé, qui est suffisamment gravé dans nos esprits, que vois-je à l'époque présente? La coalition des puissances anéantie, puisque le roi de Prusse a fait sa paix, puisque l'Empire est au moment de conclure la sienne, puisqu'enfin on assure que l'Espagne elle-même a suivi ce honteux exemple. Les rois de Naples et de Sardaigne ne tarderont pas à adopter les mêmes mesures, pour peu que la Convention leur en laisse la possibilité; il restera donc, pour le moment, l'Empereur et l'Angleterre. Mais, en admettant même, ce qui est difficile à croire, que Vienne et Londres n'aient pas donné leur assentiment aux paix qui sont conclues, et qui vont se conclure, connaissons-nous à ces deux cabinets assez de vigueur, de résolution et de moralité, pour penser qu'ils auront (p. 295) le noble courage de soutenir à eux seuls tout le poids de la guerre, et de rendre cette guerre aussi juste que salutaire, en renonçant à tout projet de conquête et en se déclarant les généreux soutiens des autorités légitimes? Nous avons malheureusement trop d'expérience pour nous livrer à un tel espoir, et il ne m'est que trop permis de craindre que l'Empereur ne tardera pas à traiter avec les régicides, et que, volontairement ou par manque d'énergie, l'Angleterre sera entraînée à suivre la même marche.
«Jetons maintenant nos regards sur l'intérieur; il y existe sûrement beaucoup de royalistes et beaucoup d'ennemis de la Convention, malgré le modérantisme qu'elle a adopté maintenant; mais peut-on comparer leur existence et leur position actuelle avec celle qu'ils avaient il y a quatre mois seulement, et, en supposant même que les vues de Charette, en traitant avec la République, puissent être excusables, ou en croyant qu'une partie des meneurs de la Convention veulent tendre à rétablir une sorte de monarchie (ce qui n'est guère probable), puis-je et dois-je me flatter que ce sera dans le moment présent, et d'après l'état actuel des affaires, au dehors et au dedans, que l'Angleterre va exécuter une expédition qu'elle a toujours retardée ou éludée, lorsque tout paraissait en assurer le succès?»
De ces lamentations qui n'étaient que trop justifiées, on doit conclure qu'un découragement profond s'était emparé du comte d'Artois et qu'il doutait tout autant du succès d'une expédition trop tardive, à son gré, que de cette expédition elle-même. Aussi, est-ce sans grand espoir et comme par acquit de conscience qu'il invitait d'Harcourt à s'informer des intentions positives du cabinet britannique. Le projet tenait-il toujours ou était-il abandonné? Et si, malgré la paix qui se négociait au même moment entre la Prusse et la République, l'Angleterre entendait continuer la guerre, à quel moment reconnaîtrait-elle les autorités légitimes et se déciderait-elle à faire agir ce puissant ressort?
Le prince n'avait pas encore reçu une réponse à ses demandes, et sans doute ne les espérait-il pas favorables, lorsque lui parvint à Grattand, près de Brême, dans les derniers jours de juin, une (p. 296) communication de lord Grenville, qui dirigeait en Angleterre le Foreign Office. Ce ministre lui apprenait officiellement que les troupes françaises, à la solde anglaise, étaient expédiées en Bretagne. «Comme l'intention de cet envoi est plutôt de protéger le débarquement des provisions et des munitions militaires que Sa Majesté envoie aux royalistes de la Bretagne, que de tenter une entreprise militaire avec une force si peu considérable, Sa Majesté n'a pas cru devoir proposer à Votre Altesse royale de se joindre à une expédition dont l'issue pourrait être si incertaine.»
La lettre se terminait par de vagues promesses pour le jour où, la Vendée ayant repris les armes et réparé ses revers, il serait utile que le prince reçût le commandement d'un des corps expéditionnaires. Mais, en fait, elle ne disait qu'une partie de la vérité. C'était bien une troupe destinée à combattre que l'Angleterre dirigeait sur les côtes de France sous les ordres du comte de Puisaye et du marquis d'Hervilly. Au moment où le prince adressait ses remerciements à lord Grenville, en insistant pour obtenir de jouer un rôle dans les opérations, cette troupe avait débarqué sur les rivages de la baie de Quiberon, et les irréparables fautes qui la vouaient par avance à un désastre certain étaient déjà commises.
Ces fautes étaient telles, qu'elles frappaient les esprits prévoyants et avisés, et qu'étant restées inexpliquées, on peut se demander aujourd'hui, comme ils se le demandaient alors, si l'Angleterre souhaitait le succès de cette campagne et si, en jetant dans cette aventure l'élite de la marine française, elle n'avait pas cherché à détruire les seuls rivaux qu'elle eût à redouter. Le marquis d'Andigné, dans ses Mémoires, se fait l'écho des rumeurs qui éclatèrent au lendemain de la catastrophe. Mais il les déclare injustes et sans fondement:
«M. Vindham me dit qu'il espérait que je ne soupçonnerais pas les ministres d'avoir nourri un projet aussi perfide; je lui dis, comme je le pensais, que je les en croyais incapables. Si le reproche de perfidie qu'on leur adressait alors était dénué de tout fondement, on ne peut aussi facilement pallier l'ignorance profonde qui avait présidé à la conduite de cette expédition, (p. 297) ignorance que le ministre anglais a généralement montrée dans les expéditions continentales.»
Ignorance ou perfidie, il n'est que trop vrai que les organisateurs avaient manqué de prévoyance et de prudence. Au lieu d'attendre pour faire partir Puisaye que tous les volontaires recrutés en vue de l'expédition, au nombre de douze mille environ, fussent enrégimentés et armés, et au lieu de leur adjoindre les forces britanniques que commandait lord Moira, on décida que Puisaye prendrait les devants avec un effectif de cinq mille hommes. Comment espérer conquérir la France avec si peu de monde? Comment surtout se flatter d'y réveiller l'opinion royaliste, si la présence d'un prince français à la tête de l'expédition ne venait légitimer une tentative faite avec le concours de l'étranger et lui donner un caractère national?
Il est vrai que Puisaye affirmait qu'à peine débarqué, quarante mille chouans, Vendéens et Bretons, viendraient se joindre à lui et qu'en s'avançant à leur tête au cœur de la France, il verrait se rallier à ses drapeaux les populations royalistes, tirées de leur torpeur. Mais compter sur ces secours était encore une illusion. Depuis plusieurs mois, Charette, après avoir signé la paix avec la République, restait au repos. Sans doute, il se préparait à reprendre les armes. Mais il ne les avait pas encore reprises. D'ailleurs, eût-il été déjà prêt à recommencer la guerre, on pouvait toujours craindre qu'il refusât d'associer ses efforts à ceux de Puisaye. Leurs vieilles querelles nées de leurs rivalités n'avaient laissé subsister entre eux que sentiments de défiance et de haine. Quant aux chefs qui n'avaient pas désarmé ou qui s'étaient déjà remis en état de combattre, Stofflet, Cadoudal, Mercier la Vendée, d'autres encore, ils ne disposaient que de quelques milliers d'hommes, et leur secours ne pouvait être suffisamment efficace.
Ces considérations auraient dû, semble-t-il, faire ajourner l'expédition. Mais Puisaye voulait en avoir tout l'honneur. Il avait promis aux Anglais de remettre la Bretagne sous les armes, de s'emparer de la presqu'île de Quiberon, d'entraîner tous les pays royalistes. Présomptueux et vain, il croyait pouvoir venir à bout de la tâche qu'il assumait et, pressé d'agir, il entendait agir seul. La première faute consista donc à aller (p. 298) de l'avant sans s'être assuré des moyens que pouvait fournir l'intérieur du pays. Elle fut le résultat de l'ambition de Puisaye, des rivalités des chefs vendéens et de l'opinion défavorable qu'ils avaient de lui.
Après celle-là, il y en eut d'autres non moins regrettables. Puisaye accrut, comme à plaisir, les défiances qu'il inspirait aux royalistes en écartant de l'expédition des personnages connus par leur dévouement à la cause royale et qui avaient entrepris de recruter des troupes avant que lui-même arrivât en Angleterre. Le marquis du Dresnay et le comte d'Hector furent ainsi mis de côté au dernier moment, bien que les régiments qu'ils avaient formés, et qui portaient leur nom, fussent désignés pour faire partie du corps expéditionnaire. La disgrâce dont ils furent frappés mécontenta très gravement les royalistes, celle du comte d'Hector surtout, à qui Puisaye n'avait à reprocher que d'être l'admirateur et l'ami de Charette. Ancien chef d'escadre, ce vieux marin avait formé son régiment d'officiers de marine. Ils ressentirent cruellement l'affront qui leur était fait dans la personne d'un chef qu'ils vénéraient, et ils en gardèrent à Puisaye un profond ressentiment.
Enlevé à ses marins, d'Hector pouvait prétendre aux fonctions de maréchal général des logis, qui devaient faire de celui qui en était investi le bras droit du général en chef. Puisaye lui préféra le comte d'Hervilly, bien que moins ancien. Jeune encore et soldat réputé, s'étant distingué en Amérique pendant la guerre de l'Indépendance, et ayant donné au roi, durant les plus mauvais jours de la Révolution, des gages éclatants d'intrépidité et de dévouement, d'Hervilly ne semblait pas au-dessous du rôle qui lui était confié. Mais on le disait aussi ambitieux que Puisaye. En outre, il passait pour susceptible à l'excès, impérieux, brutal, affligé d'un détestable caractère, et on ne l'aimait pas. Sa nomination mécontenta la plupart de ceux qui le connaissaient et plus encore les amis du comte d'Hector. Puisaye ne tarda pas à se repentir de l'avoir choisi. Les dissentiments qui éclatèrent entre eux, le jour même du départ de l'expédition, furent aussi une des causes du désastre final, non moins que l'incapacité dont fit preuve dans l'action le malheureux d'Hervilly et qu'il paya de sa vie.
(p. 299) C'était déjà bien grave que l'expédition, au moment de se mettre en route, emportât avec elle tant de germes de division, tant de causes quasi certaines d'échec. Mais à ces inconcevables imprudences on en ajouta une qui les dépassait toutes et qui, en rendant inévitables des trahisons et des désertions, devait, aboutir finalement à une catastrophe. Les régiments désignés pour la Bretagne ne possédaient encore que des cadres. Les officiers avaient été nommés, mais les soldats manquaient. On eut l'idée funeste d'aller les recruter sur les pontons où l'Angleterre tenait, dans une captivité rigoureuse, en les accablant de mauvais traitements, les prisonniers qu'elle avait faits sur les armées de la République.
Mal vêtus, mal nourris, mal logés, ces malheureux appelaient éperdument la fin de leurs maux. En leur proposant de s'enrôler dans les bataillons royalistes, on leur offrait une occasion inespérée d'échapper à leur sort et de revoir leur patrie. Des officiers royalistes furent chargés de leur exposer les avantages qui résulteraient pour eux d'un engagement. On en tenta de la sorte plusieurs milliers. Mais il n'y eu eut guère que quinze cents qui répondirent à cet appel et souscrivirent aux conditions qui leur étaient faites. Ils furent répartis entre les régiments au nombre de cinq qui devaient partir. En y entrant, ces volontaires, pour la plupart, se promettaient de déserter une fois en France. C'est dire que, loin d'être une force pour l'armée royaliste, ils devaient, en l'abandonnant, précipiter sa défaite.
L'Angleterre enfin couronna cette série de fautes et les aggrava en donnant à Puisaye et à d'Hervilly des instructions personnelles à l'un et à l'autre, et si contradictoires, qu'une fois en route, Puisaye ayant voulu arguer de ses pouvoirs et de ses ordres, d'Hervilly put lui en opposer de tout pareils. Ceux qu'avait reçus Puisaye, nommé déjà par le comte d'Artois lieutenant général, mettaient sous son commandement les cinq régiments de Rotalier, de d'Hervilly, de du Dresnay, de La Châtre et d'Hector qui formaient le corps expéditionnaire. Mais ceux qu'on avait donnés à l'amiral Warren, commandant de l'escadre de transport, lui enjoignaient de débarquer sur les côtes de France, dans la baie de Quiberon, (p. 300) un corps de troupes d'émigrés français «sous le commandement du comte d'Hervilly». Si le débarquement était impossible en cet endroit, c'est dans les environs de Bourgneuf qu'il devrait être tenté, ou même sur l'île d'Yeu. En ce cas, le commodore Warren devait agir «d'accord avec M. d'Hervilly» et consulter aussi le comte de Puisaye, «qui, ayant été mis dans la confidence, accompagnait M. d'Hervilly[57]». Ainsi, les instructions qui désignaient Puisaye pour exercer le commandement général étaient contredites par celles qui enjoignaient à Warren de n'agir que d'accord avec d'Hervilly. Ce devait être et ce fut pour les royalistes, aux heures les plus pathétiques de la campagne, une source de discorde et de démoralisation dont nous verrons bientôt les lamentables effets.
Cantonnés aux environs de Southampton et de Portsmouth, les cinq régiments, formant un effectif de cinq mille cinq cents hommes, bien qu'ils ne fussent pas encore au complet, furent réunis le 15 juin, dans la première de ces villes, et embarqués avec l'aumônerie et les divers services de l'armée sur une centaine de transports où avaient été chargés également les canons du régiment de Rotalier uniquement composé d'artilleurs, des approvisionnements, des munitions, cent mille fusils et soixante mille uniformes destinés aux troupes qu'on recruterait en France. Cet immense convoi mit à la voile le 16 juin, sous la protection de l'escadre de Warren composée de dix navires de guerre et de six chaloupes canonnières. L'état-major, auquel s'était adjoint l'évêque de Dol, prit place à bord de la Pomone, où l'amiral avait arboré son pavillon.
Le premier corps de débarquement était à peine parti, qu'on s'occupa d'en former un second destiné à le soutenir. Celui-ci devait être formé de deux régiments d'infanterie anglaise, dits fusiliers et chasseurs d'York, et de cinq régiments d'émigrés français: Rohan, Salm, Périgord, Damas et Béon, qui avaient fait partie de l'armée de Hollande. On venait de les rappeler (p. 301) du Hanovre où ils s'étaient retirés après la défaite des armes britanniques.
Les deux régiments d'York étaient seuls au complet; ils comptaient deux mille hommes. Des cinq autres ne restaient que des débris; leur effectif représentait à peine quinze cents combattants. C'étaient du moins des soldats d'élite, aguerris et entraînés, desquels on pouvait attendre des prodiges, alors surtout qu'ils devaient être appuyés par deux mille fantassins réguliers. Mais il était écrit que tout, dans cette malheureuse expédition, serait marqué au coin de l'imprévoyance. Au dernier moment, les régiments d'York furent retenus à Portsmouth; on ne fit partir que les corps d'émigrés.
On avait désigné pour les commander, sous l'autorité suprême de Puisaye, le comte de Sombreuil, fils de l'ancien gouverneur de la Bastille, que, lors des massacres de septembre, l'héroïsme de sa fille avait arraché à la mort et que, deux ans plus tard, la Terreur avait envoyé à l'échafaud. Charles de Sombreuil atteignait en 1795 sa vingt-sixième année. Quoiqu'il fût encore un jeune homme, il s'était acquis parmi les émigrés une brillante réputation militaire. Cette circonstance décida du choix qui fut fait de lui pour conduire en Bretagne la deuxième expédition. Sa jeunesse, son héroïsme, sa fin tragique à la veille de son mariage avec une jeune fille qu'il aimait éperdument, tout a contribué à exciter autour de son nom et de ses malheurs une pitié profonde. Entre les victimes de cette lamentable équipée, il n'en est pas qui ait, à un plus haut degré que lui, mérité d'être plaint. Il se mit en chemin le 9 juillet pour se rendre à Quiberon où le premier corps avait opéré son débarquement depuis douze jours.
La traversée s'était heureusement accomplie. En cours de route, à la hauteur de Penmarch, entre Brest et Lorient, on avait à l'improviste rencontré la flotte républicaine, commandée par Villaret-Joyeuse. Déjà épuisée par un combat qu'elle avait soutenu, le 23 juin, contre l'amiral Cornwallis, elle cherchait à se rapprocher des côtes d'où, la veille, une tempête l'avait éloignée. L'amiral Warren était parvenu à l'éviter, grâce au secours d'une autre escadre anglaise qui tenait la mer dans ces parages sous les ordres de lord Bridport. Celui-ci, prévenu (p. 302) à temps, s'était placé entre le convoi royaliste et la flotte républicaine avec quatorze vaisseaux de ligne, dont huit à trois ponts, et cinq frégates, auxquels Villaret-Joyeuse ne pouvait opposer que des forces sensiblement inférieures. Contraint d'opérer sa retraite en faisant face à son adversaire, il ne parvint à gagner Lorient qu'après avoir laissé trois de ses navires au pouvoir des Anglais. Pour comble d'infortune, il eut, en arrivant dans ce port, le cruel spectacle de plusieurs de ses équipages désertant en masse pour rejoindre les chouans, qui, sur la nouvelle de la prochaine arrivée à Quiberon d'une armée royaliste, se portaient au-devant d'elle.
Taudis que se déroulaient ces incidents, l'amiral Warren, escortant le convoi confié à sa garde, continuait sa route vers su destination. À bord des bâtiments qui les ramenaient dans leur patrie, les émigrés, convaincus que la Bretagne d'abord, la France ensuite allaient se lever à leur voix, célébraient leurs futurs succès. Bruyants, exaltés, donnant une fois de plus, à l'approche des périls redoutables qu'ils affrontaient de gaieté de cœur, la preuve de leur légèreté et de leur entière ignorance des changements survenus dans les âmes françaises depuis qu'ils avaient fui leur pays, ils escomptaient par avance la réussite des projets dont ils se faisaient les instruments et le rétablissement de la royauté. Ils saluaient, comme s'ils en eussent vu déjà se lever l'aurore, les jours de vengeance et de réparation auxquels ils croyaient toucher.
À leurs propos, on eût deviné que les misères de l'exil ne les avaient corrigés ni de leur crédulité, ni de leur scepticisme, ni de leurs dispositions à s'illusionner en évoquant leurs espérances. Ils perdaient même de vue l'impression douloureuse et irritante qu'allait nécessairement causer aux patriotes français l'enthousiasme que manifestaient ces revenants en s'avançant contre leur patrie, la main dans la main de ses ennemis séculaires, et que causait même à ceux-ci la forme sous laquelle ils le voyaient éclater. Un officier de la marine anglaise, sir Philip Durham, qui commandait une frégate de l'expédition, racontait longtemps après «que les Français qu'il avait à son bord le scandalisaient tellement par la licence et l'impiété de leurs propos, que, malgré les quarante-six ans écoulés depuis, l'impression (p. 303) de dégoût qu'il en avait reçue subsistait dans toute sa force[58].»
Sans doute, ils ne croyaient pas la trahir. En marchant à la conquête des biens dont la Révolution les avait dépouillés, en cherchant à délivrer la France, à relever l'autel et le trône, à venger des victimes, ils ne doutaient pas qu'ils n'exerçassent un droit sacré. Mais peut-être eût-il été plus digne et plus sage d'apporter dans l'exécution d'une entreprise qu'ils considéraient comme légitime et nécessaire, et de laquelle ils attendaient le salut, plus de retenue, plus de modération et surtout un plus pressant souci d'union et d'entente entre eux. Ces considérations malheureusement leur échappaient. Si près d'expier leur folie, ils ne semblaient pas encore avoir mesuré les responsabilités pourtant si graves qu'ils étaient eu train d'encourir, lorsque, le 25 juin, la flotte qui les transportait jeta l'ancre dans la baie de Quiberon.[Lien vers la Table des Matières]
Dès le 23, un bâtiment, la Galathée, détaché de l'escadre avait porté à terre deux chefs chouans: le comte du Bois-Berthelot et le chevalier de Tinténiac. Ayant quitté leur commandement pour aller conférer à Londres avec le comte de Puisaye, ils arrivaient d'Angleterre avec lui. Débarqués à l'avance, ils étaient chargés de rassembler leurs chouans afin de protéger la descente du corps expéditionnaire. Le point où il débarquerait n'était pas encore désigné. D'Hervilly voulait que ce fût à l'île d'Yeu[59], défendue par une petite garnison, mais dont il serait facile de s'emparer et d'où on pourrait aisément communiquer (p. 304) avec Charette. Puisaye professait une opinion contraire. Considérant Charette comme un rival, passionnément désireux de se passer de son concours, il entendait débarquer sur les rivages de Quiberon, puis, sans perdre une minute, marcher sur Vannes et sur Rennes qu'on savait insuffisamment défendues. Une fois à Rennes, on serait maître de toute la Bretagne, et il serait temps alors de revenir à Charette.
Les deux chefs de l'expédition étant ainsi divisés, l'amiral Warren, que ses instructions invitaient à s'entendre en tout avec eux, ne savait quel parti prendre. Le retour de Tinténiac et de du Bois-Berthelot coupa court à ses hésitations. Ils annonçaient que la côte de Carnac était libre et sans défense, que les chouans allaient accourir par milliers afin de protéger le débarquement. La circonstance parut décisive à l'amiral anglais. Il se rangea à l'opinion de Puisaye, et la descente sur la côte de Carnac fut résolue.
Tinténiac et du Bois-Berthelot repartirent aussitôt pour se mettre à la tête des chouans. Ceci se passait dans la journée du 25 juin. Puisaye aurait voulu débarquer sur l'heure. D'Hervilly s'y opposa. Il tenait à s'assurer par lui-même que la côte était vide de défenseurs. Il consacra tout le lendemain à longer le rivage à bord d'un lougre, une lunette d'approche à la main, et perdit ainsi un temps précieux. Dans la soirée seulement, les émigrés furent embarqués sur des bateaux plats qui devaient les conduire dans l'anse de Carnac. Ils y débarquèrent le 27, dès le lever du soleil, après avoir vu flotter le drapeau blanc au sommet de la butte Saint-Michel. Ce drapeau annonçait aux arrivants que les quelques soldats républicains qui gardaient Carnac avaient été mis en fuite par les chouans.
Sur ce premier succès des royalistes, qui précéda la mise à terre de l'expédition, nous avons, entre autres récits, celui d'un témoin oculaire, le chouan Rohu, appartenant à la légion de Georges Cadoudal, et sous les ordres duquel on avait placé les matelots de l'escadre de Villaret-Joyeuse, qui avaient déserté en arrivant à Lorient, après le combat naval du 23 juin, pour se porter à la rencontre des émigrés.
«Le 27 juin, raconte Rohu, la flotte anglaise portant les troupes de débarquement ayant enfin paru dans la baie, nous (p. 305) nous portâmes vers la côte, ayant M. de Tinténiac à notre tête. Le bourg de Carnac et la butte de Saint-Michel étaient occupés par les troupes du général républicain Romand. Le général de Tinténiac dirigea une colonne sur ce bourg, et nous marchions avec lui vers Saint-Michel où flottait le drapeau tricolore. Nos marins, sans hésitation aucune, montèrent la butte sous le feu de l'ennemi, et nous n'étions devancés que par notre général qui courait de toutes ses forces. À notre arrivée au sommet, les bleus descendirent rapidement du côté opposé, se dirigeant vers le bourg. Aussitôt, on fait descendre les insignes de la Révolution. Tinténiac met bas ses habits, tire sa chemise, l'attache à la drisse du pavillon et improvise ainsi le drapeau blanc. Il m'ordonne de poursuivre les troupes républicaines qui fuient dans la direction de Plouharnel; lui marche vers la côte pour se mettre en communication avec l'escadre. Dans leur fuite, douze soldats de Romand allèrent vers le Paux, et se trouvèrent, d'un côté coupés par la mer, de l'autre par les miens qui les avaient devancés sur la route de Plouharnel; ils furent obligés de se rendre. Je continuai la poursuite jusqu'au village de Pontneuf-en-Plouharnel, et là je reçus l'ordre de prendre poste au village de Sainte-Barbe en face du fort de Penthièvre[60].»
En même temps, du Bois-Berthelot s'emparait du bourg de Carnac sans rencontrer d'ailleurs aucune résistance. De toutes parts, les forces républicaines, rares et éparses, se repliaient sur Hennebont, en vertu des ordres de Hoche. Il venait d'arriver à Vannes, et constatant l'absence totale de moyens de défense, il préférait reculer jusqu'au moment où, ayant sous la main les effectifs qu'on lui envoyait en toute hâte des cinq départements placés sous son autorité, il serait en état de reprendre l'offensive.
La côte balayée par les chouans, l'expédition mit pied à terre, au milieu d'un indescriptible enthousiasme. Il fut à son comble lorsque, au milieu des émigrés qui se présentaient pêle-mêle avec les marins anglais, on vit apparaître le grand aumônier, Mgr de Hercé, accompagné de ses prêtres. Ils avaient tous repris leur costume ecclésiastique. On s'agenouillait devant (p. 306) eux; on leur baisait les mains. On suppliait l'évêque de bénir cette foule prosternée, et de toutes parts retentissaient les cris: Vive Dieu! vive le roi! Le lendemain, dans une lettre envoyée à Londres, un officier attaché à l'expédition écrivait:
«Je croyais qu'il n'y avait plus de bonheur pour moi sur la terre; mais, depuis que ces braves chouans m'ont serré dans leurs bras, nous prenant à témoins les uns après les autres de leur fidélité, renouvelant dans nos mains leur serment de ne jamais abandonner ni leur Dieu, ni leur roi, je vois qu'il me reste encore une patrie[61].» Et faisant allusion à des épisodes des guerres livrées autrefois sur la côte bretonne entre Français et Anglais, il ajoutait cette phrase qui marquait tristement combien avait changé depuis la noblesse française, alliée maintenant aux anciens ennemis de la France: «Mon père défendait Quiberon. Voilà son fils et le fils de Tinténiac qui leur succèdent. Puissent-ils les trouver dignes d'eux!» Il est vrai qu'on lit dans une autre lettre: «Je croirais que les troupes anglaises ne paraîtront pas en France. Les préjugés des Bretons s'y opposent, et la déclaration de M. de Puisaye leur promet qu'il n'y aura aucune troupe étrangère. Si on en demande, elles seront prêtes.»
Ces quelques lignes révèlent l'une des causes qui déjà mettaient les Bretons en défiance. Ils nourrissaient contre les Anglais une haine séculaire et invétérée. Ils répugnaient à marcher par eux et avec eux. Puisaye avait prévu les effets de cette répugnance, et, dans la proclamation dont il s'était fait précéder en vue d'appeler les Bretons aux armes, il déclarait que l'armée royaliste qu'il commandait serait «entièrement composée de troupes françaises». Les chouans n'en furent pas moins choqués par la vue des matelots anglais. Ce fut de même une déception pour eux de constater l'absence du prince français dont on leur avait annoncé la venue.
Il convient, au surplus, d'observer que, si l'Angleterre s'opposa à ce que ses propres soldats participassent aux opérations dont l'envoi des émigrés à Quiberon marquait le début, ce n'est pas qu'elle craignît d'offenser les Bretons, mais parce qu'elle ne voulait exposer ses effectifs que lorsqu'elle serait sûre qu'ils (p. 307) seraient soutenus par un grand mouvement de rébellion à l'intérieur de la France.
Cette intervention de l'Angleterre ne fut pas d'ailleurs l'unique motif du découragement qui ne tarda pas à s'emparer des chouans. Ils étaient venus au-devant des émigrés remplis d'ardeur et de confiance. Mais, à peine arrivés, ceux-ci, presque tous nobles et entichés de préjugés, les blessèrent par leur arrogance et par le mépris dans lequel ils affectaient de les tenir. Ces obscurs serviteurs de la cause royale ne leur inspiraient que railleries et dédains. Ils les traitaient sans ménagements, voire avec brutalité. Puisaye, qui connaissait «ces pauvres chouans» pour les avoir, en Vendée, menés au combat, savait comment il fallait s'y prendre pour les amadouer et pour utiliser leur intrépide bravoure; il eut soin de ne pas les offenser. Il n'en fut pas de même de d'Hervilly. Lorsqu'il eut à leur distribuer des uniformes et des armes, il s'irrita de leur impatience, de la précipitation et du désordre qu'ils mirent à s'emparer des fusils, des munitions et des vivres. Il leur parla durement. Puisaye étant intervenu pour les justifier, d'Hervilly menaça de repartir sur-le-champ avec les cinq régiments à la solde de l'Angleterre.
Il y eut d'autres incidents qui donnèrent lieu à des altercations regrettables entre chouans et émigrés, voire à des scènes tragiques. En essayant leurs fusils, les chouans blessèrent deux soldats arrivés d'Angleterre. On alla jusqu'à raconter que deux cents paysans qui avaient assisté au débarquement des émigrés, étant restés sans répondre au cri de: Vive le roi, poussé par ceux-ci dont ils ne comprenaient pas la langue, les chouans les auraient fusillés. «Ils en ont tué plusieurs, arrêté vingt, pendu dix-sept, le comte d'Hervilly a sauvé les trois autres[62].»
Ces faits et d'autres, rapprochés de ce qu'on racontait de la sauvagerie et de la cruauté des chouans, de leur manière de combattre, eurent pour effet d'accroître le mépris des émigrés pour (p. 308) eux. Dès qu'ils eurent pris contact les uns avec les autres, ce fut une cause de divisions qui allèrent en s'aggravant de plus en plus. Rohu nous en fournit un témoignage dans le journal manuscrit que nous avons déjà cité.
«Le lendemain, Georges m'envoya porter une lettre au général d'Hervilly commandant en chef des troupes débarquées, qui avait établi son camp au bourg de Carnac. Je fus bien accueilli par le général, qui me fit passer au salon où on me servit à boire et à manger en attendant la réponse. Deux messieurs entrèrent dans le salon, et faisant le tour de la table, l'un dit à l'autre:
«—Qu'est-ce que cela?
«—C'est un chouan, apparemment, répondit l'autre; on ne voit que cela ici.
«Me levant de table, je leur dis:
«—Prenez patience, messieurs; avant longtemps, vous en verrez d'une autre couleur plus que vous ne voudrez.
«Là-dessus ils sortirent, et je remontai près du général auquel je racontai ce qui venait de se passer. Il me parut très mécontent des propos qu'on m'avait tenus et envoya son homme s'informer de ces personnes. En me quittant, il me pria d'oublier ce petit désagrément, et de venir hardiment le trouver quand les besoins du service l'exigeraient, m'assurant que pareille chose n'arriverait plus.»
Contrairement à cette promesse, «pareille chose» se renouvela souvent, engendrant dans la masse des forces royalistes des dissentiments, lesquels n'étaient après tout qu'une image de ce qui se passait entre les chefs. Loin de se rapprocher, de se réconcilier, de s'entendre, alors que le souci de la cause qu'ils défendaient leur en faisait un devoir, ils se dénigraient et se contrecarraient. Ils contribuaient ainsi à diviser leur armée en deux camps ennemis: d'un côté, les chouans ralliés à Puisaye, de l'autre, les émigrés généralement plus favorables à d'Hervilly.
Il avait été décidé qu'aussitôt après le débarquement, une cérémonie religieuse aurait lieu sur la plage. Mgr de Hercé devait y célébrer la messe en présence de toutes les troupes assemblées, y bénir leur drapeau et y proclamer roi Louis XVIII. comme successeur de Louis XVII dont on venait d'apprendre (p. 309) la mort. Cette cérémonie fixée au 28, d'Hervilly s'abstint d'y venir. Il assista avec ses troupes à une messe basse dans l'église de Carnac, tandis que non loin de là, en plein air, Mgr de Hercé officiait en présence de Puisaye, des chouans revêtus de leur nouvel uniforme rouge et sous les yeux d'un peuple immense accouru de toutes les communes du littoral.
Ainsi, les causes de querelles, et partant de faiblesse, étaient de tous les instants. Puisaye, on l'a vu, aurait voulu s'avancer dans l'intérieur. Les chefs chouans étaient du même avis et entre autres Georges Cadoudal, que mécontentait déjà l'attitude de d'Hervilly. Mais celui-ci s'y refusa; il entendait d'abord laisser ses troupes se reposer et se refaire; il voulait aussi attendre la division Sombreuil qui devait fournir à l'armée un renfort de quinze cents combattants solides et aguerris. C'est du moins le prétexte qu'il allégua. Mais ce n'était qu'un prétexte, puisque, lorsque cette division arriva, il négligea de l'utiliser. Son concours étant rigoureusement nécessaire, il fallut se soumettre à sa volonté. Toute l'armée, émigrés et chouans, prit ses cantonnements dans les divers villages échelonnés sur la côte, et c'est à peine si, par quelques reconnaissances en avant, on protégea l'armée contre les attaques des républicains.
Le chouan Rohu constate dans son journal cette immobilité et ses effets. «À la nouvelle du débarquement, le peuple, de plusieurs lieues à la ronde, accourait en foule pour prendre des armes et s'enrôler pour le service du roi ... L'enthousiasme était inexprimable, tant on avait hâte de se délivrer du joug révolutionnaire. Des colonnes de chouans furent dirigées sur Auray et deux sur Landèvant, qui eurent divers engagements avec les bleus, mais qu'on ne voulut seconder ni par l'artillerie, ni par les troupes de ligne. Aussi, Hoche ne tarda pas à s'apercevoir que le mouvement royaliste était dirigé par des hommes qui ne connaissaient point le dévouement des Bretons à la cause de la légitimité. En ce moment, si les émigrés avaient avancé dans l'intérieur, il était visible que la Bretagne se soulevait en masse, tant était grande la joie produite par la nouvelle de l'arrivée d'une armée royale.»
Pendant ce temps, Puisaye consacrait ses loisirs à accabler de (p. 310) lettres pressantes le cabinet britannique. Il demandait des renforts, de l'artillerie, des chevaux, des armes, des vivres, un million en or afin de pouvoir nourrir les quatre-vingt mille hommes qu'il allait avoir sur les bras, disait-il. Il demandait que les troupes soldées par l'Angleterre fussent sous son commandement direct, et que d'Hervilly, tout en conservant le sien, fût mis à ses ordres. «Avec cela, écrivait-il au ministre Windham, je vous réponds de la Bretagne entière ... Il n'y a rien à épargner et la France est sauvée.»
Quelques jours plus tard, après le désastre de Sainte-Barbe que nous racontons plus loin, non langage changera. Il n'aura plus confiance dans les troupes dont d'Hervilly, mortellement blessé dans ce combat, a dû lui laisser le commandement: «L'intervention de vos troupes est nécessaire, écrit-il à Windham, et je préférerais maintenant deux mille Anglais à six mille Français.» Ces lignes révoltantes sous une plume française se peuvent-elles justifier? Les chouans étaient-ils devenus moins braves? Les émigrés manquaient-ils de courage? Non certes. Mais ils étaient découragés par les revers qu'ils venaient de subir, par ceux qu'ils prévoyaient et par l'imminence du péril auquel les avait livrés l'incapacité de leurs chefs.
Vingt-quatre heures après le débarquement, d'Hervilly donna une nouvelle preuve de la sienne en refusant d'aller en avant comme le souhaitait Puisaye et en prenant, pour agir, des délais qui permirent à Hoche de concerter, sans être inquiété, des mesures énergiques et rapides. Dès le 30 juin, le général républicain avait sous la main assez de soldats pour s'emparer tour à tour d'Auray, de Mendon et de Landèvant, qu'avaient occupés les chouans commandés par Vauban, Tinténiac et du Bois-Berthelot. Avec des canons et des troupes du corps expéditionnaire, ces trois chefs se faisaient fort de résister et de se maintenir dans leurs postes. D'Hervilly refusa de leur envoyer ces secours, bien qu'il les leur eût promis, et les chouans durent rétrograder en ramenant du Bois-Berthelot grièvement blessé. Cet échec était un avertissement. En même temps qu'il donnait tort à l'immobilité de d'Hervilly, il l'obligeait à y mettre un terme et le détermina à procéder, sans retard, à une opération à laquelle il attachait la plus haute importance.
(p. 311) À l'ouest de la baie de Quiberon, se trouve la presqu'île de ce nom, à l'extrémité d'une plage étendue, plate et sablonneuse, qu'on appelle dans le pays la Falaise. Longue d'environ quinze kilomètres et renfermant un assez grand nombre de bourgs et de villages dont celui de Quiberon et celui de Port-Halliguen où devait s'achever, dans un effroyable désastre, l'écrasement des royalistes, la presqu'île est reliée au continent par une étroite langue de terre, qui se rétrécit en avançant. Cette langue est resserrée entre les eaux de la baie et celles de la mer sauvage. À l'endroit où son élargissement marque l'entrée de la presqu'île, s'élève le fort Penthièvre, bâti sur des rochers escarpés que les flots recouvrent à la marée montante; il défend la presqu'île du côté de la terre et du côté de la mer. Du côté de la terre, il en est, en quelque sorte, la clef, ses canons dominant la Falaise, et, du côté du large, ils peuvent tenir à distance une flotte ennemie.
Ayant compris l'importance stratégique de ce poste, d'Hervilly avait résolu de s'en emparer et de se rendre maître de la presqu'île. Elle lui offrait un abri sûr pour son armée, si celle-ci était obligée de se replier, un dépôt pour les immenses approvisionnements amenés d'Angleterre, la possibilité de rester en communication avec les escadres anglaises, de se ravitailler, par conséquent, et au besoin de se rembarquer.
Cette fois, Puisaye fut d'accord avec lui. Le 30 juin, à leur demande, l'escadre anglaise opéra une reconnaissance. Elle se rapprocha de la côte et envoya sur le fort une centaine de boulets. C'est à peine s'il répondit. On en conclut qu'il était sans défense et on décida de l'attaquer par terre, ce qui fut fait dans la nuit du 2 au 3 juillet. La garnison se composait de quatre cent cinquante hommes. Bloquée depuis plusieurs jours dans la presqu'île, elle était dépourvue de vivres et de munitions. À la première sommation, le commandant se déclara prêt à capituler. Sans qu'un coup de fusil eût été tiré, il convint avec d'Hervilly des termes d'une convention. Elle assurait à la garnison les honneurs de la guerre, ainsi qu'une libre retraite après avoir déposé les armes au pied du glacis.
Pendant qu'on discutait, d'autres troupes amenées par Puisaye arrivèrent en vue de tenter l'assaut. D'Hervilly sortit (p. 312) pour arrêter ce mouvement et annonça à Puisaye ce qui venait d'être décide. Puisaye protesta. Il allégua que les soldats républicains étaient sujets du roi, que des sujets ne traitent pas avec leur souverain et que la garnison devait se rendre à discrétion. D'Hervilly se laissa convaincre. Il revint auprès du commandant; il lui notifia qu'elle serait passée au fil de l'épée si elle persistait à réclamer les honneurs de la guerre. Le commandant renonça à toute résistance et se rendit sans conditions.
Les deux généraux, renouvelant et aggravant l'imprudence qu'on avait déjà commise en Angleterre en recrutant des soldats parmi les prisonniers français détenus sur les pontons, proposèrent à la garnison de s'enrôler parmi les troupes royalistes. Elle accepta en partie, et apporta dans les régiments où elle fui incorporée de nouveaux éléments de trahison. Quant aux hommes qui refusèrent, officiers pour la plupart, ils furent expédiés en Angleterre. Puisaye, en les faisant partir, oublia qu'ils étaient Français comme lui et écrivit à Windham en l'invitant «à les traiter, dans les prisons, comme des scélérats dont les excès avaient prononcé l'arrêt». Windham eut le bon goût de ne pas tenir compte de la recommandation, et, plus tard, ces officiers reconnurent que, contrairement à ce qui se passait pour la plupart de leurs compatriotes, les Anglais les avaient traités «comme des prisonniers sur parole et avec assez d'humanité».
On a vu quels avantages d'Hervilly comptait tirer de la prise du fort Penthièvre. Mais ils ne pouvaient être effectifs qu'autant qu'il conserverait ses communications avec le dehors et ne se laisserait pas cerner dans la presqu'île. À la vérité, si la porte lui en était fermée, il garderait ses communications avec la flotte anglaise. Mais, pour que le secours qu'en ce cas il en pouvait attendre, fût efficace, il fallait que les vents ou la marée permissent aux bâtiments de se rapprocher de la côte, et, s'il y avait lieu de procéder à un embarquement précipité, qu'ils fussent assez nombreux pour prendre à leur bord, non seulement les troupes qu'ils avaient amenées d'Angleterre, mais encore les légions de chouans, au total un effectif de douze mille hommes environ, sans parler de la population du littoral, vieillards, femmes, enfants, qui déjà venaient, avec (p. 313) leurs charrettes et leur bétail, rejoindre l'armée royaliste par peur des troupes républicaines et y jetaient le désordre et le désarroi.
Le péril qui résultait de ces éventualités n'échappait pas à d'Hervilly. Il semble bien qu'il ait voulu le prévenir, puisque, dès ce moment, il donna l'ordre à Vauban de s'établir de Carnac à Sainte-Barbe, de manière à former une ligne de défense en avant de la presqu'île. Mais c'était déjà trop tard. En apprenant l'occupation de la presqu'île de Quiberon par les royalistes, Hoche avait résolu de les y enfermer. Assuré d'y parvenir, il mandait à son chef d'état-major: «Ils sont ainsi que des rats enfermés dans Quiberon,» et il faisait dire au Comité de salut public «d'être tranquille sur les suites du débarquement». La défaite de ces rebelles n'était plus qu'une affaire de quelques jours.
En même temps, ses troupes, de toutes parts, marchaient vers la presqu'île, délogeant les chouans de leurs positions, les obligeant à se replier et chassant devant elles une masse de peuple affolé. Vainement Vauban essayait de tenir tête à l'ennemi. D'Hervilly ne lui envoyait aucun secours. Les chouans, exaspérés de n'être pas soutenus par les troupes soldées, refusaient de se battre, jetaient leurs armes et s'enfuyaient.
—Pourquoi et pour qui donc sont venus tant de secours de l'Angleterre, si l'on ne veut pas s'en servir? s'écriait Cadoudal. Je me reproche bien d'avoir été un des chefs qui ont protégé cette descente, qui ne tend à rien moins qu'à faire écraser le parti par le système destructeur que l'on a adopté.
Les plaintes de Cadoudal n'étaient que trop fondées. Les troupes soldées n'avaient encore pris part à aucune action, si ce n'est à la prise du fort Penthièvre, qui s'était faite sans combat. Les chouans s'étonnaient et s'indignaient d'une immobilité qu'ils ne s'expliquaient pas plus qu'ils ne s'expliquaient maintenant cette retraite de toute l'armée. Rohu, qui était à Sainte-Barbe, raconte, non sans amertume, que son colonel à la vue des républicains, lui donna l'ordre, non d'aller en avant, mais de se tenir à l'arrière-garde pour protéger les habitants qui, de plus de trente paroisses, fuyaient devant les bleus. «La mer était basse et l'anse de Plouharnel était encombrée (p. 314) de femmes portant ou traînant leurs enfants, de charrettes chargées de tout ce qu'on avait eu le temps d'y mettre en grains, en linge, d'hommes poussant leur bétail devant eux et réclamant à grands cris notre secours pour les préserver de la fureur des ennemis qui tiraient sur eux et avaient même déjà pris plusieurs charrettes.»
Ainsi se réalisait pour le général Hoche l'espoir qu'il avait conçu en voyant d'Hervilly s'emparer du fort Penthièvre. Émigrés, chouans, populations fugitives, allaient se trouver prisonniers dans la presqu'île. Les chouans y arrivèrent exaspérés et découragés. D'Hervilly mit le comble à leur colère en essayant de refuser le passage du fort à tout ce peuple où se trouvaient leurs femmes et leurs enfants et qui s'était mis sous leur protection. Puisaye dut user de son autorité pour obtenir que ces malheureux pussent se réfugier dans la presqu'île, et qu'on leur distribuât des vivres. Mais le ressentiment des chouans contre d'Hervilly en devint plus vif. Les défiances qu'ils nourrissaient contre les troupes soldées s'accrurent et s'envenimèrent.
Le 5 juillet, en visitant les postes chouans, Puisaye constata ces dispositions. Ce n'était plus, il l'avoue dans ses Mémoires, comme aux premiers jours, où lorsqu'on l'apercevait, on l'accueillait aux cris de: Vive le roi! Partout on observa un morne silence. Inutilement, il assura que la retraite des troupes soldées n'avait été qu'une feinte pour attirer l'ennemi, il ne persuada personne. Les chouans, après avoir salué les émigrés comme des libérateurs, les accusaient d'avoir fait manquer l'expédition et appelaient sur eux la vengeance du ciel. Le fougueux Georges Cadoudal n'apportait aucune retenue dans l'expression de sa colère et regrettait «que ces monstres n'eussent pas été engloutis dans la mer, avant d'arriver à Quiberon».[Lien vers la Table des Matières]
Après avoir poursuivi les chouans jusqu'au delà de Sainte-Barbe, Hoche s'arrêta et s'établit sur les positions d'où il venait de les chasser. En allant plus loin, il se fût exposé aux feux du fort Penthièvre et à ceux des canonnières anglaises embossées non loin du rivage. Il lui suffisait, pour le moment, d'avoir jeté l'armée royaliste dans la presqu'île. Il fallait maintenant l'empêcher d'en sortir. Dans ce but, il fit dresser en avant de son camp, adossé au village de Sainte-Barbe, une ligne de défense longue d'environ quatorze cents mètres. Du fort Penthièvre, les émigrés purent voir, durant huit jours, à l'extrémité de la Falaise et sur la dune sablonneuse, les soldats républicains travailler à ces retranchements qui bientôt se hérissèrent de canons. Quand ils furent achevés, la presqu'île se trouva fermée; à moins de se rendre maître de ces redoutes, ceux qu'elle contenait ne pouvaient plus en sortir que du côté de la mer. C'est là ce que Hoche avait voulu. Couvert par ces fortifications improvisées et fortement gardé sur ses derrières, il pouvait à loisir combiner ses opérations contre le fort Penthièvre, à l'abri des feux de l'escadre anglaise, et attendre au besoin que les royalistes eussent épuisé leurs subsistances et leurs munitions.
Cependant d'Hervilly et Puisaye ne semblent pas s'être alarmés du péril qu'ils couraient. Un second convoi récemment parti d'Angleterre était attendu. Il devait apporter des munitions, des vivres et la division de Sombreuil. Avec ces secours, on serait en mesure d'attaquer efficacement l'armée républicaine. Mais, en attendant, il y avait quotidiennement trente mille bouches à nourrir, et tout, dans la presqu'île, commençait (p. 316) à manquer, voire du foin pour le petit nombre de chevaux qu'on avait pu réunir. Il parut nécessaire de rétablir par terre, et sans retard, la communication avec le dehors, ce qui ne se pouvait que si l'on reprenait position en avant de la presqu'île. Une tentative eut lieu à cet effet dans la nuit du 6 au 7 juillet. Mais, en dépit d'héroïques efforts, elle échoua par défaut d'unité dans le commandement, s'il faut en croire la relation de deux officiers royalistes qui y avaient pris part: Contades et Vauban. D'après le premier, l'échec eut encore une autre cause. Les recrues venues d'Angleterre et celles qu'on avait faites dans la garnison du fort Penthièvre en s'en emparant prirent la fuite et entraînèrent le reste de l'armée, malgré les efforts des officiers dont plusieurs furent blessés. «Nous fûmes écrasés de boulets et d'obus,» dit Contades.
Cette défaite acheva de porter le découragement dans l'âme des chouans. Cadoudal, furieux des fautes commises, menaça de partir coûte que coûte avec ses hommes.
—Ils veulent sortir d'ici; je le veux comme eux, et nous en sortirons.
Pour apaiser sa colère, Puisaye et d'Hervilly durent se rallier à un plan d'offensive dont, semble-t-il, il était l'auteur. Ce plan consistait à se débarrasser de trois mille hommes, pères de famille, pressés de retourner chez eux, et considérés comme des bouches inutiles. Sous les ordres de deux chefs, Lantivy et Jean Jan, ils seraient transportés au bas de la rivière de Pont-Aven, d'où ils pourraient rentrer dans leurs villages. Avant eux partiraient les chouans de Georges, ceux de Mercier la Vendée, ceux de d'Allègre conduits par leurs chefs, et une compagnie de Loyal-Émigrants. Cet effectif de trois mille cinq cents hommes, sous le commandement supérieur de Tinténiac, irait débarquer à la côte de Sarzeau, d'où il se dirigerait vers Saint-Brieuc, pour y recevoir un convoi d'émigrés, envoyé de Jersey et de Guernesey. Grossi de ces arrivants, il reviendrait sur ses pas en ramassant au passage ce qui restait de royalistes en armes dans le département des Côtes-du-Nord. Georges espérait former ainsi un corps de vingt mille combattants qui tomberait sur l'armée républicaine, tandis que celle de Quiberon attaquerait les retranchements de Sainte-Barbe. D'après (p. 317) Georges, un mois devait suffire pour l'exécution de ce plan. Il fut adopté, et les chouans désignés pour quitter la presqu'île furent embarqués le 10 juillet.
Puisaye prétend dans ses Mémoires que le projet n'était pas tel qu'il vient d'être exposé d'après les dires de l'abbé Guillemin, secrétaire de Georges. À en croire Puisaye, ce n'est pas au bout d'un mois que Tinténiac devait revenir, mais au bout de quatre jours; il devait battre le pays, soulever les royalistes et se jeter le 16 sur les derrières de l'armée de Hoche, qu'à cette date d'Hervilly voulait attaquer de front. Mais Vauban, qui généralement est plutôt favorable à Puisaye, lui donne un démenti sur ce point. Il raconte que Tinténiac reçut l'ordre de faire la guerre en Bretagne, de s'attacher particulièrement à incommoder l'ennemi, et de faire l'impossible pour «opérer quelque diversion utile», tâche laborieuse qui exigeait évidemment plus de quatre jours.
Quoi qu'il en soit, Tinténiac une fois parti ne revint pas. Débarqué à Sarzeau, il conduisit ses troupes au château de Callac où elles passèrent la nuit et la journée du lendemain. C'est là qu'un émissaire royaliste lui apporta une lettre des agents royalistes de Paris, tous hostiles au comte d'Artois et à Puisaye. Redoutant qu'avec les Anglais, ceux-ci ne se rendissent «maîtres de la Révolution», ils s'efforçaient de faire échouer l'expédition de Quiberon, allant jusqu'à user de leur pouvoir sur les royalistes de l'Ille-et-Vilaine pour les empêcher d'y prendre part.
La lettre que reçut Tinténiac, le 11 juillet, reflétait-elle ces sentiments et ne fit-il que céder aux exhortations des ennemis de Puisaye? Les ordres qu'il avait reçus manquaient-ils de clarté? Prit-il sur lui de ne s'y pas conformer? Ses chouans refusèrent-ils de revenir à Quiberon? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre, tant sont contradictoires les diverses versions de ces incidents. Ce qui est hors de doute, c'est que Tinténiac tourna le clos à Quiberon, marcha vers les Côtes-du-Nord, en livrant, durant six jours, des combats heureux, et se fit tuer, le 17 juillet, dans une de ces rencontres. Sa mort fut le signal de la dispersion de sa troupe. Les hommes rentrèrent chez eux, à l'exception de ceux de Jean Jan, résolus, (p. 318) dit Vauban, à ne plus s'enrôler dans une armée «où l'on mourait de faim».
La veille de ce jour, les royalistes avaient attaqué les retranchements de Sainte-Barbe et subi une défaite sanglante. Depuis une semaine, d'Hervilly était résolu à cette attaque et la préparait. Autour de lui tout le monde y était hostile. On alléguait qu'elle ne pouvait réussir, en raison de la supériorité numérique de l'ennemi, et de la force de son artillerie. Puisaye, dans un passage du manuscrit de ses Mémoires, qui ne se retrouve pas dans leur texte imprimé, affirme qu'il considéra l'entreprise comme insensée. Son aide de camp, le marquis de la Jaille, à qui l'on doit un récit de l'événement, fait la même déclaration. L'avis qu'elle exprime était aussi celui de l'amiral Warren et de tout ce qui avait voix dans l'état-major de l'armée. Il fallait au moins attendre la division de Sombreuil, qu'on savait en route depuis plusieurs jours. Mais impatient de briser le cercle de fer dans lequel il s'était laissé enfermer, d'Hervilly ne voulut rien entendre.
—Il faut en finir, répétait-il. On pourra y perdre mille hommes, mais ce sacrifice est nécessaire.
Sa volonté eut raison de toutes les résistances. Dans la journée du 14 juillet, l'attaque fut décidée pour le surlendemain 16. Il fut convenu que, dans la soirée du 15, Vauban, à la tête de douze cents chouans et de deux cents marins anglais, serait transporté au-dessus de Carnac, et longeant la côte, irait surprendre avant le jour les postes républicains. Mais le 15, vers cinq heures de l'après-midi, l'escadre anglaise qui amenait la division Sombreuil jeta l'ancre à la pointe de la presqu'île, dans la baie de la Pierre-Percée, près de Port-Halliguen. Il semblait au moins nécessaire d'attendre pour aller en avant que ces troupes fussent débarquées. D'Hervilly s'y refusa. Il parlait dédaigneusement des redoutes républicaines, et se faisait fort de les enlever rien qu'à la tête de son régiment.
Sombreuil demanda vainement qu'on retardât de vingt-quatre heures l'expédition, ce qui permettrait à ses soldais d'y participer. Il proposa même de les joindre aux chouans que Vauban devait conduire à Carnac. Il ne put rien obtenir de d'Hervilly. Sa division resta les bras croisés dans son cantonnement, (p. 319) au village de Saint-Julien, durant cette journée du lendemain qui fut fatale aux royalistes. Cependant, Puisaye aurait pu opposer victorieusement sa volonté à celle de d'Hervilly. Sombreuil venait de lui apporter, en réponse à ses réclamations, un brevet de lieutenant général au service de l'Angleterre, et qui mettait toute l'armée et d'Hervilly lui-même sous ses ordres. Mais il ne fit pas usage de cette pièce; il ne la montra même pas, comme s'il eût redouté les responsabilités du commandement suprême après l'avoir sollicité, et finalement, au mépris de sa conviction, il se fit le docile auxiliaire de d'Hervilly dans tout ce qui allait suivre.
À neuf heures, Vauban, ainsi que cela était convenu, rejoignit sur la plage les troupes qu'il avait ordre de conduire à Carnac. Il devait trouver là des bateaux. Mais l'officier chargé par d'Hervilly de les commander avait oublié de le faire. Ils n'arrivèrent que plus tard, en nombre insuffisant, et on ne put embarquer que huit cents hommes. Le départ n'eut lieu qu'à minuit. L'amiral Warren, qui avait voulu accompagner Vauban, le prit dans son canot et on vogua vers Carnac. Il faisait jour quand on y arriva. Pour comble de malheur, la côte était gardée par quinze cents à dix-huit cents soldats qu'appuyaient des canons. Vauban néanmoins débarqua; mais, bien vite, il fallut repartir, et il eut la douleur de voir ses chouans convaincus, comme lui d'ailleurs et comme Warren, qu'il n'y avait rien à faire, tremper leurs fusils dans la mer pour n'être pas obligés de s'en servir. En mettant pied à terre, il avait fait tirer une fusée afin d'avertir l'armée royaliste que son débarquement était opéré. Obligé de fuir, il en fit tirer une seconde, ainsi que c'était convenu en cas d'échec. Mais elle ne fut pas aperçue dans la lumière du jour, et l'armée royaliste, qui s'était mise en marche à une heure du matin, continua à avancer croyant au succès de ce coup de main. Elle se composait de cinq régiments de troupes de ligne et de seize cents chouans et formait un total de plus de quatre mille hommes. On avait amené seize pièces d'artillerie. D'Hervilly commandait. Puisaye suivait, mais en volontaire, «sans donner d'ordres et sans qu'on lui en demandât».
Derrière leurs retranchements, les républicains se tenaient (p. 320) sur leurs gardes, deux transfuges du camp royaliste étant venus les avertir qu'on se préparait à les attaquer. Hoche était à Vannes ce jour-là. Mais, en son absence, le général Lemoine avait pris ses dispositions pour repousser les royalistes et les écraser sous le feu de ses batteries, ce qui n'était que trop facile alors qu'ils avançaient à découvert de tous côtés, la plage ne leur offrant aucun abri. Le général Humbert était aux avant-postes républicains. Aux premiers coups de fusil, il se replia, conformément aux instructions qu'il avait reçues. Les royalistes qui marchaient en avant crurent qu'il fuyait. Ils s'élancèrent sur ses pas, suivis de près par le gros de l'armée qu'excitaient d'Hervilly et Puisaye. Brusquement, un escadron de cavalerie démasqua deux batteries placées sur les retranchements, et les assaillants furent foudroyés par des décharges précipitées qui, en quelques instants, les eurent décimés.
Dans ce désastre, les émigrés déployèrent le plus rare courage, et se montrèrent dignes de l'antique valeur française. Mais leur intrépidité, si grande qu'elle fût, ne pouvait conjurer les conséquences de l'incapacité de leurs généraux, qui les avaient envoyés à la mort. La déroute commença au milieu d'une confusion et d'un désordre tels, que tandis qu'on sonnait la retraite d'un côté, de l'autre on sonnait la charge. Les républicains s'étaient précipités sur les fuyards, tuant tout ce qui résistait. Le seul régiment de la Marine, qui comptait soixante-douze officiers, en perdit cinquante-trois. Le malheureux d'Hervilly fut mortellement atteint. On dut l'emporter du champ de bataille, et son trépas suivit de près la folle équipée dans laquelle il s'était aventuré en y jetant l'armée royaliste avec lui. Quant à Puisaye et à ce qui restait debout d'officiers, après avoir à plusieurs reprises héroïquement tenté de ramener leurs troupes au combat, ils furent entraînés jusque dans la presqu'île, où les républicains seraient entrés ce jour-là, sans le secours inattendu qu'apportèrent aux royalistes Vauban et Warren. Ils revenaient de Carnac. Vauban se joignit, avec ses chouans, au colonel d'artillerie de Rotalier qui couvrait la retraite; Warren amena des canonniers à portée du rivage, et ouvrit le feu contre les républicains dont ce double mouvement arrêta la poursuite. Le désastre n'en restait pas moins effroyable. (p. 321) Il coûtait à l'armée royaliste l'élite de ses officiers, près de six cents hommes tués ou blessés, cinq canons et la presque totalité des munitions. En outre, il resserrait le cercle de fer autour de Quiberon.
Une lettre écrite de Londres, à la date du 28 juillet, et adressée au camp de Condé, sur les bords du Rhin, nous donne de cette funeste journée du 16 une version inédite, qui révèle en quels termes on en racontait en Angleterre les péripéties:
«Le général Hoche avant augmenté ses forces a serré de plus en plus les royalistes, ce qui a probablement décidé M. de Puisaye à se renfermer dans la presqu'île de Quiberon, dont la gorge est défendue par le fort Penthièvre. Ce fort a capitulé, on y a fait six cents hommes prisonniers. Cette position était assez forte, puisque l'on ne peut y arriver que par une gorge dont la défense était facile, parce qu'outre le fort Penthièvre, on avait fait embosser des frégates à droite et à gauche, dont le feu se croisait en avant du fort et balayait absolument la côte. Mais, si cette position donnait de la tranquillité aux troupes renfermées dans la presqu'île, elle avait de grands inconvénients: elle manquait d'eau et de bois; aucun fourrage pour le peu de chevaux que les royalistes avaient emmenés d'Angleterre ou s'étaient procurés sur les côtes de Bretagne avant d'être resserrés. Il est probable que ces inconvénients ont décidé M. de Puisaye à sortir et à attaquer le corps du général Hoche.
«Il a, en conséquence de cette détermination, fait partir le 15 au soir, par mer, un corps de trois mille hommes, aux ordres de M. de Vauban, pour débarquer pendant la nuit au delà de la droite de Hoche, avec ordre de marcher de suite, et d'attaquer le flanc droit au point du jour. Un autre détachement, aux ordres du chevalier de Tinténiac, est aussi parti par mer pour aller tourner la gauche. Mais il paraît qu'ayant beaucoup plus de chemin a faire, il ne pouvait pas être en mesure d'attaquer le 16 au matin, et que sa destination était de harceler l'ennemi dans sa retraite si l'attaque avait eu le succès qu'on s'en promettait.
«D'après ces dispositions, M. de Puisaye a marché en avant la nuit, M. d'Hervilly commandant l'avant-garde, et ils sont (p. 322) arrivés au point du jour à portée de deux redoutes qui étaient sur le front de l'armée ennemie. M. de Puisaye a ordonné de les attaquer tout de suite; l'attaque a été faite avec le plus grand courage, et les redoutes emportées avec assez de facilité. Cette défense médiocre de la part des troupes qui, les jours précédents, s'étaient battues avec acharnement, aurait dû inspirer quelque défiance; il semble qu'il eût convenu au moins d'attendre que l'attaque de M. de Vauban commençât.
«Malheureusement l'ardeur ordinaire des Français après un premier succès a prévalu, et, comptant la victoire assurée, on a marché en avant. Le général Hoche avait fait masquer une batterie de toute sa grosse artillerie chargée à mitraille; elle n'a été démasquée qu'au moment que les royalistes étaient très prés. L'effet en a été prodigieux; il a fallu nécessairement faire une retraite assez précipitée, et qui, peut-être, aurait eu encore des suites plus funestes, sans le feu des bâtiments anglais, qui ont protégé la retraite dans la presqu'île et ont forcé les républicains à la retraite.
«Cette malheureuse journée nous a beaucoup coûté. On a tenu ici la perte très secrète; mais il est arrivé des lettres, et par ce que j'ai pu rassembler, il y a eu plus de cent officiers ou gentilshommes volontaires tués ou blessés. De ces derniers est M. d'Hervilly, qui a eu un biscayen dans le ventre; mais on espère le sauver. La perte des soldats est de cinq cents à six cents hommes. Il eût été nécessaire d'avoir un succès bien marquant pour encourager tous les bons paysans bretons qui n'avaient jamais sorti de leurs villages. J'ai vu une lettre d'une personne fort raisonnable qui craint l'effet de ce premier échec[63].»
En même temps que ce compte rendu parvenait au prince de Condé, il recevait une lettre du duc d'Harcourt, où l'affaire de Sainte-Barbe était présentée sous un jour moins inquiétant que dans la précédente: «Le corps débarqué, aux ordres de M. de Puisaye et de M. d'Hervilly, s'est rendu maître du fort de Penthièvre qui ferme la presqu'île, sans résistance; il a été mis en état de défense, et l'on a escarmouché en avant dans (p. 323) l'objet sans doute d'ameuter les troupes. On a repoussé plusieurs attaques des ennemis, et le 15, il y a eu une affaire assez vive pour coûter quatre cents hommes tués ou blessés, parce que l'on a voulu attaquer des retranchements, que l'on s'est trop engagé et qu'une batterie démasquée a obligé de se retirer. M. d'Hervilly y a été blessé ainsi que plusieurs officiers; on assure qu'il n'est pas en danger.»
Pour une petite part de vérité, il y avait dans ces propos une grande part d'illusions. Et ce n'étaient pas les seules, puisqu'au moment où les royalistes venaient de subir à Quiberon un échec propre à décourager pour longtemps de nouveaux efforts, d'Harcourt ajoutait: «La disposition du pays est telle que l'on le peut désirer, et d'après les rapports faits au gouvernement, le 18, on comptait quatre-vingt mille hommes sous les armes, et le mouvement devenait général en Bretagne. Un corps de cinq mille républicains, qui marchait sur Nantes, a été obligé de se replier pour faire tête aux chouans, et on espérait que M. Charette s'approcherait de Nantes après avoir passé la Loire.»
On remarquera que, dans ces lettres, il n'est fait aucune allusion aux responsabilités encourues par d'Hervilly, non plus qu'à la part qu'il avait eue dans la défaite. C'est qu'on croyait à Londres qu'il était aux ordres de Puisaye, et que celui-ci avait exercé seul le commandement, tandis qu'ainsi qu'on l'a vu, il s'était résigné à laisser faire. On croyait aussi que Hoche avait été présent à l'affaire de Sainte-Barbe, et nous savons qu'obligé de se rendre à Vannes ce jour-là, il s'était fait remplacer par le général Lemoine. Enfin, ce qu'à Londres on ignorait encore et ce que cette lettre ne révèle pas, c'est que les républicains avaient déshonoré leur victoire par des actes abominables. «Il y avait quelque blécé que nos soldats ont achevé,» mandait le même jour un de leurs officiers, le capitaine Trutal, au chef de brigade Guiote. Il ne disait pas assez. On avait inhumainement massacré ces blessés, au mépris des lois de la guerre. Leurs assassins étaient sans doute les mêmes sinistres personnages auxquels, quelques jours avant, Hoche faisait allusion lorsqu'il écrivait:
«J'ai l'âme déchirée des horreurs qui se sont commises dans les campagnes: il n'est sorte de crimes que n'aient commis les (p. 324) soldats de l'armée. Le viol, l'assassinat, le pillage, rien n'a été excepté ... Les lois sont impuissantes, et le malheureux général est obligé d'en faire justice le sabre à la main ... Je ne connais pas de métier plus horrible que de commander à des scélérats qui se repaissent de tous les crimes.»
Ces «scélérats», dans l'affaire de Sainte-Barbe, ne respectèrent même pas les cadavres de leurs propres chefs. Parmi ceux qui avaient péri, se trouvait l'adjudant-général Vernol-Dejeu. On lit dans un ordre du jour signé Hoche, en date du 29 messidor (17 juillet):
«Si quelque chose pouvait ternir la victoire qu'a remportée l'armée républicaine, ce serait l'avidité que mettent certains individus à dépouiller les hommes restés sur le champ de bataille; le malheureux adjudant Dejeu, l'ami du général en chef, a été dépouillé hier avec autant d'activité qu'on en a mis à arracher aux ennemis leurs derniers vêtements. Le général prie les personnes qui auraient des effets au général Dejeu de les lui remettre: il payera ce qu'on lui demandera.»
Au moment où se préparait, dans une action tragique, le dénouement du drame de Quiberon, le comte d'Artois faisait voile vers l'Angleterre. Le cabinet britannique s'était enfin décidé à l'appeler pour le transporter en Bretagne avec l'expédition de lord Moira. Elle était prête à prendre la mer. L'amiral Pringle venait de partir sur le vaisseau l'Asia, pour aller chercher le prince à Cuxhaven, près de Hambourg[64]. On l'attendait à Portsmouth à la fin de juillet ou au commencement d'août, et c'est bien en effet le 7 août qu'il y arriva, mais ce fut pour y apprendre en même temps que la douloureuse affaire de Sainte-Barbe qu'il ignorait encore, l'écrasement final de l'armée royaliste à Quiberon, dans la journée du 22 juillet.[Lien vers la Table des Matières]
Rejetés dans leur souricière, les émigrés s'y retrouvèrent aux prises avec les difficultés redoutables qui les avaient poussés à tenter d'en sortir et avec de nouveaux périls. Sans doute, ils y étaient à l'abri d'une attaque de l'armée républicaine, du moins ils le croyaient. Les feux du fort Penthièvre et ceux des ouvrages de défense qu'ils avaient élevés en avant de la presqu'île, les protégeaient en empêchant l'ennemi d'approcher. D'autre part, les canonnières anglaises auraient tiré sur les républicains, si ceux-ci s'étaient avisés de marcher contre le fort; elles les auraient foudroyés dans leur marche sur la Falaise, comme les canons de Sainte-Barbe y avaient foudroyé les royalistes. Mais combien d'inconvénients compromettaient ces avantages! À l'abri d'une attaque, oui; et Hoche le savait si bien qu'il se demandait comment il s'y prendrait pour en finir avec cette poignée de rebelles après les avoir réduits à l'impuissance; mais condamnés en même temps à l'inaction, tel était le sort des vaincus, que menaçaient en outre dans leur camp retranché la faim, la trahison et les désertions qui se multipliaient. Chaque jour, des soldats s'évadaient pour aller rejoindre l'armée républicaine, et laissaient des vides dans les régiments déjà désorganisés par la perte des officiers tués à l'affaire du 16. D'autre part, la presqu'île demeurait emplie de vieillards, de femmes et d'enfants qui s'y étaient réfugiés, qu'il fallait nourrir et dont les plaintes bruyantes, échos de celles des chouans, ajoutaient à la confusion générale.
Puisaye, à qui la blessure de d'Hervilly avait permis de s'emparer du commandement, ne possédait pas les capacités nécessaires pour parer à ces dangers. Il ne savait qu'écrire en Angleterre; il se plaignait des émigrés, demandait des troupes (p. 326) anglaises, des munitions et des vivres, subordonnant ses décisions à l'arrivée de ces renforts, affectant une sérénité singulière, déclinant toute responsabilité dans ce qui s'était passé, et ne manifestant son autorité que par des mesures sans portée ou même sans prudence, comme lorsqu'il confiait la défense du fort Penthièvre à d'anciens soldats républicains. D'ailleurs, on le détestait, et c'est à grand'peine qu'il se faisait obéir. Il n'est donc pas étonnant que le découragement et la peur régnassent autour de lui, et que quelques-uns de ses officiers, tel Contades, eussent eu la pensée d'engager avec les chefs de l'armée républicaine des pourparlers susceptibles d'amener la paix. Ces tentatives de négociations, qu'elles aient été le résultat du hasard ou volontairement provoquées, ne sont pas niables. Mais on ne peut que les mentionner, tant sont contradictoires les récits qui les relatent. D'ailleurs, elles demeurèrent sans effet. Le bruit s'en étant répandu, elles n'eurent d'autre résultat que de faire croire au gros de l'armée royaliste que la situation était désespérée puisqu'on songeait à traiter avec l'ennemi.
Hoche était tenu au courant de ce qui se passait dans le camp royaliste par des déserteurs qui venaient à tout instant dans le sien pour échapper aux risques auxquels ils étaient exposés dans la presqu'île. Ils lui révélaient les misères des émigrés, leurs privations, leurs rivalités, leurs querelles. Il voyait approcher le moment où l'épuisement de leurs ressources les lui livrerait, à moins que ce qui restait de leur armée et la population fugitive ne fussent embarqués et transportés sur un autre point. C'est en ces circonstances que trois sous-officiers du régiment de d'Hervilly, enrôlés en Angleterre, se présentèrent à lui. Évadés du fort Penthièvre en se glissant le long des rochers, ils venaient offrir de le livrer aux républicains et de les y conduire par le chemin qu'ils avaient pris pour en sortir. Ils y avaient laissé des complices qui le leur ouvriraient. Hoche accepta et dressa ses plans en vue de cette entreprise qui fut fixée au surlendemain 3 thermidor (21 juillet). Elle a eu de si nombreux historiens qu'à vouloir en redire après eux les détails, on s'exposerait à ne faire que les répéter, et qu'il faut se borner à en décrire les traits principaux.
À minuit, trois colonnes républicaines se mettaient en marche (p. 327) en longeant la mer. Soutenues par les forces qui les suivaient, elles étaient commandées, la première par le général Humbert, la seconde par l'adjudant-général Mesnage, la troisième par le général Valletaux. Hoche, sur les derrières, surveillait l'exécution de ses ordres, secondé par les généraux Lemoine et Botta. Le détachement que commandait Mesnage ne se composait que de deux cents hommes. Mais c'étaient des grenadiers d'élite. À leur tête, marchait l'un des transfuges qui devait les introduire dans le fort tandis qu'Humbert l'attaquerait de front, après l'avoir contourné par la plage que la marée basse mettait à découvert.
La nuit était profonde, la tempête faisait rage. La mer soulevée jetait les vagues sur les pieds des soldats qui n'avançaient qu'en luttant contre la pluie et le vent, et le tonnerre grondait avec force. Il semble que cette tempête aurait dû conseiller l'ajournement de l'expédition. C'est elle au contraire qui avait décidé Hoche à agir sans retard. Il espérait surprendre les royalistes. Ils ne supposeraient pas qu'on songeât à les attaquer par un temps pareil, et, d'autre part, les bruits de l'orage couvriraient ceux de l'armée en marche. Ces prévisions étaient justes. Ni les sentinelles des ouvrages avancés, ni les marins des canonnières anglaises espacées le long de la côte n'entendirent rien. Leur quiétude ne fut pas plus troublée, à l'approche du péril, que celle de Puisaye. Bien loin de le prévoir, il était rentré à son quartier général, très éloigné du fort Penthièvre, après avoir parcouru les postes, et s'était couché. Cependant deux avertissements lui furent donnés l'un par Vauban, l'autre par Sombreuil. Vauban considérait cette nuit de tempête comme dangereuse et favorable à un coup de main. Il en fit la remarque à Puisaye qui lui répondit en riant «qu'il n'était ni alarmé, ni alarmiste». Vauban se le tint pour dit et rentra chez lui. Sombreuil fut plus difficile à convaincre. Divination ou pressentiment de sa fin prochaine, lui aussi redoutait une surprise des républicains. Il se défiait des défenseurs du fort, et savait que, dans la journée, plusieurs d'entre eux avaient déserté. Il insistait pour que la garnison fût renforcée, pour qu'on réunît les troupes. Mais Puisaye se refusa à donner des ordres en disant:
(p. 328) —En vérité, Sombreuil, si je ne vous connaissais, je croirais que vous avez peur.
Irrité, Sombreuil se retira et rejoignit sa légion pour lui faire prendre les armes et attendre l'ennemi. Quelques heures après, au lever du jour, le canon se faisait entendre. Du fort Penthièvre, on avait vu les républicains et on tirait sur eux ainsi que des avant-postes et de la mer. La colonne d'Humbert qui s'avançait à découvert sur la grève fut mitraillée par une chaloupe-canonnière; le général Botta blessé. Les républicains prirent peur, se débandèrent, et malgré les efforts de leurs généraux, de Hoche lui-même qui, dans sa colère, coupa le cou à un fuyard, ils se dispersèrent éperdus. C'en était fait, l'expédition échouait; il fallait battre en retraite et l'ordre en fut donné. Soudain retentirent des acclamations; le drapeau tricolore venait d'être arboré sur le fort Penthièvre. Guidés par les traîtres et aidés par les complices de ceux-ci, les grenadiers de Mesnage s'y étaient introduits en grimpant, pour y parvenir, de rocher en rocher. Ils avaient tué les canonniers sur leurs pièces, massacré dans le fort tout ce qui leur résistait. Les soldats recrutés sur les pontons anglais s'étaient unis à eux, les acclamaient, se tournaient contre leurs officiers. Le lieutenant-colonel du régiment d'Hervilly périt de la main de ceux qu'il conduisait à la défense du fort.
Rien, dès lors, ne s'oppose plus à la marche victorieuse des républicains. Ils avancent vers l'extrémité de la presqu'île en chassant devant eux les chouans qu'on voit jeter leurs fusils et quitter leur uniforme. Tout un peuple affolé, à qui la terreur arrache des cris effroyables, détale dans un désordre tragique. Les officiers des troupes soldées, réveillés en sursaut, ont rassemblé en hâte leurs compagnies pour arrêter les républicains. Mais ils ne peuvent plus se faire obéir de leurs soldats. Au cri que ne cessent de répéter les républicains: «À nous, les patriotes!» les volontaires royalistes répondent, pour la plupart, en levant la crosse en l'air ou en tirant sur quiconque veut les empêcher de passer à l'ennemi. Les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay se rangent ainsi presque entièrement de son côté au fur et à mesure que leurs détachements qu'on amène au-devant de lui pour le combattre, le rencontrent sur (p. 329) les chemins par où il passe dans sa marche vers Port-Halliguen et le fort Saint-Pierre, qui forment l'extrémité de la presqu'île.
Pendant ce temps, Puisaye, arraché enfin à sa confiance et tiré de sa torpeur, est monté à cheval. Va-t-il se mettre à la tête de tout ce qui reste d'émigrés et de soldats fidèles, appeler à lui la légion de Sombreuil qui, demeurée inactive jusque-là, est intacte, et racheter ses imprudences et ses fautes en organisant une résistance suprême, dût-il y périr? On pourrait le croire à le voir traverser la presqu'île d'un galop éperdu; mais le croire, ce serait se tromper. Il sait que la défense est devenue impossible; que ses troupes, travaillées par l'élément républicain qu'il y a follement introduit, ne sont pas sûres; que les munitions touchent à leur fin et que le courage des émigrés prêts à vendre chèrement leur vie sera stérile. Ce n'est pas pour les rejoindre et pour mourir avec eux qu'il court ainsi. C'est, à en croire ses propos ultérieurs, pour aller presser l'amiral Warren d'envoyer au rivage des chaloupes de secours et pour sauver sa correspondance et les secrets qu'elle contient; mais c'est aussi pour se dérober à la catastrophe maintenant inévitable. Il se dirige vers la mer. Sur sa route, il rencontre Sombreuil dont les prédictions ne se sont que trop réalisées et qui accourt pour prendre ses ordres, à travers les fuyards que poussent devant eux les républicains. Il lui montre sur les hauteurs de Saint-Julien un moulin abandonné.
—Occupez ce moulin avec tout ce que vous pourrez réunir de monde, lui dit-il; je vais vous y rejoindre.
Il passe et ne s'arrête qu'à Port-Halliguen. De là, un canot l'emporte avec ses aides de camp vers le vaisseau amiral, la Pomone, où tout à l'heure arrivera à son tour d'Hervilly, qu'on a dû, pour qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi, arracher à la couche sur laquelle il est resté cloué depuis le combat de Sainte-Barbe. À la demande de Puisaye, l'amiral Warren fait mettre à la mer toutes ses embarcations. Elles se dirigent vers Port-Halliguen à l'effet d'y recueillir les fuyards, tandis qu'une corvette ouvre le feu pour contenir les républicains. La nouvelle du départ de Puisaye vient trouver Sombreuil au moulin qu'il a occupé. Il a autour de lui sa légion, les débris des régiments (p. 330) soldés, une poignée de chouans commandés par Vauban, au total plus de trois mille hommes.
—Nous sommes trahis, s'écrie-t-il. Le fort Penthièvre a été livré à l'ennemi, allons le reprendre!
Il s'élance en avant et sa troupe le suit. Mais elle se heurte à des bandes de chouans et de soldats désarmés, d'enfants et de femmes qui poussent des cris déchirants et que Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, refoule impitoyablement vers le fond de la presqu'île. Tout n'est que larmes, vociférations, gémissements, désespoir. Ce spectacle jette la panique dans la petite armée de Sombreuil. Cette panique redouble lorsque le bruit s'y répand que les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay ont massacré leurs officiers et passé à l'ennemi. Des vides se font parmi ces derniers défenseurs d'une cause perdue. De ceux qui l'abandonnent, les uns vont grossir le nombre des fuyards; les autres se rendent aux grenadiers de Hoche qui ne cessent de crier:
—À nous, les patriotes! Rendez-vous! Nous sommes tous Français; il ne vous sera fait aucun mal!
Bientôt, Sombreuil n'a plus autour de lui que les émigrés et ce qui survit encore du régiment de la Marine qui, seul dans ce désastre, a fait jusqu'au bout son devoir. Mais ces héros n'ont pas de canons; une batterie que Hoche a fait établir sur les hauteurs de Saint-Julien démolit tour à tour les petits murs qui clôturent les champs, et derrière lesquels, tout en battant en retraite, ils tirent leurs derniers coups de fusil. Ils reculent d'abri en abri jusques à Port-Halliguen, où ils sont arrêtés par l'Océan.
Là, le spectacle est terrifiant. Les fuyards, officiers, soldats, paysans, se sont précipités à la mer pour rejoindre les chaloupes anglaises à qui la violence des vagues n'a pas permis d'aborder. Mais tous ne savent pas nager, et ils sont roulés par le flot qui promptement les recouvre. À la surface des eaux, on voit émerger, par centaines, les têtes de ceux qui sont encore debout, et flotter entre elles d'innombrables corps inanimés, parmi lesquels beaucoup de femmes et d'enfants, des armes, des chapeaux, des sacs, des gibernes. Les barques sont prises d'assaut. Quand elles menacent de sombrer, ceux (p. 331) qui y sont montés les premiers éloignent à coups d'aviron ceux qui tentent d'y monter à leur tour. Ainsi se sauvent les plus forts et périssent les plus faibles, et, tandis que les feux de l'escadre anglaise protègent cet embarquement tragique, tandis qu'on voit des malheureux se donner volontairement la mort en se précipitant du haut des rochers ou en se jetant sur la pointe de leur épée, une immense lamentation qui domine le bruit de la mer rend plus poignantes ces scènes d'horreur.
Sombreuil comprend alors qu'il faut se rendre ou mourir. Mourir, il y est prêt. Malgré les chances de bonheur que lui réserve l'avenir et quoiqu'il n'ait que vingt-cinq ans, il a fait le sacrifice de sa vie. Mais il n'a pas à songer qu'à lui seul; il y a ses compagnons, tous ces braves gens, émigrés et soldats, qui lui sont restés fidèles et dont il voudrait sauver les jours, fût-ce aux dépens des siens. Ils sont encore à ses côtés, sur le rocher du Fort-Neuf, leur dernier refuge, à peine protégés par un mur qui s'écroule sous les boulets et déjà cernés par les grenadiers de Hoche. Émus de leur courage qu'ils admirent, ceux-ci les pressent de se rendre, en leur criant qu'ils seront traités comme des prisonniers de guerre. Partout dans la presqu'île, les autres combattants se sont rendus. Tout est fini; il n'y a plus qu'à les imiter. Sombreuil, résigné à capituler, demande à conférer avec le général Hoche. Hoche accorde l'entrevue, mais il exige qu'on fasse cesser le feu des Anglais. Un jeune émigré, Gesril du Papeu, se dévoue pour aller à la nage prévenir l'amiral Warren qu'il y a capitulation et qu'il ne doit plus tirer. En se jetant à l'eau, il promet de revenir, sa mission accomplie, pour partager le sort de ses compagnons, et, nouveau Régulus, il reviendra.
Ce que se sont dit le général républicain et le général royaliste dans l'entretien qu'ils ont eu ensemble sur ce rocher qui surplombe l'abîme, on peut le supposer, en pensant qu'ils sont du même âge, jeunes tous deux, et qu'ils s'estiment réciproquement. Hoche voudrait sauver Sombreuil, mais il n'est pas le maître et ne peut que l'engager à se fier «à la loyauté française». Les conventionnels Tallien et Blot arrivent sur ces entrefaites. En leur présence, Sombreuil rend à Hoche son épée après en avoir baisé la lame.
(p. 332) Il ne convient pas de rouvrir ici la question maintes fois discutée de savoir si le mot capitulation doit s'entendre en l'espèce comme une reddition pure et simple ne comportant aucun engagement de la part des républicains, ou comme une convention qui assurait aux vaincus, Sombreuil excepté, le traitement des prisonniers de guerre, c'est-à-dire la vie sauve. Hoche l'a toujours nié et les historiens de son parti l'ont nié comme lui. Les historiens royalistes ont soutenu, pour la plupart, le contraire. Mais les uns et les autres sont d'accord pour reconnaître qu'il n'y eut pas de convention écrite et faite de chef à chef. Y eut-il une convention verbale? Depuis un siècle les uns l'ont affirmé et les autres l'ont contesté, en s'appuyant sur des documents contradictoires[65]. Le seul trait à retenir de ces controverses, c'est que, s'il y a eu convention et confirmation autorisée de la promesse faite par les grenadiers de Hoche, que les vaincus seraient traités comme des prisonniers de guerre, cela n'a pas empêché Sombreuil de supplier ses officiers de s'embarquer, et ceux-ci de s'efforcer de lui obéir ou même de ne pas attendre qu'il les en pressât. Vauban, Chalus, Rotalier, d'autres encore, se sont sauvés, les uns ne croyant pas à la capitulation, les autres «préférant se confier à cette mer furieuse qu'aux républicains».
Il n'est pas moins vrai qu'en ces circonstances, la Convention eut le tort de ne pas comprendre que la magnanimité (p. 333) dans la victoire eût plus sûrement assuré la pacification que ne le firent les sentences de mort prononcées par les commissions militaires, et qu'il eût été politique de résister à l'indignation générale qu'avait excitée en France cette expédition de Quiberon qui ouvrait la patrie aux Anglais. Inhumaine jusqu'au bout de ses pouvoirs qui allaient expirer, elle se montra impitoyable, non envers les chouans qui furent renvoyés chez eux, mais envers les émigrés. Perdant une belle occasion de se montrer clémente, elle leur appliqua les lois terribles qu'elle avait édictées contre eux quand ils étaient redoutables et dont il eût été habile et sage de leur épargner les rigueurs, maintenant qu'ils ne pouvaient plus rien. Sombreuil, Mgr de Hercé et treize prêtres, les émigrés René de la Landelle et Petit-Guyot, condamnés à mort par une commission militaire, périrent les premiers à Vannes, le 28 juillet. Condamnations et exécutions se poursuivirent jusqu'à la fin du mois d'août, au nombre de sept cent cinquante et une.
Le 24 juillet, l'escadre anglaise s'était éloignée des côtes de Bretagne, emportant, avec les débris de l'expédition, Puisaye sain et sauf et d'Hervilly mourant, et laissant aux mains des vainqueurs les immenses approvisionnements en armes, en munitions et en vivres qu'elle avait débarqués. Elle fit relâche à l'île d'Houat. C'est de là que, le 29, le lendemain même du jour où Sombreuil, avant de marcher au supplice, l'avait, dans une lettre adressée à Warren, traité de «lâche fourbe», Puisaye écrivait à Windham pour se justifier, et ne craignait pas d'imputer aux malheureux émigrés qu'il avait abandonnés après les avoir conduits à la mort, la responsabilité du désastre dont d'Hervilly et lui étaient les véritables auteurs.
«Le plus grand nombre, mandait-il au ministre anglais, et surtout ceux payés trop chèrement par vous n'ont pas apporté parmi nous l'esprit qu'on aurait dû leur supposer après six années d'exil et de malheurs: même légèreté, mêmes intrigues qu'autrefois, mais plus de perfidie ou d'insouciance pour leur pays et pour la cause de leur roi, un égoïsme affreux et un attachement à la paye qu'ils craignent de ne plus recevoir.»
Il n'y avait que trop de vrai dans ces propos. Mais ce n'était (p. 334) pas le moment de les tenir, et Puisaye moins que tout autre aurait dû les tenir, car ce qu'il reprochait aux victimes de son incapacité et de son imprévoyance, on aurait pu plus justement encore le lui reprocher à lui-même. On le lui reprochait déjà. Calonne écrivait de Southampton, le 30 juillet, au prince de Condé. À travers les illusions dont témoigne sa lettre, et les fausses nouvelles qu'elle contient, on voit poindre contre Puisaye une accusation formelle, quoique conçue en termes mesurés. Puisaye ne s'en est jamais lavé, et elle demeure implacablement attachée à sa mémoire:
«On est fort affecté ici, mais point rebuté des désastreuses nouvelles venues de Bretagne il y a six jours. On regrette la perte des braves gens qu'un défaut de vigilance, qui fait grand tort à la réputation de M. de Puisaye, a livrés à la trahison et fait périr misérablement. On regrette de n'avoir plus le point assuré des débarquements sur lequel on comptait, et où de nouveaux renforts allaient être portés successivement. On regrette de grandes provisions d'armes, munitions et habillements qu'on y avait déposées, et qui sont tombées au pouvoir de l'ennemi; on regrette enfin les effets espérés des premiers avantages obtenus par ceux qui avaient été envoyés pour ouvrir la route: mais on ne regarde pas ce malheur comme irréparable.
«L'impression qu'il peut faire sur l'opinion est peut-être le plus grand mal; cependant on doit croire que, s'il produit un premier moment de consternation, il n'ira pas jusqu'au découragement. Il reste encore, de ce qui avait débarqué, le corps commandé par M. de Tinténiac, qu'on croit avoir pénétré jusqu'à Vannes, et ce corps est d'environ trois mille hommes, exposés, il est vrai, à être enveloppé par l'armée victorieuse de Hoche. Du corps de sept mille cinq cents hommes, que M. de Puisaye avait gardé pour se maintenir dans la baie de Quiberon, où il se croyait inexpugnable, comme il me l'avait mandé lui-même, il paraît par tous les rapports que cinq mille ont été tués ou faits prisonniers, et qu'il s'en est sauvé deux mille cinq cents environ. Ce qui est affreux, c'est la très grande quantité d'officiers qui sont au nombre de ceux qui ont péri. Le baron de Damas a été massacré par ses soldats ou s'est tué lui-même suivant quelques lettres. Votre Altesse Sérénissime (p. 335) aura vu dans les nouvelles, qui lui sont sûrement parvenues, combien M. de Sombreuil s'est distingué.
«Je ne prétends rien ajouter aux détails qu'on lui aura envoyés, si ce n'est que je puis peut-être avec plus de certitude que bien d'autres l'assurer qu'on n'a pas renoncé ici à l'exécution des premiers plans; que l'on continue les préparatifs d'une expédition plus considérable, qu'on n'est que plus persuadé de l'importante nécessité de redoubler d'efforts et que lord Moira, avec qui j'ai causé hier, compte partir dans huit ou neuf jours si, comme il y a lieu de le croire, M. le comte d'Artois parti le 26 des environs de Hambourg sur le vaisseau l'Asia, arrive incessamment à la rade Spithead, où il serait déjà si les vents constamment contraires ne l'avaient retardé.
«Je suis venu dans les environs de Portsmouth pour le rencontrer et dans l'espoir de lui parler quelques moments avant qu'il passe avec le digne commandant des troupes anglaises, qui ne seront pas moindres de quinze à seize mille hommes à ce qu'il paraît, pour se rendre où nos espérances recommenceront et où nos vœux le suivront. Les dispositions de la province où l'on se portera sont toujours très bonnes.
«Charette et Stoflet ont, en se joignant, environ quarante mille hommes et il y a lieu de croire qu'aux premiers succès, la pelotte grossira. Je n'ai pas moins d'espoir et je ne fais pas moins de vœux, pour les armes de Monseigneur. Je me flatte que je n'ai pas besoin de le lui protester ni de lui recommander un fils qui a sûrement le plus grand désir de mériter la protection de Son Altesse Sérénissime en lui prouvant un zèle pareil à celui de son père, qui le prie d'agréer les nouvelles et éternelles assurances de son profond respect et d'un attachement sans bornes[66].»
Les espérances que nourrissait Calonne ne devaient pas se réaliser. Après le désastre de Quiberon, le gouvernement anglais renonça à la seconde expédition dont le commandement avait été confié à lord Moira. Les vingt mille combattants réunis à Southampton furent expédiés à Saint-Domingue, sauf un corps de troupes anglaises et d'émigrés (p. 336) français formant un effectif de trois mille hommes qui, sous les ordres du général Doyle, devait aller débarquer sur les côtes de France des armes, des munitions et de l'argent. Le comte d'Artois resté à Portsmouth, en rade de Spithead, était averti qu'il ne pouvait plus partir. Il protesta; il avait donné rendez-vous à Condé «au centre du royaume», et il demandait instamment à être conduit en France, où Charette l'appelait en lui recommandant de se garder de débarquer à Quiberon, mais de venir le retrouver.
Le gouvernement anglais finit par céder aux sollicitations du prince. Le 14 août, le duc d'Harcourt—c'est lui qui le mande au prince de Condé—est inopinément appelé chez lord Grenville. Le ministre lui annonce que l'on va faire partir le général Doyle avec quatre mille hommes pour l'île d'Houat, «que l'on propose à Monsieur, qui l'acceptera, une frégate pour y être porté, que l'on s'y concertera sur les moyens de communiquer avec Charette, de se procurer un point de débarquement, et de lui remettre Monsieur avec ce que l'on aura d'émigrés, soutenus par les quatre mille Anglais, qui ainsi que les cadres seront destinés à recevoir Monsieur s'il avait besoin de leur appui pour le rembarquer, faire sa communication, lui fournir ses besoins, et qu'un convoi pour Charette part en conséquence avec argent, munitions, armes.»
L'expédition mit à la voile le 23 août. Mais les côtes étaient activement surveillées par les républicains, et nulle part on ne put aborder. Le 12 septembre, l'escadre anglaise, après avoir vainement tenté de prendre terre sur le sol français, mouilla devant l'île d'Houat et vint finalement atterrir à l'île d'Yeu, d'où le comte d'Artois essaya de se mettre en rapport avec Charette et d'autres chefs qui eux aussi l'appelaient. Sa présence à la tête des armées royalistes était d'autant plus nécessaire que les rivalités des généraux chouans entre eux paralysaient les meilleures intentions et les plus habiles projets. Ce qu'étaient ces rivalités et leurs conséquences, la lettre suivante, en date du 24 septembre, signée d'un de ces généraux, le comte de Châtillon, et adressée au prince de Condé, peut à peine en donner une idée:
«Charette a été le premier à faire sa paix, malgré Stoflet, (p. 337) et a formé un rassemblement pour marcher contre lui et le forcer à signer le traité; celui-ci a résisté le plus qu'il a pu, mais sentant qu'il ne pouvait tenir seul sans être bientôt accablé, d'autant que Charette cherchait à lui enlever officiers et soldats, il a adhéré à cette paix, avec l'intention de la rompre sitôt qu'il se verrait en mesure. Charette a recommencé le premier la guerre en ôtant à Stoflet tous les moyens d'en faire autant, par le refus continuel qu'il lui a fait de partager avec lui l'argent et les munitions qu'il a reçus des Anglais. Il sacrifie à sa haine injuste pour le plus brave et le plus honnête des hommes, la cause des autels et du trône. Ce ne sont pas des ouï-dire, Monseigneur, ce sont des faits que je vous rends, dont j'ai eu la preuve par écrit sous les yeux, qui m'ont constaté que Stoflet, plus grand, plus pur que Charette, a fait tous les sacrifices pour les intérêts du roi, tandis que son rival risque continuellement de le perdre par sa basse jalousie et ses intrigues multipliées.
«Il est donc très intéressant que Votre Altesse Sérénissime mette au plus tôt sous les yeux du roi toutes ces vérités que j'atteste sur la conscience et l'honneur, et que mon attachement à Sa Majesté me fait un devoir de vous peindre. Stoflet n'a d'autre ambition que de bien servir son roi; s'il n'en était pas traité avec la même égalité que Charette, cela ferait le plus mauvais effet, parce que son armée ne consentira jamais à reconnaître un autre chef, quoiqu'il soit assez grand pour reconnaître son ennemi pour général, si le roi l'ordonne. Il a avec lui M. l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô, homme d'un génie rare, dont les talents sont aussi étendus que le zèle, et dont les lumières et la sagacité sont des plus précieuses. Je jure que ce tableau ne m'est dicté que par mon zèle pour la belle œuvre que nous défendons, et j'ose me flatter que Votre Altesse Sérénissime me connaît assez pour ne pas me croire guidé par une injuste partialité. Depuis trop longtemps, on cache la vérité à nos malheureux princes. Le devoir d'un sujet fidèle est de la leur dire, et aucune espèce de considération ne pourront jamais m'en empêcher.
«Je ne suis venu ici que pour une conférence, en qualité de député du conseil de l'armée de Scépeaux, dont je suis président. (p. 338) Cette armée, dévouée à Stoflet parce que sa cause est juste, se plaint aussi beaucoup de Charette qui ne nous a donné qu'à force d'instances réitérées que la plus modique part des secours de l'Angleterre, destinés pour toutes les armées royalistes. Cependant nous avons très souvent des affaires avec les républicains, et nous sommes si dépourvus, que, dans le dernier combat, reprochant à un paysan qui ne tirait pas, il me répondit qu'il n'avait qu'une cartouche, qu'il ménageait pour se défendre en cas d'une déroute. Sa politique est qu'en retenant tout en lui, il forcera tous les royalistes à le reconnaître pour généralissime.
«Nos paysans, bercés depuis si longtemps de l'espoir de voir un de leurs princes à leur tête, commencent à perdre courage, et n'aspirent qu'à rester tranquilles dans leurs foyers, ayant goûté déjà, dans ce pays, les douceurs de l'inaction, et notre armée des confins de la Bretagne et d'Anjou nous témoigne la même propension, quoiqu'elle soit continuellement en activité, et j'avoue à Votre Altesse que je craindrais les plus funestes effets d'un nouveau délai dans l'arrivée d'un de nos princes; la malheureuse issue de notre descente à Quiberon a contribué beaucoup aussi à ce découragement, et cette fatalité n'est due qu'aux ambitieux et aux intrigants qui voulaient perdre le malheureux comte de Puisaye. J'ai vu toutes ces cabales s'ourdir à Londres, et je n'en avais que trop prévu les funestes suites, j'en avertis ce général après être descendu en Bretagne, mais le coup était trop bien préparé pour qu'il pût l'éviter. Je me résume, Monseigneur, en vous disant que Monsieur ne peut arriver trop tôt, parce que sa présence parmi nous fera lever toute cabale pour le commandement, et ranimera le courage au point de lui procurer bientôt des armées aussi formidables que nombreuses. Dans toute la France, les royalistes qui n'osent se montrer ne voyant pas un prince pour ralliement, se montreront avec autant d'ardeur qu'ils ont montré jusqu'ici de timidité, et si l'on tarde trop, je dois vous dire que tout est perdu. Je prie Votre Altesse, si elle le juge à propos, de mettre ces détails sous les yeux du roi: tout sujet fidèle lui doit des vérités d'où dépendent peut-être sa couronne. Je n'ai d'autre prétention que celle de lui prouver (p. 339) tout mon dévouement et le vif intérêt que je prends à sa gloire et à la vôtre.»
Tandis qu'il attendait le résultat de ses efforts et s'étonnait de voir ses lettres rester sans réponse et ses messagers ne pas revenir, Charette, ayant attaqué le 26 septembre, sur la route de Luçon aux Sables d'Olonne, l'armée républicaine, essuya une défaite sanglante; elle l'obligea à une fuite précipitée. Dès lors, il fut impuissant à désigner au comte d'Artois un point où lui-même pourrait venir à sa rencontre. Cependant, le 5 octobre, il signalait la côte de Saint-Jean-de-Mont, non loin des Sables, comme un endroit où il serait aisé d'opérer un débarquement d'armes et de munitions sans avoir à craindre un coup de fusil. Ce débarquement eut lieu, en effet, quelques jours plus tard sans incident. On peut s'étonner que le comte d'Artois, s'il était résolu à se jeter en France, comme il l'affirmait, n'ait pas profité de cette occasion pour débarquer lui-même.
De l'île d'Yeu, où l'avait porté l'escadre anglaise, il expédiait à Charette messages sur messages, s'efforçait d'apaiser les dissentiments qui s'élevaient à tout propos entre ses officiers et les chefs anglais, et se décourageait peu à peu en constatant qu'il lui serait impossible d'arriver à ses fins. Il reste toutefois avéré qu'avec un peu d'audace, il aurait pu passer en France. Il l'aurait pu par la côte de Saint-Jean-de-Mont; il l'aurait pu aussi par la pointe de Locmariaquer, puisque les chefs chouans venaient par cette voie conférer avec lui. Peut-être aussi ne lui en laissa-t-on pas le temps. Le 17 novembre, des ordres arrivés de Londres enjoignaient au général Doyle de ramener l'expédition en Angleterre et le prince avec elle. Pitt, cédant à l'opinion anglaise qui voyait avec regret recommencer une seconde affaire de Quiberon, abandonnait décidément la partie. Le prince ne put qu'obéir; il en témoigna des regrets, mais ils restèrent platoniques. Il avait été autorisé à se porter sur Jersey ou sur Guernesey et peut-être aurait-il pu, de là, entretenir des rapports avec les Vendéens, de Jersey surtout où le prince de Bouillon commandait pour l'Angleterre. Mais, au dernier moment, c'est à Portsmouth qu'on décida de le ramener. C'est alors que Charette aurait écrit à Louis XVIII la fameuse lettre dont il a été parlé plus haut:
(p. 340) «Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre sort: sous peu, il ne me restera plus qu'à périr inutilement pour votre service.»
Cette lettre a-t-elle existé, comme l'affirme le comte de Vauban dans ses Mémoires, où il déclare en avoir vu l'original? Ceux qui en ont parlé après lui, même les écrivains républicains, n'ont pas cru à son authenticité. Il en existe d'ailleurs une autre, qui s'exprime bien différemment. Elle est adressée par Charette au marquis de Rivière:
«Je vous écris, mon cher Rivière, le cœur navré de douleur de l'éloignement d'un prince dont l'espoir de sa possession faisait toute notre félicité. Il est des privations qu'on supporte avec courage et fermeté; mais celle-là est si grande qu'elle ébranlerait un rocher. Gardez-vous bien de croire que cet événement malheureux refroidira notre courage; bien loin de là, toujours assurés du désir de mériter votre estime, nous travaillerons jusqu'au dernier jour à nous en rendre dignes.»
Dans ce langage, il n'y a pas trace d'accusation contre le comte d'Artois pas plus que dans celui que Charette tenait quelques mois plus tard, lorsque, arrêté et condamné, il marchait au supplice:
—Voilà donc où ces gueux d'Anglais m'ont conduit.
Si toutefois, contrairement à toute vraisemblance, la lettre où le comte d'Artois est traité de lâche sortit de sa plume, on ne saurait nier qu'en exprimant avec cette violence sa colère, il révélait toute l'étendue de la déception que venait de lui faire éprouver l'absence du comte d'Artois, déception d'autant plus grande qu'il avait attaché un plus grand prix à voir arriver le prince. À cet égard, le doute n'est pas permis, et la forme même de l'appel qu'il lui adressait, le 30 juin 1795, trahit l'ardent désir qu'il en avait:
«La lettre obligeante et gratieuse dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer a rempli mon cœur de joie, en le pénétrant de la plus vive reconnoissance. Quel bonheur inapréciable pour vos fidèles Vendéens de posséder au milieu d'eux l'auguste frère du roi, de voir marcher à leur tête le digne descendant d'Henry IV! Ah! Monseigneur, daignés presser cet (p. 341) heureux instant; que ce fortuné retour ramène bientôt parmi nous l'allégresse et fasse disparoître de douloureux souvenirs!
«Que votre nom chéri devienne le raliement de tous les vrais François, le gage assuré de la victoire! Oui, n'en doutons point, encouragés par votre illustre présence, fortifiés de vos grands exemples, ceux qui ont voué un attachement sans bornes, et ceux qui, retenus jusqu'ici par de coupables considérations, n'en conservent pas moins, au fond de leur âme, ce puissant amour pour le sang des Bourbons, tous se rangeront sous vos drapeaux, tous sans exception n'auront qu'un même vœux, ne feront qu'un même serment, celui de rétablir la splendeur de la monarchie, ou de s'ensevelir glorieusement sous ses débris.
«En attendant, cependant, Monseigneur, que ces flateuses espérances se réalisent et que j'aie l'avantage prétieux d'offrir à Votre Altesse Royale l'homage de mes foibles travaux, la Vendée ne restera pas dans un repos déshonorant. Elle a déjà repris les armes et a vu couronner ses premiers efforts; elle brûle de voler à de nouveaux périls, et le chef qui, jusqu'à ce jour, la guida au champ de l'honneur, ne la quittera que lorsqu'on aura rendu aux lys leur ancien éclat, ou il y trouvera son tombeau; telle est la dernière résolution de celui qui, en protestant à Votre Altesse Royale de son inviolable fidélité, la supplie humblement d'agréer les sentimens sincers d'amour et du profond respect avec lesquels il a l'honneur d'être, etc., etc.[67].»
Rentré à Portsmouth, le comte d'Artois y demeura peu. Avec le consentement du cabinet britannique, il alla se fixer à Édimbourg où il devait rester jusqu'en 1814. En réalité, en dépit des vaines agitations auxquelles on le vit encore se livrer, son rôle politique était fini. La direction du parti royaliste allait se concentrer désormais entre les mains du roi.
Ainsi avortaient successivement ces malheureuses entreprises à propos desquelles un anonyme écrivait à Lally-Tollendal: «Le ciel nous préserve de nouvelles descentes sur nos côtes. Elles seront le tombeau de tout ce qui y débarquera. (p. 342) Quel aveuglement! Quelle démence, grand Dieu!» Quant au comte d'Artois, le 22 décembre 1795, de la rade de Spithead où il était encore, il mandait au prince de Condé: «Ainsi va le monde. Il y a quelques mois nous pensions que toutes les espérances étaient à l'Ouest de la France. Aujourd'hui, c'est la partie du Midi et de l'Est qui présente les chances les plus favorables.» En parlant ainsi, le comte d'Artois faisait allusion aux rébellions du Gard et du Vivarais, fomentées par les anciens chefs du camp de Jalès comme par les plus fougueux artisans de la réaction thermidorienne, et à des complots qui s'ourdissaient dans le Doubs. Un soulèvement de la ville de Lyon, livrée à l'influence des royalistes, et une marche de l'armée de Condé sur Besançon, appuyée par les Autrichiens, devaient favoriser ces mouvements. Au dire du prince de Condé, le général Pichegru, qui commandait alors une des armées de la République sur le Rhin, avait promis son concours; il préparait sa défection en favorisant l'ennemi qu'il était chargé de combattre et en pactisant avec lui.
C'étaient là d'abominables calomnies[68]. Pichegru avait eu le tort, il est vrai, d'ouvrir l'oreille aux propositions de deux aventuriers politiques, le libraire suisse Fauche-Borel et le sieur Roques, dit comte de Montgaillard, dont nous reparlerons plus loin. Dupe de ces deux personnages, toujours à vendre au plus offrant, Condé avait ajouté foi à leurs propos. Tous ces plans étaient fondés sur la trahison de Pichegru. Mais Pichegru, en dépit de son attitude incertaine, ne voulait pas trahir ses devoirs militaires. Il ajournait ses résolutions à une époque ultérieure, ce qui n'empêchait pas Condé de croire à l'imminence comme à l'efficacité de son intervention. Tous ces plans allaient s'effondrer aussi rapidement que ceux qui avaient été forgés d'accord avec l'Angleterre. Le 10 avril 1796, le comte d'Artois avouait piteusement à Condé «qu'il n'avait rien d'heureux à lui annoncer».
À ce même moment, le comte de Puisaye, le grand organisateur de l'expédition de Quiberon, avait passé en Bretagne dans l'espoir d'y retrouver son prestige. Mais on ne lui pardonnait (p. 343) pas son rôle dans le drame sombre auquel son nom est impérissablement attaché, et il était méprisé à l'armée catholique non moins qu'à Vérone, où d'Avaray disait en parlant de lui:
—Le comte de Puisaye est un drôle à qui il faut casser le cou.
De ce jugement, sévère à l'excès, il convient toutefois de rapprocher ce passage d'une lettre du comte d'Artois à Vaudreuil: «Ne juge pas Puisaye trop sévèrement. Le brave et malheureux Charette m'en a fait dire du bien en mourant.»[Lien vers la Table des Matières]
La nouvelle du désastre de Quiberon ne parvint à Vérone que dans la seconde quinzaine du mois d'août. Elle n'y produisit pas tout l'effarement auquel on aurait pu s'attendre. Sans doute, c'était un fait affligeant que ce premier effort de l'Angleterre eût échoué et que tant de bons Français eussent péri. Mais ce malheur, si regrettable qu'il fût, laissait debout tous les espoirs, puisque d'autres expéditions devaient suivre celle qui venait de sombrer et que l'une d'elles voguait déjà vers les côtes de France, comptant parmi ses chefs Monsieur, comte d'Artois. Le roi et son entourage, tout en donnant des larmes aux victimes de Quiberon, continuèrent donc à se repaître d'illusions.
On sait combien, en dépit de leurs malheurs, les illusions furent robustes chez les émigrés. Elles ne les abandonnèrent pas en cette circonstance. Les propos des agents royalistes de l'intérieur contribuaient à les entretenir. Ils présentaient la France comme de plus en plus disposée à se soulever au nom du roi. L'activité des conspirateurs répandus dans le royaume semblait indomptable. On ignorait les défaites des armées (p. 344) vendéennes ou tout au moins n'apparaissaient-elles que comme des échecs susceptibles d'être aisément réparés. L'exemple donné par la Bretagne et le Poitou avait été suivi par la Normandie où, maintenant, Louis de Frotté tenait la campagne et promettait à la cause royale de fructueux et retentissants succès.
Des bords du Rhin, où il se trouvait avec l'armée autrichienne, le prince de Condé envoyait des lettres rassurantes. Il dirigeait de là les opérations qui se préparaient dans l'Est avec le concours du général de Précy et d'Imbert Colomès, l'ancien maire de Lyon. Celui-ci répondait du royalisme de cette ville; elle n'attendait qu'un signal pour se déclarer en faveur du roi. Condé, fort de l'appui de l'agent anglais Wickham installé en Suisse, prétendait être d'accord avec Pichegru et avoir pris ses dispositions pour se jeter en Alsace dès que les Autrichiens lui auraient permis de passer le Rhin et marcher de là sur Besançon et Lyon, d'où il pourrait donner la main au Midi, dont les royalistes des Cévennes se disaient les maîtres. Les agents de Paris confirmaient ces dires. Ils y ajoutaient sur l'état d'esprit des Parisiens des informations telles, qu'on en devait conclure que la fin prochaine des pouvoirs de la Convention serait aussi celle de la République.
Cependant, quelques semaines après le drame de Quiberon, un événement inattendu vint infliger à ces pronostics favorables un brutal démenti. Le 5 octobre (13 vendémiaire), les sections royalistes de Paris ayant marché sur la Convention pour la disperser furent écrasées par le général Bonaparte à qui elle avait confié sa défense. Du même coup, les mouvements du Midi qui avaient abouti à quelques succès partiels, la prise du Pont-Saint-Esprit notamment, se trouvèrent déjoués ou tout au moins ralentis. À Paris, la défaite des partisans du roi fit éclater la participation de l'agence royale dans ces complots et livra les agents aux autorités républicaines. Plusieurs d'entre eux, dont Le Maître et Charles Brottier, furent envoyés devant le conseil de guerre de la section Lepelletier. Brottier et deux de ses complices bénéficièrent d'un acquittement. Mais Le Maître fut condamné à mort et exécuté. Les secrets de l'agence se trouvèrent ainsi divulgués. Il fallut la réorganiser, (p. 345) ce que fit le roi au mois de février 1796, en autorisant les agents survivants, La Villeheurnoy, Brottier, Despomelles et Duverne de Praile, «à agir et à parler en son nom pour tout ce qui concernait le rétablissement de la monarchie». À ce moment, il était averti des divisions qui s'étaient glissées parmi les chefs vendéens, et il invitait ses agents à intervenir pour les faire cesser.
Sur ces entrefaites, on apprit l'avortement final des expéditions organisées par l'Angleterre. La tentative de descente en France, à laquelle le comte d'Artois s'était associé, n'avait pas mieux réussi que celle du comte de Puisaye. Elle coûtait moins de sang; elle n'en coûtait même pas une goutte puisqu'on n'avait pas combattu. Mais elle marquait la fin des efforts de l'Angleterre pour activer en France la guerre civile. Il était même à craindre qu'elle n'incitât le gouvernement anglais à suivre l'exemple de la Prusse et de l'Espagne et à conclure la paix avec la République. Ce fut pour le roi une déception cruelle, puisque le projet qu'il avait conçu d'aller en Vendée se trouvait anéanti. «Quand finiront donc nos malheurs? s'écriait alors un de ses conseillers, le vieux comte de Flachslanden. Rien ne nous réussit, et si la guerre civile ne s'établit pas tout à fait dans les provinces, le régime de la Terreur va recommencer.»
Entre temps, la Convention s'était séparée (26 novembre 1795), non vaincue, mais triomphante, cédant la place au Directoire qui, sous des formes adoucies, mais plus perfides, allait continuer le Comité de salut public. Cette fin des pouvoirs de l'assemblée révolutionnaire, longtemps prédite comme le point de départ d'une ère réparatrice, se produisait sans rien réaliser de ce qu'on en avait attendu. À l'intérieur, les royalistes étaient paralysés. Au dehors, l'Autriche et l'Angleterre restaient seules armées contre la Révolution. Mais l'Autriche accentuait sa politique égoïste, ne rêvait que conquêtes, se préoccupait peu des Bourbons. L'Angleterre commençait à manifester son découragement; la Russie continuait à ne pas se prononcer. On ne pouvait encore rien savoir des résultats de la mission dont le comte de Saint-Priest avait été chargé pour l'impératrice Catherine.
(p. 346) Peut-être, à ce moment, Louis XVIII entrevit-il qu'il ne recouvrerait sa couronne ni par la guerre civile, ni par la guerre étrangère, mais seulement par un retour de l'opinion vers les princes de la maison de Bourbon. Ce qui permet de le croire, c'est qu'on voit, à la date du 20 mars 1796, s'agiter dans le conseil royal la question de savoir par quels procédés l'opinion sera ramenée. «Dans l'état des choses, il n'y a que trois partis: 1o transiger sur la Constitution, d'après les propositions qui pourraient être faites; 2o prendre l'initiative de la transaction: 3o s'en tenir à l'antique constitution du royaume.» La Constitution à propos de laquelle se rouvrait le débat était celle de 1791, que les émigrés rangés autour des princes avaient longtemps considérée comme la pire de toutes, et dont ils déclaraient les défenseurs plus redoutables «et plus scélérats» que les Jacobins. Ces défenseurs étaient cependant d'ardents royalistes. Ils se nommaient: Malouet, Mounier, Lally-Tollendal, Montlosier, Mallet du Pan, Cazalès, d'autres encore, et certains membres de l'épiscopat tels que le cardinal de Bernis, Mgr de Boisgelin, archevêque d'Aix, Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, qui, sans se prononcer aussi nettement que les laïques qui viennent d'être nommés, partageaient en partie leurs idées, quoiqu'ils fussent, eux aussi, passionnément dévoués à la monarchie. Mais leur royalisme ne les lavait pas aux yeux des adversaires de la Constitution de l'avoir trouvée acceptable ou d'avoir paru s'y résigner. C'est à propos de l'un d'eux, Montlosier, que l'implacable d'Antraigues disait: «Je ferai tomber cent mille têtes et la sienne la première.» Le temps, en s'écoulant, n'avait guère modifié les sentiments qu'exprimait d'Antraigues, et rien que pour avoir émis l'idée d'une transaction sur le terrain constitutionnel, le comte d'Avaray, quoique favori du roi, n'en devenait pas moins suspect parmi les violents qui entendaient faire revivre l'ancien régime. Le roi lui-même, qui, tout en maintenant ce régime, comprenait la nécessité de supprimer certains abus, fut blâmé par eux; ils lui préféraient son frère qui n'admettait aucune réforme.
Au moment où ces polémiques renaissaient à Vérone avec (p. 347) une vivacité qu'explique l'importance des résolutions à prendre, Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, se prononçait avec un éclat génial pour l'antique constitution du royaume, délivrée des abus qui en avaient rendu l'application intolérable. C'était, nous venons de le dire, l'opinion de Louis XVIII. À supposer qu'elle eût été un moment ébranlée, elle se ranima et se fortifia, sans doute, de celle de Joseph de Maistre; c'est elle qui remporta. Toute idée de transaction avec les constitutionnels fut écartée. On marqua la différence entre «l'ancien régime», c'est-à-dire les abus, et «l'antique constitution», c'est-à-dire la plénitude du pouvoir royal. Un des gentilshommes de la cour de Vérone, le comte de Moustier, fut chargé d'aller en France pour faire connaître «les véritables intentions du roi et détruire la calomnie».
On lit dans ses instructions:
«Il assurera que tous les sujets égarés qui renonceront à leurs erreurs seront traités par le roi comme ses enfants, qu'il abandonnera à toute la sévérité des jugements qu'ils mériteront tous ceux qui, lorsqu'il pardonne, se livreraient à des sentiments de vengeance; que sa justice n'excepte de sa clémence que les assassins du roi son frère, de la reine, de Madame Élisabeth, et que ceux même qui ne craignent pas de réparer leur crime par des services importants, continueront à lui inspirer une telle horreur pour leur irrémissible attentat, qu'il les livrerait à toute la rigueur des lois si, dans ce cas-là même, ils osaient continuer de souiller leur patrie par leur présence ... L'intention du roi n'est et ne sera jamais de ramener son peuple sous l'ancien régime; c'est son antique constitution qu'il veut lui rendre.»
L'insistance qu'il mettait à promettre des châtiments inexorables n'était pas pour lui ramener tous ses sujets. Son langage ne démontre que trop qu'il renonçait à n'employer que les moyens de persuasion, comme l'idée lui en avait été suggérée, et qu'il rêvait de recourir toujours, soit à la guerre civile, soit à la guerre étrangère. Ce renoncement l'enfermait de nouveau dans les limites de la politique pratiquée à Coblentz et à Hamm, lui imposait le devoir de quitter Vérone et, puisque l'Espagne lui était fermée, puisque la Vendée était devenue (p. 348) inaccessible pour lui, de chercher à s'employer ailleurs. C'était d'autant plus nécessaire, qu'en France ses partisans s'étonnaient et s'attristaient de ce séjour prolongé dans un coin de l'Italie, loin des champs de bataille: «Que fait le roi? se demandaient-ils. Craint-il de compromettre sa dignité en partageant les dangers de ceux qui se sont armés pour lui rendre sa couronne?» Et ils comparaient son inaction à l'activité du comte d'Artois, qui, sans faire meilleure besogne que son frère, avait longtemps donné l'illusion de plus de résolution et d'intrépidité.
À l'armée de Condé, on réclamait sa présence. Le vieux prince qui la commandait regrettait que Louis XVIII n'eût pas eu la témérité de partir de Vérone, de passer le Saint-Gothard et de venir le rejoindre.
—L'eût-on enlevé au milieu de nous? s'écriait-il. Aurait-on osé lui manquer?
Et il ajoutait que, le roi étant gentilhomme français, on ne pouvait l'empêcher «de combattre pour le roi». Les cours de l'Europe elles-mêmes, celles du moins qui vivaient en paix avec la France, étaient d'avis que tant que le roi resterait dans les États de Venise, «chez une puissance qui entretenait publiquement un ambassadeur auprès de ses sujets rebelles», il ne serait pas à craindre.
—Il a beau faire, observait familièrement le roi de Prusse, s'adressant à quelques courtisans de son intimité, il ne se tirera jamais de là qu'il ne se mette à la tête de sa noblesse et de ses sujets fidèles et qu'il ne combatte avec eux et comme eux.
Le prince de Condé, qui répétait ce propos à l'évêque d'Arras, ajoutait: «Le roi de Prusse a raison.» Et, d'accord avec ses soldats, il se plaignait des courtisans qui voulaient rétablir les rigueurs de l'étiquette. Il accusait les «idées de Versailles» qui triomphaient à Vérone: «On n'est pas à Vérone à la hauteur des circonstances. On sacrifie le fond de la royauté aux petites formes de la dignité.» Il y avait quelque fondement dans ces critiques, mais aussi quelque exagération. Ce qu'on ne disait pas assez, c'est que le roi était le prisonnier de l'Autriche, non qu'elle eût le pouvoir de l'enchaîner à Vérone «mais parce qu'en réalité, elle l'y retenait en l'empêchant (p. 349) de se rendre au seul endroit où il pût aller, à l'armée de Condé. À cet égard, elle était intraitable.
Au milieu de tant de tristesses, le roi goûta cependant une joie. Dans les derniers jours de décembre 1795, sa nièce la princesse fille de Louis XVI, que les royalistes appelaient Madame Royale, avait été mise en liberté par le Directoire, conduite à Bâle, et là, confiée à des commissaires autrichiens en échange de quelques Français prisonniers de l'Empereur: Beurnonville, Sémonville, Maret. Quelques semaines plus tard, elle écrivait à son oncle pour lui exprimer sa filiale affection et le bonheur qu'elle aurait à le revoir. En dépit des séductions de la cour de Vienne, où l'on s'ingéniait à la retenir, elle voulait rester Française. Mais cette lettre, toute vibrante des cruelles émotions subies par Madame Royale durant sa captivité, contenait des conseils qui durent causer quelque surprise au roi. Elle le conjurait de faire cesser la guerre; elle lui déclarait qu'il n'était pas d'autre moyen de rendre à sa patrie son antique splendeur. «Oui, mon oncle, suppliait la princesse, c'est moi, c'est celle dont ils ont laissé périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux leur grâce et la paix[69].»
Leur grâce, on sait dans quelle mesure le roi entendait l'accorder. Il s'était engagé déjà à étendre sa clémence sur «les coupables», à l'exception de ceux qui avaient voté la mort du roi. Un peu plus tard, il devait en faire bénéficier même ceux-là, et, à sa rentrée en France, prendre parmi eux un de ses ministres. Quant à la paix, il la considérait comme le plus grand malheur que pût subir sa cause. La première coalition n'était pas encore dissoute qu'il souhaitait de voir s'en former une seconde plus redoutable, avec l'appui de la Russie dont le zèle pour les Bourbons avait été, jusqu'à ce jour, plus platonique qu'effectif. L'espoir de cet appui trouvait sa source dans la spontanéité avec laquelle l'impératrice Catherine, au lendemain de la mort de Louis XVII, avait reconnu le nouveau roi son successeur. Malheureusement, à l'exception du roi de (p. 350) Suède, aucun autre chef d'État n'avait suivi cet exemple, et les efforts du prétendant pour se faire octroyer par les souverains son titre royal étaient restés vains. Au commencement d'avril, c'est-à-dire près de dix mois après avoir recueilli la succession de son neveu, il était encore «Monsieur» pour la presque totalité des cours d'Europe, ou «Monsieur le comte de l'Isle». La résistance dont il était la victime l'emplissait de dépit et la reconnaissance de sa royauté semblait devenue le plus impérieux et le plus poignant de ses soucis. À l'improviste, il fut mis en état d'en concevoir de plus graves encore.
Le 14 avril, le podestat de Vérone se présenta chez lui et lui fit connaître que la République de Venise lui retirait l'asile qu'elle lui avait accordé depuis dix mois. Le Directoire, en apprenant que le comte de Mordwinof, ambassadeur russe à Venise, était accrédité par son gouvernement auprès du prétendant, avait exigé cette brutale expulsion. Les Français victorieux venaient d'envahir le Piémont; ils menaçaient d'occuper toute l'Italie. Le Sénat vénitien effrayé, redoutant de déplaire à la France, avait jugé que l'heure n'était pas bonne pour lui résister. Il faisait droit aux injonctions du Directoire.
Le roi prit acte de la communication sans y répondre, sinon qu'il allait procéder aux préparatifs de son départ. Mais, le surlendemain, il écrivit au Sénat qu'il subordonnait ce départ à deux conditions. Il voulait, disait-il, rayer de sa main sur le livre d'or de Venise le nom de sa famille qui s'y trouvait inscrit; il exigeait, en outre, qu'on lui rendît l'armure dont l'amitié de Henri IV, son aïeul, avait fait don à la République. Le Sénat ne parut pas se préoccuper de cette enfantine réclamation. Mais le podestat de Vérone s'en offensa. Il fit tenir au roi une protestation dans laquelle il rappelait l'hospitalité libéralement donnée jusqu'à ce jour.
—Je ne recevrai pas votre protestation, s'écria le roi. J'ai dit que je partirai; je partirai en effet, dès que j'aurai reçu les passeports que j'ai envoyé chercher à Venise. Mais je persiste dans ma réponse d'hier. Je me la devais; je ne puis oublier que je suis roi de France.
C'était l'unique manifestation qu'il pût se permettre. Après l'avoir faite, il ne songea plus qu'à s'éloigner.
(p. 351) Ainsi qu'il l'écrivit à Catherine, la conduite du Sénat de Venise ne lui laissait d'autre asile que «celui de l'honneur», c'est-à-dire une place parmi les gentilshommes français qui, sous les ordres de Condé, combattaient pour lui. Cet asile dont la cour de Vienne s'obstinait à lui barrer le chemin, les circonstances inattendues qui venaient de se produire lui permettaient, lui ordonnaient presque de s'y rendre. Il n'hésita pas à saisir l'occasion qui lui était offerte. Ce fut en vain que l'Anglais Macartney lui signala les dangers de sa précipitation, l'engagea à ne pas se présenter au quartier général du prince de Condé sans s'être assuré de l'assentiment de l'Autriche, à attendre à Bologne ou à Parme que cette puissance eût fait connaître son opinion. Il ne voulut rien entendre. Il avait écrit à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg pour faire connaître ses intentions et les motifs qui les dictaient. Il n'y avait plus qu'à s'exécuter.
D'ailleurs, tout le monde, dans son entourage, se réjouissait comme lui-même de la circonstance qui ouvrait devant ses pas les portes de la maudite prison qu'était Vérone pour lui, et l'obligeait à rejoindre Condé. Une lettre écrite de Vienne, à la date du 1er mars, par le comte de Saint-Priest qui venait d'arriver dans la capitale autrichienne à son retour de Russie, ne parvint pas à ébranler le parti pris du Régent. Elle était cependant significative et témoignait de la ferme volonté du gouvernement impérial de ne pas tolérer la présence de «Monsieur» à l'armée de Condé. Il avait déjà refusé et ne se laisserait pas forcer la main.
—Vous voyez, avait dit le baron de Thugut à Saint-Priest, que nous faisons, de concert avec l'Angleterre, des ouvertures de paix au Directoire exécutif, qui n'acceptera pas si notre objet était de le mettre dans son tort vis-à-vis de la nation, le corps germanique et l'Europe entière. À présent, il va se prévaloir de la venue du roi au corps de Condé qu'il présentera comme une mesure irréconciliatoire pour en justifier son refus. Les États de l'Empire qui nous persécutent, à l'instigation du roi de Prusse, pour avoir la paix, se plaindront de ce que nous aggravons les sujets de discorde et attirons sur eux la vengeance des Français. D'ailleurs, Monsieur a bien du monde (p. 352) autour de lui; il entretient beaucoup de correspondances, expédie et reçoit des courriers, envoie des émissaires; tout cela inquiète les gouvernements ainsi qu'on vient de le prouver à Venise, et cet inconvénient serait plus grand encore dans un corps d'armée aux ordres d'un général de l'Empereur.
L'Empereur, auquel Saint-Priest s'était ensuite adressé, n'avait pas été moins explicite que son ministre. Il lui était impossible de consentir à ce que Monsieur se fixât à l'armée de Condé, et il le priait de choisir un autre asile.
—Le roi, mon maître, ne sait où aller, objecta Saint-Priest.
—Nous verrons à le placer dans quelque ville d'Allemagne, reprit l'Empereur. Causez de cela avec mes ministres.
En transmettant cet entretien au duc de La Vauguyon, Saint-Priest ajoutait: «Vous remarquerez, monsieur le duc, que l'Empereur ne s'est jamais servi avec moi que de la dénomination de Monsieur, quoique j'aie constamment employé celle de roi. Aussi, ne répond-il point aux lettres de Sa Majesté, pour ne pas lui donner ce titre qu'il lui refuse et ne pas le désobliger en employant celui qu'on lui donnait auparavant. Je ne sais si vous ne croirez pas plus convenable pour Sa Majesté de se dispenser d'écrire elle-même à l'Empereur, qui ne lui fait point de réponse, d'autant que les affaires peuvent se traiter également sans cela[70].»
Dans l'état d'âme où se trouvait le roi, la lettre du comte de Saint-Priest suffit d'autant moins à modifier ses desseins, qu'en refusant de lui donner son titre, l'Empereur l'avait blessé dans son orgueil et disposé à protester. Il décida sur-le-champ que, désormais, il s'abstiendrait d'écrire au souverain autrichien et que, sans tenir compte d'une défense qu'il jugeait inique, il irait rejoindre le prince de Condé. Le départ, toutefois, n'alla pas sans difficultés. À Vérone, le roi avait des créanciers. Il fallait leur cacher sa fuite. Il fallait dérober de même le véritable terme de son voyage au représentant de la République française, aux autorités de Vérone. Pour les tromper les uns et les autres, on organisa une véritable comédie. La Vauguyon qui ressemblait physiquement au roi partit avec Villequier et (p. 353) Cossé par la route de Trente, tandis que Louis XVIII et son fidèle d'Avaray se dirigeaient secrètement vers le Saint-Gothard. Alors que les rapports officiels le montraient allant vers le Tyrol, il gagnait la Suisse et le grand-duché de Bade où Condé avait établi son quartier général à Riégel.[Lien vers la Table des Matières]
On se souvient qu'à la fin de 1795, le comte de Saint-Priest se rendant de Stockholm à Vienne, conformément au désir de Louis XVIII, avait jugé utile à la cause royale de passer par Saint-Pétersbourg. Il y était venu déjà en 1791. Il s'agissait alors d'obtenir de l'impératrice Catherine qu'elle contribuât à une expédition que préparait contre la France le roi de Suède. La mission de Saint-Priest avait échoué. Quoique reçu d'une manière flatteuse, quoique Catherine eût manifesté ses sentiments pour lui, d'abord en lui offrant dans ses États de hautes fonctions, ensuite en lui assurant une pension viagère, il n'avait pu la décider à prendre les armes.
—Je n'ai pas le droit d'intervenir dans les affaires de la France, avait-elle dit.
Ce n'était là qu'un prétexte; plus tard, elle n'eut pas les mêmes scrupules. Prétexte aussi, la guerre qu'elle soutenait contre les Turcs et dont elle argua pour se soustraire aux engagements que Saint-Priest s'efforçait de lui arracher. En (p. 355) réalité, elle prévoyait déjà le partage de la Pologne; elle le préparait; tous ses efforts étaient dirigés vers ce but. Ce fut l'unique cause de l'échec de la mission de Saint-Priest.
En 1796, quand il arrivait pour la seconde fois à Saint-Pétersbourg, tout autres étaient les circonstances. La mort du favori Potemkin avait délivré les Turcs de leur plus intraitable ennemi, de celui qui voulait, allant au delà des desseins de l'Impératrice, conduire les Russes à Constantinople[71]. Depuis quatre ans, la paix était conclue entre eux et la Russie démesurément agrandie par ses conquêtes. De même, le partage de la Pologne était accompli. Catherine régnait sur le plus vaste empire du monde. Saint-Priest devait donc supposer qu'il la trouverait disposée à donner au roi de France des preuves de son zèle, des témoignages de son intérêt. Dans le passé, et sans aller jusqu'à mettre ses armées en mouvement, elle en avait donné d'éclatants. Sans parler des importants secours pécuniaires accordés aux princes, frères de Louis XVI, elle avait saisi toutes les occasions de les appuyer auprès des puissances et de leur prouver l'intérêt qu'elle leur portait.
—Si j'ai plus conseillé qu'agi, se plaisait-elle à répéter, si je ne me suis pas toujours prêtée aux désirs des coalisés, c'est que je voyais clairement qu'ils nourrissaient des idées de conquête, (p. 356) tandis que je n'avais en vue que la cause de la royauté française. En 1792, cependant, j'ai proposé des troupes à l'Autriche. On m'a répondu qu'on ne voulait que de l'argent; j'ai donné ce qui était stipulé. Quant au surplus, j'ai préféré l'envoyer aux princes qu'à l'Empereur, parce que je n'étais pas sûre que ce serait employé pour les avantager. En 1793, j'ai offert douze mille Russes aux Anglais pour former avec les émigrés, sous le commandement du comte d'Artois, un corps de débarquement sur les côtes de France. Antérieurement, je m'étais refusée à recevoir la lettre de Louis XVI m'annonçant qu'il avait accepté la Constitution. Il n'était pas libre, et je pensais que, seuls, ses frères libres pouvaient parler pour lui. Lorsque Bombelles est venu me demander de les éloigner de toutes les opérations, je n'ai eu aucun égard à sa demande.»
Ces propos, que tous les envoyés des princes, Nassau, Eszterhazy, Polignac, avaient maintes fois entendus, n'exprimaient que la vérité. Catherine aurait pu rappeler de même qu'à la fin de 1792, lorsqu'après la retraite de Brunswick, l'Autriche refusait de prendre à sa solde l'armée du prince de Condé, celui-ci lui ayant écrit pour lui exposer la misère de ses soldats, elle avait répondu en leur accordant plus de six cent mille arpents de terre sur les bords de la mer d'Azow, dans un pays fertile et sous un climat excellent, et en offrant de pourvoir à leur subsistance jusqu'au moment où, le printemps venu, ils pourraient se rendre dans ses États. Condé n'avait pas profité de ces offres généreuses, parce que l'Autriche revenant sur sa première résolution avait, d'accord avec l'Angleterre, incorporé ces troupes dans les siennes. Mais l'Impératrice n'en conservait pas moins le droit de rappeler ses intentions généreuses.
Sans doute, à ses bienfaits elle avait ajouté force conseils donnés parfois sous une forme un peu rude; sans doute aussi, il lui était arrivé de trouver que les princes dépensaient trop, empruntaient trop, se créaient ainsi de graves embarras périlleux pour leur cause; sans doute enfin, elle avait dû se plaindre de la fréquence et de l'exagération des requêtes des émigrés, modérer ses faveurs, refuser des grades que ne justifiait pas le mérite, et des grâces dont n'étaient pas toujours dignes ceux (p. 357) qui les sollicitaient. Elle n'en était pas moins pour les princes et leurs partisans une bienfaitrice rare, qu'ils avaient toujours trouvée prête à leur venir en aide.
Tant de souvenirs significatifs, les circonstances si différentes de celles qui avaient amené l'échec de Saint-Priest en 1791, lui firent donc croire que, cette fois, il serait plus heureux. Mais il fut bien vite détrompé, d'abord par les avis de quelques Français fixés à Saint-Pétersbourg, ensuite par le langage même de Catherine. Ce n'est pas quatre années qui s'étaient écoulées depuis son premier voyage, mais quatre siècles. Le trésor russe était obéré, le crédit public compromis par les dilapidations des favoris et par les ukases qui, en fermant aux produits français les ports de la Russie, avaient tari la source du revenu des douanes. L'armée n'était ni payée ni disciplinée. Les régiments étaient devenus le patrimoine des colonels, les provinces celui des gouverneurs. Colonels et gouverneurs étaient les favoris du favori; tous les liens relâchés, tous les droits méconnus, toutes les lois violées. L'Impératrice feignait de l'ignorer. Platon Zoubof, qui avait succédé dans sa faveur à Potemkin, et que Saint-Priest, en 1791, avait connu favorable aux Bourbons, leur était devenu hostile.
Dès la première audience qui lui fut accordée, Saint-Priest devina qu'il n'obtiendrait rien. Catherine l'engagea à se rendre à Vienne où il était mandé par l'Empereur. Elle lui parla du roi de Suède, de ses griefs contre ce prince qui se dérobait à l'engagement pris par lui de marier son fils à une archiduchesse de la famille impériale de Russie. Pour se venger, elle songeait à lui déclarer la guerre, quoiqu'elle en craignît les résultats, «car, disait-elle, il ne faut mépriser aucun ennemi». Mais c'étaient là des questions accessoires. Saint-Priest tenta d'en aborder une autre. Le ton de l'Impératrice changea aussitôt. Elle ne croyait pas à l'efficacité d'une intervention étrangère pour rétablir l'ordre en France. Les Français, à ce qu'elle pensait, ne pouvaient être ramenés à la monarchie que par l'excès de leurs malheurs. Quant à elle, elle ne voulait pas entrer dans une querelle dont la Prusse et l'Espagne s'étaient retirées. Saint-Priest, qui n'avait pas encore reçu d'instructions de Vérone, n'insista pas ce jour-là. Mais il consacra les jours (p. 358) suivants—on était à la fin de décembre—a rédiger un rapport destiné au comte Zoubof.
Dans ce document, il montrait l'Angleterre à bout de ressources, prête à conclure la paix avec la France. «Cette paix, écrivait-il, prolongera la durée de la République française aux abois, et les efforts des puissances pour détruire ce gouvernement pervers se trouveront frustrés. Le seul moyen qui reste pour empêcher la paix générale, si funeste en ce moment, est que Sa Majesté l'Impératrice accorde à la cour de Vienne un secours effectif de troupes.» À ce prix, pensait Saint-Priest, l'Autriche refuserait la paix qui allait lui être offerte ainsi qu'à l'Angleterre.
Ce premier résultat obtenu, il ne serait pas impossible de ramener la Prusse dans la coalition. «La jalousie envers la cour de Vienne occupe constamment le cabinet prussien. Le rapprochement entre ces deux puissances, opéré à Pilnitz, n'a été que passager. C'est ce qu'a trop bien prouvé la conduite du roi de Prusse dans cette guerre. De quelle manière ce monarque n'a-t-il pas conduit le blocus de Landau, qu'il n'a voulu manquer qu'afin d'empêcher les Autrichiens de prendre pied en Alsace, les soupçonnant d'en vouloir conserver la conquête à la paix, pour augmenter par là leur prépondérance? L'accroissement de la monarchie prussienne en Pologne n'a pu lui faire atteindre encore la solidité de la masse autrichienne qui, d'ailleurs, a fait aussi ses progrès de ce côté, et, tant que le roi de Prusse ne sera point assuré qu'elle ne s'étendra pas par ses succès dans la guerre présente, on doit s'attendre qu'il essaiera de les contrarier. Ce n'est qu'en le tranquillisant à cet égard qu'on peut opérer son retour et celui des princes de l'Empire dans la coalition et la reprise des armes sur le Bas-Rhin.»
Comme conclusion à cette partie du rapport, Saint-Priest demandait que l'Impératrice de Russie intervînt d'une part, pour obtenir de la cour de Vienne qu'elle se contentât d'un engagement des puissances coalisées de la remettre, après la paix, en possession des Pays-Bas, et d'autre part, pour négocier à Londres, en vue de faire voter par le Parlement les subsides nécessaires à une campagne nouvelle, à laquelle contribueraient la Russie, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et (p. 359) peut-être l'Espagne qu'il ne croyait pas impossible de détacher de l'alliance française.
Après ces vues d'ensemble, Saint-Priest abordait divers sujets qui intéressaient plus directement son maître. Depuis longtemps, le roi réclamait en vain la liberté de se rendre à l'armée de Condé, alors à la solde de l'Angleterre et de l'Autriche. La cour de Vienne s'opposait à ce qu'il s'y transportât, en objectant les embarras que causerait sa présence dans les États de l'Empereur. «Et cependant, observait Saint-Priest, l'inaction dans laquelle on le retient à Vérone nuit à sa réputation.»
Il considérait en outre comme très important pour le roi que les puissances coalisées se décidassent à le reconnaître «en forme publique». Pourquoi l'Angleterre, pourquoi l'Autriche refusaient-elles cette reconnaissance? demandait-il. Craignaient-elles de s'engager par cette mesure à continuer la guerre jusqu'au rétablissement du roi ou à fournir à ses dépenses?
Sur le premier point, Saint-Priest répondait par une citation historique. «Louis XIV, disait-il, déclara roi d'Angleterre le fils de Jacques second au commencement de la guerre de la succession et ne conclut pas moins avec la reine Anne le traité d'Utrecht.»
Sur le second point, il s'expliquait plus longuement. L'explication mérite d'être citée, à cause de la contradiction qui s'y révèle entre la pensée qu'exprimait Saint-Priest, encore ignorant des intentions de Louis XVIII à cet égard, et celles de ce prince qui rêvait d'entourer son exil de la pompeuse mise en scène de la cour de Versailles: «Les dispositions de Sa Majesté à la plus stricte économie sont bien connues; et dans le vrai, que lui servirait une représentation théâtrale qu'à le priver d'employer plus utilement ses faibles moyens? Le véritable éclat du roi dans sa position est dans une grande activité pour ses affaires. Deux ou trois personnes de confiance et un petit nombre de domestiques doivent composer tous ses entours. L'apparat d'un conseil dirigeant, de grands officiers auprès de sa personne, une suite nombreuse ne servirait qu'à diminuer sa considération. Ses vrais serviteurs doivent se (p. 360) rendre vraiment utiles, et non le surcharger de leurs vaines fonctions. Le temps de les reprendre n'est pas encore venu. Toute promotion à des charges nominales, à des décorations serait encore déplacée. Ces bienfaits sont réservés à l'époque à laquelle Sa Majesté sera rétablie sur son trône.»
Saint-Priest insistait également pour amener l'Impératrice à peser sur la cour de Vienne, à l'effet de faire remettre au roi Madame Royale: «Un oncle paternel n'a-t-il pas le droit de réclamer sa nièce orpheline, et les droits d'un roi, sous ce rapport, ne sont-ils pas encore plus formels?»
Quant au poste de représentant de Louis XVIII à Vienne, Saint-Priest, empêché d'aller l'occuper, puisque le roi entendait l'avoir à ses côtés, proposait pour le tenir le comte de Choiseul-Gouffier, l'un des émigrés que Catherine avait accueillis dans son empire et comblés de ses bontés. Il demandait pour lui l'appui de l'Impératrice. «Je croirais extrêmement utile, disait-il ensuite, d'établir un journal périodique, propre à éclairer le public sur les méprises où tant d'écrivains mal intentionnés le font tomber sur les affaires de France. On peut espérer que le duc de Brunswick en permettrait la rédaction et l'impression dans sa résidence.»
Faisant allusion à la Déclaration de Vérone, Saint-Priest rappelait que le roi avait révélé, dans ce document, ses dispositions à la clémence envers ceux de ses sujets coupables, qui se repentiraient.
«Parmi ceux qu'un repentir sincère ramène aux pieds de Sa Majesté, on doit remarquer le jeune duc d'Orléans. Ce prince, entraîné à l'âge de seize ans par son père dans une faction scélérate, a montré à la guerre de l'énergie et du talent. Il a quitté ce parti criminel, lors la désertion de Dumouriez. Il a depuis passé son temps dans la retraite et les voyages, dans le plus grand incognito, accompagné du seul comte de Montjoie et de trois domestiques. Il vient de parcourir le nord de l'Europe et a pénétré de ce côté jusqu'aux dernières limites de notre continent. Apprenant à Stockholm que j'allais repartir pour joindre le roi, il est venu chez moi me prier de mettre aux pieds de Sa Majesté ses regrets, sa fidélité et son zèle pour son service. Il promet de faire désormais un utile et loyal (p. 361) usage de ses moyens et m'a dit, en même temps, de rendre compte de ses dispositions à Sa Majesté l'Impératrice, dont le suffrage est d'un si grand poids et de mettre à ses pieds l'hommage de son admiration. Je regarde comme important d'accueillir ces dispositions du duc d'Orléans. On a lieu de croire qu'il a été sondé par des Français, factieux d'une nouvelle espèce, qui ont pensé à mettre la couronne sur sa tête, ce dont ce prince a rejeté l'idée avec l'horreur qu'elle mérite. Il dit que ses frères pensent comme lui. C'est à les faire sortir de France ainsi que la duchesse sa mère qu'il veut consacrer tous ses soins. Alors il fera, dit-il, connaître ses sentiments par un écrit public et ira aux pieds du roi recevoir en personne son pardon et les ordres de Sa Majesté.»
Enfin, en terminant cette longue note où se trouvaient résumés les vœux du roi proscrit et présentées les difficultés de sa situation, Saint-Priest affirmait que les conseils qu'il sollicitait «serviraient d'encouragement et de guide au prince et à ses serviteurs».
Ce rapport n'eut pas de meilleurs effets que la visite de Saint-Priest à Catherine. Zoubof ne mit aucun empressement à l'appuyer auprès de l'Impératrice. Saint-Priest ne trouva point parmi les autres courtisans plus de bonne volonté. Aucun d'eux ne voulut employer son crédit à le seconder. Toute la cour était en ce moment occupée à se distribuer les terres confisquées en Pologne. Chacun réservait son influence pour réaliser ses desseins et ses ambitions.
Saint-Priest obtint cependant de la tzarine une lettre pour le roi. Dans cette lettre, elle s'engageait à faire les diverses démarches qui lui étaient demandées pour obtenir soit la reconnaissance de Louis XVIII, soit l'autorisation pour Madame Royale de rejoindre son oncle, soit enfin des subsides de l'Angleterre pour aider aux opérations militaires. Elle autorisait en outre son ministre à Venise à aller résider près du roi à Vérone. Mais elle s'obstina dans la volonté de ne prendre aucune part effective aux opérations. Saint-Priest dut se contenter de ce qu'on lui accordait, se résigner à renoncer à ce qu'on lui refusait.
Il se préparait à quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre (p. 362) à Vienne, quand il reçut une lettre du roi, en date du 9 janvier 1796. Louis XVIII l'interrogeait sur les véritables dispositions de la cour de Russie. Convaincu à tort que Catherine était au moment de s'unir à l'Angleterre et à l'Autriche, il voulait connaître le but de cette alliance. L'impératrice avait-elle consenti au démembrement de la France? Allait-elle se prêter à des changements de constitution ou de dynastie? En quoi consistaient ces changements? Pour répondre à ces questions, Saint-Priest n'eut pas besoin de renouveler ses démarches. Il n'eut qu'à se souvenir de ce qui lui avait été dit. Il le fit connaître au roi. Puis, sans obtempérer au désir exprimé par ce dernier de le voir prolonger son séjour en Russie, certain qu'il ne pouvait plus y servir la cause royale, il se rendit à Vienne.
Il comptait n'y faire qu'un séjour de courte durée et rejoindre ensuite son maître à Vérone. Mais lorsque, reçu par l'Empereur, il lui annonça que Louis XVIII avait désigné le comte de Choiseul comme son représentant à Vienne, ce prince déclara qu'il n'en voulait pas. Un autre émigré, le bailli de Crussol, fut alors proposé et également refusé. On ne souhaitait que Saint-Priest ou personne. Cette exigence modifia ses projets. Il se décida à rester en Autriche jusqu'au jour où il serait parvenu à faire cesser la disgrâce de l'évêque de Nancy, La Fare, qui, longtemps avait occupé les fonctions que lui-même allait maintenant exercer à titre provisoire, et qui, d'ailleurs, ne tarda pas à les reprendre pour les garder jusqu'en 1801.
Les audiences que lui accorda l'Empereur confirmèrent ce qu'il savait déjà du mauvais vouloir de l'Autriche. Malgré les recommandations de Catherine, les ministres autrichiens, et surtout le baron de Thugut, le premier d'entre eux, n'entendaient rien céder de ce qui leur était demandé, ni la reconnaissance du roi, ni sa présence à l'armée de Condé, ni le départ de Madame Royale. À propos de celle-ci, Saint-Priest recueillit même le bruit que, bien qu'il fût connu qu'elle était, dès avant la mort de son père, fiancée au duc d'Angoulême, la famille impériale rêvait de lui donner un archiduc pour époux, avec l'Alsace et la Lorraine pour dot. Fondé ou non en ce moment, le bruit ne se confirma pas. Il n'en causa pas moins de vives (p. 363) inquiétudes à la cour de Vérone. Saint-Priest put constater en outre que l'empereur d'Autriche était las de la guerre, disposé à accueillir des propositions de paix.
Ainsi semblaient perdus tous ses efforts et jusqu'aux minces résultats de sa mission à Saint-Pétersbourg. Il lui fut cruel d'avoir à en faire l'aveu au roi. Ce n'était là, d'ailleurs, qu'une épreuve de plus et non la dernière, ni la plus douloureuse. À la fin du mois d'avril. Saint-Priest recevait brusquement la nouvelle qu'à la suite d'un vote du Sénat de Venise, Louis XVIII venait d'être chassé de Vérone.[Lien vers la Table des Matières]
Nous avons laissé le roi de France en route pour les États de Bade, où se trouvait le prince de Condé. Le voyage fut pénible; il dura huit jours. À Riégel, où Louis XVIII parut dans la soirée du 28 avril, il était attendu, grâce aux avis qu'il avait pu y faire parvenir. Condé le reçut au château du prince de Schwarzemberg, où lui-même s'était fixé. Il lui fit connaître que les agents anglais, Wickham, venu de Suisse, depuis quelques jours, et Crawford, qui suivait l'armée, avertis de son arrivée, avaient exigé que la nouvelle en fût donnée aux généraux autrichiens sous les ordres desquels était placé le corps français et à la cour de Vienne.
Le roi voulut recevoir sur le champ ces deux personnages. Il leur exprima sa reconnaissance pour les bons offices de l'Angleterre, leur répéta les explications qu'il avait données à Macartney au moment de quitter Vérone et ne leur cacha pas la satisfaction qu'il éprouvait à se trouver parmi les Français. Ils évitèrent de lui présenter des objections, et de lui faire part de leurs craintes, bien qu'ils fussent convaincus, l'un et l'autre, que l'Autriche ne tolérerait pas sa présence au quartier général.
(p. 364) Le même soir, il écrivit à sa femme, la comtesse de Provence, qui résidait à la cour de Sardaigne: «Ce qui m'a le plus coûté de mon voyage, c'est, croyez-le bien, d'avoir fait plus de la moitié du chemin de Vérone à Turin et de n'avoir pas fait le reste. Enfin, il l'a fallu. Mon espoir est que ce chemin que je prends est le plus court et le plus sûr pour nous retrouver chez nous.»
Le lendemain, un ordre du jour, lu aux troupes, leur apprit l'arrivée du roi. «Nous venons nous rallier au drapeau blanc, près du héros qui vous commande, leur disait-il. Nous nous livrons avec confiance à l'espoir que notre arrivée sera pour vous un nouveau titre aux généreux souvenirs que vous avez déjà reçus de Leurs Majestés Impériale et Britannique. Notre présence contribuera sans doute, autant que votre valeur, à hâter la fin des malheurs de la France, en montrant à nos sujets égarés encore armés contre nous, la différence de leur sort sous les tyrans qui les oppriment avec celui dont jouissent les enfants qui entourent un bon père.»
Ce langage révélait toutes les illusions de Louis XVIII. Il croyait que l'Autriche n'oserait le faire partir alors qu'il était arrivé. Il espérait être autorisé à rester avec les troupes de Condé, soit que ce dernier passât le Rhin avec l'armée autrichienne, soit qu'il restât derrière avec Wurmser. Pour faciliter l'accomplissement de ce qu'il souhaitait, le roi était résolu à ne prendre aucun titre, a n'imprimer aucune direction aux opérations militaires. Durant les jours suivants, il monta à cheval, visita les postes le long du Rhin, se montra aux troupes royales. Il lui arriva même d'interpeller, d'une rive à l'autre, des soldats de l'armée républicaine, de se faire reconnaître d'eux et de les engager à servir sa cause. Malheureusement, cette cause était déjà trop compromise pour rallier de nouveaux partisans. Elle l'était, à la fois, par les victoires des Français et par l'attitude de l'Autriche. Non seulement la cour de Vienne ne tarda pas à manifester le mécontentement que lui causait la présence du roi sur le théâtre des hostilités, mais encore elle commença à menacer d'expulsion les émigrés qui se trouvaient dans les États allemands.
C'était toujours même chanson, car les rares services rendus (p. 365) par l'Autriche l'avaient été de mauvaise grâce, le plus souvent accompagnés de procédés désobligeants. Louis XVIII ne se troubla donc pas outre mesure de ces menaces nouvelles. Il attendait beaucoup de l'état intérieur de la France, du zèle de ses partisans, ne désespérait pas, malgré le succès des républicains en Italie, d'arriver à ses fins. Il continua à s'occuper activement encore de ce qu'il appelait «les intérêts de sa couronne». De pressantes sollicitations adressées aux cours en vue de la reconnaissance de son titre royal et un nouvel effort pour imprimer en France plus d'unité à son parti, furent l'aliment qui remplit à Riégel le vide des journées. Enfin, désireux de prouver à la France et à l'Europe qu'entre les deux branches de la maison de Bourbon n'existaient ni rivalités ni dissentiments, il envoyait à son cousin, Louis-Philippe d'Orléans, fils aîné de Philippe-Égalité, par un agent de confiance, le baron de Roll, l'invitation de se rendre sur l'heure auprès de sa personne.
Il considérait ce rapprochement et la démonstration qui devait en résulter comme d'autant plus nécessaires que, depuis la mort du petit Louis XVII, le jeune duc d'Orléans paraissait être devenu le candidat préféré des royalistes constitutionnels qui répudiaient énergiquement tout retour à l'ancien régime et rêvaient d'une monarchie comme en Angleterre. Un acte de soumission de ce prince et un hommage public rendu par lui au roi pouvaient seuls couper court aux divisions qui affaiblissaient le parti royaliste en France et au dehors. Quand on verrait le chef de la branche cadette auprès du chef de la branche aînée, il serait prouvé que la maison d'Orléans était revenue de «ses égarements et de ses erreurs» et que le roi les lui pardonnait, bien qu'elles eussent contribué, dans la personne de Philippe-Égalité, guillotiné depuis, à faire tomber la tête de Louis XVI. Dans l'écrit de la main du roi dont Roll était porteur, il était dit que pour absoudre «des égarements et des erreurs regrettables», Sa Majesté n'attendait qu'un repentir sincère qui lui serait exprimé de vive voix, quand le prince, ainsi qu'il l'y invitait, viendrait le rejoindre à l'armée de Condé.
Il faut rappeler ici combien avait été déplorable l'effet de la (p. 366) proclamation qu'avait fait répandre, au mois de juin 1795, le prétendant en se proclamant roi. Elle ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il entendait remettre son royaume en l'état ancien, lui rendre ses antiques institutions et réaliser ainsi la plupart des vœux des émigrés. Il n'est pas étonnant qu'à cette conception de la monarchie, qui ne tenait aucun compte des changements opérés par la Révolution dans les idées et dans les mœurs, beaucoup de royalistes en eussent opposé une autre suggérée par ce qui se passait en Angleterre et eussent entrevu la possibilité de la réaliser en donnant la couronne au duc d'Orléans. On ne saurait mettre en doute la réalité des intrigues nouées sur son nom à Paris, où la branche cadette comptait des partisans. Mais il n'en est pas de même du point de savoir s'il y participa, comme on serait incité à le croire en ne jugeant de ses sentiments que par la conduite qu'il tint en 1830. Tout contribue même à prouver qu'en 1796, encore qu'il laissât faire et fût prêt à tout, il n'aurait pu se leurrer d'une espérance, eût-elle été dans son cœur, tant sa situation personnelle, comme l'état des esprits dans le pays, en rendait la réalisation impossible.
Après être sorti de France à la suite de Dumouriez, il vivait dans l'exil, dénué de ressources, sous des noms d'emprunt. Sous celui de Chabaud La Tour, il avait été professeur au collège de Reichenau en Allemagne; puis, sous celui de Corby, il s'était transporté, en 1795, à Izehoë, à vingt lieues de Hambourg où il végétait obscurément, ayant auprès de sa personne un de ses anciens officiers, M. de Montjoie, ne fréquentant que quelques Français émigrés comme lui, Dumouriez notamment qui s'était installé dans ces contrées avec sa maîtresse, la sœur de Rivarol, et encore une charmante femme, veuve du comte de Flahaut, qui devait se marier plus tard à un diplomate étranger, M. de Souza, et de laquelle il était violemment épris, si violemment que ses familiers craignaient qu'il ne l'épousât.
Dans ces circonstances, au commencement de 1796, il avait appris que ses deux frères cadets, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, détenus depuis trois ans dans les prisons de Marseille, allaient être mis en liberté par le Directoire (p. 367) après avoir pris l'engagement de partir immédiatement pour les États-Unis. Puis une lettre de sa mère était venue lui confirmer ces nouvelles. Longtemps captive elle aussi, cette princesse, fille du duc de Penthièvre, avait enfin recouvré sa liberté. Demeurée à Paris, elle y avait travaillé à la libération de ses jeunes fils et venait de l'obtenir. En l'apprenant à l'aîné, elle le suppliait de partir avec eux, afin de leur assurer une protection que leur âge rendait nécessaire. Il était résolu à exaucer cette prière, lorsque lui arriva à l'improviste le message du roi son cousin.
Il résulte d'un rapport du baron de Roll que le duc d'Orléans essaya d'abord de se dérober à une entrevue, soit qu'il ne crût pas à la possibilité d'une réconciliation que le vote de son père Philippe-Égalité dans le procès de Louis XVI semblait rendre impossible, soit qu'il eût pressenti les propositions qu'on lui apportait. De Roll courut après lui durant plusieurs jours sans parvenir à le rejoindre et, pour se résoudre à le recevoir, le prince sans doute dut se rappeler qu'ayant rencontré l'année précédente au cours de ses pérégrinations le comte de Saint-Priest, ce dernier lui avait donné l'assurance que Sa Majesté ne rendait pas le fils responsable du crime du père et était disposée à l'oubli. Quoi qu'il en soit, le baron de Roll fut enfin admis, le 1 juin, en présence du duc d'Orléans.
«Je commençai par lui dire l'objet de ma mission et je mis sous ses yeux l'autorisation du roi. Il la lut avec beaucoup d'attention au moins dix fois, et après me l'avoir rendue, il me fit sa protestation de fidélité et de dévouement au roi en fort bons termes. Puis, d'une voix altérée et émue, il me dit:
«—Comment puis-je espérer que le roi me reverra avec plaisir, lorsque, dans cette autorisation de sa main, il parle d'égarements et d'erreurs? C'est toujours le même langage que la proclamation. Il faut, d'après ce que je viens de lire, que M. de Saint-Priest ait mal rendu au roi ce que je lui avais dit, ou qu'il m'ait bien mal compris. M. de Saint-Priest m'avait parlé d'une manière bien plus satisfaisante lorsqu'il m'a assuré des bonnes dispositions de Sa Majesté en ma faveur. Quant à me rendre à l'armée de Condé, comme elle m'y invite, c'est (p. 368) impossible. Cette armée est sous le commandement d'un général autrichien. C'est de tous les moyens le plus funeste pour le roi que de tenir à une armée étrangère. Tant qu'on le verra associé aux étrangers, ennemis de la France, il ne réussira pas à conquérir le cœur de ses sujets. Si j'obéissais à ses ordres en me rendant auprès de sa personne, je ne pourrais plus lui être utile.»
Ainsi, dès le début de l'entretien, le duc d'Orléans opposait à l'invitation royale une fin de non-recevoir inspirée par les sentiments patriotiques qui semblent avoir constitué la règle de sa vie. De Roll lui objecta qu'il était bien fâché de le voir dans d'aussi mauvaises dispositions «et dans des principes aussi funestes». Il insista pour lui arracher la promesse de se rendre auprès du roi, s'étonnant que le prince, alors qu'il protestait de son dévouement et de sa fidélité, eût tant tardé à en donner un témoignage public.
—J'allais le donner, répliqua le duc d'Orléans; j'étais décidé à me rendre auprès du roi, en revenant de mon voyage dans le Nord, quand j'ai lu dans les gazettes le manifeste qui a été lancé à l'occasion de son avènement un trône. Ce manifeste ne m'a pas permis de suivre l'élan de mon cœur. Tant que Sa Majesté n'aura pas fait connaître son intention de donner à la France une monarchie limitée comme en Angleterre; tant qu'elle ne s'expliquera pas autrement qu'elle l'a fait dans sa dernière proclamation, je regarderai comme mon premier devoir de me tenir a l'écart, de ne pas participer à des mesures contraires à mes principes et à mon opinion, que je ne puis sacrifier et ne sacrifierai jamais.
—Mais vous avez des devoirs envers le roi, monseigneur, s'écria le négociateur.
—J'en ai aussi envers ma patrie; je ne trahirai ni les uns ni les autres; je me tiendrai à l'écart. Je suis incapable d'avoir les vues qu'on m'a supposées. Je ne suis pas un prétendant. Que le roi promette une monarchie limitée et je serai avec lui et beaucoup de ses partisans me suivront, qui gémissent aujourd'hui de ne pouvoir le servir.
Le baron de Roll, n'obtenant rien de plus, demanda au prince de remettre au lendemain la suite de l'entretien. Il (p. 369) espérait que la réflexion modifierait l'attitude du duc d'Orléans qu'il croyait sous l'influence de conseillers hostiles aux Bourbons, ce qui d'ailleurs était inexact. En ces circonstances, le prince ne prenait conseil que de lui-même. La discussion recommença donc le lendemain, mais elle n'eut pas une autre issue que la veille. Le prince persistait dans ses dires. Il était résolu à ne pas aller à une armée autrichienne ni à prendre part aux intrigues nouées contre sa patrie avec l'appui de l'étranger. Il ajouta, comme en passant, que, si d'ailleurs il le faisait, il mettrait en grand péril sa mère et ses frères qui étaient encore au pouvoir du Directoire.
Las de lutter en vain, le baron de Roll lui demanda alors d'écrire au roi ou de lui envoyer un émissaire qui expliquerait à Sa Majesté pourquoi le duc d'Orléans ne croyait pas devoir se rendre auprès d'elle. Le prince se récria. Il ne voulait ni donner une lettre ni faire porter au roi des explications verbales, redoutant les commérages des entours et l'interprétation qui pourrait être donnée à sa démarche. Il était plus simple, à non avis, que le baron de Roll portât lui-même ses explications à celui qui l'avait envoyé. Mais de Roll tenait à une lettre. Il est vrai que le prince se montra plus intraitable que lui et ne donna rien qu'une note que le négociateur jugea insuffisante, sans portée et ne répondant pas à l'écrit du roi.
Ainsi, la mission échouait et de Roll s'en retournait sans avoir rien obtenu. Il ne désespérait pas cependant du succès. Il le croyait possible quand le prince aurait été soustrait aux influences par lesquelles il persistait à le croire dominé.
—Rappelez-vous, monseigneur, lui dit-il au moment de se séparer de lui, que quelle que soit l'issue des événements, vous ne reprendrez en Europe le rang qui vous appartient par droit de naissance que lorsque vous aurez rempli tout votre devoir envers le roi.
—Je le sais, répondit le duc d'Orléans; mais je vous le répète, pour moi le premier devoir est envers la patrie, et je vois avec regret qu'à cet égard votre opinion n'est pas conforme à la mienne.
Il convient d'ajouter, pour ne pas avoir à y revenir, qu'après le départ du baron de Roll et sans attendre une nouvelle (p. 370) démarche, le duc d'Orléans ne s'occupa plus que des préparatifs de son passage aux États-Unis. Les sollicitations de sa mère ne lui permettaient pas de le différer.
«L'intérêt de ta patrie, lui avait-elle écrit, celui des tiens te demandent de mettre entre nous la barrière des mers. Je suis persuadée que tu n'hésiteras pas à leur donner ce témoignage d'attachement, lorsque tu sauras que tes frères détenus à Marseille partent pour Philadelphie, où le gouvernement français leur fournira de quoi exister d'une façon convenable ... Que la perspective de soulager les maux de ta pauvre mère, de rendre la situation des tiens moins pénible, de contribuer à assurer le calme à ton pays exalte ta générosité, soutienne ta loyauté! Le ministre de France à Hambourg facilitera ton voyage.»
Le 15 août, au moment de s'embarquer, le prince écrivait: «J'ai toujours reconnu à la nation le droit de se donner une constitution à son gré.» En proclamant cette doctrine, il allait à l'encontre de celle que professaient les royalistes rangés sous le drapeau blanc et qui se refusaient, au nom du droit divin, à reconnaître le droit populaire. Il semblait en ce moment que c'en était fait de toute possibilité de rapprochement entre Louis XVIII et lui. On éprouve donc quelque surprise lorsqu'on le voit, en 1800, à son retour d'Amérique, se rendre à Londres avec ses frères, afin de faire acte de soumission envers le comte d'Artois et écrire au roi pour lui exprimer «la profonde douleur qu'ils ressentent que des circonstances à jamais déplorables les aient retenus aussi longtemps séparés de Sa Majesté. Nous osons la supplier de croire, ajoutait-il, que jamais, à l'avenir, elle n'aura lieu de s'en ressouvenir».
Il est vrai de dire qu'après avoir ainsi protesté de sa fidélité au chef de sa maison, le duc d'Orléans se reprit à vivre à l'écart de toutes les intrigues de l'Émigration. On ne trouve alors son nom qu'au bas des protestations de la famille royale contre l'élévation de Bonaparte au trône et l'exécution du duc d'Enghien. Puis, il n'est plus question de lui jusqu'en 1807. En cette année moururent ses deux frères. Il partit alors pour Palerme où, deux ans plus tard, il épousait la noble princesse qui devait être la reine Amélie. Entré par cette alliance dans la (p. 371) famille royale de Naples, ses sentiments parurent se modifier. Il y eut une éclipse dans l'intraitable patriotisme qu'il avait toujours opposé aux suggestions des émigrés. En 1810, il est en Espagne, prêt à combattre à la tête d'une armée espagnole les soldats de Napoléon. Mais, à l'improviste, l'Angleterre intervient et fait défense aux Cortès d'utiliser les services d'un prince français. Le duc d'Orléans ne résiste pas à ces injonctions. Peu après, il regagne Palerme où viendra le trouver en 1814 la nouvelle de l'abdication de Napoléon.
Tandis que le baron de Roll remplissait la mission dont il vient d'être parlé, le roi, resté à Riégel, nourrissait l'espoir d'y voir apparaître Pichegru. Instruit, dès son arrivée au camp de Condé, de tous les détails des négociations engagées entre les agents du prince et le général qui, dépossédé de son commandement, s'était fixé provisoirement à Strasbourg, il lui avait écrit une lettre flatteuse lui conférant les pouvoirs les plus étendus:
«Je n'y mets aucune borne, aucune restriction ... Je cède à ce besoin de mon cœur, et c'en est un pour moi de vous dire que j'avais jugé, il y a dix-huit mois, que l'honneur de rétablir la monarchie française vous serait réservé.»
Condé avait, en outre, affirmé au roi que Pichegru devait venir à Riégel pour conférer avec lui. L'agent anglais Wickham, le général de Précy et l'ancien maire de Lyon, Imbert Colomès, maintenant émigré, allaient arriver afin de prendre part à cette importante conférence. Les circonstances amenaient le roi au quartier général au moment où elle se préparait. Les hostilités avaient momentanément cessé sur le Rhin, par suite de l'armistice qui ne fut rompu que le 20 mai. Il ne s'agissait donc de rien moins que d'aviser à la conduite à tenir, soit dans le cas où la guerre recommencerait, soit dans le cas où la paix serait conclue. Le roi puisa dans ces incidents de nouveaux motifs de confiance. Quand l'Autriche menaça ses partisans et lui-même, cette confiance fut plus forte que l'inquiétude qu'il devait ressentir.
On apprit bientôt que Pichegru renonçait à tenir sa promesse. Il y a lieu de penser d'ailleurs qu'il ne l'avait jamais faite et qu'elle n'existait que dans l'imagination des deux artisans (p. 372) de sa prétendue trahison, Fauche-Borel et Montgaillard[72]. Wickham, Précy et Imbert Colomès se trouvèrent seuls au rendez-vous. C'est avec eux qu'eut à délibérer le conseil du roi. Précy parla sans ambages. Il se disait prêt à se jeter en France, à se mettre a la tête des royalistes de Lyon et du Midi, mais à la condition que les succès des Autrichiens lui frayeraient la route, obligeraient le Directoire à envoyer aux frontières les troupes en garnison dans ces contrées et assureraient ainsi la possibilité de s'en emparer. La première victoire des Autrichiens devait être le signal de la mise en marche de Précy.
Il ne manquait à ces plans que l'assentiment de la cour de Vienne. Elle l'avait d'abord refusé parce qu'elle tentait une négociation pour la paix, et ne voulait pas déplaire à la République; elle maintint son refus même après que ces pourparlers eurent échoué. On a vu que Thugut n'avait pas caché à Saint-Priest qu'il considérait la prétention de «Monsieur» comme inadmissible. Dans sa correspondance, il la qualifie «d'incongruité».
Il est vrai qu'il abhorrait les émigrés en général et les princes en particulier. Le 27 juin, Louis XVIII étant encore au camp de Condé, il écrit: «Personne, assurément, ne fait moins de cas de la personne de ces deux princes que moi. Je reconnais plus que tout autre combien ils sont peu estimables. Mais est-il de notre intérêt que la royauté soit rétablie en France? Nul ne peut le contester. Peut-il nous convenir que les sans-culottes de Paris choisissent d'autres pour les mettre sur le trône et donnent cet exemple philosophique aux autres nations? Non sans doute.» Il n'épargnait pas davantage les amis du roi de France. À propos des rapports que Mallet du Pan adressait à l'Empereur, il écrivait: «Il est bien vrai que ce verbiage, tiré presque toujours des gazettes, ne vaut pas la plupart du temps l'argent qu'il coûte; aussi serais-je d'avis qu'à (p. 373) la fin du trimestre prochain l'on en pourrait supprimer l'envoi, en y donnant cependant des tournures pour que cet enragé de Mallet du Pan ne s'avise pas de nous déchirer dans ses écrits.»
Ces sentiments se manifestèrent par la brutalité avec laquelle, à la fin de ce même mois de juin, l'Autriche notifia à Louis XVIII que, s'il ne quittait pas l'armée sur-le-champ, elle userait de contrainte. Ce langage comminatoire ne laissait au roi d'autre ressource que de se résigner à obéir. Mais vers quel lieu se diriger? Le Directoire avait demandé à la Confédération helvétique d'expulser les émigrés. Peu à peu, les villes d'Allemagne se fermaient devant eux. Autour d'eux montait une malveillance dont, à Riégel même, le roi avait surpris plus d'un témoignage. Ni les petits princes germaniques, ni leurs sujets ne voulaient continuer à leur donner l'hospitalité. C'est comme par grâce que l'évêque de Passau consentait à recevoir dans sa ville épiscopale la reine de France, à qui était devenu odieux le séjour de Turin occupé par les Français. Quant au roi, nulle porte ne s'ouvrait plus devant lui. Les diverses démarches faites de tous côtés, durant son séjour à Riégel, afin de s'assurer éventuellement un asile, avaient eu partout le même sort. À Dresde, à Lubeck, chez le prince d'Anhalt-Dessau, ailleurs encore, Louis XVIII s'était vu refuser le permis de séjour. C'est alors que naquit l'idée de demander un refuge à la Russie. Avant de quitter Riégel, le prétendant écrivit au comte Eszterhazy, à Saint-Pétersbourg, pour le charger de sonder les intentions de l'impératrice Catherine. Puis, il se mit eu route, sans but précis, allant devant soi, un peu au hasard, pensant gagner le duché de Brunswick et y attendre la réponse de la cour moscovite.
Après une journée du marche, il s'arrêta à Dillingen, petit bourg de la Prusse rhénane. Il descendit avec ses compagnons dans une pauvre auberge. Comme sa présence paraissait devoir passer inaperçue, il se décida à demeurer là jusqu'à ce qu'il fût mis en demeure d'en sortir. Il s'y trouvait à proximité du théâtre des opérations militaires, en état de profiter de tout événement heureux qui se produirait. Le groupe de ses fidèles s'était grossi du duc de Fleury et d'un petit nombre d'émigrés (p. 374) qui l'avaient rejoint après sa fuite de Vérone, tandis que les évêques d'Arras et de Vence retournaient à Londres.
Les pourparlers engagés avec l'agence royaliste de Paris se continuèrent. De Dillingen, on discutait sur les conditions du gouvernement royal, comme s'il eût été rétabli ou à la veille de l'être. On discutait ces conditions, alors que la tournure de la guerre indiquait chaque jour plus clairement qu'on n'aurait pas à les appliquer de sitôt. On les discutait sans parvenir à se mettre d'accord sur l'étendue et le caractère des concessions qu'il convenait de faire à l'opinion publique. On rédigeait des rapports volumineux, des lettres pressantes, dictées non par l'intérêt bien entendu de la monarchie, mais par les illusions nées de l'ignorance des émigrés sur les transformations qui s'étaient, depuis l'origine de la Révolution, opérées en France.
Les dramatiques événements qui maintenant allaient se succéder vinrent interrompre, à l'improviste, le cours de ces préoccupations. Le 30 juin, Wurmser, qui s'apprêtait à passer le Rhin, fut devancé par les Français, obligé de battre en retraite. L'armée de Condé dut en faire autant. Le roi qui était venu se remettre à sa tête, faillit être pris dans une escarmouche à Kuppenheim. Il se réfugia dans l'abbaye de Schutter. Condé le fit partir sous escorte pour Dillingen où il le rejoignit le 11 juillet. La partie engagée par l'Autriche semblait alors compromise, sinon perdue. Moreau s'avançait à grands pas. Les troupes impériales rétrogradaient devant lui. Cependant, comme le corps de Condé avait trouvé à Dillingen une forte position, Louis XVIII laissa passer quelques jours sans arrêter un parti. Il espérait encore un retour heureux des Autrichiens. À la fin de juillet, cette espérance fut détruite par l'ordre de retraite générale que donna Wurmser. De nouveau, le roi dut songer à s'éloigner. Il était venu au quartier général de Condé pour entrer en France et non pour défendre l'Allemagne contre ses sujets.
Au moment de quitter ses fidèles soldats, il voulut leur adresser ses adieux. Il le fit en ces termes dans une proclamation qui leur fut communiquée:
«Lorsque je suis venu avec tant d'empressement me réunir (p. 375) à vous dans l'espoir de délivrer mes malheureux sujets du joug qui les opprime, j'étais loin de prévoir que ce moment heureux dût être suivi d'une séparation déchirante. Des motifs impérieux l'exigent aujourd'hui: mais j'ai besoin de toutes les forces de mon âme pour m'y déterminer. Si quelque chose peut adoucir le sentiment douloureux que je ne cesserai d'éprouver jusqu'au moment où je viendrai rejoindre mes braves compagnons d'armes, mes fidèles soldats, c'est de les laisser entre les mains d'un prince de mon sang dont le courage, la constance et le dévouement lui ont acquis le droit de me représenter, et à qui je demande comme ami et j'ordonne comme souverain de continuer à commander, ainsi qu'il l'a fait jusqu'à présent, cette illustre armée dont, en ce moment même, la voix de nos amis et celle de nos ennemis attestent également l'énergie et l'intrépidité.»
Cette proclamation faite, il différa encore son départ jusqu'au 19 juillet. Ce jour-là, quelques instants avant de partir, il était, avec le duc de Fleury, à l'une des croisées de son auberge, quand un coup de pistolet fut tiré sur lui. La balle effleura son front et alla s'aplatir contre le mur derrière sa tête. Si elle l'avait atteint un peu plus bas, c'en était fait de sa vie: comme il le dit autour de lui, le roi se serait appelé Charles X. Cette blessure, qui pouvait être mortelle et dont l'auteur demeura inconnu, n'eut d'autre conséquence que l'obligation pour le roi de rester alité pendant huit jours. Dès qu'il put se tenir debout, il se mit en route. Quelques jours après, il arrivait à Blanckenberg, dans le duché de Brunswick, le seul État d'Allemagne qui voulût le tolérer. Après de courts pourparlers avec le duc régnant, il était autorisé à y séjourner temporairement.[Lien vers la Table des Matières]
Dans ce trou de Blanckenberg, la petite cour du comte de l'Isle tant bien que mal s'installa. Il était aisé de prévoir que son séjour s'y prolongerait; trois chambres, louées chez la veuve d'un brasseur, devinrent le domicile du roi de France. L'une lui fut réservée. Les «gentilshommes de service», le duc de Fleury, le duc de Gramont, le comte d'Avaray occupèrent la seconde qui servait de chapelle. Durant le jour, on se tenait dans la troisième, à la fois salon et salle à manger. Les autres compagnons de Louis XVIII se logèrent en ville, comme ils purent. La détresse financière ne permettait pas de faire mieux.
Il y avait, il est vrai, dans le voisinage un château appartenant au duc de Brunswick. Mais ce prince ne l'offrit pas; on n'osa le lui demander. C'était bien assez qu'il tolérât le séjour du comte de l'Isle dans ses États, en feignant de l'ignorer. On redoutait d'éveiller ses susceptibilités; on s'en tint à la maison du brasseur. C'est là que le comte de l'Isle allait vivre et qu'il reçut, pendant dix-huit mois, les rares Français qui venaient se concerter avec lui, vêtu «d'un habit bleu fort sec, d'une veste et culotte noire râpée, mais l'air très affable».
À Blanckenberg, comme à Vérone, comme à Riégel, comme à Dillingen, la politique, un moment négligée dans les émotions d'une fuite rapide et les soucis d'une précaire installation, reprit bientôt ses droits. Entre les agents de Paris et la cour proscrite, il s'agissait de savoir si Louis XVIII persisterait à vouloir rétablir l'ancien régime, comme il n'avait cessé de le dire, ou si, pour faciliter sa restauration, il prendrait, ainsi qu'on le lui conseillait, l'engagement de se rallier à un système de royauté constitutionnelle, soit à titre définitif, soit à titre (p. 377) transitoire, si, une fois rétabli sur son trône, il jugeait préférable de revenir aux habitudes du passé. Ce système, fondé sur un équitable accord des idées nouvelles nées de la Révolution, et des idées anciennes, était celui des agents de Paris qui connaissaient la France. Pichegru lui-même le considérait comme le meilleur, comme le seul réalisable:
«Si le souverain légitime, disait-il, voulait cesser de parler de l'ancien régime dans toute sa pureté, il n'est pas douteux qu'un peu plus tôt ou plus tard, tous les individus bien pensants de tous genres, de tous partis, pourraient se rallier autour de son drapeau.»
Il était d'autant plus urgent de se décider que si d'une part, depuis thermidor, la cause royaliste avait fait des progrès en France, d'autre part, des factions dissidentes s'étaient créées, les unes soutenant la nécessité de donner la couronne au duc d'Orléans, sans s'être informées d'ailleurs s'il l'accepterait, les autres disposées à faire appel à quelque prince étranger. Mais la cour de Blanckenberg ne voulait pas revenir sur ses précédentes déclarations. Les conseillers du roi plus encore que lui-même, La Vauguyon surtout, s'opposaient à toute concession. Ils ne rêvaient qu'aux moyens de rallumer la guerre civile en Vendée et dans le Midi, en y employant les nombreux émigrés rentrés en France depuis la chute de Robespierre.
Cependant, la physionomie des événements parut bientôt se modifier assez pour ranimer les espérances des royalistes. À la suite de la rupture de l'armistice sur le Rhin, pendant les six semaines qui suivirent, les armées autrichiennes avaient été plus souvent vaincues que victorieuses. Les défaites se succédant, elles s'étaient vues contraintes de rétrograder, entraînant dans leur retraite, comme on l'a vu, l'armée de Condé et le prétendant. Mais, à partir du commencement du mois d'août, la fortune des armes changea. L'armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, ne put opérer sa jonction avec l'armée du Rhin, commandée par Moreau. La première fut battue en plusieurs rencontres; la seconde, après s'être avancée jusqu'en Bavière, dut se replier. Les Autrichiens reprirent l'offensive. L'archiduc Charles à leur tête, ils marchaient (p. 378) sur les pas des Français. À Blanckenberg et au quartier général de Condé, on était convaincu qu'ils arriveraient aux frontières, entreraient en Alsace, et qu'à ce moment le roi pourrait y entrer derrière eux.
En même temps, les nouvelles venues de Saint-Pétersbourg et de Londres annonçaient que l'impératrice Catherine, effrayée par les succès militaires de la République pendant la première partie de la campagne sur le Rhin, et surtout par la marche victorieuse des Français en Italie, s'était décidée à la guerre. En vue d'un traité d'alliance, une négociation se poursuivait entre les cabinets russe et anglais, dont l'Impératrice avait pris l'initiative par une lettre à son ambassadeur à Londres, le comte de Woronzow.
Cette lettre était arrivée le 18 septembre. Après avoir exprimé combien elle était touchée du péril que couraient l'Autriche et l'Europe entière, Catherine annonçait sa résolution d'envoyer au secours de l'Empereur une armée de soixante mille hommes; mais, comme ses finances ne lui permettaient pas d'entretenir celle armée si loin de ses États, elle demandait que l'Angleterre lui fournît d'abord trois cent mille livres sterling pour porter ces soixante mille hommes sur le Rhin; puis cent vingt mille livres sterling par mois pour leur entretien, non compris les vivres et les fourrages, que l'Angleterre fournirait; et enfin, qu'à la paix, on lui comptât encore trois cent mille livres sterling pour ramener ses troupes en Russie. Elle s'engageait à tenir au complet ses effectifs pendant toute la durée de la guerre. Elle venait d'écrire au roi de Prusse pour lui faire part de sa détermination et le solliciter de reprendre dans la coalition une part active.
Ces propositions, malheureusement, se présentaient en une heure inopportune. Elles trouvaient le cabinet britannique en proie au découragement et disposé à prêter l'oreille aux propositions pacifiques de la France. Il était las de combattre, et la situation de ses finances lui commandait la paix. Rien que pour ses entreprises contre les colonies françaises, les dépenses évaluées à cinq cent mille livres sterling avaient atteint le chiffre colossal de trois millions et demi. Les frais d'entretien et d'approvisionnement de sa flotte dans la Méditerranée avaient (p. 379) dépassé de beaucoup le calcul approximatif qui en avait été fait. L'impossibilité d'ouvrir un emprunt au profit de la cour de Vienne, dont les besoins devenaient de la dernière urgence, avait obligé le ministre à accorder un secours d'argent mensuel. Les revers sur le continent, des insuccès dans les îles, où la prise de Sainte-Lucie avait été le seul fruit des plus grands armements que l'Angleterre eût jamais envoyés dans ces parages, influaient d'une manière très fâcheuse sur les fonds, et, pour comble d'embarras, Pitt, en donnant dans les derniers emprunts une confiance exclusive à une nouvelle maison de banque, s'était aliéné les plus anciennes. Les capitalistes, enchantés de trouver l'occasion de se venger, s'évertuaient à entraver toutes ses opérations financières.
Sous le rapport militaire et politique, la situation du ministère était encore plus pénible. En Allemagne, la continuité des revers faisait craindre qu'il n'arrivât quelque grand désastre, qui forcerait l'Autriche à une paix instantanée. On avait vainement attendu des secours de la Russie; on redoutait quelque coup de Jarnac de la Prusse. Les échecs de l'Autriche en Allemagne ne laissaient pas l'espoir qu'elle pût défendre l'Italie, où un avantage momentané avait été suivi de plusieurs défaites. Le roi de Naples ne pouvait mettre ses troupes en mouvement, sans des subsides que l'Angleterre n'était pas en état de lui donner. L'imminence d'une rupture avec l'Espagne imposait une augmentation des forces navales, de lourdes dépenses à Gibraltar et des renforts dans la Méditerranée. Le Portugal menacé réclamait l'exécution d'un traité, en vertu duquel on lui devait un contingent de seize mille hommes. À Saint-Domingue, l'intempérance et le climat avaient détruit un tiers de l'armée et des équipages de la flotte, et l'on n'était pas maître de la sixième partie de l'île. Aux îles du Vent, la Guadeloupe restait entière aux Français. La Grenade et Saint-Vincent étaient en partie occupées par les rebelles, les Caraïbes ou les nègres marrons, et, en général, ces îles exigeaient des renforts.
En France, depuis l'écrasement des armées royalistes dans les provinces de l'Ouest, un corps de troupes nombreux campait sur les côtes. Hoche faisait des préparatifs qui semblaient (p. 380) annoncer des projets de descente en Irlande. Les rapports de l'intérieur, après s'être accordés pendant quelque temps sur ce point avec les bruits publics, finissaient par annoncer la descente comme certaine et sa réussite comme très probable, ce qui obligeait les Anglais à une augmentation de forces et des préparatifs de défense très coûteux. Enfin comme, l'année précédente, Pitt avait déclaré au Parlement que la France était maintenant constituée de manière à ce qu'on pût traiter avec elle, les partisans même du cabinet ne voyaient plus dans les hostilités qu'une guerre de spéculation qu'il fallait terminer, dès que l'objet qu'on se proposait d'atteindre était hors de portée. L'opposition exploitait habilement la déclaration de Pitt, et, de toutes parts, le pays réclamait la paix. Jusque dans le ministère, elle comptait des partisans énergiques et résolus.
Influencé par les périls auxquels il était exposé, le cabinet prit diverses résolutions qui témoignaient de sa volonté de terminer la guerre, et, en attendant, de réduire ses dépenses en se bornant à défendre celles de ses conquêtes qu'on ne lui disputait pas. L'évacuation de Saint-Domingue, la concentration sur deux ou trois points des troupes employées aux colonies, l'abandon de la Corse, que l'Angleterre occupait, et enfin le rappel de la flotte de la Méditerranée, furent successivement adoptés. Les protestations de la cour de Naples, celles de l'Autriche suspendirent l'exécution de ces mesures. Mais le cabinet persévéra dans son projet de négocier avec la France. Telle était la situation contre laquelle vinrent se heurter les offres de Catherine, présentées au mois de septembre par son ambassadeur. Woronzow avait requis, en vue de ses démarches, l'appui du comte de Stahremberg, ambassadeur d'Autriche à Londres. Mais leurs efforts réunis, les influences qu'ils firent agir, leurs prières pressantes ne parvinrent pas à ébranler les dispositions des ministres anglais. Ceux-ci ne formulèrent pas un refus formel; mais ils déclarèrent n'être pas encore en état de prendre une décision.
Pendant ce temps, l'Impératrice recevait du roi de Prusse, à qui elle s'était adressée, une réponse négative. Loin d'être du même avis qu'elle quant aux dangers qui menaçaient l'Autriche, Frédéric-Guillaume considérait qu'entre les belligérants, (p. 381) succès et revers étaient suffisamment balancés pour leur inspirer une lassitude réciproque et amener une paix équitable. Quant à une nouvelle coalition, il déclarait avoir trop vivement senti l'inutilité de la première, dont il avait porté presque exclusivement le fardeau, pour croire à l'efficacité d'une seconde. D'ailleurs, n'ayant qu'à se louer des Français depuis la conclusion de la paix, il ne voulait pas leur faire la guerre. À Blanckenberg, on fut, durant plusieurs semaines, à ignorer ces incidents. On ne les connut qu'au mois de novembre par un rapport détaillé du duc d'Harcourt[73], lequel disait, en terminant, que les récents succès de l'Autriche sur le général Jourdan semblaient avoir modifié les dispositions de l'Angleterre. La négociation avec la Russie, considérée d'abord comme ne pouvant aboutir, prenait meilleure tournure. D'autre part, on prêtait à l'Impératrice le dessein de n'en pas attendre l'issue pour agir et donner suite à ses projets d'intervention.
Ces circonstances fortifièrent Louis XVIII dans son projet de rester à Blanckenberg, tant qu'il ne serait pas contraint de s'en éloigner. Il croyait de nouveau à sa prochaine restauration. Les pourparlers avec les agents de Paris devenaient plus actifs. Ils roulaient toujours sur l'étendue des concessions que devait promettre le prétendant pour grossir le nombre de ses partisans. On le pressait de se prononcer. Les élections pour le renouvellement d'un tiers du Corps législatif étaient prochaines. Elles exigeaient de promptes décisions. Louis XVIII hésitait encore à obéir aux conseils des agents de Paris. Il parlait de perfectionner l'ancien régime, et non de renoncer à le rétablir. Tout en promettant de réformer les abus, il écartait comme dangereuse la théorie du gouvernement constitutionnel.
Au commencement de décembre, arriva brusquement à Blanckenberg la nouvelle de la mort de l'impératrice de Russie. Le 18 novembre, cette princesse avait été trouvée mourante dans sa garde-robe. Relevée par ses femmes, elle avait expiré sans reprendre connaissance. C'est son fils qui lui succédait sous le nom de Paul Ier.
(p. 382) Grave et inquiétant était l'événement. Il survenait au moment où, même sans attendre la conclusion du traité qu'elle négociait avec l'Angleterre, Catherine venait de donner l'ordre à Souvarof de se porter avec soixante mille hommes, au secours des Autrichiens; il suspendait cette expédition; il livrait le pouvoir en Russie à un prince connu surtout par son caractère mobile et fantasque. Sa mère, qui le jugeait faible d'esprit et espérait transmettre la couronne, non à lui, héritier direct, mais à son fils Alexandre, l'avait tenu éloigné de Saint-Pétersbourg, pour ne pas l'admettre aux conseils du gouvernement. Ce qu'on savait de lui, ce qu'on en disait était propre à justifier les préoccupations qu'allait susciter par toute l'Europe son avènement.
Celles de la petite cour de Blanckenberg furent vives. Elles durèrent pendant plusieurs semaines. À Paris, on n'éprouva pas une moindre anxiété. À la suite d'une tentative avortée de rapprochement avec la Russie, le Directoire, qui redoutait l'intervention de cette puissance dans le conflit européen, avait songé à soulever contre elle les Tartares et les Cosaques, à encourager, par l'envoi d'une ambassade au shah de Perse, la guerre que ce souverain soutenait contre l'Impératrice, à provoquer une révolte en Pologne, à liguer enfin la Suède, le Danemark, la Prusse, les républiques de Hollande, de Venise et de Gênes pour paralyser le mauvais vouloir de la terrible Catherine. Sa mort donnait à ces projets non encore réalisés une actualité pressante. On se demandait si Paul Ier allait continuer la politique de sa mère ou y renoncer; s'il resterait neutre ou s'il s'immiscerait «dans la vieille querelle des rois et des peuples». On le savait en relations d'amitié avec le roi de Prusse. Cette bonne intelligence aurait-elle pour effet de le rapprocher de la France, ou d'enlever, au contraire, la Prusse à l'alliance de la République?
À Vienne, le trouble et l'effroi furent à leur comble. On en trouve la preuve dans le langage du baron de Thugut. Le 10 décembre, il écrivait au comte de Colloredo:
«Votre Excellence sent aisément les suites incalculables que peut entraîner ce funeste événement, et dans quel embarras nous pouvons nous trouver au milieu des grands changements qui peuvent survenir, sans armée, sans finances, et avec tous (p. 383) les désordres intérieurs de notre administration écrivante. Quoi qu'il en soit, le principal et le premier soin dans ce moment me paraît être de faire bonne contenance et de ne pas laisser apercevoir à nos ennemis nos transes et les inquiétudes que cet événement doit nous causer. Si, jusqu'ici, j'ai pris la liberté de solliciter vivement le retour de Sa Majesté, j'ose croire qu'actuellement, il serait bon peut-être que Sa Majesté restât un jour de plus à Presbourg, pour montrer de la tranquillité au public et ne pas faire croire que c'est l'événement qui l'ait engagé à tout abandonner et à quitter Presbourg avec précipitation. Nous serons peut-être bien mal désormais; mais, si nous pouvons nous sauver encore, c'est surtout par la constance, la réflexion et l'ordre, et il ne nous reste certainement pas d'autres remèdes.»
Indépendamment de l'émotion que révèle cette lettre, on peut encore en conclure que la cour de Vienne aux abois ne croyait pas à la durée des succès remportés en ce moment par l'archiduc Charles sur les armées de la République, que nous avons montrées battant en retraite devant lui. Et, assurément, ces succès étaient aussi précaires que momentanés. Ils ne se poursuivirent pas. La nécessité d'envoyer une partie de ses troupes au secours de celles qui combattaient en Italie contre Bonaparte, empêcha l'archiduc de tirer parti de ses avantages. La frontière française ne fut pas franchie. L'espoir que caressait Condé d'entrer en Alsace s'évanouit.
Les nouvelles reçues ultérieurement de Russie à Blanckenberg finirent par apaiser la violente émotion provoquée par la mort de Catherine. À la vérité, on apprit, au mois de janvier que le comte Eszterhazy, représentant de Louis XVIII à Saint-Pétersbourg, ne trouvait pas, auprès du nouvel Empereur, le favorable accueil auquel l'avait accoutumé Catherine. Mais ce n'était là, de la part de Paul Ier, que l'effet d'une antipathie toute personnelle, car, au même moment, il écrivait au «roi de France» une lettre bienveillante, propre à faire supposer qu'il voulait suivre les traces de sa mère. Il assurait à ses courtisans qu'il continuerait la politique de celle-ci, que nul changement ne serait apporté dans le personnel qui exerçait le pouvoir (p. 384) en son nom. Il commençait même par déclarer au favori de Catherine, Platon Zoubof, qu'il lui conserverait ses emplois et ses grades. Mais, en même temps, il arrêtait les préparatifs de l'expédition que devait commander Souvarof, éloignait ce général, renvoyait le ministre Markof, rappelait à sa cour Repnin, Romanzof, d'autres encore, tombés en disgrâce sous le précédent règne. On racontait enfin qu'ayant trouvé sur la table de sa mère le projet du traité avec l'Angleterre, il l'avait mis en morceaux.
De Vienne, où il se trouvait encore et où il recueillait des impressions et des bruits de nature à lui créer une opinion, Saint-Priest mandait au roi, le 22 décembre: «Quant aux dispositions de l'Empereur, on tire, à cet égard, plus de conjectures de ses actions que de son langage, lequel, ainsi qu'il arrive ordinairement dans les premiers moments, a été confirmatif des engagements de l'Impératrice défunte.» Tout était donc encore incertitude et désarroi; du souverain russe, on pouvait également tout espérer et tout redouter.
C'est à ce moment que, de nouveau, Louis XVIII comprit la nécessité d'avoir auprès de lui un homme de jugement ferme et de grande expérience. Il était las de l'imprévoyance du duc de La Vauguyon qui, jusqu'à ce jour, avait excité et encouragé sa résistance aux conseils des agents de Paris. Ce personnage, dans ses fonctions de premier ministre, avait en outre encouru le ressentiment de d'Avaray dont le crédit sur le roi était tout-puissant. Soit que le prince cherchât à donner une satisfaction à son favori, soit que ses premières opinions sur la politique à suivre se fussent modifiées et que, pour appliquer ses idées nouvelles, il voulût un autre collaborateur, il décida le renvoi de La Vauguyon. Il résolut d'appeler Saint-Priest pour le remplacer et pour remplacer du même coup le baron de Flachslanden, que l'état de sa santé condamnait au repos, et qui mourut peu après.
La présence de Saint-Priest à Vienne n'y était plus nécessaire, depuis qu'il avait obtenu du baron de Thugut l'assurance que la cour d'Autriche ne songeait pas, ainsi qu'on l'en accusait, à marier Madame Royale à l'archiduc Charles, et la promesse de renvoyer cette princesse à son oncle aussitôt (p. 385) que celui-ci la réclamerait. Pour les négociations à suivre ultérieurement, l'évêque de Nancy pouvait suffire, l'Empereur étant maintenant disposé à lui rendre ses bonnes grâces. Le roi écrivit donc à Saint-Priest, le 17 janvier, pour le mander près de lui. Mais le duc de La Vauguyon, chargé d'expédier cette lettre qui lui avait été remise cachetée, l'ouvrit, en prit connaissance et ne la fit pas partir. Cet incident ne fut découvert que le 28 février. La Vauguyon, convaincu d'avoir abusé de la confiance de son maître, reçut l'ordre de quitter Blanckenberg sur-le-champ. Ses pouvoirs lui furent retirés; les agents du roi en furent avertis.
Il ne devait jamais pardonner cette injure, et quelques semaines plus tard, à Hambourg où il s'était rendu, il se vantait «d'avoir toujours assez méprisé son maître pour faire le contraire de ce qui lui était ordonné». Un nouvel avis envoyé à Saint-Priest l'invita à se mettre en route sans délai pour rejoindre le roi. «Je vous attends, Monsieur, avec une impatience égale à mon estime, à ma juste confiance et à tous les autres sentiments dont je désire vous donner de plus en plus les preuves.»
À cette date, un douloureux événement s'était produit à Paris. La police du Directoire avait de nouveau mis la main sur les membres de l'agence royaliste reconstituée après la journée de vendémiaire. La Villeheurnoy, Duverne de Praile, Brottier étaient arrêtés, et, cette fois, la saisie de leurs papiers les plus importants ne leur permettait pas de dissimuler les complots qu'ils s'attachaient à ourdir. Le roi, à peine averti de cette catastrophe, écrivait au duc d'Harcourt, le 16 février 1797, en l'invitant à supplier en son nom le roi d'Angleterre de profiter des bons rapports qui existaient en ce moment entre lui et le Directoire, à la faveur des négociations entamées à Lille en vue de la paix pour intervenir en faveur de ces malheureux, «victimes de leur courageux dévouement». Mais, en même temps, le prétendant, en proie à une aberration dont il avait été maintes fois le jouet, revenait à l'idée de conquérir à sa cause un des généraux de la République. N'attendant plus de Pichegru les services qu'il en avait espérés, c'est sur Moreau que, maintenant, il jetait les yeux.
(p. 386) «Proposez à Sa Majesté britannique et à ses ministres, mandait-il à d'Harcourt, de déposer entre les mains de M. Wickham, ou de telle autre personne qui serait choisie pour cela, des fonds qui seraient employés à gagner l'armée aux ordres du général Moreau, à l'habiller, à lui fournir les vivres, médicaments dont elle a besoin, et à la solder pendant quelque temps. Le moment est pressant, il peut être décisif, c'est en déployant de plus grandes ressources, à l'instant où l'on en perd une importante, que l'on peut étonner ses ennemis, ranimer ses partisans, et se faire un moyen de succès de ses revers mêmes. Les tyrans de la France ont saisi ceux qu'ils regardaient comme les chefs du parti royaliste; qu'ils voient le roi lui-même à sa tête, et bientôt la trahison qui leur a livré ceux pour qui je tremble aujourd'hui retombera sur eux-mêmes.»
À peine est-il besoin de mentionner que cette étrange proposition n'eut pas de suites, soit que d'Harcourt n'eût pas jugé opportun de la transmettre, soit que le cabinet britannique ne s'y fût pas arrêté.[Lien vers la Table des Matières]
Au mois d'avril suivant, Saint-Priest était à Blanckenberg. Il y prenait aussitôt possession du poste que lui assurait la confiance du roi, que méritaient ses services passés, et qui était en réalité celui de premier ministre d'un monarque sans couronne.
Fort de cette confiance, soutenu par l'appui de d'Avaray qui ne le lui marchandait pas encore comme il le fit plus tard, le comte de Saint-Priest imprima aux ordres du cabinet royal plus d'homogénéité et de suite qu'ils n'en avaient eu jusque-là, tint la main à leur exécution, disciplina les agents diplomatiques (p. 387) que Louis XVIII entretenait dans les diverses capitales. Dans la direction de la politique royale, il s'appliqua à faire prévaloir les idées modérées auxquelles se ralliait maintenant le roi après les avoir écartées longtemps. Ce n'était ni trop de sagesse, ni trop de prudence. Jamais la situation générale n'avait exigé plus de ménagements, d'attention, d'habileté. Elle se présentait, pour les débuts de Saint-Priest, pleine de complications et de troubles.
L'Europe n'était pas encore remise de l'émotion produite par le changement de règne survenu en Russie. Elle restait impuissante à en prévoir les conséquences. Les négociations entamées à Paris, entre le gouvernement anglais et le Directoire, en vue de la paix, et sans qu'aucun des partis y portât la sincère intention d'aboutir, venaient d'être interrompues par le brusque renvoi du plénipotentiaire britannique, lord Malmesbury. Sur le Rhin, les opérations de guerre subissaient un temps d'arrêt. Mais, en Italie, les armées de la France accomplissaient des prodiges. Ils allaient aboutir aux préliminaires de Léoben. À Paris, nous l'avons dit, les agents royalistes avaient subi la plus cruelle avanie. Dénoncés au Directoire, leurs papiers saisis, leurs secrets divulgués, ils se voyaient l'objet de mesures de rigueur. Une procédure, commencée avec éclat, révélait à la France républicaine, en l'exagérant, le danger qu'elle avait couru. Enfin, les élections étaient prochaines; il ne semblait pas qu'elles pussent échapper à l'influence d'événements si divers et si graves.
Saint-Priest courut au plus pressé. C'était la reconstitution de l'agence royaliste de France. À peine dissoute par l'arrestation de la plupart de ses membres, elle se reformait déjà grâce au zèle de l'un d'entre eux, Despomelles, assez heureux pour se dérober au sort de ses complices. Sur sa proposition, un conseil royal fut créé à Paris. Il se composait de neuf personnes. Pour le présider, le roi désigna le prince de La Trémoïlle, émigré qui demandait sa radiation, espérait l'obtenir, et, une fois en France, recommencer à conspirer. À l'effet de tracer la conduite de ce conseil, le roi écrivit de sa main le programme détaillé de ce qu'il lui enjoignait de faire.
«Mon conseil, y était-il dit, dès le début, s'assemblera deux (p. 388) fois la semaine, et si quelqu'un de ses membres reçoit, dans l'intervalle d'une séance à l'autre, une pièce qui lui paraisse demander une discussion prompte, il en avertira ses collègues, afin qu'il y ait sur-le-champ une séance extraordinaire.»
Tous les détails étaient réglés, tous les incidents prévus, toutes les questions résolues avec la même précision.
«Mais l'objet principal des délibérations de mon conseil sera ce qui concerne l'intérieur du royaume; ces affaires souffriraient trop s'il fallait attendre mes ordres pour continuer la correspondance; ainsi, je charge mon conseil de la faire aller suivant les bases que je vais poser. Le premier effet que doivent produire les revers actuels et la paix générale qui, probablement, en sera bientôt la suite, doit être un grand découragement de la part des royalistes. Ne pas leur donner quelques encouragements ou leur en donner trop sont deux écueils également a craindre ... Il faut donc prescrire à nos agents de l'intérieur et ne cesser de leur prescrire de s'abstenir de toutes déclamations soit de bouche, soit par écrit contre le gouvernement, quel qu'il soit, mais de répandre et faire répandre sans éclat de grandes vérités telles que celles-ci: Un grand État ne peut supporter longtemps la forme républicaine. L'établissement et les victoires de la République française ne prouvent rien contre cette assertion, puisqu'ils n'ont été dus, l'un qu'au despotisme paré du nom de liberté, les autres qu'à l'enthousiasme de la nation qui n'a pu supporter l'idée d'un joug étranger, et à la faute des puissances qui ont fait tout ce qu'il fallait pour lui persuader qu'elles voulaient lui imposer ce joug.»
Ces considérations étaient longuement développées, à l'effet de démontrer que les agents desserviraient la cause royale s'ils essayaient de provoquer des secousses violentes. Sur le chapitre des concessions, et sans en refuser aucune, le roi pensait qu'il serait dangereux de toucher à l'ancienne constitution du royaume; il ne renonçait plus cependant à la modifier s'il était démontré qu'une modification était nécessaire. Le conseil devait entretenir la correspondance la plus active avec le comte d'Artois et le prince de Condé. Les délibérations devaient être prises à la majorité des voix. En certains cas, cependant, (p. 389) aucune ne pouvait devenir définitive sans que le roi eût donné son avis. À ces instructions secrètes était jointe une proclamation destinée à être rendue publique, dans laquelle le roi insistait encore pour le maintien de l'ancienne constitution améliorée.
Saint-Priest, à qui ces pièces furent soumises, y trouva «trop de détails et trop de beau dire». Il rédigea de son côté un projet plus simple et plus court, qui différait sensiblement de l'autre. «Tout ce qui a été fait depuis la Révolution au véritable avantage du bien public sera maintenu, y disait le roi; si cela peut dépendre de moi, tout ce qui y manque encore sera ajouté; et ce ne sera ni la nouveauté, ni l'antiquité des lois qui en fera le mérite, mais leur véritable utilité. Quand je réduis tout à l'utilité publique, sans parler de la justice due à chacun, c'est que je la regarde comme la vraie base du bien public; la liberté, ce mot dont on a tant abusé, s'y trouve également comprise, et, dans sa véritable acception, elle n'est pas moins importante pour le souverain que pour les sujets.»
Les documents d'après lesquels sont écrits ces récits ne disent pas lequel des deux projets, celui de Louis XVIII ou celui de son ministre, fut utilisé, imprimé, répandu. Ce qui est plus certain, c'est que ni les exaltés du parti royaliste, ni les constitutionnels ne furent satisfaits. Ceux-ci déploraient qu'il n'y eût auprès du roi personne qui possédât «la notion exacte de ce qu'est une assemblée populaire ni du gouvernement mixte». Ceux-là écrivaient: «Il paraît que l'on veut régner coûte que coûte et vaille que vaille. On ne peut rien faire avec de pareilles intentions ... Il ne s'agit plus que de gagner l'opinion en promettant des récompenses, des places, en assurant l'oubli des erreurs, l'oubli même des crimes.»
C'est au milieu de ces tiraillements que l'agence de Paris fut reconstituée. Elle reçut la mission spéciale de préparer les élections annoncées pour le mois de mai. La Trémoïlle qui était venu à Blanckenberg pour conférer avec le roi, alla en prendre la direction, après avoir fait un court séjour à Édimbourg afin de s'entendre avec le comte d'Artois. De ce côté, il y avait beaucoup à faire. À la faveur de l'autorité que lui donnaient (p. 390) ses fonctions de lieutenant général du royaume, à la faveur surtout de l'éloignement où il était de son frère, ce prince s'était créé un pouvoir indépendant que ses agents opposaient fréquemment à la volonté du roi. À Édimbourg comme à Paris, on pensait autrement qu'à Blanckenberg. Saint-Priest s'attacha à atténuer les effets de ces divisions. Il imprima plus d'activité à la correspondance avec le duc d'Harcourt qui représentait Louis XVIII auprès du gouvernement anglais. Les affaires qui se traitaient en Angleterre échappèrent moins fréquemment à l'œil du roi.
Saint-Priest voulut aussi que les relations avec Hambourg fussent plus régulières et plus fréquentes. La situation de cette grande cité à l'embouchure de l'Elbe en faisait le passage le plus fréquenté de l'Europe; l'importance de son commerce, sa puissance financière la mettaient en rapport avec le monde entier. Grâce à ces circonstances, grâce à la neutralité que lui assurait sa qualité de ville libre, elle était devenue le centre le plus important de l'Émigration, sans cesser de vivre en paix avec la République française, qu'un plénipotentiaire, Reinhart, y représentait. Tous les autres États de l'Europe y entretenaient des ministres. Ceux de Russie, d'Angleterre et d'Autriche protégeaient les émigrés, vivaient avec eux, défendaient leurs intérêts auprès du Sénat de Hambourg.
Placé entre leurs exigences et celles de l'agent français, le Sénat était tenu à des prodiges d'habileté pour vivre en bon accord avec tous. S'il accordait à des émigrés le droit de bourgeoisie, de Paris on lui reprochait de les favoriser; s'il appuyait les démarches du Directoire qui cherchait à contracter un emprunt chez les banquiers hambourgeois, de Saint-Pétersbourg on lui reprochait de favoriser les jacobins. Reinhart se plaignait d'être sans cesse exposé à d'obscurs assassins. Et en fait, les émigrés le menaçaient, le bravaient, organisaient l'espionnage autour de lui, jusque dans sa maison. Il le leur rendait, il est vrai, en surveillant leurs réunions, leurs salons, celui de la princesse de Vaudémont, celui de Mme de Genlis, celui du libraire Fauche-Borel, chez qui trônait Rivarol.
Chez la princesse d'Holstein-Beck, royalistes et républicains se rencontraient; ils se coudoyaient dans les rues, les premiers (p. 391) chamarrés des décorations de l'ancien régime. Au théâtre, ils s'asseyaient les uns à côté des autres, chacun voulant imposer la loi. Un soir, un acteur ayant chanté un air dont les paroles: «Je meurs pour mon roi,» électrisèrent les royalistes, ceux-ci le soulignèrent de frénétiques applaudissements. Les républicains de protester. Un commencement de rixe s'ensuivit. La pièce fut interdite. Mais le ministre d'Autriche intervint le lendemain, exigea qu'elle fût de nouveau représentée[74]. Dans ces querelles, la population prenait parti. À l'image des étrangers dont la présence au milieu d'elle l'enrichissait, elle s'était divisée. Il en résultait un état permanent de troubles et de conflits, à la faveur duquel les royalistes conspiraient librement[75]. Saint-Priest pensait avec raison qu'il y avait lieu de tirer parti de cette situation pour le bien de la cause royale: si le roi allait en Russie, il fallait s'assurer à Hambourg une organisation propre à faciliter les correspondances avec le reste de l'Europe, les allées et les venues des agents royalistes, les envois d'argent.
Un Français, M. de Thauvenay, allié à la famille de Loménie, établi depuis quinze ans à Hambourg, reçut des pouvoirs étendus pour s'occuper des affaires du roi, réunir des renseignements, les communiquer aux représentants russes dans le nord de l'Allemagne, en même temps qu'il les enverrait à Louis XVIII. Il devint simultanément agent politique, agent financier et même simple distributeur de lettres. Le roi demanda pour lui au tsar le patronage de la légation de Russie.
«M. de Thauvenay, disait-il à l'appui de sa demande, né gentilhomme français, mais établi depuis quinze ans à Hambourg, d'où il est devenu citoyen, réunit à la probité la plus exacte la plus grande intelligence, une activité infatigable, un zèle et un dévouement sans réserve pour la bonne cause. Ses nombreuses liaisons, la connaissance du local et l'habitude de (p. 392) la manière dont les affaires se traitent, jointes à ses autres qualités, font qu'il est instruit de ce qui se passe à Hambourg et de ce que méditent les agents du Directoire, comme s'il était admis dans leurs conciliabules ... Il m'est, je ne dirai pas utile, mais d'une nécessité indispensable, et, si jamais il était obligé de s'en éloigner, rien au monde ne pourrait me dédommager de cette perte.»
En dépit de cette recommandation chaleureuse, Paul Ier n'accorda pas à Thauvenay le patronage que sollicitait le roi. Sous ses ordres, un émigré, M. de Septeuil, ancien receveur de la liste civile, fut le trésorier de la monarchie dans l'exil. Ses fonctions le mettaient, à toute heure, en rapports avec Grimm, qui résidait lui aussi à Hambourg, en qualité d'administrateur de la caisse de secours créée dans cette ville par l'impératrice Catherine en faveur des émigrés et maintenue par son successeur. C'est par les mains de Grimm que passaient toutes les sommes accordées par le souverain russe. C'est lui qui verse en 1795 au maréchal de Castries, de la part de l'Impératrice, une somme de cinq mille roubles et lui en promet autant pour l'année suivante; c'est lui qui, après la mort de Catherine, annonce aux émigrés qu'elle pensionnait, que le tsar tiendra tous les engagements pris par elle envers eux. C'est enfin chez Grimm que le favori Platon Zouboff vient répandre les larmes que lui arrache la perte de sa souveraine et manifester sa douleur:
«Son aspect m'a fait un bien et un mal inexprimables, écrit Grimm au maréchal de Castries, le 10 juin 1797. Je n'ai pu lui dire un mot; je n'ai pu que sangloter. J'ai été très content de son maintien, de son ton avec moi, de ses propos, de tout, jusqu'à sa réserve.»
À ce moment, la représentation des intérêts royalistes était partout organisée aussi fortement que le permettait l'état confus du continent. Partout, on pouvait agir, exprimer des vœux, recueillir des informations, solliciter des appuis, profiter des occasions favorables. Le roi était représenté à Londres par le duc d'Harcourt, à Vienne par La Fare, à Madrid par le duc d'Havré, à Lisbonne par le duc de Coigny, à Naples par le comte de Chastellus et l'abbé de Jous, à Rome par M. de Vernègues. (p. 393) À Saint-Pétersbourg seulement, où le comte Eszterhazy était tombé en disgrâce, le roi n'avait plus d'agent. C'était une lacune à combler. La cour de Blanckenberg s'en préoccupait. On avait épuisé la bonne volonté de toutes les cours; on connaissait les dispositions et les possibilités de chacune d'elles. Il n'y avait plus lieu de compter ni sur l'Espagne, ni sur la Prusse, depuis la paix de Bâle détachées de la coalition, résolues à n'y pas rentrer.
L'Italie ne pouvait rien. Entre l'Autriche qui voulait s'y tailler un royaume et la France qui le lui disputait, elle restait asservie. Le roi de Naples, menacé par l'invasion qui grondait à ses portes comme à celles de Rome, ne songeait qu'à se défendre. Les États scandinaves étaient condamnés à la neutralité. L'Autriche, lassée de la guerre, inclinait vers la paix. Si elle ne désarmait pas, si les préliminaires de Léoben n'étaient pas encore ratifiés, c'est qu'elle nourrissait l'espoir qu'un suprême effort lui assurerait dans des conditions plus avantageuses cette paix qu'en la souhaitant elle feignait de dédaigner.
L'Angleterre, galvanisée par l'énergique haine de Pitt contre la Révolution, exaspérée par la rupture des négociations commencées à Paris, était disposée à combattre. Mais, isolée, elle était impuissante, réduite à laisser la République s'emparer de la Suisse et de Hambourg, que le Directoire accusait d'être des nids de conspirateurs. De cet examen de la situation de l'Europe, le roi et Saint-Priest arrivaient à conclure que, sans une intervention décisive de Paul Ier, sans la remise en vigueur de la politique dont la mort de Catherine avait suspendu les effets, les chances de la monarchie étaient compromises.
Conclusion singulièrement douloureuse, alors qu'à l'intérieur de la France, ces chances se relevaient. Les élections du mois de mai venaient en effet de donner la majorité aux partis modérés. Le conseil des Anciens avait élu pour le présider Barbé-Marbois, un royaliste; le conseil des Cinq-Cents, Pichegru, qu'on devait croire disposé à se rallier. Enfin, les deux assemblées ayant à pourvoir à une vacance survenue dans le Directoire, y avaient nommé Barthélemy, naguère encore ambassadeur à Berne, non inféodé au royalisme comme Barbé-Marbois et (p. 394) Pichegru, mais résolument hostile aux doctrines jacobines que le Directoire affichait ouvertement.
D'autre part, sur toute l'étendue du territoire, en Vendée, en Franche-Comté, dans le Midi, dans les montagnes de la Loire et de l'Auvergne, dans le voisinage de Lyon, se préparaient des soulèvements, s'ourdissaient des complots. La France était inquiète, agitée, fiévreuse. Ses divisions se reproduisaient dans le Directoire dont les membres formaient deux camps qui se bravaient. Elles avaient leur contre-coup jusque parmi la population de Paris. L'influence et l'audace des royalistes, dont les rangs s'étaient grossis de tous les émigrés rentrés depuis thermidor, s'affirmaient en traits de bravade et de violence, symptômes précurseurs de conflits inévitables.
En de telles conjonctures, alors que l'Émigration tout entière se livrait à l'espérance d'empêcher la paix ou tout au moins d'en abréger la durée, il devenait urgent pour le roi de connaître les intentions de Paul Ier. De cette urgence reconnue naquit l'idée de lui envoyer Saint-Priest. Cette idée était surtout sienne; il en eut l'initiative: il la fit adopter. Il considérait le concours de l'empereur moscovite comme la dernière espérance, comme la ressource suprême de la monarchie.
La mission de Saint-Priest se compléta de divers objets accessoires. Elle consistait en premier lieu à convaincre le tsar de la nécessité de reprendre la politique de sa mère et d'entrer dans la coalition, soit avant, soit après la paix. S'il ne réussissait pas dans cette partie de sa tâche, les efforts de Saint-Priest devaient s'exercer à l'effet d'amoindrir les douloureuses conséquences qu'aurait pour les intérêts du roi une pacification générale, et surtout de lui obtenir un asile plus sûr que celui de Blanckenberg, ainsi qu'un revenu pour y vivre avec sa famille. La ville et le château de Gevers, dans le duché d'Oldenbourg, appartenant à la princesse douairière d'Anhalt et sur lequel l'Empereur avait des droits, semblaient à Louis XVIII une retraite digne de lui. Saint-Priest devait solliciter pour son maître l'autorisation d'y résider.
Après ce premier objet, il en était un autre non moins important qui fut recommandé à l'habileté du diplomate royal. L'armée de Condé, jusqu'à ce jour à la solde de l'Angleterre et de (p. 395) l'Autriche, était menacée de licenciement. Le roi formait le vœu que le tsar la prît à son service, assurât une existence honorable aux gentilshommes qui la composaient. Déjà Condé avait obtenu de Paul Ier, à cet égard, des promesses rassurantes. Saint-Priest était chargé de les rappeler et d'en presser l'exécution.
Le roi désirait encore avoir un représentant auprès du tsar en remplacement d'Eszterhazy. Il s'en remit à son ministre du soin de le choisir parmi les émigrés établis à Saint-Pétersbourg, de le faire agréer par la cour de Russie et en même temps d'obtenir la protection de cette cour pour les nombreux agents répandus à l'étranger, notamment pour le comte d'Antraigues resté à Venise et dont, à Blanckenberg, on ignorait encore l'arrestation.
Enfin, le dernier objet auquel Saint-Priest eut mission d'intéresser le tsar avait trait à Madame Royale, toujours retenue à Vienne, et à diverses concessions à obtenir de l'Autriche pour faciliter le mariage de cette princesse avec son cousin, le duc d'Angoulême. C'est avec des instructions détaillées sur chacun des sujets confiés à sa sollicitude, qu'à la mi-juillet le comte de Saint-Priest se mit en route pour la Russie.
À Saint-Pétersbourg, où il arriva dans les derniers jours du mois de juillet, il allait retrouver la plupart des personnages qu'il y avait connus sous le règne de Catherine: le prince Bezborodko, chancelier de l'empire, «fort intelligent, mais paresseux et même timide,» le prince Kourakin, vice-chancelier, «borné et sans crédit,» le comte de Markof, que menaçait sourdement la disgrâce de son maître, le comte Platon Zoubof, encore en possession des honneurs et des emplois qu'il tenait de la faveur de la défunte impératrice et qu'un décret d'exil attendait à dix-huit mois de là[76].
(p. 396) Saint-Priest devait rencontrer aussi de nouveaux venus: le comte de Pahlen, Rostopchin, le grand écuyer Koutaïkof, ancien valet de chambre de l'Empereur, devenu son favori; d'autres encore, que Paul Ier, peu à peu, tirait d'une position modeste ou obscure pour les placer en des postes élevés. Il avait nommé son héritier le grand-duc Alexandre, ministre de la guerre et gouverneur de Saint-Pétersbourg. Ses autres fils, au nombre de trois, commandaient des régiments de la garde. L'un de ces jeunes colonels avait encore sa nourrice.
«La cour de Pétersbourg, écrivait Saint-Priest à Louis XVIII, peu de temps après son arrivée, ne ressemble à aucune autre, comme la position du roi n'a pas sa pareille. L'Empereur ne s'occupe d'autre chose que des affaires militaires, et cependant ne met pas les ministres en droit de prendre sur eux. Nul n'est assez hardi pour lui proposer de son chef quelque chose. Ce n'est qu'en ayant le droit de traiter une matière, à l'occasion de quelque Mémoire présenté, que les ministres de l'Empereur osent lui faire quelque insinuation. Sans cela, tout ce qu'il n'imagine pas lui-même demeure sans être proposé. On sait seulement que Mlle de Nélidof, amie de l'Empereur et non pas sa maîtresse comme on l'a cru longtemps, est seule affranchie de cette gêne. Elle ose, dit-on, lui présenter des projets, s'ils lui paraissent utiles. Elle le blâme dans ce qu'elle croit le mériter, avec une mesure et une amitié qui font tout passer. Enfin, elle seule a du crédit auprès de ce prince, et ce n'est qu'en se liant avec elle que l'Impératrice a recouvré le sien[77]. L'Empereur (p. 397) est assez difficile à joindre pour traiter d'affaires. Les ministres étrangers ne sont à sa portée que les jours de cour, et ne peuvent guère lui parler alors qu'en répondant à ce qu'il leur dit. Ils sont obligés de recourir aux princes de Bezborodko et Kourakin.»
N'osant s'aventurer seul dans une cour où tout était difficultés et périls, Saint-Priest demanda à deux de ses compatriotes, émigrés comme lui, résidant depuis longtemps en Russie, d'y guider ses premiers pas. L'un était le comte de Choiseul-Gouffier, nommé par l'Empereur directeur des arts, admis à ce titre à sa table et dans son intimité; l'autre, le marquis de La Ferté-Meun. C'est à ce dernier qu'Eszterhazy, obligé d'abandonner la direction des affaires du roi à Saint-Pétersbourg, l'avait remise. Ils semblaient être tous deux en mesure de seconder les efforts de Saint-Priest, de contribuer au succès de sa mission.
Il s'aperçut bientôt qu'il n'y avait pas à compter sur leur crédit. La Ferté voyait assez facilement le prince chancelier. «Mais ce dernier ne fait aucun état de ses offices.» Peut-être lui reprochait-on d'avoir aliéné son indépendance en sollicitant humblement des secours de l'Empereur. Toujours est-il qu'il était sans crédit. Quant à Choiseul, «outre qu'il est d'une paresse et d'une négligence extrêmes, il est encore extrêmement en réserve par la crainte de déplaire. Je ne dissimulerai pas à Votre Majesté qu'elle ne doit y compter que pour les choses où il ne craindra pas de se compromettre. Il prétend que l'Empereur est fort difficile à voir. Il est du moins certain que ce prince veut en un instant et ne veut pas.» En cet état de choses, il ne restait à Saint-Priest d'autre ressource que celle d'agir seul. C'est ce qu'il fit. Il s'aboucha avec le prince Bezborodko. En souvenir de leurs relations passées, il lui demanda de solliciter pour lui l'honneur d'une audience impériale. Il lui exposa les divers objets dont il désirait entretenir le tsar. Il obtint des promesses encourageantes.
(p. 398) De ces objets, celui qui appelait le plus impérieusement une solution, concernait la petite armée du roi. Quelques heures après Saint-Priest, était arrivé à Saint-Pétersbourg un gentilhomme français, le baron de La Rochefoucauld, chargé de lui remettre une lettre du prince de Condé. Dans cette lettre datée d'Uberlingen, le commandant des troupes royales parlait sans détours de la pénible situation dans laquelle il se trouvait. Entretenue jusque-là aux frais de l'Angleterre et de l'Autriche, son armée, dont ces deux puissances considéraient le concours comme désormais inutile, allait être licenciée. Déjà les Anglais l'avaient abandonnée en accordant aux soldats une gratification égale à six mois de solde. Les Autrichiens annonçaient qu'ils cesseraient de pourvoir à ses besoins le 1er septembre suivant. Les derniers défenseurs de la royauté proscrite étaient donc réduits à se disperser s'ils n'étaient promptement secourus.
Dans cette détresse, le prince de Condé avait eu l'idée de s'adresser à l'empereur de Russie pour le supplier de prendre à son service ces quelques milliers de braves gens, soit qu'il voulût les enrôler sous ses drapeaux, soit qu'il préférât leur assurer un établissement sur les bords de la mer d'Azof et en former une colonie, ainsi que le leur avait offert déjà, en 1793, l'impératrice Catherine. N'ayant pas encore reçu de réponse, Condé invitait Saint-Priest à obtenir du tsar que son corps ne fût pas licencié. La Rochefoucauld avait ordre de rapporter une solution à Uberlingen, où elle était anxieusement attendue par ceux des membres de l'armée qui n'osaient rentrer en France.
La requête de Condé figurait déjà parmi les instructions que Saint-Priest avait emportées de Blanckenberg. Sa lettre n'eut donc d'autre effet que de rendre l'envoyé du roi plus impatient d'aboutir. Malheureusement, Paul Ier ne se pressait pas d'accorder l'audience sollicitée de lui. Saint-Priest avait vu Bezborodko, pour la première fois, le 25 juillet. Quand il le revit le 8 août, la réponse qu'il espérait ne lui fut pas donnée. Le chancelier lui apprit cependant qu'aussitôt après avoir reçu l'avis du désir exprimé par Condé, le tsar avait chargé M. d'Alopéus, son ministre à Dresde, d'aller conférer avec ce prince. Bien que ce fût quelque chose, c'était loin d'être tout ce que souhaitait Saint-Priest. Il en fit la remarque. Mais le langage de Bezborodko (p. 399) ne put apaiser son impatience. Bezborodko n'avait-il pas osé dire dans l'entretien que la France n'était «nullement disposée pour les Bourbons».
Le même jour, Saint-Priest fut reçu par le vice-chancelier. Les paroles du fonctionnaire impérial accrurent ses inquiétudes. Kourakin pensait que son maître ne voudrait pas donner satisfaction au roi de France sur tous les objets que Saint-Priest était chargé de lui présenter. Sous l'empire de ces inquiétudes, et après avoir sondé les dispositions des ministres russes, l'envoyé du roi écrivait à Blanckenberg le 9 août: «Je ne dois pas dissimuler à Votre Majesté que l'Empereur Paul n'a pas d'autre ultérieure intention que de tenir en Europe une balance imaginaire sans vouloir se compromettre d'aucunes suites. Il en résulte que la considération à laquelle Catherine seconde avait élevé son empire décroît visiblement. Ses voisins voient clairement qu'ils n'ont plus rien à espérer ni à craindre de la Russie dont l'armée est désorganisée et les finances épuisées, et ils agissent en conséquence.»
Plusieurs jours s'écoulèrent. Le 15 août, Saint-Priest n'avait pas encore obtenu son audience. Il lui revenait que l'Empereur était indécis sur la forme qu'il convenait d'y donner. Dans la soirée de ce jour, il assistait à un bal au palais de Pawlowski, au souper qui suivit. Mais le tsar ne lui adressa pas la parole. La fête touchait à sa fin. Il allait se retirer, déçu et attristé, quand un chambellan vint l'inviter à se rendre à la réception diplomatique qui devait avoir lieu au palais le lendemain dans la matinée. Il n'eut garde d'y manquer, encore qu'il n'espérât pas être admis, dans une audience publique, à exposer en détail l'objet de sa mission. Mêlé aux ministres étrangers, il attendait que le tsar parût. Tout à coup il entendit prononcer son nom. C'était l'introducteur des ambassadeurs qui l'appelait. Il le suivit et fut conduit ainsi dans le cabinet de l'Empereur.
Une cordialité qui le surprit fut le trait caractéristique de l'accueil de Paul Ier. Après avoir lu la lettre du roi, dont Saint-Priest était porteur, le tsar mit l'entretien sur sa mère Catherine.
—Elle s'est toujours montrée favorable à la bonne cause, dit Saint-Priest; elle avait fini par armer pour la soutenir.
(p. 400) —Trop tard, objecta l'Empereur; on ne serait pas arrivé à temps.
—Votre Majesté croit-elle la paix certaine?
—À peu près.
—N'est-ce pas pourtant l'avis de Votre Majesté qu'il faut se préparer à une rupture nouvelle, et tenir le roi en mesure d'agir, d'attendre les événements avec convenance et sûreté?
C'est ainsi que l'entretien s'engagea à fond. Le tsar ne se refusait pas à accorder à Louis XVIII un asile et des ressources pour y vivre. Il accepta des mains de Saint-Priest une note, que ce dernier tenait prête à tout événement, dans laquelle il demandait que le château de Gevers fût mis à la disposition de sou maître, ainsi qu'un traitement annuel pour lui, pour sa famille, pour les gentilshommes qui viendraient y vivre à ses côtés, et pour ses gardes du corps qu'il avait le dessein d'y appeler. Malgré ce que pouvait offrir d'excessif et de coûteux une telle installation, plus conforme à l'éclat d'un roi sur son trône qu'à la pauvreté d'un roi dans l'exil, Paul Ier ne se récria pas. Il objecta seulement qu'il serait plus opportun de traiter de cette organisation quand on serait sûr de la conclusion de la paix. Pour ce qui concernait le mariage de Madame Thérèse de France avec le duc d'Angoulême, il promit d'envoyer à son ambassadeur à Vienne l'ordre de seconder toutes les démarches que le roi trouverait bon d'y faire à cet effet.
Il était prêt, de même, à prendre à son service l'armée de Condé. Il fit connaître à Saint-Priest que M. d'Alopéus avait déjà rendu compte de ses premières conférences avec le prince qui la commandait. Dans ces conférences, auxquelles assistaient les principaux chefs, le marquis de Bouthillier-Chavigny, le comte de La Laurencie, le marquis de Montesson, les bases d'un accord avaient été établies. Elles étaient maintenant soumises au tsar qui, les ayant revêtues de ses observations, se préparait à les renvoyer à M. d'Alopéus par un de ses aides de camp, le général-prince Basile Gortschakof, porteur de ses ordres et des fonds nécessaires pour en assurer l'exécution. Ces ordres disaient en substance que le corps de Condé serait conduit, par la Gallicie, en Volhynie, province de la Pologne russe, où il prendrait ses quartiers. Sur ce point, la mission de Saint-Priest (p. 401) se trouvait accomplie. Il demanda seulement que le baron de La Rochefoucauld fût autorisé à quitter Saint-Pétersbourg avec le commissaire russe pour retourner à Uberlingen, ce qui fut accordé, ainsi qu'un don de cinq cents ducats pour l'envoyé du prince de Condé, destiné à payer son voyage. Le tsar ajouta qu'il serait heureux de voir ce prince venir résider à Saint-Pétersbourg, et qu'il le lui avait fait savoir.
À la fin de cette longue audience, Saint-Priest se trouvait, vis-à-vis de Paul Ier, dans une situation analogue à celle dans laquelle il s'était trouvé vis-à-vis de Catherine lorsqu'elle l'avait reçu en 1796. Les divers sujets dont il devait entretenir le tsar étaient épuisés à l'exception d'un seul, le plus important: l'entrée de la Russie dans la coalition. Il fallut bien y arriver. Mais, à ce qui lui fut dit à cet égard, Paul Ier opposa une indifférence, une froideur égales à la froideur et à l'indifférence manifestées par sa mère dix-huit mois avant: «Je ne veux pas entrer dans une affaire aussi avancée,» dit-il. Saint-Priest insistait; le tsar répondit que les espérances des royalistes n'étaient qu'illusions. Il révéla au représentant du roi que la cour de Vienne avait aussi tenté de le faire entrer dans l'alliance austro-anglaise, mais qu'il s'était dérobé à ses obsessions. Il ne croyait pas à l'efficacité de la guerre. Elle n'avait eu d'autre effet que de consolider les républicains en faisant d'eux les défenseurs de la patrie contre l'étranger. Il préférait la paix qui serait le signal d'une contre-révolution en France, en faciliterait le développement et le triomphe.
Après ces explications, il voulut faire conduire Saint-Priest chez l'Impératrice. En le congédiant, il l'engagea à souper pour le soir. Dans cette seconde entrevue, il déploya la plus irrésistible bonne grâce; mais il ne fut pas dit un seul mot des questions traitées le matin. Au milieu du repas, on annonça au tsar qu'un incendie venait d'éclater dans un des quartiers populeux de la ville; il y courut avec ses fils. Au retour, il était «ravi de la rapidité des secours»; jusqu'à la fin de la soirée, il ne parla pas d'autre chose. Quand Saint-Priest crut devoir prendre congé de lui, il l'engagea à revenir. Au lendemain de cette importante journée, dont il rendit à Louis XVIII un compte minutieux, le diplomate royal disait: «J'ai bonne espérance.»
(p. 402) À quelques jours de là, mandé par le prince Bezborodko, il apprenait de lui qu'une lettre de change de deux cent mille roubles, payable à vue, venait d'être expédiée au roi pour pourvoir aux frais de son installation à Gevers; il recevait communication de la lettre écrite par le tsar à la princesse douairière d'Anhalt.
«La position du roi de France a attiré toute mon attention, tant par l'amitié personnelle que j'ai vouée à ce prince, que par l'intérêt que ses malheurs m'ont inspiré. En lui faisant tenir une somme assez forte pour subvenir à ses besoins, je lui ai imposé de choisir la ville de Gevers pour asile et demeure avec les princes de sa maison. En communiquant à Votre Altesse Sérénissime ma démarche, je la préviens que le séjour du roi de France ne doit troubler nullement son administration, ni y apporter aucun changement. Je la prie seulement de témoigner à Louis XVIII l'amitié et l'intérêt qui lui sont dus tant par sa qualité de souverain que pour ses vertus personnelles.»
Le comte de Saint-Priest avait donc lieu de se louer du résultat de ses démarches. Sauf sur un point important, à la vérité, mais au sujet duquel le dernier mot de l'Empereur n'était peut-être pas dit, il avait obtenu des solutions conformes à ce que souhaitait Louis XVIII. La nécessité de régler divers détails le retint encore à Saint-Pétersbourg durant plusieurs semaines. Elle lui fournit l'occasion de revoir le tsar, mais aussi de subir les effets de sa bizarre humeur. C'est ainsi qu'après avoir accordé à Louis XVIII les gardes du corps que ce prince désirait appeler près de lui, Paul s'avisa, non sans raison, que cette fantaisie d'un proscrit entraînerait une lourde dépense. Il parla de la gêne du Trésor; il venait d'employer quinze millions en habillements neufs pour son armée. De nouveau, il fallut négocier. Saint-Priest déjà songeait à renoncer à sa demande, quand un matin le chancelier Bezborodko lui dit:
—Votre affaire est faite. C'est au roi à désigner les hommes qu'il voudra prendre à son service.
Pour arriver à ce dénouement, il avait fallu que l'envoyé du roi de France rappelât ce que Louis XIV avait fait autrefois pour la famille royale d'Angleterre et invoquât la solidarité des rois entre eux, «dans les revers auxquels ils sont exposés».
(p. 403) En une autre circonstance, il fut moins heureux. Le marquis de La Ferté, chargé des intérêts du roi à Saint-Pétersbourg, homme «plein d'honneur et de zèle», manquait «de cette sorte d'usage du monde et de l'esprit d'instruction dont il faut au moins avoir quelque chose pour parler d'affaires aux ministres». Saint-Priest aurait voulu le décharger d'une tâche à laquelle ce diplomate improvisé se reconnaissait lui-même inhabile. Le tsar n'y consentit pas. Saint-Priest dut abandonner cet objet, qui ne fut repris que deux années plus tard.
Dans la seconde quinzaine de septembre, arrivait à Saint-Pétersbourg la nouvelle du coup d'État du 18 fructidor. Elle venait infliger le plus cruel démenti aux assurances par lesquelles Saint-Priest, interprète des espoirs de Louis XVIII, avait essayé d'entraîner Paul Ier dans la coalition. Elle démontrait avec évidence combien s'était trompé le roi, quand il écrivait au tsar que la France était prête pour une restauration. Puis ce fut la conclusion de la paix entre la cour d'Autriche et le Directoire, qui vint donner raison aux résolutions impériales.
Saint-Priest, dès ce moment, n'avait plus aucun motif de rester à Saint-Pétersbourg. Il sollicita et obtint, dans les premiers jours d'octobre, une audience de congé. Il retrouva l'Empereur affectueux et bienveillant comme au début de leurs relations, et, par surcroît, généreux. La générosité se traduisit par le don de mille ducats et d'un domaine en Lithuanie qui rapportait annuellement une somme égale. En quittant la Russie, Saint-Priest se dirigea vers Stockholm, où l'appelait sa famille. Il ignorait encore quelles suites avait eues pour Louis XVIII le succès remporté par le Directoire sur ses adversaires dans la journée du 18 fructidor.[Lien vers la Table des Matières]
FIN DU PREMIER VOLUME
LIVRE PREMIER
LES PREMIÈRES ÉTAPES
LIVRE SECOND
COBLENTZ
LIVRE TROISIÈME
LA CAMPAGNE DE 1792
LIVRE QUATRIÈME
HAMM ET VÉRONE
LIVRE CINQUIÈME
QUIBERON
LIVRE SIXIÈME
BLANCKENBERG
31 278.—Tours, impr. Mame.
Note 1: Ayant obtenu copie à Saint-Pétersbourg et à Moscou des nombreuses pièces qui constituent le fonds des émigrés, j'ai fait hommage de ces copies aux archives du ministère des Affaires étrangères de France, où elles sont à la disposition des chercheurs en deux volumes in-folio.[Retour au Texte]
Note 2: Ces épreuves ont trouvé dans M. l'abbé Sicard un narrateur éloquent et sûrement documenté. Lire le troisième volume de son ouvrage L'ancien clergé de France. Tout y est dit pour cette partie de l'Histoire de l'Émigration.[Retour au Texte]
Note 3: C'est par erreur que l'historien Forneron, dans ses études sur l'Émigration, a prétendu le contraire. Il dit qu'à Bruxelles se réunirent d'abord les émigrés les plus riches, et il indique que ce fut dès 1789. Il cite même, à l'appui de son dire, une phrase du Journal de Fersen: «Je fus à la comédie. J'y trouvai tous les Français qui y sont d'ordinaire, moins les femmes.» Mais cette phrase est extraite d'une lettre qui porte la date du 11 août 1792 et non de 1789.[Retour au Texte]
Note 4: Albert Sorel: L'Europe et la Révolution française.[Retour au Texte]
Note 5: Le marquis de Larouzière était un gentilhomme d'Auvergne qui avait siégé aux États généraux. Il ne tarda pas à émigrer. Lié avec Condé, il lui écrivait fréquemment et reçut de lui de nombreuses lettres, dont je dois la communication à son petit-fils.[Retour au Texte]
Note 6: Condé à Larouzière, 12 décembre 1789. Le marquis de Vassé était écuyer du prince de Condé. Sous la Restauration, il devint général.[Retour au Texte]
Note 7: Condé à Larouzière, 11 décembre 1789.[Retour au Texte]
Note 8: Le lieutenant général, baron de Vioménil. Il mourut le 9 novembre 1792, d'une blessure qu'il avait reçue dans la journée du 10 août.[Retour au Texte]
Note 9: Papiers Larouzière.[Retour au Texte]
Note 10: Le marquis de La Queuille, passionnément dévoué à la famille royale, résidait encore à Paris et servait d'intermédiaire entre le roi et le comte d'Artois. Il n'émigra qu'en 1791.[Retour au Texte]
Note 11: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 12: Condé à Larouzière, 23 janvier 1790.[Retour au Texte]
Note 13: Voir mon Histoire des Conspirations royalistes du Midi pendant la Révolution. Paris, Hachette.[Retour au Texte]
Note 14: Dépêches du prince Belosselsky, publiées par la princesse Lise Troubetzkoï. Paris, Leroux, 1901.[Retour au Texte]
Note 15: On en doit la publication à M. Léonce Pingaud. 2 vol., Paris, Plon-Nourrit.[Retour au Texte]
Note 16: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 17: Voir: Le Cardinal de Bernis, par Frédéric Masson, pages 512-514.[Retour au Texte]
Note 18: Le comte d'Artois à Madame Élisabeth, 4 février 1792.[Retour au Texte]
Note 19: Papiers de Castries.[Retour au Texte]
Note 20: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 21: Après cette mission, on le perd de vue jusqu'en 1792. De deux lettres de son frère au comte Ostermann, vice-chancelier de Russie, il résulte qu'à cette époque il était en disgrâce pour une cause ignorée, et que le prince de Nassau, un moment son protecteur, l'avait abandonné. En 1793, dans des circonstances assez obscures, il fut arrêté à l'armée du prince de Cobourg. Son frère intervint de nouveau pour le défendre et écrivit à Catherine. Sur la supplique qu'elle reçut de lui, elle a écrit de sa main: «Priez l'ambassadeur qu'il nous soit communiqué pourquoi Bombelles a-t-il été arrêté par le prince de Cobourg. Quant à moi, je pense que son frère, le marquis de Bombelles, a lui-même usé de ce pauvret pour transmettre des informations au prince de Cobourg.» Les documents sont muets sur la suite de cette affaire.[Retour au Texte]
Note 22: Il existe de lui des notes manuscrites que j'ai utilement consultées.[Retour au Texte]
Note 23: Journal de M. Suleau, rédigé à Coblentz, dédié à toutes les puissances. À Neuwied sur le Rhin et à Paris, 1791.[Retour au Texte]
Note 24: Tout porte à croire que le mariage n'eut lieu que le 19 décembre 1798. C'est la date donnée par l'almanach de Gotha de 1800. Celui de 1799 avait signalé déjà le fait, mais sans indication d'époque. Dans ses Mémoires inédits, le marquis de Bouthillier se dit en situation de supposer que le mariage fut célébré en Pologne, secrètement, alors que l'armée de Condé était à la solde de la Russie.[Retour au Texte]
Note 25: Archives du Chantilly.[Retour au Texte]
Note 26: Charles Gomel, Histoire française de la Législative et de la Convention. Paris, Guillaumin.[Retour au Texte]
Note 27: Pour ce qui concerne l'émigration religieuse, je renvoie mes lecteurs au savant ouvrage de M. l'abbé Sicard que j'ai déjà mentionné.[Retour au Texte]
Note 28: Mémoires inédits du marquis de Bouthillier.[Retour au Texte]
Note 29: Notes manuscrites du peintre Danloux. Il avait émigré, et fut à Londres, durant son séjour, l'artiste à la mode.[Retour au Texte]
Note 30: Lettres de Christin, publiées à la suite du Journal de la princesse Tourkestanow. Archives russes.[Retour au Texte]
Note 31: Victor-Amédée III était mort le 16 octobre.[Retour au Texte]
Note 32: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 33: Les détails qui suivent sont tirés des rapports que le prince de Nassau envoyait à Calonne, et que nous avons trouvés dans la copie de lettres de ce dernier.[Retour au Texte]
Note 34: Pour la mission Talleyrand, lire le récit qu'en a fait M. Albert Sorel dans son livre intitulé: l'Europe et la Révolution française, t. III, et la correspondance diplomatique de Talleyrand (mission de 1792), publiée par M. G. Pallain. Quant à la mission Christin, elle n'a pas d'histoire, et, vraisemblablement, on n'en saura jamais plus que ce qui est raconté ici.[Retour au Texte]
Note 35: Papiers inédits du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 36: Cette affirmation exprimait précisément le contraire de la vérité.[Retour au Texte]
Note 37: Cette pièce importante existe dans les papiers du maréchal de Castries, à qui elle fut remise par Mallet du Pan, au mois de juin 1792, lorsqu'ils se virent à Cologne.[Retour au Texte]
Note 38: Recueil des dépêches du prince de Belosselsky.[Retour au Texte]
Note 39: L'entretien de leur maison entre dans ce chiffre pour 1 300 000 francs, celui de l'armée pour 19 000 000. L'escompte des valeurs et les frais de change ont absorbé le reste. (Papiers du maréchal de Castries.)[Retour au Texte]
Note 40: Dépêches du prince Belosselsky.[Retour au Texte]
Note 41: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 42: Papiers d'Harcourt.[Retour au Texte]
Note 43: Le comte d'Artois au comte de Vaudreuil.[Retour au Texte]
Note 44: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 45: Il est intéressant de mentionner le jugement que le comte de Langeron, général émigré en Russie, porte, dans ses Mémoires inédits, sur le futur ministre de la Restauration: «Une âme ardente, une soif indicible de gloire, une tête bien organisée et un cœur pur, voilà ce qui distingue le petit-fils du maréchal de Richelieu. Il avait beaucoup des qualités de son grand-père et pas un seul de ses vices. Qu'on joigne à ces perfections aussi rares que précieuses une éducation excellente, six années de voyages, et l'on verra ce que pouvait promettre M. de Richelieu.»[Retour au Texte]
Note 46: Papiers d'Harcourt.[Retour au Texte]
Note 47: Archives Woronsow.[Retour au Texte]
Note 48: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 49: Papiers de Castries.[Retour au Texte]
Note 50: Je rappelle que je n'écris pas l'histoire de la Révolution, mais celle des émigrés, et, qu'en conséquence, je dois passer rapidement sur ces faits dont j'ai parlé avec plus de détails dans mon livre: la Conjuration de Pichegru.[Retour au Texte]
Note 51: C'est à tort que l'historien Forneron accuse le prince de les avoir vendus pour ses besoins personnels. L'erreur est d'autant plus incompréhensible que la correspondance échangée à cette occasion, entre le comte d'Artois et le maréchal de Broglie, a été plusieurs fois imprimée.[Retour au Texte]
Note 52: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 53: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 54: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 55: Cet entretien est reconstitué d'après les lettres du comte d'Artois à son frère.—Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 56: Les documents cités dans ce volume, sous la signature du comte de Saint-Priest, ne figurent pas, sauf un très petit nombre, dans l'ouvrage consacré à cet homme d'État par le baron de Barante.[Retour au Texte]
Note 57: Papiers de Puisaye, cités par feu l'abbé Charles Robert dans son livre sur Quiberon.[Retour au Texte]
Note 58: Rio: Épilogue à l'art chrétien.[Retour au Texte]
Note 59: L'île Dieu, arrondissement des Sables-d'Olonne, à vingt-neuf kilomètres du continent. Dans tous les documents, elle est désignée île d'Yeu.[Retour au Texte]
Note 60: Manuscrit de Rohu.[Retour au Texte]
Note 61: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 62: Archives de Chantilly.—Nulle autre part, que je sache, il n'est fait mention de cette boucherie, ce qui permet de mettre en doute sa réalité.[Retour au Texte]
Note 63: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 64: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 65: M. le docteur Thomas de Closmadeue a rendu à la science historique l'inappréciable service de rechercher dans les archives de Bretagne ceux qui y étaient ensevelis sous la poussière, et de les réunir, en les commentant, dans un volume de six cents pages in-8o, intitulé Quiberon, Émigrés et Chouans, lequel est à proprement parler une œuvre de bénédictin. On trouve là les interrogatoires des rebelles devant les commissions militaires, revêtus de leur signature, les jugements de celles-ci et la comparaison raisonnée de ces documents décisifs avec les innombrables légendes qui ont eu cours durant un siècle. Ces légendes y sont ainsi noyées sous un flot de lumière. Les amateurs d'histoire pourront encore lire avec profit la relation du comte de Vauban, qui commandait un corps de chouans, celle de Rouget de l'Isle, qui servait de secrétaire à Tallien. De nos jours, feu le sénateur La Sicotière, dans sou beau livre sur Frotté et les insurrections normandes, et M. Chassin, dans une attachante étude sur Quiberon, ont apporté un très précieux contingent à la vérité. Voir aussi le récent ouvrage de l'abbé Robert.[Retour au Texte]
Note 66: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 67: Archives des Affaires étrangères.[Retour au Texte]
Note 68: Voir mon livre la Conjuration de Pichegru. Plon, Nourrit et Cie.[Retour au Texte]
Note 69: L'Angleterre et l'Émigration française, par André Lebon, p. 352. Les papiers de Wickham, réunis dans cet ouvrage, nous ont fourni de précieux renseignements.[Retour au Texte]
Note 70: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 71: Potemkin mourut à Jassy, en 1791, dans un accès de colère provoqué par la nouvelle que Catherine, profitant de son éloignement momentané de l'armée, avait ordonné a Repnin de signer la paix. «Cet homme prodigieux n'ayant aucune éducation, suppléait à tout, dit le comte de Langeron dans ses Mémoires inédits, par l'étendue et la force de son génie. Il n'avait rien appris, mais il avait tout deviné. Son esprit était aussi gigantesque que son corps. Il savait concevoir et exécuter tous les prodiges, et c'était l'homme qu'il fallait à Catherine, qui aimait les prodiges. La conquête de la Crimée, la soumission des Tartares, la transplantation des Saporoves sur le Couban et leur civilisation, la fondation de Kerson, de Nicolaïew et de Sevastopol, l'établissement des chantiers de la marine dans ces trois villes, la construction d'une flotte supérieure à celle des Turcs, la domination de la mer Noire, les nouvelles branches de richesses offertes à la Russie par le commerce de cette mer et l'ouverture des ports où se rendent maintenant tous les vaisseaux de l'Europe par une route inconnue ou du moins oubliée il y a quarante ans, toutes ces merveilles qu'on doit au prince Potemkin doivent lui assurer la reconnaissance de sa nation et lui faire pardonner par la postérité de la génération passée tout ce qu'elle a eu à en souffrir.»[Retour au Texte]
Note 72: C'est à dessein, je crois devoir le répéter, que je ne m'attarde pas ici à ce retentissant épisode de l'Émigration, auquel j'ai déjà consacré un long récit: La Conjuration de Pichegru, et dont j'aurai d'ailleurs à reparler, dans le second volume de cette histoire, à propos du 18 fructidor.[Retour au Texte]
Note 73: C'est de ce rapport inédit que sont extraits les détails qui précèdent. Il porte la date du 28 octobre 1796. Nous en avons trouvé la minute dans les papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 74: Voir encore, pour le séjour des émigrés à Hambourg, le très attachant ouvrage de M. de Lescure sur Rivarol.[Retour au Texte]
Note 75: La France, en 1798, exigea l'expulsion des émigrés et ne put l'obtenir. Les relations diplomatiques avec Hambourg furent rompues, et rétablies seulement en 1800.[Retour au Texte]
Note 76: En 1799, le prince Repnin, ministre de Russie à Berlin, avait écrit à une dame d'honneur de l'Impératrice. Cette lettre, dans laquelle il se plaignait des procédés du tsar, tomba aux mains de celui-ci. Furieux, il chassa la dame d'honneur, dépouilla Repnin de ses charges, l'exila et exila du même coup trente personnes, parmi lesquelles se trouvait Platon Zoubof. Ce dernier rentra en grâce, cependant. Il était à Saint-Pétersbourg, en 1801, lors de la conspiration ourdie contre Paul Ier. Il fut un des assassins de ce prince. Voir mon livre Conspirateurs et Comédiennes Paris, Juven.[Retour au Texte]
Note 77: L'opinion de Saint-Priest sur Mlle de Nélidof est confirmée par les faits, notamment par la vive et durable affection que la favorite inspira à l'Impératrice, modèle de dévouement et de vertu, dont la piété eût répugné à couvrir ainsi l'adultère de son mari. Les billets qu'échangeait quotidiennement le tsar avec son amie donnent une grande autorité aux défenseurs de Mlle de Nélidof. Publiés récemment dans le recueil des Archives russes, ils attestent le désintéressement de la favorite, son esprit, sa bonté, dont les émigrés eurent souvent à se louer. Elle refusa tous les présents que lui offrit l'empereur, et particulièrement deux mille paysans. Elle n'accepta de faveurs que pour son frère, page à la cour, et qui devint plus tard ministre de la guerre. On peut donc supposer qu'il n'y eut entre elle et son impérial adorateur qu'une sorte d'amitié mystique qui était bien dans la nature de Paul Ier. Elle n'était pas jolie, mais pleine d'amabilité et de grâce. Peu de temps avant la mort de l'Empereur, impuissante à faire le bien, elle se retira au couvent de Smolnoï, où elle mourut en 1840, entourée de la vénération de la famille impériale. La princesse Lise Troubetskoï a publié récemment la correspondance de l'Impératrice, femme de Paul Ier, avec Mlle de Nélidof. (Paris, Ernest Leroux.)[Retour au Texte]