Title: L'Illustration, No. 0024, 12 Août 1843
Author: Various
Release date: December 16, 2011 [eBook #38320]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'Illustration, No. 0024, 12 Août 1843
Nº 24. Vol. I.--SAMEDI 12 AOÛT 1843. Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé. Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr. Pour l'Étranger. - 10 - 20 - 40
Ahmed-Pacha, bey de Tunis Portrait.--Courrier de Paris.--Embellissements de Paris. Nouvelle Porte de l'hôpital de la Charité. Gravure.--Les Automates de M. Stevenard. L'Escamoteur; le Jour de Flûte; le Magicien.--Martin Zurbano. (Suite) Orateur appelant le peuple à se prononcer; Villageois espagnols fuyant devant Van Halen.--Des Irrigations. M. Dangeville; M. Nadault de Buffon; Ministère de l'Agriculture. Quatre Gravures.-L'été du Parisien--(Suite.) Établissement thermal d'Enghien; Eaux-Bonnes; Baréges; Bagnères de Luchon; Bagnères de Bigorre; Mont-Dore.--Le Jeune Lapin et le Renard. Fable par M. S. Lavalette.--Margharita Pusterla, Roman de M. C. Cantù. Chapitre II, l'Amour. Cinq Gravures.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Modes. Gravure.--Caricature. Un Tiroir difficile.--Amusements des Sciences.--Échecs (5e problème).--Rébus.
Pendant plusieurs siècles, la régence De Tunis a été l'affreux théâtre de révolutions et de crimes de toute espèce. Les derniers événements qui se sont passés en Europe, et surtout la conquête d'Alger par les Français, ont amené de grands changements dans la situation de ce pays. L'esprit de progrès, qui s'est emparé de tout le genre humain, entraîne aussi les Musulmans, si longtemps stationnaires, et les pousse, presque à leur insu, vers une nouvelle civilisation. Le bey actuel de Tunis, Ahmed-Pacha, seconde ce mouvement, et ses efforts intelligents semblent devoir être couronnés de succès.
Ahmed-Pacha sort d'une dynastie dont le chef, Hassan-ben-Ali, s'empara du pouvoir en 1705. Quoique le gouvernement soit en quelque sorte héréditaire dans la famille régnante, les successions ne sont pas réglées d'une manière tellement précise, que souvent elles n'aient été sujettes à de sanglantes contestations. La force et le génie ne sont pas moins que la naissance des titres et des droits à l'exercice de l'autorité suprême.
Depuis 1814, la régence de Tunis a été gouvernée par six beys: Hammoud-Pacha, Othman, Mahmoud, Hassan-ben-Mahmoud, Mustapha et Ahmed.
Ahmed-Pacha a succédé, le 18 octobre 1837, à son oncle Mustapha, décédé après un règne de trois mois et quelques jours, à la suite d'un événement tragique.
Le premier ministre de Mustapha-Bey, Chekib-Sabtah, ministre de la guerre, avait rempli les mêmes fonctions sous le précédent souverain, Hassan-ben-Mahmoud. Poussé par une ambition effrénée, et encouragé, assure-t-on, par des conseils venus de Constantinople, Chekib voulut profiter de l'avènement du nouveau bey pour se mettre à sa place, et travailla sur-le-champ à le renverser du trône, avant qu'il n'eût le temps de s'y affermir. Chekib jouissait d'une telle influence dans toute la régence, et par lui-même, et par sa famille, l'une des plus puissantes du pays, que le bey Mustapha, informé du complot qu'il ourdissait contre sa personne, n'osa pas d'abord le faire arrêter. Cependant, après avoir rassemblé autour de lui ses amis les plus fidèles, Mustapha, au milieu d'une grande revue que passait Chekib, le fit appeler au Bardo, sous prétexte de lui communiquer des nouvelles importantes que venait d'apporter un courrier de la Porte. Chekib n'osa pas désobéir publiquement; il arriva à la résidence avec une suite nombreuse; mais séparé de ses adhérents, sans violence et comme par hasard, par les gens du bey, il fut mené dans une salle basse, où on lui apprit qu'il ne lui restait que le temps de faire sa prière avant de mourir. Il lut aussitôt étranglé dans ce lieu même par des chaouchs, tandis que le bey faisait publier par des crieurs son crime et sa punition, avec avertissement qu'un châtiment semblable était réservé à ceux qui seraient tentés de l'imiter. Le complot, dont Chekib était l'âme, fut détruit immédiatement par sa mort, et le bey, qui, par cet acte d'énergie, avait imposé à ses ennemis, aurait pu jouir d'un règne long et paisible; mais Mustapha était un homme d'un caractère très-doux, comme, au reste, presque tous les Tunisiens, et la violence qu'il fut obligé de se faire, en ordonnant la mort de son ministre, lui fit contracter une maladie qui le conduisit au tombeau peu de semaines après cette exécution. Il laissa à son neveu Ahmed, le bey actuel, le gouvernement de la régence.
Ahmed-Pacha, âgé aujourd'hui de trente-six à trente-sept ans, est un homme d'un caractère plus ferme que son oncle, d'une capacité réelle, plus éclairé et surtout plus libéral que ne l'a été jusqu'à ce jour aucun des princes de la côte d'Afrique. Pour n'en citer qu'une preuve, les enfants de Chekib, placés au Bardo avec les siens, partagent l'éducation européenne qu'il fait donner à ses fils.
Le bey de Tunis.--Fac-similé
du croquis d'un voyageur.
La capitale de la régence, Tunis, occupe une plaine resserrée entre deux lacs. La ville a deux enceintes; celle intérieure, de construction mauresque, est flanquée de tours très-rapprochées sur quelques parties; l'enceinte extérieure, qui semble être un ouvrage européen, est formée de bastions et de courtines; elle entoure en grande partie les faubourgs, et se rattache, sur les hauteurs de l'ouest, à la kasbah, appuyée aux deux enceintes. En avant de Tunis, à l'entrée d'un canal débouchant dans la mer, est la Goulette, vieux fort à double rang d'embrasures, première ligne de défense de Tunis, et célèbre par la résistance qu'il a plus d'une fois opposée aux armées débarquant sur cette plage.
La résidence habituelle du bey est le Bardo, forteresse située en rase campagne, à environ 2,200 mètres de Tunis, entourée d'un carré de remparts élevés, dont les quatre coins sont flanqués d'ouvrages avancés et de tours. Sur le plus haut et le plus magnifique des bâtiments intérieurs, flotte le drapeau rouge. Plusieurs jolis petits bois ornent les environs, et, au milieu, on distingue les dômes, les kiosques et les vastes jardins de la Manouba, maison de plaisance du bey.
Les habitants de la régence de Tunis, comme ceux de l'Algérie, appartiennent à diverses origines. Les Turcs et les Maures habitent les villes et les villages; toute la population arabe est nomade, ainsi qu'une grande partie des Berbers, anciens habitants du sol. Une autre partie des Berbers, qui porte plus spécialement le nom de Kabaïles, ou Kabyles, habite des villages et des hameaux au milieu des montagnes. Les Turcs ont beaucoup perdu de leur importance, depuis que le bey de Tunis a organisé des troupes régulières, organisation par suite de laquelle ils ont été privés de leurs privilèges assimilés aux troupes indigènes. Les Andalous, descendants des anciens Maures d'Espagne, forment une des classes les plus notables de la population maure. A la civilisation, aux moeurs et à l'industrie qui les caractérisaient lors de leur arrivée d'Espagne, on doit la restauration de plusieurs villes détruites par les invasions des Arabes au septième et au huitième siècle, et même la fondation de quelques-unes, comme Testour, Soliman, Zaghwan, etc. Les habitants des villes et villages sont désignés par le nom générique de Beldani (citadins). Les Arabes, dont la majeure partie tire son origine des hordes qui ont pris part à la conquête, ou qui ont été appelés de l'Égypte et de la Syrie par les khalifes de Kaïroan, conservent leur dénomination d'Arabes. Quant à ceux qui, dans les temps anciens, avaient accompagné les fondateurs de Carthage, ils se sont successivement mêlés avec les Berbers, avec les Romains, les Vandales et les Grecs byzantins. Il est à remarquer que les anciens Berbers nomades ne veulent pas qu'on les nomme Arabes, alors même qu'ils offrent avec ceux-ci une parfaite ressemblance pour les moeurs et les coutumes; ils disent qu'ils sont Chaouïa (pasteurs), et se distinguent ainsi de cette partie de leur race qui habite sous des toits. Ils paraissent être, en effet, les Numides de Massinissa et de Jugurtha.
Les habitants des parties du désert, où le sol est composé de sables mouvants, acquièrent une grande dextérité à courir sur ces sables sans y enfoncer les pieds. Pour porter le corps avec l'aplomb nécessaire, on assure qu'ils se lestent d'un certain poids. Quoi qu'il en soit, un cavalier ne peut les atteindre à la course à travers ces sables. Ils vivent de lait de chameau et de dattes; ils entassent des fruits dans des jarres, mettent un poids par-dessus, et les laissent fermenter: il en découle une liqueur qu'eux seuls peuvent supporter. Ils sont d'ailleurs très-habiles à flairer, pour ainsi dire, l'eau sous les sables. Lorsqu'ils creusent pour en chercher, ils ont grand soin, après en avoir puisé, de recouvrir la source; aussi le voyageur étranger n'y rencontre-t-il jamais autre chose que le sable sec et aride.
L'administration est confiée à des Gouverneurs militaires (kikhia) pour les forteresses ou villes fortes, comme Kef, la Goulette, Kaïroan, Porto-Farina, etc.; à des anciens cheikhs pour plusieurs petites villes ou villages, avec le territoire qui en dépend, connue Testour, Zaghwan, etc.; enfin, à des gouverneurs civils ou préfets (kaïds) pour les provinces en général. Ces derniers sont les plus nombreux: ils sont en même temps fermiers des revenus de l'État, c'est-à-dire qu'ils perçoivent les impôts de leur département et les gardent, moyennant une redevance au bey, préalablement fixée. Ces trois classes d'administrateurs ont la juridiction dans leurs départements respectifs: le droit d'appel au tribunal du bey est ouvert à tous. Les kikhias sont nommés par le bey; les cheikhs et les kaïds seul proposés au bey par le suffrage de leurs administrés, et le bey les confirme ordinairement, comme aussi il est d'usage qu'il les révoque sur les plaintes de leurs administrés. Indépendamment des cheikhs de villes et de villages qui ne dépendent pas d'un kaïd, il y en a pour chaque subdivision dont se forment ces diverses peuplades d'Arabes nomades.
Le gouvernement tunisien, sous les successeurs des khalifes, et depuis sous les beys qui ont exercé le pouvoir, après l'établissement dans la régence de la suprématie du grand Seigneur, était tombé dans l'erreur la plus grave et la plus contraire à ses propres intérêts, en se servant des Arabes pour opprimer la population des villes et des villages. C'est ainsi que les habitations ont été dévastées, que l'industrie et l'agriculture oui été ruinées. Un long état de paix extérieure pourra seul permettre à un gouvernement réparateur et ferme de protéger les habitants sédentaires, en comprimant avec persévérance la population nomade, cette véritable plaie du pays.
Les environs de Tunis, quoique mieux garnis de villages et de fermes qu'aucune autre partie de la régence, ont aussi leur population nomade; elle n'est cependant pas organisée en arch (tribu) ou en nouadja (branches de tribu), mais elle se compose de familles occupant quatre, six, huit tentes, et appartenant à la même tribu. Ces Arabes sont souvent au service du bey ou d'un propriétaire quelconque du sol sur lequel ils campent et qu'ils labourent; quelquefois aussi ils louent des champs à l'année et les cultivent pour leur compte.
Il est difficile de fixer d'une manière exacte la délimitation précise entre le territoire de la régence de Tunis et celui de l'ancienne régence d'Alger. Les tribus qui habitent le pays voisin des limites, sont d'autant plus intéressées à laisser cette question incertaine et douteuse, qu'elles ont pu trouver, de tout temps, protection dans l'une des régences pour les brigandages quelles commettaient dans l'autre. Le camp du bey de Tunis, qui, tous les ans, se rend à Bedjia et à Kef pour lever les impôts, ne peut presque jamais remplir sa mission sans guerroyer, et, de temps à autre, la résistance est très-sérieuse. La limite la plus naturelle entre les deux États, et qui semble le plus généralement reconnue par les voyageurs, est celle de la rivière El-Zain.
L'inimitié la plus profonde a presque constamment existé entre les deux régences d'Alger et de Tunis, et celle-ci était sans cesse inquiétée sur ses frontières par le bey de Constantine. Après la chute du gouvernement turc et l'occupation d'Alger par l'année française, le 5 juillet 1830, le bey de Tunis, Hassan-ben-Mahmoud, soigneux de conserver l'amitié de la France, repoussa les offres des principaux habitants de la province, qui demandaient à se soumettre à sa domination pour se soustraire à l'anarchie dans laquelle était plongée ce beylik depuis la conquête; mais en même temps il fit faire par M. de Lesseps, notre consul-général, des ouvertures au général en chef, M. le lieutenant-général Clauzel, à l'effet de faire nommer, par le gouvernement français, bey de Constantine, un prince de la maison régnante de Tunis. Un arrangement fut conclu le 18 décembre 1830 à Alger, arrangement en vertu duquel Sidi-Mustapha était nommé bey de Constantine, et s'engageait, sous la garantie du bey de Tunis, son frère, à payer à la France, à titre de contributions pour la province, une somme de 800,000 francs en 1831, et d'un million les années suivantes.
Une convention semblable, et aux mêmes conditions de redevance annuelle, signée à Alger le 6 février 1831, donna également l'investiture du beylik d'Oran à un autre prince de la maison régnante de Tunis, Ahmed-Bey.
Mais ni l'une ni l'autre de ces conventions n'obtint l'approbation du ministère français, et, quoique celle relative à Oran eût déjà reçu un commencement d'exécution par l'arrivée d'un corps de troupes tunisiennes, le bey de Tunis dut renoncer dès lors à la double suzeraineté stipulée en faveur de deux membres de sa famille. Ses sentiments d'amitié pour la France n'en furent pas néanmoins altérés, et son intérêt même lui fit un devoir de resserrer chaque jour plus étroitement les liens qui l'unissaient à elle; car, en traitant directement avec le général en chef de l'armée française pour la cession de deux provinces sur lesquelles la Porte ottomane prétendait avoir un droit de souveraineté, le bey de Tunis, Hassan, avait ouvertement méconnu ce droit, et, par cet acte d'indépendance, avait soulevé contre lui-même et contre toute sa famille la haine du Grand Seigneur, qui la poursuit encore aujourd'hui.
Après l'insuccès de la première expédition contre Constantine, en novembre 1836, le sultan Mahmoud, pour encourager dans sa résistance le vassal qui, en refusant de reconnaître l'autorité de la France, s'était placé sous la protection de la sienne, voulait lui envoyer des secours par Tunis. Il lui fallait, à cet effet, se débarrasser du bey de cette régence, hostile à ses desseins, et le remplacer par un homme dont il était plus sûr. Dans ce but, une escadre partit de Constantinople le 20 juillet 1837; elle devait se présenter devant Tunis, où la conspiration dont nous avons parlé plus haut, organisée par les agents de la Porte, aurait aussitôt renversé le bey régnant (c'était alors Mustapha). Mais, comme on l'a vu, la conspiration fut découverte, son chef mis à mort, et deux divisions françaises, fortes l'une de trois, l'autre de quatre vaisseaux, sous les ordres des contre-amiraux Gallois et Lalande, obligèrent l'escadre turque du se retirer, avant qu'elle eût pu rien entreprendre.
Le bey actuel, Ahmed, s'est montré reconnaissant de ce service réel rendu à son prédécesseur, ainsi qu'à sa famille, qui lui doit la conservation de sa souveraineté.
Depuis plusieurs générations, les princes de la maison régnante protègent ouvertement une amélioration intellectuelle très-remarquable parmi les populations tunisiennes, au risque de s'exposer, en agissant ainsi, aux excès d'un fanatisme qu'ils bravent, non sans de sérieux dangers. La régence de Tunis, depuis que nous sommes maîtres d'Alger et de Constantine, n'a plus à redouter les incessantes incursions de ses anciens voisins. Du coté de la mer, elle est protégée par nos escadres contre les prétentions de la Porte, entretenues et excitées par les menées de la politique anglaise. Aussi Ahmed-Bey met-il habilement à profit la sécurité que notre voisinage et notre protection assurent à ses États, pour leur donner tous les développements possibles de culture, de civilisation et de puissance.
Sa volonté à cet égard s'est manifestée dès les premiers jours de son règne, et pendant six années sa persévérance n'a jusqu'à ce jour été rebutée par aucun obstacle. Pour soumettre le pays à une organisation générale et homogène qui fit à la fois sa force et celle du gouvernement, Ahmed-Bey a compris que le meilleur moyen était de créer une armée régulière sur le modèle des armées européennes, avec leur administration, leurs grades hiérarchiques, leur discipline sévère, leur instruction: véritable et première école de civilisation pour le pays. C'est à la France surtout qu'il a fait ses plus utiles emprunts, et il peut déjà regarder son ouvrage avec orgueil. Avant lui, la régence de Tunis ne comptait que deux régiments d'infanterie de 2,000 hommes chaque. Son année comprend aujourd'hui cinq régiments d'infanterie, chacun de 5,000 hommes, un régiment de cavalerie de 1,100 hommes et un régiment d'artillerie de 3,000 hommes.
L'uniforme est presque européen. Il se compose, pour les soldats, d'une veste boutonnée et d'un pantalon un peu large par le haut; la veste est en drap de couleur bleue ou garance, suivant les régiments. Les pantalons de drap en hiver sont de couleur garance, et les pantalons d'été en toile blanche. Les collets et les parements des vestes, et les bandes des pantalons sont de couleurs tranchantes. Les officiers portent la capote et le pantalon droit, avec broderies et bandes en or. La coiffure seule est restée orientale; cependant le turban a été remplacé par la chichia rouge, élevée et garnie d'un îlot bleu en soie. La différence des grades est signalée par l'étoile et par le croissant, en argent pour les sous-officiers, en or pour les officiers subalternes et en diamant pour les officiers supérieurs. Les officiels portent en outre des épaulettes distinctives. Les armes sont celles de nos armées. Dans la cavalerie, la selle arabe a été conservée, mais avec des modifications. Plusieurs officiers ont adopté la selle française. Le bey, les princes, les officiers, ressemblent beaucoup, on le voit, à nos officiers, à l'exception de la coiffure; ils portent même des gants jaunes et des bottes vernies.
Les troupes sont partagées dans cinq casernes, situées tant à Tunis qu'aux environs, et dont l'étendue et la bonne distribution pourraient servir de modèle aux nôtres. La direction de ces casernes et l'instruction des troupes appartiennent presque exclusivement à des officiers français. MM. Gillart, chef de bataillon; Collin, chef d'escadron, et Lavelaine-Manbenge, lieutenant-colonel au 18e de ligne, sont préposés à l'infanterie. Le régiment de cavalerie a été organisé par M. Gref, ancien élève de l'École de Saumur. Le régiment d'artillerie est commandé par M. Lecorbeiller, chef d'escadron d'artillerie, officier de la Légion-d'Honneur, envoyé au bey sur sa demande, en 1842, par M. le maréchal Soult. Dans l'ancienne kasbah, une fonderie de canons est dirigée par M. Bineau, ingénieur français.
Le Hardo, résidence habituelle du bey, réunit (outre les appartements du pacha), les salles de justice, le sérail, le harem, une vaste caserne, les prisons d'État, la maison des ministres et employés, des bains, etc. C'est au Hardo qu'est instituée une Ecole Polytechnique, où sont admis les fils des officiers et des personnages attachés au service du prince.
Ahmed-Bey, libéral et tolérant, a pour principal ministre M. Raffo, Italien et catholique, envoyé déjà plusieurs fois par lui en mission à Paris. Il a concédé, en 1840, à la France, le terrain où est mort saint Louis, sur la montagne Byrsa, à seize kilomètres de Tunis; et, sur cet emplacement, une chapelle a été inaugurée, le 25 août 1841, en présence de ses ministres. Ahmed-Bey introduit la réforme partout où il la croit nécessaire au progrès matériel et moral du pays. Par ses ordres, les marchés à esclaves sont abolis et fermés; des manufactures s'élèvent, des machines se construisent, des haras s'établissent, d'anciens aqueducs se restaurent, et des puits artésiens en forage vont changer l'aridité inerte de la terre en fécondité d'une richesse inappréciable. Bientôt, peut-être cette partie de l'Afrique, tributaire de l'Europe, rendra à son tour l'Europe sa tributaire.
Nous avions dit vrai l'autre jour: le ministère bat la campagne. En sa qualité de président du conseil, M. le maréchal Soult a pris les devants et a donné l'exemple; il est parti mardi dernier pour son château de Saint-Arnaud; M. Guizot est depuis samedi à Lisieux; M. Duchâtel se propose de passer un mois à Mirambeau, département de la Charente-Inférieure; M. Cunin-Gridaie prend les eaux de Vichy; M. Teste est à Néréis; M. Lacave-Laplagne ne dépasse pas Auteuil, et M. Villemain va jusqu'à Neuilly. En choisissant son Tibur si près de la demeure royale, ou pourrait croire que M. le ministre de l'instruction publique fait un acte de galanterie ministérielle et veut se rapprocher de l'oreille du prince; mais les médisants y seront pris: au moment même où M. Villemain installait ses pénates champêtres dans le voisinage du palais de Neuilly, le roi partait dans une berline à six chevaux et prenait, bride abattue, la route du château d'Eu, toute la famille royale galopant avec Sa Majesté ou à sa suite. Était-ce pour échapper aux grâces irrésistibles de M. Villemain, et fuir les attraits de cette sirène universitaire? Non pas vraiment: le roi, en allant à Eu, satisfait tout simplement une fantaisie annuelle, et M. Villemain n'y est pour rien ou pour peu de chose.
Ainsi la royauté et le ministère sont en vacances et prennent du bon temps: l'austère M. Guizot a déposé son porte-feuille aux pieds de ses pommiers de Normandie, et M. Duchâtel s'est métamorphosé en Tityre;
Reeubans sub tegmino fagi.
A demain donc les affaires sérieuses.
Madame la princesse de Joinville est du voyage d'Eu; elle a pris place, en partant, dans la voiture du roi et à côté du roi. A peine lui a-t-on laissé le temps de faire connaissance avec la bonne ville de Paris. Depuis son arrivée, madame de Joinville n'a pas eu une heure de libre fantaisie; l'étiquette et le cérémonial l'attendaient sur le rivage de Brest, et ne l'ont plus guère quittée jusqu'à Paris. Là, il a fallu essuyer les harangues de toute espèce et signer les contrats solennels. Le Journal des Débats a fait de la cérémonie un récit emphatique qui n'a dû que médiocrement divertir la princesse, à qui l'on accorde du goût, de la finesse, de la modestie et de la simplicité.--Ce pays-ci est le pays par excellence pour ennuyer les princes: on les accable, à la moindre occasion, de salutations et de discours; on les bourre de douceurs et de flatteries; et puis Dieu sait combien cela dure!
Madame de Joinville a trouvé cependant le moyen d'échapper un instant à tout cet appareil pour venir à l'Opéra. Il était huit heures; les rideaux velours grenat et or, qui voilaient depuis un an la loge de feu le duc d'Orléans, se sont relevés tout à coup, et pour la première fois, dans cette loge tout à l'heure en deuil, un jeune homme et une jeune femme ont pris place, l'un svelte et brun, l'autre au visage gracieux, au fin sourire et aux longs cheveux blonds: c'étaient le prince et la princesse de Joinville. Il y eut d'abord dans la salle un mouvement involontaire. En voyant s'ouvrir cette loge depuis longtemps morne, silencieuse, déserte et fermée comme un tombeau, une sorte de frisson parcourut le parterre et l'orchestre. Qu'est-ce donc? Et tous les regards se portaient de ce côté, comme si une ombre allait s'y montrer pâle et sanglante sous le linceul. Au lieu de l'ombre lamentable, on a vu deux jeunes époux souriant et heureux l'un de l'autre, Habeneck a donné le signal: les danses ont commencé, le public a battu des mains, tandis que la Péri ravissait par sa danse légère le prince, la princesse, la foule enivrée. Il n'y a qu'un an que le duc d'Orléans est mort; ce soir-là l'Opéra semblait éloigné de plus de cent années de la chapelle de Saint-Ferdinand!
Deux loges restent encore en deuil; toutes deux ont appartenu à des princes de la finance, l'une à M. Schileckler, l'autre à M. Aguado. La mort ne respecte pas plus les têtes millionnaires que les têtes royales, elle va de l'une à l'autre et les fauche avec le même plaisir. Avant peu, nous verrons quelque héritier de la dynastie Aguado et de la dynastie Schileckler venir, du fond de ces deux loges abandonnées par les morts, sourire aux bonds voluptueux de la Grisi.
Qu'on ne s'y trompe pas: l'histoire des loges d'avant-scène de l'Opéra serait une histoire pleine de curieux contrastes, d'émouvantes catastrophes et de profonds enseignements. Je me propose de l'écrire un jour, quand je n'aurai rien de mieux à faire. Que de poèmes, en effet, que de romans, que de mélodrames, dans ces loges privilégiées qui dominent l'orchestre des musiciens et avoisinent le lustre! A juger les choses sur la forme et à la surface, c'est là que se donnent rendez-vous et se réunissent tous les biens qu'on désire et qu'on envie: la richesse, le luxe, l'insouciance et le plaisir; mais allez au delà de l'enseigne dorée et regardez au fond: sur le velours et les coussins moelleux de ces loges, l'ennui, la satiété, le désordre, la vanité, donnant la main à la banqueroute, se sont souvent assis, tout parés, tout gantés, tout vernis, et promenant avec grâce sur la salle l'insolence, du binocle.--De temps en temps, Sainte-Pélagie y va chercher ses recrues.--L'air y est mortel, car les jeunes y deviennent vieux très-vite et y meurent aisément; sous les fauteuils, il y a des trous où les millions tombent et s'engloutissent.--Horreur! plus d'une fois le suicide à l'oeil hagard y a passé, et je vois encore là, sur cette loge à gauche, la trace, de sa main sanglante et désespérée.
--Le quartier Saint-Antoine a éprouvé, cette semaine, une très-vive émotion: quinze bandits sont parvenus à s'échapper des prisons de la Force; ces honnêtes gens sentant venir le mois de septembre, saison de l'air libre et du loisir, se seront dit: «Pourquoi ne prendrions-nous pas aussi nos vacances?» Retenir une place à la malle-poste ou aux messageries royales, c'était pour eux du fruit défendu. Comment d'ailleurs percer ces formidables murailles, ces portes crénelées? comment briser ces terribles verrous? comment éviter les regards incessamment ouverts des gardiens et des sentinelles?
Ne pouvant aller tête levée sur la grande route, ils ont pris les voies mystérieuses et souterraines; un matin, un bon bourgeois du voisinage, occupé à préparer un bain, entend du bruit sous ses pieds: il s'étonne, il regarde, et voit le sol qui s'entr'ouvre; un homme, ou plutôt un démon, paraît, pâle, la barbe et les cheveux en désordre, agitant dans ses mains un couteau menaçant; puis un second, un troisième, un quatrième, toute une légion de damnés: c'étaient les prisonnier? qui, depuis un mois et de jour en jour, se creusaient sous terre un chemin vers la liberté: ce chemin était venu aboutir à la maison du voisin. Quelle visite, bon Dieu! des voleurs, des forçats en récidive, des faussaires, des assassins!
L'hôte s'enfuit, effrayé de voir entrer chez lui cette société arrivée sans lettres d'invitation: «Si tu dis un mot, tu es mort!» lui crient quinze voix épouvantables. Mais il était déjà loin.
Il donne l'éveil: on se précipite, on arrive, et, quand les bandits s'élancent dans la rue, effarés, haletants, ils trouvent un rempart de courageux citoyens qui leur barrent le passage. Figurez-vous les menaces, les cris, la terreur, les luttes sanglantes, tout le cortège formidable, et désordonné d'une pareille aventure.--Les sergents de ville, les soldats de ligne viennent prêter main-forte; et enfin le crime succombe, ainsi qu'il arrive dans tout mélodrame conduit selon les règles; on le saisit, on le désarme, on le garrotte, on le renvoie d'où il était sorti, comme Satan de l'enfer, au fond des cachots de la Force.
Ce qu'on ne saurait trop admirer dans ces catastrophes effrayantes et inattendues, c'est le courage, et le dévouement du citoyen. Voilà une bande de malfaiteurs armés qui s'élancent tout à coup de leur tanière et surprennent des honnêtes gens sans armes; fuira-t-on? cherchera-t-on à éviter le danger et la mort qu'ils mènent avec eux? non: chacun se prépare intrépidement à la lutte; ces simples bourgeois, ces marchands paisibles que vous voyiez tout à l'heure, regarder nonchalamment les passants, les bras croisés, d'un air bonasse, en se dandinant à leur fenêtre ou sur le seuil de leur boutique, tout à coup deviennent des combattants pleins de résolution, des lions, des héros; ils se jettent au-devant des bandits, ils les arrêtent, ils les terrassent; ni le couteau, ni le poignard, ni les fureurs de ces hommes horribles ne les épouvantent et ne les font, reculer; ils tiennent jusqu'au bout, meurtris, blessés, sanglants. C'est là, sans contredit, un courage bien au-dessus du courage du soldat: le soldat obéit et marche au danger par ordre; nos gens vont le chercher de propos délibéré; le soldat est séduit, étourdi, enivré par l'appât, de la récompense, par le prestige de ce qu'on appelle la gloire; eux ne cèdent qu'à un entraînement désintéressé; ils n'ont en le temps d'apprendre ni le pas oblique, ni la charge en douze temps; le soldat enfin est un rude compère préparé avec soin aux blessures et à la mort; nos héros, encore un coup, sont de bons bourgeois qui viennent de manger paisiblement leur soupe et d'embrasser leurs femmes et leurs enfants.
Deux courageux citoyens se sont distingués particulièrement dans cet épisode des bandits de la Force; il est juste de les mentionner ici, de même qu'après la victoire on porte les noms glorieux au bulletin de la bataille. L'un s'appelle M. Pons, l'autre M. Morel; tous deux ont donné l'exemple d'une rare intrépidité; M. Pons est dangereusement blessé d'un coup de poignard qui a pénétré dans la poitrine.
Eh bien! vous pouvez m'en croire, on ne donnera la croix d'honneur ni à M. Morel ni à M. Pons. Il est bien plus juste et plus honnête de la réserver pour un oisif, un faiseur de courbettes ou un inutile, je n'ose pas dire pour un sot, un méchant et pour une poitrine déshonorée.
On voit que Paris n'est pas précisément la terre promise, et qu'il est bon de s'y tenir sur ses gardes; tandis que vous flânez consciencieusement, et que vous collez votre nez candide aux vitres de Susse ou de Martinet, un larron subtil passe et vous enlève votre montre ou votre tabatière, sous prétexte de vérifier si vous avez l'heure des Tuileries ou de l'Hôtel-de-Ville, et si vous consommez du pur Virginie. Dormez-vous on prenez-vous un bain? un scélérat vous éveille en sursaut dans votre lit, et sort par-dessous votre, baignoire; vous n'avez plus qu'à vous débattre et à recevoir trois ou quatre bonnes blessures, en attendant que M. le commissaire de police soit averti et que le sergent de ville ait mis ses guêtres. Paris a beau faire, il a beau s'éclairer au gaz, se paver, s'aligner, dorer ses maisons et ses boutiques, il est toujours un peu le Paris que Boileau appelait un coupe-gorge.
Je ne suis ni misanthrope ni calomniateur, et j'apporte les preuves à l'appui de mes reproches. Voici donc un échantillon des agréments de Paris, scrupuleusement emprunté à la statistique: on commet, dans ce charmant Paris, soixante-dix-huit crimes ou délits par jour; il y a deux morts violentes et quatre-vingts morts par maladie; les voitures écrasent deux personnes, le tribunal de commerce enregistre deux faillites, le Mont-de-Piété reçoit trois cent quinze dépôts, l'hôpital s'ouvre pour quatre cent soixante-dix malades, les commissaires-priseurs procèdent à cinquante ventes par autorité de justice, et MM. les huissiers fabriquent, trois mille exploits: le joli pays vraiment, et comme il emploie agréablement sa journée! Si Paris ne coûtait pas si cher, on pourrait encore en prendre son parti; mais savez-vous ce qu'il faut à cette ville si pleine d'huissiers, de morts et de malades, pour se loger et se nourrir? quatre millions par jour; et encore quatre millions ne suffisent pas! Paris possède une foule de citoyens plus ou moins honnêtes, qui ne mangent pas, qui ne se logent, pas, et qui vivent Dieu sait de quoi, de l'air, du ruisseau apparemment. Il n'y a que Paris pour ces choses-là; ce n'est qu'à Paris qu'on peut mourir de faim tous les jours et recommencer le lendemain, pendant de longues années; ailleurs, si vous n'avez pas votre pain quotidien tous les matins, le soir vous êtes mort à coup sûr.
--Un événement encore a fait grand bruit cette semaine, plus de bruit même que le courage de MM. Pons et Morel, et que l'évasion des quinze voleurs.--Vous m'avez deviné: je veux parler de lu mémorable querelle qui a mis la plume à la main à un critique et à un dramaturge; le sujet du duel était peu de chose, une pauvre comédie nouvelle en cinq actes et en prose, moins que rien. Le critique trouvant la comédie mauvaise, l'a très-positivement et très-spirituellement imprimé, ce qui était dans son droit; le dramaturge s'est fâché, et, dans une lettre assez grossière et peu concluante, il a déclaré que l'ouvrage était excellent;
Pour le trouver ainsi vous aviez vos raisons.
Le critique n'a pas reculé d'une semelle; à la lettre peu séante il a riposté par un feuilleton plein de verve, de finesse, d'esprit et de bon sens, qui a mis la lettre en lambeaux, laissant ses débris épars sur le champ de bataille, sans honneur et sans sépulture.
L'attaque et la riposte étaient si personnelles et si mordantes, que les amis des deux adversaires se sont alarmés, le bruit s'est répandu que le dramaturge et le critique avaient jeté là leur plume, pour prendre une arme moins innocente; déjà même la rumeur publique en perçait un de part en part, si ce n'est tous les deux.--«Hé bien! dit à un homme d'esprit qu'il venait de remontrer, un ami de l'un des deux champions; vous savez ce qui est arrivé?--Quoi donc?--Mais la grande nouvelle!--Je ne m'en doute pas.--Tout le monde en parle.--Dites toujours.--La rencontre de J. et de D.--Ah! oui, je sais; ils se sont rencontrés, et... ils ne se sont pas salués!»
--Hier, j'ai assisté à un mariage; l'époux avait vingt-cinq ans, mais l'épouse n'était pas précisément de la première jeunesse; il y a quelque cinquante ans que son étoile s'est levée à l'Orient, et que l'Aurore, aux doigts de rose, a semé sur son teint ses rubis et ses perles. On alla à la mairie en grande pompe; l'époux un peu triste et la tête baissée; l'épouse triomphante, et faisant minauder sa pudeur quinquagénaire sous sa couronne d'oranger. Le maire arriva paré de son écharpe et avec toute la gravité convenable; puis, s'adressant aux époux et à l'honorable compagnie, il s'exprima ainsi: «Entre M. J. D., âgé de vingt-cinq ans, d'une part; et, de l'autre, demoiselle A. B., fille majeure, âgée de cinquante-et-un ans...» tout le chapelet du matrimonium enfin.
A ces mots: fille majeure, âgée de cinquante-et-un ans, une envie de rire me gagna malgré moi; je me contins de mon mieux cependant; mais qui peut échapper à l'oeil d'une fille majeure? celle-ci m'avait vu étouffant mon rire, et ne me quittait pas des yeux.
Après la cérémonie, je cherchais à m'esquiver prudemment. Vains efforts! elle s'approcha de moi par un détour, et me prenant à part: «Pourquoi, dit-elle, avez-vous ri tout à l'heure?--Mais, je ne sais... Un de vos témoins... ce maire, peut-être.--Ah! oui, ce maire, s'écria-t-elle avec un accent dont je ne puis vous donner une idée, ce maire est un drôle! Est-ce que vous avez, par hasard, confiance en cet homme-là? Il n'y a jamais un mot de vérité dans ce qu'il dit.»
Tout le monde connaît M. Marco Saint-Hilaire, l'homme du siècle qui a inventé Napoléon. Sans M. Marco, l'Empereur et l'Empire n'existeraient pas. C'est M. Marco qui a gagné la bataille de Marengo et la bataille d'Austerlitz; et je ne sais pas si M. Marco n'est pas mort à Sainte-Hélène, bien qu'il fabrique des feuilletons à Paris.
Un autre se contenterait d'être un grand historien; M. Marco ajoute à ce mérite plus d'un genre d'agrément; M. Marco Saint-Hilaire connaît les poètes sur le bout du doigt. Êtes-vous embarrassé pour savoir de quel père poétique tel ou tel hémistiche est le fils? allez consulter M. Marco Saint-Hilaire; il vous tirera d'embarras, vous disant: Ceci est de Virgile, ceci d'Ovide, ceci de Pindare, ceci de Dante, ceci de Boccace, de Shakspeare, de Corneille ou de Lamartine.
Dans un de ses derniers feuilletons, M. Marco donne une preuve magnifique de ce profond savoir. Il s'agit d'une entrevue entre Talma et Napoléon. Talma, suivant M. Marco, est occupé à donner à Napoléon un échantillon de son savoir-faire. Après plusieurs exercices, il arrive enfin à ce vers:
Il s'en présentera, gardez-vous d'en douter.
«Vers admirable, ajoute M. Saint-Hilaire, vers si connu que Racine met dans la bouche d'Agamemnon.»
Je voudrais savoir ce que Tancrède et Voltaire pensent de l'érudition poétique de M. Marco.
Et voilà justement comme il écrit l'histoire.
--Un ancien acteur vient de mourir, un des vieux compagnons d'Odry, de Potier et de Tiercelin; Bosquier-Gavaudan n'était pas de la force de ces trois illustres camarades; il n'avait ni leur talent original ni leur popularité; mais il s'était fait aussi des partisans et des admirateurs: c'était un gros bonhomme rond, roulant, joyeux, qui aurait chanté cent couplets de suite sans reprendre baleine.
Chaque chose vient à propos, chaque homme arrive à sa place; Bosquier-Gavaudan était contemporain de Désaugiers et du caveau, il naquit certainement pour chanter; il vécut en chantant: il est mort dans un temps où l'on ne chante plus.
L'ancienne entrée de l'hôpital de la Charité, du côté de la rue Jacob, vient de faire place à une nouvelle porte d'un style assez insignifiant, mais qui, du moins, ne choque pas l'oeil comme la noire et triste palissade de planches qu'on a tolérée pétulant tant d'années. La construction représentée sans aucune gravure n'a rien de remarquable; c'est une simple porte cintrée, assez semblable à une porte cochère quelconque, et suivie d'une espèce de lourd péristyle soutenu par quatre colonne, sans aucun caractère architectural. Cette machinerie, commencée l'année dernière, n'est pas encore complètement achevée; si nous sommes bien informés, un pélican sculpté doit se pavaner au fronton du porche. Le choix d'un pareil ornement ne fait guère plus d'honneur au goût de l'architecte qu'à ses connaissances de l'histoire naturelle; comme chacun le sait, en effet, le symbole du pélican, qui se déchire les flancs pour nourrir ses enfants, a le double malheur d'être un peu usé et parfaitement faux. S'il fallait absolument une figure au fronton, on aurait de quoi choisir parmi les apôtres de la charité chrétienne; l'image du saint homme Jean-de-Dieu, par exemple, eût été aussi bien à sa place ici peut-être que celle du pélican, et nous ne comprenons pas qu'on pousse le goût de l'allégorie jusqu'à sacrifier à des niaiseries fabuleuses la bonne et belle histoire des vrais dévouements.
Puisque nous avons prononcé le nom de Jean-de-Dieu, on nous permettra de dire quelques mots de sa vie et de montrer comment elle se rattache à l'histoire de l'hôpital de la Charité.
Jean, surnommé Jean-de-Dieu, à cause de ses vertus et des oeuvres d'ardente charité qui remplirent les dernières années de sa vie, était un Portugais du diocèse d'Yvora. Il avait passé une partie de sa vie à porter les armes, lorsqu'à l'âge de quarante-cinq ans il se voua tout entier à la pénitence et au service des malades. Dix ans plus tard, le 8 mars 1550, il mourait, laissant une telle réputation de sainteté, que le pape Alexandre VII le canonisa en 1690. Jean-de-Dieu n'avait jamais eu la prétention de fonder un ordre religieux, mais il laissa des disciples ou plutôt des imitateurs qui continuèrent, après lui, à servir les pauvres malades, et formèrent une congrégation nouvelle, approuvée d'abord par les papes Pie V et Clément VIII, puis érigé en ordre religieux par le pape Paul V. Le bref constitutif de ce dernier pontife, daté du 13 février 1617, obligeait ceux, qui voulaient entrer dans l'ordre de Saint-Jean-de-Dieu, ou des frères de la Charité, aux trois voeux ordinaires et a un quatrième voeu, celui de servir les malades. Il permettait en même temps à chaque maison de cet ordre d'avoir un religieux prêtre, qui ne pourrait exercer aucune charge, aucun office dans la congrégation.
La congrégation de Jean-de-Dieu rendait de tels services qu'elle se répandit avec une grande rapidité. Elle n'était pas encore constituée définitivement comme ordre religieux, lorsque Marie de Médicis, seconde femme de Henri IV, songea à en doter la France. Elle fit venir de Florence à Paris cinq frères de cette congrégation, qu'elle installa, sous le titre de religieux de la Charité, dans une maison de la rue de Petite-Seine, appelée depuis rue des Petits-Augustins. Les lettres patentes par lesquelles Henri IV autorisa cet établissement au mois de mars 1602, enregistrées au Parlement le 11 avril 1609, furent confirmées par Louis XIII au mois d'août 1628, et plus lard par Louis XIV en 1643 et 1665.
En 1607, la reine Marguerite désirant fonder, dans la maison même occupée par les religieux de la Charité, un couvent d'Augustin Dechausses, les cinq frères allèrent s'établir dans un emplacement occupé par de vastes jardins, près d'une chapelle de Saint-Pierre, dont on a fait depuis Saint-Père et enfin Saints-Pères, nom qui est resté à la rue. Marie de Médicis leur fit construire, dans le voisinage de cette chapelle, un hôpital, une maison, et les dota. Les religieux de la Charité devaient, aux termes de leurs règlement, être à la fois chirurgiens, pharmaciens, et soigner eux-mêmes leurs malades. Bientôt le chiffre des bons frères s'éleva de cinq à soixante, et la maison de Pans devint le chef-lieu de toutes les maisons du même ordre, répandues dans le royaume et dans ses colonies.
Six ans après la fondation dont nous venons de parler, les religieux de la Charité élevèrent, à la place de la chapelle de Saint-Pierre, une église qu'ils mirent sous le vocable de saint Jean-Baptiste. Marie de Médicis en posa la première pierre, sur laquelle fut gravée cette inscription:
Maria Mediciva, Galliae et Navarrae regina regens, fundatrtx, anno 1615.
L'architecture de cette église ne se recommandait guère que par un assez joli portail construit, en 1722, sur les dessins de Cotte; mais l'intérieur était orné de quelques oeuvres d'art assez remarquables; on citait, entre autres, la Résurrection de Lazare, par Galloche, tableau dans lequel cet artiste avait fait les portraits de sa femme, de ses filles, de sa domestique et de son porteur d'eau;--un tableau dans lequel Dulin, membre de l'Académie royale de Peinture, avait figuré le Christ guérissant les malades;-dans le choeur, un autre Christ de Benoît;--dans une chapelle, à gauche de l'autel, l'Apothéose de saint Jean-de-Dieu qu'on voyait enlevé par les anges, oeuvre due au pinceau de Jouvenet; enfin, une vierge de marbre sculptée par Le Pautre.
D autres tableaux, répartis dans les salles de l'hôpital, appelaient encore l'attention: dans la salle Saint-Louis, Testelin avait représenté ce prince pansant un malade: Restout avait peint deux sujets tirés de l'Évangile; dans la salir Saint-Michel, Lebrun avait figuré la Charité sous l'emblème d'une femme versant de l'eau sur des flammes; c'était l'un des premiers ouvrages de ce maître; enfin, d'autres artistes en renom, tels que Labite, de Sève, etc.. avaient apporté à la décoration de l'hôpital le tribut de leurs talents. Aujourd'hui toutes ces oeuvres sont dispersées ou anéanties..
L'hôpital de la charité était le noviciat des frères de Saint-Jean-de-Dieu et la retraite des religieux hors de service. Il était administré par les religieux eux-mêmes, qui en occupaient une grande partie. C'était là aussi que se tenait les assemblées, triennales convoquées pour l'élection des supérieurs de toutes les maisons de l'ordre.
On ne recevait autrefois à l'hôpital de la Charité que des hommes attaqués de maladies curables, et encore fallait-il que ces maladies ne fussent point contagieuses ni honteuses. On s'accordait généralement à louer les soins, la propreté, la bonté, la charité véritable, avec lesquels les malades étaient traités. Parmi les garçons chirurgiens attachés à rétablissement, il y en avait un à qui six ans de service conféraient de droit la maîtrise. La Charité s'appelait, pendant la Révolution, hospice de l'Unité: Ce n'est qu'en 1818 qu'elle a repris son premier, son véritable nom.
L'établissement de l'école clinique interne de cet hôpital date de l'an X (1801).
Nouvelle Porte de l'Hôpital de la Charité.
La Charité est ce qu'on appelle un hôpital général, c'est-à-dire destiné aux personnes des deux sexes atteintes de maladies aiguës, ainsi qu'à celles qui sont blessées ou attaquées de maladies chirurgicales. Situé sur une pente qui se prête parfaitement à l'écoulement des eaux, il occupe un terrain considérable et jouit de forts revenus. Au dix-septième, siècle on y comptait cent cinquante lits; en 1790, il n'y en avait pas plus de deux cent huit, dont plus de moitié provenaient de dotations particulières; la fondation d'un lit, au commencement de la Révolution, coûtait 12,000 fr.; chaque malade, alors comme aujourd'hui, avait le sien; mais les places étaient trop rares, et l'on n'était admis que sur de puissantes recommandations. Aujourd'hui le nombre des lits est de quatre cent soixante-seize, et il s'élèvera en 1844 à quatre cent quatre-vingt-douze. On est mieux traité que jamais; y un reçoit indistinctement les hommes et les femmes, et le seul litre d'admission exigé, c'est d'être malade.
Depuis qu'il est sorti des mains des frères de l'ordre de Saint-Jean-de-Dieu, l'hôpital de la Charité est administré et régi comme tous les autres hôpitaux civils. Ses médecins actuels sont: MM. Fouquier, Rayer, Cruvelhier, Bouillaud et Andral; les chirurgiens: MM. Velpeau et Gerdy; enfin, il a pour pharmacien M. Quevenne.--La mortalité moyenne, à cet hôpital, est d'environ un sur sept.
Sous le péristyle d'une porte élégamment sculptée, un domestique, revêtu d'une livrée irréprochable, présente d'une manière respectueuse et tout automatique le programme des sujets mécaniques offerts à la curiosité publique par M. Stevenard, horloger de Boulogne-sur-Mer. Au second étage, une femme élégante, dont les mouvements sont aussi réglés que ceux du valet, remet à travers un guichet surmonté d'une glace une carte devant laquelle s'ouvre d'elle-même une porte de tapisserie donnant entrée dans une antichambre; un monsieur (M. Stevenard en personne) s'avance, salue poliment, et commence au sujet de ses ingénieux mécanismes une petite harangue de laquelle il résulte naturellement que l'orateur est Vaucanson second, ou plutôt Vaucanson premier, ou même encore le seul Vaucanson véritable; les célèbres automates de Vaucanson pouvant faire soupçonner quelque supercherie, parce qu'ils avaient la taille de personnages vivants, tandis que M. Stevenard a perfectionné l'art et créé des automates pygmées. Axiome: La gloire de l'artiste mécanicien grandit en raison de la petitesse de ses oeuvres.
L'Escamoteur. |
Le Joueur de Flûte. |
Après ce préambule, M. Stevenard introduit les visiteurs dans le salon, où sont exposés trois automates en miniature.
A gauche en entrant est assis sur un divan un petit prestidigitateur haut de seize centimètres (six pouces), et revêtu d'un riche costume oriental: il promène ses regards sur l'assemblée et se lève pour faire à ses spectateurs un respectueux salut; il s'approche d'une table supportée par quatre pieds délicats, prend sur un autre meuble trois gobelets d'argent, et après avoir montré qu'ils ne contiennent rien, en fait successivement sortir, d'abord des muscades d'argent, et enfin un oeuf qui s'entr'ouvre et livre passage à un brillant oiseau-mouche, lequel s'élance, bat des ailes et chante sa délivrance.
Le voisin du prestidigitateur est un musicien haut de trente-deux centimètres (un pied), élégamment vêtu à l'espagnole; il exécute sur la flûte les plus ravissantes mélodies de Rossini et de Bellini; ses doigts s'élevant et s'abaissant selon toutes les règles de l'art des Tulou, brodent sur ces mélodies des variations fort compliquées.
Quand M. Stevenard estime que l'on a suffisamment admiré la musique et le musicien, il appelle l'attention du public vers le troisième automate, son chef-d'oeuvre.
Aux portes d'un temple construit dans le style de la Renaissance et supporté par un magnifique meuble en bois d'ébène sculpté, enrichi d'ornements en bronze doré, est assis un nécromancien de même grandeur que le petit musicien, tenant d'une main la baguette magique, et de l'autre le livre du destin.
Le Magicien.
Dans le socle qui soutient le monument est pratiqué un tiroir renfermant d'élégantes tablettes sur chaque côté desquelles sont gravées des questions en langues française et anglaise.
La tablette contenant la question choisie est confiée à quatre cygnes qui s'avancent pour la recevoir, et rentrent d'eux-mêmes pour la porter au nécromancien; celui-ci, au son d'une musique cachée, tourne les yeux vers la personne qui lui a adressé la question, consulte son grimoire et frappe sur les portes du temple, qui, en s'ouvrant, laissent apercevoir un cartouche en émail noir entouré de brillants.
A un nouvel appel apparaît un petit démon familier porteur d'un vase rempli d'encre d'or dans laquelle le magicien trempe sa baguette pour tracer successivement au milieu du cartouche les lettres qui forment une réponse courte, précise et sans réplique, dont la plus extraordinaire est sans contredit celle qui indique le nombre d'heures et de minutes marquées au même instant à la pendule du salon.
Un nouveau coup de baguette fait disparaître le petit génie, les portes du temple se referment, le magicien se rassied pour reprendre ses méditations et attendre des questions nouvelles. M. Stevenard salue, la porte du salon s'ouvre, et les visiteurs s'écoulent pour faire place à d'autres.
(Voir page 311.)
Le traité de Bergara, signé le 3 août 1839, mit fin à la guerre des carlistes et des christinos, mais il ne détruisit pas tous les germes de discorde qui naissaient successivement des mauvaises institutions sociales de l'Espagne. Il existait des mécontentements dans l'armée, dans l'administration, dans le peuple; ils ne tardèrent pas à se manifester au dehors, à se traduire en émeutes; l'une d'elles éleva Espartero au niveau de la reine régente; une seconde émeute lui donna la première place et renversa Christine.
Le soldat parvenu fut à peine assis sur son trône de régent que de nouvelles insurrections troublèrent le pays, Espartero savait manier le sabre, il ne sut pas tenir le sceptre. Trop souvent, pour faire triompher l'ordre et la loi, il frappa du sabre au lieu de se servir de la main de justice. On sait tous les abus de puissance dont s'est rendu coupable le régent dans sa courte administration. Loin de songer à réconcilier les partis, à harmoniser les intérêts généraux sans froisser les intérêts particuliers, loin de donner une bonne direction aux belles qualités de la nation espagnole, loin de la pousser dans la voie du progrès intellectuel et physique où elle peut conquérir un si brillant avenir, il ne sut que comprimer, qu'exiler, que tuer tout ce qui faisait ombrage à son despotisme soldatesque.
Aussi l'esprit public, qui avait salué son avènement comme l'aurore d'un beau jour, comme le commencement d'une ère de grandeurs et de prospérités, l'esprit public ne tarda pas à réagir contre lui. Le dévouement fit bientôt place à la froideur, puis quelques fautes encore firent naître la haine, et, chez la nation espagnole, la haine conduit à la lutte, à la mort. Les cités qui avaient montré le plus d'enthousiasme lors de l'élévation d'Espartero furent les premières à protester contre ses actes. Barcelone, par son émeute de 1840, l'avait porté sur le pavois, Barcelone se leva avant toute l'Espagne pour le renverser. Au mois d'octobre 1841 Barcelone s'insurgeait déjà contre le despotisme militaire du régent. Mais l'heure de sa chute n'était pas arrivée encore; cette tentative prématurée, qui s'étendit sur une partie de la Catalogne, n'eut pour résultat que d'alourdir le joug du régent.
Dans ces premières luttes du pouvoir et de la nation, Zurbano fut pour le régent un dogue bien dressé; rien ne l'arrêtait quand il s'agissait de prouver son dévouement. L'âge, la faiblesse, la douleur, ne trouvaient nulle pitié en lui; il tuait impitoyablement tout ce que lui désignait le doigt du maître. Cette sanguinaire soumission fut poussée si loin dans les troubles de 1841, que le nom de Zurbano devint en horreur à l'Espagne, et que plusieurs villes, Vittoria entre autres, mirent sa tête à prix.
Orateur appelant le peuple à se prononcer.
Ce fut dans ces circonstances que le régent nomma Martin Zurbano maréchal-de-camp des armées nationales. Le décret est du mois d'octobre. L'année suivante, de nouvelles faveurs tombèrent sur ce favori; Espartero lui donna le commandement supérieur de la province de Gironne.
Sur ce nouveau théâtre Zurbano déploya une activité sans égale; il poursuivit sans relâche les bandes de carlistes, de contrebandiers et de bandits qui désolaient le pays. C'était une oeuvre utile, mais, dans cette oeuvre de destruction. Zurbano dépassa les limites ordinaires de la cruauté; il ne se contenta pas de frapper les bandits, il menaça de mort toute personne qui, arrêtée par eux, leur paierait rançon pour se délivrer de leurs mains; sa menace s'étendit même sur les parents ou amis qui auraient payé cette rançon; cette menace reçut son exécution dans plusieurs cas, et quelques personnes furent fusillées. Les plaintes que souleva cette férocité furent si vives et si multipliées que le général Rodil ordonna à Zurbano de révoquer cette mesure et d'agir désormais avec plus de douceur.
Villageois espagnols fuyant devant Van Halen.
Peu de temps après, malgré cet ordre, il recommanda de nouveau aux commandants militaires de sa province de fusiller immédiatement, sans jugement, comme bandits, les contrebandiers et même ceux qui leur donneraient asile ou secours. Espartero aimait les dévouements aveugles que lui importait la vie de quelques personnes? Il approuva solennellement la conduite de Zurbano en le nommant, à la face de l'Espagne, en août 1842, grand-croix de l'ordre d'Isabelle la Catholique.
En septembre, un de nos compatriotes eut à souffrir de caractère grossier de Zurbano. Zurbano connaissait la haine d'Espartero contre la France; il crut donc pouvoir agir brutalement avec M. Lefebvre, honorable négociant de Gironne, vieillard inoffensif, dont le nom est respecté de toute la province, à cause du grand nombre de bienfaits dont il a doté le pays. Zurbano prétendit avoir besoin, pour loger ses soldats, d'un vaste bâtiment qu'occupaient les fabriques de M. Lefebvre depuis longues années. Il voulut, l'absurde soldat, l'avoir dans vingt-quatre heures. M. Lefebvre lui demanda au moins huit jours: Zurbano ne voulut rien écouter, et ordonna au négociant d'obéir sans plus tarder; celui-ci voulut foire quelques observations sur une cette rigueur. Ce farouche général maltraita ce vieillard. Il fallut la chaleureuse intervention de notre consul-général de Barcelone, M. de Lesseps, pour le garantir de nouvelles persécutions.
Les Anglais, profitant, des troubles de l'Espagne, inondaient ce pays de leurs marchandises. La contrebande se faisait au grand jour sur tout le littoral; les côtes de la Catalogue surtout étaient couvertes de petits navires qui venaient de Gibraltar et débarquaient leur cargaison sous les yeux mêmes des carabineros; ceux-ci étaient évidemment gagnés par l'or anglais. Les manufacturiers de la Catalogue se plaignirent hautement d'un commerce qui les ruinait; ils accusèrent l'administration des douanes de faiblesse ou de corruption. Le régent, tout ami des Anglais qu'il était, ne put rester sourd aux justes plaintes des fabricants; il destitua quelques chefs de la douane, mais il les remplaça par des gens de même étoile; il nomma un nouvel inspecteur-général, mais à qui donna-t-il cet emploi important? à un administrateur éclairé et probe, sans doute? Non, à Zurbano, à l'ancien contrebandier. Ce fut lui qu'un décret du mois d'octobre 1842 nomma inspecteur-général des douanes de terre et de mer d'Espagne, avec des pouvoirs très-étendus; il n'en conserva pas moins le commandement militaire de la province de Girone.
Cependant les esprits s'agitaient de plus en plus à Barcelone. L'installation d'une commission d'emprunt forcé pour payer les troupes, des mesures rigoureuses prises pour la conscription, la suppression d'une fabrique de cigares qui occupait beaucoup d'ouvriers, enfin des négociations entamées à Madrid point un traité de commerce avec l'Angleterre, et qu'on savait contraire aux intérêts de l'Espagne, mirent le comble au mécontentement de la population: il ne fallait plus qu'une étincelle pour faire éclater l'incendie.
Le 13 novembre, quelques ouvriers cherchèrent à entrer une pièce de vin sans payer les droits d'octroi. Les employés les arrêtèrent et les maltraitèrent. La foule s'assembla à leurs cris, prit leur défense et les arracha des mains des douaniers. Le poste militaire voisin accourut, la foule se rua contre lui et le désarma. Dans la soirée, de nombreux rassemblements se formèrent sur tous les points de la ville, les passions s'échauffèrent par le contact. Le lendemain, la ville était sur pied; tous les griefs de la nation contre le régent furent exposés et développés par des orateurs populaires; des milliers d'ouvriers parcouraient les rues et les places en poussant des cris de révolte.
Le mouvement devenait sérieux; le capitaine-général Van Halen fait prendre les armes à la garnison et place un régiment et 6 pièces de canon sur la Rambla, promenade intérieure. Les garnisons des villes voisines sont appelées. La garde nationale, qui compte plus de 10,000 ouvriers, s'arme de son côté. La journée du 14 se passa ainsi; il eut été possible encore cependant d'éviter une collision: quelques paroles de conciliation pouvaient arrêter ce commencement d'insurrection et rétablir l'ordre; les esprits sages, des deux cotés, y songeaient et avaient entamé quelques pourparlers, lorsque, dans la soirée, la garnison de Girone, Zurbano en tête, entra dans la ville et prit position sur une place, écartant avec violence les habitants qui gênaient ses mouvements. L'arrivée de Zurbano et de sa troupe fut à peine connue, qu'une recrudescence d'agitation se manifesta tout à coup. Le bourreau d'Espartero était dans Barcelone, il n'y avait plus de réconciliation possible.
La nuit du 14 au 15 fut consacrée à des préparatifs d'attaque et de défense. Dès le matin, des combats partiels éclatèrent dans les rues et dans les places. Chaque maison devint une citadelle d'où partaient des feux plongeants qui mettaient le désordre dans les rangs des troupes. Zurbano, qui avait encouragé ses soldats par la promesse du pillage, courait de rue en rue, de place en place, mitraillant la population, saccageant les maisons et n'épargnant personne. La rue de las Platerias garde un douloureux souvenir de ce jour. Mais la férocité de Zurbano ne fit que grandir le courage des habitants: les femmes elles-mêmes prirent part à la lutte. Avant la nuit la victoire s'était déclarée pour la ville. Les troupes, après avoir perdu plus de 500 hommes, furent forcées de se retirer dans la citadelle et dans le fort Atarazanas. Le 16, des négociations s'ouvrirent entre le général Van Halen et la junte qui s'était formée la veille; les hostilités furent suspendues et les troupes se retirèrent à San Felice, à deux lieues de la ville.
On ne sait que trop la suite déplorable de ce succès. Fière de sa victoire, la ville ne songea pas à se prémunir contre les représailles du régent. Elle aurait pu, dans les premiers instants, s'emparer du fort Montjouich; elle le laissa entre les mains de Van Halen. Celui-ci n'eut garde de négliger un tel point. A peine bivouaqué à San Felice, il s'occupa de donner à ce fort une bonne garnison, des vivres et des munitions. Il restait ainsi maître de Barcelone. Sûr d'y rentrer quand il le voudrait, il la hissa organiser sa junte, sa milice, se livrer à toutes les illusions d'une victoire sans base solide et il attendit le régent.
Parti de Madrid le 21, Espartero était le 29 au village de Saria, près de Barcelone; il y établit son quartier-général et s'occupa de réduire la ville insurgée. Le 30, sommation lui fut faite de déposer toutes ses armes aux Atarazanas et de se rendre à discrétion, sinon le bombardement aurait lieu; on lui donna jusqu'au 3 décembre. Le désordre régnait dans Barcelone; la menace du régent effraya une partie de la population. On parla de se rendre; les corps francs, quelques bataillons de milice et les personnages les plus compromis s'y opposèrent. Le 5 arriva, et rien n'était décidé; à onze heures du matin le fort Montjouich ouvrit son feu et lança des bombes sur toutes les parties de la ville.
Des vaisseaux anglais, arrivés depuis peu, s'étaient mis en communication avec le régent et avaient, dit-on, fourni des projectiles à Montjouich. A peu de distance étaient à l'ancre des navires Français. Si les premiers donnaient à Espartero les moyens de détruire Barcelone, les seconds, assistés de notre consul, recueillaient au milieu du danger les malheureuses victimes de cette anarchie politique, et les sauvaient de la mort, sans exception de parti. La marine française a joué un noble rôle dans cette scène déplorable; notre consul, M. de Lesseps, a bien mérité de l'humanité.
Après un bombardement de treize heures, après avoir reçu 817 bombes, après avoir vu ses plus beaux quartiers détruits ou incendiés, Barcelone se rendit le 4 au matin, et ouvrit ses portes aux troupes du régent. Zurbano y rentra un des premiers et se promena avec une cruelle ostentation dans les lieux qui avaient le plus souffert du bombardement. Le même jour de nombreuses arrestations eurent lieu, des commissions se formèrent, et les fusillades commencèrent le 5, peu après la rentrée de Van Halen. Les exécutions continuèrent les jours suivants. De son village de Saria, d'où il n'osait sortir, Espartero donna froidement l'ordre de décimer les milices. Les chefs de l'insurrection étaient en fuite; ce fut donc de malheureux soldats égarés que frappa la vengeance du régent, et ce fut le sort, plus que la gravité de la faute, qui dicta l'arrêt de mort.
Pendant cette première phase de la réaction, Zurbano fut envoyé dans sa province de Girone, où des mouvements insurrectionnels avaient lieu. Il fallait désarmer et museler Figuères et Girone; ou ne pouvait choisir une meilleure main. Il partit le 14 décembre. Son approche causa un tel effroi dans ces deux villes, que beaucoup d'habitants les quittèrent.
Après avoir frappé Barcelone d'une contribution de guerre de 12,000,000 de réaux, comme on le fait pour une ville ennemie; après avoir rempli les prisons, prononcé l'exil, condamné aux galères et à mort le plus grand nombre possible d'insurgés, Espartero sentant sa soif de vengeance à peu près satisfaite, quitta le village de Saria, le 22 décembre, et se mit en route pour Madrid. La veille, pour punir Van Halen de son défaut de vigueur, il le destitua de ses fondions de capitaine-général de la Catalogue, et le remplaça par Scoane, sur la Fermeté duquel il pouvait compter.
(La suite à un prochain numéro.)
M. DANGEVILLE.--M. NADAULT DE BUFFON.--MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE.
Nous sommes arrivés au milieu de cette époque où, dans les années ordinaires, les ardeurs du soleil, si bienfaisantes à la maturité de nos blés, descendent en pluies de feu sur les herbes prêtes à renaître. L'atmosphère altérée pompe le suc des plantes et revêt d'une jaunâtre draperie la fraîche verdure des prés, repos des yeux, espoir des joyeux troupeaux.
Les angoisses des cultivateurs au moment où le soleil étreint de ses feux la nature végétale sont peut-être celles que les habitants des villes partagent le plus sincèrement, car ils en souffrent aussi. A cette heure, lorsque l'ordre des saisons n'est point interverti, comme en 1840, tous les heureux du siècle, qui peuvent fuir de leur prison de pierre, secouent la poussière des rues et des quais pour aller aspirer l'air frais et pur des campagnes embaumées. Qu'y rencontrent-ils? l'aridité! Ce ne sont qu'arbres poudreux aux feuilles racornies, parterres foudroyés, herbes brûlées, fruits desséchés, potagers détruits. Quel enfant n'a gémi à l'aspect du gazon, théâtre de ses jeux, changé en triste pelouse? Quelle pensionnaire n'a donné une larme aux souffrances de la fleur altérée dont la tête s'incline sur une tige flétrie pour implorer du ciel la charité d'une goutte d'eau? Combien de fois la femme la plus craintive n'a-t-elle point surmonté son effroi du tonnerre pour appeler de ses voeux les pluies à larges gouttes qu'amènent les orages!
En présence d'un sentiment si général il y a lieu de s'étonner que tout le monde gémisse du mal et qu'on ait songé si peu à appliquer le remède. Cependant les temps paraissent arrivés où nos gouvernants entreront dans la voie de salut.
A la session qui vient de finir, M. Dangeville a pris l'initiative. Sa proposition, heureusement amendée par la commission, consiste à donner à un propriétaire, à la charge d'une indemnité préalable, le simple droit de passage des eaux d'irrigation sur le champ de son voisin contigu; la Chambre n'a pu discuter le rapport, faute de temps; mais les journaux ont applaudi, le public a approuvé les journaux: tout donne donc lieu d'espérer que la science et la pratique des irrigations seront enfin appréciées à leur véritable valeur et selon leur degré d'importance.
Les irrigations, en effet, doivent être considérées sous plusieurs points de vue également dignes de fixer l'attention des économistes et des hommes d'État.
Au point de vue des propriétaires,--elles doublent, triplent et décuplent parfois la valeur des territoires arrosés, soit qu'elles changent de médiocres terres à grains en prairies luxuriants, soit qu'elles couvrent de légumes savoureux les sables jadis vitrifiés sous les coups de feu du soleil.
Au point de vue de l'impôt,--elles enrichissent le Trésor en élevant à la dignité de terres imposables les friches que le fisc dédaignait, ou bien en faisant monter les héritages de la dernière classe à la première, sur le rôle du percepteur.
Au point de vue des progrès agricoles,--elles sont, dans le midi, le plus puissant, si ce n'est le seul agent de l'agriculture fourragère, c'est-à-dire de l'agriculture qui élève, nourrit et engraisse les bestiaux, de celle qui donne du lait, du beurre, de la laine, de la viande au peuple, en même temps que des engrais à la terre épuisée.
Au point de vue administratif,--elles exercent une influence considérable sur le mode de location des terres, parce qu'elles rendent les récoltes régulières, et qu'elles excitent aussi à établir le fermage à prix d'argent en remplacement du métayage, régime devenu détestable, aussi nuisible maintenant aux progrès agricoles qu'aux intérêts du propriétaire et à ceux du métayer lui-même.
Au point de vue politique,--les irrigations, si elles se généralisent en France, sont destinées à produire la plus heureuse révolution dans le Midi et à faire disparaître une partie des causes de l'irritation qui s'accroît sans cesse entre les départements vinicoles et les départements du Nord.
Quelques mots pour développer cette dernière considération ne seront pas inutiles dans l'Illustration, dont la politique doit planer au-dessus de la polémique quotidienne, et n'avoir en vue, sans distinction d'hommes ni de partis, que la grandeur, la force, la durée et l'honneur de la France.
Or, la France ne sera grande et forte, éternelle et glorieuse, qu'autant qu'elle continuera à être la première entre toutes les nations par son incomparable unité.
Quel est donc le souci qui doit nous préoccuper davantage, si ce n'est celui de maintenir cette unité, d'en écarter avec soin toutes les lèpres rongeuses et de lui préparer chaque jour de nouvelles raisons d'être?
Eh bien! nous disons que l'organisation, dans le midi de la France, d'un vaste système d'arrosage auquel l'État prendrait la part qui lui revient, en élevant les travaux généraux d'irrigation au rang de travaux publics, ainsi qu'il l'a fait pour les ports, les routes, les ponts, les canaux, et tout récemment pour les chemins de fer; nous disons que cette organisation aurait pour résultat de détruire la cause la plus active et la plus patente de l'hostilité de plus en plus vive qui s'est déclarée entre le nord et le midi de la France.
Cette cause d'hostilité, en effet, consiste surtout dans la grande, différence des productions du sol.--Le midi produit principalement les vins, les eaux-de-vie, l'huile à manger, la soie et des plantes aromatiques ou tinctoriales; il manque de grains et de viande pour sa consommation; il est à peine manufacturier. --Le nord produit principalement des grains, des bestiaux, des huiles à brûler, des plantes textiles; il a la houille, qui le rend fabricant et industriel.--Rien de plus irrégulier que les productions du midi; on n'y trouve personne qui consente à garantir sur les fruits du sol un revenu constant au propriétaire; force est, pour celui-ci, de régir lui-même ses vignes, ses mûriers, ses oliviers, et de donner ses terres labourables à moitié fruit. Le contraire a lieu dans le nord, où la régularité des récoltes annuelles a établi le fermage à prix fixe d'argent.
Dans le midi, la présence du propriétaire est continuellement nécessaire; il est sans cesse, absorbé dans des luttes et des soins de détails avec ses métayers; dans le nord, le propriétaire a de grands loisirs, il peut tourner ses forces intellectuelles au profit de son pays, et appliquer son temps et son travail à l'industrie.
Indépendamment de la différence morale qui doit résulter de cet état de choses entre les propriétaires de ces deux grandes divisions de la France, il y a une si grande opposition entre les productions matérielles, que leurs intérêts ne peuvent cesser un instant de combattre les uns contre les autres. N'est-il pas impossible, en effet, de faire des lois de douane, d'établir des droits d'octroi, de signer des traités de commerce qui puissent donner satisfaction aux intérêts agricoles et manufacturiers des départements septentrionaux, et qui, cependant, puissent favoriser les voeux du midi, c'est-à-dire, par exemple, la vente des vins et des eaux-de-vie à l'extérieur, l'introduction à l'intérieur des bestiaux, des fers et des tissus?
On le voit donc, notre unité a dans son sein un ennemi intérieur qu'il lui faut apaiser sans cesse: c'est le défaut d'homogénéité de nos productions sur toute l'étendue du sol national. Une même loi, un même règlement, une même vue politique, ne peuvent embrasser l'universalité des intérêts des deux grandes divisions du royaume; une loi complète et énergique, un règlement franchement protecteur, qui auraient pour but de mettre l'une de nos industries ou l'une de nos productions, dans le nord, par exemple, au niveau où au-dessus de l'industrie et de la production similaires chez un peuple rival, soulèveraient en France une tempête; car cette loi et ce règlement ne se pourraient appliquer sans blesser profondément les intérêts de quelques-unes des productions ou des industries du midi. Sous ce point de vue, il serait presque impossible à la France de lutter, dans les productions et dans les industries spéciales, contre les nations étrangères plus homogènes, et chez lesquelles la législation peut être exclusivement favorable à une production ou à une industrie déterminée.
Le gouvernement français serait donc placé, au point de vue matériel, dans cette alternative, ou de faire des lois bâtardes, des lois de transaction qui laissent tout languir et qui organisent en quelque sorte une infériorité relative, ou bien des lois qui oppriment les intérêts d'une partie de la nation.
Si nous revenons aux irrigations, après ces considérations générales, que voyons-nous? un agent d'une puissance sans égale pour modifier l'agriculture du midi, pour y établir des prairies immenses et pour y nourrir d'innombrables troupeaux. Irriguons le midi, et nous introduirons la régularité dans ses productions; nous le placerons dans les mêmes conditions que les provinces septentrionales; nous établirons le fermage fixe à prix d'argent. Lorsque les racines et les plantes fourragères auront remplacé, grâce à l'irrigation, les bruyères des landes stériles et desséchées; lorsque la culture des vignes ne sera plus la culture presque exclusive; lorsque les métayers auront cédé la place aux fermiers; lorsque l'industrie manufacturière sera introduite dans le midi, à l'aide des chutes d'eau et des voies de communication produites par l'amélioration du régime des eaux, à l'aide aussi des loisirs du propriétaire, de la régularité des productions et de la nouvelle nature de récoltes que l'irrigation permettra d'obtenir; alors les intérêts des cultivateurs méridionaux seront conformes aux intérêts des cultivateurs septentrionaux; alors le bénéfice des cultures arrosées du midi leur compensera l'alanguissement de l'industrie vinicole, alors seront resserrés les liens de notre unité nationale.
Fig. 1.--Conduite d'eau le long des
flancs des montagnes.
C'est finalement par la chaleur et par la sécheresse qui en résulte, que le midi diffère du nord. Quoi de plus simple, quoi de plus efficace que de conjurer cette chaleur et cette sécheresse par les eau de sources, de ruisseaux et de rivières qu'on laisse avec insouciance descendre des hauteurs d'où Dieu nous les envoie, et se perdre dans les profondeurs de l'Océan?
Nous ne pouvons ici nous étendre sur ces considérations économiques et publiques que nous avons succinctement énoncées; on en trouvera le développement très-étendu dans, un Mémoire publié en 1841.(1) Un ouvrage d'une tout autre nature et d'un intérêt tout de circonstance vient de paraître chez Carilian Goeury. Nous le recommandons fortement à tous ceux qui s'occupent d'arrosages. C'est un traité théorique et pratique des irrigations par M. Nadault de Rallon, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées et chef de la division des cours d'eaux au ministère des travaux publics. L'auteur donne, dans le premier volume, la description et l'histoire des grands canaux d'arrosage du midi de la France et de l'Italie septentrionale. Le second volume est spécialement consacré aux ingénieurs: il traite de la mesure des eaux courantes, et renferme un chapitre du plus haut intérêt, celui où l'auteur décrit les régulateurs, c'est-à-dire les appareils destinés à débiter l'eau courante en quantités exactement connues. Les recherches et les expériences personnelles de M. de Buffon l'ont mis à même de donner des procédés entièrement nouveaux et d'une exactitude rigoureuse, propres à prévenir ces contestations séculaires que m; lèguent si souvent, de générations en générations, ceux qui empruntent leurs eaux d'arrosage à une bouche commune. Le troisième volume doit traiter les questions législatives, administratives et contentieuses.
Note 1: De l'influence des irrigations dans le midi de la France; par M. Cazeaux; chez Huzard.
Fig. 2.--Conduite d'eau le long des
flancs des montagnes.
Nous avons indiqué le sommaire de cet ouvrage, parce qu'il n'existe en France aucun traité complet des irrigations au point de vue de l'art, et que celui-ci va servir de point de départ à tous ceux qui se produiront plus tard.
Sous l'heureuse plume de l'auteur, la matière est loin d'être d'une lecture difficile. La science est tempérée par d'agréables descriptions; les questions d'art sont colorées par les considérations administratives et par les discussions de jurisprudence; celles-ci enfin sont animées par de savantes et curieuses dissertations historiques. On voit que M. de Buffon est aussi bon légiste et habile écrivain qu'il est ingénieur érudit. Il ne fallait pas moins que toutes ces qualités pour bien traiter le sujet, car rien n'est plus complexe que les difficultés auxquelles donne lieu la matière des eaux, surtout en fait d'irrigations; s'il faut réunir à la plus haute science de l'ingénieur la pratique la plus exercée du constructeur, s'il est indispensable d'être versé dans les théories et les applications agricoles, il est non moins important d'avoir étudié à fond la législation civile qui se rattache aux cours d'eau, et d'être familiarisé avec la jurisprudence administrative.
Le mélange des droits de propriété des particuliers avec les droits de police de l'administration, la nécessité de concilier ces droits avec les lois physiques qui régissent le mouvement des eaux, l'importance de faire concourir ces forces au bénéfice de l'agriculture sans cependant nuire aux usiniers, si souvent en concurrence avec les cultivateurs: toutes ces exigences diverses hérissent la matière des eaux de difficultés sérieuses, que M. Buffon semble s'être proposé d'aplanir.
Aussi sa publication doit-elle être considérée comme une bonne fortune par toutes les personnes qui auront à traiter les questions d'irrigation; elle a été considérée comme le vade mecum des arrosants par la commission qui a eu à prononcer sur la proposition qu'a faite M. Dangeville.
Fig. 3.--Conduites d'eaux courantes, au-dessus et
au-dessous des canaux.
Les agriculteurs sont, en général très-peu au courant des questions de droit, de police et d'art qui se rattachent aux irrigations; ils les envisagent même avec une sorte de dédain. Cette disposition d'esprit, très-fâcheuse et très-nuisible aux progrès agricoles, finit même, à la longue, par envahir les administrateurs les plus haut placés; on les voit entourés exclusivement par des routiniers, par des praticiens, classes fort honorables et qui doivent sans contredit former la majeure partie de leurs conseils, mais peu favorables, pour ne pas dire hostiles, aux progrès agricoles.
Un mot à ce sujet.
Les progrès agricoles sont surtout une affaire de patience et de persévérance; ils résultent d'une et de plusieurs séries d'expériences avortées, d'essais infructueux d'abord, de dépenses considérables ensuite, qui ne peuvent être faites que par des cultivateurs puissants et courageux; ceux-ci n'ont pas, comme en Angleterre, en Allemagne et dans les autres contrées de l'Europe, le patronage d'une aristocratie constituée dont les générations se succèdent en se léguant, les unes aux autres, le trésor de leur expérience et la continuation de leurs travaux, travaux qui, précipitamment exécutés, deviennent une cause de ruine, et qui sont, au contraire, une source de richesses quand ils sont faits avec la sage lenteur que la nature agricole apporte dans ses oeuvres. Ce ne peut donc être que sur l'administration publique, sur le zèle du ministère de l'agriculture surtout, que la France doit compter pour le développement progressif de la science et de la pratique, agricoles.
Malheureusement, ce ministère est d'une timidité incroyable, il a peur de son ombre; sa bonne volonté est stérile, ses désirs impuissants; il s'effraie de sortir de la route battue, sans remarquer qu'il est surtout créé pour rechercher, pour améliorer, pour innover; car il n'administre rien, ou presque rien, et la principale force financière de son budget consiste dans ce qu'on appelle le fonds d'encouragement. Il sait que les hommes lui manquent encore, et il redoute de se recruter d'hommes nouveaux, tant il a peur que les députés ne lui reprochent son ambition et ne lui rognent son pauvre fonds d'encouragement. Il a tout récemment conquis un homme, capable, M. Royer, qui est venu prendre rang parmi les inspecteurs-généraux de l'agriculture; il doit continuer ainsi, et ce sera le meilleur moyen de sauver son budget; il a besoin plus qu'aucune autre branches des services publics, de s'appuyer sur des hommes qui lui prêtent leur crédit, au lieu de recevoir leur lustre du diplôme officiel et du titre de leur grade.
Fig. 4.--Batardeau de chômage.
En lisant l'ouvrage de M. Nadault, on voit à chaque instant combien il serait utile aux agriculteurs qui entament des canaux d'arrosage d'être aidés de conseils éclairés. Tous les fondateurs des grands canaux du Midi de la France ont été victimes de leur zèle et de leurs efforts faute d'une réunion de connaissances suffisantes en hydraulique, en droit civil et en jurisprudence administrative; ils ont été obligés de céder gratuitement leurs eaux aux propriétaires des terrains que les canaux traversent, et ils n'ont pu arriver à la fin de leur oeuvre sans être ruinés par ces vampires cupides. L'adoption de la proposition de M. Dangeville, combiner avec l'adjonction au ministère de l'agriculture d'une fraction d'ingénieurs spécialement attachés aux questions de dessèchements et d'arrosage, éviterait bien des mécomptes, et doterait la France méridionale, dans un avenir rapproché, des avantages dont jouit la Lombardie.
Nos gravures, tirées du grand ouvrage de M. Nadault, avec son obligeante autorisation, montrent à quel point on a poussé, dans ce dernier pays, la pratique des irrigations. Les deux première figures donnent des exemples de conduites d'eau le long des flancs des montagnes. La troisième, fort curieuse, a été prise sur le canal d'arrosage de la famille Taverna (province de Milan): à l'endroit que représente le dessin, le canal passe au-dessus d'une rigole d'irrigation, dite du Viale, au-dessus de la route communale de Grazie, et, en quittant cette route, il plonge encore plus profondément sous terre pour traverser par un siphon un troisième canal d'arrosage nommé Tehenne. On voit ainsi l'eau bienfaisante se croiser en tous sens, sans se confondre, et profiter des doubles courbures du sol pour se rendre, par les pentes naturelles, sur tous les points, où la terre altérée la boit avidement au grand profit de l'agriculture. La dernière figure donne le modèle d'un batardeau employé au moment des réparations nommé batardeau de chômage: il a le grand mérite d'être simple, parfaitement efficace, facile à installer, et surtout économique: avec un chevalet de cette espèce, coûtant de 300 à 500 francs, on barre le cours d'eau de 10 mètres de largeur et de 1m. 60 de hauteur d'eau. Puisent ces dessins, qui indiquent tant de difficultés vaincues, inspirer à quelque lecteur, possesseur d'une source dédaignée, dans un coin de sa terre, l'idée d'en tirer parti; en augmentant sa fortune, il rendra service à sa commune, dont il accroîtra les bestiaux, source de toute richesse agricole; et l'Illustration, si elle l'apprend, se félicitera de l'heureux résultat obtenu par ses dessins, qui, souvent, en disent plus en un coup d'oeil qu'on n'en pourrait exprimer en vingt pages de prose.
(Voir page 275.)
Nous ne vous avons parlé dans notre premier article que de quelques bains de mer du littoral de la Manche: nos stations ont été le Havre, Dieppe et Boulogne. Nous avons suivi en cela la mode et le monde de l'aristocratie. Qui oserait avouer, dans un salon de Paris, que pour prendre des bains de mer, il a été tout simplement trouver la mer, n'importe où, au bout des belles prairies de la Normandie, où la tangue scintille au soleil comme des diamants, ou dans quelque petite crique ignorée qui donne abri aux bateaux pêcheurs et que bordent les pauvres cabanes de ces rudes travailleurs? Pour prix de son aveu, le malencontreux baigneur ne recueillerait que les sarcasmes et le titre d'original, qui n'est plus aussi recherché, depuis qu'il y en a tant.
Et cependant, nous vous le demandons, quelle comparaison peut-on établir entre une mer muselée, dominée, vaincue, comme est celle des ports que nous vous citions, une mer où nul danger n'est possible, où l'espace que peut franchir sans crainte le timide baigneur est circonscrit par des cordes, comme un cirque de Franconi, où, pour assister au spectacle d'une tempête dans un verre d'eau, on peut prendre sa stalle, s'asseoir commodément, et battre des mains ou siffler à son aise, suivant que la mer a plus ou moins bien joué son rôle, brisé le mat d'un navire en détresse ou arraché un des anneaux de la jetée; et cette mer terrible et majestueuse, qui, dans sa fureur, respecte à peine, les limites que Dieu lui a posées, qui pousse l'une après l'autre ses vagues menaçantes contre tout ce qui lui fait obstacle, et ne se repose que quand elle a dit le dernier mot de sa colère et jeté à l'homme le défi de lutter avec elle? C'est là qu'il faut aller, ô vous tous que n'a pas encore étiolés l'atmosphère de Paris, vous tous qui vous sentez de l'énergie au coeur et de la vigueur dans les membres; car c'est là qu'est le danger, c'est là que vous pourrez jouer avec la lame, et éprouver ces puissantes émotions qui font naître et entretiennent les grandes pensées. Allez donc le long des falaises, loin des villes et des ports; cherchez un petit coin bien ignoré du monde des touristes, et vivez de la vie de ces braves et dignes pêcheurs qui passent leurs jours entre le ciel et l'eau, et reviennent le soir près de leurs fidèles ménagères raconter les dangers de la journée et faire leurs projets du lendemain. Certes, cette vie d'un aspect si monotone est la vie poétique en réalité; rien n'y manque: ni l'ardeur aventurière, ni l'amour du foyer, ni la croyance naïve dans la protection de la Vierge-de-Bon-Secours, qu'on vient prier et remercier au retour. Mêlez-vous à ces hommes dont la rude écorce recouvre et conserve une sève généreuse; prenez part à leurs dangers et à leurs joies, et vous comprendrez alors la nature dans toute sa splendeur, la grandeur de l'oeuvre de Dieu dans l'ordre matériel et dans l'ordre intellectuel.
Vue de l'Établissement thermal d'Enghien
Eaux-Bonnes.
Établissement thermal de Baréges.
La mer appartient à tous, au riche comme au pauvre, au fort comme au souffrant, et on ne peut pas plus empêcher le malheureux d'aller y baigner ses membres affaiblis que de jouir de la vue de la nature et de la beauté d'un paysage. D'ailleurs on ne boit pas les eaux de mer; nul médecin, que nous sachions, ne s'est encore avisé de les ordonner comme boisson, ce qui fait qu'il n'y a pas de propriétaire, pas de fermier de la mer, comme il y en a pour une foule d'eaux minérales dont nous allons vous entretenir. Il est fâcheux qu'on n'ait pas encore songé à faire de cette boisson l'accompagnement obligé de quelque régime, car il serait vraiment curieux de voir chaque port vanter les propriétés de sa mer. Venez boire au Havre, car si vous buvez à Boulogne ou à Dieppe, ou à Ostende, vous êtes perdu. Jusqu'à présent, grâce à Dieu, le climat seul est la considération qu'invoquent les médecins pour vous envoyer à tel port plutôt qu'à tel autre, et, le costume aidant, il est aussi difficile de distinguer dans le bain commun le millionnaire de l'employé à douze cents francs, que dans un cimetière les ossements de hauts et puissants seigneurs de ceux d'un vilain.
La Providence, en répandant d'une main si libérale les maladies sur la surface du globe, a mis presque partout le remède à côté du mal. La France, notamment, compte une immense quantité de sources d'eaux minérales, et il est aussi difficile de trouver une maladie à laquelle on ne puisse appliquer le topique d'une source quelconque, qu'une source qui soit dénuée de maladies pour lesquelles elle est déclarée et reconnue le souverain remède.
D'où viennent ces sources si chaudes que la main ne peut en supporter la chaleur, si chargées de sel que souvent il est impossible de les boire pures? C'est là un problème que nos géologues n'ont pas encore complètement résolu: sa solution tient aux plus grands mystères de la formation de notre globe. La terre a-t-elle été jadis une masse de matières en ignition, qui, emportée dans l'espace par un mouvement rapide de rotation autour de son axe, s'est refroidie peu à peu à la surface? La forme constatée actuellement de la terre semble démontrer la réalité de cette hypothèse. En effet, elle est renflée à l'équateur et aplatie aux deux pôles, par lesquels passe cet axe de rotation.
Mais jusqu'à quel point la terre s'est-elle refroidie? Quelle est l'épaisseur de la croûte solide sur laquelle nous marchons et nous bâtissons? Questions insolubles, ou du moins non encore résolues. Quant à l'épaisseur de la croûte solide, si loin que l'homme ait fait pénétrer les instruments de la science, il a toujours trouvé des couches dures et résistantes qu'il a dû percer, et sans arriver à la moindre diminution de cohésion. Pour la température que garde l'intérieur de la terre, les données sont plus positives, dans un cercle toutefois assez restreint. Ainsi, on a constaté une élévation de température à mesure qu'on pénétrait dans les profondeurs de la terre; mais pour cette question comme pour la première, l'homme a dû s'arrêter dans la vérification scientifique et s'en tenir encore au grand POURQUOI? dernier mot de toute science humaine, premier mot de la science divine. Les eaux que projette un puits artésien sont chaudes, et cependant ces eaux ne proviennent que des pluies, des fontes de neige, des filtrations qui, partant des plus hautes montagnes, se fraient un chemin souterrain pour jaillir là où l'homme les attend. Elles se sont échauffées dans ce parcours: la terre renferme donc un foyer de chaleur sans cesse alimenté! Mais où est-il? quel est-il? qui l'alimente? Et après ces questions, il faut courber la tête et reconnaître le vide des connaissances de l'homme.
Pour les eaux minérales, la géologie est un peu plus avancée; non pas qu'elle donne le pourquoi de la chaleur de ces eaux, mais elle a reconnu que les chaînes de montagnes provenaient de soulèvements postérieurs au refroidissement du la terre, et qu'on ne peut attribuer qu'à des convulsions extraordinaires du globe, aux efforts des gaz et du feu emprisonné qui ont tenté de se frayer un chemin, enfin à des éruptions de volcans, dont un grand nombre de ces montagnes gardent encore les cicatrices. Tout cela est l'effet, la cause est inconnue; quoi qu'il en soit, les eaux minérales chargées de fer, de soufre et de mille autres matières que l'analyse a fait reconnaître dans les déjections des volcans, sont dues à l'action de ces volcans, dont quelques-uns sont éteints à la surface de la terre, mais qui n'en continuent pas moins au dedans l'oeuvre que Dieu leur a assignée.
Après tout, mortels pauvres et bornés que nous sommes, contentons-nous de jouir des bienfaits de la Providence, sans en comprendre les causes. Qu'avons-nous besoin de connaître la filiation des plantes, la formation des fleurs, pour jouir de leur vue, de leurs parfums, de leur saveur? La couleur, la forme et le goût, c'est plus qu'il n'en faut pour être émerveillé et se déclarer heureux de vivre, au milieu de cette magnifique création, où tout semble avoir été fait pour l'homme.
Les premières eaux que nous visiterons sont celles d'Enghien; elles ne sont pas le rendez-vous de ces intrépides touristes qui vont chercher leurs impressions aux quatre coins de l'horizon, et qui croiraient avoir perdu leur été s'ils ne rapportaient pas un peu de poussière des contrées les plus lointaines; elles ne voient pas ces charmantes femmes que nous vous avons montrées dans notre dernier numéro, s'envolant de Paris pour aller s'abattre soit aux bains de mer, soit dans leurs châteaux: pour celles-là Enghien c'est encore Paris, et Paris en été c'est Botany-Bay. Mais pour nous, Parisiens, que le devoir retient il Paris, et qui ne pouvons voler que jusqu'au point où se fait sentir le fil qui nous attache, c'est-à-dire dans un rayon de quatre à cinq lieues autour de notre prison, c'est là que nous irons tout d'abord. Nous y trouverons peu de foule, mais de charmants ombrages, et si nous pouvions y rester quelques jours, nous sentons que nous nous attacherions à cette suave et fraîche nature, à tous ces beaux arbres dont le pied baigne dans l'eau, et dont les cimes touffues projettent sur le lac l'ombre, la verdure et le silence.
Les eaux thermales d'Enghien sont sulfureuses; l'établissement des bains est bâti dans une situation charmante, sur le bord oriental de l'étang de Montmorency, connu plus généralement sous le nom de lac d'Enghien. Dans cet établissement sont renfermées les sources, et l'on peut y trouver des logements qui, grâce à la position pittoresque du bâtiment, ont des échappées de vue magnifiques sur les plus beaux sites de la vallée de Montmorency. Le beau parc de Saint-Gratien et les bords de l'étang sont une dépendance admirable de l'établissement sanitaire.
Les eaux d'Enghien se boivent aussi, et le nombre de verres d'eau que viennent y consommer les habitants de Paris ou des communes voisines est incalculable. Bientôt même le chemin de fer de Belgique viendra y déposer et y reprendre les buveurs et les baigneurs, et alors ces bains seront encore plus solitaires qu'ils ne le sont maintenant: le village pourra y perdre, mais ceux qui aiment la belle nature et la solitude y gagneront.
Le lac d'Enghien est entouré de tous côtés par ces beaux arbres dont nous vous parlions tout à l'heure, et parsemé d'îles verdoyantes qui ressemblent à des corbeilles de fleurs sorties du sein de l'eau. Le terrain qui borde le lac a été partagé en lots, et de toutes parts se sont élevées d'élégantes constructions, chalets suisses ou cabanes rustiques, des parterres avec leur sable d'or et de petits embarcadères, au pied desquels se balancent gracieusement des chaloupes, des canots et jusqu'à, de petits navires, ravissantes miniatures. Le matin et le soir on voit ces frêles embarcations sillonner le lac et aller d'une île à l'autre, jusqu'à ce qu'elles abordent, débarquant les provisions qui doivent servir aux pique-niques; ou bien on imite les nuits vénitiennes: les gondoles partent à la nuit tombante, et, du milieu du lac, les accords les plus suaves, dont le silence complet de la nature double le charme, vous transportent en imagination dans ces contrées où les nuits sont plus belles que les plus beaux jours.
Pour promenades aux environs, on a la vallée de Montmorency avec sa magnifique forêt, Écouen et son admirable château du temps de François Ier, Saint-Leu-Taverny, et vingt autres charmants villages posés coquettement sur le revers des collines avoisinantes et presque tous ombragés par des arbres séculaires.
Maintenant, si vous aimez les contrastes, si à une nature calme et reposée, où le coeur vit par lui-même, vous préférez les grandes scènes, l'aspect effrayant d'une nature tourmentée, le danger dans les excursions; si aux habitants monotones de la banlieue de Paris, à leurs costumes trop connus, vous voulez substituer un spectacle nouveau, des moeurs nouvelles et des costumes pittoresques, nous vous mènerons aux Pyrénées.
Eaux de Bagnères de Luchon.
C'est dans les Pyrénées qu'on peut bien saisir la trace de ces convulsions souterraines dont nous vous avons parlé plus haut; ce ne sont partout que rochers abruptes dont les cimes semblent menacer le ciel, crevasses profondes où l'on entend mugir les vents, voûtes pendantes qui recouvrent des cascades horribles à voir et à entendre, déchirements qui soulèvent un coin de l'intérieur de la montagne et font frémir celui qui les regarde, pentes inabordables que franchissent seuls l'isard et le chamois, et sur lesquelles roulent en avalanches les rocs et la neige. Ce n'est plus là la nature de convention, proprement peignée et habillée: ce sont de magnifiques horreurs qui ont sur l'homme un charme d'attraction extraordinaire; et puis, au milieu de ces figures, près du torrent impétueux dont l'écume se mêle aux cailloux qu'il arrache à ses bords, sous des murs perpendiculaires de 4 à 520 mètres qui obstruent l'air et le soleil, si par hasard il se trouve une corniche de 30 à 50 centimètres de large, c'est là qu'il vous faudra passer sur les pas de votre guide; vous aurez le vertige, une sueur froide inondera votre corps, vous vous sentirez attiré invinciblement vers l'abîme, vous vous pencherez vers lui, plus près à chaque instant, et toujours plus près, et si vous n'avez pas, près de vous, celui qui est chargé de vous conduire, celui qui sait, sans frémir, sauter par-dessus une fente de 200 mètres de profondeur, vous irez où va l'eau du torrent, vous roulerez avec ses galets et vous mourrez inconnu au milieu de ces scènes grandioses sans que le torrent s'arrête, sans que le soleil voile un seul de ses rayons. Tels sont les plaisirs des montagnes, telles sont les émotions que peuvent se procurer les baigneurs des Pyrénées, les excursions qui servent plus que les eaux, n'en déplaise à la médecine, à réconforter un malade et à le mettre à même de recommencer une campagne d'hiver à Paris.
Eaux de Bagnères de Bigorre.
Eaux de Mont-Dore.
Les Hautes et les Basses-Pyrénées sont, abondamment, pourvues de ces sources d'eaux minérales qui deviennent en été des centres d'attraction. Tout, du reste, concourt à donner à ces bains un aspect grandiose et inaccoutumé à l'oeil du Parisien. Dans ces montagnes, en effet, l'homme n'est pas seulement en lutte avec la nature, il l'est encore avec les lois. Par les pics les plus inaccessibles, par les anfractuosités les plus sauvages, voyez à la nuit tombante glisser comme des ombres ces formes fantastiques, qui se détachent en noir sur un horizon qu'éclairent encore les derniers rayons du soleil; ces hommes sont armés jusqu'aux dents et plient sous un fardeau qui ne ralentit pourtant pas la rapidité de leur marche. Ce sont des contrebandiers qui, chaque nuit, vont d'Espagne en France ou de France en Espagne. Pour eux la vie est une série de combats, c'est une lutte ouverte avec la société représentée par les douaniers, lutte qui souvent se termine par du sang.
Plus loin, de l'autre côté de la Frontière, ce sont les hordes espagnoles sans cesse soulevées, sans cesse décimées; aussi, si vous pénétrez en Espagne, quelle désolation, quelle misère se montrera à vous à chaque pas! Là des villages entiers incendiés, ici des maisons encore debout, mais vides, et, dans quelque fossé, leurs habitants qu'on n'a pas même recouverts d'un peu de terre. Partout la mort, le découragement; des populations hâves et traînant misérablement le reste de jours dont elles ne savent pas le nombre; car, grâce aux soulèvements périodiques des carlistes, des christinos, et à la répression des autorités, nul ne sait si demain il ne sera pas désigné comme suspect, et fusillé comme tel. Pauvre peuple! quand te sera-t-il donné de t'asseoir paisiblement au banquet de la civilisation, et de compter les jours par tes progrès?
A une douzaine de lieues de Paris et à trois à quatre lieues de la frontière d'Espagne, dans le canton de Laruns, Basses-Pyrénées, se trouve un village du nom d'Eaux-Bonnes ou Aigues-Bonnes; il est au fond d'une gorge étroite que dominent de tous côtés des montagnes élevées. Il doit la vie à ses eaux minérales et n'est composé que d'une quinzaine de maisons, dont quelques-unes, nouvellement construites, sont grandes, assez bien bâties et adossées de tous côtés au roc, qu'il a fallu faire sauter à la mine pour se procurer l'espace nécessaire à la construction de l'hôpital destiné aux militaires. Car le gouvernement ne se contente pas, dans sa sollicitude pour le soldat, de lui assurer pendant sept ans le vivre, le coucher, l'exercice à toutes les heures du jour et le sou de poche, il va jusqu'à lui procurer les plaisirs de la richesse; il a de côté et d'autre de la France certaines eaux minérales où il envoie et fait traiter libéralement les pauvres soldats malades.
L'air tempéré qu'on respire, dans l'étroit vallon où est construit le village est très-favorable aux santés délicates et altérées. Et puis, tout autour de vous, n'avez-vous pas les Pyrénées et leurs cascades, parmi lesquelles il faut en citer une à proximité du village, alimentée par un petit torrent, et qui se précipite du haut d'un rocher escarpé avec un bruit formidable; mais le pauvre torrent a beau enfler sa voix et se donner des airs de Niagara, il ne fait qu'ajouter à la beauté du paysage, sans causer la moindre terreur.
Les sources minérales sourdent au pied de la montagne, au confluent des ruisseaux de la Sonde et du Valentin; il en est jusqu'à trois que l'on pourrait compter. La première, appelée la Vieille, sort d'une grotte profonde que la nature a creusée depuis des siècles. Cette vieille source n'a pas encore, à ce qu'il paraît, fait son temps, car elle fournit l'eau qu'on boit. La seconde source, nommée la Neuve, est située un peu au-dessus de la précédente, le long du ruisseau de la Sonde; et la troisième, appelée source d'Orechy, est à cent pas environ des autres. Ces trois sources alimentent seize baignoires faites de ce beau marbre qu'on trouve en immense quantité dans les Pyrénées. Maintenant, voulez-vous savoir de quoi vous pouvez vous guérir aux Eaux-Bonnes?
Prenez mon élixir,
De tous les maux il sait guérir,
dit l'opéra. Eh bien! vous pouvez y arriver avec des affections chroniques des viscères abdominaux, des lièvres intermittentes rebelles, des maladies de peau, l'hystérie, l'hypochondrie, voire même désaffections catarrhales, des maladies chroniques de poitrine, la pulmonie et de l'argent, beaucoup d'argent, et vous partirez au bout d'un mois, nous ne disons pas complètement guéris de toutes ces maladies, mais très-certainement de la dernière: l'absence d'argent est l'état de santé le plus habituel quand on quitte les eaux. En effet, ne faut-il pas que les habitants de ces établissements d'eaux thermales fassent leurs provisions pour la froide saison? Pendant huit mois de l'année ils vivent connue des marmottes engourdies dans leur trou, pendant que les grands vents règnent sur la montagne et que chaque jour l'avalanche se détache en bondissant; ils vivent, en songeant aux quatre mois heureux qui attirent les baigneurs, et, pendant ces quatre, mois, ils ne songent qu'aux huit mois qu'ils ont à passer dans le repos en attendant la saison des bains. Or, toutes ces pensées convergent vers un but unique, et ce but est votre bourse. Pour eux, tant que vous avez de l'argent, vous êtes malade, vous avez besoin de précautions et de soins qu'ils cotent à un taux fabuleux; mais le jour où la bourse est vide, le malade est guéri et l'amabilité du logeur est en baisse. Aussi ce jour-là allez-vous-en bien vite, sans même jeter un dernier regard sur ces montagnes où vous avez fait de si délicieuses promenades; car ce regard lui-même doit se payer dans un établissement, bien ordonné, et votre bourse est vide.
Ces braves gens traitent leur pays, les points de vue, les cascades comme choses à eux appartenant, et malheur à celui qui veut s'affranchir du guide ou pousser une excursion plus loin que votre guide ne l'a décidé! il pourrait lui arriver l'aventure qui a marqué les pérégrinations montagnardes d'un de nos amis.
Ce jeune homme, minéralogiste intrépide et montagnard infatigable, s'était engagé sur une corniche pendante au-dessus d'un abîme sur les pas de son guide: il aperçoit sur une cime isolée une grotte où abondent des minerais riches et rares; son carnier est déjà plein de pierres ramassées de côté et d'autre et d'oiseaux tués dans son excursion: mais l'ardeur de la science l'emporte: il propose à son guide de tenter la périlleuse ascension. Le guide, pour lequel les pierres ne sont que des pierres, refuse; le jour baissait d'ailleurs, et il lui semble prudent de rétrograder, ce qu'il exécute. Le jeune homme s'engage seul dans la montagne et arrive bientôt à la grotte, où il fait ample récolte. Mais le jour tombe avec rapidité, et, pour reprendre le chemin de la corniche, il ne suffit pas d'être intrépide et de sang-froid, il faut encore y voir un peu clair. Le minéralogiste s'élance, mais il a perdu son chemin. Enfin, se laisse glisser le long du pic, sur la pente la plus douce et pose le pied sur un plateau inférieur du trois à quatre mètres de large. Ce plateau est borné d'un côté par la montagne qu'il vient de descendre et que sa pente énorme l'empêche de remonter; de deux autres côtés, par deux précipices au fond desquels mugissent des torrents, et du quatrième côté, par une plage de sable située à six mètres au-dessous de lui. Tout cela est à pic. Son parti est pris: c'est sur la plage de sable qu'il sautera; mais avant il veut s'assurer qu'il ne court aucun danger. Il sais que souvent ces sables descendent à une grande profondeur, et servent de filtre aux eaux qui tombent du ciel ou qui proviennent de la fonte des neiges. Or, s'il est devant des sables de cette nature, il court risque de s'enfoncer dans leurs mille petits conduits souterrains et de n'en sortir qu'à vingt ou trente lieues de là, dans un an ou deux, à l'état de ruisseau. Cette perspective le tente peu: si ces sables ne sont qu'à la superficie, il y a tout à parier qu'il se brisera les membres: autre perspective peu rassurante! Pour connaître le terrain, il jette toutes les pierres de son carnier, et chaque, pierre s'enfonce silencieusement dans le sable, la plus grosse comme la plus petite. Notre intrépide commence à frémir: il tire toute sa poudre pour appeler son guide, mais l'écho seul lui renvoie le bruit de ses détonations. D'ailleurs la nuit est venue, et, s'il lui faut mourir là, il veut, au moins que ce soit à la face du soleil. Il se couche donc, la tête sur son carnier, les yeux fixés sur les étoiles. A-t-il dormi? c'est douteux. On peut bien dormir la veille d'une bataille, car ou n'a à craindre que la mort sous les yeux de tous, la mort du brave, et involontairement il faut toujours à l'homme un peu de théâtre; mais ici la mort n'a pour témoin que la voûte du ciel, peut-être quelque chamois curieux ou un aigle qui plane en attendant sa proie, et puis s'ensevelir tout vivant et reparaître à l'état de torrent ou de puits artésien; il est difficile de se faire à cette idée. Enfin le jour arrive: note ami jette son fusil en précurseur, le fusil s'enfonce, le bout du canon seul paraît encore. Ses cheveux se dressent sur sa tête; il tourne un dernier regard vers le ciel, vers cette belle nature à laquelle il dit un éternel adieu et s'élance... Le sable s'entr'ouvre et l'engloutit... jusqu'à la ceinture!--Il est sauvé!!!
Prenez des guides, touristes, et ne faites que ce que vous leur voyez faire.
Les eaux minérales des Pyrénées le plus à la mode sont celles de Baréges et des deux Bagnères.
Baréges est dans une situation agreste, au centre des Pyrénées, entre deux rangs de montagnes parallèles et taillées à pic, sur la rive droite du Bastan, qui traverse le vallon de Baréges. Cette espèce de gorge étroite qui, quand les baigneurs sont partis, devient le domaine de messieurs les ours, n'est habitable que pendant quatre ou cinq mois de l'année. Les habitants l'abandonnent au commencement d'octobre, et vont attendre à Luz et dans la vallée de Baréges le retour de la saison des eaux: les maisons restent ensevelies sous la neige, et si quelque curieux s'aventurait à les visiter à ce moment, il ne trouverait pour lui répondre que ces grands ours des Pyrénées, qui trouvent fort commode de s'installer dans des maisons où le froid ne les atteint pas et où ils ont, en fait de nourriture, autre chose que leurs pattes à lécher. Baréges a une soixantaine de maisons situées sur une seule et unique rue.
La route de Tarbes à Baréges, par Pierrefitte et Luz, est l'une des plus hardies et des plus pittoresques de tous les pays de montagnes. Elle côtoie alternativement l'une et l'autre rive du Gave, au-dessus duquel on a jeté des ponts d'une hardiesse extraordinaire; on en compte sept de Pierrefitte à Luz: trois sur le Gave, dans la première moitié du trajet; un quatrième à l'endroit le plus resserré, le plus sauvage, sur le torrent qui descend du versant gauche, où se voit encore un ancien arceau appelé le pont d'Enfer; celui de la Heillardère, tout en belles pierres serpentines: ce pont est surmonté d'un obélisque.
On dit que la découverte des sources de Baréges ne remonte qu'à quatre siècles. Elles formaient alors une espèce de cloaque, d'où s'exhalaient des vapeurs qui attirèrent l'attention des habitants; mais c'est madame de Maintenon qui commença leur célébrité et fit recueillir les eaux qui s'échappaient des deux principales sources.
Les sources de Baréges sont au nombre, de six, dont la température varie de 28 à 44 degrés. Elles sont apéritives, diurétiques et sudorifiques, agissent d'une manière spéciale dans les vieilles plaies d'armes à feu et dans les douleurs rhumatismales.
Bagnères de Luchon est moins sauvage que Baréges; c'est une petite, ville située à l'extrémité de la vallée de Luchon, à peu près au milieu de la chaîne des Pyrénées; elle est bien bâtie, traversée dans tous les sens par des rues larges, propres et bien pavées, dont la principale mène, à l'établissement des bains. La ville forme un triangle dont chaque angle donne accès à une allée, plantée l'une de platanes, l'autre de sycomores et la troisième de tilleuls; c'est cette dernière qui conduit de la ville aux bains. Les eaux thermales sulfureuses! de Bagnères de Luchon jouissaient déjà d'une grande célébrité chez les Romains, comme le prouvent un grand nombre de débris d'autel, de sarcophages, sur lesquels on lit des inscriptions latines.
L'édifice thermal, situé au pied d'une montagne, est un bâtiment vaste, élégant, commode, construit depuis 1807. Sa forme offre un rectangle et a quatre grandes portes. Dans l'intérieur est un vestibule carré, et de chaque côté de longs et larges corridors voûtés en maçonnerie et carrelés en dalles; ils donnent accès dans les cabinets garnis de baignoires en marbre des Pyrénées.
C'est à Bagnères de Luchon que se donnent rendez-vous les géologues, les botanistes, les minéralogistes et, les peintres, qui trouvent tous une ample moisson à faire dans les environs. Le village de Juzé offre une cascade magnifique. Le monticule de Castel-Vieil est terminé par un plateau où se voient, encore les ruines d'un antique château féodal, dont les débris sont en harmonie parfaite avec le paysage qui les environne. A mi-hauteur de la montagne de Cazeril, se trouve un charmant village, dont les baigneuses font souvent un but d'excursion, et qu'elles atteignent au moyen de ces petits chevaux si vifs et dont le pied est si sur.
La promenade la plus pittoresque des environs de Bagnères est la vallée du Lis, dont le fond offre plusieurs belles cascades. Cette vallée est ombragée par de magnifiques forêts, derrière lesquelles s'élève majestueusement la cime nue et neigeuse de Cabrioules, qui appartient à la masse des montagnes de l'Oô. Sur ces montagnes se trouve un lac d'un aspect saisissant; pour y arriver il faut traverser des forêts de sapins dont l'éternelle verdure contraste avec la neige, qu'on aperçoit sur les cimes. On entend de loin le bruit d'une cascade qui se précipite de 300 mètres de hauteur, et dont les eaux donnent naissance à un vaste bassin de 6,000 mètres de circonférence, qui porte le nom de lac d'Oô; au-dessus sont quatre autres lacs, dont le dernier est glacé. Non loin de là s'élève la montagne Maladetta, dont les hauteurs sont toujours couvertes de neiges et de glaces.
Bagnères de Bigorre est située, sur la rive gauche de l'Adour, en bas de la colline et du mont Olivet; elle est propre et bien bâtie, entourée de collines cultivées, dominée, au loin par le pic du Midi et par la chaîne des monts adjacents, qui offrent de tous côtés des points de vue délicieux. Le vent qui sort de ces gorges arrive dans les rues de la ville doux et frais, et contribue à faire de son climat l'un des plus sains des Pyrénées. Tout du reste, dans cet heureux pays, concourt à attirer, à retenir les étrangers; on voudrait y venir quand même il n'y aurait pas d'eaux minérales, et quand on y a posé sa tente, on voudrait y rester toujours. C'est surtout quand ou a parcouru la vallée de Campan que cette impression se fait sentir et passe à l'état d'idée fixe. Durant trois lieues, depuis Bagnères jusqu'aux premiers escarpements, vers Sainte-Marie, la route ne forme qu'un seul village; sur trois points seulement, à Beaudéan, à Campan et à Sainte-Marie, les habitations se rapprochent et se groupent autour d'un clocher, qui indique la maison de Dieu. Sur la montagne on trouve des arbres d'une végétation extraordinaire; et partout, de l'eau, de l'eau dans la ville, dans les rues: de l'eau hors des portes, des allées de tilleuls qui conduisent le baigneur, à l'abri du soleil, aux différents établissements de bains.
Le plus vaste de ces établissements est celui qui porte le nom de Marie-Thérèse. La façade a une étendue de 63 mètres de longueur sur 10 mètres de hauteur, non compris le rez-de-chaussée. Dans l'intérieur se trouvent les cabinets et leurs baignoires de marbre, des lits de repos, un double appareil fumigatoire, une grande salle de réunion, un salon de lecture, un billard. Par derrière, un beau jardin embellit cet édifice. Un vestibule, situé au centre et dans lequel on arrive par un large perron, sert d'entrée principale.
Quant aux buts de promenades et d'excursions, ils sont nombreux dans une vallée si heureusement située. Des divertissements y sont fréquents, car Bagnères peut donner asile à trois mille étrangers; aussi est-ce un des établissements de bains les plus à la mode.
Nous voudrions pouvoir vous faire visiter encore quelques-unes de ces contrées privilégiées où l'été voit affluer les visiteurs et les promeneurs; nous aurions voulu vous parler de Vichy, de Néréis, dont les eaux sont souveraines contre la goutte; nous vous aurions révélé, si l'espace ne nous manquait, l'existence d'eaux sulfureuses qui ont eu le sort de toutes les choses d'ici-bas, qui, après avoir eu la vogue, sont aujourd'hui oubliées ou plutôt méconnues; nous vous aurions mené à Cransac, au beau milieu d'un pays agreste, sauvage, auquel il ne manque que des ours pour lutter avec l'aspect des Pyrénées, et qui compte bien s'en procurer avant peu. Il y a à Cransac les eaux anciennes et les eaux nouvelles, dont l'emploi est ordonné pour les engorgements abdominaux. Au milieu de la montagne, au centre d'un bois touffu de châtaigniers, se trouvent des étuves, dans lesquelles l'air est chaud et chargé de vapeurs sulfureuses. Cet établissement, trop peu connu, serait susceptible de grandes et importantes améliorations: les rhumatismes chroniques, les douleurs des articulations, les névralgies, les sciatiques, ont souvent été guéries comme par enchantement après cinq ou six bains d'étuves. Et puis, comme excursion, il y a près de là la montagne brûlante de Fontaynes, ancienne houillère, qui a pris feu depuis un grand nombre de siècles.
Le Mont-Dore, qui est notre dernière étape pour cette année, est adossé à la base de la montagne de l'Angle, d'où naissent les sources, et à peu près au milieu d'une profonde vallée qui se courbe en croissant du nord au midi, et que la Dordogne, qui y prend naissance, sillonne dans toute sa longueur. La végétation des montagnes est partout vigoureuse.
On voit sur ces montagnes de fréquentes et profondes anfractuosités, souvent couronnées par d'énormes bancs de rochers laissés à nu par les éboulements. La sévérité de leur aspect, leurs pentes verticales, les flancs noircis et absolument nus de ces étroites déchirures, leur ont fait donner le nom de cheminées ou gorges d'enfer. D'énormes roches pyramidales s'élancent en aiguilles du fond de l'abîme. Tout cela a un aspect étrange et profondément désolé: ou y voit la main de l'homme qui lutte sans cesse contre les grandes convulsions de la nature, et qui parvient à grand'peine à s'assurer un abri contre des éboulements sans cesse renaissants.
Il y a au Mont-Dore sept sources d'une température assez élevée, à l'exception d'une seule qui est froide. L'établissement, fondé en 1810, est tout entier construit en laves volcaniques et présente trois grandes divisions: deux pavillons formant ailes, et où s'administrent bains et douches, et un grand bâtiment formant façade et où se trouve le grand salon de réunion, avec deux salles de billard au premier, et au-dessous les piscines réservées aux indigents.
Et maintenant, lecteur, vous qui pouvez aller aux Pyrénées ou en Auvergne, partez, volez, où vous appelle le bienheureux far niente; allez ébaucher le commencement d'un roman intime, dont vous viendrez trouver le dénouement à Paris l'hiver prochain. Allez, que l'été vous soit court, et que les bains vous lavent de toutes les souillures de la vie parisienne!
Un Lapin, dans cet âge heureux
Qui ne connaît soucis ni peine,
Folâtrait près de sa garenne.
Un ami cependant faisait faute à ses jeux:
Il n'est de vrai plaisir qu'à deux.
Tout à coup s'offrit, à sa vue
Un animal d'une espèce inconnue;
C'était maître Renard, qui lui dit: «Mon cousin,
«Puisqu'un heureux hasard aujourd'hui nous rassemble,
«Embrassons-nous, jouons ensemble
«J'ai toujours aimé le Lapin...
«Le Lapin! oh! oui, je le prise
«Seul plus que tous les animaux,
«J'en fais serment. J'ai des défauts,
«Mais ma vertu, c'est la franchise. »
Ces mots ont du Lapin décidé le refus;
Il s'enfuit au terrier, et là, par sa fenêtre;
«Toi, franc!... Je le croyais peut-être;
«Tu l'as dit, je ne le crois plus. »
La vertu de parade à bon droit épouvante:
Fait-elle un pas vers moi, je recule d'un pas.
Les qualités dont on se vante
Sont toujours celles qu'on n'a pas.
S. Lavalette.
Lecteur, as-tu souffert? Non.
--Ce livre n'est pas pour toi.
uonvicino des Landi, d'une des premières familles de Plaisance, avait été conduit fort jeune à Bologne pour y prendre part aux études qui attiraient alors dans cette ville l'ardente jeunesse de l'Italie renaissante. Les lettres offraient désormais une nouvelle voie pour s'élancer à ces sommets qu'on n'atteignait autrefois que par l'exercice des armes. Les études de ce temps se réduisaient, il est vrai, à de pédantesques règles de grammaire et de rhétorique, à la philosophie des commentateurs d'Aristote et à la connaissance des décrétales. Mais l'amour des belles-lettres et la résurrection des classiques latins pouvaient, lorsqu'ils trouvaient un terrain propre à féconder le germe, faire fleurir dans les coeurs les affections nobles et les pensées généreuses. C'est le fruit que Buonvicino sut tirer de ses veilles. Nourri, dès ses premières années, des écrits et des actes de cette antiquité glorieuse, son âme s'élevait au-dessus des misérables débats de son siècle. Il nourrissait ainsi des idées peu compatibles, à la vérité, avec la civilisation nouvelle, de ces idées dont l'influence fut si nuisible au développement des républiques italiennes; mais le nom de la patrie, thème éternel des lettres romaines, avait enflammé l'imagination du jeune homme, qui n'ambitionnait rien que d'avancer en âge pour servir son pays dans la magistrature ou dans la guerre.
Infortuné! les années vinrent, mais avec elles le malheur et la pente désolante des illusions, cette plaie des nobles âmes.
Plaisance, sa patrie, était tombée au pouvoir de Matteo Visconti, qui la laissa à Galéas. Celui-ci, moins habile et plus corrompu que son père, se croyait tout permis dans les villes conquises. Sans parler des ruses dont il se servit pour aggraver la servitude de Plaisance, il tenta de déshonorer Bianchina, femme d'Olpizino Lando, dit Versuzio, frère de notre Buonvicino. Sa témérité ne lui réussit pas: la femme fut vertueuse et le mari se vengea. Ayant noué des intelligences avec quelques loyaux citoyens, il renversa la puissance des Visconti, et offrit la seigneurie au cardinal Poggetto, légat du pape.
Buonvicino était dans cet âge où le coeur est tout sentiment, sans arrière-pensée ni calcul: plein des idées du patriotisme antique, inspiré par les préjugés nouveaux qui donnaient le nom d'étranger à l'habitant de la cité voisine et appelaient tyrannie la domination du pays limitrophe, lorsqu'il eut vent du complot, il rassembla un bon nombre de ses condisciples, et arriva assez à temps à Plaisance pour que sa valeur y fût utile aux conjurés, et pour y déployer sa générosité naturelle. Le jour où éclata la révolte, Béatrice, femme du seigneur Galéas, était dans la ville avec son jeune fils Azone. Uniquement occupée du salut de son enfant, la mère trouva moyen de le faire évader. Quant à elle, elle demeura dans le palais pour ne pas éveiller les soupçons, résolue à braver la colère et la brutalité d'un peuple en délire, pourvu que son fils fût sauvé. Ce dénouement fut connu de Buonvicino; plein de respect et de vénération pour cette sainte tendresse d'une mère, non-seulement il empêcha qu'aucun outrage fut fait à Béatrice, mais il la conduisit lui-même hors du territoire de Plaisance, et la remit saine et sauve aux gardes de Galéas.
Ceci se passait en 1322. A cette époque, le gouvernement républicain se rétablit à Plaisance. La seigneurie, du pape pouvait en effet se regarder comme un état d'entière liberté. Les souverains pontifes, qui siégeaient alors à Avignon, n'exerçaient guère de si loin qu'un protectorat honoraire, et d'ailleurs, engagés dans le parti du roi de France, ils avaient intérêt à contrecarrer les manoeuvres des Gibelins, qui voulaient restreindre au profil de l'empereur les franchises de la Lombardie.
Pendant les huit années qui suivirent, Buonvicino se mûrit dans les généreux emplois d'un pays libre; il prit cette hauteur de sentiments que donnent une vie toute publique et dégagée des mesquineries de la vie privée, et l'habitude de s'intéresser plus au bien public qu'à l'intérêt particulier. C'est à cette éducation des citoyens que l'Italie dut les progrès de sa prospérité, tant que durèrent les républiques.
La fortune des Visconti allait diminuant de jour en jour: ils eurent à soutenir les armes de l'empereur Louis de Bavière, appuyé par tous les ennemis que leur insolence leur avait attirés, et par ce Versuzio Laudo, dont la haine persévérante ne perdait pas une occasion de les combattre. Enfin, les choses en vinrent à ce point, que Galéas, Luchino, Giovanni et Azone se virent enfermés dans les horribles prisons de Monza, appelées les Fours. Ils y restèrent depuis le 5 juillet 1327 jusqu'au 23 mars de l'année suivante.
Mais, quand Galéas mourut, la haine qu'il avait inspirée aux princes et aux peuples finit avec lui, et la fortune des Visconti prit une face nouvelle. Azone, plus intelligent que son père, proclamé seigneur de Milan le 14 mars 1330, pensa à recouvrer les villes qu'on avait perdues: il réussit à reprendre Bergame, Vercelli, Vigevano, Pavie, Crémone, Brescia, Lodi, Crème, Côme, Borgo-San-Domingo, Traveglio et Pizzighettone. Il attachait en outre des yeux d'envie sur Plaisance: mais la conquérir n'était pas une facile entreprise. Comme elle jouissait de la liberté sous la protection du pape, Visconti n'aurait pu l'attaquer sans se mettre en rupture ouverte avec le saint-siège. Il commença donc une guerre sourde et digne de sa politique perfide: il enfla je ne sais quelle, récapitulation de griefs, de violations et de représailles des habitants de Plaisance contre ses sujets. Il menaça; il fallut lui envoyer à Milan des députés et des otages, parmi lesquels se trouvait Buonvicino. Son frère Versuzio avait péri, ses plus proches parents étaient morts, morts ses amis les plus chers pendant les guerres passées. Il avait pu voir combien la vie réelle est différente des rêves que l'imagination enfante. Les splendides fantômes de sa jeunesse se décolorèrent encore davantage, lorsque arrivé à la cour de Milan, il vit de près avec quelles intrigues, quelles voies couvertes, quels pièges et quelle duplicité les intérêts publics s'administrent; détours qu'une âme simple ne saurait même deviner, mais que les sages de ce monde prétendaient et prétendront toujours nécessaires à la prospérité des États. Il s'indigna d'abord, puis une sombre fureur le saisit. Mais, à force d'avoir sous les yeux le même spectacle, il contracta cette profonde mélancolie qu'engendre le sentiment du bien qu'il faudrait faire et de l'incurable impuissance de le réaliser.
Du reste, dans sa situation mixte d'otage et d'ambassadeur, et aussi en souvenir du signalé service rendu à la princesse Béatrice, Buonvicino était, partout honoré et accueilli; ils avaient été placés, ses compagnons et lui, chez les premières familles de Milan. On espérait que des liens d'affection naîtraient des rapports de l'hospitalité, et, qu'avec le temps, ce qu'ils appelaient la bienveillance universelle et qui n'était rien que la silencieuse tolérance du joug commun, prendrait la place des rancunes municipales. Buonvicino avait été confié à la famille d'Hubert Visconti.
Hubert Visconti était le père de cette Marguerite, qui donne son nom à notre histoire. Frère de Matteo le Grand, il jouissait d'une grande considération dans la ville, mais il ne participait point au gouvernement. L'intégrité de son âme répugnait peut-être à toutes les menées que la politique conseillait à ses frères pour conserver ou accroître leur seigneurie; peut-être aussi ces princes mettaient-ils toute leur haleine à tenir à l'écart un homme assez peu au fait des choses de ce monde, pour prétendre arrêter avec les scrupules de la justice la course aventureuse de l'ambition. Ajoutez à cela qui: les Visconti, en leur qualité de Gibelins, c'est-à-dire de soutiens des droits impériaux, étaient mal vus des papes qui, de concert avec les Guelfes, défendaient la cause de l'Église et du peuple. Les passions politiques s'unissant facilement aux croyances religieuses, il arrivait fréquemment que les Gibelins professaient des erreurs en matière de foi, que les pontifes avaient à lancer leurs foudres spirituelles sur leurs ennemis temporels, et que les peuples regardaient comme hérétiques ceux qui contrariaient les vues terrestres des papes. Aussi un grand nombre d'âmes timorées se faisaient un cas de conscience de se ranger sous le pennon de la vipère; Hubert ne suivait qu'avec répulsion le parti de ses parents, et seulement autant que l'exigeaient son honneur et son serment de chevalier. Dans une mêlée qui eut lieu à Milan, lorsqu'en 1302 les Torriani firent un dernier effort pour y rentrer, Hubert avait été jeté à bas de cheval. Au milieu des combattants, sous les pieds des chevaux, il avait senti pendant un moment pour ainsi dire le souffle de la mort. Il fit voeu à la madone de déposer les armes prises pour une injuste cause, et il considéra comme un effet de son voeu la générosité avec laquelle un des chefs ennemis, Guido della Torre, lui avait tendu la main pour le relever, le remettre à cheval et lui donner le champ libre en lui disant: «Il ne sera pas dit que je prive ma patrie d'un citoyen tel que toi. Heureuse si elle en comptait un grand nombre!»
Dés lors Hubert s'abstint de prendre parti pour ses frères Ils l'abreuvèrent de tant de dégoûts, qu'il demeura longtemps confiné à Asti. Ensuite ils le rappelèrent et le comblèrent de ces honneurs qui peuvent contenter l'amour-propre sans donner aucun crédit réel, comme de l'envoyer en qualité de podestat dans quelqu'une de leurs villes, de le joindre au cortège de l'empereur lorsqu'il allait à Rome, de lui faire remplir des ambassades de pure cérémonie.
Enfin les Visconti se déclarèrent ouvertement contre le pape. Le cardinal-légat ayant déployé l'étendard de Saint-Pierre sur le front de son palais d'Asti, prêcha que tous ceux, hommes et femmes, qui concourraient avec lui à la destruction de Matteo et des siens, seraient délivrés (ainsi le disent les vieilles chroniques) du châtiment et de la coulpe de tous leurs péchés. Il excommunia les Visconti jusqu'à la quatrième génération, comme hérétiques et coupables de vingt-cinq crimes. Les principaux qu'il leur reprochait consistaient dans l'exercice d'une juridiction illégale: sur les personnes et les biens ecclésiastiques, dans l'opposition qu'ils avaient mise à ce que les leurs s'armassent pour la croix, dans les entraves dont ils avaient chargé l'inquisition; il les accusait enfin d'avoir arraché aux flammes l'hérétique Manfreda.
C'était une rude épreuve pour Hubert, qui vénérait profondément le pouvoir du pape, que d'être enveloppé dans cette excommunication; aussi ne s'épargna-t-il aucune peine pour ramener le calme dans les esprits et réconcilier les Milanais avec le saint-père. Il paraît que c'est pour suivre ses conseils que Matteo s'astreignit aux pratiques de la dévotion, et à visiter les églises. Un jour, il convoqua, dans la cathédrale, les clercs et le peuple, leur récita le Credo, et protesta qu'il contenait l'expression de sa foi. Mais le pape ne crut point à la sincérité de cette conversion, et il ne rétracta pas l'anathème, sous le poids duquel Matteo mourut. Hubert, ne voulant plus se mêler des affaires publiques, se renferma dans la vie privée, tout en conservant la splendeur de son rang. Il résidait tantôt à Milan, tantôt sur les rives heureuses du lac Majeur, où il possédai! des biens immenses. Là, il se consacrait tout entier aux soins de la famille, et comme ses trois fils, Victor, Ottorino et Giovanni, d'humeur belliqueuse, ne demeuraient avec lui qu'à de rares intervalles, il reportait toute sa sollicitude sur l'éducation de Marguerite, sa fille unique, bien différent du grand nombre des pères qui semblent n'avoir d'autre but que de former des jeunes filles sages et des femmes pleines de légèreté.
Détrompé du monde dans sa vieillesse, il sympathisait sincèrement avec un homme qui, comme Buonvicino, connaissait, dès ses jeunes années, l'amertume du désenchantement. Une intime amitié s'établit entre le jeune homme et le vieillard. Le premier, privé de son père, aimait à le retrouver dans Hubert, et regardait les fils de celui-ci comme des frères, Marguerite comme une soeur. Les discours de cet homme plein de jours anticipaient pour Buonvicino sur l'expérience du monde; le peu de livres qu'on connaissait alors l'emplissaient par d'agréables lectures les moments de repos. Il composait aussi quelques vers de grossière facture, et tels qu'on pouvait les faire à cette époque. Il brillait dans Milan par ses talents d'écuyer, et son habileté à tous les exercices du corps. Jamais il ne manquait de se mêler aux discussions politiques, qu'il regardait comme l'école du philosophe et du citoyen. On l'aimait pour l'aménité de ses manières, relevées par une mâle et constante franchise. Les seigneurs le respectaient, parce qu'il savait allier à la soumission qu'exige la force victorieuse la dignité d'une infortune imméritée.
C'eût été merveille qu'un chevalier si accompli n'inspirât pas d'amour à Marguerite. Il pouvait compter trente ans, elle en atteignait quinze à peine, et les soins dont Buonvicino environnait la jeune fille éveillaient dans ce coeur vierge et ignorant de lui-même le sentiment d'un pudique plaisir. Toutefois cette inclination resta longtemps un secret pour tous et pour les amants eux-mêmes. Jamais il ne lui avait dit: Je vous aime, ce mot qui ne s'échappe des lèvres que lorsque l'éloquent langage de la passion l'a exprimé de cent façons muettes et diverses. Elle savait à peine si elle l'aimait, elle ne le lui avait jamais avoué, jamais elle ne se l'était avoué à elle-même; seulement, à sa vue, les mouvements de son coeur devenaient plus rapides. S'éloignait-il, elle restait abattue, comme s'il eût manqué quelque chose à son âme et qu'elle eût été privée d'une partie d'elle-même. Il ne lui avait pas dit s'il reviendrait, ni à quelle heure; cependant elle demeurait dans une continuelle attente. Tardait-il, toutes les angoisses de l'inquiétude s'emparaient d'elle. Elle le revoyait, et elle nageait dans la joie, et elle ressentait une plénitude de vie comme (c'est du moins ce qu'elle croyait) à la vue de son père, au spectacle d'une aube de mai ou d'une vigne que septembre a chargée de fruits. Elle aurait voulu lui plaire, lui sembler belle, lui paraître généreuse et bonne. Sans y songer, lorsqu'elle l'attendait, elle donnait à sa parure un soin plus attentif. Il lui parlait, et la vie lui renaissait au coeur. Elle ambitionnait ses regards, et à peine les fixait-il sur elle, elle baissait les siens, rougissante, confuse, oubliant de répondre aux questions de Buonvicino, et balbutiant quelques remerciements sans suite aux témoignages de sa courtoisie. Si, de concert, ils faisaient résonner les cordes d'un luth, dans son trouble elle confondait les notes; puis elle se repentait, elle avait honte, se condamnait, s'accusait d'enfantillage, se promettait de se corriger, et retombait aussitôt dans les mêmes fautes. Parmi les fleurs de son parterre, il y avait une fleur préférée; parmi les arbres de son bosquet, in arbre favori: la fleur était la marguerite pour laquelle il avait montré une vive prédilection; l'arbre, celui sous lequel il lui était apparu à l'improviste un jour qu'elle pleurait l'absence du bien-aimé. L'attendre et le voir, se plonger dans de longs rêves, s'en détacher brusquement, puis le désirer encore, c'était l'histoire du coeur de Marguerite: vie avare d'événements, prodigue d'impressions et tout abandonnée à cette mystérieuse puissance qui répand tant de douceur et de peines sur le premier amour; sueurs et frissons de la volupté qui s'ignore, gémissements et chants de joie, larmes et rires sans cause, craintes et espérances sans motifs; cent fois dans le jour se proclamer au faîte du bonheur et de la misère! ivresse ou torture, selon que le coeur croit avoir atteint la félicité suprême, ou qu'il reste foudroyé par l'isolement et l'abandon!
Les sentiments de Buonvicino n'avaient pas cette ondoyante incertitude; quoiqu'il eût encore la virginité de l'âme et toute la jeunesse de la vertu, il avait déjà éprouvé le monde et suffisamment expérimenté cette vie, comédie pour celui qui l'observe, tragédie pour celui qui la sent. La séduction marche vite quand on ne la craint pas. Rien n'ouvre l'âme à la tendresse comme la douleur. Buonvicino souffrait. Il sentit qu'il aimait Marguerite et ne s'en défendit pas. Il connut qu'il était aimé d'elle, et il s'y complut, heureux d'avoir si bien placé sa passion et qu'elle fût payée d'un retour si sympathique. Après avoir essuyé les tempêtes de la vie publique, jeté sur les hommes un oeil mélancolique et pénétrant, qui du premier coup devinait le but de leurs actions, il se réconciliait avec l'humanité dans la contemplation d'une âme pure, étrangère à tout calcul, et vertueuse par tous ses instincts. Il cherchait la tranquillité dans les émanations d'innocence qui formaient l'atmosphère où elle vivait, et semblable à cette paix divine que les anges versent sur les âmes dont le ciel les envoie soulager la douleur.
Mais le calme de cette innocence, en même temps qu'il enflammait sa passion, l'empêchait de la déclarer à Marguerite. Posséder cette vierge ingénue qu'un père, excellent formait à la vertu et à la sagesse lui paraissait bien le bonheur de sa vie; mais pourrait-il lui rendre cette félicité qu'elle lui donnerait? Les destinées de sa patrie et de sa maison étaient en suspens. Il pouvait advenir que, dans une contrée libre, il vécût le premier de ses concitoyens, investi de l'autorité d'un nom honoré ou d'un caractère plus honoré encore, conduisant sa patrie dans les voies de la justice et d'une glorieuse paix. Mais ce séduisant avenir avait pour arbitres des princes connus par leur habituel égoïsme. S'ils lui manquaient de parole, si les brigues de l'ambition prévalaient, il pouvait se trouver, non-seulement condamné à une vie obscure, mais frappé d'un lointain exil, précipité dans ces périlleuses entreprises où l'homme de coeur, semblable au naufragé dans la haute mer, veut s'engager seul pour soutenir la lutte avec plus de fermeté, pour succomber avec moins de douleur lorsque le devoir ou la générosité lui imposent de se sacrifier. Dans ce doute, il n'aurait donc alimenté la flamme naissante de Marguerite que pour faire une autre victime. Il se serait mis au coeur le remords d'avoir troublé le repos de cette âme virginale, ce sourire printanier de la vie, qui s'efface rapide et sans retour pour faire place aux chagrins, aux soucis, à l'amertume du désenchantement, aux inutiles regrets qui dévorent le reste de nos jours; il se résolut donc à taire toujours sa passion, à la dissimuler au moins dans ses discours, quelque peine qu'il en dût coûter à son coeur. Mais comment cacher l'amour? Contre son gré, l'entraînement d'un transport, d'une parole irréfléchie, une délicate prévenance, un de ces riens lui échappaient, qui révèlent aux jeunes filles l'homme dont le souffle brûlant ouvrira dans leur âme la fleur de la volupté.
La fortune réalisa bientôt les craintes qu'il avait conçues, en se décidant contre Plaisance. Quoique la conquête de cette ville fût un des désirs les plus vifs d'Azone, et qu'il se crût un droit certain à la reprendre parce qu'elle avait autrefois appartenu à son père, il ne se risquait point cependant à l'attaquer en face, de peur de s'attirer la colère du saint-siège, qui la tenait sous sa protection. Mais il travaillait, comme dit le proverbe italien, à tirer l'écrevisse de son trou avec la main d'autrui. Francesco Scotto ambitionnait de gouverner Plaisance, où sa famille avait autrefois dominé, et de la soumettre à sa puissance en opprimant les Landi, ses rivaux, et en chassant les adhérents du pape. Dans ce dessein, il s'entendit avec les Fontana, les Fulgosi, et d'autres familles du pays, qui, s'étant emparées de la citadelle, proclamèrent Scotto leur seigneur, abolirent la suprématie du pape, exilèrent et dépossédèrent à jamais les soutiens des Landi, et nommément Buonvicino.
Il supportait ce malheur dans la croyance qu'Azone, comme il ne cessait de le promettre et de le dire, prendrait les armes contre le nouveau tyran, et remettrait Plaisance libre aux mains du pape et des habitants. Mais Azone avait deux visages. Il avait lui-même aidé sous main Scotto à s'emparer de l'autorité à Plaisance, non par amour pour lui, mais pour pouvoir le dépouiller sans marcher sur les brisées de la cour pontificale. Il arma en effet; tous les bannis prirent part à l'expédition; Buonvicino fut des premiers et des plus vaillants, et, avec le courage qu'inspire le désir de recouvrer la patrie perdue, ils eurent bientôt enlevé Plaisance à Scotto. Mais, quand ils virent que Visconti ne proclamait, pas la liberté, qu'il faisait mettre bas les armes aux deux factions, et qu'il ajoutait Plaisance à ses possessions, comme bonne et valable conquête, je vous laisse à penser si les habitants de Plaisance, et, entre tous, Buonvicino, furent honteux de la duperie dont ils étaient victimes. Ce dernier, dépouillé de ses biens et soigneusement retenu à Milan, voyait donc s'évanouir à la fois la grandeur de sa patrie, le lustre de sa famille, les rêves de sa jeunesse, sans qu'il lui restât autre chose que cet héritage commun à trop de gentilshommes italiens de ce temps, la valeur de son bras. Mais il n'était point disposé à se vendre au plus offrant. Il devait recourir à sa propre vertu et y chercher cette jouissance intime qui, même au sein des plus affreuses misères, accompagne et console les victimes d'une juste cause.
Il se persuada dès lors qu'il ne pouvait plus songer, après ce dernier coup de la fortune, à unir son sort à celui d'une jeune fille de si haute naissance, et que son amour pour elle lui montrait digne de la condition la plus sublime. Pour ne point paraître déserter la cause de ses frères d'infortune, en s'alliant à la famille du tyran de leur commune patrie, il commença à ne plus voir Marguerite qu'à de longs intervalles. S'il ne put s'en détacher intérieurement, il cacha du moins la tendresse qu'il avait pour elle, et il en vint à se convaincre qu'il l'avait entièrement effacée de son coeur.
Il avait connu, à la cour d'Azone, le chevalier Franciscolo Pusterla, qui tenait alors un grand état à la cour du prince, et n'avait jamais abusé de la faveur pour nuire à autrui, ni pour s'enrichir; en outre, honnête, généreux, plein du souvenir des antiques vertus italiennes, animé de l'amour du bien de la patrie. Peut-être ce genre de faiblesse, qui consiste à singer l'activité et l'énergie, une inquiète manie d'action, une soif de paraître, de jouir de la vie, le rendaient-ils incapable de résister à la fascination des honneurs ou aux enivrements du pouvoir. Les fautes du prince ne lui inspiraient point la hardiesse des remontrances, encore moins osait-il leur montrer de la résistance ou du mépris; trop séduit par l'attrait du premier rang à la cour et dans la cité, et ne comprenant point qu'on se distingue d'autant plus qu'on dédaigne davantage les biens où la foule se rue.
Buonvicino le crut fait pour rendre Marguerite heureuse. Les deux familles étaient déjà liées d'amitié. Les défauts de la jeunesse s'en iraient avec la jeunesse, et Pusterla avait en lui tout ce qu'il fallait pour satisfaire les yeux, la raison et l'imagination d'une jeune fille, Marguerite, placée dans une haute position et digne de ses vertus, pouvait, heureuse dans son intérieur, être au dehors le modèle des femmes lombardes. Ami familier des deux maisons, Buonvicino ménagea entre elles cette alliance, qui plaisait singulièrement à Hubert Visconti, joyeux d'unir une fille si chère à un chevalier si accompli. Pusterla était encore plus flatté d'une telle union, qui devait lui faire posséder une femme sans rivales, partout renommée pour sa beauté et ses grâces, et le faire entrer dans la maison régnante.
Dès que Marguerite s'aperçut du refroidissement de Buonvicino, dès qu'elle le vit éloigner les occasions de se trouver avec elle, s'abstenir des occupations auxquelles ils avaient coutume de se livrer en commun, comme de toucher du luth ensemble, ensemble de lire la Divine Comédie du Dante et quelques autres livres français et provençaux, on pense bien que la mélancolie s'empara de son âme. Elle examinait, une à une, chacune de ses actions, chacune de ses pensées, pour voir ce qui avait, pu lui déplaire en elle, et ne pouvant trouver sa faute, elle se désolait et fondait en larmes. Alors elle s'avouait son amour pour lui, alors elle l'accusait de cruauté pour n'avoir point répondu à une affection si passionnée, puis ses réflexions la conduisaient à se taxer de vanité et de folie: c'était une pure illusion de sa part d'avoir cru qu'elle lui était chère. Jamais le lui avait-il dit? Jamais, peut-être, il n'avait arrêté sur elle, un seul instant, une seule de ses pensées. Elle s'ingéniait à se prouver à elle-même que les soins de Buonvicino envers elle n'étaient que reflet ordinaire de la courtoisie d'un chevalier, que les manières naturelles à tous les seigneurs avec toutes les jeunes filles; puis son coeur cherchait querelle à sa raison, et lui rappelait ces mille niaiseries ineffables, qui sont tout pour les amants. Il ravivait en elle la poésie des premiers troubles de l'âme, tant de transports intérieurs que le visage ne révèle pas, tant de craintes de n'être pas comprise, tant de joie de l'avoir été. Ces souvenirs lui persuadaient de nouveau que Buonvicino l'avait aimée, et son esprit se perdait de plus en plus dans ce labyrinthe d'impressions diverses, uni exaltent un voeu déçu, une espérance trompée. Tantôt elle se reprochait de ne pas avoir assez dévoilé son coeur, tantôt de ne pas l'avoir couvert de voiles assez épais, et, ne trouvant dans le passé, dans le présent, que chagrins et souffrances, elle cherchait à s'étourdir, et à bannir de sa mémoire ces illusions qu'elle s'efforçait de prendre en pitié. Elle se vantait d'être libre, guérie, oublieuse; elle revenait à ses lectures, à son luth, à ses promenades; mais les sons de l'instrument lui rappelaient la voix qu'ils avaient coutume d'accompagner; ses livres lui présentaient mille allusions à ses sentiments vivants ou détruits, des passages qu'il lui avait expliqués autrefois, et qui demandaient encore leur interprète; et quelles étaient tristes et monotones ces promenades solitaires, où ne raccompagnait plus l'espérance de trouver son amant sur ses pas!
Mais aux grandes passions elles-mêmes le temps est un puissant remède. Marguerite devait à la fin se convaincre qu'elle avait été vraiment la dupe d'une illusion, lorsqu'elle vit Buonvicino négocier son mariage avec Pusterla. Cet amour, qui ne s'était jamais nourri que de son propre attrait et de ses propres espérances, elle devait enfin sans trop d'efforts en détacher son coeur. Autour d'elle, tout retentissait des louanges de Pusterla: les prouesses qu'il avait accomplies dans la dernière expédition contre Plaisance avaient porté la renommée de son courage dans toute la Lombardie; c'en était assez pour ouvrir l'âme de Marguerite aux séductions d'un nouvel amour. Quelle est la femme qui, d'un bomme couvert de gloire, n'aime à pouvoir dire: «Il est à moi!»
Aussi, lorsque son père lui demanda si elle se trouverait heureuse d'épouser Pusterla, elle ne repoussa pas l'idée de cette alliance. Quand elle eut connu ce jeune seigneur, le trouvant doué de toutes les qualités qui conviennent à un gentilhomme et à un chevalier accompli, elle bénit le ciel de l'avoir tellement favorisée, et mit en lui tout son bonheur. Dès qu'elle fut sûre de l'aimer et d'en être éternellement aimée, elle lui promit à l'autel la plus vive, la plus tendre, la plus céleste affection.
Les mémoires du temps s'accordent tous à louer la nouvelle épouse. «Belle, disent-ils, courtoise, spirituelle, d'une bienveillance affable envers ses inférieurs, d'une inépuisable charité pour les pauvres, d'une humeur égale, d'une conversation charmante, constante dans cette douceur de caractère qui, chez les femmes, équivaut à tous les autres dons, et le plus précieux de tous pour leur bonheur et celui des êtres qui les entourent.» Elle eut certainement des défauts; quelle créature en est exempte? mais les historiens ne les rappellent point, peut-être parce qu'au charme d'une grande jeunesse elle joignit une grande infortune: car l'homme est aussi enclin à oublier lus imperfections de ceux qui obtiennent sa pitié, qu'à en inventer dans ceux qu'il envie. Il nous est revenu, d'un autre côté, que ses égaux l'accusaient de s'étudier à paraître belle, bonne et vertueuse. Ceux qui croient que la suprême vertu consiste à s'abstenir, lui faisaient un crime de s'entremettre dans les malheurs d'autrui pour y porter secours; elle faisait du bien, donc elle fit des ingrats, qui cherchaient dans la médisance une excuse à leur ingratitude: ceux-ci disaient que sa dévotion n'était que bigoterie; d'autres assuraient que ses bienfaits ne partaient point toujours d'un coeur pur ni d'une intention droite; un plus grand nombre lui reprochait de ne point connaître le monde parce qu'elle préférait la naïveté du sentiment et la simplicité de la franchise à ces politesses compassées que le monde enseigne et prétend imposer. En un mot, elle avait tout ce qu'il faut de vertus pour donner prise à la médisance et pour faire le bonheur de ceux qui la connaissaient et rapprochaient. Que dire de celui qui la possédait?
Les étranges idées qu'on se formait alors du mariage permettaient à une femme, bien plus, si elle était belle et de haut rang, lui faisaient un devoir d'attirer près d'elle un ou plusieurs cavaliers qui lui dédiaient leurs emprises, sérieusement dans la guerre, ou par simple galanterie dans les tournois. Marguerite se déroba encore à cet usage de son temps, parce qu'elle ne croyait pas qu'on pût faire de la morale un jeu et une affaire de mode.
Si la pensée de Buonvicino ne lui revint pas à la mémoire, si elle ne se rappela jamais les premiers rêves de sa jeunesse, c'est ce que je ne saurais dire. Ce que je sais, c'est qu'un premier amour s'efface difficilement et même qu'il ne s'efface jamais. Ce que je sais encore, c'est que la vertu la plus rigide ne saurait inculper d'innocents souvenirs.
Ce fut par des sentiments bien différents que passa le coeur de Buonvicino. A tort il avait cru sa passion éteinte, elle n'était qu'assoupie, et, lorsqu'il vit sa bien-aimée accroître de jour en jour le bonheur de Pusterla, il sentit se ranimer l'antique flamme. Comme l'amitié l'autorisait à fréquenter la maison de Marguerite, il put voir s'épanouir dans la femme les germes de vertus qu'il avait reconnus dans la jeune fille. La constante et paisible sérénité qu'elle répandait sur les jours de son mari, lui montra les fruits de l'éducation à laquelle il avait assisté. Les songes de joie innocente et tranquille qui l'avaient charmé aux jours de ses rêves fleuris, lorsque lui souriait l'espoir de posséder un jour le bien suprême, il les voyait réalisés, mais réalisés pour la félicité d'un autre, et cet autre était son ami, et lui-même, de ses mains, il lui avait préparé, cette béatitude; et cet ami, chaque fois qu'ils se trouvaient ensemble, versait dans son sein la plénitude d'un coeur ivre de joie, lui dépeignait, avec l'ardeur d'un nouvel époux, les vertus de Marguerite que chaque jour lui découvrait plus parfaites, et le bénissait d'avoir tourné ses yeux sur un objet si bien fait pour les fixer. Ainsi alimentée par la conviction des éclatantes qualités de sa bien-aimée, et cependant, renfermée de manière à ce que rien n'en pût transpirer, la passion de Buonvicino croissait avec un progrès rapide; il appelait bien à son secours la raison;--la raison! excellent remède pour oublier ou pour prévenir; mais quand la passion est là vivante et nous presse, où est sa force, à cette impuissante raison?
Cependant l'amour de Pusterla pour Marguerite s'était ralenti, et il se donna bientôt tout entier au soin d'être agréable au prince. Je me trompe: son amour n'avait pas diminué; mais, un peu de l'humeur de nos modernes, il le mêlait à toutes les petites ambitions mondaines; il l'étouffait sous un tumultueux amas de pensées étrangères, et pour se signaler par les emplois, les armes, la magnificence, il laissait de côté les incomparables douceurs du foyer domestique; il était peu capable de les goûter, porté, comme nous l'avons dit, à chercher le bonheur dans les orages de l'âme ou dans les agitations de la vie. Aussi, lorsque la première ébullition de son amour pour Marguerite se fut apaisée, il chercha dans des amours différentes, ou dans les liens renoués d'éphémères passions, des joies moins paisibles et plus brûlantes. Toutefois, je le répète, sa tendresse et son estime pour sa femme n'en avaient point souffert; phénomène que je m'arrêterais à expliquer, s'il était plus rare.
Il s'absentait de Milan pendant des mois entiers. Quand il y restait, absorbé par la cour et les réunions brillantes, il avait bien peu de temps à donner à Marguerite. Lorsqu'elle éprouva la douleur de fermer les yeux au plus tendre des pères, Pusterla voyageait avec le prince hors du Milanais; il n'accourut point la consoler: il se contenta de lui écrire de ces paroles de condoléance qui ont si peu d'empire sur le coeur lorsqu'elles ne sortent pas des lèvres de la personne aimée.
Au contraire, dans ce malheur, Buonvicino fut pour Marguerite un ami véritable. Blâmant en lui-même l'abandon où la laissait Pusterla, il redoubla avec elle de soins affectueux, et se montra plein d'un noble et désintéressé sentiment de pitié.
Mais de la pitié à l'amour le passage est rapide! Non, aucune séduction n'égale celle des larmes dans les yeux de la beauté, ni celle du plaisir de les essuyer d'une main consolante. La muette et gracieuse reconnaissance avec laquelle Marguerite recevait les soins de Buonvicino, l'abandon naturel à la douleur, touchaient vivement celui-ci, qui se sentait heureux de jouir des menus droits de l'amitié. La communauté des sentiments, des opinions, des sympathies, les élans de la magnanimité et de la commisération, tout enfonçait plus avant l'affection dans l'âme de Marguerite, dans l'âme de Buonvicino la passion. Il comprit que la passion le liait désormais à cette femme, et il s'enflamma encore lorsqu'elle devint mère, mère de l'enfant le plus chéri, en qui s'incarnait pour lui tout le bonheur rêvé dans le temps des chimères, et quand il la vit remplir sans orgueil, sans ostentation, forte, tendre, heureuse, tous les devoirs de la maternité.
Dans les manières de Buonvicino, Marguerite ne reconnaissait ou ne voulait reconnaître qu'un effet et qu'une suite de l'affection qu'il avait portée à sa jeunesse. Hautement persuadée de la vertu du chevalier, elle ne songeait point à se retrancher dans la réserve et la sévérité qu'elle aurait certainement adoptées si elle se fût aperçue qu'il cherchait à lui inspirer un sentiment qui ne pouvait exister sans crime. Mais les yeux d'un amant se font aisément des chimères. Les grâces de la familiarité, les délicatesses d'une âme élevée, la confiance ingénue et passionnée qu'il trouvait dans Marguerite, laissaient entrevoir à Buonvicino quelques espérances pour l'avenir de sa passion. De quelle nature étaient ces espérances? c'est ce qu'il ignorait et ne voulait pas savoir, ou s'il y réfléchissait, elles lui paraissaient innocentes. Trahir un ami, déshonorer une femme qu'il admirait encore plus qu'il ne l'aimait, et pour qui son amour était né de l'admiration qu'elle lui inspirait, c'était une pensée qui ne pouvait seulement se présenter à son esprit. Il n'ambitionnait rien de plus que de lui dire combien il brûlait pour elle, de lui raconter sa passion, ses souffrances, de lui montrer qu'il ne l'avait point trompée alors qu'il présentait à son imagination de jeune fille un mystère facile à pénétrer, et de quelles douleurs il avait été torturé lorsqu'il l'avait arrachée de son coeur, ou du moins lorsqu'il avait tenté de le faire. Le comble de ses désirs, c'eût été de connaître que Marguerite agréait son amour, qu'il ne lui déplaisait point de se savoir adorée par lui, qu'elle recevrait avec satisfaction l'hommage de ces emprises chevaleresques, dans lesquelles il s'était toujours glorieusement signalé. C'est là ce qu'il croyait désirer, ce qu'il désirait peut-être; quoique ce soit de semblables rêves que la passion se repaisse lorsqu'elle veut justifier un premier pas,--ce premier pas, que tant d'autres suivront sous l'impulsion d'une fatalité inévitable.
Buonvicino, dans ses intervalles de sang-froid, s'apercevait qu'il nourrissait des illusions, et il tenta divers moyens pour arracher de son âme un sentiment criminel. Il voyagea quelque temps; mais il fut bientôt de retour, persuadé que l'absence est comme le vent qui éteint les étincelles et avive les incendies. Il chercha des distractions dans le monde et les plaisirs; mais que toute joie lui paraissait muette, décolorée, lorsque Marguerite ne la partageait pas! Comme le spectacle de la vanité, de l'égoïsme, de la bassesse humaine le ramenait plus épris à la chère image de sa bien-aimée! Il essaya de prier, mais le fantôme adoré, inévitable, se plaçait entre lui et Dieu, comme la plus belle créature que le ciel eût formée. Il essaya tout, en un mot, tout, excepté le seul remède dont il sentit l'efficacité absolue, un exil sans retour.
Enfin, pressé par la violence, de sa passion et la persuasion de son innocence, Buonvicino résolut de la découvrir à Marguerite. Mais que sa bouche en prononçât l'aveu devant elle, c'est en vain qu'il eût osé l'entreprendre; il lui avait toujours fait un mystère de sa passion lorsqu'elle était pure et permise et qu'il pouvait espérer de la voir accueillie; comment se serait-il décidé à la lui révéler, lorsqu'il devait tout redouter d'une semblable révélation? Il recourut, dans cette incertitude, à ces moyens mixtes, qui sont le refuge de ceux qui ne savent pas prendre un ferme parti, et il se résolut à lui écrire. Il médita longtemps sa lettre, l'écrivit, l'effaça, l'écrivit de nouveau pour l'effacer encore. Il recommençait, et, à la moitié de sou oeuvre, saisi de repentir, il jetait son roseau. Aucune phrase n'était assez modérée, aucun mot assez chaste, aucune expression, aucun raisonnement assez entraînants: jamais feuille de parchemin ne subit semblable torture.
Enfin il termina sa lettre. L'amitié qui l'unissait à la famille éloignait tout soupçon; les affaires et les plaisirs retenaient Pusterla hors de chez lui la plus grande partie de la journée; il put, sans crainte, charger un valet de remettre sa lettre à Marguerite.
Mais, du moment que le valet eut mis le pied hors de la maison, quelle tempête dans le coeur de Buonvicino! quels rêves! quelles craintes! quelles espérances! Combien il aurait voulu n'avoir pas fait cette démarche! combien il aurait voulu la faire autrement! Comme chaque mot, chaque phrase, chaque pensée du fatal billet lui revenaient à l'esprit comme un crime, un crime accompagné du châtiment et du remords.
«Qui sait? lui bourdonnait sa raison, le valet oubliera; il ne l'aura pas trouvée. Environnée d'autres personnes, il ne lui remettra pas ma lettre,--il me la rapportera. Je veux la déchirer, la brûler, et... Non, jamais, jamais je ne le lui révélerai. Je fuirai loin, si loin que je ne puisse entendre parler d'elle. Je l'arracherai de mon coeur; je l'y effacerai sous l'image d'un amour nouveau; d'autres soins, d'autres plaisirs, d'autres souffrances me la feront oublier... Mais quoi! n'est-elle pas digne de toutes les félicités? n'est-elle pas la plus aimable, la plus noble, la plus charmante de toutes les femmes?... un ange? Et si mon âme s'est enhardie jusqu'à l'adorer, n'est-il pas juste que je souffre pour un si digne objet? Où est la douleur qui ne soit payée par le don de son amour?--Eh! si je l'obtenais ce don inestimable? si je lui étais cher? si elle me le disait? Non, non, jamais! jamais! Malheureux qui ai voulu la tenter et troubler son repos! Reviens, reviens, messager! Puissé-je te rappeler! puisses-tu me rapporter que la mission n'a pas été remplie!»
Ainsi grondait l'orage dans l'âme de Buonvicino pendant que le valet se rendait du palais des Visconti à la demeure, des Pusterla et qu'il en revenait. Il n'y avait pas là d'horloges qui lui mesurassent les minutes, mais il les comptait aux battements d'un coeur désespéré, à la violente succession de ses idées, qui les lui faisaient paraître l'éternité. Ses pas désordonnés se portaient ça et là dans sa chambre: au plus léger bruit, il prêtait l'oreille. Quels fantômes ce retard n'évoqua-t-il pas? Enfin, il mil la tête à la fenêtre ouverte au premier souffle des tièdes zéphyrs d'avril; il découvrit son messager. Chacun des pas de cet homme dans l'escalier enfonçait au coeur de Buonvicino une pointe acérée. Quand il le vit soulever la portière et se présenter devant lui, il n'eut pas la force de le regarder en face ni de l'interroger. Celui-ci fit un salut et dit: «Je l'ai remis aux mains de la dame.» puis il sortit.
Cette parole si naturelle, si simple, si attendue qu'elle dût paraître, le replongea dans le désordre de ses pensées. Il se jeta sur un siège, et l'effet que sa lettre avait dû produire sur Marguerite vint donner un nouvel aliment à ses tortures. Perdre l'estime de sa maîtresse était le plus redoutable malheur qui pût lui arriver. Puis il se flattait que sa lettre n'était pas faite pour lui attirer un si affreux châtiment.
«Peut-être, disait-il, l'a-t-elle agréée? peut-être me prépare-t-elle une tendre réponse? peut-être, la première fois que je la verrai, me laissera-t-elle entendre que je ne lui suis pas odieux? Oh! savoir qu'elle m'aime! l'entendre de sa bouche! le voir seulement dans ses yeux qui parlent mieux que toutes les paroles! C'est là, c'est là ce qui me rendrait heureux pour toute ma vie. Avec quelle sollicitude je m'efforcerais de complaire à tous ses désirs! Prouesses guerrières, exploits de courtoisie, que ne ferais-je pas pour augmenter l'amour de ma dame et pour me rendre toujours plus digne de son amour.--Mais, si c'était le contraire? si elle se croyait outragée! si je ne suis à ses yeux qu'un vil séducteur?...»
Jeunes gens mes contemporains, qui vingt fois avez passé par des circonstances semblables sans éprouver de pareilles agitations, qui méditez froidement la séduction, et en attendes avec joie les effets, vous souriez au récit du trouble de cet homme et vous dites qu'il n'est pas naturel. Mais, jeunes gens, mes contemporains, la main sur la conscience: si vous aviez le coeur de Buonvicino, si les objets de vos passagers désirs ressemblaient à Marguerite... Allons raillez donc encore mon chevalier.
Le Barreau, par M. Os. Pinard, avocat à la Cour royale de Paris. 1 vol. in-8 de 500 pag. Paris, 1843. Pagnerre, 6 fr.
Quel est l'avenir réservé au barreau? Les avocats conserveront-ils longtemps encore l'influence qu'ils avaient su conquérir depuis un demi-siècle par leurs talents et par leurs services, ou sont-ils condamnés à devenir bientôt, connue le leur prédisent leurs ennemis, des agents d'affaires n'ayant d'autre considération que celle qui s'attache à la probité! Au temps seul il appartient de résoudre cette question. Ce qui paraît positif, c'est que le présent ne ressemble déjà plus au passé. Une foule de motifs, qu'il serait trop long d'énumérer ici, menacent le barreau de lui faire perdre prochainement la haute position à laquelle il était parvenu à s'élever. Sans doute il compte encore parmi ses principaux membres des orateurs éloquents, de savants jurisconsultes et des esprits distingués, mais où sont maintenant les jeunes soldats destinés à remplacer dignement un jour les généraux actuels? En d'autres termes, où sont les convictions et les passions politiques? où sont les causes criminelles ou civiles qui ont fait la fortune et la gloire des avocats d'autrefois? où est l'auditoire avide d'entendre etde recueillir religieusement leur parole? où est la magistrature capable de les écouter et de les comprendre?
D'ailleurs, pendant les trente années qui viennent de s'écouler, le barreau a eu une existence si glorieuse, il a joué un rôle si considérable dans l'histoire de la France, qu'il peut bien se reposer un peu de ses triomphes passés. Sous la Restauration et depuis la révolution de Juillet, que d'orateurs n'a-t-il pas fournis à tous les partis! Ne sont-ce pas des avocats qui ont repoussé avec succès toutes les attaques tentées contre les plus précieuses libertés de la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté de conscience et d'examen, l'institution du jury, etc.; qui ont détendu et parfois arraché à la mort les malheureuses victimes des discordes civiles; qui ont proclamé les premiers au palais comme à la tribune le grand et salutaire principe de la souveraineté du peuple? Quelques-uns, il est vrai, prirent parti pour l'autorité absolue contre la nation; d'autres, gorgés d'honneurs et de richesses, trahirent la noble cause qu'ils avaient d'abord embrassée; mais le plus grand nombre restèrent fidèles à leurs opinions, et la France n'oubliera jamais que, sous la Restauration et pendant les treize années qui suivirent sa chute, les plus utiles victoires de la liberté,--celle de Juillet exceptée,--furent remportées par des avocats.
C'est le barreau de cette époque mémorable que M. Os. Pinard a choisi pour le sujet de ses études; ce sont ses principaux membres qu'il a peints d'après nature et dont il expose aujourd'hui les portraits.--Avocat lui-même, rédacteur en chef du journal judiciaire le Droit, M. Os. Pinard a vu souvent poser devant lui les grands orateurs qui lui servaient de modèles; chaque jour, pour ainsi dire, il pouvait retoucher, compléter, finir son travail; aussi ses premières esquisses, déjà si ressemblantes, ont-elles atteint peu à peu à un degré de perfection difficile à égaler. Pour parler un langage moins métaphorique, le livre qu'il vient de publier estl un de ces ouvrages que la critique se complaît à louer sans aucune réserve ni expresse ni tacite, car elle y trouve toutes les qualités que le goût le plus irréprochable pourrait désirer: beaucoup d'esprit, de bon sens, de profondeur, d'habileté et un style qui rappelle toujours la belle langue française du siècle dernier. Est-il un grand nombre de livres dont on puisse faire un pareil éloge?
Par sa naissance, par ses antécédents, par ses convictions, M. Os. Pinard appartient au parti démocratique. Cependant il n'est pas exclusif. Il a rendu aux avocats qui ont attaqué ou trahi la liberté la même justice qu'à ceux qui l'avaient constamment aimée et défendue. Peut-être même a-t-il été trop indulgent en s'efforçant d'être impartial;--peut-être, et c'est le seul reproche que nous lui adresserons, aimerait-on à voir éclater çà et là une indignation plus vive contre les trahisons et les apostasies, malheureusement si communes à notre époque? «Combien d'hommes, dit M. Pinard, entraînés par le courant, éblouis à l'aspect des rives nouvelles, ont oublié les rives qu'ils avaient parcourues? Est-ce un crime de changer, quand ce n'est ni la bassesse du coeur ni la séduction de l'intérêt personnel qui vous conduisent au changement? L'homme, afin de rester le même, doit-il rester muet, doit-il rester sourd, doit-il rester aveugle? Son esprit s'est-il construit d'avance une prison d'où il ne doive plus sortir? Changer, n'est-ce pas agir? agir, n'est-ce pas vivre?» Cette doctrine est spécieuse et spirituelle, mais on en a fait un si déplorable abus depuis plusieurs années, qu'il faut mieux, selon nous, la combattre même injustement, que de paraître lui donner une sorte d'approbation raisonnable. Il y a dans ce monde où nous vivons tant de consciences disposées à la mettre en pratique, qu'il est vraiment inutile de la prêcher.
Le Barreau commence, par une vive et spirituelle introduction dans laquelle M. Os. Pinard a esquissé rapidement l'histoire du barreau depuis la révolution de 1789 jusqu'à nos jours.--Viennent ensuite des notices biographiques et critiques plus on moins longues, mais toujours complètes, de MM. Delamalle, Mérithou, Persil, Berryer, Laine, de Vatisménil, de Martignac, Chaix-d'Estange, Paillet, Hennequin, Berville, Bonnet, Tripier, Michel de Bourges, Philippe Dupin, Manguin, Bellart, Ferrère, Odilon-Barrot, Teste, Barthe, Dupin aîné, Marie, Romiguières.--Enfin M. Pinard a cru devoir ajouter à ces études et portraits cinq curieux articles déjà publies dans le Droit, et qui ont pour titre: Omer Talon, le Parlement Meaupou, les Avocats à l'Assemblée nationale, Lepelletier de Saint-Fargeau, le Procès Baboeuf.
Les Jésuites; par MM. Michelet et Edgar Quinet. 1 vol. in-18.--Paris, 1843. Paulin. 2 fr. (Troisième édition.)
L'histoire de ce petit livre n'est plus ignorée de personne. Les jésuites, dit M. Michelet, «étaient abattus, écrasés et aplatis en 1830; ils se sont relevés en 1843, sans qu'on s'en doutât, et non-seulement ils se sont relevés, mais, pendant qu'on demandait s'il y avait des jésuites, ils ont enlevé sans difficulté nos trente ou quarante mille prêtres, leur ont fait perdre terre et les mènent Dieu sait où! «Est-ce qu'il y a des jésuites?» Tel fait cette question, dont ils gouvernent déjà la femme par un confesseur à eux, la femme, la maison, la table, le foyer, le lit... demain ils auront son enfant...
«Tout cela s'est fait très-bien, très-vite, avec un secret, une discrétion admirables. Les jésuites ne sont pas loin d'avoir dans les maisons de leurs dames les filles de toutes les familles influentes du pays: résultat immense... seulement il fallait savoir attendre. Ces petites filles, en peu d'années, seront des femmes, des mères... Qui a les femmes est sur d'avoir les hommes à la longue...
«Une génération suffisait: ces mères auraient donné leurs fils. Les jésuites n'ont pas eu de patience; quelques succès de chaire ou du salon les ont étourdis. Ils ont quitté ces prudentes allures qui avaient fait leurs succès. Les mineurs habiles, qui allaient si bien sous le sol, se sont mis à vouloir travailler à ciel ouvert. La taupe a quitté son trou pour marcher en plein soleil.
«Il est si difficile de s'isoler de son temps, que ceux qui avaient le plus à craindre le bruit se sont mis eux-mêmes à crier...
«--Ah! vous êtes là... Merci, grand merci de nous avoir éveillés!... Mais, que voulez-vous?
«--Nous avons les filles, nous voulons les fils; au nom de la liberté, livrez vos enfants.»
«La liberté, ils l'aimaient tellement que, dans leur ardeur pour elle, ils voulaient commencer par l'étouffer dans le haut enseignement... Heureux présage de ce qu'ils feront dans l'enseignement secondaire!... Dès les premiers mois de l'année 1842, ils envoyaient leurs jeunes saints au Collège de France pour troubler les cours.»
Les premiers troubles dont parle M. Michelet furent promptement apaisés... L'indignation du public effraya ces braves; peu organisés encore, ils crurent devoir attendre l'effet tout-puissant du libelle le Monopole universitaire, que le jésuite D... écrivait sur les notes de ses confrères, et que M. Desgarets, chanoine de Lyon, a signé en avouant qu'il n'en était pas l'auteur.
Cette année, au mois d'avril, les troubles ont recommencé. Deux professeurs, MM. Michelet et Edgar Quinet, osaient se permettre de parler des jésuites dans leurs chaires. Les jésuites accoururent en masse, et essayèrent d'étouffer la voix des professeurs, non-seulement par des sifflets, mais par des bravos. Le véritable public s'empressa de jeter à la porte ces insolents perturbateurs; la presse entière (sauf le journal des jésuites) prit fait et cause pour la liberté de discussion. De nouvelles tentatives de désordre furent immédiatement réprimées par les amis et les élèves de MM. Michelet et Quinet, les deux éloquents professeurs purent continuer leurs leçons sur le jésuitisme, et «ces nouveaux missionnaires de la liberté religieuse se retirèrent, dit M. Edgar Quinet, la rage dans le coeur, honteux de s'être trahis au grand jour, et prêts à se renier, comme en effet ils se sont reniés dès le lendemain.»
Reproduites en partie par les journaux de toutes les opinions, les leçons de MM. Michelet et Edgar Quinet viennent d'être réunies et publiées en un petit volume in-18, du prix modeste de 2 francs. Trois éditions, épuisées en moins d'un mois, prouvent quel vif désir la France entière a d'apprendre à bien connaître les jésuites, pour être plus sûre de pouvoir en toute occasion les démasquer et les confondre, et les enfoncer seuls, selon les expressions de M. Michelet, dans cet enfer de boues éternelles où ils voudraient l'entraîner avec eux.
Depuis leur dernière défaite, la situation a changé: les jésuites ont publié à Lyon leur second pamphlet intitulé: Simple coup d'oeil. Ce pamphlet, tout autre que le premier, est plein d'aveux étranges que personne n'attendait. Il peut, dit M. Michelet, se résumer ainsi:
«Apprenez à nous connaître, et sachez d'abord que dans notre premier livre nous avions menti... Nous parlions de liberté d'enseignement, cela voulait dire que le clergé doit seul enseigner; nous parlions de liberté de la presse... pour nous seuls. «C'est un levier dont le prêtre doit s'emparer.» Quant à la liberté industrielle; «S'emparer des divers genres d'industrie, c'est un devoir de l'Église.» La liberté des cultes «N'en parlons pas, c'est une invention de Julien l'Apostat... Nous ne souffrirons plus de mariages mixtes; on faisait de tels mariages à la cour de Catherine de Médicis, la veille de la Saint-Barthélémy!»
«Qu'on y prenne garde: nous sommes les plus forts. Nous en donnons une preuve surprenante, mais sans réplique: c'est que toutes les puissances de l'Europe sont contre nous... Sauf deux ou trois petits États, le monde entier nous condamne.»
«Chose étrange, ajoute M. Michelet, que de tels aveux leur soient échappés! Nous n'avons rien dit de si fort. Nous remarquions bien dans le premier pamphlet des signes d'un esprit égaré; mais de tels aveux, un tel démenti donne par eux-mêmes aujourd'hui à leurs paroles d'hier!... Il y a là un terrible jugement de Dieu... Humilions-nous.
«Voilà ce que c'est que d'avoir pris en vain le saint nom de la liberté; vous avez cru que c'était un mot qu'on pouvait dire impunément quand on ne l'a pas dans le coeur. Vous avez fait de furieux efforts pour arracher ce nom de votre poitrine, et il vous est advenu comme au saint prophète Balaam, qui maudit, croyant bénir; vous vouliez mentir encore, vous vouliez dire liberté, comme dans le premier pamphlet, et vous dites: meure la liberté! Tout ce que vous avez nié, vous le criez aujourd'hui devant les passants!»
De l'organisation et des attributions des conseils-généraux de département et des conseils d'arrondissement; par M. J. Dumesnil, avocat aux Conseils du roi et à la Cour de cassation, membre du conseil-général du département du Loiret; troisième édition, entièrement refondue et mise en rapport avec l'état actuel de la législation, de la jurisprudence et des instructions ministérielles. 2 vol. in-8.--Paris, 1843. Charpentier (galerie d'Orléans, 7). 14 fr.
Le 22 décembre 1789, l'Assemblée constituante décréta une nouvelle division du royaume en départements, tant pour la représentation que pour l'administration. Chaque département fut partage en districts; chaque district en cantons; chaque canton en Municipalités. Cette nouvelle division du territoire entraîna nécessairement la création de nouveaux agents administratifs. En fondant les départements, le même décret établit au chef-lieu de chacun d'eux une assemblée administrative supérieure, sous le titre d'administration de département; une assemblée administrative inférieure fut également établie au chef-lieu de chaque district, sous le titre d'administration de district. Telle a été la première origine des conseils-généraux et des conseils d'arrondissement, dont le savant commentaire publié par M. J. Dumesnil a pour but de nous faire connaître l'organisation et les attributions.
Depuis 1789 jusqu'en 1838, les assemblées administratives créées par l'Assemblée constituante ont subi à plusieurs reprises des modifications importantes. Avant d'exposer les règles tracées par les lois du 22 juin 1833 et du 10 mai 1838 pour l'organisation des conseils-généraux de département et des conseils d'arrondissement, M. J. Dumesnil a donc réuni et analyse, dans un chapitre préliminaire, les dispositions législatives, les anciennes lois, les décrets et les arrêtés du gouvernement, qui se rattachent à l'existence de ces assemblées; en un mot, il a refait leur histoire théorique.
Les deux titres de l'ouvrage de M. J. Dumesnil indiquent sa division principale: la première partie comprend l'organisation des conseils-généraux de département et des conseils d'arrondissement; la deuxième partie, de beaucoup la plus longue, est entièrement consacrée à leurs attributions.
Dans la première partie, M. J. Dumesnil commente, article par article, la loi du 22 juin 1833; il expose, discute et résout les principales questions que son application peut faire naître; Il cherche les motifs des décisions dans l'exposé des motifs et la discussion aux Chambres, dans les arrêts, en forme d'ordonnances royales, du conseil d'État, dans les arrêts ou jugements des cours et tribunaux ordinaires, et enfin dans les circulaires ministérielles. Cette première partie se termine par le commentaire de la loi relative à l'organisation particulière du conseil-général et des conseils d'arrondissement du département de la Seine.
La seconde partie se divise en cinq titres. Le titre 1er traite des attributions des conseils de département. Or, ces attributions étant de deux sortes, c'est-à-dire sous l'autorité du pouvoir législatif et sous l'autorité du roi, le titre premier se subdivise lui-même en deux sections.
La première section du titre premier de la seconde partie énumère donc toutes les attributions que les conseils de département sont chargés d'exercer sous l'autorité de la puissance législative, et qui se rapportent à la répartition des contributions foncière, personnelle et mobilière, et des portes et fenêtres; au cadastre, au recensement des personnes et des propriétés; aux changements de circonscription des départements, arrondissements et communes; aux impôts et emprunts dans l'intérêt du département, etc.
La deuxième section comprend toutes les attributions placées sous l'autorité du roi, telles que celles que le conseil exerce dans l'intérêt du département, considéré comme personne civile; les règles d'administration du domaine départemental; les travaux d'utilité publique qui concernent, soit les bâtiments, soit les voûtes départementales, soit les chemins vicinaux de grande communication, et, en général, tous les travaux sur lesquels les conseils-généraux doivent délibérer ou donner un avis; les attributions relatives aux prisons départementales, aux enfants trouvés et abandonnés, aux dépôts de mendicité, aliénés et voyageurs indigents; le vote; du budget des diverses recettes et dépenses départementales; les règles applicables à la comptabilité de ces dépenses; les avis sur demandes d'établissements publics, etc.; les voeux sur l'état et les besoins du département, etc. Après ces attributions générales, viennent celles relatives à l'instruction primaire. Enfin, le dernier chapitre de cette importante section du titre premier est consacré à la tenue des assemblées, aux pouvoirs du président, aux fonctions du secrétaire, à la forme, à la rédaction et à l'impression des procès-verbaux, à l'analyse des votes, etc.
Le titre II explique les rapports du préfet avec le conseil-général, et l'autorité des ministres relativement aux actes de cette assemblée.
Le titre III ne traite que des attributions des conseils d'arrondissement.
Dans le titre IV, M. J. Dumesnil passe en revue les fonctions individuelles inhérentes à la qualité de conseiller de département et d'arrondissement; il se demande si ces conseillers sont fonctionnaires publics.
Le titre V et dernier règle le rang et la préséance des conseils de département et d'arrondissement dans les cérémonies publiques, et détermine les prérogatives attachées par les lois à la qualité de membre d'un conseil-général.
Cet important ouvrage, terminé par une table analytique et raisonnée des matières, a paru pour la première fois en 1837. A cette époque, le projet de loi sur les attributions des conseils-généraux et d'arrondissement n'avait pas encore été adopté. Dès que la loi du 10 mai 1838 fut promulguée, M. J. Dumesnil en fit paraître un commentaire avec la seconde édition. La troisième édition qu'il publie aujourd'hui est un ouvrage presque entièrement nouveau. D'une part, cinq années d'épreuves ont fixé définitivement la législation départementale; d'autre part, depuis 1838, des lois importantes ont étendu le cercle des affaires soumises aux conseils-généraux; enfin, une étude plus approfondie de la matière et dix années d'expérience acquise en prenant part aux travaux du conseil-général du Loiret, permettaient, à M. J. Dumesnil de faire à son travail primitif de notables améliorations.
Vies des hommes illustres de Plutarque, Traduction nouvelle, par Alexis Pierron. 1 vol. in-18.--Paris, 1843. Charpentier, 3 fr. 50 c. (L'ouvrage complet, formera quatre volumes.)
Plutarque a été souvent traduit en français. Amyot s'est immortalisé par sa traduction; malheureusement, si naïf, si coulant, si élégant qu'il soit, son style a un peu trop vieilli pour être facilement entendu du vulgaire; et, d'ailleurs, Amyot, dont l'ouvrage restera comme un des grands monuments primitifs de la langue française, a souvent substitué, sans le vouloir, sa propre pensée à celle de Plutarque. Meziriae, qui comptait dans sa traduction 2,000 contre-sens, essaya de la refaire; mais il mourut au début de son travail. L'abbé François Tallemant, son contemporain, fut plus heureux, ou, si l'on veut, plus malheureux, car Boileau lui a fait une triste réputation. Dacier, qui lutta ensuite avec ce rude jouteur, était un homme d'un profond savoir, qui ne laissa rien ou presque rien à faire, pour l'interprétation du sens, à ses successeurs, mais qui ne savait pas écrire en français. L'abbé Ricard vint ensuite, et, bien qu'il se montrât fort inférieur à Dacier, et par la science et par le style même, sa traduction obtint un certain succès; elle a même eu plusieurs fois les honneurs de la réimpression. M. Alexis Pierron, le traducteur (couronné par l'Académie) d'Eschyle et de la métaphysique d'Aristote, a donc cru qu'une traduction nouvelle du grand ouvrage historique de Plutarque pouvait n'être pas de trop, même après quatre autres, surtout après celle qu'où estime le plus aujourd'hui. Le travail qu'il offre au public n'a, du reste, nulle pretenion scientifique; son dessein n'est pas d'inventer Plutarque, mais de le reproduire. C'est sur la traduction proprement dite qu'a porté principalement, presque uniquement son effort. Il n'a rien négligé «pour retracer aux yeux, autant qu'il était en lui, une image complète et fidèle, et qui put, non point tenir lieu de l'original, mais le rappeler suffisamment à ceux qui le connaissent et donner à ceux qui ne l'ont pas vu une idée vraie de son port et de sa physionomie.»
Histoire civile, morale et monumentale de Paris, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours; par J.-L. Belin et A. Pujol. 1 vol. in-18 de 600 pages.--Paris, 1843. Belin-Leprieur. 3 fr. 50 c.
Cette histoire de Paris est beaucoup plus monumentale que civile et morale. Peut-être serait-il à désirer que MM. J. Belin et A. Pujol eussent donné moins de détails sur les édifices publics et se fussent occupés plus longuement des coutumes, des moeurs et des événements politiques. Si incomplète qu'elle nous semble à cet égard, leur compilation pourra satisfaire, sous d'autres rapports, un grand nombre de ses lecteurs, et elle suppléera, dans certaines bibliothèques, le grand ouvrage de Dulaure.
Si Paris, en ce moment, semble voué à la simplicité et presque à l'indifférence, en revanche, à Bade, Spa, Aix en Savoie, et en quelques autres lieux privilégiés, on mène élégante et joyeuse vie. Nous recevons des lettres qui ne parlent que de bals, de fêtes, promenades et toilettes.
Ces toilettes, nous avons pu les voir chez les habiles faiseuses; mais qu'est-ce qu'un costume, si charmant qu'il soit, si on ne le voit que dans la psyché d'un atelier? Ce n'est là qu'une apparence trompeuse, sans réalité et sans vie. Le caprice et le goût modifient, transforment et animent les plus heureuses intentions selon les lieux et les circonstances.
«Dans une promenade aux ruines du vieux château de B..., madame la comtesse de L.... portait une robe de batiste à raies bleues et blanches; le corsage était demi-décolleté en coeur, jusqu'à la ceinture; des pattes en étoile, bordées d'une petite passementerie, rattachaient en échelle et s'élargissaient en montant, laissant voir à demi un fichu de mousseline plissée à très-petit col de dentelle. Les manches, justes à jockey, étaient ornées de sous-pattes pareilles à l'ornement du corsage. Un chapeau de paille d'Italie avec une plume blanche couchée sur la passe, et un châle de mousseline tarlatane complétaient ce costume champêtre.»
Une dame russe, qui porte les modes parisiennes avec une grâce charmante, avait une robe de taffetas d'Italie glacé, caméléon, en forme de redingote ouverte, bordée d'un plissé en ruban, sur une robe montante en mousseline à deux volants très-peu froncés. Les manches de la redingote, demi-longues et bordées du même plissé, laissent passer les manches de la robe de mousseline. Ajoutez une écharpe de barége, imprimée à dessins de cachemire, et une fraîche capote de crêpe blanc, ornée d'une branche de fleurs. On voit aussi des robes de barége à grands plis, simulant deux ou trois jupes, des chapeaux de paille de riz avec plumes, beaucoup de capotes à passes de paille et fond d'étoffes ornées de guirlandes de fleurettes. Mais on ne porte plus de ces chapeaux enrubannés avec tuyautés, frisés et bordures de rubans; tout cela est passé à l'état de mode vulgaire. Les chapeaux simples en paille, ont un ruban croisé et la voilette d'Angleterre.
Comme on le voit, la mode n'est pas délaissée, et, pour changer de place elle n'en est pas moins brillante et moins suivie.
Ici nous avons vu à une représentation de la Péri une charmante toilette, et nous savons trop bien ce qu'on doit à l'élégance parisienne pour la passer sous silence. La coiffure, en crêpe rose, était ornée d'une petite plume saule qui voltigeait autour du visage et l'accompagnait gracieusement. La robe de pékin d'été, feuille de rose, surmontée d'un corsage décolleté, avait un revers à châle bordé de biais en crêpe lisse; la même garniture était posée sur la jupe en tablier; les manches courtes étaient couvertes de biais. Un gros bouquet d'oeillets roses et blancs ornait le corsage, et venait ajouter sa fraîcheur naturelle à cette toilette déjà si fraîche.
Aujourd'hui notre dessin représente un costume qui peut être considéré comme type exact des modes de cette saison: c'est une robe de barége à deux grands volants brodés en laine, à festons mats. Le chapeau est en paille de riz, orné d'une guirlande de fleurs. C'est la toilette de promenade du matin à la ville.
I. Faites retrancher 1 du nombre pensé, et multipliez le reste par un nombre quelconque; faites encore retrancher 1 du produit, et ajouter au reste le nombre pensé; enfin, demandez le nombre qui provient de cette opération et ajoutez-y votre multiplicateur augmenté de l'unité; le nombre cherché sera égal à la somme obtenue divisée par ce même multiplicateur augmenté de 1.
Supposons, par exemple, que 7 soit le nombre pensé et que 5 soit le multiplicateur dont on fait choix; 7 diminué de 1 donne 6, qui, multiplié par 3, produit 18. En diminuant 18 de 1, ce qui donne 17, et en augmentant le reste de 7, on a 24; 24 augmenté de 3 plus 1 donne 28, qui, divisé par 4, donne pour quotient le nombre cherché, 7.
II. Faites prendre une carte par une personne qui la gardera après l'avoir choisie sans vous la montrer. Ensuite, s'il s'agit d'un jeu complet de 52 cartes, donnez à chacune de ces cartes la valeur qu'elles marquent, en numérotant 11 le valet, 12 la dame et 13 le roi. Puis, comptant successivement les points de toutes les cartes, vous ajouterez les points de la seconde à ceux de la première, ceux de la troisième à ceux de la seconde, et ainsi de suite, en retranchant toujours 13 dès que vous arrivez à un nombre plus fort, et en gardant le reste pour l'ajouter à la carte suivante. On voit qu'il est inutile de compter les rois qui valent 13. S'il reste quelques points lorsque l'on a terminé, on ôte ces points du 13, et la différence marque le nombre des points de la carte qui a été enlevée du jeu. Ainsi, si le reste est 11, ce sera un valet qu'on aura tiré; si le reste est 12, ce sera une dame; s'il ne reste rien (ou 13), ce sera un roi.
Si l'on veut se servir d'un jeu composé seulement de 32 cartes, on donnera la valeur 1 à l'as, 2 au valet, 3 à la dame, 4 au roi, et ou opérera comme ci-dessus, sauf les modifications suivantes: d'abord on retranchera constamment les 10 au lieu des 13; ensuite on ajoutera 6 au dernier nombre obtenu, et cette somme étant retranchée de 10 si elle est moindre, ou de 20 si elle surpasse 10, le reste sera le nombre de points de la carte qu'on aura tirée; de sorte que s'il reste 2, ce sera un valet; 3, ce sera une dame; 4, un roi, etc.
Si le jeu de cartes était incomplet, il faudrait ajouter à la dernière somme le nombre des points de toutes les cartes manquantes, après qu'on aurait ôté de ce nombre 10 autant de fois que possible; et on opérerait sur le nouveau résultat comme ci-dessus.
Un tiroir difficile.
I. Un mulet et un âne faisant voyage ensemble, l'âne se plaignait du fardeau dont il était chargé. Le mulet lui dit: «Animal paresseux, de quoi te plains-tu? si tu me donnais un des sacs que tu portes, j'aurais le double de ta charge; mais si je t'en donnais un des miens, nous en aurions seulement autant l'un que l'autre.» On demande quel était le nombre de sacs dont l'un et l'autre étaient chargés?
II. Deviner la carte que quelqu'un aura pensée, sans la tirer, parmi 21 cartes différentes.
BLANCS.
1. Le P du F du R un pas: échec. |
NOIRS.
1. Le R à la quatrième case de sa T. |
(La solution à vue prochaine livraison.)
EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
La vanité des petits autorise l'orgueil des grands.