Title: L'Illustration, No. 0001, 4 Mars 1843
Author: Various
Release date: July 7, 2010 [eBook #33106]
Most recently updated: August 11, 2010
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de
chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.
Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr.
Ab. pour
l'étranger. 3 mois, 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an 40 fr.
N° 1. VOL. 1.--SAMEDI 4 MARS 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.
Notre but.--Le Gouverneur des îles Marquises.--Le Curé médecin,
nouvelle.--Nouvelles diverses.--Décorations militaires des troupes
indigènes de l'Inde.--Monument de Molière.--Sauvetage du
Télémaque.--Revue des Tribunaux; M. Caumartin, M. Sirey.--Assassinat de
M. Drummond.--Affaire Marcellange.--Affaire Montély.--Mlle Maxime et M.
V. Hugo.--Chronique musicale.--Une Fleur, romance, par Mme Pauline
Viardot-Garcia.--La Duchesse d'Orléans.--Espanero.--Promenade du
Boeuf-Gras.--Revue des Théâtres.--Chronique des Cours
publics.
(Annonces.--Manuscrits de Napoléon.--Modes.--Bulletin
commercial et Mercuriales.--Rébus.[N.D.T. Ces derniers articles ne sont pas reproduits dans le présent document; ils sont absent de l'édition reliée qui nous a servi de source.])
Puisque le goût du siècle a relevé le mot d'Illustration, prenons-le! nous nous en servirons pour caractériser un nouveau mode de la presse nouvelliste.
Ce que veut ardemment le public aujourd'hui, ce qu'il demande avant tout le reste, c'est d'être mis aussi clairement que possible au courant de ce qui se passe. Les journaux sont-ils en état de satisfaire ce désir avec les récits courts et incomplets auxquels ils sont naturellement obligés de s'en tenir? C'est ce qui ne paraît pas. Ils ne parviennent le plus souvent à faire entendre les choses que vaguement, tandis qu'il faudrait si bien les entendre que chacun s'imaginât les avoir vues. N'y a-t-il donc aucun moyen dont la presse puisse s'enrichir, pour mieux atteindre son but sur ce point? Oui, il y en a un; c'est un moyen ancien, long-temps négligé, mais héroïque, et c'est de ce moyen que nous prétendons nous servir: lecteur, vous venez de nommer la gravure sur bois.
L'essor extraordinaire qu'a pris depuis quelques années l'emploi de ce genre d'illustration semble l'indice d'un immense avenir. L'imprimerie n'a plus seulement pour fonction de multiplier les textes: on lui demande de peindre en même temps qu'elle écrit. Les livres ne parlent plus qu'à moitié, si le génie de l'artiste, s'inspirait de celui de l'écrivain, ne nous traduit leurs récits en brillantes images; et l'on dirait qu'il en est désormais de toute littérature descriptive comme de celle du théâtre, que l'on ne connaît bien qu'après l'avoir vue représentée. Pourquoi donc cette association si heureuse du dessin avec les signes ordinaires du langage ne s'étendrait-elle pas hors des bornes dans lesquelles elle s'est contenue jusqu'ici? Pourquoi ne ferait-elle pas irruption hors des livres? Ce mouvement n'est-il pas même déjà commencé par les recueils désignés sous le nom de Pittoresques? Nous ne faisons donc que le continuer en lui imprimant ici une nouvelle direction; et en nous hasardant à lui ouvrir la carrière du nouvellisme, nous ne doutons pas de réussir, car il est évident que nulle part il n'est susceptible de porter de meilleurs fruits.
Les recueils pittoresques ne sont au fond que des livres composés d'articles variés, et publiés feuille à feuille. C'est donc sur un terrain tout différent et vierge jusqu'à ce jour que nous prétendons nous placer. Puisque la bibliothèque pittoresque est fondée, et que la librairie n'a plus à cet égard que des perfectionnements matériels à chercher, fondons d'un autre côté du nouveau, et ayons désormais des journaux qui sachent frapper les yeux par les formes séduisantes de l'art.
Quelqu'un s'étonnera-t-il? S'inquiétera-t-on de savoir comment nous espérons soutenir un tel programme? Nous demandera-t-on sur quels chapitres un journal a besoin d'illustration? Pensera-t-on que nous allons être réduits aux monuments, aux sujets généraux d'instruction, au rétrospectif, et qu'en définitive nous ne serons différenciés que par les dimensions du format des recueils du même genre qui existent déjà? Il nous est trop facile de répondre.
Toutes les nouvelles de la politique, de la guerre, de l'industrie, des moeurs, du théâtre, des beaux-arts, de la mode dans le costume et dans l'ameublement, sont de notre ressort. Qu'on se fasse idée de tout ce qu'entraîne de dessins de toute espèce un tel bagage. Loin de craindre la disette, nous craindrions plutôt l'encombrement et la surcharge.
La plupart du temps il est impossible, en lisant un journal, de se faire une idée nette de ce dont il est question, parce qu'il serait nécessaire pour cela d'avoir sous les yeux une carte géographique et qu'il serait trop long d'en chercher une. Que l'on m'imprime dix colonnes sur les terrains en litige entre l'Angleterre et les États-Unis, j'aurai plutôt compris avec dix lignes, si l'on a eu soin d'y accoler une carte précise du pays. Cette carte est la pièce essentielle du procès, et faute de la posséder, tout demeure confus. Il faut en dire autant de toutes les nouvelles politiques qui se rapportent à des contrées éloignées. Qui ferait profession d'être assez versé dans la géographie pour suivre sans difficulté, sur les récits abrégés des journaux, les mouvements des armées de l'Afghanistan, dans l'Inde, dans la Chine, dans le Caucase, même dans l'Algérie? Nous compléterons donc notre texte par des cartes toutes les fois que les cartes lui seront utiles. Voilà un genre d'illustration dont personne ne contestera la convenance: mais ce n'est pas assez; les cartes ont par elles-mêmes quelque chose de trop sec et de trop peu vivant. Au moyen de correspondances, et, quand il le faudra, de voyages, nous les soutiendrons par les vues des villes, des marches d'années, des Hottes, des batailles. Qui n'éprouvera une joie plus vive en voyant les faits d'armes de nos frères d'Algérie retracés d'après nature, au milieu de ces sauvages montagnes, devant ces hordes barbares, au pied de ces ruines romaines, qu'en les lisant simplement dans les bulletins?
La Biographie nous offre une large scène. Nous voulons qu'avant peu il n'y ait pas en Europe un seul personnage, ministre, orateur, poète, général, d'un nom capable, à quelque titre que ce soit, de retentir dans le public, qui n'ait payé à notre journal le tribut de son portrait. Qui ne sait que l'on comprend mieux le langage et les actions d'un homme quand on a vu ses traits? C'est un instinct de notre nature qu'il nous semble avoir un commencement de connaissance avec les gens, du jour où nous connaissons leur figure. Même nous entendons ne point nous borner aux figures isolées, et les scènes souvent si passionnées et si vives des assemblées délibérantes, non-seulement en France, mais en Espagne, en Angleterre, partout où la conduite officielle des Etats se marque à la vue, ces étonnants meetings de la démocratie d'outre-mer, enfin toutes les grandes cérémonies publiques ou religieuses, auront leur place toutes les fois que l'occasion en sera digne.
Arrivons tout de suite au théâtre: ici notre affaire, au lieu d'analyser souplement les pièces, est de les peindre. Costumes des acteurs, groupes et décorations dans les scènes principales, ballets, danseuses, tout ce qui appartient à cet art où la jouissance des yeux tient une si grande place; Français, Opéras, Cirque-Olympique, petits théâtres, tout et de toutes parts viendra se réfléchir dans nos comptes-rendus, et nous tâcherons de les illustrer si bien, que les théâtres, s'il se peut, soient forcés de nous faire reproche de nous mettre en concurrence avec eux, en donnant d'après eux à nos lecteurs de vrais spectacles dans un fauteuil.
On pense bien que nous ne nous ferons pas faute d'introduire aussi nos lecteurs aux expositions de peinture: c'est là que nous triompherons. Nous ne nous contenterons pas de donner, comme les autres journaux, des jugements tout nus, auxquels l'immense majorité du public, celui de l'étranger et des départements, n'a le plus souvent rien à voir ni à entendre. A côté du jugement, nous aurons soin de donner les pièces sur lesquelles il se fonde: et, sans avoir besoin de se déplacer, tout le monde pourra se faire au moins une idée générale des morceaux qui, chaque année, attirent le plus l'attention.
Enfin, la vie coulante fourmille d'événements qui tombent sous notre loi: nous ne parlons pas de l'extraordinaire, les choses de tous les jours nous suffisent, et il n'y en a malheureusement que trop, soit dans les affaires judiciaires, soit dans un catalogue désigne dans les journaux sous le nom de faits divers, qui, par leur importance désastreuse, demandent que le crayon les reproduise exactement à l'esprit. Qui n'aurait voulu planer un instant à vol d'oiseau sur tant de grandes villes en proie, ces dernières années, à l'incendie? qui n'aurait été curieux de la vue de ce terrible Rhône remplissant la plaine de Tarascon comme un lac en mouvement, ou transformant Lyon en une Venise? qui ne voudrait se représenter la mer durant ces ouragans furieux dont tous les ports gémissent, les vaisseaux à la côte, les sauvetages, les désolations des rivages? Et comment tout indiquer ici? Les voyages de découvertes, les scènes des pays lointains, les colonies, les ateliers remarquables, même les chemins de fer qui vont s'ouvrir, et dont nous suivrons avec soin la construction sur les points on elle présentera aux regards quelque chose soit de singulier, soit de grandiose.
Nous terminerons notre programme par un mot sur les modes. Il ne s'agit pas seulement de celles du costume, que nous ne négligerons cependant pas: il s'agit aussi pour nous de ces modes d'ameublement qui tiennent de si près à l'art et qui ont porté si haut la gloire de la France; bronzerie, carrosserie, ébénisterie, orfèvrerie, bijouterie, toutes ces branches brillantes de l'industrie parisienne occuperont dans nos colonnes la place qui leur est due, et nous servirons peut être à accélérer la dispersion dans le monde de ces innombrables essaims de formes riches, élégantes, destinées à l'embellissement de tant d'usages de la vie, et qui étendent sur le monde l'empire de notre patrie comme il s'y est longtemps étendu par la seule forme du langage.
En voilà assez pour marquer ce que nous voulons faire, et peut-être pour inspirer le désir de le voir. Concluons donc cette préface, et commençons notre oeuvre en priant le public, qui vient d'en entrevoir les difficultés, de ne point s'étonner si nous ne nous élevons que progressivement à la hauteur du service nouveau que nous ne craignons pas d'embrasser.
Le capitaine Bruat,
gouverneur des îles Marquises.
Armand Bruat, né en Alsace, doit avoir de quarante-cinq à quarante-six ans. Il entra au service en 1814, à bord du vaisseau-école de Brest, où il fut remarqué par sa hardiesse, qui devint proverbiale.
En 1815, il s'embarqua sous les ordres du commandant Bouvet, puis fit une campagne à Copenhague, au Brésil et aux Antilles, sur le brick le Hussard.
Quelques mois après son retour (1817), il s'embarqua sur la corvette l'Espérance, qui tint trois ans la station du Levant. Il se signala dans un incendie et dans un coup de vent, où il se jeta à la mer pour sauver un homme; ce qui lui valut d'être mis deux fois à l'ordre du jour par le capitaine de vaisseau Grivel, aujourd'hui vice-amiral. A la fin de cette campagne, il passa enseigne, et fut l'un des premiers promus des écoles.
Divers embarquements se succédèrent alors pour lui (1819 à 1824) sur le Conquérant, le Foudroyant, enfin sur la frégate la Diane, où il resta trois ans comme officier de manoeuvre; il alla ainsi des stations de Terre-Neuve à celle du Sénégal. Dans cette dernière, il se jeta de nouveau à la mer pour sauver un homme, et ne fut lui-même sauvé miraculeusement qu'après avoir lutté deux heures et demie contre les vagues.
En 1824, il s'embarqua sur la corvette la Diligente, comme officier de manoeuvre, pour une laborieuse campagne dans la mer du Sud, et contribua activement à la prise du pirate le Quintanilla, qui avait fait tant de dommages au commerce de toutes les nations. Il fut fait, au retour, lieutenant de vaisseau, à la demande de l'amiral Rosamel. Il fut demandé alors par le capitaine de vaisseau Labretonnière, et embarqué sur le Breslaw comme officier de manoeuvre.
Il était en 1827 sur le Breslaw, à Navarin; c'est le vaisseau qu'il montait qui dégagea l'amiral russe et força un vaisseau qui combattait l'Albion de couper ses câbles et de se jeter à la côte. Le feu de ce vaisseau fit aussi couler la frégate que montait l'amiral turc, ainsi qu'une autre frégate. Bruat fut décoré pour sa conduite dans ce combat.
L'année suivante, il fut mis à l'ordre du jour pour être allé sonder jusque sous les canons du château de Morée, et il obtint le commandement du brick le Silène.
Ce fut sur ce brick qu'il alla croiser jusque, sous les forts d'Alger, et exécuter de nombreuses prises même en vue du port; ce fut également alors qu'en suivant le commandant d'Assigny, qui montait le brick l'Aventure, il fit naufrage sur les côtes d'Afrique. Sur les 200 hommes qui formaient l'équipage des deux bricks, 410 furent massacrés. Les preuves de dévouement que donnèrent les deux officiers sont connues. Parvenus à Alger après mille dangers et mille souffrances, ils refusèrent le logement que le dey leur avait fait offrir chez les consuls d'Angleterre et de Sardaigne, et ne voulurent pas quitter leurs hommes. C'est à leur énergie et leur dévouement que l'on doit la conservation des équipages échappés au fer des Bédouins. Cet épisode de la campagne d'Alger a acquis une juste célébrité.
Dans le cours de sa captivité, le capitaine Bruat trouva moyen de faire parvenir à l'amiral Duperré une note sur l'état et les ressources de la place; M. de Bourmont, à qui elle fut transmise, félicita publiquement, le capitaine de cet acte patriotique, qui l'exposait à de graves dangers.
Depuis 1830, la carrière militaire du capitaine Bruat est des plus actives. En 1830, il obtint le commandement du brick le Palinure, celui du brick le Grenadier en 1832, en 1835 celui du brick le Ducouédic, qui accompagna dans le Levant la frégate l'Iphigénie, montée par le prince de Joinville. Dans cette traversée, le bâtiment ayant été démâté de son grand mât et du petit mât de hune durant la nuit, il répara ces grosses avaries sous vergues en trois fois vingt-quatre heures. Il fut ensuite attaché à la station de Lisbonne sous les ordres du capitaine Turpin, et c'est dans le Tage qu'au mois de mai 1838 il reçut sa nomination de capitaine de vaisseau, passa sous les ordres de l'amiral Lalande, à bord du vaisseau l'Iéna, et devint son capitaine de pavillon.
C'est en cette qualité qu'il commanda ce vaisseau de 92 canons pendant deux ans, et qu'il prit part à cette belle campagne du Levant, où nous avons montré l'escadre la plus exercée et la plus imposante que la France ait eue depuis la paix. L'exercice à feu fut poussé à bord de l'Iéna à un tel degré d'habileté pratique, qu'on parvint à y tirer plus d'un coup de canon à la minute. Les manoeuvres, les évolutions d'escadre, furent remarquées même des Anglais.
Par suite du rappel de l'amiral Lalande, le capitaine Bruat passa sur le vaisseau le Triton, et fit partie de l'escadre d'évolutions aux ordres de l'amiral Hugon. Dans une sortie d'hiver, le Triton reçut un terrible coup de vent qui dispersa l'escadre, alors composée de cinq vaisseaux et une frégate. Il y eut presque à tous les bords de graves avaries; mais le Triton, dont la coque était vieille, et dont les réparations dataient de loin, fut en danger. Il eut six pieds d'eau dans sa cale, et les pompes suffisaient à peine à étancher cette voie; ce ne fut pourtant qu'après une lutte de plusieurs jours, et après s'être aperçu que les liaisons du bâtiment soutiraient beaucoup, que le capitaine Bruat se décida à relâcher à Cagliari, où il se répara promptement, et revint à Toulon en compagnie du vaisseau le Neptune.
En juillet 1841, il quitta le commandement du vaisseau, et fit partie du conseil des travaux de la marine. C'est pendant qu'il était à ce poste qu'on l'a appelé au gouvernement des îles Marquises et au commandement de la subdivision navale.
Pendant les courts séjours qu'il a faits à terre, M. Bruat fut attaché comme aide-de-camp à MM. les amiraux de Rigny et Duperré, ministres de la marine.
M. Bruat emporte avec lui une maison en bois qu'il fera monter à son arrivée aux îles Marquises. Cette maison, que le ministre de la marine a fait construire par M. Potter, entrepreneur, est couverte en zinc; elle se compose d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage, au rez-de-chaussée, auquel on parvient par un perron de six marches, vestibule, antichambre, bureau, cabinet de travail, salle à manger, salon de réception, salle de billard; au premier étage, chambres, cabinets, et pour l'habitation personnelle du gouverneur et de sa famille.
Ce bâtiment, dont nous donnons ici le dessin, a 18 mètres de longueur en façade, 17 de profondeur et 12 d'élévation.
Maison en bois construite à Paris et qui doit être
transportée aux iles Marquises.
NOUVELLE.
Il y a quelques années, je passais dans un petit village de la Bretagne; j'étais seul et à pied, c'était un dimanche; l'horloge de l'église sonnait midi, les cloches annonçaient la fin du service, et je me trouvais sur la petite place en face même du porche; la porte ouverte laissait voir les cierges allumés, le prêtre à l'autel et les paysans à genoux: Dieu est l'hôte naturel du voyageur fatigué; j'entrai. Au moment même, le prêtre qui officiait, et dont je n'avais vu d'abord que les cheveux blancs, se retourne vers les assistants, et me montre une belle figure d'octogénaire; il semblait ému, et dit d'une voix légèrement troublée:
«Mes amis, il y a aujourd'hui cinquante ans que j'ai été ordonné prêtre; je dirai la messe demain pour remercier Dieu de m'avoir si long-temps gardé à son service; si vous pouvez y venir tous, venez, vous me ferez plaisir. Après la messe, on distribuera chez moi du pain blanc toute la journée aux pauvres qui se présenteront.»
Étais-je disposé à l'attendrissement par une solitude de quelques semaines? je ne sais, mais l'imprévu de cette allocution, l'âge de ce curé, l'accent de sa voix, me causèrent une émotion assez vive: ce qui m'entourait vint y ajouter encore; un murmure réprimé par la sainteté du lieu, mais rendu plus touchant par la contrainte même, sortit de toutes les bouches; il s'échangea, entre ce vieillard et cette population, des regards d'enfants et de père..., et je me promis bien de rester jusqu'à la cérémonie du lendemain.
Après l'office, mêlé aux paysans qui sortaient, j'appris que ce prêtre avait quatre-vingt-deux ans; que, né à Nantes d'une famille riche, et porté par elle vers les plus hauts honneurs ecclésiastiques, il n'avait voulu être que curé de village, curé de ce village, parce qu'il n'en connaissait ni de plus pauvre ni de plus petit, et que sa fortune pourrait suffire à tous les habitants. Il était là depuis cinquante ans, et, depuis cinquante ans, pas une larme qu'il n'eût essuyée, pas une joie qu'il n'eût consacrée, pas un seul auquel il n'eût dit courage ou bien tant mieux; c'est lui qui avait enseveli les aïeux, élevé les pères, reçu les enfants; toutes les portes qui mènent à Dieu, depuis le baptême jusqu'à l'extrême onction, c'est lui qui les leur avait ouvertes. Il n'était pas le curé, il était l'aïeul de cette population.
Ce fut donc pour moi une joie sincère, quand, le soir, me promenant sur la place, je vis cet homme vénérable, qui avait appris que j'étais voyageur, s'approcher de moi en m'offrant l'hospitalité. Dormir sous ce toit qui avait abrité tant de vertueuses pensées, me semblait une bonne préparation pour la journée du lendemain, et j'attendis avec impatience cette cérémonie, dont le nom même, que je venais d'apprendre, excitait ma curiosité; ce nom, en effet, est plein de charme, et cette fête est une des plus naïves et des plus poétiques de la religion chrétienne. Pour peindre tout ce qu'il y a de tendre et d'intime dans l'union de l'homme avec la Divinité, l'Église a emprunté leur langage aux affections humaines: le prêtre est l'époux, l'Église est l'épouse; et lorsque cinquante ans se sont écoulés dans cette union céleste, chose bien rare, quoiqu'un seul des époux puisse mourir, la religion a sa fête de réjouissance comme le monde, elle célèbre la cinquantaine, et cette cinquantaine s'appelle le mariage du curé.
Le lendemain donc, dès le matin, j'entendis frapper au presbytère, et je vis entrer d'abord cinq ou six prêtres des villages environnants, puis des paysans chargés de fleurs. Le vieux curé était dans sa chambre et les attendait; ils y montèrent, j'y montai avec eux; nous le trouvâmes assis sur un fauteuil en bois de chêne, sa belle chevelure disposée avec soin, son visage tout brillant d'une saine fraîcheur, son corps couvert d'un vêtement noir, réservé pour ce jour. Il nous accueillit par un signe de tête, et les paysans ayant, selon l'usage, parsemé toute la chambre de branches fleuries, la cérémonie de la parure commença. C'était l'image fidèle des mariages humains, et tout ce qui se passe de délicat, de gracieux, autour des jeunes fiancés, transporté ainsi dans cette austère union et auprès de cette vieillesse vénérable, tirait un charme infini de ce désaccord même. Les six prêtres figuraient les assistants du mariage; comme ceux-ci, ils portaient le costume des fiançailles: une étole blanche, une chasuble blanche aussi, un surplis nouveau; ils s'approchèrent du vieillard, qui se leva, et se mirent en devoir de l'habiller; l'un prit la chape, l'autre prit le surplis, et lui, souriant avec des larmes dans les yeux, il les laissait faire, se prêtant naïvement à tous ces apprêts, et donnant à ce spectacle, qui fera sourire peut-être, lui donnant un caractère touchant par sa candeur octogénaire.
Cependant, tandis que ceci se passait dans la maison de l'époux, on préparait et on parait aussi la fiancée.... l'église. Dès le matin, les habitants l'avaient habillée de blanc pour ainsi dire; des draps semés de fleurs couvraient les murs; les parois intérieures, l'autel, le clocher même, étaient entourés de guirlandes; de l'église jusqu'au presbytère s'étendait un chemin tout jonché de branches d'ébéniers et de lilas, et de chaque côté de cette voie, s'échelonnant sur les divers plans du terrain et rouvrant la place entière, toute la population du village, toute en habit de fête, toute les yeux fixés sur la demeure du curé; les malades mêmes s'y étaient fait transporter, et, comme sur le passage des apôtres, on voyait là des paralytiques, des aveugles, des mourants, que n'y amenait cependant pas l'espoir de la guérison. Tout étant prêt, et la cloche de l'église ayant donné le signal, le vieillard quitta la maison nuptiale, les prêtres se rangèrent autour de lui, et au milieu de ce saint cortège, il traversa la petite prairie qui menait au village, d'un pas sûr, et chantant d'une voix ferme les saints cantiques. Il se croyait maître de lui-même; mais quand, au détour du sentier, il vit tout à coup la place si remplie.... quand il vit tout cet aspect de fête, quand il a aperçut cette petite église, seul but de tous ses pas depuis cinquante ans, où il avait tant prié, tant espéré, tant aimé Dieu et les hommes, et qui, elle aussi, s'était embellie pour le recevoir, son coeur se troubla, ses jambes fléchirent, et il arriva déjà ému à l'église. L'office commença.... c'était une messe d'actions de grâces.... et la sainte gravité du rituel, la présence de son Dieu, commençaient à raffermir son âme..., quand soudain, au moment du O Sulutaris, lorsque tout faisait silence.... soudain, dis-je, d'un des bas-côtés de l'église qui formait une sorte de chapelle... partit, s'élança un choeur de voix qui avaient toute la pureté des voix célestes et toute l'émotion des voix humaines; le vieux prêtre se retourna vivement; ce chant n'était pas celui de l'office, ce chant lui était inconnu.... Il fixe ses regards sur l'enfoncement un peu sombre.... debout, vêtues de robes blanches, huit jeunes filles chantaient; il les regarde, c'étaient de nobles demoiselles des châteaux environnants, qui étaient venues, quelques-unes de deux lieues, pour ce jour, avaient appris un chant composé à dessein pour cette cérémonie, et venaient offrir au vieillard qui les dirigeait ce qu'elles avaient de plus pur, leurs voix de dix-huit ans.... Ce fut le dernier coup: ébranlé déjà par tant d'émotions réprimées, frappé par cette joie imprévue, l'octogénaire perdit sa force sur lui-même; il chercha de la main le fauteuil placé près de l'autel, s'y laissa tomber.... et ses mains ayant couvert son visage, ses larmes s'échappèrent avec force. On interrompit le service; il ne pouvait le continuer; à quatre-vingts ans le bonheur est une fatigue et quelquefois un danger; on le porta dans la sacristie, et l'on fit écouler de l'église la population attristée et inquiète. Pendant les premiers moments, il fut agité d'un tremblement qui nous faisait peur, mais, peu à peu, de bons soins et de douces paroles l'ayant calmé, il demanda qu'on lui laissât prendre un peu de repos. Les ecclésiastiques sortirent pour aller porter de ses nouvelles aux habitants qui se pressaient à la porte de l'église, et il ne resta que moi auprès de lui.
Un magnifique soleil de juin éclairait la campagne, il me fit ouvrir la fenêtre.... s'assit en face, et bientôt je vis ses paupières se fermer, sa tête s'abaissa, et un sommeil pur comme son âme, profond comme le silence qui nous entourait, descendit sur lui.
Alors se passa une de ces scènes que l'on voit, que l'on sent, mais que l'on ne décrit pas plus qu'on ne les oublie.
La sacristie avait une porte et une fenêtre donnant toutes deux sur une verte prairie qui descendait, par une pente douce, jusqu'à un large ruisseau d'eau vive; j'avais ouvert la porte et je m'étais mis sur le seuil, regardant la prairie, et gardant le vieillard. Après quelques instants écoulés, je vois poindre, au bas de la pente, deux jeunes filles qui avaient traversé le ruisseau sur une planche, espérant savoir si leur vieil ami se trouvait mieux; je leur fis signe qu'il reposait, et de s'éloigner; mais alors, derrière ces deux soeurs, arrivèrent trois jeunes femmes pressées de la même inquiétude, puis des jeunes gens, puis des vieillards... tous s'approchant pas à pas, et promettant le silence par leurs gestes. Je les maintenais à quelque distance...; «Il dort, mes amis, il dort.--Nous ne le réveillerons pas, laissez-nous approcher de la fenêtre... permettez-nous de le voir dormir...» J'accordai la fenêtre; et voilà tous ces visages qui se collent au grillage de la croisée, toutes ces têtes qui s'échelonnent les unes au-dessus des autres, toutes immobiles, silencieuses, ne vivant que pour regarder. De nouveaux venus étaient arrivés, qui avaient autant de titres que les premiers (ils l'aimaient), il fallut céder aussi le seuil de la porte; je me mis en dedans au lieu d'être en dehors, et l'embrasure se remplit comme la croisée. Cependant la foule augmentait par derrière, et pressait ceux qui étaient devant; une des plus avancées franchit le seuil et vient se coller à côté de moi, contre la muraille: «Vous ne m'attendiez pas, me dit-elle tout bas...» Bientôt une seconde suit qui fait reculer la première, puis une troisième, puis peu à peu se glissa le long des parois toute une rangée de jeunes filles qui se faisaient bien minces pour laisser plus d'intervalle entre elles et lui. Un second cercle s'ajouta bientôt au premier; le vieillard dormait toujours, et une de ses mains pendait le long du fauteuil; la chaleur avait donné à ses joues un coloris plus vif; sur son front presque chauve s'élevaient de légères gouttelettes de sueur qui brillaient dans ses rares cheveux blancs; un sourire de bonheur errait sur ses lèvres comme s'il eût revu la cérémonie du matin. A ce moment, poussée par un besoin irrésistible de respect et de tendresse, la jeune fille qui était la plus proche de lui met un genou en terre; ce mouvement se communique à tous les assistants, et en une seconde, tous ces fronts s'abaissèrent, tous ces genoux se plièrent lentement en silence, et formèrent autour du vieillard un cercle d'enfants inclinés et appelant sa bénédiction... S'éleva-t-il alors quelque bruit qui arriva jusqu'à son oreille? s'échappa-t-il de toutes ces âmes qui volaient vers la sienne une émanation, un souffle, je ne sais quoi d'insaisissable qui alla le trouver jusqu'au sein du sommeil?... qui peut le dire? Mais à cet instant, un soupir sortit de sa poitrine, sa respiration qui était un peu hâtée se ralentit; ses lèvres entr'ouvertes s'agitèrent, et peu à peu, soulevant le poids qui les oppressait, ses yeux s'ouvrirent lentement. Oh! que fut ce premier regard jeté autour de lui? Étonné, stupéfait, il ne comprenait pas; il n'osait pas remuer; il croyait rêver encore! Enfin, ses idées se rassemblent; il s'appuie sur les bras de son fauteuil, et se lève. Un rayon de soleil, qui traverse alors la fenêtre, tombe sur lui et l'enveloppe tout entier d'une lumière qui semblait divine; ses mains tremblantes se dressèrent au-dessus de toutes ces têtes penchées, et retombèrent bientôt sur elles avec sa bénédiction et ses larmes.... Sa vie avait sa récompense.
On ne voulut pas qu'il retournât dans sa maison, on l'y porta, et tout le jour se passa dans des plaisirs que créa sa générosité et que sanctifia sa présence. Le soir venu, la fête terminée, nous rentrâmes au presbytère avec mon brave curé, et j'étais assis devant la fenêtre ouverte, regardant la nuit toute brillante d'étoiles, livré aux émotions nouvelles pour moi de cette journée..., et me taisant, quand il s'approcha de moi et il dit, en me frappant sur l'épaule: A quoi donc pensez-vous, mon jeune hôte?--Je pensais, lui dis-je, à votre vie, qui s'est écoulée comme cette lune s'avance dans le ciel, calme, pure, sans un souffle de vent, sans un nuage.
--Sans un nuage! sans un nuage! me dit-il en souriant; si ma vie est un astre, c'est un astre qui s'est bien obscurci un moment.
--Comment cela? Vous n'êtes jamais sorti de ce village.
--J'en suis sorti pendant trois mois; et dans ces trois mois, j'ai été médecin... célèbre... et guillotiné.
--Guillotiné!
--Du moins à ce que prétend plus d'un brave homme à Nantes: je ne le crois pas tout-à-fait, malgré cela; mais ils le soutiennent.
--Racontez-moi cette histoire.
--Je le veux bien, mon jeune ami. Et si jamais vous la racontez à votre tour, vous pouvez l'intituler le Médecin malgré lui. Je commence:
Pendant la Terreur, je fus dénoncé au tribunal révolutionnaire, et des
soldats vinrent jusqu'ici pour me prendre; mais averti par mes chers
paysans et même défendu par eux, j'eus le temps de m'enfuir. J'arrive à
Nantes; on m'avait indiqué une maison cachée dans un faubourg de cette
ville, à la porte de la campagne, et habitée par une pauvre jeune femme,
mère de deux enfants. J'y prends une petite chambre, et, pour éviter
même le soupçon du mystère, j'écrivis au-dessus de ma porte. Aubry,
médecin. Un de mes amis m'avait prêté un diplôme. Mon étiquette me
semblait une carte de sûreté, et je m'endormis tranquille: je comptais
sans les clients.
E. Legouvé
(La suite à la prochaine livraison.)
Suisse.--La Suisse entre dans une phase nouvelle. En suivant la rotation prescrite par le parte fédéral entre les trois cantons directeurs, Zurich, Berne et Lucerne, la direction des affaires fédérales se trouve pour deux années, à partir du 1er janvier 1843, confiée au conseil d'état du canton de Lucerne. C'est à Lucerne que se réunira la diète, et c'est le chef du gouvernement de ce canton qui en sera le président. Or, le canton de Lucerne, qui, ainsi que Berne et Zurich, était au nombre des cantons radicaux, a subi récemment une contre-révolution; le clergé catholique y a repris tout l'ascendant qu'il avait perdu, et le nonce du pape, qui avait quitté le canton pour s'établir à Schwitz, est rentré dans Lucerne. Ces faits, qui seraient sans importance s'ils n'avaient d'influence que sur ce canton, acquièrent de la gravité à cause de la situation nouvelle de Lucerne, chef du gouvernement fédéral. Berne par ses opinions et ses tendances politiques, Zurich par ses croyances religieuses, seront en méfiance, et de cette situation délicate peuvent sortir de grands périls pour la Suisse, agitée par de profondes divisions.
Genève vient de voir encore la sédition troubler ses murs. Le grand conseil était occupé à délibérer, à l'Hôtel-de-Ville, sur un projet de loi, quand une émeute a éclaté; heureusement elle a été bientôt réprimée. Il y a une fraction de parti à Genève qui semble ne pas comprendre que le premier devoir des hommes qui se disent les amis par excellence de la liberté, est de se soumettre à la volonté de la majorité exprimée par les voies légales.
Angleterre.--La conduite habile du ministère de sir Robert dans l'Inde et à la Chine l'a affermi et lui assure un long avenir; ses forces et son autorité morale ont été doublées. Le traité avec la Chine va ouvrir au commerce et à l'industrie du Royaume-Uni des débouchés nouveaux. La Russie, la Hollande et les États-Unis profiteront des avantages que l'Angleterre a conquis, car l'Angleterre est de toutes les nations du monde celle qui redoute le moins la concurrence.
Un traité vient d'être conclu entre la Russie et l'Angleterre. Les avis sont partagés sur les avantages que peuvent s'en promettre les deux états contractants, et les rapports qui en résulteront pour eux. Les uns ont vu dans ce traité la preuve d'une liaison de plus en plus intime entre la Russie et l'Angleterre; à les entendre, une profonde pensée politique se cache sous une convention commerciale, et la Russie n'aurait dérogé à ses principe, administratifs que pour complaire à l'Angleterre et la détacher tout à fait de l'alliance française. D'autres, au contraire, n'ont vu dans cette convention qu'un acte fort insignifiant, un petit traité de navigation. Ce traité, il est vrai, ne modifie pas les tarifs et n'offre pas à l'Angleterre un débouché nouveau: mais il permet aux négociants et aux industriels anglais de s'établir en Russie, d'y apporter des capitaux, et pour une nation aussi habile et aussi entreprenante que l'Angleterre c'est un grand avantage, auquel la Russie ne saurait prétendre.
Le Parlement anglais s'est réuni. D'abord les discussions qui s'y sont élevées n'ont pas eu un grand intérêt. Elles ont seulement fait connaître que tout n'est pas fini entre l'Angleterre et les États-Unis, au sujet du droit de visite. La première ne veut pas renoncer au droit qu'elle s'arroge de visiter tout navire en pleine mer, pour s'assurer de la nationalité du pavillon. Les États-Unis soutiennent, au contraire, qu'en pleine mer aucun navire n'a droit de police sur un autre navire, et que celui qui se permet d'aborder un bâtiment, malgré le pavillon dont il se couvre, donne droit légitime de plainte, et agit à ses risques et périls.
La motion de lord Hovirk sur la crise qui, dans le milieu de l'année dernière, a désolé les districts manufacturiers, a engagé le combat entre le ministère, ou plutôt sir Robert Peel et les radicaux. Cet homme d'état, qui garde dans ses paroles une prudente mesure, parait s'efforcer de tenir dans son administration un sage milieu entre les tories exagérés et les whigs. Il a terminé un éloquent discours par des paroles qui semblent indiquer, de la part du gouvernement anglais, le désir de maintenir entre la France et la Grande-Bretagne une bonne et honorable intelligence.
--Les affaires d'Orient en sont toujours au même point. La révolte de Syrie n'est point apaisée. Les Druses ont paru vouloir se concerter contre l'ennemi commun, mais n'ont pu s'entendre. Les Turcs ayant échoué dans leurs attaques, ont recours à la corruption et à la ruse, et cherchent à diviser leurs ennemis. Le divan et la diplomatie européenne luttent toujours de finesse, de souplesse et d'insistance.
Décorations militaires des troupes indigènes de l'Inde.
--Les journaux anglais ont beaucoup loué le gouverneur-général de l'Inde d'avoir créé un nouvel ordre d'honneur pour décorer les Indiens auxiliaires qui, disent les mêmes journaux, «se sont généralement si bien conduits devant nos derniers triomphes.» Il y a cependant des victoires qui ne doivent inspirer que des regrets aux vainqueurs l'armée anglaise a-t-elle beaucoup à se glorifier des affreuses représailles qu'elle a exercées sur les Afghans, de la dévastation des villes sans défense, du massacre des populations désarmées? Ces actes ont été blâmés au sein même du Parlement anglais, et pourtant le gouvernement semble vouloir en consacrer le souvenir en créant, tout exprès pour les vainqueurs de Caboul, une sorte de Légion-d'honneur.
--Les journaux ont donné ces jours-ci la description d'une mappemonde chinoise, qui a un mètre de hauteur sur 67 centimètres, et la Chine occupe seule les trois quarts et demi de cette surface. Tout à fait dans un coin est reléguée une petite mer où l'on voit quatre îles d'une dimension très-exiguë, ce sont la France, l'Angleterre, le Portugal et l'Afrique; un peu plus loin est la Hollande, plus grande à elle seule que tous les pays que nous venons de nommer.
France.--Par suite des travaux qui s'exécutent aux Invalides pour le monument de l'Empereur, l'on a fermé la grande arcade qui conduit de l'église sous le dôme. Sur cette cloison, les décorateurs viennent de construire un rétable immense en carton, composé de deux ordres d'architecture. Au milieu de ce rétable on a figuré l'apothéose de saint Louis, patron de l'église des Invalides.
État actuel du monument de Molière, rue de
Richelieu.
--On nous communique la lettre suivante, adressée à l'un des souscripteurs pour le monument de Molière:
«Vous me demandez, mon cher ami, où en est le monument de Molière, pour lequel vous avez souscrit, et dont vous vous étonnez de ne plus entendre parler. Ne pouvant supposer qu'on l'ait inauguré à huis clos, vous me demandez comment il se fait que la ville de Paris, avec ses ressources, une souscription considérable et un subside de cent mille francs voté par les Chambres, ne soit pas venue à bout, en cinq ans de temps, d'achever un ouvrage, matériellement parlant, de si peu d'importance, surtout lorsqu'on le compare à l'Hôtel-de-Ville, que nous avons vu sortir de terre comme par enchantement. A cela, mon ami, je vous répondrai que la Ville n'a pas tant de tort que vous le pourriez croire; que les travaux, en ce qui concerne l'architecte, sont complètement terminés, mais que le retard dont vous vous plaignez a été attribué à l'un des sculpteurs qui, sur les instances quelque peu comminatoires du préfet de la Seine ou du ministre de l'Intérieur, s'est engagé à livrer sa statue vers le commencement de l'été; j'ajouterai que l'inauguration en aura lieu, ou le 4 juin, date de la première représentation du Misanthrope, ou le 5 août, date de celle du Tartufe. En attendant cet heureux moment, il en est du monument de Molière comme de l'achèvement du Louvre, comme de l'hôtel de Breteuil, rue de Rivoli, comme de la place du Carrousel, comme de tant d'autres monuments ou places qui jouissent du privilège d'irriter ou d'humilier journellement le bourgeois de Paris. On ne peut aujourd'hui approcher du futur monument de Molière qu'à distance très-respectueuse, défendu qu'il est par les débris de l'ancienne fontaine, par une barricade de pavés, par une fortification en planches et par un ruisseau d'un cours des plus irréguliers, et fort peu limpide. Ne pouvant vous donner une idée juste de ce que sera ce monument, je vous envoie, par la voie de notre nouveau journal, celui que la population parisienne a le loisir de contempler depuis le commencement des travaux. Vous savez seulement qu'au théâtre on n'aime pas à voir longtemps le rideau baissé, et que lorsque l'entr'acte dure trop longtemps, le public s'impatiente et finit par siffler.»
La Seine se jette dans l'Océan à 40 kilomètres environ du Havre-de-Grâce, à l'extrémité d'une vaste baie qui se rétrécit peu à peu en prenant la forme d'un entonnoir. La petite ville de Quilleboeuf (1,344 habitants), habitée principalement par des pilotes et par des pêcheurs, et située en face du village du Tancarville, domine sur la rive gauche l'embouchure de fleuve. La barre de flot de la Seine offre un spectacle curieux. Quand la mer monte, elle refoule avec une force extraordinaire les eaux de la Seine, qui, ne pouvant plus descendre, s'élèvent de plusieurs mètres dans leur lit jusqu'au delà de Rouen. A la marée descendante, au contraire, le fleuve se précipite si impétueusement dans la mer, que, quand un navire a le malheur de toucher sur un banc de sable, il est immédiatement submergé. Les naufrages sont d'autant plus fréquents dans ce passage dangereux et difficile, que les nombreux bancs de sable qui l'obstruent changent souvent de position à chaque marée; aussi, en descendant ou en remontant la Seine, tous les touristes remarquent-ils de distance en distance des mâts de navires submergés, élevant encore leur tête chancelante au-dessus du niveau du fleuve.
Le 1er janvier 1790, deux bâtiments, une goëlette et un brick, quittèrent Rouen pour se rendre à Brest. Le brick venait d'être réparé et allongé: son nom primitif le Télémaque avait été changé; il devait s'appeler désormais le Quinlanadoine. A peine ces deux bâtiments furent-ils partis, que les autorités de Rouen donnèrent l'ordre de les arrêter, car le bruit s'était répandu qu'ils renfermaient des valeurs considérables appartenant, soit à la famille royale, soit à des émigrés de la noblesse et du clergé. La goëlette fut prise dans la Seine, et on saisit à bord l'argenterie de la famille royale. Quant au Télémaque, il échappa d'abord à toutes les poursuites, mais, le 3 janvier, il échoua sur un banc de sable en voulant passer la barre de flot de la Seine, à 120 mètres du quai de Quilleboeuf, et bientôt il fut presque entièrement couvert par les sables.
A la nouvelle de ce naufrage, le gouvernement fit partir de Cherbourg trois cents hommes, sous la conduite d'un ingénieur en chef qui avait pour mission de relever le Télémaque; mais après trois mois de travaux inutiles, on abandonna cette entreprise. Depuis 1790 jusqu'en 1843, de nouvelles tentatives, aussi infructueuses que la première, ont été faites par diverses sociétés, qui se sont ruinées sans obtenir aucun résultat satisfaisant. Nous parlerons seulement des plus récentes, de celles de M. Magny et de M. Taylor.
Sauvetage du Télémaque devant Quilleboeuf, fig. 1.
Une brochure publiée en 1842 évalue à 80 millions les richesses qui doivent être englouties dans le Télémaque; mais cette estimation ne repose sur aucune donnée certaine. Quelques personnes encore vivantes affirment seulement avoir entendu dire que des caisses remplies d'un métal fort lourd et garnies de cercles en fer par un tonnelier de Rouen furent embarquées pendant la nuit du 1er janvier 1790 à bord du navire naufragé... On a parlé aussi, mais vaguement, de 2,500,000 Fr. en espèces appartenant à Louis XVI, de l'argenterie des abbayes de Jumièges et de Saint-George, etc.; cependant nul fait positif n'est venu jusqu'à ce jour confirmer ces bruits, qui, comme toutes les nouvelles de ce genre, ont dû s'embellir en vieillissant.
Le 1er août 1837, par un arrêté composé de douze articles et signé de six membres du conseil d'administration de la marine, du vice-amiral secrétaire d'État Rosamel, et du commissaire de l'inscription à Honfleur, le ministre de la Marine accorda à M. Magny le privilège de travailler pendant trois années au sauvetage du Télémaque. En cas de réussite, M. Magny devait avoir pour sa part quatre cinquièmes de la cargaison, l'autre cinquième étant réservé par l'État pour la caisse des invalides de la marine. Plus tard ce privilège fut prolongé de trois années. Après avoir dépensé 65,000 fr., M. Magny renonça à ses espérances. En 1841, M. David, ex-associé de M. Magny, tenta de nouveau le sauvetage à ses frais; on croit même qu'il déplaça le navire de quelques mètres; mais il ne fut pas plus heureux que M. Magny. Enfin, le 19 juin 1842, M. Taylor forma une société en commandite, au capitale de 200,000 fr. divisé en 2,000 actions de 100 fr. chacune, et il proposa à ses actionnaires d'employer des moyens nouveaux pour retirer des sables où ils étaient enfouis les 80 millions de francs embarqués à bord du Télémaque.
Jusqu'à cette époque, en effet, on s'était servi du procédé suivant: on ancrait au-dessus du bâtiment naufragé des chalands, grands bâtiments plats de six cents tonneaux, servant au transport des marchandises sur la rivière, puis on passait autour de sa coque des chaînes que l'on attachait à bord des chalands, dans l'espérance qu'elles soulèveraient le Télémaque à la marée montante; mais les chaînes, mal ajustées d'ailleurs, et ne supportant pas un poids égal, se rompaient l'une après l'autre dès que la mer commençait à monter; en conséquence, M. Taylor adopta le nouveau système de sauvetage que représente la planche placée ci-dessous.
Sauvetage du Télémaque, fig. 2.
On planta d'abord tout autour du Télémaque d'énormes pilotis; puis, après avoir établi sur ces pilotis un échafaudage solide, on passa des chaînes sous la coque du navire dans laquelle on enfonça en outre un certain nombre de barres de fer; ces chaînes et ces barres de fer furent ensuite amarrées à une espèce de pont mobile, qu'on exhaussa insensiblement à l'aide de moyens mécaniques. En soulevant ce pont, on devait nécessairement soulever le Télémaque, puisqu'il y était solidement attaché. Au mois de décembre dernier, on l'avait ainsi amené jusqu'à fleur d'eau; mais le mauvais temps, la crainte des glaces, et surtout le manque d'argent forcèrent M. Taylor à cesser ces intéressants travaux. On redescendit le Télémaque sur la couche de sable où il avait reposé pendant plus de cinquante ans, et on le débarrassa de tous ses liens. Les pilotis sont seuls restés debout à la place où on les a plantés. Poursuivi par ses créanciers, M. Taylor s'enfuit à Londres. Il paraît qu'il a trouvé de l'argent, car il vient de revenir en France, et il annonce la reprise des travaux de sauvetage pour le mois de mars prochain. On nous assure qu'il a renoncé au moyen dont nous avons donné la description, et qu'il se propose d'employer désormais des appareils de plongeurs récemment inventés en Angleterre; au lieu d'enlever le Télémaque et de le conduire à terre, on le dépècera au fond de la mer, et on en retirera....... tout ce qu'il contient.
Belgique.--M. Caumartin et M. Sirey.--Le 20 novembre 1842, un événement déplorable se passait à une heure du matin, dans la maison n° 11 de la rue des Hirondelles à Bruxelles, habitée par mademoiselle Catinka Heinefetter, artiste de l'Académie royale de musique.
Maison de Mlle Heinefetter, rue des Hirondelles, à
Bruxelles.
Voici, suivant une version dont nous ne pouvons garantir la parfaite exactitude, les circonstances de ce drame:
Un jeune avocat du barreau de Paris, M. Caumartin, arrivé à Bruxelles depuis quelques heures, s'était rendu, le 19 novembre, chez mademoiselle Catinka Heinefetter, à laquelle il venait faire une réclamation importante. Mademoiselle Heinefetter chantait ce soir-là au concert de M. Laborde. M. Caumartin attendit son retour.--A onze heures mademoiselle Heinefetter rentra, accompagnée de plusieurs personnes qu'elle avait invitées à souper. Elle offrit à M. Caumartin de lui faire mettre un couvert, mais celui-ci refusa, sous prétexte qu'il était fatigué et resta assis, pendant tout le temps que dura le souper, auprès du poêle placé dans la cheminée.
A minuit et quelques minutes, les convives se retirèrent. Mademoiselle Heinefetter et sa dame de compagnie quittèrent le salon, où M. Caumartin resta seul avec M. Sirey, le fils du jurisconsulte de ce nom, et M. Milord de Lavillette, son ami. Tout à coup M. Sirey, qui, le matin même, avait fait à mademoiselle Catinka Heinefetter un cadeau de la valeur le 1,700 fr., et qui avait occupé la place d'honneur à son côté pendant le souper, s'écria: «Il est temps d'en finir.» Rapprochant de M. Caumartin, il lui intima l'ordre de se retirer.--Une altercation s'ensuivit, M. Caumartin donna un soufflet à M. Sirey, qui l'avait traité de polisson, et un duel fut convenu pour le lendemain; alors M. Sirey, s'armant de sa canne, en appliqua plusieurs coups tellement violents à M. Caumartin, que le sang jaillit en diverses places, puis il se réfugia dans la chambre de mademoiselle Heinefetter.
Cependant, après s'être plaint vivement à M. Lavillette de l'odieux traitement qu'il venait de subir, M. Caumartin se disposait à regagner son hôtel, lorsque M. Sirey rentra dans le salon, «Ah! tu n'es pas encore parti, s'écria-t-il en s'adressant à M. Caumartin; eh bien! je vais te jeter par la fenêtre.» En même temps il s'avança vers son adversaire, séparé de lui par la table, et il s'arma d'un couteau rond. Une lutte s'engagea. Blessé à la cuisse d'un coup de couteau, M. Caumartin saisit sa canne qu'il avait déposée en entrant au coin de la cheminée, et il essaya de parer les nouveaux coups que cherchait à lui porter son adversaire. Malheureusement cette canne était une canne à dard. M. Sirey en saisit l'extrémité inférieure, c'est-à-dire le fourreau qui resta entre ses mains et se précipita imprudemment sur son adversaire, armé malgré lui d'un poignard.--Avant que M. Caumartin eût eu le temps de retirer sa main, M. Sirey s'enferra lui-même et tomba entre les bras de M. de Lavillette son ami, en disant: «Je suis blessé.» Quelques secondes après, il rendait le dernier soupir.
«Vous l'avez tué!» s'écrièrent mademoiselle Heinefetter et sa dame de compagnie, accourues enfin au bruit de la dispute.--Éperdu, hors de lui, M. Caumartin alla aussitôt chercher un médecin; un quart d'heure après il ramenait avec lui, chez mademoiselle Heinefetter, M. le docteur Allard, qui le croyait fou. Arrivés à la porte de la maison, ils apprirent que M. Sirey était mort. A cette nouvelle, M. Caumartin donna à son cocher l'ordre de le conduire au ministère de la Justice. Cependant il changea d'avis en chemin; rentré à son hôtel, il prit sa malle, et se fit mener à Malines; de cette ville, des chevaux de poste le conduisirent en Hollande, et, peu de temps après, il revint à Paris, pour déclarer qu'il était prêt à se constituer prisonnier, et pour charger de sa défense le bâtonnier de l'ordre des avocats, M. Chaix-d'Est-Ange.
Mademoiselle Catinka Heinefetter s'était d'abord retirée à Liège, chez sa soeur, mademoiselle Sabina; mais quatre ou cinq jours après la mort de M. Sirey, elle reparut sur le théâtre de Bruxelles. Le public habitué à l'applaudir, l'accueillit très-froidement.
M. Sirey était marié à une jeune femme et père de deux enfants. Il y a huit ans, il avait eu le malheur de tuer en duel, à la suite de discussions d'intérêt, un de ses parents. M. Durepaire.--Accusé d'homicide volontaire commis avec préméditation, il comparut le 26 août 1836 devant la cour d'assises de la Seine, M. Crémieux fut chargé de sa défense. Le jury l'acquitta, mais la cour, considérant qu'il était l'auteur de la mort de M. Durepaire, le condamna à payer par corps à la veuve de sa victime, en qualité de tutrice de sa fille mineure, la somme de 10,000 fr.
Le Code d'instruction criminelle belge exige qu'un accusé qui n'est pas détenu préventivement se constitue prisonnier un mois avant le jour indiqué pour l'ouverture des débats du procès. Dans une lettre en date du 19 février 1813, et publiée par les journaux judiciaires, M. Caumartin déclare que l'arrêt de mise en accusation ne lui a pas encore été notifié.
«Cependant, ajoute-t-il, au moment où je me disposais à partir pour Bruxelles, on fait annoncer dans les journaux de Belgique et répéter par la presse de Paris que la famille Sirey va, en vertu de l'art. 7 du Code d'instruction criminelle, me poursuivre devant les tribunaux français. Je ne veux pas, en quittant mon pays, avoir l'air de fuir devant une menace et perdre ainsi le bénéfice de ma comparution volontaire devant la justice belge; quelque pénibles que soient pour moi ces lenteurs, que je me suis toujours efforcé d'abréger, je vais encore attendre ici l'effet de cette menace déclarant à l'avance que j'accepte toutes les juridictions qu'on voudra choisir, et que je suis prêt à donner l'explication de ma conduite partout où l'on jugera à propos de me la demander.»
De son côté, M. Sirey père vient de démentir cette nouvelle, et il somme M. Caumartin d'aller se constituer prisonnier à Bruxelles.
Le Commerce Belge contenait, ces jours derniers, une note ainsi conçue: «Parmi les pièces à conviction qui seront produites dans cette affaire, se trouve l'arme avec laquelle le meurtre a été commis et la canne qui la renferme, ainsi que les habillements que portait M. Caumartin dans la fatale soirée. La canne est en bambou, surmontée d'une figure chinoise; elle est cassée à la partie inférieure; la lame a de 31 à 32 centimètres de longueur; le pantalon en drap noir et la chemise portent à l'endroit de la cuisse un trou formé par un instrument tranchant, et sur la partie de la chemise qui correspond à ce trou, on remarque une grande tache de sang, ce qui ferait présumer que M. Caumartin a été blessé à la cuisse, on remarque également des taches de sang à la manche gauche de la chemise: au gilet en velours, deux boutons sont arrachés et la doublure du dos est déchirée; l'habit, de drap marron, est arraché au parement gauche et près du collet. Ces pièces à conviction ont été transmises depuis quelques jours à la cour d'assises.»
Chambre de Mademoiselle Heinefetter, où est mort M.
Sirey.
Plan de l'appartement de Mademoiselle Heinefetter.
A Endroit où le meurtre a été commis.--B Endroit où Mlle Heinefetter
prétend avoir vu retirer le stylet de la plaie par Caumartin.--C Tache
de sang. Endroit où Sirey a rendu le dernier soupir.--a Mlle
Heinefetter--b M. Sirey.--c Mme B.--d Mme J.--e Mme de K.--f
M. D..... de Liège.--g M......de Liège.--h M. L.--i Guéridon où
étaient placés des objets de fantaisie.--j Place qu'occupait M.
Caumartin pendant le souper.--k Poêle.--l Cheminée.--m
Causeuse.--n Divan.--o Guéridon où étaient deux bouteilles et verres
vides.--p Piano droit de Mlle H.--o Lit.--r Cheminée.--s
Divan.--t Lit.--u Divan.--v Lit--x Divan.
Assassinat de M. Drummond, Secrétaire de sir Robert Peel, par M'Naughten--Les Assassins des ministres anglais: Felton(1628); Guiscard (1710); Bellingham (1812).--Le vendredi, 20 janvier dernier, à 7 heures du soir, M. Drummond, secrétaire particulier de sir Robert Peel, se rendait de son domicile aux bureaux de la trésorerie, lorsqu'un jeune homme lui tira, presque, à bout portant, un coup de pistolet.--M. Drummond, atteint à la partie inférieure du dos, tomba évanoui.--Pendant que les personnes accourues au bruit de la détonation s'empressaient de lui prodiguer les premiers secours, des policemen arrêtaient l'assassin, qui n'essaya même pas de fuir, et qui s'écria: «Il (ou elle) ne m'ennuiera pas plus longtemps.»
L'état de M. Drummond n'inspira d'abord aucune inquiétude. Les chirurgiens appelés auprès du blessé reconnurent que la balle avait traversé les côtes et s'était logée dans l'abdomen; ils en opérèrent l'extraction sans peine, mais ils commirent l'imprudence de saigner leur malade trois fois de suite. Épuisé par cette perte de sang, M. Drummond succomba le mercredi suivant, 25, à onze heures du matin. On avait craint une inflammation; pour la prévenir, on fit mourir le malade de faiblesse. C'est un moyen infaillible dont la médecine moderne se sert fréquemment; aussi la Revue médico-chirurgicale de Londres vient-elle de publier un article de M. Wardrop sur les dangers des saignées avec cette épigraphe: Le sang est la vie.
Cependant l'assassin avait été conduit à la station-house (maison d'arrêt) du bureau de police de Bow-street. Il déclara être Écossais, et se nommer M'Naughten, mais il refusa de révéler les motifs qui l'avaient déterminé à commettre un pareil crime.--On trouva sur lui:
Deux billets de 5 livres sterling. 3 livres sterling en or. Un reçu de la banque de Glasgow de 7501. st. Total |
250 75 18,550 18,875 |
fr. |
Dès le lendemain M'Naughten fut amené à l'audience du bureau de police de Bow-street. Après avoir reçu les dépositions des agents de police et des autres individus qui avaient été témoins du crime, M. Hall avertit le prévenu qu'il était libre de parler ou de se taire. «Je n'ai rien à dire,» répondit M'Naughten; mais un quart d'heure s'était à peine écoulé, qu'il demanda à être ramené à l'audience. «Oui, s'écria-t-il, les tories m'ont chassé de ma ville natale; ils m'ont poursuivi de ville en ville, car ils sont décidés à me perdre. Je ne puis être tranquille ni le jour ni la nuit. Ce sont les tories qui m'assassinent, je le prouverai.»
La justice anglaise est plus expéditive que la justice française. A Paris les voleurs et les assassins restent souvent six mois en prison avant d'être jugés. Le 2 février, c'est-à-dire douze jours après la perpétration de son crime, l'assassin de M. Drummond comparut devant la cour criminelle centrale de Londres. Lecture faite de l'acte d'accusation, le greffier lui demanda, selon l'usage, s'il se reconnaissait coupable ou non coupable. M'Naughten sembla ne pas comprendre cette question; on fut obligé de la lui répéter. «J'étais désespéré,» répondit-il.
«Vous devez dire, répliqua le greffier, guilty or not guilty, coupable ou non coupable.»
M. Clarkson, avocat de M'Naughten, s'étant levé pour répondre, lord Abinger, le président de la cour, le pria de se rasseoir et de garder le silence, M. Clarkson obéit. M'Naughten demeura pendant quelques minutes plongé dans de profondes réflexions. Tout à coup il s'écria: «Je suis coupable d'avoir tiré un coup de pistolet.
--Vous êtes seulement coupable d'avoir tiré un coup de pistolet? lui demanda lord Abinger.
--Oui, milord, répondit M'Naughten d'une voix faible.
--Une dernière fois, je vous somme de me répondre, lui dit alors le greffier. Êtes-vous coupable ou non coupable?
--Not guilty,» répondit l'accusé.
Ces formalités préliminaires accomplies, la cour, sur la demande de M. Clarkson, qui n'avait pas eu le temps nécessaire pour préparer la défense de son client, prononça le renvoi de l'affaire à une autre session.
M'Naughten sera donc, selon toute probabilité, jugé dans la première quinzaine du mois de mars. Nous nous sommes contenté de raconter succinctement les faits tels qu'ils se sont passés; avant de rapporter les bruits contradictoires qui ont couru à Londres, nous attendrons que les débats nous aient révélé les mystères de ce crime incompréhensible. M'Naughten est-il réellement privé de l'usage de sa raison, ou avait-il conçu le projet d'assassiner le chef du ministère anglais, et a-t-il pris M. Drummond pour sir Robert Peel? Il est impossible, quant à présent, de répondre avec certitude à une pareille question.
«En Angleterre surtout, plus qu'en aucun autre pays, a dit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, s'est signalée la tranquille fureur d'égorger les hommes avec le glaive prétendu de la loi.» En effet, les Anglais ont toujours fait un usage immodéré du bourreau. Un autre historien a même prétendu que c'était à Jack Ketch,--ainsi s'appelle, au delà du détroit, l'exécuteur des hautes oeuvres,--d'écrire l'histoire de son pays. Toutefois, si les exécutions capitales ont été, à certaines époques, trop fréquentes en Angleterre,--il y en eut soixante-douze mille sous le seul règne de Henri VIII,--on n'y compta jamais qu'un très petit nombre d'assassinats.--Ainsi, parmi tous les hommes d'état qui se sont succédé sur le tronc ministériel depuis sir Thomas Mores jusqu'à sir Robert Peel, c'est-à-dire pendant plus de trois siècles, trois seulement, le duc de Buckingham, Harley et M. Perceval, ont été assassinés, le duc de Buckingham avec un poignard, Harley avec un canif, M. Perceval d'un coup de pistolet. Le duc de Buckingham et M. Perceval expirèrent à l'instant même, Harley ne reçut qu'une blessure sans gravité.--Enfin les assassins de Harley et de M. Perceval, Guiscard et Bellingham, un espion mécontent et un fou, ne vengeaient que des injures personnelles, et ils se contentèrent de prendre la première victime que leur offrit le hasard. Felton seul, quand il frappa au coeur le duc de Buckingham, le trop célèbre mignon du roi Charles Ier, croyait, ainsi qu'il le déclara lui-même, sauver sa religion et son pays en exécutant l'homme que la plus haute cour criminelle du royaume, la Chambre des Communes, avait condamné comme traître.
Felton était un fanatique. Dans sa prison et à l'audience de la cour du banc du roi, il se glorifia de son crime commis, dit-il, pour le bien de son pays; il demanda comme une faveur que le bourreau lui coupât le bras droit avant de l'exécuter.
«Je ne puis faire droit à votre demande, lui répondit le président de la cour, car la loi ne punit de la perte de leur main que les assassins qui ont frappé leur victime dans le palais du roi, ou les prévenus qui ont jeté des pierres aux juges dans l'exercice de leurs fonctions. Vous n'aurez donc que la loi et rien de plus, vous serez pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. Que Dieu ait pitié de votre âme!
--Je vous remercie, milord,» répondit Felton en faisant à la cour un profond salut.
Le roi Charles Ier joignit vainement ses supplications à celles du condamné; la cour demeura inflexible. Felton fut pendu à Tyburn, mais sans avoir pu obtenir du bourreau qu'il lui coupât la main droite.
Sous le règne de la reine Anne, le ministère anglais avait à sa solde un certain nombre d'espions étrangers, allemands, italiens, espagnols, polonais et français. Au nombre de ces derniers se trouvait un individu qui se faisait appeler le marquis de Guiscard, et qui touchait une rente annuelle de 500 livres sterling (12,500 fr.). On prétend qu'il devait cette pension à la libéralité de Saint-John, dont il avait plus d'une fois préparé et partagé les parties de plaisir. En 1711, le chancelier de l'échiquier Harley le réduisit de 100 livres sterling. Guiscard, furieux de cette diminution, offrit ses services à la cour de Versailles; mais une lettre qu'il adressait par la voie du Portugal à un banquier de Paris, nommé Moreau, ayant été interceptée, il se vit accusé de haute trahison, arrêté et conduit devant le conseil privé pour y être interrogé. Sa rage ne connut plus de bornes. A peine introduit dans la salle du conseil, il demanda à parler en particulier à Saint-John. Son ancien protecteur lui répondit qu'il ne pouvait pas accorder une pareille faveur à un homme accusé d'un crime d'État. Guiscard, de plus en plus exaspéré, s'avança alors vers la table auprès de Harley, comme pour lui parler, et il le frappa dans la poitrine avec un canif qu'il tenait à la main en s'écriant. «A toi donc.» Heureusement pour Harley, la lame du canif se brisa contre un os, à quelques centimètres du manche. Guiscard lui porta de nouveaux coups qui ne lui firent que de légères blessures, mais qui le renversèrent à terre.--Cependant, à la vue du sang qui s'échappait de la poitrine de son collègue, Saint-John s'était levé et avait tiré son épée en disant: «Ce misérable a tué M. Harley.» Les autres conseillers privés imitèrent son exemple, et se précipitèrent sur l'assassin. Guiscard se défendit en désespéré. Accablé par le nombre, il fut enfin forcé de se rendre, et on le transféra à Newgate, où il mourut quelques jours après des suites de ses blessures.--Le geôlier fit embaumer son cadavre, et le montra moyennant une légère rétribution, à tous les curieux qui se présentèrent pour le voir, jusqu'à ce que la reine eût ordonné qu'on l'ensevelit.
Ce coup de canif, habilement exploité, rétablit sur une base solide la fortune chancelante de Harley. Le chancelier de l'échiquier retarda à dessein sa guérison, et quand il reparut à la Chambre des communes, l'orateur lui adressa des félicitations ridicules.--La reine le nomma lord trésorier, et l'éleva à la pairie avec les titres de comte d'Oxford et de Mortimer.--A la mort de Rochester, il devint premier ministre. Enfin le Parlement fit une loi qui prononçait la peine de mort contre les individus coupables d'avoir frappé un conseiller privé dans l'exercice de ses fonctions.
Cent deux ans après la scène que nous venons de raconter, c'est-à-dire le 11 mai 1812, à cinq heures un quart, au moment où M. Perceval, alors premier ministre, franchissait le seuil du vestibule de la Chambre des communes, un individu embusqué derrière la porte lui tira, presque à bout portant, un coup de pistolet.--La balle entra par le côté gauche de la poitrine et traversa le coeur. M. Perceval fit quelques pas en avant et tomba. La mort fut presque instantanée. M. Smith et d'autres membres de la Chambre, ayant relevé le premier ministre, le transportèrent dans les appartements de l'orateur, mais il ne donnait déjà plus aucun signe de vie.
Dés que l'émotion causée par ce fatal événement se fut un peu calmée, un des membres de la Chambre s'écria: «Où est le scélérat qui a tiré ce coup de pistolet?» A ces mots, l'assassin s'avança d'un pas ferme, et répondit avec un sang-froid extraordinaire: «Je suis ce malheureux.» Il n'essaya pas de fuir, et comme les personnes qui l'entouraient l'accablaient de questions, il ajouta: «Je me nomme Bellingham, c'est une injure privée... Je sais ce que j'ai fait... C'est un refus de justice de la part du gouvernement qui m'a porté à commettre ce crime.» On s'empara de lui, on le fouilla et on le conduisit à la barre de la Chambre. L'orateur ayant repris sa place sur son siège, le général Gascogne s'écria: «Je crois que je connais le meurtrier; il se nomme Bellingham.»
La nouvelle de l'assassinat commis sur la personne du premier ministre répandit d'abord une certaine terreur dans les deux Chambres du Parlement anglais. Les membres des Communes et les lords s'imaginèrent que le coup de pistolet tiré par Bellingham était le premier signal d'une insurrection prête à éclater: ils firent fermer toutes les portes, et ils se décidèrent à ne sortir qu'après s'être assurés qu'ils n'avaient aucun danger à redouter. Le lendemain, ils rédigèrent une adresse au prince régent, et quelques jours après ils votèrent à l'unanimité une pension de 200 livres sterling (50,000 fr.) pour la veuve de M. Perceval, et une somme de 50,000 livres sterling (1 million 250,000 fr.) pour l'éducation de ses enfants.
Le soir même de l'attentat, Bellingham fut interrogé par un comité de la Chambre des Communes. John Hippesley lui ayant demandé s'il n'avait rien à dire pour sa défense: «J'ai avoué le fait, répondit-il, je l'avoue encore; mais je désire vous soumettre mes moyens de justification. Le gouvernement a toujours refusé de faire droit à mes justes réclamations. Je suis le plus malheureux de tous les hommes, mais ma conscience m'absout.» Il ne paraissait nullement ému; seulement quand les témoins déclarèrent qu'ils avaient reçu le dernier soupir de M. Perceval, il versa quelques larmes. Transférée Newgate, il conserva la même impassibilité jusqu'au jour de son procès.
Bellingham avait alors quarante-deux ans. Né à Saint-Neot, dans le comté de Hunting, il entra, jeune encore, dans une maison de banque de Londres; puis il alla s'établir à Archangel en qualité de commis, chez un négociant russe. Des spéculations sur les bois le ramenèrent en Angleterre; mais il eut le malheur de voir ses espérances de gain trompées, et il retourna à Archangel, où il ne fut pas plus heureux. Fatigué de ses plaintes et de ses menaces incessantes, le gouvernement russe le lit mettre en prison. Dès qu'il recouvra sa liberté, il revint en Angleterre, se maria à Londres et alla exercer à Liverpool la profession d'assureur. A peine fixé dans cette ville, il demanda au ministère anglais la réparation du préjudice que lui avait fait éprouver le gouvernement russe. Les ministres lui ayant répondu que ses réclamations n'étaient pas fondées, il rédigea une pétition au Parlement, et il la remit lui-même à M. Perceval, qui la lui rendit peu de temps après avec un refus formel. Dès lors il ne songea plus qu'à tirer une vengeance éclatante de l'injustice dont il se prétendait victime: il jura de tuer le premier ministre que le hasard offrirait à ses coups.
Quatre jours après la perpétration de son crime, Bellingham comparaissait devant la cour d'assises d'Old-Bailey. Ses défenseurs voulurent essayer de prouver qu'il ne jouissait pas de l'usage complet de sa raison; il s'y opposa: «Je ne suis pas un insensé, dit-il dans sa défense, je savais ce que je faisais; personne n'éprouve plus de chagrin que moi de la mort de M. Perceval; je n'avais contre lui aucun motif d'inimitié personnelle. J'ai frappé en lui le chef d'un ministère qui a refusé de réparer les injustices commises à mon égard. On ne peut pas me condamner comme un assassin, car je n'avais, je le répète, aucun motif d'inimitié personnelle contre M. Perceval.»
La cour entendit cependant quelques témoins, qui déclarèrent que le père de l'accusé Bellingham était mort fou et que lui-même avait souvent donné des preuves d'aliénation mentale. Malgré ces dépositions, et malgré le singulier système de défense adopté par l'accusé, les jurés rendirent, sans même délibérer, un verdict de culpabilité. Condamné à mort par la cour, Bellingham subit sa peine le 18 mai devant la prison de Newgate. Il mourut avec un sang froid remarquable, et jusqu'au moment où il fut lancé dans l'éternité, il persista à déclarer qu'il n'éprouvait aucun sentiment de repentir.
Ainsi le fanatisme, la colère et la folie ont, aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, à peu près à la même époque, en 1628, en 1711 et en 1812, déterminé Felton, Guiscard et Bellingham, à assassiner trois ministres anglais, le duc de Buckingham, Harley et Perceval. Si M'Naughten a tué M. Drummond en croyant tuer sir Robert Peel, quelle cause a armé son bras? Nous l'ignorons encore, mais le procès qui va se juger à la cour criminelle centrale de Londres, et dont nous rendrons compte dans notre prochain numéro, répandra peut-être sur ce crime mystérieux quelques rayons de lumière.
Affaire Marcellange.-Rejet du pourvoi de Jacques Besson. Dans son audience du 16 février 1843, la Cour de cassation (chambre criminelle), a rejeté, après un délibéré de trois heures, le pourvoi de Jacques Besson, condamné à mort, au mois de décembre, par la Cour d'assises de Lyon, pour crime d'assassinat commis sur la personne de M. de Marcellange. Me Béchard avait développé cinq moyens de cassation à l'appui du pourvoi. Combattus par Me Achille Morin, au nom et dans l'intérêt des parties civiles, ces cinq moyens ont été successivement repoussés par M. le procureur-général Dupin, qui a terminé son réquisitoire en ces termes.
«Vous rappellerai-je ces dispositions de la loi romaine qui privait de la succession de leur parent assassiné, et qui les excluait en les flétrissant comme indignes, ceux qui ne poursuivaient pas la vengeance de sa mort, vengeance, non à la manière des temps barbares, en faisant à son tour des victimes ou en partageant d'indignes compositions, mais une vengeance légitime, celle qu'on demande aux lois et aux tribunaux de son pays...
«La présence des dames de Marcellange au procès était attendue, désirée, nécessaire; le ministère public les y conviait, il les couvrait de sa protection au delà peut-être de ce qui eût été finalement en son pouvoir. Dans toutes les hypothèses, les dames de Marcellange se devaient à justice, ou pour justifier l'accusé, si elles le croient innocent, ou pour aidera confondre le vrai coupable.»
Un journal étranger annonçait dernièrement que les dames de Marcellange s'étaient retirées dans un couvent de Chambéry. Me Lachaud, défenseur de Jacques Besson, a formé un recours en grâce.
Affaire Montély.--Le lundi 21 novembre 1812, un crime affreux, qui rappelle celui de Martin Mellier, fut commis dans la chambre n° 2, située au premier étage de l'hôtel de l'Europe, à Orléans.
Hôtel de l'Europe, où Boisselier a été assassiné.
Un individu nommé Montély, domicilié à Saint-Germain, assassina, à l'aide d'un couteau, un garçon de caisse de la banque d'Orléans, nommé Boisselier, et avec lequel il était lié depuis long-temps; toucha 5,115 fr. sur 8,300 fr. que Boisselier était chargé de recevoir, mit le cadavre de sa victime dans une malle, et ayant expédié cette malle à Toulouse, il retourna en poste à Saint-Germain.
Le crime ne larda pas à être découvert, et, le 23 novembre, Montély fut arrêté à Saint-Germain, dans son domicile, à sept heures du matin.
Au moment où nous mettons sous presse, les débats de ce procès viennent de commencer devant la cour d'assises du Loiret, siégeant à Orléans. Les charges les plus graves pèsent sur l'accusé, qui nie, mais faiblement, être l'auteur de l'assassinat; de nombreux témoins le reconnaissent, et d'autres preuves non moins accablantes confirment leur déposition.
En faisant connaître dans notre prochain numéro le verdict du jury, nous résumerons aussi les faits principaux de cette affaire, dont les horribles détails ne peuvent inspirer que des sentiments d'horreur et de dégoût, même à cette portion du public qui recherche le plus avidement les émotions de la cour d'assises.
Mlle Maxime contre M. Victor Hugo.--Le Théâtre-Français ne pouvait se consoler de la mort tragique de Lorenzino, du Dernier Marquis et du Fils de Cromwell. Dans sa douleur, il se trouvait fort heureux d'être subventionné. Sa caisse ne résonnait plus du doux bruit de l'or ou de l'argent; le public, indécis, n'osait lui porter le produit de ses économies. Son commissaire se promenait souvent seul sur le trottoir toujours boueux qui borde sa salle; mais ces lieux déserts, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir de la foule qu'il y avait vue tant de fois accourir. Souvent il demeurait immobile sur le seuil de la porte, et il était sans cesse tourné vers le côté d'où viennent les bonnes pièces et les grands succès.
Tout à coup il aperçut un poète célèbre qui descendait de cabriolet, et s'avançait vers lui un manuscrit sous le bras. A cette vue, le commissaire
Ne se tint pas de joie;
mais profilant de la leçon que maître renard donna jadis à maître corbeau, il ouvrit ses deux bras, et ne laissa pas échapper sa proie. En effet, ce poète était M. Victor Hugo; ce manuscrit, une trilogie en vers intitulée les Burgraves. Reçu avec acclamation, le nouveau drame fut mis immédiatement à l'étude. Sur le refus de mademoiselle Rachel, mademoiselle Maxime,--cette ridicule invention d'un critique marié,--obtint le rôle de mademoiselle Guanumara, vieille fille âgée de quatre-vingt-cinq ans, qui a eu, dit-on, des malheurs dans sa jeunesse. Les répétitions ne tardèrent pas à commencer; mais chaque jour le large front du poète se couvrait de nuages plus épais et plus sombres, ses yeux lançaient des éclairs, et, par intervalles, un bruit étrange, semblable au roulement lointain du tonnerre, grondait entre ses lèvres; enfin l'orage éclata; la foudre, en tombant, atteignit mademoiselle Maxime. M. Victor Hugo lui signifia, dans un langage poétique, qu'elle était complètement incapable de jouer le rôle dont il l'avait chargée, et qu'il remporterait les Burgraves place Royale, si le comité ne lui trouvait pas à l'instant même une autre Guanumara.
Nous ne raconterons pas les scènes dramatiques qui suivirent, le désespoir de l'actrice, la fermeté du poète, les tourments du commissaire. De plus en plus inconsolable de la mort de Lorenzino, du Dernier Marquis et du Fils de Cromwell, le Théâtre-Français alla demander une Guanumara à l'Odéon, à la Porte-Saint-Martin... enfin à l'Ambigu-Comique, qui rit du malheur de son confrère, et qui lui céda, moyennant une faible gratification de vingt mille francs, sa meilleure actrice, l'ex-mademoiselle Théodorine, aujourd'hui madame Mélingue.
Cependant mademoiselle Maxime, étourdie par la violence du coup, commençait à reprendre l'usage de ses sens, lorsque la nouvelle Guanumara vint répéter à sa place; d'abord elle voulut continuer à réciter son rôle en présence de sa rivale victorieuse; mais elle renonça bientôt à cette protestation ridicule, et elle s'adressa aux tribunaux. Elle prétend que si l'auteur d'une pièce de théâtre a la faculté d'en distribuer les rôles à son gré, il ne peut plus, cette distribution une fois faite, retirer à un acteur le rôle qu'il lui a confié.
Dans son audience du vendredi 3 mars, le tribunal civil de la Seine, saisi de la contestation, s'est déclaré incompétent.
«Pour la musique, écrivait un jour Voltaire à madame Denis, je ne m'y connais guère; je n'ai jamais trop senti l'extrême mérite des doubles croches.» Sauf quelques exceptions, il n'y avait guère de Français, à cette époque, qui ne dût en dire autant. A la vérité, ils s'en seraient bien gardés pour la plupart; on se montre rarement d'aussi bonne composition sur son ignorance. Déjà même on avait en France, relativement à la musique, des prétentions assez élevées. L'Académie Royale de Musique passait dès lors,--à Paris, bien entendu,--pour le premier théâtre du monde, et Rameau, qui venait de détrôner Lulli, pour le plus grand des compositeurs. Rousseau, qui avait osé contester cette supériorité, avait été pendu en effigie, et le temps n'était pas éloigné où, du coin du roi au coin de la reine, des amateurs fanatiques devaient échanger maint cartel en l'honneur de Piccini et de Gluck. Mais, malgré ce bruit et ces grandes prétentions de la vanité nationale, la France était peut-être le pays de l'Europe où l'art musical comptait, en réalité, le moins d'adeptes; on y dissertait sur la musique, mais on ne la savait pas. Il en est pourtant de cette langue-là comme de toutes les autres: pour la comprendre, il faut l'apprendre.
Tout a bien changé depuis cette époque. On s'est accoutumé peu à peu à regarder l'étude de la musique comme une partie importante, sinon indispensable, de toute éducation libérale. Il y a peu de jeunes gens aujourd'hui qui, dès le collége, ou en sortant du collége, n'aient acquis de cet art des notions suffisantes pour le sentir et pour en jouir. Il n'y a guère de jeune fille un peu bien née qu'on n'ait placée dès l'enfance devant un piano; la classe ouvrière elle-même a pris part à ce mouvement, et l'enseignement simultané qu'a organisé B. Wilhem, après s'être établi dans toutes les écoles élémentaires de Paris, se répand avec rapidité dans les provinces. Le nombre des auditeurs intelligents et des amateurs habiles s'accroit chaque jour. Des sociétés philharmoniques se forment partout, et l'on peut conjecturer que, d'ici à dix ans, presque toutes nos villes de premier et de second ordre auront un orchestre capable d'exécuter convenablement les ouvres musicales les plus compliquées.
Cet heureux développement a produit les résultats qu'on en devait attendre. Les artistes se sont multipliés rapidement, et chaque jour en voit surgir de nouveaux. Les établissements publics consacrés à l'art se sont élevés à un degré de prospérité auquel, jusqu'ici, ils n'avaient jamais pu atteindre. Quinze fois par mois, pendant toute la saison d'hiver, le Théâtre-Italien encaisse des recettes qui lui ont permis d'élever les émoluments de ses chanteurs à un taux incroyable et presque fabuleux. A chaque représentation où la danse n'usurpe point la place de la musique, la vaste salle de l'Opéra s'emplit jusqu'au comble, et refuse parfois des spectateurs. L'Opéra-Comique, bien que, le plus souvent, il mette sur le marché musical des denrées d'une valeur moindre, n'en trouve pas pour cela moins de consommateurs. Quant aux concerts du Conservatoire, tout le monde sait de reste qu'à moins de s'y être abonné il y a cinq ou six ans, il est à peu près impossible d'y pénétrer aujourd'hui.
Rien de moins étonnant, après tout, que cet immense concours. Quiconque a pu assister une fois seulement à ces harmonieuses solennités dont la salle de la rue Bergère est le théâtre, quiconque a pu juger par lui-même du magnifique développement de sonorité que produit cet orchestre, de l'ensemble merveilleux qui y règne, de l'habileté mécanique de chaque exécutant, de l'ardeur qui les anime tous, du goût, de l'intelligence et du sentiment profond des beautés de l'art qui distinguent leur chef habituel, ne peut douter qu'on n'entende au Conservatoire de Paris ce qu'on ne saurait entendre dans aucune autre ville du monde. Les Allemands les plus disposés à vanter leur patrie reconnaissent cette supériorité: aucun n'a jamais dissimulé son étonnement et son admiration. Ils auraient d'ailleurs assez mauvaise grâce à le tenter, car c'est surtout au service de leurs grands hommes que nos exécutants se plaisent à mettre leur habileté, leur verve et leur énergie. La ferveur soutenue de leur culte pour Haendel, Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven et Weber, n'est-elle pas le plus digne hommage que la France ait jamais pu rendre à l'Allemagne?
La musique italienne triomphe à la salle Ventadour, comme la musique allemande au Conservatoire. A aucune époque le Théâtre-Italien n'avait attiré une pareille affluence; non que Mario ait remplacé Rubini, ou même que Rubini ait dû faire oublier Donzelli et Garcia; non que mademoiselle Grisi, brillante et chaleureuse cantatrice pourtant, se soit élevée jamais au niveau du génie fougueux de la Malibran, ou qu'elle ait atteint la perfection continue et idéale de la Pasta; non que la musique soit en progrès dans la Péninsule, et que les imitateurs de Rossini ne nous donnent lieu de regretter plus amèrement chaque jour le silence obstiné de leur maître; mais les artistes d'aujourd'hui recueillent le fruit des travaux de leurs devanciers. Grâce à tous les chanteurs de génie qui se sont succédé sans interruption de 1810 à 1830, et grâce surtout à Rossini, le théâtre Ventadour est à la mode et y sera longtemps. Quand on aura cessé d'applaudir par enthousiasme les interprètes actuels de l'art italien, on les applaudira encore par habitude, et Tamburini et Lablache pourront terminer doucement leur carrière au bruit d'hommages posthumes et d'acclamations rétrospectives.
Lablache, après tout, Tamburini, madame Persiani, madame Viardot-Garcia, Mario, ne sont pas des artistes d'un mérite ordinaire. Lablache a été l'une des premières basses-tailles de l'Italie à l'époque ou l'Italie était le plus riche en chanteurs. Madame Persiani, fille de Tacchinardi et son élève, ne dément pas son origine, et se montre en tout point digne de son maître. Il n'y a jamais eu d'exécution plus correcte, plus délicate, plus fine, plus élégante, souvent même plus hardie que la sienne. Quel dommage qu'à cette incontestable perfection elle ne joigne pas, dans certains cas, un peu plus de chaleur! Quant à Mario, il gagne tous les jours, et tout récemment encore il vient de faire, dans le rôle d'Othello, un pas immense.
On ne saurait contester d'ailleurs à l'administration du Théâtre-Italien une grande activité, un désir sincère de satisfaire le public et de le tenir au courant de la marche que suit l'art en Italie. En deux saisons, plusieurs ouvrages anciens, peu connus ou même oubliés, ont été repris avec succès: le Cantatrici Villane, par exemple, et le Turc en Italie. Quatre opéras nouveaux ont été représentés: la Vestale, de Mercadante, Saffo, de Pacini, Linda di Chamouni et Don Pasquale, de Donizetti. Cette dernière partition a été composée expressément pour Paris: puisse le succès qu'elle a obtenu engager MM. les directeurs du Théâtre-Italien à renouveler souvent cette épreuve! On a pu constater que l'auteur fécond, mais un peu négligé, de Lucrezia et de Linda di Chamouni s'était montré cette fois plus soucieux de sa réputation, et plus difficile dans le choix de ses idées. Le Théâtre-Italien de Paris est un salon élégant, où l'on ne doit se présenter qu'en toilette; l'auteur de Don Pasquale l'a compris, et ne s'en est pas mal trouvé.
Après quelques tentatives avortées, l'Opéra-Comique a rencontré enfin une mine féconde: la Part du Diable emplit quatre fois par semaine la jolie salle Favart, et vingt représentations ne paraissent pas encore avoir refroidi l'empressement du public. Plusieurs ouvrages nouveaux sont prêts ou ne tarderont pas à l'être, un, entre autres, d'un compositeur anglais dont on dit déjà des merveilles avant de l'avoir entendu: puisse-t-on continuer après! Le fait seul d'une partition écrite à Paris par un Anglais est par lui-même assez singulier pour piquer la curiosité publique, et c'est ce qui explique en grande partie la facilité avec laquelle nos directeurs de théâtre, hommes de spéculation avant tout, accueillent d'ordinaire les artistes étrangers. Quel imprésario refuserait un poème à un homme qui viendrait lui dire: «Monsieur je m'appelle Hoang-Pouf; je suis né à Macao, j'ai appris le contrepoint et la fugue au Conservatoire de Pékin, et j'ai dédié trois romances à la divine Pé-ku-su, seconde épouse légitime du sublime empereur de la Chine et de la Tartarie.--Comment, diable! mais c'est, Monsieur, un trop grand honneur que vous me faites! Quoi! Monsieur est Chinois! voilà une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Chinois?»
Tout se dispose à l'Opéra pour la première représentation de la Démence de Charles VI. En attendant ce jour pénible et glorieux de l'enfantement, l'Opéra chôme un peu, et se repose, et vit de régime, précaution raisonnable, et que nous ne saurions désapprouver. Nous venons de dire par avance le nom de l'enfant qui doit naître, faut-il dire aussi le nom de son père, ou plutôt de ses pères?... un opéra bien constitué a toujours deux pères, et souvent il en a trois. Nous pouvons faire cette révélation sans être indiscrets. L'auteur des Enfants d'Edouard et l'auteur de la Juive prétendraient en vain à l'incognito; leur nom brille entouré d'une auréole trop lumineuse. Ils voudraient se cacher qu'ils ne le pourraient pas.
A bientôt donc la Démence de Charles VI. Là figureront tout ce que l'Opéra renferme d'acteurs et de chanteurs remarquables. Duprez, Barroilhet, Poultier, madame Dorus, madame Stoltz; là brilleront sans doute de nouveaux chefs-d'oeuvre de MM. Sachan et Despléchin, Cambon et Philastre, grands artistes, et qui ne sont pas les moins solides colonnes de
......Ce pillais magique.
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs,
L'art plus heureux de séduire les coeurs,
De cent plaisirs, font un plaisir unique.
Sur la route de Berlin à Hambourg, presque à l'entrée de la riche et féconde principauté du Mecklembourg, s'élève une petite ville qui surprend et charme le voyageur: c'est Luidwigslust, l'une des plus jolies et des plus attrayantes villes de l'Allemagne. Luidwigslust n'était encore, vers le milieu du siècle passé, qu'un rendez-vous de chasse. En 1756, le grand-duc Frédéric vint s'y établir avec sa cour. Il construisit un château, une église, une enceinte de maisons pour ses officiers et plusieurs rues larges et élégantes.
Le grand-duc Frédéric-François continua l'oeuvre de ses prédécesseurs. Il décora le château, il embellit le parc. Il avait le goût des sciences naturelles et des arts, et il forma peu à peu une collection de tableaux, de minéralogie et de coquillages qui mérite d'être visitée. Luidwigslust, ainsi favorisée par deux souverains, devint en peu de temps une ville remarquable. Rien de plus frais que l'aspect de ses maisons bâtie à la manière hollandaise, de ses rues bordées de deux larges trottoirs et ombragées par une double haie de tilleuls; rien de plus gracieux que la vue du château avec sa limpide cascade qui tombe sous ses fenêtres, et son préau couronné d'une enceinte d'habitations et terminé par l'église.
C'est dans cette riante résidence des princes et de la noblesse du Mecklembourg que la princesse Hélène, duchesse d'Orléans, est née. Son père était le grand-duc héréditaire Louis-Frédéric, âme tendre et généreuse, coeur droit et élevé. Son nom est vénéré et aimé dans tout le pays. Sa mère était la jeune duchesse Caroline de Saxe-Weimar; on m'a montré dernièrement son portrait dans le château héréditaire de ses aïeux: c'est une figure pleine d'une beauté touchante et d'une admirable intelligence. Élevée à Weimar dans la grande époque littéraire qui a illustré cette ville, au sein de cette cour poétique immortalisée par les noms de Goethe et de Schiller, au milieu de tous ces hommes distingués de l'Allemagne et des contrées étrangères qui se groupaient avec orgueil sous le patronage affectueux de ses parents, la princesse Caroline se fit remarquer par les plus charmantes qualités de l'esprit et du coeur. Les habitants de Weimar la nommaient leur ange tutélaire, et un écrivain allemand qui l'a vue naître et grandir a dit, en parlant d'elle: Es war ein himmlisches Gemüth (c'était un caractère céleste)[1].
[Note 1: Roemer. Mittheillungen uber Goethe.]
Par son père et par sa mère, madame la duchesse d'Orléans devait ainsi être dotée de tout ce qui grave le nom des princes dans le coeur des peuples, de tout ce qui ennoblit leur mémoire aux yeux des artistes et des poètes; par leur origine, elle se trouvait alliée aux plus anciennes, aux plus puissantes familles de l'Europe septentrionale. Un prince du Mecklembourg a régné sur la Suède; un autre, le vaillant Rurik, a conquis et subjugué une partie de cet immense empire soumis aujourd'hui à la domination absolue des Romanow. Les généalogistes font remonter jusqu'aux temps les plus reculés l'histoire des princes du Mecklembourg, et répandent ses ramifications à travers le Nord entier. Tout récemment, le savant Finn Magnussen a établi, par une filiation de plusieurs siècles, leur parenté avec Regnar Lobrock, le héros merveilleux des traditions Scandinaves.
Cependant un grand malheur planait sur ce berceau entouré de tant d'éclat et de tant de vertus. Madame la duchesse d'Orléans n'avait que deux ans lorsque sa mère mourut. Son père se remaria, le 3 avril 1818, avec la princesse Auguste de Hesse-Hombourg. Dix-huit mois après, la mort enleva ce prince aux voeux de son pays, à l'amour de ses enfants. Madame la duchesse d'Orléans avait déjà perdu un jeune frère; il lui en restait un qu'elle aimait tendrement: à l'âge où il donnait à sa famille, à son pays, les plus riantes espérances, à l'âge où il se préparait à continuer le gouvernement paternel de ses ancêtres, elle le vit languir, s'éteindre, et reçut en 1834 son dernier soupir.
Dans le parc du château de Luidwigslust, au milieu d'une enceinte de hêtres, on aperçoit une chapelle d'une construction simple et imposante. C'est là que reposent, sous une voûte éclairée par un jour mystérieux, ces touchantes victimes d'une mort prématurée. Une idée d'espérance se mêle encore au sentiment de deuil et de regret qu'éveille l'aspect de ces tombeaux. La voûte qui les recouvre est bleue et parsemée d'étoiles comme l'azur du ciel dans une belle nuit d'été, et l'inscription placée au-dessus de la porte parle du bonheur de ceux qui, après s'être quittés dans cette vie, se réuniront dans un autre monde. Cette chapelle est pour les fidèles Mecklembourgeois un lieu de pèlerinage. Le jour ou je la visitais, une pauvre vieille paysanne des environs de Schwerin y entrait après moi, les mains jointes, la tête baissée, le visage recueilli. Elle priait, et dans sa prière elle associait le passé à l'avenir, le nom de ceux qui n'étaient plus à l'image de ceux qui vivaient encore.
La Providence, en enlevant à madame la duchesse d'Orléans ses plus douces et ses plus saintes affections, lui donna, dans la dernière épouse de son père, un appui compatissant, une mère d'une tendresse profonde et d'un dévouement infatigable; noble coeur, éclairé tout jeune par l'adversité, ouvert à la souffrance des autres par ses propres souffrances, élevé et fortifié par l'amour du bien et le sentiment du devoir; noble femme, condamnée dans ses plus beaux jours à prendre le douloureux voile des veuves, habituée de bonne heure à chercher dans les pratiques de la foi un soutien contre les calamités de ce monde et dans les trésors de l'étude une joie plus vraie, plus fructueuse que celles qui naissent de la fortune et du pouvoir. C'est elle qui a élevé madame la duchesse d'Orléans, à l'aide de quelques maîtres choisis et d'une gouvernante excellente; c'est elle qui, par ses soins incessants, par son affection sans bornes et ses intelligentes leçons, a développé les dons précieux que le Ciel avait faits à la jeune princesse; c'est elle qui l'a guidée pas à pas dans la vie, dans ses premières lectures et ses premières pensées, profitant de toutes les circonstances pour donner un juste essor à son esprit et un pieux élan à son âme: c'est elle qui l'accompagna en France au jour de ce royal mariage, si splendide, hélas! et sitôt enveloppé de deuil, et celle qui, en apprenant une effroyable catastrophe, accourut en toute hâte du fond de l'Allemagne pour lui apporter les consolations de sa piété et l'appui de sa tendresse.
Madame la grande-duchesse douairière a passé à Luidwigslust, avec sa fille adoptive, vingt années d'une vie de recueillement, d'instruction, d'une vie toute remplie de bonnes oeuvres et de généreuses pensées. Elle habitait une des maisons que le prince Frédéric avait fait construire le long de la verte pelouse qui s'étend jusqu'au parvis de l'église. Elle connaissait la plupart des habitants de la résidence grand-ducale, les pauvres aussi bien que les riches, et s'associait à leurs intérêts, à leurs désirs. Elle était souvent leur patronne, leur conseil, leur soutien, et enseignait à sa fille la douceur de ces actes d'humanité et de sympathie. Une partie de ses jours se passait ainsi à veiller au bien-être de ceux qui l'entouraient. Le reste était consacré à des réunions choisies, à d'utiles lectures, à des études d'art, de littérature, d'histoire, à des promenades instructives dans un jardin botanique que Madame la grande-duchesse a créé elle-même, et où elle a rassemblé les plantes les plus curieuses et les fleurs les plus rares.
Parfois, au retour de l'été, les deux princesses, abandonnant pour quelque temps leur silencieuse retraite, s'en allaient visiter ensemble quelques-unes des plus riantes contrées et des villes les plus remarquables de l'Allemagne. Elles s'arrêtaient à Berlin, à Leipzig, à Weimar, étudiant les souvenirs, observant les monuments, et s'entretenant avec les hommes les plus distingués des lieux où elles passaient. Qui ne comprend les effets qu'une telle éducation devait avoir? Aussi, celle qui l'avait entreprise avec tant d'intelligence et qui l'a continuée avec tant d'amour n'a-t-elle pas été trompée dans son espoir, et il y a long-temps qu'elle est récompensée de ses tendres leçons par le succès qu'elle en a obtenu.
Il faut avoir été en Allemagne, il faut s'être arrêté dans le Mecklembourg pour savoir quel profond sentiment de respect et d'affection madame la duchesse d'Orléans a laissé dans le coeur de tous ceux qui l'ont connue. Depuis qu'elle a quitté Luidwigslust, toute la population de cette ville a les yeux tournés de notre côté. On s'est abonné aux journaux français, on attend les nouvelles de Paris avec impatience. Dès que le courrier arrive, la première feuille que l'on déploie, la première colonne que l'on cherche est celle où l'on espère lire le nom de la jeune duchesse. Chacun la suit avec une tendre sollicitude dans son séjour en France, et chaque famille parle d'elle comme d'un enfant chéri qui est loin et que l'on voudrait bien revoir. Par suite de cet amour, que le temps n'a pas affaibli, que l'absence n'a pas altéré, on aime le pays qui l'a adoptée, on voudrait le voir toujours heureux, puissant, paisible; car, dans la pensée des bons habitants de Luidwigslust, les destinées de la France se lient à celle de la jeune princesse. Nulle part on ne fait de voeux plus ardents pour la gloire et la prospérité de notre patrie, et nulle part celui qui vient de la France ou celui qui y retourne n'excite plus d'attention.
Les gens du peuple ont pour la princesse, qui a grandi sous leurs yeux, la même vénération et le même dévouement. Ils ne peuvent, dans leur ignorance, suivre ses destinées comme ceux qui connaissent l'histoire des contrées étrangères et lisent les journaux. Ils la voient toujours telle qu'ils l'ont vue autrefois, quand elle traversait avec son heureuse gaieté, son regard bienveillant et sa parole affable, les rues et le parc de Luidwigslust. Un jour j'avais pris une voiture de louage pour me conduire de Luidwigslust à Schwerin. Le long du chemin, je causais avec le cocher, bon et honnête vieillard, qui m'intéressait par la franchise de sa physionomie et la naïveté de ses récits. Après lui avoir parlé des traditions populaires de son pays, du château de Schwerin et des digues de Duberan, je lui demandai s'il avait connu madame la duchesse d'Orléans. Il baissa la tête à cette question, et garda quelques instants le silence comme un homme frappé d'un nom inusité qui cherche à éclaircir dans son esprit une idée un peu confuse, puis tout-à-coup me regardant avec un sourire de joie: «Ah! notre Hélène! s'écria-t-il (unser Helena), si je la connais! je le crois bien, moi qui l'ai vue toute petite passer tant de fois devant ma maison, et ma femme et mes enfants aussi la connaissent bien, et pourraient vous dire comme on l'aime dans le pays. Mais voyez-vous, ce nouveau titre que vous lui donnez troublait ma mémoire. Nous savons qu'elle est à présent une duchesse de France, et pourtant nous ne pouvons lui donner un autre nom que celui qu'elle portait parmi nous. C'est notre Hélène de Mecklembourg, quoi qu'il arrive.» Et là-dessus, le digne vieillard se mit à me raconter tout ce qu'il savait de l'enfance de la princesse, des actes de bonté, de commisération qui l'avaient rendue chère à toute la contrée, et son récit durait encore au moment où nous arrivions près des arceaux gothiques du vieux château de Schwerin.
A Weimar, où madame la duchesse d'Orléans a passé à diverses reprises plusieurs mois, depuis le palais de son oncle grand-duc jusqu'à la demeure du plus obscur bourgeois, tout le monde la loue et la bénit. L'affection que les habitants de cette ville avaient vouée à sa mère, ils l'ont reportée sur sa noble fille, et quand parmi eux je venais à prononcer son nom, il éveillait de toutes parts un accent d'amour et de reconnaissance. «Notre ange tutélaire ne nous a pas quittés, me disait une fois un ancien ami de Goethe; notre princesse Caroline vit encore au milieu de nous; elle revit avec toute sa grâce et sa bonté dans son Hélène, qui nous appartient autant qu'au Mecklembourg.
Madame la duchesse d'Orléans justifie cette constance d'affection par la fidélité qu'elle a conservée à ceux qu'elle a jadis connus et appréciés. En adoptant de coeur et d'âme la France, elle n'a point perdu le souvenir de sa terre natale. De loin, elle vit encore par la pensée dans sa chère Allemagne. Elle s'intéresse à ses progrès, à son bien-être. Elle suit d'un regard attentif le sort de toutes les personnes qu'elle a aimées. Elle prend part à leur bonheur, elle compatit à leurs souffrances, et leur envoie tour à tour, avec la promptitude ailée d'une générosité ardente un témoignage de sympathie, un encouragement, une consolation. Pendant que j'étais à Weimar, un artiste distingué mourut, et la première lettre de condoléance que reçut sa veuve éplorée était de madame la duchesse d'Orléans. Une autre femme s'en allait en Italie chercher, sous un ciel plus doux, un remède à une maladie de langueur, et sur sa route, dans chaque ville, les ordres de madame la duchesse d'Orléans avaient prévenu son arrivée, et des agents officieux venaient avec empressement lui offrir leurs services.
Dirai-je maintenant quels sentiments l'auguste princesse a inspirés dans le pays qui est devenu sa seconde patrie? Ah! la France entière le sait, et je n'ai rien à apprendre de ses vertus à ceux qui l'ont vue traverser une partie de nos provinces, à ceux qui chaque jour découvrent à Paris les nobles actions que sa modestie cherche à voiler et que la reconnaissance révèle.
Dès son enfance, madame la duchesse d'Orléans étudiait notre histoire et notre littérature; elle parlait notre langue en même temps qu'elle apprenait à parler sa langue maternelle, et quand elle a franchi la frontière d'Allemagne, et quand elle a posé le pied sur le sol de France, au milieu des populations joyeuses et empressées de la voir, le pays où elle entrait ainsi pour la première fois n'était point pour elle un pays étranger. Elle en connaissait depuis long-temps les jours de gloire et de malheur, les richesses et les illustrations. Elle arriva parmi nous comme une fille de France attendue depuis long-temps. Elle se dévoua aux voeux, aux intérêts de notre nation, en même temps que la nation se dévouait à elle.
Qui ne se souvient encore de ces fêtes solennelles de Fontainebleau, où elle apparut avec tant de charme et de dignité, où un ministre d'Etat disait en la voyant gravir d'un pas majestueux les marches de l'escalier du château: «On nous avait annoncé une princesse, c'est une reine qui nous arrive.» Qui ne se souvient de ces soirées du pavillon Marsan, où madame la duchesse d'Orléans accueillait si gracieusement avec son auguste époux les hommes distingués par leur naissance et les hommes distingués par leur caractère ou leur talent, les hauts fonctionnaires du royaume et les poètes, les députés du peuple et les artistes?
Hélas! un affreux malheur, un malheur qui a retenti comme un coup de foudre dans l'Europe entière a mis fin à toutes ces fêtes, à toutes ces réunions si belles et si intelligentes; mais Dieu veille encore sur ceux qu'il a si cruellement frappés, et la France contemple avec attendrissement la jeune princesse qu'un grand devoir soutient entre un deuil éternel et un espoir puissant, entre sa douleur d'épouse et ses consolations maternelles, entre les regrets du passé et les promesses de l'avenir.X. M.
Les destinées de l'Espagne sont depuis plusieurs années à la merci d'un soldat de fortune, que les circonstances et la force du sabre ont porté au faite du pouvoir et des honneurs. Don Baldomero Espartero, comte de Luchana, duc de la Victoire, duc de Morella, grand d'Espagne de 1re classe, généralissime des armées espagnoles et président du conseil de régence, c'est-à-dire à peu de chose près roi d'Espagne, est né en 1793, à Granatula, petit village de la province de la Manche. Il était le neuvième enfant d'une famille pauvre: son père était charron, d'autres disent charretier. Destiné de bonne heure à l'état ecclésiastique, il entra dans un couvent pour y faire ses études. C'était au moment où Napoléon envahissait l'Espagne, en 1808. Espartero avait alors seize ans. Il prit part à l'élan général de la nation, et s'enrôla comme simple soldat dans un bataillon composé presque entièrement d'étudiants et de séminaristes. Bientôt ce bataillon fut incorporé dans divers régiments. Espartero, qui s'était distingué par sa bravoure, fut reçu dans l'école militaire établie dans l'île de Léon. Il en sortit avec le grade de sous-lieutenant; mais la guerre contre Napoléon était terminée, et comme il avait pris du goût pour la carrière militaire, il obtint de faire partie d'une expédition que l'on dirigeait contre les colonies espagnoles insurgées de l'Amérique du Sud.
Il commença par gagner la faveur du général don Pablo Morillo, qui l'attacha à sa personne, et, sa bravoure très-réelle aidant, il fit rapidement son chemin. Dans diverses rencontres, Espartero fit preuve d'une rare intrépidité, et fut blessé plusieurs fois. A la fin de la campagne, en 1821, Espartero était arrivé au grade de colonel. La passion du jeu dévorait l'armée d'expédition, et Espartero la partageait dans toute sa fureur Beau joueur, heureux autant qu'on peut l'être, avec un caractère qui était un mélange d'énergie, d'apathie et de ruse, Espartero se fit par le jeu une fortune considérable, et, chose rare, point d'ennemis: d'ailleurs, il s'était préparé à répondre aux mécontents et aux mauvais propos. Personne dans l'armée n'était plus adroit au maniement de toutes les armes: au couteau, au sabre et au pistolet. Espartero est demeuré depuis un joueur effréné; le jeu est l'occupation de tous les moments dont il peut disposer, et on assure que durant les fameuses négociations de Bergara, les deux rivaux, Espartero et Maroto, qui s'étaient connus dans la guerre d'Amérique, se réunissaient toutes les nuits dans une ferme, et décidaient, les cartes à la main, au trezillo, les clauses de la convention et les destinées de l'Espagne. Cette expédition d'Amérique a été la source de l'élévation d'Espartero. Le jeu lui donna une existence indépendante; les mêmes périls courus, les liens formés dans les camps et sur les champs de bataille, la conformité de goûts et de situation lui fit des amis, et lui prépara de futurs appuis. En effet, tous les officiers qui avaient pris part à cette guerre d'Amérique, de 1815 à 1824, formèrent, à leur retour en Espagne, une sorte de confrérie. Le dédain des vieux soldats de la guerre de l'indépendance leur donna le nom héroïque d'Ayacuchos, en mémoire de la désastreuse capitulation d'Ayacucho, qui mit fin à la guerre en même temps qu'à la domination espagnole en Amérique. Ils sont de tout temps restés très-unis, bien que la fortune et les événements les aient dispersés et enrôlés la plupart sous des drapeaux opposés dans la guerre civile.
Espartero fut chargé de rapporter en Espagne les drapeaux conquis dans la campagne, et reçut en récompense le grade de brigadier. Envoyé au dépôt de Logrono, il fit la connaissance de la fille d'un riche propriétaire du pays, et l'épousa malgré la volonté de son père. Jusqu'à la mort de Ferdinand VII, Espartero resta obscur dans une garnison; il en sortit à ce moment pour se déclarer en faveur d'Isabelle II, et dès que la guerre civile eut éclaté, il demanda à passer dans l'armée du Nord, et fut nommé commandant-général de la province de Biscaye. Espartero n'y fut pas heureux, et fut battu plusieurs fois par Zumalacarreguy; mais, comme il avait toujours payé de sa personne et que sa bravoure était reconnue, cela ne l'empêcha pas de devenir successivement maréchal-de-camp et lieutenant-général. Quand les événements de la Granja décidèrent le général Cordova à donner sa démission et à se retirer en France, l'armée était dans un tel état d'indiscipline et de dissolution, qu'Espartero était le seul capable de prendre sa place. Un décret du 17 septembre 1836 le nomma général en chef de l'armée d'opérations du Nord, vice-roi de Navarre et capitaine-général des provinces basques.
Sur ce nouveau théâtre, Espartero montra les plus heureuses qualités d'un chef de parti, c'est-à-dire de négociateur et de temporisateur, plus que les qualités d'un homme de guerre. Les circonstances, il faut le reconnaître, l'ont bien servi; mais aussi il a su en tirer bon parti, ce qui est peut-être le plus grand éloge que l'on puisse faire d'un général dont la mission est de conduire à bonne fin une guerre civile. Au moment où Espartero prit le commandement en chef de l'armée espagnole, Zumalacarreguy n'était plus; l'impulsion vigoureuse qu'il avait imprimée au mouvement insurrectionnel s'était éteinte au milieu des mesquines ambitions, des rivalités et des dissensions intestines qui remplissaient le camp de don Carlos. Les Navarrais, fatigués d'une guerre ruineuse, se lassaient de mettre la défense de leurs privilèges au service de la cause du prétendant. D'un autre côté, le gouvernement espagnol, reconnaissant enfin la gravité de la révolte carliste, s'était décidé à en finir à tout prix avec la guerre civile, et à y consacrer toutes les ressources disponibles. Fort de ces avantages que n'avaient pas eus ses prédécesseurs, Espartero profita de ces chances de succès. D'abord il commença par réorganiser l'armée espagnole, indisciplinée et démoralisée. Manquant de vivres et de solde, agitée par le souffle révolutionnaire qui enflammait tous les esprits, cette armée, affamée souvent, toujours mécontente, déposait, assassinait ses généraux, se livrait à tous les excès sans aucun frein, et faisait la moitié des succès de l'insurrection. Une victoire signalée remportée à Luchana, avec le secours, il est vrai, de cent cinquante artilleurs anglais, rendit le courage et la confiance à ses soldats. Cette victoire, qui amena la délivrance de Bilbao, est le plus beau succès militaire d'Espartero, et lui donna son premier titre de comte de Luchana. Après cela, Espartero s'occupa de rétablir la discipline dans son année, et il procéda avec cette vigueur momentanée, qui est un des traits de son caractère. Deux généraux avaient été assassinés par leurs propres soldats, Saarsfield et Escalera; il dissimula d'abord l'horreur que lui inspiraient ces atroces attentats, attendit d'avoir gagné par des succès la confiance de l'armée, et, quand il se crut assuré de l'obéissance, il punit les coupables avec un appareil aussi inattendu que hardi, et capable de frapper l'imagination des soldats.
Le 30 octobre 1837, en passant à Miranda del Ebro, il fait ranger son année en bataille, se place au milieu du carré formé par les troupes, leur fait sentir par quelques paroles énergiques l'énormité du crime commis contre les deux généraux assassinés. Aussitôt après dix soldats, reconnus pour les auteurs de la mort d'Escalera, sont tirés des rangs; on leur administre les secours de la religion, et Espartero les fait fusiller sous les yeux de l'armée, qu'il fait ensuite défiler devant les cadavres. Dix jours après, arrivé à Pampelune--c'était aussi le lieu où l'autre général avait été tué--il fait former ses troupes en carré sur les glacis de la citadelle, et les menace de les faire décimer si les coupables ne lui sont pas immédiatement désignés. Douze soldats sont forcés par leurs camarades de sortir des rangs. Dans le même moment arrivait le colonel Léon Iriarte, qu'on avait envoyé chercher; dès qu'Espartero l'aperçoit, il lui dit à haute voix. «Le public croit que votre seigneurie est coupable de l'assassinat de Saarsfield.--Je suis innocent, mon général, répond Iriarte.--Si vous l'êtes, répond Espartero, je m'en réjouirai; si vous ne l'êtes pas, dans deux heures votre seigneurie aura rendu compte à Dieu.» Une table et des sièges sont apportés; le conseil de guerre entre en séance; les prévenus sont interrogés, condamnés et fusillés à la vue de toute l'armée.
Mais en même temps qu'Espartero frappait son armée par ces actes de vigueur, il employait toutes sortes de moyens pour se concilier l'affection de ses troupes. Aucun général ne s'est montré plus soucieux que lui du bien-être de ses soldats, fatiguant les ministres de ses réclamations pour la paye, la nourriture, l'habillement et le recrutement de l'armée.
Cela fait, Espartero revint à son système de temporisation, et de coups décisifs lorsque l'occasion se présentait favorable. Dès le commencement, il s'était imaginé que la guerre pourrait se terminer par une transaction, et autant qu'il l'avait pu, il avait entretenu sur ce sujet des correspondances avec les chefs carlistes qu'il croyait plus accessibles que d'autres à ces idées. L'armée du prétendant n'était pas plus disciplinée que ne l'était celle du gouvernement de la reine-récente avant que le commandement en eût été remis à Espartero. Par un de ces mouvements qui se sont présentés tant de fois dans ces armées, Maroto était devenu général en chef des forces carlistes. Maroto était un ancien compagnon d'armes d'Espartero; il avait fait partie de l'expédition d'Amérique, et dès lors ce dernier ne douta plus du succès de ses plans. Des négociations s'ouvrirent entre les deux généraux; de part et d'autre elles furent conduites avec une extrême réserve, et naturellement il s'ensuivit une suspension dans les hostilités. Cependant Espartero, qui ne recule jamais devant un acte de vigueur lorsqu'il le croit utile à ses intérêts, résolut de presser par une victoire la conclusion des négociations qui traînaient en longueur depuis plusieurs mois. Les carlistes s'étaient retranchés dans des positions formidables, qui leur permettaient de faire des incursions en Castille; Espartero, par un coup de main, s'en empara à la tête de trente mille hommes, dans les derniers jours de mai 1839. Ce fut à l'occasion de cet événement qu'il fut nommé grand d'Espagne et duc de la Victoire. Une suite non interrompue de succès décida la déroute de l'armée carliste, et, le 29 août de la même année, la guerre qui depuis sept ans désolait trois provinces fut terminée par la convention de Bergara. Quinze jours après, don Carlos passait en Franco. Au printemps suivant, Cabrera était forcé d'y chercher un refuge, et la pacification de l'Espagne était achevée.
Telle a été, en résumé, la vie militaire d'Espartero. Comme nous l'avons déjà dit, il s'est montré temporisateur habile plutôt que grand général; mais si on a pu l'accuser de timidité, du moins il n'a pas été vaincu, et jamais ses succès n'ont été suivis d'un revers. Il a marché au but vers lequel il tendait lentement, sûrement, et, dans la situation, c'était peut-être le meilleur parti à prendre, sinon le seul. Il faut ajouter que peut-être ce système lui était dicté par son esprit, dont la qualité la plus remarquable est le bon sens et le jugement, autant que par son tempérament et sa santé. Froid, flegmatique, cette disposition à l'indolence était sans doute augmentée en lui par une inflammation chronique à la vessie, qui le force de passer au lit la plus grande partie de sa vie. Cette maladie ne lui permet pas de supporter la moindre fatigue. Ses soldats racontent qu'ils l'ont vu souvent, dans les longues marches, forcé par la douleur de descendre de cheval et se rouler à terre en poussant des cris. De même sa conduite est un mélange d'intermittences fiévreuses et de longues périodes de marasme. Peut-être l'activité continue lui déplaît-elle au moins autant qu'elle lui est nuisible; mais ce n'est qu'en Espagne qu'un pareil général est possible et qu'il a pu avoir des succès. Nous allons suivre maintenant Espartero sur un autre théâtre, celui de la politique.
A partir du moment où le gouvernement représentatif a été donné à l'Espagne, ses partisans se sont divisés naturellement en deux grandis fractions, celle des exaltés et celle des modérés; les premiers, énergiques, ardents, sont entrés hardiment dans les voies révolutionnaires, et veulent pousser l'Espagne le plus loin possible dans les voies de la démocratie; les seconds, au contraire, résistent à ce mouvement et se contenteraient volontiers d'un gouvernement modéré, mais ferme, et d'un régime de liberté sans licence Jusqu'à cette heure, ces deux partis se sont balances d'une manière à peu près égale dans la nation; mais les exaltés, par leur activité et leur audace, l'ont souvent emporté sur les modérés, et leur ont maintes fois enlevé par des coups de main hardis le pouvoir que ceux-ci ressaisissent ensuite par une lutte patiente. Les modérés ont eu leur plus ferme appui, jusqu'à la révolution de septembre, dans le pouvoir royal et dans la reine Christine; de plus ils comptent dans leur sein toute la noblesse, les hommes éprouvés par les affaires, tous les riches propriétaires qui ne sont pas carlistes, en un mot, tout ce qui, en Espagne, ressemble à une bourgeoisie, c'est-à-dire qu'ils ont pour eux tous les intérêts. Il était naturel que ces partis cherchassent un point d'appui dans les puissances étrangères les plus voisines, et qui depuis plusieurs siècles ont le plus influé sur l'Espagne, je veux dire la France et l'Angleterre. Les modérés tiennent pour l'alliance française, et cela n'est pas étonnant, puisque le noyau de ce parti s'est formé de tous les hommes compromis autrefois dans l'occupation impériale, et qui, après le retour de Ferdinand VII, ont été poursuivis pour la part qu'ils avaient prise à ce gouvernement, dont ils regrettaient les tendances libérales. Ensuite, c'est sur l'exemple de la révolution de 1830 qu'ils ont recouvré un régime libre et une constitution.
(La suite et le portrait à un prochain numéro.)
Voici le Boeuf-Gras! Majestueux animal, l'espoir de l'éleveur et l'orgueil du troupeau, il broutait naguère les grasses herbes de la superbe vallée d'Auge. Hélas! il ne se doutait pas alors, l'infortuné, du dangereux honneur que trop d'embonpoint devait attirer sur sa tête. Gras ou maigre, il est vrai, il faut que tôt ou tard le quadrupède ruminant paie son tribut à l'abattoir. Mais, heureusement pour le bouvier, cette vérité désolante n'est point connue dans les herbagers. Celui-là croissait donc dans sa naïveté et son innocence première, grossissant chaque jour vers sa perte. Ainsi, toujours les plus belles choses ont le pire destin, et les plus nobles têtes, comme les plus hautes cimes, appellent les coups de la foudre.
Lorsqu'il eut enflé à souhait, il fallut dire adieu aux odorants sainfoins et aux vertes luzernes de la fertile Normandie pour s'acheminer vers Poissy, où l'attendait le rigide et impatient aréopage des bouchers de Paris, réunis à l'effet de choisir l'opime incarnation, l'exubérant emblème du carnaval de l'an de grâce 1843. A peine il a paru qu'un long frémissement de surprise et d'admiration court parmi les juges sanguinaires. Tout d'une voix, la double palme de la royauté et du martyre lui est sur-le-champ décernée. Il dépasse ses nombreux rivaux de toute la longueur des cornes; il rendrait un quintal métrique au plus gigantesque d'entre eux; il sera donc le Boeuf, que dis-je? une hécatombe aux modernes saturnales ou revit un instant le passé et où s'agite le présent sans un souci de l'avenir.
De tout temps le Boeuf-Gras fut cher à la bonne ville de Paris. Autrefois on le sacrifiait vers l'équinoxe du printemps, à l'époque où le soleil entre dans le signe vénéré du Taureau. Sa tête massive surmontée d'une branche de laurier-cerise, et portant sur sa croupe charnue un jeune enfant vêtu en Amour, qu'on nommait le Roi des Bouchers, il parcourait la capitale aux bruyantes acclamations d'une populace enthousiaste. Le jour de la promenade a changé, mais la joie est restée la même. Le gamin de Paris surtout a voué un culte au Boeuf-Gras; il lui faut son Boeuf-Gras, sinon il est tout prêt à dépaver les rues et à renverser une dynastie. Lorsqu'il n'est pas sage, il suffit, pour l'apaiser, de cette effroyable menace: «Tu n'iras pas voir le Boeuf-Gras!»
Le grand jour vient enfin de luire. Boeuf-Gras, il faut marchera la gloire, à la mort! Déjà la voix enrouée des colporteurs glapit dans tous les carrefours, comme lorsqu'un condamné s'avance vers le supplice, l'annonce du triomphe que suivra un inévitable trépas. A ce cri, chacun d'accourir sur le pas de sa porte et d'acheter l'ordre et la marche du Boeuf-Gras moyennant la modique somme de 5 centimes. C'est le dimanche-gras, au matin, que commencent cet ordre et cette marche. Le magnifique cortège s'aligne et s'ébranle, ainsi disposé:
Un peloton de municipaux à cheval:
Deux coureurs en costume du temps de Louis XIV... superbes cavaliers qu'on dirait échappés à la toile de Vander Meulen;
Un tambour major, ses tambours, et les musiciens revêtus de costumes de la même époque, et coiffes, les premiers de chapeaux, les seconds de casques à plumes.
S'avancent ensuite, à cheval et en habit moderne:
M. l'inspecteur-général de la boucherie de Paris;
M. le sous-inspecteur;
L'éleveur qui a nourri le superbe animal;
Le boucher qui a eu la gloire de l'acheter, et aura le profit de l'abattre.
Après eux viennent aussi, à cheval:
Le maître des cérémonies, personnage important, en costume de chevalier de l'ordre de Jérusalem;
Deux hérauts d'armes, coiffés de chapeaux à la Henri IV, et portant des tabars aux armes de la ville;
Puis viennent, sur deux files, trente-six cavaliers en costume du temps de Charles VI, de Charles VII, de François Ier, de Henri III, de Louis XIII et de Louis XIV, précédant immédiatement:
Le grand-prêtre, ou sacrificateur, en longue robe blanche qui bientôt sera pourpre, couronné de feuillage--sans doute de laurier-sauce--et suivi d'un paysan breton ou bas-normand qui conduit.
LE BOEUF-GRAS, caparaçonné d'un tapis en lambrequin, orné de chaque côté d'une tête entourée de rinceaux: bride en lambrequin, banderole de lambrequin faisant le tour de la croupe; lambrequin partout. Autour de la tête que surmonte un magnifique panache, digne du plus beau tambour-major de la banlieue, le Boeuf-Gras porte un diadème, insigne de sa plantureuse et éphémère royauté, rattaché aux cornes par des bandelettes. A droite et à gauche il est tenu par deux sacrificateurs, qui portent des masses d'armes sur l'épaule, et, par-dessus leur costume antique des peaux de tigres dont la tête leur sert de coiffure.
Suit un nouveau peloton de garde municipale;
Et enfin le char, portant l'Olympe, s'avance majestueusement, traîné par quatre chevaux empanachés, emprisonnés des pieds à la tête par un immense caparaçon sur lequel on voit un écusson barré, dont un angle contient une tête de boeuf, et l'autre deux haches croisées.
Mercure en postillon, ou un postillon en Mercure, est monté sur le premier cheval de gauche.
L'attelage est conduit à grandes guides par la main vénérable du Temps, orné de sa faux symbolique, et debout sur l'avant du char, que décore une tête de taureau en relief, entourée de guirlandes ou festons.
Derrière lui se pressent, dans le quadrige antique, en avant d'un dais élevé à l'autre extrémité du char:
La ville de Paris, coiffée de la couronne murale
L'Abondance, ornée de sa corne;
Apollon, qu'on ne s'attendait guère à voir paraître en cette affaire; mais il ne faut pas oublier que ce dieu, en des temps de jeunesse orageuse, a gardé les boeuf chez Admete. Il tient sa lyre d'une main, et semble quelquefois sous le coup d'un délire qui n'est pas toujours poétique;
La déesse Minerve, en mémoire sans doute de l'olympique coup de hache auquel elle dut sa naissance;
Hercule, en souvenir du fameux coup de main qu'il donna au tyran Augias;
Et enfin Mars, le dieu-boucher.
Aux deux côtés du dais dont nous avons parlé, se tiennent, sur l'arriére du char, la Folie grelottant, et Vénus tenant en main la pomme qu'un jeune et beau bouvier lui décerna jadis. Dignes compagnes de:
L'AMOUR, en ailes de pigeon, trônant sous le dais, avec son arc, son bandeau, son carquois et ses flèches classiques. N'oublions pas surtout sa torche incendiaire, qui contraste d'une cruelle façon avec la froidure mortelle dont ce pauvret parait transi sous son maillot couleur de chair et sa tunique blanche. Ce n'est pas là cet Amour rose que nous a retracé le pinceau des Boucher, des Vanloo et des Delatour. Il est violet, l'infortuné! Il se révolte de temps en temps, et ses cris troublent plus d'une fois la pompe solennelle du cortège. Pour le faire taire, Hercule, qui lui a gardé rancune depuis l'aventure d'Omphale, le menace de sa massue. L'Amour. épouvanté, redouble ses clameurs, et la Folie perd son latin à lui parler raison.
C'est avec cette suite imposante que le puissant roi du carnaval s'offre
à l'admiration de ses nombreux sujets, le dimanche et le mardi-gras.
Durant la première journée de cette marche triomphale, il va rendre ses
devoirs à M. le président de la Chambre des pairs, et à celui de la
chambre des députés, le pouvoir parlementaire avant tout, puis à MM. les
ministres et les ambassadeurs des diverses puissances étrangères qu'il
régale d'une sérénade, accompagnée en faux-bourdon de ses augustes
musiciens. De là on se rend chez le boucher, heureux possesseur du
Boeuf-Gras, où tout le cortège prend part à une ample collation: pain,
viande et foin à discrétion. On reste à table jusqu'au soir, puis on
s'achemine rue de Bondy, chez le costumier, M. Deblin, qui a habillé
tout l'Olympe. On dépose chez lui l'Amour, et le cortège continue son
chemin jusqu'à l'abattoir. Le mardi-gras a lieu ordinairement la
présentation du moderne boeuf Apis au château des Tuileries.
Cette année
il n'y a pas été reçu.
Il va ensuite rendre une visite à son concitoyen et émule entrelardé, le fameux Boeuf à la Mode de la rue de Valois, où tout le cortège se livre à une nouvelle collation (hélas! l'infortuné n'en sera pas plus gras), tandis que les musiciens se relaient pour jouer l'air de circonstance:
Où peut-on être mieux
Qu'au sein de sa famille?
Après avoir suffisamment fêté et Bacchus et Comus, lesquels, bien qu'absents, n'ont pas tort, comme on voit, les dieux remontent sur leur char, les cavaliers sur leurs chevaux, et l'on mène le Boeuf-Gras chez M. le préfet de la Seine, M. le préfet de police, et diverses autres sommités administratives. Autrefois le Boeuf viellé, comme dit Rabelais, c'est-à-dire mené par la ville au son des vielles ou des violes, ne manquait jamais d'aller rendre visite à M. le premier président, voire le simple président à mortier du parlement de Paris. Or il advint, dit-on, qu'un jour M. Achille du Harlay ne s'étant point trouvé chez lui alors que le Boeuf-Gras venait de sonner à sa porte, le cortège qui stationnait devant la grande grille du palais, et qui s'impatientait d'attendre, gravit, y compris le boeuf, le grand escalier, et alla chercher M. le premier dans le sanctuaire de la justice. Une demi-heure durant, le boeuf se promena dans la salle des Pas-Perdus, au grand ébahissement de la basoche et des sergents, qui oncques n'avaient vu plaideur de cette taille et de cet organe. Le boeuf sortit enfin, je ne sais plus comment. Pendant tout le reste du carnaval, il ne fut plus question, parmi les badauds de Paris, que de l'ascension prodigieuse accomplie par l'oiseau de saint Luc.
Un des griefs populaires contre la république française fut la suppression du Boeuf-Gras, que Napoléon, premier consul, rendit à l'amour des Parisiens.
Cependant le triomphe touche à son terme; le malheureux boeuf, exténué, essoufflé, haletant, succombant sous le faix de sa gloire, achève péniblement sa seconde promenade, qui sera, hélas! la dernière. Si les pérégrinations auxquelles il vient d'être condamné devaient se prolonger une semaine, du plus gras des boeufs qu'il était, il en deviendrait le plus maigre. Aussi songe-t-on à lui épargner, dans la personne de son successeur, les fatigues de cette marche forcée, et il est sérieusement question de faire traîner, l'année prochaine, le Boeuf-Gras dans un char qui sera tiré par quatre boeufs maigres, ses rivaux efflanqués et désappointés. Ainsi rien ne manquera désormais au triomphe: ni le far niente superbe et l'indolence du vainqueur, ni l'humiliation des vaincus.
La journée est terminée: le cortège la célèbre en s'attablant autour d'un festin pantagruélique, composé de toutes viandes de boucherie, où se boivent et se mangent les largesses prodiguées le mardi et le dimanche-gras à la bovine majesté. Quant à celle-ci, reléguée maintenant à l'étable, elle rumine sur le néant des grandeurs et des joies humaines, et elle n'attend plus que le coup fatal, et ce coup lui sera porté le surlendemain dès l'aurore!
Ce ne sont ni les théâtres ni les salles de spectacles qui nous manquent; nous sommes très-riches dans ce genre-là. il y a même des esprits parfaitement sensés et dignes de foi qui prétendent que nous tombons dans la prodigalité. Voyez Rome, disent-ils; elle se corrompit et se dégrada par l'abus des richesses; Rome, au temps de sa nulle simplicité, était saine, vigoureuse et forte; le théâtre donne le même exemple que la grande république. Quand il était, pour ainsi dire, sous le chaume, jouant aux chandelles dans quelque coin du Palais-Royal ou de l'Hôtel de Bourgogne, il avait l'énergie de l'âge héroïque et de fiers élans de Cincinnatus: Corneille et Molière le conduisaient à la conquête; aujourd'hui, qu'il étale son fard à la lueur des lustres et possède des palais sur tous les points de la ville, il perd de plus en plus de sa vertu et de sa beauté.
Dans les simples demeures de sa première saison, les belles muses habitaient avec lui: c'était la comédie au fin sourire, qui lui révélait en riant les ridicules et les travers de l'espèce humaine; c'était la tragédie drapée dans les longs plis harmonieux de son manteau, qui lui enseignait à donner une voix et un accent poétiques à la passion.--Entrez dans ces salles élégantes et illuminées que le théâtre multiplie de tous côtés, qu'y trouvez-vous pour charmer l'esprit ou pour intéresser le coeur? Le vaudeville parlant l'argot des lorettes dans une veste de débardeur; le mélodrame et le drame tuant le bon sens et la langue dans les emportements de leur grossier pugilat. N'est-ce pas là, en effet, une image de cette décadence romaine que l'iambe du poète nous montre s'abandonnant à toutes les débauches du corps et de l'esprit? Le vaudeville est à la comédie ce qu'étaient, pour leurs glorieux ancêtres, ces jeunes libertins qui affectaient de parler la langue des carrefours et singeaient le ton des courtisanes. Et le drame, au point où le matérialisme de la scène l'a poussé, ne rappelle-t-il pas ces Scipion et ces Metellus, qui, trahissant les nobles enseignements de leurs pères, se ruaient dans les violences de l'orgie et du cirque? Si la muse, jetant sur nous un regard de compassion, n'avait point envoyé une jeune fille qui, renouant miraculeusement la tradition de l'art pur, a ramené le public aux sources abandonnées, le théâtre serait en proie tout entier aux coups de poing littéraires et à la cachucha, c'est-à-dire à la violence et à la sensualité.
Il est curieux, il est affligeant de voir avec quel laisser-aller le pouvoir favorise ce goût brutal ou effronté du théâtre actuel: il lui ouvre partout des voies nouvelles et lui fournit des moyens de se satisfaire. Le pouvoir se conduit avec le théâtre comme un tuteur qui s'associerait aux déportements de son pupille: grâce à ses complaisantes concessions, le vaudeville corrompu et le drame corrupteur continuent leur propagande; ils gagnent du terrain de jour en jour, pénètrent dans les quartiers les plus reculés et s'y bâtissent de petites citadelles avec permission et privilège du roi. C'est ainsi que le quartier du Panthéon, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marcel, ont fini par en être infestés. Le vaudeville et le drame ont chassé du boulevard du Temple toutes les innocentes récréations; les dernière marionnettes et la muscade ont disparu; la danse de corde n'a plus d'asile; madame Saqui elle-même, détrônée par l'invasion, a déposé son balancier. O fragilité des danses humaines!
Qu'on ne se trompe pas sur notre pensée; nous ne sommes point contraires à la multiplicité des théâtres: nous blâmons la légèreté ou la coupable indifférence qui prodigue les privilèges dramatiques, sans y attacher des conditions d'exploitation honorable et féconde. Le pouvoir concède le droit de bâtir une salle de spectacle, et puis tout est dit: c'est un magasin de couplets et de prose; dont il autorise l'ouverture, sans se soucier si l'on y débite de la bonne ou de la mauvaise marchandise. Mettre une arme si dangereuse et si puissante aux mains du premier venu, n'est-ce pas exposer la vie morale de la foule? Accorder sans garantie de tels privilèges, n'est-ce pas délivrer des lettres de marque pour courir sus impunément au goût, à l'honnêteté, au bon sens et à la pudeur publique?
Oui, sans doute, il faut des spectacles à cette ville immense; son prodigieux accroissement, l'aisance la plus générale, multipliant le besoin et le goût des distractions, rendent nécessaire et justifient cette augmentation des théâtres et des représentations dramatiques; qui pourrait surtout refuser aux classes laborieuses une part modeste dans ces plaisirs de la fiction, que la vanité élégante et riche se procure avec magnificence? L'ouvrier, après le travail de la journée, les aime et les recherche. Si une fable plaisante excite sa gaieté et fait éclater le rire, ne lui envions pas cet oubli de sa rude vie; ce n'est que l'oubli d'un instant; la réalité reprend son droit dès que la toile est baissée; elle attend et ressaisit notre homme à la porte.
Mais gardons-nous de corrompre le peuple, sous prétexte de lui donner du repos et de le distraire; ne le convions point à des plaisirs empoisonnés. Napoléon avait une autre pensée: il songeait à bâtir un vaste théâtre populaire, et à y donner en nourriture à la multitude les chefs-d'ouvre de la scène française. Napoléon connaissait le peuple, et voulait encourager ses bons penchants. Le peuple, en effet, n'aime pas les mauvais spectacles pour eux-mêmes; il ne les prend que faute de mieux. Aujourd'hui qu'on les lui prodigue sans scrupule, à quel drame donne-t-il encore la préférence? au drame qui excitera sa pitié par la lutte de la jeunesse et du malheur, de la passion et de la conscience, et le théâtre aimé de la foule par-dessus tous s'appelle le Cirque-Olympique, celui qui retrace les grandes journées de nos guerres nationales et brûle sa poudre en mémoire de nos temps héroïques.
Théâtre du Palais-Royal.--Dernière scène des
Deux-Anes.
--Personnages: Raphaël--Mlle Déjazet, Agnès--Mme Dupuis,
Martin Sainville.
L'autorité n'y songe pas assez: une bonne et noble impulsion, émanant d'elle et donnée aux théâtres, finirait par amener les plus heureux résultats. Il ne s'agit point de tomber dans la pruderie et de monter en chaire; les salles de spectacle ne sont pas faites pour y établir des maisons de pénitence; mais ne pas laisser pervertir la vive et charmante gaieté de l'esprit français par l'envahissement de la grossière licence; mais arrêter le drame à la limite ou il devient malfaisant et dangereux, voilà quel devrait être le soin des gardiens grands et petits, placés en vedette à l'entrée du royaume dramatique; et remarquez qu'ils ont entre les mains les armes nécessaires, et qu'ils s'en servent mal. Volontiers ils croiseront la baïonnette contre une pensée généreuse et libre, contre la satire éloquente et morale d'une corruption ou d'un vice, en s'écriant: On ne passe pas! Mais qu'un vaudeville puant le mauvais lieu et l'argot, au geste effronté, à la tournure déhanchée, se présente en dansant quelque danse lubrique, ils le laisseront aller, toutes portes ouvertes. Est-ce incapacité ou indifférence? Est-ce habileté machiavélique? Oserait-on croire qu'il est plus facile de gouverner un peuple peu à peu corrompu par ces spectacles d'un matérialisme brutal, où le coeur s'avilit, où l'esprit se dégrade?
Pour nous, notre tâche est toute tracée: nous visiterons successivement ces nombreuses salles que le théâtre occupe dans toutes les directions; espèce de forts détachés d'où il lance sur Paris ses projectiles de vers et de prose. Les occasions ne nous manqueront pas. Si la production dramatique n'est pas toujours d'un excellent goût, on ne peut du moins lui refuser la fécondité. Chaque semaine voit naître quelque demi-douzaine de vaudevilles et de drames. Ces nouveau-nés nous serviront naturellement d'introducteurs dans les différents spectacles de Paris; ils nous mèneront aux loges, à l'orchestre, au parterre; ils nous feront connaître le talent des acteurs et le sourire des jolies actrices; examen hebdomadaire des oeuvres nouvelles et des comédiens, qui deviendra pour le lecteur une sorte de statistique dramatique et morale où il puisera, d'après les textes authentiques, tous les éléments d'une opinion et d'une jurisprudence complètes sur l'état des théâtres et de l'art dramatique.
Il est bien entendu que nous ne serons pas les maîtres de choisir; le hasard des représentations désignera le théâtre dont nous devrons nous occuper. Certes, pour inaugurer notre début, le Théâtre-Français avait ses droits de haut et puissant seigneur; mais à cette loterie des pièces nouvelles, le théâtre du Palais-Royal est sorti le premier; il nous arrive monté sur ses Deux Anes. Que le théâtre du Palais-Royal soit donc le bienvenu!
Tout le monde connaît ce petit théâtre qui fait face à Véfour, restaurateur si cher aux provinces. Ce voisinage est une sorte de symbole et d'allégorie; Véfour, en effet, et le théâtre du Palais-Royal pourraient confondre leurs enseignes: on passe de l'un dans l'autre; on va de celui-ci à celui-là. On mange chez Véfour, on digère au théâtre du Palais-Royal; il possède un public particulier qui a toujours le cure-dent à la bouche.
Le théâtre du Palais-Royal accommode ses vaudevilles en conséquence; tous ou presque tous sont montés au ton grivois, comme le peuvent demander des spectateurs ruminant dans une stalle ou au fond d'une loge après boire. Folles intrigues, lestes amours, bouffonnes aventures, tel est le fond de la poétique du théâtre du Palais-Royal; Aleide Tousez en est le gracioso burlesque, et mademoiselle Déjazet la piquante donzelle; jamais actrice ne fut plus parfaitement propre à remplir son rôle; rien ne lui manque: l'oeil égrillard, l'allure hardie, le pied leste, le propos plus leste encore; mademoiselle Déjazet est au grand complet: le théâtre du Palais-Royal n'a rien à lui réclamer. Depuis douze ans, elle l'enrichit; douze ans sur la tête de la plus folle grisette, c'est quelque chose! ce n'est presque rien pour mademoiselle Déjazet; toutefois, elle s'inquiète et prévoit le temps où il faudra compter. Pour éviter la qualité de demoiselle surannée, elle se fait homme. Mademoiselle Déjazet porte plus souvent au théâtre l'épée que l'éventail, et le frac que le cotillon. Et remarquez la singularité de la métamorphose! demoiselle, elle avait je ne sais quel ton et quel air de petit garçon; maintenant qu'elle joue les petits garçons, vous la prendriez presque pour une petite fille.
Dans les Deux Anes, elle s'appelle Raphaël; Raphaël est vif, espiègle et amoureux. Élève d'un vieux peintre de portrait, il adore la pupille du bonhomme, espèce d'Agnès champêtre. Un jour, Martin, c'est le nom du peintre, Martin a la sottise de laisser Agnès seule au logis. Aussitôt mon Raphaël de rôder autour de la maison, comme un petit loup scélérat autour de la brebis; puis il s'introduit dans la bergerie par la fenêtre, et s'affuble des vêtements du vieux tuteur jaloux. «Que vous êtes joli aujourd'hui, mon cher tuteur, que vous avez la voix douce et la main blanche!--Martin revient, et Raphaël s'esquive.--«Oh! mon Dieu, tuteur, comme vous voilà changé! que vous êtes laid, que vous avez la voix rude et la main noire et ridée!»
Martin se doute de quelque trahison; une autre fois, pour empêcher le larron de pénétrer dans la place, il clôt hermétiquement la fenêtre et la couvre d'une vaste toile sur laquelle il a peint un âne magnifique. «Par Dieu, le galant ne passera pas au travers! Mais par où l'amour ne passe-t-il pas? Raphaël, aussi léger qu'Auriol, s'élance et perce la toile de part en part pour aller rejoindre Agnès; mais si M. Martin revient, que dira-t-il? Vite, Raphaël prend sa palette et son pinceau,--et lui aussi, il est peintre!--et d'un trait il remplace l'âne détruit par un autre âne non moins âne; malheureusement il lui met un bât, ornement que le prédécesseur n'avait pas. «Qu'est ceci? dit Martin de retour; mon âne avec un bât!» et bientôt il devine le tour que lui a joué Raphaël; mais après tout, comme c'est un bonhomme de tuteur, de la vieille espèce des tuteurs de comédie, il s'attendrit, pardonne et marie les deux amants.
Voilà tous les trésors de ces derniers jours: le théâtre aurait-il subi la métamorphose de Midas, et faut-il dire de lui comme du roi phrygien: Midas a des oreilles d'âne!
(L'Illustration publiera alternativement tous les huit jours, à partir du samedi 11 mars, un bulletin bibliographique français et un bulletin bibliographique étranger.)
CHRONIQUE DES COURS PUBLICS.
Le Collége de France.--La Sorbonne.--Les professeurs.
La fortune des cours publics de la Sorbonne et du collége de France a bien décliné depuis dix ans: à l'ardeur commune des professeurs et des élèves ont succédé de tièdes dispositions, qui souvent même se tournent en une froideur réciproque. A qui la faute, d'ailleurs? Les hommes de talent n'ont pas manqué au public, la jeunesse intelligente n'a point fait défaut aux professeurs, cependant on ne saurait nier que l'enseignement n'ait faibli, que la parole des maîtres n'ait perdu en grande partie sa puissance et sa légitime autorité, et personne ne dira que la Faculté puisse encore s'honorer de ces vives sympathies, de cette communauté de zélés sentiments, de ces affections de disciples, en lesquelles s'assuraient les professeurs de la restauration. Peut-être ne suffit-il pas d'avoir du talent, de l'éloquence, de la bonne volonté pour faire un grand professeur; peut-être est-il encore nécessaire de trouver en soi et dans les autres une ardeur, un enthousiasme qui rehausse le maître aux yeux des élèves, et les élèves aux yeux du maître; peut-être faut-il avoir foi dans la vertu de son enseignement, dans l'efficace de sa parole.
La passion s'est retirée des cours publics, chacun le sait: les leçons d'histoire, de littérature, de philosophie ne sont plus animées par cette manifeste pensée de lutte et d'opposition, qui vivifiait, en 1821, les plus arides questions de la métaphysique et de la chronologie. La science en elle-même n'a que de rares amants; ses charmes ne sont pas assez puissants pour toucher les coeurs, et les amours de l'esprit sont de tièdes amours.
Peut-être dira-t-on que les grands professeurs, comme les autres grands hommes, n'ont point de successeurs? Peut-être aussi est-il dans les conditions de la nature humaine qu'aux générations ferventes, passionnées succèdent d'insoucieuses et nonchalantes générations. La Sorbonne, depuis dix ans, s'est singulièrement attristée, cela est vrai; la jeunesse des écoles s'éloigne des cours publies au bénéfice des estaminets, cela est incontestable; mais faut-il accuser les hommes de ce nouvel état de choses? Faut-il, comme quelques-uns, s'en prendre aux nouveaux professeurs, et leur reprocher d'avoir laissé s'éteindre une si belle flamme? Faut-il enfin, comme quelques autres, rejeter tout le blâme sur les hommes éminents, qui, après avoir vaillamment professé dix ou quinze années, ont cru pouvoir se reposer désormais sur des suppléants, et prendre dans les affaires publiques une laborieuse retraite?
L'enseignement se fait lourd avec les années; on nous cite sans cesse ces professeurs allemands qui ont enseigné jusqu'à leur dernière heure, qui sont morts sur la brèche; mais peut-être ne se représente-t-on pas d'une manière bien exacte les cours publics des universités étrangères. S'agit-il, comme chez nous, de tirer chaque année, chaque semestre, de son érudition, de son intelligence, de nouvelles leçons, un nouveau livre? de suffire chaque jour à la curiosité renaissante de l'auditoire, de fuir toute répétition, d'éviter les moindres redites, de produire incessamment et sans relâche? Nullement: les cours des universités anglaises et allemandes, à très-peu d'exceptions près, ne sauraient être mieux comparés qu'à nos cours de droit et de médecine. Une fois la matière épuisée, le professeur reprend ses leçons par le commencement, et ses élèves passent dans un cours supérieur; tel professeur enseigne les bacheliers, tel autre les licenciés. Et cependant eux aussi ils s'épuisent; la répétition continuelle les fatigue et les appauvrit aussi vite peut-être que la nécessité d'une incessante production. Vieillir dans une chaire de professeur semble même aux Allemands même une bien triste condition.
Soyons donc justes envers ces hommes considérables qui se sont dévoués avec passion à l'enseignement de la jeunesse, et montrés dans leur chaire non-seulement de grands professeurs, mais encore d'illustres penseurs et d'éminents écrivains. Ils se retirèrent lorsqu'ils crurent leur tâche accomplie, laissant à de plus jeunes le soin de poursuivre l'oeuvre si bien commencée; et ce n'est pas leur faute si la plupart de leurs héritiers les ont fait regretter.
Nous avons cru devoir présenter d'abord ces quelques considérations rétrospectives, qui, dans notre pensée, ne sont pas une critique, mais plutôt une justification de l'affaiblissement momentané des cours publics: la Sorbonne et le collége de France sont écrasés aujourd'hui sous leur passé; les professeurs actuels ont contre eux de trop glorieux souvenirs, et semblent pâlir de tout l'éclat de leurs devanciers. Maintenant, faut-il en croire certains contempteurs qui affirment que les sables du désert ont envahi la Sorbonne et le collége de France; qu'un morne silence règne dans leurs vastes salles, et qu'à l'exception des vieillards ruinés qui se pressent autour des poêles universitaires, comme autrefois à Athènes dans les chauffoirs publics, il n'y a plus un seul auditeur autour des chaires? C'est là l'histoire de ce dandy qui se rase, et proclame aussitôt qu'on ne porte plus de barbe; certaines gens ont la fatuité de se croire en tout et toujours les derniers des Romains: du jour où ils ont quitté la Sorbonne, les cours durent devenir et demeurer déserts; du jour où ils partirent, il ne dut rester personne. Si néanmoins ils voulaient prendre la peine, à certaines heures, d'émigrer vers les hauteurs du quartier latin, ils verraient que les immenses amphithéâtres de la Sorbonne et du collége de France ne peuvent suffire aux auditeurs de M. l'abbé Coeur et de M. Michelet; que l'on se bat et l'on s'étouffe à la porte du cours de M. Saint-Marc Girardin; que M. Edgard Quinet a grand'peine à fendre la foule pour arriver à sa chaire.
Cette affluence fait mieux l'éloge du talent de ces professeurs que toutes les glorifications imaginables. On ne saurait nier que la curiosité est aujourd'hui singulièrement blasée, que l'ennui profond et le désoeuvrement de la plupart se montrent de plus en plus dédaigneux et difficiles à l'endroit des spectacles de toute sorte: à une époque aussi industrieuse que la nôtre, on n'est pas, Dieu merci, sans armes défensives contre le temps, et Paris offre bien des moyens de tuer l'ennemi, comme l'appelle un Anglais. Honneur donc à celui qui sait réveiller à son profit la curiosité endormie et lasse du public, qui a assez d'esprit ou d'éloquence pour offrir à l'ennui une heure de distraction intellectuelle, pour attirer de loin la flânerie à ce spectacle intéressant et sérieux, chose rare, amusant et honnête, chose plus rare encore! Oui, n'y vînt-on que pour voir, pour regarder, une journée passée à la Sorbonne et au collége de France aurait, pour le plus dégoûté, son charme et sa singularité; et la curiosité trouverait son compte à cette succession rapide de professeurs, à ce changement perpétuel de visages, de paroles, de gestes; à cette variété d'enseignements si divers, depuis la langue turque jusqu'à la théologie, depuis la modeste philologie jusqu'à la métaphysique transcendentale. Il ne manque vraiment à cette vivante encyclopédie qu'une chaire de musique, comme aux universités d'Oxford et de Cambridge.
Nous ne nommerons ici que quelques-uns des principaux cours, ne pouvant passer en revue ces innombrables chaires de la Sorbonne et surtout du collége de France; nous voulons seulement donner une idée de la physionomie générale de l'enseignement.
Littérature.--M. Saint-Marc Girardin et M. E. Quinet.
M. Saint-Marc Girardin traite à la Sorbonne de l'usage des passions au théâtre, et M. Quinet, au collége de France, fait l'histoire de la littérature espagnole. M. Saint-Marc est un critique, M. Quinet un poète. Assis commodément dans son fauteuil, regardant son auditoire avec une bienveillante familiarité, M. Saint-Marc, d'une voix claire et quelque peu nasillarde, lit spirituellement ses spirituelles leçons des années dernières, aujourd'hui rédigées avec soin et considérablement enrichies; souvent, au milieu d'un alinéa, au commencement d'une phrase, il interrompt sa lecture pour communiquer à son public une pensée, un rapprochement qui lui viennent à l'esprit; il possède au plus haut degré le talent de la digression, et s'en sert habilement pour amuser quand le manuscrit devient trop sérieux, pour ramener la gravité quand le manuscrit devient trop gai. Debout comme à la tribune, le regard et le geste ferme, la parole lente et solennelle, M. Quinet domine son auditoire, lui impose ses vives impressions poétiques, ses sympathies d'artiste; son style s'anime et se colore avec sa pensée, sa voix s'attendrit en parlant des souffrances du génie, des conceptions harmonieuses des poètes, devient grave et austère en disant les hautes pensées des philosophes et des docteurs de la foi. M. Saint-Marc s'adresse au bon sens, il se dit l'homme du lieu commun, il veut faire justice de toutes les exagérations littéraires et morales de notre époque, et à cette fin il les ridiculise finement, plaide leur cause, puis la sienne, et met toujours les rieurs de son côté. M. Quinet veut élever l'esprit et le coeur de ses disciples; il ne parle point de morale, ne donne point de conseils pratiques; mais il s'efforce de montrer l'idéal, en lequel viennent se confondre et s'unir le beau et le bien. En un mot, M. Saint-Marc a surtout de l'esprit, et M. Quinet de l'éloquence; l'un fait de la littérature au profit de la raison, et l'autre au profit de la littérature même et de la poésie.
Philosophie.--M. Simon et M. Damiron (Sorbonne).
Jean Paul raconte qu'Emmanuel Kant, le grand métaphysicien, était fort mal assuré dans sa chaire: il avait l'habitude de tenir ses yeux invariablement fixés sur le même point de la salle; là venait toujours s'asseoir un étudiant à l'habit duquel il manquait un bouton. Un jour le bouton se trouva remis, et Kant resta court. M. Damiron, sur cette autorité, peut bien paraître interdit et troublé dans sa chaire, sa parole peut bien être difficile et saccadée, ses yeux enfin peuvent bien demeurer timidement baissés. Une excessive modestie tient M. Damiron toujours en garde contre lui-même, et nuit assurément à son excellente appréciation de la philosophie de Malebranche: il semble hésiter quand il est sur, et craindre d'affirmer ce qu'il sait pertinemment. M. Simon, au contraire, parle avec la plus heureuse facilité. L'élégante correction de son style et même de ses gestes donne un prix singulier à ses savantes leçons: il suit le précepte du divin Platon, qui conseillait au philosophe Xénocrate de sacrifier aux Grâces, et sait plaire en examinant, au point de vue de l'école alexandrine, les idées rationnelles de cause, de durée, d'espace, de substance. Les esprits sérieux trouvent leur profit au cours de M. Simon, et les gens frivoles y trouvent leur plaisir.
(La suite à une prochaine livraison)