Title: Le Poème du Rhône, en XII chants. Texte Provençal et Traduction Française
Author: Frédéric Mistral
Release date: October 26, 2011 [eBook #37854]
Language: French, Occitan
Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
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y compris la Suède et la Norvège.
EN XII CHANTS
TEXTE PROVENÇAL ET TRADUCTION FRANÇAISE
PAR
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31
M DCCC XCVII
Lou Pouèmo dóu Rose (en français)
CANT PROUMIÉ (en français)
PATROUN APIAN
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
CANT SEGOUND (en français)
LOU PRINCE D'AURENJO
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
CANT TRESEN (en français)
LA DESCISO DÓU ROSE
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
CANT QUATREN (en français)
LI VENICIANO
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLII
CANT CINQUEN (en français)
L'ANGLORO
XLIII
XLIV
XLV
XLVI
XLVII
XLVIII
XLIX
CANT SIEISEN (en français)
LOU DRA
L
LI
LII
LIII
LIV
CANT SETEN (en français)
LA FONT DE TOURNO
LV
LVI
LVII
LVIII
LIX
LX
LXI
LXII
LXIII
CANT VUECHEN (en français)
A L'AVALIDO
LXIV
LXV
LXVI
LXVII
LXVIII
LXIX
LXX
LXXI
LXXII
LXXIII
LXXIV
CANT NOUVEN (en français)
SOUTO AVIGNOUN
LXXV
LXXVI
LXXVII
LXXVIII
LXXIX
LXXX
LXXXI
CANT DESEN (en français)
LA FIERO DE BÈU-CAIRE
LXXXII
LXXXIII
LXXXIV
LXXXV
LXXXVI
LXXXVII
LXXXVIII
LXXXIX
XC
XCI
CANT VOUNGEN (en français)
LA REMOUNTO
XCII
XCIII
XCIV
XCV
XCVI
XCVII
XCVIII
XCIX
C
CI
CII
CANT DOUGEN (en français)
LA MAU-PARADO
CIII
CIV
CV
CVI
CVII
CVIII
CIX
CX
CXI
CXII
CXIII
CXIV
Cant proumié. | — Patroun Apian | 2 |
Cant segound. | — Lou Prince d'Aurenjo | 30 |
Cant tresen. | — La Desciso dóu Rose | 64 |
Cant quatren. | — Li Veniciano | 82 |
Cant cinquen. | — L'Angloro | 114 |
Cant sieisen. | — Lou Dra | 136 |
Cant seten. | — La Font de Tourno | 154 |
Cant vuechen. | — A l'avalido | 180 |
Cant nouven. | — Souto Avignoun | 214 |
Cant desen. | — La Fiero de Bèu-Caire | 236 |
Cant voungen. | — La Remounto | 268 |
Cant dougen. | — La Mau-parado | 306 |
Le Poème du Rhône (en provençal)
CHANT PREMIER (en provençal)
PATRON APIAN
I
Dès la prime aube, vont partir de Lyon
les voiturins qui règnent sur le Rhône.
C'est une race d'hommes robustement musclée,
gaillarde et brave, les Condrillots. Toujours
debout sur les radeaux et les sapines,
le hâle du soleil et le reflet de l'eau
leur dorent le visage comme un bronze.
Mais en ce temps, vous dis-je, plus encore
on y voyait des colosses à barbe épaisse,
grands, corpulents, membrus, tels que des chênes,
remuant une poutre comme on fait d'un fétu,
de la poupe à la proue criant, jurant sans cesse
et largement, pour se donner courage,
au pot énorme humant le rouge piot,
tirant à beaux lopins la chair de la marmite.
C'était le long du fleuve une haute clameur
que du nord au midi on entendait sans trêve:
«Proue en aval, ho! royaume! empire[1]!
Amont la proue! sus! fais tirer la maille[2]!»
II
Leur nid était Condrieu, où se meuvent
les premiers souffles de notre Vent-Terral[3].
Saint Nicolas, patron de la marine,
a dans Condrieu son autel, sa chapelle.
En chape d'or et en mitre fourchue
le bienheureux, ayant près de lui la cuve
d'où l'on voit émerger les têtes des trois mousses
réchappés sains et saufs de l'horrible saumure,
étend sa main sur tout ce qui navigue.
Là, tous les ans, on célèbre sa fête;
et les marins, sur les épaules, dignes,
en procession y portent une barque;
et lorsque au Rhône un noyé se débat:
«Au grand saint Nicolas, tout le monde lui crie,
recommande-toi bien; mais nage ferme!»
De Vernaison, de Givors, que parle-t-on?
Épandant son renom sur tout le cours du fleuve,
Condrieu en ce temps était la mère
des grands patrons du Rhône. Les bélîtres
des ports de Vienne ou de la Mulatière
et les Canuts falots de la Croix-Rousse
avaient beau leur crier: «culs de peau!» Eux,
bien que portant la culotte de cuir,
faisaient aller leurs dames et leurs filles
cossues et braves autant comme bourgeoises.
Maîtresses femmes, les belles Condrillotes,
aussitôt que bourgeonne la feuille des mûriers,
dans la bonne chaleur de leur poitrine forte
mettaient la graine des vers à soie couver;
puis en dentelle fine et piqûre fleurie,
par passe-temps, elles brodaient le tulle;
elles savaient aussi piquer à petits points
la peau des gants et, vaillantes nourrices,
faisaient un gars superbe chaque année.
III
O temps des vieux, d'antique bonhomie
où les maisons n'avaient point de serrure
et où les gens, à Condrieu comme chez nous,
se taquinaient pour rire, sous la lampe!
C'était le règne, là, des farandoles,
la danse nationale rhodanienne
et du royaume ancien des Bosonides,
qui, d'Arles à Condrieu, aux jours de fête,
imitatrice du Rhône en ses détours,
ondoie, serpente le long de ses berges.
Là florissait alors la noble joute
en laquelle, tous les dimanches, sur le Rhône,
les riverains, se divisant par groupes,
l'été, luttaient ensemble, la targe au poitrail,
la lance au poing, l'orteil sur l'échelette;
où les garçons se montraient nus,
vaillants et forts, aux yeux des belles filles;
où les jeunes mâtins de Saint-Maurice
s'accotaient, s'aheurtaient avec ceux de Givors...
O temps des vieux, temps gai, temps de simplesse,
où sur le Rhône tourbillonnait la vie,
où nous venions, enfants, voir sur l'eau longue,
voir passer fiers, les mains au gouvernail,
les Condrillots! Le Rhône, grâce à eux,
fut une ruche énorme, pleine de bruit et d'œuvre.
Tout cela aujourd'hui est mort, muet et vaste,
et de ce mouvement, hélas! tout ce qui reste,
c'est la trace rongée, c'est le sillon
que le câble a creusé contre les pierres.
Oui, un frottis, c'est tout ce qui subsiste
d'une navigation qui eut pour cri: Empire!
Mais des chars de triomphe le passage
ne laisse point visibles sur les voies romaines
plus de vestiges ni plus d'excavation.
IV
A la Saint-Nicolas, lorsque à l'encan
on mettait le Reinage[4], au porche de l'église,
n'en était-ce pas un, et flambant, de triomphe
pour celui qui était le Roi de la marine!
Et croyez-vous que l'on y fît bombance
pour arroser la gloire du Reinage?
Poitrails de bœuf à graisse potelée,
les oies dodues et les coqs d'Inde,
et les jambons fumés et les caillettes[5]
d'herbes hachées, cuites au four, bien onctueuses,
et arrondies en tourte, les savoureuses pognes[6]
pétries au beurre avec des œufs, et les rigottes[7]
joliment pliées dans des feuilles de vigne,
et le vin blanc de pays—qui pétille,
ils avaient, en ce jour, tout à satiété!
N'était-ce pas, en effet, entre ces
sauvages falaises, Roche de Glun ou Roche-Maure,
que Gargantua régnait et que, dit-on,
pour y boire enjambant le Rhône,
avec sa main en manière d'écuelle
il avalait ensemble les barques et les hommes!
On montre encore le gravier, à Pierrelatte,
que le géant tira de son soulier:
un beau rocher, planté au milieu de la plaine.
V
Or, en cette année-là, pendant la fête,
ayant Patron Apian eu la victoire
et de la royauté ceint la couronne,
les jeunes gens de Condrieu en frairie
avaient toute la nuit porté des brindes
au roi nouveau et, selon la coutume,
après le brinde, jeté en l'air leurs verres.
Car Maître Apian, lui, avait l'équipage
le plus fameux de toute la rivière.
Calfatées de flocons d'étoupe
que retenaient les têtes des crampons,
et de poix noire goudronnées en dehors,
il possédait, pontées ou non pontées,
sept bonnes barques construites en bois brut:
le Caburle[8] d'abord, avec sa cabine
qui s'élevait en poupe, sous laquelle
chacun la nuit dormait dans son hamac;
avec sa proue taillante, enorgueillie
par l'éperon de son étrave forte;
puis la penelle ou barque civadière,
qui portait la pâture des chevaux;
puis à la suite le bateau de carate,
bâti comme les autres en varangues de rouvre;
puis une sisselande toute plate,
convexe sur l'avant, carrée sur l'arrière;
deux grandes savoyardes à transporter
les houilles de Givors et une sapine
pour charger les châtaignes vivaraises.
Sans compter deux coursiers ou chaloupes,
amarrés sur les flancs de la flottille,
pour embarquer les gros chevaux haleurs
qui, sur la berge, au retour de Provence,
gaillardement remontaient le convoi.
Patron Apian avait pour la remonte
quatre-vingts beaux chevaux à queue rognée
qui n'avaient pas leurs pareils sur le Rhône
et qui, en remorquant la maille et la voiture,
aux coups de fouet du baile du halage[9]
et aux jurons des charretiers brutaux
faisaient trembler le bord du fleuve.
VI
Tenant son sérieux, à la proue du Caburle,
saint Nicolas avait, grossièrement sculptée,
sa tête avec la mitre. Mais en poupe,
plantée au gouvernail de la grand'barque,
s'élevait la croix de la chapelle,
la croix des mariniers, teinte en rouge,
que Maître Apian, un an où par la glace
les eaux restèrent prises tout l'hiver,
avait lui-même charpentée à la hache.
A l'entour de la croix on voyait tous
les instruments de la Passion: la lance
avec l'éponge, l'hostie et le calice,
la robe d'écarlate, la lanterne,
le marteau, les clous, les tenailles,
la sainte face, le cœur, la colombe,
le fiel, le fouet, la colonne, le roseau,
le glaive nu, le mort qui ressuscite,
la bonne Mère et saint Jean, l'échelette,
le gantelet, les dés, les gobelets, la bourse,
le grand serpent, le saint soleil, la lune,
avec le coq en dessus—qui chantait.
VII
Et chante, coq! l'aubette vient de poindre.
Pour démarrer, allons tous! appareillent
les voiturins qui vont à la descise[10].
En charge pour la foire de Beaucaire,
il y a cent bateaux, ce jour, sur le départ.
A toi! à moi! il s'agit pour chacun
de gagner le mouton: car, au pré de la foire,
le premier bâtiment, tartane ou barque,
ou galéasse des côtes barbaresques,
ou vieille coque ayant en règle son nolis,
au pré de foire le premier qui arrive
et tire le canon—reçoit, pour bienvenue
des Beaucairois, un beau mouton!
En hâte et en émoi et pêle-mêle,
les portefaix, les nautoniers charrient,
arrangent, amoncellent, font la chaîne.
Les pontons craquent; les marchands
font leurs adieux à leurs gens, à leurs femmes:
«Y sommes-nous?—Ça y est.» Dans le fouillis les maîtres
vont détacher des organeaux de fer
chacun leurs nefs et, lentement faisant le signe
de la croix en soulevant son chapeau large,
le bras en l'air, Maître Apian entre tous:
«Au nom de Dieu et de la sainte Vierge,
au Rhône!» s'écrie-t-il. Sa voix, retentissante
dans le lointain brumeux, entre les rives
du fleuve lyonnais s'est entendue.
Les hommes avec lui, la tête découverte,
se sont signés, trempant le doigt dans l'onde
de ce grand bénitier que, chaque année,
en belle procession, c'est la coutume,
on va bénir sous le Pont Saint-Esprit.
Les hommes, rudement, avec les avirons
contre le quai forcent ensemble.
Patron Apian lui-même, sur la poupe,
est à la barre donnant la direction.
Il a de longs cheveux en cadenettes grises
qui lui retombent tressés sur les tempes,
et deux grands anneaux d'or qui pendent
à ses oreilles. Il est haut d'enfourchure
et, de ses yeux luisants, sur chaque barque,
pendant qu'il voit si tout marche dans l'ordre,
de l'une à l'autre, attachées à la file
par le long câble qui les réunit toutes,
en dérivant au gargouillis de l'eau,
toutes les barques à la suite s'entraînent.
VIII
Sous les bannes de toile écrue,
s'élevant en triangle et en dos d'âne,
les passagers, les ballots, les denrées
de toute condition, de toute sorte,
les soieries de Lyon, magnifiques,
les cuirs roulés et les bottes de chanvre,
tout bien rangé, tout bien enregistré
par l'écrivain aux lettres de voiture,
avec tous les produits que l'industrie
fabrique dans le Nord, gisent à profusion.
Mais un brouillard épais couvre le Rhône,
à couper au couteau! Il cache
le rivage en entier et à perte de vue.
On ne distingue plus le coupeau de Fourvière
avec l'église qui pointe à son sommet.
Et la mélancolie qu'amène le départ
n'en est que plus griève: là-bas, dans le Midi,
aux canaux de Beaucaire et d'Aigues-Mortes,
pour y charger les blés fins de Toulouse,
les vins du Languedoc, le sel marin,
combien resteront-ils, loin de leurs femmes,
de leurs petiots? trois mois, peut-être quatre...
Et fort heureux encore si, au retour,
un coup subit d'Ardèche ou de Durance,
ou quelque crue farouche du Gardon,
ne vient pas faire enfler, faire crever le Rhône,
et qu'avec les chevaux de l'équipage
point il ne faille, dans les champs détrempés,
patauger, s'embourber jusqu'au poitrail!
Et quand, des mois entiers, le mistral ronfle
et qu'opiniâtre il arrête les barques!
Et les graviers mouvants que l'eau recèle
et qui à l'improviste vous engravent;
ou bien la sécheresse avec les basses eaux
qui, tout l'été, échouées sur le sable,
retient dans l'inaction les nefs disjointes!
IX
Circonspects, le prouvier[11], le pilote
vont à tâtons, sondant les mouilles[12]:
que les bateaux en quelque maigre[13]
n'aillent point s'enlizer. Dans l'onde obscure
Jean Roche le prouvier jette la sonde,
longue perche de saule qu'on pela
en y laissant quelques anneaux d'écorce
marquant de loin en loin la profondeur de l'eau:
—Pan juste! pan qu'à deux doigts[14]!—«A l'aide,
Pierre-Bénite[15], sinon la barque touche!»
—Pan large!—«Allons, voici la bonne route.»
—Pan couvert! pan et demi!—Les bateliers
cèdent au gouvernail, lâchent la barre.
—La souveraine!—«Bon!» tout le monde crie.
—La main sous l'eau!—Et vogue en sûreté...
Se dévidant de lone en lone[16]
sous l'impulsion de la barque maîtresse
qui va devant, prudente, qui va majestueuse,
la traînerie avec ses blanches tentes,
à vau-l'eau du courant rapide qui la porte,
a pris le bon chemin. Vers la «chapelle»
et droit sur le tillac, la tête nue,
Patron Apian, avec un grand signe de croix,
à haute voix—que tous entendent
le chapeau à la main, entame alors
la prière du matin: O notre père
qui es au ciel, que ton nom se sanctifie!
dit-il. Les hommes se sont tus,
agenouillés ou inclinant la tête.
L'épais brouillard blanchâtre les aveugle,
dérobant les montagnes et les «brotteaux»[17]
qui tout le long accompagnent le fleuve;
et ils en sont bien sûrs, d'aller à l'aveuglette
jusqu'à Givors, peut-être jusqu'à Vienne.
Mais lui, continuant: Ton règne nous advienne!
dit-il, et qu'en aval ta volonté se fasse
comme en amont! Notre pain quotidien,
dit-il, donne-le-nous ce jourd'hui! De nos dettes
fais-nous la rémission, dit-il, comme nous autres
les remettons à ceux qui nous redoivent...
Parfois s'interrompant:—«Toquebœuf! braillait-il,
grand capon de pas Dieu, tu dors, eh! fainéant?
Ces malheureux chevaux, en amont, les vois-tu
qui s'étranglent dans leurs chevêtres?...
Une garcette qui vous cinglât tous!»—
Et reprenant: De tentation garde-nous!
Et tire-nous du mal-être! Ainsi soit-il!
X
—«Ha! mes enfants, sur l'eau grouillante,
nous, ajoutait ensuite le patron du Caburle,
que sommes-nous? Vous le voyez, nous sommes
le jouet du brouillard, des rocs qu'on a dessous,
et des grèves où l'on va quelquefois échouer...
Eh! qui donc peut savoir les hasards imprévus?
Qui veut apprendre à prier, qu'il navigue!
C'en est un beau, d'exemple, l'insensé
qui, descendant le Rhône, en l'an mil huit cent trente,
tira, le misérable, un coup de fusil
au grand saint Christ qu'on voit dans l'oratoire
du vieux château d'Ampuis, contre la berge...
Il lui brisa le bras, oui. Mais sa penelle,
au mauvais chenapan, dans quelques traites[18],
alla contre le Pont Saint-Esprit se briser...
avec lui—qui dans l'eau gloutonne fit un trou!»
Le Caburle, entre temps, la prière achevée,
venait de se ruer dans l'archipel
de la Grand'Chèvre, entrecoupé de saules.
CHANT DEUXIÈME (en provençal)
LE PRINCE D'ORANGE
XI
—«Pousse au royaume, ho!» crie une voix.
—«Nous y sommes! voilà!» On appuie au timon
et le prouvier jette le câble à terre.
C'est Vernaison.—«Amarre!» Dès qu'on touche,
apparaît tout d'un coup, là, un jeune homme blond
qui, dégagé, monte sur la grand'barque...
Et quel est-il? C'est le prince d'Orange,
le fils aîné, dit-on, du roi de Hollande.
Et de toute façon les langues conjecturent:
et pour les uns ce n'est qu'un éventé,
qu'un drille, assurent-ils, qu'une tête fêlée,
qui, se brouillant avec le roi son père,
a dû partir pour courre l'aventure,
le guilledou, la pretentaine,
à travers le pays. Selon les autres,
il s'est opiniâtré tant et tant sur les livres,
il s'est acoquiné tellement à l'étude
qu'il en est, le pauvret, tombé en chartre,
comme un enfant qui mange de la cendre;
et vers le Rhône les médecins l'ont envoyé
boire le bon soleil qui ravigote,
boire le souffle vif du rude Maëstral[1].
XII
De son royaume ombreux, paludéen,
où le Rhin se noie dans les brumes,
lui, quelque jour, s'il revient en santé,
ceindra la couronne d'iris.
Mais il s'en faut, pour l'heure, qu'il lui tarde
de prendre en charge le gouvernail des hommes,
dégoûté comme il est, avant d'y être,
de toutes les intrigues qu'il comporte,
des manœuvres de cour, et des cérémonies,
et de l'ennui qui vous y mange l'âme.
Et il s'est mis en tête une folie d'amour,
lubie de prince imaginatif, rêveur;
il s'est mis dans la tête de trouver en voyage
l'éclosion de la Naïade antique
et la fleur d'eau épanouie sur l'onde
où la Nymphe se cache nue,
la Nymphe belle et pure et claire et vague
que l'esprit conçoit et désire,
que le pinceau retrace, que le poète
dans ses visions éternellement évoque,
la Nymphe séductrice, voluptueuse,
qui, autour du nageur, au cours de l'eau,
laisse flotter sa chevelure
et se confond et fond avec le flot.
Et de canal en canal, par la Saône,
il descendit de son pays de Flandre,
comme descendent du nord brumeux les cygnes
aux «clairs» du Vacarés, quand vient l'automne.
XIII
A peine il a sauté, pâlot, sur le Caburle
et au patron touché la main, sans morgue,
il converse avec tous à la bonne franquette;
aux Condrillots paye des cigares
de son pays—qui fleurent comme baume,
et, pas plus fier qu'un «frère de la tasse»,
il leur fait boire à son flacon, après l'un l'autre,
une eau-de-vie qui liquéfie les brumes.
Et entre eux ils se disent:—«Celui-là est des nôtres!»
—«Des vôtres? répond-il, oh! vous pouvez le dire,
et s'il vous faut de l'aide, camarades,
nous sommes d'un pays où l'on ne craint pas l'eau
et où l'on sait tirer assez bien à la rame.»—
Les nochers sont ravis; ils l'entourent
comme le corps d'un roi et lui regardent
sa jeune barbe blonde, ses mains fines
et une fleur en émail, ciselée,
qui pend à son clavier de montre.
XIV
Mais le patron Apian s'écrie: «Empire!»
La barque capitane et les suivantes,
au premier coup de timon, vers la gauche
ont repris leur dérive. Sur l'eau longue
cependant que les nefs vont toutes seules,
le prince blond devise avec la chiourme.
Gentiment il leur conte qu'il est de Hollande
et fils de roi, et qu'il va en Provence,
cherchant la fleur qu'il porte pour insigne:
—«Fleur de mystère, dit-il, inconnue
aux profanes terriens, car dans les eaux
elle fait son séjour et s'y épanouit,
fleur de beauté, fleur de grâce et de rêve
que mes Flamands appellent «fleur de cygne»[2]:
par tout pays où on la trouve,
l'homme est joyeux, la femme belle.»
—«Cela? en s'approchant dirent les bateliers,
mais c'est la fleur de Rhône, mon beau prince,
le jonc fleuri, qui se nourrit sous l'onde
et que l'Anglore aime tant à cueillir!»
—«L'Anglore?»—«Allons, avance-toi, Jean Roche,
et dis-lui donc quelle est celle-là,» firent-ils.
—«Autant que moi, vous autres, vous pouvez en parler!»
répondit brusquement un jeune homme
qui tressait l'épissure d'un cordage.
—«Oh! le vilain bourru! lui cria-t-on,
tu l'auras cette nuit songée peut-être—qui à terre
faisait gogaille avec quelque pêcheur...»
—«Vous avez beau hâbler, mais, dame, quand,
riposta le gros gars, vers les fourrés
du Malatra, là où l'Ardèche fouille,
vous passez à côté, poussant la barre,
et que, nu-pieds sur le sable fin,
vous la voyez riant avec ses dents qui mordent,
ah! combien d'entre vous, si du bout de son doigt
elle faisait un signe, se jetteraient à l'eau
pour aller déposer un baiser sur l'aubier
de son pied nu!»
XV
—«Ho! cette fille, certes,
dit Patron Apian, le diable m'emporte!
vous fera quelque jour tourner la tête...
Ils ne parlent que d'elle: ce n'est pas un laideron,
mais pour en faire une crierie pareille,
il n'y a pas ici d'eau jusqu'au cou, voyons!
à l'égard des tendrons de nos côtes,
vigoureux, opulents et blancs comme jonchée!...
Royaume! bute à Givors!»—Et bord à quai
cognent les barques: le coussinet au dos,
les portefaix barbus déjà reversent
les mannes de charbon aux savoyardes;
on empile à beaux tas les ferrements
et la quincaille et les faux et les forces
et les fusils fameux de Saint-Étienne.
Puis derechef, en route! et, d'accord tous,
le prince blond s'est déjà mis à l'œuvre,
car il a bien promis de vivre en camarade
avec les mariniers, patron et gens du bord,
et manœuvrer, ramer, trimer comme eux,
ainsi que fit Pierron, le czar des Russes, lorsque
à Zaardam, dans sa jeunesse, il s'embaucha
compagnon charpentier, voulant apprendre.
XVI
Mais le vrai, le voici: par une suggestion
qui vient du sang, Guilhem (ainsi se nomme
le beau dauphin de la nation flamande)
veut rouler par le Rhône. Il veut connaître
l'aire qui le couva, la terre illustre
qui lui transmit le noble nom qu'il porte,
Orange et sa célèbre Gloriette,
château fort et palais de ses aïeux
au temps féroce des guerres sarrasines.
Et il veut parcourir et voir chacun des lieux
où ont laissé leurs vestiges ces princes
dont le Cornet[3] sonna dans les tirades
de toutes les chansons chevaleresques.
Il veut s'initier à ce langage
dans lequel Béatrix de Romans gazouillait
ses doux accents lesbiens, la langue allègre
en laquelle chanta la Comtesse de Die
ses lais d'amour avec Raimbaud d'Orange.
Il a lu. Il se sent aux entrailles,
à de certains moments, les ambitions superbes,
le reverdissement des grandes envies folles
qui vers la gloire ont exalté ses pères
et le regret des conquêtes perdues.
Mais pourquoi le regret, si des ancêtres
il pouvait recouvrer la terre ensoleillée
en l'embrassant de son regard avide!
Qu'est-il besoin d'épées qui étincellent
pour s'emparer de ce que l'œil nous montre?
Et ne serait-ce pas trop beau, tout simple aussi,
de reconquérir ce fleuron d'Orange,
ce franc-alleu que tinrent ceux des Baux,
et cet empire enfin des Bosonides
qui dans le cri «empire!» dure encore,
en s'accointant aux bonnes gens du peuple
qui l'ont gardé, le cri des souvenances?
On le dit bien de qui est populaire:
«C'est notre roi, c'est un roi!» Eh! bon Dieu,
quoi davantage? autant lui en advienne!
Car à leur tour croulent les châteaux forts,
comme il apparaît là sur chaque mamelon,
et tout s'éboule et tout se renouvelle...
Mais sur tes cimes, immuable Nature,
à tout jamais les thyms éclosent
et toujours les pasteurs et pastourelles
s'y vautreront sur l'herbe au renouveau.
XVII
L'épais brouillard, qui peu à peu s'éclaire,
a découvert au jour la vallée vaporeuse
avec les verts coteaux de ses collines
où court le Rhône roulant au milieu d'elles.
Et Maître Apian, en contemplant la face
du soleil neuf qui ragaillardit tous,
crie: «Un de plus!» Les nautoniers ensemble
ont haussé le chapeau; la joie réveille
les passagers, ébahis à tout coin,
quand tout d'un coup, magnifique, au tournant
apparaît dans son plein l'antique Vienne,
assise en autel sur les contreforts
du noble Dauphiné. Voilà, célèbre,
le Tombeau de Pilate et son aiguille.
On entend les foulons qui frappent à grands coups
pour apprêter les draps, dans les fabriques.
Coupe-jarret[4], sur ses pentes ardues,
étale en éventail ses maisonnettes;
et les clochers et les tours et les temples
dans la lumière inondante et limpide
écrivent du passé l'histoire auguste.
XVIII
Son portulan à la main—qu'il feuillette,
le prince transporté lors s'écria:
—«Salut, empire du soleil, que borde
comme un ourlet d'argent le Rhône éblouissant!
empire de plaisance et d'allégresse,
empire fantastique de Provence
qui avec ton nom seul charmes le monde!
Oh! être né dans les temps de bagarre,
de pêle-mêle, de néant, d'aventures,
où, une épée en main, le vaillant homme
pouvait, ne consultant que son instinct,
pouvait, dans le ferment des troubles,
se tailler librement un beau royaume,
en voilà une, entre toutes, de chance!
Comme ce grand Boson, comte de Vienne,
qui là, depuis mille ans, dans l'église majeure
de Saint-Maurice, porte sur sa tombe
le témoignage écrit de son audace,
de sa munificence, de sa gloire!
Princes de comédie et rois blafards,
nous aujourd'hui, impersonnels, dans l'ombre
et l'étroitesse de nos attributs légaux,
nous passons chuchotant à ras l'histoire,
dissimulant couronne et sceptre,
comme si nous avions peur d'être en vue!
Mais toi, comte Boson, à la barbe
des potentats de France et d'Allemagne,
tu enfourches d'un bond les flancs du Rhône:
«Allons, mon bon cheval!» par les sommets,
au cri: vive Provence! tu t'élèves...
—«Voilà, se disent les gens dans la mêlée,
«un homme!»—Et les barons et les évêques
t'ont acclamé roi d'Arles dans Mantaille!»
XIX
Mais pendant que le prince exulte,
les mariniers, les roulant devant eux,
ont embarqué les barriques de bière
avec leurs fonds plâtrés et blancs,
de bière blonde et brune qui, mousseuse,
va délecter, tout le temps de la foire,
dans les tavernes et bazars de Beaucaire,
les gosiers assoiffés des buveurs.
Sans plus tarder, car le temps presse,
ils ont viré de bord et le Caburle,
entraînant après lui sa blanche flotte
et rengorgé, reprend le fil de l'onde.
Or, sur les croupes des collines,
aussitôt vues là-haut, bien munies d'échalas,
les vignes d'or de la Côte-Rotie
et aperçus au lointain sur la droite
le mont Pilat et ses trois dents bleuâtres,
devant Condrieu voilà qu'ils mouillent l'ancre.
C'est le pays d'où ils sont presque tous.
Sur le Sablier[5], pour attendre leurs pères,
un fouillis de gamins, depuis quatre heures,
sont là tout nus ou moitié nus qui jouent:
les uns dans l'eau barbotent ou font des ricochets,
les autres se battant à coups de pierres.
Au pied de leurs maisons, le long du fleuve,
les pauvres femmes, sur le pas des portes,
sont à l'affût, depuis la matinée,
pour voir au port passer leurs hommes.
XX
—«Blandine, cours: ton père qui arrive!»
—«Bonjour, patron Apian!»—«Dieu vous le donne!»
—«A moi le bout, je vous amarrerai!»
—«Dis-lui, à Marioche, de m'emplir
de vin d'Ampuis, vite, cette cruche...»
—«Où est Damian? Tiens, voilà ses chemises.»
—«Goton! Mïon! Qu'est-ce que je vous apporte
de la foire, holà ho?»—«Apporte, Ribory,
quelques bagues de crin et aussi de verre,
de celles qui dessus ont un rat rouge!»
—«Oui!»—«Moi, pour la petite apporte-moi
une poupée, de celles qui se ploient!»
—«Oui.»—«Pour moi apporte des gimblettes,
de ces bonnes qui sont enlacées avec un fil...»
—«Oui.»—«Moi, apporte-moi...» Tout ça jacasse;
les recommandations de toute sorte
se vont croisant des bateaux aux fenêtres:
—«Dis à ton grand-papa de t'acheter
dans une boîte rose une petite sœur,
eh! Claudillon?»—«Père-grand, à Beaucaire,
moi je veux y aller!»—«Le coup prochain, mon gars...»
—«Allons, portez-vous bien! bonne aventure!»
—«Tenez-vous bien gaillarde, tante Chaisse!»
—«Et toi, Janin, prends garde aux Trêves[6],
aux feux Saint-Elme et aux Oulurgues[7]
qui vont, la nuit, par les Aliscamps d'Arles!»
XXI
Et puis adieu. Le Midi les attire.
Ils n'ont du reste pas de temps à perdre
s'ils veulent arriver les premiers en Argence[8]
et gagner le mouton. Au cours de l'eau,
encore toute bleue des turquoises
qu'elle a ramassées dans le lac de Genève,
pendant que vont les tentes blanches
une après l'autre, telles qu'un vol de cygnes,
le prince hollandais veut tout savoir.
—«Allons-nous mettre longtemps pour la descente,
maître?» demande-t-il. Le patron bruyamment
tousse et, heureux de faire quelque peu
son Cicéron:—«Deux jours, trois au plus, prince,
au cas où par la route il y ait de l'encombre,
répond-il, des brouillards, par exemple, pareils
à ceux que nous avions ce matin et assez denses
pour empêcher de voir la direction...
Car il ne s'agit pas de plaisanter avec ces roches,
écueils, récifs et pointes et verrues
ou bien avec ces grèves dangereuses
que recèlent de loin en loin les eaux qui rient.
Si l'on n'ouvre pas l'œil, la barque râpe,
se crève et boit: floc! floc! ou dans un «maigre»
s'engrave jusqu'aux bords et tout se noie.
Sans parler des ponts où l'on heurte
ni des empêchements des bacs...
Saint Nicolas, patron de la rivière,
nous garde longuement!»
XXII
—«Royaume, foudre!»
cria le voiturin en coupant son récit,
«vous ne voyez donc pas les îles de Saint Pierre,
grand capon de pas Dieu, qui vous entravent?»—
Et il reprit:—«C'est pour vous dire, prince,
que s'il est vrai, comme affirme un proverbe,
que tous les saints aident à la descente,
tout de même en descente, allez, il se rencontre
ses contre-temps, incidents et hasards.
D'ordinaire pourtant, quand tout va bel et bien
et que l'on peut, même au clair de la lune,
reconnaître à vue d'œil la bonne voie,
des grands quais de Lyon aux basses rives
du Rhône provençal, en deux journées,
aux mois d'été, se fait la course.
Un vrai jeu que cela! mais puis c'est la remonte,
seigneur, qui fait tirer! De chaque bord,
sur les bateaux plats que nous remorquons,
—voyez-les donc, encaqués comme anchois,—
nous avons là nos chevaux de halage:
vingt fortes couples[9], toutes bêtes de choix,
fleur des haras du Charolais,
que vous verrez, quand nous reviendrons contre-mont,
s'évertuer superbes sur la rive du fleuve...
Je ne dis pas qu'il n'y ait, sur l'Empire
ou le Royaume, rien de comparable
à notre chevaline; mais je vous garantis
que vingt mille quintaux ne les font point culer.»
XXIII
—«Et quel temps se met-il pour la remonte?»
—«Cela dépend: aux mois d'été, quand l'eau est lisse,
en dix-huit ou vingt jours on peut la faire.
Aux petits jours, quand la saison hiverne,
il en faut de trente-cinq, voyez-vous, à quarante...
Mais le terrible, puis, c'est quand le Rhône,
gonflé par les pluies automnales,
ou par ces gros temps d'Est
qui avec la marée en aval le refoulent,
déborde ses grandes eaux troubles
sur les puissantes digues et sur les clayonnages,
noyant les perrés et les voies.
Sacré coquin! quelle misère,
alors, quand les chevaux, à la cordelle
de chaque nef, tirant quatre par quatre,
ne voient plus le chemin et s'embourbent
jusqu'à la croupe dans les blés, dans les orges,
au point de les falloir lever avec un pieu
qu'on leur passe à deux sous le ventre!
Ou lorsqu'il faut, monsieur, changer de rive
pour éviter quelque rivière grosse
qui se met en travers aux pieds des équipages;
ou lorsqu'il faut, monsieur, passer à gué l'Ouvèze,
passer à gué le Roubion et la Drôme!
C'est un rude travail! Contre les roches,
au frottement les cordes s'usent:
il faut bâcler un nœud, une épissure;
il faut abattre, à coups de cognée, les arbres
qui peuvent empêcher; oui, mille dieux!
il faut, à coups de poing ou de pieu ou de gaffe,
pendant que les chevaux se noient,
se mettre par chemin aux prises avec les rustres
qui, pour gagner devant avec leurs couples
ou trébouger (ainsi que nous disons tout brut),
viendront dans les jarrets parfois cingler les nôtres...
Allez, il y en a pour tous!»
XXIV
—«Et il en reste!»
fait le prince en riant. A l'horizon,
chaperonnés de neige blanchissante,
les sommets du Vercors piquent l'espace.
Les troupeaux transhumants de la Crau, à cette heure,
broutent là-haut les herbes drues,
le cytise fleuri, la pimprenelle:
car c'est aux bergers d'Arles que l'usage
de toutes ces Alpes et cimes lointaines
depuis des milliers d'années est dévolu.
Et jusqu'au Nivolet de la Savoie,
et jusqu'au pic escarpé du Viso,
et loin, bien loin, jusqu'à ce mont Genièvre
qui départit les eaux de France et d'Italie,
à eux tout appartient. Et de quoi se prévalent
les conquérants les plus goulus
qui eurent tour à tour empire sur le Rhône,
les Charlemagne avec les Bonaparte,
les Annibal et les César de Rome,
pour avoir franchi ces hauteurs!
lorsque tous les printemps, en caravane,
lorsque tous les étés et les automnes,
avec leurs grands boucs qui ouvrent la trace
parmi la neige grenue des névés,
suivis de leurs innombrables brebis,
le bâton à la main, jouant du fifre,
nos pâtres, eux, gravissent et passent les montagnes!
CHANT TROISIÈME (en provençal)
LA DESCENTE DU RHÔNE
XXV
Aux petits ports d'Andance et d'Andancette
est arrivée cependant la flottille
et l'on y a chargé des planches, des poutrelles,
et des douves en botte et des cerceaux en roue.
Et en longeant la côte sourcilleuse
du Vivarais, de plus en plus abrupte,
de plus en plus farouche, accidentée,
les voilà qui se croisent, se frôlent presque,
avec la maille[1] lente et le câbleau
et les chevaux d'une autre longue file
qui sur Lyon péniblement remonte.
—«Salut!»—Les bras de chaque part se lèvent
et les chapeaux s'agitent dans l'espace:
—«Comment va le voyage?»—«A la coutume!»
—«Y était-il, au Saint-Esprit, le gros pilote?»
—«Il regardait quelle heure il était au soleil.»
—«En buvant à sa gourde?»—«Eh! oui! pardi!»
—«Y a-t-il du gravier, au pont, vers Bagalance[2]?»
—«Il n'en a pas parlé, le gros Toni.»—L'Ardèche
pour lors aura foncé contre les îles.»
—«Il se peut.»—«Et vous autres, par là-bas, au Grand Gué,
avez-vous eu beaucoup d'eau?»—«Jusqu'au ventre!»
—«Mais on n'a pas encore crié la foire?»
—«Ah! vous ne risquez pas de gagner le mouton,
collègues!»—«Et pourquoi?»—«D'Aigues-Mortes
nous partions, il y a quinze jours, et voilà
que, vers Les Saintes[3], roulant sur ses ancres,
un bâtiment de Tunis dans le Rhône,
tenu en panne sous la bise,
attendait le garbin pour faire voile
au premier jour vers le port de Beaucaire.
Il avait cargaison de dattes et de juives
qui, sur leurs vestes rouges, étaient garnies
de sequins d'or et de piastres luisantes.»
XXVI
—«Nous nous gaussons pas mal, reprit Jean Roche,
de ses juives, figues tassées
qui sentent le remugle et le suint!
On les loue au tâter, sur les tartanes...
Nous allons en mener, nous, à Beaucaire,
une... Écoutez: le beau dimanche de la foire,
si elle ne remporte le prix de joliesse,
—je veux, saint Nicolas, que sur ma tête
les Cornes de Crussol[4] jettent leur ombre!»
—«Laquelle?»—«Devinez!»—«Peut-être bien la fille
du Malatra, la fille au lamaneur,
celle qui passe l'or des paillettes au crible?»
—«Oui.»—«Cette bohémienne?»—«O Jean-la-flûte!
Des bohèmes semblables ont les astres pour elles
et portent le bonheur où il leur plaît...
Et prenez garde, ohé! qu'elle ne vous guigne
de côté, en passant: la lune jeune,
comme l'on dit, est cornue et félonne!»
—«Tu es ensorcelé!» crièrent à Jean Roche
les voiturins de l'autre batelée.
«Achète un pot et mets-y bouillir des aiguilles[5]!»
—«Fais tirer, Marius!»—«Pousse à la barre!»
En guise d'entonnoir les mains qui s'arrondissent
d'une barquée à l'autre, encore une tournée,
jettent de loin les paroles piquantes;
mais les bateaux de Maître Apian, rapides,
avaient déjà filé sur les eaux fières[6].
XXVII
Des points de vue nouveaux qui l'environnent,
de l'admirable vallée, des éboulis,
des rocs à pic aux ravines profondes,
des vieux châteaux emmantelés de gloire
et de la volupté de l'air si lumineux
Guilhem a le cœur ivre et chez le prince
l'élancement d'amour ne tarde point à naître.
—«Mais je la verrai bien, se dit-il à part lui,
la dive dont le charme ou la beauté farouche
semble papilloter sur tout le Rhône!
l'Anglore, cette vierge, cette jeune inconnue
dont tout le monde parle et rêve,
cette perle des grèves qui scintille
à l'imagination comme aux regards de tous
et qui, sais-je pourquoi? sans l'avoir vue,
à moi aussi me danse par la tête!»—
L'eau étincelle et rit; les poules d'eau,
les hirondelles, planant de l'aile, rasent
l'onde fuyante au gai soleil qui tourne;
et d'un moulin pendu sur barque
quelquefois le meunier, ou les pêcheurs
tirant leurs filets à bascule,
à tour de bras de loin en loin saluent.
Mais dans le sang des vieux comme des jeunes
la chaude après-midi met la paresse.
Or voilà Saint-Vallier et ses terrasses:
apparition illustre, en haut miroite
Diane de Poitiers, l'ensorceleuse
du roi François Premier, la grande duchesse
de ce Valentinois que Drôme baigne,
la comtesse d'Étoile clarissime
qui enjôla d'amour la cour de France.
Mais Diane est morte, en arrière elle fuit
dans le mouvant tableau de ce qui passe
autour des nefs qui vont comme des alcyons;
et aujourd'hui, l'Anglore, la petite
dont les pieds nus foulent l'arène molle,
l'Anglore en son nouveau, elle est la vie,
l'avenir en vedette, l'illusion
de ceux-là qui s'en vont au fil de l'onde!
XXVIII
Guilhem, n'y tenant plus, dit à Jean Roche:
—«Alors, écoute un peu, qu'est-ce qu'on m'apprend?
que l'Anglore est jolie et qu'elle te plaît?»
—«Seigneur, répond Jean Roche, elle est si avenante
que les patrons, tous, lorsqu'ils la rencontrent,
ont peur que d'un regard elle ne brouille
magiquement leurs équipages...
On dit qu'elle a mauvais œil, quelquefois!»
—«Et tu es de ceux-là que la Sirène
tient enchantés dans ses lacs?» dit le prince.
—«Moi, à vous parler franc, de faire couple
avec cette fauvette d'oseraie,
peut-être bien ne dirais-je pas non; mais dans la tête,
pas possible autrement, elle doit avoir un grain!
Car il peut en venir, vous savez? des galants
à son entour chanter goguettes...
Elle ne les écoute pas plus que s'ils sifflaient.
Elle n'a qu'un amour: rôder le long des mouilles
pour s'y mirer toute seulette
ou y cueillir parfois la «fleur de Rhône»;
et elle n'a qu'une œuvre, la devineriez-vous?
cribler les sables de l'Ardèche
pour orpailler (industrie de fourmi)
les bluettes d'or qu'il peut y avoir.»
—«Très bien! cria le damoiseau allègre.
Sommes-nous pas les Argonautes du Caburle?
Nous conquerrons, puisqu'on est en campagne,
la Toison d'Or et Médée... En avant!»
XXIX
Jean Roche là-dessus, tendant la jambe
au commandement du patron: empire!
et s'accotant avec toute l'équipe,
a, d'un coup de timon, poussé la rigue[7]
vers le fameux coteau de l'Ermitage,
pour y charger un baril de fin piot.
De la Table du Roi, en effet, ils approchent
et Maître Apian, le roi de la marine,
ainsi qu'il l'a promis en partant à ses hommes,
doit leur payer le vin de son reinage.
C'est, la Table du Roi, une rondelle,
un seuil de roche vive et circulaire,
en avant de Tournon, emmi le fleuve.
Saint Louis, en passant, à ce qu'on dit,
y déjeuna, quand il allait en guerre
contre les Sarrasins, là-bas au diable;
et depuis lors y ont dîné les rois qui portent
couronne dans Condrieu. En cercle les bateaux,
autour de la grande table rocheuse,
se sont rangés de proue. De la carène
ont surgi aussitôt marmites, chaudronnées,
pains de froment et liasses de saucisses
et fromages de chèvre: c'est la manne qui tombe!
La pointe des couteaux pique dans les potées
et ils mangent debout: tels les castors dévorent,
car si la nappe manque, Dieu merci,
point ne manque la faim. Le chef et maître,
à califourchon sur le tonneau plein,
au beau milieu de la table préside;
et, d'une main qu'il tient à la cannelle,
il fait jaillir pour chacun dans la tasse
le moût joyeux qui scintille au soleil.
Vive le roi! Par la soupe ils terminent
et, dans le brouet versant le vin de fête
qui fait bon estomac, selon leur mode,
chacun à son écuelle hume la soupe au vin.
XXX
Ensuite un branle, la ronde de l'Airette[8],
qui sous les sauts fait chanceler les barques,
et des chansons: Les filles de Valence
sont molles en amour, les Provençales
le font, la nuit, le jour...—«Brinde à l'Anglore!
cria Guilhem; sans savoir davantage,
avec ce moût des vignes escarpées
mon premier brinde est pour la fleur du Rhône!
Et mon second, pour le Rhône lui-même
qui reflète en ses eaux la fleur mystérieuse!
Et mon troisième est pour le soleil clair
qui nous convie à vivre dans la joie!»
—«Enfants, dit le patron Apian, la vie
est un trajet pareil à celui de la barque:
elle a ses beaux, ses mauvais jours. Le sage,
quand les flots rient, doit savoir se conduire;
dans les brisants, doit filer doux. Mais l'homme
est né pour le travail, est né pour naviguer...
Qu'on ne me parle pas de ces lendores
que rien ne fait contents! Celui qui rame,
au bout du mois, il lui tombe sa paye;
et celui qui a peur des ampoules aux mains
fait le plongeon au gouffre de misère.
Sur les barques, depuis cinquante ans pour le moins,
oui, j'en ai vu de toutes. Mais j'estime qu'il faut,
entre l'Empire et le Royaume,
comme entre abandon et outrecuidance,
tenir le milieu. On a festiné...
Eh bien, enfants, au bon Dieu rendons grâces
et qu'au retour nul ne manque à l'équipe!»
XXXI
—«Vive l'Anglore!» crie de nouveau le prince
qui a goûté à ce bon vin du Rhône.
Et, tandis que dévale le soleil
derrière le terroir de Glun, derrière les crêtes
qui ombrent au couchant le lit du fleuve,
le train nautique avec ses tentes blanches,
joyeusement, paisiblement défile,
pour aller faire escale sur Valence
dont le clocher, dans l'étendue limpide,
lance le nom de saint Apollinaire.
CHANT QUATRIÈME (en provençal)
LES VÉNITIENNES
XXXII
Dormir est bon. Pourtant dès que l'aurore
fait monter en fumée la brume ou, comme on dit,
la fleur de l'eau, sur le cours du Rhône
renaît au port le mouvement
et des moulins flottants va le bluteau.
Parmi les ruines de son vieux château fort,
Crussol dans le lointain remémore encore l'ire
du Baron des Adrets: quand, toute pleine
du sang des Catholiques égorgés,
il fit, si les récits sont véridiques,
baigner ses fils là-haut en la citerne,
pour leur ancrer sa haine dans le cœur.
Antan nid de barons, aujourd'hui d'éperviers!
Sur la seconde nef monte à Valence
un beau petit essaim de dames gaies,
la chevelure en l'air, blondine ou brune,
sous leurs grands peignes à rangées de perles.
Deux cavaliers vont avec elles,
instruments de musique sous le bras,
tambour de basque et violon et mandore.
Tout cela rit, jargonne et jase,
en s'empêtrant les pieds dans la navée
à l'amoncellement des ballots de tout genre
qu'un tas de portefaix empile à bord.
Les négociants, lourds, promenant leur ventre
où les breloques de montre bruissent
sur leur pécune serrée au ceinturon,
du chargement surveillent l'arrimage.
XXXIII
Mais le convoi se meut:—«A la descise!»
a crié le patron; et, la main droite
élevée sur le Rhône,—tel un prêtre
invoque du Très-Haut la protection,—
il se signe, et les barques, prenant de l'une à l'autre
le fil de l'eau vorace, impétueuse,
gagnent vers le milieu du fleuve large
qui les porte légères comme feuilles.
Émoustillés par l'agrément des dames
qui en leur langue bruyamment s'ébaudissent,
les gros marchands autour d'elles tournoient,
comme autour de la souricière
où sont emprisonnées quelques souris
tourne et retourne un matou, l'œil avide.
Le temps est frais; le vent lombard[1] qui souffle
rend gaillard et dispos et met au cœur la joie.
Un Lyonnais s'avance auprès des belles:
—«Ces fins minois seraient-ils d'Italie?»
—«Si, seigneur, répondent-elles, de Venise,
la ville des chansons et des gondoles.»
—«Et où va-t-on de ce train?»—«A Beaucaire.»
—«Lever peut-être boutique de poupées?»
—«Oh! que nenni: plutôt de gobe-mouches.»
Et l'on fait connaissance. Les donzelles
vont aux cafés chanter leurs sérénades.
Les négociants vont faire leurs négoces:
des bazars du Levant, de ses fondiques[2],
des commerçants de Tunis et de Nimes,
des courtiers de Marseille et de Narbonne,
des boutiquiers d'Alais, d'Uzès et d'Agde,
des muletiers qui charrient ou emportent
par le Chemin de la Reine Gillette[3],
des Auvergnats, des Limousins de Tulle
qui y descendent par la Voie Régordane[4],
ils vont, argent sonnant, encaisser les effets
qui tombent drus en foire de Beaucaire.
On va mener tout un mois grande vie...
Et les belles chanteuses y auront part,
c'est entendu, si leur est agréable
un brin de passe-temps. Les chères dames,
elles non plus, ne traînent pas l'ennui;
et le déduit honnête ni le rire
ni le danser ne leur déplaisent point...
Cela, mon Dieu, ne fait pas gourgandine!
Mais elles ont besoin de faire bonne foire,
car à trôler ainsi et par monts et par vaux,
pour l'entretien et pour la colophane,
et ceci et cela, il y va de grands frais.
Mais les bourgeois, sitôt loin de leurs femmes,
au diable la lésine! Ils s'élargissent,
révérence parler, tels que pourceaux
qui, une fois relâchés par la rue,
tiennent, comme il se dit, toute l'allée...
Et de rire aux éclats!
XXXIV
—«Empire!»
commande le patron en fronçant les sourcils.
Il a vu émerger, sur la main droite, une île
qu'on va rasant, naissante et graveleuse.
Mais, à bord du Caburle, on y parle, de quoi?
des belles dames, celles qui à Valence
viennent de s'embarquer. José Ribory,
pendant qu'il mâche entre ses dents sa chique,
commence donc:—«Vous connaissez Maître Eyme
qui au ponton m'a topé dans la main...
Il n'est pas homme à conter des sornettes.
Savez-vous bien ce qu'il m'a dit? Qu'entre les dames
qui là, derrière nous, font leurs follettes,
est la duchesse de Berri.»—«Tu bouffonnes?»
—«Je ne bouffonne pas.»—«C'est celle-là sans doute
qui a les frisons noirs, des yeux qui percent.»
—«Non, non, ce doit être cette huppée
qui porte reluisantes, au sommet de son peigne,
de grosses perles d'or.»—«Tant s'en faut!»—«Bougre!
Serait-ce pas cette jolie blondine
qui joue de l'éventail et qui est si rieuse?»
—«Allons, dit Ribory, il faut comprendre
qu'une personne telle, une princesse
qui veut reconquérir, coûte que coûte,
le trône de son fils, n'est pas simple à ce point
de se donner si vite à reconnaître!»
—«Mais de ce train où irait-elle?»—«Beaux nigauds!
vous ne savez donc pas qu'aval, en terre d'Arles,
vers le Grand Clar, dans les paluds de Cordes,
sont mille sacripants, peut-être bien deux mille,
qui, ne voulant servir en aucune façon
le coquâtre[5], bivouaquent sur les joncs?»
—«Les paludiers, les déserteurs, veux-tu nous dire?»
—«Les paludiers, les chasseurs de sangsues,
les insoumis de la Galéjonière[6],
les oiseaux du terroir drus et farouches
qui, dans les prés crouliers et fondrières
de leurs marais touffus et inondés,
tiennent là en échec les Bleus qui les pourchassent...
Eh! la voilà, toute prête, l'armée
de la Duchesse!»—«Mais qu'en dit le prince?»
XXXV
—«Je dis que rien, en ce parage, ne m'étonne:
dans la splendeur de cette vallée claire,
sous les pavillons de vos barques
qui vont glissant au gai courant de l'onde,
mettez-y des princesses, des papesses,
des impératrices, des fées,
en vêtements d'azur, d'or et de pourpre,
toute cette beauté y flotte à la vision,
aussi vivante et légitime et vraie
que nous-mêmes, ici, que l'eau emporte!
Vous voyez, dites-vous, des fleurs de lis? Moi, frères,
je vois la fleur de Rhône, là-bas, dans le soleil
de ce Midi où nous allons... Jean Roche,
y en a-t-il encore pour longtemps? Il me tarde...»
—«Çà, vous ne viendrez pas manger ma soupe?»
repartit le prouvier.—«Prends garde!»
lui crièrent les hommes du timon.
—«Peuh! le soleil n'est-il pas levé pour tous!
Nous ne sommes pas jaloux. L'Anglore doit être
l'étoile lointaine où n'atteint personne,
l'étoile qui brille pour toutes nos barques...
Or, savez-vous? en ce moment elle se peigne,
sémillante et charmante, sur la berge,
la chevelure ébouriffée au souffle
de la brise des bois qui fouille dans les feuilles.»
—«Lui débrouiller les cheveux dans les saules,
tu aimerais mieux ça, n'est-ce pas? vaurien,
ajoutèrent les hommes de la rigue,
que pousser à la barre, hein?»—«Royaume!»
cria Patron Apian; et retournant
le gouvernail en un coup, tous ensemble
s'étaient remis vaillants à la manœuvre.
XXXVI
—«Ainsi que vous disiez, prince, sur la rivière
tout peut se voir: c'est l'ornière du monde,
reprit le vieux patron. Tenez, le pape:
tout habillé de blanc, et sa main droite
qui nous bénissait hors de son carrosse...
Ne l'avons-nous pas vu deux fois? Une, le pauvre!
lorsque, enlevé de Rome et prisonnier,
on l'emmenait par là-haut à Paris
et qu'ensuite, de chagrin et de fatigue,
il vint mourir en chemin à Valence;
l'autre, quand Bonaparte pour son sacre
l'envoya prendre et que, de bon gré ou de force,
il lui fallut marcher derechef... Bonaparte!
Oh! cet insatiable de conquêtes
qui, nous enveloppant à sa fortune,
nous avait fait si loin tendre la guêtre
et si longtemps déchirer la cartouche,
lui qui avait lancé, d'arrache-pied,
tant de conscriptions aux tueries
que les nations disaient: «Faut que les vaches,
«dans le pays de France, fassent des hommes!»
Eh bien! le croirez-vous, que sur la rive
du Rhône, là où luit la route,
lui, ce grand homme, ce foudre de guerre,
à la défaite, nous l'avons vu conduire
comme un patient, désemparé, tout veule!
On l'emmenait au loin, à l'île d'Elbe...
Le général Bertrand était, dans la voiture,
assis à son côté: la joue blafarde,
un foulard jaune à l'entour de ses tempes,
lui, l'empereur hier de tant de peuples,
aujourd'hui renié des siens, de ses ministres,
de tous ses matadors qui l'encensaient,
descendait au galop... Je m'en souviens!
XXXVII
Il y avait des femmes,—allons, des malheureuses,—
qui, leurs enfants étant morts au service,
du chemin lui criaient: «Mangeur de monde!
«rends-moi mon fils!» Dans les villages,
les paysans, pressant aux doigts, terribles,
un écu de cinq francs pour le connaître,
le poing en l'air, braillaient ainsi: «Au Rhône
«le châtaignier! le tondu![7]» Misérables!
cela faisait frémir... Mais dans son infortune,
atterré, silencieux, tel qu'un Ecce-Homo,
lui regardait là-bas, comme insensible,
le Rhône qui allait se perdre dans la mer.
A un relais de poste, au changement
de chevaux qui a lieu, les cheveux hérissés,
le couteau à la main, une hôtelière
saignant une volaille sur sa porte
proféra ce cri: «Ha! le sacré monstre,
«si je le tenais là! En pleine gorge
«pussé-je ainsi lui planter mon couteau!»
L'empereur, d'elle inconnu, s'avance d'elle:
«Que vous a-t-il donc fait? dit-il.—«J'avais deux fils,»
répond la mère en deuil qui se courrouce,
«deux beaux garçons, taillés comme deux tours!
«Il me les fit périr dans ses batailles.»
—«Leurs noms ne périront pas dans les astres!»
Napoléon lui dit avec tristesse;
«Et que ne suis-je, moi, tombé comme eux!
«car ils sont morts pour la patrie au champ de gloire.»
—«Mais vous, qui êtes-vous?»—«Moi? je suis l'empereur.»
Aïe! bonne femme! (je vous demande, prince!)
A genoux à ses pieds, aussitôt, éperdue,
la pauvre mère lui baisa les mains,
lui demandant pardon, et toute en larmes.»—
XXXVIII
Et Maître Apian s'interrompant:—«Empire!»
s'écria-t-il soudain en s'essuyant les cils,
le chapeau à la main. «Ah! en fait d'homme, allez,
pour trouver son second de cette frappe,
on pourrait bien courir!»—«Prenez garde, les mousses!»
hèlent les radeliers d'un train de bois
qui va flottant par le milieu du Rhône.
—«Et d'où vient le radeau, fainéants?»—«De l'Isère.»
—«Vous avez là un flottage fameux!»
—«Oui, pour vingt mille francs.»—«Bois de marine?»
—«C'est pour Toulon... Regardez quels troncs d'arbres!
Mais il fallait les voir, en haut de la montagne,
lorsqu'ils bondissaient aux couloirs des pentes,
avant que d'être reliés par les harts!
Nous avons des sapins, là, des hêtres, des rouvres,
qui ont peut-être deux cents ans, sans trop dire...
Cela vient du Vercors, des Terres-Froides
et des futaies de la Grande-Chartreuse,
du tonnerre de Dieu!»—«De belles pièces...
Mais n'allez pas heurter contre les piles
du Pont-Saint-Esprit!»—«Il y en aurait pour tous,
car il n'est pas dit que le pont ne saute...
A la barre! à la barre!»—«Adieu, les Allobroges!»
—«Adieu, les goinfres!»
XXXIX
Mais devers la proue
se sont retrouvés Jean Roche et le prince:
—«Savez-vous? il faudra que vous payiez sa foire
à la petite Anglore, ce voyage...»
—«Vraiment? tu crois qu'elle vienne à Beaucaire?»
—«Parbleu! chez les marchands il faut bien qu'elle vienne
vendre sa cueillette de paillettes d'or.»
—«Voguons toujours! de la grande Nature
qui depuis Lyon nous fascine,
ce m'est un charme de saluer en elle
la prime fleur, la reine naturelle.»
—«A mesure, seigneur, que devers sa présence
nous dévalons, de lone en lone[8],
vous allez voir le fleuve rélargir ses rives
et les amours y faire leurs plongeons.
Laissez passer le Cengle avec sa tour maudite
que vous voyez pencher, là-bas,
depuis qu'aux Huguenots certaines nonnes
ouvrirent une fois leurs grilles;
puis Charmes, et Beauchastel, où le Rhône,
affouillé par l'Eyrieu, a tant de profondeur;
et Pierregourde, et Saint-Laurent-du-Pape,
et au loin les Cévennes... De la Voulte
nous franchirons tantôt les îles verdoyantes,
hantées par les castors et par les loutres,
et celle aussi qu'on nomme Pren-té-garde!...
Puis nous verrons Cruas, Rochemaure la Noire,
et nous jetons l'amarre au port d'Ancone.»
XL
Au port d'Ancone, à peine ont-ils mangé l'anchois
qu'on charge de nouveau, vlan sur le tas...
Mais que cela sent bon! sur le Caburle
ils ont embarqué vingt sacs de violettes
qu'on portera aussi à Beaucaire: récolte
qui s'est faite au Mézenc et à Sainte-Eulalie
ou soit vers le Grand-Serre ou la Val-Drôme.
De cette sécherie de la fleur au col tors
le Rhône tout entier aussitôt se parfume.
Au lit du Rhône semé d'îles
le soleil jette ses rayonnances tièdes,
sur les tourbillons qui tournoient brillants
et l'un dans l'autre en bouillonnant se perdent,
et sur les bosquets d'où sortent les aubes[9],
avec leurs troncs à haute tige, blancs,
ronds et polis, comme on dirait les cuisses
de quelque nymphe ou déesse géante.
Des ségonaux[10] verdoient les oseraies;
dans les cannaies, nombre de rousseroles[11]
poussent leur cri strident. Aux falaises lointaines
ou qui, taillant la rive, se rapprochent,
les vautours fauves décrivent de grands cercles
ou planent les faucons sur les hauteurs.
Entre les bords amuïs, solitaires,
pacifique descend la longue flotte,
et autour d'elle s'épand la vue si loin
et tellement est vaste le silence
qu'elle semble être à mille lieues du monde.
XLI
Nappe d'acier, les eaux longues et mornes
amènent le sommeil, presque l'ivresse.
De la barque majeure sous la tente
le prince fait la sieste. Oh! belle vie!
Couché dans sa mante à rayures rouges
où est brodé le Cor d'argent d'Orange,
et l'œil mi-clos, il voit dans l'azur des lagunes
se mirer les hauts peupliers
qui vont fuyant avec les frênes, les osiers,
les digues empierrées, les palées, les javeaux.
Ensommeillé, tout en glissant sur l'onde,
il aperçoit là-haut, qui passent à la file,
les châteaux couleur d'or et les tourelles,
mémoratifs des époques lointaines,
de leurs légendes féeriques, merveilleuses!
Et il sent le bonheur infini d'être libre
des vanités, des inepties de l'existence.
Un doux rêve d'amour l'envahit: il songe
à l'Ève inconnue qui l'attend
quelque part, le cœur en fleur, seulette.
Elle aura foi peut-être en sa parole,
s'il lui fait un jour son aveu. Et il tressaille
de jumeler le nonchaloir de sa jeunesse
au renouveau de la belle ingénue
et de se perdre au bocage avec elle,
avec elle buvant l'oubli de tout le reste.
XLII
Les sons d'une musique tout à coup
sur l'autre barque là derrière s'élèvent;
et voici que des voix harmonieuses, claires,
font délecter l'amplitude du fleuve.
Les Vénitiennes, on eût dit trois Sirènes,
chantaient allègrement cette chanson jolie:
Sur le bord de la mer,
En se lavant les pieds,
A la belle Norine
Échappa son anneau.
En mer un pêcheur passe
Qui va dans sa nacelle
Et de tout côté fouille
Pour emplir son sachet.
—«Pêcheur à barbe blonde,
Un beau florin pour toi,
Si dans l'onde tu pêches
Mon petit anneau d'or.»
Dans la mer il se jette,
Le pêcheur enflammé:
—«Voilà, belle Norine,
L'anneau tombé par vous.»
Elle délie sa bourse:
—«Voici ton payement.»
—«Un baiser sur les lèvres,
Rien autre je ne veux.»
—«De jour nul ne se baise,
Car nous verrait quelqu'un.»
—«De nuit sous la tonnelle
Nul ne nous connaîtra.»
—«Mais la lune illumine
Là-haut dans le ciel grand.»
—«Dans le bocage ombreux
Mes bras te cacheront.»
—«De mon corset la rose
Va changer de couleur.»
—«Au rosier piquons-nous,
Avant que la fleur tombe.»
—«Laisse-moi donc, pêcheur!
J'ai peur de mon mari.»
—«Moi je ne le crains guère,
Si méchant serait-il!
Sur mon bateau qui file,
Viens, je t'enlève au frais,
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.»
—«Oh! la fière chanson! belle Venise!»
va murmurant le prince dans le rêve
de son demi-sommeil, «ô barcarolles
qui montent des Piazzette à la vesprée,
du Grand-Canal silencieux et du Lido,
oh! bercez-moi dans ma béatitude!
Et plus de lourds pensers, car la sagesse,
c'est se laisser emporter sur l'eau folle
à la grâce de Dieu, comme le cygne,
en repliant la tête sous son aile.»
Les dames vénitiennes, point naïves,
savent déjà qu'un prince vogue en leur compagnie,
et elles tendent leurs rets dans l'onde bleue
avec la chanson du roi de Hollande.
Mais, fin poisson qu'il est, nous verrons bien
si, fasciné par elles, il va, tête première,
sombrer dans le filet ou passer par les mailles.
CHANT CINQUIÈME (en provençal)
L'ANGLORE
XLIII
Pendant que le Caburle ainsi dévale,
croisant de loin en loin quelque autre file
dont l'équipage en marche remonte le courant
du Rhône, à la vue passent
vallées et puys: le Roubion, dans les terres,
baignant Montélimar; après, les contreforts
de la grande église arc-boutée là-haut
sur le roc de Viviers; vers l'autre rive
le gouffre de Gournier—où, quand vient la Noël,
une fois par an, s'entendent les cloches,
au coup de minuit, du couvent de nonnes
qui au temps passé y fut englouti.
Avec l'ancien château qui était vis-à-vis,
par un souterrain creusé sous le fleuve,
elles communiquaient, dit-on...—«Alerte! alerte!»
Le timonier soudain virant au gouvernail,
ils ont raclé sur l'écueil de Malmouche.
Rapide, la remorque vient d'entrer dans la cluse[1]
étroite et redoutable de Donzère.
Au passage, farouches, de côté les épient
les Trois Donzelles transformées en rochers[2].
Elles attendaient là, toutes les trois debout,
leurs chevaliers partis pour Terre Sainte:
en regardant venir le long de l'eau,
la langueur de l'attente est si mauvaise!
elles finirent par s'y pétrifier.
Ils dépassent le Bourg où le diacre Andéol
exorcisa le dieu Mithra; ils découvrent
le mont Ventour qui protubère au loin,
plus loin encore le Mézenc des Cévennes,
là-bas enfin les arches magnifiques
du Pont Saint-Esprit, bâti par miracle;
et, perdus dans les arbres, les voilà qui abordent
au Malatra, confluent de l'Ardèche,
où ils vont, pour parer aux grèves dangereuses,
embarquer l'homme de la mue[3].
XLIV
—«La voilà! la voilà!» cria-t-on dans les barques.
Le poing sur la hanche, au bord du grand Rhône,
et dans ses belles hardes du dimanche,
et à la main son cabas de jonc fin,
elle, l'Anglore, attendait souriante.
Car avec ces nochers des équipages
elle s'était rendue peu à peu familière,
folichonnant, badinant avec eux.
Et sur la berge, depuis qu'elle était née,
elle venait voir arriver les sisselandes[4],
légères, fendant l'eau à la descise[5],
chargées de châtaignes ou d'autre provende,
et sous la toile blanche de leur bâche
recouvrant les monceaux de marchandises.
Et les mariniers des barques ventrues,
en la voyant bayer le long du fleuve,
de loin, dans son tablier qu'elle tendait,
lui jetaient quelquefois des pommes rouges
ou des poires vertes à la gribouillette.
Ils la connaissaient tous, eux, cette Anglore,
comme ils l'avaient nommée par moquerie,
attendu que toujours sur les graviers
elle se traînait nue sous les rayons
du grand soleil, comme un petit lézard[6].
Puis elle avait grandi, s'était faite arrogante
et même assez jolie. Elle n'était que brune,
mais une brune claire, ou, pour mieux dire,
le reflet du soleil l'avait dorée;
et des yeux de perdrix, où difficilement
on pouvait deviner s'ils riaient enfantins
ou d'allégresse folle ou bien par gausserie.
XLV
A genoux ou debout dans les délaissées de l'eau,
sur le rivage, tout le jour, assidue,
avec son petit crible de fer elle sassait,
entremêlées au sable et aux graviers,
les paillettes d'or que, ténues et rares,
l'Ardèche charriait après les pluies.
Lavées et relavées, les paillettes légères
de là s'attachaient, luisantes, à la laine
d'une peau de mouton; et bien contente,
la pauvre, de gagner à cela sa piécette
de douze ou quinze sous, un jour dans l'autre.
De ses petites sœurs et de ses frères la nichée,
foulant nu-pieds l'arène morte,
un ici, l'autre là, dans la rivière
allaient ramasser du sable à son crible.
La mère à la maison faisait la soupe
ou ravaudait en leur braillant sans cesse:
«Qui leur tiendrait des hardes, à ces fripeurs!»
Le gros Toni, son homme, était pilote.
Au Pont Saint-Esprit, où il faut connaître
les gouffres et courants pour ne point se briser
aux éperons des contreforts perfides,
il passait les bateaux à la descente.
Ils provenaient d'Aramon. Dans le Rhône
remontés pour la pêche des aloses,
en ce coin perdu ils s'étaient fixés,
pendant la marmite en une cahute
bâtie à pierre sèche au haut d'une éminence,
par précaution des crues et coups d'Ardèche;
car il ne faut pas rire avec cette coquine
de rivière rageuse, quand elle prend l'élan,
gonflée par les pluies, et qu'elle fait croître
le Rhône de vingt palmes!
XLVI
Donc l'Anglore,
soit en cheveux, soit sur la tête un fichu rouge,
les marins de Condrieu et d'Andancette
la retrouvaient chaque fois au passage;
si bien que, lors de la descise,
dès qu'ils avaient franchi les Trois Donzelles
et traversé les îles Margeries
et aperçu le roc de Pierrelate:
—«Allons, disaient-ils joyeux, nous allons bientôt voir
au Malatra papillonner l'Anglore!»
Cela seul les émoustillait
plus qu'un bon coup de vin bu à la gourde.
Et dès l'apercevoir, active à son travail,
agitant son crible en pleine lumière,
la jupe retroussée à moitié cuisse
et le corsage ouvert comme une rose
d'églantier qui boit le soleil:
—«Ohé! lui criaient-ils en faisant signe,
n'a-t-elle pas encore fait fortune, l'Anglore?»
—«Aïe! pauvrette, répondait la petite,
ils n'en jettent pas tant, d'or, dans l'Ardèche,
ces gueux de Cévennols[7]. Vous savez le proverbe?
Un orpailleur, un pêcheur, un chasseur...»—
«Tous geigneurs!»—«C'est cela. Mais vous passez bien vite?»
—«Le Rhône est fier[8] et il n'a point d'arrêt,
belle jeunesse! Mais, à la remonte,
quand les chevaux tireront la cordelle,
à notre retour du pays d'Argence,
nous amarrerons aux troncs de la rive
et nous t'apporterons des dattes... Où est ton père?»
—«Au Grand-Malatra, où il vous attend...
Bon voyage aux marins!»—«Adieu, mignonne!»
XLVII
Il en était bien un qui, sur la tille,
toujours le beau dernier de l'équipage,
saluait la fillette encore un coup
avec quelques baisers à la volée.
C'était un vigoureux garçon de Saint-Maurice
qui, sur le cou, sans aide aucune,
aurait chargé tout seul un tonneau plein
de six barraux[9]. Son nom était Jean Roche:
beau mâle brun, de cette forte race
de riverains des eaux du Dauphiné
qui, sur les rives et graviers du fleuve,
entre le Royaume et l'Empire,
gouvernent les radeaux et savoyardes[10].
Au moment du départ, sa mère, chaque fois,
lui disait:—«Mon enfant, le cœur me crève
de te voir dévaler avec ces barques
qui, la moitié du temps, reviennent effondrées
ou qui, désemparées, là-bas demeurent.
De sept garçons, desquels tu es le moindre,
car tous étaient, vois-tu, des blocs d'homme superbes,
il ne me reste plus que toi. Les filles pâles
du plat pays, là-bas dans la Provence,
me les ont tous gardés, l'un après l'autre.
Pour une belle hôtesse qu'il prit veuve,
l'aîné s'est établi comme aubergiste;
le cadet, au bout du Rhône, à l'embouchure,
s'est fait sondeur, à ce que l'on m'a dit;
deux, mariés avec des Arlésiennes,
vivent en brocantant, je ne sais comme;
et deux en Avignon ont pris attache
pour être portefaix. Et avec une troupe
de garçons comme j'eus, à mes vieux jours,
si tu cours, toi aussi, à la dérive,
me voilà exposée à rester seule! »
—«Mère, disait Jean Roche, les fillettes
qui sur la chevelure portent le velours d'Arles,
ni les jolies luronnes de l'Ouvèze,
non plus que les rieuses de la Sorgue
avec leurs blanches coiffes de piqué
dont les deux brides flottent au mistral,
ne me feront jamais, soyez tranquille,
oublier nos filles aux chairs rebondies
avec leurs belles joues vermeilles de santé.»
—«Et qui sont réservées, ha! ajoutait la vieille,
et parfaites en tout: sachant garder les dindes,
tout en filant leur quenouillée de chanvre,
traire les chèvres et battre le bon beurre
ou tricoter les fleurs de la dentelle...
Tiens, sans aller plus loin, comme la fille
du Charmetan, qui est une gaillarde:
à la fin de ses gens, mon gars, pour dot
elle aura de la vigne, et des prés et des champs,
tout ça clair et liquide, m'entends-tu?»—«Oui, mère.»
XLVIII
Et ceci et le reste. A chaque départie
c'était la même aubade. Mais Jean Roche,
sitôt monté sur le plancher des barques,
sitôt lancé sur le courant du fleuve,
lancé au large vers la Provence claire,
adieu les grosses filles du Péage,
de Serrières, d'Ampuis, ou de Glun ou de Serves!
En respirant l'air libre du Rhône,
lorsque les camarades et lui se voyaient
les maîtres absolus du royaume liquide,
de cet empire du Maëstral rude
qui en longueur s'épand au milieu des collines,
de vent en vent, de soleil en soleil,
d'un orgueil extrême ils devenaient ivres
et se croyaient invincibles au monde.
A eux le moût exquis de l'Ermitage
et le vin chaud de la Côte-Rôtie
dont, en chemin, vive le chalumeau!
ils perçaient toujours quelque pièce.
A eux les potées chavirant de viande,
avec les tranches de bœuf à l'étuvée
que le laurier parfume dans la cloche de fonte!
Et les faisans de l'île Piboulette
et les poulardes là-bas de Roquemaure,
nourries à profusion par le mil à balais;
et les lapins de Châteauneuf du Pape
dont le vin de la Nerthe rehausse la saveur!
A eux les embrassées des maritornes,
dans la sombreur, au pied des peupliers blancs,
lorsque aux grandes auberges de la rive
ils accostaient le soir pour la couchée!
Et ils n'avaient point tort, les cris de gouvernance
qui, entre les deux digues, continuellement
s'entendaient retentir: Royaume! Empire!
Les Condrillots, patrons de la rivière,
étaient vraiment des rois, des conquérants.
Vers la Provence, terre de promission
où le Rhône en son amplitude
embrasse le delta immense de Camargue,
vers la Provence où l'olive foisonne
sur les penchants de toutes les côtières,
vers le pays où s'ébat la Tarasque,
où au soleil, le jour, danse la Vieille[11],
où, la nuit, est le ciel resplendissant d'étoiles,
eux, les porteurs de l'abondance,
descendaient, bienvenus de tous.
XLIX
Sitôt qu'apparaissait en amont le convoi
des sisselandes, sapines et penelles,
encâblées à la queue l'une de l'autre,
avec les Condrillots droits sur la poupe
qui, bras levés, d'accord, poussant le gouvernail,
dans l'azur ensuite le lâchaient ensemble,
les gens de terre leur criaient du rivage:
«Mange-cabris! Culs-de-peau! Nez de beurre!»
Et les colosses bonasses:—«Mange-anchois!»
répondaient-ils en clameur prolongée,
«marche donc! As-tu peur que la terre te manque?»
Et tout le long l'antique gouaillerie
retentissait dans le parler des peuples;
et tout le long, sur les talus de pierre
des petits ports qui bordent la grande eau,
pour voir, hiver, été, venaient les filles,
leur assiette à la main ou de leur bas
maniant le tricot, la tête alerte.
Tout en glissant aussi sur l'onde lisse,
les Condrillots alors se rengorgeaient
et des bateaux leur criaient souriants:
—«Allons, les filles, voulez-vous bien venir
avec nous autres à Arles?»—«Nous ne sommes pas prêtes;
une autre fois!» Et les barques filaient,
au clapotis des flots, entre les îles.
Et le pilote à peine, debout sur le tillac,
les yeux ouverts et fixes en avant,
pour éviter les durillons de roche,
de loin en loin tournait un peu la barre.
CHANT SIXIÈME (en provençal)
LE DRAC
L
Oh! l'attraction du liquide élément,
quand jaillit dans les veines le sang neuf!
de l'eau qui rit et gazouille enjouée
parmi les galets, avec les ablettes
qui en sautant prennent les demoiselles
et les moustiques des touffes d'herbe verte!
de l'eau jolie et cruelle et perfide,
qui charme et qui fascine l'innocence
en lui faisant reluire les frissons
de son miroir!—«Petits,» à la veillée,
parlait ainsi, de fois à autre, la mère
à ses enfants, à l'Anglore, «petits!
vers les bleus de l'eau calme
ou les abîmes qui tourbillonnent noirs,
de vous guéer jamais gardez-vous bien!
Je l'ai toujours entendu dire: sous le Rhône
(aïe! beaux mignons, si vous y perdiez pied!),
en des profondeurs qui sont inconnues,
fréquente, depuis que le monde est monde,
un farfadet nommé le Drac. Superbe
et svelte ainsi qu'une lamproie, il se tortille
dans l'entonnoir des tourbillons où, blanc,
il vous transperce de ses deux yeux glauques.
Ses cheveux longs, verdâtres, floches comme de l'algue,
lui flottent sur la tête au mouvement de l'onde.
Il a les doigts, dit-on, et les orteils
palmés, comme un flamant de la Camargue,
et deux nageoires derrière le dos,
transparentes comme deux dentelles bleues.
Les yeux à moitié clos, nu comme un ver,
il en est qui l'ont vu, au fond d'un gouffre,
nonchalamment couché au soleil sur le sable,
humant comme un lézard la réverbération,
avec la tête renversée sur le coude.
Errant sous l'eau avec la lune,
d'autres l'ont entrevu, dans les flaques tranquilles,
qui à la dérobée tirait les fleurs d'iris
ou de nénuphar. Mais, puis le plus fort,
enfants, écoutez...
LI
On raconte qu'un jour,
au quai de Beaucaire, une jeune femme
lavait au Rhône sa lessive.
Et, en battant son linge, tout à coup
elle aperçut dans le courant de la rivière
le Drac, frais et gaillard comme un nouvel époux,
qui à travers le clair lui faisait signe.
—«Viens donc! lui murmurait une voix douce,
«viens, je te montrerai, ô belle fille,
«le palais cristallin où je demeure,
«avec le lit d'argent où je me gîte,
«et les rideaux d'azur qui le recouvrent.
«Viens donc que je te montre les richesses
«qui se sont entassées sous la vague,
«depuis que les marchands y font naufrage,
«et que j'amoncelle en mes souterrains.
«Viens! j'ai un nouveau-né qui n'est encore qu'une larve,
«et qui, pour se nourrir dans la sapience,
«n'attend que ton lait, ô belle mortelle!»
La jeune lavandière, somnolente,
laissa tomber de sa main écumeuse
son battoir, et voilà: pour aller le chercher
troussant sa jupe vitement à mi-jambe,
puis au genou, puis jusques à mi-cuisse,
bref, elle perdit pied. Le cours du fleuve
l'enveloppa de son flot violent,
l'entortilla, pantelante, aveuglée,
et l'entraîna aux abîmes farouches
qui tourbillonnent par là-bas sous terre.
On eut beau la chercher avec la gaffe,
introuvable elle fut—et bien perdue.
Des jours, des ans passèrent. A Beaucaire,
personne, hélas! ne pensait plus à elle,
lorsqu'un matin, au bout de sept années,
on la vit qui rentrait, toute tranquille,
dans sa maison, son paquet sur la tête,
comme si du lavoir, à l'habitude,
elle s'en retournait: seulement un peu pâle.
Tous ses gens aussitôt la reconnurent
et chacun s'écria: «Mais d'où sors-tu?»
Elle, se passant la main sur le front,
répondit: «Voyez, cela me semble un songe...
«Mais qu'il vous plaise de le croire ou non,
«je sors du Rhône. En lavant ma lessive
«mon battoir est tombé et, pour l'avoir,
«dans un bas-fond terrible j'ai glissé...
«Et je me sentais embrassée sous l'eau
«par un fantôme, un spectre, qui m'a prise
«ainsi qu'un jeune homme qui ferait un rapt...
«Le cœur m'avait failli et, revenue à moi,
«dans une grotte vaste et pleine de fraîcheur
«et éclairée d'une lueur aqueuse,
«avec le Drac je me suis vue, seulette.
«D'une jeune fille à demi noyée
«il avait eu un fils—et de son petit Drac,
«moi, pour nourrice, il m'a gardée sept ans.[1]»
LII
L'Anglore, le lendemain de ces contes
qui s'évanouissaient aux rayons du soleil,
n'y pensait plus et, dans les délaissées[2]
du Malatra, vive comme un perdreau,
courait, son crible en main, se mettre à l'œuvre.
C'était au fort de l'été: sur les ormes,
les peupliers et les trembles blanchâtres
de ces bords solitaires, les cigales chantaient...
Mais elle ne craignait rien, car, au reflet
du grand soleil qui frappe sur l'arène,
elle voyait bien mieux, disait-elle, briller
les paillettes. Ce qui autrement lui pesait,
c'était, les nuits, quand dans l'étroite hutte
il fallait coucher, toute la marmaille,
à terre, épars, sur un amas de feuilles.
Or, une de ces nuits de chaleur lourde
où l'on étouffe sous les tuiles,
elle s'était levée en chemise à la lune
pour aller prendre un peu le frais dehors.
La lune dans son plein la regardait,
toute mince, descendre vers la rive
et les pieds nus, dans le profond silence
de la nature immense et endormie,
laissant ouïr le ronflement du Rhône.
Les vers luisants éclairaient parmi l'herbe;
les rossignols perdus au lointain
se répondaient, amoureux, dans les aubes[3];
et le clapotis de l'onde coureuse
s'entendait rire. A terre la petite
laissa d'un coup tomber sa chemisette
et dans le Rhône, ardente et tressaillie,
lentement elle entra, penchée, croisant les mains
sur le frémissement de ses deux seins de vierge.
Au premier frisson, avec un soupir
elle fit halte un moment, hésitante,
et de côté et d'autre tourna, tout émue,
les yeux autour d'elle dans l'obscurité
où elle croyait toujours qu'entre les arbres
quelqu'un, dévêtue, l'épiât de loin.
Puis peu à peu, dans l'eau moelleuse du courant
elle allait encore, vivement éclairée
par les rayons de la lune baisant
sa nuque fine, sa jeune chair d'ambre,
ses bras potelés, ses reins bien râblés,
et ses petits seins harmonieux, fermes,
qui se blottissaient comme deux tourterelles
dans la diffusion de sa chevelure.
Le moindre bruit,—soit un poisson qui fit
un ricochet sur l'eau pour saisir une mouche,
le gargouillis d'un tourbillon qui ingurgite,
le cri aigu d'une chauve-souris,
une feuille battue par l'aile d'une insecte,—
lui tournait le cœur comme une jonchée[4].
LIII
Et de descendre. Mais jusqu'à la ceinture,
et puis plus haut, tout aise de se sentir vêtue
par le manteau fastueux du torrent,
elle ne pensa plus qu'au bonheur de son être
mêlé, confondu avec le grand Rhône.
Le sable sous ses pieds était si doux!
Une impression moite, une fraîcheur tiède
l'enveloppait d'un charme halitueux.
A fleur de peau, à fleur de carnation,
mignardement les ondes tournoyantes
lui faisaient des baisers, des chatouillis,
en murmurant de suaves paroles
qui lui donnaient des spasmes de plaisir...
Quand tout à coup, dans l'eau mobile
et transparente au clair de lune,
là-bas au fond, étendu sur la mousse
d'un lit d'émeraude, que va-t-elle voir?
un beau jouvenceau qui lui souriait.
Roulé comme un dieu, blanc comme l'ivoire,
il ondulait dans l'onde et sa main effilée
tenait une fleur, fleur de «jonc fleuri»,
qu'il présentait à la fillette nue.
Et de ses lèvres tremblantes et pâles
sortaient des mots d'amour mystérieux,
dans l'eau se perdant incompréhensibles.
Avec ses yeux félins, fascinateurs,
il la faisait venir, craintive, stupéfaite,
et haletante de désir, à l'endroit
où crient merci le corps et l'âme.
Ensorcelée par l'émoi dans le fleuve
et par une plaisance étrange,
elle était là, pauvrette, comme celui qui songe
et auquel, effaré par quelque peur confuse,
s'il veut courir, cela est impossible.
Et sitôt qu'elle ouvrait les yeux vers le lutin
qui, entouré de sa lueur laiteuse,
semblait l'attendre en ses bras souples,
un frissonnement d'amour spontané
la jetait en langueur sous la voûte du ciel
et la faisait doucement défaillir.
LIV
De l'amour naissant ô bonheur suprême!
O paradis de l'âme à foi naïve!
A un moment où le branle du fleuve
la soulevait et palpait tout entière,
à la renverse, les cheveux flottants
et les yeux clos par la crainte de voir
saillir sur l'eau les pointes de sa gorge,
soudain, comme l'éclair, elle se sent,
autour des hanches, une approche, un délice
qui l'a frôlée d'une fraîche caresse.
Aïe! elle se dresse d'un sursaut,
d'un tour de main rejette ses cheveux ruisselants
et voit, fuyant dans la masse liquide,
une ombre vague, serpentine et blanche,
qui disparaît. C'était le Drac. Instruite
de ses façons d'agir, l'Anglore, elle,
le reconnut fort bien, ayant à son giron
trouvé à l'instant une ombelle rose
de jonc fleuri. Pourtant, malgré son trouble,
elle prit, tout heureuse et pleine de son rêve,
la fleur qui nageait et retourna au lit.
Mais à âme qui vive, ce qu'elle avait cru voir,
elle se garda bien, mignonne, de le dire,
jalouse vraiment, autant qu'une chatte,
de sa vision trop tôt évanouie.
Ah! que de fois la jeune fille, cet été,
dans ses langueurs de nuitée chaude,
aux lunaisons si claires de septembre,
revint au délicieux appât de sa rencontre!
Mais elle remarqua une chose: à la «mouille»
chaque fois qu'en entrant elle s'était signée,
ainsi qu'étant petite elle faisait toujours,
au cours fougueux de l'eau mystérieuse
en vain livrait-elle son corps virginal:
dans ces nuits-là, le beau génie du Rhône
à la baignade,—pauvre petite, attends,
attends toujours!—lui faussait compagnie.
CHANT SEPTIÈME (en provençal)
LA FONTAINE DE TOURNE
LV
Où étions-nous? Le train de Condrieu,
au fil de l'onde, entrait dans l'archipel
du Malatra, plein de verdure et d'arbres,
quand, toute souriante, sur la rive
leur apparut, comme il s'est dit, l'Anglore.
—«Arrêt!» s'est écrié le grand patron des barques
étendant les bras transversalement.
On jette l'amarre en terre; la fillette
la noue à un vieux tronc; l'ami Jean Roche
détache la nacelle aussitôt, et:—«La belle,
allons, dit-il, dedans! Tu ne pèses pas lourd...»
Et, doucement, la prenant par la taille
il la hisse, houp là là! dans le bateau.
Chacun vient lui toucher les cinq sardines[1],
chacun lui fait:—«Eh bien, que dit l'Anglore?»
—«Je dis tout bien de vous.»—«Et la cueillette,
y en a-t-il?»—«Pas trop, dans les sablons...
Mais toujours comme ça, on est content!»
Le câble démarré, ils vont prendre en dehors
le gros pilote du pont, et en aval!
Or, tout ravigoté de railler avec elle,
car à la proue s'était assise la petite,
Jean Roche dit: «Sainte qui chante[2]!
si tu n'étais pas plus sensée que moi, Anglore,
ce qu'on ferait, sais-tu?»—«Pas encore, dis...»
—«Eh bien, demain soir, dans Beaucaire,
nous irions voir les comédies ensemble;
en couple, sur le Pré, bras dessus bras dessous,
vers les bohémiennes qui font l'horoscope
nous nous ferions dire la bonne fortune;
nous trôlerions par toutes les baraques;
et je t'achèterais un bel anneau...»—«De verre!»
—«Non, pas de verre: d'or. Et, fin de foire,
je te ramènerais pour femme à Saint-Maurice.»
—«Ho! fit en plaisantant la jeune fille,
pour demeurer tout l'an là-haut seulette
avec des gens dont le jargon fait rire?»
—«Ah! que nos rigaudons, va, sont charmants
pour danser ensemble sur les chènevottes...»
—«Jean Roche, non; et tiens, veux-tu que je te dise,
moi, mon franc valentin[3]? Tu es un bon garçon,
tu es gros et gaillard, oui (comme dit mon père),
tu es un riverain de première volée...
Mais il en est un qui t'a devancé, mon brave!
un qui dans les gouffres, qui dans les abîmes,
dans les tourbillons, les bas-fonds, les mouilles,
t'enfoncerait, te noierait, malheureux,
s'il te prenait à pêcher dans sa lone.»
Et d'un beau rire éclata la fillette:
pour happer le poisson, telle une mouette plonge
et fait rejaillir l'eau.
LVI
Pendant que l'autre, penaud, boude en silence,
voici que, de la tente où il dormait, le prince
Guilhem d'Orange, pimpant et radieux,
sort, en tenant à la main droite
un brin de jonc fleuri qu'il a cueilli
sur la lone, de l'autre côté de la barque,
et chantonnant, tout somnolent encore,
à demi-voix, la chanson de Venise:
Sur mon bateau qui file
Viens, je t'enlève au frais:
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.
—«Tiens, ne serait-ce pas celui-là?» fit Jean Roche
en la quittant pour courir au timon,
vers l'autre bout—où Maître Apian criait:
—«Tu lui fais le conte de la Barbe-Bleue,
dis, garnement, ou de la Mélusine,
à cette bachelette?» Mais l'Anglore,
dès qu'elle a vu le prince aux blonds cheveux,
était soudain devenue pâle:
le sang lui tourna si fort dans les veines
qu'elle faillit tomber en pâmoison.
—«C'est lui! c'est lui!» cria-t-elle affolée,
en s'agrippant à reculons aux courbes;
et, tel qu'un dieu, la pauvrette était là
qui l'admirait, amoureuse et craintive,
ainsi qu'une fauvette fascinée
qui, au regard d'une couleuvre,
irrésistiblement est obligée de choir.
Mais, l'esprit et le cœur émerveillés,
en souriant d'une façon courtoise
Guilhem lui a dit:—«Je te reconnais,
ô fleur de Rhône épanouie sur l'eau!
Fleur de bonheur que j'entrevis en songe,
petite fleur, sois-tu la bien trouvée!»
Et elle répliqua, tout d'un coup enhardie:
—«Drac, je te reconnais! car sous la lone
je t'ai vu dans la main le bouquet que tu tiens.
A ta barbette d'or, à ta peau blanche,
à tes yeux glauques, ensorceleurs, perçants,
je vois bien qui tu es.» Guilhem lui donne
la fleur, et tous les deux, liés par le mystère,
ont tressailli. Car les amours vont vite,
une fois dans la nef qui les emporte,
prédestinés, sur le flot.
LVII
Les arcades
du Pont Saint-Esprit, prodigieuses,
leur passent en triomphe sur la tête.
Les bateliers, baissant le front, saluent
saint Nicolas dans sa chapelle antique,
démolie aujourd'hui, mais qui sauvegardait
aux temps anciens «l'arcade marinière»,
dont l'ouverture était si dangereuse
qu'on n'y compte plus les bateaux perdus.
La Provence apparaît, car son entrée,
c'est le Pont Saint-Esprit avec ses piles
et ses vingt arcs superbes qui se courbent
en guise de couronne sur le Rhône.
C'est là la porte sainte, la porte triomphale
de la terre d'amour. L'arbre d'olives,
le grenadier, fier de sa floraison,
et les millets aux grandes chevelures
ornent déjà les côtes et les alluvions.
La plaine s'élargit, les orées verdoient,
dans la clarté le ciel s'emparadise,
on aperçoit les Ubacs du Ventour[4]:
le princillon d'Orange et la petite
glaneuse d'or croient pénétrer d'emblée
dans la bénédiction. Lui se délecte
(ah! la boisson délicieuse et fraîche!)
à boire dans cette jeunesse
la vie à sa source toute bouillonnante
et l'émerveillement de l'âme neuve
qui sourit à tous les mirages
et se livre toute à son illusion.
LVIII
Elle, enivrée par le philtre d'amour,
dans ce beau seigneur qui la charme
retrouve en plein le Drac, qui sous la vague,
au blanc tremblement de la lune,
l'a fascinée tant et tant de fois!
Et quoi d'étonnant que lui, dieu du Rhône,
se plaise à fréquenter, dans son caprice,
avec les barques et les gens de rivière!
Ne voit-on pas les bièvres[5], à fond de cale,
venir dans les bateaux, quelquefois, se cacher,
au point que, pour les mettre hors, il faut se battre!
Patron Apian, le gros Toni et d'autres,
vers les rochers de Donzère, là-haut,
n'ont-ils pas vu le Drac, sous la forme
d'un serpent ou dragon gros comme une bouteille,
sortir du Rhône et entrer dans les blés
en tordant les épis avec des ondes telles
que le pilote, d'effroi, en eut fièvre
et que son corps se couvrit d'élevures!
Et ne l'a-t-on pas vu aussi, sur la lisière
du Petit-Rhône, au temps de la moisson,
en tapinois se glisser sous les jupes
de quelque moissonneuse à demi endormie
et, s'entortillant autour de sa taille,
l'étreindre doucement de ses circonvolutions
et lui téter le sein jusques à ce qu'il tombe
assouvi de lait et de volupté!
LIX
Et tout cela, l'hallucinée
le disait aux nochers qui, devant son transport,
s'étaient rapprochés d'elle peu à peu
ou qui de loin prêtaient l'oreille.
—«Quand je te le disais, eh bien?» faisait l'Anglore
à Jean Roche ébahi qui l'admirait,
«quand je te le disais, badaud, qu'il était crâne
plus que pas un riverain de ces côtes!
Regarde-le, tout beau, qui ressemble à un prince!...
N'est-ce pas, mon Drac, mon roi, mon enchanteur,
que tu lui montreras, à ta petite amie,
les endroits que tu hantes sous le Rhône,
dans les sous-sols du palais de la Trouille
et de celui du Grand-Prieur, en rive d'Arles,
et de l'Ardèche les grottes, revêtues
rien qu'avec des diamants et des dentelles?
N'est-ce pas que tu vas me conduire à Mont-Dragon,
ton grand château, où la nuit tu dragonnes,
et dont nous voyons se cabrer les tours
sur les rochers escarpés de la «cluse»?
N'est-ce pas que nous irons voir sur le Gard
le fameux pont que le diable y bâtit
avec le lièvre qu'il y pétrifia[6]?
N'est-ce pas que nous irons voir dans les terres vagues,
sur le minuit, la flamme des Oulurgues
qui vont pleurant et gémissant aux lieux
où ils ont enfoui de l'or, car il leur pèse
d'être morts soudain et sans confession
et sans avoir décelé leur cachette?»
LX
Ainsi, dans le bleu l'Anglore en mots pressés,
vrai moulinet qui se déroule,
s'était exaltée avec l'œil ardent
et d'effarement le visage exsangue.
Mais lui, Guilhem, ravi de la rencontre
qui le soulève en plein pays magique[7]:
—«Oui, répond-il avec son flegme de Hollande,
je te mènerai partout, belle amie!
De ma principauté morganatique
d'Orange, tu seras la fabuleuse
ondine, tu seras la fée Morgane!»
Et, se moquant d'elle, les mariniers dirent:
—«L'avez-vous entendue? Elle a perdu la carte...
Pauvre! elle aura bu à la fontaine de Tourne
qui fait virer la tête, comme on dit.»
Mais l'Anglore, campée fièrement sur la tille,
frappa du pied en ricanant,
et sur l'équipage fixant son œil fauve:
—«N'en parlez que tout bas, savez-vous, mariniers?
de cette fontaine, cria-t-elle brusque,
car sur la roche, là, votre sort est écrit!»
—«Notre sort? que dit-elle encore, la visionnaire?...
Ce sera, paraît-il, aujourd'hui, son jour de lune,»
murmura-t-on en groupe sur la barque.
LXI
Tranquillement, au fil de l'onde belle,
les bateaux descendaient, longeant des îles.
On était entre Mornas et Saint-Estève
des Sorts (repaire d'écumeurs, ce coin-là:
lorsqu'un enfant, dit-on, y vient au monde,
pour l'éprouver, dans le Rhône on le jette;
s'il en retourne, bon pour la marine
ou la rapine[8], bref). Au défilé,
muré par les remparts des forteresses
d'où Montbrun fit jadis sauter la garnison[9]
et où son nom terrible plane encore
avec les vautours, de ruines en ruines,
entraient les sept barques. Mais sur le plat-bord,
telle qu'une sibylle, alors la vierge
éleva son bras nu et, dans l'orgueil
et dans l'enivrement de son rêve farouche,
elle dit:—«La fontaine de Tourne est un oracle!
Ceux qui l'ont vue, la fontaine de Tourne,
me seront garants, si vous avez doute.
L'eau y sort d'un rocher plein de vignes sauvages,
de clématites, de buis et de figuiers,
formant un réservoir qu'on nomme le Grand-Gourg.
Sur la paroi du roc, en un encadrement
qui regarde le Rhône, vous avez dans le haut,
gravés depuis... qui sait les siècles?
le Soleil et la Lune mauvaise—qui épient.
Vers le milieu, un bœuf, que sous le ventre
un scorpion va piquer, qu'un chien va mordre,
et un serpent qui à ses pieds ondoie.
Le taureau, lui, plus fort que tout, a tenu tête,
lorsqu'un jeune homme avec manteau flottant,
un fier jeune homme, coiffé du bonnet
de liberté, lui plonge à la nuque sa dague
et le tue. Au-dessus de la scène tragique
un corbeau effrayant étend ses ailes...
Devine-le qui pourra, ce mystère!»
LXII
Et elle promena, comme une possédée,
sur les nautoniers ses yeux à la ronde.
Puis continuant:—«Écoutez-moi, dit-elle;
En cherchant mes paillettes, un jour, de mouille en mouille,
j'avais pris et suivi le ravin de la source.
Et une vieille sorcière du Bourg[10]
m'accosta et me dit: «Regarde la gravure
«qu'il y a sur ce roc! Les fées charmeuses
«qui fréquentaient au temps jadis nos grottes,
«elles-mêmes l'ont agencée, petite!
«Le bœuf que tu vois là, le Rouan[11], qui travaille
«au regard du soleil et de la lune,
«au beau milieu, sais-tu qui cela représente?
«L'antique batellerie du fleuve Rhône,
«qu'attaquent de partout, que de partout assaillent
«la malignité, le cahot de l'onde.
«Le grand serpent qui se roule sous lui,
«c'est le Drac, dieu de la rivière;
«et celui qui égorge le taureau,
«le dur jeune homme qui sur la tête porte
«le bonnet rouge,—petite, souviens-toi
«de ma prédiction,—c'est le destructeur
«qui doit un jour tuer les mariniers,
«le jour où pour jamais de la rivière
«sera sorti le Drac qui en est le génie!»
LXIII
Les bateliers ne riaient plus, car sur les berges,
de loin en loin il courait des rumeurs
d'assez mauvais augure. Sur la barque
les messieurs de Lyon parlaient déjà
de gros bateaux à feu qui par machine,
sans chevaux haleurs, sans câble ni traille,
remonteraient contre eau.—«Allons donc! quelques sots
pourraient croire à ces balivernes!»
bramait Maître Apian, lorsque l'on causait
de ces inventions. «Mais si ça pouvait être,
que deviendraient tant d'hommes et tant d'hommes
qui vivent du travail de la rivière,
bateliers, charretiers, les aubergistes,
les portefaix, les cordiers, tout un monde
qui fait le grouillement, le brouhaha, la foule,
l'animation et l'honneur du grand Rhône?
Mais ne voyez-vous pas qu'il y aurait de quoi
assommer, bougre! à coups de gaffe
tous ces gueux d'exploiteurs du peuple,
de perturbateurs et de philosophes!»
Une appréhension pourtant, c'était visible,
venait d'assombrir les visages;
et ce n'est pas sans crainte que Jean Roche,
embrouillé qu'il était par tant de choses troubles,
examinait ce jouvenceau étrange
qui, le matin d'avant, sur la penelle
avait sauté, venant on ne sait d'où.
CHANT HUITIÈME (en provençal)
A HORIZON PERDU
LXIV
Le blond galant, sous la tente de toile,
et l'Anglore avec lui, tout doucement
s'étaient réfugiés pour avoir un peu d'ombre.
La suggestion suave ou l'ensorcellement
qui, au mirage de l'eau insidieuse,
à la longue du temps l'avait saisie,
la tenait bien, la fille du pilote;
et avec ses yeux égrillards de perdreau
où semblait toujours briller un caprice,
avez son nez mutin, ses lèvres roses,
ah! pour qu'elle donnât son mal au jeune prince,
il n'en fallait pas tant, je vous assure!
—«Mais à quoi donc, revenait-il encore,
m'as-tu connu?»—La jeune hallucinée
lui répondait:—«Je te l'ai dit, mon maître!
La fleur de jonc fleuri[1] que tu m'offris,
ne la tenais-tu pas en main, au fond des mouilles,
quand je te vis, tout blanc, au clair de lune,
me fascinant vers toi, me faisant signe
et m'envoûtant de tes minauderies,
tellement que je suis depuis lors ton esclave
et que, si tu venais à me dire: «Je veux
«que tu fuies avec moi au bout du monde,
«sans jamais t'arrêter, bride abattue,
«ainsi que ces fameux Chevaux Terrestres
«qui, courant au galop perpétuellement,
«font le tour de la Terre, débridés[2],
«je partirais d'un vol!»—«Mais si, ma belle,
je te disais que tu te méprends, que tu parles
au fils du roi de Hollande?» soudain
lui demanda Guilhem.—«Mon Drac,» l'Anglore
riposta, «je dirais que tu te transfigures
en toute forme qui t'est agréable,
et que, si tu t'es mis Prince d'Orange
(ainsi que tu le fais accroire à la barquée),
c'est pour quelque lubie ou fantaisie folâtre
qui passe ma compréhension...
Mais je te connais, moi, de longue date
et, mon beau Drac, à quoi bon te cacher?
Va, je t'ai deviné rien qu'à ton air de prince,
à ta charnure jeune et fraîche comme l'eau,
au bleu clair de tes yeux et à ta barbe
plus dorée et plus fine que la fleur d'iris jaune!»
LXV
Il n'y avait, n'est-ce pas? rien autre à répliquer
que d'embrasser sur le coup la follette.
Devant cette foi qui le divinise
(amour, c'est connu, par amour se paye),
Guilhem d'un feu divin sent dans ses veines
s'allumer le transport, courir la flamme.
Et les voilà qui tombent dans les bras l'un de l'autre,
à ne plus savoir, de lui ou de l'Anglore,
lequel est le plus ivre, le plus ensorcelé.
Et les barques voguaient à vau-l'eau, toutes seules,
au milieu des coteaux parallèles aux rives,
sur le courant, avec de longs silences.
De loin en loin passait quelque castor,
sortant le museau pour reprendre haleine,
rapidement descendant à la nage;
et sur le faîte des grandes bannes floches
les hirondelles venaient, rasant le Rhône,
se reposer. Dissimulés ensemble
contre l'empilement des ballots rebondis,
il lui disait dans son étreinte:
—«Approche un peu ton cœur plein d'harmonie
contre le mien, que je l'entende battre!
Ne regarde pas dans l'eau—qui est trop profonde,
ne regarde pas la terre—qui est trop loin,
ne regarde pas le ciel—qui est trop vaste:
regarde dans mon âme où tu es le soleil!»
Mais elle, en écartant de sa ceinture
la main du petit prince un peu aventurée:
—«Vois, vois, dit-elle, en voici là dehors,
vers le rivage, de la fleur que tu cherches!»
Et elle s'échappa, riant comme un enfant,
à l'orée du bateau.
LXVI
Or, en ombelle,
juchée au bout d'un jonc, la fleur rosée
s'épanouissait seule dans la vase
d'une petite mouille peu profonde.
—«Mais, fit l'Anglore, Drac, d'où vient
que tu l'aimes tant, cette fleur?»—«Elle me plaît,
répondit-il, parce qu'elle te ressemble...
N'es-tu pas la fleur d'amour, toi qui, née
comme elle au sein de l'eau, symbolises
la dilection unique et primitive
d'un monde neuf et brillant de jeunesse!»
Elle écoutait, les yeux tout grands ouverts,
ces jolis mots, pleins de magie...
Il continua:—«Je vais te la dire, écoute,
l'histoire de ma fleur. Dans une gorge,
au pied d'une falaise, la belle Galatée
et le berger Acis, une fois,
assis par terre, se contaient fleurette.
Et ne songeant à rien—qu'à leur bonne fortune,
pendant que là ils se buvaient l'un l'autre,
du haut du mont le pâtre Polyphème,
qui était un cyclope et jaloux de la nymphe
comme il ne se peut plus, le vilain monstre!
les découvre là-bas qui se jouaient.
Enflammé de dépit, il arrache d'un roc
un quartier qui, roulant, se précipite
et, las! vient écraser sur le gazon
le beau couple. Leur sang mêlé ruisselle!
La terre maternelle, les dieux eux-mêmes, pris
de grand'pitié, montrèrent un prodige:
Acis fut changé en ruisseau;
en fleur fut changée Galatée,
la fleur en ombelle qui sort dans ses eaux,
encore un peu rouge, encore un peu pâle.»
L'Anglore s'écria:—«Maudit cyclope!»
Et s'adressant au prouvier: «Par hasard,
ce ne serait pas toi le cyclope espionneur?»
dit-elle en riant à Jean Roche.—«Bohémienne!
qui joue avec la flamme, un jour se brûle,»
invectiva le gars piqué au vif.
Mais dans l'azur de l'air, elle, hautaine,
agitant son bouquet, la fleur offerte
par son beau Drac, dit:—«Moi, je suis fleurie
par la vertu de l'eau: et gronde, Rhône,
dans ton tréfonds! Je sais ce que je sais...»
LXVII
—«Gare devant, là-bas!»—Sur la rivière
un long coup de sifflet stridula tout à coup
et, descendant taciturne, à la hâte,
rasa, bord à bord, une embarcation
qui prit le devant: une grande toue,
ayant d'un bout à l'autre une chaîne de fer
où était attaché, couple par couple,
un ramassis de toute espèce d'hommes.
—«Ohé! bonnes-voglies!» alla leur dire
un jeune marinier.—«Silence, maugrebleu!
Vous demande-t-on si la bise est brune?
fit le patron Apian. Les misérables
ont bien assez de leur mal, sans l'insulte...
Et n'ayez pas l'air de les reconnaître,
car, marqués sur l'épaule, ils cherchent l'ombre...
Et que d'exemple à vous tous cela serve!
Ils vont manger des fèves à Toulon, malheureux!...
Il y a là de tout: des gens d'église,
des chenapans, des nobles, des notaires,
voire des innocents!» L'œil de travers,
passèrent les forçats, tels que les spectres
de la Barque à Charon. Ainsi le monde,
ainsi l'agitation, le trantran de la vie,
le bien, le mal, le plaisir, la douleur,
s'en vont courant, s'en vont confusément,
entre le jour et la nuit, sur le fleuve
du temps houleux qui se déroule et fuit.
LXVIII
Les galériens disparaissent au sud
vers le Revestidou. La Piboulette,
chasse royale des sires d'Ancezune,
au vieux blason desquels se grime
le Drac du Rhône à face humaine,
d'un rideau d'arbres entoure Caderousse.
—«Où est Orange? demande aux bateliers
Guilhem. Où est sa Gloriette,
nid et palais de nos aïeux illustres?»
—«Là derrière,» répondent les hommes de la barque.
—«Où êtes-vous, Guibour, vaillante épouse
de Guilhem au Court-Nez, et toi, princesse
Tibour d'Orange?»—«Là derrière, répliquent
les braves mariniers, là, derrière les arbres
qui nous dérobent le mur du Ciéri[3]
et l'Arc de Marius: on ne peut voir
d'ici que Crève-cœur[4]...»—«Gloire perdue
et bien nommée, adieu! cria le prince
en essuyant une larme naissante
que le soleil fit scintiller; conserve,
ô ville d'or, ô notre honneur d'Orange,
à tout le moins conserve la mémoire
de ceux qui n'ont jamais terni ton lustre!...
Mais de quoi vais-je me plaindre ou m'attrister,
ajouta-t-il, si j'ai perdu l'Empire
pour devenir le dieu de l'eau magique!»
La jeune fille, lui voyant l'œil humide,
l'avait pris par la main et, familière,
comme cela se passe dans les songes:
—«Drac, lui dit-elle, mais les dieux pleurent donc?»
Et doucement, sortant de rêverie,
lui répondit:—«Mais s'ils ne pleuraient point,
ils ne seraient, les dieux, guère plus que des pierres...
Oui, mignonne, l'Amour est un dieu, en effet,
et ce qu'il a de plus divin, ce sont les larmes.»
LXIX
En l'île d'Auselet les oisillons
pépiaient tout le long des bords feuillus.
Le vent léger apportait des montagnes
La senteur des lavandes et des myrtes
qui dans les Combes-Masques étaient fleuris.
La fin du jour, avec son haleine plus tiède,
emplissait les cœurs de la nostalgie
qui envahit tout, quand le soleil baisse.
Ils voyaient arriver la Barthelasse verte,
partageant le fleuve en deux Rhônes,
et puis plus rien, que le tournant de l'onde.
Mais soudain, tel qu'un rideau de théâtre
qui en aval se tire à l'horizon,
les arbres du rivage et les collines,
tout va diminuant pour disparaître
devant un colossal entassement de tours
que le soleil couchant enflamme et peint
de splendeur royale, de pourpre splendide.
C'est Avignon et le Palais des Papes!
Avignon! Avignon sur sa Roque géante!
Avignon, la sonneuse de la joie
qui, l'une après l'autre, élève les pointes
de ses clochers tout semés de fleurons;
Avignon, la filleule de saint Pierre,
qui en a vu la barque à l'ancre dans son port
et en porta les clefs à sa ceinture
de créneaux; Avignon, la ville accorte
que le mistral trousse et décoiffe
et qui, pour avoir vu la gloire tant reluire,
n'a gardé pour elle que l'insouciance!
Les bras se dressent tous; et l'équipage,
les passagers, admirent Babylone
(ainsi que la nommèrent les Italiens jaloux).
Puis tout à coup de la seconde barque
monte ce cri: «Venise! c'est Venise,
lorsque entre ses dentelles elle va se coucher,
aux baisers du Ponant, dans sa lagune!»
Et n'y tenant plus de jeter au vent
son enthousiasme, Guilhem, par-dessus bord,
décampe en un saut chez les Vénitiennes.
LXX
Et s'adressant—des trois—à la plus brune:
—«Duchesse de Berri, lui dit-il finement,
vous m'excuserez, n'est-ce pas? si j'entr'ouvre
l'incognito de votre emprise belle...
Car les nochers de cette flotte gaie
m'ont dit que vous allez rejoindre en Arles,
là-bas, les partisans de votre règne.»
—«Ah! cavalier!» faisant un peu la moue,
répondit la dame non sans embarras,
«comme vous plaisantez le pauvre monde!
La princesse en question, qui, oui, est à Venise,
n'est pas pour nous une inconnue,
car nous sommes voisins de palais, au Rialto.
Mais il y a palais et palais; et le nôtre,
depuis longtemps les araignées y filent...
Et nous allons chantant, comme les limaçons
dont la coquille est au feu.» Et de rire.
—«Moi, continua la brune chanteuse,
puisqu'il le faut, je vais faire mes confidences.
Je suis issue de race patricienne
et dans notre maison Venise la superbe
vint plus d'une fois élire son doge.
Mais les vicissitudes sont partout...
Et d'un grand nom, aujourd'hui, pauvre femme,
le noble orgueil, c'est tout ce qui me reste.
Dans cet Avignon qui, avec ses tours,
ses remparts, son palais, montre à la vue
ce qu'il a été dans le temps des papes,
imaginez-vous qu'un de mes ancêtres,
ambassadeur de Venise, à l'époque
où la papauté y fut en déroute,
se rencontra là, quand le désarroi
vint en bannir le beau dernier pontife...
Le fugitif—écoutez ce détail—
fit noyer, paraît-il, douze statues
en or massif (c'étaient les douze apôtres
avec le Christ en plus) dans un abîme
dont j'ai, moi toute seule, le secret.
Dans mon sein je le porte, ainsi qu'une relique,
en un vieux parchemin où est marqué,
de point en point, le lieu de la cachette.
Mais en ce pays étranger,
où nous ne connaissons personne, comment faire,
si nul ne vient en aide à la faiblesse!»
LXXI
—«Je suis, dit Guilhem, à votre service:
la chose m'intéresse, car douze statues
en or massif, oui certes, valent bien
la peine de tenter leur découverte.»
—«Et, dit une autre (celle qui était blonde),
ne ferions-nous pas tourner la baguette
ou le sas, s'il fallait? Je connais le métier;
et s'il y a, ma dogaresse, quelque chose,
si profond serait-il, va, il faudra qu'il sorte...
Mais, par saint Marc, ajouta-t-elle en faisant voir
toutes ses dents de belette, j'en jure!
Je ne donnerais pas douze crottes de rat
de tes douze apostoles...» Et de rire.
—«A moins qu'on ne les ait déterrés, mon amie,
chez moi, à la maison, répliqua la première,
je l'ai toujours ouï raconter, ce beau songe!
Et voilà cinq cents ans que nous vivons
sur le reflet de sa verte espérance...»
—«Et vous faites bien, parbleu! et fort bien,
dit le jeune sage; car la vie, qu'est-elle?
sinon un songe, une apparence au loin,
une illusion sur l'eau glissante,
qui, devant nos yeux s'enfuyant toujours,
comme un jeu de miroir nous éblouit,
nous attire au leurre et nous sert d'appât!
Ah! qu'il fait bon naviguer sans répit
vers son désir, encore que ce ne soit qu'un songe!
Un temps viendra, qui s'approche peut-être,
où les gens auront tout à portée de la main,
où les gens auront tout, sauront tout à l'épreuve
et, regrettant les vieux mirages,
qui vous a dit que vivre ne les lassera point!»
LXXII
En lui faisant les doux yeux, la troisième
des Vénitiennes dit alors au prince:
—«Donnez-moi votre main.» Et le galant
offre sa main, sérieux, à la dame:
—«Belle main, fine main, et caressante,
dit la chiromancienne curieuse,
bonne main, noble main...» Et dans la sienne
la dame la palpait, la cajolait,
«Oui, main de roi, main fée et main de gloire,
qui fait ce qu'elle veut! avec des lignes
qui vont s'entrecoupant indéfinies:
ligne d'amour croisant ligne de tête,
comme il se voit souvent; ligne de vie...
Aïe! le mauvais passage! A un tournant,
pas loin d'ici, sur le Rhône peut-être,
la Mort, seigneur, vous guette avec sa faux...
Prenez garde!...»—«Que diable vas-tu lui dire là!
en même temps crièrent les deux autres,
Nous sommes tous en passe, sur le Rhône, de boire
à la grande tasse, et, allons, jeunesse,
buvons, en attendant l'inconnue malencontre,
le vin brillant de nos jeunes années!
Puis, dans Beaucaire, en avant! ce coup-ci,
puissions-nous tous y faire bonne foire!»
LXXIII
Dans l'entre-temps de ces gentils devis,
en rive d'Avignon les barques cependant
viennent, suivant la file, amarrer tour à tour.
—«Embraque le câbleau! range la terre!
commande Maître Apian de sa voix rude,
Contre le quai accoste le Caburle!
Avance la carate! A la sapine!
Pousse la sisselande! aborde, aborde!...
Là!»—Les bateaux aux bâches montueuses
s'agglomèrent au pied de la falaise abrupte,
devant le Pont Saint-Bénézet qui montre
l'ombre géante de ses arches rompues.
Les apparaux en ordre, la flotte en sûreté,
processionnellement, marchant un devant l'autre,
selon leur usage, au long de la rue,
à pas comptés le vieux patron menant la file,
les petits mousses courant après la troupe,
en tanguant, bras ballants, à leurs grandes auberges
des Fusteries, du Limas[5], les beaux hommes
s'en vont souper joyeux. Avec son père
l'Anglore les suit, quelque peu penaude
de ne pas revoir le prince autour d'elle,
le petit prince à la barbiche blonde,
qui peut-être a fait quelque mue nouvelle...
Peut-on savoir? Le Drac, peut-être, au Rhône
doit descendre la nuit dans son palais,
si telle est sa loi... Ah! va, ma pauvrette!
Guilhem, avec les dames de Venise
qui de leurs mignardises l'environnent,
au cabaret de la Petite-Hôtesse,
sous les peupliers blancs et les treilles, là-bas,
est allé faire une escampette... Bref,
Guilhem est jeunet, il prend ses ébats.
LXXIV
Or, sous la tonnelle, une fois à table,
le princillon avec les cantatrices
qui, tout en mangeant et buvant, friandes,
chassent les moustiques avec la serviette:
—«Vous ne m'avez pas dit, pourtant, encore
si vous êtes, mes dames, à marier ou mariées,
leur dit Guilhem, car, suivant l'occurrence,
on pourrait là fauter, si on se leurre
au jeu d'amour...»—«De cela n'ayez cure!
répondirent-elles en grande accortise.
Le jeu, seigneur, ne demande que faute.
Et dans notre pays la femme noble,
une fois mariée, peut avoir,
sans que personne ait rien à y voir ou redire,
un, même deux, et même trois amants.»
—«Savez-vous bien que les maris, fit le jeune homme,
doivent gagner, en tel pays de promission,
le paradis de la sainte patience?»
—«Hé! s'écria la belle huppée
dont le grand peigne avait des perles d'or,
rois de la fève, ils sont les plus heureux des hommes!
car les servants d'amour les débarrassent
de tous les soins coutumiers de la vie.
Ils n'ont besoin, les maris de Venise,
de s'occuper de rien qui les ennuie.
Les cavaliers servants se font un vrai régal
d'aider madame à sa toilette:
l'un lui tient le miroir, celui-ci lui présente
les épingles pour ses cheveux;
celui-là au corsage lui passe les lacets;
l'autre lui porte à vêpres sa mantille
et l'autre en la baignoire lui tiendra compagnie;
sans compter les cadeaux, les rafraîchissements,
les sérénades et madrigaux qui pleuvent!»
—«Eh bien! irons-nous point chercher les douze apôtres?
interrompit soudain la dogaresse.
A ces joyeusetés le temps s'écoule;
mais Jaquemart vient de frapper onze heures,
et il faut remonter de grand matin en barque...
Allons?»—«Allons!»—«N'oublions pas la verge
de coudrier—qui est notre boussole.»
Et les chanteuses partent en chantant:
—Si la lune illumine
Là-haut dans le ciel grand,
Dans le bocage ombreux
Mes bras te cacheront.
—Laisse-m'aller, pécheur,
J'ai peur de mon mari.
—Moi je ne le crains guère,
Si méchant serait-il!
Sur un bateau qui file,
Viens, je t'enlève au frais,
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.
CHANT NEUVIÈME (en provençal)
EN AVAL D'AVIGNON
LXXV
Le long du Rhône qui dans l'ombre luit
et hors d'Avignon suivant le rempart,
ils entrent doucement par la porte Ferrusse
et du Limas à la Juiverie-Vieille
ils montent en cachette, par les étroites rues,
jusque là-haut vers le Château des Papes.
Tout est désert à l'entour. Les fresaies,
dans la noirceur effrayante que jettent
les colossales tours, font leurs gémissements.
Sur la cité qui dort tombent lugubres
les douze coups de minuit. Au «qui vive?»
—«Ami!» répond Jean Roche dans le sombre,
car, pour déterrer les apôtres d'or
avec son coup de main d'Hercule,
le subtil et sage prince de Hollande
lui a donné charge d'attendre à l'affût.
Au pied des hautes murailles ténébreuses,
le cœur en onde, les belles de Venise
ont entrevu déjà dans leur pensée
les barbes d'or de saint Jean, de saint Jude:
le parchemin dans les doigts, l'une d'elles
étudiant les lieux, cherchant les repères;
une autre dans ses mains qui lui frétillent
tenant la baguette divinatoire;
et l'autre, penchée en fleur de narcisse,
complaisamment sur le bras de Guilhem
laissant aller son sein rebondissant.
—«Par saint Antoine de Padoue, on en brûle!»
a fait soudainement celle qui porte
le brin de coudrier. Avidement chacun
se précipite autour d'elle pour voir...
Oh! jamais de la vie! Agitée d'elle-même,
la houssine blanche va se tortillant
et d'elle-même tourne vers la terre,
marquant l'endroit précis, à quelques toises
de l'Escalier du Pater où l'on monte
vers l'église de Dom.—«On tient la mine!»
Guilhem dit en riant, «Jean Roche, creuse!»
LXXVI
Le gros garçon enfonce le levier;
il perce du sol la surface dure;
puissant, il soulève une large dalle
et découvre un abîme aux noires profondeurs,
un puits dans le rocher, qui, tant il est horrible,
les fait reculer tous.—«Qui s'y élance?»
demande froidement Guilhem d'Orange
en regardant les trois femmes muettes.
Jean Roche lui répond:—«Si nous avions des cordes...»
—«On pourrait vous descendre,» dit le prince
à ces dames.—«Vous deux, vous qui êtes des mâles,
oser ainsi parler?» la dogaresse,
fixant sur lui des yeux enflammés, furieux,
lui répliqua: «Les statues sont au fond!
Regardez la baguette qui se tord...
Y aurait-il, pour les garder, le Basilic,
vous ne laisserez pas, seigneur...»—«Après la foire!
interrompit Jean Roche. La prime aube
derrière le château ne peut tarder à poindre
et j'entends le patron qui déjà crie: Au Rhône!»
De son bras fort, cela dit, il recouvre
le puits profond sous son couvercle;
il y arase et piétine le sol,
et:—«Venez vite, allons!» Vers la rivière,
le prince gai, les dames dépiteuses,
redescendent au port en toute hâte.
Et Guilhem dit:—«Mais quelle tirelire,
bon Dieu d'Orange, hein? si, par fortune,
nous avions rencontré la pie au nid!
Sire Rambaud Bertrand, un mien ancêtre
(que Dieu lui fasse paix!), une année, à Beaucaire,
par douze paires de bœufs fit fouir
le Pré de Foire, et puis, à tout un peuple
faisant largesse, le sac au grain pendu
à son côté, dans les sillons,
du haut de son cheval, à plein poing, il sema
trente mille deniers d'argent... Hé! hé! les belles,
peut-être au champ de foire eussions-nous fait bien pis!»
Et de cette façon, tenant l'aiguille
et en jouant, tête ou pointe, avec elles,
Guilhem, qui est en bonne humeur,
flegmatiquement pique les donzelles.
Mais tout cela ne les rend pas rieuses,
d'avoir trouvé, ainsi qu'elles ruminent,
le Trésor de Venise inestimable!
d'avoir trouvé la Vache d'Or et, gueuse!
de ne l'avoir pas agrippée au pis!
Tu n'emporteras point icelle en paradis,
mon petit prince! et va, ire italienne
ne s'évapore pas au soleil comme aiguail.
LXXVII
Patron Apian, le maître d'équipage,
est en haut du Caburle, distribuant des ordres
que le prouvier répète. Groupe à groupe,
les passagers s'embarquent pour la foire
et d'un bateau à l'autre, en conséquence,
vous n'entendez parler que de Beaucaire.
De toute la contrée qui environne,
de Carpentras, de Vaison, pour y vendre
leurs parties de safran, de grenettes[1]
et de toute herbe de Saint-Jean séchée,
et d'Avignon, pour y placer leurs pièces
de taffetas, de velours et d'indienne,
montent nombre de gens. Maîtres du quai
et ceinturés, qui de vert, qui de rouge,
selon qu'ils sont pour ou contre le roi,
les portefaix aux poignes redoutables,
et devant lesquels la terre tremblait,
ont achevé leur tâche. Des poteaux
eux-mêmes démarrent les divers cordages;
et Maître Apian s'écrie, chapeau levé:
—«Au nom de Dieu et de la sainte Vierge,
au Rhône, les enfants!» Et les sept barques
revirent de bord tour à tour et, combles
de toutes les richesses de l'Empire
et du Royaume, au pied de la Roque hautaine,
vers le Midi reprennent la descente.
Entre temps que le vieux patron modère
du geste et de la voix les nautoniers:
«Joliment! gentiment!» et pendant qu'ils s'engouffrent
dans la féroce baie du pont de pierre
que Bénézet le pâtre sur les ondes,
il y a sept cents ans, éleva colossal,
Maître Apian, lui, fidèle à la coutume
des gens de Condrieu, tire un coup de chapeau
au grand saint Nicolas—dont la chapelle
chevauche sur le pont, svelte et jolie;
et, une fois courant dans l'eau obscure
où peu à peu descend la lueur de l'aurore,
il redit la prière habituelle:
O notre père! Ainsi, à leur réveil
aux premiers rais du jour, font les nichées.
LXXVIII
Et la vue merveilleuse d'Avignon,
son grand château aux gigantesques murs,
ses remparts crénelés, tours et tourelles,
dans le matin blanc de clarté s'éloignent,
avec le fort lointain de Villeneuve
que le soleil colore tout à coup
de son averse d'or. Les barques sillent
rapides plus que l'eau, car elles sont chargées,
se hâtant d'autant plus qu'elles sont plus pesantes.
—«O sacrés bousilleurs!» une voix forte
devers l'île de Piot a grommelé soudain.
«Vous ne voyez donc pas le tramail? Avec eux
on ne pourra plus prendre bientôt une lamproie!»
—«Quoi! nous n'aurons donc plus la passe libre!»
cria Patron Apian sur le haut du Caburle,
agitant ses grands bras vers le pêcheur du Rhône.
«Non contents de fourrer à travers tous les coins
leurs filets en bourse et leurs carrelets,
pour attraper quelque méchant panier d'aloses,
ils viendront maintenant nous empêtrer leurs traînes,
ces rustauds-là, au beau milieu du fleuve!»
—«Vieux drapeau, lui fait l'autre, tiens ta route!»
Et Maître Apian dédaigneux lui riposte:
—«Vieux pavillon, honneur de capitaine,
espèce de puant, de meurt-de-faim!»
Mais les bateaux filant sur les eaux pleines,
majestueux, le maître avait en poupe
repris le gouvernail.
LXXIX
Et sur la proue
Jean Roche, à l'autre bout, lui, pose cette énigme
à la petite Anglore:—«Toi qui vois
à travers les murailles, tiens, devine
un peu ce que ça est: Comme un fétu
cinq cents quintaux je porte et je ne puis,
moi, porter une clef.—«Le Rhône.»—«Et celle-ci:
La profondeur des mers?»—«Un jet de pierre.»
—«Brave!»—«Jean Roche, à moi, dit la fillette...
Qu'est ceci? Elles sont plus de cinq cents sœurs,
plus de cinq cents belles damoiselettes
qui ont dans la maison chacune leur chambrette
et cependant les recouvre endormies
la même couverture?» Tête basse,
le marinier cherchait.—«Allons, Jean Roche,
fais comme les aulx, travaille de tête!»
L'autre ne disait mot.—«Tu jettes ta langue aux chats?»
—«Oui.»—«On voit bien que tu sors de l'Isère,
mon gros balourd! C'est la grenade.»—«Bonne!
Mais, à propos, puisque tu devines si bien,
toi, Anglore, les choses difficiles à comprendre,
voyons, devine un peu avec qui et où donc
le petit prince a passé la nuitée?»
—«Eh! que t'importe? N'est-il pas son maître?
répondit-elle. Au fond du Rhône
qui l'empêche d'aller se livrer au sommeil,
s'il a chaud, dans la nuit!»—«Et si, la nuit venue,
on te disait qu'il a roulé jusqu'à l'aurore,
Jean Roche fit, avec les Vénitiennes?...»
—«L'as-tu vu?»—«Je l'ai vu.»—Aussitôt la petite
va se cacher là sous la tente,
et voulez-vous des pleurs? Ah! pauvre Anglore!
—«Déjà le Drac, disait-elle ingénue,
me fausserait-il ses promesses!
Tant comme nous nous vîmes dans l'eau bleue
de mes rêves—et, dans ses amitiés,
tant de paroles tendres et flambantes,
tout cela ne serait, en somme, que mensonges!
O toi qui m'apparus si beau,
deviendrais-tu si vite le dragon que l'on dit?
Oui, on me l'a bien dit que, traître comme l'eau,
quand tu nous as fascinées, tu nous trompes...
Mais tu étais si mignard, si joli,
quand tu m'offrais de loin la fleur des lones,
que tu tenais sous l'onde dans la main,
en ondoyant avec l'onde enjôleuse
qui me berçait tout doux au clair de lune!...
Oh! vois-tu, si tu m'as trahie, Drac, je me noie!»
LXXX
Et pleure, pauvre enfant! Le train des barques
sur la glissoire prompte qui l'emporte
fait toujours son chemin et, d'une berge
à l'autre, va s'élargissant le fleuve
dans lequel la Durance, gueule bée,
charrie, vomit à verse la pierraille
des hauts torrents et irruptions alpestres.
—«Ohé! tu dors, beau prouvier? A la sonde!
s'écrie Patron Apian, car le voici, l'endroit
des grèves mouvantes, des lais de graviers...
Vous n'y voyez donc pas, bougre de bougre!»
—«On y est! on y est!»-Jean Roche prend la perche[2],
il la descend sur le flanc du Caburle
et, dès le fond touché, à reprises il s'écrie:
—Pan! Et après: Pan juste!—«Bute donc au royaume!»
en poussant au timon commande à l'équipage
le grand patron.—Pan couvert!—«Sus, collègues!»
Pan large!—«Encore!»—La souveraine!—«Vogue!»
Tout juste le soleil sort de la Montagnette
irradiant le Rhône, et ils sont tout à l'heure
vers la Roque d'Acier. Le petit prince
qui, à peine levé, s'est mis, dès son réveil,
à la recherche de son Anglore,
joyeux, l'est venu trouver sous la tente.
—«Bonjour! lui a-t-il dit. Mais, tiens, qu'as-tu? des pleurs?»
—«Tu le sais bien de quoi je pleure,» lui répond,
irritée, la jeune fille, «car, dans l'ombre,
toute la nuit, à terre, tu rôdas,
courant le sabbat des chauves-souris!»
—«Si c'est là tout, console-toi, ma belle,»
lui réplique-t-il en prenant sa main
et riant; «tu sais? le jeune cheval
trépigne par besoin et le Drac, lui, lutine!»
Et tout doux, jovial, il lui conte l'histoire
des Vénitiennes avec leur cache
et des douze saints d'or enterrés dans le puits
et qu'on ira chercher après la foire,
si, comme on dit, la carte n'est point fausse.
Et tout s'arrange, car ce serait vrai crime
d'affliger la jolie mignonne,
gentille comme elle est et pleinement croyante
en son amourette de chimère pure!
LXXXI
Et vogue la navée!—«Ohé, petite!
notre pays, Aramon! viens donc voir!»
le gros Toni a crié. «Vois la hutte
où nous restions (oh! quand j'y songe!),
à moitié ruinée par l'inondation,
l'an du Rhône gros, et où tu es née...»
—«Que d'arbres de partout! le beau terroir!
disaient les passagers. «Quels tas de gerbes!
On voit bien que c'est tout alluvion du Rhône...»
—«L'avons-nous dépassé, le Gard?»—«Voilà ses îles...
Et, de l'autre côté, sur le bord, Valabrègue
avec son Roudadou[3] qui l'environne!
Les verganières[4] y coupent les osiers...
O Marguerite! ô Malen!... Ah! les gouges!
De leurs serpes luisantes faisant montre,
les voyez-vous, dans les taillis, comme elles rient?
C'est dans ces touffes d'herbes aquatiques
qu'il ferait bon tendre ses nasses?»
—«Un esturgeon qui monte!»—«Ce jet d'eau
qui jaillit là devant?»—«Oui, oui, je vous assure!
C'est un laité de mer, et des beaux: un indice
que Beaucaire s'approche.»—«Quelle fête!
Mais vrai, voilà le pont! et voyez Sainte-Marthe
dont le clocher pointe sur l'autre rive!
Le pont tarasconais, avec ses piles
qui enjambent le fleuve, toutes blanches!
Le grand château de Tarascon, en face
de celui de Beaucaire à la cime duquel
il y a le drapeau tricolore qui flotte!
Nous sommes avec Dieu! et vive la Provence!»
CHANT DIXIÈME (en provençal)
LA FOIRE DE BEAUCAIRE
LXXXII
Couvrant le Rhône long, une enfilade
de barques et navires de tout genre,
pavoisés des ors, pavoisés des flammes
de toutes les nations, confusément
vers le bord sablonneux déjà se presse.
Car, avec cette brise qui depuis quelques jours
a soufflé dans les voiles, du bas fleuve
sont montés les lahuts[1]. De notre mer,
des côtes barbaresques ou levantines
et du Ponant et de la Mer Majeure[2],
ils ont gagné Beaucaire pour la foire.
Et il y en a! les uns portant la voile aiguë,
latine la plupart, d'autres quadrangulaire:
allèges d'Arles et trois-mâts de Marseille,
les tartanes de Gênes ou de Livourne,
les brigantins d'Alep, les balancelles
de Malaga, de Naples et de Majorque,
les goëlettes anglaises ou du Havre-de-Grâce,
les groins-de-porc d'Agde et de Cette
et les trabacs noirs de l'Adriatique.
C'est un vacillement sur le Rhône, une danse
dans le soleil, la houle et la rumeur
de tous les jargons des gens de marine.
Mais du milieu des bigues et des antennes,
des voilures, des cordages, des moufles,
où, les pieds nus, qui descend et qui monte,
sous le Croissant enorgueilli,
et au plus haut croisillon du grand-mât,
ô Mahomet! le bâtiment des Tunisiens
a la peau de mouton qui est pendue!
Il arriva beau premier: les Consuls[3]
lui ont donné un sac de pain et un tonneau
de vieux Cante-Perdris[4]. Les Turcs feront ribote...
Puis à la garde d'Allah, s'ils se grisent!
Et les juives qu'ils ont amenées de Tunis,
traînant mollement leurs jaunes babouches,
dansent au bruit des castagnettes, sur le pont,
et chantent, nasillant leurs cantilènes.
Les Condrillots, allons! avec efforts,
au haut du Pré, poussant, touant leur flotte,
oh! hale! oh! hisse! parviennent à ranger
au long du port leurs barques et, sitôt atterris,
déjà les débardeurs en multitude
tumultueusement envahissent, emportent
les cargaisons, en faisant à la course
bruire et chanceler les passerelles minces.
—«Gare devant! les Condrillots!» On gueule,
on cogne de partout: quel grouillement!
A l'égard de Beaucaire en temps de foire
le grand Caire d'Égypte, Dieu m'aide, n'était rien!
LXXXIII
Les gros fardiers, chargés de tonnes d'huile,
les camions des arroseurs qui éclaboussent,
les banquises d'oranges ou de citrons,
les monceaux de cabas ou de corbeilles,
les balais de millet, les fourches de bois dur,
les meules de moulin où l'on s'achoppe
et les bringuebales qui traînent les poutres,
que sais-je, moi? dans le sablon du Rhône
on voyait tout, jusque fondre les cloches!
Mais puis c'était le Pré! Et ses baraques,
les rangées de baraques innombrables,
et les marchands forains qui en famille
y mangeaient en plein air un cœur de céleri:
il faudrait l'avoir vu en toute plénitude,
cela, le «beau dimanche» de Beaucaire!
Tous les mariés du pays d'Argence,
de celui de Jarnègue et de la terre d'Arles,
tous les amoureux des Alpilles,
de la Vau-Nage tous les couples,
de la Vistrenque et de la Gardonenque,
au grand soleil, à la face d'un peuple,
venaient y promener, ce jour-là, leur triomphe.
Sous les tentures fraîches des allées,
chacun serrant le bras de sa chacune,
n'était-ce pas délicieux de les voir
vagabonder, marchander leurs emplettes
et s'offrir en cadeau des «bagues d'aïe[5]» pour rire!
Il n'y avait, à pareil jour, qu'un cri de gloire
ébaudissant l'ombre des promenades:
qu'elle fût artisane ou paysanne,
fût-elle bourgeoise ou marquise,
il n'y avait qu'un cri pour la plus belle tête
ou pour l'élégance de la plus cossue
qui tout l'an faisait loi, dictant la mode.
LXXXIV
Bonheur de la jeunesse! A qui mieux mieux
rivalisant de joie et de liesse,
ils se faisaient entre eux plaisir rien qu'à se voir.
Et tout le jour ensemble, dans la foule
de vingt nations diverses et inconnues,
Guilhem et l'Anglore, au bras l'un de l'autre,
s'en allaient perdus. La tourbe humaine,
comme une houle folle, à tout hasard
les emportait heureux. Elle, ébahie de tout
ce que ses yeux voyaient: des avaleurs d'étoupes,
des charlatans juchés sur leurs carrosses
et qui dans le bastringue vendaient des vermifuges;
et de ces bateleurs qui vous aveuglent
avec leurs tours de mains et passe-passe;
et de ces baladines couvertes d'oripeaux
qui dansaient aux flambeaux, légères, sur la corde;
ou du Polichinelle avec Rosette:
«Rosette!»—«Que veux-tu?»—«Le petit pleure!»
Ha! il fallait prendre garde aux filous...
Dès qu'il y avait groupe autour des comédies,
ils vidaient à quelqu'un, presque à tout coup, les poches.
Pour tirer finement l'or des ceintures,
il en venait de Paris et de Londres!
Mais du plaisir qu'avait l'enfant naïve,
Guilhem, prenant sa part, bayait comme elle;
et comme dans le clair d'une fontaine pure,
aux chaleurs d'été, il fait bon descendre,
pour tempérer sa fièvre et sa langueur,
il descendait, lui, dans cette âme neuve.
Et il y avait tant à voir, dans cette foire!
les endroits où étaient les marchands de gimblettes
enlacées par un fil et qui viennent d'Albi;
les Turcs en turban, qui vendaient des pipes;
les larges braies[6], les Grecs coiffés de rouge,
qui tiennent les tapis brodés de Smyrne,
et le gingembre, et l'essence de rose
bien cachetée dans les fioles de verre,
dont une seule goutte parfume une maison!
Puis le corail, les fils de perles fines;
puis les jouets, les tambours de Beaucaire
dont nous avons crevé si beau nombre, étant jeunes!
et les éventails ornés de paillettes,
et les poupées, vêtues ou toutes nues.
LXXXV
—«Eh! mais, chez le peintre vous ne venez pas?»
les hommes du Caburle un jour crièrent
à notre beau couple.—«Où se trouve-t-il?»
demanda Guilhem.—«Venez, suivez-nous!»
Et, se dandinant, la bande s'enfourne,
le calumet aux dents, en un taudis
qui avait pour enseigne: Qui peint vend.
Un Martégal, ridé comme une figue,
vieux routier de la mer au tour du monde,
pour une pièce, là, de son pinceau d'aiguilles,
à fleur de peau vous tatouait
toutes sortes d'emblèmes ou d'histoires.
Et sur la chair nue, qui un aviron,
qui l'ancre d'espérance, qui un Christ,
qui un cœur enflammé s'était fait faire.
—«Et vous, mon prince?»—«Moi? je veux faire sourdre
de mes veines bleues le génie de l'onde...»—
Et aussitôt, gaiement, retroussant sa chemise,
sur le muscle du bras il se fit peindre
un beau Drac bleuâtre, ailé, potelé,
et qu'on eût dit vivant sur la chair blanche.
—«Oh! c'est tout à fait ça! cria l'Anglore,
tel que je t'ai vu, mon Drac, sous le Rhône!
Mais que tu étais beau!... Cela, lorsque j'y pense,
ajouta-t-elle à demi-voix, me fait rougir...
Et tu retourneras au Rhône, dis?»
—«Au Rhône, enfant! et qu'irais-je donc faire?
le prince répondit, maintenant que je vois,
maintenant que je tiens celle que j'ai voulue!»
—«Que feras-tu de moi?»—«De toi, mignonne,
ce que moi je ferai? ma comtesse fantasque
de Mont-Dragon ou, si tu aimes mieux, d'Orange...»
LXXXVI
Et, la tête à l'évent, c'est ainsi qu'ils allaient,
eux, par les rues grouillantes,
mais ne voyaient plus rien: ni les monceaux
de draperies, de flassades[7], les tas
de soie dorée, soie grège ou floche,
qui vaut son pesant d'or, ni les enseignes
de toutes les couleurs, étendues en travers
sur les ruelles toutes blanches de chaux,
avec les noms des trafiquants de Gênes,
de Montpellier, de Cadix ou de Brousse,
ni les bazars qui donnent la berlue,
tant ils sont pleins de joyaux, de bijoux,
ni le joli caquet des Beaucairoises
jasant dans leurs boutiques sous les Arcs[8]
ou bien pesant les dattes sous leurs portes cintrées.
—«Il faut que je le vende, cependant, mon sachet
de paillettes d'or!» disait l'orpailleuse.
Et aux magasins ils entraient ensemble,
dans les fraîches maisons, à ciels-ouverts
tout festonnés à la mauresque,
et semblables à des sérails pleins d'odalisques.
Et sous les arceaux des salles voûtées,
riant entre eux deux, entre eux chuchotant,
ils visitaient, sans voir, les étalages
des Franchimands, Lombards et Arméniens,
des Estrelins, Marrans et Gitanos[9].
—«Il faut que je les vende, cependant, mes paillettes,»
l'Anglore redisait.—«Venez, fillette!»
Justement un orfèvre l'appelait:
—«Est-ce de l'or de Cèze ou du Gardon d'Anduze?»
—«D'Ardèche.»—«Voyons donc!» La dégourdie
vida sa poudre d'or dans la coupelle:
cela montait à vingt écus. Le damoiseau
dit:—«Batteur d'or, avec cela vous nous ferez
deux bagues lisses de fiançailles:
mettez le Drac sur l'une, un lézardeau sur l'autre...
Ce sera notre foire de Beaucaire.»
LXXXVII
Oh! Dieu! pensez-vous qu'elle fut contente!
Elle lui aurait sauté au cou... Mais, bref,
à l'heure où les cafés chantants, la nuit, se vident,
Guilhem, une fois, errant par les rues,
a rencontré pourtant les Vénitiennes
et vite, vers l'estrade des chanteuses,
s'est attablé tout seul, par gentillesse.
Il a passé le jour avec sa brune,
et, au retour du bonheur, il plaisante:
—«Eh bien, leur fait-il, ce trésor des papes,
qui, en Avignon, gît dans le grand puits,
cette brochée d'apôtres,
ces douze revenants à barbe d'or que garde
le Basilic, quand est-ce qu'on ira les chercher?»
—«Seigneur! dit une d'elles, ne vous inquiétez pas!
Nous avons qui nous faut pour tenter l'aventure
et pour mettre à mort, s'il est nécessaire,
le Basilic!»—«Peuh! on comprend de reste,
une autre ajouta, que telle trouvaille
ne soit que peu de chose pour le prince:
aurait-il manque d'or, étant le courtisan
d'une qui en ramasse dans les fleuves!»
Le prince répondit:—«Mesdames,
celle-là n'eut besoin, pour être aimée,
que d'éclore (quelqu'un en serait-il jaloux?)
comme fait la violette, humble et pourtant cherchée,
à l'ombre d'un buisson, zon, zon, turelure!...»
LXXXVIII
Guilhem, sur ce fredon de chansonnette,
au bruit de quelque mandoline éloignée,
dans la fraîcheur de la nuit, aux lueurs
des falots clairsemés qui peu à peu s'éteignent,
s'en retourne au port, allant se coucher.
Et, tel que le poisson dont on a troublé l'eau
nage vite en amont vers l'eau limpide,
ainsi Guilhem se baigne aux souvenances
de cette limpide et si douce histoire
du damoisel Aucassin de Beaucaire
et de la belle esclave Nicolette
qu'on ne veut pas lui donner pour épouse:
lorsqu'on les enferme, chacun d'eux à part,
et que tous les deux s'échappant,
libres et gais, au bois ils se retrouvent
et au clair de la lune s'entre-baisent;
et lorsqu'il l'a mise en selle avec lui,
et qu'il l'emporte à cheval vers la mer,
et qu'ils s'embarquent puis en Aigues-Mortes
pour gagner le pays de Ture-Lure[10]!
Et quand les Sarrasins les faisant prisonniers
les vont revendre, elle à Carthage
où elle est reconnue pour la fille du roi,
lui à Beaucaire où tout le peuple
l'a salué pour son seigneur et maître;
et lorsqu'un jour Nicolette, en costume
de petit vielleur, est venue au bas
du perron d'Aucassin—dire le conte
des amours d'icelui et d'elle Nicolette
et qu'enfin à Beaucaire ils se marient
dans le château, vers la tour aux trois angles!
—«Que c'est joli! disait Guilhem, cela rappelle
notre aventure, un peu, avec l'Anglore...»
Mais à ces mots, une ombre contre lui s'est dressée:
frappé d'un grand coup dans le dos,
Guilhem soudain mord la poussière...
Aïe! malheur! avec un sachet plein de sable
on l'a traîtreusement saquetté. Des mandores
au loin meurent les sons, la nuit devient muette...
Et qui a fait le coup? En temps de foire
nul jamais ne sait rien: pour qui tombe, tant pis!
LXXXIX
Sur le long quai du port ils vont et viennent,
les Condrillots qui repartent demain.
La foire est au déclin. Au vent d'amont
les bâtiments de mer déjà défilent
et sur le bord du Pré, jusqu'en bas vers la pointe
des Matagots, on voit les voiles blanches
déferler sous la bise. Mais, contre le Rhône
se préparant pour la remonte rude,
tous les équipages d'eau douce,
patrons bateliers et patrons haleurs,
bailes, prouviers, civadiers, de leurs câbles
vont rattacher les bouts. Et l'on arrime
les huiles de coteau, le bon vin de Saint-George,
le riz lombard et le miel de Narbonne,
et le sel de Peccais et les anchois
de Fréjus en barils, les pains de sucre
et dalles de savon que fait Marseille.
Or sus! à la Vignasse[11] le prince doit, ce soir,
payer la rouanade[12] et la ribote!
Car il n'est pas mort, le prince: en plein sable
on l'a ramassé ne battant plus veine;
mais, grâce à l'influx de sa bonne étoile
ou peut-être au ressort de sa nature, il est
sur pied. Il ne doit pas mourir de celle-là.
Et Jean Roche à part cause avec l'Anglore:
—«On ne lui a rien vu sur le corps; il se tait...
Serait-il tombé du haut mal?
On ne peut pas savoir.»—«Allons donc, Jean-la-flûte!
Ignores-tu qu'à son vouloir le Drac se mue,
répondit la nicette, et se dérobe
de cent mille façons? Aujourd'hui sur la rive
il lui a plu de laisser son corps d'homme
et de se plonger dans les eaux profondes
pour aller voir, que sais-je? les cavernes
où il garda sept ans la lavandière,
la lavandière beaucairoise
qui avait laissé choir son battoir dans le Rhône,
sur ce rivage même, tu l'as bien ouï dire?»
—«Oui, répliqua le prouvier, des Esprits
rien ne doit étonner... Pourtant, que cela soit
vrai ou non, tu es une belle folle
d'écouter ses paroles ambiguës,
sans voir, pauvrette, qu'il t'enivre
et qu'ayant un jour aspiré ta vie,
sur la rive nue de quelque gravier
il te laissera, toi aussi, cadavre!»
—«Ho! dit-elle, l'Anglore, ce petit lézardeau,
n'est-elle pas un peu sœur du Dragon?»
—«Il te fascinera!»—«Eh bien! qu'il me fascine,
si mon destin est tel! Moi de bon cœur
je me laisserai choir à la pipée,
comme au gouffre béant tombe la feuille!»
XC
Et Maître Apian cria:—«Jarni-pas-Dieu!
puisqu'il veut nous payer le régal de la fin,
vraiment c'est un bon prince!»—«Nom de quelque jumart!
les hommes répondirent, faudra qu'on la combuge,
ce soir, la cuve au vieux saint Nicolas!»
—«Allons, enfants!» Et tous gravissant la montée,
s'en vont au cabaret de la Vignasse.
De là se voient le plain-pays d'Argence
et la Sylve-Godesque, en laquelle la biche
mena le roi des Goths tout droit à l'ermitage
du grand saint Gille. A terre c'est là que sont roulants
les vieux boulets de pierre glorieuse
qui ont broyé, lancés par les calabres[13],
les Croisés de Montfort: amas de pierres
sept fois sacré, suprême témoignage
d'un peuple déroché, mais non sans lutte,
le rire aux lèvres et chantant son martyre!
Donc, la grand'chiourme une fois attablée
autour de Guilhem:—«Savez-vous, amis,
leur dit Guilhem, à qui l'envie me prend
de consacrer notre dernier repas
fait à Beaucaire? Aux patriotes
des rives rhodaniennes, aux intrépides
qui, dans les jours d'autrefois, se maintinrent
au château fort qui à nos yeux s'élève!
aux riverains qui surent défendre valeureux
et leurs coutumes et leur port franc
et leur grand Rhône libre! De ces ancêtres-là
gaillardement tombés dans la bagarre,
si aujourd'hui les fils ont oublié la gloire,
eh! tant pis pour les fils! Mais vous autres, les gars,
qui avez conservé le cri: Empire!
et qui, en braves gens, à votre insu,
allez bientôt, peut-être tout à l'heure,
pour défendre le Rhône dans sa vie,
allez livrer la bataille dernière,
avec moi étranger, mais radieux
et ivre de votre lumière du Rhône,
haussez les verres à la cause vaincue!»
Dans les mains tous les verres retentirent.
Les mariniers, Maître Apian écoutaient
ébaubis, sans trop bien comprendre,
mais avec respect et silencieux.
—«Mes pauvres gens! reprit le galant prince,
et le beau train aussi de vos bateaux,
et les files aussi, les longues files blanches,
remorquées en amont par les quadriges
de vos grands chevaux qui traînent la maille,
au désastre imprévu courent peut-être!...
Mais à quoi bon, ô survivants d'un peuple
qui depuis trois mille ans tenait le gouvernail,
gémir en vain sur la cause perdue!
Comme au château illustre de Beaucaire,
comme les Provençaux, pour bien finir,
en face du Soleil et du grand Rhône,
faisons la Rouanade et la Soulenque[14]!
Et humons, à la barbe des vainqueurs,
le vin du Génestet[15] qui ressuscite...
Et mugisse le Rhône, en Rouanesse[16]!»
XCI
Or le soleil disparaissait sur Nîmes,
en épanchant le long du vaste fleuve
les plis de son manteau ensanglanté
et le dernier reflet de ses rayons
sur le château de la Tarasque, d'où
le roi René semblait, de sa fenêtre,
bénir le Rhône en sa suprême turgescence.
—«A la santé du patron!»—«Et du prince!»
—«Vive sa face!»—«Et vive nous! En joie
vogue la barque!»—«Et puissions-nous revoir,
sains et saufs, Andancette!»—«Et Saint-Maurice!»
—«Et les escaliers du port de Condrieu
où, si Dieu veut, dans moins d'un mois,
nous puissions retrouver tout notre monde!»
Et, mangeant la broufade épaisse et forte
où sur les oignons s'empile le bœuf,
ils font honneur aux plantureux morceaux
et cognent au pichet. Mais à la lune,
en dévalant ensuite vers les barques:
—«Hein! le prouvier faisait à Ribory,
ne te semble-t-il pas que ce qu'a dit le prince
rappelle un peu ces sortilèges
dont l'Anglore parlait, touchant le roc de Tourne?»
—«Ah! va, je ne sais pas, répliqua l'autre,
mais il y a dans l'air quelque désastre
qui nous menace tous, et même, même
ce bon jouvenceau qui nous prête appui...
Ne l'a-t-on pas laissé pour mort, hier? Mon homme,
nous sommes à un siècle encorné par le Diable!»
CHANT ONZIÈME (en provençal)
LA REMONTE
XCII
Et ils vont se gîter. A l'aube, dès que chantent
dans les taillis des bords du Rhône les oiseaux,
alerte! alerte! le patron, les équipages,
tout le monde est debout. Pour la remonte,
ils ont tiré sapines et penelles,
et hale! et pousse! de l'autre main du fleuve.
Ils développent les deux longs maîtres-câbles
qui se relient à l'aubourier[1] de la grand'nef.
Ils nouent aux maîtres-câbles les cordelles
où vont être attelés les grands chevaux haleurs.
Au câble d'avant de la grande barque
vingt-huit étalons étayent leurs efforts,
séparément, quadrige par quadrige,
avec leur conducteur de quatre en quatre.
Les quatre chefs de file sont tout blancs; ils portent
le baile-charretier, qui a la direction
des quatre-vingts chevaux des attelages.
On joint dix couples sur le câble d'arrière;
au câble de carate une douzaine;
au restant des bateaux ou de la rigue
le reste des superbes grands chevaux.
Et, hennissant vers les cavales des marais,
et de leurs sabots écroûtant la terre,
oh! qu'ils sont beaux, la crinière flottante,
avec les rouges houppes de leurs brides,
avec leurs housses aux bleus flocons de laine,
et leurs colliers ornés de clous de cuivre!
A Tarascon leur fut donnée l'avoine.
Le maréchal-ferrant, qui les escorte,
une dernière fois les passa en revue.
Les mariniers de terre, à leur ceinture,
portant roulées en bloc les cordelettes
qu'il faut pour radouber au besoin les ruptures
de la maille, sont prêts. Du sommet de la barque,
le vieux patron Apian, en voyant sienne
cette puissante harde chevaline
qui sur la berge du grand fleuve se prolonge,
en contemplant toute cette séquelle
de mariniers, de charretiers, qui fouillent
les Ségonaux du Rhône à son commandement,
en regardant la flotte et la tension
des hautes bannes blanches inclinées,
couvrant la cargaison des marchandises
bien arrimées, marquées à bon nolis
par l'écrivain, le vieux patron se gonfle
en son orgueil de maître d'équipage:
—«Et pour passer devant, aujourd'hui, qu'ils y viennent,
les Cuminal tant fameux, de Serrières,
les Bonnardel si riches, de Lyon,
les Marthouret arrogants et piaffeurs,
et les bouviers d'Isère et de Grenoble,
avec leurs bœufs lourdauds, souillés de bouse!
Qu'ils y viennent, s'ils veulent, à la suite:
il les fera trimer, le Caburle, d'ahan!»
XCIII
Et le chapeau en main, ayant dit, il salue
la croix de l'équipage sur la poupe,
et de son doigt obtus, qu'il trempe au Rhône,
dévotement, noblement il se signe:
—«Au nom de Dieu et de la sainte Vierge,
lors commande-t-il, fais tirer la maille!»
Le prouvier sur la proue, qui se tient à l'écoute,
répète: «Fais tirer la maille!» A terre,
le patron du halage à son tour crie:
«Eh! fais tirer la maille!» D'un à l'autre
le cri résonne en amont jusqu'au baile.
Le baile-charretier, dans l'étendue,
lance un beau coup de fouet: les vingt quadriges,
au claquement des mèches qui les percent,
s'ébranlent à la fois. Déployés en longueur,
les cordages s'étirent, se roidissent;
et, démarrées en plein toutes les barques,
le grand patron reprend:—«Marche tranquille!
et fais tirer devant!» La longue file,
sur la chaussée aux pavés rudes,
en remorquant, malgré les eaux impétueuses,
la traînerie pesante du convoi,
tout bellement à son trantran lors s'achemine.
Et sous les hautes branches des grands peupliers blancs,
dans le silence de la vallée du Rhône,
à la splendeur du soleil qui se lève,
au pas des beaux chevaux qui s'évertuent
et de leurs naseaux chassent la buée,
le premier charretier dit la prière.
De loin en loin, les autres, sur le cou
ayant le fouet qui pend avec sa longe,
en cheminant en arrière, se signent,
ou bien, pour allumer leur pipe à l'amadou,
frappent sur le briquet. La troupe,
tirant de long peut-être un quart de lieue,
va côtoyant par les saulaies touffues
où frotte et s'enchevêtre la maille du halage.
Armés d'un pieu qu'ils portent sur l'épaule,
les mariniers de terre l'accompagnent,
suivant de l'œil le câble énorme
qu'ils font sauter sur les obstacles.
Et des cordelettes, qu'autour de leur corps
ils ont enroulées, sans cesse ils réparent
sur les palonniers quelque brin qui rompt.
XCIV
Mais entre temps, au bout de l'encâblure,
par là-bas sur la flotte qui monte lentement,
le vieux patron qui veille de la poupe à la proue
a dit:—«Prouvier, regarde un peu dessous...
Avec ces crues subites (qu'un tonnerre les creuse!)
sait-on jamais les fonds?»—«La souveraine[2]!»
en noyant la sonde a crié Jean Roche.
—«A la bonne heure!»—Et voici que le prince
demande à Maître Apian:—«Ainsi, s'élève-t-il
bien haut, le Rhône, lorsqu'il devient fier?»
—«Au-dessus de la plaine qui s'élargit immense
de chaque bord du fleuve, autant que va la terre,
j'ai vu, dit le vieillard, j'ai vu le Rhône,
enflé par les averses des déluges,
lancer ses vagues jusqu'à la couronne
des mûriers! Sur les moissons perdues,
sur la désolation de tout le territoire,
j'ai vu, moi, les bachots voguer à travers champs
au secours des fermiers sur leurs toitures!
Tenez, monsieur, là même, à Valabrègue,
trois jours, trois nuits, pour être en terre sauve,
les gens au cimetière s'étaient réfugiés!
Quelle horreur, la nuit, d'entendre mugir
cette mer sauvage, menaçante et sombre,
qui, éventrant les chaussées, les remparts,
emportait arbres et récoltes,
les tas de foin entiers! Il me souvient
d'un pauvre chien, pris par l'inondation,
que nous vîmes flotter tout plaintif sur le comble
d'une meule de paille emportée par les eaux...
Mais ne conta-t-on pas que sur les ondes
avait passé même un berceau d'osier
avec un enfant qui pleurait dedans?
Et les coups de fusil qu'au milieu des ténèbres
on entendait aux îles, et que tiraient
les pauvres isolés de la rivière!
Ah! dans un temps pareil, quand sur les lones
vous avez un convoi de barques avec vingt couples
de chevaux comme ça, le souci n'est pas mince!
—Dia! fais tirer le câble d'avant!—Je vous dis
qu'il n'y a point de crue si violente
ni si épouvantable et si affreuse
comme ce Rhône, lorsqu'il sort de ses gonds.
Et l'on ne comprend pas d'où, tonnerre! peut sourdre
tant d'eau: faut qu'elle vienne du réservoir des monts!
Car lorsqu'elle bondit et charrie, voyez-vous,
elle porte avec elle des épaves, des bêtes,
que jamais de la vie on ne voit nulle part!
—Dia! fais tirer le câble d'arrière!—Mais la bise
donna par bonheur son coup de balai;
sans ça, nous perdions tout, cette année, fût et vin.
Dans la bourrasque, nous en fûmes
pour quatre puissants chevaux de halage
dont valait bien le moindre cent pistoles!»
XCV
—«Ohé! patron!» en hélant de la rive
cria le civadier—qui précède la troupe
et à cheval sonde les gués
et prépare les haltes et apprête les vivres.
—«Qu'y a-t-il? répondit Maître Apian.—«Cette traite,
est-ce pour Maliven, le dîner?»—«Jean-la-mule,
pourquoi pas au Grand-Mas?»—«Le vent s'ameute:
il serait bon peut-être d'allonger la courroie...»
—«A Maliven!» Derrière, au bateau de carate,
on avait planté droite la gaffe où l'on suspend
les gros quartiers de viande, provision qu'au soleil
on fait boucaner crue. Ils en décrochent,
bravement, quelques bons lopins pour la marmite;
et du bateau le mousse, lui, est le maître-coq.
Or voilà que l'Anglore, qui l'aide à cuisiner,
lui a dit:—«Mousse, lors de mon mariage,
je te ferai goûter les dragées, mon petit!...»
—«Mais avec qui te maries-tu, Anglore!»
—«Tiens, sur la grande barque, le vois-tu, là devant,
celui-là qui a la barbette blonde?»
—«Oui, le prince Guilhem!»—«Mignon, tout juste.»
—«Mais tu n'es pas à plaindre, Anglore!»—«La planète
l'a voulu: quand les choses sont écrites
dans les astres, eh bien, il faut qu'elles se fassent!...»
—«Avec le prince! Et les noces, à quand donc?»
—«Nous n'avons pas parlé de ça; mais c'est à croire,
mon sort aura fleuri avant que passe
la fleur d'esparganeu.»—«Tu es donc riche?»
—«Pourquoi!»—«Puisqu'un prince t'épouse!»
L'orpailleuse sourit:—«Pauvre petite,
en gagnant douze sous par jour!»—«Oh! va, futée,
tu dois en avoir, depuis que tu fouilles
les sablons de l'Ardèche et ses grottes avec
où l'on voit, dit-on, des merveilles!»
XCVI
—«On le dit bien; mais puis, qui y pénètre
dans ces profondeurs-là! Sais-tu que ce n'est pas,
fit-elle, si aisé de remonter la combe?
les affreuses falaises qui l'emmurent?
le Rocher du Corbeau, le Roc de l'Épervier,
et le Château, là-haut, de Dame Vierne?
puis les rapides de l'Ardèche: la Fève,
le Siège, la Chaire, la Cheville;
après, le pic du Chien... Une fois aux cavernes,
c'est là qu'il ne faut pas être poltronne!
Tu rencontres un trou qui peut, sous terre,
te mener, qui sait où? peut-être au diable!
Maintenant, en rampant, avec de la lumière,
si tu te risques dans cet abîme sombre,
ah! l'on dit que c'est beau! Tu trouves là des cryptes,
tu trouves là des grottes, des chambres, des chapelles
qui, toutes diamantées, te font venir
les papillons aux yeux. Arc-boutée de colonnes,
il y a une église magnifique, dit-on,
avec ses fonts de baptême, ses orgues,
avec ses bénitiers et sa tribune!
Tu as là, de plain-pied, une salle de danse
ayant, garnis de milliers de chandelles,
les lustres suspendus à son plafond;
tu as, tout prêts, pleins d'une eau cristalline,
une salle de bains; un cimetière
avec ses grandes tombes blanchissantes;
de longues allées d'arbres qui font ombre;
un théâtre étalant sa colonnade;
merveilleuse, en un mot, une cité
qui de ses habitants est veuve et restée vide...
On y a vu pourtant une grosse tortue,
on y a vu le Lert[3], d'autres bêtes horribles...»
—«Mais, vois! dit le petit subitement,
tu en as une sur ta bague, de ces bêtes?»
—«Ça? c'est le Drac, ma foire de Beaucaire.»
—«Et qui te l'a donné?»—«Mon fiancé, qui est là.»
—«Sais-tu que c'est joli!»—«Découvre la marmite,
cria l'Anglore, car elle va verser!»
XCVII
A Maliven cependant a fait halte
la grande cavalerie, et le Caburle
dans les taillis vient d'allonger sa proue,
les sept barques ensemble. Et l'on découple
et l'on paît les chevaux le long des oseraies.
Les charretiers, accroupis à la ronde,
mangent, de trois en trois, au même plat la soupe.
Les mariniers, en bande à part, s'asseyent
à l'entour du patron sur la sapine;
et Maître Apian, ayant pris sa bouchée,
tourne la tête, soucieux, vers le nord
et dit:—«Ce mistral-là, j'ai peur qu'il souffle!
La voyez-vous, la nuée grumelée
qui dans le ciel en long cyprès s'aiguise?
Et le timon, l'entendiez-vous grincer?
Et les mains, sentez-vous comme elles sont rugueuses?
C'est du vent, tout cela!» Et en faisant la lippe:
—«La lune est pleine, ajouta Ribory,
et le temps pourrait bien se mettre à la tempête...»
—«Voilà pourquoi, dit le maître, aussitôt
qu'on aura fait boire ces attelages,
qu'on mette les colliers aux bêtes et sans retard.»
Ce qu'ils font. Et les fers des quatre-vingts chevaux
aussitôt soumis à la relevée
du maréchal-ferrant qui les passe en revue,
les colliers sont remis et, fais tirer la maille!
—«O passeur! y a-t-il des gouffres en Durance?»
—«Par endroits. Avancez les bateaux... Baile,
tire couple par couple tes chevaux:
nous allons embarquer les premiers; dans les creux
les autres les suivront... Tenez le gué!
Y est-on?»—«Nous y sommes.» Dans le péril de l'eau
les grands chevaux s'ébrouant prennent pied.
Et pendant qu'en arrière le convoi
monte à long câble sur le Rhône,
au claquement des fouets, aux cris des hommes,
toute la ribambelle entre en rivière,
passeur, charretiers, valetaille,
assis ou enfourchés sur les chevaux.—«Arrive!
Fais tirer le Robin! Touche le More!
Maintiens le Bayard, qu'il ne se noie pas!
Dia! dia! hue! hue!» Et frémissante, en nage,
puis secouant ses crinières trempées,
la caravane sort victorieuse
et reprend son chemin le long des digues.
XCVIII
Le prince hollandais avec l'Anglore
s'étant rejoints à bord, la jeune fille
lui a dit:—«Quel est donc, ô Drac, ce conte
que sur la rive, l'autre jour, dans la nuit,
on t'aurait trouvé mort?»—«Belle mignonne,
a répondu Guilhem, mais ce n'est pas un conte,
car, traîtreusement, d'un sachet de sable
on m'a saquetté.»—«Qui donc?»—«Un tenant
de ces trois donzelles vindicatives
auxquelles j'aurai oublié peut-être
d'acheter leur foire.»—«Les jalouses!
Mais n'aurais-tu pas dû, toi, les ensorceler?»
en s'emportant cria l'Aramonaise.
«Et tu ne sais pas, mon beau, que celui
qu'on frappe dans le dos avec un coussinet,
sans que personne y voie goutte ni trace,
n'en guérit point, meurt de la meurtrissure?»
Mais Guilhem fit en souriant:—«Enfant!
tu croirais donc qu'il peut, le Drac du Rhône,
être ainsi déconfit?» La jeune espiègle
resta un moment à le regarder:
—«C'est vrai, dit-elle ensuite; comme je suis nigaude!
Le génie, le follet qui est le roi de l'onde,
qui est mon dieu, mon tout, qui dans les lones bleues
perpétuellement retrempe sa jeunesse,
comment est-ce possible qu'il baisse pavillon
devant la loi du vulgaire, la mort!
Non, je te vois, mon Drac, tel que doit être
l'Esprit Fantastique du fleuve majeur,
immortel! Et quand ton regard m'appelle,
il me semble aller, m'en aller dormante
vers un agrément que rien ne réveille.
Je ne sais où je vais: si je me perds,
de me perdre avec toi, eh bien! cela me plaît.»
XCIX
Guilhem d'Orange lors étendit le bras
sur le travers de l'eau mouvementée
et dit:—«Aie confiance en moi, Anglore!
Parce que librement je t'ai élue,
m'apportant ta foi, ta profonde foi
au merveilleux superbe de la fable,
parce que tu es celle qui, insoucieuse,
se fond dans son amour comme la cire
à la lumière, parce que tu vis
en dehors de nos liens et de nos fards,
parce que dans ton sang et ton sein pur
gît la rénovation des vieilles sèves,
moi, sur ma foi de prince, je te jure
que nul autre que moi, ô fleur de Rhône,
n'aura l'heur, le bonheur de te cueillir
et comme fleur d'amour et comme épouse!»
—«Mais quand? bientôt?» demanda-t-elle.
Guilhem répondit:—«Ma belle petite,
je te dirai cela ces jours-ci... Entends-tu
souffler le mistral? C'est la musique
majestueuse qui annonce nos noces!
C'est l'air du Rhône, le ciel, les frondaisons
qui de concert nous chantent le prélude!»
Le vent, de plus en plus, le vent de ses rafales
s'aheurtait en effet contre la flotte;
et la montée, de plus en plus pénible,
faisait tirer les chevaux. Leurs crinières,
ébouriffées en furieuses touffes,
s'échevelaient comme de grands panaches.
Et le soleil, se retirant dans l'embrasure
de ses rayons mourants, à l'horizon
disparaissait déjà, quand le Caburle
avec toutes ses barques et tout son monde
en rive d'Avignon jeta l'amarre.
C
—«Au ponton! au ponton! le Caburle à l'empire!
les Condrillots! et fais tirer la maille!»
au-devant d'eux vont criant les enfants
qui vers le port accourent et glapissent.
Les riverains enroulent leurs cordages;
les charretiers ont dételé leurs bêtes;
et, s'engouffrant dans le Portail de l'Oule[4],
pour la couchée et le repas du soir,
ils gagnent le logis et les étables
du Mal-Uni leur hôte[5]. La bande marinière
emplit peu à peu la grande cuisine.
S'étant lavé les mains au puits, à l'essuie-mains
suspendu au loquet tour à tour ils se torchent;
et sur les bancs, le dos au mur,
ils vont s'asseoir bruyamment en rangée.
Avec les bras retroussés, les servantes,
qui au moindre pinçon crèvent de rire,
gaillardement sur les tables charrient.
Oh! Dieu de Dieu! les fricassées énormes
de sang de bœuf, les platées de gras-double,
les matelotes, charbonnées et grillades,
et les berles farcies en omelettes,
s'engloutissent aux panses spacieuses,
pendant que, circulant la dame-jeanne
de main en main, chacun, les coudes libres,
se verse à verre plein. Pour finir, on découvre
une terrinée de soupe au fromage
qu'un berger, à coup sûr,
en y plantant son bâton au milieu,
n'aurait pu franchir.—«Nous en chantons une?»
pour lors dit tout à coup le baile du halage
en tapant sur l'épaule au gros Toni.
Et le pilote, ayant mouché son verre
et fait claquer sa gorge:—«Allons, les gosses!
dit-il, et à la voix! qu'il faut de l'aide...»
CI
Dieu soit céans, la belle hôtesse!
Nous voici quelques bons lurons
Qui ne traînons pas la tristesse,
Tout en remorquant nos bateaux.
Un bon pilote à la descise
Tient le voyage gai, dispos;
Mais pour revoir la Pierre-Encise[6],
Faut tenir le fanal huilé.
Sortez les olives charnues
Et brouillez un bon saupiquet:
Si nous avons les braies de cuir,
Y a ce qu'il faut dans le gousset.
Nous avons raflé la Provence
Et raclé le Revestidou[7]
Et sommes chargés comme abeilles;
Mais les eaux fières portent tout.
Le vin de la côte du Rhône
Est une assez brave liqueur,
Pourvu qu'on ne l'arrose point
Avec l'eau sale du grand gouffre.
Pour baigner les morceaux de viande
Et pour nous faire un peu chanter,
Dans la gamelle de la soupe
Il faut en jeter une écope.
Puis, s'il arrive quelque émoi
Ou si l'on touche un banc de sable,
La perte sera pour le maître,
La peine pour les mariniers.
CII
Pendant qu'on applaudit à pleines mains,
les portefaix d'Avignon, à la table
de face:—«N'est-ce pas le père de l'Anglore,
se disent-ils, ce gros qui chante?»—«Peste!
rien d'étonnant qu'il ait la chanterelle:
sa fille a trouvé maître, voyez donc?»
Et ils se désignaient, narquois, la jeune fille
en train de dégoiser avec le prince blond.
—«Ce tas de pleutres, que veulent-ils là-bas?»
cria Jean Roche.—«Gros balourd!
et toi, que veux-tu donc?»—«Rompre la gueule
à tous pouilleux qui nous rompent la paille.»
—«Toi? nom de Dieu! viens-t'en ici dehors!»
cria un portefaix bravache, le fameux
lutteur Quéquine: dans ses tournées de luttes,
l'ayant un Lyonnais vautré à plat de dos,
aux gens du haut fleuve il gardait rancune.
Et il piaillait:—«Viens çà dehors!»—«O bougre
de faquin! espèce de mazette!
réplique le prouvier, vous pouvez bien vous mettre
et quatre et six ensemble!» Et le colosse,
enjambant les tables, en une poussée
sautait au milieu. Mais les bateliers
s'interposent d'un bond. Dans la cohue,
déséquilibrés, les bancs se soulèvent;
les yeux de part et d'autre deviennent furieux,
les injures mortelles s'entre-croisent:
—«Mangeurs de chèvres! culs de peau!»
—«Assassins du maréchal Brune,
qui le traînèrent dans le Rhône!»
Aïe! aïe! les horions terribles vont pleuvoir,
quand Maître Apian s'écrie: «Goujats, restez tranquilles!
Le premier qui remue, je lui casse la tête
d'un coup de cette cruche... Tas d'ivrognes,
vous ne voyez donc pas que, soûls, la violence
du vin méchant vous jaillit par la bouche?
Eh! si l'on veut se battre, on a les joutes...
En manque-t-il, tout l'été, sur le Rhône?
Au Pont Saint-Esprit et à Roque-Maure...
Où donc encore? A Givors, à Valence...
La lance au poing et la targe au poitrail,
en plein soleil, aux yeux de tout un peuple,
y a-t-il rien de plus digne ou plus noble
qu'un beau jouteur nu, debout sur l'arrière,
qui fait plier son homme et le déjuche?
Te le rappelles-tu, Jean Roche, ce dimanche,
à Saint-Pierre de Bœuf, le jour de Saint-Maurice,
où tu fis (tu étais bien jeune cependant!)
au grand Misérin faire la culbute?»
—«Je me rappelle, patron,» dit Jean Roche.
—«Tu n'avais pas daigné, même, quitter la veste!»
—«C'est vrai.»—«Les enfants, allons, à la couche!
si nous ne voulons pas que la levée, demain,
soit, comme on dit, le long du Rhône.»
Et à la voix autoritaire
du prudent maître qui les calme,
les nautoniers, sous leurs tentes là-bas,
les charretiers, là-haut dans leurs fenils,
tous à l'instant vont prendre leur repos.
CHANT DOUZIÈME (en provençal)
LA CATASTROPHE
CIII
Et fais tirer la maille! Aussitôt que paraît
le lustre du soleil[1], à la remonte
s'est remis derechef en chemin le Caburle,
fendant le Rhône avec sa proue taillante
et remplissant de vie la vallée fluviale
avec le mouvement, la poussière et le bruit
de sa cavalerie. Le mistral en tempête
ronfle toujours. Les arbres, qui saluent
en mugissant, se courbent, se secouent
à arracher leurs troncs. Le vent refrène
le Rhône devenu poli comme une glace.
Contre eau et contre vent, les forts quadriges,
le museau incliné, cheminent vers le nord
de leur pas régulier. Harmonieuse
cornemuse, la bise formidable
étonne et fait chauvir les oreilles des bêtes.
A leurs chapeaux, à leurs bonnets de panne
portant les mains et rechignant les lèvres,
les charretiers impatientés profèrent
contre le Maëstral un tourbillon d'insultes:
—«Souffle, brigand de Chasse-mouches! Souffle,
ô débraillé de Dieu, à te crever!
Il n'y a donc personne, ô Mange-fange,
qui viendra boucher le trou d'où tu sors?
Hue, grand coquin!» Et d'un cliquetis
de coups de fouet ils cinglent leurs chevaux gigantesques.
CIV
Or sur l'arrière de la seconde barque,
tous deux assis, petite Anglore
a repris son devis, bien à la douce,
avec son Guilhemin:—«J'ai à te dire,
fait Guilhem à la belle, que nous autres,
les amoureux divins, rois de la terre
et souverains réels de la nature,
ne pouvons pas nous marier comme font tous...»
—«Et nous nous marierons, dit la fillette,
comment?»—«Rappelle-toi dans la mémoire,
lui répondit le rêveur hollandais,
ce roc taillé, mystérieux,
au pied duquel bouillonne la fontaine de Tourne.»
—«Je sais, je sais, dit-elle: une vigne sauvage
et un micocoulier s'y enracinent
à l'entour du roc avec un figuier
et des touffes de buis. J'y suis allée.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Le Soleil et la Lune
qui, gravés par les Fées sur le rocher,
avec leurs yeux hagards vous lorgnent.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Un bœuf cornu
que menace un scorpion de sa piqûre,
pendant que va le mordre un chien méchant
et qu'un jeune homme pour le tuer se dresse.»
—«Qu'y as-tu vu encore?»—«Le Drac qui y serpente.»
Guilhem d'Orange un bon moment
se tut. Dans son âme pensive
lui apparaissaient, sur le bord du Rhône,
l'autel du dieu Mithra, la fontaine de Tourne
qui en surgit profonde et claire,
avec le symbolisme des vieilles religions,
ce Zodiaque aux prodigieux signes
qui emplissaient d'horreur sacrée
les adorateurs du grand soleil blanc,
lorsqu'ils montaient jadis ou descendaient le fleuve
pour faire en pèlerins leurs dévotions
au dieu Mithra, «le seul invincible[2]».
Et il disait en lui:—«Soleil de la Provence,
ô dieu qui y fais naître les anglores[3],
qui fais sortir de terre les cigales,
qui dans mes veines morbides, apâlies,
de mes aïeux ravives le sang rouge,
dieu rhodanien qu'étreignent les circonvolutions
du Drac, au Bourg, à Lyon et en Arles[4]
et à qui, aujourd'hui encore, dans les Arènes,
du noir taureau est fait le sacrifice
inconscient, dieu qui dissipes l'ombre
joyeux, et dont une rive inconnue
voit aujourd'hui l'autel déserté et le rite
abandonné dans l'oubli, moi barbare,
moi le dernier de tes croyants peut-être,
je veux sur ton autel offrir, prémices
de ma félicité, ma nuit de noces!»
CV
Et à la jeune fille s'adressant doucement,
il lui dit:—«C'est là même où tu vis serpenter
Le Drac du Rhône, et là même où les Fées
écrivirent les sorts de la rivière,
que nous allons, petite Anglore, nous lier.
Et sous le regard de la Lune
et de toutes les bêtes vagantes dans la nuit
que nous aurons pour témoins et tutelle,
dans le Grand-Gouffre de la source, embrassés,
nous nous engloutirons.» Ensorcelée, l'Anglore
lui répondit:—«Mon Drac, la fleur du Rhône
n'eut jamais peur des ondes bleues
où le ciel mire ses Insignes[5].
Je nagerai avec toi, de conserve,
comme fait le poisson printanier—qui remonte,
au temps du frai, la vallée du fleuve.»
—«Oui, nous nagerons, Guilhem ajouta,
ensemble dans l'eau rose, ensemble dans l'eau pure,
tu l'as dit, comme fait le poisson du printemps
qui dans le Rhône va, de nappe en nappe,
jusqu'au frayoir des eaux supérieures!»
—«Mais pour nous y bénir y aura-t-il le prêtre?»
dit subitement la jeune ingénue.
—«Ah! il y a beau temps qu'il est mort, fit le prince,
le prêtre de l'autel où je t'amène!
Mais pour nous bénir et nous chanter messe,
n'aurons-nous pas, que crains-tu? les palombes
dont les roucoulements d'amour sont immortels!»
Elle n'en fut pas moins, de cela, un peu triste;
et puis, ayant pensé, elle dit:—«Suis-je bête!
Du signe de la croix qui le conjure
se peut-il que le Drac docilement subisse
l'outrageuse vertu? Mais moi, infime,
dès que je me verrai sous les arcades
du Pont Saint-Esprit où, dans sa chapelle,
le grand saint Nicolas figure,
je lui demanderai qu'il verse,
lui, sa bénédiction pour ceux qui nagent,
qui nagent en péril parmi les ondes!»
CVI
Et fais tirer! en jetant sa crierie
de joie et de valeur, et d'impatience
ou d'abandon en Dieu, la batelée
s'avançait lentement; et le Caburle,
sa haute proue rengorgée sur le Rhône,
échangeait son salut avec les autres flottes
qui au fil de l'eau descendaient rapides.
—«A Dieu soyez!»—«Adieu!»—«C'est l'équipage,
n'est-ce pas? de Jean la Miche, de Serrières...
Il a de beaux chevaux!»—«Le vent s'aheurte?»
—«Comme un brigand!»—«C'est donc comme à la joute?»
—«Hélas! en quinze jours quatorze lieues,
comme il se dit.»—«Allons, et à la compagnie!»
Et les bateaux, avec les bras levés,
disparaissent là-bas à la descise.
Et après l'une l'autre les rencontres se suivent
de loin en loin.—«N'est-ce pas Thomas d'Andance
qui fend l'eau en amont? Voyez donc comme il sille!»
—«A Dieu soyez!»—«Adieu!»—«Oui, il a deux penelles,
ce rustaud vivarais, et deux sapines
qui doivent lui en rendre: on dit qu'il charge
tout pour son compte.»—«Allons donc! des citrouilles...
Et des Cuminal on disait merveille
avec leur Grand-Zidore[6]; ils ont plié quand même!»
CVII
Depuis quatre jours, ainsi, sous la roue
du grand soleil et sous le hâle
de l'air du Rhône et du vent qui havit,
au travers des obstacles de tout genre,
des bancs de gravier, des récifs, des gués,
péniblement dirigeant leur manœuvre
et abattant leur demi-lieue par heure,
les Condrillots avaient pris la remonte,
quand, au cinquième jour, en droite vue,
les vingt-deux arches du Pont Saint-Esprit
se déployèrent sur le ciel.
Et, arrivés près des arcades,
au prince le patron faisant un signe
lui dit:—«Seigneur, vous voyez cette pile
qui porte une touffe de pariétaire?...
C'est de là qu'à l'accoutumée
on bénissait le Rhône tous les ans...
Ah! comme c'était beau! Avec les barques
nous allions à terre, là, quérir le prêtre
qui, portant le Bon Dieu, entre les rives
du fleuve immense, debout sur la poupe,
haussait le «saint soleil» devant le peuple
couvrant là-haut les parapets du pont...
Tout ça ne se fait plus et je ne comprends pas,
moi, d'où vient qu'aujourd'hui comme ça tout s'éboule...»
—«Vous en verrez bien d'autres! lors lui cria l'Anglore.
Ah! vous savez? Le monde vire...
Ne vous l'ai-je pas dit que, sur le roc de Tourne,
de gros remue-ménage étaient marqués?»
—«Toi! d'une voix bourrue la rembarra le maître,
T'emmène au Malatra qui t'y a prise!
Son approche elle seule, à cette masque-là,
ferait sombrer une barquée
de crucifix... Arrête!»
CVIII
Sur la berge,
au cri de halte qui, transmis d'homme à homme,
fait retentir l'arcade marinière,
ils ont pour la dînée jeté l'amarre.
Les grands chevaux fumants, aussitôt dételés,
mangent aux trousses de fourrage.
Les mariniers, là-bas sur la penelle,
les charretiers, là-haut sur la chaussée,
écrasant sur leur pain leur hareng, leur anchois,
remâchent lentement et causent: des Bancs Rouges
le pas est difficile; et à Donzère,
avec ces rochers, avec cette cluse
où le Rhône en fureur se précipite
comme un taureau sauvage, il y aura du mal!
Un peu plus haut, il faudra qu'ils transbordent,
avec tout leur train et de grandes peines,
de l'autre côté... Mais à quoi bon geindre!
Lyon est loin—et qui a temps a vie.
Et en avant! Les grâces étant dites,
et bruyamment le baile ayant d'un coup
refermé son couteau sur son manche de corne,
et les colliers remis et tous les fers
passés à la revue du maréchal-ferrant:
—«Fais tirer devant! hue!» Et se déhanche
derechef contre vent et contre-mont
la grand'cavalerie. Alerte et gaie,
l'Anglore sur la tille du Caburle
boit le vent frais qui ébouriffe
sa chevelure et gonfle sa petite mante.
—«Au Malatra, dans moins de demi-heure,
dit-elle au princillon d'Orange,
nous serons arrivés. Quelle joie pour ma mère,
pour mes frères petiots et pour mes sœurs!
Dans mon cabas, pour chacun et chacune,
j'apporte leur foire: pour Alexis
un tambour de Beaucaire; pour Gathone
des poteries menues; pour Brigitte
une poupée d'un sou; une barquette
avec tous ses agrès pour le beau Georges;
et... pour ma mère une boîte de dattes!»
—«Et, fit le prince, rien pour moi?»
—«Pour toi, mon Drac, tout ce qui est au lustre
du saint soleil, tout ce qui est à l'ombre,
demande-le-moi: je suis ta servante.»—
Et, lui pressant les doigts, Guilhem lui dit:
—«Je t'attends donc, mignonne, à la soirée,
vers le minuit, sur le bord de ton île,
et, comme dit la chanson amoureuse:
Sur mon bateau qui file,
Viens, je t'enlève au frais,
Car, prince de Hollande,
Je n'ai peur de personne.»
CIX
Ah! belle jeunesse, éternel appeau!
Le vent avait cessé. Dans l'amplitude
et le silence du vaste Rhône
les hommes somnolant, la caravane
sous le soleil d'été remontait lentement,
avec, de loin en loin, quelque mouette
qui voletait sur le travers du fleuve.
Soudain s'élève, dans le lointain du nord,
un sourd bourdonnement. A l'horizon
il se perdait, puis bourdonnait encore,
comme le claquet d'un moulin farouche
qui serait descendu par la rivière.
Puis c'était une toux absconse
qui augmentait toujours, toux saccadée,
comme on eût dit d'un taureau, d'un dragon
suivant de l'archipel les sinuosités.
Puis un ébranlement subit remua l'onde,
faisant sursauter la batellerie,
pendant qu'en amont un flot de fumée
obscurcissait le ciel: et derrière les arbres
apparut tout d'un coup, fendant le Rhône,
un long bateau à feu. Tout l'équipage
redressa les bras, à l'aspect du monstre.
En poupe, Maître Apian, devenu pâle,
regardait muet la barque magique,
la barque dont les roues battaient comme des griffes,
et qui soulevait des vagues énormes
et formidablement fondait sur lui.
CX
—«Range-toi!» lui cria le capitaine,
et tous ceux du bateau lui faisaient signe
de se garer devant. Mais tel qu'un rouvre,
inébranlable au timon, le vieux maître
lui répondit:—«Mandrin[7]! que le Caburle
s'écarte devant toi? Le Rhône est nôtre...
Et fais tirer la maille, mille dieux!»
Mais le patron n'avait pas clos la bouche,
filant comme l'éclair, le Crocodile
(c'était le nom du vapeur) a saisi,
par une de ses aubes, la penelle.
Dans son élan il l'entraîne et, pareil
au dogue qui secoue sa proie, tout pêle-mêle
il secoue le convoi; avec les câbles
il s'empêtre rageur parmi les barques
où il s'ouvre une voie, dans son sillage
traînant après lui toute la flottille.
O malheureux! les grands chevaux reculent,
emportés par la maille, dans le Rhône,
avec les charretiers poussant des cris
et démontés devant l'eau furibonde.
CXI
Mais Patron Apian, lorsqu'il voit perdus
tous ses grands chevaux, sa flotte, sa vie,
lui, droit sur le Caburle qui dévale
désemparé, courant à la dérive,
lui, hors de sens et les veines exsangues,
lorsqu'il voit, ébahi, le vapeur qui, puissant,
en écharpant deux tourbillons d'écume
et jetant dans les airs sa nue fuligineuse,
sillait déjà devant:—«Ah! mange-peuple!
lui cria-t-il ainsi, monstre que sur la terre
le démon a vomi pour notre destruction,
lombard de juif, fils de crachat,
sois maudit! sois maudit! sois maudit! Et qu'ils meurent,
ceux qui te servent, dans la braise
et le bouillonnement et les supplices
du noir enfer où s'attise ton feu!
Ah! crasse de fumée! nous, sous nous autres,
depuis des milliers d'ans nous tenions la rivière...
Mais toi, puisque aujourd'hui tout croule,
souviens-toi, sale bête, que déjà te talonne
le cheval-fée qui doit crever ton ventre:
tel tu fis, tel t'attend!» Et le Caburle,
ayant toutes ses barques après en traînerie
et tous ses chevaux en cette mêlée
guéant ou sombrant, au choc de la houle
roulait au péril.—«Coupez les cordages,
malheur de Dieu! les chevaux qui se noient!»
brama le voiturin en faisant force
pour atterrir ou pour s'engraver sur la rive;
car déjà devant lui, épouvantable,
le Pont là-bas se dresse pour tout rompre.
Mais le courant insurmontable entoure
sisselandes, sapines et penelles,
et sens devant derrière il les rue, il les chasse
comme un troupeau de moutons qui chemine
à l'abattoir. Éperdus, les nochers,
le prouvier, le pilote, pour embouquer, s'ils peuvent,
quelque arcade, font sur le gouvernail
des efforts surhumains. Mais vainement! L'Anglore,
muette, l'œil clos, n'est plus de ce monde:
étroitement serrée aux bras du prince
qui du haut de la proue guette la catastrophe,
et confiante en plein dans sa croyance douce,
il lui semble prendre l'essor dans le ciel.
CXII
Un grand cri monte... Aïe! malheur! du Caburle
un tourbillon effrayant enveloppe
la barque en son remous: un heurt terrible
tonne contre le Pont et tout se brise.
Guilhem, du contre-coup, au sein des vagues
est projeté, ayant l'Anglore dans ses bras.
Et il nage, battu par les tronçons de poutre,
et il nage, tenant à fleur d'eau son amie,
et tant qu'il peut il nage. Mais les flots irrités
le submergent enfin et sous la houle
il disparaît. Sur l'autre bord du Rhône
agenouillées, là-bas, pleurent les femmes,
criant et priant Dieu. De la chaussée,
où il s'était rendu après le bris des barques,
sauvant le petit mousse de l'équipe,
le bon Jean Roche à l'eau se jette encore.
Et de nager, cherchant le prince;
et de plonger, cherchant l'Anglore.
Mais vainement! Le fleuve, qui sait où?
les avait tous les deux emmenés pour toujours.
CXIII
Sur le limon du bord où se ressuient
les naufragés,—la face toute en sang,
couvert, souillé d'écume, gisait le gros pilote;
les bateliers, enlizés dans la vase,
les charretiers, étouffant leurs jurons,
étaient là, affligés, la tête basse,
à recueillir en tas quelques épaves.
Affaissé sur son corps, frappant du pied la terre,
le vieux patron geignait:—«Ça n'est pas juste!
Mon beau cheptel! Une si belle flotte!
Tout cela démoli par le désastre!»
Ensuite il demanda:—«Qui manque? Y sommes-nous,
tous ceux de l'équipage?» Ils se comptèrent
et «nous y sommes tous» fut la réponse.
Maître Apian dit encore:—«Hélas de nous!
Quand le sort est écrit, les malheurs s'accomplissent!
Et nous pouvions bien tous nous engloutir...
Saint Nicolas nous a sauvé la vie:
nous lui ferons dire, à Condrieu, une messe.»
—«Il n'y manquera donc, fit José Ribory
à mi-voix au prouvier, que cette pauvre fille
et ce bon petit prince...»—«Ah! va, bon petit prince...
Jean Roche répliqua, sur le Caburle
j'avais depuis longtemps observé ses menées...
Et qui t'a dit que ce n'est pas le Drac du Rhône
qui, par avance, instruit du grand naufrage,
nous aura, lui, suivis de trajet en trajet,
pour emporter l'Anglore dans ses gouffres?»
CXIV
Et Maître Apian conclut, hochant la tête:
—«L'esprit est messager! Lorsque les barques
devant le Malatra faisaient descise,
ah! je le pressentais, que cette malheureuse
(car elle doit avoir, jetée à la rivière,
fait triste fin) devait tôt ou tard
amener sur nous quelque malencontre.
Ah! mes sept barques! mes beaux chevaux haleurs!
Dire que tout cela est foudroyé, en ruine!
C'est la fin du métier... Pauvres collègues,
oui, vous pouvez bien dire: Adieu la belle vie!
Il a crevé pour tous, aujourd'hui, le grand Rhône.»
Et alors, de l'épaule au tour de la ceinture
ayant enroulé sur leur corps les câbles
et les restants d'agrès qu'ils avaient recueillis,
à pied toute la troupe, en suivant le rivage,
remonta vers Condrieu, sans autre plainte.
Note 1.—Les mariniers du Rhône se servent du mot empèri (empire) pour désigner la rive gauche, et du mot reiaume (royaume) pour désigner la rive droite.
N. 2.— La maille, nom du câble de halage, dans l'ancienne batellerie.
N. 3.— Le Vent Terral, le mistral.
N. 4.— Reinage, royauté, dignité de roi ou chef d'une fête.
N. 5.— Caillette, espèce de mets.
N. 6.— Pogne, espèce de brioche.
N. 7.— Rigotte, petit fromage de lait de chèvre.
N. 8.— Nom propre d'une barque, qui dut être célèbre dans le temps à Condrieu, puisqu'il en est question dans une chanson populaire:
N. 9.— Baile, chef des charretiers.
N. 10.— La descise, la descente du fleuve, en terme de marinier.
N. 11.— Prouvier, homme de proue, second d'une barque.
N. 12.— Mouille, lieu où l'eau est tranquille, où les bateaux peuvent mouiller.
N. 13.— Maigre, haut-fond, gravier à fleur d'eau.
N. 14.— Pan, empan, palme, mesure d'une main ouverte.
N. 15.— Pierre-Bénite, rocher des bords du Rhône, au-dessous de Lyon.
N. 16.— Lone, bras de rivière, flaque d'eau qui occupe un ancien lit du Rhône.
N. 17.— Brotteau, oseraie, à Lyon.
N. 18.— Mudo, traite de navigation, proprement «mue», c'est-à-dire intervalle pendant lequel on prend un pilote de rechange—appelé mudaire. Le Rhône, pour les bateliers, est divisé en mudo.
Note 1.—Maëstral ou mistral, que familièrement on nomme Mange-fange.
N. 2.—Zwanenblœm en néerlandais, butome en ombelle.
N. 3.—Les princes d'Orange portaient dans leurs armes un cornet, par allusion à Guillaume au Court Nez (Guilhem del Cort Nas), fondateur de leur maison.
N. 4.—Nom d'un coteau qui domine Vienne.
N. 5.—Nom du port de Condrieu.
N. 6.—Trèves, farfadets, lutins. Voir Mireille, chant V.
N. 7.—Oulurgues, êtres fantastiques dont il sera question au chant VII du poème.
N. 8.—Argence, le territoire de Beaucaire et des localités voisines.
N. 9.—La couple des attelages était de quatre chevaux, dans la batellerie du Rhône.
Note 1.—Maille, câble de traction.
N. 2.—Bagalance, nom d'une des piles du Pont Saint-Esprit.
N. 3.—Les Saintes-Maries de la Mer, à l'embouchure du Rhône.
N. 4.—Les Cornes de Crussol, nom que portent les ruines du château de ce nom, vis-à-vis de Valence.
N. 5.—On faisait bouillir des aiguilles dans l'huile, pour rompre un charme.
N. 6.—Eau fière, en provençal, signifie eau élevée, qui coule à pleins bords.
N. 7.—Rigue, le train ou convoi des barques remorquées à la file par le même câble. Recua, en espagnol, signifie «suite de mules attachées l'une à l'autre par la queue».
N. 8.—Lou brande de l'Eireto, nom d'une ronde qui se danse aux bords du Rhône.
Note 1.—Le vent lombard, vent d'est, en Dauphiné.
N. 2.—Magasins où les Marseillais serraient leurs marchandises dans le Levant.
N. 3.—Nom que porte l'ancienne voie Domitienne dans l'Hérault.
N. 4.—Ancienne route qui allait de Nîmes à Gergovie.
N. 5.—Le coquâtre (lou gau-galin), le gouvernement de 1830.
N. 6.—La Galéjonière (la héronnière), marais des environs d'Arles où se réfugiaient les conscrits réfractaires.
N. 7.—Sobriquets que les royalistes donnaient à l'empereur en 1814: le châtaignier, par allusion aux châtaigneraies de la Corse; le tondu, parce que Bonaparte s'était fait tondre après la bataille de Marengo.
N. 8.—Lone, ancien bras du Rhône, parage où l'eau est calme.
N. 9.—Aube, peuplier blanc.
N. 10.—Ségonaux, segounau, terrains qui longent le Rhône, entre le fleuve et ses digues.
N. 11.—Rousserole, motacilla arundinacea, espèce de fauvette.
Note 1.—Cluse, passage resserré par des rocs escarpés, défilé.
N. 2.—Rochers à forme humaine qu'on voyait autrefois près de Châteauneuf-du-Rhône et que le chemin de fer a détruits depuis lors.
N. 3.—Le pilote de rechange, qu'on appelle mudaire sur le Rhône.
N. 4.—Sisselandes, grands bateaux plats, carrés d'un bout, tirant probablement leur nom de Seyssel, port du haut Rhône.
N. 5.—Descente, en style de marinier.
N. 6.—Angloro, un des noms du lézard gris (lacerta agilis), sur la rive droite du Rhône.
N. 7.—Cévennols, montagnards des Cévennes, dont Rayoou est le sobriquet.
N. 8.—Fier, dont les eaux sont hautes.
N. 9.—Barrau, ancienne mesure de 30, 40 ou 50 litres, selon les pays.
N. 10.—Savoyarde, grande barque du Rhône.
N. 11.—Le mirage.
Note 1.—Gervais de Tilbury, qui écrivait à Arles vers 1250, a conté l'histoire du Drac et de la femme de Beaucaire, dans ses Olia imperialia. Les lavandières du Rhône, aux Saintes-Maries de la Mer, se servent encore de battoirs sculptés qui portent par tradition un Drac en forme de lézard.
N. 2.—Délaissée (semo), sable qu'une rivière dépose sur ses bords.
N. 3.—Peuplier blanc, populus alba.
N. 4.—Jonchée (toumo), fromage frais qu'on fait égoutter sur du jonc et qu'on retourne de temps en temps, d'où la locution: vira coume uno toumo.
Note 1.—Les cinq doigts, la main.
N. 2.—Jurement populaire.
N. 3.—Franc valentin, pensée intime. Valentin, autrefois, se disait pour «soupirant» dans plusieurs provinces de France.
N. 4.—Les revers du mont Ventour, le versant nord.
N. 5.—Les castors du Rhône.
N. 6.—Voir, sur la légende du pont du Gard, le prologue du poème de Nerto (Hachette, 1884).
N. 7.—Païs alegri, pays égayé; se disait, en Provence, d'un lieu hanté par les sorciers.
N. 8.—On dit en proverbe: gènt de marino, gènt de rapino.
N. 9.—Li Sauto-bàrri (les Saute-remparts), sobriquet des gens de Mornas.
N. 10.—La fontaine de Tourne, au Bourg-Saint-Andéol, sourd au pied d'un bas-relief consacré au dieu Mithra.
N. 11.—Rouan, bœuf ou taureau en pleine force; au figuré, vague qui se précipite. Le provençal biòu signifie aussi «bœuf» et «masse d'eau qui se précipite». Rouan, ce parallélisme l'indique, dérive donc du latin Rhodanus, Rhône.
Note 1.—Esparganèu, jonc fleuri, butomus umbellatus.
N. 2.—Croyance populaire de la haute Provence.
N. 3.—Lou Cièri, nom vulgaire du théâtre antique d'Orange.
N. 4.—Crèbo-cor, éminence qui domine la ville d'Orange.
N. 5.—Noms de rues d'Avignon.
Note 1.—Grenettes ou graine d'Avignon, stil de grain.
N. 2.—Pagello, perche de saule qui sert de sonde. Les mariniers du haut Rhône disent pelle, par contraction.
N. 3.—Roudadou, ancien lit du Rhône.
N. 4.—Verganière, ouvrière qui coupe les brins d'osier (vergan).
Note 1.—Lahut, tartane, caboteur.
N. 2.—L'Océan.
N. 3.—Li Conse, les Consuls, officiers municipaux des villes du Midi.
N. 4.—Cante-Perdris, cru de Beaucaire.
N. 5.—Bague de verre, qui fait crier aïe! lorsqu'elle se casse.
N. 6.—Li braiassé, les Levantins, les Orientaux, à Marseille.
N. 7.—Couvertures de laine pouvant servir de manteaux.
N. 8.—Halles voûtées, arceaux des halles.
N. 9.—Franchimands, Français du Nord; Lombards, Italiens; Estrelins, Anglais ou Hanséatiques; Marrans, descendants des Maures, Espagnols; Gitanos, Bohémiens d'Espagne.
N. 10.—Ils restèrent trois ans auprès du roi de Torelore.
V. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, Aucassin et Nicolette.
N. 11.—Haut quartier de Beaucaire, où était autrefois l'hôtellerie des bateliers.
N. 12.—Rouanado, débordement du Rhône; fête du Rhône, sur le bord du Rhône, en l'honneur du Rhône.
N. 13.—Catapultes des Provençaux.
N. 14.—La Soulenque, la fête du Soleil, repas qu'on paye aux ouvriers de la moisson.
N. 15.—Génestet, cru du territoire de Beaucaire, dont le vin est vanté dans le poème de la Croisade contre les Albigeois.
N. 16.—Rouan, le taureau; nom emblématique du Rhône. Rouanesse, quartier de Beaucaire, dans lequel on retrouve le nom de Rhodanusia, ancienne colonie grecque.
Note 1.—Aubourier, tronçon de mât auquel on attachait les câbles de traction.
N. 2.—La souveraine, la plus haute marque de la sonde.
N. 3.—Le Lert, grand reptile fantastique.
N. 4.—Nom d'une porte d'Avignon, par laquelle les mariniers allaient à la «marmite», l'oulo, en provençal.
N. 5.—Mau-uni, grêlé.
N. 6—Quartier de Lyon.
N. 7.—Nom d'un port du Rhône, près Orange.
Note 1.—Lustre, éclat, lumière, au sens primitif.
N. 2.—DEO SOLI INVICTO MITRAE, inscription qu'on lisait autrefois sur le monument mithriaque du Bourg-Saint-Andéol (Millin).
N. 3.—Petit lézard gris, lacerta agilis.
N. 4.—A Arles et à Lyon, comme au Bourg-Saint-Andéol, subsistent les monuments du culte de Mithra. A Arles, le corps du dieu est entouré d'un grand serpent et sur ses vêtements sont figurés aussi les signes du Zodiaque.
N. 5.—Ensigne (Insignes), constellations, en provençal.
N. 6.—Nom propre d'un bateau du Rhône.
N. 7.—Chenapan, scélérat, par allusion à Mandrin, célèbre chef de contrebandiers, roué à Valence, en 1755.
Achevé d'imprimer
le vingt-sept janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-sept
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS
Chant premier. | — Patron Apian | 3 |
Chant deuxième. | — Le Prince d'Orange | 31 |
Chant troisième. | — La Descente du Rhône | 65 |
Chant quatrième. | — Les Vénitiennes | 83 |
Chant cinquième. | — L'Anglore | 115 |
Chant sixième. | — Le Drac | 137 |
Chant septième. | — La Fontaine de Tourne | 155 |
Chant huitième. | — A horizon perdu | 181 |
Chant neuvième. | — En aval d'Avignon | 215 |
Chant dixième. | — La Foire de Beaucaire | 237 |
Chant onzième. | — La Remonte | 269 |
Chant douzième. | — La Catastrophe | 307 |
Notes | 339 |
Dans la version papier, les versions provençale et française sont en vis-à-vis: le provençal page gauche, et le français page droite.
Dans cette version électronique, le texte français suit le texte provençal.
L'orthographe a été conservée. Seules quelques corrections de typographie ont été faites.
La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.