The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2505, 28 février 1891

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Title: L'Illustration, No. 2505, 28 février 1891

Author: Various

Release date: May 3, 2014 [eBook #45575]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2505, 28 FÉVRIER 1891 ***


L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 centimes.
SAMEDI 28 FÉVRIER 1891
49º Année--N° 2505




Le glacier de la Semoy (Ardennes): vue prise en aval des Hautes-Rivières.


Tranchée ouverte dans les glaces pour déblayer la route des Hautes-Rivières à Thilay.--Phot. Ronsin.



on Dieu, qu'il est curieux, ce Paris, où l'on peut, dans la même journée, après avoir assisté à un service bouddhique le matin, rencontrer rue de Rivoli une impératrice d'Allemagne, et le soir, au bal militaire, chercher parmi les uniformes la tunique blanche du cosaque Achinoff!

Vraiment, c'est une ville unique. L'auberge du monde, a dit M. Malot. Le cabaret de l'Europe, a dit Mme de Metternich. Non, un musée plutôt, une ville heureuse et enviée dont rien, on le voit bien, ne peut détruire, ou du moins n'a encore détruit la supériorité.

On n'a pas assez souligné ce fait tragique et en quelque sorte shakespearien de la rencontre ou plutôt de l'arrivée dans la gare du Nord, à quelques heures de distance, de celle qui fut l'impératrice en France et de celle qui fut l'impératrice d'Allemagne.

Des curieux attendent l'impératrice Frédéric. Un train arrive. Une femme apparaît. C'est l'impératrice Eugénie. La veuve du vaincu de Sedan précède la veuve du vainqueur de Frœschwiller. L'une et l'autre descendent sur le même quai, passent par la même porte. Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez pas contraste et rapprochements plus saisissants que ceux-là. C'est de la tragédie en gare. Et tandis que l'impératrice Eugénie va chercher du soleil et du grand air à San-Remo--où agonisa l'empereur Frédéric--l'impératrice allemande visite nos expositions de tableaux, rend visite à nos peintres, admire les petits soldats de M. Detaille et les illustrations que prépare M. Dubufe pour les œuvres d'Émile Augier. Elle jette un coup d'œil aux toiles de M. Munckacsy, et surtout elle flâne dans le jardin des Tuileries et devant les boutiques. Curieuse comme une Anglaise, fine comme une Parisienne, très artiste, tout l'amuse et surtout l'article Paris qui est à la mode allemande ce qu'un sonnet bien ciselé est à un lourd poème. Quelques-uns prétendent que le voyage de l'impératrice Frédéric n'est que la préface de l'arrivée de Guillaume II à Paris. Je n'insiste pas là-dessus. Mais voilà bien de l'empressement et bien des politesses. Peut-être le jeune empereur a-t-il grande envie de venir applaudir la petite Duhamel dans Miss Helyett comme l'a fait sa mère. Mais ce désir ne serait pas sans m'inquiéter un peu. Chacun chez soi est une sage formule et un bon conseil.

La population parisienne accueille d'ailleurs la présence de la veuve de l'empereur Frédéric avec la dignité et la courtoisie qui conviennent. C'est une femme, et c'est une souveraine dont les sentiments généreux sont connus. Il y avait pour l'ataman Achinoff plus d'engouement à craindre. Mais il n'a pas duré, cet engouement-là. J'écoutais la foule qui, samedi dernier, attendait devant l'Opéra illuminé l'arrivée de l'ataman des cosaques libres.

On lui avait dit, à cette foule, qu'Achinoff assisterait au bal des officiers, et elle voulait le voir.

Mais, tout en désirant satisfaire sa curiosité, elle tenait des propos assez narquois. Elle avait lu les journaux. Elle s'était informée.

--Vous dites qu'il est, cet Achinoff?

--Ataman. Ataman des cosaques.

--Bien. Mais un de mes amis, un Russe, m'a assuré qu'il n'y avait plus d'atamans!

--C'est possible.

--C'est peut-être Ottoman qu'il faut dire.

--Comment Ottoman?

--Oui, le journal Paris a donné cette information, que les cosaques d'Achinoff dépendent de la Sublime-Porte. Alors, il ne serait pas Russe, il serait Turc!

--Turc ou Russe, Ataman ou Ottoman, toujours est-il qu'il ne paraît pas!

Et il ne venait pas, en effet, le cosaque Achinoff, tandis que nos officiers, leur petit caban posé sur leur uniforme, arrivaient, leurs galons d'or caressés par la lumière électrique. Achinoff ne devait pas venir au bal. Il n'est pas venu, et la foule en a été pour son stationnement, sous le ciel d'ailleurs clément et piqué d'étoiles.

A l'office bouddhique célébré, le matin, au musée Guimet, tous les invités du moins étaient venus. M. Guimet a offert à quelques Parisiens ce spectacle, que quelques privilégiés avaient pu voir, sur l'esplanade des Invalides, dans la pagode tonkinoise. Deux bonzes, qui portent des noms assez difficiles à retenir, Kô-Idzumi-Riou-Taï et Yoshitsura-Kogen ont, dans leurs vêtements multicolores, adoré Bouddha devant un choix de Parisiens. Ils ont, dans leur langue gutturale, avec accompagnement de gongs, fait entendre les douces prières bouddhiques.

M. Jules Simon était là, et M. Jules Ferry, et deux ministres, M. Jules Roche et M. Yves Guyot, et aussi M. Clémenceau. Peut-être, un beau matin, vont-ils se faire bouddhistes! M. Clémenceau est déjà un grand amateur d'art japonais. Lorsqu'un déballage de porcelaines ou de bronzes arrive au Bon Marché, avant qu'on l'ait catalogué pour le public, quelques japonisants se précipitent dès l'ouverture des caisses et font un tri dans l'envoi. M. Clémenceau est de ceux-là, avec M. Guimet, avec M. de Goncourt, avec autrefois Philippe Burty, dont on va vendre les collections. Le bouddhisme a ses adeptes en plein Paris, mais le japonisme a toujours ses fanatiques, malgré le déluge d'affreux petits objets japonais au rabais qu'on a rencontrés à tous les coins de rues pendant tant d'années. Et M. Edmond de Goncourt reste encore le grand japoniste, comme il reste le grand indiscret.

--Un phonographe, l'a appelé M. Ernest Renan. C'est un phonographe auquel il manque des trous.

Le mot est joli, un peu méchant, mais M. Renan avait bien le droit d'être un peu piqué en lisant, en 1891, des propos plus ou moins bien notés qu'il avait tenus en 1870. Ce qu'il aurait pu dire, c'est que, quand on cause, il y a dans le geste, dans le sourire, dans le ton même de la voix, des correctifs qu'on ne retrouve plus dans la phrase imprimée. Et puis, n'y a-t-il pas, ne doit-il pas y avoir dans la causerie une part pour le paradoxe? Je ne dirai pas que c'est la part du pauvre. C'est, au contraire, la part du riche. Le paradoxe, c'est le sel et le poivre de la causerie.

M. de Goncourt ne s'en doute pas. Il note. Après tout, c'est fort intéressant pour nous. M. Renan s'en fâche, M. de Goncourt s'en émeut, mais notre avidité de tout savoir, les petits côtés, les petits cancans, s'en amuse. Vive le document qui nous fait toujours passer une heure ou deux! La curiosité ainsi comprise n'est pas un sentiment des plus nobles; mais il faut prendre la nature humaine comme elle est. Si les romanciers sont de grands curieux, le public sera toujours et dans tous les temps un grand potinier.

Je ne suis pas--en fait de potins--fâché d'apprendre que le ministre de l'intérieur a donné l'ordre de balayer les alentours de nos lycées. Il y avait, autour des collèges, un escadron volant de rôdeuses qui donnaient des distractions à nos jeunes Diafoirus. Le Paris douteux s'étalait effrontément auprès du Paris studieux et risquait de l'induire en de trop fortes tentations. C'est fort joli, au théâtre, l'aventure de Chérubin, trouvant que même la vieille Mathurine est une femme, mais, dans la vie, le cherubinisme prend un nom réaliste qui n'est pas joyeux.

Que de fois les mères ont réclamé contre ce bourdonnement de femmes autour des lycées! On ne les écoutait pas. Voilà que l'autorité semble avoir entendu leurs plaintes et ce n'est pas dommage. L'autorité aurait bien dû aussi empêcher je ne sais quel acteur d'un drame joué sur un petit théâtre, le Nouveau Tartuffe, d'appeler ce Tartuffe nouveau--devinez comment?--Flaubert.

Oui, du nom même du grand romancier. Même orthographe absolument. Et pendant toute une soirée le public d'entendre des phrases comme celle-ci:

--Oh! misérable Flaubert!

--Ce Flaubert! quel hypocrite!

Il y a là un scandale qu'il eût été, je pense, avec un peu de savoir-vivre, bien facile d'éviter. Mais ce qu'on ne peut empêcher--hélas!--c'est un des jeunes meurtriers de Courbevoie de s'appeler Gustave Doré.

--Vos noms et prénoms?

--Gustave Doré.

On prévoit l'effet devant la cour d'assises. Ce Gustave Doré meurtrier n'est point, ai-je besoin de le dire? le parent, même au degré le plus éloigné, du brillant et admirable artiste. Mais il est son homonyme, et si les amis de Flaubert ont le droit de s'insurger contre le dramaturge ou le mélo-dramaturge qui se sert si étrangement du nom de l'auteur de Madame Bovary, les amis de Gustave Doré ne peuvent que regretter la notoriété sanglante du jeune gredin de Courbevoie.

Et l'on continue à faire de la polémique autour de Thermidor.

M. Constans n'a pas de chance. Cet été il interdisait les picadores aux courses de la rue Pergolèse et on lui criait: Picador!

Cet hiver, il interdit le drame de M. Sardou, et on lui demande: Thermidor!

Picador! Thermidor! Cela rime, ou à peu près. Pas assez pour M. Jean Moréas. Je ne sais si l'on rendra Thermidor à M. Sardou: il est certain que la pièce sera représentée un jour.

Ne voyons-nous point Lohengrin faire triomphalement son tour de France?

Lohengrin devient même une sorte de scie dont nous entretiennent un peu beaucoup les dépêches des départements.

Pas de théâtre d'opéra en province sans Lohengrin. On répète Lohengrin, on étudie Lohengrin. C'est une fièvre. Le Lohengrinisme est aussi répandu que l'influenza. Je ne compare pas, je constate. Et c'est ce même Lohengrin que quarante marmitons ont empêché Paris d'entendre! La tyrannie d'en bas est la plus stupide de toutes, et je ne sais rien de plus niais et de plus révoltant que le despotisme des sots.

A l'Elysée, nous avons eu, la semaine passée, un grand bal. Il y faisait très chaud.

Et pendant qu'on dansait dans la salle de bal ou qu'on se promenait--en bloc--dans la galerie tapissée de Gobelins, on discutait, dans les coins, la modifications du cahier des charges de l'Opéra et les titres des candidats à la direction de notre Académie de musique. J'ai appris la que M. Massenet et M. Richepin, dans le Mage, feront chanter des choristes qui tournent le dos au public.

Les choristes se rebellaient au premier moment. On n'a jamais chanté un chœur de dos. Ils se sont pourtant résignés. L'un d'eux disait à M. Gailhard:

--Mais c'est l'invasion d'Antoine dans le temple! C'est l'Opéra-Libre!

Celui-là, vieux classique des chœurs, a offert sa démission. On ne l'a pas acceptée.

Mais le Théâtre-Libre est déjà dépassé. M. Mallarmé et ses amis vont ouvrir le Théâtre Symboliste. Cela à la fin du mois. Il y aura bientôt tant de théâtres que j'ignore où l'on trouvera assez de public. Pourvu que M. Guimet n'aille pas ouvrir le Théâtre Bouddhiste!

Rastignac.



PHOTOGRAPHIE DES COULEURS

Beaucoup de chercheurs se sont occupés de fixer les couleurs au moyen de la photographie, presque tous ont abordé le problème au point de vue chimique.

Ainsi, en 1810, Lubeck avait constaté que le chlorure d'argent préparé d'une certaine façon (c'était un mélange de chlorure et de sous-chlorure d'argent), exposé à l'influence des rayons diversement colorés, avait tendance à prendre une coloration approchant de celle des rayons incidents.

En 1841, Herschell étudia de nouveau les propriétés du chlorure d'argent et n'obtint aucun résultat appréciable.

En 1848, M. Ed. Becquerel reprit les études de ses prédécesseurs et arriva à la reproduction colorée directe du spectre solaire. Il se servait à cet effet d'une préparation sensible de sous-chlorure d'argent violet, étendue sur des lames d'argent poli. Les résultats obtenus représentaient assez exactement les couleurs de l'original, mais beaucoup plus faibles. Ces images avaient le défaut d'être altérées à la longue par la lumière du jour, même diffuse.

En 1865, Poitevin obtint sur un papier recouvert de sous-chlorure d'argent des images colorées. Mais, comme dans les expériences de M. Edm. Becquerel, elles s'effaçaient à la longue à l'exposition de la lumière blanche.

Depuis, les essais ont été nombreux, mais toujours sans résultats satisfaisants, et la reproduction photographique des couleurs n'avait pas fait un pas, lorsque tout récemment M. Gabriel Lippmann, membre de l'Institut, a présenté, dans la séance du 2 février de l'Académie des sciences, plusieurs épreuves colorées du spectre solaire obtenues directement avec la valeur propre et l'éclat de chaque bande. Ces épreuves sont ineffaçables pour les raisons que nous exposerons plus loin.

M. Lippmann, pour arriver à ce merveilleux résultat, s'est appuyé sur des procédés entièrement physiques et en se servant de considérations théoriques très ingénieuses et complètement en dehors des travaux que nous citions plus haut.

Nous croyons utile, avant d'entrer dans la description du procédé de M. Lippmann, de définir très succinctement et très sommairement certains principes de physique qui ont conduit ce savant à cette mémorable découverte.

Les physiciens admettent que la lumière est produite par la vibration d'un milieu élastique appelé éther, considérablement moins dense que les corps visibles. Cette théorie est appelée théorie des ondulations.

Soit, par exemple, R R', la direction d'un rayon lumineux (fig. l), la première molécule de l'éther qui transmet ce rayon a un mouvement vibratoire de R en R1, puis revient en R pendant que la seconde molécule va de R1, en R2. La troisième molécule va de R2 à R3, pendant que la seconde molécule retourne à R2, et ainsi de suite jusqu'à R'. Chaque mouvement d'aller et retour s'appelle onde, et la distance R R, ou R1 R2 s'appelle longueur d'onde et varie avec chaque couleur du spectre.

D'après les explications qui précèdent, on voit que, dans la propagation d'un rayon lumineux, chaque particule vibrante est en retard sur celle qui la précède. Ces retards, en s'ajoutant, font qu'à une certaine distance d'une molécule il en existe une autre qui vibre précisément en sens contraire; à une distance double, se trouve une vibration dans le sens primitif; à une distance triple un nouveau mouvement en sens inverse, et ainsi de suite.

De là, le curieux phénomène en vertu duquel deux rayons de même couleur, émanés de la même source, produisent des vibrations qui peuvent tantôt s'ajouter en produisant des maxima de lumière tantôt se détruire en donnant des minima de lumière ou de l'obscurité. Une petite différence dans le chemin parcouru suffit pour qu'elles soient en concordance ou en discordance, c'est ce qu'on appelle l'interférence, le nom de franges d'interférence est donné à l'ensemble de points minima et maxima les vibrations des molécules sont très petites et on une vitesse moyenne de un milliard trois cent cinquante deux millions de vibrations par seconde.

Tableau des longueurs d'onde pour les différentes couleurs du spectre.

        Couleurs.     Longueurs d'onde,
                         millimètre
        Rouge            0.000688
        Orangé           0.000583
        Jaune            0.000551
        Vert             0.000512
        Bleu             0.000475
        Indigo           0.000449
        Violet           0.000423

C'est en partant de ces considérations, que M. Lippmann est arrivé à résoudre le problème si difficile de la reproduction photographique des couleurs.

Voici le mode d'application de son procédé:


Fig. 2.--Coupe du châssis creux pour démontrer l'action de la lumière dans l'épaisseur de la couche sensible. --P P support verre de la couche sensible.--S S couche sensible considérablement amplifiée.--C bande de caoutchouc. --V V fond de la cuve.--R R1, direction du rayon lumineux venant de l'objectif.--I I1 I2 points de concordance maxima. --R1 R2 R3 R4 points de discordance ou minima.--m m molécules de bromure d'argent.--L L lignes des maxima.--B B lignes des minima.

On forme une sorte de châssis creux ou cuve (fig. 2) avec deux plaques de verre dont les côtés sont garnis de bandes de caoutchouc, le tout est consolidé avec des pinces. Dans l'intervalle laissé libre, on verse du mercure, l'une des plaques porte une couche sensibilisée à l'argent tournée intérieurement, par conséquent, en contact avec le mercure. On dispose ce système derrière un objectif à la place du verre dépoli (fig. 3), de façon à ce que les rayons lumineux qui émanent de l'objet traversent le support de la couche sensible, la couche sensible elle-même, et arrivent en contact avec la surface du mercure, qui forme miroir réfléchissant.


Fig. 3.--Ensemble de l'appareil pour la photographie des couleurs. --C cuve à faces parallèles contenant les dissolutions d'hélianthine ou de bichromate de potasse.--D chambre noire.--O objectif.--B support de la cuve à mercure.--P plaque sensible.--C C bandes de caoutchouc.--V fond de la cuve. --M mercure.--S S pinces.--T table.

Examinons maintenant ce qui se passe pendant l'exposition. Soit R (fig. 2), un rayon venant de l'objectif, et traversant la couche sensible. Ce rayon aboutit en R1, à la surface du mercure; à ce point, il est réfléchi et revient sur lui-même dans la direction R1 R, il se produit alors le phénomène expliqué plus haut, c'est-à-dire qu'il y a interférence entre le rayon incident et le rayon réfléchi, et dans l'épaisseur de la couche sensible il se forme une série de franges d'interférence qui produisent des maxima de lumière aux points 1,11, I2, endroits où il y a concordance de vibrations, et des minima obscurs aux points R1, R2 R3, R4 où il y a discordance de vibrations.

La surface sensible est donc impressionnée dans son épaisseur seulement, aux points maxima, et se trouve subdivisée, après que les opérations photographiques ordinaires du développement sont terminées, par une série de couches ou lames transparentes d'argent réduit, séparées par l'intervalle même qui séparait deux maxima, c'est-à-dire égal à une demi-longueur d'onde. Ces tranches ont justement l'épaisseur nécessaire pour produire par réflexion la couleur incidente qui leur a donné naissance en vertu du phénomène des lames minces qui donne les couleurs des bulles de savon. Et comme, ici, les couches réfléchies superposées sont très nombreuses, l'éclat de l'épreuve peut être très grand. Sa durée est illimitée, puisque les couleurs sont formées physiquement par réflexion.


En effet, soient (fig. 4) M M une lame mince d'argent réduit ayant comme épaisseur une demi-longueur d'onde de la couleur agissante, le rouge par exemple, et S A un rayon de lumière blanche frappant presque normalement la surface de la lame.

Voici ce qui se produira:

Une partie du rayon S A se réfléchit en A, suivant A R, et l'autre pénètre en C où il est réfléchi de nouveau en A' en donnant le rayon A' R' parallèle à A R. Ces deux rayons, A R et A' R', interféreront entre eux, et comme le rayon réfléchi A' R' aura parcouru un chemin plus long A' C' A' que le rayon A R, égal à une longueur d'onde du rouge, les mouvements vibratoires des deux rayons ne seront plus en concordance, sauf pour ceux du rouge qui domineront à l'exclusion des autres.

Comme la couche sensible comprend un très grand nombre de lames, l'intensité et la pureté de la couleur seront augmentées.

Vu par transparence, le cliché est négatif, c'est-à-dire que chaque couleur est remplacée par sa complémentaire, le vert par du rouge et le rouge par du vert, etc., etc.

On voit donc que pour qu'il y ait formation de lames minces de l'épaisseur voulue, il faut que la substance sensible, bromure ou iodure d'argent, soit répartie à l'état de division en quelque sorte infinie, dans une couche transparente, telle que gélatine, albumine ou collodion, et que les molécules qui la composent aient un diamètre plus petit qu'une demi-longueur d'onde; sans cela les particules impressionnées aux maxima déborderaient sur les couches non impressionnées aux minima et ne produiraient plus les lames minces que l'on désire (fig. 2); les plaques sensibles du commerce ne peuvent servir à ces expériences, car les grains de bromure d'argent ayant plusieurs millièmes de millimètres de diamètre sont trop grossiers.

Pour avoir du bromure d'argent à l'état de division extrême, M. Lippmann a opéré de la manière suivante: Une solution de gélatine dans de l'eau chaude contenant du bromure de potassium est étendue sur une plaque de verre; lorsque cette couche est sèche, on la plonge dans un bain de nitrate d'argent, il se forme du bromure d'argent qui a toutes les conditions voulues de finesse pour servir à la reproduction des couleurs.

Une autre difficulté s'est présentée dans le cours de l'expérience, c'est la différence d'action photogénique des divers rayons colorés sur la surface sensible. Tout le monde sait qu'en photographie les couleurs rouge et jaune ne s'impressionnent que très difficilement, et, dans le cas qui nous occupe, le spectre se composant des couleurs rouge, jaune, vert, bleu et violet, les temps de poses étaient respectivement pour leur reproduction des heures, des minutes et des secondes.

M. Lippmann a tourné la difficulté en interposant sur le trajet des rayons lumineux devant l'objectif une cuve en verre à faces parallèles contenant une dissolution d'hélianthine dans l'eau. Cette substance a la propriété de ne laisser passer que les rayons rouge et jaune et d'arrêter les rayons bleu, violet et vert. On laisse alors poser le temps voulu pour impressionner le rouge et le jaune, puis on remplace l'hélianthine par une dissolution de bichromate de potasse suffisamment concentrée pour qu'elle arrête les rayons bleu et violet en laissant passer les rayons rouge, jaune et vert, qui posent le temps nécessaire; on remplace alors la dissolution de bichromate de potasse par une autre plus faible qu'arrête le violet seul, les autres rayons continuent à s'impressionner, on enlève enfin la cuve pour que le violet puisse poser, et on n'a plus qu'à exécuter ensuite les manipulations employées ordinairement dans les laboratoires photographiques.

*
* *

On comprend que l'opération, ainsi fractionnée, exige un temps de pose relativement très long. Le jaune et le rouge, par exemple, ne viennent pas en moins d'une heure. Encore M. Lippmann n'a-t-il pu reproduire que le spectre solaire, où les couleurs ont leur maximum d'intensité. De plus, il n'a obtenu, comme nous l'avons dit, qu'un cliché négatif où l'image n'a ses tons véritables que si on la voit par réflexion, sur un fond noir. De là, à pouvoir photographier des vues, des portraits, des paysages, il y a loin encore, puisqu'il faudrait non seulement pouvoir opérer beaucoup plus rapidement, mais encore trouver le moyen de transporter sur du papier ou sur un support analogue l'image obtenue sur la pellicule photographique. Mais si l'on songe aux progrès incessants faits par la science depuis trente ans, rien n'interdit d'espérer la solution complète du problème dans un avenir prochain.

Quoi qu'il en soit, un pas immense vient d'être fait, et M. Lippmann aura eu la gloire d'ouvrir une ère nouvelle et féconde à cette découverte toute française de la photographie.

Anthonny Guerronnan.




EN RUSSIE.--La bénédiction de la terre.


EN RUSSIE.--La bénédiction des troupeaux.



LA VIE A ROME

LE MONDE

L'élégance est une denrée cosmopolite, et comme telle d'une affligeante uniformité. C'est dire que la société romaine ressemble à celle de toutes les autres capitales. Elle s'en distingue toutefois, non dans ses mœurs, mais dans son essence, en ce que d'abord elle est purement locale, et point métissée par la présence des nombreux éléments hétérogènes qui font de celle de Paris un caravansérail. Puis elle est tout d'une pièce ou à peu près, au lieu de se subdiviser à l'infini en mondes juxtaposés plutôt que superposés, qui se frôlent et se surmarchent sans se fondre, comme il en est aussi chez nous. Ces deux particularités tiennent au caractère provincial de Rome, semblable en cela à Lyon ou à Bordeaux. Mais autre chose encore différencie le gratin de la Ville Éternelle--que Chateaubriand me pardonne cet irrévérencieux rapprochement de mots!--de celui de Paris et de Londres: c'est que la tête en est tenue par un véritable patriciat, aussi riche de noblesse que d'argent, et qui, sans posséder les privilèges constitutionnels de la pairie britannique, est infiniment plus féodal de nature et de tradition.

Les princes romains sont de gros personnages et de nobles seigneurs. L'arbre généalogique des Massimi remonte jusqu'à Fabius Maximus, en souvenir de qui ils portent la devise: cunctando restituit, et saint Philippe de Néri a fait aux descendants du vainqueur d'Annibal l'honneur d'opérer un miracle sur un enfant de la famille. Plus flatteuse encore l'illustration des Corsini, qui comptent au nombre des leurs un saint évêque et martyr. Avoir eu un pape de son nom est usuel dans cette aristocratie: Martin V Colonna, Paul V Borghèse, Grégoire XV Ludovisi, Urbain VIII Barberini, Innocent X et XI Pamfili et Odescalchi, Clément IX Rospigliosi, Clément XI et XII, Altieri, Albani et Corsini, Benoît XIII Orsini. Les cardinaux et les nonces, légats et ablégats, ne se comptent pas. Leurs chapelles funéraires, maintenant fermées à leurs cendres, moins au nom des principes de l'hygiène sans doute que de ceux de la démocratie, témoignent de l'orgueil de leur rang autant que de la magnificence de leur fortune. Il faut être bien grand seigneur pour encombrer des basiliques majeures et patriarcales de sépultures ornées de ce luxe d'ors, de marbres précieux, de lapis lazuli, d'agate et de malachite. Je ne parle même pas--car ceux-ci ne sont que des parvenus de la finance--de celle des Torlonia, la plus fastueuse de toutes, avec son revêtement de pavonazetto violet et de brocatelle ambrée d'Espagne, et qui dans Saint-Jean de Latran éclipse le simple tombeau de bronze du grand pape Martin V.

Rien que les biens mobiliers des princes romains représentent un capital improductif dont eux-mêmes ne connaissent pas exactement la valeur. L'un d'eux avait loué à une ambassade une partie de son palais. On objecta à la nudité de quelques-unes de ces immenses galeries et de ces salles inchauffables, si peu faites pour la mesquine et frileuse vie moderne. --«Rien de plus simple, répondit-il, je crois bien qu'il doit y avoir des tapisseries dans quelque grenier.» On les chercha, et il se trouva que c'étaient de vieux Gobelins de prix et des arazzi florentins de toute beauté.

*
* *

Donner à bail la demeure de ses aïeux est, à vrai dire, passablement bourgeois de la part de ces seigneurs. Mais nous vivons en un temps où tout s'encanaille. Le souverain détrôné des Deux-Siciles, un descendant de saint Louis et du roi-soleil, ne vit-il pas à peu près uniquement des cinquante mille francs de loyer payés annuellement par le gouvernement français pour loger au palais Farnèse, qui appartient à François II, l'ambassade auprès du Quirinal? Les temps sont durs, et d'ailleurs les embarras momentanés en matière d'argent comptant sont le propre des grosses fortunes patriciennes immobiles. Puis il y a cette fièvre de spéculation, plus funeste que la malaria, qui s'est abattue sur Rome à la suite de sa transformation en capitale ambitieuse de modernisme, et dont les ravages s'exercent aussi bien chez les riches, qui s'en font un sport que chez les besogneux qui y cherchent la fortune. Le prince Doria passe pour avoir perdu vingt-cinq millions dans une colossale affaire de terrains. Même en faisant la part de l'exagération méridionale, cela doit représenter un joli trou qu'il faut combler par de petits moyens. Aussi vendent-ils peu à peu tout ce qui peut passer à travers les mailles du filet de leurs obligations héréditaires, et c'est ainsi que fondent tout doucement leurs galeries et leurs collections historiques.

Aux palais Borghèse et Barberini, Colonna et Doria, quelques désappointements attendent déjà les visiteurs; chez les princes Spada, Sciarra et Rospigliosi, on cache les vides en fermant les galeries au public. Une partie de l'énorme palais de ce dernier a été démolie pour le percement de la via Nazionale. Les villas Ludovisi et Massimi ont fait place à des pâtés d'affreuses maisons de rapport. Dans les cas où il y a expropriation, la malignité publique insinue que les propriétaires se sont secrètement réjouis d'avoir la main forcée. Ainsi, lorsqu'il a fallu trouver un logis pour la cour, on avait songé au palais Barberini, d'apparence bien plus royale que cette grande caserne jaune du Quirinal enlevée au pape. Par raisons d'amour-propre autant que d'opposition, Son Excellence n'eût pas voulu le vendre; mais peut-être n'eût-il pas été fâché qu'on le lui prit, car l'indemnité eût été ronde.

On en dit autant pour les jardins Borghèse, dont la municipalité romaine ne voudrait pas devoir la jouissance à une généreuse complaisance qui peut être retirée demain. Dans les deux cas on a reculé devant le chiffre formidable de la carte à payer. Mais quand, il y a quelques années, le palais Corsini, au flanc du Janicule, avec ses jardins, sa galerie de tableaux et sa bibliothèque, a été cédé moyennant un million à l'État--qui y a établi l'Académie des sciences et tracé la belle passegiata Margherita, où pas une âme ne se promène--c'était un présent royal, car le tout valait dix fois plus. Le propriétaire voulait s'en débarrasser pour aller vivre sans esprit de retour dans son palais de Florence. Bel et rare exemple de l'embarras des richesses.

Ce fait donne une idée de ce qu'est la grandeur d'existence des princes romains. Ils ne sont pas encore sur le point d'être ruinés. Toute la campagne leur appartient, et cette immense plaine rousse, où les métairies à massives murailles rouges percées de meurtrières semblent des bastilles féodales, est plus riche en troupeaux et en blé que ne le fait croire son aspect désolé et stérile de coulée volcanique. Ils ont aussi les plantations d'oliviers et les vignes des castelli, qui couvrent les croupes basses des monts Albains et Sabins. Ils possèdent enfin dans la haute montagne, du côté des Abruzzes, âpre pays des Sammites et des Marses, des forêts de chênes-lièges encore peuplées d'ours et de loups. Les révolutionnaires auraient beau jeu à dénoncer cette oligarchie de capitalistes si, sur la terre classique du carbonarisme, les passions politiques n'avaient jusqu'à présent primé l'agitation sociale. C'est sans doute pour donner des gages à l'avenir, que le plus opulent peut-être d'entre eux, le prince Odescalchi, vient de se faire élire député de Rome sous l'étiquette socialiste.

Bienfaits du progrès de l'humanité, dirait M. Prudhomme. Naguère les turbulents et féroces Caetani brigandaient dans la campagne, rançonnant les voyageurs et pillant les marchands sur la route de Naples que commandait leur château-fort, dont le tombeau profané de Cecilia Metella, sur la voie Appienne, faisait le donjon. Leur descendant actuel, le duc de Sermonetta, s'occupe paisiblement des affaires municipales. Les princes Colonna et Orsini, dont au moyen-âge la vendetta héréditaire ensanglantait les rues de Rome, fraternisent dans les dignités honorifiques de camériers secrets de cape et d'épée de Sa Sainteté, tandis que le prince Sciarra s'est jeté dans le mouvement moderne en dirigeant la quasi-radicale Tribuna, organe d'opposition qui lui coûte, dit-on, beaucoup d'argent.

Quant à leurs plaisirs, ce sont ceux d'usage dans ce qu'on appelle le monde sous toutes les latitudes. Groupant autour d'eux les seigneurs de moindre importance, qui leur sont plus ou moins alliés,--appartenant à l'aristocratie romaine et à celle des autres provinces, qu'a amenée dans la capitale la tendance centralisatrice--et entraînant dans leur orbite la colonie diplomatique, ainsi que les étrangers de marque, ils chassent le renard en habit rouge et font des battues au sanglier dans les maquis de la plaine latine. Les élégances du pesage et les émotions du ring ont remplacé les enfantines gaietés de la traditionnelle course en carrosse dans la place Navone inondée, avec des potées d'eau jetées au visage, et les farces jouées par la populace à ses grands en goguette. C'est même curieux, cet hippodrome à l'anglaise à côté du cirque de Maxence, et les jockeys en casaque de satin se livrant à leurs inoffensifs exercices sur l'arène où jadis s'entréventraient les fauves et les gladiateurs. Encore de quoi réjouir M. Prudhomme.

Les tilburys et les huit-ressorts sont d'une irréprochable correction britannique, et la jeunesse dorée monte des pur-sang et des cobs. De loin en loin seulement rencontre-t-on un équipage de style attardé, les gens en mollets de soie et livrée très galonnée aux couleurs de la maison. Avec les lourdes berlines attelées à la diable, dans lesquelles sont cahotés les cardinaux et autres dignitaires ecclésiastiques, c'est le seul vestige de tradition et de couleur locale qu'offre la haute vie de Rome modernisée.

Pour le reste, c'est comme partout: on chante et ou danse, on joue et on flirte, on dîne, on soupe et on five o'clocque, on s'adonne à la comédie de salon, aux charades et aux tableaux vivants. On flâne et on bavarde beaucoup surtout: du haut en bas de l'échelle sociale, ce sont les occupations auxquelles le peuple italien donne le plus de temps.

Dans ces fastueux palais de la noblesse romaine, on s'étonne de certains détails révélant des dessous d'abandon, de nudité, et le mépris des principes du confort, ainsi que de ce qui n'est pas absolument la propreté, mais que les Anglais expriment par l'intraduisible mot neatness. A côté de ces splendeurs accumulées d'âge en âge par des fortunes colossales mises au service d'un dilettantisme artistique qui est une tradition de race, on trouve non seulement de fort laids objets à usage moderne, imposés par les usages du temps, mais aussi des tentures fanées et des meubles boiteux, des dallages crevassés et des toitures dégradées, des portes branlantes grinçant sur leurs gonds rouillés, des murailles mal blanchies à la chaux, d'étroits escaliers de briques où passe rarement le balai. Dans de mélancoliques cours fort mal tenues, un maigre gazon poudreux jaunit autour d'une fontaine faite d'une merveilleuse vasque de porphyre oriental, et les résédas d'un portier dont la loge enfumée et crasseuse ferait frémir d'horreur nos concierges parisiens, fleurissent dans un sarcophage en marbre blanc fouillé de bas-reliefs antiques.

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Ces contrastes sont le propre des demeures devenues trop vastes pour l'étroitesse de la vie moderne. Il en est de même chez les rois. Le palais Vendramin à Venise, habité par le duc della Grazia, fils de la duchesse de Berry et du comte Lucchesi-Palli, ne contient pas moins de cent trente pièces. Qui saurait commander l'armée de domestiques nécessaires à tout cet entretien? Aussi la poussière est-elle partout. La nonchalance nationale contribue à accentuer encore ces petites misères, revers de la magnificence. Aussi bien la large et solide opulence de ces logis princiers n'y perd rien, car ce n'est pas un trompe-l'œil comme le luxe en toc de nos modernes intérieurs, avec leur confort bourgeois et le clinquant de leurs japoneries du Bon Marché et de leurs tentures d'Orient de pacotille.

On en peut dire autant de cette prétendue gaieté extérieure dont Paris se glorifie, et qui manque tant au Parisien parisiennant en déplacement dans la plupart des autres capitales, surtout à Rome. Ici, comme partout, la vie vraiment élégante ne contribue guère à l'animation de la rue, et il y manque le luxe tapageur des rastaquouères et du demi-monde, qui font le plus bel ornement de nos boulevards et de l'allée des Acacias. Mais est-on bien sûr que l'étranger de goûts délicats s'amuse tellement à Paris, quand il y est isolé au milieu de la foule bruyante? A Rome comme à Paris et comme ailleurs les gens épris de dissipation trouvent sans peine de quoi se divertir, occupation qui a du bon à ses heures. Quant à ceux qui veulent s'y retirer quelque temps des agitations mondaines et du commerce de leurs semblables, ils ont pour leur tenir compagnie autre chose que les encombrements de voitures et le clinquant des étalages, les cornets des tramways et les bousculades des gens affairés, les attrapages des cochers et les glapissements des camelots. Sont-ce donc là des agréments si vifs et si indispensables, que j'entends des gens d'esprit déclarer la vie à Rome ennuyeuse parce qu'elle en est sevrée?

Marie-Anne de Bovet.



La Semaine parlementaire.--La Chambre a eu à discuter une proposition de M. Léon Say, à laquelle on attachait une certaine importance, car elle devait avoir pour effet de modifier de la façon la plus complète la procédure suivie jusqu'ici pour l'examen de la loi des finances. Cette proposition tendait à provoquer une grande discussion, en séance publique, sur le budget déposé par le gouvernement, discussion qui aurait précédé le renvoi dans les bureaux. Actuellement, c'est au sein de la commission qu'a lieu ce premier examen, et c'est à elle que les ministres, chacun pour son département, s'adressent d'abord pour faire connaître les vues du cabinet tout entier sur les réformes à apporter à notre situation financière.

M. de Freycinet, parlant au nom du gouvernement, a fait observer qu'on ne pouvait instituer une discussion générale du budget sans entrer dans la discussion des chapitres, et le ministre des finances a ajouté, de son côté, que, si l'on adoptait la proposition, on en arriverait à avoir en réalité trois discussions sur le même sujet, ce qui retarderait encore le vote de la loi des finances, qu'on a déjà tant de peine à obtenir en temps utile. Cette perspective a visiblement effrayé la Chambre qui a préféré le statu quo et, par 301 voix contre 203, elle a donné raison au président du conseil et au ministre des finances.

--Une somme de 500,000 francs, destinée aux fouilles de Delphes, a été votée par la Chambre, mais non sans hésitation. On sait qu'en vertu de la législation en vigueur en Grèce, les richesses découvertes par ceux qui pratiquent des fouilles ne peuvent sortir du territoire hellénique. Les nations qui s'imposent des sacrifices pour les mettre à jour n'en retirent donc qu'un avantage tout honorifique; mais la Chambre a été d'avis que cet avantage devait être considéré comme suffisant pour une nation comme la France qui s'est toujours fait une gloire de marcher de pair avec les autres puissances, sinon à leur tête, toutes les fois qu'une question d'art ou de science était en jeu. Aussi le crédit a-t-il été voté.

--Si la loi sur la compétence des juges de paix n'a pas d'effet utile dans l'avenir, ce ne sera pas faute d'avoir été examinée à fond. Elle a donné lieu à des débats interminables et au cours desquels les opinions les plus contradictoires ont été formulées. Les uns, en effet, pensent que les juges de paix, vivant au milieu des plaideurs, connaissant le plus souvent d'avance le différend qui les divise, sont mieux à même de réaliser ce problème de la justice expéditive qui est dans les vœux de l'opinion; il y aurait donc profit d'étendre leur compétence dans les limites du possible. D'autres, au contraire, soutiennent que le rôle des juges de paix se comprenait alors que les communications étaient difficiles, mais qu'aujourd'hui, avec les chemins de fer, rien n'est plus facile que de s'adresser aux tribunaux d'arrondissement. Ceux qui représentent cette dernière opinion croient que le maire pourrait être investi, avec de grands avantages, du rôle de conciliateur que la loi attribue aujourd'hui au juge de paix.

La Chambre s'en est tenue à un terme moyen, et elle a maintenu les juges de paix en fixant leur compétence à 300 francs sans appel, et à 1,500 francs à charge d'appel. Il convient de rappeler qu'il s'agit seulement ici d'un vote en première lecture.

--L'élection de M. Bori, à Saint-Flour, a été validée.

Les élections du 21 février.--Sept élections législatives avaient lieu le 21 février. En voici les résultats:

Nord, 2e circonscription d'Avesnes: M. Herbecq, républicain modéré, élu par 7,483 voix.

Pas-de-Calais, 1re circonscription de Béthune, M. Basly, ancien député socialiste, élu par 8,892 voix, contre 5,469 à M. Alfred Wagon, républicain radical.

Basses-Pyrénées, arrondissement d'Orthez: M. le docteur Clédou, républicain modéré, élu par 12,486 voix.

Pyrénées-Ocientales, arrondissement de Prades: M. Frédéric Escanyé, républicain, 3,359 voix; M. Paul Villard, radical, 2,486 voix (ballottage).

Seine-Inférieure, 2e circonscription de Rouen: M. Julien Goujon, radical, 5,881 voix; M. David Dautresme, ancien chef du cabinet du ministre du commerce, radical, 4,536 voix; M. Gahineau, socialiste, 3,010 voix (ballottage).

3e circonscription de Rouen: M. Maurice Lebon, maire de Rouen, républicain, élu par 10,318 voix, contre 5,377 à M. Pierre de Montaignac, conservateur constitutionnel.

Vosges, 1re circonscription d'Épinal: M. Camille Krantz, maître des requêtes au Conseil d'État, républicain, élu par 7,175 voix, contre 2,200 à M. Houdaille, révisionniste.

Dans ces diverses circonscriptions, il s'agissait de remplacer des députés républicains, récemment nommés sénateurs. On s'attendait donc partout à la victoire des républicains. Toutefois l'élection de Rouen présentait un certain intérêt de curiosité, en raison de la candidature de M. de Montaignac qui, à l'exemple de M. de Caraman en Seine-et-Oise, avait fait une profession de foi franchement constitutionnelle. M. de Montaignac a obtenu 5,477 voix. Aux élections de 1889, le candidat monarchiste, M. de Pomereu, en avait obtenu 6,901. Les conservateurs intransigeants en tirent cette conclusion que l'adhésion au régime établi, formulée par M. de Montaignac, lui a fait perdre environ 1,600 voix. Mais les partisans de révolution font une argumentation toute contraire: ils déclarent que les 1,600 voix en question représentent celles des monarchistes intransigeants, alors que 5,377 conservateurs acceptent parfaitement que leur candidat combatte pour leurs idées sous le régime républicain. Ceci prouve une fois de plus qu'on peut tout tirer des chiffres; mais en réalité il n'y aurait de démonstration décisive que si, dans une même élection, figuraient à la fois un conservateur constitutionnel et un conservateur intransigeant.

Aux élections municipales de Paris, un candidat boulangiste invalidé, M. Prunières, qui se représentait dans le quartier du Pont de Flandres, a été réélu par 926 voix, contre 831 à M. Paulard, possibiliste.

Ont été en outre élus, dans le quartier Montparnasse, M. Lazies, républicain radical, par 1,189 voix, et dans le quartier de la Goutte-d'Or, M. Heppenheimer, possibiliste, élu par 2,353 voix.

L'Empereur d'Allemagne; l'Exposition de Berlin.

--Certes, rien ne prête à faire sourire comme la prétention de ceux qui, la plume à la main et sans aucune donnée précise, cherchent à pénétrer le secret des chancelleries et à dévoiler la pensée intime d'un souverain qui n'est tenu de faire connaître sa volonté à personne. Il faut donc se garder de rechercher le but que poursuit l'empereur d'Allemagne, mais ce que l'on peut constater sans présomption, attendu que les faits sont là, c'est que sa politique à l'égard de la France ne ressemble en rien à celle de ses prédécesseurs. Comme nous avons déjà eu occasion de le dire, elle est faite pour déconcerter ceux qui s'attendaient à lui voir prendre une attitude hostile, conforme au tempérament exclusivement militaire qu'on lui attribuait. Loin de là, et toutes les fois que les circonstances le lui ont permis, il s'est efforcé de faire naître des incidents propres à obliger les deux peuples, qu'a irrémédiablement divisés la grande guerre, à nouer des relations courtoises sinon cordiales. Avec une habileté diplomatique incontestable, il a eu soin, chaque fois qu'il lui a plu de mettre en pratique cette politique nouvelle, de choisir une circonstance dans laquelle il était embarrassant pour nous de nous dérober.

Voici le congrès des médecins: la France a-t-elle le droit de se récuser quand il s'agit de la science? Voici le congrès socialiste: la France ne doit-elle pas faire entendre sa voix quand les intérêts démocratiques sont en jeu? Enfin une exposition des Beaux-Arts est organisée à Berlin: la France peut-elle refuser de prendre part à un tournoi dans lequel l'art seul est en question?

Ce n'est pas tout. L'impératrice Frédéric vient elle-même en France. Elle n'a pas d'ambassade, mais elle visite les ateliers de quelques-uns de nos principaux artistes et elle renouvelle, par ces démarches personnelles qui sont la plus séduisante des flatteries, l'hommage que l'empereur rendait lui-même à nos gloires artistiques en s'associant, par une lettre publique, au deuil qui frappait la France par la perte de Meissonier.

Que faut-il faire? Telle est la question qui a formé le fond de tous les débats, dans la presse et dans le public, pendant ces derniers jours, et sur laquelle il s'est trouvé qu'on pouvait avoir deux opinions différentes, sans cesser d'être patriote. Nos artistes devaient-ils se renfermer dans une abstention absolue, alors que nos médecins et nos économistes s'étaient rendus à l'appel qui leur avait été adressé? Mais, d'un autre côté, si l'empereur se complait à faire naître ces occasions de rapprochements--si faciles pour le vainqueur, si pénibles pour le vaincu--à quel moment et pour quelle cause nous déciderons-nous à refuser des relations dont l'intimité même peut devenir un danger?

Il y a là de quoi embarrasser les esprits les plus calmes et les plus avisés. Aussi faut-il suivre avec attention, et aussi avec méfiance, cette politique assez machiavélique pour amener des Français, également patriotes, à se demander où est le véritable patriotisme.

Les Républiques américaines.--Les nouvelles de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud sont généralement confuses et le plus souvent contradictoires. Il en ressort cependant cette impression qu'une crise sérieuse agite plus ou moins profondément toute cette région, dans laquelle la plupart des puissances européennes ont tant d'intérêts engagés, il n'est plus question toutefois, quant à présent, de conflit armé entre les républiques de l'Amérique centrale. La situation s'est d'ailleurs affermie dans la république de San Salvador, où le Congrès a élu, à l'unanimité, comme président, le général Carlos Ezeta qui, par intérim, exerçait déjà cette magistrature.

Au Chili, l'insurrection est loin d'être réprimée comme voulaient le faire croire les dépêches officielles. Il est vrai que si elle dispose de la plus grande partie des forces maritimes, elle n'a pas réussi à entraîner les troupes de terre, en sorte que, triomphante sur une grande étendue du littoral, elle ne peut livrer à l'intérieur une action décisive. En dernier lieu, elle s'est emparée de l'un des ports les plus importants, Valdivia, après avoir bombardé les chantiers où s'étaient réfugiés les soldats fidèles au gouvernement. Plus de 200 blessés et 35 tués du côté des insurgés et un nombre supérieur d'hommes mis hors de combat parmi les troupes du président Balmaceda, tel fut le résultat du combat qui dura de sept heures du matin à cinq heures du soir.

Ajoutons que, d'après les dépêches reçues par les maisons de commerce anglaises qui sont en relations avec le Chili, on n'a que très peu d'espoir dans une solution prochaine de la crise.

L'agitation est toujours très grande dans la République Argentine, et on craint qu'elle ne prenne un caractère inquiétant, car la situation financière qui pèse sur le pays peut amener d'un jour à l'autre des troubles dont on ne peut prévoir la portée.

Le gouvernement, disent les dernières dépêches, redoute une insurrection. Les troupes ont été consignées dans les casernes et on a proclamé l'état de siège à Buenos-Ayres.

Enfin, pour compléter ce tableau assez sombre, mais qui peut prendre un aspect plus riant d'un moment à l'autre--car les changements en bien comme en mal se produisent vite dans les républiques américaines--on prétend que les choses marchent médiocrement au Brésil, où, là aussi, on s'attendrait à des troubles plus ou moins prochains.

La Société des artistes français.--Le comité des quatre-vingt-dix s'est réuni, sous la présidence de M. Bailly, à l'effet d'arrêter les termes du règlement pour le Salon de 1891.

Le règlement de la section de peinture a été voté par 42 voix contre 24 et 4 abstentions, sur 70 membres présents. En somme, la constitution du jury reste telle qu'elle a été indiquée précédemment, avec cette adjonction que le président du comité de peinture sera président du jury.

La décision la plus importante est celle qui concerne le nombre des tableaux qui seront admis au Salon. Ce nombre, aux Expositions précédentes, était de 2,500; il va être réduit à 1,800. Les membres du comité ont fait valoir à ce sujet que, si l'on tient, compte des 6 à 700 tableaux que la Société dissidente entraînera au Champ-de-Mars, cette réduction ne saurait provoquer chez les artistes des mécontentements justifiés.

Les modifications sur les droits d'entrée ont été votées à l'unanimité. Elles reportent à dix heures du matin, au lieu de midi, le droit d'entrée au prix d'un franc. Les jours ordinaires on paiera deux francs de huit heures à dix heures, et un franc à partir de dix heures.

Il n'a été nullement question de supprimer, comme le bruit en a couru, les entrées gratuites, le dimanche. Comme par le passé, les visiteurs seront admis gratuitement, ce jour-là, à partir de midi.

On sait déjà que des dispositions seront prises pour rendre plus attrayants les aménagements des Salons du Palais de l'Industrie.

Nécrologie.--M. Albert Lenoir, architecte du musée de Cluny, membre de l'Institut.

M. Gustave Merlet, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, membre élu du conseil supérieur de l'instruction publique.

M. François Uchard, architecte.

Le général en retraite comte d'Autemarre d'Ervillé.

M. Magliani, ancien ministre des finances en Italie.

M. C. Reinwald, doyen des libraires-éditeurs de Paris.

M. Albert Pesson, député républicain d'Indre-et-Loire

M. Chavassieu, ancien député.

M. Edouard Meny, ancien maire de Belfort, qui s'est illustré par son dévouement et son énergie pendant le siège de cette ville, en 1870.




La loge du 8e chasseurs.

FÊTE MILITAIRE AU CIRQUE D'AMIENS

Un hiver extraordinairement rigoureux, de grandes misères, et, d'autre part, le désir très vif de la part de la société plus aisée de secourir la population pauvre, voilà ce que nous avons vu un peu partout, depuis quelque temps, d'un bout de la France à l'autre, car on peut dire que chez nous donner est un besoin.

Comment donner? C'est plus embarrassant. On a usé un peu de tout, souscriptions et fêtes. Dans ce concours de noble émulation, Amiens vient de se distinguer par une innovation. On avait déjà organisé des cavalcades, des représentations théâtrales, des ventes de charité, des concerts. Mais un cirque d'amateurs! C'est fait pour étonner quiconque se rend compte des difficultés inhérentes à ce genre de spectacle.

Plusieurs personnes notables se sont dévouées à la tâche; la bienveillance des autorités militaires acquise, le très distingué lieutenant Lavisse s'est mis en tête de transformer ses braves petits chasseurs à pied en artistes de premier ordre, et, finalement, un résultat superbe a été obtenu.

La partie locale du programme reposait tout entière sur les exercices des chasseurs à pied, une pantomime jouée par cent enfants des familles les plus riches aussi bien que des familles d'ouvriers; plus un quadrille par des cavaliers amateurs montant des chevaux de l'armée, et quelques intermèdes comiques.

Le côté exclusivement cirque eût manqué sans l'obligeance extrême de M. Molier, qui est venu compléter avec ses amis une affiche déjà pleine de promesses. C'est la première fois que les amateurs de la rue Bénouville se transportent. Leur présence à Amiens équivalait à un événement mondain; d'autant plus que si l'on sait où commence la troupe de M. Molier, si l'on en connaît les éléments d'une élégance si parfaite, il est infiniment plus difficile de savoir où elle finit: écuyers de haute école et de panneau, gymnastes, clowns, pantomimistes, athlètes, ont une suite interminable... autant dire Tout-Paris!

Tout Amiens s'en est léché les doigts. Je ne crois pas que les entours de la cathédrale, le roc des Trois-Cailloux et la place Parmentier aient été parcourus souvent par une pareille armée de boulevardiers. Mais revenons aux deux belles soirées données au profit des pauvres, et surtout à leur préparation si intéressante.

Sans nos bons troupiers la partie était douteuse. Mais le lieutenant Lavisse, aussi parfait gentleman que bon officier, s'était juré de faire triompher ses chasseurs et ceux-ci n'ont pas reculé d'une semelle. Etant donnés un sergent et douze hommes, animer le manège pendant trois heures, était un problème épineux. En cinq semaines, pas un jour de plus, les corps s'étaient assouplis, on avait cassé trois fois la barre du tremplin, mais le saut périlleux n'avait plus de secret pour les volontaires de la charité.

Au diable les godillots, la capote, la tunique, le képi! En bras de chemise, des espadrilles de vingt sous aux pieds, avec l'immuable pantalon d'ordonnance, dont la tôle se prête peu aux flexions des genoux, l'escouade a abordé son nouveau rôle, comme elle ferait son service en campagne. Quel entrain! On connaît le travail intitulé la Batoude. Les gymnastes sautent au tremplin à qui se dépassera; puis l'un d'eux se place comme au jeu de saut-de-mouton, tandis que les autres franchissent ce nouvel obstacle; un second s'ajoute, puis un troisième... Quand arrive le tour du dixième, ayant l'espace occupé par neuf de ses collègues à franchir, il faut beaucoup d'adresse et beaucoup d'énergie.

Le principe est simple: un tremplin, un appel du pied très ferme, un coup de rein pour amener la pirouette avant de retomber sur les pieds. On retombe forcément--le matelas protecteur est là, du reste--mais, au début, ce n'est pas toujours sur les pieds! Eh bien, en quelque chose comme trente leçons, nos chasseurs sont arrivés à des prodiges de souplesse. Il fallait suivre, à la représentation, leurs bonds vertigineux, lorsque, habillés en clowns, ils s'essayaient à la pyramide ou au saut de chat. Ils étaient d'autant plus amusants que de temps en temps la discipline reprenait le dessus, et qu'on sentait qu'au moindre: Une, deux, attention! En avant!... arche! le peloton se serait volontiers mis au port d'armes.

Ça été une joie pour ces jeunes gens de chercher des effets de costume, de se grimer. Leur loge, le couloir des écuries qu'ils avaient envahi, n'était qu'un éclat de rire. A un moment, on ne savait plus exactement si ce n'était pas des artistes de profession qui revêtissaient l'uniforme. Ici, un soldat encore équipé de pied en cap; à côté, son camarade à la moitié de sa métamorphose s'épanouit à la pensée de l'éclat de rire qui l'attend. Dans ce brouhaha circule un vent de jeunesse, de franchise, de bonne humeur, qui fait plaisir à observer.

L'Illustration a déjà présenté le cirque Molier à ses lecteurs. La nouvelle incarnation de cette réunion de sportmen a été une bonne fortune pour les fêtes qui se préparaient. Il fallait des Parisiens de cette trempe pour ne s'étonner de rien, partir en bande avec armes et bagages, c'est-à-dire un monde de costumes superbes, d'habits rouges, et quatre chevaux. Les Amiennois se sont montrés reconnaissants de tant d'amabilité, et ont applaudi à tout rompre les exercices si variés que de rares privilégiés ont ordinairement le loisir d'apprécier. Grand succès personnel de M. Molier, maître écuyer et maître ès-chambrière, et grand succès pour les lutteurs fameux: MM. San-Marin, de Saint-Michel Rivet, et tutti quanti. Mme Ilona de Szeles, qui présentait en liberté un joli cheval, a été fort admirée, comme l'ont été ses compagnes, Mlles Blanche Allarti et Denize Davenel. La troupe entière a donné: anneaux, excentricités, il y en avait pour tous les goûts. Après elle venait le clou de la soirée au point de vue local: la grande pantomime militaire.

Prendre cent enfants de cinq à douze ans, les équiper, les habiller, les éduquer, et rendre une sorte d'épopée à la Caran d'Ache, c'était aller droit à l'impossible. Le comité s'est arrêté à un sujet de spectacle cher à la totalité du public. Petits Français! Cela vous a un parfum de patriotisme sans prétention, tout à fait engageant. La trame de «l'œuvre» représentée est bien simple. Une fête villageoise sous le premier empire. Jeunes gens et fillettes dansent au son du violon, quand survient le sergent recruteur: pleurs d'un côté, enthousiasme de l'autre. Un conscrit est refusé à cause de son défaut de taille. Le garnement se faufile, fait des pieds et des mains, et parvient quand même à s'engager dans l'armée de la guerre.

La piste voit se dérouler les épisodes variés d'une campagne: marches, contre-marches, bivouacs, avec la neige qui tombe durant la nuit; assauts, combats, les clairons sonnent, la fusillade éclate, le canon tonne... Même, et j'avais juré de n'en rien dire, certaines scènes sont traduites avec tant de vérité, que Napoléon, le grand empereur en personne--six ans bientôt!--s'était sauvé à toutes jambes la première fois qu'aux répétitions la voix du canon se fit entendre! On retrouva le chef suprême de l'armée caché dans un corridor. Depuis, je dois reconnaître qu'il s'est bien comporté au feu...

Rien de gracieux comme ces files de bambins prenant leur personnage au sérieux, évoluant au moindre signe, jouant leurs scènes pittoresques avec componction. Les spectateurs ont applaudi à tour de main, et se sont retirés d'autant plus enchantés que le mot de la fin de ces deux mémorables soirées a été l'annonce d'une recette considérable qui permettra de soulager bien des infortunes.

Edmond Renoir.


L'exercice de la «batoude» par le 8e chasseurs.


AU CIRQUE D'AMIENS.--La pantomime enfantine: Napoléon 1er et son état-major.



CONTES RÉELS

LE VEAU INCOMPARABLE

On a constaté que la gourmandise est la compagne habituelle de l'esprit et que les imbéciles attachent généralement une importance médiocre aux finesses de la chère. Je pourrais consigner, ici, cent noms fameux qui justifient cette observation, mais je n'en veux citer qu'un seul; celui du baron de Ratillac, le héros de cette véridique histoire. Parlant de Ratillac, Monselet a dit: «Sa bouche est toujours pleine de bons mots ou de bons plats.» Le fait est que nul n'a su, mieux que cet affable rentier, se donner la joie des jouissances intellectuelles combinées avec une alimentation délicate et soignée. Non, jamais millionnaire ne tira parti meilleur de cinquante mille livres de revenus!

La bibliothèque du baron--où j'avais l'autorisation de pénétrer--trahissait nettement ses goûts. C'était, sur des rayons capitonnés de molleton vert, un judicieux assemblage des auteurs français, réputés dans l'univers littéraire et de tous les livres de cuisine parus depuis que l'on a traité les «choses de la gueule». Ainsi que tous les célibataires dont la jeunesse a été trop mouvementée et qui ont dépensé vite toute leur énergie... sentimentale, Ratillac, légèrement fourbu et forcément assagi, menait une existence dont les actes se répétaient, chaque jour, à la même heure, avec une régularité chronométrique. Il se levait à 10 heures, procédait à sa toilette et mandait Sophie sa cuisinière--une Normande qu'il avait initiée, lui-même, aux secrets de son art à l'aide de patientes conférences et de lectures débordantes d'enseignements. Grâce à quoi Sophie excellait. Du reste, elle avait pour contenter son maître du temps et de l'argent, les nerfs--non seulement de la guerre, mais aussi de la ratatouille!

Le baron ne faisait qu'un repas chez lui, le soir à 7 h. 1/2, et il ne lésinait pas sur le prix des matières premières. Le matin il déjeunait invariablement dans la grande salle d'un cabaret select où l'on était au courant de ses habitudes. Le sommelier connaissait son vin préféré et le chef, prévenu, lui envoyait des mets spécialement préparés à son intention. Neuf fois sur dix, l'aimable gourmet partageait ses succulences avec une ou plusieurs sommités artistiques. Quand elles n'appartenaient point à la peinture ou à la sculpture, elles relevaient du journalisme ou de la science: et le repas finissait sur une discussion philosophique ou sur une nouvelle à la main que tout Paris répétait le soir même.

Après une promenade à pied, aux Champs-Elysées, Ratillac montait au Petit-Cercle où il pratiquait un bézigue quotidien. Il trouvait là, sans peine, des collègues qui consentaient à peupler, le soir, la solitude de son entresol de la rue de l'Arcade... Ceux qu'il priait à dîner n'opposaient que de faibles résistances à son invitation, car, si nulle part on ne devisait plus agréablement de tout et de rien, nulle part, non plus, on ne mangeait et l'on ne buvait comme chez le baron!... Ajoutez que Sophie avait le monopole de certaines préparations ordinaires dont la recette semble perdue--bien qu'elle consiste uniquement en soins minutieux... Le «veau bourgeoise» de Sophie était une pure merveille (il convient de noter qu'il cuisait douze heures sur un feu maintenu à 120 degrés centigrades, dans une casserole hermétiquement close d'un couvercle luté). Ce veau légendaire et hebdomadaire (il paraissait le jeudi seulement) attirait au baron des demandes indiscrètes. De «hauts dégustards», dont il ignorait même le nom, lui écrivaient pour qu'il leur envoyât la façon d'en accommoder de semblable. Une fois, un banquier viennois réclama, carrément, la faveur d'en goûter sur place... Sophie n'en était point plus fière, mais son patron savourait silencieusement les satisfactions que son cordon bleu procurait à son palais, et, le dirai-je? à son amour-propre... Elle était son élève!... Elle avait débarqué chez lui, de Caen, âgée de vingt-deux printemps, et, depuis six ans qu'elle fonctionnait à son service, elle n'avait raté qu'une sauce béarnaise!... Bref, Sophie était un oiseau rare--précieux surtout pour un amateur qui, frisant la cinquantaine, ne se sentait ni la force ni le temps d'éduquer un autre sujet.

*
* *

Un tantôt, je rentrais chez moi, pour écrire un article pressé, lorsque mon valet de chambre me remit un télégramme. Je l'ouvris: Ratillac, en un style non moins laconique que pressant, me conjurait d'accourir chez lui pour une cause excessivement grave. Son naturel pacifique et l'universelle sympathie dont il jouissait écartèrent de mon esprit l'idée d'un duel. D'autre part, je connaissais l'immuable sagesse de ses idées sur le jeu et la Bourse: je ne m'arrêtai donc point une seconde au soupçon d'un ennui d'argent. Un deuil? il avait pour toute famille un oncle qu'il connaissait à peine, dont il ne devait pas hériter et qui vivait retiré au fond de la Bretagne, dans un castel aussi délabré que son propriétaire. Enfin, j'avais quitté mon ami la veille au soir, gai, bien portant et content de la vie à son ordinaire. Je sautai dans un fiacre; un quart d'heure plus tard, j'étais introduit dans la bibliothèque où je trouvai mon bonhomme affalé au fond d'un fauteuil, le visage pâle, les traits décomposés, et dans un tel état de prostration qu'il demeura cinq grandes minutes avant de me parler.

--Qu'as-tu? répétais-je.

Pour toute réponse, il levait les bras en l'air, réunissant ses mains dans une conjonction désespérée et secouant la tête à la façon des gens dont le cerveau est la proie d'une obsession douloureuse.

A la fin, il me désigna d'un regard mouillé une lettre qui gisait, ouverte, sur le coin de son bureau. Je m'en emparai et la parcourus à la bâte.

En voici les termes et l'orthographe:

Mosieu,

Ge sui ben fâché, mai faut que ge quitt' mosieu, gé mon cousin que gi ai gurè le mariage quan jaurai trois cens franc déconomie. Gé l'sai, squ'est promi, ait promi et pi çai raisonab. Jm'en va samedi. Gai écri à Mosieu rappor que gai pas d'courage à li dire ça.

Sophie.

Un sourire, éclos sur mes lèvres, arracha le baron à sa torpeur. Il bondit sur moi... Je pensai qu'il m'allait battre:

--Tu ris! s'écria-t-il, mais tu ne sais donc pas que c'est ma mort!

--Ta mort?

--Oui, ma mort, gémissait-il en arpentant le tapis au travers des meubles épars, pour retomber finalement sur son siège. Et la pire des morts! La mort par la gastralgie! par la nausée! par la faim! La mort, entends-tu? Et je veux vivre, moi!

--Eh bien, m'écriais-je, outré de constater pareille faiblesse chez un être intelligent et bien né, eh bien! épouse-la!

--C'est justement ce que je compte faire, murmura-t-il d'une voix sourde... Voilà pourquoi je t'ai appelé.

--Ah ça! est-ce sérieux?

--Très sérieux. Tu seras mon témoin avec Dansonnet... Nous irons loin, très loin, pour la cérémonie.

--A Gretna-Green?

--Merci! un mariage contestable qui m'exposerait à un lâchage, non! Une fois marié, tu conçois, hein? je lui donne la moitié de ma fortune afin qu'elle se taise; nous revenons ici et personne ne se doute de la chose.

--Sophie connaît tes intentions?

Elle ne sait rien.

--Il me semble pourtant qu'avant tout il faudrait la consulter.

--C'est juste.

Ratillac sonna son valet de chambre et le pria d'aller chercher la cuisinière. Lorsqu'il prononça ce mot, je le vis sursauter comme mû par une révolte intérieure, mais il se reprit quand Sophie parut sur le seuil. Je la regardai pour la première fois avec attention. C'était une fort belle fille, ma foi! Un visage d'un teint chaud, d'ovale correct et plein, des cheveux épais d'un noir admirable; des yeux bleus, d'un bleu qui semblait refléter le glauque azur de l'Océan, sur les côtes du Calvados, les jours d'été. Joignez à cela la plastique robuste et harmonieuse d'une déesse grecque. Ah! par exemple! des mains qui gâtaient tout!

La pauvre fille pensait qu'on la convoquait à cause de sa lettre. Elle se tenait éloignée, la tête basse, tandis que ses doigts se promenaient sur l'ourlet de son tablier, dont elle avait relevé le coin sur sa hanche opulente. Ratillac, aussi gêné qu'elle pour le moins, taillait un crayon, croyant se donner une contenance. Quant à moi, je m'étais étendu derrière lui sur un sopha où je feuilletais le dernier numéro de la Revue Rose.

--Sophie, Sophie... So... So... So... phie, bégayait le baron sans venir à bout d'entamer l'entretien.

Elle, plus hardie, eut un geste de détermination brusque, fixa son maître de son regard brave, et de sa voix de garçon:

--C'est pas tout ça! s'écria-t-elle, et y a pas tant de façons à manigancer; j'm'en vas pace qu'il le faut et j'en ai du chagrin, vrai! ben du chagrin!

A ce moment, son mâle organe s'adoucit et se voila même, comme trempé subitement de larmes intérieures.

Elle poursuivit:

--Que mosieu ne rejimbe pas! C'est jeudi jour de veau, je le sais: on le lui servira son veau! je le cuirai avant que de partir!

Ratillac se tourna vers moi.

--Elle a du cœur, murmura-t-il.

--Elle fera une baronne exquise, lui soufflai-je ironiquement dans le dos.

Il haussa les épaules, et s'adressant à son cordon bleu:

--Vous l'aimez donc, votre fiancé?

--Moi, non; mais ce qui est convenu, pas vrai? est convenu.

--Alors, vous tenez à vous marier?

--Dame, écoutez, faut faire une fin. Je suis t'encore une sagesse, comme on dit chez nous, et bea que ça me taquine pas, je finirai peut-être par fauter avec un de vos enjoleux de Parisiens.

Ratillac s'était de nouveau penché de mon côté et me susurrait comme pour s'enhardir:

--Une sagesse, tu entends?

A quoi je répliquai:

--Pour ce que tu en feras de sa sagesse!

Nouveau geste de mauvaise humeur du baron qui, dans un effort, prononça ces paroles mémorables:

--Sophie, si vous le voulez, je vous épouse.

La cuisinière porta la main à son front, pâlit, rougit, chancela, et puis, partant d'un gros sanglot:

--C'est mal de se gauser d'une fille de la campagne... Ah mosieu! j'en gâcherai mon dîner!

--Ne faites pas cela! hurla Ratillac que le présent souciait plus encore que l'avenir. Je vous parle sérieusement, entendez-vous? Et ça ne traînera pas! J'écrirai à vos parents; vos papiers seront ici dans trois jours. Dans quatre, nous filons dans mon pays où la cérémonie aura lieu...

--Devant M. le maire?

--Oui, certes, et devant M. le curé. Allez, Sophie, allez... Ah! un mot, je vous prie: qu'est-ce que vous nous donnez à manger ce soir?

--Des grives aux truffes et une timbale à la surintendante.

--Très bien... Les truffes? bonnes?

--Oui, mosieu... bien sentantes.

--Allez, allez, Sophie, allez, ma fille.

Dès que la fiancée du baron eut disparu, je ne pus réprimer un formidable éclat de rire.

--Mais puisque personne ne le saura, répétait le baron vexé de mon hilarité. Elle n'a aucune relation: c'est une sauvage, elle parle à peine aux fournisseurs. Un matin, je l'ai suivie au marché... elle achète à la muette.

Je rentrai chez moi, me demandant en route si j'avais rêvé.

*
* *

Je n'avais pas rêvé. Deux semaines plus tard, jour pour jour, nous rentrions à Paris: moi, le couple et les trois autres témoins. Ais-je dit que Ratillac avait trouvé pour Sophie deux complaisants du Club et s'était assuré de leur discrétion?

Ils n'ouvrirent pas la bouche à propos de l'incident... Sophie imita leur réserve...

Les choses avaient repris leur cours accoutumé, et, par une chance inexplicable, la divine cuisinière n'avait en rien affirmé son droit de peindre un tortil sur son panier à provisions. Discrète et réservée comme par devant, elle attendait quelle lût mandée par son maître pour l'approcher ou l'entretenir.

Une nuit que ce dernier s'était attardé au cercle en un bridge intéressant, il regagna son entresol, maussade et grognant contre la partie qui avait reculé l'heure de son coucher. Son valet de chambre, qui ne l'attendait jamais le soir, avait, suivant son habitude, fait, avant de se retirer, la couverture du lit et disposé les menues affaires de nuit à leur place habituelle. Ratillac,--entré d'abord dans son cabinet de toilette où il s'était hâtivement dévêtu--se dirigeait, son bougeoir à la main, vers sa couche d'Épicurien pressé de s'affaler sous l'édredon, quand il aperçut une forme qui déterminait une saillie importante sous les couvertures piquées de satin rouge. Son premier mouvement fut de s'emparer de son revolver qu'il tenait tendu d'une main tandis que, de l'autre, il avançait le flambeau dans la direction de la forme toujours immobile. Un ronflement sonore l'avertit que l'ennemi n'était pas à craindre, pour le moment. «Si c'était une feinte de voleur, pensa-t-il, ou une farce de Dansonnet, ou bien...»

A ce moment la forme tournée vers la ruelle se retourna... Et le visage de Sophie apparut à Ratillac consterné!

--C'est toi, mon petit homme, fit-elle en s'étirant, viens vite, tu vas attraper froid.

Le baron sauta sur son pantalon à pied qu'il enfila fiévreusement. Il passa non moins vivement son veston d'intérieur, alluma les chandeliers à branches de la cheminée, et, s'approchant de l'alcôve où Sophie baillait sur le dos, la tête soutenue par ses bras admirables:

--Ah ça, êtes-vous folle? s'écria-t-il.

--Moi, folle, nenni dà! c'est toi qu'est fol. Qun qu'ta cru, mon gars? que je m'avais marié pour de rire? m'man m'a écrit et p'pa aussi... Y vont venir nous voir: j'sis ti ta femme? oui, eh ben alors? Faut que tout ça change ou j'irons devant les autorités.

--Sophie, Sophie, gémissait le baron, écoutez-vous parler?

Mais elle:

--Tu serais ben mieux au lit pour m'causer, va!... Enfin ce sera plus tard: j'ai attendu la chose quasiment trente ans, c'est pas un jour de plus... pas vrai? qui... D'ailleurs, il y a quelque chose de plus sérieux, j'sis baronne, hein? et riche, hein? j'veux fainéanter à cette heure. Tantôt j'ai retenu une cuisinière!

--Une cuisinière!!! mais c'est la fin du monde... Et mon veau, malheureuse!...............................

--Je tiens de Blaise, le valet de chambre du baron, qu'il le trouva le lendemain évanoui sur le tapis de sa chambre à coucher. Quand il revint à lui, ajouta Blaise, il me régla mes gages et me fit faire ses malles. Sophie avait achevé les siennes qui furent chargées à côté de celles de son maître, sur un fiacre qui prit la direction de la gare de l'Ouest. Je ne sais où ils sont allés... M. le baron était si original! il habite certainement quelque endroit caché avec sa dame. Enfin, je n'ai plus entendu parler de lui; et vous, monsieur?

--Ni moi non plus.

Cette entrevue avait lieu huit jours après l'événement. Aucune nouvelle par la suite, en sorte que Ratillac et sa femme m'étaient sortis de la mémoire. Mais voilà que, deux ans plus tard, je recevais de Baltimore une lettre ou l'émigré débutait en me contant la fameuse nuit jusqu'à l'évanouissement. Il passait ensuite à la fuite au Havre, à la traversée de l'Océan et au séjour à Baltimore où son ex-cuisinière jouait la grande dame, avait chevaux, voitures, laquais, chef, marmitons, etc.

Et dans un élan de sincérité qui prouve son persistant esprit, le baron finissait en ces termes:

--Et le plus dur, mon cher, c'est que Sophie est toujours une sagesse et qu'elle ne se gêne pas pour me traiter de «propre à rien», devant nos gens qui se moquent de moi!

Adrien Marx.



QUESTIONNAIRE

N° 15.--Lettres d'Amour.

Quels sont les Grandes Amoureuses et les Amants célèbres qui ont écrit
les plus belles Lettres d'amour?

(14 juin 1890.)

RÉPONSES

Il n'existe aucune lettre d'amour antique, et, sur ce chapitre, Aristote est muet. Nous y gagnons d'être délivrés des Grecs et des Romains; pour ce qui est du reste, depuis trois mille ans, je ne vois que trois Grandes Amoureuses dont les Lettres sont classiques:

Héloïse, l'Abbesse du Paraclet.--Marianna Alcaforado, la Religieuse portugaise.--Mlle de Lespinasse.

Ces trois femmes offrent les exemples les plus caractéristiques des malheurs de l'amour terrestre, et leurs amants ont été des bourreaux.

Le cadre d'un portrait ne permet pas d'y grouper les figures et d'y représenter les scènes d'un tableau historique; il suffira donc de jeter un regard à vol d'oiseau sur les siècles passés.

Avant Héloïse et Abélard, il faut mentionner le roman mystique de Radegonde et de Fortunatus aux temps mérovingiens; mais les épîtres en vers latins ne sont pas des Lettres d'amour.

Au moyen-âge, les damoiselles envoyaient leurs chevaliers guerroyer au bout du monde; quand ils revenaient, elles épousaient l'invalide de leur choix. En ce temps-là, les rubans de couleur coûtaient cher, et ceux qui les méritaient se vantaient de ne savoir pas écrire.

Voici les Valois et l'Escadron volant de Catherine de Médicis; François 1er et sa cour fleurie de dames comme un jardin de roses. Puis viennent les Frondeuses, les Amoureuses et les Précieuses du Siècle de Louis XIV, remplacées par les Bergères galantes du dix-huitième siècle.

Sous la Révolution, l'Empire et la Restauration, on voit apparaître les luths et les harpes, les lacs et les nacelles, les romances et les rêveries de l'École du Spleen: Werther, René, Don Juan, Adolphe, Corinne, l'épistolière, toute la lyre des derniers bardes, tout le piano des premiers psychologues.

Ce n'est pas à dire qu'il n'y eut plus de Lettres d'amour, il y en a même trop; on est presque tenté d'admirer Mme Récamier, l'Amour en buste, qui pouvait correspondre avec cinq cents de ses amis, sans leur donner l'amour en style.

Il a donc fallu mille ans pour faire éclore cette fleur d'amour, cette rose dont le parfum s'exhale encore des pages jaunies de ses Lettres latines en écriture gothique: Héloïse; puis encore sept siècles pour retrouver l'écho de son éternel soupir dans celles de Marianna. Depuis, le monde n'a plus entendu cet accent; mais l'amour a toujours respiré et il respire encore. Ainsi soit-il!--Divers Correspondants.

Toutes les femmes, sans exception, quand elles aiment ou s'imaginent aimer, ont la manie d'écrire des lettres. Quelques-unes, ayant entendu dire que les paroles volent et que les écrits restent, croient d'une prudence consommée d'ajouter: «Brûlez cette lettre.» L'expérience devrait pourtant leur avoir appris qu'on ne garde que celles-là.--Sélibater.

Il n'y a rien de plus bête qu'une lettre d'amour écrite par un véritable amoureux; d'où je conclus que toutes les belles épîtres de nos adorateurs ont été composées par des gens qui ne l'étaient pas du tout.--Ninon.

Assez d'autres sans moi disserteront sur les Lettres historiques des Grandes amoureuses et des Amants célèbres. J'ai pensé que la correspondance des Petites amoureuses et des Amants inconnus servirait d'ombre à ces tableaux classiques. La plus belle poésie est celle qui chante l'aimée; la plus belle musique, c'est sa voix: le plus beau tableau, son portrait; la plus belle statue, son corps; le plus belle édifice, sa maison; la plus belle Lettre d'amour, celle qu'elle griffonne avec des fautes d'orthographe.--Véra.

Je possède sept Lettres d'amour du dix-huitième siècle, sept modèles échelonnés qui, à cette époque, constituaient la Stratégie de l'Amour, le siège en règle d'une femme. Selon les réponses ou le silence, chaque modèle était en double. Au numéro 5, les travaux d'approche étaient terminés, le numéro 6 ouvrait la brèche, et, après le numéro 7, on plantait le drapeau. Si la place était déjà prise et occupée, ou bien défendue, on levait le siège et on allait chercher meilleure fortune ailleurs. Aujourd'hui, la tactique a tellement changé que cette stratégie de l'amour semblerait aussi démodée que celle de la guerre.--Vieux Jeu.

Le Questionnaire de l'Illustration me rappelle que j'ai formé une collection de Lettres d'amour de tous les temps et de tous les pays; j'ai pensé qu'on accueillerait volontiers quelques échantillons choisis de ces curiosités, sous le pavillon de la devise de la Jarretière: «Honni soit qui mal y pense.»

Mais, ma chère amie, je suis si distrait. Ce n'était donc pas vous?--La Fontaine, à Mme de la Sablière.

Votre Majesté est une bégueule.--Louis XV.

Le jeune roi écrivit ces cinq mots, après avoir soufflé sur une glace, à la reine Marie Leczinska, qui lui rappelait que le vendredi (Veneris dies) était un jour d'abstinence.

Madame, je veux bien vieillir en vous aimant, mais non mourir sans vous le dire.--Chamfort.

Vous méritez d'être pendu.--Louise Contat.

A votre cou, mademoiselle.--Beaumarchais.

Vous avez trop de bonheur, la corde cassera.--Louise Contat.

Si votre retraite est irrévocable, elle ferme du même coup à vos adorateurs le Temple de Vénus et l'Autel de Thalie.

Ite, missa est.--Sophie Arnould.

Mon Frédéric, je t'aime comme une folle, je t'embrasse comme ça, tu as un beau front, mais je n'aime pas les gilets boutonnés jusqu'en haut.--Paméla, à Frédéric Soulié.

Mademoiselle, vous avez la jeunesse, la beauté, la fortune, l'amour; dites-moi seulement ce que vous pouvez encore désirer?--Prince.

Dormir toute seule.--Cora Pearl.

Voilà, monsieur, toutes les Lettres d'amour que j'ai sur moi, et elles ne sont pas neuves.--Un collectionneur d'autographes.

Que de perles dorment au fond des mers, que de fleurs ont passé sans avoir été respirées! Les poètes ont un encrier dans la tête; celui des femmes est dans le cœur, et elles écrivent avec leur sang. Les amantes passionnées ont le génie de l'amour et leurs lettres sont inimitables, et voilà pourquoi toutes les femmes écrivent bien.

Nos grand'mères du dix-huitième siècle écrivaient des billets pleins d'esprit, de grâce, de charme et de tendresse, sans savoir l'orthographe, ce qui prouve bien qu'en matière de style et de littérature la grammaire est inutile et le dictionnaire dans son tort.--L'Académicien de province.

A quoi sert de rimer, à quoi bon un poème,

Puisque tout peut se dire en trois mots: Je vous aime.

Distic.

Il y a des gens prosaïques qui ont ridiculisé les plus belles choses, comme les orgues de Barbarie ont écorché les plus beaux airs. Cela n'empêche pas de sentir l'amour, la poésie et la musique; mais il n'y a plus de périphrases pour dire: «Je vous aime.» Une femme rirait au nez d'un amant qui lui dirait à genoux: «Vous êtes un ange!» On n'entend plus cela que dans les vaudevilles. On n'ose plus se servir des mots doux et charmants de la tendresse; quand on veut parler d'amour, on ne trouve que des rengaines ou des phrases de romans de femme de chambre. La Bruyère a consacré un chapitre de regrets aux vieux mots du langage abandonnés, démodés, défigurés, dénaturés; que dirait-il des mots du cœur qu'on a déshonorés?--Le Vieux Classique.

(A suivre.)

Charles Joliet.



NOTES ET IMPRESSIONS

Il n'y a sur cette terre qu'hypocrisie et mensonge.
Bismarck.

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* *

Nous patinons sur un? mince glace, et notre salut est dans notre promptitude.
Emerson.

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* *

Il y a une politique qui soutient l'Église comme une maison qu'on étaye pour la démolir.
Fr. de Mérode.

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* *

La philosophie a ses nomades qui traversent tous les systèmes pour le seul plaisir de voir changer le paysage.
Mgr d'Hulst.

*
* *

Qui se donne au rêve est perdu pour la vie. (Reliques.)
Jules Tellier.

*
* *

Le chagrin, c'est encore la vie; l'ennui, c'est le néant.
Louis Lacombe.

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* *

Meurs si tu veux: demain, ceux-là mêmes qui croyaient t'aimer ne sauront plus ton nom. (Ibid.)
Jules Tellier.

*
* *

Il n'est pas de hasard au service des sots.
Emile Gaboriau.

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* *

La vertu des femmes est comme la science des médecins: tout le monde en médit, et chacun, à l'occasion, compte sur elle.

*
* *

«Fin de siècle! fin de siècle!» les dernières folies de jeunesse d'un vieillard.
G.-M. Valtour.




UNE CÉRÉMONIE BOUDDHIQUE A PARIS.--Offrande de l'encens à Bouddha.




THÉÂTRE DU VAUDEVILLE.--«Liliane», comédie en trois actes, de MM. Félicien Champsaur et Léopold Lacour. Liliane (Mlle Brandès) rendant à son mari (M. Candé) la reconnaissance souscrite au banquier Giraud.

Palais-Royal: Les Joies de la paternité, comédie en trois actes, de MM. Alexandre Bisson et Vast-Ricouard.

Mme Cabibol adore les enfants, à ce point qu'elle a pris pour l'avenir des précautions qui lui assurent une nombreuse famille. C'est elle qui a choisi son gendre; elle la pris solide, bien râblé avec une chevelure abondante. Cabibol qui a lu la Bible est persuadée que la force de l'homme est dans les cheveux. En quoi elle s'est trompée, la brave darne, car M. Cascaret, qui a été l'époux heureux d'Estelle, n'était rien moins qu'un Samson ou un Hercule. Le brave garçon ne portait pas précisément perruque, mais son front dénudé s'abritait sous une réchauffante. Voilà ce qui a trompé Mme Cabibol, qui depuis huit mois que sa fille s'est mariée n'entend pas parler de la venue du moindre Cascaret. Aussi elle taquine, elle vexe, elle irrite son gendre à tel point, par des allusions incessantes et du plus mauvais goût, sur tout et à propos de tout, que le malheureux a fui la maison de sa belle-mère. Il a réintégré son appartement de garçon.

La vengeance de Mme Cabibol l'a poursuivi jusque-là, car la belle-mère a acheté une créance contre le mari de sa fille: en vertu de son droit de créancière elle fait tout saisir chez lui, et Cascaret, exaspéré contre de tels procédés qui sentent peu les liens de famille unie, brise à coups de marteau ses meubles un à un, ce qui est un moyen comme un autre de faire enrager les belles-mères.

Chaque auteur dramatique a sa cible sur laquelle il tire. M. Scribe visait particulièrement les avoués, Duvert, les notaires; «Dieu me garde, monsieur, de confondre les notaires avec les imbéciles! Je sais trop la différence; d'abord le nombre des notaires est limité», a dit Duvert. M. Bisson fait la guerre aux belles-mères et avec un bonheur qui a fait une partie du succès du Député de Bombignac et qui a assuré la vogue des Surprises du divorce. Il travaille ce côté comique du mariage. Le voici maintenant, avec les Joies de la paternité, passé aux babies et, je dois le dire, cette orientation ne lui a pas porté bonheur. Ce poupon passé de mains en mains, avec ses cris, ses inconvénients, ses accidents, n'est guère comique au théâtre. Les effets drolatiques ou tragiques de nursery sont bien vite épuisés et, au bout de quelques instants, le public reste froid à toutes ces farces autour du berceau.

Il est un autre sentiment de gêne qui inquiète la salle tout entière et la rend réfractaire à toutes les plaisanteries sur les malaises, sur les nausées, sur l'état intéressant des femmes enceintes. Aussi, cette comédie de M. Alexandre Bisson se ressentait-elle de toutes ces résistances, et toute la bonne humeur, tout l'esprit de l'auteur, perdaient un peu leur temps. La salle n'écoutait que d'une oreille distraite cette histoire, qui s'annonçait par ses premières scènes comme une excellente comédie, car, au milieu du désastre commis par Cascaret sur son propre mobilier, Mme Cabibol faisait irruption chez son gendre, non pour l'invectiver cette fois, comme à l'ordinaire, mais pour l'embrasser avec effusion.

Mme Cabibol, sur les assurances de sa fille, entrait dans les joies de la grande maternité, et, suivant le contrat de mariage, elle donnait une somme de cent mille francs pour don de joyeux avènement à son gendre, au bénéfice de l'enfant qui allait bientôt naître. Le rapprochement est donc acquis au ménage Cascaret. Cascaret a bien le temps d'écouter tout cela! Il ne prend pas garde à ce que dit sa belle-mère, il a la tête ailleurs, le pauvre homme! Une lettre de Clara, une ancienne maîtresse, lui annonce qu'elle a, depuis un mois, donné le jour à un enfant, qui porte le nom d'Anatole. Si à la fin du jour elle n'a pas reçu dix mille francs, Clara enverra dans le ménage Cascaret le petit bâtard. Cascaret a à peine le temps d'éviter l'orage, et pendant qu'il court Paris, cherchant la nouvelle adresse de Clara, Mme Cabibol installe une nourrice au foyer conjugal, la mère avec l'enfant. Mme Cabibol et Mme Cascaret feront leurs études préparatoires. Aussi, lorsque Cascaret rentre chez lui, effrayé de la lettre de Clara, et qu'il trouve cette Bourguignonne et le moutard installés dans son domicile, il ne doute pas que Clara n'ait été fidèle à ses menaces. Peu à peu, il se fait pourtant à cette idée de paternité en voyant sa femme et sa belle-mère prendre aussi bien la chose, et entourer de tous leurs soins le nouveau venu. Cascaret met cela sur le compte de la passion de la maternité même pour des enfants illégitimes. Tout le monde raffole du petit de Clara.

Si drôles qu'ils soient, les quiproquo ne peuvent pas longtemps durer. Cette charge a, elle aussi, sa fin. Tout se découvre: l'enfant choyé de la maison est bien celui de la nounou, il faut le rendre à ceux qui le réclament en vertu des «justes noces», comme dit la loi romaine. Quant à Clara, une lettre du commissaire de police fait justice de ce chantage. La lettre de Clara est une circulaire à tous ses anciens amants. Cet Anatole n'a jamais existé; c'est une invention à l'aide de laquelle elle soutire l'argent aux gens qu'effraye ou que passionne la recherche de la paternité.

Ces trois actes sont joués à merveille par MM. Daubray et Saint-Germain. Mme Mathilde est bien amusante dans le rôle de la belle-mère. La nourrice Sidonie est jouée par Mme Lavigne avec une fantaisie désopilante. Mlle Durand et sa camarade, Mlle Cheirel, ont fait de leur mieux dans des personnages de second plan.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

Spectacles contemporains, par le vicomte E. Melchior de Vogue, de l'Académie française. 1 vol. in-12, 3 fr. 50. (Armand Colin et Cie, éditeurs).--Le théâtre dont il s'agit est le théâtre politique; ces spectacles sont les actes successifs joués sur des scènes différentes, à Rome, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, en Asie, en Afrique, du même drame, sans unité de lieu ni de temps, que la vieille Europe a vu se dérouler, et dont elle attend le dénouement pour en saisir l'unité d'action. Après le coup porté, en 1870, à l'équilibre européen, des questions nouvelles s'étaient posées qui semblaient devoir suffire à l'activité des peuples; les événements de ces quinze dernières années, la mort d'un pape et de deux empereurs, l'avènement d'enfants à d'anciens trônes, l'expansion de nos races sur les continents jaune et noir, en ont fait surgir d'autres. Cette fin de siècle semble, dans l'ordre politique, social et économique, se hâter d'établir le bilan des problèmes que le siècle prochain, déjà si voisin de nous, aura à résoudre; elle lui taille son ouvrage. Ces problèmes, M. de Vogue a su les démêler dès qu'ils se sont fait jour au cours des événements quotidiens, et il en a précisé les termes avec une netteté et, une largeur de vues singulières. Les pages qu'il rapproche aujourd'hui et dont la majeure partie nous était déjà connue, sont, bien que dépourvues de lien apparent, les chapitres isolés d'un tout que domine une idée unique. Là sont posés, en quelque sorte, les articles du testament que le dix-neuvième siècle va livrer dans dix ans au vingtième et sur la liquidation duquel le procès va s'ouvrir. M. de Vogue, qui n'hésite pas à aller se faire des opinions sur place et qui a pris ses contacts avec tout ce qui compte en Europe, était bien situé pour juger impartialement et de haut. Rarement s'est rencontrée liberté d'esprit pareille à la sienne, et si sa conscience le porte à s'excuser presque d'avoir envisagé les choses d'un œil et d'un cœur trop français, la nôtre ne nous laisse aucun scrupule à l'en louer tout particulièrement.

L. P.

La voix parlée et chantée.-Première année, I volume in-8°, à l'administration du journal, 82 avenue Victor-Hugo.--Cette curieuse autant qu'utile publication vient de terminer sa première année, et avec assez d'éclat pour que son succès soit désormais assuré. C'est qu'à notre époque où «l'art de bien dire» n'est plus l'apanage exclusif de la chaire, du théâtre et des salons, mais s'est étendu, on pourrait le dire, à l'universalité des catégories de citoyens, qui tous peuvent être appelés à un moment donné à défendre publiquement leurs intérêts, l'apparition d'un organe consacré à la conservation, à l'amélioration de cet admirable instrument, la voix, répondait à un vrai besoin. Le docteur Chervin, qui dirige cette Revue avec une compétence rare puisqu'elle s'appuie sur de nombreuses années de pratique, peut donc aller de l'avant: il sera suivi.

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ASSOCIATION DES DAMES FRANÇAISES

Nous signalons à nos lecteurs la vente de charité patriotique que l'Association des dames françaises, dont le siège central est 24, boulevard des Capucines, fera dans les salons du ministère des affaires étrangères, quai d'Orsay, les 26 et 27 février.

Chacun voudra contribuer à grossir les ressources que l'Association consacre, chaque année, au soulagement des militaires malades ou convalescents, et des victimes des calamités publiques.

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Nous rappelons que l'Association ami cale des anciens élèves de l'École centrale des arts et manufactures donnera son 5e bal annuel samedi prochain, 28 février, dans les salons de l'Hôtel Continental.

Ce bal s'annonce comme devant avoir un éclat exceptionnel.

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Le maire de la ville de Rouen a l'honneur de porter à la connaissance des intéressés que la direction du Théâtre-des-Arts sera vacante à partir du 16 mai 1891.

Les demandes relatives à l'exploitation de ce théâtre sont reçues dès à présent à la mairie.

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LE GLACIER DE LA SEMOY

Nous avons déjà enregistré plusieurs des phénomènes produits par le long et rigoureux hiver de cette année. En voici un plus extraordinaire que tous les précédents, et d'autant plus actuel qu'il dure toujours et qu'il se prolongera probablement longtemps encore: c'est un glacier de plus de deux mètres d'épaisseur qui s'est formé en quelques instants et qui recouvre les terres de la vallée de la Semoy, dans le département des Ardennes, sur une longueur de plusieurs kilomètres.

La Semoy est une rivière qui prend sa source dans le Luxembourg et qui se jette dans la Meuse, en territoire français. Comme tous les cours d'eau de la région, elle était gelée à une grande profondeur lorsqu'arriva le dégel, le 29 janvier dernier. La débâcle fut très violente; les glaçons allèrent s'amonceler devant le pont de Thilay dont les arches, trop étroites pour leur donner passage, formèrent barrage. Aussitôt, la rivière déborda, puis, brusquement, le barrage céda et les eaux, retrouvant leur écoulement, rentrèrent dans leur lit, mais en déposant sur les terrains quelles venaient d'envahir les glaçons qu'elles charriaient. Ceux-ci forment un immense glacier recouvrant les deux côtés de la vallée, sur les territoires des communes de Sorendal, Falloué, les Hautes Rivières, Nohan, Thilay, Navaux, Tournavaux, etc. Telle est l'épaisseur de la banquise qu'elle a résisté à la température relativement élevée depuis un mois et qu'on a lieu de craindre qu'elle résiste pendant plusieurs semaines encore, si des pluies chaudes ne la fondent pas. L'une de nos gravures reproduit l'aspect de cette mer de glace en aval des Hautes Rivières; l'autre représente la tranchée creusée par un détachement du 91e de ligne, pour déblayer la route de Thilay à Hautes-Rivières, sur une longueur de près d'un demi-kilomètre.

EN RUSSIE

Nous avons publié, la semaine dernière, afin d'inaugurer en quelque sorte une excursion en Russie, une gravure représentant une Cuisine en plein air à Moscou.

La vie russe a une physionomie parfaitement originale. Chacun des aspects dans lesquels elle se révèle atteste cette originalité. Ici c'est la ville, avec ses belles avenues, ses riches équipages, et aussi, dans les recoins obscurs, avec sa population misérable, cette population naïve et mystique si merveilleusement évoquée par Dostoïevsky. Là, c'est la campagne, immense, uniforme, presque sans arbre, et où le voyageur, le plus souvent, n'aperçoit guère autour de lui que le cercle infini de l'horizon. Si disparates que semblent d'abord la ville et la campagne russes, il existe entre elles, cependant, une harmonie indéfinissable. C'est probablement que l'âme slave règne partout la même, d'un bout à l'autre de cet empire immense, et que, comme elle, nous finissons par retrouver de tous côtés des témoignages de cette patrie qu'elle vénère sous son titre religieux: la Sainte Russie.

Aujourd'hui, c'est, dans la campagne russe que nous conduit M. de Haenen. Après un long hiver, durant lequel la neige s'est accumulée dans des proportions dont nous n'avons nulle idée, le soleil a reparu tout à coup. La transition est d'une soudaineté extraordinaire. Plongée pendant plusieurs mois dans une obscurité presque constante, la campagne russe se réveille un beau matin en pleine lumière, en pleine chaleur. La fonte de la neige, il est vrai, dure au moins une quinzaine de jours, et transforme le pays en un vaste lac. Mais bientôt il n'y paraît plus: la terre sort de son long ensevelissement, toute rajeunie et toute prête à rendre en pain au cultivateur les soins que celui-ci lui a donnés.

C'est à ce moment, aussitôt après le dégel, qu'ont lieu, dans la Russie entière, ces curieuses et touchantes cérémonies de la bénédiction de la terre, des maisons, des récoltes et des troupeaux.

Qu'on imagine, en effet, ces champs illimités, sans un arbre, sans une éminence qui en rompe l'uniformité, et, au milieu de ce désert labouré, ce groupe étrange formé par le pope du village le plus voisin, son bedeau et un paysan porteur d'un seau d'eau bénite. Vêtu de sa pauvre chasuble, le pope bénit la terre! Il a, dans sa main droite, quelques petites branches de bouleau qu'il trempe, de temps en temps, dans le seau que porte le paysan, et il asperge le sol autour de lui. Il a, de la sorte, des kilomètres et des kilomètres à parcourir, car il doit traverser, dans toute leur longueur, les champs cultivés qui dépendent de sa commune. Aussi, se dépêche-t-il! Ce groupe étrange, en effet, marche, dans la terre encore détrempée, avec la plus grande rapidité possible. Parfois même il semble courir.

Mais, après la bénédiction de la terre, le pope n'a pas fini! Il rentre au village et il lui faut maintenant bénir chaque maison, où il trouve, suivant la tradition, le pain et le sel. Et, après avoir béni chaque maison, il bénit les troupeaux, et c'est là le sujet de notre seconde gravure.

Sur la place du village, une table, recouverte d'une nappe bien propre, a été disposée. Elle sert d'autel. Deux cierges y sont allumés, à côté du pain et du sel; sur un escabeau est placé le seau d'eau bénite.

En demi-cercle, devant cet autel improvisé, les paysans rangent tous leurs bestiaux, bœufs, vaches, moutons et chevaux. Quelques-uns même sont arrives à cheval et se font bénir un peu en même temps que leur monture.

D'autres paysans ont fait venir, non seulement leur bétail, mais leurs instruments de labourage. C'est ainsi qu'on remarque, au milieu de notre gravure, deux bœufs accouplés et attelés à leur charrue. Un autre paysan fait bénir sa récolte. Il a chargé son foin et sa paille sur une charrue et les a amenés au milieu de la place du village.

Les paysans, en habits de fête, ont tous quitté leurs chaumières, qui s'élèvent çà et là, autour de la place. Les uns sont des cultivateurs aisés, comme on peut le reconnaître à leurs costumes. Les autres sont des domestiques ou des servantes de ferme.

Naturellement, le seigneur du village assiste lui aussi à la cérémonie. Il est là avec toute sa famille et tous ses amis. D'ailleurs, c'est, en même temps qu'une solennité religieuse, une fête populaire. On sent que la joie de revoir le soleil--qui, depuis plusieurs mois ne faisait plus que de brèves apparitions--remplit le cœur de chacun.

Notre gravure représente le pope au moment où il bénit. De même que pour les champs et pour les maisons, il se sert, en guise de goupillon, de quelques rameaux de bouleau, l'arbre sacré par excellence de la Russie. Toutefois, il ne se promène pas au milieu des troupeaux. Le geste de la bénédiction suffit.

Pour finir, notons cette particularité qui, de même que tous les détails de ces diverses cérémonies, est fort touchante: le pain qui se trouve sur la petite table transformée en autel, et qui a été fourni par l'un des habitants du village, reste au pope, dont il constitue le casuel.

UNE CÉRÉMONIE BOUDDHIQUE A PARIS

C'est la destinée du Japon de n'avoir depuis son origine rien de personnel: partout on retrouve, dans ce pays, l'imitation étrangère et, plus particulièrement, l'intervention chinoise. Sa religion n'a pas échappé à cette loi Son culte primitif, le shintoïsme, l'adoration des forces de la nature, a disparu devant le bouddhisme qui forme aujourd'hui la religion de plus de 800 millions d'hommes.

L'invasion a été rapide: les temples bouddhiques couvrent, à l'heure actuelle, le Japon d'un bout à l'autre, desservis par 83,000 bonzes et 35,000 novices, alors qu'il subsiste à peine par province un Mya ou temple de l'ancien culte des Kamis.

Deux bonzes de l'une des innombrables sectes qui subdivisent le bouddhisme, Kô-Idzumi Riau Taï et Yoshitsura-Kogen, amenés en France comme chapelains à bord de deux cuirassés de leur nation, ont célébré, au musée Guimet, une cérémonie, le Hau-on-Kan ou action de grâces à Sin Ran, le fondateur.

La secte Sin-Siou, qui ne comprend pas moins de dix branches, est une des plus florissantes actuellement au Japon, elle y compte à elle seule 19,196 temples et 17,176 bonzes de tous rangs. Elle dirige un très grand nombre d'écoles primaires, secondaires et supérieures, et a, pour répandre ses doctrines, ses prédicateurs, ses revues, ses journaux.

La cérémonie, dont notre dessin reproduit un des épisodes principaux, a eu lieu dans la bibliothèque du musée Guimet, transformée en temple pour la circonstance.

La mise en scène avait été particulière ment soignée, sauf un tapis moderne français qui s'étalait sur le sol à la place du tatami traditionnel.

Comme accessoires, une armoire laquée dont les portes sont grandes ouvertes: un brûle-parfum en bronze placé sur une table et deux gongs de formes différentes, le Kei et le Yarougan, le premier découpé en feuille de lotus. Deux fauteuils devant lesquels, sur de petits trépieds, sont placées deux corbeilles renfermant des feuilles d'or et le livre de prières, complètent l'ensemble.

L'accessoire principal est l'armoire dans le fond de laquelle, au milieu d'étoiles jaunes et de perles bleues, se détache la statue d'Amida Butzu, le bouddha suprême, sur un Mon en forme de feuille de figuier. Devant lui brûle une bougie et se dresse tout un petit échafaudage de pâtisseries blanches coupées en losange.

A dix heures la cérémonie commence, le public se place dans la salle et les deux bonzes font leur entrée.

A première vue, il est difficile de les reconnaître pour des Japonais, ils n'en ont pas le type et ressemblent bien plutôt à des Annamites ou à des métis chinois.

Ce ne sont à coup sûr ni des Japonais du Nord ou de castes, reconnaissables à leur profil fin, à leur nez long et busqué, à leurs cheveux très noirs et très épais, à la teinte enfin jaune olive de leur peau, ni des Japonais du Sud, au type malais si accusé.

Pour la circonstance, ils ont revêtu le costume des bonzes: Kimono de dessous en étoffe blanche et, par-dessus, le Kesa à capuchon, jeté sur l'épaule gauche; à leur poignet pend le chapelet à grains continus. Ils ont, suivant l'usage, laissé leurs Ghetas, souliers de bois de pauwlonia, à la porte, et marchent avec les tabis ou chaussettes en étoffe blanche à gros orteil libre.

La cérémonie va se composer de la façon suivante:

Psalmodie du Hau-on-Kan ou action de grâces à Sin-Ran; puis, lecture chantée du Sukhavati-Vyuha-Sütra, un des interminables poèmes hiératiques sanscrits; enfin lecture de deux éloges au fondateur de la secte, déclamés devant son image, et composés et écrits en japonais par les deux officiants, le tout entremêlé et interrompu par des coups frappés sur les gongs pour attirer l'attention des esprits et des dieux.

Elle débute par une sorte d'introïbo et par l'offrande de l'encens faite à tour de rôle par chacun des bonzes (c'est ce moment que représente notre dessin), pendant que l'autre psalmodie les stances à Amida et jette par terre des fleurs représentées par des papiers dorés, puis se poursuit monotone au son des hymnes alternés.

«LILIANE»

Comédie en trois actes, par MM. Champsaur et Lacour.

Le banquier Giraud a entre les mains les intérêts en France de deux Américaines: mistress Flovers et sa nièce Liliane. Il a acheté pour leur compte un hôtel à Paris, un palais. Mais qu'importent les folies d'argent? Liliane a du chef de son père une cinquantaine de millions trouvés dans des mines. Giraud a songé à trouver un mari à la jeune Américaine, et il a fait là une nouvelle affaire plus lucrative encore que la première, sur laquelle il a touché une remise. Deux preneurs se sont présent s, deux prétendants: Robert de Saulieu, un homme du monde décoré, et Henri Rozal, un ambitieux, candidat échoué aux dernières élections, et pour le quart d'heure secrétaire d'un député. Ces honnêtes gens, au cas ou Liliane voudrait bien d'eux, ont accepté les conditions suivantes: dix pour cent à donner au courtier Giraud sur la somme totale de la dot, quelques centaines de mille francs à droite et à gauche pour quelques agents subalternes qui se sont mêlés de l'affaire. Les clauses de la vente posées, pour mettre fin à la rivalité de M. Rozal et M. de Saulieu, on tire l'héritière au sort. Les deux noms de ces messieurs sont mis dans l'urne: celui qui sortira sera véritablement désigné par le sort pour faire le bonheur de Liliane, l'autre se retirera en galant homme. La chance favorise Henri Rozal qui s'aperçoit alors de l'infamie d'une telle action, car il aime passionnément Liliane, qui l'aime ardemment, et, avec le concours d'une jeune Américaine, lui demande de l'épouser.

Henri Rozal est devenu son époux et, grâce à cette fortune immense, le voilà installé dans son château au bord de la Méditerranée et tentant à nouveau le jeu de la politique. Il réussit. Mais, au moment où il marche vivant dans son rêve étoilé, le banquier Giraud se présente et réclame sa commission que M. Rozal a oublié de payer. Les billets sont là. L'homme d'affaires a l'acte de société à la main; il recouvre pour lui et pour les autres intéressés de la commandite; si dans une heure les trois ou quatre millions n'ont pas été payés, Giraud remettra le dossier entre les mains de Liliane. Cet aveu forcé, Henri le fait à sa femme à genoux. Celle-ci paye et rend à son mari repentant la reconnaissance souscrite à Giraud.

C'est cette scène du second acte, qui se passe dans un décor ravissant, que notre gravure représente.

Le cœur déchire par cette révélation, qui, en tuant en elle le respect pour son mari, tue aussi l'amour, Liliane paye Giraud à la condition qu'il remettra entre ses mains le traité odieux, et elle se sépare d'Henri Rozal, lequel devient député et renverse les ministères. Tout s'arrange entre les deux époux; Liliane revoit Rozal qui, toujours amoureux de sa femme, entre chez elle par le balcon puisque la porte lui est fermée. En face de cette audace d'un amant, entraînée par lui, prise dans ses bras, Liliane pardonne et Henri Rozal rentre en possession, une fois encore, je ne dirai pas de la fortune, mais du cœur de sa femme. La pièce a été supérieurement jouée par Mmes Brandès, Léonide Leblanc, MM. Dieudonné, Candé, Romain, Camis.




ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Voir notre dernier numéro.


Certes non, Mme Barincq ne faisait pas de reproches à son mari, seulement depuis vingt ans elle ne lui adressait pas une observation sans la commencer par cette phrase qui, dans sa brièveté, en disait long, car enfin de combien de reproches n'eût-elle pas pu l'écraser si elle n'avait pas été une femme résignée?

--Va dîner, dit Anie.

Comme il se dirigeait vers la salle à manger qui faisait suite au hall, sa femme le retint.

--Crois-tu que nous avons pu laisser la table servie? dit-elle; ton dîner est dans la cuisine.

--Au chaud, dit Anie.

--Je vais m'habiller, dit Mme Barincq qui était en robe de chambre, je n'ai que le temps avant l'arrivée de nos invités.

Il passa dans la cuisine qui était un simple appentis en planche avec un toit de carton bitumé, appliqué contre la maison, lors de la création du hall, et, comme personne ne devait jamais pénétrer dans cette pièce, l'ameublement en était tout à fait primitif: une petite table, une chaise, un fourneau économique en tôle monté sur trois pieds, dont le tuyau sortait par un trou de la toiture, c'était tout.

--Veux-tu prendre ton assiette dans le fourneau, dit Anie, je ne peux pas entrer.

--Pourquoi donc?

Il se retourna vers elle, car, bien qu'en arrivant il l'eût embrassée d'un tendre regard en même temps que des lèvres, il n'avait vu d'elle que les yeux et le visage, sans remarquer la façon dont elle était habillée; son examen répondit à la question qu'il venait de lui adresser.

Sa robe rose était en papier à fleurs plissé, qu'une ceinture en moire maïs serrait à la taille, et avec une pareille toilette elle ne pouvait évidemment pas entrer dans l'étroite cuisine ou elle n'aurait pas pu se retourner, sans craindre de s'allumer au fourneau.

Ce fut cette pensée qui instantanément frappa l'esprit du père:

--Quelle folie! s'écria-t-il, si tu t'approches d'une lumière ou du feu, tu es exposée au plus effroyable des dangers.

--Je ne m'en approcherai pas.

--Pense-t-on à tout?

--Quand on veut, oui; tu vois bien que je ne te sers pas ton dîner. Sois donc tranquille, et ne t'inquiète que d'une chose: cela me va-t-il? regarde un peu.

Elle recula jusqu'au milieu du hall, sous la lumière d'un petit lustre hollandais en cuivre dont l'authenticité égalait celle du coquemar.

--Eh bien! demanda-t-elle; puisque il est convenu qu'on portera ce soir des toilettes de fantaisie, en pouvais-je inventer une plus originale, et, ce qui a bien son importance pour nous, moins chère? tu sais, pas ruineux le papier à fleurs.

Tout en mangeant sur le coin de la table la tranche de bouilli qu'il avait tirée du fourneau, il regardait par la porte restée ouverte sa fille campée devant lui, et, bien que ses craintes ne fussent pas chassées, il ne pouvait pas ne pas reconnaître que cette toilette ne fût vraiment trouvée à souhait pour rendre Anie tout à fait charmante. Il n'avait certainement pas attendu jusque-là pour se dire qu'elle était la plus jolie fille qu'il eût vue, mais jamais il n'avait été plus vivement frappé qu'en ce moment par la mobilité ravissante de sa physionomie, l'éclair de son regard, la caresse de ses grands yeux humides, la finesse de son nez, la blancheur, la fraîcheur de son teint, la souplesse de sa taille, la légèreté de sa démarche.

Comme elle lisait ce qui se passait en lui, elle se mit à sourire:

--Sois tranquille, et dis-toi qu'aujourd'hui la chance est avec nous. Pouvions-nous souhaiter une plus belle soirée que celle qu'il fait en ce moment, un ciel plus clair, un temps plus assuré? Personne ne nous manquera.

--Tu tiens donc bien à ce qu'il ne manque personne?

--Si j'y tiens! Mais est-ce que ce n'est pas précisément parmi ceux qui manqueraient que se trouverait mon futur mari?

--Peux-tu rire avec une chose aussi sérieuse que ton mariage!

Elle quitta le milieu du hall et vint s'appuyer contre la porte de la cuisine, de façon à être plus près de son père, mieux avec lui, plus intimement:

--Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer? dit-elle; d'ailleurs je ne ris que du bout des lèvres, et ce n'est pas sans émotion, je t'assure, que je pense à mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des yeux que les autres n'ont pas sans doute, s'est imaginée que je n'aurais qu'à me montrer pour trouver un mari, et elle me l'a dit si souvent que je l'ai cru comme elle; il y avait quelque part, n'importe où, une collection de princes charmants qui m'attendaient. Le malheur est que ni elle ni moi n'ayons pas trouvé le chemin fleuri qui conduit à ce pays de féerie, et que nous soyons restées rue de l'Abreuvoir, où nous attendons des prétendants, qui s'il en vient, certainement ne seront pas princes, et qui peut-être ne seront même pas charmants.

--S'ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas; qui te presse de te marier?

--Tout; mon âge et la raison.

--A vingt-un ans il n'y pas de temps perdu.

--Cela dépend pour qui: à vingt ans une fille sans dot est une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une jeune fille; or, je suis dans la classe des sans dot, et même dans celle des sans le sou.

--Voilà pourquoi je voudrais qu'il n'y eût point de hâte dans ton choix. Si tu es sans dot aujourd'hui, notre situation peut changer demain, ou, pour ne rien exagérer, bientôt. J'ai tout lieu de croire qu'on va m'acheter le brevet de ma théière, et si ce n'est pas la fortune, au moins est-ce l'aisance. Les expériences instituées sur la ligne de l'Est pour mon système de suspension des wagons ont donné les meilleurs résultats, et supprimé toute trépidation: les ingénieurs sont unanimes à reconnaître que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce côté nous touchons donc aussi au succès; et c'est ce qui me fait te demander d'avoir encore un peu de patience.

--Je t'assure que je ne doute pas de l'excellence de tes inventions, mais quand se réaliseront-elles? Demain? Dans cinq ou six ans? Tu sais mieux que personne qu'en fait d'inventions tout est possible, même l'invraisemblable. Dans six ans j'aurais vingt-sept ans, quel mari voudrait de moi! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, même si c'est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le sou, qui n'a pas le droit de montrer les exigences qu'aurait la fille d'un riche inventeur.

--As-tu donc des raisons de penser que parmi vos invités il y en ait qui veuillent te demander?

--Il suffit qu'il puisse s'en trouver un pour que je souhaite que celui-là ne soit pas empêché de venir ce soir. L'année dernière les invitations avaient été faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser qu'avec les femmes mariées, et les hommes mariés qu'avec les jeunes filles; cette année, les femmes mariées étant rares, il faudra bien que les jeunes gens viennent à nous, et j'espère que dans le nombre il s'en rencontrera peut-être un qui ne considérera pas le mariage comme une charge au-dessus de ses forces. Je t'assure que je ne serai ni difficile ni exigeante; qu'il dise un mot, j'en dirai deux.

--Eh quoi! ma pauvre enfant, en es-tu là?

--Là? c'est-à-dire revenue des grandes espérances de maman? Oui. C'est peut-être drôle que ce soit la fille et non la mère qui jette un clair regard sur la vie, cependant c'est ainsi. Du jour où j'ai compris que je devais me marier, j'ai fait mon deuil de mes idées et de mes rêves de petite fille, et c'est au mariage lui-même que je me suis attachée, plus qu'au mari. Te dire que j'ai accepté cela gaiement ou indifféremment ne serait pas vrai; il m'en a coûté, beaucoup même, mais je ne suis pas de celles qui ferment les yeux obstinément parce que ce qu'elles voient leur déplaît, les blesse ou les inquiète. J'ai reçu ainsi plus d'une leçon. La mort de M. Touchard a été la plus forte. On pouvait croire qu'il vivrait jusqu'à quatre-vingt-dix ans, et marierait ses filles comme il voudrait. Il est mort à cinquante-cinq, et Berthe chante aujourd'hui dans un café-concert de Toulon; Amélie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous te perdions? Je n'aurais même pas la ressource de Berthe et d'Amélie, puisque je ne sais pas chanter.

--Ne parle pas de cela, c'est mon angoisse.

--Il faut bien que je te dise pourquoi je tiens à me marier, que tu ne croies pas que c'est par toquade, ou pour me séparer de toi. Assurée que nous vivrons encore longtemps ensemble, je t'assure que j'attendrais bien tranquillement qu'un mari se présente sans me plaindre de la médiocrité de notre existence. Mais cette assurance je ne peux pas l'avoir, pas plus que tu ne peux me la donner. Des gens que nous connaissons, M. Touchard était le plus solide, ce qui n'a pas empêché que la maladie l'emporte. Qu'adviendrait-il de nous? Pas un sou, pas d'appui à demander, puisque nous n'avons d'autres parents que mon oncle Saint-Christeau, qui ne ferait rien pour nous, n'est-ce pas?

--Hélas!

--Alors comprends-tu que l'idée de mariage me soit entrée dans la tête?

--Tu as un outil dans les mains, au moins.

--Mais non, je n'en ai pas, puisque je n'ai pas de métier. Du talent, un tout petit, tout petit talent, peut-être. Et encore cela n'est pas prouvé. Ce qui l'est, c'est que je fais difficilement des choses faciles, quand, pour gagner notre vie, ce serait précisément le contraire que je devrais faire. Donc il me faut un mari, et, si je peux espérer en trouver un, ne pas laisser passer l'âge où j'ai encore de la fraîcheur et de la jeunesse. Voilà pourquoi je suis pressée; pour cela et non pour autre chose, car tu dois bien penser que je ne suis pas assez folle pour m'imaginer que ce mari va me donner une existence large, facile, mondaine, qui réalise des rêves que j'ai pu faire autrefois, mais qui maintenant sont envolés. Ce que je lui demande à ce mari, c'est d'être simplement l'appui dont je te parlais tout à l'heure, et de m'empêcher de tomber dans la misère noire dont j'ai une peur horrible, ou de rouler dans les aventures de Berthe et d'Amélie Touchard dont j'ai plus grande peur encore. La vie que cela nous donnera sera ce qu'elle sera, et je m'en contenterai; il m'aidera, je l'aiderai: il travaillera, je travaillerai; et, comme revenue de mes hautes espérances j'aurai le droit d'abandonner le grand art pour le métier, je pourrai gagner quelque argent qui sera utile dans notre ménage. Ce mari est-il introuvable? J'imagine que non.

--As-tu quelqu'un en vue?

--Dix, vingt, ceux que je connais, et surtout ceux que je ne connais pas, mais sans rien de précis, bien entendu. Juliette doit amener les amis de son frère; et ceux-ci des camarades de bureau. Employés des finances, employés de la Ville, c'est en eux que j'espère; plusieurs qui écrivent dans les journaux se feront une position plus tard; pour le moment leurs ambitions sont modestes, et dans le nombre il peut s'en rencontrer, je ne dis pas beaucoup, mais un me suffit, qui comprenne qu'une femme intelligente sans le sou est quelquefois moins chère pour un mari qu'une autre qui aurait des goûts et des besoins en rapport avec sa dot. Si je trouve celui-là, si je lui plais, s'il ne me répugne pas trop, s'il apprécie à sa valeur ma robe en papier... si... si mon mariage est fait: tu vois donc qu'avec toutes ces conditions il ne l'est pas encore.

Tout cela avait été dit avec un enjouement voulu qui pouvait tromper un indifférent, mais non un père: aussi l'écoutait-il ému et angoissé, sans penser à manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant à lire en elle et à apprécier la gravité de l'état que ces paroles lui révélaient.

Mme Barincq en descendant de sa chambre les interrompit:

--Comment! s'écria-t-elle en trouvant son mari encore attablé, tu n'as pas fini! et toi, Anie, tu bavardes avec ton père au lieu de le presser de manger!

--Je vais m'habiller.

--Il y a longtemps que cela devrait être fait, dit Mme Barincq.

IV

A ce moment, on entendit un bruit de pas lourds, écrasant le gravier du chemin, et Barnabé parut sur le seuil du hall, tenant à la main un papier bleu:

--Une dépêche qui vient d'arriver, et que la concierge m'a remise pour vous, M. Barincq, dit-il.

Mais ce fut Mme Barincq qui la prit et l'ouvrit.

--Ton frère est mort.

Elle lui tendit la dépêche.

--Gaston! s'écria-t-il d'une voix qui se brisa dans sa gorge.

Ce fut d'une main tremblante qu'il prit la dépêche.

«Triste nouvelle à t'apprendre: Gaston mort subitement à 4 heures d'une embolie; funérailles fixées à après-demain, 11 heures, sauf contre-ordre; fais faire invitations en ton nom.

«Rébénacq. »

--Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.

--Tu vas pleurer ton frère maintenant, dit Mme Barincq; un égoïste avec qui tu étais fâché depuis dix-huit ans, et dont tu n'hérites pas.

--Il n'en est pas moins mon frère; dix-huit années de brouille n'effacent pas quarante ans d'amitié fraternelle.

--Elle a été jolie l'amitié fraternelle qui nous a abandonnés le jour ou nous avons eu besoin d'elle.

--Tu sais bien que Gaston était d'un caractère entier, qui ne pardonnait pas les torts qu'on a envers lui.

--Ni surtout ceux qu'il avait envers les autres; ton frère a été indigne envers nous, et plus encore envers Anie, qui, elle, ne lui avait rien fait, n'aurait-il pas dû lui laisser sa fortune?

--Sais-tu s'il ne la lui a pas laissée?

--Est-ce que Rébénacq ne te le dirait pas? notaire de ton frère, son ami, son conseil, il connaît ses affaires: s'il se tait sur elles, c'est que, ce côté, il n'aurait que de tristes nouvelles à t'apprendre, c'est à dire l'existence d'un testament qui nous déshérite.

--Il fait faire les invitations en mon nom.

--Seraient-elles décentes au nom du bâtard de ton frère? Si sommes pas la famille pour l'héritage, on ne peut pas nous empêcher de pour les invitations, et l'on se sert de nous; elles seraient vraiment jolies celles qui seraient faites de la part de M. Valentin Sixte, capitaine de dragon, de fils naturel du défunt, et un fils naturel non reconnu encore. Si, avec ta tête toujours tournée à l'espérance et aux illusions, tu t'es imaginé que tu pouvais hériter de ton frère, parce qu'il était ton frère, tu t'es abusé une fois de plus: quand vous vous êtes fâchés, il t'a bien dit que tu n'aurais jamais rien de lui, sois tranquille, il a tenu sa parole; et le notaire Rébénacq a aux mains un bon testament qui institue le capitaine Sixte légataire universel.

--Pourquoi Rébénacq ne le dit-il pas?

--Dans l'espérance de t'avoir à l'enterrement.

--N'y serais-je pas allé quand même j'aurais eu la certitude du testament?

--Tu veux aller à cet enterrement?

--Admets-tu que j'y manque?

Après avoir remis la dépêche qu'il apportait, Barnabé était entré dans la cuisine, et il y restait immobile, ne sachant que faire, écoutant sans avoir l'air ce qui se disait dans le hall; au lieu de répondre à son mari, Mme Barincq vint à la porte de la cuisine:

--En attendant qu'on arrive, préparez vos verres et vos plateaux, dit-elle, ne laissez pas le feu s'éteindre; vous ne ferez pas chauffer le chocolat avant minuit.

Revenant dans le hall, elle fit signe à son mari de la suivre, et passa dans la salle à manger, puis dans le salon d'où le bruit des voix ne pouvait pas arriver jusqu'à la cuisine.

--Qu'est-ce que c'est que cette folie? demanda-t-elle.

--N'est-ce pas tout naturel?

--Naturel d'aller à l'enterrement de quelqu'un avec qui avait rompu toutes relations, non; qui pendant dix-huit ans ne vous a pas donné signe de vie bien qu'il vous sût dans une position gênée, alors que lui jouissait de cinquante mille francs de rente! Non, non, mille fois non.

--Tout ce que tu diras ne fera pas que nous n'ayons été frères, que nous ne nous soyons aimés dans nos années de jeunesse, et qu'au jour de sa mort le souvenir de nos différends s'efface pour ne laisser vivace et douloureux que celui de notre affection fraternelle. Il n'était pas ton frère, je comprends que tu parles de lui avec cette indifférence; il était le mien, je le pleure.

--Pleure-le tant que tu voudras, pourvu que ce soit en dedans et que tu n'attristes pas notre fête.

--Comme je vais partir, je ne vous attristerai pas.

--Et comment comptes-tu partir? Avec quel argent? Je te préviens qu'il me reste quinze francs; et ils sont pour Barnabé. D'ailleurs, si tu partais, qui ferait danser notre monde?

--Tu veux faire danser!

--Pouvons-nous prévenir nos invités? D'une minute à l'autre ils vont arriver. Est-il possible de les renvoyer? En tout cas, alors même que cela serait possible, je ne le ferais pas: nous nous sommes imposé assez de sacrifices en vue de cette soirée, pour ne pas les perdre. D'ailleurs, qui la connaît cette dépêche?

--Nous.

--Eh bien, faisons comme si nous ne la connaissions pas, ce sera la même chose.

--Pour toi peut-être qui n'aimais pas Gaston; pour Anie aussi qui ne se souvient guère de son oncle...

--Avant de penser à ton frère, tu penseras à ta fille, je l'espère, et tu te feras le visage que tu dois montrer dans une fête qui est donnée pour elle; si c'est beau d'être frère, c'est mieux d'être père; si c'est bien d'être tendre aux morts, c'est mieux de l'être aux vivants. Je t'engage donc à réfléchir, ou plutôt à te dépêcher d'aller t'habiller.

Les quittant elle retourna dans la cuisine donner ses derniers ordres à Barnabé.

Après un moment de silence il tendit la main à sa fille:

--J'aurais voulu ne pas t'attrister, dit-il, mais c'est plus fort que moi; je ne peux pas ne pas penser à cette mort sans une sorte d'anéantissement, comme je ne peux pas me voir condamné à rester ici sans révolte; et pourtant, tu sais si je suis un révolté. Depuis vingt ans j'ai terriblement souffert de la pauvreté, mais jamais à coup sûr autant qu'en cette soirée, en t'entendant parler de ton mariage, comme tu l'as fait tout à l'heure, et maintenant en restant là impuissant... Ah! ma chère enfant, qu'on est malheureux, humilié dans sa dignité, atteint au plus profond de sa tendresse de ne pouvoir rien pour ceux qu'on aime! Et c'est là mon cas: à la même heure je te vois prête à te jeter dans le mariage comme dans le suicide parce que, misérables que nous sommes, tu désespères de l'avenir; et d'autre part je ne peux pas davantage donner à mon frère un dernier témoignage d'affection. Ah! misère, que tu es dure à ceux que tu accables!

Il s'arrêta, et, attirant sa fille, il l'embrassa:

--Comprends-tu qu'il n'y a rien à me dire, et que, si mes yeux sont attristés, ce n'est pas ma faute?

Un bruit de voix se fit entendre dans la salle.

--Va recevoir tes invités, dit-il, moi je monte m'habiller.

V

Il avait rapidement grimpé les marches raides de l'escalier afin de revenir au plus vite, mais sa toilette lui prit plus de temps qu'il n'aurait voulu, car lorsqu'il essaya de boutonner sa chemise la nacre usée par les blanchissages s'émietta dans ses doigts, et il dut coudre un nouveau bouton: quand sa femme et sa fille s'occupaient à recevoir leurs invités, il n'allait pas appeler l'une ou l'autre à son secours. D'ailleurs, avec son vieux linge il était habitué à ce que pareil accident lui arrivât; et dans cette petite pièce encombrée de malles, de caisses, de cartons, qui lui servait de cabinet de toilette, il savait où trouver des aiguilles et du fil.

En redescendant, comme il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l'ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu'elle venait d'achever, ayant près d'elle un petit homme jeune encore, mais chauve et à lunettes, qu'il reconnut pour René Florent, le rédacteur en chef de la Butte. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il? ne viendrait-il point? Bien que sa critique fût hargneuse et méprisante, négative avec outrecuidance quand elle n'était pas bassement envieuse; bien que la Butte, petit journal de quartier, ne fût guère lue qu'à Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalités et ses méchancetés, Anie désirait qu'il parlât de son tableau. Dût-il en dire du mal, ce serait toujours une consécration. Plusieurs fois elle l'avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n'était venu.

Maintenant quelle allait être son impression et son jugement? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s'être aperçu que le père l'écoutait:

--Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l'indifférence du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et déchanter. C'est propret, ce n'est même que trop propret, mais il faut autre chose que ça pour s'imposer.

Comme elle n'avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda:

--Ça vous blesse, ce que je vous dis là? on m'a amené ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C'est mon rôle, ma raison d'être, la mission dont je suis investi, de décourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l'ornière et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais à mes devoirs envers moi-même si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des années et des années encore, si vous en avez le courage; après nous verrons.

Il était sérieux, s'imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume était son justiciable, par cela seul qu'il lui avait plu de fonder la Butte, et que ceux dont il ne goûtait point le talent étaient des coupables auxquels il avait le droit d'appliquer toutes les sévérités d'un code pénal qu'il avait édicté à son usage.

A ce moment Anie aperçut son père:

--Tu as entendu? dit-elle en venant à lui.

--Excusez ma franchise, dit Florent un peu gêné, il m'est impossible de n'être pas franc, même quand je parle à une femme.

--Cette franchise surprendra d'autant moins mon père, répondit Anie, que je lui disais la même chose que vous il n'y a pas dix minutes.

Quelques personnes s'approchèrent, et Florent n'eut pas à motiver son arrêt, ce qu'il eût fait en l'aggravant par ses considérants.

Dans le salon et dans la salle à manger on entendait un murmure de voix, qui disait que les arrivants étaient déjà nombreux: cependant on n'avait pas encore besoin que le père s'assît au piano, car la danse devait être précédée de quelques morceaux de musique, d'un monologue et d'une scène à deux personnages, qui formaient un programme complet: 1° une petite fille de sept ans, qu'on tenait à faire accepter comme prodige, exécuterait l'Adieu de Dussek; 2° un élève d'un élève du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s'était révélée irrésistible à l'âge de cinquante-trois ans, dirait, en s'abritant sous un parapluie, un monologue qui, à ce qu'il racontait lui-même, était d'un comique irrésistible; 3° enfin un professeur de déclamation, dont les cartes de visites portaient pour qualité: «neveu de M. Michalon, membre de l'Académie des sciences», jouerait avec deux de ses élèves le Caveau perdu des Burgraves, non pas que cette scène fût bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l'Académie des sciences aimait à représenter les grands de ce monde.

Mme Barincq, ayant aperçu son mari, vint à lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maître de maison: qu'avait-il fait depuis si longtemps? à quoi pensait-il? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses? Il obéit, et alla de groupes en groupes, serrant la main aux nouveaux arrivés, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s'efforçait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer à tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu'on lui répondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit.

C'est que déjà Mme Barincq avait parlé du grand chagrin qui les menaçait, et que chacun s'était répété son récit arrangé pour la circonstance: son beau-frère venait d'être frappé d'une attaque d'apoplexie dans son château d'Ourteau en Béarn, et la dépêche qu'ils avaient reçue quelques minutes auparavant les laissait dans l'angoisse puisqu'ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu'il était advenu de cette attaque; à la vérité M. Barincq était le seul héritier légitime de son frère qui n'avait jamais été marié; mais cent mille francs de rente à recueillir n'étaient pas une considération capable d'atténuer son chagrin, il faudrait donc l'excuser s'il montrait un visage inquiet et ne pas paraître s'en apercevoir: il aimait tendrement son aîné.

Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l'on ne parlait que de la chance d'Anie:

--Cent mille francs de rente!

--En Gascogne.

--Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c'est déjà bien joli pour une fille qui en était réduite à s'habiller de papier.

--Si vous saviez...

Celle qui savait, avait, le soir même, sur l'unique jupe en soie blanche de sa fille, épinglé du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé et rouge, qui, successivement, avait orné cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente était restée debout sans se plaindre; aussi parlait-elle éloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnées les mères pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n'en était pas là, mais cela ne l'empêchait pas de compatir aux misères de cette bonne Mme de Saint-Christeau.

Cependant le petit prodige, qui ne prenait intérêt à rien, s'occupait à faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver à la hauteur du clavier; lorsqu'il y en eut assez, on la jucha dessus et l'on vit pendre ses petites jambes torses qui, n'ayant jamais fait d'exercice, étaient restées grêles; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l'attention; puis sur un signe de sa mère elle commença et Barincq s'en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires.

Parmi eux, ne s'en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lié, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs nécessaires à son voyage? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu'il passa là l'angoissa. Mais quand à la fin il dut revenir dans le salon pour s'asseoir au piano il n'avait trouvé personne à qui il eût osé adresser sa demande avec chance de la voir accueillie: l'un n'était pas plus riche que lui; l'autre, s'il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurément jamais.

Les yeux attachés sur sa fille empressée à donner des vis-à-vis aux danseurs qui n'en avaient pas, il attendait qu'elle lui fit signe de commencer, et le sourire qu'à la fin elle lui adressa le réconforta; l'accent en était si doux que son cœur se détendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la Mascotte.

Après ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d'autres quadrilles, d'autres valses, d'autres polkas. Adossé à une fenêtre, il voyait les danseurs s'agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n'avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant à tous de ses grands yeux caressants, le visage animé, les lèvres frémissantes! c'était merveille que la souplesse de sa taille, merveille aussi que la légèreté et la grâce de sa démarche. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal bâtis, ou maladroits, les danseurs qui l'accompagnaient, quand ils n'étaient pas tout cela à la fois! et l'un d'eux, peut-être, serait le mari qu'elle accepterait! Il n'y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n'avait éprouvé de douleur à se dire que sa fille le quitterait un jour pour aimer un mari et vivre heureuse auprès d'un homme qui prendrait la place que lui, père, avait jusqu'à ce moment occupée seul. Mais ce mari rêvé ne ressemblait en rien à ceux qui passaient devant lui, car c'était à travers sa fille qu'il l'avait vu et en rapport avec elle, c'est à dire jeune, élégant, souple et droit de caractère, de nature honnête et franche comme celle d'Anie.

Hélas! combien ceux qu'il examinait ressemblaient peu à ce type!

Et, cependant, elle leur souriait, aimable, gracieuse, leur parlant, les écoutant, paraissant intéressée par ce qu'ils lui disaient. Elle les acceptait donc, les uns comme les autres, indifféremment, celui-ci comme celui-là, n'exigeant d'eux qu'une qualité, celle de mari, et ce mari la façonnerait à son image, lui imposerait ses goûts, ses idées, sa vie.

Si la vue de ces futurs gendres le blessait, leurs paroles, au cas ou il eût pu les entendre, l'eussent révolté bien plus profondément encore.

L'histoire du frère se mourant en Béarn avait été acceptée, et si personne n'avait cru au chiffre de cent mille francs de rente, tout le monde avait admis un héritage, changeant du tout au tout la situation d'Anie qui n'était plus celle d'une pauvre fille sans dot, condamnée à traîner la misère toute sa vie et à ne se marier jamais. Dangereuse quelques instants auparavant, à ce point qu'il n'était pas un jeune homme qui ne se tînt avec elle sur la réserve et la défensive, elle était instantanément devenue désirable et épousable; sa beauté même avait changé de caractère, on ne pensait plus à la contester ou à lui chercher des défauts, c'était éblouissant, irrésistible, qu'on la voyait maintenant, la belle fille!

René Florent, le premier, lui avait révélé ce changement comme le prodige achevait son morceau; il s'était, au milieu du brouhaha soulevé par les applaudissements, approché d'elle, pour lui demander le premier quadrille. Il dansait donc, le critique hargneux! Surprise, elle avait répondu que ce quadrille était promis. Il avait insisté, il ne pouvait pas rester tard, étant obligé de se montrer dans trois autres maisons encore ce soir-là, et il tenait à danser avec elle; c'était une manière d'affirmer le cas qu'il faisait de son talent; cela serait compris de tous; rien n'est à négliger au début d'une carrière d'artiste.

Bien que Florent ne fût pas d'âge à ne pas danser, c'était la première fois qu'elle le voyait faire une invitation, et cette insistance chez un homme rogue, qui partout pontifiait, avait de quoi la surprendre. Il l'avait à peine quittée que d'autres danseurs s'étaient empressés autour d'elle; jamais elle n'avait eu pareil succès; était-ce donc à l'originalité de sa toilette qu'elle le devait?

Mais sa conversation avec Florent pendant le quadrille lui montra que sa robe en papier n'était pour rien dans l'amabilité subite du critique.

--Vous avez dû me trouver bien sévère tout à l'heure, dit-il d'un ton gracieux qu'elle ne lui connaissait pas.

--Juste, simplement.

--Je me demande si le besoin de justice qui est en moi ne m'a pas entraîné précisément dans l'injustice; je n'ai parlé que de ce que j'avais sous les yeux et évidemment il y a en vous autre chose que cela; cet autre chose, j'aurais dû le dégager.

Ils furent séparés pour un moment.

--Ce qui vous a manqué jusqu'à présent, dit-il lorsqu'il fut revenu à elle, c'est une direction ferme qui vous arrache aux contradictions de vos divers professeurs. Avec cette direction, je suis certain que vous ne tarderez pas à vous faire une belle place; il y a en vous assez de qualités pour cela.

--Où la trouver, cette direction? demanda-t-elle.

--Qui ne serait heureux de mettre son savoir au service d'une organisation telle que la vôtre? Ce serait un mariage comme un autre. Au reste, nous en reparlerons si vous le voulez bien.

De quadrille était fini; il la ramena à sa place, et la salua avec toutes les marques d'une déférence stupéfiante pour ceux qui la remarquèrent.

Que signifiait ce langage extraordinaire et cette attitude inexplicable chez un homme de ce caractère? Elle n'avait pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, quand son danseur vint la prendre pour la polka qui suivait le quadrille.

Celui-là appartenait à un genre opposé à celui de Florent; aussi aimable, aussi insinuant, aussi souriant que le critique était rogue et hargneux. Dans le monde où allait Anie, plus d'une jeune fille aurait bien voulu, et avait même tenté de la faire épouser par lui, mais aucune n'avait persévéré, car toutes avaient vite reconnu que s'il était d'une abondance intarissable tant qu'on restait dans le domaine du sentiment, il devenait instantanément sourd et muet dès qu'on menaçait de glisser dans celui des choses sérieuses: offrir son cœur, tant qu'on voulait, sa main, jamais; et, si on le poussait, il expliquait franchement qu'on ne peut pas raisonnablement penser au mariage, quand on n'est qu'un petit employé de la ville.

Après quelques tours de polka, il amena Anie dans le hall, et là s'arrêtant:

--Excusez-moi d'être préoccupé ce soir, dit-il, j'ai reçu de mauvaises nouvelles de mes parents.

C'était la première fois qu'il parlait de ses parents, et elle n'avait pas remarqué qu'il fût le moins du monde préoccupé, elle le regarda donc avec un peu d'étonnement. Il reprit:

--Mon père en est à sa seconde attaque, et ma mère est tombée dans une faiblesse extrême. Je crains de les perdre d'un instant à l'autre. Voulez-vous que nous fassions encore un tour?

Il dura peu, ce tour, et la conversation recommença au point où elle avait été interrompue:

--Cela amènera de grands changements dans ma vie, car ce n'est pas systématiquement que j'ai, jusqu'à ce moment, refusé de me marier; comment prendre une femme quand on n'a pas une position digne d'elle à lui offrir? Sans être riches, mes parents sont à leur aise, et si je les perds, comme tout le fait craindre, je pourrai réaliser un rêve de bonheur que je caresse depuis longtemps.

Et, la ramenant dans le salon, il ajouta:

--Ils avaient toujours joui d'une bonne santé qu'ils m'ont transmise.

Est-ce que c'était là une esquisse de demande en mariage? Mais alors les paroles bizarres de René Florent en seraient une autre!

Son père joua l'introduction d'une valse, et le jeune homme à qui elle l'avait promise lui offrit le bras.

C'était la première fois qu'il venait rue de l'Abreuvoir, et ç'avait été un souci pour Mme Barincq et aussi pour Anie de savoir s'il accepterait leur invitation, car on en avait fait un personnage parce qu'il figurait dans le Tout-Paris avec la qualité d'homme de lettres et une série de signes qui signifiaient qu'il était officier de l'Instruction publique et chevalier de quatre ordres étrangers. En réalité il n'avait jamais publié le moindre volume, et ses croix avaient été gagnées, comme il le disait lui-même en ses jours de modestie «par relations», c'est-à-dire pour avoir conduit chez des photographes des personnages exotiques en vue qui le remerciaient de sa peine par la décoration de leur pays, tandis que de son côté le photographe lui payait son courtage un louis ou cent francs selon la qualité du sujet.

Lui aussi, après quelques tours de valse dans le salon, amena Anie dans le hall, qui décidément était le lieu des confidences; et là, s'arrêtant, il lui dit brusquement sans aucune préparation, d'une voix que la valse rendait haletante:

--Est-ce que vous aimez la vie politique, Mademoiselle? Aux prochaines élections j'aurai juste l'âge pour être député, et comme le ministre de l'intérieur, qui est mon cousin, m'a promis l'appui du gouvernement, je suis sûr d'être nommé. Député je deviendrai bien vite ministre. La femme d'un ministre compte dans le monde, et quand elle est belle, intelligente, distinguée, elle tient un rang qu'on envie. Nous continuons, n'est-ce pas?

Et sans un mot de plus ils retournèrent dans le salon en valsant.

Ce qui tout d'abord était vague et incompréhensible se précisait maintenant, et s'expliquait: on la croyait l'héritière de son oncle, et l'on prenait rang pour épouser cet héritage.

Quand la vérité serait connue, que deviendraient ces prétendants si empressés aujourd'hui? son mariage, déjà si difficile, n'en serait rendu que plus difficile encore: on ne se remet pas d'une si lourde déception.

(A suivre.)

Hector Malot.