The Project Gutenberg eBook of L'Illustration, No. 2519, 6 Juin 1891

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Title: L'Illustration, No. 2519, 6 Juin 1891

Author: Various

Release date: June 12, 2014 [eBook #45947]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 2519, 6 JUIN 1891 ***


L'ILLUSTRATION

Prix du Numéro: 75 cent.

SAMEDI 6 JUIN 1891

49e Année.--N° 2519


                                        Le Petit-Trianon.                                    Le théâtre: l'entrée de la reine.


LA FETE DE TRIANON.--Représentation dramatique organisée
dans le théâtre de Marie-Antoinette par le comité du monument Houdon.



Le nom de Mme Weiss terminait notre dernière causerie. Il ouvrira celle-ci. Je dois un post-scriptum à ce que je disais de l'empoisonneuse qui a si dramatiquement--et j'ajoute si bravement--usé du poison contre elle-même. La strychnine qu'elle cachait dans un ourlet de son mouchoir me fait oublier l'arsenic qu'elle glissait dans les babouches de ses enfants. On a beau dire, comme un truisme prudhommesque, que le suicide est une lâcheté, voilà un suicide vraiment crâne, et si les deux coupables ont commis un crime, ils l'ont payé argent comptant. Roques se loge une balle dans la tête, Mme Weiss s'empoisonne. Tous les drames de cour d'assises n'ont pas un dénouement aussi fier, et la sympathie est revenue aux troisièmes rôles depuis que le rideau est tombé sur cette tragédie bourgeoise.

J'aurais voulu que Chambige eût un peu de la fermeté de Roques. Quant à Mme Weiss, elle a expié avec une rapidité poignante. Combien d'autres se fussent condamnées à vivre!

Elle serait sortie, jeune encore, de la prison, et les hommages ne lui eussent pas manqué. M. Weiss, le pauvre et honnête homme qui reste seul avec ses enfants, n'a-t-il pas entendu murmurer à ses oreilles ce mot, dit par un inconnu, un curieux, comme le héros du Mariage blanc de M. Lemaitre:

--Ah! si elle était libre!

Elle s'est faite libre. Nulle justice en ce bas monde n'a plus le droit de lui demander compte de ses actions. Elle ne s'est raccrochée à aucun espoir, à la perspective d'aucune commutation de peine! elle est allée tout droit à la mort, après avoir gâché et usé la vie.

Ce qui l'explique bien, cette femme, c'est qu'elle est Russe. Le néant même n'effraye pas les Russes. Ces âmes slaves ont l'appétit de la mort. Elles ne détestent pas non plus le drame. Je m'étonne que Mme Weiss ne se soit pas tuée en pleine audience comme la malheureuse Feyghine, autre Russe maintenant oubliée, qui voulait se tirer un coup de revolver en plein théâtre. La mise en scène, pour peu surtout qu'elle ait un reflet d'héroïsme, doit tenter ces détraquées. Cependant, pour Mme Weiss, la mort a été douloureuse, sans phrases, et obscure.

Elle laisse une lettre cachetée portant cette suscription: Pour mes enfants, quand ils auront quinze ans. Cette lettre, le mari peut la garder, les enfants pourront la lire sans rougir de celle qui n'est plus. Elle équivaut à la lettre de rémission que les rois octroyaient autrefois aux coupables, avec cette différence que la condamnée ici s'est rachetée elle-même et qu'elle ne s'est pas amnistiée. Paix à cette femme! Ce n'était pas un cœur vulgaire.

Mais, depuis Chambige jusqu'à elle, que d'esprits oscillants ont été tout à fait oblitérés par des états d'âmes, le besoin de bourgétiser, si je puis dire--sans que M. Bourget soit en cause--et les psychologies ténues et maladives!

On est de son temps, voilà ce que cela prouve, et je ne vais pas répéter pour la cent millième fois le mot de névrose. Non, d'autant plus qu'il fait très beau pour le moment, et que juin souriant semble devoir nous consoler de mai maussade. Le Grand-Prix pourra être couru sans pluie comme la fête des Fleurs a été célébrée sans rafales. Paris bat son plein. Bals, dîners, concerts, comédies, représentations de bienfaisance ou représentations de chic. Partout il y a une attraction, des invitations, des vers ou de la musique. Si les déménageurs qui font le service des maisons de campagne se plaignent de n'avoir pas été repris encore par les Parisiens qui retardent leur villégiature, en revanche les graveurs de programmes pour soirées doivent avoir eu de l'ouvrage.

Depuis le grand bal paré de la princesse de Léon, c'est une succession de five o'clock ou de théâtre-parties. On joue plus la comédie dans les salons que dans les théâtres. C'est une rage. Les gens du monde se font directeurs de spectacles. On est impresario ou impresaria.

M. Delamarre n'a-t-il pas fait installer, avenue Percier, un théâtre pour y donner une fête Louis XVI, comme à Trianon? Acteurs et invités, tout le monde en poudre. L'ambassadeur de la Grande-Bretagne, l'aimable lord Lytton, ne promet-il pas la comédie à ses invités, cette semaine? Le mot de représentation select est ici tout à fait de mise. On est en Angleterre.

Aux Mirlitons, à l'Épatant, comme vous voudrez, mais je n'aime pas ce nom l'Épatant, on donnera, quand paraîtront ces lignes, une revue du spirituel reviewer M. de Massa: Floréal, une revue de printemps, dont les flonflons s'envoleront, rue Royale, la veille et le jour du Grand-Prix. Et ce n'est pas tout. Le théâtre envahit la vie privée. Les comédiens ne travaillent plus que pour les salons et les salons ne s'ouvrent plus que pour les journaux. Un maître de maison fin de siècle n'a qu'une idée en tête: Avoir une bonne presse.

Donne-t-on un dîner? Vite, la liste des convives expédiée à la gazette. Je dis les convives, je pourrais presque dire le menu. On lira bientôt: Excellent potage à la reine, hier, chez la marquise de X... ou encore: Le cuisinier du comte de Z... est célèbre. Hier, les invités du comte ont particulièrement goûté un certain chaud-froid de volaille... Vous croyez que je plaisante? On y viendra. On imprime déjà les noms, on décrit les toilettes. Les crus de la cave et la description des entremets suivront bientôt, comme pour les repas officiels. O douce intimité des repas de famille, où es-tu?

Il faudrait, pour la retrouver, remonter aux temps fabuleux. On vit en plein air. On ouvre avec fièvre sa maison aux indiscrétions, on mendie une mention dans les chroniques, quitte à minauder ensuite quelque phrase comme celle-ci:

--Vraiment, ces journalistes sont d'un sans-gêne! Ils disent tout, racontent tout! Il n'y a plus de vie privée!

Eh! non, parbleu, il n'y en a plus! Mais à qui la faute? Les maisons sont de verre aujourd'hui, comme les fortunes. Le besoin d'être imprimé tout vif affole les cervelles. Et si les journalistes disent tout, c'est qu'on leur demande tout.

--Cela aura bien une fin! disent les penseurs.

Et pourquoi cela finirait-il, puisque cela a commencé et que cela croit et embellit? Si je dis embellit, c'est que je tiens à être courtois.

*
* *

Pour une fête, par exemple, qui méritait tout l'empressement des reporters, la fête de Trianon peut passer pour un modèle. De la musique militaire dans le Jardin Français. De la musique de Rameau et de Rousseau (musique de littérateur, celle-ci) dans la salle. C'était charmant et ce petit coin silencieux de Versailles a du s'étonner de voir arriver en mail-coach, tous grelots sonnants, tant de jolies femmes en toilettes claires.

L'orage, qui s'est abattu sur Paris lundi dernier, avait eu soin de ne pas troubler l'arrivée des visiteurs qui s'était faite par un beau soleil.

J'avoue que j'ai regretté l'absence de M. Delaunay dont les journaux nous avaient annoncé la réapparition en costume de Fortunio ou de marquis Louis XVI et qui devait nous dire des vers de M. Clarétie. M. Delaunay était le clou de la représentation et c'est un érysipèle, peut-être un furoncle, qui nous a privés de ce clou-là.

Mais il paraît que ce n'était pas la représentation que nous avons vue qui était à voir. M. H..., un peintre versaillais, me disait quelle impression d'art il avait éprouvée, le matin, dans la jolie petite salle dorée et pomponnée, mais encore obscure, pendant qu'on y répétait le ballet composé sur de vieux airs du temps passé par M. Hansen et dansé par les artistes de l'Opéra.

--Mon cher, me disait M. H..., vous ne vous doutez pas du charme de cette représentation à demi-mystérieuse où les jolies ballerines en toilettes d'été semblaient des ombres silencieuses, dansant au son quasi-mélancolique d'un orchestre presque invisible. C'était brillant ce ballet, l'Amour et Psyché, aux lumières des bougies, avec les costumes mythologiques de l'opéra d'Ascanio. Mais combien cela était plus attirant et plein de poésie dans le clair-obscur d'un matin où l'été, par les interstices des volets mi-clos, laissait entrer le jaillissement vainqueur de sa lumière électrique.

«Vénus, Psyché, Cupidon, eh! oui, c'était exquis avec les soieries, les paillons, le demi-nu du ballet d'opéra; mais ce ballet dansé en robes longues, en petites robes bleues à pois blancs, ou en robes mastic, ces petits talons relevant prestement les jupes longues, ces grâces d'idylles antiques avec des atours de grisettes de Murger, rien de plus particulier, rien de plus délicieux. Vous, abonné, vous connaissez Othalini, Lobstein ou Invernizzi en nymphes, en déesses; mais Invernizzi figurant Bacchus en robe d'été et Othalini courant sans carquois avec le frisottis de ses cheveux blonds, tout à fait joli, mon cher. Sans compter que ce parisianisme se doublait déjà de je ne sais quelle mélancolie que j'appellerai archéologique. Oui, pendant ces rigodons et ces gavottes il me semblait que la petite salle, tout doucement, s'emplissait de fantômes et que de pâles figures du vieux temps venaient au fond des loges, dans l'encadrement d'or des œils de bœufs, contempler ces demi-vivantes dansant le ballet de Dardanus. Et, tout à coup,--qu'auriez-vous dit de cela, vous qui vous piquez d'écrire?--ne voilà-t-il pas une ombre qui passe en effet sur ces tentures bleues de ciel et ces statuettes dorées, une ombre rapide, furtive, inquiétante, une chauve-souris réveillée de son sommeil comme la salle elle-même, et se demandant ainsi que les échos du petit-théâtre: Pourquoi ce bruit, ces lumières, ces danses qui semblaient finies? Est-ce que le siècle passé recommence, et qui donc tout à l'heure entrera dans la salle? est-ce la reine? est-ce le peuple-roi?

--Oh! le peuple-roi, cher ami, l'argent-roi!

--Sans doute. Nous sommes en 1891. C'est égal, j'ai éprouvé là une sensation délicieusement raffinée, dans le genre de celles que pouvait ressentir feu le roi de Bavière, épris de ses belles folies.

«Vous allez vous moquer de moi? J'ai eu les larmes aux yeux, de vraies larmes, pendant la gavotte de Gluck, et je n'ai jamais eu le sentiment plus profond de l'art intime et aussi de la vanité de la vie, du peu qui reste de tout un siècle! un refrain, un rigodon, comme après la mort d'une fleur, ce quelque chose de subtil: un parfum.

--Eh bien, mon cher B..., puisque vous êtes peintre, peignez-nous cette sensation là et donnez-nous au prochain Salon le Ballet des Ombres.

*
* *

Il le fera peut-être, comme je le lui ai dit, et son tableau sera moins macabre que cette lithographie d'Appel qui s'étale depuis quelques jours sur nos murailles et qui représente un phénomène, un être à deux corps et deux têtes, deux jeunes filles, jolies d'ailleurs et vêtues de rose, qui jouent du violon chacune de son côté. Reliées par un seul abdomen, ces deux êtres, pourtant si distincts, n'en forment qu'un. C'est Maria et Josépha, ou, comme on l'entendra, Maria-Josépha qui débutera ou débuteront à la Gaîté avant peu.

Ces deux sœurs tchèques sont aussi étonnantes que les fameux frères Siamois. Quand l'une dort, l'autre peut veiller. Les deux cerveaux sont absolument indépendants l'un de l'autre. Et ce monstre est doué de deux têtes exquises, têtes blondes très poétiques avec leurs fins cheveux d'or dénoués. N'importe: cet étalage de monstruosités donne à nos murs un air de musée Dupuytreu assez désagréable.

On parle de l'immoralité des murailles. Vive Dieu, ce qu'il y a de plus immoral, ce sont les monstruosités et les hideurs. Il est vrai que si Maria et Josépha n'en étaient pas une, on ne la ou les regarderait pas.

Rastignac.



SOURIRE D'YDOINE


I

Ceci s'est passé en Bourgogne au temps où la reine Berthe filait...

En ce temps-là, au sommet d'un roc abrupt et désolé, se dressait un château-fort que les vents ont depuis dispersé, balayant jusqu'au dernier atome de sa poussière, et qui, à cette lointaine époque, était déjà si vieux qu'on ne le connaissait dans le pays que sous le nom de Château-de-Velours, à cause de la mousse dont ses murailles se revêtaient, lui donnant ainsi, de loin, l'apparence d'un château de velours vert.

Dans ce château, disent les historiens que j'ai consultés, vivait alors, en grande affliction et grevance, le fameux baron Thiébault et sa fille Ydoine. Monseigneur Thiébault avait été autrefois un hardi chevalier qui, vaillamment, couvert d'armures étincelantes, guerroya contre les Saxons, les Frisons, les Arabes et maints autres aventuriers; les dames applaudissaient à ses braves prouesses dans les tournois; les ménestrels chantaient sa valeur en rimes sonores, et ce fut la lance au poing, parmi les clameurs triomphales des olifants, qu'il conquit l'amour de la fille d'un roi. Mais les ans l'avaient blanchi, l'avaient courbé vers la terre--les ans moins encore que les chagrins.

Aux plaines toulousaines, ses cinq fils périrent sous le fer des barbares du sud, et sa fidèle compagne fut si marrie à cette nouvelle qu'elle se coucha au cercueil. Il ne restait à monseigneur Thiébault comme terrestre consolation qu'une seule enfant, une toute jeune fillette, baptisée Ydoine. Donc, il dit adieu au monde, se retira dans ce château bâti sur la roche aride, puis il baissa la visière de son casque pour que personne ne le vît pleurer.

Il ne la releva que lorsqu'il crut avoir versé toutes ses larmes, et il montra à ses serviteurs un visage blanchi, ridé, qu'ils hésitèrent d'abord à reconnaître.

Toutes ses tendresses et tous ses soucis se portèrent vers sa fille Ydoine; il l'aimait passionnément et, toutefois, sans le comprendre, il l'aimait mal, non comme un père aime son enfant, mais comme un avare aime son trésor, le cachant, le soustrayant à tous les yeux, le gardant pour lui seul, le chérissant uniquement pour la joie qu'il en tire.

Il en fut bien puni comme vous l'allez voir.

Ydoine grandissait languissamment dans l'ombre triste des vieilles murailles; c'était une ravissante enfant blonde dont les larges yeux bleus s'élevaient sans cesse vers le ciel pour en absorber l'azur et le refléter ensuite en rayons purs et doux. Il ne lui manquait aucune des perfections propres aux filles de seigneurs: mains blanches, longues et maigres; pieds mignards; front de neige, encadré de fils de soie or; lèvres de carmin, dents de perles fines... et, pourtant, lorsqu'on la considérait, si candide, si belle en ses voiles flottants, on éprouvait une pénible surprise, un malaise indéfinissable; on la sentait imparfaite et l'on se demandait en quoi pouvait consister cette déconcertante imperfection. Le baron Thiébault, lui aussi, éprouva cette impression singulière et, dans la morosité de son humeur, il fut long à en découvrir la cause.

Ydoine, la belle Ydoine ne savait pas sourire.

Monseigneur Thiébault aurait pu simplement accuser quelque fée maligne, présente à la naissance d'Ydoine--sans y avoir été conviée du reste--d'avoir interdit à son enfant cette chaste et charmeuse caresse de la femme, le sourire! Mais les années avaient rendu le baron sceptique et il ne croyait plus aux fées. Il chercha donc d'autres raisons, cela lui fatigua la tête et n'aboutit à aucun résultat.

--T'ennuies-tu? demanda-t-il à Ydoine.

Les lèvres de l'enfant s'ouvrirent lentement, et, très sérieuses, ne produisant que le mouvement nécessaire à l'articulation des syllabes, laissèrent tomber cette réponse:

--Peut-être oui, peut-être non.

--Es-tu malheureuse?

--Oh! non.

--Alors, souris!

--Je ne sais pas.

Elle parlait sur un ton uniforme et grave; ses lèvres de carmin, qu'on eût dites figées, semblaient obéir à l'action d'un ressort.

--Souris!

--Je ne sais pas!

Ainsi elle grandit et devint encore plus belle. Sa taille s'allongeait, gracile et souple; elle allait atteindre l'âge exquis où les vierges, émues et rougissantes, songent au bien-aimé inconnu... Hélas! pas plus qu'auparavant Ydoine ne souriait.

Le baron demanda:

--Désires-tu quelque chose? Parle. Ma tendresse est prête à tout pour te satisfaire. Désires-tu quelque chose?

Ses lèvres sérieuses dirent:

--Non.

Eh! qu'aurait-elle pu désirer, la pauvrette!... De la nature, de l'humaine existence, du monde, elle ne connaissait que les murailles vertes du château, les longs couloirs dont les dalles retentissent lugubrement sous les pas, et où se dolentent les vents, avides d'espaces, qui s'y sont emprisonnés... aussi les grandes salles froides où la lumière n'entre qu'à regret; les tours crénelées où airent les aigles et les orfraies... aussi encore des rêves épars, confus, non définis, éclos dans l'énorme foyer braisillant au fond des vastes cheminées, où les troncs de chêne se consument féeriquement avec des cliquetis joyeux... rêves épars, non définis!...

Quelquefois, à l'heure du soleil mourant, elle sortait sous la protectrice surveillance d'une de ces vieilles dames respectables qu'on appela plus tard duègnes, puis dames de compagnie.

Elle errait le long des murs tendus de velours, et l'on eût dit alors, à la voir si pure et si belle en ses longs voiles blancs, une grappe de frais muguet fleurie parmi les mousses... Mais, sur le roc abrupt et stérile, point ne poussaient de muguets, ni de violettes, ni de marjolaines, ni de pâquerettes, ni de coquelicots, et, pour se faire une idée de l'exquise fleur qu'elle était, il manquait à Ydoine l'idée même de la fleur.

Du haut des remparts, elle découvrait bien un horizon, mais si mélancolique! Les vallées se cachaient sous une brume violâtre; de ce lac de vapeurs suspendues émergeaient d'autres pics, d'autres rocs dénudés, dont les arêtes pointues accrochaient au passage des rayons de soleil. Puis, elle était si ignorante du monde extérieur, la douce Ydoine, qu'elle estimait irréel le sévère paysage étendu devant ses yeux, et le comparait naïvement aux vitraux coloriés de la chapelle.

Pensant se tirer d'inquiétude, le baron Thiébault consulta des charlatans, ainsi nommait-on les médecins en ce temps-là. Sur les conseils de ces graves pédants, il donna à sa fille un nain d'Éthiopie, un bouffon qui descendait en ligne directe de Marcolphe, fou du sage roi Salomon, et un singe qui venait je ne sais d'où.

Mais le nain, pris de soif, se laissa choir dans une bouteille où il se noya misérablement; le bouffon, ne pouvant exciter un sourire d'Ydoine, creva de dépit, et le singe, fidèle aux habitudes de sa race, singeant sa maîtresse, devint ennuyeux comme un président de cour civile.

C'était à désespérer. Monseigneur Thiébault, cependant, s'attachait à un suprême espoir.

L'époque était arrivée de donner un époux à Ydoine, et le baron pensait, non sans quelque raison, que la vue d'un beau jeune homme, galant et empressé, aurait la vertu de plaire à sa fille. «L'amour fera naître le sourire», se disait-il.

Il dépêcha donc des hérauts vers les châteaux voisins pour y proclamer la seizième année de sa fille Ydoine.

Il accourut des jeunes hommes de toutes parts, car on n'ignorait point la séduisante beauté de la châtelaine, non plus que le baron possédât de grands biens. Mais, au milieu des hommages et des flatteuses courtoisies, Ydoine conservait ses lèvres sérieuses.

--Lequel te plaît-il mieux, Ydoine, parmi ces jeunes hommes qui s'empressent autour de toi? s'informa le baron.

--Aucun.

--Ton cœur n'éprouve point de penchant et n'a pas de préférence?

--Non; ils m'ennuient tous également.

Le baron tristement congédia les jeunes hommes, puis il demeura sept jours en méditation. Le huitième jour, au matin, il requit ses hérauts de monter sur les tours et d'y sonner à pleins poumons du cor et des trompes, afin d'ameuter les gens du pays ainsi que ceux des châteaux environnants; ce qu'ils exécutèrent avec succès. Alors, devant le peuple rassemblé, en présence des jeunes seigneurs dont Ydoine avait refusé la main, le baron parla en ces termes:

--Nobles et vilains, voici que ma fille Ydoine est en âge d'être fiancée, mais ses lèvres ne s'ouvrent que pour soupirer et jamais pour sourire. Écoutez donc mes volontés. Je prends devant tous, au nom du seul Dieu qui me voit et me juge, l'engagement de donner ma fille et la moitié de mes biens à celui d'entre les jeunes hommes qui déposera dans la corbeille nuptiale le bijou, la parure, le talisman, capable de mettre ma fille en joie et de la faire sourire... Donc, vous qui prétendez à sa possession, partez, sellez vos palefrois et vos hippogriffes, parcourez le monde, rapportez des merveilles... Je vous donne rendez-vous ici au printemps de l'année prochaine, et mon Ydoine sera, je l'ai juré, à celui qui fera éclore le sourire sur ses lèvres!...


II

Or, dans un village qui rampait humblement au fond de la vallée, il y avait un jeune homme de vingt ans nommé Amyle qui, de son métier, était dénicheur d'aiglons et d'orfraies.

Un soir, au coucher du soleil, comme il chassait sur le rocher, fouillant les anfractuosités, à la recherche des nids, il s'approcha du château, et, soudain, il s'arrêta, ébloui, ravi en extase. Il venait d'apercevoir Ydoine qui se promenait, tout de blanc vêtue, le long des murailles vertes. Jamais encore le garçon n'avait contemplé une aussi suave créature, et il se frotta les yeux, croyant à quelque surnaturelle apparition. Mais un éternuement retentissant dirigea son attention vers la vieille dame respectable qui avait accoutumé de suivre la fille du seigneur, et la vue de cette personnalité plantureuse qui se dandinait lourdement à la manière des canards, de ce nez rubicond que l'abus du tabac à priser faisait ressembler à celui du notaire du village et de cette bouche hargneuse, telle celle du maître d'école admonestant les petits, ramena Amyle à des conceptions plus terrestres.

Il se dissimula, se coula sur le granit comme il savait si adroitement faire pour surprendre les aiglons, et ainsi, il suivit à son tour Ydoine qui marchait, nonchalante, perdue en ses rêveries. Anxieux, haletant, il observait ses maintiens, ses poses, et il lui semblait que son cœur le brûlât lorsque, par un hasard heureux ou grâce à une habile tactique, il pouvait apercevoir le fin profil de l'enfant.

Il attendit qu'elle eût terminé sa promenade; elle rentra au château, le pont-levis fut tiré, et Amyle demeurait encore là, continuant dans son esprit la chère vision. La nuit le chassa; il regagna le village en chantant sans trop comprendre pourquoi il chantait puisque, à suivre l'inconnue, il avait perdu tout son temps et venait au logis les mains vides. Il sentit alors qu'il aimait et, quand il eut fait cette belle découverte, il ne chanta plus que de mélancoliques villanelles, des airs qui paraissaient plutôt plaintes ou sanglots, car il n'ignorait point qu'un dénicheur d'oiseaux tel que lui, était indigne d'une fille de seigneur, et il se disait que son amour follement conçu lui tombait du ciel ainsi qu'une cruelle pénitence, à lui infligée sans doute en punition de son indiscrète curiosité.

(suite plus bas.)




              Entrée et forteresse de Moussamoudou.                                    Le prince Salim.


Le minaret.


LES ÉVÉNEMENTS DES COMORES.--Vue générale de
Moussamoudou, capitale de l'île d'Anjouan. D'après les photographies
communiquées à «l'Illustration» par M. Paul Drilhon.


Le sultan Boura-Ali.



Mgr FERRATA

Le nouveau nonce du pape à Paris va venir s'installer parmi nous dans quelques jours. Le moment est donc bien choisi pour étudier cette grave et attachante figure de prélat.

Lorsque Mgr Czacki fut nommé nonce à Paris, il alla choisir l'auditeur de la nonciature au collège des nobles ecclésiastiques qui est la pépinière des diplomates pontificaux. Il connaissait Mgr Ferrata depuis plusieurs années et avait dit à Léon XIIl qui ne lui cachait pas toutes les difficultés qu'il allait avoir à surmonter à Paris: «Si vous voulez me donner un collaborateur utile, je vous demande la permission d'emmener à Paris Mgr Ferrata.»

Le jeune prélat était déjà un peu au courant des affaires diplomatiques, non seulement parce qu'il faisait partie du collège des nobles ecclésiastiques, mais aussi parce qu'il était attaché à la secrétairerie d'État où Mgr Czacki avait la direction des affaires ecclésiastiques extraordinaires. Mgr Ferrata fut à Paris un fidèle collaborateur du nouveau nonce dans la mission, plus délicate et plus difficile que l'on ne croit, à cette époque surtout, d'entretenir les meilleurs rapports avec le gouvernement de la République sans pour cela froisser, en quoi que ce soit, les partis monarchiques qui s'agitaient beaucoup et se montraient plus papistes que le pape. On se souvient du scandale qui éclata dans le parti ultramontain quand on apprit que Mgr Czacki n'avait pas de meilleur ami que Gambetta.


                              Mgr FERRATA Nouveau nonce apostolique
                                    à Paris.--Photographie D'Alessandri.

Mgr Czacki créé cardinal et rentré à Rome, Mgr Ferrata l'y suivit et retourna à la secrétairerie d'État. Peu de temps après, l'ex-auditeur de la nonciature à Paris était envoyé comme nonce à Bruxelles. La position était extrêmement difficile; les relations entre le Saint-Siège et la Belgique avaient été interrompues pendant plusieurs années et le parti libéral à la tête duquel était M. Frère-Orban voyait revenir de très mauvais œil un représentant du pape. Mgr Ferrata, aussitôt, arrivé, fut en butte à tant d'attaques et d'hostilités qu'il ne crut pas pouvoir tenir longtemps. Il raconte lui-même qu'il tenait ses malles prêtes pour partir au premier signal; mais il fit tant et si bien que les hostilités cessèrent petit à petit. Elles avaient si bien cessé au bout de quatre ans, quand il fut rappelé à Rome pour prendre la direction du bureau des affaires ecclésiastiques extraordinaires à la secrétairerie d'État, qu'il reçut autant de manifestations de sympathies du côté du parti libéral que du côté catholique.

Il était à peine installé à la secrétairerie d'État que tout le monde au Vatican le désignait comme futur nonce à Paris. Il y aurait même été envoyé après Mgr di Rende si Léon XIII n'avait cru devoir le faire attendre encore un peu parce qu'il était trop jeune, défaut que l'on venait de reprocher précisément à Mgr di Rende. Les bons souvenirs qu'il avait laissés à Paris, le tact et l'intelligence avec lesquels il avait su interpréter la pensée de Léon XIII, le désignaient tout naturellement à ce poste qui est peut-être le plus important de la diplomatie pontificale.

Le nouveau nonce à Paris est né en 1817. Il est de taille moyenne, un peu fort pour son âge: figure ronde, douce, bonne, éclairée par des yeux qui révèlent une grande intelligence aussi bien qu'une ferme volonté. Il parle très bien français, c'est à peine si dans la prononciation de quelques mots on reconnaît son origine italienne.

P. Ziégler.




DUNKERQUE.--Incendie de l'usine à pétrole de
Coudekerque-Branche.--D'après une photographie de M. Malfait.



(Suite du "Sourire d'Ydoine", plus haut.)

Quand, un matin de printemps, il entendit corner les trompes du château, il suivit ceux du village qui montaient à l'assaut du roc et même leur enseigna le chemin le plus court. Entendant les paroles du baron, il se forgea tout à coup un espoir chimérique et, avec son vaillant enthousiasme d'adolescent, il se promit de concourir, lui aussi; même il poussa la témérité jusqu'à s'imaginer que la sincérité de son ardent amour l'éclairerait dans la difficile recherche du talisman exigé et par ainsi le conduirait au triomphe.

Mais, la première ardeur passée, rentrant au village, il perdit son assurance et tomba en grand désarroi.

Comment découvrir ce talisman? Où l'aller quérir? Le baron engageait les seigneurs, ses rivaux, à parcourir le monde, à seller palefrois et hippogriffes; mais il était trop pauvre, lui, pour entreprendre un voyage aussi considérable, surtout en si peu de temps, car il ne possédait ni palefroi, ni hippogriffe et toute son écurie consistait en un vieux âne maigre et paresseux appelé Triquet, à cause de l'affection démonstrative que les triques témoignaient pour son échine.

Néanmoins, il résolut de se mettre en route, pensant que celui-là n'a rien qui rien ne risque et qu'en somme avec une grosse provision de gourdins il réussirait à mener Triquet jusqu'à la province voisine où se tenait alors une foire. Il n'annonça son projet à personne par crainte des moqueries, et, une nuit, ayant rempli son escarcelle de gros sous, il descendit à l'écurie pour réveiller Triquet qui fit longtemps la sourde oreille, encore qu'il en eût deux et assez longues pour ne rien perdre des exhortations qu'on lui adressait.

Amyle traversa des bois, puis des bois, puis des plaines, couchant sur la dure, dont il geignait, car l'hiver était venu et la neige tombait à flocons drus. Grâce aux triques, Triquet avançait, mais, chaque jour, Amyle en cassait une sur son échine, si bien que, maintenant qu'il errait dans les plaines, il était en souci de savoir comment il continuerait son voyage, vu qu'il ne lui restait plus qu'une trique et que les arbres ne poussaient plus autour de lui.

Enfin, ayant gravi une côte, il découvrit là-bas, tout là-bas, une grande quantité de maisons groupées les unes contre les autres; il ne douta pas qu'il ne fût en présence d'une ville importante. Sa foi s'en accrut.

--Hop! hop! Triquet! cria-t-il.

Et, d'un vigoureux coup de bâton, il voulut inspirer à son âne une allure plus vive. Mais--ô la pire des infortunes!--le bâton rompit; Triquet, qui vit l'aventure, se cabra et, au lieu d'avancer, recula en agitant ses oreilles d'un air narquois. Amyle cogna des talons, cogna des poings, rien n'y fit. Force lui fut donc de descendre, de prendre Triquet par la bride et de le tirer derrière lui. Dans ce burlesque équipage, il s'achemina, lentement à vrai dire, car l'âne, s'arc-boutant de ses quatre fers sur le sol, ne faisait guère plus d'un pas toutes les deux minutes.

Soudain, Amyle poussa un cri de joie en voyant venir à lui une femme qui, sous son bras, portait un bâton noir, tortu et noueux. Il l'accosta, la salua--bien qu'elle ne fût point jolie--et, poliment, lui demanda de lui vendre son bâton. La femme l'examina curieusement.

--Et que voulez-vous faire de mon bâton? s'enquit-elle.

--En frapper Triquet.

--Je ne céderai pas mon bâton pour telle besogne.

Alors Amyle supplia, sanglota et, pour attendrir la femme, qu'il supposait sensible comme toutes ses pareilles, il narra son histoire.

--Je vois, dit la femme lorsqu'il eut achevé, que votre cœur est bon, puisqu'il est féru d'amour. Je vous donnerai mon bâton, mais n'allez pas plus loin, et rentrez en votre village.

--Oh! interrompit Amyle, si c'est pour rentrer à l'écurie, point n'ai-je besoin, madame, de votre bâton. Triquet saura bien trotter, voire galoper, s'il s'en souvient encore!...

--Je vous répète que ce bâton n'est pas pour frapper... Il vous donnera la main de votre élue.

--Quoi! ce vilain bâton noir, tortu et noueux?...

--Est le talisman qui fera sourire Ydoine.

--Vous vous moquez, voulut riposter Amyle.

Il se tut, transi d'effroi. La femme avait disparu dans un nuage embaumé, et Amyle ouït une voix douce qui disait:

--Prends ce bâton, pique-le en un vase plein de terre grasse et le porte ainsi au seigneur Thiébault, qui devra le placer en un endroit éclairé où personne n'aura licence de pénétrer avant le jour fixé pour le concours. Quand tes rivaux se présenteront, laisse-les étaler leurs merveilles; seulement alors tu iras chercher le bâton et tu l'offriras à ton Ydoine. Va, et réjouis-toi en l'assurance que je te donne d'une heureuse issue...


III

Amyle crut en ces paroles et rentra au village d'un seul temps de galop. Une fois arrivé, il piqua le bâton en un vase plein de terre grasse et se présenta au Château-de-Velours.

--Voici ce que j'apporte pour votre belle Ydoine, dit-il au baron.

--Quoi? ce vilain bâton noir, tortu et noueux! Tu mériterais, insolent, qu'il te fût rompu sur le dos!

--Gardez-vous-en bien! Il n'est point pour frapper, mais pour faire sourire et mettre en joie votre belle Ydoine, assura hardiment Amyle. J'ai le droit de concourir comme les autres, et vous devez suspendre tout jugement jusqu'au jour fixé.

Le baron, étant juste, se rendit à cette raison. Il conduisit Amyle dans une pièce élevée du donjon, où le bâton et le vase furent déposés contre la fenêtre. Ensuite Amyle ferma lui-même la porte et en conserva les clefs.

Les jours s'écoulèrent.

Dès le commencement du mois d'avril, on vit arriver des chariots pesants traînés par quatre, six, huit et dix chevaux. Puis les seigneurs prétendants apparurent; ils étaient partis dix-huit et ne revenaient que trois, les autres s'étant découragés ou ayant perdu soit la vie, soit la liberté dans leurs voyages. Les trompes cornèrent de nouveau pour annoncer l'ouverture du concours et ameuter le peuple. Dans la salle des gardes, un trône avait été dressé où s'assit Ydoine encore vêtue de blanc.

Et les seigneurs déployèrent leurs richesses.

Le premier ouvrit des coffres qu'il renversa ensuite sur le tapis; une cascade de perles, de pierreries, jaillit, lumineuse et scintillante: diamants de Golconde, agates orientales, émeraudes du Pérou, améthystes des Indes et de Sibérie, escarboucles rayonnantes, jades de Chine, saphirs de Ceylan, turquoises de Perse, œils-de-serpent, œils-de-chat, lapis-lazzuli, grenats et rubis, topazes de Bohème.

Ydoine regarda attentivement mais sans sourire, puis, prenant son miroir, elle vit ses dents de perles, ses yeux d'azur, et elle dédaigna les pierreries.

Le second étala de somptueuses étoffes: brocarts, écarlates, velours, soies, satins, peluches, les merveilles d'Ispahan, de Tyr, d'Alexandrie, les mousselines de Sirinagor; puis, des fourrures précieuses, hermines royales, robes de peaux de léopard, férédjés turcs, vitchouras de Pologne, rosereaux d'Arkhangel.

Ydoine estima plus belles la blancheur duvetée de ses joues et la soie or de sa chevelure; elle dédaigna les étoffes somptueuses.

Le dernier rapportait toutes sortes de bijoux. Ydoine consentit à essayer un bracelet d'or, mais aussitôt elle le rejeta, trouvant que son poignet délié perdait à être ainsi caché.

A considérer ces richesses, Amyle avait cru cent fois mourir de chagrin et de dépit. Hélas! que pourrait son pauvre bâton contre ces incroyables merveilles? Voyant l'indifférence d'Ydoine, il reprit courage.

--A mon tour! s'écria-t-il, c'est à mon tour, n'est-ce pas?

Le baron Thiébault, infiniment désolé, n'eut même pas la force de lui répondre. Amyle, au milieu de la stupeur générale, fendit la foule et disparut pour aller quérir son bâton. Dans un mortel silence on attendit.

Enfin la porte s'ouvrit et Amyle parut portant le bâton piqué dans le vase plein de terre. Mais combien changé, ce bâton! Des feuilles vert tendre avaient poussé, des rameaux s'étaient développés et, tout en haut, tremblait une large rose blanche.

Ydoine s'était dressée et, fixant la fleur, devint d'abord tout pâle; puis vivement, amoureusement, elle se pencha attirée par le frais parfum; chacun des pétales exhalait un épithalame de grisantes odeurs, et Ydoine savourait cette chose si douce, si suave, si belle, qui, jusqu'alors, lui avait été inconnue. Elle se pencha davantage et ses lèvres se détendirent.

--Que c'est joli! murmura-t-elle d'une voix tremblante d'émotion.

Elle se pencha, plus près encore, posa sa bouche sur la fleur, et ses lèvres enfin sourirent dans un baiser.

--Que le ciel soit béni! cria le baron transporté d'allégresse.

Ydoine releva la tête pour sourire à tous et à toutes, puis, délicatement, elle cueillit la rose, et la piqua dans ses cheveux. Alors, elle s'avança vers Amyle, lui prit la main, et dit:

--Venez donc, mon fiancé, et regardez-moi en ce moment que je suis tout à fait belle!

Telle est l'histoire d'Ydoine qui, dédaignant les diamants et les pierreries, les étoffes somptueuses et les bijoux précieux, se donna pour une rose blanche...

Le fait peut paraître invraisemblable--mais il s'est passé au temps où la reine Berthe filait.

Gustave Guesviller.



NOTES ET IMPRESSIONS

L'on est plus souvent dupe par la défiance que par la confiance.

Retz.

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Quand on a fait des fautes par la tête, tout est pardonnable; quand on a péché par le cœur, il n'y a pas de remède et par suite pas d'excuse.

Talleyrand.

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Il n'y a pas un abîme entre celles qui nous trompent pour un autre et celles qui en trompent un autre pour nous.

Émile Augier.

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Les bonheurs longtemps différés et qu'on a crus perdus sont les plus doux, les plus durables, les plus profonds.

(Violette Mérian).

Aug. Filon.

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L'échelle sociale n'est, après tout, qu'un escalier parisien renversé: elle commence au septième étage pour finir au premier.

(Ibid.)

Aug. Filon.

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Deux ou trois rayons de soleil consolent d'une semaine de pluie: c'est toute l'histoire de la vie avec ses joies qui font si vite oublier ses peines.

L'abbé H. Perreyve.

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Un homme d'esprit peut consentir à passer pour une bête,--pour un sot, jamais.

Guy Delaforèt.

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Un cours d'éloquence ou de poésie n'est possible et n'a de substance et de prix que s'il est l'œuvre commune de l'auditoire et du maître.

J.-J. Weiss.

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La justesse toute seule est aussi du génie.

J.-J. Weiss.

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Il faut beaucoup de force d'âme ou beaucoup d'indifférence pour jouir sans trouble de biens qu'on est assuré de perdre le lendemain.

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Tout ce qui rampe, on sent le besoin de l'écraser.

G.-M. Valtour.



La semaine parlementaire. Les tarifs douaniers.--La Chambre a abordé la discussion des divers articles de la loi spécifiant les tarifs qui seront appliqués aux marchandises à leur entrée en France. Il y là la matière d'un volume et, par conséquent, il n'y a pas lieu de donner même une analyse de cette discussion. Il suffit de constater une fois de plus que les doctrines protectionnistes de la commission et de son président, M. Méline, triomphent sur tous les articles, malgré l'intervention du gouvernement qui, en dépit du droit constitutionnel assurant sa liberté dans les négociations avec l'étranger, se rend compte des immenses difficultés que va lui créer une pareille loi. Il est évident, en effet, que le parlement reconnaîtra les prérogatives du pouvoir exécutif, c'est-à-dire la faculté qui lui est assurée par la Constitution de conclure des traités au mieux des intérêts du pays, sous sa responsabilité, et sauf ratification par les Chambres. Mais il sera tout au moins fort gêné par cette certitude, que toutes les concessions consenties par lui en faveur des nations disposées à nous donner en retour certains avantages seront par avance désapprouvées par les représentants du pays. Il y a là une source de conflits incessants dont on ne peut prévoir l'issue.

L'inquiétude est d'autant plus légitime sur ce point que, sans avoir aucun parti pris sur cette question difficile, dans laquelle les deux adversaires produisent tour à tour des arguments qui semblent décisifs, on peut cependant se demander si l'absolutisme protectionniste de la Chambre ne constitue pas un danger. On est d'autant plus fondé à le croire, qu'à un certain moment, la Chambre elle-même a paru ébranlée et a été forcée de se déjuger. L'incident, très significatif, mérite d'être mentionné.

Il s'agissait des peaux brutes, fraîches ou sèches, grandes ou petites. La commission des douanes et le gouvernement en demandaient l'entrée en franchise. C'est qu'ici il n'y avait pas de doute, car la discussion a établi de la façon la plus claire qu'en mettant obstacle à l'importation des peaux, on ruinait quantité d'industries françaises qui les réexportent sous forme d'objets ouvrés. Or, l'ensemble de ces opérations commerciales représente un mouvement d'affaires de 550 millions de francs par an. M. Lavertujon, dans un discours absolument technique qui a vivement frappé l'assemblée, a cité un exemple qui montre comment, dans certains cas, la protection à outrance peut aller contre son but.

Soupçonne-t-on de quel bénéfice se contentent nos fabricants de gants? Ce bénéfice oscille entre 20 et 25 centimes par douzaine de gants valant de 30 à 33 fr. Grâce à cette modération, qui permet d'affronter la concurrence étrangère, grâce aussi à de merveilleux perfectionnements d'outillage, cette fabrication joint l'élégance au bon marché, si bien que, aux États-Unis--le pays où M. Mac Kinley cherche à fermer la porte à nos produits--l'importation des gants français a augmenté dans une proportion de 62 pour cent. Or, un député protectionniste, M. Milochau, proposait de taxer les peaux sèches qui sont employées dans la ganterie. M. Lavertujon a établi que les droits demandés équivalaient à un franc par chaque douzaine de gants. Le bénéfice actuel étant, comme nous l'avons dit, de 25 centimes pour la même quantité, c'était obliger les fabricants à augmenter leurs prix d'une somme égale et par conséquent les mettre hors d'état de lutter avec la concurrence étrangère.

La démonstration a été cette fois saisissante; aussi l'entrée des peaux en franchise a-t-elle été votée à une majorité considérable: 440 voix contre 60. Mais, en présence d'un exemple aussi décisif, ne peut-on se demander s'il n'est pas bien d'autres cas, moins évidents au premier abord, dans lesquels la protection accordée à un produit pourrait avoir pour effet d'apporter des entraves au développement de nos industries nationales? Une remarque qui a sa valeur est que la presse, dans son ensemble, est libre-échangiste. Cela est si vrai que le journal la France, qui se fait gloire de rappeler de temps à autre les principes émis par son ancien directeur, a pu constater, d'une part, que l'unanimité de la presse protestait contre les tendances protectionnistes de la Chambre, et de l'autre que la Chambre ne tenait aucun compte de ces protestations, et la France en conclut à «l'impuissance de la presse», la théorie favorite de M. de Girardin. Étant donné qu'un journal ne réussit qu'à la condition de représenter l'opinion moyenne de ses lecteurs et que ceux-ci nomment les députés, on en arrive à se demander comment se forme l'opinion publique et aussi ce qu'elle vaut, puisque ceux à qui elle donne sa confiance arrivent à des conclusions diamétralement opposées.

La question des courses au Sénat.--On croyait que la loi relative aux courses serait ratifiée par la Chambre haute de façon à rendre possible le fonctionnement du pari mutuel à la grande réunion de dimanche dernier à Auteuil. Il n'en a pas été ainsi et le Sénat--auquel on demande trop souvent, il faut le reconnaître, des votes hâtifs--a tenu à examiner de près le projet qui lui était apporté. Tout s'est bien passé tant que le débat a porté sur les mesures prises pour empêcher l'exploitation du pari par des spéculateurs. Mais on a cessé de s'entendre quand on en est arrivé à l'article 5 qui établit une exception en faveur des sociétés de courses légalement constituées et auxquelles est accordée la faculté d'établir sur leurs hippodromes, sous leur responsabilité et à certaines conditions déterminées, le jeu connu sous le nom de pari mutuel.

Malgré les efforts de M. Develle et après une discussion assez vive à laquelle ont pris part M. Bérenger, le général Deffis, M. Tirard et M. Léon Renault, le Sénat, estimant que cet article n'était pas suffisamment clair et impliquait une contradiction avec les articles précédents, l'a renvoyé à la commission pour être examiné à nouveau.

Cependant, en fin de compte, l'esprit de conciliation l'a emporté, et, dans la séance de lundi, la loi sur les courses a été votée par le Sénat telle qu'elle lui était venue de la Chambre. Deux petites modifications ont été introduites dans l'article 5, qui autorise le pari-mutuel. Encore ces modifications sont-elles toutes de forme; elles répondent à peine aux critiques formulées dans la séance de vendredi. On s'est contenté de mettre à la fin d'un article ce qui était au commencement, et la loi reste avec ses défauts, ses imperfections, ses contradictions, on le verra bien dans la pratique.

Voici l'article 5, tel qu'il a été rédigé par la commission:

Toutefois, les sociétés remplissant les conditions prescrites par l'article 2 pourront, en vertu d'une autorisation spéciale, et toujours révocable, du ministre de l'agriculture, et moyennant un prélèvement fixe en faveur de l'Assistance publique et de l'élevage, organiser le pari mutuel sur leurs champs de course exclusivement, sans qu'il soit dérogé aux autres prescriptions de l'article précédent.

Un décret, rendu sur la proposition du ministre de l'agriculture, déterminera la quotité des prélèvements ci-dessus visés, les formes et les conditions de fonctionnement du pari mutuel.

Quoi qu'il en soit, dimanche prochain, le pari mutuel pourra faire une rentrée triomphante sur l'hippodrome de Longchamps.

Au début de cette même séance, le Sénat avait adopté, malgré une vive opposition de M. Halgan, qui a prononcé à ce sujet un discours très étudié auquel M. le ministre de l'instruction publique n'a peut-être pas complètement répondu, un projet autorisant la ville de Versailles à emprunter un million de francs pour construire un nouveau lycée de jeunes filles.

Élections du 31 mai.--Une élection sénatoriale a eu lieu dimanche dernier dans le Lot. Il s'agissait de remplacer le général Campenon, sénateur inamovible républicain, décédé, dont le siège a été attribué par le sort à ce département.

Après deux tours de scrutin, M. Pauliac a été élu par 372 voix, contre 305 à M. Relhié. Les deux candidats étaient républicains.

--Une élection législative a eu lieu le même jour dans la Côte-d'Or, première circonscription de Beaune, en remplacement de M. Prost, décédé. M. Ricard, candidat radical, a été élu par 5,248 voix contre 5,070 à M. Bouhey-Allex, socialiste.

Les questions sociales et Léon XIII.--Partout aujourd'hui les questions sociales tendent de plus en plus à prendre le pas sur les questions purement politiques. Tous les gouvernements s'en préoccupent et des régions officielles l'étude des réformes qui intéressent l'ouvrier est passée dans les salons mêmes où le socialisme est devenu depuis quelque temps une mode et une mode bien portée. Que sera-ce maintenant, alors que le chef de l'Église en personne rappelle aux riches «qu'ils ont pour devoir de veiller aux intérêts des déshérités de ce monde»?

L'encyclique de Léon XIII sur la question sociale était impatiemment attendue depuis longtemps, et elle a eu le retentissement qu'elle devait avoir. En effet, comme l'a fait remarquer un écrivain qui n'est pas suspect de complaisance pour le parti catholique, M. Pierre Laffitte, directeur de la Revue positiviste, la parole du pape, en cette circonstance, a une haute portée. En faisant abstraction de tout parti pris, quelle que soit la religion à laquelle on appartient, on ne peut méconnaître, comme le dit M. Laffitte, «qu'il n'existe dans le monde aucune autorité morale qui se puisse comparer, même de loin, à l'autorité du pape»; et M. Laffitte ajoute: «Un écrivain, un philosophe, un homme d'État s'adresse à quelques centaines, à quelques milliers d'auditeurs ou de lecteurs. Le jeune empereur d'Allemagne lui-même, quand il traite les questions sociales entre un discours militaire et un discours pédagogique, n'est écouté que de son peuple. Livres ou discours, qu'est-ce donc auprès de cette parole qui, commentée par le clergé catholique, de l'évêque au curé de village, va retentir jusqu'aux dernières limites du monde civilisé?... La lettre de Léon XIII n'est donc pas une manifestation platonique... Elle produit ceci que des millions d'hommes ayant vécu jusqu'ici dans l'ignorance ou l'insouciance des questions sociales sauront dorénavant que ces questions s'imposent à nous et que l'heure est venue de faire un choix: canaliser le torrent ou qu'il nous emporte.»

On ne peut mieux dire et, en effet, l'importance de l'Encyclique tient beaucoup moins aux doctrines qu'elle renferme qu'au fait même de son apparition, et à ce point de vue tous les gouvernements comprennent qu'ils doivent en tenir compte. Le Vatican est peut-être le seul coin du monde où l'on conserve les traditions de la grande politique. On y connaît le secret de la véritable puissance et si le chef suprême de l'Église proclame que l'heure est venue de donner la première place aux réformes sociales, il donne à tous ceux qui ont une part dans la direction des choses humaines, chefs d'État ou détenteurs de la richesse publique, un avertissement qu'ils doivent méditer.

La délimitation des frontières de la Guyane: Arbitrage du Tsar.--On se rappelle qu'un conflit s'était élevé entre le gouvernement des Pays-Bas au sujet de la délimitation des frontières qui séparent les territoires que ces deux pays possèdent dans la Guyane.

D'un commun accord, les deux gouvernements ont soumis le point litigieux à l'arbitrage de l'empereur de Russie qui vient de rendre la décision suivante:

«L'Aoua devra être considéré comme fleuve limite et servir de frontière entre la Guyane française et la Guyane hollandaise. Le territoire en amont du confluent des rivières Tapanahoni et Aoua doit, désormais, appartenir à la Hollande; seront respectés, d'ailleurs, tous les droits acquis de bonne foi par les ressortissants français dans les limites du territoire qui a fait l'objet de la présente décision.»

Cette sentence aura pour effet d'enlever à la France un territoire assez considérable puisqu'il constitue le Hinterland d'environ un quart du littoral de la Guyane française.

L'Exposition de Moscou.--On s'était demandé si l'empereur de Russie irait visiter l'Exposition française organisée à Moscou, et, supposant que le tsar s'abstiendrait, un certain nombre de feuilles étrangères avait cherché à donner par avance à sa réserve une interprétation politique, naturellement défavorable à la France. Le fait a démenti ces hypothèses peu bienveillantes. Toutefois nous nous garderons, tombant dans le travers contraire, de donner à sa visite un caractère accentué quelle ne saurait avoir. En venant à notre exposition, le tsar a accompli un acte de courtoisie tout naturel en pareille circonstance. Ce que l'on peut constater, c'est que l'accueil qui lui a été fait a été très enthousiaste.

Le grand-duc Serge, gouverneur général, accompagné de la grande duchesse, est arrivé d'abord, pour annoncer l'empereur et l'impératrice. Cinq minutes après, le tsar faisait son entrée, salué de hourras frénétiques.

L'empereur et l'impératrice ont été reçus par M. le comte de Vauvineux, M. de Kergaradec, consul général à Moscou, M. Dietz-Monin. Il était accompagné de sa maison militaire et du commandant général des troupes de la circonscription de Moscou.

Un orchestre militaire a joué l'hymne national russe.

Leurs Majestés ont parcouru l'Exposition. Elles ont acheté plusieurs objets; d'autres leur ont été offerts en présents. Ensuite visite au panorama du couronnement. Les souverains se sont rendus ensuite dans le pavillon impérial, où un lunch leur a été servi. Après un repos d'une demi-heure, pendant lequel ils se sont entretenus avec de nombreux exposants, l'empereur et l'impératrice ont traversé le pavillon militaire et ont quitté l'Exposition pour se rendre au Kremlin.

Nécrologie.--M. Gustave Trubert, conseiller maître honoraire à la Cour des Comptes.

M. Léo Aymé, sénateur des Deux-Sèvres.

M. Henri Amat, ancien député.

M. Émile Lisbonne, directeur des constructions navales en retraite.



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LA BECQUÉE.



LE CONCOURS DES CHIENS DE LUXE


                                    Les concurrents.

EXPOSITION CANINE DE 1891

Madame,

J'ai l'honneur de vous informer que le Comité de la Société offrira le 25 mai prochain, de 2 à 4 heures, un concours de petits chiens de luxe, tenus en laisse et présentés par des dames.

Les concurrents n'auront pas besoin d'être engagés ni de figurer à l'exposition, il suffira de les faire inscrire au secrétariat avant le 24 mai, et de les amener à l'heure indiquée.

Nous serions heureux, madame, que vous voulussiez bien vous intéresser à ce concours en y faisant inscrire un ou plusieurs sujets.

Veuillez agréer, etc.

Telle était l'invitation adressée à nombre de jolies Parisiennes par la Société centrale pour l'amélioration des chiens. L'idée de ce concours de chiens, présentés par leurs maîtresses elles-mêmes, était originale et ne pouvait manquer d'avoir du succès.

En effet, le chien, que l'on donne avec raison comme l'ami de l'homme, est bien plus encore celui de la femme: à lui, dans le ménage, les sourires, les compliments et les caresses les plus sincères. Les accès de mauvaise humeur contre le mari se traduisent toujours par un redoublement de tendresse démonstrative pour le chien que monsieur, de son côté, comble de prévenance pour faire sa cour: c'est évidemment le plus heureux des trois, dans la famille moderne.

Aussi la veillé du concours les journaux publiaient-ils une note annonçant «qu'une centaine de dames du monde avaient déjà fait inscrire leurs chiens, et que les flots de rubans seraient chaudement disputés.»


                                    L'inscription

L'annonce était tentante, et rédigée en termes dénotant une connaissance parfaite de l'esprit féminin. Comment résister au désir de faire admirer son «toutou» et sa précieuse petite personne un peu aussi, par la même occasion, en compagnie d'une centaine de dames du monde, auxquelles on disputera les flots de rubans en question, récompense dont le nom même sonne agréablement aux oreilles d'une coquette.

Le 25 mai donc, le petit coin des Tuileries, sur la terrasse au bord de l'eau, offrait un tableau du genre le plus parisien, et dont nos lecteurs vont retrouver ici les épisodes les plus humoristiques.

A tout seigneur, tout honneur: voici d'abord les concurrents tenus en laisse.

Au centre du tableau se dresse une de ces petites chiennes havanaises, idoles habituelles des dames (qui ne sont pas toujours du monde); cette séduisante créature, tondue en lion, les crins ébouriffés retombant sur les yeux, excite le plus vif intérêt parmi les roquets de toutes sortes qui l'entourent et s'efforcent de l'approcher, pour faire connaissance. C'est une petite séance de flirt, en règle. Voici le jeune homme à la mode sous les traits de l'élégante levrette (sans pal'tot, qui voilerait ses formes d'un aristocratique efflanquement); l'artiste inspiré, peintre ou pianiste des salons, étalant dans un désordre savant l'opulente crinière et la soyeuse barbe du caniche vaniteux; des seigneurs de moindres importance: griffons, king's-charles, etc., et enfin au premier plan, à gauche, un carlin de forte encolure, trapu, au ventre énorme, aux pattes grêles, à la face déprimée, tient assez brillamment l'emploi des financiers... de comédie, cela va sans dire.


                        La petite baronne.

Voici maintenant l'Inscription; les dames défilent devant le guichet, déclinant leurs noms, titres et qualités, ainsi que ceux des concurrents qu'elles prennent dans leurs bras pour les élever à la hauteur du rayon visuel d'un grave employé, placé derrière le grillage, et chargé de les inscrire. A côté du guichet se tient un superbe valet de pied de l'exposition, correct autant qu'imposant dans sa livrée battant neuve. Il contemple, avec satisfaction sans doute, la file des gracieuses silhouettes féminines allongées dans leurs robes-fourreaux, se lorgnant avec leurs face-à-mains et conduisant en laisse leurs favoris.

A quelques-unes, cependant, cette façon de présenter soi-même leur chien semblerait un peu vulgaire. «A quoi servirait alors d'avoir des gens, ma chère?» La petite baronne l'a senti comme il convient: aussi la voilà qui s'avance, ne portant rien, comme le quatrième officier de Marlborough, le nez au vent, la taille fine et cambrée.


                        Admis.

Derrière marche le valet de pied du style le plus pur: la face rasée et rubiconde, le torse puissant sanglé dans la redingote de livrée, les jambes nerveuses moulées par la culotte de peau et les bottes à revers, notaire par en haut et jockey par en bas, un domestique de grande maison enfin, parfaitement insolent ou obséquieux, suivant le cas. Dans ses mains, gantées de frais, repose, sur un coussin de soie, un microscopique chien havanais, gros comme le poing et hargneux comme un bull-dog.

«Voici bien des embarras, se dit, en regardant cette entrée à sensation, la dame qui a beaucoup de chiens (beaucoup plus que de chien, dirait Boireau), et qui les apporte elle-même, tous. Notre collaborateur a croqué sur le vif sa massive silhouette, et cependant, gageons qu'elle ne se reconnaîtra pas. Nous ne la voyons que de dos, il est vrai, mais quel dos! mafflu, et débordant de cet étonnant pourpoint, orné de soutaches qui figurent deux points d'interrogation! Deux chiens sous chaque bras, deux autres tenus à chaque main, tirant chacun de son côté, et entortillant leur laisse autour des piliers qui servent de jambes à la séduisante personne, voilà certes un équipage un peu bien gênant pour circuler dans Paris, mais confier à un domestique les «pauvres chéris», jamais, madame; il faudrait n'avoir pas de cœur! et la dame qui a beaucoup de chiens peut, en effet, avoir également beaucoup de cœur.


     Une femme qui a beaucoup de chiens.

Mais tous les chiens ne sont pas admis à concourir; il faut, devant le gentleman du guichet, justifier de la pureté de la race, et des qualités de l'individu (au point de vue plastique, bien entendu). Aussi y a-t-il des grincements de dents et des froissements d'amour-propre, à côté des vanités satisfaites. Voici les deux types représentant ces sentiments:

Admis! la jolie propriétaire du chien passe souriante, serrant tendrement le précieux animal, sous son long mantelet aux entournures surélevées qui lui fait des épaules délicieusement difformes.

Refusé! Jamais Mme Gibou ne digérera cette avanie. Refuser sa Liline! (une abominable mâtine sans forme ni race), tandis qu'on reçoit des horreurs pareilles; il est vrai que certaines personnes effrontées ont des manigances pour disposer en leur faveur les membres du jury. On sait comment; mais Mme Gibou ne mange pas de ce pain-là. la voilà donc, la justice des hommes! Mme Gibou commence à entrevoir l'urgence d'une réforme sociale.


                                            Le concours.

Suivons sa rivale plus favorisée, et pénétrons enfin dans l'enceinte réservée au concours.

C'est une sorte d'allée fermée par des toiles rayées aux couleurs vives. De chaque côté sont assises en deux longues haies se faisant face les dames qui tiennent leurs chiens en laisse! Les «toutous», étonnés et ravis de se trouver réunis en si grand nombre, tirent sur les cordes, jappent, grondent, s'élancent, etc. Les membres du jury circulent derrière chaque rangée, regardant attentivement les chiens, et quelque peu aussi les propriétaires, quand elles sont jolies, et prenant des notes avec toute la gravité désirable.

Enfin, pour terminer, voici l'intruse: figure sèche, tenue de marchande à la toilette, contenance embarrassée et cauteleuse. C'est une marchande de chiens qui s'est glissée parmi les «dames du monde», au mépris des règlements. Elle espère qu'un de ses pensionnaires remportera un prix qui doublera sa valeur.


                Refusé.


                Une intruse.

En attendant, craignant que la fraude ne soit démasquée, elle se fait petite, se faufile, et pour éviter d'attirer l'attention des surveillants recommande à ses roquets d'être bien sages. Que le succès vienne, elle relèvera la tête et retrouvera toute l'insolence des parvenus. Que de mortelles sont marchandes de chiens en ce point!

Les opérations du jury ont duré une heure environ. Pendant ce temps, les dames restaient assises, tenant leurs chiens, et s'étudiant à garder une attitude gracieuse devant la galerie, ce qui ne laissait pas que de devenir un peu embarrassant.

Enfin l'on proclame les prix; on remet aux heureux vainqueurs les flots de rubans convoités.

Puis, satisfaite ou mécontente, chacune se retire, non sans avoir jeté un coup-d'œil sur les vastes chenils de l'exposition, où, moins heureux que leurs congénères de luxe, les chiens de chasse, prisonniers, bâillent à se démonter les mâchoires, avec des gémissements plaintifs.

Louis d'Hurcourt.




ORSAT Tué le 8 avril à Bissandougou.--Phot. Bar et Couadou.


Les sauterelles d'Algérie à l'époque de la ponte.--Phot.
L. Famin et Cie. (Voir l'article page 504.)

LE SOUS-LIEUTENANT ORSAT

Le Soudan français vient de coûter encore à notre armée un de ses plus braves enfants, M. le sous-lieutenant d'infanterie de marine Orsat (Félix-Anthelme), détaché au régiment des tirailleurs sénégalais.

Cet officier, qui avait déjà reçu une blessure lors de la prise de Diena, le 25 février dernier, a été tué d'une balle au cœur, le 8 avril, à Bissandougou, en poursuivant une bande de fuyards de l'armée de Samory.

M. Orsat était né le 13 septembre 1867 à Albens (Savoie). Après avoir fait d'excellentes études au lycée de Grenoble (son père était alors président de la cour d'appel de cette ville), il entra à Saint-Cyr le 22 octobre 1886 et fut promu sous-lieutenant dans l'infanterie de marine le 1er octobre 1888. Ce jeune officier avait de sérieuses qualités militaires; intelligent, travailleur, plein de vigueur et d'énergie, il était très apprécié de M. le colonel Archinard, qui n'avait pas hésité à lui confier plusieurs missions aussi périlleuses que délicates.

M. le sous-lieutenant Orsat s'était embarqué pour le Sénégal le 5 septembre de l'année dernière; à peine arrivé à Saint-Louis, il avait instamment demandé et obtenu de faire partie de la colonne du Soudan.



LES FORTIFICATIONS DE VALENCIENNES


Le déclassement des fortifications de Valenciennes.--La tour
de la Rhonelle. D'après une photographie de M. Delsart.

LA TOUR DE LA RHONELLE

L'une des sentinelles avancées de la frontière du Nord, la ville de Valenciennes dont la longue et héroïque résistance, en 1793, a sauvé la France d'une invasion, vient d'être déclassée (loi du 31 mai 1889).

Déjà la pioche et la dynamite ont commencé leur œuvre de destruction et abattant sans pitié les restes nombreux et pour la plupart très bien conservés des fortifications du moyen-âge, de la Renaissance et du dix-septième siècle.

La section des beaux-arts, d'histoire et de littérature de la Société d'agriculture, sciences et arts de Valenciennes, a eu la bonne et patriotique pensée de publier un ouvrage de luxe: les Fortifications de Valenciennes, rappelant par son texte les glorieux faits d'armes dont les remparts de la ville ont été le théâtre, et, par ses illustrations, les pièces principales de la fortification des différents âges, dont on trouve tout particulièrement à Valencienne des échantillons nombreux et très intéressants pour l'histoire de l'art.

Nous reproduisons l'une des planches de cette belle publication; la tour de la Rhonelle, qui date du quatorzième siècle. Cette tour a été construite sur la rivière, à l'entrée des eaux en ville; elle est très remarquable au point de vue architectural; elle attire particulièrement l'attention par le galbe heureux de sa base, la manière dont elle chevauche le cours d'eau et l'habileté dont son architecte a fait preuve en raccordant les parties coniques aux parties planes de l'arcade de devant.

D'autres morceaux des fortifications de Valenciennes ou d'autres villes du Nord, telles que Douai, Cambrai, Arras, etc., dont le démantèlement est décidé, pourront intéresser nos lecteurs; nous ne manquerons pas de les leur signaler en indiquant le titre des publications spéciales et locales qui seront faites sur la matière et qui pourraient être utiles aux archéologues.

Jules Delsart.



LES EMBELLISSEMENTS DE NAPLES


Une des rues du Vomero.


Les voitures du funiculaire.

LE FUNICULAIRE DU VOMERO

Depuis 1884, la ville de Naples a subi une série d'importantes et d'utiles transformations, dont les principales sont la construction de nouveaux quartiers ou Tioni, larges, vastes et salubres, qui ne tarderont pas à être peuplés et formeront une véritable nouvelle cité.

Parmi ceux dont la situation exceptionnelle semble annoncer un avenir certain, et dont le développement se fera dans des conditions toutes particulières, il faut compter surtout le Vomero.

Les gravures que nous en donnons montrent la belle situation de ce nouveau quartier, la beauté architecturale des jolies maisons qui s'y élèvent.

Le Vomero est construit tout en haut de la célèbre colline qui surplombe Naples, et où se trouvent le château Saint-Elme et la Chartreuse de Saint-Martin. Il y a quelques mois à peine, il n'y avait là que des villas aristocratiques assises sur les flancs de la colline d'où la vue s'étendait au-dessus de la ville, de la rade, embrassant dans un même coup d'œil le golfe avec ses îles et la côte de Portici à Sorrente, l'ensemble, en un mot, de ce remarquable panorama connu et admiré du monde entier.

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L'idée première de cette transformation est due à M. Biagio Caranti, directeur général de la Banca Tiberina, récemment décédé. Le principal obstacle était la difficulté de l'accès du nouveau quartier à cause de son éloignement et de sa position. Il fallait supprimer d'un seul coup tous les anciens moyens de communications et de transports: escaliers taillés dans le roc à pic, chevaux, voitures, chemins enfin en zigzags fatigants, et les remplacer par une voie de communication pratique, rapide et à bon marché.

C'est alors qu'on construisit deux funiculaires réunissant le Vomero à l'ancienne Naples par un trajet de quelques minutes à peine.

Ils partent tous deux du sommet de la colline et aboutissent l'un à la Chiaïa, l'autre à Monte-Santo, c'est-à-dire à deux pas de la rue de Tolède, le centre même des affaires et des plaisirs.

Le funiculaire de la Chiaïa a 564 m. 20 de longueur et une inclinaison normale de 29,80%. La différence de niveau des deux extrémités est de 161 m. 15.

La route qu'il suit est droite et passe par deux galeries souterraines longues de 69 m. 50.


Le funiculaire du Vomero à Monte-Santo


La gare du Corso Vittorio-Emmanuele.

L'autre ligne, dite de Monte-Santo, a 887 m. 20 de longueur; son inclinaison varie de 21.20% à 23. 15% et la différence de niveau est de 179 m. 80.

Au lieu d'être droite comme la précédente, elle se divise en deux branches, la première qui va du Vomero au Corso Vittorio-Emmanuele, la seconde du Corso Vittorio à Monte-Santo. La première passe sous un tunnel, la seconde est à ciel découvert, et il a fallu vaincre des difficultés matérielles de toute espèce pour l'achever. Elle a été inaugurée le 30 mai en présence du roi, de la reine, du prince de Naples et des autorités, et cette cérémonie a donné lieu à des fêtes qui ont revêtu un éclat tout particulier.

Le système des funiculaires est à compensation, c'est-à-dire à deux trains simultanés dont l'un monte pendant que l'autre descend. Chaque voiture est munie de freins automatiques qui arrêtent immédiatement le train en cas de rupture ou de détente de la corde.

L'installation totale a coûté plus de 5 millions de francs. C'est une somme, mais quand on songe aux profits qui en doivent résulter, on ne saurait dire que c'est là de l'argent mal placé.

Nicolas Lazzaro.



Comédie-Française: le Rez-de-Chaussée, comédie en un acte de M. Berr de Turrique; Rosalinde, comédie en un acte de Lambert Thiboust et M. Aurélien Scholl.--Ambigu-Comique: le Prix de beauté, de MM. Raybaud et Grisier.--Folies-Dramatiques: la Plantation Thomassin, vaudeville de M. Maurice Ordonneau.

Pour encadrer Grisélidis, qui ne suffit pas à remplir la soirée, la Comédie-Française a mis sur son affiche deux petites comédies en un acte, l'une déjà connue, l'autre inédite.

Rosalinde a été créée pour la première fois en 1859 sur le théâtre du Gymnase: c'est une des premières pièces qu'écrivit Aurélien Scholl, le brillant chroniqueur, en s'appuyant sur la renommée et l'habileté de Lambert Thiboust. Le sujet est aimable. La danseuse Rosalinde rentre du théâtre, un petit amoureux la suit: le duc Maxime de Chastenay qui n'a pas dix-huit ans... Un en-cas est préparé: pour mieux causer d'amour avec son visiteur, Rosalinde va chercher le champagne. Arrive Lélio, mime de la troupe italienne, et qui est l'amant de Rosalinde. On ne l'attendait point. En le voyant entrer Maxime se cache: Rosalinde revient, assez étonnée de trouver le comédien au lieu du petit duc, qu'elle croit parti. Une conversation s'engage entre Rosalinde et Lélio et elle devient si tendre que Maxime n'y peut tenir; il sort de son armoire. Rosalinde interloquée lui présente Lélio comme son frère... Lélio part, mais, poussé par je ne sais quel esprit de jalousie, il revient presque aussitôt... pour dire à Maxime qu'il n'est point le frère, mais l'amant de Rosalinde. Querelle. Les épées sortent du fourreau et elles vont en découdre lorsque Lélio s'avise d'expliquer au petit duc ce que sont les femmes, combien elles sont menteuses, perfides et frivoles, et combien peu elles méritent qu'on s'égorge pour elles... Maxime se laisse convaincre. Et voilà le petit duc et le mime trinquant ensemble avec le champagne de Rosalinde. C'est tout. Mais comme tout cela est conté avec grâce et avec esprit! M. Baillet est un joyeux Lélio, M. Dehelly un petit duc frêle et coquet. Mlle Ludwig joue Rosalinde avec beaucoup de malice; elle a, en la personne de Mlle Kelly, une soubrette fort piquante.

.... M. Guy de Nortain attend dans son élégant «rez-de-chaussée» une jeune femme romanesque, qui a nom Germaine de Chastenay. Que va-t-il se passer, ô mon Dieu!... Rien. Germaine a une amie, Mme de Bréval, qui, mise au courant du rendez-vous, y vient avant la jeune femme pour la sauver. Guy ne se laisse point convaincre; mais lorsque Germaine arrive, comme Mme de Bréval est restée chez lui et qu'elle assiste à la scène, cachée derrière un rideau, notre Parisien est tout décontenancé. Il ne sait que dire... tant il y a que Germaine s'en va désappointée. Mais elle apprend ce qui s'est passé... Va-t-elle pardonner à Guy? Heureusement Mme de Bréval veille, et elle fait une si douce morale à son amie, que Germaine se reprend, cette fois, pour tout de bon. Et toutes deux s'en vont, non sans s'être moquées de l'habitant du rez-de-chaussée, qui en est pour ses frais de fleurs et de bonbons. Cette histoire est morale et édifiante. Berquin l'eût signée. MM. Lebargy et Berr, Mmes Baretta et Muller s'y sont fait applaudir.

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L'été viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas? On ne saurait l'affirmer. Mais ce qui est sur, c'est que les pièces dites d'été commencent à apparaître. Elles ne sont souvent pas plus mauvaises que les pièces qui ont eu la bonne fortune d'être représentées pendant l'hiver. Quelquefois même elles sont meilleures.

N'est point pourtant de cette dernière catégorie, le vaudeville que l'Ambigu, ouvrant la marche, a représenté vendredi. Le Prix de Beauté nous conte l'odyssée d'une de ces femmes qu'un jury de farceurs proclame belle entre les belles... Épousée par l'un des jurés que ses formes opulentes ont séduit, elle ne peut se résigner à la vie bourgeoise qu'il veut mener avec elle... Elle part, à la conquête des triomphes, des ovations que l'Amérique réserve aux «beautés professionnelles». Mais, par suite de circonstances qu'il serait trop long d'énumérer, elle ne va pas jusqu'en Amérique, et elle s'arrête... à la foire de Neuilly, où les badauds peuvent la voir et la contempler pour la modique somme... de cinq centimes. C'est là que son mari la retrouve guérie de la folie des grandeurs, et il lui pardonne. Le sujet en vaut un autre. Mais il est traité sans verve, sans gaieté, dans une note grise et uniforme qui lasse et ennuie.

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Plus drôle, beaucoup plus drôle est la folie, la charentonnade, que donnent les Folies-Dramatiques... Robichon, quoique marié à une charmante femme, vole à d'autres amours. Pour s'assurer par an trois mois de liberté, il a inventé la «plantation Thomassin». Il a persuadé à sa femme qu'il a hérité d'une plantation de café en Haïti et qu'il est obligé d'aller la surveiller tous les ans. Ce qu'il y a de mieux, c'est que la plantation existe en fait, mais c'est un ami de Robichon qui l'exploite, il est dans la confidence. Robichon pendant trois mois file le parfait amour avec une dame Eveline, femme légitime d'un négociant en vins... qui voyage. Le bonheur n'a qu'un temps. Un beau jour, la femme et la belle-mère de Robichon veulent accompagner leur mari et gendre à Saint-Domingue. Elles y tiennent absolument. Il faut partir. Robichon s'exécute. Mais alors que de péripéties, que de quiproquos, que de coqs-à-l'âne!... Tout ce que l'imagination d'un habile vaudevilliste peut trouver défile sous nos yeux. Cela est bête, insensé, fou. Tant que vous voudrez. Mais on rit, on rit à gorge déployée. Et que demandons-nous à un vaudevilliste? de nous faire rire. M. Ordonneau a réussi dans cette tâche. Du reste, il a été secondé à ravir par ses interprètes, qui enlèvent de verve cette bouffonnerie. Nous avons applaudi, comme ils le méritaient, MM. Gobin, Guyon fils, Bartel, Bellucci, Mes Mathilde, Berny et Guitty.



LES LIVRES NOUVEAUX

Études et Récits sur Alfred de Musset, par Mme la vicomtesse de Janzé. 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Plon, Nourrit, éditeurs).--On connaît l'histoire de cette lettre adressée au plus grand de nos poètes. La poste, d'abord indécise, la porta à Victor Hugo, lequel (l'histoire ne serait-elle pas de la légende?) la renvoya à Lamartine qui la garda. En bonne admiratrice de son poète, Mme la vicomtesse de Janzé réclame la lettre pour Alfred de Musset. Nous ne la chicanerons pas sur ce point, tout en ayant notre opinion. Mais où il nous semble que l'auteur s'avance un peu, c'est quand il affirme qu'on lira désormais beaucoup plus Musset que Lamartine et Hugo. Musset est infiniment moins lu depuis une vingtaine d'années; il est tout naturel que Victor Hugo nous laisse un instant de répit, et pour le moment on doit constater qu'il se fait une réaction sensible en faveur de Lamartine, qui, selon nous, a fort bien fait de garder l'épitre... Nous n'insistons pas et nous conseillons la lecture de l'ouvrage de Mme de Janzé plein d'anecdotes, de détails inédits, de traits piquants, à tous les admirateurs du poète de l'amour, qui reste, après tout, l'un de nos plus grands poètes.

Correspondance de Gustave Flaubert, 3e série, 1854-1869. 3 fr. 50 (Bibliothèque Charpentier).--Écrites principalement à des intimes à qui l'on dit tout, à Louis Bouilhet, Ernest Feydeau, les Goncourt, Georges Sand, etc., les lettres de ce troisième volume nous montrent la pensée de Flaubert dans son déshabillé le plus complet, sinon le plus galant. Les choses y sont appelées par leur nom, avec une recherche de l'expression crue qui frise la puérilité. Je ne pense pas qu'il y ait palefrenier sur la terre plus mal embouché que ce pauvre Flaubert. Cela, par haine du bourgeois, car ce malheureux bourgeois on voit qu'il le hait dans l'âme, il en a l'obsession, laquelle semble aujourd'hui bien vieillie, bien démodée. Reconnaissons, après cela, que ce volume est un fort précieux document, non seulement en ce qu'il éclaire l'historique de Madame Bovary et de Salammbô, mais surtout en ce qu'il nous dévoile l'état d'âme d'un homme enchaîné à son œuvre comme un galérien à son boulet. Il y a quelque chose de vraiment pénible à voir un homme suer de la sorte et l'on voudrait l'aider: c'est la revanche du bourgeois!

Le sang de France, par Georges Gourdon, avec préface de Pierre Loti, un in-12. (Albert Savine).--C'est Jeanne d'Arc qui l'a trouvé, car il est vraiment trouve ce mot: le Sang de France! et M. Georges Gourdon a été bien avisé de le lui prendre et de le placer en tête de son volume. N'est-il pas caractéristique en sa concision singulière? Il apparaît comme un drapeau et l'on sent qu'il recouvre tous les beaux sentiments inspirés par l'idée de patrie. C'est bien cela, d'ailleurs, et les grandes et touchantes figures de notre histoire, depuis Roland à Roncevaux jusqu'à l'amiral Courbet sur le Bayard, sans oublier Jeanne d'Arc elle-même, apparaissent successivement évoquées par l'auteur, en ces pages émues que Pierre Loti, l'académicien d'hier, a bien voulu faire précéder d'une préface, la chose du monde à laquelle il répugne le plus.

Hassan le janissaire, 1516, par Léon Cahun (1 vol. chez Armand Colin et Cie, éditeurs. Prix, 3 fr. 50). On sait que la maison Colin vient de commencer, sous le titre de Bibliothèque de romans historiques, une série d'œuvres qui a obtenu dès le début le succès le plus franc. Le dernier paru de cette collection, Hassan le janissaire, nous transporte en plein Orient, à l'époque de la campagne d'Égypte entreprise par le terrible sultan Sélim Ier, au seizième siècle, par conséquent, Le héros du livre, Hassan, est un jeune chrétien enrôlé de force parmi les janissaires. Son récit est une reconstitution fidèle de la vie militaire à cette époque, et les épisodes touchants ou terribles qui s'y déroulent font de ce livre un des plus attachants qu'il soit donné de lire.

Oeuvres inédites de Victor Hugo: Voyages. (Bibl. Charpentier, in-18, 3 fr. 50.)--Encore un nouveau volume d'œuvres inédites du maître, et ce ne sera pas le dernier; le siècle prochain verra encore des fonds de tiroirs se transformer en in-18. Deux voyages composent celui-ci: l'un dans les Alpes, fait en 1839, et dont le récit est fourni par des lettres adressées au jour le jour à Mme Victor Hugo; l'autre dans les Pyrénées, daté de 1813, et dont les étapes et les épisodes ont été notés sur un album. Ces deux récits n'apportent pas grand chose à la gloire du maître; ils ne lui enlèveront rien non plus, ce qui est déjà quelque chose, car il n'est rien de traître comme ces publications posthumes d'œuvres laissées de côté par le principal intéressé.

Mes crimes! mes prisons! par M. de la Boissière (1 vol. chez Savine. Prix, 3 fr. 50).

--Le lecteur aurait tort de s'imaginer, sur le vu de ce titre, qu'il va voir se dérouler sous ses yeux une série de méfaits et d'attentats. Non, l'auteur n'est pas un criminel endurci, et le mois de prison qu'il a fait, lui journaliste, à la Santé, ne suffit pas à le classer parmi les repris de justice dangereux. Nous ne pensons pas que M. de la Boissière le regrette. Ce que le lecteur ne regrettera pas, ce sera d'avoir lu ce livre, amusant au possible.

En haut du donjon, par Charles Dubois, avec 20 eaux-fortes, par Berthalon (chez Sausset, 7, boulevard Saint-Martin).

En haut du donjon est le livre d'un peintre; sous la forme familière qu'autorise l'atelier, l'auteur s'est efforcé de traiter gaiement des sujets sérieux.

Après une étude topographique bien étudiée sur le Bois de Vincennes et le Bois français, l'auteur se transporte sur le donjon et note, sous leur ordre chronologique, tous les événements intéressant la contrée qu'embrasse le regard; chaque siècle est précédé d'un diagramme historique indiquant la fortune bonne ou mauvaise de notre France. Certains chapitres relèvent de l'art: les saintes chapelles de Paris et de Vincennes; le vitrail, du moyen-âge à la Renaissance; l'exagération de l'influence sur cette époque; Jean Cousin et son œuvre; les Clouets (portraits historiques).

Vingt paysages à l'eau-forte complètent ce beau volume, luxueusement imprimé par Paris, de Pontoise.

Histoire d'un Trente-Sous, 1870-1871, par Sutter Laumann. 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Albert Savine).--Un Trente-Sous! ce nom, c'est toute une époque, c'est tout un drame. Tout le monde aujourd'hui se souvient-il de sa signification? ce n'est pas certain. La jeune génération apprendra peut-être que c'était un garde national, il y a vingt ans, à la fin de la guerre, pendant la commune. Cette histoire nous reporte donc à ces sombres jours. L'auteur en fut l'un des humbles acteurs, nous dit-il, en nous prévenant qu'il ne nous retracera que des souvenirs personnels. Et c'est bien ce qui fait l'intérêt de son livre. Nous ne lui demandons pas d'appréciations. Quel besoin en avons-nous! N'avons-nous pas tous notre façon de penser arrêtée dans un sens ou dans l'autre? Ce que nous cherchons dans un livre de ce genre, ce sont les anecdotes, les menus faits, les détails peu importants en eux-mêmes, mais qui, rassemblés, constituent un tout caractéristique. Et c'est justement ce qu'il nous donne, avec une franchise d'allure qu'on a toujours plaisir à rencontrer.




LE PETIT-TRIANON

On a dit avec raison: «le Petit-Trianon c'est Marie-Antoinette.» Louis XVI avait offert ce palais, dont nous donnons la gravure, à la reine de la façon la plus galante: Vous aimez les fleurs, eh bien! j'ai un bouquet à vous donner, c'est le Petit-Trianon.» Marie-Antoinette en prit possession immédiatement, et elle y vécut au milieu de ses familiers, en l'agrandissant et en l'embellissant chaque jour.

Elle y fit construire, notamment, le Petit-Théâtre où elle voulait jouer en personne la comédie. Bâtie par Mique, la petite salle s'élève sur un des côtés du jardin Français. Notre gravure en figure l'entrée. C'est une sorte de petit temple en rotonde, au fronton porté par deux colonnes ioniennes avec un Apollon porte-ivre et porte-couronne. La salle est blanc et or. Les sièges sont de velours bleu. Trois étages de galerie: le premier s'appuie sur des pilastres sculptés; la seconde repose sur des trophées de mufles de lion, terminés en dépouilles et en manteaux d'Hercule branchages de chêne; la troisième est une suite de loges en œil-de-bœuf. Le plafond est de Lagrenée: l'Olympe danse sur des nuages. Des nymphes en torchés soulèvent le rideau de la scène; au-dessus, deux muses portent l'écusson de Marie-Antoinette.

La petite salle fut inaugurée solennellement le 1er août 1780, devant quelques intimes, devant ceux et celles qu'on appelait la société de la reine, devant les trois Coigny, le prince d'Hénin, le duc de Guiches, le bailli de Crussol, le duc de Polignac, le prince de Ligne, le prince Esterhazy, la comtesse de Polastron. On donna la Gageure imprévue, de Sedaine, et l'opéra-comique, le Roi et le fermier. La reine jouait dans la première pièce le rôle de Jenny, dans la seconde celui de la soubrette.

Pendant cinq ans, les représentations continuèrent, et, tour à tour, Marie-Antoinette y fut Rosine et Babet, Colette et Jenny. Elles se terminèrent subitement au mois d'août 1785, par une représentation du Barbier de Séville, qui eut lieu quatre jours après l'arrestation du cardinal de Rohan, et dans laquelle la reine jouait Rosine...

Et depuis lors, en un siècle plein, la petite salle ne s'est rouverte que trois fois, en 1811, sur l'ordre de Napoléon Ier, qui y fit donner une représentation à Marie-Louise; en 1846, sur l'ordre de Louis-Philippe, qui voulut apporter une distraction à sa bru, la duchesse d'Orléans, qui pleurait encore la mort terrible de son mari, et en 1848, pour une représentation organisée par les républicains versaillais au profit des pauvres.

Le comité qui a organisé une souscription en faveur de Houdon, et que préside si intelligemment M. Alphonse Bertrand, a pris l'initiative d'une nouvelle résurrection de la petite salle. Elle a eu lieu devant une assistance d'élite: on y remarquait l'empereur dom Pedro, le comte et la comtesse d'Eu. Les artistes de la Comédie-Française, arrivés de Paris tout costumés par des landaus, ont joué la Gageure imprévue de Sedaine: on a fort applaudi Mlles Marsy, Ludvig, Muller; MM. Prudhon, de Féraudy, Truffler et Joliet. Le corps de ballet de l'Opéra a dansé un divertissement réglé par M. Hansen sur la musique du maître du temps, et intitulé Psyché et l'Amour: nombreux bravos pour Mlles Othalini, Hobstein, Chabot, Invernizzi, Salle, etc... Le spectacle s'est terminé par le Devin du village, musique et paroles de Jean-Jacques Rousseau, supérieurement conduit par M. Danbé et interprété par Mme Molé-Truffler, MM. Soulacroix et Carbonne.

On nous avait promis des vers inédits de M. Jules Clarétie: M. Delaunay souffrant n'a pu venir les réciter. On nous avait annoncé aussi que, par une faveur spéciale de M. Yves Guyot, les grandes eaux du parc marcheraient en notre honneur. A la sortie, hélas! nous avons trouvé la pluie et l'orage. Il pleuvait tellement que quelques-uns des artistes, ne retrouvant plus leurs voitures pour rentrer directement à Paris, s'en sont revenus par le chemin de fer, tout costumés qu'ils étaient: épilogue amusant de cette délicieuse journée. Car ce fut une délicieuse journée; et, au retour, les allées mouillées des bois de Saint-Cloud et de Boulogne fleuraient bon, et, tandis que la voiture nous ramenait vite, tout ce passé charmant, que la représentation donnée au petit théâtre avait évoqué, revivait à notre esprit. Combien ils furent heureux, les heureux de cette époque si délicieuse du dix-huitième siècle! Talleyrand le disait:

«Ceux qui n'ont point vécu dans les dernières années qui précédèrent la révolution n'ont pas connu la douceur de vivre.»

Adolphe Aderer.


LES ÉVÉNEMENTS DES COMORES

Les îles Comores viennent d'être le théâtre d'événements importants au point de vue de notre empire colonial de la mer des Indes.

L'archipel des Comores se compose, outre l'île Mayotte, colonie française depuis 1813, des îles d'Anjouan, Moheli et Grande-Comore, qui ont réclamé notre protection en 1886.

Anjouan, la plus belle et la plus petite du groupe, peuplée de plus de 50,000 habitants et gouvernée par le sultan Abdallah, était en réalité soumise à l'arbitraire de quelques Anglais et Américains, propriétaires d'importantes sucreries et plantations. C'est pour se soustraire à leur tyrannie que le sultan Abdallah demanda le protectorat de la France, qui fut accordé aussitôt. Cet exemple a été suivi par les autres îles du groupe, et un résident fut placé à Anjouan, sous l'autorité du gouverneur de Mayotte.

Le sultan Abdallah avait alors près de quatre-vingts ans; il était aveugle et son entourage, obéissant à des influences hostiles à la France, suscita, vers la fin de l'année dernière, des difficultés d'une nature assez grave pour obliger notre résident, M. le Dr Ormières, à se retirer; il y avait même eu des insultes à notre pavillon.

A ce moment, Abdallah mourut. Son fils, le prince Salim, et son frère, le prince Saïd-Omar, se disputèrent sa succession et chacun des compétiteurs envoya des émissaires auprès du gouverneur français de Mayotte afin d'essayer d'obtenir l'appui de la France. M. Hibon, notre gouverneur par intérim, laissa les ambassadeurs sans réponse jusqu'au retour du gouverneur titulaire, M. Papinaud, qui revenait le 5 mars, muni d'instructions ministérielles.

Conformément à ces instruction, M. Papinaud s'embarquait sur le Boursaint à destination d'Anjouan, accompagné du résident français, M. Ormières, et portant un ultimatum qui non seulement ne fut pas écouté, mais dont la teneur provoqua une vive effervescence parmi les indigènes. A peine le Boursaint s'était-il retiré qu'il y eut une révolte suivie de massacres parmi les partisans des divers compétiteurs au pouvoir et l'on proclama sultan le prince Boura-Ali, parent éloigné du sultan Abdallah.

Il fallait agir: le 24 avril, le Boursaint arrivait devant Anjouan, accompagné du D'Estaing, portant trois compagnies d'infanterie de marine venues de la Réunion et de Diego-Suarez. Les troupes débarquaient aussitôt et s'emparaient sans coup férir de la citadelle qui domine Moussamoudou, la capitale de l'île. Nous donnons ici les vues de cette forteresse ainsi que de la ville.

M. Papinaud procéda alors à l'installation de Saïd-Omar comme sultan d'Anjouan, devant la population de l'île; puis une colonne volante parcourut l'île, brûlant et bombardant les centres insurrectionnels, notamment Bambao et Poumoni.

Les dernières nouvelles, à la date du 30 avril, annoncent que notre autorité est à peu près rétablie partout. Il a suffi de montrer un peu d'énergie pour ramener ces populations à l'ordre.


L'INCENDIE DE COUDEKERQUE

L'autre soir, à quatre heures et demie, on entendait à Dunkerque une explosion formidable; on apercevait une colonne de flamme qui dardait vers le ciel; puis une fumée très noire et très épaisse montait dans l'air, s'étendait sur l'horizon, obscurcissait tout l'atmosphère: c'était la raffinerie de pétrole de M. Clerc, à Coudekerque-Branche, qui était en feu.

A distance, le spectacle était terrifiant; il avait la beauté sinistre et sauvage des grandes catastrophes. On organisait les secours à la hâte, en se demandant quelles serait l'étendue et les conséquences du malheur. Cependant l'incendie s'activait, le train de Bruxelles qui passe à vingt mètres environ de la raffinerie dut ralentir sa marche pour traverser le passage dangereux.

Des wagons, les voyageurs distinguaient au milieu de la fumée trois ou quatre cylindres dont les surfaces de tôle blanche trouaient l'épais brouillard ambiant. De moment en moment, les fusées d'étincelles éclairaient les fûts de pétrole entassés qui brûlaient avec de lugubres crépitements. Les réservoirs étaient également en feu.

Les douaniers, les pompiers, la police de Dunkerque, les autorités civiles et militaires, un piquet du 110e de ligne, étaient sur les lieux. Mais la tâche des sauveteurs n'était pas aisée. Il ne fallait pas songer à répandre de l'eau sur le foyer incandescent, sous peine de fournir un aliment nouveau à la flamme. On requit tous les charretiers afin d'aller chercher du sable pour étouffer l'incendie. Cependant le pétrole enflammé courait jusque dans les ruisseaux des rues...

Quand on pénètre enfin dans le vaste immeuble incendié, un spectacle affreux s'offre à tous les regards. Des débris humains jonchent le sol: on découvre deux squelettes carbonisés. Il y a dix personnes sur le sort desquelles on n'est pas fixé et qui ont disparu.


LA BECQUÉE

Les méandres du parc ont conduit la jeune fille près du vieux mur tout ébréché, où la futaie est plus touffue, où les buissons de ronces et de lierres cachent les plus délicieux mystères. Entre deux branches, une construction singulièrement intéressante s'est élevée. Non que les matériaux qui la composent soient d'une matière bien précieuse: quelques fétus d'herbes sèches, de la laine tombée de la toison des troupeaux, et par-dessus le plus doux des duvets, celui que la pinsonne a emprunté à sa parure pour faire moelleuse la couchée des petits. Mais l'habile architecte l'a placée admirablement, au beau milieu du grenier d'abondance le mieux approvisionné. Aux alentours, chenilles, vermisseaux, libellules, ne manquent pas, et le ménage, en acceptant sa lourde responsabilité, s'est entouré de précautions.

Cependant, si retiré soit, le nid, si épaisse la broussaille, les allées et venues du mari prévenant, les appels plaintifs de la femelle dévouée à ses devoirs d'épouse et de mère, ont éveillé l'attention de quelqu'un. Heureusement ce quelqu'un n'est ni un importun ni un ennemi. Au contraire. Peut-être qu'au fond, en gens tranquilles, pinson et pinsonne préféreraient éviter ces relations de bon voisinage. Mais comment en vouloir à la gracieuse enfant qui s'est aventurée souriante, parmi les branchages épineux, et a risqué plus que sa vie, le velouté de sa peau délicate, sans compter sa fraîche robe de mousseline, pour se mêler de donner la becquée à la nichée dont l'appétit est insatiable? Une grosse affaire a dû être d'apporter jusque dans cet endroit inaccessible la grosse échelle qui a permis cette ascension périlleuse. Le jardinier bourru s'y est prêté moitié grognant, moitié satisfait, vaincu par ce qu'il y a de plus puissant au monde: le charme.

Cette jolie composition de M. Staples traduit à la perfection l'événement qui est considérable: ces enfantillages-là, c'est déjà la mère apparaissant sous la jeune fille!


LES CRIQUETS EN ALGÉRIE

L'Algérie et la Tunisie sont à nouveau éprouvées par les criquets. Par un de ces caprices auxquels la nature semble se complaire, ce n'est pas l'ennemi prévu attendu avec un grand déploiement des mesures défensives qui est venu fondre sur les vertes plantations algériennes; cette fois, l'ennemi, insoupçonné, inattendu, est venu du dehors, représentant l'invasion étrangère dans toute sa brutalité.

Avoir lutté pendant des années, organisé le massacre, mobilisé toute une population, exterminé les criquets jusque dans l'œuf, et après tant d'efforts, tant de labeurs, toucher presqu'au bout, entrevoir le jour prochain où notre colonie serait enfin débarrassée de la race indigène de sauterelles qui le dévaste, et voir tout d'un coup se ruer sur l'Algérie comme sur un pays conquis des hordes faméliques d'insectes venus du désert, n'est-ce pas jeu cruel, épreuve accablante, démontrant l'inanité des combinaisons humaines et légitimant en quelque sorte la résignation fataliste avec laquelle les Arabes, eux, acceptent le fléau ailé?

On l'avait oublié l'insecte nomade, le criquet pèlerin, fils du désert. Bien dur a été le réveil. Si les incursions de la sauterelle voyageuse sont moins fréquentes que celles des autres espèces, s'espaçant de plusieurs années, elles n'en sont que plus redoutables. L'acridien migrateur, en même temps qu'il est le plus grand parmi ses congénères--il atteint jusqu'à 6,5 cent.--est aussi le plus vorace, le plus malfaisant. Déjà la clameur qui nous arrive de l'autre côté de la Méditerranée accuse de nombreux et irréparables dégâts. Mais ce n'est rien encore. Dans quelques jours, la ponte faite, éclora une nouvelle génération de jeunes insectes aptères, mangeurs infatigables qui, si l'on n'y met ordre, dévoreront jusqu'au chaume des épis qu'auront laissé leurs parents moins voraces.

Les lecteurs de l'Illustration sont du reste initiés aux faits et méfaits du criquet pèlerin; nous lui avons consacré un article le 19 mai 1888.

Le dessin que nous donnons complète cette description: le festin est terminé, les noces sont consommées; les sauterelles repues se sont abattues sur un sol meuble et perméable; elles procèdent à la ponte; l'une d'elles plonge son abdomen dans un trou cylindrique, cavité naturelle ou creusée artificiellement par l'insecte au moyen d'un appareil fouisseur qui termine son arrière-train. Chacune de ces loges, larges d'un centimètre environ, et dont notre dessin donne la coupe en plusieurs endroits, reçoit une certaine quantité d'œufs (de 80 à 90) disposées en trois rangées; les œufs oblongs, de couleur jaunâtre, mesurent un centimètre chacun: une mucosité sécrétée par l'insecte les réunit et un bouchon de mucus servira de couvercle à ces nids.

Dans quinze, vingt, vingt-cinq jours, suivant les conditions climatériques, la nature du sol, le degré d'humidité, écloront les jeunes criquets, à moins que l'on n'écrase dans l'œuf la malfaisante engeance.

L'invasion actuelle révèle une situation précise, un danger sans cesse menaçant et montre l'insuffisance des mesures prises jusqu'à ce jour. A quoi sert de détruire les sauterelles indigènes si elles doivent être remplacées par le flot sans cesse renouvelé de nouveaux envahisseurs. Il serait temps d'entreprendre contre le criquet pèlerin la même campagne d'extermination qui a si bien réussi pour le criquet indigène: relevé topographique des lieux de ponte et destruction des œufs. Mais le moyen? Sait-on seulement d'où vient cette multitude d'insectes qui, obéissant à l'on ne sait quel merveilleux instinct, prennent subitement et comme à signal donné leur vol vers les campagnes fertiles de l'Algérie? Du désert, du centre de l'Afrique, répondent avec hésitation des savants. Voilà qui manque de précision. Or, il importe de connaître les endroits d'origine de ces acridiens, de découvrir leurs gîtes habituels, les aires étendues où ils vivent dispersés en temps ordinaire et d'où la disette seule les chasse. Ce n'est que quand on connaîtra ces foyers, ces réserves, que l'on pourra songer à faire aux insectes une guerre méthodique d'extermination.

Il semble, dans ces conditions, que la nomination d'une mission d'études chargée de relever l'aire distributive des acridiens migrateurs s'impose. Il n'est pas douteux que cette exploration ne donnerait de précieux résultats.

Certes, cette nouvelle campagne sera ardue, longue, périlleuse et nécessitera de grands sacrifices, mais c'est la seule solution rationnelle possible du problème, et il faut y recourir. Il y va de la sécurité de nos deux belles colonies.

L. Wertheimer.




ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Suite et fin.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.


X

Il avait écrit rapidement, sans hésiter; sa lettre achevée il la relut, et alors il eut une minute d'anéantissement: comme il l'aimait! et cependant, par sa faute, stupidement, follement, il la jetait dans le désespoir quand il n'avait qu'à laisser aller leur vie pour la rendre heureuse. Le misérable, l'insensé qu'il avait été!

L'indignation le tira de sa faiblesse; abaissant ses deux mains dans lesquelles il avait enfoncé sa tête, il reprit sa lettre, la mit dans une enveloppe sur laquelle il écrivit le nom d'Anie, et la plaça sous la première feuille de son buvard.

Il n'avait pas encore fini: doucement, avec mille précautions, il ouvrit un tiroir de son bureau fermé à clé, et, fouillant dedans sans froisser les papiers qui s'y trouvaient, il en tira le testament de Gaston de Saint-Christeau; puis, l'allumant à la bougie, il le déposa dans la cheminée où il brûla avec une grande flamme qui éclaira tout son cabinet, du plancher au plafond.

Cette fois tout ce qu'il avait combiné était accompli; maintenant il pouvait rejoindre sa femme: quatre heures allaient sonner, il lui restait trois heures à vivre pour elle.

Quand il entra dans la chambre, elle leva la tête.

--Te voilà? dit-elle.

Il vint au lit, et, se penchant sur elle, il l'embrassa longuement.

--Il ne faut pas m'en vouloir, j'ai été retenu, je t'expliquerai.

--Mais je ne t'en veux pas.

Moins troublé il eut remarqué que, pour une femme qui s'éveille, la voix d'Anie était étrangement tremblante; mais, tout à son émotion, il ne fît pas cette observation.

C'est qu'en réalité Anie, qui n'avait pas dormi depuis qu'elle s'était mise au lit à son heure habituelle, ne venait pas de s'éveiller.

En recevant la dépêche de son mari, alors qu'elle l'attendait pour dîner, elle avait éprouvé une commotion violente, hors de toute proportion, semblait-il avec un fait si simple.

Pourquoi restait-il chez le baron? Comment oubliait-il la promesse qu'il lui avait laite de revenir immédiatement? Et, ce qui était plus grave, comment ne pensait-il pas qu'après les craintes qu'elle lui avait montrées, cette dépêche allait la jeter dans l'inquiétude et dans l'angoisse?

C'était la première fois qu'il lui manquait de parole, la seconde fois qu'il la laissait dîner seule; et toujours pour le baron. Que lui ménageait donc cette liaison qui l'épouvantait?

Elle ne put pas dîner, et de bonne heure elle monta à sa chambre, s'imaginant qu'elle serait là moins mal que partout ailleurs pour attendre. Alors elle calcula le moment où il pouvait rentrer; et, ses comptes faits, elle trouva que ce serait sans doute entre 10 et 11 heures.

Pour user le temps, elle prit un livre, mais les lignes dansaient devant ses yeux et elle ne comprenait rien à ce qu'elle lisait. Si elle continuait ainsi, les minutes seraient éternelles. S'enveloppant d'un châle, elle sortit sur la véranda pour suivre le mouvement de la rivière. C'était la basse mer et il ne se passait rien sur la rivière qui coulait clapoteuse entre ses rives confuses; la nuit était sombre; rien sur les eaux, rien sur la terre, rien au ciel qui pût occuper son esprit et l'emporter au pays de la rêverie où le temps se dévore sans qu'on sache comment.

Après un certain temps elle revint à son livre, le changea pour un nouveau qui peut-être serait plus attachant; l'abandonna bientôt comme elle avait fait du premier; retourna sur la véranda; tâcha de deviner ce qu'elle ne voyait pas; rentra dans sa chambre; descendit au rez-de-chaussée épousseter une vitrine qui tout à coup se trouva avoir besoin d'être nettoyée; cassa deux bibelots; se fâcha contre sa maladresse, et remonta dans sa chambre pour se jeter dans un fauteuil où elle resta jusqu'à dix heures.

Alors elle se déshabilla lentement, et fit une coquette toilette de nuit: puisqu'il avait paru surpris, presque fâché la première fois qu'elle l'avait attendu, elle ne voulait pas qu'il en fût ainsi ce soir-là: la trouvant endormie, il verrait tout de suite qu'elle ne pensait pas à lui adresser le plus léger reproche.

Mais elle ne s'endormit pas, et si le temps lui avait duré alors qu'elle pouvait aller et venir, il fut mortel dans l'immobilité et l'obscurité du lit; l'horloge du vestibule sonnait l'heure et la demie, mais l'intervalle qui s'écoulait entre l'une et l'autre était si long qu'elle s'imaginait toujours que le mécanisme s'était sûrement arrêté.

Onze heures, onze heures et demie, minuit, minuit et demi, une heure; était-ce possible? Pourquoi ne rentrait-il point? Que lui était-il arrivé? Au milieu de la nuit, ne pouvait-on pas être arrêté, assassiné, sur la route déserte? Elle voyait les passages dangereux, ceux du crime.

Elle se releva pour lire sa dépêche qu'elle savait par cœur: «A ce soir»; ce n'était pas: «Je rentrerai tard» qu'il avait dit. «A ce soir!» c'était sûrement avant minuit. Et il était une heure et demie; deux heures, deux heures et demie.

La fièvre la dévorait; il y avait des moments où elle écoutait les bruits du dehors avec une anxiété si intense que son cœur s'arrêtait et restait sans battre.

Enfin, un peu après que la demie de deux heures eut sonné, elle reconnut sur le gravier du jardin le pas qui était si familier à ses oreilles, et, instantanément, une fraîcheur pénétrante succéda à la flamme qui la dévorait: lui! maintenant qu'importait ce qui avait pu le retenir, puisqu'il arrivait! est-ce que mille raisons qui se présentaient à son esprit, alors que quelques minutes auparavant elle n'en trouvait pas une seule, n'avaient pas pu le retarder?

Cependant elle fut surprise des précautions qu'il prit dans l'escalier, et aussi qu'il passât par son cabinet au lieu d'entrer tout de suite dans leur chambre: il ne sentait donc pas l'impatience, poussée jusqu'au paroxysme, avec laquelle elle l'attendait.

N'y tenant plus, elle pensa se jeter à bas de son lit pour courir à lui et l'embrasser, mais n'y aurait-il pas là comme un tendre reproche qui pourrait le peiner? alors elle crut que le mieux était de ne pas bouger et de paraître dormir.

C'est pourquoi, lorsqu'il écarta le store et projeta sur elle la lumière de sa bougie, il la trouva plongée dans un sommeil si parfait, que quelqu'un qui n'eût pas été bouleversé comme lui se serait à coup sûr demandé s'il était naturel.

A travers ses paupières mi-closes, Anie avait vu le visage convulsé que la bougie éclairait, et cette remarque, s'ajoutant à toutes ces précautions pour ne pas la réveiller, l'avait rejetée dans l'inquiétude.

Que se passait-il donc? Ou plutôt que s'était-il passé?

La porte qui faisait communiquer sa chambre avec le cabinet étant fermée, elle n'entendait rien, et n'osant pas se soulever sur son lit, ce qui eût permis à son regard de passer par-dessus la tablette de la cheminée, elle ne voyait rien non plus, ce qui semblait indiquer que son mari avait dû s'asseoir à son bureau, placé devant la cheminée.

Heureusement les dispositions des deux pièces et de leur ameublement pouvaient lui venir en aide: le lit, la glace sans tain, ainsi que le bureau de Sixte, étaient placés sur une même ligne, et en face, au mur opposé dans le cabinet, en ligne aussi, un vieux miroir, avec fronton et bordure décorés d'estampage, était accroché, incliné de telle sorte qu'il reflétait le bureau et la cheminée. Qu'elle trouvât sur son oreiller une position d'où son regard, en passant à travers la glace sans tain, irait jusqu'à ce miroir, et elle verrait ce que faisait son mari.

Sans mouvements brusques, qu'elle n'osait se permettre, cela lui fut assez facile, et alors elle l'aperçut écrivant.

Comme son visage était sombre, comme sa main paraissait agitée! de temps en temps, il s'arrêtait un court instant, pour reprendre aussitôt avec une décision et un emportement qui disaient la netteté de sa pensée, autant que la violence de son émotion. Quand elle le vit, sa lettre achevée, enfoncer sa tête entre ses mains, tout en lui trahissait une telle douleur, un anéantissement si désespéré, qu'elle ne respirait plus.

A qui écrivait-il? Qu'écrivait-il? Cette lettre était donc bien terrible, qu'elle le bouleversait à ce point.

Elle le vit aussi écrire l'adresse sur l'enveloppe, et à sa brièveté il lui sembla que c'était un simple nom, court comme le sien, formé seulement de quatre ou cinq lettres. Mais pourquoi lui écrivait-il, quand il n'avait que la porte à ouvrir pour être près d'elle?

Il y avait là une question qu'elle se sentait trop affolée pour résoudre, ou même pour l'examiner.

D'ailleurs elle le suivait, et ne pouvait s'arrêter pour réfléchir, ni pour revenir en arrière.

Quand il avait pris dans le tiroir du bureau une feuille de papier, sur laquelle elle voyait un timbre, il lui avait semblé que c'était le testament de son oncle Gaston; mais le mouvement par lequel il l'alluma à la bougie et la déposa dans la cheminée fut si rapide qu'elle ne put pas être certaine qu'elle ne se trompait pas; une flamme claire reflétée par le miroir vint jusque dans sa chambre, dont elle perça l'obscurité pour deux ou trois secondes, et ce fut tout.

Presqu'aussitôt il entrait et venait à elle: ce fut miracle qu'elle ne se trahit pas quand il l'embrassa, et qu'elle ne se jetât pas éperdue dans ses bras quand il prit place près d'elle.


XI

Déjà les bruits de la ville et du port commençaient confus dans le lointain, quand, brisé et anéanti par les émotions, il s'était endormi sur l'épaule d'Anie.

Pendant plus d'une heure, elle était restée immobile, pour ne pas troubler ce lourd sommeil, si poignant que fût son angoisse de savoir ce qu'était le papier placé dans le buvard, à propos duquel son imagination affolée envisageait les choses les plus terribles, n'osant pas s'arrêter à celle-ci plutôt que celle-là, mais n'osant pas davantage en rejeter aucune. Qu'elle pût se lever avant lui, elle verrait ce papier. Qu'au contraire il se levât le premier, elle resterait en proie à son anxiété.

Cependant les vitres des fenêtres blanchissaient du côté de l'est, le ciel se rayait de bandes claires qui annonçaient l'approche du jour: encore quelques instants, et l'habitude allait le tirer de son sommeil à l'heure ordinaire.

Il fit un mouvement; elle crut qu'il s'éveillait, mais il abandonna seulement son épaule, et alors, avec précaution, elle put se laisser glisser à bas du lit.

A pas étouffés, elle se dirigea vers le cabinet, dont la porte n'avait pas été refermée, et elle put la gagner sans qu'il bougeât. Vivement elle alla au bureau et prit la lettre dans le buvard. Mais, le jour n'étant pas assez avancé pour qu'elle en pût lire la suscription, elle courut à la fenêtre, dont elle écarta le rideau.

«Anie.»

Elle ne s'était pas trompée: frémissant de la tête aux pieds sous la main froide du malheur qui venait de la saisir, elle coupa l'enveloppe avec une épingle qu'elle tira de ses cheveux.

Elle poussa un cri, et, traversant en courant le cabinet ainsi que la chambre, elle vint au lit où elle s'abattit sur son mari qu'elle enveloppa de ses deux bras:

--Mourir!

Il la regarda hébété, puis, voyant la lettre qu'elle tenait dans sa main:

--Tu as lu?

--Est-ce que je dormais!

--Puisque tu as lu, je n'ai rien à ajouter.

--Tu es fou.

--Hélas!

--Mais cette fortune, tout ce que nous possédons, c'est à toi.

--J'ai brûlé le testament.

--Que ce soit toi, que ce soit nous, qu'importe qui paye ta dette!

--Ton père ne doit rien.

--Tu ne le connais pas; mon père paiera comme tu paierais toi-même: ta mort n'acquitterait rien; et, quand même elle te libérerait, crois-tu que nous voudrions de la fortune à ce prix?

--Je ne veux pas ruiner ton père, te ruiner toi-même.

--Mais comprends donc que nous paierons: tu dois, nous devons; cette fortune est la tienne, non la nôtre; et fût-elle à nous qu'il en serait exactement de même. Tu dis que tu as réfléchi! Mais non, tu n'as pas réfléchi; sous un coup de désespoir tu as perdu la tête. Est-ce que nous pouvons avoir rien de plus précieux que ta vie? Imagines-tu donc que si tu mourrais je ne mourrais pas avec toi, ô mon bien-aimé?

Tout en parlant avec une véhémence désordonnée, elle le pressait dans ses bras, ne s'interrompant que pour l'embrasser passionnément.

--Tu dis que tu m'aimes, reprit-elle; mais est-ce m'aimer que vouloir m'abandonner? Est-ce que tout n'est pas préférable à la séparation, la ruine, la misère! Qu'importe la misère! Est-ce que je ne la connais pas? Que serait ce repos dont tu parles? Tu ne veux pas que je sois amoindrie par la faute de mon mari coupable. En quoi serais-je amoindrie quand nous aurons payé ce que tu as perdu?

Cet élan le bouleversait, l'ébranlait.

--Je ne peux rien demander à ton père, dit-il.

--Toi non, mais moi. Je pars pour Ourteau. Dans cinq heures je suis de retour avec mon père. Ce soir tu paies.

--Où veux-tu que ton père trouve cette somme?

--Je n'en sais rien, il la trouvera; il empruntera; il vendra.

--Sa terre qu'il aime tant!

--Sa terre n'a jamais été à lui; elle est à toi.

--Votre générosité, votre sacrifice, ne feraient-ils pas de moi le plus misérable des hommes? Quel personnage serais-je dans le monde?

A ce mot, elle reprit courage et respira: puisqu'il envisageait l'avenir, c'est qu'il était touché.

--Personne a-t-il été jamais déshonoré pour une dette de jeu qu'on paie? Si ton honneur est sauf, qu'importe le reste! Pourvu que nous soyons ensemble, tous les pays nous seront bons.

Le temps pressait; il fallait hâter les décisions: ce qui n'était possible avec une conscience chancelante et dévoyée que si elle prenait la direction de leur vie.

--Je pars pour Ourteau, dit-elle, toi tu vas aller à ton bureau comme à l'ordinaire et en arrivant tu confesseras la vérité au général: dans une heure elle sera connue de toute la ville, mieux vaut encore qu'il apprenne la vérité de ta bouche, si fâcheux que puisse être pour toi cet aveu. Mais, avant que je parte, tu vas me jurer, tes lèvres sur les miennes, que je puis avoir confiance en toi.

Rassurée par ce serment, autant que par l'étreinte toute pleine de reconnaissance et de promesse d'amour et de remords avec laquelle il avait répondu à son adieu, elle partit pour Ourteau, en même temps qu'il se rendait à son bureau.

A peine arrivé, son général le fit appeler; il avait passé une mauvaise nuit et pour s'en soulager il éprouvait le besoin d'avoir quelqu'un à secouer.

--Avez-vous été vous promener ce matin, vous? dit-il.

--Non, mon général.

--Effectivement ne sentez pas le salin.

--J'ai pourtant passé une partie de la nuit dehors, dit Sixte saisissant cette occasion.

--Avec Mme Sixte? Drôle d'idée!

--Non, mon général, tout seul; et une nuit terrible pour moi.

--Ah! bah!

Immédiatement Sixte raconta ce qui s'était passé, sans rien atténuer.

--Deux cent soixante-seize mille francs! s'écria le général. Êtes-vous fou?

--Je l'ai été.

--Et après? Payez-vous ou ne payez-vous pas?

--Ma femme, qui vient de partir pour Ourteau, affirme que son père paiera.

Le général s'était levé et, dans un accès de colère, il arpentait son cabinet en traînant la jambe.

--Un officier attaché à ma personne! grognait-il.

Il s'arrêta devant Sixte:

--Et maintenant, dit-il, que comptez-vous faire?

--Disparaître, mon général, si vous voulez me rendre ma liberté.

--Votre liberté! Je vous la f... On n'a jamais vu ça. Deux cent soixante-seize mille francs et soixante-cinq mille en plus! Mais c'est idiot!

Puis, sentant la colère le gagner alors que la colère lui était défendue, il renvoya Sixte:

--Allez faire votre besogne, monsieur.

Mais, au bout d'un quart d'heure, il l'appela de nouveau: il paraissait calmé.

--Êtes-vous en état d'écouter un bon conseil? dit-il. Partez pour le Tonkin. Mon frère est désigné pour un commandement là-bas; s'il n'a personne, il voudra peut-être bien vous emmener. Dans deux ans, quand vous reviendrez, tout sera fini. Envoyez-lui une dépêche dans ce sens.

--Cette dernière preuve d'intérêt que vous me donnez me touche au cœur.

--C'est égal; je ne comprendrai jamais que, quand tant de pauvres diables s'exterminent à faire leur vie, il y ait des gens heureux qui prennent plaisir à défaire la leur.

Pendant ce temps, Anie courait sur la route d'Ourteau, pressant son cocher; quand elle arriva, son père et sa mère virent à sa physionomie crispée qu'ils devaient se préparer à un coup cruel.

Tout de suite, elle expliqua ce qui l'amenait, son père écoutant accablé, sa mère l'interrompant par des exclamations indignées.

--Est-ce que ton mari s'imagine, s'écria Mme Barincq, que nous allons encore payer cette somme et nous réduire à la misère pour lui?

Alors elle raconta l'histoire du testament de Gaston: comment Sixte l'avait trouvé; pourquoi il n'avait pas voulu le produire; comment il l'avait brûlé.

--C'est donc son argent qu'il a perdu, dit-elle en s'adressant à sa mère.

Mais celle-ci ne se rendit pas:

--Qui prouve que ce testament était bon? dit-elle.

Sur cette réplique, son mari intervint:

--Il est évident, dit-il, que le testament est celui que Gaston avait déposé entre les mains de Rébénacq, et qu'il était parfaitement valable.

--Valable ou non, il n'existe plus.

--Pour les autres sans doute, mais pas pour nous.

--Tu paierais!

--Quel moyen de faire autrement?

--Ruinée une fois encore! Que ne suis-je morte avant!

Ce n'était pas tout de vouloir payer, il fallait savoir où et comment trouver l'argent nécessaire. Le père et la fille s'en allèrent chez Rébénacq; mais, quand le notaire eut entendu le récit d'Anie, il leva au ciel des bras désespérés.

--Je ne vois pas, dit-il, qui consentirait à prêter deux cent soixante-seize mille francs sur la terre d'Ourteau, déjà hypothéquée pour cent-dix mille.

--Mais elle vaut plus d'un million, dit Anie.

--Ça dépend pour qui, et ça dépend aussi du moment. Considérez d'autre part que la propriété est en transformation; que les travaux entrepris sont à leur début, qu'ils ne donneront leurs résultats que dans plusieurs années; et que, pour bien des gens, ils ont enlevé au moins la moitié de sa valeur à la terre. Ce langage que je vous tiens, c'est celui des prêteurs. Sans doute nous aurons des objections à leur opposer; mais comment seront-elles accueillies? En tout cas, je n'ai pas prêteur pour pareille somme, et dans ces conditions.

--Ne pouvez-vous pas trouver ce prêteur chez un autre notaire? demanda Anie.

--Nous rencontrerons partout les objections que je viens de vous présenter; mais enfin, nous, pouvons voir à Bayonne.

--Je vous emmène avec mon père.

Rébénacq hésita, puis il finit par se rendre.

Il était une heure de l'après-midi quand ils arrivèrent à Bayonne, et quatre heures quand Barincq eut vu avec Rébénacq les sept notaires de la ville: quatre refusaient nettement l'affaire, trois demandaient du temps; il convenait de prendre des renseignements, de se livrer à des estimations.

--Je n'avais pas grand espoir, dit Barincq, mais c'était un devoir de tenter l'expérience. Maintenant il ne nous reste plus qu'une démarche, et il faut la faire, si douloureuse qu'elle soit pour moi: voir M. d'Arjuzanx, qui certainement doit être chez lui, puisqu'il attend Sixte; allons à Biarritz.

En effet, le baron était chez lui, et tout de suite il reçut Barincq et Rébénacq.

--Ce n'est pas au nom de mon gendre que je me présente, dit Barincq, c'est en mon nom personnel, mais en me substituant à lui.

Le baron resta impassible, dans l'attitude froide et hautaine qu'il avait prise.

--C'est donc comme votre débiteur de la somme totale de trois cent quarante-un mille francs que je viens vous demander quels arrangements il vous convient de prendre pour le paiement de cette somme.

--Des arrangements!

--Toutes les garanties vous seront offertes, dit Rébénacq, voulant venir en aide à son vieux camarade, dont l'émotion faisait pitié.

--Et j'ajoute, continua Barincq, que les délais que vous fixerez sont acceptés d'avance, à la seule condition qu'ils seront raisonnablement échelonnés.

--Vous êtes homme d'affaires, monsieur, dit d'Arjuzanx avec hauteur.

--Je l'ai été.

--Et c'est une affaire que vous me proposez, une bonne affaire, puisque vous, riche propriétaire, vous vous substituez à votre gendre qui n'a rien, et faites vôtre sa dette.

Il y eut une pause qui obligea Barincq à répondre:

--Parfaitement, je la fais mienne et m'en reconnais seul débiteur.

D'Arjuzanx, qui s'était assis, se leva.

--Eh bien, monsieur, je ne fais pas d'affaires; il s'agit d'une dette de jeu qui se paye dans les vingt-quatre heures, non d'une dette ordinaire pour laquelle on peut conclure des arrangements devant notaires. Je ne vous accepte donc pas comme débiteur; je garde celui que j'ai.

--Vous venez de reconnaître qu'il est sans fortune.

--Justement, et c'est pour cela que je tiens à lui, ce qui vous prouvera que je ne suis pas l'homme d'argent que vous pouvez croire. Votre gendre a trahi ma confiance, notre camaraderie, notre amitié. Il m'a pris la femme que j'aimais. Je lui prends son honneur. Et nous ne sommes pas quittes.

Quand Barincq et Rébénacq furent descendus dans la rue, ils marchèrent longtemps côte à côte sans échanger un seul mot.

--Quel homme! dit tout à coup le notaire.

--Et il aurait pu être le mari de ma fille! Si coupable que soit le malheureux Sixte, au moins a-t-il du cœur.

Ils arrivaient au chemin de fer.

--C'est égal, dit Barincq, pour un homme qui toute sa vie n'a pensé qu'au bonheur des siens, j'ai bien mal fait leurs affaires et les miennes.

--Et maintenant?

--Maintenant, il ne nous reste qu'à vendre Ourteau.

--Mais à cette saison, dans ces conditions, ce sera un désastre.

--Eh bien, ce sera un désastre.

--Mon pauvre ami!

--Oui, le sacrifice sera dur; j'aimais cette terre d'un amour de vieillard, j'avais mis sur elle mes derniers espoirs; mais je dois me dire qu'en réalité je n'en ai jamais été propriétaire, et que, si le testament avait été produit en temps, tout cela ne serait pas arrivé: je ne me serais pas installé à Ourteau, je n'aurais pas entrepris ces travaux; M. d'Arjuzanx n'aurait pas pensé à me demander Anie; Sixte ne l'aurait pas épousée, et aujourd'hui je ne tomberais pas lourdement d'une position fortunée dans la misère.


XII

La demie après six heures allait sonner au cartel des bureaux de l'Office Cosmopolitain, et Barnabe, dans l'embrasure d'une fenêtre, guettait au loin sur le boulevard l'arrivée de l'omnibus du chemin de fer de Vincennes.

A ce moment le directeur, M. Chaberton, sortit de son cabinet, accompagné d'un client, et dans leurs cages, derrière leurs grillages, tous les employés se plongèrent instantanément dans le travail.

--Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.

--On ne le voit pas encore.

--Puisque nous avons quelques minutes, dit le client suppliant, laissez-moi vous expliquer...

Mais M. Chaberton, sans écouter, alla à l'un des grillages:

--M. Spring, que vos patentes anglaises pour l'affaire Roux soient prêtes demain matin, dit-il.

--Elles le seront, monsieur.

Il s'adressa à un autre guichet:

--M. Morissette, vous préparerez demain, en arrivant, un état des frais Ardant.

--Oui, monsieur.

--Un point très important à noter, continuait le client...

Mais M. Chaberton, qui n'avait pas d'oreilles pour ces recommandations de la dernière heure, continuait sa tournée devant les cages de ses employés.

--M. Barincq, dit-il, votre bois est-il terminé?

--Il le sera dans une demi-heure.

--Pas trop de sécheresse, je vous prie, du chic, soyons dans le mouvement.

Barnabé fit un pas en avant:

--L'omnibus, dit-il.

M. Chaberton jeta son pardessus sur son épaule, fit passer sa canne de dessous son bras dans sa main, et se dirigea vers la sortie, suivi du client, décidé à ne pas le lâcher.

Une fois qu'il eut tiré la porte, un brouhaha s'éleva dans les bureaux, et, immédiatement, Spring sortit d'un tiroir une lampe à alcool qu'il alluma.

--On voit que c'est aujourd'hui mardi, dit Belmanières, voilà les saletés anglaises qui commencent.

--On voit que c'est aujourd'hui comme tous les jours, répondit Spring, les grossièretés de M. Belmanières continuent.

Contrairement à la coutume, Belmanières ne se fâcha pas.

--Cela prouve, dit-il d'un air bonhomme, que les habitudes ne sont pas comme la vie; la vie est variée, les habitudes sont monotones. Je suis grossier aujourd'hui comme hier, comme il y a six mois, et M. Barincq, au lieu de jouer au gentilhomme campagnard comme il y a six mois, dessine des bois pour l'Office Cosmopolitain, où il a été bien heureux de retrouver sa place.

--Ne mêlez donc pas M. Barincq à vos sornettes, répliqua le caissier avec autorité.

--Ce que je dis là n'a rien de désagréable pour M. Barincq, continua Belmanières sortant de sa cage, au contraire. Et je proclame tout haut qu'un homme de soixante ans qui se trouve tout à coup ruiné, et qui a l'énergie de se remettre au travail, sans se plaindre, a mon estime. Si j'ai blagué autrefois M. Barincq, je n'en ai aucune envie aujourd'hui, et, puisque l'occasion se présente de lui dire ce que je pense, je le dis. Voilà comme je suis, moi; je dis ce que je pense, tout ce que je pense, franchement, et je me fiche de ceux qui ne sont pas contents. Vous entendez, M. Morissette, je m'en fiche, je m'en contrefiche.

Il criait cela devant la cage du caissier d'un air provocateur, la porte d'entrée en s'ouvrant le fit taire.

--Mister Barincq? dit une voix à l'accent étranger.

--Il est ici, répondit Barnabé en amenant celui qui venait d'entrer devant le grillage de Barincq.

--Do you speak english?

--M. Spring! appela Barincq.

A regret M. Spring souffla sa lampe et s'approcha; alors un dialogue en anglais s'engagea entre lui et l'étranger.

--Ce gentleman dit, traduisit Spring, qu'il a vu au Salon deux tableaux signés Anie qui lui ont plu et qu'il est disposé à les acheter; ayant trouvé votre adresse au Cosmopolitain dans le livret, il désire savoir le prix de ces tableaux.

--Mille francs, dit Barincq.

--Ce gentleman, continua Spring, dit qu'il les prend tous les deux pour quinze cents francs si vous voulez; et que si Mme Anie a d'autres tableaux du même genre, c'est-à-dire représentant des paysages du même pays, dans la même coloration claire, il les achètera peut-être; il demande à les voir.

--Expliquez à ce gentleman, répondit Barincq, qu'il peut venir demain et après-demain à Montmartre, rue de l'Abreuvoir, et donnez-lui l'itinéraire à suivre pour arriver rue de l'Abreuvoir.

Sans en demander davantage l'amateur tendit sa carte à Spring et s'en alla:

«CHARLES HALIFAX

75, Trimountain Str. Boston.»

Barincq n'eut pas le temps de recevoir les félicitations de ses collègues, pressé qu'il était d'achever son bois pour porter cette bonne nouvelle rue de l'Abreuvoir.

Lorsqu'il entra dans l'atelier où sa femme et sa fille étaient réunies, Anie vit tout de suite à sa physionomie qu'il était arrivé quelque chose d'heureux.

--Qu'est-ce qu'il y a? demande-t-elle.

Il raconta la visite de l'Américain.

--Hé! hé! dit Anie.

--Hé! hé! répondit Barincq comme un écho.

--Quinze cents francs!

Et. se regardant, ils se mirent à rire l'un et l'autre.

--Hé! hé!

--Hé! hé!

Mme Barincq n'avait pas pris part à cette scène d'allégresse.

--Je vous admire de pouvoir rire, dit-elle.

--Il me semble qu'il y a de quoi, dit Barincq.

--Est-ce que tu n'es pas heureuse de ce succès pour Ourteau? dit Anie.

--Qu'on ne me parle jamais d'Ourteau, s'écria Mme Barincq.

--Sois donc plus juste, maman. C'est à Ourteau que je dois un mari que j'aime. C'est Ourteau qui m'a appris à voir. Sans Ourteau, je me fabriquerais de jolies robes en papier pour pêcher un mari que je ne trouverais pas. Et sans Ourteau je continuerais à peindre des tableaux d'après la méthode de l'atelier... que les Américains n'achèteraient pas. Si je suis heureuse, si j'ai aux mains un outil qui nous fera tous vivre, cela ne vaut-il pas la fortune?

F I N

Hector Malot.