Title: Histoire de la République de Venise (Vol. 2)
Author: comte Pierre-Antoine-Noël-Bruno Daru
Release date: August 19, 2014 [eBook #46632]
Language: French
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HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.
Tome II.
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT.
HISTOIRE
DE LA RÉPUBLIQUE
DE VENISE.
Par P. DARU,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE.
TOME SECOND.
À PARIS,
CHEZ FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS
LIBRAIRES, RUE JACOB, No 24.
1821.
Guerre contre le roi de Hongrie.—Perte de la Dalmatie.—Nouvelle peste à Venise, 1355-1361.—Fondation de la bibliothèque de Saint-Marc, par Pétrarque.—Dernières révoltes de Candie.—Expédition contre Alexandrie.—Élection d'André Contarini, 1361-1367.—Nouvelle révolte de Trieste.—Démêlé avec l'évêque de Venise.—Guerre contre le seigneur de Padoue, le roi de Hongrie et le duc d'Autriche, 1367-1377.—Aventure de Charles Zéno.—Occupation de l'île de Ténédos.—Affaires de l'Orient.—Commencement de la guerre contre les Génois, le roi de Hongrie, le patriarche d'Aquilée, et le seigneur de Padoue, 1377-1378.
I. Jean Gradenigo, doge. 1355. Jean Gradenigo monta, le 21 avril 1355, sur le trône teint du sang de Marin Falier. Les fréquentes révoltes de Zara prouvaient (p. 6) encore moins l'esprit d'indépendance de ses habitants que la jalousie des rois de Hongrie. Ces princes ne pouvaient voir qu'avec dépit tous les ports de leurs états occupés par une république voisine. Jamais ils ne manquèrent de lui susciter des ennemis et de secourir les rebelles.
Guerre contre le roi de Hongrie. Ce royaume, alors un des plus puissants de l'Europe, avait pour roi un prince d'un caractère brillant, chevaleresque, et une noblesse vaillante, riche, nombreuse, qui fournissait de grandes armées à son suzerain.
La trève, qui existait, depuis la dernière soumission de Zara, entre Louis de Hongrie et les Vénitiens, était sur le point d'expirer. La seigneurie avait fort à cœur de conclure une paix définitive avec ce redoutable voisin. Celui-ci, que le crime de Jeanne de Naples, sa belle-sœur, avait déjà appelé en Italie, nourrissait l'espérance d'acquérir une grande influence dans ce beau pays. Peu disposé à se réconcilier avec la république, il mit à la paix qu'elle lui envoyait demander, des conditions qui ne parurent pas acceptables. Par exemple, il exigeait que les Vénitiens lui fournissent une flotte pour passer en Italie avec son armée. Il consentait à leur laisser la paisible possession de la Dalmatie, s'ils voulaient se reconnaître ses vassaux; et il fallait (p. 7) que cette vassalité fût constatée par un tribut et par un hommage annuel.
Il était pénible de consentir à reconnaître un suzerain; mais, en s'y refusant, la république aurait dû mettre promptement ses colonies en état de défense. Elles n'y étaient pas lorsque l'armée du roi vint subitement investir Trau, Spalato, Zara, et quelques autres places de cette côte. Contre le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée. On y envoya assez diligemment une flotte; mais pendant qu'on se préparait à repousser les Hongrois de ce côté, on apprit qu'une armée, dans laquelle il y avait, disait-on, cinquante mille hommes de cavalerie, allait entrer dans le Trévisan; que le roi avait fait alliance avec le duc d'Autriche et le patriarche d'Aquilée, pour venir attaquer les possessions de la république dans le continent de l'Italie, et qu'enfin un traité avait été conclu avec le seigneur de Padoue, qui, oubliant la reconnaissance qu'il devait aux Vénitiens, s'engageait à fournir des vivres à leurs ennemis, tout en prétendant conserver sa neutralité.
Cet orage ne tarda pas à éclater. C'était un spectacle aussi nouveau qu'effrayant pour l'Italie, de voir se déployer dans ses campagnes ces nombreux escadrons. Des états accoutumés à faire la guerre avec des troupes stipendiées, n'auraient pu trouver les fonds nécessaires pour (p. 8) créer et entretenir une telle cavalerie, outre que les habitudes de la nation italienne la rendent peu propre à cette manière de combattre.
Le roi de Hongrie n'était pas un prince opulent; mais il avait de grands vassaux qui possédaient de vastes domaines dans des plaines couvertes de pâturages et par conséquent de chevaux, et quand il appelait les seigneurs à la guerre, il voyait accourir des essaims d'hommes accoutumés à l'exercice des armes et du cheval. Il est vrai que les seigneurs n'étaient obligés qu'à un service de trois mois.
Les escadrons hongrois environnaient déjà la petite ville de Conegliano et s'avançaient vers Trévise. On fut assez heureux pour que des troupes rappelées en grande hâte de la côte de Dalmatie, parvinssent à se jeter dans cette dernière place. Elles étaient conduites par les provéditeurs Jean Delfino, et Paul Loredan. Justiniani, leur collègue tâcha de tenir la campagne avec quelques milices et le peu de troupes régulières qu'on put rassembler; mais il était loin d'être assez fort pour pouvoir s'approcher des lignes ennemies et inquiéter les assiégeants. Conegliano succomba au bout de quelques jours; les défenseurs de Trévise n'en furent point découragés. Autour d'eux, toute la province était inondée de partis qui la ravageaient pour pourvoir, (p. 9) encore bien difficilement, à la subsistance d'une cavalerie telle qu'on n'en avait jamais eu à nourrir dans ce pays.
II. Jean Delfino, doge. 1356. Sur ces entrefaites, le doge Jean Gradenigo mourut le 8 août 1356. On avait besoin d'un homme de guerre à la tête des conseils de la république; tous les suffrages se réunirent sur Jean Delfino; mais il était enfermé dans Trévise, et il devenait difficile même de lui faire parvenir l'avis de sa nomination. On demanda un sauf-conduit aux assiégeants; le roi ne voulut pas renoncer à l'espérance de faire prisonnier le chef de la république[1]. La raison d'état dispense sans doute de faire des avantages à ses ennemis, mais quand on manque à la générosité, il ne faut pas manquer de vigilance. Jean Delfino, après s'être concerté avec Justiniani, qui se rapprocha de la place, en sortit une nuit avec un piquet de cavalerie, traversa les cantonnements des assiégeants et arriva jusqu'à Marghera où il s'embarqua pour Venise.
Le temps s'écoulait, et le roi voyait arriver (p. 10) l'époque où le service de ses vassaux allait expirer; il voulut presser les opérations du siége, et fit donner un assaut, qui fut vaillamment repoussé. Bientôt après il vit partir les principaux seigneurs, avec la plus grande partie de cette belle cavalerie, qui faisait la force de l'armée; il fallut convertir le siége en blocus.
Les Vénitiens se vengent sur le seigneur de Padoue. 1357. Dès que les Hongrois se furent éloignés, la colère des Vénitiens tomba sur le seigneur de Padoue. Ses états dont il avait oublié qu'il était redevable à la république, furent ravagés par la petite armée de Marc Justiniani.
III. Le roi de Hongrie conquiert la Dalmatie. 1357. L'hiver de 1357 fut employé à négocier une trève de quelques mois sous la médiation du pape. Louis, au commencement de la campagne suivante, porta les principaux efforts de son armée sur les places de la Dalmatie. Presque toutes se rendirent; Zara fut surprise[2], et le gouverneur, Michel Falier, n'échappa point à une inculpation de lâcheté, danger que courent tous les gouverneurs qui ont manqué de prévoyance. (p. 11) On le punit par une amende, un an de prison et l'exclusion perpétuelle de tous les conseils. Le seul qui acquit de la gloire, sur cette côte, fut le commandant de la petite place d'Enone, Jean Justiniani, qui ne succomba qu'après avoir fait la plus vigoureuse défense et éprouvé toutes les horreurs de la disette.
La chûte de tant de places fit sentir aux Vénitiens la nécessité d'obtenir la paix à quelque prix que ce fût. Des ambassadeurs allèrent la proposer, l'implorer. Les conditions que le roi dicta furent que la république renoncerait pour toujours à la Dalmatie, et rendrait toutes ses places, depuis le golfe de Quarnero, au-dessous de Fiume jusqu'à Durazzo, qui est près de l'entrée de l'Adriatique. C'était abandonner un littoral de plus de cent lieues, et une multitude d'îles et de ports.
IV. Délibération pour la cession de cette province. 1358. Quand on en vint à délibérer dans le sénat sur l'acceptation de cette paix, ce fut un combat entre ceux qui regrettaient le plus la splendeur de la république, et ceux qui voulaient mettre un terme à ses sacrifices et à son danger. «Ces conditions, disaient les uns, sont si dures, qu'on a droit de s'étonner que vous ayez pu les entendre. Si vous renoncez à la Dalmatie, vous renoncez à être une puissance, toute votre population est là. Où recruterez-vous vos troupes? (p. 12) Avec quoi armerez-vous vos flottes? Ces mêmes ports, où vous trouviez un asyle, deviendront les arsenaux de vos ennemis. Vous n'êtes plus les dominateurs du golfe, si une puissance rivale en occupe les bords. La Dalmatie cédée, l'Istrie se trouve exposée à de nouvelles invasions. Vous avez perdu les places de cette côte, mais est-ce la première fois? Est-il nouveau pour vous de voir le roi de Hongrie occuper Zara? Vous n'avez point été défaits en bataille rangée. Trévise se défend vaillamment et continuera de résister; la disette est moins à craindre pour elle que pour l'innombrable cavalerie qui l'assiége. Vous avez vu déjà le roi obligé de ramener son armée, après quelques mois de campagne. Il a ravagé le pays, mais le mal en est fait; il n'y trouvera plus les ressources qu'il a épuisées. Un prince qui n'a point une armée permanente, ne doit pas triompher d'un gouvernement qui a de la constance. Ne manquons pas à notre fortune; Nous en avons vu quelquefois l'heureux retour, dans des circonstances plus désespérées. Que l'énergie du conseil ranime celle de tous les Vénitiens; tous sentiront que l'existence de la patrie est attachée à la conservation de ces possessions, que nous avons su garder pendant 360 ans au prix de tant de sang, et dans des circonstances si diverses.»
(p. 13) Les partisans de la paix répondaient avec beaucoup de gravité: «La prudence de ce gouvernement a sur-tout éclaté en ce que, dans toutes ses délibérations, il a pris conseil, non des passions, mais des circonstances. Les conditions sont dures, mais elles sont proposées dans un temps où une guerre malheureuse contre les Génois vient de ruiner notre marine. Vous vous êtes vus n'ayant pas quatre galères pour repousser quelques corsaires, qui venaient nous insulter dans notre golfe; il a fallu que d'opulents citadins armassent, pour notre défense, des vaisseaux destinés à leur commerce. Mais cette ressource même ne nous reste plus; les fortunes privées, non moins épuisées que la fortune publique, ne peuvent échapper à une destruction totale que par les travaux de la paix. Sans doute il est pénible de céder de si belles possessions, de renoncer à des titres si glorieusement acquis. Mais que céderons-nous? ce que l'ennemi tient déjà. On vous dit que si vous cédez la Dalmatie vous aurez à craindre pour l'Istrie. Vraiment voilà une grande prévoyance; on craint pour l'Istrie, on a bien raison; l'ennemi l'occupe déjà; aussi ceux qui pensent qu'un danger à venir ne doit pas faire oublier un danger présent, vous disent-ils, que rien n'est plus urgent que d'obtenir la (p. 14) restitution de cette province. Elle vous est offerte; malheureusement on ne vous offre pas en même temps la Dalmatie. Pour concevoir raisonnablement l'espérance de les recouvrer l'une et l'autre, il faut établir, ou que nos affaires peuvent s'améliorer, ou que celles du roi peuvent devenir mauvaises. Or quels moyens avons-nous d'affaiblir le roi de Hongrie? Aucun. Quels moyens d'améliorer notre situation, de recouvrer nos forces? Un seul; la paix, le commerce.
«Toute notre application doit être de conserver la république, de faire cesser pour elle un danger imminent. Qui peut nous assurer que les Génois veuillent s'en tenir à une paix qu'ils nous ont fait acheter si cher? Qu'ils ne prennent pas, pour nous attaquer de nouveau, le moment où nous sommes engagés dans une guerre désastreuse? et alors quel espoir de salut nous resterait-il? On dit qu'il ne faut pas céder ces provinces; mais qu'on nous dise donc aussi les moyens de les reprendre. On dit que l'ennemi n'a point gagné de bataille; remarquez que c'est parce que vous n'avez point d'armée. Si la petite troupe de Justiniani peut se présenter devant les Hongrois, il faut lui envoyer l'ordre de combattre. Mais si vous êtes convaincus qu'elle n'a conservé jusqu'ici (p. 15) son existence qu'en évitant une action; si vous avez la certitude qu'une défaite vous mettrait entièrement à la merci du vainqueur et entraînerait la perte de vos états de terre-ferme, en même temps que le sacrifice de la Dalmatie, vous recommanderez à votre général de ne pas compromettre ce fantôme d'armée, dont l'apparence vous donne encore la faculté de négocier.
«On conçoit qu'on se détermine à rejeter une paix humiliante; mais il serait absurde de vouloir refuser également et la paix et le combat. Cette paix que vous pouvez faire aujourd'hui, qui oserait vous répondre que vous pourrez l'obtenir demain? La gloire de ce sénat n'est pas d'avoir toujours été heureux, mais de s'être montré constamment sage; il sait que, dans toutes les affaires, il faut apprécier les circonstances. Les voir telles qu'on les désire, et non pas telles qu'elles sont, est une faiblesse. Rien n'est perdu si nous conservons la république, si nous lui donnons le temps de reprendre ses forces, et si la sagesse lui prépare les moyens de réparer ses pertes.»
V. Paix. 1358. Ces raisons prévalurent et le traité fut signé le 18 février 1358.
Il y fut stipulé que le doge cesserait de (p. 16) prendre le titre de duc de Dalmatie et de Croatie; que la seigneurie n'enverrait point de consuls dans les états du roi; que les sujets de la république ne pourraient pas avoir des propriétés immobilières à Zara, et que ceux qui en avaient seraient tenus de les vendre; que toutes les possessions de la seigneurie occupées par les troupes du roi, tant dans l'Istrie qu'en Italie, seraient évacuées, et qu'enfin s'il arrivait que le roi eût à soutenir une guerre maritime, la seigneurie devrait lui fournir, aussitôt qu'elle en serait requise, une flotte de vingt-quatre galères, dont il paierait l'armement et l'entretien.
On convint, en cas de contravention aux conditions de cette paix, de prendre le pape pour juge, et de soumettre l'infracteur à l'excommunication et à l'interdit.
La perte de cette grande colonie donnait plus d'importance aux acquisitions que la république avaient faites dernièrement dans le continent de l'Italie. On avait conquis la marche Trévisane sur le seigneur de Vérone; cette province avait été cédée par un traité, mais le droit antérieur du seigneur de Vérone lui-même n'était pas bien établi. Pour légitimer leur conquête, les Vénitiens imaginèrent de demander l'investiture de cette province à l'empereur, qui ne l'avait jamais possédée. C'était déjà un spectacle assez (p. 17) remarquable que la fière république de Venise sollicitant l'investiture d'une province déjà conquise par ses armes, et consentant à ne la tenir qu'à titre de fief de l'empire.
L'humiliation fut bien plus grande, lorsque l'empereur Charles IV refusa cette investiture, en ajoutant qu'il ne pouvait approuver que les Vénitiens se fussent établis, sans son aveu, dans une province qui relevait de la couronne impériale.
Ainsi les Vénitiens avaient manifesté leurs scrupules sur la légitimité de leur possession, leurs craintes sur sa solidité; et ils avaient reconnu que cette province relevait de l'empire, sans obtenir même la permission de se dire les vassaux de l'empereur.
Le duc d'Autriche fait arrêter les ambassadeurs vénitiens. 1360. Les ambassadeurs qui avaient été envoyés à la cour de ce prince, éprouvèrent, en revenant à Venise, un nouvel outrage. Par une indigne violation des droits les plus sacrés, le duc d'Autriche les fit arrêter comme ils traversaient ses états.
VI. Récapitulation des malheurs de la république depuis l'établissement de l'aristocratie. Telle était la situation de Venise en 1360, c'est-à-dire environ quarante ans après le changement opéré dans sa constitution. Il ne serait pas juste d'attribuer tous ses malheurs à cette seule cause, mais une partie en dérivait évidemment, et il faut au moins convenir que la (p. 18) fortune n'avait pas pris soin de justifier cette révolution, qui avait remis le pouvoir aux mains de l'aristocratie. Immédiatement avant ce changement, la république avait forcé tous les peuples de l'Italie à reconnaître son droit de souveraineté sur l'Adriatique. Dès que Pierre Gradenigo fut monté sur le trône, les désastres se succédèrent. Le patriarche d'Aquilée insulta impunément la république. Elle perdit ses établissements en Syrie. Les Génois détruisirent ou prirent des flottes entières à Curzola, à Gallipoli, à Sapienza. Ils firent trembler Venise au fond de l'Adriatique, et obligèrent sa population à rester sous les armes. Ils dictèrent un traité à la seigneurie. Trois conspirations la mirent en péril. Deux révoltes, une peste, survinrent après un anathème, qui séparait Venise de la communion des chrétiens. Le gouvernement se déshonora par son injustice dans l'usurpation de Ferrare. Ses ambassadeurs furent humiliés à Gênes, où ils achetèrent la paix; à Avignon, où ils essuyèrent sans murmurer les outrages de la suite du pape; à la cour de Hongrie, où ils signèrent, après avoir souvent imploré la paix sans l'obtenir, l'abandon de la plus belle province de la république; à la cour impériale, où on ne daigna pas même recevoir leurs hommages; enfin en Autriche, où on les retint deux (p. 19) ans en prison, malgré les instances de la seigneurie, réduite à solliciter leur liberté.
Peste à Venise. À cette époque si malheureuse, la peste qui avait dévasté l'Europe douze ans auparavant, la parcourait encore; mais cette fois elle descendait du nord au midi. Cette maladie, qui venait de moissonner à Avignon neuf membres du sacré collége, fut apportée en Italie par des soldats, et s'étendit sur Venise, où elle fit cependant moins de ravages que celle de 1348.
Il était triste pour Jean Delfino d'avoir été élevé au dogat, pour avoir le malheur d'attacher son nom au traité de Zara. Il en eut un violent chagrin; il éprouva bientôt après la perte de la vue, et mourut le 11 juillet 1361.
VII. Lois somptuaires. Le malheur des temps amena des institutions dont on est peut-être dispensé de faire honneur à la sagesse des législateurs. Les calamités publiques avaient renversé la plupart des fortunes particulières; le luxe dut exciter de l'indignation. On porta des lois somptuaires qui réglaient la table, les habits et les principales dépenses des citoyens de tous les rangs. Des magistrats furent institués spécialement pour faire observer ces règlements, et quoique les changements opérés dans les mœurs aient quelquefois suspendu momentanément l'empire de ces lois, elles n'ont pas cessé d'exister, et on y est toujours (p. 20) revenu après les avoir violées. Ce fut une chose importante, pour le salut de l'aristocratie, que de mettre les privilégiés dans l'impuissance d'étaler un faste qui aurait décelé leur vanité: la vanité excite la jalousie, et la jalousie est un premier pas vers la révolte. Le luxe, disait Paul Sarpi, serait bon, s'il n'était que pour le riche et ne désemplissait que des vaisseaux trop pleins, mais souffrir un luxe général, c'est prendre tous les jours des remèdes au lieu de nourriture; celui qui par vanité fait plus qu'il ne peut finit par faire plus qu'il ne devrait.
Loi qui interdit le commerce aux patriciens. Il y a des historiens qui placent à cette époque la loi qui interdit le commerce aux patriciens; mais on n'est pas d'accord sur sa date. Ce règlement devait avoir deux effets remarquables; de consoler les roturiers, et de maintenir parmi les nobles cette modération que les sages recommandent aux dépositaires du pouvoir dans le gouvernement de plusieurs[3]. Il n'eût pas été juste que les patriciens, en même temps qu'ils excluaient les citoyens de l'autorité, voulussent être admis au partage de tous les profits de l'industrie, ils y auraient eu trop d'avantages sur les autres. Le commerce veut de l'égalité.
Les patriciens, en se privant de cette ressource, (p. 21) eurent un prétexte de plus pour se réserver tous les emplois publics, ce qui affermit le gouvernement aristocratique.
Mais faute de moyens pour réparer ou pour agrandir leurs fortunes, la plupart tombèrent dans la médiocrité et dans le besoin, ce qui amena les choses au point où voulaient en venir les familles puissantes, à l'oligarchie. Si le commerce peut en un instant procurer des richesses immenses, il peut les enlever de même; ce sont deux extrémités également dangereuses dans la république, d'ailleurs cette profession donnant nécessairement à ceux qui l'exercent des intérêts dans l'étranger, doit, dans certains cas, mettre leur intérêt privé en opposition avec celui de la patrie.
Au reste, j'aurai dans la suite plusieurs occasions de faire remarquer, que, si cette loi remonte en effet jusqu'au milieu du quatorzième siècle, on s'en écarta souvent dans les siècles suivants, et que la noblesse vénitienne n'a presque jamais cessé de partager les bénéfices du trafic avec les négociants de profession.
Il y a, dans les statuts de l'inquisition d'état, un article[4] qui paraît fixer, d'une manière (p. 22) assez précise, la date de cette loi, puisqu'il la cite comme rendue depuis l'an 1,400; mais il fournit en même temps la preuve qu'elle était tombée en désuétude, par les dispositions qu'il ordonne pour la remettre en vigueur.
VIII. Laurent Celsi, doge. 1361. La plupart des historiens rapportent que les électeurs étant assemblés pour donner un successeur à Jean Delfino, les suffrages se trouvaient partagés entre plusieurs candidats, lorsque le bruit se répandit, dans Venise, que l'amiral du golfe, Laurent Celsi, venait de rencontrer une flotte génoise et l'avait battue complètement. Cette nouvelle, parvenue au conclave des électeurs, avait réuni toutes leurs voix en faveur de Laurent Celsi, qui auparavant n'était point au nombre des concurrents. Mais bientôt après on apprit que cet avis était faux; les électeurs furent un peu honteux de leur précipitation, et une loi s'ensuivit qui, pour l'avenir, leur interdisait absolument toute communication avec le dehors. Ceux qui racontent de cette manière les circonstances de cette élection, oublient que Venise était alors en paix avec Gênes[5].
(p. 23) IX. Pétrarque à Venise. Il donne sa bibliothèque à la république. À cette époque Pétrarque, qu'une ancienne amitié pour les princes de Carrare appelait de temps en temps à Padoue, vint faire quelque séjour à Venise. Il y avait déjà paru, comme ambassadeur de Visconti, pour proposer la paix entre la république et les Génois. Quoiqu'il n'eût pas réussi dans cette négociation, il jouissait, dans cette capitale, de toute la considération que doivent procurer de grands talents, l'opulence, une grande influence et la faveur de presque tous les princes contemporains. Pétrarque paraissait aimer beaucoup le séjour de Venise, qu'il appelait la merveille des cités. Il y était arrivé avec sa bibliothèque, fidèle compagne de ses voyages. Cette circonstance prouverait qu'elle n'était pas extrêmement nombreuse; mais à cette époque les manuscrits étaient des trésors, et le noble zèle de cet ami, de ce restaurateur des lettres, lui avait fait consacrer une partie de sa fortune et de son temps, à rassembler un grand nombre d'auteurs dont les exemplaires étaient encore à-peu-près uniques.
L'illustre poëte ne crut pas pouvoir mieux s'acquitter de l'hospitalité qu'il recevait chez les Vénitiens, qu'en leur léguant sa bibliothèque. Voici la lettre qu'il écrivit à ce sujet: «François Pétrarque désire léguer les livres qu'il possède (p. 24) et ceux qu'il pourra posséder à l'avenir, à saint Marc, l'évangéliste. Il croit pouvoir y mettre cette condition qu'ils ne seront vendus, ni aliénés, ni dispersés; et qu'un local, à l'abri des eaux et de l'incendie, sera assigné pour y conserver cette bibliothèque, en mémoire du donateur, pour la plus grande gloire du saint patron, et pour la consolation des hommes studieux qui pourront la fréquenter avec plaisir et avec fruit. S'il forme ce vœu, ce n'est pas qu'il oublie que ses livres ne sont ni bien précieux, ni en grand nombre; mais c'est qu'il a conçu l'espérance que cette collection s'accroîtrait sous les auspices d'une si glorieuse république. Les illustres patriciens, les citadins patriotes, les étrangers mêmes pourront, par la suite, l'enrichir d'une partie de leur bibliothèque, et la rendre aussi considérable que les fameuses bibliothèques de l'antiquité. Les moins éclairés sentiront que ce monument ne sera pas inutile à la gloire de la patrie, et le donateur se félicitera d'en avoir posé les premiers fondements.» Le conseil déclara qu'il acceptait cette offre d'un homme qui n'avait point d'égal dans la théologie, dans la philosophie morale, ni dans la poésie[6]. Il y (p. 25) avait peut-être un peu d'hyperbole dans cet hommage rendu à la théologie du poëte, mais il n'en était pas moins beau à un particulier de donner l'idée de former une de ces précieuses collections, que les gouvernements négligent souvent même d'entretenir.
Une maison fut assignée pour le logement du donateur et de ses livres. Cette collection, fruit de la passion de Pétrarque pour la propagation des connaissances humaines, devint le noyau de la bibliothèque de Saint-Marc. Entre les ouvrages qui y furent mis pour la première fois à la disposition des hommes studieux, il y avait un manuscrit d'Homère, donné à Pétrarque par Nicolas Sigeros, ambassadeur de l'empereur d'Orient; un Sophocle qu'il tenait de Léonce Pilate, son maître de grec; une traduction latine de l'Iliade et de l'Odyssée, par le même Léonce Pilate, et copiée de la main de Bocace, son disciple; un exemplaire de Quintilien; enfin la plupart des ouvrages de Cicéron, à la transcription desquels (p. 26) Pétrarque lui-même avait consacré des années[7]. Je ne demanderai point l'indulgence des lecteurs pour ces détails.
On reproche aux Vénitiens de n'avoir pas apporté à la conservation de ce dépôt tout le soin que méritait une si illustre origine.
X. Paix avec le duc d'Autriche. Le duc d'Autriche n'était pas en guerre avec la république, quoiqu'il l'eût insultée dans la personne de ses ambassadeurs. Une brouillerie, qui survint entre le patriarche d'Aquilée et ce prince, fit craindre à celui-ci que les Vénitiens ne profitassent de l'occasion pour manifester leur ressentiment. Il chercha à se réconcilier avec la seigneurie, et il ne lui en coûta que d'écrire au doge, qu'il désirait voir la superbe Venise. Le conseil lui fit témoigner toute la joie qu'on aurait à l'y recevoir. Il y vint en effet, emmenant avec lui une suite de plus de mille personnes, parmi lesquels étaient les deux ambassadeurs vénitiens qu'il venait de tirer de la prison où il les avait retenus pendant deux ans. C'est ainsi que cette violation du droit des gens fut réparée, et il en coûta une somme considérable à la république, pour signaler, par des fêtes, sa (p. 27) réconciliation avec un voisin dont elle avait à se venger.
XI. Révolte de Candie. Les traités qu'elle venait de signer avec Gênes et avec le roi de Hongrie, avaient dû porter une grande atteinte à sa considération au dehors. Les Candiotes entrevirent l'espoir de se détacher d'une métropole qui venait d'abandonner la plus importante de ses colonies. Cette fois ce ne fut pas une révolte des indigènes, ce fut l'explosion du mécontentement de toute la population vénitienne de l'île, qui murmurait depuis long-temps de ce que pas un des membres de ces anciennes familles transportées autrefois de Venise dans la colonie, n'était appelé aux magistratures de la métropole. Ils avaient demandé qu'on choisît parmi eux vingt sages, pour les représenter dans le grand conseil, et y défendre leurs intérêts. Un gouverneur avait eu l'imprudence de leur répondre; «Est-ce qu'il y a des sages parmi vous?» Cette raillerie insultante avait dû les irriter. Ce fut bien pis lorsqu'ils se virent réduits pour toujours à la condition de sujets, par la révolution qui ferma définitivement l'entrée du grand conseil à ceux qui n'en faisaient point partie. La révolte, conséquence immédiate de cette révolution, est encore une circonstance qui peut servir à la faire apprécier. Frà Paolo (p. 28) Sarpi a dit[8]: L'établissement des colonies fut très-salutaire à la république romaine, parce qu'elles conservèrent toujours de l'attachement pour leur patrie, et que dans la suite des temps elles apprivoisèrent les naturels du pays; au lieu que les citoyens transplantés en Candie sont eux-mêmes devenus sauvages. Il fallait dire que l'effet fut différent, parce que les systèmes de conduite furent contraires. Les Romains accordaient aux colons de nouveaux droits comme citoyens de la métropole; les Vénitiens privèrent de leurs anciens priviléges les citoyens qu'ils envoyèrent à Candie.
Ceux-ci saisirent, pour éclater, le prétexte d'un impôt, d'ailleurs assez léger, qu'on venait d'établir pour la réparation de leur port. Ils prirent les armes, se jetèrent sur le gouverneur, menacèrent sa vie, le mirent en prison avec ses conseillers, et choisirent pour chef un nommé Marc Gradenigo. On voyait, à la tête de ce mouvement, deux autres hommes du même nom; mais l'histoire ne dit pas qu'ils fussent parents de celui qui avait opéré la révolution cause première de cette révolte.
(p. 29) L'envie de rompre absolument, et pour toujours, avec la métropole, alla jusqu'à ce point que les rebelles ne voulurent plus rien avoir de commun avec elle, même le culte. Pour se séparer de la république, ils n'hésitèrent pas à se séparer de l'église latine; ils embrassèrent le schisme des Grecs; et, ce qui était presque une plus criminelle apostasie aux yeux des Vénitiens, ils ne voulurent plus reconnaître saint Marc pour leur patron et lui substituèrent saint Tite.
Cependant on armait toute la population de Candie, on ouvrait les prisons pour enrôler indistinctement les accusés et les criminels, et on massacrait ceux qui, par prudence ou par attachement pour l'ancien ordre de choses, se permettaient de désapprouver l'insurrection.
La métropole prit, dans le commencement, des mesures propres à faire croire qu'elle n'était guère en état de la punir. Elle envoya d'abord trois personnages considérables, pour tâcher de ramener les rebelles dans le devoir par des exhortations. Un Zéno, un Soranzo, un Morosini, se présentèrent vainement à l'entrée du port, on ne leur permit pas de mettre pied à terre; des menaces même les contraignirent de s'éloigner et de venir rendre compte à Venise qu'ils avaient vu flotter l'étendard de saint Tite sur les tours de Candie.
(p. 30) Le mauvais succès de cette tentative n'empêcha point qu'on n'y revînt une seconde fois. Cinq autres députés, non moins vénérables, vinrent éprouver une réception plus injurieuse encore que le refus de les entendre. On leur permit de débarquer, ce fut pour les conduire à l'audience du gouverneur de l'île, au travers des rangs d'une armée assez nombreuse, et des flots d'une populace qui oubliait le respect dû à leur caractère et à leurs noms. Les places, les rues, les fenêtres, les toits étaient couverts de monde. Ce fut un spectacle propre à exalter l'effervescence des insurgés, que de voir André Contarini, chef de la députation, Pierre Ziani, François Bembo, Jean Gradenigo et Laurent Dandolo, marchant entre deux haies de soldats, traversant les rues de cette ville qui leur obéissait naguère, et accompagnés des huées insolentes de cette multitude. Leur gravité ne se démentit point; mais il était difficile qu'ils espérassent quelque succès de leurs exhortations; on ne croyait plus à la modération ni à la force de la seigneurie.
En effet elle mettait une telle circonspection dans ses mesures, que lorsqu'elle vit revenir les députés et qu'elle eut perdu l'espérance de ramener les Candiotes par la persuasion, elle écrivit à toutes les puissances de l'Italie, aux (p. 31) rois de France, de Naples, et à l'empereur, pour les prier de ne fournir aucune assistance aux sujets rebelles qu'elle avait à punir; et ce ne fut qu'après avoir obtenu cette promesse, que le conseil commença à délibérer sur les mesures militaires qu'il avait à prendre; encore y eut-il, dans ce conseil, beaucoup d'avis pour un parti mitoyen, qui consistait à faire seulement bloquer l'île par dix galères sans entreprendre une attaque.
Tout cela annonçait une extrême faiblesse. On en sera moins étonné si on considère que la république, épuisée par deux guerres malheureuses, et plus encore par le dernier traité de paix, n'avait plus de population sur laquelle elle pût recruter son armée. Il fallait bien réserver les Vénitiens pour le service des vaisseaux; on avait perdu la Dalmatie; les habitants de la marche Trévisane étaient de nouveaux sujets; on ne pouvait pas raisonnablement les mener contre les Candiotes révoltés. Il ne restait donc d'autre ressource que de former une armée de ces hommes à charge à leur propre pays, faisant de la guerre leur unique existence et parcourant les parties de l'Europe en proie à des guerres civiles, pour se vendre tour-à-tour aux diverses factions. L'Italie en était alors infestée: mais pour former une armée avec de pareils éléments, il fallait du temps et de l'argent.
(p. 32) XII. Départ d'un armement qui soumet cette île. 1364. Aussi l'année 1364 était-elle déjà commencée lorsque l'expédition se trouva prête. On jeta les yeux, pour la commander, sur un capitaine véronais nommé Luchino dal Verme, qui était alors à la tête des troupes du seigneur de Milan. Il vint recevoir des mains du doge l'étendard de la république, et partit, le 10 avril, sur une flotte de trente-trois galères que commandait Dominique Michieli, et qui portait six mille hommes de débarquement. C'était tout ce que la puissante Venise envoyait pour reconquérir l'île aux cent villes. La colonie et la métropole ne ressemblaient plus à ce qu'elles avaient été.
Les insurgés avaient assez mal profité du temps qu'on leur avait laissé. Ils avaient assassiné plusieurs des insulaires qu'on soupçonnait de regretter le gouvernement des Vénitiens. Marc Gradenigo lui-même, ce chef que les rebelles s'étaient donné, n'avait pas été à l'abri de leurs soupçons et de leur fureur. Quand un peuple en insurrection tourne ses armes contre ses chefs, c'est qu'il ne sait plus où se prendre. Il y eut parmi ceux-ci une telle confusion qu'ils voulurent se donner aux Génois; mais Gênes, déchirée par des factions rivales, brouillée pour jamais avec les Visconti, dont elle avait secoué le joug, n'osa braver à-la-fois tant d'inimitiés, en recommençant la guerre contre les Vénitiens.
(p. 33) L'armée débarqua sans obstacle, le 7 mai, sur la côte de Candie, à quelques lieues de la capitale. Le 10, Luchino dal Verme se mit en marche, força le passage d'un défilé, où les insulaires étaient postés, et arriva jusqu'aux portes de la ville, dont il emporta, après l'avoir brûlé, le faubourg, pendant que la flotte paraissait à l'entrée du port. Les rebelles furent surpris de cette attaque vigoureuse, comme s'ils n'eussent pas dû s'y attendre; et ces mêmes hommes, qui s'étaient montrés si opiniâtres, pour repousser toute proposition d'accommodement, n'eurent pas la fermeté de soutenir un assaut. Ils envoyèrent des députés qui se prosternèrent aux pieds de Michieli en implorant leur pardon. L'amiral les reçut avec un front sévère, se fit ouvrir les portes, s'empara du port, entra dans la capitale avec ses troupes; mais ce ramas de mercenaires de toutes les nations, qui composait l'armée de débarquement, se mit à piller la ville. On eut beau les rappeler sous les drapeaux, il fallut les attaquer de vive force pour leur faire cesser le pillage, et punir quelques-uns de leurs chefs du dernier supplice, entre autres un jeune Visconti, parent des seigneurs de Milan.
Cette exécution faite, on s'occupa de la punition des révoltés. Beaucoup perdirent la vie sur l'échafaud, quelques-uns se sauvèrent dans (p. 34) les îles voisines, d'autres allèrent chercher un asyle dans les montagnes, leurs têtes furent mises à prix, et tout le reste se soumit, trop promptement pour qu'il fût possible de croire que ce retour fût l'effet du repentir.
La conquête de Candie n'avait coûté que trois jours. La nouvelle en fut reçue à Venise avec des transports de joie. On célébra cet heureux évènement par des fêtes, par des tournois auxquels d'illustres étrangers prirent part. Vingt-cinq gentilshommes y parurent, menant chacun dix dames vêtues de brocard d'or. Le doge présidait à ces brillantes solennités du haut d'une estrade placée sur le portique de Saint-Marc. Il avait à sa droite Pétrarque, dont la présence rappelait une autre espèce de triomphe.
XIII. Marc Cornaro, doge. 1365. Les succès inespérés disposent aux imprudences. Pendant que le gouvernement vénitien était dans l'ivresse de cette conquête, le roi de Chypre Pierre de Lusignan sollicitait une croisade contre le soudan d'Égypte. Croisade contre Alexandrie. 1365. Le pape n'avait pas manqué d'en approuver le projet; mais les principaux souverains de l'Europe étaient alors engagés dans des affaires qui ne leur permettaient pas de tourner leurs regards vers l'Orient. Lusignan, en arrivant à Venise, où il espérait trouver une armée de croisés, fut cruellement trompé dans son attente: par le (p. 35) conseil et avec l'appui du légat il exposa son plan à la seigneurie, et parvint à l'entraîner jusqu'à y prendre part. Ce plan fut adopté avec une légèreté qu'on n'a pas eu souvent à reprocher au gouvernement de Venise. Le doge Laurent Celsi venait de mourir le 18 juillet 1365, et son successeur Marc Cornaro, affaibli par l'âge, avait peu d'influence dans les conseils.
Il s'agissait de surprendre la ville d'Alexandrie en Égypte. Le roi de Chypre assurait que cette place devait être emportée d'un coup-de-main; mais, en admettant cette possibilité, il fallait savoir comment une petite armée se maintiendrait dans le pays, et enfin ce que les Vénitiens pouvaient gagner à se brouiller avec le soudan, qui jusqu'ici les avait laissés faire paisiblement leur commerce.
Ces réflexions, qui devaient venir dans l'esprit de tout le monde, furent écartées, et on fit partir une flotte, qui, réunie à celle du roi de Chypre et à un renfort envoyé par le grand-maître de Rhodes, portait une petite armée de dix mille hommes et de quatorze cents chevaux. C'était avec de pareilles forces qu'un roi qui avait beaucoup d'expérience, et un gouvernement renommé pour sa sagesse, entreprenaient la (p. 36) conquête d'une telle place sur le soudan d'Égypte[9].
L'armée partit devant Alexandrie le 2 octobre, (p. 37) prit terre à la vue de quelques troupes accourues sur le rivage, les repoussa jusques dans la ville, donna un assaut et pénétra dans (p. 38) l'intérieur des remparts; mais les habitants se réfugièrent au-delà d'un large canal, et les assaillants, comme s'ils n'eussent pas dû prévoir cet obstacle, renoncèrent à leur entreprise aussi légèrement qu'ils l'avaient conçue, pillèrent la (p. 39) ville, et se rembarquèrent quatre jours après. Cette folie n'eut d'autre résultat que de brouiller les Vénitiens avec le soudan. Il fit séquestrer leurs marchandises, mettre les marchands aux fers, et il fallut que la république lui envoyât de riches présents pour se réconcilier avec lui.
XIV. Dernière révolte de Candie. 1365. L'année 1365 n'était pas terminée qu'une nouvelle révolte éclata dans Candie. Les rebelles, ayant à leur tête trois frères de la famille des Calenge, alors l'une des plus considérables du pays, adoptèrent un système de guerre qui ne permettait pas aux Vénitiens de les réduire par un coup décisif. Au lieu de chercher à s'emparer de la capitale, ils fortifièrent tous les châteaux de l'île que leur position rendait faciles à défendre, surprirent les garnisons de quelques places, et s'établirent dans un grand nombre de postes où ils pouvaient combattre avec avantage.
Le gouverneur rassembla ses forces, demanda de prompts secours, et, dans le courant de l'année 1366 ses troupes eurent à faire une pénible guerre de postes, à prendre une multitude de châteaux, à ravager le pays, pour affamer de petites garnisons, à poursuivre, avec d'incroyables fatigues, quelques chefs qui leur échappaient, enfin, après beaucoup de sang versé dans les combats, on eut le loisir d'en répandre (p. 40) sur les échafauds. Presque tous les moteurs de cette insurrection la payèrent de leur tête; les femmes et les enfants des Calenge ne furent pas épargnés. Ce fut le dernier soupir de la liberté dans cette île, dont les habitants s'étaient débattus, pendant cent soixante ans, sous le joug que leur imposait un peuple séparé d'eux par de vastes mers.
Paul Loredan, l'un des provéditeurs, rendit compte en ces termes des mesures rigoureuses qui venaient d'être prises pour assurer la soumission de cette colonie[10].
«Sérénissime prince, très-illustres et très-excellents seigneurs, dit-il au sénat, la bonté de la Providence vient de mettre fin à une cruelle guerre. Cette île fameuse, qui vous a coûté tant de sang et de si longs efforts, nous avons la satisfaction de vous annoncer qu'elle est en votre possession pour toujours; vos armes l'ont soumise et ont rendu impossible toute nouvelle rébellion. Vous avez confondu la coupable espérance des ennemis du nom vénitien, qui se flattaient de vous voir dépouillés de vos possessions (p. 41) dans les mers de l'Orient. Chargés par vous de reconnaître l'état de cette colonie et d'en assurer la tranquillité ultérieure, nous avons à vous rendre compte des mesures qui nous ont paru indispensables. Les rebelles n'ont plus de chefs; des exemples terribles ont été faits pour effrayer ceux qui voudraient le devenir. Les châteaux, qui leur servaient de retraite, les villes de Lasithe et d'Anapolis, tous les forts enfin que nous n'avons pas jugé convenable d'occuper ont été rasés; les habitants en ont été transportés ailleurs; le pays qui les environne demeurera inculte; il est défendu, sous peine de la vie, même d'en approcher. Tous les règlements, qui pouvaient entretenir l'orgueil ou l'esprit d'indépendance des colons, ont été abrogés. Les indigènes n'auront plus aucune part à l'administration ni aux magistratures, et leur obéissance vous sera garantie par la surveillance qu'exerceront sur eux vos fidèles mandataires.»
Cette pacification, si on peut appeler de ce nom la soumission qui suit une pareille guerre et de telles vengeances, termina le règne de Marc Cornaro. Ce doge mourut le 13 juin 1367.
XV. Nouveaux règlements. Les correcteurs des lois firent adopter à cette occasion quelques règlements que je vais rapporter, pour caractériser la dépendance dans (p. 42) laquelle les deux grands corps de l'état cherchaient à tenir le prince.
Déjà, à la mort de Laurent Celsi, on avait arrêté que le doge élu ne pourrait s'excuser d'accepter cette dignité, sans avoir pris l'avis et obtenu l'assentiment de ses conseillers; que ses motifs d'excuse seraient jugés par le grand conseil, et ne pourraient être admis qu'autant que les deux tiers des voix seraient favorables à la demande de l'élu; que tous les mois on s'assurerait si le doge était exact à payer les gens et les dépenses de sa maison et que, faute par lui de le faire, les avogadors retiendraient, sur ses revenus, une somme suffisante pour y pourvoir; qu'il ne pourrait employer les deniers publics aux réparations ou à l'embellissement du palais ducal, sans y être autorisé par ses conseillers, par les trois quarts des membres de la quarantie et par les deux tiers des voix du grand conseil; qu'il ne pourrait faire aucune réponse aux ministres étrangers, sans l'avoir soumise aux conseillers de la seigneurie.
On ajouta à ces dispositions en 1367, que dans les conseils le doge ne pourrait jamais être d'un avis contraire à celui des avogadors; parce que ceux-ci étaient spécialement chargés de voter pour l'intérêt de la république. On descendit jusqu'à des soins minutieux pour lui imposer (p. 43) des entraves. On fixa la somme à mettre à sa disposition pour la réception des étrangers de marque, et il fut réglé que cette somme ne pourrait excéder mille livres par an. On ajouta que, dans les six premiers mois de son élection, il serait obligé de se faire faire au moins une robe de brocard d'or, qu'enfin, ni lui, ni ses enfants, ni sa femme, ne pourraient recevoir aucun présent, tenir aucun fief, ni cens, ni emphytéose, posséder aucun immeuble hors des limites du duché et que s'ils en possédaient ils seraient obligés de les vendre. Or si on considère que le territoire appelé le Dogado ne comprenait que la capitale, les îles de Malamocco, de Chiozza et de Brondolo et une lisière de côtes depuis l'embouchure du Musone vis-à-vis Venise, jusqu'à celle de l'Adige, on reconnaîtra que les familles puissantes qui pouvaient prétendre à cette suprême dignité, s'imposèrent à elles-mêmes une notable gêne, en s'interdisant toutes possessions hors de ces étroites limites[11].
(p. 44) XVI. André Contarini, doge. 1367. On eut bientôt à faire l'application d'un article important de ces nouveaux règlements. André Contarini, élu pour succéder à Marc Comaro, refusa la place de doge. Il se retira même dans le territoire de Padoue pour échapper à cet honneur; mais le sénat lui fit signifier que, s'il persistait dans son refus, la république le traiterait comme un rebelle, et ordonnerait la confiscation de ses biens. Il se soumit, et vint recevoir une couronne qui n'était pas un emblème d'autorité.
XVII. Révolte de Trieste. 1367. Le gouvernement vénitien n'était pas parvenu sans de grands efforts à pacifier Candie. À peine cette île était-elle rentrée dans le devoir que la révolte d'une autre colonie attira l'attention et les armes de la république. Un navire de Trieste, qu'on soupçonnait de faire la contrebande du sel, fut chassé à la vue du port par une galère vénitienne. Il se défendit, le capitaine de la galère fut tué dans le combat; le fraudeur se réfugia dans le port. La galère se présenta aussitôt pour demander impérieusement que ce navire et son équipage lui fussent livrés. Les Triestins prirent parti pour leur compatriote. (p. 45) Cette résistance devint une émeute; les Vénitiens établis à Trieste furent obligés de sortir de la ville; l'étendard de St.-Marc fut mis en pièces, et les révoltés demandèrent des secours à leurs voisins. Les habitants de la Carniole leur fournirent d'abord quelques troupes. On mit diligemment la place en état de défense; et lorsque l'armée de la république se présenta pour la soumettre, elle eut à en faire le siége, qui fut soutenu avec une telle vigueur qu'au bout d'un an les assiégeants n'avaient encore fait aucun progrès. À l'ouverture de la seconde campagne, le duc d'Autriche vint au secours des assiégés, qui s'étaient donnés à lui, et avaient arboré son pavillon. Il attaqua les Vénitiens dans leurs lignes; mais il fut repoussé, et cet échec le rendit accessible aux propositions de la seigneurie, qui le détermina, en lui remboursant les frais de cette expédition[12], à garder la neutralité. La privation de ce secours ne fit point perdre courage aux Triestins. Ils disputèrent encore leur liberté pendant toute la campagne, et ce ne fut enfin qu'après deux ans d'investissement, c'est-à-dire en 1369, que Trieste se rendit, faute de vivres, et subit la loi du vainqueur. (p. 46) Il en coûta la vie aux principaux chefs de la révolte, et les habitants virent s'élever une citadelle, qui dominait leur ville, et répondait désormais de leur fidélité.
XVIII. Manœuvres de François Carrare, seigneur de Padoue, contre la république. La république avait un voisin non moins inconstant dans le seigneur de Padoue[13]. François Carrare, alors chef de cette maison, avait oublié qu'elle était redevable aux Vénitiens de la conservation de cette principauté. Non content d'avoir fourni des vivres aux troupes du roi de Hongrie, lorsqu'il attaquait les états vénitiens, il cherchait à étendre, par des empiétements, les limites qui le séparaient du domaine de la république, et à mesure qu'il usurpait une portion de territoire il y élevait des forts. On se plaignit, on négocia, on nomma des commissaires pour juger le différend; pendant ce temps-là, Carrare s'occupait de susciter des ennemis à Venise. Le roi de Hongrie, sur lequel il avait compté, ne se trouva pas prêt dans ce (p. 47) moment à entreprendre une nouvelle guerre; mais lorsque les Vénitiens parurent déterminés à se faire justice par la voie des armes, il se porta pour médiateur, et amena les deux parties à conclure une trève de deux ans, qui fut signée en 1370.
À la faveur de cette trève, qui retardait sa perte, Carrare méditait un noir attentat. Il avait pratiqué des intelligences dans Venise, et même dans les conseils. La corruption, l'emploi des sicaires, les empoisonnements, étaient devenus des moyens familiers à la politique italienne, dans ces temps déplorables de discordes civiles; on opposait ces moyens à la force, qui abusait si souvent et si cruellement de ses droits.
La révolution qui s'était opérée violemment dans le gouvernement de la république y avait semé de trop longues haines pour qu'il fût difficile d'y trouver, dans toutes les classes, des hommes disposés à seconder tout ce qui pouvait amener un changement. Le seigneur de Padoue ne présuma pas trop de la perversité humaine, en s'adressant à ceux-là même qui avaient à garder un nom illustre, une dignité éminente, et d'importants secrets. Un moine de l'ordre de St. Jérôme, nommé le frère Barthélemy, devint l'agent de corruption qui lia ce voisin perfide avec des patriciens, membres des (p. 48) conseils les plus intimes de la république; deux présidents du tribunal des quarante, Léonard Morosini et Marin Barbarigo, l'avogador Louis Molino, et un conseiller du doge, Pierre Bernardo, entrèrent dans un complot dont l'objet précis n'est pas bien connu, mais qui enfin tendait à favoriser les vues d'un étranger, d'un ennemi.
Averti de tout ce qui se passait dans le secret des conseils, Carrare put facilement connaître ceux dont il avait à redouter l'influence ou l'inimitié. Laurent Dandolo, Pantaléon Barbo, et Laurent Zane, furent spécialement désignés aux mains qu'il avait chargées de sa vengeance.
XIX. Conjuration contre Venise. Depuis quelque temps il avait introduit dans Venise plusieurs de ces hommes perdus, qui trouvent toujours de l'emploi chez les princes qui leur ressemblent. Ces bandits avaient pour chefs un Nicolas Tignoso, et un nommé Gratario de la petite ville de Mestre. Ils s'étaient logés dans les quartiers voisins de la place S.-Marc, et se réunissaient quelquefois chez une femme du peuple, nommée la Gobba. Cette malheureuse avait un fils, qui faisait connaître à ces scélérats les personnages sur lesquels ils auraient à diriger leurs coups.
Leur projet était de poignarder plusieurs des principaux patriciens, vraisemblablement à la (p. 49) faveur de quelque rumeur qu'on aurait excitée. On rapporte aussi qu'ils devaient empoisonner les puits publics; car à Venise le défaut d'eau douce a obligé l'administration à faire construire dans toutes les places des citernes où se rassemblent et se conservent les eaux pluviales; il y en a même qu'on remplit d'eau de la Brenta, qu'on va chercher à cet effet dans des bateaux.
Il serait difficile de dire jusqu'à quel point l'empoisonnement de ces citernes était possible, et ce que le seigneur de Padoue pouvait en espérer de favorable à ses projets.
Le conseil des Dix fut heureusement averti des réunions qui avaient lieu chez la Gobba; on y introduisit quelques affidés de la police. La vieille femme, interrogée, avoua ce qu'elle savait, assez à temps pour s'en faire un mérite. À l'aide de quelques renseignements on remonta de ces scélérats obscurs jusqu'au moine qui avait préparé ce crime, et aux personnages éminents qui y avaient trempé.
Les émissaires de Carrare furent arrêtés et appliqués à la torture. Quand on en eut tiré les aveux qu'on attendait, on ordonna leur supplice; et, pour les rendre plus odieux au peuple, on affecta de poser des gardes à toutes les citernes, en répandant que ces scélérats (p. 50) avaient voulu les empoisonner. Le 10 mai 1372, ils furent traînés dans les rues à la queue d'un cheval fougueux, et ensuite écartelés; le fils de la Gobba, et quelques Vénitiens qu'il avait engagés dans le complot, furent pendus. La mère fut condamnée seulement à une prison de dix ans.
Toutes ces exécutions avaient eu lieu sans que rien annonçât que les soupçons s'étendaient sur des personnages plus considérables. Tout-à-coup on apprit que le moine et les quatre patriciens qu'il avait séduits, étaient arrêtés; mais le conseil des Dix ne déploya pas dans cette occasion toute la sévérité de ses maximes. Le frère Barthélemy, l'avogador Molino et le président de la quarantie, Morosini, furent condamnés à mourir dans un cachot. La peine du président Marin Barbarigo, et du conseiller Bernardo, fut réduite à un an de prison, et à l'exclusion perpétuelle de tous les conseils.
Il restait à punir le plus grand coupable. On accueillit à Venise les ennemis du seigneur de Padoue, notamment son frère Marsile, qui conspirait contre sa vie: il n'est pas vraisemblable que ce complot ait été ignoré de la république[14], mais il échoua, et la trève obligea les (p. 51) Vénitiens à attendre un autre moment pour obtenir une vengeance plus éclatante.
XX. Démêlés du gouvernement avec l'évêque de Venise. Pendant cet intervalle, la république eut un démêlé avec son évêque, et ce ne fut pas pour des intérêts spirituels. L'usage était alors que, (p. 52) dans la plupart des pays catholiques, on ne se dispensât guères de faire, en mourant, un legs à l'église, et cet usage avait été soigneusement encouragé par les évêques et les curés, jusque-là qu'on en était venu à refuser la sépulture à ceux qui, dans leur testament, n'avaient pas acquitté ce tribut.
L'évêque de Venise était primitivement assez pauvre; il percevait pour tout revenu un droit sur les testaments; aussi était-il surnommé l'évêque des morts, vescovo de' morti[15].
(p. 53) L'un de ces évêques[16] trouvant apparemment que les mourants de son diocèse ne se détachaient pas assez facilement de leurs biens en faveur du clergé, crut pouvoir les taxer lui-même et fixer la redevance due à l'église au dixième de chaque succession. Le pape, à qui il soumit cette mesure, n'hésita point à l'approuver par une bulle: mais le gouvernement mit une forte opposition à une taxe qui, au bout de dix mutations, devait faire passer toute la fortune des particuliers dans les mains du clergé.
(p. 54) La bulle resta sans exécution jusqu'à la mort de l'évêque qui l'avait provoquée. Paul Foscari, son successeur, entreprit de faire revivre cette prétention; il éprouva la même résistance, et, pour faire usage de son autorité spirituelle avec pleine liberté, il se retira à Rome, d'où il adressa au doge et au sénat une sommation de comparaître devant le pape, à l'effet de se voir condamner à la réparation des atteintes qu'ils avaient portées à la juridiction ecclésiastique.
Le gouvernement pouvait bien se dispenser de répondre à une citation par laquelle un de ses sujets osait l'appeler devant un tribunal étranger; mais il n'avait aucun moyen de contraindre à se rétracter un évêque qui avait trouvé asyle et protection à la cour de Rome. On imagina de le faire repentir de sa témérité en le menaçant dans sa famille. Un décret du 8 avril 1372 ordonna au père de cet évêque d'employer son autorité pour faire rentrer son fils dans le devoir, sous peine d'être lui-même banni à perpétuité, de voir ses biens confisqués et son nom rayé de l'état des familles patriciennes. L'évêque voyant qu'au lieu d'enrichir son siége il allait entraîner la perte de sa maison, se désista d'une prétention scandaleuse, et fit en même-temps le sacrifice des fonctions de l'épiscopat, car il n'osa plus rentrer sur les terres de (p. 55) la république. Le gouvernement eut soin de constater sa juridiction par des actes de sévérité. L'évêque de Brescia, convaincu d'intelligences avec la cour de Rome, à qui il révélait ce qui se passait dans les conseils de Venise, fut condamné au bannissement, privé de ses bénéfices, dépouillé de tous ses biens, et quatre de ses parents, qui lui avaient communiqué les secrets de la république, furent bannis avec lui.
XXI. Guerre contre François Carrare. 1372. La guerre contre François Carrare éclata au mois de mai et commença par la dévastation du territoire de Padoue. Je remarque que la province de Trévise fournit à cette armée un corps de quatre mille hommes de milices. Dès l'ouverture de la campagne on éprouva l'un des inconvénients qu'entraîne le choix d'un général étranger. Celui à qui on avait confié la conduite de cette guerre était un Florentin nommé Régnier Vaseh. Une extrême mésintelligence éclata entre lui et les provéditeurs dont on l'avait entouré. Irrité des contradictions qu'il éprouvait, il envoya sa démission et se retira. On rappela les provéditeurs, on les punit même par la prison et par une exclusion temporaire de tous les conseils, et à défaut d'un chef étranger, on laissa le commandement à un Vénitien, à Thadée Justiniani.
Celui-ci commençait à pousser de poste en (p. 56) poste les troupes du seigneur de Padoue, lorsqu'on apprit que le roi de Hongrie envoyait une armée pour soutenir cet ennemi de la république. Justiniani alla bravement au-devant des Hongrois avec deux ou trois mille hommes; mais au lieu de se borner à leur disputer le passage de la Piave, il se porta lui-même au-delà du fleuve, après avoir battu leur avant-garde. Là, il eut bientôt sur les bras le corps principal de l'armée du roi, qui consistait en cinq mille hommes. La petite armée vénitienne fut complètement battue, le général fut fait prisonnier, et ce qui put s'échapper alla jeter l'épouvante dans Trévise.
Il en résulta que, pendant quelque temps, les Vénitiens furent obligés de se tenir sur la défensive, et que leurs terres éprouvèrent les mêmes ravages qui avaient ruiné le Padouan. Mais ils ne tardèrent pas à prendre leur revanche; renforcés de cinq mille fantassins levés dans les provinces turques et morlaques[17], ils battirent à leur tour les Hongrois, et firent prisonnier (p. 57) le général qui les commandait. Cette alternative de succès et de revers aurait pu faire traîner la guerre en longueur, si le roi de Hongrie, ne voulant pas sacrifier le reste de ses troupes, n'eût manifesté l'intention de les retirer. Vainement protégé par le légat de Ferrare, qui menaçait les Vénitiens de les excommunier s'ils continuaient leurs poursuites contre un prince dévoué au saint-siége, le seigneur de Padoue, abandonné de son allié, n'osa pas hasarder toute son existence pour soutenir une lutte inégale. Il se résigna avec toute la facilité d'un traître à signer les conditions fort dures que la république voulut lui imposer.
XXII. Traité de paix. 1373. Ce traité fut conclu le 21 septembre 1373. Voici quelles en étaient les clauses principales:
1o Que les limites des deux états seraient réglées par une commission composée entièrement de Vénitiens.
2o Que le prince paierait une contribution de deux cent cinquante mille ducats, savoir; quarante mille sur-le-champ, quinze mille d'année en année pendant quatorze ans, et une offrande annuelle de trois cents ducats à l'église de Saint-Marc, pendant le même temps. C'était comme on voit une contribution d'à-peu-près trois millions de notre monnaie; outre ce qu'il faut ajouter à cette somme pour avoir égard à la différence (p. 58) de la valeur relative de l'argent aux objets de première nécessité.
3o Que tous les forts élevés par François Carrare seraient démolis et qu'il ne pourrait en construire de nouveaux.
4o Que la tour de Curano, et toutes ses dépendances jusqu'aux eaux salées, resteraient à la république.
5o Que le seigneur de Padoue remettrait, comme gages de ses dispositions pacifiques, la ville de Feltre et quelques autres places.
6o Que les négociants vénitiens, seraient exempts de tous droits d'entrée et de sortie dans le Padouan[18].
7o Que cette province tirerait tout le sel dont elle aurait besoin des salines de Chiozza.
8o Enfin que le prince viendrait en personne à Venise, ou y enverrait son fils, pour demander pardon à la république, et lui jurer fidélité.
Ces articles reçurent leur exécution. Le fils de François Carrare vint fléchir le genou devant la seigneurie, et ce fut Pétrarque qui composa et prononça le discours que le prince avait à faire dans cette pénible situation.
(p. 59) XXIII. Nouvelle guerre. 1376. Cette paix trop dure, pour avoir été jurée avec sincérité, fut troublée au bout de trois ans par les intrigues de Carrare, qui, bien que devenu l'allié de la république, cherchait à lui susciter par-tout des ennemis. Le duc d'Autriche fut le premier qui, à son instigation, fondit sur le territoire des Vénitiens. Il n'avait point fait précéder les hostilités d'une déclaration de guerre. Ceux-ci auraient pu la soutenir sans désavantage s'ils n'eussent vu se former un orage qui ne pouvait manquer d'éclater sur eux. Cette considération leur fit hâter la conclusion d'un arrangement avec le duc, auquel ils rendirent quelques places qu'ils lui avaient enlevées.
Cette guerre, qui dura une partie de l'année 1376 et de 1377, n'est remarquable que par l'usage que les Vénitiens firent pour la première fois d'une arme nouvellement inventée.
«C'est, dit l'auteur de la chronique de Trévise[19], un gros instrument de fer, ayant une large ouverture et percé dans sa longueur. On y fait entrer une pierre ronde sur une poudre noire composée de soufre, de salpêtre (p. 60) et de charbon. On allume cette poudre par un trou, et la pierre est lancée avec une telle force qu'il n'y a point de mur qui lui résiste. On croirait que c'est Dieu qui tonne.»
À peine le duc d'Autriche venait-il de signer la paix avec les Vénitiens, que déjà une ligue était formée pour leur perte. Toutes les haines de leurs rivaux s'étaient unies au ressentiment de François Carrare. Les Génois, par une suite de cette jalousie commerciale qui depuis plus d'un siècle n'avait cessé d'ensanglanter les mers; le roi de Hongrie, qui voulait assurer sa conquête de la Dalmatie, en affaiblissant les voisins à qui il l'avait enlevée[20]; le patriarche d'Aquilée, le plus ancien ennemi de la république; les deux princes dont les frontières touchaient à la marche Trévisane, savoir, le seigneur de Vérone et celui de Padoue; enfin, ceux qui, en qualité de riverains de l'Adriatique, avaient à réclamer la libre navigation de cette mer, c'est-à-dire la (p. 61) ville d'Ancône et la reine de Naples, tels étaient les ennemis que Venise allait avoir à combattre à-la-fois.
Tandis que les flottes des uns l'attaqueraient par mer, les armées des autres devaient inonder ses petites possessions de la terre-ferme. Il était difficile de concevoir où cette ville, sans territoire, trouverait des soldats pour faire face à tant d'assaillants, et où ses vaisseaux trouveraient un asyle dans cette mer, dont tous les rivages étaient ennemis.
XXIV. Révolution de l'empire d'Orient. L'empereur prisonnier. La république commença cependant cette guerre par une agression, qui fit entrer une puissance de plus dans la ligue de ses adversaires. Cette agression fut amenée par une aventure romanesque, mais qui a toute l'authenticité des faits historiques[21].
Un Paléologue, surnomme Calojean, à cause de sa beauté, régnait alors sur les débris du trône de Constantinople. Effrayé des progrès des Ottomans, il avait voulu déterminer le pape à faire prêcher une croisade pour la défense de l'empire d'Orient, et n'avait point hésité de venir à Rome se prosterner aux pieds d'Urbain V. (p. 62) Non-seulement il y avait abjuré les erreurs de l'église grecque, confessé que la troisième personne de la Trinité procède du père et du fils, et qu'on peut consacrer l'eucharistie avec du pain azyme; mais il avait juré l'abolition du schisme, promis de faire rentrer tous ses sujets dans la communion latine, et reconnu à l'église romaine jusqu'à des droits contestés par les gouvernements catholiques.
En récompense de tant de soumission, le pape avait prodigué au prince rentré dans le giron de l'église, des recommandations qui devaient lui procurer l'appui de toute la chrétienté; mais les gouvernements et les peuples étaient désabusés des croisades. Paléologue se mit en route pour aller en personne solliciter des secours.
Il commença par Venise; c'était en 1369: on y était alors occupé de faire rentrer Trieste sous l'autorité de la république. Les Vénitiens étaient fort éloignés de pouvoir fournir à ce prince une armée contre le Turc. D'ailleurs il avait refusé quelques années auparavant de leur vendre l'île de Ténédos qu'ils convoitaient; on ne lui prodigua que les honneurs. On se borna à lui promettre un secours de quelques galères, et comme l'empereur d'Orient était dans une détresse telle qu'il n'avait pas même assez d'argent (p. 63) pour son voyage, les marchands lui prêtèrent une somme considérable.
Lorsqu'il fut sur le point de partir ils réclamèrent des sûretés; il n'en avait aucune à leur donner. Les prêteurs s'adressèrent à leur gouvernement, qui signifia à l'auguste débiteur qu'il ne pouvait sortir du territoire de la république avant de s'être acquitté.
Paléologue écrivit à Andronic, son fils, à qui il avait laissé la régence de son empire, de lui envoyer des fonds pour sa rançon.
Ce fils se montra peu empressé de rendre la liberté à son père. Son frère cadet en eut le mérite, et l'empereur en conçut contre Andronic un ressentiment auquel les occasions d'éclater ne manquèrent pas. Abandonné par les princes chrétiens, trahi par son fils aîné, ruiné par son voyage, l'empereur grec ne vit plus d'autre ressource, pour conserver un reste de puissance, que de se rendre tributaire et vassal du sultan Amurat.
Quelques années après, le fils du sultan et celui de l'empereur, formèrent, dans leur coupable impatience de régner, un complot pour détrôner leurs pères. Amurat, qui en fut averti le premier, marcha contre les deux princes rebelles, assiégea la ville où ils s'étaient retirés, se les fit livrer, condamna tous leurs adhérents (p. 64) à d'horribles supplices, fit crever les yeux à son propre fils, et envoya Andronic à son père, en écrivant à Paléologue: «Je jugerai à votre sévérité si vous êtes un vassal fidèle.» L'empereur voulut surpasser Amurat, et ordonna qu'on privât de la vue non-seulement Andronic, mais un fils de cinq ans, que ce prince avait déjà. Cette opération fut faite avec du vinaigre bouillant, très-imparfaitement à la vérité, car ni le père ni l'enfant n'en perdirent la vue.
Les Génois de Péra, ennemis de Jean Paléologue, qui ne les avait jamais favorisés, embrassèrent la cause d'Andronic. Après avoir signé, au mois d'août 1376, un traité par lequel ce prince leur promettait l'île de Ténédos pour prix de sa liberté, ils tramèrent en sa faveur une conspiration dans Constantinople même. Les conjurés envahirent le palais, s'emparèrent de la personne de l'empereur, le jetèrent dans la tour d'Aména au bord de la mer, emprisonnèrent séparément ses deux autres fils, et un instant après, Andronic régnait à la place de son père; tremblant entre les Génois, ses protecteurs, et le sultan, qui pouvait le précipiter de ce trône si odieusement usurpé.
Deux galères génoises se présentèrent devant Ténédos pour en prendre possession; mais le gouverneur, feignant de ne pas reconnaître les (p. 65) ordres d'Andronic, refusa de remettre la place.
Les Vénitiens établis à Constantinople voyaient leurs rivaux maîtres de l'empire, et sentaient tout le désavantage qui allait en résulter pour leur propre commerce. Timides spectateurs de cette révolution, ils ne pouvaient se flatter d'en opérer une nouvelle. C'était sur eux cependant que l'empereur captif fondait encore l'espérance de quelque secours.
XXV. Aventure de Charles Zéno. Il tente de délivrer l'empereur d'Orient. Il avait trouvé dans la tour d'Aména une femme, qui avait été un moment au rang de ses favorites. C'était la femme du concierge; elle ne pouvait voir sans intérêt un si illustre prisonnier. Paléologue la pria de lui procurer quelques moyens de correspondance au-dehors. Il lui apprit qu'il se trouvait alors à Constantinople un jeune Vénitien, dont le courage n'était pas au-dessous de l'entreprise périlleuse qu'il voulait lui faire proposer.
C'était un patricien, nommé Charles Zéno, fils de celui qui avait péri à la tête de l'armée vénitienne, dans l'expédition contre Smyrne, gendre de l'amiral Justiniani, dont la flotte croisait alors dans ces mers pour protéger le commerce de la république. Il était à Constantinople pour ses affaires particulières. Sa jeunesse, qui avait été fort orageuse, annonçait un (p. 66) héros ou un homme pervers[22]. Ce fut dans cet étranger que l'empereur d'Orient se flatta de trouver un libérateur.
Le génie entreprenant de Charles Zéno ne vit dans la proposition qui lui fut portée que l'une de ces occasions brillantes que les grands courages demandent à la fortune; un père à venger, un empereur captif à remettre sur le trône, un (p. 67) grand service à rendre à son pays. Il s'assura secrètement de huit cents hommes déterminés; et telle était l'opinion qu'il avait des forces de l'empereur de Constantinople, et de la mobilité du peuple de cette capitale, qu'avec de si faibles moyens il se flattait de voir l'empire changer de maître.
La prison de Paléologue avait une fenêtre qui donnait sur la mer. À la faveur de la nuit, Zéno arrive dans une petite barque au pied de la tour, parvient jusque dans la chambre de l'empereur, à l'aide d'une échelle de cordes qu'on lui jette, et presse le prince de descendre dans la barque; mais ici c'est le prisonnier qui manque de résolution. Il se rappelle qu'il a deux fils emprisonnés comme lui, qu'il ne peut délivrer, et que sa fuite va exposer à toute la fureur de leur indigne frère. «Seigneur, lui dit Zéno, ces larmes, ces réflexions ne sont plus de saison. Je repars, prenez sur-le-champ votre parti; et si vous ne descendez, ne comptez plus sur moi.» Aussitôt, voyant que l'empereur ne peut se déterminer à s'évader avec lui, il se précipite dans sa barque, court aux divers postes qu'il avait laissés sur le rivage, et disperse ses gens, non sans une vive inquiétude de voir son entreprise découverte aussitôt qu'avortée.
Quelque temps après, il vit revenir la messagère (p. 68) du prince. L'ennui de la captivité avait fait taire ses alarmes paternelles. Il conjurait Zéno de travailler encore une fois à sa liberté; et pour l'y déterminer, pour commencer à s'acquitter d'un si grand bienfait, il lui envoyait un diplôme signé de sa main, par lequel il cédait aux Vénitiens l'île de Ténédos, si importante pour eux.
Si Zéno ne devait pas s'attendre à voir son secours imploré une seconde fois, l'empereur devait encore moins espérer de l'obtenir; cependant le généreux Vénitien n'hésita point à tenter une nouvelle entreprise. Il remit sa réponse à la femme du concierge, qui, après l'avoir cachée dans sa chaussure, reprit le chemin de la tour d'Aména.
Malheureusement cette fatale lettre se perdit en chemin. Andronic, averti du complot qui se tramait pour l'évasion de son père, fit arrêter l'imprudente messagère, à qui la torture arracha des aveux; on sut que Zéno était le chef de l'entreprise. On le fit chercher par-tout, en le dévouant aux plus affreux supplices. Le chef de la colonie vénitienne fut sommé de le livrer; mais Zéno, qui avait prévu ce danger, était sur ses gardes; il parvint à s'échapper et à gagner la flotte vénitienne, qui croisait dans ce moment devant Constantinople.
(p. 69) XXVI. Les Vénitiens occupent l'Île de Ténédos. Marc Justiniani, voyant arriver son gendre avec la précipitation d'un homme qui échappe au supplice, fut encore plus étonné d'entendre l'entreprise qu'il avait tentée et de voir le diplôme contenant la cession de l'île de Ténédos. La validité de ce titre, donné par un homme qui n'était pas libre, pouvait assurément être contestée; mais la possession était importante, elle était ardemment convoitée par les Génois; l'amiral partit sur-le-champ avec ses dix galères, et l'île lui fut remise sans difficulté par le commandant, qui était dévoué à l'empereur détrôné.
Tout cela se passait à l'insu du gouvernement de la république. Justiniani et Zéno sentirent que s'ils n'allaient soutenir leur cause à Venise, ils risqueraient d'y être désavoués. Ils laissèrent une bonne garnison dans Ténédos et vinrent se présenter devant le sénat, où le seul récit de leur entreprise effraya les esprits circonspects.
Cette acquisition allait nécessairement attirer sur la république les armes de l'empereur de Constantinople et peut-être même des Turcs. Une pareille atteinte au droit des gens pouvait compromettre la fortune, la liberté, la vie de tous les Vénitiens qui se trouvaient en Orient. Justiniani et Zéno représentèrent que l'empereur qui avait signé la donation était le prince (p. 70) légitime, et que par conséquent la donation l'était aussi; que si on voulait la considérer comme le prix d'un service, elle était acquise, puisque la délivrance de Calojean n'avait échoué que par sa faute; que les Turcs ne se mêleraient pas de cette affaire; qu'Andronic n'avait pas attendu cette circonstance pour se déclarer l'ennemi des Vénitiens; qu'enfin cet ennemi de plus ne mettait aucun poids dans la balance; au lieu que l'acquisition d'une île si importante donnait un avantage considérable pour le succès des expéditions maritimes dans l'Orient. Ainsi, sous le rapport de l'équité, l'occupation de Ténédos était justifiée; sous le rapport politique, elle était profitable.
Ces raisons déterminèrent le conseil; on fit partir sur-le-champ des troupes pour cette île, et on en confia la défense à celui qui en avait procuré l'acquisition, à Charles Zéno, en lui donnant pour collègue Antoine Vénier.
Cet évènement avait dû être considéré tout autrement à Constantinople. Andronic ne pouvait voir dans l'occupation de Ténédos que le prix d'une entreprise criminelle. Les Génois, désespérés de voir leurs ennemis établis dans un port à l'entrée des Dardanelles, ne manquèrent pas d'encourager l'empereur dans son ressentiment. Ils y sont assiégés. Tous les Vénitiens qui se trouvaient sur (p. 71) le territoire de l'empire furent arrêtés et leurs propriétés séquestrées; vingt-deux galères, fournies par les Génois, sortirent du port de Constantinople, et vinrent débarquer, au mois de novembre 1377, sur le rivage de Ténédos, une armée de Grecs que l'empereur commandait en personne.
Vénier s'était chargé de la défense de la place, et Zéno de disputer aux assaillants les ouvrages extérieurs. Dès le lendemain il y fut attaqué, mais il repoussa les Grecs avec une perte considérable. Dans ce premier combat il reçut une blessure à la cuisse, qui ne l'empêcha pas de rester sur le champ de bataille pendant toute la durée de l'action. Le jour d'après, les ennemis revinrent à la charge; Zéno soutint cet effort, encore plus terrible que le premier, avec la même intrépidité. Atteint une seconde et une troisième fois, il tomba baigné dans son sang; l'ardeur des Vénitiens redoubla à la vue de leur général étendu parmi les mourants; ils se précipitèrent sur les Grecs, les mirent en fuite, en firent un horrible carnage; et Andronic, obligé de se rembarquer et d'aller cacher sa honte dans Constantinople, laissa les Vénitiens maîtres paisibles de leur nouvelle conquête.
Peu de mois après, Calojean parvint à s'échapper (p. 72) de sa prison, à l'aide de quelques Vénitiens, qui en avaient séduit les gardes, par les intrigues d'un moine. Il se réfugia auprès du sultan, dont il acheta la protection, en lui remettant Philadelphie de Lydie, la seule ville qui restât à l'empire grec au-delà du Bosphore. Andronic, hors d'état de résister aux ordres d'Amurat, fut obligé de céder la capitale à son père; les débris de l'empire romain furent encore divisés, et Calojean remonta sur le trône pour le partager avec Manuel, son second fils.
XXVII. Puissance des Génois en Orient. Cette révolution rétablit les affaires des Vénitiens dans l'Orient et donna du désavantage aux Génois. Ceux-ci eurent alors une querelle à soutenir dans la mer Noire. Ce fut une vengeance privée qui prit le caractère d'une guerre, et qui donne une idée de l'espèce de domination que leur nation exerçait dans cette mer.
Il y avait encore une petite cour à Trébizonde, où régnaient les Comnènes. Les Génois faisaient presque exclusivement le commerce de cette côte. Un de leurs citadins, nommé Mégallo Lercari, qui était admis dans cette cour, prit dispute, en jouant aux échecs, avec un jeune Grec, à qui l'empereur accordait une faveur qui faisait mal juger des mœurs de l'un et (p. 73) de l'autre. Le favori insolent donna un soufflet au marchand étranger. Mégallo n'ayant pu obtenir la réparation de cette insulte, sortit du port, arma deux galères, courut sur tous les navires de Trébizonde, dévastant les côtes et faisant couper le nez et les oreilles à tous les Grecs qui tombaient entre ses mains. Des galères que l'empereur envoya contre lui ne purent le forcer à discontinuer ses ravages. Un jour trois Grecs tombés en son pouvoir allaient éprouver la mutilation qu'il faisait subir à tous ses prisonniers, lorsque l'un d'eux, qui était le père des deux autres, se jeta à ses pieds et le supplia de se contenter de lui ôter la vie, mais d'épargner ses fils. Mégallo se laissa toucher et leur rendit la liberté, en leur ordonnant d'aller à Trébizonde, d'y porter à l'empereur un baril plein de nez et d'oreilles, et de lui signifier que le guerrier qui lui envoyait ce présent ne mettrait un terme à sa vengeance que lorsqu'on lui aurait remis le courtisan qui l'avait outragé. Telle était la terreur inspirée par le nom génois; telle était la faiblesse du prince de Trébizonde, qu'il s'embarqua pour aller lui-même livrer son favori, lequel vint, la corde au cou, se jeter aux pieds de Mégallo, et s'abandonner à sa discrétion. L'offensé lui mit son pied sur le visage, en lui disant; (p. 74) «Misérable, retire-toi et rends grâces aux mœurs des Génois, qui ne sont pas dans l'usage de traiter cruellement les femmes[23].»
À Constantinople, les Génois de Péra repoussèrent, avec la même vigueur, les attaques de l'empereur, qui avait essayé de les forcer dans leurs retranchements. L'impossibilité reconnue de les déloger de ce poste, détermina les Grecs et les Vénitiens de Constantinople à négocier avec eux une convention qui, de ce côté, fit cesser les hostilités; mais ailleurs des causes fortuites avaient exalté les haines nationales.
La cérémonie du couronnement du nouveau roi de Chypre, qui succédait à Pierre de Lusignan, fut l'occasion d'une dispute de préséance entre les consuls de Gênes et de Venise. La contestation fut jugée par la cour en faveur du Vénitien. Les Génois irrités troublèrent le banquet royal par des provocations insolentes. Les vases du festin devinrent des armes qu'on se lança mutuellement; on en vint aux coups d'épée; il y eut quelques Génois jetés par les fenêtres du palais; l'indignation devint si universelle, que plusieurs furent massacrés dans (p. 75) l'île: si on en croyait même les historiens de leur nation, on ajouterait qu'un seul Génois échappa à cette proscription générale[24].
Peu de temps après, une flotte génoise, de quarante galères, se présenta devant le port de Famagouste, annonçant qu'elle venait demander la réparation de l'outrage fait au consul de la république. Le roi, qui n'était nullement en état de repousser un pareil armement, entra en négociation avec l'amiral; on convint d'une réparation, on signa l'oubli du passé, et la flotte fut reçue dans le port. Quelques jours s'étaient à peine écoulés, que les Génois se répandirent dans la ville, s'en emparèrent, la mirent au pillage, jetèrent dans les fers tous les Vénitiens. Le roi lui-même n'échappa que par la fuite à cette perfidie. Trois des insulaires qui avaient eu part au massacre des Génois furent livrés au bourreau. Plusieurs membres de la famille royale et soixante ôtages furent envoyés à Gênes; et le roi, relégué dans un coin de son île, se vit réduit (p. 76) à payer à la république un tribut annuel de quarante mille florins.
Ce traitement ne pouvait que disposer ce prince à chercher, parmi les ennemis des Génois, quelque secours pour s'affranchir. Dès qu'il vit la guerre près d'éclater entre eux et les Vénitiens, il devint l'allié naturel de ceux-ci; mais de quelle utilité pouvait être l'alliance d'un roi hors d'état de reconquérir sa propre capitale?
Tels étaient les évènements qui avaient précédé la déclaration de guerre qui fut notifiée aux Vénitiens en 1378, au nom de la ligue formée par François Carrare.
Guerre de Chiozza, 1378-1381.
Ligue contre Venise. 1378. S'il est un spectacle digne d'admiration et d'intérêt, c'est celui d'un état sans population, sans territoire, disputant son existence contre une multitude d'ennemis; se créant, par l'industrie, des moyens de résistance là où la nature semblait les avoir refusés, déployant un caractère qui ferait honneur aux peuples les plus célèbres de l'antiquité, un appareil de forces digne des plus grandes puissances; appelant à son secours les ambitions, les haines étrangères, et, lorsqu'il semble épuisé par tant d'efforts, trouvant une nouvelle énergie dans la plus noble de toutes les passions, le patriotisme.
Les Vénitiens avaient sans doute mérité la jalousie de leurs voisins, par leurs prospérités; ils pouvaient avoir justifié l'animosité par des conquêtes injustes et par leur esprit de domination; (p. 78) mais ces torts leur étaient communs avec tous les peuples qui avaient eu de grands succès; mais ces succès avaient déjà été expiés par de grands revers. Créateurs de leur patrie, fondateurs de l'une des plus belles villes de l'Europe, possesseurs d'un riche commerce, ils avaient conquis et perdu un vaste empire, ils disputaient encore la domination des mers. Leur gouvernement offrait le rare spectacle d'une stabilité inconnue aux autres nations; et dix siècles d'une glorieuse existence méritaient sans doute à leur république le respect de l'univers.
S'il est dans l'homme un sentiment qui l'attache à tout ce qui est grand, à tout ce qui est beau, qui lui fasse déplorer la destruction de ce que les âges ont consacré; malheureusement il est aussi une passion moins noble, que l'aspect des prospérités importune et qui met sa gloire à renverser la gloire d'autrui.
C'était l'envie, plutôt que le soin de leur sûreté, qui avait ligué tant de princes contre Venise. Un seul prince d'Italie voulut faire cause commune avec elle; ce fut le seigneur de Milan; mais il n'avait promis qu'un secours de quatre cents lances et deux mille fantassins[25]; il n'avait (p. 79) garde de partager les efforts, et sur-tout les dangers de la république. Venise allait combattre pour se défendre; Visconti pour opprimer Gênes ou Vérone, s'il en trouvait l'occasion.
Troupes mercenaires. À l'exception du roi de Hongrie, qui pouvait lever une armée dans ses états, les autres puissances engagées dans cette guerre n'avaient point d'armée nationale. Elles prenaient à leur solde des troupes de mercenaires rassemblés par des aventuriers. C'était une compagnie française, dite de l'Étoile, qui, sous la bannière de Visconti, ravageait les environs de Gênes, jusqu'à ce que cette ville eût racheté ses campagnes du pillage par une forte rançon. C'était une bande d'Anglais, connue sous le nom de la Confrérie blanche, qui servait tour-à-tour tous les partis, et qui, cette fois, s'était chargée de dévaster le pays de Vérone. D'autres, à la solde du seigneur de Padoue et du patriarche d'Aquilée, mettaient à feu et à sang la marche de Trévise. Les Vénitiens, qui pouvaient à peine suffire par eux-mêmes à l'armement de leurs flottes, avaient aussi appelé un grand nombre de ces stipendiaires; et on verra bientôt combien il est pénible et dangereux d'être réduit à acheter un tel secours.
On conçoit que de pareils mercenaires, sans patrie, sans intérêt dans la guerre, ne pouvaient (p. 80) voir, dans les querelles des peuples, qu'une occasion de ravager le pays des uns et des autres. On ne connaissait pas alors toute l'utilité de l'infanterie. La force des armées consistait dans la gendarmerie, c'est-à-dire la troupe à cheval[26]. Ces étrangers, chefs d'une troupe insubordonnée, dont la conservation faisait toute leur richesse, n'avaient garde de la compromettre. Faisant la guerre aux peuples plutôt qu'aux armées, ils n'étaient pas intéressés à obtenir une victoire décisive; la paix les aurait laissés sans emploi. Leur objet était de se rendre nécessaires pour élever tous les jours des prétentions exorbitantes, et leur politique se réduisait à calculer ce qui leur était le plus profitable du service ou de la trahison.
(p. 81) Ce fut à de tels combattants que la province de Trévise se vit livrée.
Je vais rapporter, sans interruption, les évènements peu décisifs de cette guerre de brigands, pour pouvoir ensuite appeler sans partage l'attention du lecteur sur les faits d'armes des Vénitiens et des Génois.
Les forces de François Carrare et du patriarche d'Aquilée, l'armée du roi de Hongrie, et les troupes à la solde du comte de Ceneda, seigneur voisin, qui était entré dans leur alliance, formaient un corps de dix-sept mille hommes, qui envahit de deux côtés la province que Venise possédait sur le continent de l'Italie.
II. Premières hostilités. 1378. Les Hongrois étaient commandés par le vayvode de Transylvanie. Le seigneur de Padoue avait confié ses troupes à Jean Obizzi, et la république, dérogeant momentanément à son usage de choisir un général étranger pour le commandement de son armée de terre, leur avait opposé ce même Charles Zéno, que nous avons vu signaler son courage par d'audacieuses entreprises. Inférieur en nombre, il suppléa à sa faiblesse par son activité; et, après un mois de campagne, il avait tellement harcelé les ennemis, les avait menacés sur tant de points, qu'ils avaient évacué toute la province vénitienne. Le gouvernement crut devoir le rappeler (p. 82) pour le service de mer, et le fit remplacer par Rambaud, comte de Colalto, qui, prenant aussitôt l'offensive, se jeta sur les terres du comte de Ceneda, pour le faire repentir de s'être allié aux ennemis de la république. Quelques châteaux de ce seigneur furent pris et rasés.
François Carrare, obligé de quitter la marche Trévisane, voulut porter ses troupes sur le bord de la mer, et faire le siége de Mestre. C'est une petite place à une lieue de l'embouchure du Musone, et qui, par conséquent, n'est séparée de Venise que par les lagunes. Pour empêcher les secours qu'elle aurait pu recevoir de la capitale. Carrare s'établit entre la côte et la place, sur les deux rives du fleuve par lequel celle-ci communique avec la mer. L'assiégeant avait du canon, car déjà l'art de l'artillerie, quoiqu'il n'eût encore que quelques années d'existence, était généralement répandu, et nous le verrons dans cette même guerre adopté sur les vaisseaux.
Un faubourg de la place était déjà emporté; une batterie, établie dans un clocher voisin, foudroyait l'intérieur de la ville, lorsqu'un renfort de trois cents hommes parvint à s'y jeter. L'assaut fut donné quelque temps après et soutenu avec beaucoup d'intrépidité. Les assiégés non-seulement repoussèrent l'ennemi, mais l'enfoncèrent, le poursuivirent, brûlèrent ses machines (p. 83) et ses ponts, et l'obligèrent à lever le siége. Cette défense de Mestre fit beaucoup d'honneur à François Delfino, qui y commandait.
1379. Carrare fut plus heureux la campagne suivante. Il rentra dans la marche Trévisane, emporta le château de Romano, et investit Trévise, mais sans l'assiéger en forme. Tous ses succès se bornèrent, pendant cette année, à faire vivre ses troupes sur le territoire vénitien.
1380. L'année d'après, c'est-à-dire en 1380, il resserra la capitale de cette province, et pour intercepter tous les secours qui pourraient lui venir par la rivière sur laquelle elle est située, en barra le passage par une forte estacade. Jacques Cavalli reçut ordre du gouvernement vénitien de marcher au secours de la place; il attaqua les troupes de Carrare le 14 septembre à Casale, les battit, rompit l'estacade, et rétablit la communication de Trévise avec Venise.
Carrare, voyant l'inutilité de ses efforts, eut recours à des armes qui lui étaient plus familières. Il corrompit la garnison de Castelfranco, surprit ou acheta Noale, Sacile, Serravalle, Motta, Conegliano, et finit par débaucher une partie des troupes mercenaires de la république qui étaient campées sous Mestre. Ces pertes devaient faire désespérer de la conservation de la province de Trévise. Nous verrons quel en fut (p. 84) le résultat, lorsque nous aurons raconté les évènements de la guerre de mer, et la situation dans laquelle ils placèrent, l'une relativement à l'autre, les diverses puissances belligérantes.
III. Guerre de mer. Bataille navale d'Antium. 1378. Ce fut près de l'embouchure du Tibre, devant le promontoire d'Antium, où les anciens avaient élevé un temple à la Fortune[27], que les deux flottes de Gênes et de Venise se rencontrèrent pour la première fois dans cette lutte mémorable, le 30 mai 1378[28]. L'escadre vénitienne, aux ordres de Victor Pisani, était composée de quatorze galères. L'amiral génois, Louis de Fiesque, en avait dix sous son commandement. Ces armements ne répondaient pas à la puissance que nous avons vu les deux républiques déployer dans les guerres précédentes; mais il faut considérer que les hostilités commençaient avant que les navires de commerce eussent ramené les matelots destinés à former les équipages des grandes flottes militaires.
Les Vénitiens et les Génois ne s'aperçurent mutuellement qu'à travers un orage qui soulevait des vagues furieuses. Le vent rendait la manœuvre (p. 85) presque impossible; la mer battait les rochers, et menaçait d'y briser les vaisseaux. Plusieurs des capitaines, malgré leurs efforts, ne purent prendre part au combat. Les deux escadres, en s'abordant, se trouvaient réduites chacune à neuf galères; comme si la fortune, qui semblait présente à cette action, eût voulu rétablir l'égalité entre les combattants pour rendre la lutte plus terrible, et se réserver le choix du vainqueur. Mais la pluie qui tombait par torrents interdisait aux combattants l'usage d'une partie de leurs armes; on accrochait les vaisseaux, pour pouvoir s'attaquer avec la lance; les vagues les séparaient violemment et les menaçaient d'un danger égal. Élevés et enfoncés tour-à-tour, ils semblaient se précipiter les uns sur les autres; ils se présentaient tantôt la carène, tantôt un pont chargé de monde, dans une attitude où il était impossible de combattre. Une des galères génoises alla se briser sur la côte, cinq tombèrent au pouvoir des Vénitiens, le reste dut son salut à l'orage. La mer était si agitée que les vainqueurs ne purent amariner qu'une seule des galères ennemies. Ils furent obligés de mettre le feu aux quatre autres et ne sauvèrent que huit cents de leurs prisonniers, parmi lesquels étaient l'amiral et dix-huit nobles génois.
(p. 86) Lucien Doria commande la flotte génoise dans l'Adriatique. Tandis que la perte de cette bataille mettait le désordre dans Gênes, et occasionnait la chûte du doge, les trois galères échappées à ce désastre, au lieu de chercher un refuge, tournaient la pointe de l'Italie, et entraient dans l'Adriatique, pour se venger de leur malheur sur le commerce des Vénitiens. Elles y furent suivies de quelques autres bâtiments. Cette escadre s'éleva bientôt à quatorze galères, et ensuite à vingt-deux. Lucien Doria, qui vint en prendre le commandement, établit ses croisières pour intercepter les convois qui venaient approvisionner Venise.
Il avait un asyle assuré dans le port de Zara, s'il se voyait réduit à éviter la rencontre de forces supérieures. Pendant ce temps, les Vénitiens attaquaient les Génois sur un autre point, et s'efforçaient de les expulser de l'île de Chypre. Le roi Lusignan, pour recouvrer sa capitale, avait sollicité l'alliance et les secours du seigneur de Milan. Cinq vaisseaux vénitiens, qui lui amenaient Valentine Visconti sa fiancée, forcèrent la passe du port de Famagouste, y brûlèrent quelques bâtiments génois; mais l'assaut donné à la place fut repoussé, et l'escadre, rentrée dans l'Adriatique, vint se ranger sous les ordres de Victor Pisani, qui s'y trouvait à la tête de trente et quelques galères.
(p. 87) Charles Zéno détaché avec une escadre vénitienne. Ce fut à cette époque que Charles Zéno fut rappelé de l'armée qu'il commandait dans le Trévisan pour servir sur la flotte. IV. Campagne de l'amiral Pisani. 1378. Pisani le détacha avec huit galères, et avec la mission d'opérer une diversion dans d'autres mers, tandis que lui-même, avec vingt-cinq voiles qui lui restaient, se portait sur les côtes de la Dalmatie, pour s'y emparer de quelque port où il pût trouver un refuge en cas de nécessité.
Il prend Cattaro et Sebenigo. Le premier qu'il attaqua fut celui de Cattaro. Trois assauts donnés coup sur coup l'en rendirent maître.
Instruit qu'une escadre de dix-sept galères arrivait, pour renforcer l'armée génoise dans l'Adriatique, il fit voile vers l'extrémité du golfe pour aller au-devant d'elle, l'aperçut, mais sans être à portée de l'attaquer. N'ayant pu empêcher cette jonction, il revint sur la côte de Dalmatie pour y continuer ses opérations, emporta, l'épée à la main, la ville de Sebenigo, entre Cattaro et Zara. À peine avait-il fait cette conquête, due à la promptitude de ses résolutions et à la vigueur de ses attaques, qu'il apprit qu'une partie de la flotte génoise était dans le port de Trau, où elle attendait le retour d'une escadre détachée.
Entreprise sur Trau, qu'il abandonne. Le jour même il se présenta devant cette place, (p. 88) située dans une petite île artificielle[29], entre l'île de Buo à laquelle elle tient par un pont de pierre, et le continent, dont elle n'est séparée que par un canal fort étroit. Il voulut forcer l'une des passes, mais elle était comblée de manière à n'être accessible que pour les petits bateaux. Il fit le tour de l'île, pour tenter l'autre passage. Il le trouva défendu par une forte estacade, au milieu de laquelle les Génois avaient élevé une tour. Cette île était leur place de sûreté; ils s'y étaient fortifiés, par mer et par terre, avec une admirable diligence. Le général vénitien débarqua ses troupes, fit commencer le siége; mais il reconnut bientôt qu'il y consumerait ses forces inutilement, et, se décidant à abandonner cette entreprise, il remonta la côte, s'empara de l'île d'Arbo, et canonna en passant la ville de Zara. Ce ne pouvait être avec un grand effet; l'artillerie des vaisseaux n'était pas encore assez puissante pour réduire les villes fortifiées.
Il reçoit l'ordre d'y revenir. Là il reçut l'ordre de retourner devant Trau, et de faire les derniers efforts pour emporter cette place. Le sénat voyait avec regret qu'on eût manqué l'occasion de détruire la flotte de Gênes, et (p. 89) mettait quatre nouvelles galères à la disposition de son amiral. Celui-ci prouva à-la-fois qu'il savait obéir et bien juger; car sa seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première, quoiqu'il n'y eût épargné ni ses troupes ni lui-même.
Il va hiverner dans la rade de Pola. L'hiver était arrivé. Les Génois avaient employé la belle saison à préparer un armement formidable. La campagne des Vénitiens avait été plus active. Ils avaient enlevé Cattaro, Sebenigo et Arbo à leurs ennemis; mais leurs équipages, qui tenaient la mer depuis plus d'un an, avaient besoin de repos.
Pisani demandait l'autorisation de ramener sa flotte à Venise, pour qu'elle pût s'y rétablir pendant l'hivernage. Le sénat en jugea autrement. Inquiet pour la sûreté de l'Istrie, il ordonna à l'amiral de faire entrer sa flotte dans la baie de Pola, afin de se trouver à portée de s'opposer aux entreprises que les ennemis pourraient tenter sur cette côte. Malheureusement cette rade n'offrait aucune des ressources nécessaires pour remettre l'armée en bon état; les maladies firent de rapides progrès, et, malgré les secours qu'on lui envoya de Venise, Pisani vit ses équipages réduits à tel point, qu'il lui restait à peine de quoi armer six des trente galères qui composaient sa flotte.
(p. 90) 1379. Cependant il reçut, au commencement de 1379, un renfort de onze galères, avec l'ordre de mettre en mer, et de convoyer des bâtiments qui allaient chercher des blés dans la Pouille. Dans ce voyage, une tempête fatigua la flotte et dispersa quelques vaisseaux. Deux se réfugièrent dans le port d'Ancône, où, au mépris du droit des gens, ils furent pris par les Génois. Cette perte ne fut point compensée par la gloire de présenter le combat à une escadre de quinze galères, que l'on canonna de loin. Elle alla se joindre, dans le port de Zara, à la flotte génoise, qui s'y organisait depuis la campagne précédente. Dans cette rencontre, Pisani reçut une grave blessure[30].
V. Bataille de Pola, où la flotte est battue. 1379. Ce ne fut qu'à la fin de mai 1379, que les Génois prirent l'offensive. Vingt-deux de leurs galères[31], sous les ordres de Lucien Doria, vinrent provoquer l'armée de Pisani, rentrée dans sa station de Pola. Les Génois, pour attirer plus sûrement les Vénitiens hors de la rade, ne montraient pas toutes leurs forces. Pisani ne donnait point l'ordre de lever l'ancre. Ses capitaines, moins impassibles que lui, ou fatigués d'une si (p. 91) longue et si pénible station, demandaient le combat à grands cris. Les provéditeurs le requirent de donner le signal. L'amiral, qui s'y déterminait avec peine, s'y présenta avec résolution. Il appareilla avec une vingtaine de galères, fondit sur la capitane des Génois, l'attaqua à l'abordage, et l'emporta après avoir tué l'amiral ennemi. La perte du général, ordinairement si funeste dans les batailles, remplit les Génois d'une nouvelle fureur. Ceux de leurs vaisseaux qui n'avaient point paru dans le commencement de l'action arrivèrent en ce moment. Les équipages des bâtiments vénitiens étaient faibles, en moins de deux heures ils eurent deux mille des leurs hors de combat: la lutte devint de plus en plus inégale. Maigre l'activité et l'exemple de Pisani, sa ligne plia, les ennemis l'enfoncèrent, et demeurèrent maîtres de quinze galères vénitiennes, et de dix-neuf cents prisonniers[32], parmi lesquels on comptait vingt-quatre patriciens.
(p. 92) Pisani, réfugié à Parenzo avec les débris de son armée, fut appelé à Venise par les ordres du sénat.
VI. Pisani destitué et jeté en prison. 1379. Là, au lieu d'être protégé par sa belle réputation, par son noble caractère, par le souvenir de ses anciennes victoires, il ne trouva que des accusateurs de son infortune, un peuple ingrat, et des juges sévères qui instruisirent son procès sans vouloir se rappeler que, si ses conseils eussent été suivis, l'armée n'aurait pas été réduite à cet état de faiblesse dont les Génois avait profité. Les avogadors opinèrent contre lui à la peine capitale, et les autres juges crurent lui faire grâce, en le jetant dans un cachot, et en le déclarant incapable d'exercer aucune charge publique pendant cinq ans, comme s'il était au pouvoir des hommes de priver un grand citoyen de ses talents, que le ciel ne lui a donnés que parce qu'il le réservait pour le salut de son injuste patrie[33].
Il ne restait plus aux Vénitiens que cinq ou six galères disponibles; cependant les Génois, (p. 93) dont l'armée s'était renforcée des quinze galères prises au combat de Pola, en attendaient encore quatorze, qui portaient Pierre Doria, le nouveau commandant de la flotte.
Ils ne voulurent rien tenter contre Venise avant d'avoir réuni toutes leurs forces. Ils employèrent cet intervalle à reprendre les places dont les Vénitiens s'étaient emparés. Cattaro et Sebenigo tombèrent en leur pouvoir; l'île d'Arbo fut la seule qui fit une belle résistance. Non contents de chasser leurs ennemis des côtes de la Dalmatie, ils les attaquèrent dans les colonies qui leur appartenaient encore. Rovigno, Umago, Grado et Caorlo, furent prises et brûlées.
VII. Dispositions des Vénitiens pour la défense des lagunes. 1379. Il était évident que toutes les forces des Génois allaient être dirigées contre Venise. On n'avait pas un moment à perdre pour mettre cette capitale en état de défense. L'entrée du port de Saint-Nicolas du Lido, c'est-à-dire la passe qui forme la communication de Venise avec la haute mer, fut fermée par des chaînes, défendue par des bâtiments armés de canons, et par de petits camps placés sur les deux rives.
Mais ce passage n'était pas le seul par où l'ennemi pût pénétrer.
On a indiqué au commencement de cette histoire la configuration générale des côtes de (p. 94) l'Adriatique dans le voisinage de Venise. Ici, pour l'intelligence de la guerre dont ces lieux vont être le théâtre, il est nécessaire de placer quelques détails géographiques.
Entre l'embouchure de la Piave et celle de l'Adige, le golfe que forment les lagunes est fermé par une suite d'îles longues et étroites qui courent du nord au midi, ne laissant dans leurs intervalles que d'étroits passages. Cette plage de dix-sept ou dix-huit mille toises de longueur, et de quelques cents toises de largeur, est un banc de sable que les eaux, ont coupé en six endroits.
L'espace qui existe entre ce banc de sable et la côte, forme un bassin dont la longueur est d'à-peu-près neuf lieues, et la plus grande largeur de deux.
Ce bassin est un bas-fond qui aurait cessé dès long-temps d'être navigable, si la main de l'homme n'y eût entretenu quelques canaux.
Au milieu de ce bassin, entre l'embouchure du Musone et le passage que les bancs de Saint-Érasme et de Malamocco laissent aux eaux de la mer, s'élève un groupe de petites îles; c'est là que Venise a été bâtie.
Cette ville est une place fortifiée par la nature, et autour de laquelle une vaste inondation est toujours tendue. Cette masse d'eau, qui l'entoure (p. 95) n'est ni guéable ni navigable pour aucune embarcation que ne dirige pas la main d'un pilote expérimenté. Dans cet espace totalement inondé circulent quelques canaux étroits et sans bords, dont rien ne trace la route, et dont on ne peut suivre les sinuosités quand les balises sont enlevées.
À l'orient des îles s'étend la haute mer; à l'occident ce sont les lagunes. Pour pénétrer de la haute mer dans ce bassin, il faut donc franchir un des six passages que les îles laissent entre elles; et, pour naviguer dans cet étang, il faut suivre, sans les voir, les sinuosités des canaux à l'aide de quelques points fixes de l'horizon.
Le passage le plus septentrional est celui des Trois-Portes au nord de l'île Saint-Érasme, à l'embouchure de la rivière de Trévise. Il n'est praticable que pour les barques de la moindre grandeur.
Au midi de l'île Saint-Érasme, un petit bras de mer la sépare de l'île du Lido.
Celle-ci forme avec l'île de Malamocco la passe de Saint-Nicolas; c'était, à l'époque dont nous écrivons l'histoire, l'entrée principale du port de Venise. Les attérissements en ont depuis élevé le fond de manière à n'en plus permettre le passage aux grands vaisseaux.
(p. 96) Au-dessous de Venise commence l'île de Malamocco, qui a plus de deux lieues de longueur; le passage qui au midi la sépare de l'île de Palestrina, se nomme le port de Malamocco; c'est celui de tous où les eaux ont le plus de profondeur.
À l'autre extrémité de l'île de Palestrina, un bras de mer fort étroit passe entre cette île et celle de Brondolo, derrière laquelle est située la ville de Chiozza, qui donne son nom à cette entrée.
Enfin l'île de Brondolo forme avec la pointe du continent un sixième passage, que les eaux de l'Adige et de la Brenta ont ensablé.
Un canal principal qui traversait la lagune dans sa longueur établissait la communication entre les villes de Venise et de Chiozza.
VIII. La flotte génoise vient reconnaître les passes. 1379. D'après cette disposition des lieux, on sentira quelle dut être la terreur des Vénitiens, lorsque, du haut de leurs maisons, n'ayant encore fermé qu'un seul de ces passages, ils virent, au commencement de juillet, dix-sept galères ennemies se présenter devant la passe du Lido, reconnaître les dispositions qui avaient été faites pour la défendre, brûler un bâtiment de commerce qui se trouvait en dehors[34], longer toute l'île (p. 97) de Malamocco, entrer dans les lagunes, en passant entre cette île et celle de Palestrine, débarquer quelques troupes dans celle-ci, en livrer la ville principale aux flammes, manœuvrer dans les lagunes la sonde à la main, et aller passer la nuit devant Chiozza. Le jour suivant la flotte génoise sortit des lagunes par la passe de Brondolo, et fit voile pour la Dalmatie.
Rien n'était plus menaçant qu'une telle reconnaissance.
Peu de jours après les Génois en firent une seconde. Ils ne se présentèrent d'abord qu'avec six galères, ce qui donna aux Vénitiens le courage de faire sortir les six qui leur restaient; mais à peine eurent-elles débouché du Lido, qu'on aperçut au large six autres voiles qui venaient renforcer l'ennemi. Il fallut que l'escadre vénitienne vint chercher sa sûreté dans le port, et laissât les Génois observer toutes les approches de la capitale, entrer dans les lagunes par (p. 98) le port de Malamocco, jeter l'ancre, devant Chiozza, et étudier pendant huit jours la profondeur des canaux, et toutes leurs sinuosités.
Dès qu'ils se furent éloignés, on s'empressa de barrer la passe de Malamocco, celle de Chiozza et les autres, comme on avait fermé l'entrée du port de S.-Nicolas du Lido. On fit enlever toutes les balises qui servaient de guides dans la navigation des bas-fonds. On posta quelque troupes sur la plage. Une garnison de trois mille hommes fut jetée dans Chiozza. Les six galères, triste reste de la marine vénitienne, furent confiées à Thadeo Justiniani, pour défendre l'entrée du port de Venise, et une flottille composée de tous les petits bâtiments que l'on put armer, alla, sous les ordres de Jean Barbadigo, croiser dans les lagunes, pour empêcher les troupes du seigneur de Padoue, répandues sur la côte, de communiquer avec les Génois, en traversant le bassin des lagunes.
IX. La flotte génoise, sous Pierre Doria, entre dans les lagunes. 1379. Ces dispositions étaient à peine terminées, que le 6 août quarante-sept galères, commandées par Pierre Doria, vinrent menacer le port du Lido. Jugeant apparemment trop difficile de le forcer, la flotte fit voile au sud, longea toute la plage, trouva la passe de Malamocco également bien défendue; et se détermina à forcer celle de Chiozza.
(p. 99) Le seigneur de Padoue seconda cette attaque. Il fit descendre par les canaux de la Brenta des barques qui vinrent assaillir un grand vaisseau qui protégeait l'estacade. Tandis que les Génois redoublaient leurs efforts pour la rompre, les gens de François Carrare, placés de l'autre côté, détachaient les madriers, et mettaient le feu au vaisseau; enfin cet obstacle vaincu, les ennemis pénétrèrent dans les lagunes, et commencèrent à l'instant le siége de Chiozza. Elle prend la ville de Chiozza. Cette ville, située à l'extrémité d'une île, n'y tient que par un pont de deux cents pas de longueur; des bas-fonds la rendent inaccessible de tous les autres côtés, la bourgeoisie enrégimentée partageait le service avec la garnison.
Les forces des Génois, et les troupes que François Carrare en personne avait amenées par la pointe de Brondolo, formaient une armée de vingt-quatre mille hommes[35]. Elles donnèrent le 11 août, aux ouvrages qui défendaient le pont, un premier assaut qui fut suivi le lendemain d'une attaque générale. La tête de pont fut emportée mais au-delà il y avait encore des ponts-levis à franchir, et des fortifications à enlever. Le 13, on se canonna vivement. Le (p. 100) 14 et le 15 de nouveaux assauts livrés avec une telle fureur qu'ils durèrent tout le jour, furent repoussés avec une constance plus grande encore. Le 16 les assaillants résolurent de faire les derniers efforts pour emporter ou détruire le pont. Tandis que l'attaque commençait de tous côtés, on fit avancer les machines incendiaires: la résistance était toujours également vigoureuse, et déjà Carrare proposait de renoncer à cette entreprise, lorsqu'on vit s'élever une flamme qui était celle d'un brûlot, et qu'on prit pour l'incendie du pont lui-même. Les troupes vénitiennes, craignant que toute retraite ne leur fût à l'instant coupée, se hâtèrent de le repasser; mais ce fut avec une telle précipitation que les ennemis, en les poursuivant, entrèrent pêle-mêle avec elles dans la place, qu'ils saccagèrent.
Ce siége de six jours avait coûté aux Vénitiens six mille hommes, et fait tomber entre les mains des Génois près de quatre mille prisonniers: la perte des vainqueurs avait été beaucoup plus considérable; mais ils se trouvaient maîtres d'une ville fortifiée, assurés d'un passage de la haute mer dans les lagunes, d'une communication avec le continent, et le canon qui avait battu Chiozza avait été entendu de Venise. Ce fut au nom du seigneur de Padoue que les alliés prirent possession de leur nouvelle conquête, et firent prêter (p. 101) aux habitants serment de fidélité[36]. Les Génois s'établissent dans ce poste, au lieu de marcher sur Venise. Carrare proposait de profiter, pour attaquer Venise, de la consternation que cet évènement avait dû y répandre. Les Génois voulurent s'établir solidement dans ce poste avant de passer à de nouvelles opérations. Venise bloquée par mer, n'ayant que des ennemis sur la côte voisine, réduite à disputer un banc de sable de quelques lieues, et n'osant hasarder les débris de sa flotte, même dans les lagunes, ne pouvait recevoir aucun secours. Elle n'avait point d'alliés; elle devait se voir bientôt en proie à la famine; le désespoir allait la livrer aux Génois. Doria jugea que la prudence lui conseillait de s'affermir dans sa position sans rien précipiter, puisque celle de l'ennemi ne pouvait qu'empirer[37].
(p. 102) X. Consternation des Vénitiens. En effet tout était à Venise dans une profonde consternation, et dans une agitation extrême. C'était au milieu de la nuit qu'on y avait appris la perte de Chiozza, par le retour de quelques braves qui avaient inutilement essayé de s'y jeter. Le tocsin de S.-Marc avait appelé soudain toute la population aux armes. Les citoyens de tous les rangs avaient confusément passé le reste de cette nuit sur les places publiques, s'attendant d'un moment à l'autre à voir l'ennemi attaquer une capitale où rien n'était organisé pour le repousser. Le jour parut, et l'on vit au haut des tours de Chiozza flotter l'étendard de Saint-George au-dessus du pavillon de Saint-Marc renversé.
Ils envoient des négociateurs à l'amiral génois. Les gémissements des femmes, l'agitation du peuple, le trouble de ceux qui tremblaient pour leurs richesses, l'inquiétude des magistrats, qui révélait que la ville se trouvait sans approvisionnements, des milliers de voix qui demandaient la paix à quelques conditions qu'il fallût souscrire pour l'obtenir; tout cela détermina le conseil à envoyer des négociateurs auprès de l'amiral génois. Le doge écrivit au seigneur de Padoue dans des termes qui n'annonçaient que trop la détresse de la république. Il traitait d'altesse cet ancien vassal, lui demandait son (p. 103) amitié, le priait de dicter les conditions de la paix[38].
Réponse des vainqueurs. Doria, à qui les Vénitiens présentaient quelques prisonniers de sa nation, qu'on lui renvoyait dans l'espoir de le disposer plus favorablement, répondit aux ambassadeurs; «Vous pouvez les ramener; je compte aller incessamment les délivrer, ainsi que tous leurs compagnons.»
Carrare leur signifia avec encore plus de hauteur qu'il n'entendrait à aucune proposition, qu'après qu'il aurait mis un frein aux (p. 104) chevaux de bronze, ornement du portail de S.-Marc.
Ces réponses arrogantes et amères, rapportées à Venise, ne pouvaient que mettre le comble au découragement et au désespoir. En même temps on apprenait que l'ennemi s'emparait successivement de tous les postes fortifiés que la république avait sur la côte d'Italie; un seul château situé au milieu des salines faisait encore résistance, la garnison de Malamocco s'était repliée sur le Lido, les Génois occupaient cette place, et par conséquent une partie de l'île qui ferme le port de Venise. Il ne restait pas à la république un territoire de deux lieues. Les ennemis étaient si près qu'on défendit d'employer la cloche de S.-Marc pour assembler le peuple, de peur qu'ils n'entendissent ce signal.
Il n'était nullement vraisemblable qu'on eût le temps d'armer, et encore moins de construire une flotte. Cependant sans une flotte comment faire arriver quelques approvisionnements dans la capitale, comment forcer les ennemis à s'éloigner? Il y avait bien dans le port quelques bâtiments susceptibles de réparation; l'arsenal était même assez bien pourvu de matériaux; mais quand les vaisseaux auraient été prêts à sortir des chantiers, où prendre les gens de mer?
Telle était la situation de Venise qu'elle pouvait, (p. 105) qu'elle devait être attaquée le lendemain, et qu'il lui fallait plusieurs mois pour se préparer à la résistance.
Cependant après avoir demandé inutilement la paix, il fallut bien se résoudre à combattre encore. On fit tous les ouvrages que l'on put imaginer pour rendre les approches plus difficiles. On travailla dans l'arsenal avec la plus grande activité à réparer quelques galères qui s'y trouvaient, et même à en construire de nouvelles. Un recensement général de toutes les embarcations qui existaient dans les canaux de la capitale fit connaître le parti qu'on pouvait en tirer; on perfectionna l'organisation de la bourgeoisie enrégimentée; on distribua des armes, et on ouvrit des rôles pour y inscrire les hommes habitués au service de la mer, ou susceptibles de l'apprendre.
XI. Le peuple de Venise exige que Pisani soit rétabli dans le commandement. 1379. Quand on en est réduit à stimuler le zèle de la multitude, ce n'est plus son obéissance, mais son intérêt qu'il s'agit d'invoquer, et alors il est naturel qu'elle s'ingère de juger les mesures où elle est intéressée; on doit s'y attendre. Ces ouvriers qu'on assemblait à l'arsenal; cette foule de marins qu'on enrôlait; ces citoyens de toutes les classes, ces artisans qu'on appelait à la manœuvre des vaisseaux, devaient se demander qui dirigerait leurs efforts. Moins ils (p. 106) comptaient sur leurs ressources, plus il importait que l'habileté du chef y suppléât. Charles Zéno était absent; des milliers de voix s'élevèrent tout-à-coup pour demander la liberté de Victor Pisani[39], et son rétablissement dans sa charge.
On ne se rappelait plus le désastre de Pola; on ne parlait que de sa victoire d'Antium, de ses exploits dans la Dalmatie. Ce nom déjà illustré par Nicolas Pisani avait reçu dans la guerre présente un nouvel éclat. Victor était le seul homme en qui les marins eussent confiance. Effet ordinaire de la disgrâce, la sienne ajoutait à sa popularité.
Le gouvernement de Venise n'était point accoutumé à s'entendre dicter des lois par la multitude; mais quand le peuple se répandit dans les rues, couvrit la place, et entoura le palais, lorsque les portiques de S.-Marc et tout le rivage retentirent des cris de, Vive Pisani, il fallut bien céder à cette voix.
On a rapporté que Victor Pisani, enfermé (p. 107) sous les voûtes du palais du côté du port, entendant le peuple proclamer son nom, se traîna, malgré les fers dont il était chargé, jusqu'à la grille de son cachot, et cria: «Arrêtez, arrêtez, des Vénitiens ne doivent crier que, Vive saint Marc[40].»
Ce fait me paraît dénué de toute vraisemblance, et n'est point nécessaire à la gloire de ce héros. Si Pisani était chargé de fers, il devait être dans un cachot, et les cachots ne prennent pas jour sur une rue.
Quoi qu'il en soit, ce fut un beau triomphe pour ce général d'être rappelé à la liberté comme le seul homme capable de sauver sa patrie, et il releva la gloire de ce triomphe par la manière dont il le reçut, et dont il justifia la confiance publique.
Dans ce danger extrême Pisani n'avait plus de rivaux. Ce n'est pas dans les circonstances difficiles que les ambitieux disputent les honneurs; c'est alors le tour du mérite, qui peut se passer des faveurs de la fortune.
Averti qu'il était libre, et qu'il devait paraître le lendemain devant le sénat, Pisani voulut passer (p. 108) encore la nuit suivante dans sa prison. Il y fit venir un prêtre, et se prépara par la pénitence aux honneurs qu'il allait recouvrer. Dès qu'il fut jour, il monta au palais et alla entendre la messe dans la chapelle de Saint-Nicolas, où il communia[41]. Dès qu'on le vit paraître, avec ce maintien modeste qui annonçait l'oubli de ses victoires, et de l'indigne traitement qu'il avait éprouvé, ses partisans, c'est-à-dire la foule des citoyens comme des gens de l'armée, le saluèrent de leurs acclamations, l'entourèrent, le portèrent jusqu'à la porte du conseil où plusieurs patriciens vinrent le recevoir. Introduit devant la seigneurie, il ne montra ni fierté ni ressentiment. «Vous avez été, lui dit le doge, un exemple de sévère justice, soyez-en un aujourd'hui de la bienveillance du sénat. On vous a privé de la liberté pour avoir perdu votre flotte, on vous la rend cette liberté pour la défense de la patrie. C'est à vous de montrer lequel de ces deux jugements a été le plus juste. Oubliez le passé, ne voyez que la république qui vous rend toute sa confiance; secourez ce peuple enthousiaste de vos vertus, et employez ces (p. 109) talents qu'on admire à sauver l'état et vos concitoyens[42].»
«Sérénissime prince, excellentissimes seigneurs, répondit Pisani, la république ni ses magistrats ne peuvent avoir eu aucun tort envers moi; ce que vous avez ordonné était une conséquence de vos sages maximes, un effet de votre juste douleur. J'ai subi mon arrêt sans murmure. Maintenant, rendu à la liberté, je dois toute mon existence à la patrie. Tout souvenir de l'injure que je pourrais avoir éprouvée est déjà loin de moi; Dieu que j'ai reçu aujourd'hui m'en est témoin. Quel plus beau dédommagement pouvais-je attendre que l'honneur que me fait la république en (p. 110) me confiant sa défense? Ma vie lui appartient. Puisse Dieu m'accorder la capacité nécessaire pour remplir dignement une si noble tâche[43].
Le doge et plusieurs sénateurs l'embrassèrent les larmes aux yeux. Cependant, par un trait de sa méfiance habituelle, ce gouvernement toujours ombrageux, même lorsqu'il semblait si voisin de sa perte, ne rendit qu'une demi-justice à ce grand citoyen. On lui donna seulement le commandement des troupes campées sur la plage, et encore devait-il le partager avec un capitaine véronais qui en était revêtu auparavant.
Mais quand les citoyens, qui déjà couraient en foule chez lui, pour mettre à sa disposition leurs fortunes et leurs vies, eurent appris qu'il n'était point rétabli dans sa première charge, on éclata en murmures contre les sénateurs, on accusa leur jalousie, et un nouveau décret, arraché à cette soupçonneuse assemblée, nomma Pisani généralissime de mer.
XII. Dispositions défensives de Pisani. Sans perdre un moment, il s'occupa de perfectionner et de multiplier les moyens de résistance. (p. 111) La petite plage de Malamocco était alors le poste avancé de la république. Les ennemis occupaient déjà l'extrémité de cette île. Pisani fit couper cette plage par un fossé large et profond. Un bon mur, qui fut construit en quelques jours, défendit les approches du couvent de Saint-Nicolas du Lido. L'entrée du port fut fortifiée par deux tours en charpente; une chaîne de petits bâtiments, soutenus par trois gros vaisseaux, fut placée pour la défense de l'estacade, et on imagina de blinder ces navires pour diminuer l'effet de l'artillerie des ennemis.
Ce n'était pas tout de disputer la plage et le port du Lido, puisque l'ennemi pouvait venir par les eaux intérieures. Il fallut songer à défendre l'entrée même de Venise du côté des lagunes. Cette ville n'était pas fortifiée et ne pouvait l'être; mais on ne pouvait y arriver que par des canaux sinueux. Le généralissime y fit enfoncer des pilotis; il y fit couler des coques de vaisseaux qui devinrent des batteries avancées. Les compagnies de la bourgeoisie reçurent une meilleure organisation.
L'arsenal était dans la plus grande activité; les Vénitiens venaient avec ardeur se ranger sous les ordres d'un citoyen sur qui se réunissaient toutes les espérances de la patrie. Ceux (p. 112) qu'on avait désignés pour composer les équipages de la flotte, et qui se trouvaient dénués de toute expérience de la mer, s'exerçaient continuellement aux manœuvres; mais la marine de Venise était réduite pour ses évolutions au canal de la Giudeca, qui n'est qu'une rue de la ville.
Quoique les ennemis n'eussent pas fait entrer dans leur plan l'attaque de Venise immédiatement après la prise de Chiozza, ils ne tardèrent pas à se présenter devant cette capitale. Huit jours s'étaient à peine écoulés, quand le 24 août on vit paraître quatorze galères qui vinrent de la haute mer en observer les environs. Le 1er septembre une autre escadre de vingt galères fit une descente dans l'île de Saint-Érasme; de sorte que les deux îles, qui forment l'entrée du port, se trouvaient occupées en partie par les Génois. Le lendemain, ils se déployèrent devant la passe du Lido. Des volées d'artillerie furent échangées entre les forts et les vaisseaux. Quarante chaloupes armées s'avancèrent pour opérer un débarquement; mais les Vénitiens avaient repris courage, leur bonne contenance ne permit pas aux ennemis de prendre terre.
XIII. Nouvelles négociations pour la paix sans résultat. Cependant la seigneurie avait envoyé des ambassadeurs auprès du prince Charles de Hongrie, qui commandait alors l'armée du roi son (p. 113) oncle dans le Trévisan. Ces ambassadeurs étaient Nicolas Morosini, Jean Gradenigo, et Zacharie Contarini; on leur avait adjoint un religieux de l'ordre des cordeliers, nommé frère Benoît, dont l'éloquence et le caractère paraissaient avoir acquis une certaine autorité. Ils trouvèrent le prince hongrois entouré des commissaires de tous les alliés, qui s'opposèrent vivement à ce qu'on accordât la paix à Venise. On ne doutait pas que cette capitale ne fût réduite à se rendre dans un très-court délai; elle était bloquée de tous côtés. Dans le même moment une escadre détachée de la flotte de Doria, faisait une tentative sur les côtes du Frioul et de l'Istrie. Enfin les alliés protestaient qu'ils ne voulaient prendre Venise que pour la remettre au roi de Hongrie. Ces considérations, ces promesses déterminèrent le prince Charles à proposer des conditions telles que les Vénitiens ne pussent les accepter.
Il fallait que Venise se soumît à payer les frais de la guerre, évalués à cinq cent mille ducats; qu'elle livrât, pour sûreté de cette contribution, les pierreries du trésor de S.-Marc et la couronne du doge; qu'elle se reconnût tributaire du roi de Hongrie et lui payât tous les ans cinquante mille ducats; le doge continuerait d'être élu par les Vénitiens, mais devrait (p. 114) être confirmé par le roi; enfin on exigeait que dans toutes les solennités l'étendard de Hongrie fût arboré sur la place Saint-Marc avec celui de la république.
Il y a des historiens[44] qui disent que ces articles furent acceptés, mais qu'ensuite on revint sur cette délibération. Presque tous conviennent qu'on offrit de payer un tribut annuel de cent mille ducats, au roi de Hongrie, à condition qu'il se désisterait de ses autres prétentions. Il y eut des avis pour abandonner Venise et transporter le gouvernement à Candie[45]. On ne conçoit pas comment cette résolution désespérée aurait pu recevoir son exécution. On ne pouvait pas emmener la population; on n'avait pas même une flotte capable de recevoir les principaux citoyens et de protéger leur fuite. (p. 115) Tout au plus le doge et quelques magistrats pouvaient concevoir l'espérance d'échapper aux navires ennemis qui couvraient la mer. Cette résolution d'abandonner ses richesses, ses foyers, la terre natale pour aller chercher la liberté dans une île lointaine, eût été sublime si la nation entière eût pu la prendre; exécutée par quelques chefs, ce n'eût été qu'une évasion. Abandonner ainsi la patrie était une honte; il n'y avait qu'un parti à prendre, de périr avec elle ou pour elle.
Quoi qu'il en soit, cette proposition n'eut aucune suite, non plus que les offres auxquelles on s'était résigné pour obtenir la paix. Les alliés se montrèrent inflexibles, et le gouvernement se détermina à s'ensevelir sous les ruines de la capitale.
XIV. Patriotisme des Vénitiens; ils construisent une flotte. On a remarqué que cette constance inébranlable dans l'adversité, appartient plus particulièrement à l'aristocratie qu'à toute autre espèce de gouvernement. Sparte et Rome en avaient donné l'exemple. Dès que les Vénitiens surent à quelles honteuses conditions l'ennemi accordait la paix à la république, dès qu'on vit qu'il n'était permis de conserver l'existence qu'au prix de l'indépendance nationale, tous les sentiments qui composent le patriotisme se réveillèrent à-la-fois et exaltèrent les courages. L'amour (p. 116) du sol natal, le souvenir d'une glorieuse prospérité, l'antique illustration du nom vénitien, les haines nationales, l'horreur du joug étranger, tout inspira un noble dévouement, même à ceux qui n'avaient pas, comme les patriciens, à défendre leur liberté et leur puissance. Tous couraient aux armes. Les citoyens qui ne dévouaient pas leur personne, offraient sur l'autel de la patrie une partie de leur fortune. On abandonnait ses créances, on envoyait de l'argent au trésor de l'état, on fournissait des vaisseaux, des marchandises, on souscrivait pour la solde des matelots. Le doge donna l'exemple; il envoya sa vaisselle au trésor, et engagea ses revenus. Le clergé contribua non-seulement de ses biens, mais personnellement. Tous les religieux valides prirent les armes, excepté les frères mineurs, qui méritèrent d'être chassés d'un état, auquel ils avaient refusé leurs services[46].
Quatorze vaisseaux et l'entretien de cinq ou six mille hommes, furent le résultat de ces généreuses souscriptions. On vit un marchand pelletier, Barthélemy Paruta, se charger de payer mille soldats ou matelots; l'apothicaire Marc (p. 117) Cicogna, fournir un navire; de simples artisans, comme François di Mezzo, Nicolas Rinieri, Noël Tagliapietra, Pierre Penzino, entretinrent cent, deux cents hommes; d'autres, tels que Donat di Porto et Marc Orso, fournissaient un navire et la solde de toute la chiourme. Je ne crains point d'être accusé de déroger à la dignité de l'histoire en y inscrivant ces noms. Elle est faite pour rappeler les nobles exemples, et comme elle doit aussi dénoncer les hommes qui, dans un rang éminent, ont oublié leurs devoirs et les calamités de la patrie, pour s'occuper lâchement de vils intérêts, j'ajouterai qu'on vit des riches, des patriciens, se livrer à de basses spéculations sur la misère générale. Un homme appartenant à l'une de ces illustres familles, dont l'origine se confondait avec celle de la république, à une famille qui avait donné des ducs à Venise et une reine à la Hongrie, le descendant du vainqueur de Tyr, un Morosini, profitait des dangers qui menaçaient sa patrie pour décupler sa fortune, en achetant des maisons à vil prix, alléguant que si l'état venait à périr, il ne voulait pas être enveloppé dans sa ruine. C'est un devoir de consigner ici cette bassesse; on verra par les succès de cet indigne citoyen à quel point la fortune est injuste.
Pour donner le plus grand développement (p. 118) possible à un zèle, qui se signalait déjà par de généreux efforts, le grand conseil publia un décret, qui annonçait des récompenses à ceux qui auraient montré le plus de dévouement. Les étrangers pourraient être admis aux droits de citadins. Des pensions seraient distribuées aux citoyens non-nobles. Enfin les trente citoyens qui se seraient distingués entre tous les autres, devaient être admis au grand conseil et prendre rang, pour eux et leur postérité, parmi les patriciens.
XV. Premiers évènements qui ralentissent les progrès des ennemis. Pendant qu'on travaillait avec une admirable diligence à augmenter les moyens de résistance de la république, quatre guerriers faisaient tête à l'ennemi avec le peu de forces qu'on avait pu rassembler. Chaque jour qu'ils gagnaient changeait la situation des affaires à leur avantage. On avait dépêché de tous côtés des bâtiments légers, pour rappeler au secours de Venise Charles Zéno détaché au commencement de la campagne précédente avec une escadre de huit galères, et qui avait dû en rallier plusieurs autres dans les ports du Levant; mais on n'avait, depuis quelque temps, aucune nouvelle de sa marche; les avis qu'on lui envoyait pouvaient être interceptés. Ce secours était incertain et pouvait être tardif. En attendant Pisani s'occupait à presser le nouvel armement et à ralentir (p. 119) les progrès des ennemis. Thadée Justiniani qui commandait les galères déjà armées, ne pouvait sous aucun prétexte compromettre une escadre, la seule espérance de la marine vénitienne. La flottille se hasardait plus facilement, parce qu'elle avait une retraite assurée dans les bas-fonds, où les galères génoises ne pouvaient la poursuivre. Cette flottille à force de tenter des entreprises presque toujours infructueuses put enfin saisir une occasion favorable que lui offrait la fortune.
Barbadigo à la tête d'un détachement de cinquante barques, surprit un soir à la marée basse, une galère et deux bâtiments ennemis stationnés devant le fort de Montalban, que les troupes du seigneur de Padoue occupaient. La galère, qui ne pouvait manœuvrer, et les deux autres navires furent pris à l'abordage. La flottille se dirigea à force de rames vers Venise, remorquant les deux petits bâtiments dont elle s'était emparée, et la flamme qui s'éleva de la galère annonça de loin aux Vénitiens qu'enfin leurs armes venaient de remporter un premier succès. Soudain toute la ville fut dans l'ivresse de la joie, et quand on vit arriver les barques avec leurs prises et cent cinquante prisonniers tout le peuple demandait qu'on marchât à l'ennemi.
Pisani n'avait garde de céder à une confiance si imprudente. Cependant la flotte se renforçait; (p. 120) le mois de septembre s'était écoulé, et on avait déjà la certitude de pouvoir présenter une flotte de trente et quelques galères vers le milieu d'octobre. Tout le mois d'octobre se passa en opérations peu décisives, parce que l'amiral génois avait été obligé d'envoyer vingt-quatre de ses galères chercher des approvisionnements sur la côte orientale de l'Adriatique. L'armée et la flotte qui occupaient Chiozza éprouvaient toutes les privations auxquelles elles condamnaient les Vénitiens.
Le doge fit publier qu'aussitôt que les galères seraient prêtes il s'y embarquerait avec une partie du sénat pour en prendre en personne le commandement, résolu de venger la patrie ou de périr à la tête de ses défenseurs.
Cet exemple donné par le prince de la république, par un vieillard plus que septuagénaire, redoubla l'émulation. Quelques petits succès vinrent accroître les espérances. La flottille enleva un convoi de vivres que Padoue envoyait à Chiozza; le général Cavalli força les Génois d'évacuer Malamocco qu'ils détruisirent en l'abandonnant. Les galères vénitiennes s'exerçaient continuellement à des évolutions, mais rentraient tous les soirs dans le grand canal. On n'avait encore aucunes nouvelles de Charles Zéno.
De toutes les possessions de la république, il (p. 121) ne lui restait qu'un petit fort établi au milieu des marais sur la côte de terre-ferme On vit trois galères génoises appareiller pour aller l'attaquer. Victor Pisani courut sur ces galères avec un détachement de la flottille, les força de rebrousser chemin, les poursuivit jusque dans les eaux de Chiozza. Il était même parvenu par une marche plus directe à leur couper la retraite et à se placer entre elles et le port; mais là, foudroyé des deux côtés par une artillerie à laquelle il ne pouvait rien opposer, il se vit obligé de chercher son salut à travers les bas-fonds, ce qui ne put se taire sans que quelques-unes de ses barques fussent coulées bas par l'ennemi. Antoine Gradenigo gendre du doge fut du nombre de ceux à qui cette expédition coûta la vie.
On touchait à la fin de l'année 1379. La flotte génoise qui tenait la mer depuis long-temps, n'avait pu se refaire sur la plage de Chiozza, où depuis quatre mois elle éprouvait toutes sortes de privations. Il avait fallu faire entrer une vingtaine de vaisseaux dans le port, soit pour les réparer, soit pour donner quelque repos aux équipages Les vingt-quatre galères qui avaient été détachées, étaient rentrées et déchargeaient les approvisionnements qu'elles avaient apportés. Trois autres étaient postées pour défendre la (p. 122) passe. Les alliés attendaient une flotte de Gênes, qui devait d'un jour à l'autre leur amener des renforts.
Ce ne fut pas sans un étonnement mêlé d'inquiétude qu'ils comptèrent jusqu'à trente-quatre galères dans les eaux de Venise; mais ils étaient loin de croire que cette flotte fût en état de combattre, et que les Vénitiens eussent repris assez de confiance pour devenir agresseurs à leur tour.
XVI. Sortie de la flotte vénitienne commandée par Pisani, et montée par le doge. 1379. Le 21 décembre, après une messe solennelle, le doge sortit de Saint-Marc, l'étendard de la république à la main, et monta sur la galère ducale, suivi de la plus grande partie des sénateurs.
Pisani avait conçu le projet de forcer toute la flotte génoise à se rendre, mais pour cela il fallait éviter de la combattre, puisqu'elle était supérieure en nombre et incomparablement mieux armée. Il fallait la surprendre dans le port où elle avait eu l'imprudence de se placer; mais on ne pouvait pas fermer ce port même. La ville de Chiozza est située sur un groupe de petites îles dans les lagunes. Elle communique par un pont, comme nous l'avons dit plus haut, avec l'île voisine. Ainsi elle se trouve séparée de la haute mer par cette plage, qui au nord laisse une passe entre elle et l'île de Palestrine, c'est ce qu'on nomme la passe de Chiozza. Au (p. 123) midi, une autre communication est ouverte avec la haute mer par l'intervalle qui sépare l'île du continent. Cette seconde passe est celle de Brondolo. On conçoit que quand on est dans le port de Chiozza et qu'on veut regagner la mer extérieure, il faut nécessairement sortir par une de ces passes, ou remonter les lagunes par le canal dit de Lombardie, et aller chercher les passes de Malamocco, du Lido ou de Saint-Érasme.
Elle ferme les passes. Il s'agissait donc, dans le plan de l'amiral vénitien, d'enfermer l'ennemi dans les lagunes, en lui opposant à chacune de ces trois issues de Chiozza, de Brondolo et du canal de Lombardie, non pas précisément une résistance armée, car on était moins fort que lui, mais un obstacle inerte et pourtant insurmontable. Il fallait porter, conduire et établir ces obstacles dans chacun de ces passages, empêcher les Génois de les rompre, enfin il fallait placer la flotte vénitienne en dehors des issues, afin qu'elle ne restât pas elle-même enfermée dans les lagunes, exposée à soutenir un combat inégal, et pour qu'elle pût au contraire écarter la nouvelle escadre peut-être déjà partie de Gênes, qui venait renforcer les alliés.
Cette opération, très-compliquée, était en même temps une conception hardie. Nous allons voir quelles difficultés présenta son exécution.
(p. 124) Les trente-quatre galères vénitiennes, accompagnées de soixante barques armées, et de plusieurs centaines de bateaux, sortirent du port dans la nuit du 21 au 22 décembre, et se dirigèrent en silence vers Chiozza à travers les lagunes. Pisani et Justiniani, qui avaient pris le commandement de l'avant-garde, faisaient remorquer deux gros navires destinés à être coulés dans les passes pour les fermer. Ils évitèrent de s'approcher du port, où était la flotte ennemie, et arrivèrent avant qu'il fût tout-à-fait jour dans la passe dite de Chiozza, qui est entre l'île de Palestrine et l'île de Brondolo. Un des côtés de cette passe leur appartenait depuis que les Génois avaient évacué Malamocco. Pisani fit sur-le-champ avancer sa flottille, qui jeta sur la rive opposée quatre ou cinq mille hommes, avec ordre de s'emparer de la pointe de l'île de Brondolo, afin que la flotte pût avec moins de difficulté travailler à fermer la passe; mais l'île de Brondolo était couverte de troupes qui tombèrent sur les Vénitiens, et les obligèrent de se rembarquer en désordre et avec une perte considérable. Pisani n'en fit pas moins arriver une de ses grandes coques pour l'établir au milieu du canal. La présence des troupes ennemies, répandues sur le rivage, rendait cette opération très-périlleuse. Sept galères génoises, (p. 125) qui avaient eu le temps d'appareiller, accoururent avant qu'elle fût terminée, attaquèrent la coque toutes ensemble, et y mirent le feu. Ce grand bâtiment s'enfonça dans la passe même. Les galères génoises furent écartées par le reste de la flotte vénitienne, et sur-le-champ une multitude de petits bateaux, chargés de pierres, vinrent remplir cette coque, et en faire une digue qui obstruait le canal. Comme une partie de la flotte des Génois se trouvait désarmée dans ce moment, ils ne pouvaient opposer aux Vénitiens des forces suffisantes pour les contraindre de s'éloigner. Le lendemain Pisani acheva de faire fermer la première issue, en y coulant quelques autres bâtiments, et en les joignant l'un à l'autre par une forte estacade que protégeait une batterie placée sur la pointe méridionale de l'île de Palestrine.
Cette opération terminée, il restait à en faire autant dans la passe de Brondolo; mais on ne pouvait plus y arriver à l'improviste, et l'ennemi occupait les deux côtés du canal. Ce bras de mer n'a pas plus de quatre cents pas de largeur; il y a peu d'eau au milieu. Les passes praticables pour les vaisseaux longent le rivage; il fallait donc venir sous le feu de l'ennemi pour amener les embarcations qui devaient fermer le passage.
Pisani confia cette mission à Frédéric Cornaro, (p. 126) qu'il détacha avec quatre galères. Quatorze galères génoises vinrent s'opposer à cette opération: Pisani s'avança avec dix des siennes pour soutenir ses gens. Le combat s'engagea dans ce champ de bataille si resserré; il fut terrible; mais enfin, malgré le choc des vaisseaux ennemis, et le feu de toutes les batteries de la côte, la passe fut fermée, comme celle de Chiozza l'avait été le jour précédent.
Les Génois se trouvent enfermés dans Chiozza. Ce n'était pas tout; il restait à perfectionner ces estacades faites à la hâte, à les mettre en état de résister aux tempêtes, et à les protéger contre tous les efforts d'un ennemi, qui était perdu s'il ne parvenait à les rompre. L'amiral, laissant la flottille dans les lagunes, remonta avec ses galères le canal de Lombardie, qu'il encombra de gros vaisseaux coulés à fond, sortit des lagunes par la passe du Lido, fit le tour des îles, et vint se placer en dehors des passes du côté de la haute mer.
Dès-lors l'armée génoise n'avait plus aucune issue. Il fallait nécessairement renverser ces barrières pour n'être pas réduit à se rendre. Les Vénitiens se tenaient extérieurement devant les deux passes, pour interdire à leurs rivaux tout espoir de les franchir. Cette position était périlleuse; un coup de vent pouvait écarter la flotte (p. 127) vénitienne, rendre tous ses travaux inutiles, et débloquer Doria.
C'était sur-tout dans le canal de Brondolo qu'il était difficile de tenir, sous le feu continuel des batteries élevées des deux côtés. Seize galères furent commandées pour garder cette estacade, devant laquelle elles se relevaient tour-à-tour, n'étant jamais que deux à-la-fois dans le canal Les ennemis ne cessèrent de faire des tentatives contre ces obstacles Un service si rude commença à rebuter les équipages de Pisani. Le doge, pour leur inspirer de la résolution, jura de ne rentrer dans Venise qu'après la prise de la flotte ennemie. Cependant la constance vénitienne était épuisée; les marins déclarèrent que s'obstiner à vouloir tenir dans les passes des galères qui couraient à tout instant le risque d'être coulées bas, et qui perdaient à chaque faction une grande partie de leur équipage, c'était exiger plus qu'on ne peut attendre des forces humaines. L'amiral eut beau les exhorter, les encourager par son exemple, leur faire sentir l'importance de ce poste, le prix d'une si belle occasion, il n'y eut plus moyen de les retenir; seulement il obtint encore un délai, et leur promit solennellement de lever la station le premier janvier, c'est-à-dire dans quarante-huit (p. 128) heures, si ce jour-là on ne voyait pas arriver la flotte de Zéno.
Cette flotte n'était pas attendue avec moins d'impatience par les généraux que par les soldats. L'armée allait céder au découragement. Tout ce qu'on avait fait était en pure perte. L'ennemi, déjà supérieur en forces et bientôt plus nombreux encore, reprenait tous ses avantages; il était débloqué; il était sûr de battre la flotte, si elle acceptait le combat, ou, si elle l'évitait, de prendre Venise presque sans résistance, et, pour comble de malheur, il ne restait plus d'asyle à la flotte vénitienne; dans les autres ports elle ne trouvait que des ennemis, dans le sien que la famine.
On était dans ces transes mortelles, tout le monde attendait avec anxiété ce terme, que Pisani avait fixé au hasard. Les uns y voyaient la cessation d'un péril au-dessus de leur courage, les autres la ruine d'un grand projet, et la perte inévitable de la patrie. Tous les yeux étaient sans cesse fixés sur la mer, lorsque le premier janvier on aperçut dans le lointain dix-huit voiles. Ce pouvait être l'escadre génoise qui devait venir au secours de Doria; vingt bâtiments légers avaient été envoyés pour la reconnaître. Ils revinrent sur leurs pas, toutes voiles déployées, et leurs signaux annoncèrent (p. 129) que l'escadre qu'on apercevait au large était celle de Charles Zéno.
XVII. Arrivée de Charles Zéno avec son escadre. L'arrivée de Zéno ranimait toutes les espérances. Non-seulement son escadre rendait aux Vénitiens une supériorité numérique, mais ses équipages, composés de marins expérimentés, étaient capables de surmonter des difficultés devant lesquelles échouaient les matelots novices de Pisani. Zéno, en arrivant, vint à bord de la galère ducale, rendre compte aux chefs de la république de tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Venise.
Campagne qu'il venait de faire. 1379. Avec son escadre de huit galères, il avait d'abord établi sa croisière sur les côtes de Sicile, où il avait pris et brûlé un grand nombre de vaisseaux du commerce génois. Pendant l'hiver il s'était présenté devant Naples, pour y entamer une négociation avec la reine Jeanne, espérant l'amener à changer de parti, et à entrer dans l'alliance des Vénitiens. Cette négociation lui avait procuré l'avantage de passer une partie de la mauvaise saison dans le port; mais la nouvelle de la bataille de Pola était venue renverser toutes les espérances qu'il avait conçues de réconcilier la reine avec la république, et il s'était déterminé à porter la guerre sur la côte de Gênes, pour y retenir les forces disponibles que les Génois pourraient avoir.
(p. 130) Il avait ravagé pendant tout l'été les côtes de la Ligurie, attaquant tous les points faiblement fortifiés, poursuivant les escadres génoises, désolant le commerce; son nom était devenu la terreur de cette mer.
Ses instructions lui recommandant de protéger les flottes marchandes que les Vénitiens avaient dans les ports de Syrie, il s'était porté vers l'Archipel, ralliant à sa flotte quelques galères qui se trouvaient dans ces parages, et avait aidé l'empereur Calojean à soumettre son fils; de là il était allé prendre à Béryte un convoi destiné pour Venise. C'était pendant sa marche qu'il avait reçu l'avis du danger que courait cette capitale.
L'escadre et le convoi faisaient force de voiles pour y arriver. À la hauteur de Rhodes, on avait aperçu un gros navire génois chargé de monde. Quatre galères l'avaient attaqué sur-le-champ. La partie n'était pas égale; mais ce vaisseau, d'un échantillon beaucoup plus fort que les galères vénitiennes[47], faisant une vigoureuse (p. 131) résistance, il avait fallu le prendre à l'abordage. Zéno dans ce combat avait reçu deux blessures graves, l'une dans l'œil, l'autre qui lui avait percé le pied. Arrivé dans l'Adriatique, battu par une tempête qui avait englouti une de ses galères, il avait jeté son convoi dans le port de Parenzo, et était accouru au secours de sa patrie.
XVIII. Il est chargé de défendre la passe de Brondolo. 1380. Quoique non encore remis de ses blessures, Zéno voulut, le jour même de son arrivée, prendre part à de nouveaux dangers, et son courage fut honoré du poste le plus périlleux. On lui donna ordre de prendre position avec son escadre dans cette passe de Brondolo, où depuis huit jours les autres galères avaient tant souffert. Le lendemain une violente tempête vint assaillir la flotte. Les galères rompirent leurs ancres, et furent dispersées. Les Génois, voyant la station abandonnée, accoururent sur le rivage pour attaquer les ouvrages des Vénitiens. Zéno ne put faire avancer que trois galères, dont le feu terrible força les ennemis de s'éloigner. Le jour suivant, malgré le vent qui soufflait avec encore plus de furie, il s'obstina à tenir ferme devant les batteries des Génois. Le combat dura toute la journée. Une galère vénitienne fut tellement maltraitée qu'elle se vit réduite à se rendre. Celle que Zéno montait fut entraînée par les courants, et jetée par la tempête contre le rivage, (p. 132) au pied d'une tour occupée par l'ennemi. Il était nuit; cette galère échouée était foudroyée de tous côtés. Les plus braves ne voyaient plus aucun espoir de salut. L'amiral imposa silence à ceux qui osaient parler de se rendre. Il détermina un matelot bon nageur à se lancer à la mer, pour aller porter une corde à quelques barques vénitiennes qui n'étaient pas loin. Dès que le câble fut tendu, on jeta à la mer toute l'artillerie de la galère, elle se remit à flot, fut remorquée, et, couverte des feux de l'ennemi sans y répondre, elle commença à s'éloigner lentement de ce rivage, où, un moment auparavant elle devait trouver sa perte.
Il est blessé. Au même instant, Zéno reçut un coup de flèche, qui lui traversa la gorge. Il brisa le trait, sans prendre le temps de faire tirer le fer de la plaie, et parcourant avec vivacité le pont de son bâtiment, il continuait de donner des ordres. Dans l'obscurité, il tomba à fond de cale par une écoutille; on le crut perdu. Un matelot, qui vint à son secours, lui arracha le fer de sa blessure; le sang sortit à gros bouillons; l'amiral, pour n'être pas suffoqué, se retourna sur le ventre, et c'est dans cette position qu'il arriva à l'endroit où sa flotte était stationnée. Les chirurgiens jugèrent la blessure mortelle. Ils croyaient indispensable de mettre le malade à (p. 133) terre; mais il déclara qu'il ne quitterait point son bord, et que, si la mort était inévitable, c'était sur sa galère qu'il voulait l'attendre.
Heureusement la nature démentit les prédictions funestes de l'art, et, après un assez court intervalle, ce héros fut rendu à sa patrie.
XIX. Les Vénitiens attaquent Chiozza par terre. Le 6 janvier Pisani remporta un avantage considérable sur les troupes qui gardaient l'île de Brondolo. Quelques jours après il établit sur le rivage de fortes batteries armées de ces énormes canons appelés alors bombardes, qui prouvent l'enfance de l'art bien plus que sa puissance. Dans toutes les inventions nouvelles, on cherche d'abord à augmenter les effets en outrant les moyens. La perfection, c'est d'obtenir des résultats certains et bien calculés avec le moins de moyens possible. Les bombardes de Pisani lançaient, dit-on, des boulets de marbre du poids de cent quarante[48] et de deux cents livres. On ne savait pas encore que la quantité de poudre nécessaire pour chasser de tels boulets ne peut s'enflammer à-la-fois, et que par (p. 134) conséquent il n'y avait qu'une faible partie de la charge qui agît sur le projectile, ce qui devait en diminuer considérablement l'effet, en même temps que la dépense en était prodigieusement augmentée. Aussi ces canons ne tiraient-ils qu'une fois par jour, et encore le tir en était-il toujours fort incertain. Cependant un de ces coups lancés presque au hasard tua le général de l'armée ennemie. Pierre Doria est tué. Le 22 janvier, pendant qu'il visitait les travaux de Brondolo, Pierre Doria fut écrasé par un mur que vint renverser un énorme boulet[49]; heureux, peut-être, d'échapper par cette mort aux reproches qu'il aurait pu essuyer pour s'être laissé bloquer dans Chiozza. Napoléon Grimaldi prit après lui le commandement. Se voyant tous les jours resserré de plus en plus par les Vénitiens, il conçut une grande entreprise; ce fut de couper l'île par un canal et de frayer ainsi à ses vaisseaux un passage dans la haute mer.
Le seigneur de Padoue eut l'adresse de jeter dans la place un renfort de huit cents lances et de quinze cents fantassins. La plage de l'île de Brondolo allait devenir le théâtre de nouveaux combats. Ce fut encore à Zéno que la république (p. 135) confia le commandement de ses troupes de terre.
Zéno chargé du commandement des troupes de terre. Malheureusement elles étaient composées d'aventuriers de diverses nations, tous également insubordonnés et avides. Malgré l'exemple de leur général, qui, dans la détresse publique, n'avait voulu accepter que les périls, ce ramas d'étrangers exigea à grands cris une gratification pour le paiement de laquelle le trésor ne put fournir que cinq cents ducats. Zéno, de ses propres deniers, doubla la somme et apaisa le tumulte pour un moment.
La petite armée des Vénitiens rassemblée à Palestrine ne s'élevait qu'à huit mille hommes. Celle des Génois était réduite à treize mille, dont une partie occupait la ville même de Chiozza, et le reste l'île de Brondolo, unie par un pont avec la place.
Pour empêcher les ennemis de s'ouvrir un passage au travers de la plage de Brondolo, il fallait les chasser de cette île et les obliger à se renfermer dans Chiozza.
XX. Sortie des Génois; ils perdent trois mille hommes. Le 18 février, Zéno passa le canal qui sépare Palestrine de Brondolo. Les Génois qui étaient dans cette dernière île tenaient ferme dans leurs retranchements. Le général vénitien, feignant d'être rebuté d'une attaque infructueuse, se retira avec quelque précipitation. Alors les ennemis (p. 136) débouchèrent pour le poursuivre; il les fit charger par le peu de cavalerie qu'il avait et qui lui donnait un grand avantage, et lorsqu'il vit que la garnison de la place faisait une sortie pour venir à leur secours, il fondit avec sa réserve sur cette colonne qui venait à lui, et dont une partie était encore sur le pont, la culbuta, en fit un grand carnage, et la força de rebrousser chemin. Son espoir était de la poursuivre assez vivement pour passer le pont avec elle et entrer pêle-mêle dans la place. Mais sur ce pont, obstrué par ceux qui venaient de Chiozza et par ceux qui fuyaient de l'île, le désordre fut tel que les madriers fléchirent sous le poids des hommes entassés; une arche se rompit, beaucoup de Génois furent noyés; ceux qui restèrent dans l'île se trouvaient sans communication avec la place. Dans cette situation désespérée, ils se jetèrent dans des barques pour gagner Chiozza, et il y en eut qui se sauvèrent jusqu'au-delà des lagunes. Dix galères génoises, qui se trouvaient stationnées près du rivage de Brondolo, sous la protection, des retranchements que les Vénitiens venaient d'emporter, furent attaquées. Le feu en atteignit quelques-unes. Les Génois eux-mêmes, ne pouvant les sauver, tentèrent de les brûler. Pisani, dès qu'il aperçut cet incendie, (p. 137) accourut avec sa flottille, et tout ce qui échappa aux flammes tomba en son pouvoir.
Cette journée venait de coûter trois mille hommes aux Génois, outre six cents prisonniers. L'alarme se répandit dans Chiozza; beaucoup de leurs gens se saisirent de diverses embarcations pour déserter, et se jetèrent sur la côte de Padoue; il y en eut même à qui la frayeur fit hasarder de traverser les lagunes à la nage. C'était pendant une nuit d'hiver, on les trouva morts le lendemain. Cette victoire si décisive rendait les Vénitiens maîtres de l'île de Brondolo et réduisait leurs ennemis à l'occupation de la ville de Chiozza, où ils pouvaient encore se défendre, mais d'où il leur était désormais impossible de s'échapper, à moins qu'ils ne fussent délivrés par un secours venant du dehors.
On peut juger si ce secours était impatiemment attendu. Le gouvernement de Gênes, depuis plus d'un mois, était averti de la position difficile où se trouvait son armée. Il avait fait partir le 18 janvier une flotte de vingt galères, sous le commandement de Matteo Maruffo, pour venir débloquer Chiozza, et Gaspard Spinola était arrivé par terre à Padoue, pour faire entrer un convoi dans la place, dont il devait prendre le commandement.
(p. 138) XXI. Discorde dans l'armée vénitienne. Pendant que les Vénitiens transportés de leur victoire la célébraient par des réjouissances, les soldats de Zéno, toujours d'autant plus exigeants qu'ils se voyaient plus nécessaires, lui signifièrent qu'ils voulaient une paie double de celle qui avait été convenue avec eux, et que, si on ne les satisfaisait sur-le-champ, ils étaient décidés à se retirer du service de la république. Le trésor de Saint-Marc était loin d'y pouvoir subvenir. Le général, quoiqu'on l'eût autorisé à promettre ce qui était si impérieusement exigé, ne voulut être prodigue que de sa fortune, et ce fut de ses propres deniers qu'il acheta la soumission des principaux chefs, en obtenant qu'ils imposeraient silence aux prétentions exorbitantes des autres.
Cette difficulté ne fut pas la seule qu'il eut à surmonter. Après avoir apaisé ces murmures, il fallut essuyer ceux de tous les patriciens que l'exemple du doge avait obligés de monter sur la flotte, mais qui, peu accoutumés à la guerre et à la mer, commençaient à trouver longue une campagne qui durait depuis deux mois. Ils se voyaient retenus sur les galères par le serment qu'avait fait Contarini de ne rentrer dans Venise qu'après la conquête de Chiozza. Aussi trouvaient-ils que les opérations militaires étaient conduites avec trop de circonspection. (p. 139) Leur improbation se manifesta sur-tout lorsque Pisani et Zéno s'arrêtèrent au projet de bloquer la place. Elle pouvait être secourue, disaient les mécontents; ne pas l'attaquer vivement, c'était tenter l'inconstance de la fortune, c'était imiter la faute de Doria, à laquelle Venise devait son salut. On eût dit, à entendre ces sénateurs, que les deux généraux n'étaient pas assez prodigues de leur vie. Ceux-ci persistèrent dans leur avis et le firent prévaloir. Ce ne fut pas la moindre preuve qu'ils donnèrent de leur courage, de prendre sur eux le blâme d'un évènement dont l'issue pouvait tromper leurs espérances.
Déjà quelques symptômes de division s'étaient manifestés même dans l'armée navale. Thadeo Justiniani se croyait en droit d'être jaloux de Pisani, et, pour faire cesser les funestes effets de la discorde, on l'avait détaché avec douze vaisseaux. Sa mission était d'aller convoyer des bâtiments chargés de grains qui étaient attendus de l'Istrie et de la Pouille.
XXII. Pertes des Vénitiens sur mer. Le blocus étant déterminé, on s'appliqua à le resserrer. La flotte des assiégés se trouvait considérablement réduite. Cinq de leurs galères, surprises par la flottille de Barbadigo, se rendirent sans combat. Mais le plus grand inconvénient de la situation des Génois, était le manque de vivres. Résolus à prolonger leur défense, ils forcèrent (p. 140) tous les habitants de Chiozza à sortir de leur ville. Les assiégeants ne pouvaient pousser l'inhumanité jusqu'à refouler leurs compatriotes dans une ville affamée. Ils les envoyèrent à Venise, où le pain se vendait encore le quadruple de son prix ordinaire[50]. Le pays de Ferrare fournissait cependant quelques secours à cette capitale; mais les convois qui venaient par les lagunes, étaient obligés de passer si près de Chiozza, que les assiégés en enlevèrent un.
Ce succès des Génois fut suivi d'un autre beaucoup plus considérable. Gaspard Spinola avait été envoyé de Gênes à Padoue pour tâcher de ravitailler Chiozza. Il parvint à se jeter dans la place pendant la nuit du 14 au 15 avril, et y fit entrer un convoi considérable qui, pendant deux ou trois mois encore, ne faisait plus dépendre la défense que du courage des défenseurs, (p. 141) et ce courage allait être dirigé par leur nouveau commandant, l'un des plus habiles officiers de son siècle.
Sur ces entrefaites, on vit arriver à Venise une partie des bâtiments chargés de blé qu'on attendait des ports de l'Istrie; mais ces bâtiments ne voyageaient point en convoi, ils entrèrent l'un après l'autre, et on fut surpris de ne pas voir paraître en même temps l'escadre qui avait été envoyée pour les escorter. Ils rapportèrent que Thadeo Justiniani leur avait ordonné de prendre les devants, qu'il n'était plus sur les côtes d'Istrie, qu'il avait fait voile pour la Pouille avec ses douze galères, se proposant de ramener un autre convoi; que, sur la fin du mois précédent, une partie de cette escadre détachée par Justiniani, sous les ordres de Henri Dandolo, avait surpris la ville de Grado, occupée par les troupes du patriarche d'Aquilée. On savait que ce convoi s'était mis en route; cependant il n'arrivait pas; enfin on vit paraître quelques bâtiments qui annoncèrent que la flotte dont ils faisaient partie avait été dispersée par une tempête.
Six galères s'étaient jetées dans le port de Ficulano; Justiniani, avec l'autre partie de son escadre, avait gagné Manfredonia. Là, il avait été aperçu par l'armée génoise, forte de vingt (p. 142) galères, qui entrait en ce moment dans le golfe pour venir au secours de Chiozza.
L'amiral vénitien ne pouvant tenter un combat si inégal, avait coulé bas ses galères, avait fait décharger les bâtiments de transport, et mis ses équipages à terre dans des retranchements faits à la hâte. Mais l'ennemi les avait emportés; Justiniani était prisonnier, et les Vénitiens échappés de ce combat avaient à traverser toute l'Italie, par terre, pour regagner leur pays. À Ficulano deux galères avaient été prises, les quatre autres devaient leur salut à la fuite.
XXIII. Arrivée d'une nouvelle flotte génoise pour débloquer Chiozza. 1380. Cet évènement ne permit plus de douter que la flotte de Matteo Maruffo ne fut prête à paraître. En effet, au commencement de mai, on découvrit l'armée génoise, qui s'était renforcée de quelques galères sorties de Zara. Elle se présenta successivement devant toutes les passes sans en trouver aucune qui fût accessible. Maruffo chercha, par toutes sortes de provocations, à attirer les Vénitiens au combat; mais ceux-ci, déterminés à ne point faire dépendre le succès de la guerre du hasard d'une bataille, restèrent insensibles à toutes les insultes, et fermes dans le poste d'où ils resserraient les assiégés et bravaient l'amiral génois.
Pisani, cependant, crut devoir s'éloigner du rivage, le 26 mai, avec vingt-cinq galères; il (p. 143) paraît qu'il ne voulait qu'écarter l'ennemi sans le combattre, car on n'en vint point aux mains, et la flotte, quelques jours après, reprit sa première station.
On se battait tous les jours autour de Chiozza avec des succès divers; mais les magasins de la place étaient près d'être épuisés. François Carrare avait préparé un convoi de quatre-vingts barques qui devaient la ravitailler pour long-temps. Elles furent interceptées par la flottille vénitienne. Réduits pour le choix de leurs aliments, aux dernières extrémités, les assiégés, du haut de leurs tours, voyaient, à l'embouchure de la Brenta, les convois destinés à leur porter l'abondance, et en pleine mer la flotte venue pour les délivrer; mais ni la flotte de Maruffo, ni les barques du seigneur de Padoue ne pouvaient arriver jusqu'à eux. Cependant à l'aide des signaux ils communiquaient avec l'amiral; et, comme leur industrie était égale à leur courage, ils conçurent le projet de se délivrer en allant gagner leur flotte. Pour cela il fallait rompre l'estacade qui fermait la passe de Brondolo; mais les pieux enfoncés dans les eaux dont la ville était entourée, ne permettaient plus d'en faire sortir les galères. Les Génois démolirent des maisons de Chiozza, et, avec les bois de charpente qu'ils en retirèrent, ils construisirent des barques, (p. 144) qui, après avoir franchi l'enceinte de pilotis, devaient tenter de forcer la passe, en l'attaquant du côté des lagunes, tandis que Maruffo, avec ses galères, s'avancerait de la haute mer pour les seconder et les recevoir.
XXIV. Les assiégés entament une capitulation; elle est refusée. Cependant ce qu'ils espéraient de leurs efforts, ils essayèrent de l'obtenir par la négociation. Spinola proposa au doge de lui remettre Chiozza, à condition que l'armée et la flotte génoise pourraient en sortir librement. Cette proposition, à dire vrai, n'était guère acceptable. Il ne s'agissait plus de savoir si Chiozza resterait aux Génois, mais s'ils pourraient s'en échapper. L'offre fut rejetée; les Vénitiens exigèrent que les assiégés se rendissent, et il ne resta plus à ceux-ci d'autre parti que de se faire jour au travers des troupes assiégeantes.
Leurs nouveaux efforts. Ils avaient pratiqué assez facilement des intelligences dans cette armée, composée d'étrangers, qui les bloquait sous les ordres de Zéno. Elle renouvelait la réclamation de la double paie; le général faisait tout son possible pour engager les soldats à s'en désister. Le 15 juin, il était au milieu de son camp en tumulte, exhortant les uns, réprimandant les autres, promettant, menaçant, essayant tour-à-tour la force et la persuasion, lorsqu'il vit avec une extrême surprise une centaine de barques sortir de Chiozza, voguer (p. 145) vers la passe de Brondolo et tenter de franchir l'enceinte des pilotis. Aussitôt il montra à ses soldats séditieux l'ennemi qui leur échappait, emportant ces richesses sur le pillage desquelles ils avaient compté. Il leur ordonna de se former, d'attaquer, et lui-même s'avançant dans les bas-fonds, où il avait de l'eau jusqu'aux épaules, les entraîna par son exemple.
Les lagunes offrirent alors le singulier spectacle d'une troupe se hasardant sur des barques construites avec des débris de maisons, et qu'on était obligé de soulever pour les faire passer par-dessus une enceinte de pieux, les Génois, tantôt dans l'eau, tantôt dans leurs bateaux, et l'infanterie de Zéno s'avançant dans ces marais pour les charger. Maruffo se présenta dans le même moment pour rompre l'estacade; mais Pisani accourut avec sa flottille, mit quelques galères en travers de la passe, pour en défendre l'accès, foudroya ces barques fragiles qui voulaient s'échapper, en prit une vingtaine, en coula plusieurs à fond et força les assiégés à rentrer dans la place.
Le mauvais succès de cette tentative ne laissait plus aux Génois aucune espérance. Privés d'eau potable, après avoir mangé tout ce qu'il y avait d'animaux dans la ville, ils étaient réduits à (p. 146) faire bouillir, dans une eau saumâtre, de vieux cuirs, leur seule et dernière nourriture. Spinola, dont les talents et le courage ne pouvaient plus rien, se retira et gagna la terre-ferme, laissant à son lieutenant l'autorisation de capituler.
Ils offrent de se rendre. Des députés arrivèrent sur la capitane du doge, stationnée à demi-portée de canon de la place; là, ils représentèrent que s'ils avaient combattu souvent les Vénitiens, ce n'avait pas été sans observer les lois de la guerre et de l'humanité; qu'ils avaient voulu leur arracher l'empire, mais non la vie; que depuis dix mois ils avaient, en gens de cœur, fait les derniers efforts pour la défense de Chiozza, comptant mériter par ce dévouement la reconnaissance de leurs concitoyens et l'estime de leurs ennemis; que, réduits par la famine à mettre un terme à cette résistance, ils espéraient trouver dans les Vénitiens cette générosité naturelle à une nation belliqueuse, et cette modération à laquelle on est disposé quand on a éprouvé aussi l'inconstance de la fortune. Ils ne tenaient, point à leurs richesses, à leurs vaisseaux, ils les abandonnaient aux vainqueurs; mais ils avaient mérité de n'être point dépouillés de leurs armes, et ils ne demandaient que la vie et la liberté. La réponse fut qu'ils eussent à se rendre à discrétion, (p. 147) et qu'on délibérerait après de leur vie ou de leur mort[51].
XXV. Révolte dans le camp de Zéno. Cette négociation amena de nouveaux incidents; le bruit se répandit, parmi les troupes mercenaires, que les Vénitiens allaient recevoir l'ennemi à capitulation, que la ville ne serait plus abandonnée au pillage. Il n'en fallut pas davantage pour rallumer le feu de la révolte. Zéno et plusieurs sénateurs firent d'inutiles efforts pour apaiser la sédition. Ils promirent une augmentation de solde, ce fut en vain. Un capitaine, nommé Robert de Recanati, s'emporta jusqu'à outrager le général par les discours les plus injurieux. Les soldats prirent les armes et couraient déjà vers la place, dans le dessein de se réunir aux Génois. Zéno, l'épée à la main, se précipita au-devant d'eux; son énergie, ses exhortations en arrêtèrent le plus grand nombre; mais quelques-uns se jetèrent dans Chiozza. Il fallut que la seigneurie promît formellement à ces séditieux un mois de double paie et trois (p. 148) jours de pillage, dans une ville appartenant à la république[52].
Ce n'était pas tout encore; il y avait un complot tramé contre la vie de Zéno. La nuit suivante le général, averti de cette odieuse conspiration, assembla les capitaines, leur révéla le secret qu'il venait d'apprendre; il s'agissait bien moins de sa vie que de leur honneur. Plusieurs de ces capitaines pouvaient être des brigands, mais tous les hommes ont naturellement horreur d'un assassinat. Ils jurèrent qu'ils n'avaient aucune connaissance du complot, et demandèrent à grands cris qu'on en nommât et qu'on en punît l'auteur. Alors Zéno fit amener Robert de Recanati, l'accusa, le convainquit de sa perfidie, le fit charger de fers et l'envoya sur la capitane, où il fut pendu le lendemain. Cette arrestation de Robert occasionna une nouvelle sédition. Les soldats entourèrent la tente du général, redemandant le capitaine. Zéno, qui se présenta fièrement à eux, en fut assailli et ne dut la vie qu'à son casque, qui para un coup de sabre dont il fut frappé. Les officiers accourus à son secours le dégagèrent, fondirent sur ces furieux, (p. 149) et quelques compagnies mieux disciplinées en firent justice. Telle était la déplorable condition d'un général obligé de commander des mercenaires, environné de plus de dangers dans son camp qu'au milieu des batailles, et réduit à tout instant à voir, par la défection de ses troupes, s'échapper la proie qu'il serrait depuis six mois.
Les Génois se rendent. 1380. Cependant le 24 juin les assiégés arborèrent le signal de détresse. Ils se rendirent à discrétion, ouvrirent leurs portes, et Zéno entra dans la place, qui fut livrée au pillage. Dix-neuf galères et quatre mille cent soixante-dix prisonniers génois, sans compter quelques étrangers, furent les fruits de cette conquête. Tels étaient les tristes restes de la formidable armée qui avait fait trembler Venise.
XXVI. Apparition de la flotte génoise. Mais celle de Maruffo s'était considérablement accrue depuis qu'il était entré dans l'Adriatique. Sa flotte, qui s'élevait à trente-neuf galères, prit, dans l'intervalle du 26 juin au 1er août, Trieste, dont elle rasa le château, Arbo, Pola, Capo-d'Istria; elle parut même devant Venise, le 8 juillet. On y était encore dans les transports de joie que la conquête de Chiozza devait exciter. On célébrait la magnanimité du vieux prince de la république, qui avait supporté avec une constance inébranlable les périls et les fatigues (p. 150) d'une campagne de sept mois. On se croyait à l'abri de toute atteinte. Mort de Victor Pisani. Le 27, Pisani reçut ordre de sortir avec quarante-sept galères, pour donner la chasse à l'armée génoise; mais le 13 août, ce grand homme, plus recommandable encore pour sa conduite civique que par ses exploits militaires, mourut sur sa capitane, après une courte maladie. La galère qui avait apporté son corps à Venise en repartit le 2 septembre, emmenant Zéno, son digne successeur dans le commandement.
Zéno prend le commandement. Dès qu'il fut arrivé sur la flotte, il la conduisit devant Zara. Il vit l'armée de Maruffo dans le port, sans pouvoir, malgré toutes sortes de provocations, le déterminer à sortir pour accepter le combat. La place nouvellement fortifiée, et dont la garnison se trouvait renforcée de tous les équipages d'une armée navale si considérable, était en état de soutenir un long siége.
Son entreprise infructueuse sur Zara. Zéno établit sa croisière à la vue des ennemis; malheureusement la flotte, sortie du port précipitamment, ne pouvait être suffisamment approvisionnée. Quand on aurait eu tout le temps nécessaire pour embarquer les vivres, ce n'était pas dans Venise, épuisée par une disette de dix mois, qu'on en aurait pu trouver. Cette année avait été stérile pour toute l'Italie. La flotte vénitienne, croisant devant une côte ennemie, (p. 151) renouvelait ses provisions au moyen de quelques vaisseaux de transport qui allaient et venaient du royaume de Naples à l'entrée de la rade de Zara. Mais cette année, signalée par tant de calamités, le fut encore par des tempêtes; plusieurs de ces convois furent dispersés, quelques-uns engloutis, presque tous retardés. Les équipages avaient à souffrir les plus grandes privations; ils se virent réduits, pendant quinze jours, à un peu de viande salée, sans pain. Les orages rendaient la station doublement pénible; les plaintes des matelots devinrent si vives, qu'il ne fut plus possible de douter d'une prochaine insurrection.
XXVII. Détresse de la flotte vénitienne; elle reçoit l'ordre d'aller assiéger Marano. Zéno, après avoir pris l'avis de ses principaux officiers, écrivit pour demander la permission de ramener la flotte à Venise. Pour toute réponse il reçut l'ordre d'aller faire le siége de Marano. C'était une place située dans les marais que forment les bouches du Tagliamento. Éloignée de la mer d'à-peu-près deux lieues, elle n'y communiquait que par un canal que le reflux laissait à sec. On voulait s'en emparer parce que c'était une position offensive contre les états du patriarche d'Aquilée. Impossibilité d'y réussir. Zéno n'hésita point à s'y présenter, mais il reconnut l'impossibilité de l'entreprise; et cette impossibilité était si évidente, que toute l'armée éclata en murmures (p. 152) contre un ordre qui supposait une connaissance si imparfaite des localités. Tout d'une voix on demanda à faire voile vers Venise sans en attendre l'autorisation. L'amiral, qui n'aurait pas cédé à la demande des équipages, se détermina d'après sa propre conviction, et aima mieux encourir l'indignation du sénat que mériter le reproche d'avoir laissé périr l'armée qui lui avait été confiée.
Zéno ramène la flotte devant Venise: on ne veut pas l'y recevoir. Vive altercation à ce sujet. Le gouvernement vénitien n'avait point accoutumé ses généraux à tant de témérité. Aussitôt que la flotte fut aperçue, deux sénateurs s'y rendirent pour défendre à Zéno d'entrer dans le port, sous peine de la vie.
«Ma vie est à la république, qui ordonnera de moi ce qu'elle voudra, répondit-il; je me dévouerai s'il le faut, j'encourrai sa disgrâce pour lui sauver son armée. Mais quoi donc? déjà aurait-on oublié nos derniers malheurs! À quoi furent-ils dus? au désastre de Pola. Et cette défaite? au peu de cas que l'on fit des conseils du malheureux Pisani. Une campagne d'hiver lui coûta les trois-quarts de ses équipages. Nous sommes au mois de décembre; nous tenons la mer depuis long-temps; les tempêtes ont fatigué la flotte; les équipages sont épuisés par les privations; ils ont été jusqu'à quinze jours de suite sans pain. Je sais (p. 153) qu'il est rare à Venise, mais n'est-il pas naturel que l'armée soit admise au partage de ce qu'on peut en avoir? Est-il juste, pour se débarrasser d'elle, de lui prescrire une entreprise mal combinée? Je suis convaincu que cette expédition vous coûtera votre flotte, et je demande avec instances qu'elle soit reçue dans le port.»
Trois jours se passèrent en délibérations et en messages. Le sénat, très-irrité contre l'amiral, le menaçait de toute sa sévérité; mais les murmures des matelots firent comprendre aux sénateurs, qui vinrent à diverses reprises sur la flotte, qu'il n'y avait pas sûreté à insister sur son éloignement. Le peuple se déclara pour les marins, et l'armée fut enfin autorisée à relâcher dans Venise.
Zéno et ses capitaines furent introduits dans le sénat pour y rendre compte de leur conduite, l'amiral s'exprima avec sagesse, avec modération même; mais un de ses officiers ne pouvant, comme lui, écouter en silence la dure réprimande qui leur était adressée, s'emporta contre le despotisme d'un gouvernement qui outrageait ses plus illustres défenseurs et qui s'obstinait à compromettre le salut de la patrie, pour ne pas révoquer des ordres donnés inconsidérément. Ce manque de respect excita toute l'indignation de l'assemblée. On fit sortir Zéno et tous les (p. 154) capitaines, et on se mit à délibérer sur leur punition. Presque toutes les voix se réunirent pour les faire d'abord jeter en prison; mais le peuple et les marins en tumulte entouraient le palais, annonçant par des cris la résolution de défendre un général qui leur était cher.
Zéno rentra dans la salle du sénat sans y être mandé; cette témérité était un nouveau crime; on le traita de rebelle. «Vous aviez, dit-il, une armée long-temps victorieuse, aujourd'hui épuisée de fatigues et de privations, et voilà que vous vous passionnez contre elle. Vous l'accusez à grands cris parce qu'elle a manifesté le sentiment de ses besoins, de ses droits peut-être. Qu'elle périsse, dites-vous, pourvu que l'autorité reste entière. En effet cette autorité sera tout autrement imposante aux yeux des sujets et de l'étranger, lorsque vous serez dénués de force. Ah! si quelque orgueil peut lui être permis, l'armée ose croire que son intérêt ne peut être séparé de celui de la patrie. Pour prix de tout le sang qu'elle a versé, elle ne vous demande que l'oubli de passions fatales; elle vous conjure de ne pas compromettre l'existence de l'état tout entier. S'il y a ici quelqu'un qui soit couvert de plus de cicatrices, qu'il se lève et se dise meilleur citoyen.»
(p. 155) En disant ces mots il sortit, malgré toutes les voix qui lui ordonnaient de rester, descendit sur la place, traversa les flots du peuple qui le saluait de ses acclamations, entra dans l'église Saint-Marc, y fit sa prière, et se retira dans sa maison.
Ordre de reprendre le siége de Marano. La faveur du peuple s'était déclarée trop hautement pour qu'il fût possible, ni de punir Zéno, ni de faire partir la flotte; le sénat délibéra pendant plusieurs jours. Enfin, pour concilier le maintien de ses ordres avec les circonstances, il fut arrêté qu'on reprendrait le projet d'attaque sur Marano; mais qu'au lieu d'y employer la flotte, on armerait des barques plus propres à faire les approches de cette place, et que Zéno donnerait une preuve de sa soumission en partant sur-le-champ pour diriger cette entreprise.
Il fit sur ce projet les représentations que pouvait lui suggérer son expérience; puis il partit avec cent cinquante barques, donna un assaut à Marano, fut grièvement blessé, continua ses attaques, se vit repoussé avec perte, ne regagna ses bateaux qu'avec beaucoup de peine et de dangers, et fut rappelé à Venise, pour être envoyé ensuite à la tête d'une flotte dans les mers de la Grèce, où il ne se passa rien d'important.
(p. 156) XXVIII. Négociations de paix. Les Génois avaient été réduits à rendre Chiozza; mais ils avaient encore une flotte considérable dans l'Adriatique. Sur la terre-ferme les affaires des alliés auraient dû être beaucoup plus avancées, puisque, depuis un an, la guerre dans les lagunes avait réclamé tous les efforts des Vénitiens; cependant Trévise, leur place principale, était serrée de près et en proie à la disette.
Les Vénitiens renoncent à la marche Trévisane. On avait pendant l'hiver entamé des négociations, sans qu'il y eût apparence qu'elles amenassent un accommodement. Les Vénitiens se montrèrent résignés à des sacrifices; leurs concessions n'eurent d'autre effet que de porter plus haut les prétentions de leurs ennemis. La seigneurie se crut obligée de rappeler ses ministres et de se préparer à une nouvelle campagne. Déterminée à réunir tous ses moyens pour renforcer sa puissance navale, persuadée qu'il lui était impossible de conserver la marche Trévisane, elle prit la résolution de l'abandonner après 43 ans de possession; mais ce qu'elle redoutait le plus c'était de la céder à son voisin le plus odieux, au seigneur de Padoue. Dans la crainte d'agrandir François Carrare, elle offrit cette province à un prince bien plus puissant, au duc d'Autriche. C'était un inconvénient (p. 157) sans doute d'appeler dans son voisinage un souverain déjà redoutable; mais les autres états de ce souverain étaient éloignés; il devait lui être difficile de s'établir solidement en Italie; enfin, il importait de l'empêcher d'entrer dans cette ligue formidable contre laquelle la république avait à lutter depuis trois ans.
Traité de paix. 1381. Le traité de cession de la marche Trévisane à Léopold, duc d'Autriche, fut signé le 2 mai 1381. Immédiatement après, une armée de six mille Autrichiens entra dans cette province, et donna un juste sujet d'inquiétude et de dépit au seigneur de Padoue. Il se voyait obligé de céder des places dont il s'était emparé. Les fausses promesses, la corruption, toutes les ruses de la faiblesse furent mises en usage par lui, pour empêcher le duc d'Autriche de s'établir dans cette province; et en effet Carrare réussit dans son dessein.
Une révolution, qui, peu de temps auparavant, venait de précipiter du trône Jeanne de Naples, attirait dans ce moment toute l'attention du roi de Hongrie, parce que cette couronne vacante venait d'être offerte à son neveu Charles de la Paix, par le pape Urbain VI.
Le comte de Savoie, Amédée VI, et la république de Florence, choisirent ce moment pour (p. 158) se porter comme médiateurs entre la seigneurie et ses ennemis. Un congrès fut assemblé à Turin. Les ambassadeurs vénitiens n'avaient pas apparemment reçu des instructions qui dussent faire traîner les négociations en longueur, car le 8 août le traité fut signé.
La république réduite à ses lagunes, ayant déjà abandonné la Dalmatie et le Trévisan, n'avait plus aucune cession à faire, et n'était pas en état d'en exiger. Les conditions de cette paix furent[53]:
1o À l'égard du seigneur de Padoue, qu'il rendrait à la république Cavarzere et Moranzano; qu'il démolirait tous les forts élevés par lui sur le bord des lagunes; que les limites entre la principauté de Padoue et les terres de la seigneurie seraient réglées par des arbitres; qu'enfin toutes les contributions et redevances auxquelles Carrare s'était soumis par le précédent traité, cesseraient d'être exigibles.
2o Relativement au patriarche d'Aquilée, toutes choses furent remises sur le pied où elles étaient avant les hostilités.
(p. 159) 3o Le roi de Hongrie abandonna ses prétentions sur l'île de Pago dans le golfe de Fiume, promit de fermer ses ports à tous les corsaires, et renonça à faire du sel sur ses côtes. Moyennant ces concessions, la république s'obligea à lui payer sept mille ducats pendant quelques années, car les historiens ne sont pas d'accord sur la durée de ce tribut.
4o Enfin, relativement aux Génois, il fut stipulé que les deux nations renonceraient, pour éviter tous sujets de discorde, au commerce de l'embouchure du Tanaïs; que chacun garderait les prises qu'il avait faites; que l'île de Ténédos serait évacuée par les Vénitiens, pour être mise en dépôt entre les mains du comte de Savoie; que les fortifications en seraient démolies au bout de deux ans; qu'à cette époque il serait statué sur sa possession ultérieure, et qu'une somme de cent mille écus serait consignée par chacune des deux nations entre les mains des Florentins, pour gage de l'exécution du traité.
Quand il fut question de rendre les prisonniers, les Vénitiens, qui en avaient fait sept mille deux cents, n'en eurent que trois mille trois cent soixante-quatre à renvoyer; quatre mille avaient péri dans les cachots de Venise. Les (p. 160) Génois, au contraire, rendirent presque tous les leurs[54].
Cette paix fit cesser les ravages que Zéno faisait depuis quelque temps sur la côte de Ligurie; mais elle fut sur le point d'être rompue par l'obstination du gouverneur vénitien de Ténédos, qui, ne pouvant se persuader que la république eût réellement et sincèrement renoncé à la possession de cette île, refusa opiniâtrement de la remettre aux commissaires du comte de Savoie. Il fallut le menacer, le traiter comme un rebelle, mettre sa tête à prix, faire marcher une armée pour le réduire, l'assiéger en forme, et finir par capituler avec lui. On lui rendit tous ses biens, on l'indemnisa de toutes ses pertes. On assigna dans Candie des maisons et des terres aux habitants de Ténédos qui voulurent s'y transporter; on paya aux autres la valeur des biens qu'ils abandonnaient, pour aller s'établir, soit à Constantinople, soit ailleurs[55]. (p. 161) Cette île de Ténédos était fatale aux Vénitiens; il leur en coûta plus pour la rendre, qu'il ne leur en avait coûté pour s'en emparer.
Le gouvernement avait à acquitter sa dette envers les citoyens qui s'étaient montrés les plus dévoués à la république pendant ses dangers.
XXIX. Trente citoyens admis au patriciat. Trente chefs de famille furent admis au grand-conseil. Comme il n'est pas de source plus pure d'où la noblesse puisse descendre, je vais citer ces noms; quelques-uns sont devenus illustres.
À la tête des trente citoyens élevés au patriciat, on plaça Jacques Cavalli, ce général véronais qui, pendant le siége de Chiozza, avait commandé les troupes de terre. Les autres étaient:
(p. 163) Dès qu'on eut fait cette promotion de patriciens, il y eut deux sortes de nobles à Venise. Tout ce qui était antérieur à ce décret, voulut former une classe à part; cependant on distingua toujours parmi ceux-ci les familles qui remontaient, de l'aveu de tout le monde, jusqu'au berceau de la république, et on les désigna sous le nom de familles tribunitiennes.
Michel Morosini doge. 1382. Le 5 juin 1382, Venise perdit André Contarini, qui succomba, épuisé par l'âge et par les fatigues d'une longue campagne de mer, dont il avait partagé tous les périls. Il fut le premier doge dont on prononça l'oraison funèbre. Contarini, Pisani, et Zéno, avaient eu le bonheur, dans les grandes calamités de leur patrie, de mériter son éternelle reconnaissance. Zéno seul survivait à cette guerre désastreuse. Lorsqu'il fut question de donner un successeur à Contarini, la voix publique désigna Zéno. Ce nom était répété, invoqué par le peuple et par l'armée; le conclave des électeurs du doge se forma. Deux (p. 164) candidats furent présentés: l'un était Zéno, l'autre ce Michel Morosini qui pendant la guerre avait triplé sa fortune par ses spéculations. Les suffrages des électeurs se réunirent sur celui-ci; il fut proclamé doge le 10 juin 1382, et ne régna que quatre mois.
Guerre contre Carrare, seigneur de Padoue.—La république recouvre le Trévisan.—Acquisition de Corfou, Durazzo, Alessio, Argos, Naples de Romanie, et Scutari. 1382-1390.—Ligue contre les Turcs.—Bataille de Nicopolis.—Tamerlan, appelé par les chrétiens, attaque Bajazet, et le bat à Angora.—Nouvelle rupture entre les Génois et les Vénitiens. 1388-1403.—Guerre en Lombardie contre François Carrare II.—Acquisition de Vicence, de Feltre, de Bellune, de la province de Rovigo, et de Vérone.—Siége et prise de Padoue.—Mort des princes Carrare.—Jugement de Charles Zéno, par le conseil des Dix. 1397-1406.
I. État des deux républiques après la guerre de Chiozza. 1382. Après cette lutte mémorable dans laquelle Gênes et Venise avaient signalé leur inimitié par de si grands efforts, la fortune diverse de ces deux républiques offre un exemple de ce qu'ajoutent à la force d'un état l'union intérieure et la stabilité du gouvernement.
On ne peut pas dire que l'un des deux peuples eût été vaincu. Les Génois avaient tenu la balance (p. 166) de la politique entre tous les princes de l'Italie. L'occupation de Chiozza, bien que momentanée, avait appris aux nations que les barrières élevées par la nature, pour la défense de Venise, n'étaient point insurmontables. Ils s'étaient maintenus dans les lagunes pendant près d'un an. Après y avoir perdu une armée de cinquante galères, ils en avaient présenté une autre presque aussi formidable qui disputait l'empire de l'Adriatique. Les conditions de la paix de Turin avaient été dictées par eux. Les Vénitiens venaient de perdre la seule province qu'ils eussent dans la terre-ferme, et l'île de Ténédos. La puissance relative des Génois s'était donc réellement accrue.
Cependant cet état touchait à sa décadence. Divisé par les factions, inconstant dans le choix de son gouvernement, épuisé par la guerre, sans pouvoir réparer ses pertes par la sagesse de son administration, il ne put, après un petit nombre d'années, échapper à un voisin ambitieux qu'en se donnant à un prince étranger. Le doge remit son sceptre et son épée aux ambassadeurs de Charles VI[57], et reçut le titre de gouverneur de l'état de Gênes pour le roi de (p. 167) France. C'était la quatrième fois, dans ce siècle, que Gênes se donnait à un maître; d'abord à l'empereur Henri VII, puis à Robert, roi de Naples, et ensuite à l'archevêque de Milan, Jean Visconti.
Le sort de Venise était tout différent. Elle avait fait de grandes pertes; mais il lui restait un gouvernement immuable, une administration sage, une politique circonspecte à-la-fois et persévérante, qui savait attendre, épier les occasions et les faire naître. Point d'ennemis intérieurs à combattre; toutes les forces, toute l'attention, pouvaient se diriger sur les affaires du dehors. On eut besoin de faire un emprunt; ce fut un emprunt forcé, et cependant on s'y prit de manière à ce qu'il attestât le crédit de la république. On déclara qu'on accepterait les prêts volontaires; mais on en exclut formellement les étrangers, et il fallut un décret spécial pour autoriser l'admission des fonds que Jean Ier, roi de Portugal, voulut y placer. Une évaluation qui fut faite des propriétés existantes dans les six quartiers de Venise, en porta la valeur à 6,294,000 livres de gros d'or[58], c'est-à-dire (p. 168) près de 63 millions de ducats. On a calculé que, pour réduire cette somme en valeur d'aujourd'hui, il faudrait la multiplier par sept et un tiers.
Tandis qu'à Gênes, la populace, les nobles, vingt factions triomphant tour-à-tour, déposaient, en trois ou quatre ans, dix doges éphémères[59], des flottes sortaient de Venise (p. 169) pour aller recueillir de nouvelles richesses dans toutes les mers de l'Orient; et l'Océan voyait une escadre destinée à protéger le pavillon de Saint-Marc sur les côtes de Flandres.
Une sécurité parfaite sur le présent permettait de ne rien précipiter, et de tout attendre du temps, qui est un des éléments nécessaires de toutes les affaires de ce monde. Moins on avait de dissensions chez soi, plus on était à portée de profiter de celles des autres; aussi les conseils de la seigneurie s'appliquèrent-ils d'abord à jeter des semences de division parmi les princes voisins.
II. Divisions semées par les Vénitiens entre leurs voisins. Déjà la cession de la province de Trévise au duc d'Autriche avait brouillé ce prince avec le seigneur de Padoue.
Celui-ci, ayant étendu ses frontières jusques aux possessions du seigneur de Vérone, donna de l'ombrage à ce nouveau voisin; les Vénitiens n'oublièrent rien pour exciter, pour encourager cette méfiance; ils fournirent des subsides à Antoine de la Scala, pour faire la guerre à François Carrare.
L'un et l'autre étaient ennemis d'un voisin encore plus dangereux, Galéas Visconti, usurpateur de la principauté de Milan. La république fit un traité d'alliance avec ce duc; quelque (p. 170) temps après elle protégea le seigneur de Padoue contre ce même Visconti, passant ainsi sans scrupule d'un parti à l'autre, pourvu qu'elle les affaiblît tour-à-tour.
La vacance du siége patriarcal d'Aquilée occasionna des troubles dans le Frioul; le pape en avait donné l'administration à un cardinal étranger; le seigneur de Padoue soutint les droits de l'administrateur; ce fut une raison pour les Vénitiens de protéger la ville d'Udine et quelques autres qui refusaient de le reconnaître[60].
En Hongrie la mort du roi Louis, qui avait (p. 171) enlevé aux Vénitiens leur plus importante colonie, laissait vacante une couronne que sa fille et son neveu allaient se disputer par des crimes. La république prit parti dans ces querelles; elles devinrent des guerres civiles, et amenèrent le démembrement des provinces de ce redoutable voisin.
Il serait difficile de ne pas voir, dans cette conduite, le résultat d'un système arrêté dans le conseil de la seigneurie, et suivi avec persévérance. Mais la prévoyance humaine ne peut que préparer des combinaisons qui rendent les évènements plus probables; elle ne saurait les maîtriser. La fortune, qui conserve toujours ses droits, trompa plus d'une fois la prudence des Vénitiens.
III. Le duc d'Autriche vend la marche Trévisane au seigneur de Padoue. 1382. Ils avaient cédé la marche Trévisane au duc d'Autriche, pour en faire un ennemi du seigneur de Padoue. Il en arriva tout autrement. Quand les troupes de Léopold se présentèrent pour prendre possession des places, Carrare imagina toutes sortes de prétextes pour ne point en retirer les siennes. Il n'épargna ni les protestations, ni les soumissions, corrompit les généraux autrichiens, gagna du temps, brava la colère du duc; et lorsque de nouvelles affaires attirèrent ailleurs les forces de celui-ci, le seigneur (p. 172) de Padoue lui proposa de terminer tous leurs différends en traitant de la vente de cette province. Léopold, dont les finances étaient épuisées, céda, pour quatre-vingt mille ducats, une possession éloignée de ses autres états et dans laquelle il lui était difficile de s'établir; de sorte que les Vénitiens eurent la douleur de voir leur ennemi s'agrandir et devenir aussi dangereux par sa puissance qu'il leur était odieux par son caractère.
Ce marché, pour la cession du Trévisan, n'était point encore conclu lorsque le comte de Camino, mourant sans héritiers, légua à la république les terres qu'il possédait dans cette province. On ne sait point quel motif l'y détermina; ce ne pouvait guère être l'affection, car, dans les guerres précédentes, il s'était ligué avec les ennemis de Venise. Quoi qu'il en soit, la seigneurie jugea que quelques fiefs relevant du comté de Trévise, dont elle n'était plus souveraine, étaient une possession plus embarrassante que profitable; elle renonça en conséquence à cette succession, qui revint au duc d'Autriche, fut comprise dans la vente qu'il fit de la marche Trévisane, et tourna encore au profit du seigneur de Padoue.
Peste à Venise. 1382. La république n'avait aucun moyen de s'y (p. 173) opposer. Venise à cette époque était ravagée par ce fléau, suite inévitable des communications fréquentes avec les peuples de l'Orient. La peste s'y était déclarée dans l'été de 1383, et durait depuis trois mois. On évalue à dix-neuf mille le nombre des personnes qui en moururent. Antoine Renier, doge. 1382. Le doge Michel Morosini fut une des victimes; on lui donna pour successeur Antoine Renier, qui était capitaine des armes ou sous-gouverneur à Candie. Pour réparer les pertes de la population, la république se chargea de doter les filles orphelines.
La ville de Chiozza rebâtie. 1383. L'année d'après la ville de Chiozza, détruite par un long siége, sortit de ses ruines. Des capitaux furent consacrés à relever ses édifices, à rendre son port plus sûr et à perfectionner ses moyens de défense. De tels travaux après de si grandes calamités prouvent les ressources, l'activité de ce peuple, et honorent l'administration de ses magistrats.
IV. Discordes entre les princes. L'accroissement de la puissance de Carrare ne devait pas moins déplaire au seigneur de Vérone qu'aux Vénitiens. Ce prince de Vérone était un bâtard de la maison de la Scala, qui avait assassiné son frère pour régner seul. À cette époque il y avait plusieurs trônes qui n'étaient pas occupés à d'autres titres. Les couronnes (p. 174) de Milan, de Naples, de Hongrie, étaient portées par des assassins ou des empoisonneurs. La chaire pontificale elle-même était disputée par deux compétiteurs élus par les mêmes cardinaux. L'un, Clément VII, faisait noyer ou brûler les prélats qui tenaient pour Urbain VI, et préparait un guet-apens pour se saisir de la personne de son rival, qu'il voulait faire périr sur un bûcher, après l'avoir fait condamner à l'aide de faux témoins. Urbain, que le sacré collége traitait d'apostat et d'antechrist, faisait donner la question dans sa chambre à six cardinaux, pendant qu'il récitait son bréviaire; les enfermait dans une citerne, les traînait à sa suite, faisait massacrer l'un d'eux sous ses yeux, parce qu'affaibli par les tortures il ne pouvait marcher aussi vite qu'il lui était ordonné; enfin, alléguant qu'il avait appris, par révélation divine, que les cardinaux conspiraient contre lui, il les faisait périr si lâchement qu'il ne reste plus à l'histoire que le soin d'éclaircir s'ils furent égorgés, empoisonnés, ou jetés dans un sac à la mer[61]. Telles étaient les mœurs de ce temps, ou plutôt de ces princes abominables.
(p. 175) Cette rivalité de deux papes qui faisaient intervenir toutes les passions dans leur querelle, ne troublait pas seulement l'état de l'église et les consciences; elle divisait toute la chrétienté. À la mort d'un évêque, les deux pontifes s'empressaient également de lui donner un successeur, et plusieurs royaumes[62] étaient en proie à la guerre civile, parce que chacun des deux pontifes, abusant du droit prétendu de détrôner les princes et de disposer des couronnes, créait un compétiteur à celui qui avait embrassé la cause de l'autre pape.
Les Vénitiens ne laissèrent point troubler leur république par les scandaleux débats de Clément VII et d'Urbain VI. Spectateurs indifférents de ces dissensions, ils s'appliquèrent à en profiter.
Ainsi, lorsque Charles de la Paix, qu'Urbain (p. 176) avait déjà appelé au trône de Naples, pour l'opposer au duc d'Anjou, protégé du pape Clément, vint ravir l'héritage de la fille du roi de Hongrie, les Vénitiens s'allièrent avec cette princesse, qui venait de se défaire de son compétiteur par un assassinat suivi d'un empoisonnement. Ils la protégèrent contre le ban de Croatie, qui avait fait jeter dans le Danube la mère de cette princesse, lui firent rendre la liberté et le trône; mais ils ne s'opposèrent point à ce que le royaume fût divisé. Marie conserva la couronne de Hongrie, dont elle était redevable à ses alliés, et la Dalmatie passa sous la domination d'un nouveau roi de Bosnie, peu capable de défendre cette conquête contre les armes de la république.
V. La république secourt les habitants d'Udine contre Carrare, seigneur de Padoue. 1386. Il n'importait pas moins à la république d'affaiblir le seigneur de Padoue. Les troubles du Frioul en fournirent l'occasion. Carrare avait forcé Udine à recevoir le cardinal d'Alençon, à qui l'un des deux papes avait donné l'administration temporelle et spirituelle du patriarcat d'Aquilée; mais il voulait régner dans les états de son protégé, et s'en était même fait céder une partie. Le peuple d'Udine chassa le cardinal, et une armée de Vénitiens vint appuyer cette résistance. Les troupes padouanes furent surprises et battues complètement.
(p. 177) Elle s'allie avec la Scala, seigneur de Vérone. 1386. Ce succès et un subside de vingt-cinq mille florins par mois, déterminèrent le seigneur de Vérone à prendre part à cette guerre, et à signer un traité par lequel il s'engageait, après qu'on aurait dépouillé Carrare de ses états, à laisser la république en possession du Trévisan. Malheureusement les affaires ne tournèrent pas comme Antoine de la Scala l'avait espéré. Son armée fut entièrement défaite le 25 juin 1386, avec perte de 800 hommes tués et de huit mille prisonniers. Une indemnité de soixante mille florins, et les prédictions d'un astrologue, qui lui garantissait les plus grands succès, déterminèrent ce prince à tenter une seconde campagne qui ne fut pas plus heureuse que la première. 1387. Il perdit quatre mille hommes le 11 mars 1387 près de Castelbaldo. Les Vénitiens, qui ne prenaient pas une part active à cette guerre, le consolèrent de cette perte par un présent de cent mille florins.
Intrigues de Carrare à Venise. Carrare leur faisait de son côté une guerre qui n'était pas plus généreuse. Il avait corrompu des personnages considérables dans les conseils de la république. Un Pierre Justiniani avogador, et Étienne Manolesso membre du tribunal des quarante, lui révélaient les secrets du gouvernement. Ils furent découverts et accusés par Victor Morosini collègue de Justiniani. (p. 178) Les deux magistrats furent appliqués à la question et condamnés au dernier supplice, ainsi que l'agent du seigneur de Padoue leur corrupteur.
Il s'allie avec Visconti, duc de Milan, qui le trompe et s'empare des états du seigneur de Vérone. 1387. La découverte de ces manœuvres obligea Carrare à prendre des mesures pour s'assurer contre le ressentiment de la république et à chercher le secours d'un allié puissant qui l'aidât à écraser sans retour le prince de Vérone. À cet effet il entama avec Galéas Visconti une négociation qui se termina le 19 avril 1387; ils se promirent dans le traité d'agir de concert pour dépouiller Antoine de la Scala de ses états et se les partager. L'invasion fut prompte. Galéas s'empara de Vérone, qui devait lui appartenir et retint Vicence, qui devait être le partage de son allié. Le seigneur de Vérone se réfugia à Venise, où pour tout dédommagement on l'inscrivit sur le livre d'or.
Ce manque de foi de la part de Visconti avait trompé tous les calculs de Carrare; il avait ruiné la Scala, mais sans profiter de sa dépouille, et au lieu de ce voisin, dont il pouvait balancer les forces, il se trouvait en avoir un autre beaucoup plus redoutable. Dans son désespoir il eut recours aux Vénitiens, pour l'aider à se venger du prince milanais; mais celui-ci, sentant qu'il était difficile de conserver sans leur aveu (p. 179) des conquêtes faites dans leur voisinage, leur offrit de s'allier avec eux pour détruire la puissance de Carrare.
VI. Traité entre le duc de Milan et la république pour le partage des états de Carrare. 1388. Les Vénitiens avaient à choisir entre l'alliance du seigneur de Padoue et celle du duc de Milan. Il n'entrait dans leurs intérêts d'agrandir ni l'un ni l'autre; mais ils se déterminèrent contre celui dont les états leur convenaient le mieux. Visconti possédait Milan et la principauté de Vérone; ces provinces, assez loin du rivage de l'Adriatique, n'étaient pas encore à la portée des Vénitiens, au lieu qu'en dépouillant Carrare on avait à partager la principauté de Padoue et la marche Trévisane qui bordent les lagunes. En conséquence un traité fut signé le 29 mars 1388, par lequel la dépouille de Carrare fut partagée entre la république et Galéas, à qui on promit Padoue, Feltre et Bellune; Venise se réserva la marche Trévisane, Ceneda, et les postes de Saint-Eletto et de Corano. Il fut de plus stipulé que certains forts de la côte qui inquiétaient les Vénitiens seraient démolis, et que le nouveau possesseur de ces rivages ne pourrait y élever aucune fortification. Le contingent des Vénitiens, dans cette guerre, fut fixé à quinze cents hommes d'infanterie, mille archers à pied, trois cents archers à cheval, et cent hommes d'armes; c'était (p. 180) bien peu, mais Visconti désirait bien moins la coopération de la république que son aveu pour les conquêtes qu'il projetait.
Il sentit cependant que sa réputation de mauvaise foi était trop bien établie, pour qu'il pût se dispenser de donner à ses alliés quelque gage de sa fidélité. Dans cette vue, il demanda et obtint que Charles Zéno vînt servir dans son armée, et lui confia le gouvernement de Milan. C'était une position assez singulière pour ce général de se voir appelé dans l'armée d'un prince étranger, et placé hors du théâtre de la guerre, de commander dans la capitale d'un allié suspect, et de ne s'y trouver entouré que des troupes de ce prince.
VII. Guerre contre Carrare; prise de Padoue par les Milanais. 1388. Les forces de Carrare n'étaient pas égales à celles de ses ennemis. Pressé par ses conseillers, qui attribuaient aux haines qu'il s'était attirées le danger dont son pays était menacé, il résigna la principauté de Padoue à son fils François, et alla s'enfermer dans Trévise, dont il s'était réservé la souveraineté, se bornant à défendre vigoureusement ses places, faute de troupes suffisantes pour tenir la campagne. Les hostilités commencèrent avec le mois de juillet. La petite armée des Vénitiens déboucha par Mestre dans la marche Trévisane, tandis que leur flottille, sous les ordres de Jacques (p. 181) Delfino, entrait dans la Brenta, et s'emparait de quelques châteaux. Les troupes du duc de Milan, beaucoup plus nombreuses, étaient commandées par Jacques Dal Verme, l'un des plus fameux capitaines de ce temps-là. Ce général commença par se porter rapidement sur Noale, qui est entre Padoue et Trévise, afin d'empêcher toute communication de l'une de ces places à l'autre. Noale fut emportée après un siége de quelques jours, et l'armée milanaise alla sur-le-champ investir Padoue. Les sujets des Carrare leur étaient peu affectionnés, et soutenaient cette guerre avec beaucoup de répugnance. Carrare, le fils, se vit réduit à demander un sauf-conduit au général ennemi, et à lui ouvrir les portes de Padoue le 23 novembre. Après en avoir pris possession, les Milanais se hâtèrent d'arriver devant Trévise.
VIII. Trévise se rend; les Vénitiens se font remettre cette place. 1388. Il n'était pas douteux que la ville ne succombât au bout de quelques jours; mais il s'agissait de savoir qui en prendrait possession. Jacques Dal Verme avait ordre d'y entrer au nom du duc de Milan. Les Vénitiens savaient que ce prince ne se faisait point scrupule de retenir la part promise à ses alliés. Ils étaient aux portes, en nombre fort inférieur aux Milanais, mais déterminés à soutenir leurs droits. Dans la ville il y avait aussi deux intérêts divers. Le (p. 182) peuple, avant même que la place ne fût rendue, criait Vive saint Marc! De son côté Carrare, au désespoir, renfermé dans la citadelle, où il se voyait presque assiégé par la multitude en fureur, était encore moins sensible à la perte de ses états qu'au chagrin de les voir passer sous la domination de la république. Voulant au moins se venger d'elle, il traita avec Jacques Dal Verme, et lui rendit la place, à condition qu'elle resterait, ainsi que toute la province, au duc de Milan. Ce général entra dans Trévise en faisant crier, par ses soldats, Vive Galéas Visconti, seigneur de Milan et de Trévise! Le peuple trompé dans son attente, répondit à ce cri par celui de Vive saint Marc! Les Milanais menacèrent les mutins de les faire pendre. Ceux-ci coururent aux armes, formèrent des barricades dans les rues, et donnèrent le temps aux Vénitiens d'arriver. Les provéditeurs, Guillaume Querini et Jean Miani, se présentèrent, réclamèrent hautement les droits de la république, et le 13 décembre 1388 prirent possession en son nom de cette province, qui en avait été détachée pendant huit ans.
La puissance de la maison de Carrare était détruite; celle de la maison de la Scala l'avait été l'année d'auparavant. La république était délivrée d'un ennemi irréconciliable; mais elle (p. 183) voyait flotter sur le rivage de ses lagunes l'étendard de Visconti, et elle apprenait que ce prince, en recevant l'hommage des habitants de Padoue, leur avait annoncé que cinq ans ne se passeraient pas qu'il n'eût humilié les Vénitiens, leurs antiques rivaux.
Je n'ai pas voulu interrompre le récit de ces évènements pour rapporter quelques circonstances contemporaines.
IX. Acquisition de Corfou. 1386. La guerre des Vénitiens contre le seigneur de Padoue leur fournit un prétexte pour faire une acquisition de la plus grande importance.
Ils en furent redevables à ce système de vigilance et d'activité qui ne se démentait jamais. L'île de Corfou, que les rois de Sicile avaient reconquise, et qui s'était affranchie de leur domination, à la faveur des guerres intestines qui affaiblissaient ce royaume, voulut se mettre sous la protection d'une puissance riveraine de l'Adriatique. Elle s'adressa en 1386 au seigneur de Padoue, qui s'empressa d'y envoyer une garnison.
Mais l'amiral de la république dans le golfe, Jean Miani, parut aussitôt avec son escadre devant cette île, représenta aux habitants que la république, qui les avait déjà gouvernés avec douceur, était seule capable de les protéger, et les détermina à envoyer une députation à (p. 184) Venise, pour prier la seigneurie de les prendre sous sa protection. Le gouverneur padouan, obligé de se retirer dans la citadelle, y fut assiégé et réduit à se rendre. Cette île importante, qui depuis demeura constamment sujette de la république, fut recouvrée le 9 juin 1386. Des historiens vénitiens racontent[63] cette acquisition tout autrement. À en croire leur récit cette île n'avait pas cessé d'appartenir aux Vénitiens par le droit, mais seulement par le fait. Ils l'avaient possédée autrefois; ils y avaient envoyé une colonie deux cents ans auparavant. Le désir de rentrer dans cette possession les détermina à offrir au prince de Tarente, qui s'en était emparé, une somme considérable, non pour racheter leur bien, mais pour avoir la paix, et la remise de l'île fut stipulée par un traité.
De Darazzo, d'Alessio, d'Argos et de Naples de Romanie. Cette acquisition en facilita d'autres. La ville de Durazzo, sur les côtes d'Albanie, avait autrefois appartenu momentanément aux Vénitiens. Ce fut un prétexte suffisant pour la reprendre sur un prince de la maison d'Anjou, qui était peu en état de disputer cette possession. La ville d'Alessio, sur la même côte, fut (p. 185) livrée peu de temps après à la république[64] par quelques nobles.
Les villes d'Argos et de Naples de Romanie appartenaient à un seigneur feudataire nommé Gui de Anzzino, qui venait de mourir sans enfants mâles. Son héritière était elle-même veuve d'un noble vénitien, qui ne lui avait point laissé d'enfants. On négocia avec elle pour la cession de ces deux villes, et une pension de sept cents ducats en fut le prix. À l'exemple de l'héritière d'Argos, le seigneur de Scutari, George Strasimiero, traita de toutes ses possessions avec les Vénitiens, moyennant une pension viagère de mille ducats.
X. Carrare, le fils, favorisé par les Vénitiens, enlève Padoue au duc de Milan. 1390. Ainsi sept ans s'étaient à peine écoulés depuis la guerre de Chiozza, les Vénitiens avaient relevé leurs villes, recouvré une province et fait des acquisitions importantes. Il leur restait à se délivrer de l'inquiétude que devait leur inspirer le voisinage du duc de Milan. Le jeune (p. 186) Carrare, quoique retenu prisonnier chez ce prince, avait pratiqué quelques intelligences dans Padoue; il fit sonder le gouvernement de la république pour savoir si, au cas qu'il pût tenter avec succès quelque entreprise sur ses anciens états, elle le favoriserait au moins par sa neutralité.
Il était évident qu'il convenait mieux à la seigneurie d'avoir pour voisin un Carrare réduit à la principauté de Padoue, qu'un prince possédant à-la-fois Padoue, Vérone, Vicence, et Milan. On répondit à Carrare de manière à l'encourager dans son entreprise. Elle réussit complètement.
Il s'échappa d'Asti en habit de pélerin, erra sur les côtes de la Ligurie couvertes de ses ennemis, soutenant le courage et les forces épuisées de sa femme enceinte de six mois, manquant de nourriture, couchant au milieu des rochers, poursuivi par les partisans de Galéas et repoussé par ceux qui craignaient de s'attirer l'inimitié de ce prince. Gênes et Pise refusèrent de le recevoir, les Florentins ne voulurent donner asyle qu'à sa femme et à ses enfants, Bologne ne lui promit des secours qu'avec timidité. Il passa ensuite les Alpes pour se rendre auprès du duc de Bavière. Ce prince était gendre de Bernabos Visconti que Galéas avait détrôné; (p. 187) Carrare l'excita à punir l'usurpateur du trône de Milan. L'électeur lui promit douze mille hommes que les républiques de Florence et de Bologne devaient payer. Carrare traversa ensuite la Carinthie, la Dalmatie, le Frioul, cherchant par-tout des ennemis à Galéas, et enfin avec trois cents lances il arriva tout-à-coup dans le Padouan. Le gouvernement tyrannique de Visconti avait préparé des prétextes à l'inconstance populaire. Les campagnes se déclarèrent pour le fils de leur ancien seigneur. Au milieu de la nuit, il surprit Padoue, en y entrant audacieusement avec une quarantaine de braves, par le lit même de la Brenta qui était alors presque à sec.
Cette heureuse témérité lui gagna l'affection du peuple. La garnison milanaise obligée de se retirer dans le château y fut assiégée. Six mille hommes des troupes de Bavière, deux mille Florentins vinrent achever la conquête du Padouan, et le 27 août 1390 la reddition du château assura au jeune Carrare la possession de son ancienne capitale.
Quelque temps après il se rendit à Venise, pour cimenter, par les protestations de son dévouement, l'alliance qu'il venait jurer avec la seigneurie.
XI. Ligue contre les Turcs. La république venait de faire plusieurs acquisitions (p. 188) importantes sur les côtes de l'ancienne Grèce; mais de modiques pensions n'auraient pas déterminé les possesseurs à s'en dessaisir, s'ils n'eussent senti que ces possessions étaient près de leur échapper. L'empire d'Orient depuis long-temps en lambeaux, touchait au terme de son existence; le torrent de la puissance ottomane battait les murs de Constantinople, et inondait déjà les provinces européennes. Il était évident que les petits princes établis sur les côtes ou dans les îles de l'Archipel devaient être engloutis par ce débordement, et on ne savait même où trouver assez de force pour lui opposer une digue capable de l'arrêter.
Après les empereurs grecs, si on peut encore compter ces princes au nombre des puissances, les Vénitiens, les Génois, et le roi de Hongrie, étaient les plus immédiatement intéressés à empêcher les progrès des Ottomans, commandés alors par Bajazet leur quatrième sultan.
Manuel Paléologue sollicita les secours de la chrétienté, avec toutes les instances d'un homme qui ne compte pas sur son propre courage. La république disposée à entrer dans cette ligue, n'épargna rien pour la rendre plus formidable. Elle envoya un ambassadeur aux cours de France et d'Angleterre, et ce fut l'homme le plus illustre de la nation qui fut chargé de la représenter (p. 189) dans cette double mission. Charles Zéno alla exciter le zèle des deux rois contre un conquérant qui parlait déjà, disait-on, de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre. Mais la France n'était guère en état, sous le règne déplorable de Charles VI, de faire des expéditions lointaines. Le roi d'Angleterre avait des intérêts plus pressants. Quelques princes moins puissants prirent part à l'entreprise. Le comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, se mit à la tête des seigneurs français qui fournirent une petite armée pour marcher contre les Turcs. On y voyait Philippe d'Artois comte d'Eu, connétable de France, Jacques de Bourbon, comte de la Marche, le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, le maréchal de Boucicault, et plusieurs autres. Le fils du comte de Hainault voulait en être, mais son père lui dit: «Guillaume, puisque tu as la volonté d'aller en Hongrie et Turquie, contre gens qui jamais ne nous forfirent, nul titre de raison tu n'as que pour la vaine gloire de ce monde. Laisse Jean de Boulogne et nos cousins de France faire leur entreprise et fais la tienne. Va plutôt en Frise, et conquiers notre héritage[65].»
(p. 190) Le roi de France, comme souverain de Gênes, fit armer une flotte qui devait agir de concert avec celle de Venise. La flotte combinée s'élevait à quarante-quatre galères, c'était plus qu'il n'en fallait pour dominer dans les mers de l'Orient; mais sur terre la supériorité restait aux forces ottomanes.
XII. Armée française qui se réunit à celle du roi de Hongrie. L'armée du duc de Nevers ne s'élevait guères qu'à dix mille hommes; il y avait, dit-on, mille chevaliers accompagnés d'un grand nombre de valets, et même de courtisanes. Ce fut dans cet appareil que cette noblesse brillante et présomptueuse, alla se joindre aux forces que le roi de Hongrie avait rassemblées dans les plaines de Bude. Sigismond se trouvait à la tête de cent mille hommes, parmi lesquels il y en avait soixante mille de cavalerie. Il effectua le passage du Danube, tandis que la flotte chrétienne sous les ordres de Thomas Moncenigo, après avoir traversé l'Archipel et le Bosphore, sans y rencontrer les galères turques, vint prendre station dans la mer Noire, à l'embouchure de ce fleuve, pour être à portée de seconder les opérations de l'armée de terre.
Elle sembla n'être venue sur ce rivage que pour y apprendre le désastre de ses alliés. Ils s'étaient avancés rapidement, avaient emporté quelques postes l'épée à la main et faisaient (p. 191) déjà le siége de Nicopolis, sur les frontières de la Valachie. Mais la licence des jeunes seigneurs favorisait l'indiscipline des soldats. Le désordre régnait dans le camp, dans les marches. On ne savait ni s'éclairer, ni se garder. Cette témérité qui faisait mépriser les ennemis, négligeait les précautions les plus indispensables à la guerre, et les bravades allèrent jusqu'à la cruauté, car on accuse ces chevaliers d'avoir massacré des prisonniers.
Sigismond plus prudent faisait de vains efforts pour établir quelque ordre dans le service. Ceux à qui leur âge, leur expérience auraient dû inspirer plus de circonspection, donnaient l'exemple de cette dangereuse confiance. Ils s'obstinaient à soutenir que Bajazet n'oserait se présenter devant l'armée chrétienne; selon eux il était encore en Asie, et se garderait bien de passer le Bosphore. Ils oubliaient qu'Ildérim était le surnom de ce prince, et que ce nom signifiait l'éclair.
XIII. Bataille de Nicopolis. 1396. Tandis que le gouverneur de Nicopolis se défendait vaillamment, le sultan par une marche rapide et habilement dérobée à la connaissance des chrétiens, était arrivé à six lieues de leur camp, ce qui est à peine concevable. On n'en fut averti que par quelques maraudeurs que ses troupes légères avaient mis en fuite; (p. 192) encore le maréchal de Boucicault les menaçat-il de leur faire couper les oreilles, pour avoir répandu l'alarme par de fausses nouvelles[66]. Mais les Turcs parurent bientôt après; cette bouillante jeunesse quitta précipitamment la table et le jeu pour courir aux armes.
Le roi voulut en vain les retenir; le sire de Coucy, l'amiral Jean de Vienne eurent beau représenter qu'il ne fallait pas commencer le combat en épuisant l'élite de l'armée pour dissiper les troupes légères de l'ennemi, le connétable Philippe d'Artois et le maréchal de Boucicault soutinrent qu'il y allait de l'honneur à se laisser devancer par les Hongrois. «Eh bien! répondit Jean de Vienne, là où la raison ne peut être ouïe, il convient que oultre-cuidance règne, et puisque le comte d'Eu se veut combattre, suivons-le.»
Toute la troupe s'élança dans la plaine; les éclaireurs de l'ennemi furent facilement dissipés, on rencontra un rang de palissades qu'on parvint à franchir, mais dont le passage ne put se faire sans quelque désordre. L'infanterie turque était derrière, elle soutint la charge avec intrépidité, fut enfoncée, dix mille janissaires (p. 193) restèrent sur la place, le reste courut se rallier sous la protection d'une forte ligne de cavalerie qui s'avançait à leur secours. Les Français se précipitèrent sur cette seconde ligne, la traversèrent, la mirent en fuite, tuèrent cinq mille Turcs et, au lieu de s'arrêter un moment, au moins pour rétablir l'ordre dans leurs rangs et laisser prendre haleine à leurs chevaux, ils poursuivirent ces escadrons qui fuyaient vers une hauteur.
Là ils trouvèrent une nouvelle ligne de quarante mille hommes qu'animait la présence du sultan. Chargés à leur tour, obligés de combattre en désordre, enveloppés, ils eurent la douleur de voir que l'armée hongroise ne s'ébranlait point pour les soutenir. Trois mille tombèrent sous le cimeterre des Ottomans, tout le reste demeura prisonnier.
Bajazet s'avança sur l'armée hongroise, spectatrice immobile de ce premier combat, mais déjà épouvantée, elle ne fit qu'une faible résistance; l'impétuosité des Turcs la mit dans une déroute complète; le roi et le grand-maître de Rhodes ne durent leur salut qu'à une barque qui se trouva sur le bord du Danube, et dans laquelle ils se jetèrent, se laissant aller au courant poursuivis encore par les flèches de l'ennemi.
(p. 194) Bajazet, sur le champ de bataille, se fit amener les captifs, et par un lâche abus de la victoire ou par une cruelle représaille, s'il est vrai que les Français eussent égorgé leurs prisonniers, il fit trancher la tête à tous ceux qui sur-le-champ n'embrassèrent pas la foi musulmane. Le comte de Nevers, et vingt-quatre seigneurs, parmi lesquels était le maréchal de Boucicault, furent seuls exceptés de ce massacre.
Le roi de France envoya un ambassadeur pour traiter de leur rançon. Cet ambassadeur présenta au sultan six chevaux, un vol d'oiseaux de fauconnerie, des étoffes de drap que l'on fabriquait alors à Reims, et une tenture de tapisserie de la manufacture d'Arras, qui représentait les batailles d'Alexandre. La rançon fut fixée à deux cent mille ducats. Le sultan exigea une garantie, et ce fut un négociant génois de l'île de Schio, nommé Barthélemi Pelegrini, qui se porta pour caution du roi de France.
Avant de renvoyer ces seigneurs, Bajazet voulut leur donner une idée de sa magnificence; il les invita à une chasse; l'équipage était composé de sept mille chasseurs, d'autant de fauconniers, les chiens avaient des housses de satin, les léopards des colliers de diamants; mais ces (p. 195) étrangers, éblouis de son luxe, durent être bien plus étonnés de sa justice, lorsque, s'il faut en croire les histoires nationales, il fit, devant eux, ouvrir le ventre à un de ses officiers, qu'une pauvre femme accusait d'avoir bu le lait de sa chèvre[67].
Cette funeste bataille de Nicopolis se donna le 28 septembre 1396[68]. Ce fut par la barque qui portait le roi de Hongrie, que les Vénitiens, les Génois, stationnés à l'embouchure du Danube, apprirent que désormais Bajazet était le maître d'inonder l'occident et le midi de l'Europe. La flotte combinée se hâta de quitter la (p. 196) mer Noire, où elle ne pouvait plus être d'aucune utilité, et revint dans la mer d'Italie.
XIV. Les Grecs appellent Tamerlan à leur secours. Au milieu d'un péril si pressant, les Grecs ne virent de salut qu'en invoquant un autre danger. Ils implorèrent le secours d'un Tartare, qui avait déjà traversé plusieurs fois et subjugué l'Asie, de ce Timour, ou Tamerlan, qui, après une bataille, élevait des pyramides de quatre-vingt dix mille têtes, horrible monument de sa victoire.
Il pille le comptoir d'Azoph. Ce conquérant, s'étant approché de l'embouchure du Tanaïs, vit arriver dans son camp des députés des marchands vénitiens, génois et catalans, qui trafiquaient dans le port d'Azoph, appelé alors Tana. Ils ne venaient point implorer son secours contre Bajazet; ils sollicitaient seulement la permission de faire paisiblement leur commerce. Ces prières étaient accompagnées de présents, tels qu'une colonie de marchands européens du quatorzième siècle pouvait en offrir à un vainqueur enrichi de toutes les dépouilles de l'Asie.
Timour leur jura sur sa tête qu'il les protégerait, fit entrer ses troupes dans la ville, la livra au pillage, la mit en cendres, et jeta dans les fers tous les chrétiens qui échappèrent au glaive des Tartares.
(p. 197) Cet exemple ne détourna point l'empereur grec du dessein d'appeler sur son pays un si terrible fléau. Manuel Paléologue avait passé deux ans dans les cours des princes chrétiens sans en obtenir un secours efficace.
XV. Bataille d'Angora, où Tamerlan défait Bajazet Ier. 30 juin 1402. Timour qui ne connaissait guère ce que c'était que l'empire de Constantinople, mais qui avait entendu parler de la ville impériale, saisit avidement cette occasion d'étendre ses conquêtes; il fit signifier à l'empereur des Turcs l'ordre de s'arrêter. Après une correspondance hautaine entre Bajazet et lui, ces deux conquérants se rencontrèrent auprès d'Angora, autrefois Ancyre, ville de Phrygie, c'est-à-dire dans les mêmes plaines que Mithridate et Pompée avaient ensanglantées quinze siècles auparavant; mais les armées des Romains n'étaient rien en comparaison de celles à la tête desquelles marchaient les souverains des Ottomans et des Tartares. Un ou deux millions d'hommes combattirent pour l'empire de l'Asie avec tous les moyens de destruction connus des anciens et des modernes[69]. La défaite des Ottomans (p. 198) fut complète; un des fils de Bajazet y perdit la vie, un autre et lui-même y perdirent leur liberté. Constantinople était, pour quelque temps du moins, délivrée de la crainte des Turcs; mais de cette capitale on voyait sur l'autre rive du Bosphore les pavillons de Timour, et si elle ne fut pas envahie, et par conséquent saccagée et brûlée, ce fut parce que le chef d'une armée de huit cent mille hommes n'avait pas quelques galères pour franchir ce bras de mer.
Tous les bâtiments de guerre vénitiens ou génois, qui se trouvaient à portée, étaient dans le détroit pour empêcher les fugitifs de l'armée ottomane de passer en Europe. On avait un double intérêt à les en écarter, et parce qu'ils étaient par eux-mêmes des hôtes dangereux, et parce que leur présence devait nécessairement attirer le vainqueur à leur poursuite. Cependant on reprocha dans le temps aux capitaines génois d'avoir donné asyle et passage à beaucoup de Turcs. Ce reproche est consigné dans un rapport de Jean Cornaro, commandant d'une galère vénitienne. Ce n'était pas la première fois que les Génois prêtaient assistance aux Ottomans contre l'empire grec. Ils paraissaient dès long-temps avoir prévu les succès de ces conquérants. Le soin de se ménager (p. 199) leur amitié était un des principes fondamentaux de leur politique.
Mais dans la situation où Gênes se trouvait alors, il serait difficile de juger quel esprit dirigeait le système de ses relations avec les autres puissances. Cette république n'existait plus comme gouvernement indépendant, elle s'était donnée au roi de France; elle ne s'était pas seulement mise sous une protection étrangère, elle avait renoncé à sa constitution, et depuis peu elle avait reçu un gouverneur français. C'était ce même maréchal de Boucicault que nous avons vu combattre à la bataille de Nicopolis avec cette ardeur imprudente qui ne suppose ni la duplicité de la politique, ni même les calculs de la prévoyance. Si donc, comme on ne peut le révoquer en doute, les Génois fournirent aux Turcs fugitifs les moyens de gagner un asyle en Europe, ce fut une détermination spontanée de ceux qui se trouvaient alors dans cette mer, et cette résolution put fort bien leur être conseillée par leur intérêt. D'ailleurs la colonie de Péra ne s'était jamais regardée comme liée nécessairement au système politique de sa métropole.
XVI Hostilités entre les Vénitiens et les Génois. 1403. Le gouvernement de Gênes, ou le cabinet de Paris, jugea au contraire qu'il était de son intérêt ou de son devoir d'attaquer les (p. 200) Ottomans, après le désastre qu'ils venaient d'éprouver. Le maréchal de Boucicault sortit de Gênes avec une escadre de onze galères[70] au printemps de 1403. Cet armement donna une vive inquiétude aux Vénitiens. Peut-être supposaient-ils au maréchal des vues plus profondes que celles dont il était capable; ils équipèrent une escadre de même force, que Zéno conduisit dans les mers de l'Orient; il avait ordre de mettre toutes les colonies de la république en sûreté, d'observer soigneusement les Génois, mais de ne commettre contre eux aucun acte d'hostilité.
Les explications qui précédèrent ces deux armements, les rencontres de ces deux flottes, la circonspection des Vénitiens, ne constatèrent que trop qu'il existait toujours entre les deux peuples des sentiments de méfiance et de jalousie, et le caractère ardent du maréchal de Boucicault ne contribua pas à concilier les esprits. Dans une première rencontre il invita, par une lettre, l'amiral vénitien à venir à son bord, prétextant une maladie qui l'empêchait (p. 201) de se transporter sur la capitane de Zéno. Celui-ci s'excusa sur les prétendues lois de la marine vénitienne, qui ne lui permettaient pas de quitter son vaisseau. Ensuite le maréchal proposa aux Vénitiens de réunir leur flotte à la sienne pour attaquer les ports des infidèles. Zéno répondit qu'il n'avait aucun ordre à cet égard, et qu'il ne pouvait entamer une guerre sans l'aveu de son gouvernement. Cette réponse, assurément très-raisonnable, piqua le maréchal, qui quelque temps après, et pendant que l'escadre de Zéno visitait les colonies, se porta sur les côtes de Syrie, et se présenta devant la rade de Berythe. Les Vénitiens, qui faisaient presque tout le commerce de cette échelle, y avaient un comptoir considérable. L'apparition d'une flotte génoise leur causa de vives alarmes; il envoyèrent à bord de l'amiral, pour le prier de ne point attaquer une place où les propriétés des Sarrasins n'étaient rien, et où il n'y avait que des marchands d'une nation amie. Boucicault les rassura par ses paroles, mais n'en fit pas moins opérer le débarquement, et attaquer la ville; elle fut saccagée, les richesses des Vénitiens furent livrées au pillage, et un maréchal de France traita Berythe, comme Tamerlan avait traité Asoph.
XVII. Bataille entre les deux flottes près de l'île de Sapienza. 1403. Depuis ce moment il ne distingua plus les (p. 202) Vénitiens des infidèles; il prit leurs vaisseaux, détruisit leurs comptoirs, ruina leur commerce, en disant que tout ce qui était en pays ennemi, ou pour les ennemis, était de bonne prise. Les représentations que Zéno lui adressa à ce sujet ne furent pas accueillies de manière à laisser espérer la moindre réparation de ces insultes. L'amiral vénitien, pour appuyer ses réclamations, ou pour protéger les vaisseaux de sa nation, rapprocha son escadre de l'escadre génoise. Elles se trouvèrent le 6 octobre 1403 sur les côtes de la Morée dans deux rades différentes de l'île de Sapienza, si fatale aux Vénitiens cinquante ans auparavant.
Le lendemain elles s'aperçurent; dès-lors la bataille était inévitable, car les uns comme les autres redoutaient bien moins le reproche de l'avoir engagée que la honte de l'éviter. La flotte vénitienne suivait la flotte génoise; celle-ci revira de bord et lui épargna la moitié du chemin. Ici nous pouvons laisser le vainqueur lui-même nous raconter cette action: «Sérénissime prince, écrivait Zéno au doge[71], j'ai à rendre compte à votre seigneurie ducale, que le six de ce mois j'appris que la flotte du maréchal de (p. 203) Boucicault était mouillée à Sapienza. Je m'en approchai le soir, avec vos onze galères et deux gros bâtiments qui m'avaient joint la veille. Celles des Génois avaient leurs feux allumés, ne nous croyant pas si près. Au point du jour elles gagnèrent le large; je les suivis, prenant les devants avec mes meilleurs vaisseaux, mais d'assez loin, car je laissais entre elles et moi un intervalle d'environ huit milles. Dès que les Génois m'aperçurent ils revirèrent de bord. Ma première pensée fut que le maréchal voulait me parler; mais quand je vis que toute son escadre suivait ce mouvement, et qu'elle faisait des efforts pour me joindre, je ne doutai plus de sa véritable intention; je donnai le signal, et fis force de voiles et de rames pour l'attaquer.
«Le combat s'engagea très-vivement, et dura pendant quatre heures avec une grande perte des deux côtés; mais Dieu et la protection de saint Marc nous donnèrent la victoire. L'ennemi fut contraint de prendre la fuite avec huit galères, en laissant trois en notre pouvoir. Si tout notre monde eût fait son devoir, aucune n'aurait échappé. Si Dieu permet que je rentre à Venise, je prierai votre seigneurie d'ordonner une information contre ceux dont la mauvaise conduite a sauvé les ennemis. Je (p. 204) n'ai rien à dire de la mienne. Le maréchal de Boucicault m'a attaqué avec sa galère sur laquelle il y avait près de trois cents hommes, dont une partie de soldats français. Pendant plus d'une heure j'ai eu à défendre ma capitane contre cette galère et deux autres. L'ennemi est venu à l'abordage, nous avons eu à combattre corps à corps sur notre propre pont; nous avons été assez heureux pour le repousser. Une seule de nos galères, celle de Léonard Moncenigo, est venue à notre secours et nous a dégagés, en chargeant les ennemis avec beaucoup de vigueur. La capitane génoise était déjà hors de combat; elle s'est retirée pouvant à peine faire manœuvrer vingt avirons. Si elle eût été poursuivie elle tombait entre nos mains; mais on n'a obéi à aucun de mes signaux, et je ne pouvais moi-même entreprendre cette chasse, n'ayant pas à mon bord trente hommes en état de combattre. Si nous n'avions eu affaire qu'à des Génois, la victoire aurait été bien plus complète. J'ai cru que l'honneur de nos armes ne me permettait pas d'éviter cette bataille.» Zéno négligeait de dire qu'il avait lui-même reçu une nouvelle blessure dans le combat.
La victoire des Vénitiens était attestée par les trois galères prises avec leurs équipages et par (p. 205) la retraite des Génois[72]. Cependant le maréchal de Boucicault ne voulut jamais convenir de sa défaite. Il publia un démenti de la relation simple et mesurée de Zéno. Il envoya un cartel à l'amiral, au doge lui-même[73], et de son autorité privée déclara la guerre à la république, sans s'inquiéter si Gênes était en état de la soutenir. Dans les premiers moments, il y eut quelques vaisseaux du commerce vénitien enlevés par des corsaires. Le gouvernement français lui-même parut vouloir appuyer les violences de Boucicault. On mit en prison quelques marchands vénitiens venus à la foire de Montpellier, et on leur confisqua pour plus de trente mille ducats de marchandises[74]. XVIII. Paix. Mais lorsqu'on (p. 206) vit la république préparer un armement formidable, on prévit tous les dangers de cette rupture; des négociateurs arrivèrent à Venise pour traiter de la paix, et les deux peuples se réconcilièrent, en se rendant tout ce qu'ils s'étaient pris. L'indemnité des dommages faits par les Génois aux Vénitiens, dans le pillage de Berythe, fut réglée à cent quatre-vingt mille ducats.
La relation de Zéno contenait un trait honorable pour les Français qui composaient la garnison des galères génoises. Un de ces Français, prisonnier de guerre, s'avisa de dire qu'il espérait prendre sa revanche, et tremper à son tour ses mains dans le sang vénitien. Par un oubli du droit des gens et de leur propre dignité, les magistrats de Venise firent pendre ce malheureux, et par un raffinement de cruauté, on lui taillada la plante des pieds, afin qu'il laissât, sur la place Saint-Marc, l'empreinte sanglante de ses pas.
Départ de Tamerlan pour l'Asie. Ces divisions si déplorables entre les deux peuples auraient favorisé les vues des Turcs et îles Tartares, si Bajazet n'eût été dans les fers, et si d'autres projets n'eussent fait dédaigner à Tamerlan la conquête d'une partie de l'Europe. Après avoir donné l'investiture du royaume de Romanie au fils de Bajazet, à Soliman, qui en (p. 207) reçut le diplôme à genoux; après avoir assujetti l'empereur Grec à un tribut, ce conquérant, septuagénaire, partit des environs de Smyrne pour aller faire la conquête de la Chine. On serait un peu honteux de raconter des combats de trois ou quatre mille hommes, après les grandes batailles des cinq cent mille Turcs de Bajazet contre les huit cent mille Tartares de Timour, si l'on ne se rappelait que c'est précisément quand notre espèce humaine se trouve réunie en grands troupeaux qu'elle devient plus méprisable. La nature nous a indiqué cette vérité, en ne permettant à notre cœur de s'intéresser vivement qu'aux individus.
Une petite peuplade de Grecs existait sur la côte d'Albanie; les brigandages des Turcs l'avaient forcée d'abandonner la ville qu'elle occupait, appelée Parga, et de se retirer sur un rocher qui s'avance dans la mer Ionienne. Du haut de ce rocher les habitants de la nouvelle Parga voyaient devant eux l'île de Corfou occupée par les troupes de la république. Ils ne pouvaient sortir de chez eux sur le continent, sans y rencontrer les Turcs, sur mer sans passer sous le canon des Vénitiens. Enhardis par les désastres que les Turcs venaient d'éprouver, ou forcés de subir la loi de leurs nouveaux voisins, ils se mirent, en 1401, sous la domination ou sous la (p. 208) protection de la république, qui, en 1447 leur accorda quelques priviléges. Ils étaient exempts de tous impôts, de toutes charges, même de la milice. Ils nommaient leurs magistrats et étaient gouvernés par un noble de Corfou, sous l'autorité du provéditeur qui commandait dans cette île. On dit même que lorsqu'ils étaient mécontents de leur gouverneur, ils le tenaient enfermé jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu justice.
Dans la suite cette petite colonie fut saccagée par les Turcs. La prise et l'incendie de Parga qui eurent lieu en 1500, déterminèrent le gouvernement de Venise à fortifier cette ville en 1571.
C'est cette peuplade de trois ou quatre mille âmes qui, dans ces derniers temps, a donné un si grand exemple au monde dont elle était ignorée. Lorsqu'en 1819 les Anglais cédèrent Parga au pacha de Janina, tous les habitants sans exception, hommes, femmes, enfants, vieillards, abandonnèrent leur patrie plutôt que de passer sous le joug de ce barbare. Les Turcs, en y entrant, ne trouvèrent qu'une ville déserte, et les restes d'un immense bûcher qui achevait de consumer les ossements des morts que les Parganiotes avaient exhumés pour ne pas les laisser au pouvoir de ces nouveaux maîtres.
XIX. Guerre contre le duc de Milan 1397. Pendant que Timour et Bajazet se disputaient l'Asie, le seigneur de Milan méditait la ruine du (p. 209) seigneur de Mantoue, son parent; et celui-ci, pour opposer à son cousin des forces égales, formait une ligue avec les Florentins, le marquis de Ferrare, le prince de Padoue, et les Vénitiens. L'abaissement des Visconti importait à la république depuis qu'elle avait acquis le Trévisan. L'armée milanaise faisait le siége de Mantoue. Une flottille vénitienne, qui entra dans le Mincio, sous le commandement de Jean Barbo, rompit l'estacade que les assiégeants avaient établie, et facilita une attaque générale dont le succès délivra la place. Le combat de Governolo, qui eut lieu le 29 août 1397, amena des propositions de paix; elle fut signée l'année suivante. Le seigneur de Milan avait entrepris des travaux considérables pour priver Padoue des eaux de la Brenta. Plus de trente mille hommes avaient été occupés pendant deux mois à construire, près de Bollano, des écluses de retenue. Les Vénitiens exigèrent que ces travaux fussent démolis; mais ce fut le prince de Padoue qui en remboursa les frais.
Trait de justice du doge Antoine Renier. Le doge Antoine Renier mourut dans les derniers jours du quatorzième siècle[75]. On cite de lui un trait qui prouve son respect pour la justice. (p. 210) Son fils eut le malheur d'outrager la femme d'un patricien, avec laquelle il avait eu précédemment des liaisons intimes. Dans un autre pays, une telle querelle n'aurait point été portée devant les tribunaux; mais si le bon ordre qui régnait à Venise ne permettait pas à l'époux offensé de se venger lui-même, les lois lui assuraient une juste satisfaction. Le fils du doge fut condamné à une amende de cent ducats, à deux mois de prison, et à ne pas se montrer de dix ans dans le quartier qu'habitait la dame offensée. Il tomba dangereusement malade en prison, et son père l'y laissa mourir plutôt que de demander un adoucissement à la sentence. On dit même[76] qu'elle aurait été plus rigoureuse si son avis eût été suivi.
XX. Nouveaux réglements. On continua, sous ce règne, à faire des règlements qui diminuaient les prérogatives du prince. On défendit de lui donner le titre de monseigneur, sous peine d'amende. Il fut établi qu'en parlant de lui on se servirait de l'expression messer le doge. Il lui fut interdit de posséder aucun fief hors de l'état, et de marier ses enfants à des étrangers sans la permission de (p. 211) ses six conseillers, de la quarantie et du grand conseil, où il fallait encore qu'il obtînt les deux tiers des voix. Les officiers attachés à sa personne furent déclarés inhabiles à occuper des emplois publics, tant qu'ils resteraient à son service, et même un an après l'avoir quitté.
On rapporte aussi à ce règne quelques autres règlements qui donnent une idée du système de cette administration. Deux Juifs obtinrent la permission de s'établir à Venise, et d'y tenir une banque qui prêtait à intérêt. En même temps on défendait à tous les étrangers d'acquérir aucunes rentes à Venise, sans une autorisation expresse. Ils avaient même besoin d'une permission pour y fixer leur domicile, et ce domicile ne les rendait aptes à acquérir les droits de citadin qu'après une résidence de quinze ans. Ces règlements prouvent que le gouvernement n'avait pas besoin de favoriser les étrangers pour augmenter la population de sa capitale.
En même temps qu'on se montrait difficile pour accorder le droit de citadinance, une sage politique admettait quelques étrangers aux priviléges du patriciat. Des princes alliés furent inscrits sur le livre d'or, et cet honneur devint la récompense de Jacques Dal Verme, ce général qui, tour-à-tour, avait si utilement servi les Vénitiens (p. 212) et les Milanais dans les guerres précédentes.
Michel Steno, doge. 1400. Michel Steno fut élu doge à la place d'Antoine Renier; c'était un vieillard de soixante-neuf ans.
XXI. Situation du Milanais après la mort de Galéas Visconti. 1402. Galéas Visconti, qui avait élevé si haut la puissance de sa maison, jusqu'à inspirer à toute l'Italie de la jalousie et même de l'inquiétude, mourut de la peste, le 3 septembre 1402, laissant deux fils mineurs. Sa veuve vit fondre sur elle un orage formé par de longues inimitiés.
Elle ne craignit pas de s'en attirer de nouvelles par des actes de cruauté, qui annonçaient une femme vindicative bien plus qu'une régente courageuse. Elle fit massacrer, dans son palais, trois gentilshommes membres de son conseil. Quelque temps après on vit un matin, sur la place publique, cinq cadavres vêtus de noir, mais sans tête. Cette exposition apprit au peuple de Milan qu'il y avait eu un soupçon conçu, un jugement sans publicité, une exécution nocturne, peut-être même un supplice sans jugement préalable; et chacun après avoir examiné les cadavres, sans pouvoir les reconnaître, s'en retournait humilié de vivre sous un pareil gouvernement, et pesant s'il y avait plus de dangers à l'attaquer qu'à le supporter. Aussi une insurrection éclata-t-elle bientôt dans Milan; la (p. 213) régente fut obligée d'aller chercher sa sûreté à Monza, sous la protection de quelques troupes mercenaires; et un de ses fils, qu'on sépara d'elle, devint à-la-fois un ôtage et un instrument dans la main des factieux.
Ce grand état, fondé par les talents et les crimes des Visconti, et qui s'étendait depuis les lagunes de Venise jusques dans la Toscane, se trouva tout-à-coup en proie à la discorde civile et à la guerre étrangère. Des seigneurs, naguère sujets paisibles de Galéas, ne voyant plus de sûreté que dans la rébellion, s'emparèrent de quelques villes; des voisins jaloux attaquèrent les provinces.
Privée de Pavie, que les mécontents gouvernaient sous le nom du fils qu'on lui avait enlevé, la régente voyait son autorité méconnue ou renversée dans Alexandrie, Crème, Lodi, Bergame, Crémone, Côme et Brescia. À Sienne ses enseignes avaient été arrachées. Elle venait d'être obligée de rendre Bologne aux troupes du pape, et elle apprenait que les Florentins et le seigneur de Padoue, ligués contre elle, se donnaient rendez-vous sous les remparts de Milan.
Dans ce danger elle eut recours aux armes de la faiblesse; elle négocia, et ce ne fut pas sans l'espoir de tromper. Du moment que la puissance (p. 214) des Visconti cessait d'être prépondérante, cette maison n'avait plus droit à l'inimitié des Vénitiens. La duchesse Catherine les pria d'être les médiateurs de la paix qu'elle demandait au seigneur de Padoue. Celui-ci finit par y consentir à condition qu'on lui céderait Feltre et Bellune, et la république se rendit garante de la remise de ces deux places. La cession n'eut point lieu à l'époque convenue. La seigneurie ne se fit point un devoir d'augmenter la puissance de Carrare. XXII. Guerre du seigneur de Padoue contre la veuve de Galéas Visconti. 1403. Celui-ci commença la guerre. Son gendre, le marquis d'Este, vint se joindre à lui. Guillaume de la Scala, fils de l'ancien seigneur de Vérone, dépouillé de ses états quelques années auparavant, crut cette circonstance favorable pour les recouvrer. Il vint offrir son alliance à Carrare; ce n'était pas un auxiliaire qui eût des troupes à fournir, mais il avait des prétentions à faire valoir. La première irruption de ces alliés fut heureuse; Vérone fut emportée moitié par la force, moitié par la trahison. Guillaume de la Scala y fut couronné, mais quelques jours après il mourut, et sa mort, qui n'avait d'autre résultat que de transmettre ses droits à ses fils, fournit aux ennemis du seigneur de Padoue l'occasion de répandre contre lui des soupçons que les mœurs du temps n'autorisaient que trop sans doute, mais que toute la conduite du second (p. 215) Carrare démentait. Ce prince, guerrier intrépide, n'était pas un homme sans générosité, et il méritait au moins qu'on le crût incapable d'un crime inutile.
XXIII. Les Vénitiens y interviennent, moyennant la cession de Vicence, de Feltre et de Bellune. 1404. Des ambassadeurs de Milan vinrent implorer l'assistance des Vénitiens contre cette ligue formidable, et pour mettre un prix à ce secours, ils offrirent à la république, Vicence avec Feltre et Bellune, c'est-à-dire les mêmes places dont elle avait garanti la cession au seigneur de Padoue, quelques mois auparavant.
Il ne s'agissait plus que de savoir jusqu'à quel point l'importance de ces acquisitions pouvait balancer un manque de foi. On dit, pour l'honneur des Vénitiens, que la délibération, dans laquelle les propositions de la régente furent acceptées, ne passa que d'une voix[77]. Encore accuse-t-on le doge d'en avoir écarté quelques-uns de ceux qui auraient pu s'y opposer. Pour cela, on fit une liste de tous les membres du conseil qui avaient des intérêts dans le Padouan, et on les priva, sous ce prétexte, du droit de voter dans cette affaire.
La duchesse de Milan ne méritait pas assez de confiance pour que l'on s'en rapportât à (p. 216) elle de la remise des places qu'elle avait promises.
Des détachements prirent possession de Feltre et de Bellune, au nom de la république; mais Vicence étant alors assiégée par Carrare, il était plus difficile d'y faire entrer des troupes. Cependant toutes les communications n'étaient pas absolument interceptées; on commença par faire insinuer aux habitants qu'ils pouvaient se délivrer des calamités d'un siége en se donnant à la république, car elle n'avait pas encore déclaré la guerre au seigneur de Padoue. Cette proposition, favorisée par le gouverneur milanais, trouva beaucoup d'approbateurs. Un député vicentin parvint à sortir de la place; il fut reçu à Venise comme le mandataire de toute une population assiégée qui demandait des maîtres, et qui se mettait sous la protection d'une république, le dernier asyle, disait-il, de la liberté. Cette vaine cérémonie terminée, quelques troupes parvinrent à se jeter dans Vicence, sous la conduite de Jacques Suriano, et le lendemain, 25 avril 1404, on y arbora l'étendard de Saint-Marc.
XXIV. Ils font la guerre à Carrare et au marquis d'Este. 1404. Sur-le-champ un trompette fut envoyé au seigneur de Padoue, pour lui signifier que la ville avait changé de maître, et qu'il eût à en lever le siége, les Vénitiens n'étant point en guerre (p. 217) avec lui. Carrare ne se crut pas obligé de respecter cette notification, ni même le droit des gens; il fit couper le nez et les oreilles au trompette[78], et déclara lui-même la guerre à la république.
L'apparition d'une aussi formidable puissance que les Vénitiens, sur le théâtre de la guerre, intimida plusieurs des alliés. Nicolas d'Este, marquis de Ferrare, quoique gendre de Carrare, fut le premier à se retirer; mais quelques mois après il reprit les armes en faveur de son beau-père. Le seigneur de Padoue, averti que les deux fils de Guillaume de la Scala avaient entamé une négociation avec la république, punit à l'instant cette défection, qu'il était en droit d'appeler une ingratitude, en faisant arrêter les deux princes, et se déclarant seigneur de Vérone.
Carrare, qui avait commencé la guerre avec avantage contre la duchesse de Milan, ne craignait pas, comme on voit, d'irriter les Vénitiens; cependant ils mettaient en campagne (p. 218) une armée de trente mille mercenaires, parmi lesquels il y avait neuf mille hommes de gendarmerie. Charles Malatesta en était le capitaine général; Zéno y avait été envoyé comme provéditeur.
Secondé par ses deux fils, mais forcé de lever le siége de Vicence, le seigneur de Padoue se réduisit à la défensive. Profitant de la multitude de canaux qui environnent et coupent son pays, il s'y enferma comme dans une enceinte fortifiée. Les Vénitiens attaquaient Vérone, dévastaient la Polésine de Rovigo, province du marquis de Mantoue, occupaient avec leurs flottilles les embouchures de la Brenta et du Pò, tandis que leur principale armée cherchait à forcer l'enceinte dont Carrare leur disputait l'entrée. Leurs troupes, campées dans des marais, ne buvant que des eaux insalubres, éprouvèrent par la maladie des pertes considérables et furent repoussées plusieurs fois. Zéno proposa de tenter le passage des marais. Il fallait sortir d'une, position où l'armée se consumait sans pouvoir déployer ses forces. Il se chargea lui-même de la reconnaissance de ce terrain entrecoupé de canaux et d'eaux stagnantes. Enfin on lui indiqua un endroit rempli de joncs, semé de quelques îlots, et assez peu profond pour offrir un chemin jusqu'à Padoue. Zéno employa une nuit du (p. 219) mois de septembre à parcourir ce marais, où il avait de l'eau quelquefois jusqu'aux épaules; convaincu de la possibilité de l'entreprise, il fit tenter le passage. On combla les bas-fonds avec des fascines, on construisit quelques ponts, et les troupes s'avancèrent par une route qui n'avait pas été jugée praticable. Carrare, dès qu'il en fut averti, accourut pour les culbuter dans les marais qu'elles venaient de franchir; mais il fut blessé et obligé de se renfermer dans sa capitale. Tout le territoire qui environne cette ville fut livré aux flammes et au pillage. Comme les habitants de la campagne savaient tout ce qu'ils avaient à craindre de l'indiscipline et de la rapacité du soldat, ils se réfugièrent dans la place, avec leurs récoltes, leurs meubles, leurs bestiaux et leurs enfants. Cette ville, déjà populeuse, se vit encombrée par une multitude effrayée, qui apportait plus d'embarras que de secours, et assiégée par la grande armée vénitienne, dont Malatesta, dangereusement malade, avait remis le commandement à Paul Savelli, capitaine romain. Vérone, qu'un des fils de Carrare défendait, était serrée de près; Commacchio, place du marquis de Mantoue, venait d'être prise, et l'établissement de salines qui y existait avait été détruit. Ferrare, assiégée depuis quelque temps, manquait de vivres. Le marquis d'Este fait la paix. Le (p. 220) marquis d'Este, ne pouvant plus résister aux murmures des habitants, qui lui reprochaient de les sacrifier aux intérêts de son beau-père, se vit forcé de demander la paix aux Vénitiens. Ils la lui accordèrent sous trois conditions:
La première, que ses salines resteraient détruites;
La seconde, qu'il céderait à la république la Polésine de Rovigo, avec la faculté cependant de la racheter, après la guerre, pour une somme de quatre-vingt mille ducats;
La troisième, qu'il viendrait à Venise demander pardon au sénat, et jurer de ne fournir aucun secours au seigneur de Padoue. Ce traité fut signé et exécuté au mois de février 1405.
La situation de Carrare empirait de jour en jour. Cependant il avait enrégimenté ses paysans, et s'était formé une petite armée d'environ douze mille hommes. Avec ce peu de forces, il avait fait tout ce qu'on peut attendre d'un homme de guerre et du caractère le plus inébranlable. Des sorties fréquentes, des expéditions lointaines, des postes surpris, des convois interceptés, enfin l'enlèvement du commandant de Vicence, qui fut attiré dans une embuscade et emmené prisonnier à Padoue, signalèrent le courage et l'activité de ce prince.
(p. 221) XXV. Prise de Vérone par les Vénitiens. 1405. Mais toutes les places des environs tombaient successivement. Vérone, où Jacques de Carrare commandait, au milieu d'une population qui n'était nullement affectionnée à son père, fut obligée de se rendre le 23 juin, et le prince, à qui la capitulation accordait, dit-on, la faculté de se retirer librement, fut arrêté et envoyé dans les prisons de Venise. Cette capitulation ne donnait aux Vénitiens que le droit d'occuper Vérone militairement. Ils voulurent y acquérir un droit politique, et pour cela ils donnèrent encore une fois le vain spectacle de la seigneurie recevant à ses pieds les députés d'un peuple qui demandait librement à vivre sous les lois de la république. Cette cérémonie fut aussi pompeuse qu'inutile. Les députés véronais firent un magnifique éloge du gouvernement vénitien. Le doge leur répondit par ces paroles de l'Écriture; Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière; et chacun feignit de croire que, depuis ce moment, les Vénitiens avaient acquis sur Vérone un droit légitime.
La Dalmatie, Corfou, Vicence, avaient été acquises avec les mêmes formes; et dans toutes ces réunions prétendues volontaires, les seuls Corfiotes avaient stipulé quelques conditions pour leurs intérêts les plus chers.
XXVI. Siége de Padoue. 1405. La prise de Vérone, rendant disponibles les (p. 222) troupes qui l'avaient assiégé, permit de renforcer l'armée qui était devant Padoue. Cette ville éprouvait, dans l'intérieur de ses murs, une calamité plus cruelle encore que toutes les horreurs de la guerre. Maladie contagieuse dans la place. Une maladie contagieuse s'était déclarée au milieu de cette population réduite à des privations pénibles, fatiguée par un service militaire continuel, et entassée pêle-mêle avec une multitude d'animaux. Cette maladie emportait en deux ou trois jours ceux qui en étaient atteints. Bientôt le nombre de ces malheureux ne permit plus de leur donner des soins, ni même de leur rendre les derniers devoirs avec quelque décence. Les précautions qu'on fut obligé de prendre pour assurer l'inhumation de tous les cadavres, et pour éviter l'appareil des cérémonies funèbres, ajoutaient encore à la terreur dont on était frappé. Pendant la nuit, des tombereaux, surmontés d'une petite croix et d'une lanterne, parcouraient les rues en silence, pour recueillir les morts de porte en porte, et allaient les jeter confusément dans de grandes fosses qui se remplissaient en un jour. Les historiens les plus modérés dans leur estimation, portent à vingt-huit mille le nombre des victimes[79]; d'autres l'élèvent jusqu'à quarante (p. 223) mille[80]. Quand on considère que le siége de Padoue ne dura que depuis le 23 juin jusqu'au 19 novembre, l'imagination est effrayée du nombre des malades qui devaient succomber chaque jour, pendant que la contagion fut à son plus haut période.
Négociation rompue Les défenseurs de cette place étaient réduits à quatre ou cinq mille hommes. On ne pouvait plus faire du pain, parce que les assiégeants avaient détourné les eaux de la Brenta. Il est facile de concevoir quelle force de caractère il fallait à Carrare pour contenir une population au désespoir, et obtenir de nouveaux efforts d'une garnison si malheureuse; aussi ne put-il empêcher les murmures d'éclater. Il se résigna à entrer en négociation pour la reddition de la place. On a écrit que ses propositions n'étaient qu'insidieuses; il faut cependant reconnaître qu'elles étaient acceptables et au moins très-désintéressées. Il demandait, pour prix de l'abandon de sa souveraineté, que l'on garantît à Padoue ses anciens priviléges, que les donations faites par lui fussent maintenues, qu'on rendît la liberté (p. 224) à son fils, retenu injustement par les Vénitiens après la reddition de Vérone, et qu'on lui payât à lui-même une indemnité de cent cinquante mille florins. Mais il s'était rendu trop redoutable pour que la politique de ses ennemis lui accordât même des conditions si modérées. Les plénipotentiaires de la seigneurie les rejetèrent avec hauteur.
Sortie des assiégés. Ils en furent punis quelques jours après. Dans la nuit du 19 août, une partie de la garnison sortit, sous la conduite de l'autre fils du prince de Padoue, arriva jusqu'aux sentinelles avancées des assiégeants, massacra la grande garde, pénétra jusqu'au camp, mit le feu aux tentes, fit main basse sur tout ce qui se présenta dans ce premier moment de confusion, enleva l'étendard de Saint-Marc, et opéra sa retraite en bon ordre, lorsque le général Savelli s'avança à la tête de ses troupes qu'il avait ralliées au milieu des flammes.
Dans cette action, qui couvrit de gloire le jeune Carrare, Savelli reçut une blessure dont il mourut peu de temps après[81]. Ce succès ne relevait pas beaucoup les espérances des assiégés; cependant la république fit offrir à Carrare (p. 225) la liberté de son second fils, une somme de soixante mille florins et la permission d'emmener, en sortant de la place, quelques voitures couvertes. Ainsi on ne marchandait plus que sur l'indemnité. Carrare reçut, malheureusement pour lui, en même temps que ces propositions, un avis qui lui annonçait de prochains secours de la part des Florentins. Cet espoir l'empêcha de renoncer à sa souveraineté; la négociation fut rompue, et les assiégeants, le voyant déterminé à se défendre, prirent la résolution de ne pas lui laisser le temps d'être secouru.
Assaut donné à la place. Leur armée, qui était de vingt-cinq à trente mille hommes, et dont Galéas de Mantoue venait de prendre le commandement, donna, le 2 novembre, deux heures avant le jour, un assaut général, qui dura jusqu'à la nuit, mais qui fut vaillamment repoussé. Quinze jours après, ils parvinrent à séduire le commandant d'une des portes. Elle leur fut livrée; une partie de l'armée pénétra dans la première enceinte. Carrare, qui veillait toutes les nuits, accourut pour leur arracher le fruit de cette trahison. Il résista long-temps, avec peu de monde, faiblement secondé dans ce moment de surprise. Enfin, obligé de céder, il se retira dans la seconde enceinte de la ville. Il y en avait une troisième, et au-delà (p. 226) de celle-ci, un château, dernière retraite des défenseurs de la place.
Les exemples ne sont pas assez communs d'un prince défendant lui-même sa capitale, au milieu des horreurs de la discorde, de la peste et de la famine, persistant à en disputer une moitié, quand la trahison l'a privé de l'autre, pour que la constance de François Carrare ne mérite pas ici notre admiration. Trouvant que les moindres retranchements sont toujours assez bons pour un homme de cœur, il appelait à grands cris ses soldats sur la seconde muraille; mais l'heure du découragement était arrivée pour tous, excepté pour lui. Si le privilége des hommes d'un grand caractère est d'entraîner les autres, c'est un malheur trop souvent attaché à leur condition de rester isolés dans les grands revers. L'un comme l'autre est l'effet de leur supériorité.
Les habitants, sans espoir de sauver leur ville, n'avaient plus que la pensée d'échapper au pillage. Le soin de conserver ses biens conseille plus de faiblesses que le désir de sauver sa vie. On ne s'occupait plus que de se rendre pour obtenir du vainqueur quelques ménagements; on éclatait en reproches contre le prince; on lui imputait les malheurs publics; on voulait le mettre dans l'impuissance de les prolonger. Son fils même le (p. 227) suppliait de ne pas aggraver cette terrible situation par une résistance inutile.
XXVII. Carrare demande une suspension d'armes et un sauf-conduit. Carrare, abandonné de tous, demanda un armistice, une entrevue et un sauf-conduit. Il déclara aux provéditeurs qu'il était prêt à livrer Padoue, pourvu qu'il pût le faire avec honneur. Ceux-ci exigèrent qu'il commençât par remettre la place, lui proposant d'aller ensuite à Venise discuter ses indemnités. Le piége était grossier; cependant le prince n'était guère plus en sûreté dans sa citadelle qu'au milieu du camp vénitien. Il se rend au camp des Vénitiens. Se confiant au noble caractère de Galéas de Mantoue, il le somma de lui donner sa parole d'honneur qu'on n'abuserait point de la négociation pour retenir sa capitale. Sur cette assurance, il se laissa conduire ou entraîner avec son fils à Mestre, où l'on disait que les négociateurs, chargés des pouvoirs de la seigneurie, devraient se rendre.
Les Vénitiens profitent de son absence pour se faire ouvrir les portes de Padoue. Ces plénipotentiaires du prince et des députés de la ville partirent en même temps pour Venise. La seigneurie refusa de recevoir les premiers, cajola les seconds, et en renvoya deux à Padoue, qui y entrèrent en criant, Vive saint Marc, Mort aux Carrares. Il ne se réunit à ces cris qu'un petit nombre de prolétaires[82]; mais le (p. 228) résultat de cette espèce de sédition, qu'on appela le vœu du peuple, fut qu'on ouvrit les portes aux troupes vénitiennes, le 19 novembre.
À cette nouvelle, Carrare demanda hautement à rentrer dans sa citadelle. Il n'était plus temps. Galéas de Mantoue n'y pouvait plus rien. Confus d'avoir engagé sa parole, il était trop intéressé à ce que la république ne lui fît pas partager la honte d'une trahison, pour ne pas espérer qu'elle se montrerait généreuse. Les commissaires de la seigneurie, venus à Mestre, pour conférer avec le prince, avaient annoncé qu'ils étaient autorisés à lui accorder la liberté de se retirer où il voudrait, à lui laisser la faculté d'emporter ses effets précieux, à lui allouer même une indemnité. Mais lorsqu'on apprit que les habitants de Padoue s'étaient déclarés, ces commissaires feignirent d'en être étonnés et en conclurent que, puisque la place s'était rendue sans stipuler les intérêts du prince, il n'y avait plus lieu à les discuter, et qu'il ne pouvait plus être considéré que comme prisonnier de guerre. XXVIII. On l'arrête, et on le conduit à Venise. On le conduisit à Venise ainsi que son fils. Galéas, qui les accompagna, y fut reçu avec de grands (p. 229) honneurs, on le fit noble vénitien; mais il témoigna librement son indignation de la perfidie avec laquelle cette affaire avait été conduite. On ne sait si sa mort, qui survint bientôt après, fut l'effet de son chagrin ou de son indiscrétion.
Venise devenait maîtresse de Padoue, de cette ville antique d'où elle tirait son origine. Il fut stipulé, dans l'acte de prise de possession, que la ville conserverait son université et ses manufactures de laine, et que le sel serait fourni à ses habitants, par les salines de la république, au même prix qu'à ceux de Vicence et de Vérone.
Lorsque les députés[83] vinrent mettre aux pieds du doge les clefs et le drapeau de leur ville; «Allez, leur dit-il, vos péchés vous sont remis.»
(p. 230) Ces paroles semblaient annoncer l'oubli de toute injure. Elles furent cruellement démenties.
François Carrare et son fils, en arrivant à Venise, furent déposés dans un couvent de l'île de Saint-Georges, à l'extrémité de la ville. Apparemment qu'on voulut éviter de la leur faire traverser en plein jour. Ils avaient fait une guerre trop vive aux Vénitiens pour ne pas mériter les vociférations de la populace. Le lendemain ils furent amenés en présence de la seigneurie. À genoux devant le doge, ils implorèrent la clémence de la république. C'était alors l'usage de mêler toujours des paroles de l'Écriture sainte aux discours publics. «J'ai péché, seigneurs, s'écriait François Carrare, ayez pitié de nous.»
Le doge leur fit signe de se relever, puis de prendre place à ses côtés, et s'adressant au père, répondit à-peu-près en ces termes[84]: «Vous avez constamment manifesté, envers la république, ingratitude et inimitié. Fidèle en cela aux exemples domestiques, vous avez surpassé les crimes de vos aïeux, et élevé un fils qui paraît disposé à égaler les vôtres. Qu'espérez-vous? De nouveaux bienfaits? ils ne vous (p. 231) changeraient pas. La permission de vous justifier? il n'y a pour vous ni excuses, ni pardon. Parjure envers la république, vous lui avez suscité des ennemis, comme votre père, qui implorait notre secours contre les Esclavons, et dans le même temps les excitait contre nous. Sa perfidie nous coûta Trévise, et il décela sa connivence avec le duc d'Autriche en achetant notre province de lui. Et quel argent y employa-t-il? celui que nous venions de lui donner pour des blés qu'il nous avait vendus. Après cette offense, après la guerre de Gênes qu'il nous avait suscitée, et dont nous ne sortîmes que par un miracle, nous voulûmes bien encore lui pardonner. Qu'est-il besoin de vous le rappeler à vous qui vîntes ici implorer notre clémence?
«Le duc de Milan vous a enlevé Padoue; nous vous avons aidé à y rentrer. Indulgence, secours, honneurs, bienfaits, nous vous avons tout prodigué; vous avez tout oublié; rien n'a pu changer la perversité de votre naturel. Aujourd'hui nous ne pouvons que remercier Dieu de ce qu'il a voulu mettre un terme à vos perfidies, et votre sort entre nos mains.»
XXIX. Réflexions sur la conduite des Vénitiens dans cette circonstance. Carrare garda le silence; on le conduisit avec son fils aîné dans la même prison où le plus jeune était depuis quelques mois. Il est facile (p. 232) de voir ce que Carrare aurait pu répondre à toutes ces imputations. Sa maison régnait dans Padoue depuis près d'un siècle; l'origine de cette puissance n'était ni plus ni moins pure que celle des autres. Le premier des Carrare avait profité de la popularité de sa famille pour chasser deux chefs qui opprimaient sa patrie, alors république démocratique. Il en étais devenu prince[85], et ce titre lui avait été conféré par une de ces délibérations qui consacreraient le droit le plus légitime, si on pouvait raisonnablement les croire libres, spontanées et prises avec maturité. Quelle que fût l'origine de cette puissance, elle avait été reconnue par tous les gouvernements voisins et notamment par celui de Venise. Elle s'était maintenue, agrandie par tous les moyens qui sont dans la politique et dans les passions humaines. Il y avait eu dans cette famille, des usurpations, des crimes de toute espèce; mais ce n'étaient pas les plus odieux de ces princes qui avaient manqué d'alliés. Plus d'une fois la république avait favorisé leurs injustices. Elle avait deux fois replacé cette maison sur le trône, et c'était là le seul droit qu'elle eût réellement sur elle. Les Carrare lui (p. 233) devaient en effet toute la reconnaissance dont on est redevable à un voisin qui trouve son intérêt à nous protéger. Ils avaient été inscrits parmi les nobles de Venise, mais ce n'était pas être devenus ses sujets. Plusieurs fois ils avaient pris les armes contre elle, mais ils n'avaient pas toujours été les agresseurs.
Quant à Vicence, cette ville leur avait appartenu à plus juste titre qu'aux Vénitiens; car elle avait été sujette de Padoue pendant près de cinquante ans, vers la fin du douzième siècle.
Pour Trévise, il en était de même; le père de François Carrare l'avait achetée du duc d'Autriche, et le duc d'Autriche avait pu la vendre, puisque les Vénitiens la lui avaient cédée par un traité. Ils prétendaient donc interdire à l'un la disposition de ce qu'ils lui avaient cédé, et aux autres le droit de l'acquérir. C'était une étrange prétention, mais elle ne l'était pas davantage que le reproche fait à Carrare d'avoir employé à cette acquisition l'argent des Vénitiens, et quel argent? celui qu'ils lui avaient donné pour prix du blé qu'il leur avait fourni.
Mais tous ces torts enfin, quand on aurait pu les qualifier ainsi, étaient ceux du père de François Carrare, de ses ancêtres. Pour lui, avant d'être appelé à régner, il s'était vu dépouillé de ses états par la république. Il les avait (p. 234) reconquis, non pas, à la vérité, sans l'aveu, mais sans le secours des Vénitiens. Cet aveu, il le devait moins à leur amitié qu'à leur haine contre la maison de Visconti.
Carrare avait déclaré la guerre au duc de Milan; il en avait le droit. Les Vénitiens s'étaient faits les alliés de son ennemi; par conséquent, il s'était vu dans la nécessité de les combattre. Était-ce là manquer à la reconnaissance? Enfin quel droit avait-on sur lui? On l'avait appelé dans le camp vénitien pour négocier, il y était venu avec un sauf-conduit; il avait reçu la parole du général de la république, et, parce, qu'on avait profité de son absence pour faire révolter sa capitale, on le déclarait prisonnier de guerre.
Et quand il aurait pu être justement déclaré tel, était-il justiciable de la république? devait-il s'attendre au traitement qu'on lui préparait? Ses torts enfin, quels qu'ils pussent être, le soumettaient-ils au jugement d'un tribunal vénitien? et ces torts, dans tous les cas, étaient-ils ceux de ses deux fils? Tous deux avaient combattu pour la cause de leur père; tous deux étaient retenus au mépris du droit des gens[86].
(p. 235) XXX. Carrare et ses deux fils sont jugés. Mais le plus vindicatif de tous les gouvernements ne s'arrêtait pas à examiner de telles questions. On commença par nommer une commission pour instruire le procès des trois prisonniers. Les commissaires furent Louis Morosini, Charles Zéno, dont on voit avec regret le nom figurer dans cette affaire, Louis Loredan, Robert Querini, et Jean Barbo[87]. On était partagé (p. 236) entre trois avis; les uns voulaient reléguer les princes à Candie; d'autres proposaient de les retenir dans une prison perpétuelle. Il y avait un troisième parti plus prompt, plus sûr, ce fut celui qu'appuya vivement Jacques Dal Verme, dans le grand conseil, en disant que laisser vivre les Carrare, c'était s'exposer à l'inconstance du peuple de Padoue, et à voir ces princes, redoutables par leurs talents et par leur courage, reconquérir leurs états une troisième fois.
Pour faire cesser toutes ces discussions, le conseil des dix évoqua l'affaire. Dès ce moment, la procédure, s'il y en eut une, ne laissa plus aucune trace.
(p. 237) Et étranglés dans la prison. 1406. Le 16 janvier, un moine fut introduit dans le cachot séparé où était le seigneur de Padoue, et vint l'exhorter à se préparer à la mort. Les uns disent[88] que le prisonnier se jeta sur le moine, pour le dépouiller de ses habits et s'échapper à la faveur de ce déguisement; d'autres racontent qu'il se confessa et reçut l'eucharistie. Quand le prêtre se fut retiré, quatre des juges entrèrent et firent un signe aux bourreaux qui les suivaient. Carrare se défendit quelque temps, armé d'une escabelle, mais accablé par le nombre, il fut renversé et étranglé. Le lendemain ses deux fils éprouvèrent le même sort, et on prit le soin, fort inutile, de répandre dans Venise que les trois princes étaient morts d'une maladie subite[89].
Carrare avait deux autres fils que leur mère avait conduits à Florence, long-temps avant la reddition de Padoue. Le gouvernement vénitien n'eut pas honte de promettre trois mille ducats d'or pour qui les tuerait l'un ou l'autre. Une récompense plus forte était offerte à qui les livrerait vivants; on mettait un prix au plaisir d'assouvir soi-même sa vengeance.
(p. 238) Les héritiers de la maison de la Scala, que Carrare avait dépouillée de Vérone, crurent que le moment était favorable pour réclamer les anciennes possessions de leur famille; mais le gouvernement vénitien, qui s'en était emparé, mit leur tête à prix pour toute réponse. On voit que la république avait deviné cette maxime proclamée depuis par Machiavel[90], qui recommande d'exterminer toujours la race des princes qu'on a détrônés.
Cette atroce procédure, contre les Carrare, donna lieu à une autre qui, sans être aussi cruelle, n'en était pas moins révoltante.
XXXI. Procès intenté à Charles Zéno. 1406. On avait trouvé, dans les papiers du seigneur de Padoue, la trace d'un paiement de quatre cents ducats d'or, fait par ce prince, à Charles Zéno. Le caractère de Zéno, qui était certainement alors le plus grand homme de sa nation, devait repousser tout soupçon de corruption. La somme dont il s'agissait ne pouvait, dans aucun temps, avoir été de quelque importance pour un patricien allié aux plus illustres familles et occupant depuis vingt-cinq ans les premières charges de l'état. Mais un gouvernement ombrageux met au nombre de (p. 239) ses maximes de rabaisser soigneusement l'orgueil ou la gloire de ceux qui se sont élevés par d'éclatants services. On avait déjà fait connaître à Zéno qu'il n'était pas assez médiocre pour être doge. On voulut attaquer sa considération personnelle et avertir ses admirateurs du danger qu'il y aurait à se déclarer ses partisans.
Une loi défendait à tout Vénitien de recevoir d'aucun prince étranger ni gratification, ni pension, ni salaire. Les avogadors produisant la preuve que Zéno avait reçu quatre cents ducats du prince de Padoue, le dénoncèrent au conseil des Dix. Interrogé sur le fait, Zéno déclara que pendant la mission que la seigneurie lui avait donnée dans le Milanais, pour y commander les troupes de Galéas Visconti, il avait eu occasion de voir François Carrare, alors prisonnier et dans un état voisin du dénuement; qu'il lui avait prêté quatre cents ducats, et que la note trouvée dans les papiers du prince ne pouvait être relative qu'au remboursement de cette somme.
Cette explication du fait était naturelle; le soupçon ne l'était pas; mais un tribunal qui compte pour des preuves les aveux arrachés par la torture, ne peut pas admettre les déclarations d'un accusé qui se disculpe. Une autre (p. 240) maxime particulière à ce tribunal était que, dans le doute, le plus sûr est de juger à la rigueur. Son jugement. En conséquence le héros couvert de blessures, qui avait porté si haut la gloire du nom vénition, fut déclaré coupable, dépouillé de toutes ses charges, et condamné à deux ans de prison[91]. Il en avait alors soixante-douze. Cet odieux jugement ajouta à la gloire de Zéno, qui, sans écouter les murmures qui s'élevaient en sa faveur, subit noblement sa sentence et montra qu'il n'était pas moins grand citoyen que grand capitaine, sous le plus ingrat des gouvernements.
XXXII. Dépenses de cette guerre. Telle fut l'issue de cette guerre dans laquelle la maison de Visconti ne recouvra pas même sa tranquillité, et qui procura aux Vénitiens ses alliés, l'acquisition de Bellune, de Feltre, de Vicence, de Vérone, de Padoue et de Rovigo, c'est-à-dire à-peu-près tout le pays renfermé entre la Piave, les montagnes, le lac de Garde, le Pô et les lagunes.
Seulement Rovigo pouvait être rachetée par le marquis de Ferrare, pour quatre-vingt mille ducats. Ces conquêtes si importantes n'avaient (p. 241) coûté que de l'argent. Pas une goutte de sang vénitien n'avait été versée; car, à l'exception de la flottille, les armées n'étaient composées que de mercenaires étrangers; mais il avait fallu leur prodiguer les trésors. En 1404, le gouvernement fut obligé de créer de nouvelles rentes, c'est-à-dire de faire un emprunt pour soudoyer ces troupes. L'année suivante, immédiatement après l'occupation de Vérone, on en ouvrit un nouveau dont le prompt succès prouva combien on comptait sur la durée de ces prospérités. Ces expédients ne suffirent pas, on imagina une opération sur les monnaies de Padoue qu'on soumit à une refonte; mais les renseignements nous manquent pour expliquer en quoi consistait cette opération. On en fit une bien autrement importante sur les grains: le gouvernement s'en réserva le monopole et le droit d'en fixer le prix. Enfin toutes les évaluations portent la dépense de ces deux campagnes à deux millions de ducats d'or[92]. On fit cependant, vers cette époque, quelques dépenses publiques assez considérables. Les places de Rialte et de St.-Marc furent pavées de grandes pierres. La tour de l'horloge, qui est devant (p. 242) l'église St.-Marc, et qui avait été consumée pendant une illumination de réjouissance, fut rebâtie. La façade du palais ducal, du côté du midi, fut achevée.
Cette acquisition d'un territoire considérable, dans le continent de l'Italie, accroissait sans doute les ressources et la puissance de la république; mais d'une autre part elle changeait la nature de ses rapports avec ses voisins, nécessitait un autre emploi de ses forces et devait par conséquent détourner une partie des capitaux et des bras que réclamaient la marine et les colonies.
Acquisition de Zara et de quelques autres places en Dalmatie, de Lépante et de Patras.—Traité avec les Turcs.—Acquisition de quelques villes sur le Pô.—Guerre avec le roi de Hongrie.—Trève, 1406-1413.—La seigneurie refuse la ville d'Ancône.—Rupture momentanée avec les Turcs.—Acquisition de Corinthe.—Mort de Charles Zéno.—Guerre contre le roi de Hongrie et le patriarche d'Aquilée.—Conquête du Frioul.—Acquisition de Cattaro.—Situation de la république après ces conquêtes, 1413-1420.
I. Les Vénitiens transportent à la Terre-Sainte le fils du roi de Portugal. Pendant que la république portait son ambition sur le continent, elle dut à une circonstance fortuite de nouveaux avantages pour son commerce maritime. Un fils de Jean 1er, roi de Portugal, s'étant obligé par un vœu à faire un pélerinage à la Terre-Sainte, vint demander le passage aux Vénitiens. Il était porteur de lettres par lesquelles le roi, son père, priait la seigneurie de l'accueillir favorablement, et, en reconnaissance, (p. 244) offrait aux négociants de Venise toutes sortes de franchises dans ses ports pendant cent ans[93]; c'était beaucoup pour un si faible service.
Comme déjà les vaisseaux vénitiens avaient appris à longer la côte occidentale de l'Europe et fréquentaient la mer du Nord, ce n'était pas pour eux un médiocre avantage de trouver un accueil et des priviléges dans des ports situés à moitié chemin. La seigneurie s'empressa de recevoir l'auguste pèlerin sur une escadre qui partait pour Berythe. Bizarre jeu de l'impénétrable fortune! les Vénitiens accordaient passage sur leurs galères, pour la traversée de la Méditerranée, à un prince dont la nation devait quelques années après frayer une nouvelle route aux navigateurs dans des mers inconnues, et par cette découverte, faire descendre les Vénitiens du premier rang qu'ils occupaient depuis si long-temps entre les peuples commerçants de l'univers.
II. Premier pape vénitien, Grégoire XII. 1406. Vers le même temps un évènement peu considérable en lui-même répandit dans Venise cette joie populaire à qui les gouvernements permettent quelquefois de se manifester sans (p. 245) la partager. Un cardinal vénitien, Ange Corrario, fut élevé au pontificat. Une singularité assez remarquable, c'est que la mère de ce cardinal Beriola Condolmier fut sœur, mère et grand'-mère de trois papes, savoir mère de celui-ci, Grégoire XII, élu en 1406, sœur de Gabriel Condolmier, élu en 1431, qui prit le nom d'Eugène IV, et aïeule de Paul II, Pierre Barbo, élu en 1464 C'était la première fois que la nation recevait cette espèce d'illustration, mais la chaire de S.-Pierre n'était alors qu'un trône assez mal affermi que deux compétiteurs se disputaient. Depuis trente ans, l'église donnait au monde chrétien le scandale de deux papes rivaux, se déclarant réciproquement illégitimes, intrus, schismatiques, usurpateurs, s'anathématisant l'un l'autre tour-à-tour, jetant dans les consciences l'incertitude et l'effroi, et offrant aux souverains le choix d'un pape selon leurs intérêts temporels. On en vit jusqu'à trois en même temps[94]; plusieurs furent déposés. On vit les (p. 246) cardinaux donner un compétiteur au pape qu'ils venaient d'élire. L'Italie fut ensanglantée par leurs rivalités; on se battit dans l'enceinte même (p. 247) des conciles et les pères les moins belliqueux se sauvèrent par les fenêtres[95].
Le gouvernement vénitien toujours peu disposé (p. 248) à favoriser l'ambition des ecclésiastiques, ne se départit point en faveur d'Ange Corrario de son système d'indifférence sur la rivalité des papes. Trois ans après, Grégoire XII, déposé par une sentence du concile de Pise, fut remplacé par un cardinal, né sujet de la république, Pierre Philargi qui était de Candie. L'ancien pape voulut passer de Rimini à Udine, où il avait convoqué les évêques de son obédience; la seigneurie défendit à tout le clergé vénitien de se rendre à cette convocation, refusa de recevoir le pape à Venise, se déclara pour son compétiteur, et donna même des ordres pour faire arrêter Grégoire à son retour. Un déguisement peu digne du chef de l'église sauva ce pape. Mais, en se rangeant sous l'obédience d'Alexandre V, la république ne se montra pas plus disposée à s'engager dans la querelle de ce nouveau pontife. Il sollicitait des secours pécuniaires et la permission de résider à Venise. On lui refusa l'un et l'autre. Et, lorsqu'en 1415, le concile de Constance, voulant mettre fin à ces discordes, fit demander à la république si elle (p. 249) reconnaîtrait le pape qu'il se proposait de choisir; les Vénitiens répondirent qu'ils feraient comme la majeure partie de la chrétienté[96].
III. Diverses acquisitions. De Lépante. 1407. Des intérêts plus directs appelaient ailleurs l'attention du gouvernement. La ville de Lépante, située dans l'ancienne Phocide, vis-à-vis la presqu'île du Péloponnèse, appartenait au prince de Morée: ce prince, ne pouvant la défendre contre les Turcs, accepta une modique pension de cinq cents ducats que lui offrit la république, et permit à ses sujets de chercher leur sûreté sous le pavillon de S.-Marc. De Patras. 1408. L'année suivante, en 1408, la ville de Patras fut acquise à-peu-près de la même manière. La république se la fit céder par l'archevêque[97].
Révolte en Albanie. Une petite révolte avait éclaté, en 1405, en Albanie. Les peuples de la principauté de Scutari, que la république avait achetée des derniers (p. 250) feudataires, avaient témoigné qu'ils regrettaient leurs anciens maîtres. Il fallut y envoyer des troupes, faire le siége de quelques châteaux, et notamment de celui où s'étaient réfugiés l'héritier et la veuve du dernier seigneur. La princesse et son fils se soumirent à aller résider à Venise, et leur départ rétablit la tranquillité dans la colonie. Elle fut troublée trois ans après par un parent du jeune prince, qui entreprit d'en chasser les Vénitiens, battit leur petite armée, et les obligea de renoncer à une partie de cette province. Ils conservèrent seulement Scutari, Dulcigno, et les salines qui sont sur cette côte.
Cette seconde révolte des Albanais avait été appuyée par les troupes de Sigismond, roi de Hongrie, qui disputait alors sa couronne à Ladislas, allié des Vénitiens. Ladislas, roi de Naples, était appelé au trône de Hongrie par une partie des seigneurs, mécontents d'obéir à Sigismond, qui était étranger et dont les droits n'étaient fondés que sur son mariage avec leur dernière reine; encore en était-il devenu veuf.
Ladislas, roi de Hongrie, vend Zara aux Vénitiens. 1409. Ladislas, en partant de Naples, pour aller prendre possession de la nouvelle couronne qui lui était offerte, fit un traité avec les Vénitiens, et, à l'exemple de tous les princes, qui, dans une position semblable, n'hésitent pas à proposer le partage des états dont ils ne sont pas (p. 251) encore en possession, il leur promit la ville de Zara.
Malheureusement pour lui, ses conquêtes se bornèrent à cette place; il fut obligé de repasser en Italie, et tout le fruit qu'il retira de cette expédition se réduisit à vendre à la république, pour cent mille florins[98], la ville de Zara et tous ses droits sur la Dalmatie. La seigneurie prévoyait bien que cette acquisition la mettrait en état de guerre avec le compétiteur de Ladislas; mais elle n'hésita point à prendre possession de son ancienne colonie. Une forte garnison y fut envoyée. Des ouvrages considérables furent faits autour de Zara pour s'en assurer la conservation, et un fort fut élevé pour répondre de la fidélité des habitants. Elle avait besoin de garantie, car leur ville avait échappé huit fois à la seigneurie. Acquise, en 998, par le doge Pierre Urseolo, elle se révolta en 1040, pour se donner au roi de Croatie. En 1115, elle se mit sous la protection du roi de Hongrie. En 1170, elle se déclara indépendante et élut pour prince son archevêque. En 1186, ce fut encore le roi de Hongrie qui appuya les nouveaux efforts des Zaretins pour secouer le joug de la république. Les années (p. 252) 1242, 1310, 1345 et 1357 furent encore marquées par de nouvelles expulsions des Vénitiens, qui, après être rentrés tant de fois dans cette possession par la force des armes, acquirent enfin cette colonie par un marché, comme s'ils n'en eussent jamais fait la conquête. Cette acquisition importante eut lieu en 1409, et en 1414, des provéditeurs furent envoyés dans cette province, avec la mission de prendre des ôtages dans les principales familles et de les faire partir pour Venise[99]. Bientôt après, les généraux vénitiens employés sur cette côte s'emparèrent successivement des îles d'Arbo, de Pago, de Cherno et d'Ossero. Ils prennent Sebenigo de vive force. 1412. À la faveur du voisinage ils semèrent la division dans Sebenigo, pour s'en emparer par un coup-de-main, mais la tentative échoua. Les partisans que les Vénitiens s'étaient ménagés dans la place en furent chassés et il fallut en entreprendre le siége, qui fut long, car la ville ne se rendit que par famine au bout de deux ans.
La république paie un tribut aux Turcs. Ainsi, depuis quelques années, les Vénitiens multipliaient leurs établissements sur la presqu'île (p. 253) de l'ancienne Grèce; mais les Turcs commençaient à l'envahir de leur côté. La seigneurie, ne se sentant pas en état de résister à de si dangereux voisins, prit le parti de négocier avec l'empereur Soliman, et ne fit pas difficulté d'acheter, par un tribut annuel de seize cents ducats, la promesse qu'il voulut bien faire que ses armes laisseraient en paix les pays soumis à la république.
IV. Le marquis de Mantoue met son fils sous la tutelle des Vénitiens. On voit combien les affaires des Vénitiens s'étaient améliorées du côté du Levant. Sur le continent de l'Italie, leurs nouvelles conquêtes avaient dû leur procurer beaucoup de considération et d'influence. Ils en eurent une preuve par le testament du marquis de Mantoue, François de Gonzague, qui, laissant un fils âgé de douze ans, pria la république de vouloir bien se charger de la tutelle du jeune prince et du gouvernement de ses états, pendant la minorité. La république répondit dignement à cette honorable marque de confiance. François Foscari, délégué par elle pour aller administrer le Mantouan, y sut mériter la reconnaissance du prince et du peuple.
Le seigneur de Ravenne demande un patricien pour l'assister dans le gouvernement. Cet exemple fut suivi par le seigneur de Ravenne, Obizzo de Polenta, prince trop modeste ou trop indolent, qui, bien qu'il fût en âge de régner par lui-même, demanda à la seigneurie (p. 254) un patricien pour l'assister dans les soins du gouvernement. Jean Cocco, qui fut chargé de cette mission, ne s'en acquitta pas avec moins de succès que François Foscari de la sienne.
S'il était beau pour le gouvernement de Venise de recevoir de pareilles demandes, qui étaient un hommage rendu à sa sagesse, il était plus glorieux encore de les justifier.
Acquisition de Guastalla, Brescello, et Casal-Maggiore. La Lombardie était troublée à cette époque par les divisions de plusieurs princes et notamment par l'ambition du seigneur de Plaisance, Otto da Terzi, qui possédait déjà Parme et Reggio et qui voulait enlever Modène au marquis de Ferrare. Celui-ci parvint à former une ligue contre ce voisin turbulent. La petite armée de cette coalition, dans laquelle les Vénitiens étaient entrés et avaient fourni sept cents lances, fut complètement battue; mais le marquis répara les torts de la fortune par un crime. Il attira son ennemi dans un piége et le fit assassiner. On se partagea le corps de ce prince comme un trophée[100], et Venise ne répugna (p. 255) point à recevoir les fruits de cette trahison. Elle s'empara de Parme et de Reggio. Cette promptitude à se saisir de la part qu'elle croyait lui être due, la brouilla avec son allié, qui fit avancer ses troupes pour disputer la possession de Parme. Ils n'en vinrent cependant pas aux mains; le marquis céda à la république Guastalla, Brescello et Casal-Maggiore sur le Pô. Ces places convenaient beaucoup mieux aux Vénitiens, qui, à ce prix, rendirent les deux autres.
V. Désastres, complots à Padoue et à Vérone. L'année 1410 fut marquée par plusieurs évènements sinistres. Des conspirations éclatèrent à Padoue et à Vérone, pour y établir l'autorité des maisons de Carrare et de la Scala. Les coupables expièrent cette tentative dans des supplices affreux. Pillage de Tana par les Tartares. Les Tartares firent une irruption dans la ville de Tana, où se tenait une foire au mois d'août, et égorgèrent tous les Vénitiens qui s'y trouvaient, au nombre de plus de six (p. 256) cents, après avoir pillé leurs richesses, évaluées à plus de deux cent mille ducats[101].
Ouragan à Venise. Le même jour que cette irruption ruinait le commerce vénitien au fond de la mer Noire, un ouragan, tel qu'on n'en avait point vu de mémoire d'homme, semblait menacer Venise même d'une destruction totale. Les vaisseaux arrachés de leurs ancres étaient brisés contre le rivage, ou jetés dans la haute mer; tous les arbres déracinés; les édifices renversés; la mer furieuse semblait vouloir anéantir Venise. Le dommage fut incalculable.
Murmures contre les patriciens. Environ un an après, un complot fut formé, ou plutôt un murmure fut proféré contre les patriciens. Deux citadins, l'un nommé François Baudouin, l'autre Barthélemi Anselme, causant un jour avec l'abandon de l'amitié, se communiquèrent les sentiments d'indignation que leur faisait éprouver l'insolence de la noblesse. Le premier osa dire qu'il n'était pas impossible de la réprimer, que si les citoyens riches voulaient assembler leurs créatures, ils se déferaient des patriciens les plus odieux, et du conseil des Dix. Cette confidence effraya tellement l'interlocuteur, qu'il courut dénoncer son ami, qui (p. 257) fut pendu le lendemain, et le dénonciateur fut aggrégé au patriciat. Telle est l'origine de la noblesse de la maison Anselmi[102].
VI. Guerre contre le roi de Hongrie. 1411. Les Vénitiens, en portant en Dalmatie leur pavillon et leur esprit d'envahissement, avaient fait, selon Ladislas, une acquisition légitime; mais aux yeux de Sigismond, ce ne pouvait être qu'une usurpation. Sigismond n'était pas seulement l'heureux compétiteur de Ladislas, il venait d'être appelé au trône impérial, et ceint d'une double couronne, il s'avançait à main armée pour descendre des montagnes du Frioul, et entrer sur le territoire vénitien. L'évêque d'Aquilée, dont les états allaient être traversés et ensanglantés, s'enfuit à Venise. La (p. 258) seigneurie prit toutes les mesures indiquées par les localités pour défendre les passages par lesquels on pouvait pénétrer dans son territoire. Un retranchement de vingt-deux mille de développement, fut tracé sur la frontière. Douze mille hommes de milices furent rassemblés pour la défense de ces lignes. Chaque ville fournit un contingent de lances et de chevaux, et on en forma une petite armée mobile, dont le commandement fut donné à Thadeo Dal Verme, qui conduisit assez mal les affaires, pour qu'on fût obligé de le remplacer par Charles Malatesta, dès la première campagne[103].
Ces préparatifs de guerre nécessitèrent de nouvelles mesures de finance, pour subvenir à une dépense qu'on évaluait à soixante mille ducats par mois. Le gouvernement provoqua des dons patriotiques; on soumit à des taxes les officiers de justice et beaucoup d'employés (p. 259) de l'administration. On abusa du monopole du blé. On augmenta les droits sur le sel, on en établit un de vingt sols par aune sur les draps et sur les toiles. On multiplia les emprunts; Padoue prêta sept mille ducats, Vicence huit mille, Vérone dix mille. Le conseil confia la conduite de toutes les affaires militaires à une commission qui, par-tout ailleurs qu'à Venise, aurait été jugée trop nombreuse pour pouvoir faire espérer de la diligence et de la discrétion, car elle était composée de cent vingt-neuf patriciens.
Les affaires des Vénitiens allèrent fort mal pendant la première campagne. Le général des Hongrois était un Florentin nommé Pippo. Il passa le Tagliamento, franchit tous les défilés du Frioul, se présenta, le 22 avril 1411, devant les lignes, et les emporta presque sans combattre, par la lâcheté et l'inexpérience des milices, qui se débandèrent à l'aspect de l'ennemi. Dès que cette irruption fut opérée, Bellune chassa le podestat vénitien, et ouvrit ses portes aux Hongrois. Serravalle, Feltre, Motta, ne firent aucune résistance. Sacile, Cordagnano, Val di Marino, Castelnuovo, furent emportés ou se rendirent. Il n'y eut que Castelfranco, Conegliano, Azolo, Noale et Oderzo, dont la défense fut honorable. L'ennemi se répandit dans toute (p. 260) la province de Trévise, il pouvait attaquer la capitale. Il fallut pour l'arrêter avoir recours à d'autres armes. Heureusement Pippo n'était point inaccessible à la corruption. Vaincu par les présents des Vénitiens, il se hâta de prendre des quartiers d'hiver, et repassa même les montagnes sous prétexte d'y être plus en sûreté.
La seigneurie employa cet intervalle de repos à renforcer ses troupes et ses places, à punir sévèrement les officiers lâches ou infidèles, à qui on imputait les pertes de la campagne précédente, et sur-tout à nouer des négociations pour la paix. Le roi ne la refusait pas absolument, il consentait même à ce que Zara restât à la république; mais il exigeait qu'on lui rendît Sebenigo et les autres places, qu'on réparât le dommage qui y avait été fait, que six cent mille ducats lui fussent payés en indemnité des frais de la guerre, que la seigneurie lui envoyât tous les ans un cheval blanc ou un faucon, à titre d'hommage pour la possession de Zara, et qu'elle lui accordât un libre passage sur son territoire pour aller à Rome.
Les Vénitiens avaient bien pu se soumettre à payer un tribut aux Turcs, mais ils ne voulaient pas se reconnaître vassaux du roi de Hongrie. Ils pouvaient encore moins consentir à lui donner passage pour venir en Italie, où il aurait fini par dominer.
(p. 261) Au commencement de la campagne de 1412, ils tâchèrent de porter la guerre dans le Frioul. Udine fut prise et reprise. On se disputa plusieurs châteaux. Dans une première bataille, les troupes vénitiennes eurent un plein succès. Le général ennemi fut tué avec quinze cents des siens; mais Sigismond s'avançait en personne, menant à sa suite les héritiers des maisons de Carrare et de la Scala, ce qui annonçait évidemment le projet de dépouiller la république de la souveraineté de Padoue et de Vérone. Il fallut se replier sur Bellune, ensuite dans le Trévisan, laisser même les ennemis s'avancer sur le territoire de Padoue et le voir mettre le siége devant Vicence.
On avait eu la précaution d'enlever toutes les subsistances qui se trouvaient dans la campagne ou dans les places ouvertes. Les Hongrois éprouvèrent de grandes privations. Le siége de Vicence traîna en longueur. Il leur coûta plus de trois mille hommes. Cette armée, sans avoir été battue, se trouva réduite de moitié. Elle fit un mouvement de retraite; aussitôt les troupes vénitiennes et les paysans se mirent à sa poursuite pour la harceler, et lui firent éprouver une perte considérable lorsqu'elle voulut repasser la Piave.
VII. Trève. 1413. Les Hongrois passèrent l'hiver occupant le pays de Feltre, le Frioul, et menaçant les places (p. 262) de l'Istrie, pour attirer de ce côté les forces de la république. Enfin le 18 avril 1413, une trève de cinq ans vint mettre fin à ces hostilités.
Cette guerre défensive avait coûté deux millions de ducats, et occasionné la dévastation de plusieurs provinces. Il en résultait, pour les Vénitiens, une dette considérable dont l'extinction fut le premier soin du gouvernement. Son discrédit était tel que les créances sur les fonds publics se vendaient à 38 pour cent de leur valeur nominale[104]; on affecta à leur paiement tout le produit des sels que les lagunes fournissaient pour la consommation de Vicence et de Padoue, et un droit de 3 pour cent qui fut ajouté à la taxe dont toutes les marchandises étaient grevées. Cinq commissaires furent nommés pour diriger l'emploi de ce fonds d'amortissement.
Cependant au milieu de cette guerre malheureuse les intérêts du commerce ne furent pas négligés. La guerre contre les Hongrois fit rechercher l'amitié du duc d'Autriche; les Vénitiens obtinrent de lui, moyennant une somme considérable, qu'il ouvrirait un libre passage par (p. 263) le défilé de Trente aux marchandises qu'ils envoyaient en Allemagne[105].
Peste à Venise. Il n'y avait pas deux mois que la guerre avait cessé lorsque la peste se déclara encore dans Venise, et dura jusqu'au mois d'octobre; elle y fit périr cette fois trente mille personnes[106]. Le retour si fréquent de ce fléau accuse l'insuffisance des lois sanitaires, si nécessaires à un peuple qui était en communication continuelle avec tout l'Orient; mais cette même calamité donna lieu quelque temps après à une fort belle loi, qui défendit à tout sénateur de s'éloigner de la capitale quand la peste y régnerait[107].
Thomas Moncenigo, doge. 1414. Cette même année Venise perdit le doge Michel Steno, qui fut remplacé par Thomas Moncenigo, alors en ambassade auprès de l'empereur Sigismond. La mission de Thomas Moncenigo avait pour objet de mettre un terme aux désordres que produisait en Italie la querelle des papes, du roi de Naples et de Sigismond. Cet (p. 264) ambassadeur avait aussi été chargé de proposer à l'empereur de donner à la république l'investiture des principautés de Padoue, de Vicence et de Vérone, ce qui prouve que la seigneurie ne se croyait pas un droit incontestable sur ces états. Cette proposition, qui pouvait flatter la vanité de l'empereur, était en opposition avec sa politique. Il demanda que ces trois provinces fussent rendues à leurs anciens maîtres devenus ses protégés. Il persistait aussi à exiger que les Vénitiens, en gardant Zara, lui en fissent hommage. Il fallut se préparer à une nouvelle guerre.
Quelques règlements qui furent faits sous le règne de Steno, ou pendant l'interrègne, méritent d'être rapportés.
VIII. Règlements intérieurs. On se souvient que la conjuration de Boëmont Thiepolo avait occasionné l'expulsion de beaucoup de patriciens qui y avaient pris part, notamment de plusieurs personnes de la maison Querini. Il avait été réglé depuis que, tant que la race de ces exilés ne serait pas éteinte, aucun des membres de leur famille, bien qu'étranger à la conspiration, ne serait éligible au conseil des Dix. On vérifia au commencement du XVe siècle qu'il ne restait plus aucun descendant des condamnés; en conséquence le droit d'éligibilité à ce conseil fut rendu à leurs parents.
Un autre décret régla que les avogadors ne (p. 265) pourraient plus faire arrêter un conseiller de la seigneurie, à moins que l'accusation ne portât sur un fait extraordinaire, et que, même dans ce cas, ils seraient obligés d'en référer à deux chefs du tribunal des quarante.
On ajouta à ces dispositions que le doge ne pourrait appeler personne en justice, que ses armoiries ne seraient placées ni sur les drapeaux, ni sur aucun navire, ni sur aucun édifice, excepté dans l'intérieur du palais ducal; que les avogadors pourraient le traduire en jugement; que dans les conseils il ne pourrait jamais s'opposer à leurs conclusions; qu'enfin personne ne serait autorisé à tirer des archives de la république aucune pièce secrète.
IX. Les Vénitiens refusent la possession de la ville d'Ancône. Les gouvernements aristocratiques ne sont pas les moins susceptibles des séductions de la prospérité. Venise, depuis une vingtaine d'années, reculait tous les ans les bornes de ses domaines. Sans rivaux sur les mers, où les Génois ne pouvaient plus soutenir la concurrence, elle avait recouvré ou acquis d'importantes colonies, et possédait plusieurs belles provinces sur le continent de l'Italie; mais il fallait supporter les inconvénients inséparables de sa nouvelle condition. Victorieuse des petits princes, dont le voisinage l'avait si long-temps importunée, conquérante de leurs états, elle se trouvait en (p. 266) contact avec des puissances bien autrement redoutables, et il ne lui était plus permis de se dispenser de prendre part à leurs différends. Devenue vulnérable sur plus de points, elle avait plus de ménagements à garder. Une des acquisitions les plus désirables pour elle, était sûrement celle du port d'Ancône. Déjà maîtresse de Corfou, de Zara et des Lagunes, si elle y eût joint Ancône, elle se serait trouvée en possession de tous les bons ports existants sur les deux rivages de l'Adriatique. Elle put faire cette acquisition et la faire gratuitement. Les Anconitains, sujets de l'église, étaient assiégés et vivement pressés par le seigneur de Pezzaro. Ils crurent trouver leur salut dans la protection de la république, arborèrent l'étendard de Saint-Marc, et envoyèrent des députés à Venise pour offrir de se donner à la seigneurie. Rien n'était plus séduisant qu'une pareille proposition. Le gouvernement vénitien avait montré plus d'une fois qu'il était toujours disposé à croire sincères les vœux des peuples qui se donnaient à lui; mais dans cette circonstance il résista à la tentation, et ne voulut point avoir à compter de plus parmi ses ennemis le pape, et le prince qui voulait conquérir cette ville.
Au lieu d'accepter le titre de maîtres, les Vénitiens s'offrirent pour médiateurs et devinrent (p. 267) les arbitres désintéressés de ce différend. Cette conduite, qui n'était que circonspecte, eut tous les honneurs de la modération.
X. Guerre contre les Turcs. 1416. Les soins qu'ils étaient obligés de donner aux affaires de l'Italie détournaient leur attention et leurs forces des établissements qu'ils avaient en Orient. Pendant ce temps-là, le soudan de Babylone ruinait les comptoirs de la république à Damas; les Turcs mettaient à feu et à sang tout le plat pays de l'île de Négrepont; Mahomet, leur nouvel empereur, armait une puissante flotte qui menaçait Candie, et, sans les divisions qui survinrent dans la famille ottomane, il n'est pas probable qu'on eût pu détourner le danger par la négociation. La paix qu'on eut le bonheur de conclure avec Mahomet, en 1415, fut rompue presque aussitôt, par l'imprudence du duc d'Andros, qui ne cessait point de faire la course sur les Turcs. Ceux-ci ne distinguèrent point la république de son vassal, et se mirent à poursuivre tous les bâtiments appartenant aux Vénitiens.
La seigneurie envoya, pour protéger son pavillon, une escadre de quinze galères dans les mers de Constantinople, sous les ordres de Pierre Loredan. La guerre n'avait été déclarée de part ni d'autre, la flotte vénitienne portait des plénipotentiaires, chargés de donner des explications (p. 268) et de prévenir une rupture; mais lorsque les Turcs virent défiler le long de leurs côtes le cortége formidable qui accompagnait ces ambassadeurs, ils firent feu sur l'escadre, qui répondit par des volées de toute son artillerie. La flotte turque appareilla pour venir attaquer les Vénitiens, et le 29 mai 1416, les deux armées se livrèrent un combat sanglant à la vue de Gallipoli.
Bataille de Gallipoli. Malgré l'infériorité du nombre, les Vénitiens remportèrent une victoire complète. Leur amiral, Pierre Loredan, y reçut plusieurs blessures. Celui des Turcs y perdit la vie[108]; cinq galères et plusieurs autres bâtiments demeurèrent au pouvoir du vainqueur, qui fit passer au fil de l'épée tous les Génois, Catalans, Siciliens ou Provençaux, qui se trouvèrent parmi les prisonniers; ils étaient au nombre de 2600. Il y avait aussi quelques Candiotes qui avaient pris du service dans les équipages turcs. Ils furent écartelés, et leurs membres suspendus à la poupe des galères.
Paix. Un mois et demi se passa en pour-parlers, (p. 269) avant que les plénipotentiaires, qui étaient sur la capitane de Loredan, pussent débarquer. Enfin ils furent admis. Tous les griefs qu'on avait à se reprocher mutuellement furent considérés comme des mal-entendus. On se rendit les prisonniers, les choses furent rétablies sur le même pied qu'auparavant. Il fut stipulé que le gouvernement turc ne prendrait point fait et cause pour les corsaires de sa nation et que les Vénitiens pourraient les traiter en ennemis.
XI. Acquisitions dans la Morée, Corinthe en 1422. Cette paix avec la Porte eut de très-bons effets pour la république. Sa considération dans l'Orient et ses richesses s'en accrurent. Les petits souverains qui redoutaient les Turcs, briguèrent son amitié. Le prince de Morée sollicita sa protection et la paya de quelques châteaux situés sur cette côte[109]. Cinq ans après, c'est-à-dire en 1422, les terreurs de ce prince augmentant dans la même proportion que la puissance ottomane, il céda encore aux Vénitiens la ville de Corinthe, qui est la clef de la presqu'île de la Morée.
Des évènements bien autrement importants se passaient en Italie.
(p. 270) La guerre contre Sigismond, roi de Hongrie et empereur, avait été suspendue par une trève de cinq ans, signée le 18 avril 1413. Elle devait par conséquent expirer à pareil jour, de l'an 1418.
XII. Mort de Charles Zéno. 1418. Cette époque fut celle de la mort de l'un des plus grands hommes dont la nation vénitienne puisse s'honorer. Après avoir subi une prison de deux ans, Charles Zéno, presque octogénaire, dépouillé de ses honneurs, mais non pas de sa gloire, voulut ajouter à toutes les aventures qui avaient illustré sa vie, un pélerinage à la Terre-Sainte. Dans ce voyage, son ardeur guerrière eut encore une occasion de se réveiller. Son vaisseau aborda en Chypre, le roi Pierre de Lusignan était alors en guerre avec les Génois, qui avaient fait une descente dans son île et qui l'assiégeaient dans sa capitale. Il réclama les conseils de ce vieux guerrier; mais lorsqu'il s'agissait de combattre, Zéno ne se bornait pas à des conseils. Il se mit à la tête de quelques troupes que le roi lui confia y disputa le terrain aux Génois pendant toute une campagne, rendit vaines toutes leurs entreprises et les força à signer la paix et à se rembarquer. Après ce dernier exploit il revint à Venise, où tous les malheurs de la vieillesse l'attendaient. Des maladies cruelles, la goutte, la pierre, la cécité, et la perte encore (p. 271) plus cruelle de sa femme et de son fils, lui firent désirer la mort qu'il avait si long-temps bravée. Il mourut le 8 mai 1418, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Le gouvernement, qui avait pris soin d'humilier ce général au milieu de ses prospérités, jugea qu'il était aussi de sa politique de rendre à ses restes des honneurs funèbres. Le corps de Zéno, couvert de quarante blessures, fut porté à la sépulture par les marins, qui voulurent rendre cet hommage à leur ancien amiral: le doge, le sénat en corps, l'accompagnèrent, et Léonard Justiniani prononça en grec et en latin[110] l'oraison funèbre d'un héros, à qui la patrie ingrate devait tant de victoires, son salut et de si nobles exemples.
XIII. Guerre contre le roi de Hongrie, et le patriarche d'Aquilée. 1418. La république touchait au moment de voir recommencer les hostilités, avec deux ennemis redoutables. L'un était Sigismond; l'autre n'était pas un ennemi déclaré, mais sa circonspection donnait autant d'inquiétude que sa puissance. La république ménage le duc de Milan. Philippe Marie Visconti avait recueilli en 1412 l'héritage de sa maison, c'est-à-dire ce que n'en avaient point arraché les seigneurs rebelles et les voisins jaloux. Mais il ne dissimulait pas le dessein de ressaisir ce qui avait appartenu (p. 272) à ses ancêtres, et, en attendant qu'il pût redemander aux Vénitiens les provinces sur lesquelles il croyait avoir des droits, il menaçait ou attaquait les princes moins puissants qui possédaient Lodi, Côme, Brescia, Bergame et Crémone.
La république ne voulait pas que le duc de Milan se joignît contre elle au roi de Hongrie. C'était là son intérêt le plus pressant. Elle lui fit entendre que le premier objet des puissances de l'Italie devait être d'empêcher les Allemands d'y pénétrer. Cette communauté de périls produisit une de ces alliances où chacun ne se propose que de profiter des malheurs de son allié. Le duc de Milan ne promit point sa coopération, mais seulement son amitié, et cette amitié était suspecte. Certain que les Vénitiens le ménageraient et éviteraient de se brouiller avec lui, tant qu'ils auraient en tête l'empereur Sigismond, il ne négligea rien pour mettre le temps à profit. La seigneurie de son côté fit son possible pour l'empêcher de s'agrandir. Sous le titre de son alliée, elle s'entremit dans toutes ses querelles avec les seigneurs voisins. Elle parvint quelquefois à retarder leur ruine par des trèves aussitôt violées que conclues, et eut souvent la douleur de voir dédaigner sa médiation ou même son intercession. Il fallut souffrir que le duc de Milan s'emparât de Lodi, dont il fit pendre le (p. 273) seigneur, et de Bergame, qui appartenait au seigneur de Brescia, particulièrement protégé des Vénitiens.
Ils tâchèrent de former contre l'empereur des alliances avec les ducs de Bavière et d'Autriche. Ces alliés évitèrent de prendre une part active à la guerre contre un ennemi si puissant. Plusieurs négociations furent entamées avec Sigismond pour le détourner de recommencer les hostilités. Le pape intervint comme conciliateur, mais le roi demanda toujours, pour première condition, la restitution des places de la Dalmatie, et la guerre fut inévitable.
La république n'avait rien négligé pour s'y préparer. Il était pour elle du plus grand intérêt que le Frioul en fût le théâtre. On ne manqua point de prétextes pour y porter les troupes vénitiennes, même avant l'expiration de la trève. Le patriarche d'Aquilée, souverain de cette province, avait vu, quelques années auparavant, son pays traversé plusieurs fois par les armées hongroises. L'espoir d'être un peu moins opprimé que dans les campagnes précédentes, l'avait déterminé à se jeter dans le parti de Sigismond. C'en fut assez pour donner aux Vénitiens le droit de l'attaquer. Ils surent même se former dans le pays un parti, non-seulement pour seconder leurs opérations dans la guerre actuelle, mais (p. 274) encore pour faciliter l'accomplissement de leurs vues ultérieures. Le pape fit en vain des efforts pour détourner l'orage qui allait fondre sur le territoire d'un prince ecclésiastique. Le légat, qu'il envoya à cet effet à Venise, eut beau représenter que le patriarche n'avait embrassé que forcément le parti du roi de Hongrie; on avait intérêt de trouver en lui un ennemi pour se battre sur son territoire. Ce légat d'ailleurs mêla à ses paroles de paix des propositions intéressées, qui nuisirent au succès de sa mission, en indisposant le gouvernement de la république. La cour romaine désirait que, dans les états de la seigneurie, les biens possédés par le clergé ne fussent plus soumis aux impositions. Cette demande fut repoussée avec cette fermeté que la seigneurie opposa toujours aux prétentions du saint-siége. On répondit qu'avant d'être donnés à l'église, ces biens supportaient toutes les charges publiques, que l'état n'avait pas renoncé à ses droits, en permettant que ces biens fussent affectés à la dotation du clergé, et qu'on ne se départirait jamais de cette maxime.
XIV. Conquête du Frioul, de Feltre, de Bellune, et de Cadore. L'armée de la république commandée par Philippe Arcelli parcourut le Frioul sans rencontrer une forte résistance, parce que les troupes de Sigismond étaient alors occupées en Bohême à une guerre contre les hussites, qui avaient le (p. 275) double tort d'être hérétiques et de ne pas le reconnaître pour leur roi. Les troupes du patriarche d'Aquilée, unies à celles du comte de Gorice, son voisin, soutinrent presque seules pendant deux campagnes les efforts des Vénitiens. Elles furent battues; plusieurs places se rendirent successivement. Huit mille Hongrois vinrent enfin partager les périls d'un allié à qui leur maître avait jusque-là laissé tout le poids de la guerre. Ce secours ne la rendit ni plus heureuse ni moins cruelle. On commit des deux côtés d'affreux ravages et des représailles plus horribles encore. Le général du patriarche fit écarteler des pillards. Le général vénitien crut venger son armée en faisant couper la tête à cinquante paysans ou femmes des environs d'Udine.
Les garnisons que le roi de Hongrie avait laissées dans les places de Bellune, de Feltre, de Cadore et dans les châteaux environnants, se virent tour-à-tour obligées de se rendre. Bellune fut la première à envoyer sa soumission; Cadore capitula; Feltre fut réduite à se racheter du pillage en payant dix mille ducats.
Dans le Frioul, les troupes vénitiennes, secondées par une flottille qui était entrée dans le Tagliamento, conquirent successivement Sacile, Pruta, Serravalle, Salemberg, Muceno et plusieurs autres places, dont quelques-unes furent (p. 276) aussitôt démolies. Le patriarche s'était jeté dans Udine avec six mille hommes. Cette capitale, devant laquelle les Vénitiens s'étaient présentés plusieurs fois dans le cours de cette guerre, finit par abandonner la cause de son prince, l'obligea à prendre la fuite et se soumit le 7 juin 1420, en payant trente mille ducats pour éviter le pillage, qui, par l'usage de ces rachats honteux, devenait un droit reconnu [111].
Le patriarche, voyant tous ses états au pouvoir du vainqueur, n'espérant plus aucun secours de Sigismond, que les hussites occupaient en (p. 277) Bohême, et que les Turcs menaçaient en Hongrie, implora la médiation du pape. Le médiateur demanda d'abord que les Vénitiens restituassent leur conquête; mais tout ce qu'on put en obtenir, ce fut de laisser au patriarche d'Aquilée San-Danielo et San-Vito, avec une pension de trois mille ducats, encore sous la condition de reconnaître la juridiction de la république. Le comte de Gorice fut obligé de faire hommage de ses fiefs.
XV. Guerre en Dalmatie. Sur la côte de la Dalmatie, les armes vénitiennes furent moins heureuses. Les Hongrois enlevèrent Scutari, gagnèrent une bataille, et auraient probablement reconquis la majeure partie de cette côte, si les Turcs, alors maîtres de la Thrace et en guerre avec Sigismond, n'eussent fourni aux Vénitiens un secours qui les aida à s'y maintenir. Pierre Loredan, capitaine du golfe, conquit Almissa, Brassa, Lezina, Curzola, Trau et Spalato. Scutari fut surpris et enlevé. Cattaro se donne aux Vénitiens. Cattaro, qui était alors une petite république, se donna aux Vénitiens, effrayée des progrès de la puissance ottomane, et ne trouvant pas une protection efficace dans les armes du roi de Hongrie. Mais cette soumission volontaire fut précédée d'un traité par lequel les habitants se réservèrent le droit d'élire leurs magistrats et de conserver leurs anciennes lois; ils y insérèrent (p. 278) même une condition digne de servir de modèle aux autres peuples. Il fut stipulé que les Vénitiens ne pourraient jamais céder cette ville à une autre puissance, et que, s'ils oubliaient cet engagement, Cattaro dégagée de tous les siens envers eux, reprendrait à l'instant son indépendance primitive[112].
XVI. Situation de la république après ces conquêtes. La république de Venise se montra fidèle à un traité qui lui donnait une forteresse importante à l'entrée de l'un des principaux bassins du littoral de l'Adriatique. Ce fut alors que la république se trouva réellement souveraine du golfe, puisqu'elle en possédait tous les rivages depuis les bouches du Pô jusqu'à Corfou. Ce territoire comprenait une population d'à-peu-près deux millions d'habitants, répartis sur deux mille lieues quarrées, à quoi il faut ajouter Candie, Négrepont, toute la côte de la Morée, plusieurs îles de l'Archipel, et des établissements dans presque tous les ports de l'Orient.
La capitale, suivant le dénombrement qui fut fait à cette époque, avait une population de cent quatre-vingt-dix mille âmes[113], et ce qui prouve (p. 279) que cette population tendait encore à s'accroître, c'est que les maisons y étaient d'une grande valeur[114]: on en peut juger par leur estimation (p. 280) qu'on portait à sept millions de ducats, ou trente millions de francs, et par le loyer qui s'élevait à cinq cent mille ducats, de la valeur de quatre francs trente-cinq centimes, c'est-à-dire, à deux millions de notre monnaie[115]. Tous les impôts rendaient dans la même proportion.
(p. 281) Un autre signe de prospérité non moins évident, c'était l'activité de l'atelier monétaire de Venise, pour convertir en monnaies nationales les espèces étrangères qui restaient dans le pays, après la compensation de toutes les marchandises importées et exportées. Cet atelier frappait annuellement (p. 282) un million de ducats d'or valant à-peu-près dix-sept francs; deux cent mille pièces d'argent et huit cent mille sols. C'était une fabrication de près de dix-huit millions de notre monnaie, dont s'accroissait tous les ans le numéraire de Venise. Aussi les fortunes particulières et la fortune publique augmentaient-elles dans une progression rapide. En moins de dix ans, l'état avait éteint une dette de quatre millions de ducats d'or, c'est-à-dire de près de soixante-dix millions de francs, et avait prêté cent soixante-six mille ducats au marquis de Ferrare. On comptait, dans Venise, mille nobles dont la fortune s'élevait depuis quatre mille jusqu'à soixante-dix mille ducats de revenus, et cela dans un temps où pour trois mille ducats on achetait un palais[116].
(p. 283) Trois mille vaisseaux de commerce du port de cent, de deux cents tonneaux, et trois cents gros bâtiments, occupaient vingt-cinq mille matelots. Quarante cinq galères, que la république entretenait en armement pour la protection de son commerce, étaient montées par onze mille hommes.
Ces flottes portaient tous les ans, chez l'étranger, pour dix millions de ducats de marchandises, qui produisaient un bénéfice de deux cinquièmes, dont la moitié payait le fret des bâtiments, et faisait vivre trente-six mille marins, et le reste accroissait les capitaux des négociants. Je trouve dans l'historien Sanuto, quelques notions sur une flotte marchande qu'on expédia vers ce temps-là pour la Syrie. Elle consistait en six bâtiments, ayant chacun cent cinquante hommes d'équipage, ils portaient trois cent soixante mille ducats en espèces, et des marchandises pour cent soixante mille.
Pour donner une idée de l'importance des ventes que Venise faisait, seulement dans la (p. 284) Lombardie, il suffit d'exposer que tous les ans elle y vendait pour
900,000 | ducats de | draperies. |
100,000 | » | toiles. |
240,000 | » | laines de France et d'Espagne. |
250,000 | » | coton. |
30,000 | » | fil. |
200,000 | » | d'étoffes d'or et de soie, |
250,000 | » | savon. |
539,000 | » | d'épiceries et de sucre. |
120,000 | » | bois de teinture. |
110,000 | » | d'autres objets, parmi lesquels les esclaves figurent pour une somme de 50,000 ducats. |
———— | ———— | |
2,789,000 | ducats. |
C'était donc une vente montant à deux millions sept cent quatre-vingt-neuf mille ducats, sans compter la vente du sel; et les Vénitiens rapportaient de toutes les places d'autres marchandises qu'ils allaient vendre à d'autres nations avec avantage. La somme du commerce que Venise faisait avec la Lombardie, était évaluée à vingt-huit millions huit cent mille ducats.
(p. 285) On aura remarqué quelle supériorité cette nation devait avoir sur les autres pour s'être faite l'intermédiaire du commerce des laines entre la Lombardie, la France et l'Espagne. Aussi tous les peuples étaient-ils ses tributaires; elle gagnait seize cent mille ducats par an sur les Lombards, et près de quatre cent mille sur Florence.
Et si l'on considère qu'il y avait à peine quarante ans que la république, dépouillée de la Dalmatie, réduite à disputer la plage de Malamocco, implorant la paix sans l'obtenir, menacée dans sa capitale, sans communication avec les colonies qui lui restaient, n'avait que six galères à mettre à la mer, voyait le pavillon génois flotter sur les lagunes, et finissait par céder au duc d'Autriche la seule province qu'elle possédât sur le continent, on reconnaîtra qu'il fallait qu'il y eût dans ce gouvernement un puissant principe de force et de vie, pour avoir surmonté tant d'obstacles et réparé tant de malheurs. Il nous reste à voir s'il était aussi heureusement organisé pour soutenir la prospérité.
(p. 286) Voici quel était à cette époque l'état des finances de la république[117].
RECETTES. | À DÉFALQUER. | PRODUIT NET. | ||||
ducats. | ducats. | ducats. | ||||
Le Frioul rendait | 7,500 | 6,330 | 1,170 | |||
Trévise et le Trévisan | 40,000 | 10,100 | 29,900 | |||
Padoue et le Padouan | 65,500 | 14,000 | 51,500 | |||
Vicence et le Vicentin | 34,500 | 7,600 | 26,900 | |||
Vérone et le Véronais | 52,500 | 18,000 | 34,500 | |||
Venise | 150,000 | 698,500 | 99,780 | 598,720 | ||
L'office du sel | 165,000 | |||||
Les 8 offices qui versaient à la caisse des emprunts | 233,500 | |||||
Profits de la chambre des emprunts | 150,000 | |||||
Terres maritimes | 180,000 | « | 180,000 | |||
Autres recettes extraordinaires, décime sur les maisons et biens dans le dogado | 25,000 | 6,000 | 19,000 | |||
Bénéfice des prêts au comptant | 15,000 | 7,500 | 7,500 | |||
Possessions au-dehors, et maisons d'habitation | 5,000 | « | 5,000 | |||
Le clergé, à raison de ses revenus | 22,000 | 2,000 | 20,000 | |||
Les Juifs trafiquant sur mer, à 2 déc. | 600 | « | 600 | |||
Les Juifs trafiquant sur terre | 1,500 | « | 1,500 | |||
Décimes du commerce | 16,000 | 6,000 | 10,000 | |||
Nolis ou frêt | 6,000 | 4,000 | 2,000 | |||
Change | 20,000 | 12,000 | 8,000 | |||
1,189,600 | 193,310 | 996,290 |
Délibération sur la guerre proposée par les Florentins contre le duc de Milan.—Mort du doge Thomas Moncenigo 1420-1423.—Acquisition et perte de Salonique.—Déclaration de guerre contre le duc de Milan.—Siége de Brescia.—Victoires de François Carmagnole.—Traité de paix par lequel la république acquiert Brescia, 1423-1426.
Les Florentins veulent engager la république à se liguer avec eux contre le duc de Milan. 1421. Le résultat de la guerre que le roi de Hongrie avait faite aux Vénitiens, était l'agrandissement de la république. Le patriarche d'Aquilée en avait fait les frais. La conquête du Frioul rendait contiguës les possessions de la seigneurie au nord du golfe, et par conséquent en facilitait les communications et la défense. Elle procurait l'occupation des défilés depuis l'embouchure du Tagliamento et du Lisonzo jusqu'à leurs sources, c'est-à-dire jusqu'aux hautes montagnes qui séparent l'Allemagne de cette partie de l'Italie. Maîtresse de ces passages, rassurée contre l'inimitié du roi de Hongrie, par (p. 288) les affaires qu'il avait ailleurs, la république était libre désormais de donner une attention plus sérieuse aux progrès du duc de Milan et d'y mettre obstacle.
Elle en fut vivement sollicitée. Des ambassadeurs Florentins vinrent exposer au sénat de Venise les dangers que l'ambition de Philippe-Marie Visconti faisait courir aux deux républiques, et à toute l'Italie septentrionale. Ils formaient contre ce prince une ligue déjà nombreuse et qui pouvait être très-puissante, si les Vénitiens voulaient y prendre part.
L'historien Sanuto, qui écrivait quelque cinquante ans après et qui, par son rang comme par la proximité des temps, était à portée d'être bien informé, nous a transmis[118] les discours qui furent prononcés dans le conseil par le doge pour faire décider si on entrerait, ou non, dans la ligue des Florentins contre le duc de Milan. Il assure qu'ils ne sont que la copie du manuscrit communiqué par Moncenigo lui-même. Quand des documents de cette nature ont une pareille (p. 289) authenticité, ils sont précieux à conserver parce qu'ils donnent une idée exacte du temps et des hommes.
Je vais laisser parler le grave personnage qui eut la plus grande part à cette délibération. Je me borne à traduire les harangues en les abrégeant quelquefois.
On avait exposé que les troupes du duc de Milan étaient aux portes de Florence, qu'après que cette république aurait succombé, les autres états seraient envahis, et qu'alors Venise se verrait obligée d'opposer seule à un puissant adversaire une résistance pour laquelle, dans ce moment, on ne lui demandait que sa coopération.
II. Discours du doge Thomas Moncenigo, sur les causes de la rupture des Florentins avec le duc de Milan. «Illustrissimes seigneurs, dit le doge, on n'ignore point l'origine des démêlés qui divisent Florence et le seigneur de Milan. Je crois cependant devoir vous la retracer en peu de mots. Le duc, mort en 1402, laissa deux fils encore enfants. Pendant cette minorité, Gabrino Fondolo se fit seigneur de Crémone, Pierre-Marie de Rossi s'empara de Parme, Pandolphe Malatesta se rendit maître de Brescia, Jacques Dal Verme et beaucoup d'autres se mirent en possession de ce qui se trouva à leur convenance. Les Florentins marchèrent (p. 290) sur Pise, qu'occupait un fils naturel de l'ancien duc. Ils favorisèrent les usurpations de tous ces seigneurs, et en moins d'un an l'état considérable que Visconti avait laissé à ses fils fut réduit à rien. Ces enfants se trouvèrent dépendre d'officiers qui avaient été naguère leurs sujets. La justice de Dieu permit cette révolution, parce que leur père avait acquis injustement une grande partie de ces vastes domaines. Philippe-Marie Visconti épousa la fille de son tuteur, et, au moyen des richesses, des soldats, que lui procura cette alliance, aidé sur-tout des talents de François Carmagnole, qu'il avait mis à la tête de ses troupes, il recouvra la majeure partie de l'héritage de ses pères. Alors, c'était en 1412, les Florentins lui envoyèrent une ambassade, pour lui exprimer toute la joie qu'ils feignaient d'avoir de ses succès, et lui proposer un traité. Il fut convenu que ni eux ni lui ne porteraient leurs armes au-delà du Tronto ni du Rubicon.
«En 1414 le seigneur de Forli mourut, et, comme il ne croyait point pouvoir confier ses enfants au seigneur d'Imola, son parent, il pria, par son testament, le duc de Milan de se charger de leur tutelle et de l'administration du pays. Le duc envoya à cet effet un corps de troupes à Forli. Aussitôt le seigneur (p. 291) d'Imola courut à Florence, pour se plaindre de ce que Visconti avait violé le traité, en portant ses troupes au-delà des limites convenues. On assembla un conseil, où il y avait non-seulement des nobles, non-seulement des marchands, mais encore des artistes et de ceux qui exercent des professions mécaniques et grossières. Ceux qui désiraient la guerre pour s'enrichir, crièrent que le duc avait violé le traité; et il fut délibéré de lui envoyer une ambassade pour en réclamer l'observation.
«L'ambassadeur fut un Juif nommé Valori[119], banquier de sa profession. Le duc, pour éviter de l'entendre, feignit une maladie selon sa coutume, et lui envoya un secrétaire pour s'expliquer avec lui; mais Valori, qui avait (p. 292) ordre de ne traiter qu'avec le duc lui-même, et d'être revenu au bout de quinze jours, partit sans avoir eu aucune explication. Les Florentins prirent ce procédé de Visconti pour une offense, et il fut défendu de parler de paix avant dix ans, sous peine de mort et de confiscation. Ce fut en vain que des ambassadeurs de Milan vinrent offrir toutes les explications convenables; la guerre était résolue. L'armée des Florentins s'empara de Forli; mais elle fut battue plusieurs fois. Le duc marcha contre eux, secondé par les Lucquois, les Siennois, les Bolonais et les Péruziens, que les mauvais procédés de leurs voisins avaient indisposés.
«Telle fut la véritable cause de la guerre qui existe entre les Florentins et le seigneur de Milan. Si vous pensez qu'il faille répondre à leurs envoyés, nous leur dirons que, s'ils sont disposés à la paix, ils n'ont qu'à écrire à Florence pour y demander des pleins pouvoirs.»
Il fallut attendre une réponse de Florence. Elle arriva au mois de juillet 1421, et porta défense aux ambassadeurs de parler de paix sous peine de la vie.
L'affaire fut portée au grand conseil. Le procurateur François Foscari, l'un des sages, y défendit la cause des Florentins avec toute la chaleur (p. 293) d'un homme dans la force de l'âge et qui ne redoute pas les entreprises hasardeuses.
III. Second discours du même, sur les conséquences de la guerre proposée. Le doge répliqua en ces termes:
«On vous dit que l'intérêt des Florentins est le nôtre, et que, par conséquent, il ne peut leur arriver un malheur que nous ne le partagions. Nous répondrons à cela en temps et lieu. Jeune procurateur, Dieu en créant les anges, les doua de la faculté de discerner le bien et le mal, et leur donna, la liberté de choisir. Il y en eut qui choisirent le mal: Dieu les punit. C'est ce qui est arrivé aux Florentins qui courent à leur perte; c'est ce qui vous arrivera à vous-mêmes si vous suivez leurs exemples et leurs conseils. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver la paix. Si le duc de Milan vous faisait une guerre injuste, vous auriez votre recours en Dieu qui voit tout, et qui vous donnerait la victoire. Conservons la paix, et malheur à qui propose la guerre.
«Jeune procurateur, le Seigneur créa Adam sage, bon, parfait, et lui donna le paradis terrestre, en lui disant; Jouis en paix de tout ce qui est ici, mais abstiens-toi du fruit de tel arbre. Notre premier père fut désobéissant. Il oublia qu'il n'était qu'une créature; il pécha par orgueil. Dieu le chassa du paradis qu'habitait (p. 294) la paix, et le bannit dans un monde en proie à la guerre. Toute sa race fut proscrite avec lui. Le mal fit des progrès, et bientôt le frère tua son frère. C'est ce qui attend les Florentins. En cherchant la guerre, ils finiront par l'avoir entre eux. Ainsi nous arrivera-t-il à nous tous, si nous nous laissons entraîner par notre jeune procurateur.
«Jeune procurateur, après le péché de Caïn, Dieu punit la révolte des hommes par le déluge, dont il ne sauva que Noé, le seul juste. De même les Florentins, s'ils écoutent leurs passions, verront dévaster leur territoire, et seront forcés, avec leurs femmes et leurs enfants, de venir chercher un asyle dans notre cité, qui, comme l'arche-sainte, sera sauvée, si elle persiste dans la soumission à la volonté du Seigneur. Mais nous-mêmes, si nous en croyons notre jeune procurateur, nous nous verrons obligés de nous réfugier sur une terre étrangère.
«Jeune procurateur, Noé fut élu de Dieu parce qu'il était juste. Caïn désobéit au Seigneur; il tua son frère, il en fut puni, et de lui sortit cette race de géants, qui, pour avoir oublié la crainte de Dieu, virent changer leur langue unique en soixante-six langues, et finirent par s'entre-détruire et disparaître pour (p. 295) jamais. Ainsi les Florentins verront leur langue s'altérer et faire place à soixante-six idiomes différents. Ils se répandent tous les jours en France, en Allemagne, en Languedoc, en Catalogne, dans la Hongrie, et dans toute l'Italie. Ils finiront par se disperser et par n'avoir plus de Florence. Le même sort nous est réservé; c'est pourquoi craignons Dieu, et espérons en lui.
«Jeune procurateur, entre toute la postérité de Noé, Dieu choisit Abraham, le plus juste de ces temps-là, et lui ordonna de se circoncire, pour qu'il fût reconnu entre les autres. Parmi tous ceux qui devaient être conçus et naître de l'homme et de la femme avec la tache du péché originel, Dieu élut et préserva de cette tache notre sainte mère, parce que d'elle devait naître notre Seigneur Jésus-Christ, le rédempteur, dieu et homme tout ensemble, ayant un corps auquel nul homme n'avait donné l'être, formé par l'Esprit-saint du pur sang et du lait de la vierge, et une âme la plus sainte qui eût jamais été ou qui pût être jamais. Le Verbe revêtit cette forme humaine, quoique Dieu ne doive point se comparer à la créature.
«Entre les créatures, Dieu suscita Attila, qui descendit vers l'Occident, traînant après lui (p. 296) les ravages et les ruines. Le Seigneur inspira à quelques hommes généreux, qu'il daigna choisir, de venir habiter ces lagunes, où ils trouvèrent leur salut. Rendons-lui grâces de ce que cette terre a été sanctifiée par des monastères, par des hôpitaux, par de grandes aumônes. Si nous faisons ce qu'on vient nous proposer, nous ne serons plus ses élus, et nous devons nous attendre à ce qu'ont éprouvé tant d'autres nations, aux dévastations et aux massacres. Puisque les Florentins veulent chercher leur perte, abandonnons-les à leur égarement, et demeurons la nation élue entre toutes les autres. Conservons la paix.
«Jeune procurateur, Jésus-Christ dit dans son évangile qu'il nous la donne. Nous devons donc la chercher et la garder. Si nous transgressons ses commandements, à quoi devons-nous nous attendre, si ce n'est à d'extrêmes calamités? Vous voulez vous conserver, ne vous départez point de l'évangile et des saintes écritures. Florence s'en est écartée; voyez quels malheurs Dieu lui a envoyés. Consultez le vieux et le nouveau Testament; combien de grandes nations ont été réduites, par la guerre, à un état méprisable! C'est la paix qui les fait grandes; elle seule multiplie les générations, les palais, l'or, les richesses, les arts, les seigneurs, (p. 297) les barons et les chevaliers. Dès que les peuples se livrent à la guerre, Dieu les abandonne. Ils se divisent et se détruisent; les richesses s'épuisent, la puissance s'évanouit. Après avoir exterminé les autres, ils s'exterminent eux-mêmes ou finissent par tomber dans la servitude étrangère. Cet état, qui a fleuri pendant mille huit ans, Dieu le détruira en un moment. Gardez-vous de suivre les conseils qu'on vous donne.
«Jeune procurateur, ce fut la paix qui fit la splendeur de Troie, qui y multiplia la population, les maisons, les palais, l'or, l'argent, les arts, les seigneurs, les barons et les chevaliers. Dès qu'elle entreprit la guerre, sa population fut détruite, ses femmes restèrent veuves. Plus de richesses; la misère par-tout. Troie fut renversée, et ses citoyens devinrent esclaves. Tel sera le sort de Florence, qui cherche à dépouiller autrui. Déjà elle a commencé d'éprouver des désastres. Ses terres ont été ravagées; ses habitants sont en fuite: tel sera notre sort.
«Ah! conservons la paix, cette paix à qui Venise doit tant de richesses, ses arts, sa marine, son commerce, sa prospérité. Nous avons vu fleurir notre noblesse, et nos citadins vivre dans l'opulence, pendant que d'autres états (p. 298) étaient ravagés par la guerre. Ce fléau ne nous serait pas moins funeste. Conservez donc la paix et confions-nous en Dieu.
«Jérusalem prospéra par la paix. Salomon éleva le temple et adora les faux dieux. Roboam, son fils, se révolta contre le Seigneur, dix tribus se séparèrent de son royaume. De même les villes qui appartiennent aux Florentins se donnent au duc de Milan. Ainsi se vérifient ces paroles du psalmiste: Un autre héritera de la couronne, ses femmes seront veuves, ses enfants seront orphelins.
«Rome devint grande et puissante; elle se peupla de citoyens riches et habiles, grâces à un bon gouvernement et à la paix[120]. Quand elle se fut déterminée à la première guerre punique, il y eut une grande destruction d'hommes et de richesses. Scipion la sauva; mais enfin la lassitude, l'épuisement, un désir inquiet du changement, succédèrent à tant de combats, et César devint le tyran de sa patrie. On voit la même chose à Florence, les gens de guerre ravissent aux citoyens leurs biens et (p. 299) la liberté. Les citoyens obéissent à ceux dont ils étaient les maîtres, aux hommes de la campagne, aux prolétaires, à la soldatesque. C'est ce qu'on verra chez nous.
«Pise était devenue puissante et heureuse par les mêmes moyens. Elle convoita le bien d'autrui, elle fit la guerre, elle devint pauvre, fut en proie aux factions que le duc y fomenta, vit des citoyens aspirer à devenir maîtres, et finit par être sujette de la plus vile populace de l'Italie, de Florence. Pareille honte est réservée aux Florentins. Déjà épuisés, divisés, les tyrans se succèdent chez eux. Autant nous en arrivera, François Foscari, si nous écoutons vos conseils. Jeune homme, ce n'est pas tout de faire de belles harangues, il faut de l'expérience et de la gravité. Apprenez que Florence n'est point le port de Venise, et qu'il y a cinq journées de marche de son rivage à nos extrêmes frontières. Notre voisin, c'est le duc de Milan, c'est celui-là qui doit être l'objet de notre attention; parce qu'en moins d'un jour on arrive de nos villes de Vérone et de Crémone à une place importante qui est à lui, à Brescia. Gênes, qu'il gouverne, est redoutable sur mer, elle pourrait nous nuire. Il faut donc nous maintenir en bonne harmonie avec lui. Si les Génois nous attaquent, nous aurons (p. 300) pour nous la justice, et nous saurons combattre eux et le duc. Les montagnes du Véronais sont un rempart contre le seigneur de Milan. Cette province a su se défendre elle-même, grâce à l'Adige et à ses marais. Nous y avons une population plus que suffisante pour rassembler facilement trois mille hommes, qui résisteraient à toutes les forces du duc.
«Conservons la paix avec lui. S'il envahit Florence, s'il soumet les Florentins, qu'en arrivera-t-il? que ces peuples, accoutumés à la république, quitteront leur ville, qu'ils viendront habiter Venise, qu'ils y porteront leur industrie, leur art de fabriquer des étoffes de laine et de soie. Florence demeurera sans manufactures, comme il arriva à Lucques, et nous verrons croître notre prospérité. Je le répète encore, conservons la paix.
«Répondez, François Foscari, si vous possédiez un jardin, qui vous produisît tous les ans du froment pour nourrir cinq cents personnes, et qu'il vous en restât encore à vendre; si vous y recueilliez du vin, des légumes et des fruits de toute espèce; si vous y aviez des bestiaux, des fromages, des œufs, du poisson, en assez grande quantité pour suffire à cinq cents personnes et pour fournir encore un gros revenu[121], (p. 301) si ce jardin ne vous occasionnait aucune dépense pour sa conservation, et qu'un matin on vînt vous dire: Seigneur François, vos ennemis sont allés sur la place, ils ont rassemblé cinq cents mariniers, ils les ont armés de cinq cents serpes, et ils les ont payés pour aller couper vos arbres et vos vignes. Cent paysans, cent paires de bœufs, sont payés par vos ennemis pour aller détruire vos récoltes et exterminer tous les animaux qui sont dans votre jardin. Que feriez-vous si vous étiez sage? Vous ne souffririez pas la dévastation de votre bien; vous iriez à la maison, vous prendriez de l'or tant qu'il en faudrait pour payer mille hommes avec lesquels vous marcheriez à la rencontre de vos ennemis. Mais, au contraire, si on vous voyait payer vous-même les cinq cents mariniers, et les cent paysans chargés de dévaster votre jardin, vous passeriez pour un insensé.
«Eh bien! la situation où je vous suppose est précisément la nôtre. J'ai fait faire le relevé des produits de notre commerce.
«Ce qui constate évidemment ce résultat, c'est l'aveu de tous les banquiers, qui déclarent que tous les ans le Milanais a seize cent mille ducats à nous solder. Trouvez-vous que (p. 303) ce soit là un assez beau jardin dont Venise jouit sans qu'il lui occasionne aucune dépense?
«Tortone et Novarre emploient par an six mille pièces de drap, qui, à quinze ducats la pièce, font | 90,000 | ducats. |
«Pavie trois mille pièces | 45,000 | |
«Milan, quatre mille pièces de drap fin, à trente ducats la pièce | 120,000 | |
«Côme, douze mille pièces à quinze ducats | 180,000 | |
«Monza, six mille pièces | 90,000 | |
«Brescia, cinq mille pièces | 75,000 | |
«Bergame, dix mille pièces à sept ducats | 70,000 | |
«Crémone, quarante mille pièces de futaine, à quatre ducats et un quart la pièce | 170,000 | |
«Parme, quatre mille pièces de drap à quinze ducats | 60,000 | |
«En tout, quatre-vint-quatorze mille pièces et | 900,000 | |
«Les droits d'entrée et de sortie, à un ducat seulement par pièce, nous produisent | 200,000 | ducats. |
«Nous faisons avec la Lombardie un commerce dont on évalue la somme à 28,800,000 ducats. Trouvez-vous que Venise ait là un assez beau jardin?
(p. 304) «Viennent ensuite les chanvres[122] pour la somme de | 100,000 | ducats. |
«Les Lombards achètent de vous tous les ans cinq mille milliers de coton, pour | 250,000 | |
«Vingt mille quintaux de fil (ou peut-être de coton filé), à 15 et 20 ducats le cent | 30,000 | |
«Quatre mille milliers de laine de Catalogne, à 60 ducats par mille[123] | 120,000 | |
«Autant de France | 120,000 | |
«Étoffes d'or et de soie, pour | 250,000 | |
«Trois mille charges de poivre, à 100 ducats la charge | 300,000 | |
«Quatre cents fardes de canelle, à 160 ducats la farde | 64,000 | |
«Deux cents milliers de gingembre, (p. 305) à 40 ducats le millier | 8,000 | |
«Des sucres taxés depuis deux et trois jusqu'à quinze ducats le cent, pour | 95,000 | |
«Autres marchandises, pour coudre et broder | 30,000 | |
«Quatre mille milliers de bois de teinture[124], à trente ducats le millier | 120,000 | |
«Graines et Endachi[125] | 50,000 | |
«Savons | 250,000 | |
«Esclaves | 30,000 | |
1,871,000 |
«Je ne compte pas le produit de la vente du sel[126]. Convenez qu'un tel commerce est une belle terre. Considérer combien de vaisseaux le mouvement de toutes ces marchandises entretient (p. 306) en activité, soit pour les porter en Lombardie, soit pour aller les chercher en Syrie, dans la Romanie, en Catalogue, en Flandres, en Chypre, en Sicile, sur tous les points du monde. Venise gagne deux et demi, trois pour cent sur le fret. Voyez combien de gens vivent de ce mouvement; courtiers, ouvriers, matelots, des milliers de familles, et enfin, les marchands, dont le bénéfice ne s'élève pas à moins de six cent mille ducats.
«Voilà ce que vous produit votre jardin. Êtes-vous d'avis de le détruire? vraiment non; mais il faut le défendre contre qui viendra l'attaquer.
«Nous n'avons qu'à prendre le parti que nous propose notre jeune procurateur, à déclarer la guerre au duc de Milan; ce sera comme si nous le forcions de payer des hommes armés de serpes pour venir dévaster notre jardin. De notre côté, il faudra que nous armions des gens pour nous défendre. Nos terres seront ravagées, nos villes seront incendiées, nos citoyens ruinés. Dieu sait ce que nous voudrions faire sur les terres du duc, mais peut-être trouvera-t-il le moyen de les défendre, et nous n'aurons obtenu que la dévastation des nôtres.
«Que vaudront alors nos marchandises, nos (p. 307) étoffes d'or et de soie? Personne ne les achètera. Or sachez que tous les ans Vérone vous demande deux cents pièces d'étoffes d'or, d'argent
et de soie | 200 |
«Vicence | 120 |
«Padoue | 200 |
«Trévise | 120 |
«Le Frioul | 50 |
«Feltre et Bellune | 12 |
702 |
«Que vous fournissez tous les ans à ces divers pays:
«Si nous détruisons leurs récoltes, comment pourraient-ils acheter toutes les marchandises dont Venise abonde? Les Milanais eux-mêmes, obligés de payer une armée, n'auraient plus le moyen de nous faire des achats. Ce serait la ruine de notre ville. Illustrissimes seigneurs, autorisez-nous à répondre aux ambassadeurs de Florence, en les exhortant à la paix et en les engageant à solliciter de nouveau des pouvoirs pour la négocier.
(p. 308) «Nous avons vu l'ancien duc de Milan, Galéas Marie, après avoir conquis toute la Lombardie, la Romagne, la campagne de Rome, et toute la Toscane, à l'exception de Florence, réduit, par l'épuisement de ses finances, à rester dans l'inaction pendant cinq ans, et à ne pouvoir payer les gages de ses serviteurs. C'est là le résultat inévitable de la guerre. Si vous restez en paix, vous amasserez tant de richesses que vous serez redoutables à tout le monde, et Dieu vous protégera.
«Je vous répète ce que je vous ai dit il y a un an. Si vous voulez la paix, espérons que Dieu, Notre-Dame et messire saint Marc vous permettront d'en jouir. C'est le premier des biens.»
Cette éloquence n'est pas celle des orateurs de l'antiquité; on y retrouve le mauvais goût du siècle; mais il y a aussi beaucoup de raison, beaucoup de faits. Elle convainquit plutôt qu'elle n'entraîna l'auditoire, et les ambassadeurs florentins reçurent, pour toute réponse, des conseils pacifiques, dont ils ne profitèrent point. Le jeune procurateur que Moncenigo reprenait avec tant d'autorité, avait cependant alors près de cinquante ans, ce qui donne une idée de l'influence et du respect dont jouissaient ces graves personnages blanchis dans les conseils de la république.
(p. 309) Au mois de janvier de l'année suivante, les Florentins vinrent renouveler leurs sollicitations, disant que si Venise ne venait point à leur secours, ils feraient comme Samson, qu'ils ébranleraient la colonne, pour renverser le temple, et écraser leurs ennemis avec eux; et que s'ils étaient vaincus, leur servitude entraînerait infailliblement celle de toute l'Italie. Le doge convoqua le conseil et dit[127]:
IV. Troisième discours du même. «Seigneurs, vous voyez tous les ans un grand nombre de familles venir des diverses parties de l'Italie s'établir sur votre territoire. Elles y transportent leurs biens, leur industrie. Elles viennent y chercher la paix. Si vous préférez la guerre, il faudra renoncer à ces inappréciables avantages. Vous verrez tous ces nouveaux citoyens aller chercher leur sûreté ailleurs.—Mais les Florentins se soumettront au duc de Milan.—Eh bien! tant pis pour eux, ce sont leurs affaires. Pour nous, nous aurons toujours la justice de notre côté. Ils ont fait des dépenses (p. 310) énormes, ils sont épuisés, endettés. Nous, nous sommes dans un état prospère, nous avons un capital d'environ dix millions de ducats, qui nous procure un bénéfice de quatre millions. Nous ne pouvons que vous exhorter à conserver la paix, à ne rien craindre et à vous méfier des Florentins. Rappelez-vous qu'il y a un siècle ils vous entraînèrent dans la guerre contre la maison de La Scala; qu'ils vous demandèrent un prêt de cinq cent mille ducats, et que lorsque vous les leur eûtes fournis, ils firent leur paix séparée. Rappelez-vous qu'en 1412 ils fournirent aux Hongrois un général qui fit éprouver de grandes pertes à notre république. Nous ne nous étonnons point de voir un jeune procurateur embrasser une opinion contraire. Sa partialité pour les Florentins lui fait oublier que, dans cette affaire, la justice est du côté du seigneur de Milan. Ils suscitent la guerre, ils ont tort. Ils peuvent conserver la paix, ils ne le veulent pas: ils cherchent à nous entraîner, pour nous laisser ensuite seuls. Ils nous demandent de l'argent pour en acheter les possessions des autres, comme ils firent en 1333.
«Vous avez désiré connaître le montant des revenus que nous tirons du pays conquis depuis Vérone jusqu'à Mestre. Ils s'élèvent à (p. 311) 464,000 ducats. Quant aux dépenses, elles sont couvertes par les recettes. Si nous faisons la guerre, il faudra payer des subsides: si nous portons nos troupes au-delà de Vérone, il y aura d'énormes dépenses, qui seront suivies de tristes destructions, et nous verrons crouler la chambre des emprunts. Le plus sage est de garder ce que nous avons. Ce qui me reste à dire, je ne l'ajoute point pour me vanter, écoutez vos capitaines qui reviennent d'Aigues-Mortes, de Flandres, écoutez vos ambassadeurs, vos consuls, vos marchands; tous vous disent: Seigneurs, vous avez un prince sage, équitable, qui vous a conservé la paix. Vous êtes les seuls à qui la terre et les mers soient également ouvertes. Vous êtes le canal de toutes les richesses; vous approvisionnez le monde entier. Tout l'univers s'intéresse à votre prospérité. Tout l'or du monde arrive chez vous. Heureux tant que vous conserverez ce prince pacifique, si vous suivez ces sages conseils. L'Europe entière, d'autres contrées même sont en feu. La guerre ravage toute l'Italie, la France, l'Espagne, la Catalogne, l'Angleterre, la Bourgogne, la Perse, la Russie et la Hongrie. Vous, vous n'êtes en état d'hostilité que contre les infidèles. Tant qu'il me restera un souffle de vie, je persisterai dans ce système, qu'il faut aimer la paix.»
(p. 312) V. Son exhortation aux sénateurs avant sa mort. L'autorité de ce prince de quatre-vingts ans rendit vains tous les efforts des partisans de la guerre[128]. Quelque temps après, au mois d'avril 1423, il sentit sa fin s'approcher, fit prier quelques sénateurs de se rendre auprès de lui, et leur parla de cette sorte[129]:
«Seigneurs, je vous ai fait appeler, sentant que Dieu m'a envoyé une maladie qui doit terminer mon pélerinage dans ce bas monde. J'ai invoqué humblement la toute-puissance du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui sont un Dieu en trois personnes, et spécialement celle des trois personnes qui a daigné revêtir une forme humaine, selon la doctrine de frère Antoine de la Massa, notre prédicateur.
«Notre Seigneur recommande aux quarante-un électeurs, qui sont chargés de donner un chef à notre république, de défendre la religion chrétienne, d'aimer la justice, et de conserver la paix.
«Ce sont là nos devoirs. Rendons grâces au créateur de toutes choses. Vous savez que, (p. 313) pendant la durée de mon administration, nous avons amorti une dette de quatre millions de ducats, qu'avait occasionnée la guerre de Padoue. Nous nous sommes efforcés de prendre des mesures pour que l'intérêt des emprunts et toutes les charges publiques fussent acquittés régulièrement de six en six mois; nous avons eu le bonheur d'y réussir. Vous connaissez la prospérité de notre commerce, l'importance de notre marine. Il ne tient qu'à vous de maintenir l'heureux état de nos affaires, en priant le Tout-Puissant de vous faire persévérer dans le système salutaire qu'il avait daigné nous inspirer. Si vous y persistez, vous deviendrez redoutables et possesseurs de toutes les richesses du monde chrétien. Gardez-vous, comme du feu, de toucher au bien d'autrui et de faire la guerre injustement; Dieu vous en punirait.
«J'ai désiré conférer secrètement avec vous sur le choix de celui que vous allez avoir à élire après ma mort, pour le plus grand bien de notre république. Plusieurs d'entre vous me paraissent disposés en faveur de quelques-uns que je vais désigner. Marin Cavallo en est digne par sa capacité et par sa vertu. On peut en dire autant de François Bembo, de Pierre Loredan, de Jacques Trevisani, d'Antoine (p. 314) Contarini, de Fantin Michieli, d'Albin Badouer; ce sont tous hommes sages, capables et d'un mérite éprouvé. Quant à ceux qui proposent François Foscari, je pense qu'ils n'y ont pas réfléchi mûrement. Dieu vous préserve d'un tel choix. Si vous le faites, vous aurez bientôt la guerre.
«Alors ceux qui avaient dix mille ducats n'en auront plus que mille. Qui avait dix maisons sera réduit à une, et ainsi du reste. Plus de biens, plus de crédit, plus de réputation. De maîtres que vous étiez vous vous trouverez sujets, et de qui? des gens de guerre, d'une soldatesque, de ces bandes que vous soudoyez. Vous avez un grand nombre d'hommes capables de diriger les affaires de la guerre et du gouvernement; des officiers éprouvés pour le commandement de vos flottes, huit capitaines à qui vous pourriez confier soixante galères; dix personnages dignes, par une longue expérience, de présider aux délibérations de vos conseils. Les étrangers ont souvent rendu hommage à votre sagesse, en prenant des arbitres parmi vous; persistez donc, pour vous et pour le bonheur de vos fils, dans ce système qui vous a procuré tant de prospérités.»
Ce grave personnage mourut quelques jours après. Sous son administration, on avait commencé (p. 315) les bâtiments de la bibliothèque de St.-Marc, et reconstruit, sur un plan plus noble, le vieux palais consumé autrefois par un incendie. Un décret, conseillé par le besoin de l'économie, défendait, sous peine d'amende, de proposer cette réparation. Le doge paya l'amende et se chargea de proposer le rétablissement du principal édifice de Venise.
VI. François Foscari, doge. 1423. Aussitôt qu'il eut fermé les yeux, les quarante-un électeurs entrèrent au conclave, pour lui donner un successeur. Les concurrents furent Marin Cavallo, Antoine Contarini, Léonard Moncenigo, procurateurs de St.-Marc, François Bembo, Pierre Loredan, celui qui avait gagné une bataille contre les Turcs, et ce François Foscari dont le dernier doge avait si fortement recommandé l'exclusion. Mais il faut savoir que ce procurateur, dont l'ambition ne s'était proposé rien moins que le dogat pour objet, avait employé les fonds de la procuratie à se faire des partisans, en donnant des secours à un grand nombre de patriciens pauvres, et en dotant leurs filles. On l'accusait d'avoir dépensé de la sorte plus de trente mille ducats; aussi avait-il beaucoup de créatures[130].
(p. 316) Loredan était celui des candidats qui paraissait d'abord avoir le plus de partisans. Ceux de Foscari usèrent d'adresse; ils commencèrent par ne donner que trois voix à leur candidat, mais à chaque scrutin ils lui en donnaient quelqu'une de plus, et ils avaient soin de répéter tout ce qui pouvait faire écarter les autres concurrents, sans manifester le dessein de faire prévaloir la faction de Foscari.
Ils opposaient à Cavallo, son extrême vieillesse; à François Bembo, ses infirmités, il était boiteux; à Léonard Moncenigo, sa qualité de frère de l'ancien doge, ce qui pouvait être d'un dangereux exemple; à Contarini, sa nombreuse famille; il n'y avait rien à dire contre Loredan; Albin Badouer, doyen de l'assemblée et l'un des partisans de Foscari, se chargea de le faire écarter.
Il avoua que c'était un habile homme de mer; qu'il jouissait de l'affection de tout ce qui tenait à ce service; mais il en conclut que c'était une raison pour ne pas l'élever au dogat, afin de ne pas se priver d'un amiral expérimenté, dans une occasion où il pourrait devenir nécessaire. Loredan, qui était un des électeurs, fit lui-même un tableau de ses services. On alla aux voix, mais il eut moins de suffrages que dans les premiers scrutins.
(p. 317) Ensuite on en vint à parler de Foscari. Pierre Orio objecta que ce candidat était encore jeune, chargé de famille, marié pour la seconde fois, que sa femme lui donnait un enfant de plus tous les ans, que sa fortune était au-dessous du médiocre, qu'il s'était déclaré ennemi de la paix: il rappela tout ce que Thomas Moncenigo avait dit contre lui. Foscari se défendit avec beaucoup de finesse, et exposa que sa fortune s'élevait à cent cinquante mille ducats.
Le conclave dura six jours: il y eut jusqu'à neuf scrutins, sans que personne réunît la majorité et sans que les voix pour Foscari s'élevassent au-delà du nombre de seize. Enfin ceux qui le favorisaient secrètement se déclarèrent au dixième tour de scrutin, et il eut vingt-six voix.
Pour la proclamation de ce nouveau doge, on adopta une formule nouvelle, qui acheva d'effacer jusqu'au souvenir de la part que le peuple avait eue autrefois dans les élections. La formule usitée jusques alors avait été celle-ci: «Nous avons élu un tel pour doge, s'il vous est agréable.» Le grand-chancelier, François de la Séga, demanda: «Et si le peuple disait Non, que feriez-vous?» En conséquence il fut arrêté qu'on se bornerait à dire: «Nous avons élu doge un tel.»
(p. 318) Les services qu'Albin Badouer avait rendus au nouveau doge, dans le conclave, furent récompensés par son élévation à la dignité de procurateur que l'élection de Foscari faisait vaquer.
Peste à Venise. 1423. Cette élection ranima l'espérance que les Florentins avaient conçue d'attirer les Vénitiens dans leur ligue contre le duc de Milan. Ils réitérèrent leurs ambassades, mais ce fut sans obtenir plus de succès, jusqu'au commencement de 1426. La seigneurie était liée par un traité avec Philippe-Marie Visconti. Cette considération n'eût été que d'une médiocre importance sans les autres affaires qui occupaient la république. Dans son intérieur elle éprouvait une calamité qui l'avait déjà ravagée bien des fois. Dans l'intervalle du mois d'août au mois de décembre 1423, la peste moissonna quinze mille trois cents personnes. Ce fut alors, qu'on s'occupa enfin de la construction d'un lazaret pour prévenir le retour de ce fléau.
Du côté de l'Orient, on avait des différends avec les despotes de Janina et de Morée, mais on parvint à les terminer par des traités.
VII. La république acquiert de l'empereur grec la ville de Salonique. 1423. L'empereur grec, Jean Paléologue, toujours plus incapable d'arrêter les progrès des Turcs, vendait pièce à pièce des états qu'il ne pouvait défendre. Voyant le sultan Amurat maître d'une (p. 319) partie de la Macédoine, il imagina de lui opposer les Vénitiens, en cédant à ceux-ci la ville de Salonique[131], place forte, défendue par quarante tours[132], peuplée de quarante mille âmes[133], importante par son commerce, située sur l'un des principaux golfes de l'Archipel, et à portée d'envoyer des secours à Négrepont. La république fit partir en même temps un corps de troupes, pour aller prendre possession de ce port, et un ambassadeur, pour expliquer au sultan que cette occupation d'une place, sur laquelle il avait des vues, n'était point un acte d'hostilité.
Cette acquisition brouille la république avec les Turcs. Amurat, loin de recevoir le ministre vénitien, le fit arrêter et s'avança pour faire le siége de Salonique; mais une flotte commandée par Pierre Loredan, vint ravitailler et secourir la place. Les Turcs, après s'être consumés en vains efforts, se virent obligés de lever le siége. Ils se jetèrent sur la Morée dont ils saccagèrent quelques places. Les Vénitiens restèrent en possession de leur nouvelle acquisition, et l'empereur (p. 320) grec plus exposé que jamais au ressentiment du sultan. Mais la république ne pouvait espérer de rentrer dans les bonnes grâces d'Amurat. Ce fut en vain qu'on envoya de nouveaux ambassadeurs pour renouer les négociations avec lui. Sa première question était toujours: «As-tu des pouvoirs pour me rendre ma ville de Salonique?» et sur la réponse négative, il faisait jeter le ministre en prison. Les Turcs enlèvent Salonique aux Vénitiens. 1429. Cet état des choses dura cinq ans, c'est-à-dire depuis le 19 septembre 1423 jusqu'en 1429 que les Turcs surprirent cette place et la saccagèrent horriblement[134]; après quoi le sultan voulut bien entendre des propositions de paix, et on convint que les relations commerciales seraient rétablies sur le même pied qu'auparavant. Cette défense de Salonique avait coûté à la république plus de sept cent mille ducats[135].
VIII. François Carmagnole quitte le service du duc de Milan pour entrer au service de la république. On était au plus fort de cette brouillerie, lorsqu'un orage formé à la cour de Milan jeta à Venise un de ces hommes, qui semblent faits (p. 321) pour être un exemple des caprices de la fortune, et dont la destinée est d'influer sur le sort des états. François Buffo, fils d'un paysan de Carmagnole, avait d'abord servi comme soldat dans les troupes du duc de Milan. Ses exploits avaient attiré sur lui l'attention et l'admiration. On le désignait par le nom de sa ville natale. Le duc l'avança rapidement, et trouva en lui une capacité égale à son courage. Le nom de Carmagnole devint si célèbre que le prince ne crut pas déshonorer le sien en l'y associant, et François Carmagnole-Visconti devint, par son mariage avec une fille naturelle du duc, gendre de son maître, après avoir contribué à l'établir sur le trône.
Cette haute faveur, accordée au mérite, prouvait que le duc Philippe-Marie n'était point ingrat; mais il n'était pas non plus inaccessible aux soupçons, ni même à la jalousie. Le souvenir des services qu'il avait reçus de son général, lui devint importun. Les courtisans ne manquèrent pas d'entretenir soigneusement une inimitié naissante, qui devait les délivrer d'un favori, aussi supérieur par son mérite, qu'odieux par les grâces dont il était comblé. On veut bien tolérer un favori quand c'est le hasard qui l'a désigné: les faveurs du hasard n'humilient personne, elles encouragent au contraire les (p. 322) espérances de tout le monde; mais la gloire du mérite a quelque chose de désespérant pour la médiocrité. Bientôt Carmagnole eut de fréquentes occasions de sentir que son crédit, que le souvenir même de ses services n'existait plus. Il osa s'en plaindre, et, quand il voulut se présenter au duc, pour obtenir une explication, ou au moins la permission de se justifier, il ne put parvenir à le voir. Alors sentant que sa perte était résolue, il monta à cheval, sortit rapidement des états qu'il avait conquis à Visconti, et chercha un asyle sur le territoire vénitien.
IX. Les Florentins et le duc de Milan réclament l'alliance de la république. C'était à l'époque où une troisième ambassade des Florentins sollicitait de nouveau la république d'entrer dans la ligue formée contre le duc de Milan. Celui-ci, de son côté, avait envoyé des ministres à Venise pour prévenir cette rupture. Ainsi la seigneurie voyait ces deux puissances plaider en quelque sorte leurs droits devant elle et se disputer son amitié.
Discours des Florentins. Admis dans le conseil de la seigneurie, les envoyés de Florence, s'exprimèrent à-peu-près en ces termes:[136] «Seigneurs, nous n'avons cessé (p. 323) de vous solliciter de prendre part à la guerre contre le duc de Milan. Notre intérêt réclame ce secours, nous ne le dissimulons pas; mais ne vous dissimulez pas non plus que l'intérêt de votre république vous conseille cette résolution. Déjà, faute d'avoir uni nos forces, Visconti s'est emparé de toute la Lombardie; vous avez refusé vos secours aux Génois, ils l'ont reconnu pour maître. Abandonnés par vous, nous succomberons et le voilà roi! Bientôt à vos propres dépens vous le ferez empereur[137].
«Depuis que sa maison est sur le trône, nous avons eu à la combattre, et songez que vous avez les mêmes droits que nous à son inimitié. Le duc est encore plus irrité de notre indépendance que jaloux de notre prospérité. C'est la passion commune à tous les princes d'aspirer à détruire tout ce qui veut être libre autour d'eux[138]. Ne vous assurez point en (p. 324) votre puissance; vous avez trop bien observé les progrès de la sienne pour ne pas la juger dangereuse. Attendrez-vous qu'elle soit devenue insurmontable, pour entreprendre de l'arrêter lorsque vous vous trouverez seuls à lutter contre elle?
«Si nous vous pressons de nous secourir, c'est parce que le péril est commun, c'est parce que nous savons prendre aussi notre part des charges de la guerre. Il y a long-temps que nous soutenons celle-ci avec d'immenses efforts. Elle nous coûte plus de deux millions de florins d'or, c'est-à-dire, plus que ne vaut la ville entière de Florence. Nous avons dépouillé de leurs bijoux nos femmes et nos filles; nous avons dispersé nos richesses dans l'Italie, pour subvenir à tant de dépenses. Mais il nous reste encore du sang à répandre. Vous verrez si nous demandons à être secourus pour rester oisifs. Sauver notre liberté c'est assurer la vôtre; le danger qui nous presse (p. 325) vous attend. Nous sommes autorisés à souscrire aux conditions qu'il vous paraîtra juste de proposer pour cette alliance.»
Discours des ambassadeurs milanais. Les ambassadeurs milanais, à leur tour, obtinrent audience le lendemain. «Nous ne venons point, dirent-ils, solliciter une amitié que vous avez jurée, et que les procédés constants de la seigneurie nous garantissent. La maison de Visconti est dès-long-temps amie de votre république; vous avez prouvé la constance de vos sentiments, pendant la minorité de nos princes et les discordes civiles qui en ont été la suite. De son côté, le duc Philippe-Marie a montré qu'il avait hérité pour vous de tous les sentiments de ses pères. Vous possédez Vérone, Vicence, Padoue, qui ont appartenu à sa maison. Devenu votre voisin, par l'effet de vos conquêtes, il n'a eu avec vous aucun différend. Il s'est montré juste, modéré, pacifique. Vous appréciez sans doute ce qu'elles valent, ces imputations que l'on fait si gratuitement aux princes de ne pouvoir souffrir des états libres dans leur voisinage. Comme si des rapports d'amitié étaient impossibles entre le gouvernement d'un seul et le gouvernement de plusieurs; comme si le témoignage de l'histoire ne réfutait pas ces vaines déclamations; comme si la plus heureuse (p. 326) harmonie n'avait pas existé depuis long-temps entre la seigneurie et les Visconti. Qu'avons-nous à gagner les uns ou les autres dans cette guerre? Quelle assurance avez-vous besoin de chercher contre l'ambition qu'on reproche au duc de Milan? Mais qui peut lui reprocher cette ambition? Ce n'est pas assurément votre république. Ce sont les Florentins qui l'en accusent, et pourquoi? parce qu'il leur fait la guerre. Sans doute il la leur fait; mais s'ils ont été les agresseurs, est-il raisonnable de lui reprocher une rupture qu'il n'a pas dépendu de lui d'éviter?
«Or qui de vous ne se rappelle que le prétexte des Florentins a été l'occupation de Forli par quelques troupes du duc? Qui de vous ignore que cette occupation n'était ni une prise de possession, ni une mesure hostile? que le duc envoyait prendre seulement l'administration de Forli, comme exécuteur testamentaire du prince décédé, à sa prière et au nom du prince mineur? et quel intérêt les Florentins avaient-ils dans tout cela? Forli ne leur appartenait point.
«Ce sont donc les Florentins eux-mêmes qui l'ont forcé de porter ses armes au-delà des Apennins, où aucun intérêt ne l'appelait. On l'a mis dans la nécessité de se défendre, (p. 327) est-on en droit de se plaindre de ce qu'il a pris l'offensive? est-il juste de voir, dans ses succès, la preuve de son ambition, et ne faut-il pas plutôt y reconnaître un témoignage de la justice de sa cause approuvée par le ciel même?
«Depuis que l'orgueil des Florentins a été confondu par nos victoires, le duc a manifesté sa modération. Plusieurs princes, notre saint-père le pape, votre république, se sont portés pour médiateurs; qui s'est refusé à la paix? les Florentins.
«Que vous demandent-ils? d'attaquer un prince qui ne vous a donné aucun sujet de plainte. Que vous demande le duc? la continuation d'une amitié qu'il mérite. Un gouvernement aussi sage que le vôtre ne cherchera point à acquérir, par une injustice, une sûreté qu'il a déjà, qui jamais n'a été troublée, et que la guerre ne saurait lui garantir aussi-bien que la paix.»
X. Carmagnole appelé dans le conseil. Son avis. Ces raisons étaient assurément très-solides, sur-tout aux yeux de ceux qui se rappelaient les exhortations du vieux Moncenigo. Mais le doge actuel n'avait pu voir sans dépit son avis rejeté, censuré même, lorsqu'on avait délibéré sur cette affaire quelques années auparavant. (p. 328) La cause des Florentins était devenue la sienne. Il l'avait d'abord embrassée par ambition ou par politique, maintenant il y allait de sa vanité; il détermina le conseil à entendre Carmagnole. Déjà Foscari avait eu quelque influence sur l'accueil que la république avait fait à ce général. On lui avait donné un commandement avec un traitement assez considérable[139]. Mais un gouvernement comme celui de Venise ne pouvait pas accorder facilement sa confiance à un transfuge, à un favori disgracié, à un gendre du prince ennemi. Une tentative d'empoisonnement dont Carmagnole fut l'objet, et dont un scélérat de Milan fut reconnu coupable, prouva la réalité de la haine qui existait entre le duc et son ancien favori, et mérita à celui-ci d'être appelé dans les conférences où l'on traitait l'affaire des Florentins.
Il y parla en homme passionné, qui désire par-dessus tout une occasion de satisfaire sa (p. 329) vengeance[140]. Il fit une vive peinture de l'ambition de Philippe-Marie. Le duc avait usurpé plusieurs provinces: Bergame et Brescia n'étaient que la dépouille d'un prince protégé de la république, enlevée injustement au mépris d'un traité, retenue au mépris des instances de la seigneurie. Visconti était un voisin dangereux sur le continent. Maître de Gênes, il pouvait devenir sur mer un rival redoutable. La guerre était donc juste, nécessaire, indispensable; elle offrait peu de périls et les espérances les mieux fondées de grands succès. Philippe-Marie était un ambitieux sans talents, sans force de caractère, un prince livré aux vains plaisirs d'une cour frivole. Ses folies, autant que ses guerres, avaient épuisé ses finances. Il avait tari ses ressources, affaibli son armée et aliéné l'affection de ses sujets.
«Et quelle affection pourrait-il mériter, s'écriait (p. 330) Carmagnole, l'ingrat qui oublie que, s'il est demeuré tranquille possesseur du trône, c'est à moi qu'il le doit; que je lui ai conquis Bergame, Brescia, Parme, Plaisance, Novare, Verceil, Alexandrie, et Gênes? Pour prix de tels services, il m'a disgracié, il a confisqué mes biens, retenu ma femme, mes enfants, et payé un empoisonneur pour me faire périr. Ah! sans doute, il a raison de prévoir que mon épée doit lui être fatale. Si la Providence a veillé sur mes jours, c'est pour le malheur de l'ingrat, pour sa ruine. Heureux de trouver une nouvelle patrie sur cette terre qui me fut hospitalière, je ne demande que des armes, la permission d'unir ma cause à la vôtre, et de vous prouver ma reconnaissance.»
La chaleur du guerrier, son assurance, sa haine, se communiquèrent à tous ceux qui l'écoutaient. Le doge s'empressa d'ajouter que, depuis que Visconti était sur le trône, il n'avait cessé de s'agrandir; qu'après tant d'usurpations, il ne pouvait avoir renoncé sincèrement à Vicence, à Vérone, à Padoue, qui avaient été possédées par sa famille, avant d'entrer dans le domaine de la république. C'était une absurdité de le supposer. Il fallait donc le considérer comme un ennemi; il était donc prudent de s'opposer à l'accroissement de sa puissance, et de saisir, (p. 331) pour le combattre, le moment où d'autres occupaient une partie de ses forces. Il fallait faire cause commune avec les Florentins.
XI. La guerre contre le duc de Milan est résolue. Diverses alliances. 1425. Cet avis passa dans le grand-conseil à une grande majorité de suffrages. Le traité entre les deux républiques fut signé à la fin de novembre 1425. On y régla qu'on lèverait à frais communs une armée de seize mille chevaux et de huit mille hommes d'infanterie; que la flotte vénitienne remonterait le Pô, et seconderait les opérations des troupes de terre destinées à agir contre le Milanais; qu'une autre flotte armée aux dépens des Florentins se porterait sur la côte de Gênes, où elle ferait une diversion.
Les conquêtes devaient être partagées de manière que tout ce qui se trouverait sur le revers des Apennins du côté de la Toscane, restât à la république de Florence; tout ce qui serait au nord de ces montagnes devait appartenir à Venise.
Enfin les deux parties contractantes prirent l'engagement réciproque de ne point faire de paix séparée[141].
(p. 332) Le roi d'Arragon, le duc de Savoie[142], les seigneurs de Ferrare et de Mantoue, la ville de Sienne et quelques familles génoises, mécontentes du gouvernement de Visconti, accédèrent à cette alliance.
Ainsi fut résolue cette guerre, dont j'ai cru devoir faire connaître soigneusement les prétextes ou les motifs, parce qu'elle eut une grande influence sur les destinées de l'état de Venise.
Le caractère qu'elle allait prendre fut indiqué par le choix du général. La république en confia la principale direction à François Carmagnole.
XII. Commencement des hostilités. Composition des armées. 1426. Quoique la déclaration de guerre eût été notifiée officiellement au mois de janvier 1426, les hostilités ne commencèrent que vers le milieu du mois de mars. Cet intervalle fut employé à recruter les troupes mercenaires avec lesquelles Carmagnole devait attaquer la Lombardie, et à armer l'escadre destinée à entrer dans le Pô. Il fut levé un emprunt forcé de 43,600 ducats[143]. Ce n'était pas sans doute de quoi subvenir aux frais de la guerre.
(p. 333) La guerre était alors fort dispendieuse. Ces compagnies d'aventure, formées des débris des armées allemandes, avaient trouvé qu'il n'y avait pas de meilleur parti pour elles que de rester en Italie, où la multitude des principautés et des factions leur assurait toujours de l'emploi, et où la bonté du pays leur promettait des richesses. Le gouvernement sacerdotal, les petites républiques de bourgeois, non moins inhabiles au métier des armes, les princes nouveaux et encore mal affermis, devaient implorer continuellement le secours de ces étrangers, qui se vendaient au plus offrant. Un historien[144] fait remarquer qu'à cette époque les Ursins, les Saint-Severins, les Malatesta, les Carmagnole et autres chefs de gendarmes retiraient en grande partie le plus clair du produit de l'industrie florentine, du (p. 334) commerce de Venise, et de la daterie romaine. Les chefs de ces bandes étaient des entrepreneurs de guerre; indifférents dans toutes les querelles, s'attaquant sans passion, intéressés seulement à conserver leurs hommes, et par conséquent combattant mollement, cherchant à éviter les affaires décisives, pour faire durer ces divisions, qui les rendaient nécessaires, et leur donnaient occasion de devenir plus exigeants. Opposés alternativement l'un à l'autre, ils n'avaient garde de chercher à se détruire[145]. Un capitaine vainqueur (p. 335) qui aurait retenu prisonnière la compagnie d'un autre l'aurait ruiné, et devait s'attendre à être à son tour traité avec la même rigueur. Toutes ces circonstances avaient introduit parmi ces bandes guerrières une sorte de droit des gens indépendant du droit politique, et souvent opposé aux intérêts des états dont elles soutenaient la cause. L'habitude de changer de parti avait rendu les trahisons moins déshonorantes, l'avarice les rendait fréquentes. La guerre n'était plus qu'un métier fait par des stipendiaires; les hommes domiciliés ne trouvaient point d'honneur à se mêler dans ces bandes d'aventuriers. Les nobles tâchaient de conserver quelque puissance dans leurs terres, dont ils ne pouvaient par conséquent s'éloigner. Les citadins cherchaient à s'enrichir par le commerce, sur-tout par le commerce d'outre-mer; aussi le service maritime était-il resté constamment en honneur, parce qu'il était fait par des nationaux. Le peuple n'était point enrôlé, parce que les souverains le craignaient et n'étaient pas assez riches pour entretenir des troupes régulières.
On a beau faire; puisqu'on exige pour la guerre les efforts des hommes, le sacrifice de leur repos et de leur vie, il faut bien déterminer ces efforts, ces sacrifices, par le sentiment de l'intérêt. Là où cet intérêt est évident, immédiat, on peut obtenir (p. 336) le concours spontané de toute une population; là où fermentent l'esprit de faction ou l'enthousiasme religieux, la fureur des passions suffit pour mettre les armes et la torche à la main de tous les hommes; mais quand il s'agit seulement de la rivalité de deux princes, des calculs de la politique, des vues ambitieuses d'un gouvernement, comment espérer que la population veuille y prendre part? Cela est impossible sur-tout dans les petits états. À mesure que de grands gouvernements se sont organisés, ils ont formé des corps de troupes permanents, et cela n'a été praticable qu'après l'établissement d'un système d'administration, qui assurait au prince un revenu fixe, employé tout entier à conserver cette force mercenaire. Mais, étrangères ou indigènes, les troupes régulières sont d'autant plus à la disposition du prince qu'elles sont plus détachées de la population; aussi s'efforce-t-on sans cesse de leur créer des intérêts à part; aussi se trouvent-elles toujours insuffisantes quand elles sont en opposition avec le vœu général, ou quand l'existence nationale est menacée. En définitive, il n'y a de guerre nationale que pour des intérêts nationaux.
Ce n'était pas pour de tels intérêts que l'on combattait en Italie. Il s'agissait de savoir si le duc de Milan satisferait son ambition, en étendant (p. 337) ses conquêtes dans la Toscane et dans la Romagne. Ses adversaires n'avaient qu'un intérêt plus ou moins direct à arrêter ses progrès. Le roi d'Arragon voulait forcer Visconti à lui céder la Corse, que celui-ci prétendait être une dépendance de Gênes: le duc de Savoie convoitait Verceil: les seigneurs de Ferrare et de Mantoue cédaient à l'influence de leurs voisins: et quant aux Vénitiens, il était évident qu'en entrant dans cette ligue, ils avaient été bien moins décidés par la crainte qu'entraînés par l'ambition.
Le duc, menacé par tous ses voisins, soudoyait, du fond de son palais, quatre chefs de bandes qui avaient alors une grande réputation, Ange de la Pergola, Nicolas Piccinino, Guido Torello, enfin François Sforce, fils naturel d'un paysan de Cotignola, et le second d'une race de héros, que la fortune destinait au trône.
Les Vénitiens avaient dans leur armée deux parents de ce même Sforce.
On raconte que le premier Sforce, dont le vrai nom était Attendolo, étant occupé à travailler à la terre, vit passer des recruteurs, qui lui proposèrent de s'engager; il hésitait, et, comme dans les mœurs de ce siècle la superstition trouvait place par-tout, il voulut consulter le sort sur le parti qu'il avait à prendre. «Je vais jeter ma pioche sur ce chêne, dit-il, si l'arbre la retient, (p. 338) c'est signe que Dieu veut que je me fasse soldat.» La pioche resta dans les branches; le paysan s'enrôla dans une compagnie d'aventure, devint condottiere, général illustre, prince; et son petit-fils disait à Paul Jove, dans le palais de Milan: «Vous voyez bien ces trésors, ces gardes, cette pompe; je dois tout cela à la branche du chêne qui retint en l'air la pioche de mon grand-père.»
Tous ces capitaines conduisaient des compagnies plus ou moins nombreuses de cavaliers couverts de fer. Cette cavalerie était considérée comme la principale force des armées; on méprisait encore l'infanterie, on oubliait ce qu'elle avait été chez les anciens. C'était dans l'infanterie qu'on jetait les milices. On n'en avait pas même un nombre proportionné à celui des troupes à cheval. L'armée vénitienne, dans cette guerre, n'avait que huit mille fantassins sur seize mille gendarmes. Celle du duc de Milan était à-peu-près d'égale force. De part et d'autre, on prodigua les trésors pour rassembler des gens de guerre et des chevaux. On compta jusqu'à soixante-dix mille combattants dans une petite province, et l'artillerie, dont on n'avait pas encore perfectionné l'usage, était par cette raison tellement multipliée, que les Milanais perdirent jusqu'à cent soixante-dix-huit pièces de canon dans un de leurs camps. Ces circonstances expliquent le (p. 339) peu de mobilité des armées, la difficulté de les faire subsister et de trouver un terrain pour combattre.
XIII. Carmagnole surprend la ville de Brescia. 1426. Les troupes de Visconti étaient encore dans la Romagne. Carmagnole voulut profiter de leur absence, et commencer ses conquêtes par l'essai d'une séduction qui devait lui livrer Brescia.
Cette place, ancienne colonie romaine, ravagée par les barbares, qui envahirent successivement l'Italie, avait ensuite fait partie du royaume de Lombardie, dont elle avait partagé les vicissitudes. Elle était entrée dans la ligue des villes qui s'étaient confédérées pour s'affranchir du joug de l'empereur Frédéric Barberousse. De là résultèrent pour elle la nécessité et le malheur de prendre part à toutes discordes excitées en Italie, par l'ambition rivale des empereurs et des papes. Elle arbora tour-à-tour l'étendard des Guelfes et des Gibelins. Elle fut cruellement châtiée par l'empereur Henri VI, qui l'avait même condamnée à voir passer la charrue sur ses murs[146]; ensuite elle tomba sous la domination (p. 340) des princes de la Scala, auxquels elle fut arrachée par le seigneur de Milan, allié dans cette guerre de la république de Venise. Adolphe Malatesta s'en était emparé pendant la minorité des fils de Galéas Visconti. Enfin le duc Philippe-Marie l'avait recouvrée en 1421.
Il y avait donc à peine cinq ans que ce prince la gouvernait, et il ne paraît pas que ce fût avec cette douceur qui peut seule concilier l'affection de nouveaux sujets. D'un autre côté, les factions guelfe et gibeline y subsistaient encore; et, par une suite de leurs anciennes haines, elles habitaient des quartiers séparés qu'elles avaient même fortifiés par des enceintes de murs; de sorte que cette ville était réellement formée de deux. Les guelfes occupaient la ville basse, les gibelins la ville haute, que plusieurs forts et la citadelle dominaient.
Carmagnole avait conservé des relations avec le parti guelfe, ennemi de la maison de Visconti; ceux avec qui il avait pratiqué des intelligences, parmi lesquels on comptait deux membres de la famille Avogadro, très-considérable dans le pays[147], lui promirent de lui ouvrir une des portes de la ville.
(p. 341) Un détachement de ses troupes, que douze mille hommes suivaient de près, arriva tout-à-coup sous les murs de Brescia, dans la nuit du 17 mars 1426. La porte fut ouverte, les troupes vénitiennes se répandirent dans la ville basse, leurs partisans se joignirent à elles, mais la garnison milanaise se jeta dans les forts et conserva même les portes qui conduisaient de la ville guelfe à la ville gibeline. Il restait donc à faire le siége de celle-ci, de tous les forts, de la citadelle, et en même temps il fallait songer à se défendre dans la ville guelfe qu'on occupait. Dès qu'on eut appris à Venise l'entrée des troupes de la république dans Brescia, on crut d'abord que Carmagnole était entièrement maître de la place; mais quand on sut qu'il avait encore plusieurs siéges à faire et en même temps un siége à soutenir, on désespéra du succès de cette entreprise; cependant on lui envoya en diligence toutes les troupes dont on put disposer, et les commandants de Vicence et de Vérone reçurent ordre de lui faire parvenir des secours. Il allait en avoir besoin.
Deux mille hommes de cavalerie, qui étaient à-peu-près tout ce qui restait de troupes milanaises dans la Lombardie, se portèrent sur-le-champ dans les environs de Brescia, pour tenter d'y pénétrer. Le duc avait rappelé son armée de (p. 342) la Romagne; elle s'avançait à grandes journées. Carmagnole profita de ce délai pour envoyer des détachements, qui s'emparèrent de quelques points fortifiés dans le pays vers le lac de Garde, et, pour se mettre en état de se tenir dans sa nouvelle position, il commença par séparer la ville qu'il occupait, de la forteresse voisine, en creusant un fossé large et profond, qui le mettait à l'abri des sorties d'une garnison nombreuse et vaillamment commandée[148]. Mais ce n'était rien encore: il avait à empêcher la communication des assiégés avec l'armée qui venait à leur secours. XIV. Il assiége les châteaux. Ouvrage de circonvallation mémorable. Pour cela, il entreprit un des plus grands ouvrages de campagne, dont l'histoire militaire fasse mention et dont jusqu'à lui on n'avait point vu de modèle. Il traça une double ligne de circonvallation qui enveloppait les forts, la citadelle, les deux villes, et qui devait rendre toute communication impossible entre la place et la campagne, à moins de forcer ce passage à travers les deux fossés qui le défendaient. Or ces fossés avaient vingt pieds de large, douze pieds de profondeur, (p. 343) et présentaient un escarpement formé de terre, de fascines, affermi par des madriers, et défendu par des tours élevées de distance en distance. Les historiens ne sont point d'accord sur l'étendue de cet ouvrage; suivant quelques-uns, il avait cinq mille de développement.
On conçoit que de pareils travaux ne pouvaient être terminés en quelques jours par une armée, qui avait à repousser les secours qui voulaient entrer dans la place, à se garder elle-même contre de fréquentes sorties, et à faire plusieurs siéges à-la-fois. L'ouvrage ne pouvait être qu'ébauché à l'époque très-prochaine où l'armée milanaise allait se présenter pour secourir la ville. On se flattait que sa marche serait retardée par les rivières, et notamment par le Tanaro, dont le marquis de Ferrare s'était chargé de disputer le passage; mais il se laissa ou voulut se laisser tromper par le général Ange de la Pergola, qui jeta un pont sur ce fleuve sans être attaqué, et vint camper, dans les premiers jours de mai, devant les lignes de Carmagnole. Les succès de celui-ci s'étaient réduits à s'emparer de l'une des portes occupées jusques-là par les Milanais.
L'armée du duc était forte de quinze mille gendarmes, c'est-à-dire au moins égale à celle des Vénitiens. Ceux-ci étaient à la vérité couverts (p. 344) par leurs retranchements encore très-imparfaits, mais ils avaient à faire face de deux côtés, ils étaient obligés d'occuper une grande circonférence, et ils ne pouvaient présenter une masse de forces sur plusieurs points à-la-fois. La garnison ne négligeait rien pour retarder les travaux des Vénitiens, et repoussait les assauts qu'ils lui livraient fréquemment. Heureusement pour ceux-ci, la rivalité des chefs qui commandaient l'armée du duc retarda l'attaque des lignes. François Sforce et Nicolas Piccinino opinaient pour tenter cette entreprise, mais Ange de la Pergola la jugea imprudente[149].
Les ouvrages furent continués sous les yeux de l'armée milanaise. Quand elle entreprit de les forcer, il n'était plus temps. À la fin de mai, la place n'était pas encore entièrement investie; mais après quatre mois de travaux, qui ne furent interrompus ni la nuit ni le jour, les lignes présentaient par-tout une circonférence inattaquable, les généraux de Philippe-Marie, abandonnant (p. 345) la garnison de Brescia à elle-même, s'éloignèrent pour aller commettre d'inutiles ravages dans les environs de Mantoue.
Dès la fin de mars, une escadre vénitienne, commandée par François Bembo, s'était présentée à l'embouchure du Pô. Retardée d'abord par les eaux basses, elle avait ensuite remonté ce fleuve jusqu'à Crémone, dont elle avait rompu l'estacade et brûlé le pont. Vers la fin de juin, elle avait pénétré dans l'Adda, prenant quelques châteaux sur son passage. Enfin elle était venue insulter la place de Pavie à l'embouchure du Tésin.
Le 28 juillet, on arrêta à Venise un Brabançon venu, disait-on, pour mettre le feu à l'arsenal. On répandit qu'il avait avoué son crime, et qu'il ne l'avait entrepris qu'à la persuasion du duc de Milan. Quoi qu'il en soit de la réalité de ces imputations, ce misérable fut écartelé, après avoir été traîné dans les rues à la queue d'un cheval fougueux.
Cependant l'armée de la république recevait des renforts. Le seigneur de Faenza à la tête d'une compagnie de douze cents chevaux, Laurent de Cotignola, qui en commandait neuf cents, et Georges Benzoni, avec trois cents lances, étaient arrivés au camp devant Brescia. Les défenseurs de la place, au contraire, étaient (p. 346) épuisés par des combats continuels et par la disette. De quatorze cents hommes, ils se voyaient réduits à quatre cents.
XV. Capitulation des forts. Cette brave garnison, insuffisante pour garder une si vaste enceinte, n'en cédait les divers postes que pied-à-pied. Le 11 d'août, elle avait été forcée d'abandonner la porte des Piles. Au commencement de septembre, les Vénitiens occupèrent une autre porte et une partie de la ville haute, après un combat qui dura trois jours. Le 18 et le 19 un corps de huit mille Milanais vint attaquer les assiégeants, mais sans pouvoir parvenir à pénétrer jusqu'à la forteresse. Les assiégés firent une sortie quelques jours après. Enfin un des châteaux capitula le 13 octobre, les autres se rendirent successivement, et le 20 novembre la citadelle, après avoir été battue jour et nuit par l'artillerie pendant huit mois, offrit de se rendre si elle n'était pas secourue au bout de dix jours. Cette capitulation, pour laquelle on eut même soin de demander l'autorisation du duc de Milan, fut la cinquième que fit, dans ce même siége, le vaillant défenseur de cette place. Il sortit avec tous les honneurs de la guerre, à la tête de quelques hommes qui lui restaient, avec armes et bagages, exigeant même que les vainqueurs payassent ce qu'il était forcé (p. 347) de leur laisser, et libre, ainsi que tous les siens, d'aller rejoindre l'armée milanaise.
C'est une douce satisfaction de voir les gens de cœur triompher de la mauvaise fortune.
La première surprise de Brescia avait été peu glorieuse pour Carmagnole, mais il se fit beaucoup d'honneur, pendant ce siége long et mémorable, par la vigueur de ses attaques, l'immensité de ses travaux et sur-tout par l'audace avec laquelle il se maintint dans une position difficile. On doit rapporter au général florentin, Nicolas de Tolentino, qui était un habile ingénieur, une partie du mérite, soit de l'invention, soit de l'exécution des grands ouvrages qui assurèrent la reddition de la place[150].
Le duc de Milan éprouva, dans cette campagne, les inconvénients attachés à l'emploi des troupes mercenaires. Les siennes ne firent que de médiocres efforts pour secourir Brescia; et au lieu d'attaquer, ou au moins d'inquiéter Carmagnole dans ses lignes, elles perdirent le temps à piller le pays voisin.
XVI. Traité de paix. 1426. Cependant, si la ville de Brescia était perdue, l'armée restait entière; il ne manquait au duc que d'avoir confiance en elle. Quatre généraux (p. 348) de réputation ne le rassuraient pas. D'un autre côté la Toscane était dégarnie, le duc de Savoie inquiétait la frontière occidentale du Milanais. Visconti ne voyait dans toute l'Italie qu'un prince qui s'intéressât à son sort, c'était le pape Martin V; encore avait-il fallu acheter sa bienveillance par la cession des villes de Forli et d'Imola dans la Romagne. Ce pontife, l'un des plus ambitieux conquérants du domaine apostolique, protégeait chaudement le duc de Milan; parce que ce prince affectait d'embrasser avec zèle les intérêts de l'église. Le pape s'entremit donc pour ramener la paix entre les parties belligérantes. Le légat, qu'il envoya pour médiateur, n'eut pas de peine à les concilier, puisque tout consistait à obtenir quelques sacrifices du duc de Milan déjà saisi d'effroi. Il consentit aussi promptement qu'on pouvait le désirer, à ce que le duc de Savoie gardât quelques châteaux de peu d'importance dont il venait de s'emparer.
Les Florentins, le marquis de Ferrare, et le seigneur de Mantoue, n'avaient rien à réclamer; l'armée alliée n'avait fait aucune conquête au-delà des Apennins, mais le duc en avait retiré ses troupes, et ce ne fut pas un médiocre avantage pour les Florentins de voir leur pays délivré de cette invasion.
Quant aux Vénitiens, le duc de Milan leur cédait (p. 349) non-seulement tous ses droits sur la ville de Brescia, mais encore toute la province dont cette ville était la capitale, la vallée de l'Oglio, appelée Val Camonica, et la partie du Crémonais située sur la rive gauche de ce fleuve; de sorte que les frontières de la république, du côté du Milanais, se trouvaient transportées du lac de Garde au lac d'Iseo, et que l'Oglio devait marquer la nouvelle limite des deux états. Le duc accordait même aux Vénitiens un certain espace de terrain sur la rive droite de ce fleuve, avec la faculté d'y construire une tête de pont.
Ce traité fut signé le 30 décembre 1426. La famille de Carmagnole recouvra sa liberté et vint s'établir à Venise. La république s'était empressée de récompenser les services de son général, en l'élevant au patriciat, dès les premiers succès de cette campagne.
XVII. Organisation que le gouvernement vénitien donne à la ville de Brescia. Le gouvernement vénitien, soit qu'il voulût s'attacher le peuple de Brescia, soit qu'il voulût composer avec d'anciennes habitudes, ou faire l'essai d'un nouveau système, donna à sa nouvelle conquête une forme d'administration différente du régime des autres provinces de la république.
On décida que le pays serait gouverné par deux patriciens, que le sénat désignerait, l'un avec le titre de podestat, l'autre avec celui de (p. 350) capitaine. Ils étaient investis de la juridiction civile et criminelle, excepté en matière de fiefs.
Le podestat pouvait présider les divers tribunaux; mais la ville avait, pour son administration, un conseil composé de ceux qui, pendant trente-cinq ans au moins, avaient partagé les charges réelles et personnelles de la cité. On se réservait cependant la faculté d'y associer ceux qui l'auraient mérité par d'importants services. On exigea que, dans tous les cas, les membres de ce conseil n'eussent point exercé, ni eux-mêmes, ni leur père, ni leur aïeul, une profession mécanique; il fallait aussi, pour y être admis, être âgé de trente ans et appartenir à une famille domiciliée depuis cinquante.
Cette assemblée se trouvait composée d'à-peu-près cinq cents habitants, qui, dans l'origine, se renouvelaient tous les ans, par la voie du scrutin.
Un autre conseil moins nombreux, choisi par le sort dans le sein du conseil général, et renouvelé partiellement de deux mois en deux mois, s'occupait de la direction spéciale des affaires; de sorte que Brescia, comme Venise, avait deux réunions de ses principaux citoyens, dont l'une représentait le grand conseil, l'autre le sénat de la république, avec cette différence cependant, qu'à Venise ces assemblées exerçaient le gouvernement (p. 351) et décidaient sur les impôts, sur les lois et sur les affaires politiques, tandis qu'à Brescia elles ne s'élevaient pas au-dessus des affaires de simple administration.
Pour rendre la ressemblance plus parfaite, on régla, trois ou quatre ans après la prise de possession de cette ville, que ceux qui se trouvaient composer le grand conseil en 1430, auraient seuls le droit d'en faire partie à l'avenir, et le transmettraient à leur postérité.
Ainsi il y eut un patriciat dans cette province comme dans la capitale.
C'était de ces deux conseils que partait la direction de l'administration du pays: c'était par eux que se faisait le choix des juges et des divers agents de l'administration; outre ces deux conseils, il y en avait un troisième pour les affaires contentieuses, composé uniquement de jurisconsultes gradués dans l'université de Padoue.
Enfin quelques-uns des habitants les plus considérables de cette province furent aggrégés au corps de la noblesse vénitienne[151].
Je citerai le nom du seul qui refusa cet honneur, (p. 352) ne voulant rien devoir à ceux qui venaient d'asservir sa patrie. Il se nommait Zambara. Mais ses descendants n'héritèrent pas de sa fierté, car ils achetèrent dans la suite cette noblesse que leur aïeul avait refusée.
Nouvelle guerre contre le duc de Milan.—Bataille de Macalo gagnée par François Carmagnole.—Paix de 1428.—Acquisition de Bergame, 1426-1428.—La république acquiert l'expectative de la principauté de Ravenne.—Troisième guerre contre le duc de Milan.—Bataille perdue par les Vénitiens.—Mort de François Carmagnole, 1428-1433.
I. Réflexions sur les gouvernements aristocratiques. La paix qu'on venait de conclure portait les frontières de l'état de Venise à quelques lieues de Milan. Les sujets du duc furent peut-être encore plus effrayés que lui de ce voisinage. De toutes les conditions réservées à la misère humaine, la pire, après l'esclavage, c'est d'être obligé de courber la tête sous la domination de plusieurs. La raison s'explique très-bien pourquoi, dans l'intérêt de la société, on confie le pouvoir à une seule main; mais elle ne peut comprendre que ce pouvoir appartienne à une classe privilégiée. L'orgueil des hommes ne se console qu'en (p. 354) tâchant d'agrandir ce qui les domine. Or l'imagination n'a pas beaucoup à faire pour placer hors de la nature un être unique, invisible, tout-puissant, impartial, qui ne communique point immédiatement avec nous, dont tout rappelle le nom, l'autorité, tandis que son origine, ses passions, ses infirmités échappent à la vue, et qui, en même temps qu'il est notre maître, est aussi notre providence. Mais comment se faire la même illusion quand on a une multitude de maîtres, dont quelques-uns nécessairement choquent nos yeux et blessent nos intérêts? Leurs passions, leur orgueil, leur jalousie, leurs faiblesses, leur partialité, nous révèlent à chaque instant qu'ils ne sont que des hommes comme nous. Dans l'impossibilité de les agrandir, il faut que nous travaillions à nous rapetisser nous-mêmes, et cet effort est trop fatigant pour que nous puissions nous obstiner à vouloir expliquer notre servitude aux dépens de notre amour-propre. Les Romains divinisaient leurs empereurs; ce mot divus rend raison de tout; mais les titres de magnifiques seigneurs, d'illustrissimes seigneurs, ne suffisent point; on ne peut légitimer la tyrannie à si peu de frais.
Cet état de choses a existé par le fait, jamais de droit; parce qu'il est impossible que tous les intérêts aient été consultés dans un partage si (p. 355) inégal. On conçoit que tous veuillent prendre part au pouvoir; on conçoit que tous y renoncent; mais on ne conçoit pas une organisation de la société qui ne soit pas faite pour la société tout entière. Aussi, dans les pays où on a établi le gouvernement du petit nombre, on a commencé par une fiction; on a supposé que ce petit nombre composait la société à lui seul. Tout le reste était censé hors de la société, ou, si on voulait bien avouer qu'il en faisait partie, ce n'était que comme une aggrégation, une dépendance, comme une propriété du corps social. Là où il y a un prince unique, l'intérêt du prince ne peut pas être séparé de celui de la nation, à moins de circonstances qui sortent de l'ordre ordinaire des choses; là où le prince est collectif, ces deux intérêts sont opposés nécessairement. Aussi est-ce des aristocraties que sont nés les gouvernements mixtes, c'est là leur unique bienfait.
L'aristocratie vénitienne, si jalouse de son autorité, en avait de bonne heure senti le danger. Ce qu'elle avait principalement à craindre, c'étaient les crises qui naissent de l'ambition ou du mécontentement; pour les prévenir, elle avait adopté deux principes dont elle ne s'écarta jamais, la modération et une mystérieuse sévérité. Tout ce qui lui portait ombrage était perdu; (p. 356) tout ce qu'elle pouvait ménager, elle le ménageait. Elle administrait avec économie, elle jugeait avec équité, elle gouvernait avec prudence, elle régnait avec gloire; mais tout cela ne faisait pas qu'on pût désirer de vivre sous son empire. On sentait trop à tous moments qu'on y manquait de deux choses, les jouissances de l'amour-propre et la sécurité. Elle n'avait à offrir dans sa capitale que l'occasion d'acquérir des richesses, et au loin que sa protection; par conséquent elle ne pouvait avoir pour sujets affectionnés que des marchands ou des peuples menacés d'une tyrannie encore plus cruelle que la sienne.
C'était ce qu'avaient jugé, sans le dire, plusieurs de ses hommes d'état, lorsqu'ils avaient cherché à la détourner de ses conquêtes sur le continent de l'Italie.
II. État de l'Italie. Son ambition fut favorisée par les vues des princes qui régnaient sur cette contrée. Presque tous, sans en excepter les papes, après avoir dû la couronne à des crimes, eurent de méprisables et d'abominables successeurs. Un homme jaloux de conserver un peu de repos, de bonheur et de dignité, aurait été bien embarrassé de choisir sur toute la surface de la belle Italie un asyle où il pût reposer sa tête avec sécurité, et couler en paix quelques années du XIVe ou du XVe siècle.
(p. 357) Les papes, après avoir fait une guerre de plus de soixante ans au seigneur de Milan et à leurs propres sujets, avaient fini par l'exil, l'anathème et le schisme. Rien n'égalait les horreurs qui avaient ensanglanté le trône de Naples. Florence, était continuellement déchirée par les factions. Gênes avait passé plusieurs fois, en peu d'années, de l'oligarchie à la démocratie, et de l'état de république à celui de province sujette, ne sachant vivre ni dans la soumission ni dans l'indépendance. Parmi tout ce désordre, avec toute cette fureur, on daignait rarement prendre les armes soi-même. Il y avait au milieu de la nation italienne une nation d'aventuriers, qui allaient offrant indifféremment aux uns comme aux autres d'épouser leurs haines et de les venger, en ravageant le pays d'autrui. Venise seule offrait du moins la paix intérieure; aucune faction n'osait s'y montrer, mais cette paix était renfermée dans l'enceinte des lagunes. Les provinces étaient exposées, comme les autres états, aux fléaux de la guerre.
Depuis la délivrance de Chiozza, c'est-à-dire depuis une époque où la république ne possédait absolument rien au-delà des lagunes, l'ambition des Vénitiens n'avait cessé de troubler et de tourmenter l'Italie septentrionale.
De 1385 à 1388, ils firent la guerre au seigneur (p. 358) de Padoue. Ce fut dans cette guerre qu'ils acquirent le Trévisan.
En 1397 et 1398, ils dirigèrent leurs armes contre le duc de Milan.
En 1404, ils se liguèrent avec ce prince, qui leur céda Vicence, Feltre, Bellune; et dans cette même guerre ils prirent Vérone, Padoue et Rovigo. Ces conquêtes furent l'ouvrage de deux ans.
L'année d'après, la république prit part à une expédition contre le seigneur de Plaisance, et eut de sa dépouille Parme et Reggio, qu'elle échangea contre Guastalla, Brescello et Casal-Maggiore.
De 1411 à 1413, la guerre du Frioul contre le roi de Hongrie, coûta à la seigneurie Feltre et Bellune.
Elle prit sa revanche en 1417, en dépouillant le patriarche d'Aquilée de la principauté du Frioul et en reprenant sur les Hongrois Feltre, Bellune et Cadore; cette guerre ne se termina qu'en 1420.
Enfin la campagne de 1426 venait de lui procurer l'acquisition de la province de Brescia.
Ainsi, dans un intervalle de quarante ans, l'incendie s'était rallumé sept fois, sans compter deux ou trois guerres contre le Turc, quelques campagnes en Dalmatie, et une guerre maritime contre Gênes.
(p. 359) Les provinces étaient trop malheureuses pour pouvoir être sincèrement attachées à la métropole. Il paraissait probable que cet état des choses durerait jusqu'à ce qu'un prince se fût élevé dans l'Italie septentrionale, qui réunît assez de forces pour laisser à ses voisins tous les dangers de l'invasion. Les Visconti se crurent appelés à mettre dans la balance ce poids, qui devait la fixer en l'entraînant.
Élevés à la souveraineté par l'usurpation de l'archevêque Othon, en 1295, ils ne furent pas plus délicats sur les moyens de s'agrandir que les autres princes leurs contemporains; mais il y eut parmi eux quelques hommes, dont le courage et la capacité pouvaient justifier l'ambition, qui réunirent plusieurs couronnes sur leur tête, et qui pouvaient, sans trop de présomption, aspirer au titre de rois, puisque leurs états s'étendaient depuis les côtes de l'Adriatique jusqu'à la mer de Ligurie et de Toscane[152].
(p. 360) Il y avait cent trente ans que cette maison régnait; il n'est pas permis aux hommes de remonter si haut pour juger les droits de leurs maîtres. Les Milanais s'étaient accoutumés au joug, et n'étaient peut-être pas insensibles à l'espérance de voir leur ville devenir la capitale de toute l'Italie supérieure.
III. Les Milanais s'opposent à la ratification de la paix. Les progrès des Vénitiens détruisaient cette illusion. Quand les Milanais apprirent que le duc venait de céder toute la province de Brescia, sans que son armée eût été entamée, sans qu'elle eût presque combattu, et qu'il n'y avait plus que l'Adda entre Milan et les troupes de l'ambitieuse république, ils se crurent déjà envahis par elle.
Une telle condition ne pouvait que déplaire aux habitants d'une grande capitale accoutumés à profiter de la présence d'une cour, et sur-tout les seigneurs milanais devaient être révoltés (p. 361) de l'idée de devenir sujets des nobles vénitiens.
On courut représenter au duc que le traité qu'il venait de conclure compromettait son honneur, sa sûreté; la prise de Brescia ne devait point décider du sort de la guerre; rien n'était perdu puisque l'armée subsistait; il fallait bien se garder d'évacuer les forteresses qu'on avait promis de céder aux Vénitiens sur l'Oglio; sur-tout il était imprudent de leur laisser le temps de se fortifier sur la rive droite de ce fleuve. On suppliait le duc d'avoir confiance dans le zèle de ses sujets. Ils offraient de faire tous les sacrifices que pouvait nécessiter un plus grand développement de forces. La ville de Milan seule était prête à lever, s'il le fallait, dix mille hommes de cavalerie et autant d'infanterie. Elle ne demandait qu'une grâce, la libre administration de ses revenus et la réforme de quelques abus de la cour, qui épuisaient les finances.
Le duc, peu digne de régner sur des hommes si disposés à repousser l'étranger, accepta les subsides, et manqua de parole à son peuple et aux Vénitiens. Il éluda, sous différents prétextes, la remise des places qu'il s'était engagé à évacuer, renforça ses troupes, et au printemps de 1427, il les jeta dans la principauté du seigneur de Mantoue, allié de la république.
(p. 362) IV. Nouvelle guerre. 1427. Par cette manœuvre, l'armée milanaise devait occuper toute la rive droite du Mincio, depuis le point où il sort du lac de Garde jusqu'à celui où il se jette dans le Pô. C'était une ligne de douze ou quinze lieues de longueur, bien appuyée à droite sur le Pô, à gauche sur le lac, et qui coupait toute communication entre la province de Brescia et les anciennes possessions de la république, à moins de traverser le lac de Garde.
Les Vénitiens, de leur côté, avaient pour objet de dégager le seigneur de Mantoue, de rétablir leurs communications avec Brescia, et de porter la guerre sur le territoire de Crémone pour pénétrer de là dans le Milanais. Dans ce dessein, ils chargèrent Carmagnole d'entrer dans le Mantouan, et de pousser l'ennemi devant lui, tandis que la flotte vénitienne remonterait le Pô, en tâchant de se frayer un passage jusqu'à Crémone ou jusqu'à Pavie.
On éprouve quelque surprise en voyant une flotte, composée nécessairement de bâtiments assez légers, s'engager dans un fleuve d'une largeur médiocre, inconstant, inégal, pour le remonter à une hauteur de soixante ou quatre-vingts lieues, à une époque où l'usage de l'artillerie permettait de la foudroyer des deux bords. Quelques circonstances cependant diminuaient (p. 363) les dangers de cette entreprise. La flotte, en remontant le Pô, avait à traverser d'abord le marquisat de Ferrare, dont le prince était allié de la république, ensuite le Mantouan, où sa marche devait être protégée par le seigneur du pays et par l'armée de Carmagnole; en arrivant dans le Crémonais, elle trouvait trois places qui appartenaient à la seigneurie, depuis la guerre faite au duc de Plaisance, en 1406, d'abord sur la rive droite du fleuve Guastalla, ensuite Brescello, et plus loin sur la rive gauche Casal-Maggiore, et Toricello vis-à-vis. Passé cette dernière place, il n'y avait plus que des ennemis sur les deux rives.
L'armée de Carmagnole était à Mantoue. La flotte arrivait sous le commandement d'Étienne Contarini, et était mouillée vis-à-vis Brescello, lorsqu'une flotte de vingt-sept galères, que le duc de Milan avait fait armer à Pavie, descendit le Pô pour venir à sa rencontre. En passant devant Toricello, elle somma cette place de se rendre. Le commandant Laurent Volusmiera ne donna pas à l'ennemi le temps de tirer un coup de canon. Il évacua la forteresse[153], et vint (p. 364) porter sa honte à Venise, où il fut dégradé et condamné, à une prison de deux ans, suivie de la déportation.
L'occupation de ce poste rendait les Milanais maîtres du confluent du Taro et du Pô. Ils avaient encore plus d'intérêt de s'emparer de Casal-Maggiore, parce que cette place était sur la rive gauche du fleuve, c'est-à-dire sur la ligne d'opération de l'armée ennemie.
V. Siége de Casal-Maggiore par les Milanais. 1427. Le provéditeur Fantin Pisani, qui y commandait, dépêcha une barque à l'amiral vénitien, qui n'était qu'à six mille de là, pour lui demander des secours, et lui donner avis de l'approche de l'escadre milanaise. Étienne Contarini leva l'ancre, arriva devant Casal-Maggiore; mais, dès qu'il eut appris que les ennemis avaient vingt-sept galères, c'est-à-dire des forces précisément égales aux siennes, il allégua que ses instructions lui défendaient absolument de combattre si l'ennemi avait plus de vingt bâtiments à lui opposer. Il n'y eut plus moyen de le retenir; à peine voulut il s'arrêter quelques heures, et donner le temps de jeter dans la ville un renfort de cinquante hommes et un approvisionnement de quatre barils de poudre.
Quand le petit nombre de soldats laissés sur les remparts de cette place, virent s'éloigner (p. 365) la flotte qui aurait dû les secourir, leur cœur fut brisé[154]; mais le provéditeur Pisani releva leur courage par son assurance, et ranima leur espoir, en leur parlant de l'armée de Carmagnole, qui était à Mantoue, et qui s'avancerait certainement pour faire lever le siége; et en ajoutant que, soit qu'ils fussent secourus, soit qu'il ne dussent pas l'être, ils n'avaient à prendre conseil que de leur devoir.
Cette nuit même ils virent arriver la flotte ennemie, et le lendemain, qui était le 28 mars 1427, quinze mille hommes se déployèrent autour de la place, et en formèrent l'investissement. Cette armée qui s'était donné rendez-vous sur ce point avec la flotte, était commandée par Ange de la Pergola et Nicolas Piccinino[155].
Dès le 29, on commença à épuiser les fossés et à faire jouer quatre batteries qui ruinèrent tous les ouvrages avancés. Au point du jour, les Milanais donnèrent un assaut, qui fut soutenu (p. 366) pendant quatre heures. La nuit suivante l'assaut fut redoublé sans plus de succès; et, pendant tous les intervalles, les quatre batteries de terre et toute l'escadre couvraient la ville de leurs feux. Quelques jours après, le fossé étant mis à sec, les assaillants s'avancèrent pour le franchir, et appliquèrent au rempart des échelles de cent degrés. Mais les assiégés les accablant de leurs armes de jet, et les inondant d'eau bouillante, parvinrent à leur faire lâcher prise avec une telle précipitation, que cinquante-sept échelles furent abandonnées dans le fossé. On essaya de le combler de paille et de fascines; les Vénitiens y mirent le feu. Toute la nuit se passa dans cette lutte, d'autant plus glorieuse pour les assiégés, qu'ils ne pouvaient se flatter de la voir se terminer à leur avantage. Leurs munitions étaient épuisées; le peuple demandait à grands cris que l'on rendît la place, et déjà s'était mis lui-même à parlementer avec l'ennemi, qui n'accordait qu'un délai de trois fois vingt-quatre heures. Pisani, pressé de tous côtés, écrivit à Carmagnole pour lui demander du secours; mais ce général répondit qu'il était trop tard, qu'il en avait du regret, n'ignorant pas l'importance de Casal-Maggiore; mais qu'au reste, quand il en serait temps, trois jours lui suffiraient pour la recouvrer. Après une pareille (p. 367) réponse, il fallut bien se résoudre à cesser une défense inutile. Le provéditeur capitula honorablement; il avait arrêté les ennemis devant sa place pendant trois semaines.
Si j'ai rapporté quelques circonstances un peu minutieuses de ce siége, ce n'est pas seulement pour rendre hommage à la valeur de la garnison qui le soutint; c'est aussi pour faire connaître la sévérité du gouvernement vénitien, qui fit jeter dans une prison le défenseur de Casal-Maggiore[156]; enfin c'est aussi pour faire juger de l'état de l'art à cette époque. Des chausse-trapes, c'est-à-dire des pointes de fer ou des morceaux de verre semés sous les pas des assaillants, de l'eau bouillante répandue sur eux du haut des tours, ne sont que des moyens de défense assez grossiers. Tout cela suppose que l'ennemi est déjà au pied du rempart; et l'art consiste bien moins à repousser les assauts qu'à retarder les approches. Une autre chose digne de remarque, (p. 368) c'est que l'historien ne fait aucune mention de l'artillerie des assiégés; il en a été de même lorsqu'il a été question du siége de Brescia, bien plus important que celui-ci sous tous les rapports.
On ne nous dit pas que ces flottes qui remontent et qui descendent le Pô, obligées de passer devant des places ennemies, reçoivent un coup de canon; cependant on avait de l'artillerie et beaucoup, précisément parce qu'on n'en avait pas perfectionné l'usage.
VI. Combat de Brescello; Casal-Maggiore repris. Après la reddition de Casal-Maggiore, la flotte milanaise resta à cette hauteur; une partie de l'armée de terre, sous les ordres de Piccinino, passa sur la rive droite du fleuve, descendit jusqu'à Brescello, et se mit à canonner cette place.
On ne pouvait qu'être mécontent à Venise de l'amiral et du général, qui avaient laissé prendre Casal-Maggiore sous leurs yeux, sans y mettre la moindre opposition. Carmagnole au moins avait une excuse; il avait été appelé trop tard; mais l'amiral ne pouvait se laver de cette honte; il fut révoqué. François Bembo, son successeur, arriva le 20 mai sur la flotte qui était vis-à-vis Brescello. Aussitôt il arbora son pavillon à bord de la capitane, et dirigea la proue de ses galères sur le camp ennemi qu'il foudroyait de son artillerie[157]. (p. 369) Les archers et les Esclavons débarquèrent sous la protection de ce feu. Aussitôt les cavaliers de l'armée assiégeante s'élancèrent pour les culbuter dans le fleuve; mais les Vénitiens s'appliquèrent à diriger leurs coups contre les chevaux. Il y en eut six cent soixante de tués; il n'en fallut pas davantage pour mettre le désordre dans toute cette gendarmerie. Elle fut chargée à son tour par les fantassins, dispersée et mise en fuite. Le camp tout entier fut pris, et les Vénitiens y trouvèrent trente milliers de poudre et cent soixante-dix-huit pièces d'artillerie, parmi lesquelles il y en avait seize d'une très-grande dimension, et une sur-tout qui lançait des quartiers de rocher du poids de six cents livres. On y trouva aussi cent soixante-quinze pierres à canon. Si ces pierres à canon étaient des boulets, comme cela est probable[158], il en résulterait que chaque bouche à feu ne se trouvait approvisionnée que de cinq boulets et de cent soixante-dix livres de poudre.
Immédiatement après cette victoire, la flotte (p. 370) vénitienne se porta vers Casal-Maggiore; elle y trouva des troupes et quelques batteries qui défendaient le rivage. Malgré ces obstacles, le débarquement s'opéra, les Milanais furent repoussés dans la place, et, l'armée de terre étant venue en former le siége, la garnison, qui consistait en douze ou quinze cents hommes[159], se vit obligée de se rendre à discrétion le 6 juillet. Les habitants se rachetèrent du pillage moyennant une somme de dix mille ducats.
Cette conquête donna à l'armée la facilité de s'avancer sur le territoire de Crémone, dont les troupes milanaises voulurent disputer l'approche; mais elles furent obligées de se replier, pour se mettre sous la protection de la place.
Vis-à-vis Crémone, de l'autre côté du Pô, était une petite principauté appartenant au comte Palavicino. Il avait tâché jusque-là de se maintenir dans l'amitié du duc de Milan, qui était un voisin dangereux. La présence des troupes vénitiennes l'obligea de manifester d'autres sentiments; il fit valoir tous les sujets de plainte qu'il avait à porter contre les Visconti, et sollicita d'être admis dans l'alliance de la république.
(p. 371) VII. Combat naval. Entreprise infructueuse sur Crémone. L'armée navale avait suivi le mouvement de l'armée de terre; elle s'était avancée jusqu'auprès de Crémone. Le 7 août elle rencontra la flotte ennemie, qui était sous les ordres d'Eustache de Pavie, et avec laquelle elle eut un combat de neuf heures, qui se termina par la prise de six galères milanaises, et la destruction de trois forts en bois que l'ennemi avait élevés au milieu du fleuve. Ce qui peut donner une idée de la force assez médiocre de ces bâtiments; c'est le nombre des prisonniers qui ne s'éleva qu'à trois cent soixante-et-dix.
L'amiral François Bembo poursuivit sa victoire; et, remontant le Pô, entra dans le Tésin, menaça Pavie sans l'attaquer, et ramena ensuite sa flotte à Venise.
Ces opérations pouvaient faciliter les mouvements de l'armée de terre, mais ne décidaient point du succès de la campagne. C'était la prise de Crémone qui était dans ce moment l'objet important, parce qu'elle aurait procuré aux Vénitiens une position assurée au-delà de l'Oglio, sur le Pô. Maîtres de Crémone, ils pouvaient recevoir des secours de leur flotte; ils prolongeaient la ligne de places qu'ils avaient déjà sur le fleuve; ils se trouvaient établis sur la rive gauche de l'Adda, et ils n'avaient plus que cette dernière rivière à passer pour entrer dans le Milanais.
(p. 372) Les généraux du duc, qui sentaient l'importance de Crémone, ne négligèrent rien pour attirer Carmagnole du côté de Brescia. Ils le forcèrent à passer sur l'autre rive de l'Oglio, pour aller au secours de cette place. Le général vénitien, qui n'oubliait pas combien il lui avait été profitable, l'année précédente, de pratiquer des intelligences dans les places ennemies, cherchait à s'introduire, par les mêmes moyens, dans quelques-unes de celles que les Milanais occupaient encore. Cette fois, sa propre ruse devint un piége qui faillit à lui être fatal.
Le commandant de Gatalengo, qu'il avait tenté de séduire, feignit de vouloir livrer ce château; Carmagnole, arrivant pour s'en emparer, tomba dans une embuscade où il perdit quinze cents hommes, le jour de l'Ascension; c'était mal célébrer la fête de Venise.
Cet échec lui rendit toute sa prudence accoutumée; il ne campa plus sans étendre autour de lui un rideau de vedettes, et sans se faire un rempart de ses équipages, qui étaient fort nombreux; car on comptait dans son armée deux mille chars attelés de bœufs.
Rester dans la province de Brescia, où il n'avait plus rien à conquérir, c'était se réduire à la guerre défensive. Il força le passage de l'Oglio, à Bina, et vint camper avec trente-six mille hommes[160] (p. 373) à trois lieues de Crémone. Cette manœuvre força les généraux milanais à le suivre; et le duc lui-même, s'arrachant à sa mollesse accoutumée, se détermina à venir partager, pour la première fois, non les dangers, mais le spectacle de la guerre.
L'armée du duc, à-peu-près aussi forte que l'armée vénitienne[161], était placée entre Cennensi et Crémone; elle venait de recevoir un renfort de quinze mille volontaires fournis par la ville de Milan; ce qui ajoute bien à la conviction que cette capitale voulait repousser le joug de la seigneurie. Le 12 juillet, cette armée entreprit de forcer les Vénitiens dans leurs lignes; en effet, les premiers escadrons y pénétrèrent; mais les nuages de poussière qui s'élevaient sous les pas (p. 374) d'une nombreuse cavalerie, ne permirent bientôt plus aux combattants de se reconnaître, aux corps de manœuvrer, ni aux chefs de rien ordonner. On combattait au hasard; les généraux de l'un et de l'autre parti se trouvèrent isolés, égarés au milieu des troupes ennemies. Carmagnole, qui avait perdu son cheval, errait à pied dans son camp, où François Sforce se trouvait lui-même presque séparé de tous les siens, et cherchant une issue. Ce combat n'eut d'autre résultat que de hâter le départ de Philippe-Marie, impatient de retourner à Milan, pour opposer une partie de ses troupes au duc de Savoie, qui marchait sur Verceil.
VIII. Bataille de Macalo. 1427. Carmagnole s'attacha à fatiguer l'armée ennemie. Après avoir été sous le commandement de quatre chefs à-peu-près égaux en autorité, elle venait d'être mise sous les ordres de Charles Malatesta, fils du seigneur de Pesaro. Ce nouveau général suivait tous les mouvements des Vénitiens, tantôt provoqué ou menacé par eux, tantôt évité par une marche rapide. Les officiers du duc désiraient ardemment de mettre fin à tant de fatigues, qui n'avaient aucun résultat. Enfin, le 10 octobre, ils apprirent que l'armée vénitienne se trouvait sur un terrain marécageux, près du village de Macalo, dans le Crémonais.
Carmagnole en avait reconnu soigneusement (p. 375) toutes les parties fermes, tous les détours; il en occupait les issues et y avait multiplié les dangers. Sa cavalerie, son artillerie, s'étaient emparées des seuls points où ces deux armes pussent agir. Ses tirailleurs s'étaient postés sur tous les îlots naturels ou artificiels qui coupaient cette plaine mouvante; et son infanterie, qui attendait l'ennemi à l'extrémité d'une longue chaussée, n'y semblait placée qu'avec circonspection: mais le général avait détaché deux mille chevaux, pour tourner les marais et attaquer l'ennemi par derrière, quand il y serait engagé.
Malatesta commandait à des hommes qui avaient plus de réputation que lui. Tenté de faire rapidement la sienne, il proposa et fit résoudre une attaque imprudente.
Le 11 octobre[162], toute son armée s'aventura (p. 376) sur la chaussée qui conduisait au camp de Carmagnole; dès qu'elle y fut avancée, elle se vit assaillie de toutes parts, sans pouvoir ni franchir les intervalles qui la séparaient des archers et des batteries, ni reculer en arrière, parce que sa colonne de bagages était déjà engagée dans le chemin. L'armée de Carmagnole choisit ce moment d'hésitation pour se présenter sur la chaussée et marcher avec résolution à la rencontre des Milanais; le détachement de deux mille chevaux tomba en même temps sur leur arrière-garde. Le combat ne fut point disputé. Les plus braves employèrent leur courage à se faire jour au travers des ennemis et des obstacles. Sforce et Piccinino sauvèrent leur liberté; mais Malatesta fut obligé de se rendre, et huit ou dix mille des siens restèrent prisonniers.
Carmagnole renvoie ses prisonniers. La supériorité des forces était dès-lors acquise aux Vénitiens, au moins pour le reste de la campagne. Mais le soir, les vainqueurs, les vaincus, réunis dans le même camp, se reconnurent, s'embrassèrent, comme des compagnons qui avaient porté les armes ensemble, couru les mêmes (p. 377) aventures. Ils n'avaient les uns contre les autres aucun sentiment d'inimitié. Ils exerçaient tous la même profession sous des bannières différentes. Chacun retrouvait ses anciens officiers ou ses anciens soldats dans ses adversaires. Presque tous les gendarmes qui servaient le duc de Milan avaient combattu long-temps sous les ordres de Carmagnole. Cette confraternité d'armes, cette communauté de profession leur conseillait de ménager réciproquement leurs intérêts, sans s'embarrasser de l'intérêt des princes qui les soudoyaient. En conséquence, les vainqueurs gardèrent le butin, les chevaux, les armes, et renvoyèrent, pendant la nuit, presque tous leurs prisonniers. Le lendemain, les provéditeurs vénitiens, qui étaient à la suite de l'armée, en portèrent de vives plaintes à Carmagnole. Pour toute réponse il fit venir les prisonniers qui n'avaient pas encore été relâchés, et leur dit: «Mes soldats ont rendu la liberté à vos compagnons; je rougirais d'être moins généreux; vous pouvez rejoindre vos drapeaux:» et il les renvoya le jour même, avec leur général. Le gouvernement vénitien eut soin de ne témoigner aucun ressentiment de ce manque d'égards pour les représentations des provéditeurs, et d'une conduite si contraire aux intérêts de la république.
Quelques jours après, l'armée milanaise se (p. 378) trouva presque aussi forte qu'avant la bataille. Ce ne fut plus qu'une affaire d'argent, de lui procurer des armes et des chevaux[163].
Les provéditeurs désiraient que l'on profitât au moins de ce succès pour se porter sur Milan. On n'en était guère qu'à deux ou trois journées. Carmagnole jugea cette marche imprudente. Il pensa qu'on ne devait pas s'aventurer vers Milan sans être maître de Crémone; et en effet, pour être sûr de sa retraite, il ne fallait pas laisser les ennemis établis dans un poste important sur la rive gauche de l'Adda. Il y avait encore, même sur l'Oglio, quelques postes fortifiés, dont il fallait s'emparer avant tout. Ce fut de ce côté qu'il dirigea sa marche. La prise de Montechiaro, d'Orei, de Pontoglio, et l'occupation de la Val Camonica, au nord du lac d'Iseo, terminèrent la campagne de 1427.
IX. Traité de paix. 1428. Maîtres de toute la province de Brescia, les Vénitiens étaient à portée d'envahir sur tous les (p. 379) points celle de Bergame. Acquisition de Bergame. Ils y étaient même déjà en possession de quelques postes; et au retour du printemps, dès le 8 mars 1428, leurs batteries en menaçaient la capitale. Le duc de Milan employa l'hiver à négocier. Il commença par détacher de la ligue le roi d'Arragon, à qui il remit deux places sur la côte de Gênes, en attendant la cession de la Corse; et le duc de Savoie, à qui il céda Verceil.
Les autres alliés des Vénitiens, c'est-à-dire les Florentins, le marquis de Ferrare, le seigneur de Mantoue et le comte Pallavicino, sentaient qu'il n'y avait rien à gagner pour eux dans cette guerre, et par conséquent désiraient ardemment la paix; mais la république la mettait à si haut prix, qu'il était difficile de l'espérer. Elle demandait Crémone et Bergame, c'est-à-dire d'étendre ses limites le long du Pô jusqu'à l'embouchure de l'Adda, et de remonter ensuite cette rivière jusqu'à l'endroit où elle sort du lac de Côme. Le duc ne voulait accorder que les cessions stipulées dans le traité de paix de l'année précédente. Le légat, qui présidait aux conférences de Ferrare (car le pape s'était encore porté pour médiateur), fit de vains efforts pour persuader aux Vénitiens de se désister de leurs nouvelles demandes. Plusieurs fois les conférences furent sur le point d'être rompues. Enfin (p. 380) on s'accorda à partager le différend. Les Vénitiens renoncèrent à leurs prétentions sur Crémone, et le duc à la possession du Bergamasque et de ce que la république avait déjà conquis dans le Crémonais.
Cette paix fut signée le 18 avril 1428[164]. Les Florentins n'y gagnèrent que la promesse faite par le duc de ne plus s'immiscer dans les affaires de la Toscane, de la Romagne et du Bolonais.
Le vainqueur de Macalo était revenu à Venise dès le 14 mars. Le doge alla au-devant de lui avec la seigneurie et un nombreux cortége de patriciens. Il fit son entrée sur le Bucentaure, et fut conduit en pompe jusqu'à un palais que la république lui avait donné. Une augmentation de traitement de trois mille ducats et un revenu de douze mille en terres, dans les provinces qu'il avait conquises, attestaient la magnificence de la république. Le duc de Milan s'était engagé par le traité à rendre à Carmagnole tous ses biens.
Le 24 mai, à la tête de tous ses capitaines, le général remit solennellement l'étendard de Saint-Marc (p. 381) que la seigneurie lui avait confié, et qui fut suspendu dans l'église du patron au milieu de tous les trophées enlevés aux ennemis. Quelques jours après on y plaça aussi, suivant l'usage, le drapeau de la ville de Bergame parmi ceux des autres villes sujettes de la république.
X. Situation de la république après cette guerre. Cette guerre venait de consommer le système d'envahissement suivi depuis quarante ans par le sénat de Venise. Elle avait coûté deux millions et demi de ducats. On avait pris à la caisse des emprunts trente-trois pour cent de son capital; aussi les fonds publics étaient-ils tombés au cours de 57 pour cent[165]. La dette s'élevait à neuf millions de ducats, et les intérêts en étaient extrêmement onéreux[166]; car ils s'élevaient à 260,000 (p. 382) ducats[167]. Pour se convaincre de cet état de décadence des finances, il ne faut qu'observer les progrès du discrédit de la caisse aux emprunts. Au commencement du siècle, en 1409, les effets publics se vendaient à 79 pour cent de leur valeur primitive; ensuite ils tombèrent à 45. En 1425 on en donnait 58. En 1428, c'est-à-dire à la fin de la guerre que je viens de raconter, 57; et ce discrédit alla en augmentant: car les effets descendirent, en 1434, à 38; en 1439 à 37; en 1440 à 28 et demi[168].
Ces résultats justifiaient en partie les prédictions du vieux Thomas Moncenigo.
La république se trouvait maîtresse de neuf belles provinces dans le nord de l'Italie; savoir:
Le duché de Venise, proprement dit le dogado, qui se composait des îles et du littoral des lagunes, modeste domaine de l'ancienne Venise, lorsqu'elle était entrée en partage de l'empire d'Orient; le Frioul; la marche Trévisane comprenant Bassano, Feltre, Bellune et Cadore; le Padouan, la Polésine de Rovigo; le Vicentin; le Véronais; la province de Brescia, et celle de Bergame.
(p. 383) Ces provinces composaient une masse de possessions contiguës, qui s'étendaient depuis les bords de l'Adriatique jusqu'à la rive gauche de l'Adda.
C'étaient de belles conquêtes sans doute; cependant elles ne formaient qu'un état d'une importance médiocre, et qui n'assurait point aux Vénitiens, sur terre, une supériorité telle que celle dont ils avaient joui sur mer. Celle-ci même devait leur échapper; car, tandis que la guerre continentale réclamait l'emploi de leurs capitaux, de leurs soldats et de leurs flottes, les Musulmans faisaient des progrès dans l'Orient, et insultaient par des avanies le commerce d'une république, qui, peu de temps auparavant, était la première puissance maritime de l'Europe. Pour conserver tant de prospérité, il ne fallait pas oublier cette allégorie d'Homère qui fait la fortune fille de la mer[169].
Le premier août 1426, le soudan d'Égypte (p. 384) avait fait une descente en Chypre. En huit jours il livra bataille au roi, le fit prisonnier, s'empara de Nicosie, pilla tout le pays des environs, ruina les marchands de Venise, comme les autres Francs établis dans l'île, massacra des équipages vénitiens, emmena le roi Jean prisonnier avec deux mille captifs, et ne le renvoya dans son royaume que moyennant une rançon de trente mille ducats, dont il fallut que le commerce vénitien fît l'avance, et un tribut annuel de dix mille ducats payables pendant dix ans[170].
Ce soudan faisait éprouver encore plus de vexations aux négociants sur ses côtes; et, lorsque le consul de Venise, Benoît Dandolo, voulut lui faire quelques représentations, il le menaça de lui faire donner la bastonnade. Le barbare avait oublié, ou n'avait peut-être jamais su qu'un homme de ce nom avait fait la conquête de Constantinople, et que le doge de Venise prenait encore le titre de seigneur du quart et demi de l'empire d'Orient.
Pour se mettre à l'abri de toutes ces avanies, qu'on n'avait pas alors les moyens de punir, le gouvernement se vit réduit à défendre aux armateurs qui trafiquaient en Égypte, de mettre (p. 385) à terre ni hommes ni marchandises. On faisait les ventes ou les échanges en rade. Mais cette manière de trafiquer est peu profitable; elle ne permet point d'attendre les occasions, d'établir la concurrence entre les acheteurs, de choisir les objets à exporter, de débattre les prix, et elle expose à des frais considérables et à beaucoup d'accidents.
J'ai à placer à-peu-près sous cette date un évènement, qui n'appartient presque point à l'histoire, parce qu'il ne se lie aucunement ni à ceux qui précèdent ni à ceux qui suivent. Le doge, François Foscari, fut blessé par un assassin, dans son palais, en plein jour, au milieu de son cortége, et l'assassin était un jeune homme, un patricien de la maison Contarini, vraisemblablement un esprit aliéné; car on ne lui connaissait point de motif de haine contre le prince.
Il fut arrêté, mis à la torture, et exécuté le jour même, après avoir eu le poing coupé. Cet évènement, qui n'avait aucune cause, n'eut aucune suite, pas même pour le doge dont la blessure se trouva légère.
La paix n'avait point rétabli l'amitié entre deux puissances, dont l'une se croyait déjà en état d'écraser sa rivale, et l'autre encore assez forte pour réparer ses premiers revers. Cependant Philippe-Marie, qui scellait sa réconciliation avec le duc (p. 386) de Savoie, par son mariage avec une fille de ce prince, invita le doge et les principaux membres du gouvernement de Venise, à assister à ses noces. Mais la seigneurie n'eut garde de permettre une pareille absence, sur-tout pour prendre part à des cérémonies où tant de difficultés de préséance pouvaient s'élever. On s'excusa sur la peste qui régnait alors à Venise, et sur le regret qu'aurait le doge si son voyage était l'occasion de la propagation de cette maladie dans le Milanais. On envoya un ambassadeur au duc pour le complimenter, et, pendant ce temps-là, les commissaires chargés de l'exécution du traité de Ferrare, fatiguaient l'imperturbable patience du cardinal médiateur; les Vénitiens par leurs prétentions, sans cesse renaissantes; les Milanais par leur duplicité. Le duc recrutait des troupes, et ne négligeait rien pour se tenir en mesure de profiter des occasions qu'il épiait avec soin.
Le cardinal Condolmier, vénitien, élevé au pontificat. Elles ne tardèrent pas à naître; la ville de Bologne se révolta contre le gouvernement pontifical, et se déclara indépendante. La guerre survint entre le seigneur de Lucques et les Florentins. Le pape Martin V, protecteur constant de Visconti, mourut, et le conclave appela au trône pontifical un Vénitien, le cardinal Condolmier, qui prit le nom d'Eugène IV. Un autre (p. 387) évènement avertit le duc de prendre ses précautions contre l'ambition toujours croissante de la république.
La république acquiert l'expectative de la principauté de Ravenne. Obizzo de Polenta, seigneur de Ravenne, ne laissait en mourant qu'un fils en bas âge. Par son testament il confia la tutelle de son enfant, avec le gouvernement de ses états, à la république, et la déclara son héritière, si le jeune prince venait à décéder sans postérité. En conséquence, la seigneurie envoya un commissaire à Ravenne, pour prendre la tutelle du prince et l'administration du pays.
XI. Troisième guerre contre le duc de Milan. Tous ces évènements avaient compliqué les rapports des divers états de l'Italie septentrionale. Le duc de Milan n'avait pas pris part personnellement dans la guerre des Florentins et des Lucquois; mais il avait fait fournir des secours à ceux-ci, d'abord par le capitaine François Sforce, qu'il feignit de renvoyer de son service; puis par la ville de Gênes, et pendant plusieurs mois, ses ministres s'épuisèrent en subtilités, pour expliquer comment il était possible qu'une ville sujette eût fait la guerre sans l'aveu de son prince, et que ce prince ne pût pas contraindre ses sujets à observer une neutralité qu'il avait jurée. Pendant ce temps-là, les affaires des Florentins allaient mal; ils sollicitaient la république de Venise de renouveler la ligue contre Visconti. (p. 388) Elle y fut déterminée par la découverte d'un complot tramé pour introduire des troupes milanaises dans quelques places de la province de Brescia. La ligue fut composée des mêmes puissances que dans la guerre précédente, à l'exception du duc de Savoie, et les hostilités recommencèrent avec l'année 1431. Le duc de Milan, qui avait vu sa capitale menacée les années précédentes, en fit ravager tous les environs, à quinze milles de rayon, afin que l'armée ennemie ne pût y subsister[171].
Carmagnole donne dans une embuscade. Cette fois il s'agissait, pour les Vénitiens, de la conquête de Crémone. Dès le début de la campagne, Carmagnole se rendit maître des petites places de Trévi et de Caravagio. Il convoitait Soncino, ville située sur la rive droite de l'Oglio, vis-à-vis Orci-Nuovi. Quelqu'un des officiers de la place à qui il s'adressa selon sa coutume, lui fit concevoir l'espérance d'y entrer par surprise. On convint qu'il ferait marcher devant lui un détachement, qui serait introduit dans la ville, et au secours duquel il arriverait aussitôt avec le gros de sa troupe. Le 17 mai Carmagnole fit toutes ses dispositions pour exécuter ce qui avait été concerté. Son détachement (p. 389) se présenta devant la porte de Soncino, qui fut ouverte et refermée aussitôt. Ensuite la division de l'armée chargée d'assurer le succès de cette opération s'approcha de la place; on lui fit tous les signaux convenus, et tout-à-coup elle fut entourée par les divisions de l'armée milanaise, aux ordres de Tolentino et de François Sforce. Le détachement introduit un moment auparavant dans la place venait d'y être retenu prisonnier. Les autres prirent l'épouvante, se débandèrent, et le général se vit réduit à prendre la fuite comme ses soldats, heureux encore que la vitesse de son cheval lui évitât la honte de tomber au pouvoir du vainqueur. Cette déroute lui coûta près de deux mille de ses gendarmes, qu'à la vérité on lui renvoya le lendemain; mais on jugea généralement que Carmagnole était inexcusable d'avoir donné dans ce piége.
Cependant il se trouva deux jours après à la tête de vingt-cinq mille hommes, dont moitié de cavalerie; il se porta sur Crémone, où il avait à combiner ses opérations avec celles de la flotte vénitienne déjà arrivée à trois milles de cette place. Les généraux milanais le suivirent dans ce mouvement.
XII. La flotte vénitienne détruite par la flotte milanaise près de Pavie. 1431. La flotte vénitienne, aux ordres de Nicolas Trevisani, se composait de trente-sept galères et (p. 390) de quarante-huit barques armées de diverses grandeurs[172]. Celle du duc de Milan, stationnée un peu au-dessus de Crémone, se trouvait supérieure par le nombre des bâtiments, mais ils étaient d'une moindre force[173]. Eustache de Pavie, qui la commandait, avait fait dans la campagne précédente une fâcheuse expérience de l'habileté des Vénitiens; aussi avait-il renforcé ses équipages de matelots génois, que Jean Grimaldi lui avait amenés.
Le 22 mai 1431, la flotte milanaise, profitant du courant, s'avança jusqu'à la portée du canon de l'armée de la république, non avec la résolution prise d'engager le combat, mais pour reconnaître les Vénitiens, et observer leur contenance. Cinq bâtiments d'Eustache de Pavie furent entraînés loin de sa ligne, au milieu des ennemis et contraints de se rendre à sa vue. Il fut témoin de cette perte sans engager un combat général.
Pendant ce temps-là, les troupes de Piccinino (p. 391) et de François Sforce s'approchèrent de l'armée de Carmagnole. Toute la nuit on vit dans leur camp une agitation, qui annonçait un projet d'attaque pour le lendemain. Tous les paysans qu'on surprenait autour du camp, tous les espions faisaient des rapports, qui ne permettaient point de douter de ce projet; aussi, lorsque cette nuit même l'amiral Trevisani fit demander à Carmagnole de lui envoyer des détachements de troupes pour renforcer ses équipages, celui-ci n'eut garde d'y consentir, et se hâta de lui répondre que, sur le point d'être attaqué, il ne pouvait compromettre son armée en l'affaiblissant.
Pendant qu'il refusait d'embarquer ses gendarmes, Sforce et plusieurs généraux de l'armée ennemie montaient eux-mêmes sur la flotte d'Eustache de Pavie, avec leurs meilleurs soldats. Au point du jour, Carmagnole, qui était prêt à combattre, ne trouva plus devant lui que des troupes légères, qui se replièrent à son approche. La partie de l'armée milanaise, qui ne s'était point embarquée, s'était retirée sous les remparts de Crémone.
Carmagnole, reconnaissant son erreur, voulut alors se rapprocher du fleuve, pour fournir à l'amiral les secours que celui-ci lui avait tant demandés; il n'était plus temps; l'escadre ennemie, (p. 392) en engageant le combat, avait filé le long de la flotte vénitienne, laissant celle-ci à sa droite et par conséquent la séparant de l'armée de Carmagnole, qui était sur la rive gauche. On était trop près pour se canonner long-temps.
Un combat naval sur un fleuve présente aux marins les plus habiles peu de moyens de profiter de leur supériorité dans leur art. Les vaisseaux doivent nécessairement s'approcher, et dans cette position la force des équipages doit en général décider le succès.
Les bâtiments de l'armée milanaise avaient reçu chacun un nombre plus ou moins considérable de gendarmes et d'officiers d'une bravoure éclatante, qui, bien qu'inhabiles à la manœuvre, étaient très-redoutables à l'abordage. On jeta les grappins, on combattit avec fureur. Les Vénitiens faisaient des efforts prodigieux pour passer au travers de la ligne de l'armée milanaise, afin de s'approcher de la rive gauche, et d'être à portée de recevoir des secours de leurs troupes de terre. Ces efforts furent inutiles, il fallut soutenir sans espérance un combat inégal; enfin l'épuisement des forces ne permit plus aucune résistance. Carmagnole désespéré vit du rivage les vaisseaux de la république amener successivement leur pavillon. On ne comprend pas comment il n'établit pas au moins des batteries sur (p. 393) le bord qu'il occupait, pour foudroyer l'ennemi placé entre lui et l'escadre vénitienne. Cette manœuvre était si simple, l'idée s'en présente si naturellement, qu'il faut nécessairement supposer quelque cause particulière qui explique l'inaction du général et le silence que tous les historiens observent à cet égard. Une circonstance qui prouve qu'on fit peu d'usage de l'artillerie dans ce combat, c'est qu'aucune relation ne fait mention de vaisseaux coulés bas[174]; or si on se fût canonné vivement, plusieurs vaisseaux auraient dû être submergés dans un combat livré de si près et par des bâtiments légers. L'un des auteurs de la chronique de Bologne, qui était présent à cette action, se contente de dire que quelques hommes furent brûlés par la poudre des canons[175].
(p. 394) Vingt-huit galères et quarante-deux des bâtiments de la flottille des Vénitiens tombèrent au pouvoir du vainqueur. Leur perte fut de trois mille hommes[176]. Cet armement leur avait coûté six cent mille florins[177]. La galère de l'amiral fut une de celles qui succombèrent. Trevisani se sauva dans une chaloupe, ainsi que plusieurs de ses capitaines, et dans leur fuite ils virent, pendant plus d'une lieue, la surface du Pô rougie du sang de leurs soldats. Ils se réfugièrent sur quelque terre étrangère; on leur fit leur procès, et tous furent condamnés à un bannissement perpétuel. On porta à cette occasion une loi qui punissait de mort tout commandant qui rendrait sa place ou son vaisseau.
XIII. Inaction de Carmagnole. Mais en condamnant leur fuite, la voix publique accusait Carmagnole de leur malheur, et ce n'était pas sans raison. Ce général, qui joignait à une incontestable capacité une si longue expérience, s'était laissé tromper trois fois par l'ennemi. Les plus habiles commettent des fautes sans doute, et on n'est pas en droit de les leur reprocher plus sévèrement qu'à ceux qui le sont moins; mais à la guerre, où le hasard est presque (p. 395) toujours un élément nécessaire des évènements, la fortune décide des réputations comme de la victoire.
Malheureusement pour lui, Carmagnole ne fit rien, ou ne put rien faire, pour réparer le désastre dont il avait été simple spectateur. Il est vrai que les généraux du duc ne firent pas davantage pour profiter de leurs succès. Les deux armées passèrent tout le reste de la campagne en observation, ou, si elles opérèrent quelques mouvements, ce fut pour piller le pays et s'emparer de quelques châteaux.
Un autre amiral vénitien, Pierre Loredan, qui s'était déjà illustré dans les mers de l'Orient, rétablit, autant qu'il pouvait dépendre de lui, l'honneur des armes de la république. Dans l'espoir de déterminer le peuple de Gênes à se soulever contre le duc de Milan, les éternels ennemis du nom génois avaient envoyé devant ce port une flotte qui portait sur ses bannières Libertas Genuæ. Cette affectation d'intérêt ne trompa personne. Vingt-une galères sortirent du port sous le commandement de François Spinola. Le combat eut lieu le 28 août[178] dans le (p. 396) golfe de Rapallo. Loredan battit complètement les Génois, s'empara de huit de leurs galères, et en coula une à fond malgré une résistance très-opiniâtre; mais il paraît qu'il avait une supériorité de forces considérable[179], et ce succès, obtenu sur les côtes de Ligurie, ne pouvait avoir aucune influence sur la guerre qui se faisait dans le Milanais.
Soit circonspection, soit lassitude, soit dégoût du service vénitien, causé par l'incommode présence de deux ou trois provéditeurs, que la république tenait toujours dans son camp, soit enfin qu'il y ait pour les hommes les plus intrépides, les plus habiles, des moments où ils semblent renoncer d'eux-mêmes à leur supériorité, et voir leur propre gloire avec insouciance, Carmagnole (p. 397) n'était plus reconnaissable. Il n'entreprenait aucune opération, n'ordonnait aucun mouvement, ne paraissait même avoir aucun projet. Il est vrai que des maladies avaient fait périr un grand nombre de ses chevaux; mais le fléau qui avait ravagé sa cavalerie n'avait pas épargné celle des Milanais. Dans ce temps-là, où on regardait la cavalerie comme la principale, comme l'unique force des armées, on ne se croyait pas en état de combattre quand on n'en avait point, ou quand on en avait moins que l'ennemi. Ce grand capitaine, qui, simple soldat à la bataille de Monza, avait, dans un moment où les affaires étaient désespérées, pris le commandement de la seule autorité de son génie, restait depuis quatre mois dans une inaction inexplicable, et n'en sortait pas même pour profiter des occasions que la fortune lui offrait.
Dans la nuit du 15 octobre, un de ses détachements, rôdant autour de la place de Crémone, remarqua que l'ennemi se gardait négligemment. L'officier audacieux qui conduisait les Vénitiens, se jeta dans le fossé, escalada une porte, surprit le corps-de-garde et se barricada dans ce poste. Cet officier se nommait Cavalcabo. On courut rendre compte de cet évènement à Carmagnole, qui n'était qu'à trois milles de là; on le suppliait de faire avancer ses troupes, pour poursuivre ce (p. 398) succès inespéré. Il était probable qu'en se présentant, il allait être maître de Crémone, dont la prise était le but de toutes les opérations de la campagne; mais il n'y eut pas moyen de le décider à faire le moindre mouvement; il voulut soupçonner une embuscade; il chercha des raisons, des prétextes pour ne point se déterminer. Pendant deux jours le faible détachement vénitien se maintint dans ce poste, où il s'était aventuré; ces deux jours ne suffirent pas pour faire prendre un parti à cet homme remarquable naguère par des résolutions à-la-fois si audacieuses, si rapides et si bien combinées; le détachement fut écrasé, l'occasion fut manquée, et la fidélité du général devint suspecte.
XIV. Sa perte est résolue. Dès long-temps le gouvernement vénitien le suivait d'un œil attentif. La perte de Carmagnole avait été délibérée[180] huit mois auparavant, pendant que ce général était venu à Venise conférer sur le plan de la campagne. Cette délibération avait occupé le sénat toute une nuit. Carmagnole étant venu le lendemain saluer le doge, et sachant qu'il ne s'était point couché, lui demanda en souriant, s'il devait lui souhaiter (p. 399) le bon jour ou le bon soir, à quoi le prince répondit, qu'en effet il avait passé la nuit au conseil, ajoutant, avec l'air le plus gracieux pour le général: «Il y a été souvent question de vous.»
Telle était parmi les Vénitiens l'habitude de garder inviolablement le secret de leurs délibérations, que huit mois s'écoulèrent entre la résolution de mettre à mort Carmagnole et l'exécution, sans que ce jugement eût transpiré[181]; cependant trois cents sénateurs y avaient concouru. Le proscrit ou le coupable était un homme illustre, important, qui devait avoir des créatures, des partisans, des amis; pas un ne fut assez indiscret pour le sauver; on eut tout le loisir de le tromper. On le comblait d'honneurs, on lui conservait le commandement; on lui donna même, vers la fin de cette campagne, l'ordre de se porter dans le Frioul, pour repousser un corps de troupes de l'empereur Sigismond, qui ravageait les environs, d'Udine. Il remplit cette mission avec un plein succès. Cette province fut délivrée en peu de jours de l'invasion des Hongrois. Revenu dans le Crémonais, Carmagnole y prit ses quartiers, où il éprouva (p. 400) encore quelques pertes qu'il paraissait facile d'éviter.
XV. Il est appelé à Venise, et arrêté. Pendant l'hiver, on avait repris les négociations. Des plénipotentiaires étaient réunis à Plaisance, pour mettre un terme à une guerre, qui coûtait soixante-dix mille ducats par mois. Un secrétaire de la chancellerie arriva au quartier général de Carmagnole, lui portant des lettres du doge, qui l'invitait à se rendre à Venise, pour conférer sur les propositions de paix, ou sur la conduite de la guerre. Il se mit en route sur-le-champ, accompagné de ce secrétaire et d'une suite nombreuse. Lorsqu'il arriva sur le territoire de Vicence, le gouverneur de cette province vint à sa rencontre avec ses gardes, et l'escorta jusqu'aux limites de son gouvernement. En entrant dans celui de Padoue, il y trouva une garde d'honneur semblable qui l'attendait. Il alla descendre au palais de Frédéric Contarini, capitaine d'armes de cette ville, qui voulut le faire coucher avec lui, suivant l'usage de ce temps-là. Le lendemain Contarini l'accompagna jusqu'au bord des lagunes.
Là il trouva les seigneurs de nuit, qui étaient venus à sa rencontre, accompagnés de tous leurs officiers. Huit autres nobles le reçurent à l'entrée de la capitale, et lui firent cortége jusques dans le palais ducal; c'était le 8 avril 1432.
(p. 401) Dès qu'il y fut entré, on prévint tous ceux qui l'avaient suivi qu'il allait rester long-temps avec le doge; on les exhorta à aller se reposer et à revenir plus tard pour accompagner le général. Les portes du palais se fermèrent, et tout ce qui s'y trouvait de gens étrangers fut obligé d'en sortir. La soirée était déjà avancée. Le général, en attendant d'être introduit chez le doge, causait dans une salle avec quelques patriciens, lorsqu'on vint lui dire que le prince, se trouvant incommodé, ne pouvait le recevoir dès le soir même, mais qu'il lui donnerait audience le lendemain matin.
Il descendit pour se retirer chez lui et, comme il traversait la cour: «Seigneur comte, lui dit un des patriciens qui le conduisaient, passez de ce côté; mais ce n'est pas le chemin, répondit Carmagnole; allez, allez toujours, reprit l'interlocuteur.» Aussitôt des sbires s'avancèrent, le général fut entouré, une porte s'ouvrit et il fut poussé dans un couloir qui conduisait au cachot qu'on lui destinait; en y entrant il s'écria: «Je suis perdu?»
XVI. Son procès, son exécution. Il fut trois jours sans vouloir prendre aucune nourriture. Le 11, pendant la nuit, il fut amené devant les commissaires du conseil des Dix, dans la chambre des tortures. Appliqué à la question, il ne voulut rien avouer. On essaya d'abord (p. 402) de lui faire subir le tourment de l'estrapade, mais comme il avait eu un bras cassé au service de la république, les bourreaux lui mirent les pieds sur un brasier, jusqu'à ce qu'il eût fait les aveux qu'on voulait lui arracher.
Ensuite il fut remis en prison, et le 5 mai au soir, c'est-à-dire vingt-cinq jours après, il fut conduit entre les deux colonnes de la place St.-Marc ayant un bâillon dans la bouche. Il leva les yeux, regarda le drapeau de St.-Marc qui flottait sur sa tête, et cette tête ceinte de lauriers tomba sous trois coups de hache[182].
Ses biens furent confisqués, et, sur la somme qui devait en provenir, on assigna une pension de cinq cents ducats à sa veuve, et une dot de cinq mille à chacune de ses deux filles.
(p. 403) Quand on se représente des gentilshommes, de graves personnages, blanchis dans les plus hauts emplois de la paix ou de la milice, enfermés avec des bourreaux et un homme garrotté, faisant torturer celui dont la sentence était prononcée depuis huit mois, sans qu'il eût été entendu, celui qui, la veille, était leur ami, leur collègue, l'objet de leurs respects, de leurs flatteries, et, disaient-ils, de leur reconnaissance, comptant les cris de la douleur pour des aveux, les aveux pour des preuves, leurs propres soupçons pour les crimes d'autrui, et puis faisant tomber une tête illustre, aux yeux d'un peuple étonné, sans daigner même énoncer l'accusation, on se demande comment des hommes éminents, respectables, ont pu accepter un pareil ministère, comment ils abandonnent à ce point le soin de leur réputation, comment ils se réduisent à ne pouvoir citer que des bourreaux pour témoins de leur impartialité. Quel est donc l'intérêt public ou privé qui peut faire briguer des fonctions plus odieuses que celles de l'exécuteur?
Carmagnole avait fait des fautes sans doute; la faiblesse humaine suffisait peut-être pour les expliquer. Il était tout simple de lui ôter le commandement à l'instant où l'on avait conçu des soupçons contre lui. S'il était coupable de trahison, (p. 404) la justice et l'exemple voulaient qu'il fût jugé et puni. Mais ce n'était pas ainsi que procédait le gouvernement de Venise[183].
Pour commander aux hommes, il faut s'environner de quelque chose de merveilleux qui saisisse leur imagination. À Venise ce merveilleux était le mystère; plus les coups de l'autorité étaient inattendus, inexplicables, plus ils produisaient d'effet; il n'en résultait pas, à dire vrai, la conviction que l'homme frappé fût coupable; mais il en résultait cette conviction bien autrement importante, que la république n'ignorait rien et ne pardonnait jamais. Une procédure d'un jour, non écrite peut-être, ne laissait aucune trace. Ces terribles magistrats prenaient apparemment leurs précautions pour ne pas commettre une injustice; mais on ne voit pas qu'ils en prissent aucune pour éviter d'en être accusés. Au surplus, en observant un profond silence, les juges l'imposaient à tous. Leur réputation personnelle n'avait rien à craindre; des hommes qui n'ignorent rien ne peuvent se tromper. On ne s'informait pas plus de leurs procédés que de ceux de la justice divine. Quand le peuple de Venise parlait de ce redoutable (p. 405) tribunal, il disait en baissant la tête et en levant le doigt vers le ciel, Ceux d'en-haut.
XVII. Campagne de 1432. La tâche du successeur de Carmagnole avait été rendue fort difficile par la réputation de ce général, par les talents de ses adversaires, Sforce et Piccinino, et par la sévérité soupçonneuse du gouvernement qu'on avait à servir.
Ce successeur fut François de Gonzague, prince de Mantoue. La république s'accoutumait à prendre des princes à sa solde.
Le nouveau général fit la revue de son armée et se trouva, dit-on, à la tête de trente et un mille hommes, dont douze mille à cheval, huit mille d'infanterie soldée, et le reste de milices[184].
Ce général ne sut pas saisir, ou ne trouva pas des occasions de s'illustrer dans cette guerre. La campagne de 1432 n'offrit absolument rien de remarquable que la perte d'une division de l'armée vénitienne, qui s'était aventurée dans la Valteline, sous les ordres du provéditeur George Cornaro, et qui y fut enveloppée et prise tout entière par Piccinino.
La guerre sur mer se réduisit à des ravages (p. 406) quoique la flotte fût sous les ordres de l'illustre Pierre Loredan. Il est vrai qu'il fut obligé de remettre le commandement à cause d'une blessure qu'il reçut à l'attaque du château de Sestri.
XVIII. Paix. 1433. Le génie italien était encore plus actif dans la négociation que dans la guerre. On s'arrangeait pour faire une paix momentanée à la fin de chaque campagne. La paix fut donc signée le 8 avril 1433. Le duc de Milan ne tira point parti des succès qu'avaient obtenus ses armes; il rendit aux alliés tout ce qu'il avait conquis sur les uns ou sur les autres, et fit même aux Vénitiens une nouvelle cession. La république trouva le moyen de s'agrandir, même après des revers. Elle acquit, par ce traité, quelques districts du Milanais situés sur la rive gauche de l'Adda, et qu'on désigne sous le nom de Ghiera d'Adda, de sorte que cette rivière devint la limite, et que les enseignes de St.-Marc flottaient en face de Lodi et de Cassano, à sept ou huit lieues de Milan.
Par une bizarrerie difficile à expliquer, Visconti, lorsqu'il fallut rendre tous les prisonniers, déclara que le provéditeur George Cornaro était mort; ce qui n'était point vrai. C'était mentir pour se faire soupçonner d'un crime. Le prisonnier fut retrouvé quelques années après (p. 407) dans les prisons de Monza. Ce patricien avait été quatre ans auparavant envoyé en ambassade par la république à Milan, pour féliciter ce prince à l'occasion de son mariage.
Quatrième guerre contre le duc de Milan.—Campagne de Piccinino et de Gatta-Melata.—Siége de Brescia.—François Sforce paraît sur le théâtre de la guerre.—Prise et reprise de Vérone.—Paix de 1441.—La république acquiert Lonato, Valeggio, Peschiera, et usurpe l'état de Ravenne, 1433-1441.
I. Le doge François Foscari veut abdiquer; on ne le lui permet pas. La république, devenue puissance prépondérante sur le continent, ne pouvait plus éviter de prendre part à toutes les querelles qui divisaient l'Italie. Depuis quarante ans, elle les avait fomentées, pour dépouiller successivement la maison de la Scala, les princes de Padoue, le patriarche d'Aquilée, et le duc Philippe. Maintenant elle n'est plus l'arbitre de la paix ou de la guerre. Elle faisait la guerre parce qu'elle était ambitieuse, elle la reçoit parce qu'elle est devenue elle-même un objet d'inquiétude ou de jalousie. Son histoire se mêle désormais à l'histoire (p. 409) générale de la péninsule et souvent à celle de l'Europe.
La dernière guerre contre le duc de Milan avait été marquée par des désastres, une paix inespérée y avait mis fin; mais on avait vu le danger de près.
Le doge Foscari, qui avait été l'ardent promoteur de la guerre, voulut se décharger de la responsabilité des évènements. Le 27 juin 1433, il exposa au conseil, que, depuis son élévation au dogat, la république avait eu des guerres continuelles à soutenir: elles avaient été glorieuses; cependant il était possible que les citoyens, uniquement sensibles à l'accroissement des charges publiques, fermassent les yeux sur l'important résultat des traités, qui assuraient à la seigneurie la possession de deux nouvelles provinces. On n'ignorait pas qu'il avait professé l'opinion adoptée par la majorité du conseil, que la sûreté de la république exigeait qu'on fît la guerre au duc de Milan. Peut-être jugerait-on que c'était, pour le chef de l'état, un malheur de ne pas voir ses sentiments partagés par le peuple. Cette conformité d'opinion lui paraissant une chose désirable dans l'intérêt de la patrie, il n'hésitait pas à faire le sacrifice de sa dignité; en conséquence il priait le conseil d'approuver son abdication, pour le remplacer par (p. 410) un chef qui fût plus agréable aux citoyens. Cette démission intéressée, ou dans laquelle il y avait au moins quelque ostentation, ne fut point acceptée.
II. Situation de l'Italie en 1435. Ce qu'on avait appelé la paix de Ferrare ne pouvait être qu'une suspension d'armes entre les deux principales puissances belligérantes. Voici quelle était à cette époque la situation de l'Italie. (En 1435).
La mort de Jeanne II avait laissé le trône de Naples vacant. Deux concurrents se le disputaient, Alphonse d'Arragon, déjà roi de Sicile, et René d'Anjou, alors prisonnier du duc de Bourgogne. Le pape défendait aux Napolitains de reconnaître ni l'un ni l'autre, se réservant de prononcer, et promettant d'envoyer, en attendant, un légat pour gouverner le royaume.
Mais ce pontife, qui disposait des trônes, n'était pas assuré sur le sien. Les Bolonais se débattaient pour se soustraire à son autorité. Le peuple de Rome, divisé entre le parti des Colonnes et celui des Ursins, était prêt à se soulever contre Eugène IV, et à le chasser de sa capitale. Un concile assemblé à Bâle refusait de le reconnaître menaçait de le déposer et se préparait à lui donner un compétiteur.
À Florence, les Strozzi et les Médicis divisaient l'état en deux factions. Cosme de Médicis, (p. 411) exilé de sa patrie, était venu demander l'hospitalité à Venise, où il s'attirait la considération par des actes de munificence, protégeant les hommes à talent, fondant une bibliothèque[185], prêtant des fonds à l'état. La république accueillait cet étranger, non-seulement avec le respect dû à son nom et au malheur, mais encore avec un intérêt qu'on pouvait prendre pour un encouragement donné à son ambition[186]. Le gouvernement vénitien ne tarda pas à déceler sa partialité; car, quelques années après, Cosme de Médicis ayant été rappelé, et les chefs de la faction contraire ayant été bannis à leur tour, ceux qui se réfugièrent à Venise y furent arrêtés et envoyés sous escorte à Florence[187]. On se demanda si la république, qui violait ainsi les droits de l'hospitalité, était vendue à la faction des Médicis, ou si, en leur livrant des victimes, elle ne voulait que jeter (p. 412) dans Florence de nouvelles semences de division.
Le duc de Milan, qui n'avait pas trouvé dans Eugène IV la protection que lui avait constamment accordée. Martin V, prédécesseur de ce pontife, appuyait les révoltés de Bologne et les mécontents de Rome. Le pape s'était réfugié à Florence. De là il avait suscité des embarras à son ennemi, en encourageant les Génois à la révolte.
Ceux-ci avaient massacré leur gouverneur, chassé la garnison milanaise, et arboré l'étendard de la liberté.
Ainsi d'un côté on voyait le roi Alphonse d'Arragon, les Génois, les Florentins, et le pape Eugène; de l'autre les partisans de René d'Anjou, la ville de Bologne, le duc de Milan et le concile de Bâle.
Les Vénitiens ne pouvaient demeurer spectateurs immobiles de ces différends. Ils saisirent l'occasion ou le prétexte d'une insulte faite par le peuple de Bologne à leur résident, pour se déclarer en faveur du pape, jetèrent en prison tous les Bolonais qui se trouvaient sur le territoire de la république et confisquèrent leurs propriétés. La seigneurie déclara en même temps qu'elle appuierait les efforts des Génois pour leur indépendance. Ces résolutions (p. 413) belliqueuses de la république étaient fort encouragées par les Florentins. Cosme de Médicis fit, dans cette circonstance, un prêt de 15000 ducats au gouvernement[188], ce qui prouve le mauvais état des finances vénitiennes à cette époque, et la richesse de cet illustre exilé. Il ne faut pas s'étonner de voir la république faire de emprunts; la guerre de Lombardie lui avait coûté sept millions de ducats, et depuis 1424 jusqu'au commencement de 1437[189], la dette publique s'était accrue de quatre.
Le duc, avant de déclarer ouvertement la guerre aux Vénitiens, s'appliqua à leur susciter des embarras.
Réclamations du patriarche d'Aquilée contre la république. D'abord il fit agir auprès du concile l'ancien patriarche d'Aquilée, Louis de Tec, qui avait à se plaindre d'avoir été dépossédé par la république de ses états du Frioul. Le concile accueillit favorablement une plainte dirigée contre un gouvernement qui s'était déclaré pour le pape Eugène. Un décret du 22 décembre 1435 (p. 414) ordonna aux Vénitiens d'évacuer le Frioul et de rétablir le patriarche dans tous ses droits, sous peine d'excommunication et d'interdit. Cette menace obligea la république à mettre de la prudence dans son refus; elle ne pouvait pas méconnaître l'autorité du concile, car elle avait laissé son clergé y envoyer des députés[190].
On répondit à la sommation qu'on était disposé à rendre le Frioul au patriarche, aussitôt que le rétablissement de la paix générale en Italie permettrait de s'en dessaisir. Cette réponse évitait l'excommunication, et il fallut bien que le concile s'en contentât, n'ayant aucun moyen de reprendre le Frioul à main armée. Trois ou quatre ans après le patriarche mourut; les Vénitiens, favorisés par le pape, firent nommer à sa place un de leurs protégés, qui oublia les réclamations de son prédécesseur.
Arrivée en Italie d'un fils de François Carrare; il est mis à mort. En 1436 le duc de Milan fit reparaître en Italie le dernier rejeton de la famille des Carrare, Marsile, fils de ce François II mis à mort à Venise en 1406, contre le droit des gens. Marsile était depuis trente ans réfugié en Allemagne. Visconti lui fit entrevoir l'espérance de ressaisir la principauté de Padoue, lui ménagea (p. 415) quelques intelligences dans cette place, lui promit le secours de quelques troupes milanaises, qu'on fit avancer vers la frontière, et le détermina à venir se mettre à la tête de ses partisans. La vigilance du gouvernement vénitien ne permit pas que ce complot restât ignoré. Carrare était déjà dans les montagnes du pays de Vicence. Il y fut arrêté par des paysans, conduit à Padoue, où on le promena dans les rues chargé de chaînes, et ensuite à Venise, où le conseil des Dix se hâta d'éteindre totalement cette race ennemie.
III. Quatrième guerre des Vénitiens contre le duc de Milan. 1437. Il n'y avait pas loin de ces actes d'inimitié réciproque à une guerre ouverte. Les Vénitiens la déclarèrent à Philippe-Marie. Ils auraient bien voulu pouvoir en confier la conduite à François Sforce, alors brouillé avec le duc de Milan, qui l'avait trompé, après lui avoir promis en mariage Blanche, sa fille naturelle et son héritière. Mais ce général commandait dans ce moment les troupes des Florentins, qui ne voulurent point le céder à la république. Ce refus occasionna quelque froideur entre les deux gouvernements. Celui de Venise donna la patente de capitaine-général à François de Gonzague, seigneur de Mantoue, dont la principauté venait d'être érigée en marquisat par l'empereur, (p. 416) mais qui ne montra dans cette guerre ni talents ni même fidélité.
Il avait en tête Piccinino général de l'armée du duc de Milan. La partie n'était pas égale; celui-ci était un homme de guerre de la plus grande réputation. Il culbuta l'armée vénitienne, dont une partie s'était aventurée sur la rive droite de l'Adda, poussa le reste du côté de Bergame et l'obligea d'évacuer cette province.
Les Vénitiens, voyant leur frontière envahie, demandèrent avec instance que l'armée florentine commandée par Sforce vînt se joindre à la leur. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficultés qu'ils l'obtinrent[191]; parce que Sforce faisait alors le siége de Lucques, dont les Florentins désiraient ardemment la possession. Enfin cette armée passa les Apennins au mois d'octobre 1437 et se présenta pour traverser le pays de Reggio; mais Nicolas d'Este marquis de Ferrare lui refusa le passage dans cette province, et Sforce se laissa arrêter par cet obstacle. Les Vénitiens irrités supprimèrent le traitement qu'ils payaient à ce général; il s'éloigna et mit ses troupes en quartier d'hiver. Les choses s'aigrissant de plus en plus entre les alliés, (p. 417) Philippe-Marie profita de cette division, et détermina les Florentins à faire leur paix séparée avec lui sans consulter la république[192].
IV. Le marquis de Mantoue trahit les Vénitiens. Il fit plus, il traita secrètement avec le marquis de Mantoue, qui promit, non-seulement d'abandonner le service des Vénitiens, mais encore de réunir ses troupes à celles du duc et de faire cause commune avec lui. En effet, sous prétexte que la campagne était terminée, il remit le commandement à Jean de Nani Gatta-Melata, le premier de ses lieutenants, et se retira à Mantoue, attendant le moment où il pourrait avec sûreté lever le masque et se ranger parmi les ennemis de la seigneurie. Par ces deux traités, le duc de Milan cessait d'avoir pour adversaires Sforce, et les Florentins, et acquérait dans le marquis de Mantoue un allié, qui lui livrait passage, pour attaquer plusieurs provinces vénitiennes. La défection des Florentins affaiblissait considérablement la république, mais on ignorait encore la trahison du marquis.
(p. 418) Piccinino, tranquille du côté du Milanais, se porta pendant l'hiver sur Ravenne: on a vu que les Vénitiens en avaient pris l'administration à la mort de l'ancien seigneur. Il les chassa de cette ville dont il se rendit maître. De là il revint sur le Pô, mit le siége devant Casal-Maggiore, qui ne fit qu'une faible résistance, et, après s'être emparé de tout le pays que les Vénitiens occupaient entre le Pô et l'Oglio, il se disposa à franchir cette dernière rivière. Gatta-Melata se promettait de lui en disputer le passage avec l'armée vénitienne, forte d'environ six mille fantassins et neuf mille chevaux. Mais le marquis de Mantoue, dont on ne se méfiait point, maître des deux rives de l'Oglio, y fit construire trois ponts sur lesquels l'armée milanaise passa sans coup férir.
Par cette trahison, l'armée vénitienne se trouvait avoir l'ennemi sur ses derrières. Gatta-Melata se vit obligé de décamper, la nuit même qu'il apprit cette nouvelle, et de sortir du Mantouan pour se porter rapidement vers Brescia.
Cette défection du marquis de Mantoue répandit l'alarme dans le conseil de Venise. On craignit que le marquis de Ferrare n'en fît autant, et, pour le retenir dans l'alliance de la république, on se hâta de lui rendre la Polésine de Rovigo, que les Vénitiens occupaient (p. 419) depuis trente-quatre ans, comme nantissement d'une créance de soixante ou quatre-vingt mille ducats[193].
Le marquis de Mantoue se jeta avec quatre mille chevaux dans la province de Vérone, tandis que Piccinino se mit à la poursuite de l'armée vénitienne du côté de Brescia, avec l'intention de lui couper absolument toute retraite.
La province de Brescia est bornée au nord par les montagnes de l'évêché de Trente, alors pays neutre; à l'ouest elle confine avec la province de Bergame, que les ennemis occupaient: elle a au midi le Crémonais, qui appartenait au duc de Milan; du côté de l'est, le Mantouan et le lac de Garde.
V. Belle marche de Gatta-Melata autour du lac de Garde. 1438. Gatta-Melata, resserré dans le pays de Brescia, par une armée supérieure à la sienne, devait, pour lui échapper, chercher à pénétrer dans le Véronais, pour tomber sur la petite armée du marquis de Mantoue, et tirer vengeance de sa perfidie.
(p. 420) Le lac de Garde séparait la province de Brescia de celle de Vérone. Le général vénitien n'ayant point de bateaux pour le traverser, il était indispensable de tourner ce lac. Du côté du midi, la route était directe et assez bonne; mais il fallait passer le Mincio, qui sort du lac à Peschiera.
Gatta-Melata essaya de forcer ce passage. Il fut repoussé et il ne lui resta plus d'autre ressource que de s'élever au nord, de faire un long circuit, et de parvenir sur la rive orientale du lac par les montagnes du Tyrol. C'était une marche d'environ quarante lieues, dans laquelle il fallait gagner de vitesse l'armée milanaise, qui n'aurait pas manqué de le poursuivre, et passer sur le ventre aux troupes du duc de Mantoue, déjà postées dans les défilés au nord du lac.
La saison était fort avancée, puisqu'on était à la fin de septembre de l'année 1438. Les neiges couvraient les montagnes, et les torrents, qui coulaient encore avec impétuosité, devaient multiplier les obstacles sur les pas d'une armée mal approvisionnée, parce qu'elle avait été obligée de jeter tout ce qu'elle avait pu rassembler de subsistances dans la place de Brescia, abandonnée désormais à elle-même.
Le 24 septembre, Gatta-Melata, dérobant adroitement (p. 421) son mouvement au général milanais, se jeta avec trois mille chevaux et deux mille fantassins sur la rive gauche de la Chiese, qui coule parallèlement au lac de Garde, et, couvert par cette rivière, marcha à grandes journées vers le nord par la vallée de la Sabia, entre la rivière et le lac. Les habitants de cette vallée étaient sujets de l'évêque de Trente; les montagnards sont naturellement jaloux de leurs passages; ceux-ci ne pouvaient arrêter une petite armée; mais, pour venger leur neutralité violée, ils se mirent à harceler ces étrangers, attaquèrent à Ten l'arrière-garde et prirent deux cents chevaux avec une partie des bagages. Il ne fallait pas que les Vénitiens perdissent un moment, s'ils voulaient être hors de ce défilé, avant que l'évêque de Trente le fermât avec ses troupes. Tous les torrents étaient débordés; il fallut construire des ponts et applanir des chemins souvent impraticables. Parvenue à l'extrémité septentrionale du lac, l'armée eut à passer la rivière de Sarca, qui s'y jette en descendant des Alpes; sur cette rivière était la ville d'Arco qui formait une tête de pont; le seigneur d'Arco refusa le passage. Les troupes de Mantoue avaient pris position sur la rive gauche de la Sarca, qui n'était point guéable; on fit une feinte, on menaça la ville d'Arco, tandis qu'on jetait un pont (p. 422) au-dessus, et les hauteurs qui couronnaient la rivière furent emportées l'épée à la main. Plus loin on eut à passer le mont Baldo et un nouveau combat à soutenir; dans ce passage, l'armée perdit six cents chevaux de fatigue; enfin elle se trouva entre la rive orientale du lac de Garde et l'Adige, et la petite vallée de Caprino la conduisit jusques dans la plaine de Vérone[194].
Après cette belle marche, qui lui mérita de la part des Vénitiens les acclamations de la reconnaissance, et, ce qui est encore plus honorable, l'admiration du général ennemi, Gatta-Melata fondit sur la petite armée du perfide marquis de Mantoue, la dissipa, entra dans le Mantouan, et, ravageant cette principauté, s'avança jusques sur les bords du Pô. Son espoir était de s'y joindre à Pierre Loredan, qui devait s'y trouver avec une flottille de douze galères et de plus de cent barques armées. Mais, en arrivant à l'endroit où le Pô sort du Mantouan pour entrer dans le pays de Ferrare, l'amiral, vainqueur de quelques obstacles, que l'ennemi avait préparés sur son passage, s'était vu arrêté tout-à-coup par une difficulté insurmontable: (p. 423) les eaux du fleuve baissaient à vue-d'œil; le marquis de Mantoue avait fait rompre les digues, le Pô se répandait dans les plaines, et la flotte risquait de n'avoir plus assez d'eau pour naviguer[195]. Il fallut revirer de bord précipitamment. L'illustre Loredan en fut si affligé qu'il en tomba malade; et sa mort, qui arriva peu de temps après, fut attribuée au chagrin que lui avait causé ce premier revers de la fortune. Il eut pour successeurs deux hommes peu dignes de prendre le commandement après lui. Darius Malipier et Bernard Navagier perdirent toute cette flotte dans un combat qu'ils soutinrent contre la flotte milanaise descendue de Pavie. Quelques matelots vénitiens, conservant leur fierté dans le malheur, s'avisèrent de crier pendant qu'on les emmenait prisonniers, «Vive Saint-Marc! mort au traître marquis de Mantoue!» Le marquis, par une basse vengeance, fit couper les mains et arracher la langue à ces malheureux[196].
Gatta-Melata, privé de ce secours sur lequel (p. 424) il avait compté, mais ayant délivré le Véronais des troupes du marquis de Mantoue, voulut se rapprocher de Brescia, qu'il avait laissée environnée de toute l'armée milanaise. Dans ce dessein, il reprit la route qu'il venait de franchir à travers tant d'obstacles, et se reporta au nord du lac de Garde, où il s'empara du port de Torbolé. VI. Siége de Brescia par les Milanais. 1438. Il n'avait pu laisser dans Brescia que six cents gendarmes et quelque infanterie. C'était bien peu pour défendre une enceinte considérable, qui renfermait deux villes, une citadelle, et plusieurs forts, dont nous avons eu occasion de faire la description, en racontant la prise de cette place par Carmagnole; mais François Barbaro, qui en était podestat, et Christophe Donato, capitaine d'armes, surent tirer parti de la population. Belle défense de François Barbaro. Au zèle avec lequel elle se porta à repousser les attaques de l'ennemi, on ne peut que reconnaître son attachement pour ses nouveaux maîtres, juste prix d'une bonne administration et des priviléges que la république avait accordés aux habitants. Vénitiens d'origine, on n'aurait pas eu le droit d'en attendre davantage[197].
(p. 425) Piccinino, lorsque Gatta-Melata lui eut échappé, forma l'investissement de Brescia, le trois octobre 1438, avec vingt mille hommes. Quelques jours après, quatre-vingts pièces de canon, parmi lesquelles il y en avait quinze qui jetaient des pierres de trois cents livres[198], commencèrent à tirer sur la place et eurent bientôt endommagé des murs qui n'avaient pas été construits pour résister à l'artillerie. D'autres retranchements s'élevèrent derrière ces remparts prêts à tomber. Les citoyens, les moines, les femmes même[199] prirent part à ces travaux, notamment une paysanne de la Valteline, qui, attachée à un aventurier, combattait à ses côtés et imitait, du moins par ses exploits, l'illustre héroïne à qui la France était alors redevable de sa délivrance.
Deux familles puissantes, celle des Avogadro et celle des Martinengo, partageaient depuis long-temps la population de cette ville en deux factions; l'éloquence et la fermeté du podestat suspendirent l'effet de ces haines domestiques.
On mit dehors de la place quelques gibelins (p. 426) qui étaient suspects; une milice de six mille hommes fut organisée, et, le 4 novembre, lorsque les assiégeants se préparaient à donner l'assaut, ils furent surpris de voir une petite armée sortir de la ville et fondre sur leur camp, où il y eut un combat très-meurtrier. Le 30, les Milanais montèrent à l'assaut. On combattit sur la brèche depuis le matin jusqu'à la nuit. La garnison en resta maîtresse, et fit le lendemain une nouvelle sortie sur les ennemis. Ils revinrent à la charge le 10 décembre, avec la même opiniâtreté, mais sans plus de succès, car ils laissèrent près de deux mille morts sur la place.
C'était un beau triomphe, pour les Vénitiens, de soutenir si glorieusement les attaques de toute une armée, et de voir la population entière se porter avec ardeur à la défense de leur conquête. Mais ils n'étaient pas au terme de leurs travaux; d'autres épreuves étaient réservées à leur constance: elle allait avoir à lutter contre tout ce qu'un siége de plusieurs années amène de périls et de privations.
Le 15 décembre, Piccinino, averti que Gatta-Melata venait au secours des assiégés, résolut de se porter à sa rencontre. Il convertit momentanément le siége en blocus, et marcha au-devant du général vénitien. Les deux armées (p. 427) se joignirent du côté d'Arco, dans les Alpes tyroliennes. Chacune voulait combattre dans le poste qu'elle avait choisi; aucune des deux ne voulait attaquer avec trop de désavantage. Enfin l'armée milanaise étant parvenue à déborder les Vénitiens, ceux-ci descendirent dans la plaine du Véronais, où Piccinino s'empressa de les suivre. Il passa l'Adige et força Gatta-Melata de se retirer jusques vers Padoue, abandonnant les provinces de Vicence et de Vérone, sur lesquelles le vainqueur imposa des contributions considérables; car celle de Vicence ne s'élevait pas à moins de deux mille ducats par jour[200].
Ainsi se terminait la campagne de 1438. La trahison du marquis de Mantoue l'avait commencée; mais Piccinino avait mérité de la gloire par la conquête de la province de Bergame et du Véronais, dont il ne lui restait plus à prendre que les capitales. Gatta-Melata ne s'était pas moins illustré, en tenant la campagne devant des forces supérieures, sans se laisser entamer. Il avait dérobé son armée à une perte inévitable, par une marche aussi hardie que difficile, (p. 428) dévasté le Milanais, puni le marquis de Mantoue, et obligé l'ennemi à convertir le siége de Brescia en blocus. Les défenseurs de cette place s'étaient immortalisés par une belle défense, mais ils n'étaient pas encore délivrés; l'armée qui devait les secourir était plus éloignée que jamais, la flotte vénitienne avait été détruite, quatre provinces de la république, celles de Bergame, de Brescia, de Vérone, de Vicence, étaient envahies; le Padouan, c'est-à-dire le pays qui borde les lagunes, allait devenir le théâtre de la guerre.
VII. François Sforce prend le commandement de l'armée vénitienne. 1439. Dans cette situation, les regards des Vénitiens se portèrent sur François Sforce. Ce général, qui avait contribué à la paix entre les Florentins et le duc de Milan, n'était plus ouvertement brouillé avec lui; il ménageait un prince qui lui avait promis sa fille, cent mille ducats, les villes d'Asti et de Lucques[201], et qui ne laissait point d'héritier mâle de ses vastes états. Les Vénitiens, toujours soigneux d'enlever au duc de Milan les hommes habiles qui pouvaient le servir, représentèrent à Sforce qu'il ne devait pas se flatter de l'accomplissement des brillantes promesses qui lui avaient été faites par Visconti, tant qu'il (p. 429) ne parviendrait pas à se faire craindre. Cet avertissement, les offres les plus magnifiques, le désir de la gloire, peut-être même un sentiment de jalousie excité par les victoires et la faveur de Piccinino, le déterminèrent à accepter le commandement de l'armée Vénitienne.
Les succès des armes de Philippe-Marie devaient renouveler les inquiétudes des Florentins. Ils suivirent l'exemple de Sforce, et une nouvelle ligue fut signée, au mois de février 1439, entre le pape et les républiques de Venise, de Florence et de Gênes, pour faire la guerre au duc de Milan. Venise devait supporter les deux tiers des frais de la guerre, et Florence y contribuer pour l'autre tiers[202]. François Sforce entra dans cette coalition, comme seigneur du marquisat d'Ancône, que le pape lui avait cédé. On lui garantit ses états, on lui assura un traitement de deux cent vingt mille écus, et, de son côté, il s'engagea à entretenir trois mille chevaux et mille hommes d'infanterie, en prenant le commandement des troupes de la confédération pour cinq ans. Le 14 mai 1430, il arriva à Padoue à la tête de huit mille chevaux. La réputation de ce général était telle que Gatta-Melata, (p. 430) après lui avoir remis un commandement, dont lui-même avait su se montrer digne, consentit à demeurer sous ses ordres jusqu'à la mort; c'est le genre d'héroïsme le plus rare parmi les capitaines. Les Vénitiens surent récompenser noblement les services de Gatta-Melata, en lui accordant le rare honneur d'une statue équestre qu'on lui érigea à Padoue.
Ici commence une lutte mémorable entre deux capitaines, la gloire de l'Italie et les maîtres de leur art. Si elle était racontée dignement, cette guerre appartiendrait à l'histoire militaire encore plus qu'à l'histoire politique.
La génération précédente avait vu deux aventuriers illustres balancer, avec des succès divers, la fortune de presque tous les états de l'Italie. Tous les gens de guerre de profession avaient suivi les drapeaux de l'un ou de l'autre, et cette longue rivalité avait produit une haine toujours prête à servir les haines politiques. Les soldats mercenaires ne méritaient plus le reproche qu'on leur avait si long-temps adressé de faire la guerre sans passion. François Sforce était à la tête des bandes qui avaient combattu sous Attendolo, son père, et Nicolas Piccinino se trouvait le chef des anciens compagnons de Braccio di Montone.
VIII. Campagne de Sforce et de Piccinino. La longue vallée du Pô est coupée transversalement par une multitude de rivières, qui, (p. 431) descendant des Alpes ou des Apennins, présentent à chaque pas des obstacles ou des retranchements à une armée. Celle des Vénitiens partait de Padoue, avec la mission de reconquérir les provinces de Vicence, de Vérone, de Brescia et de Bergame, ou au moins d'en ravitailler les capitales déjà investies par l'ennemi.
Piccinino était campé sur la frontière du Vicentin et du Padouan. Dès qu'il vit avancer l'armée de Sforce, il renonça à disputer le pays de Vicence à des troupes plus nombreuses que les siennes[203], et, se bornant à défendre le Véronais, (p. 432) il se porta vers les hauteurs qui séparent cette province du Vicentin. Maître de ces passages, appuyé sur la petite ville de Soave, ayant son (p. 433) front protégé par les montagnes, et l'Adige derrière lui, il prévit que l'ennemi pouvait descendre dans la plaine de Vérone par un long circuit, et attaquer son camp du côté que la nature n'avait point fortifié. Pour être en état d'offrir par-tout une vigoureuse résistance, il traça une ligne de retranchements appuyée d'un côté aux montagnes et de l'autre à l'Adige, et, pour rester maître de ses mouvements et conserver ses communications avec le Mantouan, il jeta un pont (p. 434) sur cette rivière, de sorte que son camp présentait une enceinte triangulaire également inexpugnable sur chaque face, et que son armée pouvait toujours mettre l'Adige entre elle et l'ennemi.
Le général des alliés, au lieu de tenter un passage de vive force au travers des montagnes, s'éleva au nord par une marche de huit jours, et redescendit près de Vérone, où il trouva l'armée milanaise bien décidée à ne pas perdre cette place de vue et à ne pas sortir de ses retranchements.
Une attaque qu'il lui livra fut infructueuse. Piccinino, après avoir combattu avec assez de succès pour laisser la victoire indécise, s'obstinait à demeurer dans son camp.
Sforce voulut le contraindre à repasser l'Adige et à abandonner au moins toute la partie du Véronais qui est sur la rive gauche de ce fleuve. Pour cela, il le passa lui-même et se porta vers le Mantouan. Le marquis de Mantoue pressa Piccinino de marcher au secours de cette principauté; mais à peine l'armée milanaise fut-elle sur la rive droite, que les Vénitiens repassèrent sur la gauche, s'emparèrent de la position de Soave, eurent une communication libre avec le Padouan et le Vicentin, et se trouvèrent avoir dégagé tout le front de la place de Vérone.
(p. 435) IX. Nécessité de ravitailler Brescia. 1439. On était fort inquiet sur le sort de Brescia. Cette place, abandonnée depuis neuf mois au courage de sa garnison et à la fidélité de ses habitants, était sans communication avec la métropole. Les vivres y manquaient certainement depuis long-temps; on voulait à tout prix la ravitailler; mais pour y pénétrer par la route directe, il ne fallait rien moins qu'un effort de toute l'armée. Piccinino, qui, sur la rive gauche de l'Adige, s'était tenu immobile dans ses lignes, suivait, depuis qu'il était sur la rive droite, tous les mouvements que l'armée de Sforce faisait le long de cette rivière. Les Vénitiens pouvaient passer sur tous les ponts de Vérone, mais, en débouchant, ils avaient une bataille à livrer. En supposant qu'on eût tenté le passage ailleurs et qu'il eût réussi, les difficultés se reproduisaient. Il restait à traverser le Mantouan, et à passer le Mincio entre Mantoue et Peschiera; or, ces deux places fortes étaient occupées par l'ennemi. Enfin, au-delà du Mincio, d'autres rivières pouvaient arrêter les secours qu'on voulait porter à Brescia. Ce n'était pas par une route aussi-bien défendue que des convois pouvaient arriver. L'armée aurait été obligée de refaire ce pénible voyage chaque fois qu'il y aurait eu un convoi à conduire.
Il était moins difficile de communiquer avec Brescia par le lac de Garde. Le Véronais en (p. 436) forme la côte orientale. Si on pouvait y embarquer des vivres et leur faire traverser le lac, des détachements peu considérables suffisaient pour les conduire de la rive occidentale jusqu'aux portes de Brescia, où un effort de la garnison en aurait facilité l'entrée; et si, pour empêcher ce ravitaillement, Piccinino se portait entre le lac et la place, il découvrait la route directe de Brescia à Vérone.
Ces considérations faisaient désirer vivement qu'on pût communiquer avec cette première place par le lac de Garde. Mais comment naviguer sur ce lac? On n'y avait pas une seule barque armée; l'ennemi avait une flottille à Peschiera et un poste sur le promontoire de Sirmio, l'ancienne maison de campagne de Catulle[204], qui s'avance dans ce vaste bassin.
X. Les Vénitiens transportent des galères dans le lac de Garde au travers des montagnes. Il fallait donc commencer par se rendre maîtres de la navigation du lac, et, pour cela, il fallait y conduire une flottille. Or, ce qui était facile, lorsque l'alliance du seigneur de Mantoue livrait le passage par le Mincio, paraissait impossible depuis qu'on ne pouvait plus arriver au lac que par terre.
(p. 437) Un Candiote, nommé Sorbolo, proposa de tenter cette voie, c'est-à-dire de jeter des galères dans le lac, en les transportant par les montagnes. Après bien des objections, que les esprits circonspects opposent toujours aux entreprises hasardeuses, on se détermina à lui confier vingt-cinq barques et six galères, dont deux étaient de la première grandeur.
L'auteur du projet conduisit cette flottille à l'embouchure de l'Adige; elle remonta cette rivière jusque près de Roveredo. C'est ce qu'on n'aurait pu faire si Sforce n'eût été maître au moins de l'un des deux bords. Arrivée sur ce point, elle ne se trouvait qu'à douze ou quinze milles de la ville de Torbolé, qui est au nord du lac sur les confins du pays de Trente. Mais cet intervalle était occupé par les montagnes qui séparent le lac de la vallée de l'Adige.
Au milieu de ces montagnes et au pied de la chaîne du mont Baldo, il y avait un petit lac appelé le lac de Saint-André. Sorbolo entreprit d'abord de faire traîner ses bâtiments de l'Adige dans ce bassin, à travers les terres. Environ deux mille bœufs furent rassemblés pour effectuer ce trajet. Il n'en fallait pas moins de deux ou trois cents pour chaque galère. Elles furent (p. 438) placées sur des rouleaux. Deux mille travailleurs comblèrent les ravins, construisirent des ponts, écartèrent les rochers, applanirent la route, et parvinrent à faire arriver cette flottille dans le lac Saint-André. Il restait à franchir le mont Baldo: le lit d'un torrent devint un chemin, le bras de l'homme parvint à le rendre praticable, mais il était rapide, tortueux, souvent étroit; on s'y engagea, et, après bien des efforts, les Vénitiens se trouvèrent avoir conduit leurs galères sur le sommet de cette montagne, d'où il ne restait plus qu'à les lancer sur le lac de Garde, dont elles allaient prendre possession. Cette descente vers le lac fut encore très-difficile.
Les vaisseaux, sur cette pente rapide, étaient amarrés aux arbres, aux rochers, et le cabestan, fortement retenu, leur déroulait lentement les câbles qui les tenaient suspendus sur les précipices. Enfin la flottille arriva sans accident, après quinze jours de voyage à travers les terres, jusqu'à Torbolé, où elle fut lancée à l'eau et armée. Cette entreprise coûta à la république plus de quinze mille ducats, sans compter les attelages.
Des historiens emphatiques ont voulu comparer cette opération au passage des Alpes par Annibal. C'est donner une fausse idée des choses, que de les mettre en parallèle avec d'autres qui (p. 439) sont hors de toute proportion. L'entreprise exécutée par Sorbolo, fort belle sans doute, n'était cependant que le projet d'un ingénieur habile. La marche d'Annibal à travers les Pyrénées et les Alpes, est la conception d'un grand capitaine. Quand on parle de ce fameux passage, on ne cite jamais que les éléphants, parce que c'est là ce qui saisit l'imagination. Sûrement il était moins difficile de faire passer des éléphants sur des rochers que des vaisseaux, mais le passage des éléphants était la moindre des difficultés que le général carthaginois avait à vaincre. Il fallait traverser des montagnes alors sans traces, se hasarder dans des déserts inconnus, y faire subsister une armée, et tout cela en présence d'un ennemi tel que le peuple romain. Jamais la république de Venise, les Sforce, les Visconti, ne peuvent attirer sur leurs querelles l'attention que commandent les peuples dont les armes ont fait les destinées de l'univers.
Ces galères sont détruites. Tant de travaux pour conduire des galères dans le lac de Garde, quoiqu'ils eussent eu un plein succès, ne furent que des fatigues et des dépenses inutiles. Piccinino accourut à Peschiera, ravitailla et renforça tous ses postes sur l'une et l'autre côte, fit sortir sa petite escadre, attaqua séparément les bâtiments des Vénitiens, et parvint à détruire leur flottille presque entièrement.
(p. 440) XI. Sforce se porte avec son armée au nord du lac. Le danger de Brescia croissait de jour en jour. La famine y avait amené la peste[205]; le sénat ne cessait de presser Sforce de s'y porter. Il ne restait plus d'autre route pour y parvenir que celle qu'avait frayée Gatta-Melata, à la fin de la campagne précédente, par les montagnes du Trentin. Mais s'élever ainsi au nord du lac, c'était découvrir Vérone et l'exposer peut-être. Ces représentations n'ébranlèrent point le sénat; les ordres furent réitérés, et l'armée se mit en route. Dès que Piccinino s'en fut aperçu, il s'embarqua à Peschiera, pour traverser le lac du midi au nord, afin d'arriver aussitôt que les Vénitiens dans les montagnes, pour leur en disputer le passage. Les Milanais occupaient au fond du lac la place de Riva, à l'embouchure de la Sarca; mais lorsque Piccinino prit terre, il trouva que l'ennemi l'avait déjà devancé; Sforce était entré dans un défilé défendu par le château de Ten, avait investi ce fort, et envoyé déjà quelques convois de vivres à Brescia.
(p. 441) Combat de Ten, où Piccinino est battu. Le général milanais, sentant l'importance du château de Ten, marcha droit à l'ennemi, et l'attaqua le 9 novembre 1439. Pendant que Sforce, dont la position n'était pas avantageuse, combattait avec vigueur, un détachement de la garnison de Brescia parut sur les rochers auxquels était adossée l'armée de Piccinino. Cette attaque imprévue jeta l'épouvante parmi les troupes milanaises. Les Vénitiens remportèrent une victoire complète. Leurs adversaires y perdirent cent hommes d'armes, quatre cents chevaux et beaucoup d'infanterie. Le fils du marquis de Mantoue fut fait prisonnier; Piccinino lui-même se vit séparé des siens et obligé de se jeter dans le château de Ten.
XII. Il se sauve, rallie son armée, et va surprendre Vérone. Sa position paraissait désespérée: dès la nuit suivante il sortit du fort; enveloppé dans un sac, et porté sur les épaules d'un robuste valet[206], il traversa les postes Vénitiens, se rendit à Riva et y rallia les débris de son armée. Désormais il lui était impossible de défendre les approches de Brescia, mais il apprend, par quelques prisonniers vénitiens, qu'à Vérone on est sans défiance. Aussitôt il s'embarque, traverse le lac dans toute sa longueur, revient à Peschiera, y (p. 442) trouve des troupes, marche sur Vérone, escalade les remparts, et surprend cette place, dans la nuit du 16, tandis que les Véronais, que Sforce lui-même, le croyaient errant dans les montagnes, ou enfermé dans le château de Ten, et qu'à Venise les cloches et le canon donnaient le signal des réjouissances, en annonçant sa défaite.
Vérone avait une bonne garnison, mais on savait l'armée milanaise dans les montagnes du Trentin, on venait d'apprendre qu'elle avait été complètement battue, le froid était très-rigoureux, la garde se faisait avec quelque négligence, suite ordinaire d'une parfaite sécurité. Ces circonstances favorisèrent sans doute Piccinino, mais quand on profite de l'occasion avec tant d'audace et de rapidité, on ne laisse point tout le mérite des succès à la fortune. C'est au sujet de cette surprise de Vérone que Machiavel fait cette belle réflexion: «À la guerre rien n'est si facile que ce que l'ennemi vous croit hors d'état de tenter[207].»
La place de Vérone se compose de la ville proprement dite, de la Villette, et de trois forts, dont l'un, dit le Vieux château, commande le (p. 443) pont sur l'Adige, tandis que les deux autres, le fort Saint-Pierre et le fort Saint-Félix, s'élèvent sur la montagne qui domine la ville.
Ce fut par la Villette que les Milanais tentèrent leur attaque. Elle fut si soudaine que les postes vénitiens n'eurent pas le temps de se rallier; la muraille était escaladée, la porte enfoncée, la Villette envahie et la ville déjà au pillage, que les troupes éparses de la garnison couraient avec les commandants vénitiens pour s'enfermer dans les châteaux. Piccinino se prépara sur-le-champ à les attaquer.
XIII. Sforce reprend cette place. Mais il avait affaire à un rival qui n'était ni moins audacieux ni moins diligent que lui. La nouvelle de la perte de Vérone parvint à Sforce, dans la nuit du 17 novembre; il partit le 18, sans se donner le temps de prendre des vivres, abandonnant le siége du château de Ten et Brescia. En trois marches, il franchit des montagnes couvertes de neige et arriva le 20, au soleil couchant, devant les portes du fort Saint-Félix: Dès le soir même, il était maître de la partie de la ville qui est sur la rive droite de l'Adige.
Piccinino, surpris à son tour, réunit toutes ses troupes dans la Villette. Sforce n'attendit pas le jour pour l'y attaquer, passa les ponts, profitant de la terreur que son apparition subite avait inspirée, balaya la Villette et se mit à poursuivre (p. 444) les Milanais dans la plaine. Un combat nocturne est toujours accompagné de désordre. Piccinino, contraint d'évacuer la place, eut beaucoup de peine à rallier les fuyards, et ne put réorganiser son armée qu'à Mantoue.
Sforce, à qui cette victoire venait de procurer l'honneur d'être inscrit au livre d'or, donna quelque repos à ses troupes pendant le mois de décembre. Il employa cet intervalle à rassembler des vivres pour ravitailler Brescia, se remit en marche au commencement de janvier 1440, et, ayant fait de nouveau investir le château de Ten, fit filer des convois qui parvinrent jusqu'à leur destination.
L'infatigable Piccinino se présenta quelques jours après dans ces montagnes pour interrompre les opérations des Vénitiens. Les combats furent fréquents, mais peu décisifs. Enfin la saison devint tellement rigoureuse que les deux généraux se déterminèrent à ramener leurs troupes dans des climats plus doux. Piccinino traversa le lac encore une fois, et se posta sur les frontières du Milanais, tandis que le général vénitien repassait les montagnes, où il faillit à être englouti dans les neiges, pour venir prendre ses quartiers d'hiver autour de Vérone, après avoir ordonné la construction d'une flottille à Torbolé, pour être maître enfin du lac de Garde.
(p. 445) XIV. Diversion des Milanais en Toscane. 1440. Cette campagne venait de rendre aux Vénitiens le Vicentin et le Véronais. Ils avaient ravitaillé, mais non délivré Brescia. Le duc de Milan avait eu du désavantage; mais l'activité de son général avait balancé l'habileté de Sforce, et les frontières du Milanais n'étaient pas encore menacées, puisque, avant de songer à les attaquer, les Vénitiens avaient à recouvrer deux provinces. Lorsqu'il fut question, dans le conseil de Visconti, d'arrêter le plan de la campagne de 1440, on demeura d'accord que l'objet le plus urgent était d'éloigner Sforce du théâtre actuel de la guerre. On crut qu'on y parviendrait en opérant une invasion en Toscane. Piccinino reçut ordre de s'y porter. Les Florentins effrayés demandèrent à grands cris le retour de l'habile capitaine qui commandait toutes les troupes de la confédération; mais la seigneurie de Venise n'eut garde de consentir à l'éloignement de Sforce; on leur envoya seulement quelques renforts, et, pendant que Piccinino ravageait la Toscane, les Vénitiens passaient l'Oglio, battaient la petite armée milanaise, qui avait pour chef le marquis de Mantoue, prenaient les places de Soncino, d'Orci-Nuovi, de Peschiera, mettaient la province de Crémone à contribution, s'assuraient à leur tour l'empire du lac de Garde, en détruisant la flottille milanaise, délivraient Brescia, (p. 446) dont la population se trouvait réduite de moitié, par un siége et une disette de trois ans, et pénétraient jusque dans le Bergamasque. Tous ces succès furent le résultat de quelques mois de campagne.
La république avait à récompenser la fidélité des habitants de Brescia: elle concéda à cette ville des moulins qui produisaient au fisc vingt mille ducats; accorda à cent nobles du pays l'exemption de toutes charges pour eux et leur postérité; et le brave Barbaro, dont la gloire militaire ajoutait tant d'éclat à la réputation qu'il s'était acquise dans le monde savant[208], vint recevoir à Venise des félicitations publiques.
Le duc de Milan sentait l'imprudence qu'il avait faite en détachant Piccinino. Ce général, qui avait espéré d'abord quelques succès en corrompant le cardinal Vitteleschi, commandant de la petite armée du pape, ne recueillit point de fruit de cette intrigue. Le pape eut avis de la trahison de ce prélat; le cardinal fut arrêté, et éprouva, comme il l'avait dit lui-même, qu'on n'emprisonnait pas un homme de sa sorte pour (p. 447) le relâcher. En effet, il mourut quelques jours après[209]. Un autre fut mis à sa place, et Piccinino ne trouva plus que des ennemis là où il avait espéré trouver un coopérateur. Il éprouva même un échec au moment où, rappelé par Philippe-Marie, il se disposait à repasser les Apennins[210]. En arrivant sur la rive droite du Pô, au commencement de juillet, il trouva les Vénitiens répandus dans le Mantouan et dans le Crémonais, maîtres de Peschiera, après un siége de trente-quatre jours, et se préparant à passer l'Adda, dernière barrière du Milanais.
Négociations. L'armée que Piccinino ramenait était trop affaiblie pour pouvoir, même en se réunissant aux troupes restées en Lombardie, tenir la campagne devant les Vénitiens. Il s'efforça de la recruter, de remonter sa cavalerie, et leva à cet effet, autant par la violence que par la persuasion, une (p. 448) somme de trois cent mille écus d'or dans les provinces du duc. Ces généraux, à-peu-près indépendants du prince qu'ils servaient, ne mettaient plus de bornes à leurs prétentions, quand ils étaient devenus nécessaires. Sous prétexte qu'ils défendaient ses états, ils lui en demandaient le démembrement. Piecinino exigeait la cession de Plaisance, un autre Novarre, un troisième Tortone. Philippe-Marie ne vit plus de refuge que dans la négociation. Après avoir essayé de détacher Sforce du service de la république, il lui fit proposer d'être le médiateur, ou plutôt l'arbitre de la paix. Celui-ci rendit compte au sénat des ouvertures qui lui avaient été faites. Il fit même un voyage à Venise, soit pour conférer sur la négociation, soit pour demander les moyens de remettre son armée en bon état. Mais il ne put obtenir qu'un secours de cinquante mille ducats, qui furent levés sur les Juifs[211].
XV. Campagne de 1441. Pendant son absence, les Milanais passaient l'Adda et l'Oglio, au mois de février 1441; Piccinino prenait la ville de Chiari, faisait mettre bas les armes à un corps de deux mille hommes de cavalerie, chassait les Vénitiens du Crémonais (p. 449) et du Mantouan, et recommençait la conquête des provinces de Brescia et de Bergame. Ces nouvelles causèrent d'autant plus d'effroi à Venise, qu'on était loin de s'attendre à une attaque si vigoureuse. Sforce, sans se donner le temps de rassembler ses troupes, partit en toute diligence pour Brescia. Sa seule présence obligea Piccinino à marcher avec plus de circonspection, et les deux généraux employèrent le reste de l'hiver à réorganiser leur armée. Mais on s'était flatté de la paix, et de pareilles espérances font toujours négliger les préparatifs dispendieux qui pourraient assurer le succès de la guerre. Le sénat de Venise s'était déterminé si difficilement à de nouveaux sacrifices, qu'au mois de juin son capitaine-général ne comptait encore dans son armée que six mille hommes d'infanterie et quinze mille chevaux. Le 25, il attaqua Piccinino retranché dans une position avantageuse avec dix mille chevaux et trois mille fantassins, sans pouvoir ni le forcer dans cette position ni l'attirer dans la plaine.
Quand Sforce voulut passer l'Oglio pour entrer dans les provinces de Bergame et de Crémone, Piccinino, qui avait mis cette rivière entre lui et les Vénitiens, leur en disputa long-temps le passage. Enfin ils parvinrent à lui donner le change, franchirent le fleuve, et vinrent mettre (p. 450) le siége devant la forte place de Martinengo, où il y avait deux mille cinq cents gendarmes de garnison.
Sforce est bloqué dans son camp. À peine Sforce était-il établi dans son camp, que Piccinino se présenta et déploya autour de lui une armée, qui investit les Vénitiens, et, en peu de jours, les affama dans leurs lignes. Il n'y avait plus moyen ni d'en sortir sans être harcelé, ni de faire arriver aucun convoi; on était attaqué toutes les nuits, et on ne pouvait décider l'ennemi à accepter une bataille générale.
XVI. Il fait la paix sans l'autorisation de la république. 1441. Dans cette position critique, Sforce était déterminé à lever le siége de Martinengo et à se faire jour au travers des postes milanais, lorsqu'il vit arriver un messager du duc, qui, en lui rappelant tout ce qu'avait de périlleux la position actuelle de l'armée vénitienne, lui proposa de terminer la guerre aux conditions qui seraient reconnues justes, ajoutant que Philippe lui donnait la main de sa fille avec la ville de Crémone pour dot. Le général n'avait point de pouvoirs pour traiter, mais, s'il attendait des ordres de Venise, il s'exposait à voir la négociation rompue, par une suite de l'inconstance naturelle de Visconti. Il entama les conférences, discuta les articles préliminaires, signa un armistice, malgré l'opposition de Piccinino, au désespoir de voir (p. 451) son rival lui échapper, et porta son armée sur l'Oglio, tandis que ses détachements prenaient possession de toutes les places dont la remise était stipulée dans cette convention.
Il n'était pas sûr que le gouvernement de la république approuvât la conduite d'un général qui venait d'outre-passer ses pouvoirs à ce point, et qui même avait traité à l'insu du provéditeur présent à l'armée. Le duc de Milan écrivit à Sforce et le détourna d'aller à Venise. L'exemple de Carmagnole était fait pour intimider. Mais le général ne voulut écouter d'autres conseils que ceux que lui donnait la noblesse de son caractère. Il se présenta au sénat, déclara les circonstances impérieuses qui l'avaient forcé d'entrer en négociation avec l'ennemi, sans y être autorisé, et représenta les avantages que la république retirerait des préliminaires qu'il avait signés, puisque son armée était sauvée, et le territoire recouvré.
Sa conduite ne lui attira que des applaudissements; la paix fut conclue le 23 novembre 1441; la république rentra dans ses anciennes possessions, acquit Lonato, Valeggio et Peschiera, que le marquis de Mantoue fut obligé de lui céder. François Sforce devint le gendre du prince auquel il avait fait une guerre si terrible, et la princesse (p. 452) Blanche fut le gage de la paix que le traité de Cavriana rendit pour un moment à l'Italie.
Le pape fut le premier à la troubler: irrité contre le principal négociateur, qui ne lui avait pas fait rendre Bologne, il se rapprocha du duc de Milan. Quelques mois s'étaient à peine écoulés que ces deux souverains se réunirent pour concerter ensemble la ruine de Sforce, ancien général de l'un, et récemment admis dans la famille de l'autre. Ils lui firent la guerre pour le dépouiller de la marche d'Ancône. Par une suite de cet enchaînement d'évènements qu'il n'est pas donné à la prudence humaine de prévoir, cette guerre, qui n'appartient point à l'histoire de Venise, décida la querelle qui existait depuis plus de vingt ans entre la maison d'Arragon et la maison d'Anjou pour le trône de Naples. On combattit, on se raccommoda, on se brouilla de nouveau. Au milieu de toutes ces divisions, Bologne, que le duc de Milan occupait, après l'avoir protégée long-temps contre le pape, se révolta contre lui, de l'aveu, et même avec le secours des Vénitiens. Ils fournirent aussi des subsides à Sforce, qui luttait avec des forces très-inégales contre le duc de Milan, le pape et le roi de Naples, Alphonse d'Arragon.
XVII. Les Vénitiens usurpent l'état de Ravenne. Pendant que cette guerre troublait la Romagne, les Vénitiens se rappelèrent que l'héritier (p. 453) de la principauté de Ravenne, devenu majeur, avait favorisé le duc de Milan pendant la dernière guerre. C'était une ingratitude envers les tuteurs que son père lui avait donnés, et qui avaient, pendant sa minorité, pourvu à l'administration de son état. La république se crut en droit de punir son pupille. Elle était appelée à en hériter, mais un jeune homme pouvait faire attendre long-temps son héritage: il n'était pas probable qu'il mourût sans postérité, car il avait déjà un fils. Il fallut donc chercher un expédient pour donner une forme à l'usurpation qu'on projetait.
On affecta de craindre que l'état ne fût envahi par quelque voisin puissant. Des hommes influents, qu'on avait su gagner, excitèrent le peuple à se plaindre de l'incapacité de son seigneur, à crier Vive Saint-Marc, et à déposer le prince pour se mettre sous les lois de la république.
La seigneurie accueillit cette demande comme si elle eût été légitime; des troupes furent envoyées, qui prirent possession de Ravenne. On fit une espèce de traité dans lequel il fut stipulé que la ville conserverait son archevêque; qu'elle détruirait ses salines, dont le voisinage était, disait-on, contraire à la salubrité de l'air; qu'elle pourrait importer des grains dans tous les états de la (p. 454) domination vénitienne; que les biens du prince et ceux de sa femme seraient vendus, pour en effacer jusqu'à la mémoire; qu'enfin Venise enverrait à Ravenne des Juifs pour prêter de l'argent à ceux qui en auraient besoin[212]. Le prince (p. 455) vint lâchement à Venise solliciter une pension. Il ne reçut qu'un ordre d'exil. On le relégua, ainsi que sa femme et son jeune fils, avec deux cents ducats par an, dans l'île de Candie, où les uns et les autres vécurent peu de temps[213].
Immédiatement après le récit des acquisitions de la république sur le continent, nous avons toujours à rapporter quelque évènement fâcheux (p. 456) pour son commerce au-delà des mers. Des pirates infestaient les côtes de l'Adriatique; et les expéditions qu'on faisait contre eux, quand on avait le temps de s'en occuper, n'étaient pas toujours heureuses[214].
Brouillerie avec le soudan d'Égypte. Le soudan d'Égypte, ne voyant plus des flottes redoutables se présenter sur ses côtes, pour y faire respecter le pavillon de Saint-Marc, mécontent de ce que les armateurs vénitiens ne venaient plus trafiquer que dans ses rades, et, jugeant de leur faiblesse d'après leur circonspection, chassa tous les sujets de la république établis dans les ports d'Alexandrie, de Tripoli, de Berythe, de Damas, et déclara qu'il prétendait se réserver à l'avenir le commerce exclusif du poivre. Tout ce que les Vénitiens en avaient en Syrie ou en Égypte y fut retenu; ce fut pour eux une perte de deux cent trente-cinq mille ducats[215].
XVIII. Croisade contre les Turcs. L'église était alors gouvernée ou plutôt divisée par deux papes, Eugène IV et ce bizarre Amédée, qui, descendu volontairement du trône, n'avait pu échapper à l'ambition dans la voluptueuse retraite de Ripaille. Quoiqu'il y eût un (p. 457) schisme qui troublait tout l'Occident, on prêcha et on entreprit une croisade en faveur de l'église grecque, qui avait feint de se soumettre ou de se réunir à l'église latine. L'empereur de Constantinople et son patriarche étaient venus à Venise, à Ferrare, à Florence, où, malgré le scandale que produisaient deux papes et deux conciles, ils avaient reconnu la suprématie de l'église romaine, et confessé que le Saint-Esprit procède du père et du fils.
Ce voyage avait eu pour objet d'obtenir quelques secours pour éloigner le moment inévitable où Constantinople devait succomber sous les efforts des Turcs. Le roi de Hongrie fut le chef de cette croisade[216], et obtint d'abord des avantages si considérables sur le sultan Amurath, que ce prince signa une trève de deux ans avec lui, avant que la flotte chrétienne, qui devait seconder les opérations de l'armée hongroise, fût (p. 458) sortie de ses ports. Cette flotte était de soixante-dix toiles, mais les Vénitiens n'y avaient fourni que dix galères, tant leurs moyens étaient absorbés par la guerre continentale.
Le cardinal Condolmier, neveu du pape Eugène, amiral de cette flotte, et le légat du pape en Hongrie, blâmèrent hautement le roi d'avoir accordé la paix aux infidèles après la victoire. Ils exigèrent qu'il rompît la trève qu'il venait de jurer, et, comme il ne pouvait comprendre qu'un parjure pût être un acte légitime, le légat leva ses scrupules par une décision fondée sur les principes ci-après:
Il est licite de violer la parole qu'on a donnée, si elle fait contracter un engagement contraire au bien public.
Un serment juste oblige, mais un serment qui tend à la perte de tous est nul.
Dieu désapprouve toute promesse insensée, et par conséquent en délie.
Bataille de Varna. 10 novembre 1444. D'après ces principes, le cardinal donna d'avance l'absolution au roi et à son armée. On reprit les armes; on marcha contre les Turcs, Amurath repassa d'Asie en Europe, malgré la flotte chrétienne qui ne sut pas garder le détroit, joignit l'armée des croisés près de Varna, et y gagna une sanglante bataille dans laquelle le roi et le cardinal restèrent parmi les morts.
(p. 459) On dit qu'au commencement de l'action, le sultan tira de son sein le traité que ses ennemis venaient de violer, et s'écria, en l'élevant vers le ciel: «Ô Christ! tu vois le traité qu'ils ont juré par ton nom: s'il est vrai que tu sois Dieu, c'est à toi de punir les parjures.»
Cette défaite mit fin à la croisade, et l'empereur grec fut trop heureux de pouvoir conserver encore un reste d'existence.
Guerre dans le Milanais.—Mort de Philippe-Marie Visconti.—Guerre des Vénitiens contre les Milanais et François Sforce.—Paix par laquelle la république acquiert la province de Crême.—Reprise de la guerre contre Sforce.—Il est couronné duc de Milan, 1441-1450.—Guerre des Vénitiens contre Sforce, duc de Milan.—Les Français auxiliaires du duc.—Pacification générale, ligue d'Italie, 1451-1454.—Prise de Constantinople par les Turcs.—Traité entre la république et Mahomet II.—Transaction avec le patriarche d'Aquilée.—Translation du siége patriarcal de Grado à Venise.—Malheurs et déposition du doge François Foscari. Création des inquisiteurs d'état, 1453-1457.
I. Guerre dans le Milanais. La lutte si inégale que François Sforce soutenait, devait avoir deux résultats, l'un et l'autre très-probables; la ruine de ce nouveau prince, et l'accroissement de la puissance d'Alphonse d'Arragon en Italie. Le duc de Milan avait mis de la passion à poursuivre son gendre, mais il n'avait pas intérêt de le perdre, et il en avait encore moins à laisser le roi de Naples s'ingérer (p. 461) dans les affaires de l'Italie supérieure, c'est ce que François Sforce lui fit représenter. Ligue entre le duc de Milan, le comte Sforce, et les républiques de Venise, de Gênes, de Florence, et de Bologne. 1443. Les Vénitiens joignirent leurs exhortations à ses prières, et le duc devint l'allié de son gendre et des quatre républiques, c'est-à-dire de Venise, de Gênes, de Florence, et de Bologne. Cette alliance, signée le 24 septembre 1443, devait durer dix ans.
Ces fréquentes variations étaient un des caractères de la politique italienne. On se croyait fort habile, parce qu'on apercevait tout-à-coup de nouveaux rapports dans des affaires très-compliquées, et on pensait faire preuve de dextérité en changeant souvent de parti; dans le fait, on n'obéissait qu'à la crainte qu'inspirait un rival trop favorisé par la fortune, ou à l'espoir d'affaiblir tous ses voisins l'un par l'autre.
Dans cette guerre, les Vénitiens ne furent qu'auxiliaires. Il ne s'agissait pas d'abord de leurs intérêts immédiats; il n'était question que de savoir si Sforce conserverait ses états dans la Romagne. Le peu de troupes que la république lui envoya ne l'avaient pas encore rejoint lorsqu'il remporta une victoire complète à Monteloro, le 10 novembre 1443, sur Piccinino, son ancien rival, qui était devenu le général de l'armée du pape. L'année suivante, ce fut le fils de Piccinino qu'il eut à combattre, et ce nouveau (p. 462) général fut fait prisonnier. Le père en mourut de douleur.
Ces deux victoires amenèrent une paix dont les Vénitiens furent les médiateurs. Le pape consentit à laisser à Sforce ce qu'il lui avait lui-même donné et ce que les armes de ce nouveau prince avaient conquis; mais dès l'année suivante, Philippe-Marie se brouilla encore avec son gendre. Le duc de Milan se brouille avec François Sforce. 1445. On vit une nouvelle ligue entre le pape, le roi de Naples, et le duc de Milan. Le pape excommunia Sforce et ses alliés; les Vénitiens furent compris dans l'anathème. Ils le méritaient faiblement, car ils n'avaient fourni au seigneur de la Romagne que de médiocres secours pour l'aider à défendre ses possessions. Ils ne montrèrent quelque vigueur que lorsque le duc de Milan voulut reprendre le Crémonais qu'il avait donné en dot à sa fille, prétendant pouvoir convertir cette dot en une somme de cent mille ducats, qu'il offrait de déposer à Venise. La république répondit à cette proposition, qu'elle était garante du traité conclu entre le duc et son gendre, et qu'elle soutiendrait les droits de celle des deux parties contractantes au détriment de laquelle on essaierait de les violer. Cette contestation devint une guerre entre les Vénitiens et les Milanais, dont la province de Crémone fut le théâtre; mais dans (p. 463) cette campagne c'étaient les Milanais qui assiégeaient Crémone, devenue ville ennemie depuis qu'elle appartenait à Sforce; c'étaient les Vénitiens qui voulaient délivrer cette province, ils la convoitaient déjà depuis long-temps. Bataille de Casal-Maggiore gagnée par les Vénitiens sur les Milanais. 1446. Leur général Michel Attendolo, parent de Sforce, et qu'on surnommait Cotignola, du nom de sa ville natale, força les ennemis dans une île du Pô, située près de Casal-Maggiore. François Piccinino, qui avait succédé à son illustre père dans le commandement des troupes milanaises, avait choisi cette île pour son camp, et, à l'aide de deux ponts qu'il avait jetés à droite et à gauche, il se flattait de trouver dans cette position le double avantage d'être inexpugnable et de pouvoir manœuvrer à volonté sur les deux rives.
Les positions réputées inattaquables ne sont pas celles où l'on tient le plus long-temps, parce que, en dernière analyse, les défenses matérielles n'ont point de force répulsive; il survient ordinairement quelque accident qu'on n'avait pas prévu; l'imagination s'effraie de ce mécompte; on se trouve d'autant moins de résolution, qu'on avait auparavant plus de sécurité. On s'était arrangé pour être défendu par la position; du moment qu'elle-même a besoin d'être défendue comme une autre, on est tenté (p. 464) de l'abandonner. C'est ce qui arriva à la bataille de Casal-Maggiore, qui se donna le 28 septembre 1446.
François Piccinino, posté dans une île au milieu d'un grand fleuve, avait démontré à ses soldats qu'on ne pouvait venir à eux que par les ponts dont il avait fortifié la tête avec beaucoup de soin. La tête de pont forcée, le passage était encore impossible à franchir, l'artillerie aurait foudroyé la colonne qui s'y serait présentée, et enfin une arche coupée interdisait aux assaillants tout moyen d'arriver jusque dans l'île.
En effet, lorsque les Vénitiens s'avancèrent pour attaquer le pont, qui s'appuyait sur la rive gauche, ils y trouvèrent la plus vigoureuse résistance; mais pendant cette attaque, les Milanais virent la cavalerie de Cotignola s'élancer dans le fleuve. Sur-le-champ ces mêmes hommes qui combattaient vaillamment dans la tête de pont, s'ébranlent à la vue d'une troupe qui ne les attaquait pas; ils lâchent le pied. Les Vénitiens s'élancent après eux, et, sans donner le temps de retirer le pont, passent l'arche coupée, surprennent l'île. Tout le camp est en désordre, et François Piccinino se sauve sur la rive droite, en faisant couper l'autre pont derrière lui. De toute son armée il ne lui restait pas quinze cents (p. 465) chevaux[217]. Cette victoire rendit Cotignola maître de la rive gauche du Pô; il soumit toute la province de Crême, excepté la capitale, passa l'Adda, fit capituler Cassano, et ses troupes légères coururent jusqu'aux portes de Milan.
(p. 466) Philippe-Marie appela des secours de tous les côtés: il conjura le roi de Naples de faire marcher son armée dans le Milanais; il chercha à intéresser le roi de France, Charles VII, dans sa querelle; il s'adressa à Sforce lui-même, pour (p. 467) lui proposer une réconciliation, qui était dans les intérêts de tous les deux. Celui-ci était assez mécontent des Vénitiens, qui, depuis leur victoire, ne se mettaient guère en peine de lui fournir des subsides. C'était sur-tout d'argent qu'il manquait: son beau-père lui en promit et ordonna qu'on lui fît l'avance d'une somme considérable. Cette offre détermina Sforce à abandonner la ligue des républiques pour devenir le défenseur des Milanais.
À peine eut-il manifesté cette résolution, que le duc commença par suspendre l'envoi des fonds promis. Ce manque de foi retarda la marche du gendre et donna le temps aux Vénitiens de continuer leurs conquêtes dans le Milanais. Enfin le pape, qui était alors Nicolas V, leva toutes ces difficultés, et moyennant trente-cinq mille écus d'or qu'il paya, décida Sforce à se désister de toutes ses prétentions sur les places de la Romagne pour se vouer tout entier à sauver les états de son beau-père.
II. Mort de Philippe-Marie Visconti, duc de Milan. 1447. Ce général venait de se mettre en marche lorsque le duc Philippe-Marie Visconti mourut, le 13 août 1447, âgé seulement de cinquante-cinq ans; mais sa vie voluptueuse avait avancé pour lui les infirmités de la vieillesse.
C'était le dernier, non pas du nom, mais de la branche des Visconti, qui avait régné sur (p. 468) une grande partie de l'Italie pendant cent cinquante-deux ans. Ambitieux sans courage, il avait attiré des guerres continuelles sur ses malheureuses provinces, dont il avait perdu plusieurs, et il sembla avoir pris à tâche de laisser après lui un long héritage de malheurs à ses sujets.
Ses testaments. Il avait fait quatre testaments.
Par le plus ancien il avait légué sa couronne à Antoine Visconti, son cousin.
Ensuite il lui avait préféré un autre de ses parents, nommé Jacques.
Par une troisième disposition il avait institué pour son héritière universelle sa fille unique, Blanche, femme de François Sforce.
Enfin, quelques jours avant sa mort, et à l'époque où il venait de se réconcilier avec son gendre, il avait fait un quatrième testament, par lequel il déshéritait sa fille et nommait pour son successeur le roi de Naples, Alphonse d'Arragon.
Mais il n'était nullement reconnu qu'un duc de Milan pût disposer de cette principauté par testament, comme d'un patrimoine: il n'y avait rien de réglé, même pour l'ordre de succession, et, depuis 1277 que les Visconti occupaient ce trône, le plus fort s'y était toujours assis au mépris de tous les droits de primogéniture.
(p. 469) Ce n'était pas tout; il y avait d'autres prétendants à cette succession.
L'empereur Frédéric III réclamait le droit d'en disposer, parce qu'elle n'était qu'un fief de l'empire.
Le roi de France soutenait les prétentions que Valentine Visconti avait apportées à la maison d'Orléans.
Enfin, l'ambitieuse république prétendait exercer le droit de conquête.
Au milieu de toutes ces prétentions rivales, la ville de Milan arbora l'étendard de la liberté, en se déclarant république et souveraine de toutes les autres villes de la Lombardie. Alexandrie, Novarre et Côme l'avaient reconnue sous ce double rapport. Parme et Pavie s'étaient déclarées indépendantes. Les villes de Plaisance, de Lodi et de St.-Columbano se mirent sous la protection des Vénitiens qui se hâtèrent d'en occuper les citadelles. Crême et Pizzighilone allaient en faire autant; mais Sforce, qui était accouru pour appuyer ses droits par les armes, prévint l'effet de cette résolution, et établit des garnisons dans ces deux places.
III. François Sforce devient l'allié des Milanais. Un instant avait changé la face des affaires. Les Vénitiens alliés de Sforce, la veille de la mort du duc de Milan, étaient devenus tout-à-coup ses ennemis. Ce prétendant, qui n'avait (p. 470) encore que le comté de Crémone, était évidemment hors d'état de soumettre les grandes villes qui refusaient de le recevoir et de combattre en même temps une puissance comme la république de Venise.
Il se détermina à traiter avec les Milanais et à se faire leur allié, en attendant qu'il pût devenir leur maître. Dans ce traité, on se partagea assez imprudemment les conquêtes qu'on se promettait. Il fut stipulé que, si on s'emparait seulement de la province de Brescia, elle resterait à Sforce en toute souveraineté; mais que, si on conquérait aussi le pays de Vérone, Vérone serait le lot de Sforce, et que Brescia appartiendrait à la nouvelle république de Milan.
À peine ce traité était-il conclu que ces alliés se brouillèrent à l'occasion de la ville de Pavie, qui, en proie à des factions rivales, ouvrit ses portes à Sforce. Il en prit possession en son nom. Les Milanais virent dans cet acte une violation du droit qu'ils s'étaient arrogé sur toutes les villes de la Lombardie. Ils envoyèrent des commissaires au général vénitien pour lui proposer la paix et une alliance entre les deux républiques; mais ils y mettaient cette condition, que les Vénitiens leur rendraient toutes les places du Milanais qu'ils occupaient. Cette proposition fut rejetée, et on juge assez généralement (p. 471) qu'en cela la seigneurie s'écarta de sa politique ordinaire. Il paraît en effet que rien ne pouvait être plus désirable pour elle que l'établissement d'une où de plusieurs républiques sur ses frontières, qu'un prince puissant et doué des talents de François Sforce, était le voisin le plus dangereux qu'elle pût avoir, et qu'il ne fallait pas réduire les Milanais à la nécessité de se jeter entre les bras d'un maître.
Ce fut là le résultat du refus que fit le gouvernement vénitien de recevoir les Milanais dans son alliance. Ils restèrent unis à Sforce, pour ne pas être à-la-fois en guerre avec tout le monde; car le marquis de Ferrare les attaquait dans le Parmesan, les Génois sur le revers des Apennins, le duc de Savoie et le marquis de Montferrat du côté de Novarre, et une armée française, qui soutenait les droits du duc d'Orléans, déjà maître d'Asti, par la cession que lui en avait faite le duc Philippe, s'était emparée d'Alexandrie et marchait sur Tortone.
IV. Il fait la guerre aux Vénitiens. Sforce, malgré le peu de confiance qui régnait entre lui et les seuls alliés qui lui restassent, se sentait assez de capacité pour triompher dans une lutte si inégale. Il arrêta, par des négociations, les mouvements du duc de Savoie, du marquis de Montferrat, des Génois et des Français. Pavie, Tortone et les frontières occidentales (p. 472) de la Lombardie furent sauvées. Il fit capituler Saint-Columbano, passa le Pô, et alla mettre le siége devant Plaisance, qui, comme je l'ai dit, s'était donnée aux Vénitiens. Assiége et prend Plaisance. 1447. C'était une entreprise fort audacieuse: il y avait dans la place quatre mille hommes de troupes vénitiennes et six mille bourgeois armés. Sforce s'attacha à prendre des précautions pour qu'une flotte ennemie ne pût remonter le Pô, et pour que l'armée de Cotignola ne pût en effectuer le passage, qu'elle tenta deux fois sans succès. Il laissa les Vénitiens ravager toute la rive gauche du fleuve, et poussa les opérations du siége avec une telle vigueur, que, le 14 novembre 1447, après un mois d'investissement, il donna l'assaut à la place, monta lui-même sur la brèche et s'en rendit maître. La citadelle capitula le lendemain. Le vainqueur ramena son armée dans les environs de Crémone, où elle passa l'hiver, en présence de l'armée de Cotignola postée entre l'Oglio et le Mincio.
Tel est l'enchaînement des affaires de ce monde, que la prudence humaine est presque toujours trompée dans ses calculs. La conquête de Plaisance faillit à coûter à Sforce l'alliance des Milanais.
Négociations secrètes entre les Vénitiens et les Milanais, rompues par François Sforce. Le podestat vénitien, Gérard Dandolo, qui gouvernait à Plaisance, n'ayant pu sauver cette (p. 473) ville, se trouva prisonnier de Sforce par la capitulation. Pendant son séjour dans le camp ennemi, il pratiqua des intelligences avec les deux fils de Piccinino, qui servaient à regret l'ancien rival de leur père. Ces conférences devinrent une négociation: on correspondit avec Milan; on renoua le projet d'une alliance entre les deux républiques, qui toutes deux voyaient les progrès de Sforce avec le même effroi. Cette fois les Vénitiens ne se rendirent pas si difficiles, et des députés de Milan arrivèrent secrètement à Bergame, où ils signèrent un traité avec les plénipotentiaires vénitiens.
Mais Sforce en fut averti, et lorsque les magistrats de la république de Milan s'assemblèrent, pour ratifier le traité, ils se virent entourés par une multitude factieuse qui criait: «Point de paix avec les Vénitiens, ennemis du comte Sforce.» Il fallut céder, et le traité resta comme non avenu.
V. Il détruit la flotte vénitienne à Casal-Maggiore. 1448. On voit que le comte était déjà puissant dans Milan; mais s'il commençait à parler en maître, il savait aussi agir en grand prince. Il rassembla tous les bâtiments qu'on put trouver et organisa une flottille à Crémone. Il ouvrit la campagne de 1448 par la conquête de Cassano, après un siége de dix jours. Pendant qu'il soumettait la rive gauche de l'Adda, la flotte vénitienne, qui, (p. 474) sous le commandement d'André Querini, avait remonté le Pô, depuis Casal-Maggiore jusqu'à Crémone, vint attaquer cette dernière place, pour y brûler le pont et la flottille.
L'attaque fut soudaine; les eaux du fleuve étaient basses, et quelques bancs de sable se trouvaient à sec sous les arches du pont. Les Vénitiens s'y élancèrent, escaladèrent les arches, y plantèrent l'étendard de Saint-Marc, et travaillaient précipitamment à rompre les piles, lorsque la comtesse Sforce, qui était dans la place, s'avança sur le haut des murailles, rassembla le peu de troupes qu'on y avait laissées, fit pointer les canons sur la flotte et faire un feu si meurtrier que les Vénitiens furent obligés d'abandonner leur attaque et de s'éloigner.
À cette nouvelle, Sforce se porta sur le fleuve avec toute son armée, malgré les cris des Milanais, qui lui reprochaient d'abandonner leur pays aux courses des Vénitiens, malgré les intrigues des deux Piccinino, qui cherchaient à le traverser dans tous ses projets, malgré les murmures de ses soldats mercenaires, dont il ne pouvait payer la solde qu'en leur accordant le pillage de ses propres places.
Arrivé devant Casal-Maggiore, où Querini s'était retiré, il fit gronder ses batteries sur les vaisseaux vénitiens et descendre sa flottille de (p. 475) Crémone, pour empêcher l'ennemi de s'échapper. L'armée de la république marchait au secours de la flotte, mais elle arriva trop tard. Pendant tout un jour les batteries avaient fait un feu si terrible sur le port, que cette position n'était plus tenable. Il était impossible d'appareiller sans se découvrir encore davantage. Querini se détermina, en versant des pleurs de rage, à mettre tous ses équipages à terre et à brûler cette flotte composée de près de quatre-vingts bâtiments.
Son malheur, ou le tort qu'il avait eu de se renfermer dans le port de Casal, fut puni d'une prison de trois ans et de la privation perpétuelle de toutes fonctions publiques.
Après la destruction de la flotte ennemie, Sforce commença le siége de Caravaggio, qui devait lui faciliter la conquête de Lodi. Cotignola vint, avec dix-sept mille hommes, dont douze mille gendarmes, prendre poste à sa vue, et, pendant que l'un investissait la place, l'autre investissait l'armée assiégeante, et tous deux élevaient des retranchements pour n'être point forcés dans leur position.
VI. Il gagne sur eux la bataille de Caravaggio. 1448. Il y avait un mois et demi que les deux armées s'observaient, se fortifiaient et se livraient des combats peu décisifs. Pendant ce temps-là les batteries des assiégeants avaient ouvert une large (p. 476) brèche aux remparts de Caravaggio, et Sforce ne différait l'assaut que dans la crainte où il était que les Vénitiens ne saisissent ce moment pour diriger contre lui une attaque générale.
Le 14 septembre 1448, ils débouchèrent de leur camp et vinrent assaillir l'armée assiégeante. Le combat fut livré avec fureur. Les premières lignes milanaises furent enfoncées. Les Vénitiens arrivèrent jusqu'aux retranchements. Là ils trouvèrent Sforce, qui, à demi-armé, combattait à la tête des siens, pour soutenir l'attaque commandée par Cotignola en personne. Pendant que l'issue en était encore incertaine, il fit sortir de ses retranchements quelques troupes qui prirent les Vénitiens à dos et les obligèrent à se replier.
Alors toute l'armée de Sforce descendit dans la plaine et poussa les ennemis jusqu'à leurs propres retranchements. Rentrés dans leur camp, ils firent un feu si terrible qu'ils forcèrent les Milanais de plier à leur tour, et se mirent à les poursuivre; mais Sforce accourut avec quelques escadrons en bon ordre, chargea ces soldats, qui, dans l'ardeur de la poursuite, n'avaient pas conservé leurs rangs, leur fit tourner le dos, les écrasa sans résistance et pénétra dans le camp vénitien avec les fuyards. Chevaux, artillerie, quinze mille soldats, que le vainqueur renvoya le lendemain, après les avoir seulement désarmés, (p. 477) les officiers, les généraux, les provéditeurs eux-mêmes, tout fut pris[218], excepté Cotignola, qui parvint à se faire jour, avec deux mille hommes, au milieu de cette déroute générale.
Parmi ces provéditeurs, il y en avait un tremblant et consterné. Imbu des préjugés du patriciat, il avait toujours parlé de Sforce avec le dernier mépris, croyant, par les dénominations injurieuses d'homme de néant, de vil bâtard, ternir la gloire que ce général s'était acquise. Lorsqu'il se vit au pouvoir de celui qu'il avait outragé, ce Vénitien passa de l'insolence à la bassesse et se jeta aux genoux du vainqueur pour implorer sa clémence.
L'histoire contemporaine[219] a rapporté la réponse de Sforce; il releva le suppliant, et lui dit qu'il s'étonnait qu'un homme grave eût parlé si inconsidérément; «Quant à moi, ajouta-t-il, je (p. 478) n'ai point à me justifier de ce qu'on m'impute; j'ignore ce qui s'est passé entre Sforce mon père et madame Lucia ma mère; il ne m'en revient ni louange, ni blâme. Je sais seulement que, dans ce qui a dépendu de moi, je me suis conduit de manière à ne pas encourir des mépris; vous et votre sénat vous pouvez en juger. Rassurez-vous et soyez à l'avenir plus modeste, plus réservé dans vos paroles et plus sage dans vos entreprises.»
VII. Il fait sa paix séparée avec eux. 1448. Le général vénitien avait opéré sa retraite sur Brescia. Sforce l'y suivit et allait l'y assiéger. La république venait de perdre coup sur coup sa flotte et son armée. Elle entama aussitôt deux négociations contraires; l'une avec les Milanais, qui ne pouvaient voir dans les victoires de Sforce que des sujets d'inquiétude; l'autre avec Sforce lui-même, par l'entremise du provéditeur Paschal Malipier, alors son prisonnier. L'alliance des premiers était plus sûre; celle du second plus profitable. Les Vénitiens qui venaient d'être vaincus n'étaient pas en position d'imposer des sacrifices aux Milanais, tandis qu'avec Sforce on commençait par prendre pour base du traité, le partage des états de la nouvelle république. Le général des Milanais, soit qu'il craignît d'être prévenu et abandonné par eux, soit qu'il fût las de servir ceux, dont il aspirait à devenir le maître, signa sa (p. 479) paix séparée le 19 octobre. Les conditions étaient qu'il restituerait aux Vénitiens toutes les conquêtes qu'il avait faites dans les provinces de Bergame et de Brescia, et qu'il leur céderait toute la province de Crême. De son côté la république le reconnaissait pour souverain de tous les autres états de Philippe-Marie Visconti, et lui en garantissait la possession. Pour l'aider à les soumettre, elle lui fournissait un corps de six mille hommes et un subside de treize mille ducats d'or par mois, jusqu'à la conquête de Milan.
On a admiré le bonheur de la république d'avoir, après la destruction de sa flotte et de son armée, signé un traité par lequel elle acquérait une province. Ce bonheur fut dû à la jalousie qui régnait entre ses ennemis.
La réconciliation de Sforce avec les Vénitiens leur faisait encourir l'inimitié de l'un des prétendants au trône de Milan, du roi de Naples Alphonse. Il déclara la guerre à la république et chassa tous les Vénitiens de ses états. Une flotte de quarante-cinq galères, conduite par Louis Loredan, se présenta bientôt devant Messine, pour tirer vengeance de cette injure. Elle y brûla l'arsenal et douze galères siciliennes, en fit autant à Syracuse, et obligea Alphonse à demander la paix.
Dans le nord de l'Italie, la campagne de 1449 (p. 480) fut employée par les deux parties contractantes à se mettre en possession des pays qu'elles s'étaient cédés mutuellement.
Les Vénitiens rentrèrent dans toutes les places des provinces de Bergame et de Brescia, occupèrent le Crémasque et mirent le siége devant la capitale, qui était disposée à se défendre long-temps.
Sforce, secondé par l'armée de la république, soumit rapidement Novarre, Tortone, Parme, Vigevano, Pizzighilone et Lodi. Il assiégeait Monza et ravageait les environs de Milan.
Cette capitale, trop grande pour être assiégée par une armée comme celle de Sforce, voyait se resserrer de jour en jour le territoire d'où elle pouvait tirer ses subsistances. Les Milanais, irrités d'être traités en rebelles par un général, qui, avant sa défection, était à leur solde, et déterminés à défendre leur liberté, ne désespérèrent point de dissoudre la ligue de leurs ennemis. Un émissaire secret fut envoyé à Venise[220].
(p. 481) VIII. Les Vénitiens rompent avec lui. 1449. Contents de leur partage, les Vénitiens ne demandaient pas mieux que de diminuer celui de Sforce, et de faire du Milanais deux états au lieu d'un. La parole qu'ils avaient donnée, la garantie qu'ils avaient promise, n'étaient point ce qui les arrêtait; mais ils ne voulaient pas lever le masque avant de s'être mis en possession de la ville de Crême, dont la prise aurait éprouvé de plus grandes difficultés, s'ils avaient eu Sforce pour ennemi.
Enfin cette place capitula le 15 septembre; on dit même qu'elle fut livrée par trahison. Alors les Vénitiens, maîtres de tout ce qui leur avait été promis par le traité, signifièrent à leur allié qu'il fallait qu'il consentît à la réduction de son partage; que la ville de Milan resterait république et aurait, à l'exception de Pavie, tout le pays situé entre l'Adda, le Tésin, le Pô et les (p. 482) Alpes; que, pour lui, sa part se composerait du reste, c'est-à-dire de Parme, Plaisance, Pavie, Crémone, Alexandrie, Tortone et Novare; que la seigneurie, pour soutenir cet arrangement, avait fait alliance avec le pape, le roi de Naples, le duc de Savoie et les Florentins; qu'enfin on lui accordait un délai de trois semaines pour se décider.
Cette notification si impérieuse d'un accord fait par ses alliés, à son insu, à son détriment; l'ingratitude de ce gouvernement, à qui il avait accordé la paix et une province, après avoir détruit ses armées; tant de hauteur et de mauvaise foi devaient blesser profondément une âme comme la sienne. Il chercha d'abord à ramener les Vénitiens à la justice qu'ils lui devaient; puis il leur offrit de les dispenser du subside promis jusqu'à la conquête de Milan: il consentait à ce qu'ils retirassent leurs troupes de son armée; il ne leur demandait que de rester neutres. Il envoya son frère à Venise pour y traiter cette affaire. La seigneurie fit signifier à ce négociateur, que, s'il ne signait pas tel jour le traité tel que la république l'avait dicté, il serait jeté en prison. Le traité fut signé en effet par le plénipotentiaire, mais Sforce refusa fermement de le ratifier. Ce sont là de ces traits qui n'appartiennent qu'aux (p. 483) hommes d'un grand caractère. Un conquérant qui refuse la moitié du duché de Milan, parce qu'il croit avoir droit à tout le reste, peut n'être qu'un ambitieux; mais le fils naturel d'un soldat parvenu, qui, encore presque sans états, ose soutenir la guerre contre toute l'Italie, plutôt que de signer sa spoliation, ne peut être qu'un homme extraordinaire. On jeta des cris d'indignation de ce que Sforce avait refusé d'accepter le traité signé par son frère; on soutenait que cet engagement, pris par son plénipotentiaire, était obligatoire pour lui; on l'accusait d'avoir violé sa foi. Ces imputations n'étaient pas justes sans doute, puisque le plénipotentiaire n'avait cédé qu'à la contrainte; mais il est vrai aussi que Sforce, pour ralentir les préparatifs des Vénitiens, avait feint d'être disposé à un accommodement et avait accordé une trève d'un mois aux Milanais. Cette ruse, qui endormit en effet la vigilance de ses ennemis, prépara ses succès[221]. Ce n'était pas aux Vénitiens qui l'avaient trahi de lui reprocher sa duplicité: il se crut obligé de s'en justifier comme si c'eût été un acte nouveau dans la politique italienne; il fit faire une consultation (p. 484) par de savants théologiens, qui trouvèrent des arguments pour l'absoudre; et, après avoir répandu leur décision dans toute l'Italie, il reprit le blocus de Milan.
C'était déjà un échec pour la vanité de la république, d'être obligée de recourir aux armes, après avoir parlé avec tant de hauteur. Elle voulait envoyer un ambassadeur au peuple de Milan, pour l'encourager dans sa résistance et lui promettre de prompts secours; mais tous les passages étaient gardés: il fallut se résoudre à demander un sauf-conduit à Sforce; et la mortification fut d'autant plus sensible, que le sauf-conduit fut accordé sans difficulté.
IX. Guerre de François Sforce contre les Vénitiens et les Milanais. 1450. La campagne commença vers les derniers jours de décembre 1449: l'objet des Vénitiens était de s'approcher de Milan, pour l'empêcher de se donner à Sforce; mais il fallait passer l'Adda, et Sforce était accouru de Cassano pour se placer entre leur armée et celle des Milanais.
L'Adda, depuis l'endroit où il est resserré par les montagnes jusqu'au-dessous de Lodi, n'offre par-tout qu'un passage difficile. Les eaux sont rapides, les gouffres profonds, la rive escarpée. Cette barrière naturelle du Milanais est un obstacle pour une armée qui veut le secourir: point de bois qui en permettent les approches (p. 485) sans être aperçu; point d'îles qui donnent la facilité de jeter un pont; point de position où l'on puisse se fortifier après avoir effectué le passage.
Je me laisse entraîner, peut-être sans nécessité, à décrire des lieux qui ont été le théâtre de tant de guerres. Je n'ai pu me défendre de m'y arrêter un moment. Si, lorsque cette histoire verra le jour, il reste encore quelques-uns de ces braves qui ont arrosé ces bords de leur sang, et si elle tombe sous leurs yeux, peut-être qu'en reconnaissant les lieux où ils ont combattu, ils me pardonneront d'avoir réveillé en eux un souvenir de leurs jeunes années, qu'il serait bien injuste de leur envier, car il sera mêlé d'une cruelle amertume.
Les Vénitiens, pour effectuer le passage avec moins de difficulté, se rapprochèrent des montagnes, et jetèrent un pont protégé par la petite forteresse de Brevi; mais à peine leur avant-garde commençait-elle à se déployer sur la rive droite, que Sforce fondit sur eux, et les obligea de repasser le fleuve précipitamment.
Le surlendemain, ayant appris qu'un corps de huit mille hommes était parti de Monza, sous le commandement de Jacques Piccinino, pour venir opérer sa jonction avec l'armée de Venise, il se porta au-devant de ce corps, le (p. 486) battit complètement, le poursuivit jusque près de Monza, et, le soir même, revint sur le bord de l'Adda, où il trouva les troupes vénitiennes qui avaient passé le fleuve encore une fois, et qui rétrogradèrent à son approche. Mille hommes, qui avaient déjà pris position sur la rive droite, furent enveloppés et obligés de se rendre.
Pendant un mois entier, suppléant par la rapidité de ses mouvements à l'inégalité de ses forces, ce grand capitaine empêcha tour-à-tour les Milanais de s'approcher du fleuve, et les Vénitiens de s'établir sur la rive droite. Enfin, au commencement de février 1450, ils effectuèrent décidément le passage: mais ils n'osèrent se commettre avec un ennemi si redoutable; et, se flattant que la disette le forcerait à quitter la position intermédiaire où il s'était retranché, ils restèrent, dans l'inaction.
X. Détresse de la ville de Milan. 1450. Cependant Milan était aux abois. Rien ne pouvait y entrer, personne ne pouvait en sortir; la mesure de blé[222] s'y vendait dix ducats (p. 487) d'or. Cette nombreuse population était réduite à toutes les horreurs de la famine.
Les provéditeurs vénitiens et Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, qui commandait l'armée de la république, trouvaient des raisons pour ne pas s'ébranler. Leur position était bonne; leurs subsistances étaient assurées; un combat pouvait leur être funeste. Le plus sûr était d'attendre tout du temps. Sforce était retranché, mais il ne recevait des vivres que très-difficilement: et quant à la ville de Milan, il était possible que la famine la réduisît à la nécessité de se rendre; mais il était possible aussi que, dans cette extrémité, elle reconnût les Vénitiens pour maîtres plutôt que Sforce.
Cet abominable calcul était appuyé par les dépêches de Léonard Vénier, l'envoyé de Venise auprès des Milanais.
Les souffrances incroyables du peuple de cette capitale ne laissaient plus aucune autorité aux magistrats. L'inaction des Vénitiens, leur cruelle indifférence, excitaient de justes murmures, qui devinrent bientôt des imprécations. Enfin un jour, sans qu'on sût précisément (p. 488) pourquoi, toute la populace d'un quartier prit les armes, on sonna le tocsin, les magistrats virent le palais entouré, le tumulte était extrême; il fallut dissiper cette multitude furieuse par des décharges, qui blessèrent beaucoup de monde, et qui ne ramenèrent le calme que pour un moment.
Bientôt après, le tumulte recommença, la foule inonda les avenues du palais. On n'avait point de projet, rien à demander, et la sédition était générale. L'ambassadeur de Venise crut que sa présence imposerait aux factieux; il voulut leur adresser des reproches, il fut massacré.
Dès ce moment, il n'y eut plus aucune autorité régulière; le peuple s'empara des portes, tous les magistrats se cachèrent; seulement on remarqua qu'un nommé Gaspard de Vilmercato avait beaucoup d'ascendant sur ces factieux, et même qu'il tâchait de mettre un certain ordre dans leurs mouvements. Cet homme avait servi dans les troupes de Sforce.
Le lendemain, on s'assembla tumultuairement pour prendre un parti. Au milieu de toutes les propositions plus ou moins insensées qui furent énoncées dans ces orageux comices, il fut généralement reconnu qu'on ne pouvait que rendre la place. Mais à qui? Les uns proposaient (p. 489) le roi de France; d'autres le roi de Naples, le pape, le duc de Savoie. Personne ne prononçait le nom de Sforce; tous parlaient des Vénitiens, mais avec horreur.
Cette ville reconnaît Sforce pour maître. Gaspard de Vilmercato résuma ces différentes propositions. Il n'eut pas de peine à faire sentir que le pape, les rois de France et de Naples, le duc de Savoie, n'étaient pas à portée ou en état de secourir la ville dans un danger aussi pressant. On n'avait à choisir qu'entre les Vénitiens et Sforce. Les Vénitiens étaient détestés, comme ennemis éternels du peuple milanais; on venait d'égorger leur ambassadeur; les recevoir dans la ville, c'était se donner des maîtres implacables. Sforce au contraire était un héros, le gendre, l'héritier du dernier duc. Le cri de Vive Sforce termina la harangue, et de bruyantes acclamations proclamèrent le nouveau duc.
On courut lui rendre compte de cette révolution; il était en marche, et il avait si bien compté sur le succès des intrigues de ses partisans, qu'il faisait porter à sa suite des vivres pour les distribuer à cette population que la faim venait de lui soumettre.
Le 26 février, il arriva à la porte neuve: là, quelques généreux citoyens, parmi lesquels on cite Ambroise Trivulce, demandèrent qu'il s'engageât (p. 490) à ne porter aucune atteinte aux immunités de la ville; mais on leur imposa silence: le duc poussa son cheval, entra sans condition, alla descendre à la porte de la cathédrale, y fit une courte prière, répartit ses troupes dans la ville, fit désarmer le peuple, distribuer quelques vivres, et retourna dans son camp. Dans le mois de mars il soumit toutes les autres villes de Lombardie; fut reconnu par toutes les puissances, excepté par le roi de France et l'empereur; et le 25 mars 1450, il fit son entrée solennelle, suivi de Blanche Visconti sa femme, et de ses enfants. On lui avait amené un char, un dais; il voulut entrer à cheval, prit sur l'autel la couronne, le sceptre et l'épée, reçut le serment de fidélité de la noblesse et de la commune, et bientôt il vit sa cour peuplée d'ambassadeurs.
XI. Les Vénitiens forment une ligue contre le nouveau duc de Milan. 1451. À la première nouvelle de la révolution de Milan, les troupes vénitiennes se hâtèrent de repasser l'Adda, et se retirèrent dans le pays de Bergame. Elles y furent renforcées de quelques troupes, auparavant à la solde de la république milanaise, qui leur furent amenées par quelques chefs mécontents, entre autres par Jacques Piccinino. Mais, au lieu de reprendre d'abord les hostilités, la seigneurie s'occupa de former une nouvelle ligue. Elle y entraîna le duc de (p. 491) Savoie, le marquis de Montferrat, les villes de Bologne et de Pérouse; et cette ligue compta pour son principal allié le roi de Naples, Alphonse d'Arragon. Les Florentins, dirigés alors par Cosme de Médicis, refusèrent d'y accéder et furent traités en ennemis. Tous ceux de leurs compatriotes, qui se trouvaient dans les pays de la domination vénitienne, reçurent ordre d'en sortir.
Les préparatifs de cette guerre, dans laquelle on voulait présenter quinze mille chevaux et huit mille hommes d'infanterie, coûtèrent à la république trois cent mille ducats. Les provinces de terre-ferme en fournirent quatre-vingt mille, de nouvelles impositions pourvurent au surplus; et, profitant du prétexte qu'offrait le projet d'une nouvelle croisade, on obligea le clergé à verser la moitié de ses revenus. À la fin de la campagne, il fallut un nouveau fonds d'un million de ducats[223].
Campagne de 1452. Les hostilités ne commencèrent qu'en 1452. Les Vénitiens confièrent la conduite de cette guerre à Gentil Leonissa, général qui s'était fait (p. 492) un nom dans les campagnes précédentes, et qui justifia pleinement leur confiance; car quoiqu'il n'eût remporté aucun avantage éclatant, ce n'était pas une gloire médiocre d'arrêter les progrès et de rendre vains tous les efforts d'un adversaire qui réunissait les talents de Sforce et la puissance d'un duc de Milan. Toute l'année se passa en marches et en campements, dont l'objet était d'établir le théâtre de la guerre sur le territoire ennemi. Tantôt Sforce se portait dans les environs de Brescia, tantôt Leonissa ravageait le pays de Lodi ou de Crémone pour l'y attirer; toujours ils s'observaient et choisissaient leurs positions avec une telle habileté, que l'attaque aurait été une imprudence.
Ce système de temporisation était bien plus favorable à une puissance solidement établie dans ses conquêtes, et qui n'avait point d'orages intérieurs à craindre, qu'à un prince qui n'était appelé au trône que par ses talents, et qui n'y avait été placé que par une sédition populaire.
Défi entre les deux armées. Aussi Sforce éprouvait-il la plus vive impatience de déterminer le général vénitien à accepter un combat décisif. Ne pouvant l'y contraindre par ses manœuvres, il lui adressa un défi.
Un trompette de l'armée milanaise vint présenter à Leonissa un gant ensanglanté, avec la (p. 493) lettre suivante; on aime à juger des vieilles mœurs par les paroles ou par les écrits des illustres personnages.
«Le ciel et la terre sont témoins, disait Sforce, que ce n'est ni l'ambition, ni la haine, qui nous ont mis les armes à la main. Dieu est notre juge; il lit au fond des cœurs. Nous avons été contraints à la guerre par des provocations injustes. Il est inutile de rappeler et tout ce que nous avons fait pour l'éviter, et combien elle a été peu profitable à ceux qui l'ont voulue. Mais cette guerre déplorable est un fléau pour les peuples. Notre devoir est d'y mettre un terme. C'est dans cette vue que nous vous proposons un combat général entre les deux armées, afin que la victoire prononce entre vous et nous. Vous y êtes intéressés vous-mêmes, pour délivrer la province de Brescia des deux armées qui la dévastent également. Plusieurs des vôtres en ont témoigné le désir, et nous ne voulons pas encourir le reproche de nous y être refusés. Ainsi, choisissez le jour; nous vous proposons la plaine de Montechiaro pour champ de bataille; vous nous y trouverez. En notre camp de Calvisano, le 31 octobre 1452.»
Les généraux vénitiens répondirent: «Nous avons reçu votre lettre. Vous nous appelez au combat que nous avons toujours désiré. Lundi (p. 494) prochain, nous nous rendrons au lieu que vous avez choisi; et, en gage de notre foi, nous vous envoyons deux gants et deux lances ensanglantés, afin que vous sachiez que Gentil de Leonissa, Jacques Piccinino et Charles de Gonzague, qui sont les principaux de cette armée, sont prêts à combattre, pour la gloire de la seigneurie de Venise, les tyrans qui ravagent notre chère Italie, usurpent les trônes et font servir à leur ambition les bienfaits qu'ils ont reçus de la république. La guerre qu'elle vous fait est juste, puisqu'elle n'avait point conclu de paix avec vous; et nous espérons que Dieu le manifestera, en nous accordant la victoire. De notre camp de Gedo, le 1er novembre.»
Ce défi était un bel hommage que le premier capitaine du siècle rendait à son sage rival: la réponse était un tribut payé par Leonissa aux mœurs de son temps; mais il n'oubliait pas qu'avec un ennemi qui n'a que de faibles moyens pour continuer la guerre, il faut la prolonger et sur-tout ne pas attendre les succès du hasard d'une bataille. Son armée arriva au jour marqué sur les hauteurs de Montechiaro. Celle de Sforce était déjà déployée; mais, soit circonspection, soit obéissance à ses instructions[224], soit qu'un (p. 495) orage, qui éclata dans le moment, ne leur permît pas de combattre sans désavantage, les Vénitiens ne descendirent point dans la plaine. Sforce y fit ériger une colonne, où il fit suspendre les deux lances que Leonissa lui avait (p. 496) envoyées; et ensuite les deux partis s'accusèrent réciproquement d'avoir refusé le combat.
En dernier résultat, cette campagne se termina sans que le duc de Milan eût fait aucuns progrès, et sans que la république eût perdu (p. 497) aucun poste important, ni affaibli son armée. Mais les finances de Sforce étaient déjà épuisées. Il obtint un léger subside des Florentins, qui s'obligèrent à lui payer quatre-vingt mille écus, pour six mille hommes qu'il leur envoyait, afin de les aider à se défendre contre Alphonse d'Arragon.
Leonissa ne jouit pas long-temps de la gloire d'avoir balancé la fortune du plus grand homme de guerre de l'Italie. Il fut tué à l'attaque d'une petite place, et eut Jacques Piccinino pour successeur dans la charge de capitaine-général. Celui-ci fut plus entreprenant, mais il eut plus d'une fois occasion de s'en repentir. Sforce modéra lui-même son activité ordinaire pendant la première moitié de la campagne 1453. Il s'était affaibli par un détachement qu'il avait fait en Toscane, mais il attendait un renfort considérable dont il était redevable aux Florentins.
XII. Les Français alliés du duc de Milan. 1453. Cosme de Médicis avait conçu et réalisé le projet de déterminer le roi de France à entrer dans l'alliance du duc de Milan. La maison de France avait deux intérêts opposés en Italie; la branche d'Anjou réclamait le trône de Naples; la branche d'Orléans prétendait au duché de Milan. Leurs compétiteurs, Alphonse d'Arragon et Sforce, étaient déjà en possession de ces deux états, et ils se faisaient la guerre l'un à l'autre.
(p. 498) Les attaquer tous les deux à-la-fois, c'eût été peut-être trop entreprendre. Ne faire la guerre qu'à l'un des deux, c'était devenir l'allié de l'autre et faciliter ses succès. Il ne s'agissait donc que de savoir à qui le roi de France déclarerait la guerre; or, il attachait beaucoup plus d'importance à la couronne de Naples qu'à celle de Milan. Les Florentins et Sforce promirent d'aider les Français à chasser Alphonse d'Arragon du continent de l'Italie. Florence offrit un subside de cent vingt mille écus, dont le roi de France avait grand besoin, et René d'Anjou passa les Alpes. C'étaient les Vénitiens, qui, les premiers, avaient eu l'idée d'appeler ce prince pour l'opposer à Alphonse d'Arragon, dont l'ambition menaçait toute l'Italie. Ils avaient envoyé, pour cet effet, une ambassade à Florence; mais les esprits n'étaient pas encore disposés à une entreprise aussi hasardeuse que celle d'attirer les Français en-deçà des monts. Plus tard, ce furent les Florentins qui sollicitèrent les Vénitiens d'entrer dans cette ligue; ceux-ci s'étaient ravisés, et, sans s'y refuser formellement, ils éludèrent, sous divers prétextes, la conclusion du traité[225].
(p. 499) Ainsi René d'Anjou passa les Alpes sans leur aveu[226]. Son arrivée eut d'abord cet effet salutaire, qu'elle obligea le duc de Savoie et le marquis de Montferrat à rester neutres, au lieu de menacer la frontière occidentale du Milanais. Cette petite armée se joignit à celle de Sforce, vers le milieu d'octobre, sur la rive gauche de l'Oglio, et quelques jours après on entreprit le siége de Ponte-Vico.
Pillage de Ponte-Vico. Les deux nations avaient une telle impatience de signaler leur valeur aux yeux l'une de l'autre, que l'assaut fut livré à la place avant que Sforce en eût donné le signal. Quelques corps de l'armée milanaise avaient commencé l'attaque, Sforce n'hésita pas à les faire soutenir; mais les Français s'avisèrent de réclamer l'honneur de monter les premiers à l'assaut. Il n'y avait pas moyen de rappeler des troupes déjà lancées. Cette singulière dispute commença à occasionner quelque mésintelligence. Les gendarmes de René d'Anjou mirent pied à terre, s'avancèrent vers la muraille, et choisirent précisément l'endroit où elle était le moins accessible. Ils y perdirent beaucoup de monde et de temps. Enfin les Italiens pénétrèrent d'un autre côté, la ville (p. 500) fut emportée, et les premiers venus se mirent à la piller.
Lorsque les Français arrivèrent à leur tour dans la place, le dépit d'avoir été prévenus changea leur valeur en cruauté. Ils fondirent sur la garnison, sur les habitants; et ceux-ci s'étant réfugiés sous la protection des troupes milanaises, le combat devint général. Alors les Français ne voyant plus que des ennemis dans tous ces Italiens qui se présentaient devant eux, attaquèrent les uns comme les autres. On se battit avec fureur, et, pendant cet effroyable désordre, le feu se déclara dans la ville. L'incendie et la présence de Sforce séparèrent enfin les combattants.
Les Français se retirent. C'était débuter par un acte de cruauté et d'étourderie. Le nom français fut en horreur dans toute la Lombardie; mais cet exemple terrible intimida tellement les villes occupées par les troupes de la république, qu'aucune n'osait plus s'exposer à être prise d'assaut[227]. D'un autre côté, cet évènement avait fait éclater la mésintelligence, (p. 501) non-seulement entre les soldats français et les milanais, mais même entre leurs chefs. René d'Anjou quitta l'armée de Sforce, et, sous prétexte d'aller prendre des quartiers d'hiver en Provence, repassa les Alpes avec son armée, oubliant qu'il était descendu en Italie pour conquérir le royaume de Naples.
Tentative prétendue d'empoisonnement. Il y a un historien qui raconte que, pendant qu'on était au fort de cette guerre, le gouvernement vénitien tenta deux fois de se délivrer du redoutable Sforce, par le fer et par le poison. De pareilles imputations ne peuvent être accueillies sans un mûr examen; mais aussi elles ne doivent point être passées sous silence, quand elles ont été produites par un écrivain de quelque autorité; celui-ci était un contemporain, un homme d'état, Neri Capponi, qui avait été plusieurs fois ambassadeur de Florence à Venise. Il rapporte les détails du projet, la nature du poison, la somme promise par le conseil des Dix en récompense de ce crime; cependant il faut considérer que cet auteur était Florentin et par conséquent suspect de partialité contre les Vénitiens; que son récit est peu vraisemblable, car il s'agissait de faire périr le duc en jetant dans son feu une drogue, qui devait répandre une fumée mortelle; que l'historien de Sforce, son (p. 502) secrétaire, ne parle pas de ce fait, dont il aurait dû être instruit, puisque, selon Capponi, le complot fut découvert. Enfin j'aurai à citer d'autres circonstances où le gouvernement de la république repoussa des propositions semblables, qui lui étaient faites pour le délivrer de ses ennemis. C'en est assez sans doute pour ne pas admettre une si grave accusation sur un seul témoignage.
XIII. Paix entre Sforce et les Vénitiens. 1454. Ce qui doit encore en faire douter, c'est que, d'après le récit de l'historien florentin, ce fait paraît se rapporter à la fin de l'année 1453; or, dans ce même temps, la république était en négociation secrète avec le duc de Milan. Elle lui avait envoyé d'abord un religieux nommé Simon Camerino, pour lui porter des propositions de paix. Il s'agissait de décider à qui resteraient les places de Bergame, de Brescia, de Crême et de Crémone. Le conseil des Dix avait consenti à se dessaisir de cette dernière; mais pour éviter que cette cession ne fût blâmée, on était convenu de laisser surprendre la place par les troupes milanaises. La défection de quelques partisans de l'armée du duc, fit précipiter la négociation. Le procurateur Paul Barbo se rendit auprès de Sforce sous l'habit d'un frère mineur, et les deux puissances demeurèrent d'accord des articles (p. 503) ci-après, qui furent signés le 5 avril 1454 à Lodi[228].
La république reconnaissait Sforce comme duc de Milan: il évacuait tout ce qu'il avait conquis dans les provinces de Brescia et de Bergame: la ville de Crême et son territoire restaient à la seigneurie; mais le duc de Milan retenait toutes les places dont il s'était emparé entre l'Adda et l'Oglio: il lui était libre de se faire rendre, par tous les moyens, ce qui lui avait été enlevé par le marquis de Montferrat et le duc de Savoie.
La république ne communiqua point aux Florentins ce traité conclu si secrètement; ils n'en eurent connaissance que par le hasard qui fit tomber dans une embuscade un secrétaire adressé à l'ambassadeur vénitien résidant à Florence. Ce secrétaire fut mis à la torture, forcé de livrer ses dépêches; et quand on eut acquis la certitude du traité qu'elles révélaient, les Florentins en furent tellement irrités, qu'ils dépouillèrent ce secrétaire, le battirent de verges, et l'envoyèrent tout sanglant à l'ambassadeur[229]. Cependant, (p. 504) après ces violences, il fallut bien que la Toscane acceptât la paix, et la république de Venise rentra dans la paisible possession de ses provinces.
Ligue d'Italie. Sforce, affermi désormais sur le trône des Visconti, conçut un projet digne d'un grand prince, et qui devait le rendre le bienfaiteur de l'Italie. Il proposa à Cosme de Médicis de former de toutes les puissances italiennes une confédération générale, dans le double objet de maintenir entre elles une paix constante, et de ne pas permettre à l'étranger de s'immiscer dans leurs affaires. Médicis embrassa ce projet avec l'ardeur d'un homme capable aussi de concevoir de hautes pensées. La proposition ne fut pas accueillie avec moins de faveur dans le conseil de Venise. (p. 505) On eut plus de peine à déterminer Alphonse d'Arragon à l'approuver. Les ducs de Savoie et de Modène, les marquis de Montferrat et de Mantoue; Sienne, Lucques et Bologne, alors républiques, y accédèrent. Le pape donna à cette pacification générale le sceau de son autorité. Les peuples de ces belles contrées respirèrent après plus d'un siècle de combats, et le bâtard d'un paysan put se dire l'auteur et le chef de la ligue d'Italie. Un historien français[230] a dit de lui que jamais usurpateur ne devint meilleur souverain. C'est une antithèse qui n'est pas juste; l'époux de l'héritière de Milan ne pouvait être considéré comme un usurpateur, sur-tout dans un pays où les règles de la succession au trône étaient si mal déterminées.
XIV. Prise de Constantinople par les Turcs. 1453. On était dans le plus fort de la guerre, lorsque l'avènement de Mahomet II au trône d'Amurath son père, consomma la révolution qui se préparait depuis long-temps en Orient. Amurath, quelque temps auparavant, avait attaqué la Morée, dont les Vénitiens occupaient l'entrée et les côtes. Ils avaient imaginé de fermer l'isthme de Corinthe par une muraille de plusieurs lieues de long; mais ce moyen de défense n'était point approprié (p. 506) à l'état actuel de la guerre. Il aurait fallu une armée immense pour garder ce retranchement, et une armée nombreuse ne doit pas rester derrière une muraille. Les Turcs forcèrent cette faible barrière et inondèrent la presqu'île[231]. Constantin Paléologue Dragozès, dans les mains de qui allait se briser le sceptre des empereurs d'Orient, se voyant menacé par trois cent mille Turcs, appelait en vain toute la chrétienté au secours de Constantinople.
Ce prince, qui n'était point marié, cherchait à se fortifier par quelque alliance; mais dans le malheur les alliances sont difficiles. Il avait d'abord voulu épouser la veuve du sultan Amurath, qui était fille du despote de Servie et belle-mère du nouveau sultan. Elle refusa la main de l'empereur d'Orient. Tandis que les ambassadeurs de Constantin parcouraient toutes les cours voisines pour lui chercher une épouse, il tourna ses espérances vers la république de Venise, et jeta les yeux sur une fille du doge François Foscari, mais la demande n'eut pas lieu. La politique (p. 507) vénitienne aurait sans doute saisi avec empressement cette occasion d'acquérir quelques droits éventuels sur l'empire. Aussi fut-elle vivement piquée de l'orgueil de la cour impériale, qui dédaigna cette alliance. On attribua à ce ressentiment l'espèce d'indifférence avec laquelle les Vénitiens virent bientôt après les progrès des Turcs et les malheurs des Grecs[232].
Cependant l'historien Sandi rapporte[233] que, dans l'imminent péril de l'empire d'Orient, on mit en délibération, dans le conseil de Venise, si, vu l'impossibilité de défendre à-la-fois les intérêts de la république au-delà de la mer et sur le continent, il ne convenait pas de renoncer à toutes les conquêtes en Italie, pour employer toutes ses forces à la conservation des colonies et du commerce d'outre-mer. Les acquisitions sur la terre-ferme absorbaient les capitaux, faisaient négliger la marine et le commerce, altéraient l'esprit national, communiquaient à la république les vices des Italiens, et l'entretenaient dans des guerres ruineuses. Venise semblait avoir prévu le danger de ces conquêtes en terre-ferme, lorsqu'en 1274 (p. 508) elle avait défendu à ses citoyens d'y acquérir aucune propriété; cette opinion était même en quelque sorte établie parmi le peuple, car on prétendait que quelques hiéroglyphes dont était ornée l'église Saint-Marc, signifiaient que la république ne serait puissante que tant qu'elle conserverait sa force navale[234].
Ces réflexions venaient trop tard. On sentait que les nouvelles conquêtes sur la terre-ferme devenaient de jour en jour plus difficiles; qu'on ne pourrait les obtenir qu'au prix de beaucoup de sang et en épuisant les richesses de l'état; que le fruit le plus sûr de ces conquêtes serait l'inimitié des peuples voisins: mais, quoique bien convaincu de ces vérités, le conseil ne voulut point renoncer à son système d'agrandissement. Le duc de Milan n'était pas encore affermi sur son trône, on avait des espérances de ce côté. Les Turcs n'étaient pas encore maîtres de Constantinople, ils pouvaient échouer dans leur entreprise; il était imprudent de leur déclarer la guerre: on aurait le temps de s'opposer à leurs progrès: telles furent les illusions auxquelles s'abandonna cette sage assemblée, et elle laissa écraser l'empire grec.
(p. 509) Aucun prince de l'Occident n'était alors en état de mesurer ses forces avec la puissance ottomane: tous étaient épuisés par leurs guerres intestines. Il n'y eut que les négociants de Péra qui firent quelques efforts, moins pour défendre la capitale de l'empire, que pour sauver leurs comptoirs. Un armement de cinq galères partit de Venise, mais n'arriva point à Constantinople. Quatre vaisseaux génois y pénétrèrent. Ce fut là tout le secours que l'Europe fournit à l'empire d'Orient, encore était-il acheté par la promesse de la cession de l'île de Lemnos.
Le génois Jean Justiniani, à la tête de deux mille étrangers enrégimentés, prit, sous les ordres de l'empereur, le commandement de cette grande ville, dont la perte était inévitable. Le siége commença au mois d'avril 1453. Les Turcs qui la canonnaient avec cette grosse artillerie dont l'ignorance de l'art leur avait fait adopter l'usage, comme à tous les autres peuples de ce temps-là, voulurent aussi la battre du côté du port, mais de fortes chaînes en fermaient l'entrée. En une nuit, quatre-vingts galères et plus de soixante barques furent mises à sec, traînées à une lieue de distance dans les terres, et, lancées dans le fond du golfe, elles se trouvèrent maîtresses du port.
L'assaut fut donné le 29 mai: on combattit (p. 510) toute la journée. On rapporte de plusieurs manières les circonstances de cette action, mais on s'accorde généralement à dire que les dix mille hommes chargés de défendre cette vaste enceinte firent une honorable résistance. En résultat, les Turcs forcèrent tous les obstacles, inondèrent la ville; Justiniani, couvert de blessures, s'échappa pour mourir quelques jours après. L'empereur fut trouvé parmi les morts. On dit que quarante mille citoyens furent égorgés, et un plus grand nombre réduit en esclavage[235].
Le lendemain, les négociants de Péra capitulèrent; le sultan fit venir le baile de Venise, et, le croyant le chef de toute cette colonie de chrétiens, lui fit trancher la tête[236]. Tout ce qu'il y avait de Vénitiens dans Péra, entre autres dix-neuf patriciens, furent mis aux fers. Plus de vingt nobles avaient été tués. Heureusement encore plusieurs des sujets de la seigneurie étaient parvenus à s'échapper sur leurs vaisseaux. Ce fut une perte de plus de deux cent mille ducats pour la république.
(p. 511) XV. Traité entre la république et le sultan Mahomet II. 1454. Mais la ruine de l'établissement lui-même était une perte d'une bien autre importance. Venise, consternée de ce désastre, ne vit de ressources que dans les soumissions qu'elle fit faire au sultan. Barthélemi Marcello, chargé de cette mission, négocia pendant tout un an, et, après avoir payé la rançon de ses compatriotes, il obtint les conditions suivantes[237]. Le sultan jura, par Mahomet, par les vingt-quatre prophètes (plus ou moins), par l'âme de son père et la sienne, enfin par son épée, qu'il voulait renouer avec l'illustrissime et excellentissime seigneurie ducale de Venise l'amitié établie par le traité d'Andrinople. En conséquence, il fut arrêté que, de part et d'autre, on se garantirait de tout dommage; que les Vénitiens pourraient entrer, circuler, et commercer librement dans tout l'empire; que leurs vaisseaux seraient reçus dans tous les ports; que le duc de Naxe, en qualité de vassal de la seigneurie, serait compris dans cette paix et n'aurait aucun tribut à payer au sultan; qu'à raison des établissements possédés par la seigneurie dans l'étendue de l'empire, (p. 512) notamment pour Scutari et les autres places de la côte d'Albanie, elle devrait annuellement une redevance de deux cent trente-six ducats; que tout esclave vénitien serait rendu sans difficulté, à moins qu'il ne se fût fait musulman, auquel cas il serait payé à la seigneurie une indemnité de mille aspres; que le commerce vénitien serait assujetti à un droit de deux pour cent sur la valeur de toutes les marchandises achetées ou vendues; mais que celles non vendues ne seraient point soumises à ce droit; que tous les vaisseaux vénitiens qui passeraient le détroit seraient tenus de toucher au port de Constantinople, soit en allant, soit en revenant, et pourraient s'y pourvoir de tout ce qui leur serait nécessaire, et en partir librement; que tous les effets ou marchandises venant de la mer Noire, appartenant à des sujets d'une nation chrétienne, pourraient être exportés sans empêchement ou vendus, en payant dans ce cas le droit de deux pour cent de leur valeur; que les habitants de Péra, actuellement débiteurs des Vénitiens, seraient, excepté les Génois, obligés d'acquitter ces dettes; que cependant on en défalquerait ce qui aurait pu tomber à la charge des Vénitiens dans les contributions levées par le grand-seigneur; que le patriarche de Constantinople conserverait tous les revenus dont il jouissait (p. 513) dans le territoire possédé par les Vénitiens au temps où l'empire de Romanie existait; que les sujets turcs, trafiquant dans les pays de la république, ne seraient assujettis qu'aux droits payés par les Vénitiens dans l'empire du sultan; que, si des navires de l'une des puissances se réfugiaient dans les ports ou sous les forteresses de l'autre, ils y trouveraient asyle et protection; qu'on se rendrait mutuellement tous les déserteurs; qu'on se rendrait également tout ce qui pourrait être sauvé des naufrages; que les propriétés de tous les sujets vénitiens, qui viendraient à décéder ab intestat ou sans héritier, sur le territoire de l'empire, seraient réservées pour être rendues à qui de droit et déposées entre les mains du ministre de Venise ou d'un Vénitien; que la république ne fournirait aucun secours aux ennemis du grand-seigneur, ni le grand-seigneur aux ennemis de la république, soit en hommes, soit en argent, vivres, munitions ou vaisseaux; que la république ne recevrait dans ses villes et châteaux de la Romanie, ou de l'Albanie, aucun ennemi ou sujet rebelle du grand-seigneur, sans pouvoir même leur accorder passage, à défaut de quoi, le sultan serait en droit d'agir contre ces villes et châteaux ainsi qu'il aviserait, et les mesures qu'il jugerait à propos de prendre ne seraient point regardées (p. 514) comme une violation de la paix; que la seigneurie pourrait, à son bon plaisir, envoyer à Constantinople un baile avec sa suite accoutumée, lequel exercerait l'autorité civile sur tous les Vénitiens de condition quelconque, et leur administrerait la justice, le grand-seigneur s'obligeant à lui accorder protection et à lui faire donner assistance sur sa réquisition; que les Vénitiens seraient indemnisés de tous les dommages qu'ils avaient éprouvés avant la prise de Constantinople, soit dans leurs personnes, soit dans leurs propriétés, de la part des sujets du sultan, en en justifiant, comme de raison, et réciproquement; qu'enfin les Vénitiens pourraient introduire et faire circuler dans l'empire toute sorte d'argent, monnoyé ou non, sans payer aucun droit; à la charge cependant de faire vérifier les espèces à la monnaie.
Ce traité établit assez clairement les rapports qui devaient exister à l'avenir entre l'empire turc et la république. Après cette paix, la seigneurie eut l'ambition de réunir la robe sans couture de Jésus-Christ aux autres reliques de la passion conquises précédemment. Celle-ci faisait partie des trésors de Constantinople tombés au pouvoir du vainqueur; on en offrit dix mille ducats[238]. (p. 515) Les Turcs l'estimèrent bien davantage; le marché n'eut pas lieu; mais, à cette occasion, on avait mis sur les rentes payées par l'état un impôt d'un quart pour cent, qu'on laissa subsister.
XVI. Transaction entre la république et le patriarche d'Aquilée. Le traité avec les Turcs assurait aux Vénitiens la liberté du commerce dans les ports de l'Orient, comme la ligue d'Italie leur avait garanti la tranquille possession de leurs provinces de terre-ferme. Il y en avait une cependant sur laquelle leurs droits n'étaient pas reconnus par un traité spécial fait avec l'ancien possesseur. C'était le Frioul, dont ils avaient dépouillé le patriarche d'Aquilée, en 1417. Les successeurs de ce patriarche avaient protesté contre cette usurpation, le concile de Bâle avait ordonné la restitution, la république l'avait éludée, mais sans la refuser nettement. Elle jugea nécessaire de faire légitimer sa possession; et, pour cela, elle profita des réclamations que reproduisait un nouveau patriarche.
On lui représenta que les mauvais procédés de son prédécesseur avaient mis la république dans la nécessité de lui faire la guerre, qu'elle ne voulait point se prévaloir de ses succès; mais que, si elle consentait à se dépouiller d'une conquête si justement acquise, ce ne pouvait être qu'à condition qu'on l'indemniserait pleinement (p. 516) de toutes les dépenses que cette guerre lui avait occasionnées.
C'était renvoyer la restitution à un terme indéfini que de la faire dépendre du réglement d'un pareil compte et du paiement d'une somme que le patriarche ne pouvait jamais avoir. Il n'avait à espérer aucune protection efficace contre un état aussi puissant que la république de Venise. La seigneurie lui fit proposer un accommodement, et il se détermina à transiger.
Par cet acte, il reconnut la seigneurie pour souveraine du Frioul: en compensation de cette reconnaissance, la république consentit à ce qu'il exerçât dans toute sa plénitude la juridiction spirituelle sur cette province, lui assigna un revenu de cinq mille ducats d'or, et lui abandonna en outre la ville d'Aquilée, les châteaux de Saint-Vito et de Saint-Daniel avec le domaine temporel de ce territoire, et la haute justice, sous trois conditions, qu'il n'imposerait pas aux sujets de ces domaines des charges excédant cinq mille ducats, qu'il ne disposerait point des fiefs, la seigneurie se les réservant, et que les sujets du patriarche ne pourraient se pourvoir de sel que dans les salines de la république.
Cette transaction, à laquelle on eut soin de donner les formes les plus solennelles, eut lieu (p. 517) quelques années avant les évènements plus importants que je viens de raconter[239].
Translation du siége patriarcal de Grado à Venise. En 1451, le siége patriarcal, établi depuis près de neuf siècles à Grado, fut transféré de cette ville, qui n'était plus qu'un bourg abandonné, à Venise, où il n'y avait eu jusque-là qu'un évêché. Le siége de Grado avait été occupé souvent par des Vénitiens[240]. Le premier patriarche de Venise fut Laurent Justiniani, alors une des lumières de l'église, et à qui ses (p. 518) vertus méritèrent d'être compté au nombre des saints qu'elle invoque aujourd'hui.
Depuis trente ans, la république n'avait pas déposé les armes. Elle avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême, et la principauté de Ravenne.
XVII. Malheurs du doge François Foscari. Mais ces guerres continuelles faisaient beaucoup de malheureux et de mécontents. Le doge François Foscari, à qui on ne pouvait pardonner d'en avoir été le promoteur, manifesta une seconde fois, en 1442, et probablement avec plus de sincérité que la première, l'intention d'abdiquer sa dignité. Le conseil s'y refusa encore. On avait exigé de lui le serment de ne plus quitter le dogat. Il était déjà avancé dans la vieillesse, conservant cependant beaucoup de force de tête et de caractère, et jouissant de la gloire d'avoir vu la république étendre au loin les limites de ses domaines, pendant son administration.
Au milieu de ces prospérités, de grands chagrins vinrent mettre à l'épreuve la fermeté de son âme.
Diverses accusations et sentences portées contre Jacques Foscari, son fils. Son fils, Jacques Foscari, fut accusé, en 1445, d'avoir reçu des présents de quelques princes ou seigneurs étrangers, notamment, disait-on, du duc de Milan, Philippe Visconti. C'était non-seulement une bassesse, mais une infraction des lois positives de la république.
(p. 519) Il y avait à peine quatre ans que ce même accusé avait vu toute la noblesse, toute la population de Venise prendre part à sa joie, et ajouter, par un immense concours, à la magnificence de sa pompe nuptiale. Le comte François Sforce avait donné des joûtes où toutes les femmes des patriciens avaient paru, vêtues de drap d'or: le marquis d'Este, l'illustre Gatta-Melata, s'étaient donnés en spectacle dans des tournois: pendant dix jours, la place de Saint-Marc avait été couverte de trente mille personnes, et, la nuit, elle était éclairée par des flambeaux de cire blanche.
C'était avec cet appareil que Venise célébrait les noces du fils de son prince; mais lorsqu'il fut question de le juger, le père resta sur son trône, et l'accusé rentra dans les rangs des simples particuliers. Amené devant le conseil des Dix, devant le doge, qui ne crut pas pouvoir se dispenser de présider ce tribunal, il fut interrogé, appliqué à la question[241], déclaré coupable, et il entendit de la bouche de son père l'arrêt qui le condamnait à un bannissement perpétuel, et le reléguait à Naples de Romanie, pour (p. 520) y finir ses jours. Ce jugement fut proclamé dans le grand conseil, le 20 février 1444. Le prince y présidait, assis sur son trône, sous un dais d'or: il voyait à ses genoux le secrétaire qui lui présentait la sentence, mais à ses côtés les dix membres du conseil secret, qui l'avaient prononcée.
Jacques Foscari, embarqué sur une galère pour se rendre au lieu de son exil, tomba malade à Trieste. Les sollicitations du doge obtinrent, non sans difficulté, qu'on lui assignât une autre résidence. Enfin le conseil des Dix lui permit de se retirer à Trévise, en lui imposant l'obligation d'y rester sous peine de mort, et de se présenter tous les jours devant le gouverneur.
Il y était depuis cinq ans, lorsqu'un des chefs du conseil des Dix fut assassiné. Les soupçons se portèrent sur lui: un de ses domestiques qu'on avait vu à Venise fut arrêté et subit la torture. Les bourreaux ne purent lui arracher aucun aveu. Ce terrible tribunal se fit amener le maître, le soumit aux mêmes épreuves; il résista à tous les tourments, ne cessant d'attester son innocence[242]; mais on ne vit dans cette constance (p. 521) que de l'obstination; de ce qu'il taisait le fait, on conclut que ce fait existait; on attribua sa fermeté à la magie, et on le relégua à la Canée. De cette terre lointaine, le banni, digne alors de quelque pitié, ne cessait d'écrire à son père, à ses amis, pour obtenir quelque adoucissement à sa déportation. N'obtenant rien et sachant que (p. 522) la terreur qu'inspirait le conseil des Dix ne lui permettait pas d'espérer de trouver dans Venise une seule voix qui s'élevât en sa faveur; il fit une lettre pour le nouveau duc de Milan, par laquelle, au nom des bons offices que Sforce avait reçus du chef de la république, il implorait son intervention en faveur d'un innocent, du fils du doge.
Cette lettre, selon quelques historiens, fut confiée à un marchand, qui avait promis de la faire parvenir au duc; mais qui, trop averti de ce qu'il avait à craindre en se rendant l'intermédiaire d'une pareille correspondance, se hâta, en débarquant à Venise, de la remettre au chef du tribunal. Une autre version, qui paraît plus sûre, rapporte que la lettre fut surprise par un espion, attaché aux pas de l'exilé[243].
Ce fut un nouveau délit dont on eut à punir Jacques Foscari. Réclamer la protection d'un prince étranger, était un crime dans un sujet de la république. Une galère partit sur-le-champ pour l'amener dans les prisons de Venise. À son arrivée il fut soumis à l'estrapade[244]. C'était une (p. 523) singulière destinée, pour le citoyen d'une république et pour le fils d'un prince, d'être trois fois dans sa vie appliqué à la question. Cette fois, la torture était d'autant plus odieuse qu'elle n'avait point d'objet, le fait qu'on avait à lui reprocher étant incontestable.
Quand on demanda à l'accusé, dans les intervalles que les bourreaux lui accordaient, pourquoi il avait écrit la lettre qu'on lui produisait, il répondit que c'était précisément parce qu'il ne doutait pas qu'elle ne tombât entre les mains du tribunal; que toute autre voie lui avait été fermée pour faire parvenir ses réclamations; qu'il s'attendait bien qu'on le ferait amener à Venise; mais qu'il avait tout risqué pour avoir la consolation de voir sa femme, son père et sa mère encore une fois.
Sur cette naïve déclaration, on confirma sa sentence d'exil; mais on l'aggrava, en y ajoutant qu'il serait retenu en prison pendant un an. Cette rigueur dont on usait envers un malheureux, était sans doute odieuse; mais cette politique, qui défendait à tous les citoyens de faire intervenir les étrangers dans les affaires intérieures de la république, était sage. Elle était chez eux une maxime de gouvernement, et une maxime inflexible. L'historien (p. 524) Paul Morosini[245], raconte que l'empereur Frédéric III, pendant qu'il était l'hôte des Vénitiens, demanda, comme une faveur particulière, l'admission d'un citoyen dans le grand conseil, et la grâce d'un ancien gouverneur de Candie, gendre du doge et banni pour sa mauvaise administration, sans pouvoir obtenir ni l'une ni l'autre.
Cependant on ne put refuser au condamné la permission de voir sa femme, ses enfants, ses parents, qu'il allait quitter pour toujours. Cette dernière entrevue même fut accompagnée de cruauté, par la sévère circonspection qui retenait les épanchements de la douleur paternelle et conjugale. Ce ne fut point dans l'intérieur de leur appartement, ce fut dans une des grandes salles du palais, qu'une femme accompagnée de ses quatre fils, vint faire les derniers adieux à son mari, qu'un père octogénaire et la dogaresse, accablée d'infirmités, jouirent un moment de la triste consolation de mêler leurs larmes à celles de leur exilé. Il se jeta à leurs genoux, en leur tendant des mains disloquées par la torture, pour les supplier de solliciter quelque adoucissement à la sentence qui venait d'être prononcée (p. 525) contre lui. Son père eut le courage de lui répondre: «Non, mon fils, respectez votre arrêt, et obéissez sans murmure à la république[246].» À ces mots il se sépara de l'infortuné, qui fut sur-le-champ embarqué pour Candie.
L'antiquité vit avec autant d'horreur que d'admiration, un père condamnant ses fils évidemment coupables. Elle hésita pour qualifier de vertu sublime ou de férocité cet effort qui paraît au-dessus de la nature humaine[247]; mais ici, où la (p. 526) première faute n'était qu'une faiblesse, où la seconde n'était pas prouvée, où la troisième n'avait rien de criminel, comment concevoir la constance d'un père, qui voit torturer trois fois son fils unique, qui l'entend condamner sans preuves, et qui n'éclate pas en plaintes; qui ne l'aborde que pour lui montrer un visage plus austère qu'attendri, et qui, au moment de s'en séparer pour jamais, lui interdit les murmures et jusqu'à l'espérance? Comment expliquer une si cruelle circonspection, si ce n'est en avouant, à notre honte, que la tyrannie peut obtenir de l'espèce humaine les mêmes efforts que la vertu? La servitude aurait-elle son héroïsme comme la liberté?
Quelque temps après ce jugement, on découvrit le véritable auteur de l'assassinat, dont Jacques Foscari portait la peine; mais il n'était plus temps de réparer cette atroce injustice, le malheureux était mort dans sa prison.
XVIII. Haine des Loredan contre les Foscari. Il me reste à raconter la suite des malheurs du père. L'histoire les attribue à l'impatience qu'avaient ses ennemis et ses rivaux de voir sa place vacante. Elle accuse formellement Jacques Loredan, l'un des chefs du conseil des Dix, de (p. 527) s'être livré contre ce vieillard aux conseils d'une haine héréditaire, et qui depuis long-temps divisait leurs maisons[248].
François Foscari avait essayé de la faire cesser, en offrant sa fille à l'illustre amiral Pierre Loredan, pour un de ses fils. L'alliance avait été rejetée, et l'inimitié des deux familles s'en était accrue. Dans tous les conseils, dans toutes les affaires, le doge trouvait toujours les Loredan prêts à combattre ses propositions ou ses intérêts. Il lui échappa un jour de dire qu'il ne se croirait réellement prince, que lorsque Pierre Loredan aurait cessé de vivre. Cet amiral mourut, quelque temps après, d'une incommodité assez prompte, qu'on ne put expliquer. Il n'en fallut pas davantage aux malveillants pour insinuer que François Foscari, ayant désiré cette mort, pouvait bien l'avoir hâtée.
Ces bruits s'accréditèrent encore, lorsqu'on vit aussi périr subitement Marc Loredan, frère de Pierre, et cela dans le moment où, en sa qualité d'avogador, il instruisait un procès contre (p. 528) André Donato, gendre du doge, accusé de péculat. On écrivit sur la tombe de l'amiral qu'il avait été enlevé à la patrie par le poison.
Il n'y avait aucune preuve, aucun indice contre François Foscari, aucune raison même de le soupçonner. Quand sa vie entière n'aurait pas démenti une imputation aussi odieuse, il savait que son rang ne lui promettait ni l'impunité, ni même l'indulgence. La mort tragique de l'un de ses prédécesseurs l'en avertissait, et il n'avait que trop d'exemples domestiques du soin que le conseil des Dix prenait d'humilier le chef de la république.
Cependant Jacques Loredan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille[249]. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme à cette époque presque tous les patriciens), il avait inscrit, de sa propre main, le doge au nombre de ses débiteurs, avec cette formule: François Foscari, pour la mort de mon père et de mon oncle[250]. De l'autre côté du registre, il avait laissé (p. 529) une page en blanc, pour y faire mention du paiement de cette dette; et en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre, il me l'a payée, l'ha pagata.
Jacques Loredan fut élu membre du conseil des Dix, en devint un des trois chefs, et se promit bien de profiter de cette occasion pour accomplir la vengeance qu'il méditait.
XIX. Déposition du doge François Foscari. 1457. Le doge, en sortant de la terrible épreuve qu'il venait de subir, pendant le procès de son fils, s'était retiré au fond de son palais; incapable de se livrer aux affaires, consumé de chagrins, accablé de vieillesse, il ne se montrait plus en public, ni même dans les conseils. Cette retraite, si facile à expliquer dans un vieillard octogénaire si malheureux, déplut aux décemvirs, qui voulurent y voir un murmure contre leurs arrêts.
Loredan commença par se plaindre devant ses collègues du tort que les infirmités du doge et son absence des conseils apportaient à l'expédition des affaires, il finit par hasarder et réussit à faire agréer la proposition de le déposer. Ce n'était pas la première fois que Venise avait pour prince un homme dans la caducité; l'usage et les lois y avaient pourvu; dans ces circonstances le doge était suppléé par le plus ancien du conseil. Ici, cela ne suffisait pas aux ennemis de Foscari. (p. 530) Pour donner plus de solennité à la délibération, le conseil des Dix demanda une adjonction de vingt-cinq sénateurs; mais comme on n'en énonçait pas l'objet, et que le grand conseil était loin de le soupçonner, il se trouva que Marc Foscari, frère du doge, leur fut donné pour l'un des adjoints. Au lieu de l'admettre à la délibération, ou de réclamer contre ce choix, on enferma ce sénateur dans une chambre séparée, et on lui fit jurer de ne jamais parler de cette exclusion qu'il éprouvait, en lui déclarant qu'il y allait de sa vie; ce qui n'empêcha pas qu'on n'inscrivît son nom au bas du décret, comme s'il y eût pris part[251].
Discours de Loredan. Quand on en vint à la délibération, Loredan la provoqua en ces termes[252]: «Si l'utilité publique doit imposer silence à tous les intérêts privés, je ne doute pas que nous ne prenions aujourd'hui une mesure que la patrie réclame et que nous lui devons. Les états ne peuvent se maintenir dans un ordre de choses immuable: vous n'avez qu'à voir comme le nôtre est (p. 531) changé, et combien il le serait davantage, s'il n'y avait une autorité assez ferme pour y porter remède. J'ai honte de vous faire remarquer la confusion qui règne dans les conseils, le désordre des délibérations, l'encombrement des affaires, et la légèreté avec laquelle les plus importantes sont décidées; la licence de notre jeunesse, le peu d'assiduité des magistrats, l'introduction de nouveautés dangereuses. Quel est l'effet de ces désordres? de compromettre notre considération. Quelle en est la cause? l'absence d'un chef capable de modérer les uns, de diriger les autres, de donner l'exemple à tous, et de maintenir la force des lois.
«Où est le temps où nos décrets étaient aussitôt exécutés que rendus? où François Carrare se trouvait investi dans Padoue, avant de pouvoir être seulement informé que nous voulions lui faire la guerre? nous avons vu tout le contraire dans les dernières campagnes contre le duc de Milan. Malheureuse la république qui est sans chef!
«Je ne vous rappelle pas tous ces inconvénients et leurs suites déplorables, pour vous affliger, pour vous effrayer, mais pour vous faire souvenir que vous êtes les maîtres, les conservateurs de cet état, fondé par vos pères, et de la liberté que nous devons à leurs travaux, (p. 532) à leurs institutions. Ici, le mal indique le remède. Nous n'avons point de chef, il nous en faut un. Notre prince est notre ouvrage, nous avons donc le droit de juger son mérite quand il s'agit de l'élire, et son incapacité quand elle se manifeste. J'ajouterai que le peuple, encore bien qu'il n'ait pas le droit de prononcer sur les actions de ses maîtres, apprendra ce changement avec transport. C'est la Providence, je n'en doute pas, qui lui inspire elle-même ces dispositions, pour vous avertir que la république réclame cette résolution, et que le sort de l'état est en vos mains.»
Ce discours n'éprouva que de timides contradictions; cependant la délibération dura huit jours. L'assemblée, ne se jugeant pas aussi sûre de l'approbation universelle que l'orateur voulait le lui faire croire, désirait que le doge donnât lui-même sa démission. Il l'avait déjà proposée deux fois, et on n'avait pas voulu l'accepter.
Aucune loi ne portait que le prince fût révocable; il était au contraire à vie, et les exemples qu'on pouvait citer de plusieurs doges déposés, prouvaient que de telles révolutions avaient toujours été le résultat d'un mouvement populaire.
Mais d'ailleurs, si le doge pouvait être déposé, ce n'était pas assurément par un tribunal (p. 533) composé d'un petit nombre de membres, institué pour punir les crimes, et nullement investi du droit de révoquer ce que le corps souverain de l'état avait fait.
Délibération. Cependant le tribunal arrêta que les six conseillers de la seigneurie et les chefs du conseil des Dix se transporteraient auprès du doge, pour lui signifier que l'excellentissime conseil avait jugé convenable qu'il abdiquât une dignité dont son âge ne lui permettait plus de remplir les fonctions. On lui donnait 1,500 ducats d'or pour son entretien, et vingt-quatre heures pour se décider[253].
Foscari répondit sur-le-champ, avec beaucoup de gravité, que deux fois il avait voulu se démettre de sa charge; qu'au lieu de le lui permettre, on avait exigé de lui le serment de ne plus réitérer cette demande; que la Providence avait prolongé ses jours, pour l'éprouver et pour l'affliger; que cependant on n'était pas en droit de reprocher sa longue vie à un homme qui avait employé quatre-vingt-quatre ans au service de l'état; qu'il était prêt encore à lui sacrifier ses jours; mais que, pour sa dignité, il la tenait de la république entière, et qu'il se réservait de répondre (p. 534) sur ce sujet, quand la volonté générale se serait légalement manifestée.
Le lendemain, à l'heure indiquée, les conseillers et les chefs des Dix se présentèrent. Il ne voulut pas leur donner d'autre réponse. Le conseil s'assembla sur-le-champ, lui envoya demander encore une fois sa résolution, séance tenante, et, la réponse ayant été la même, on prononça que le doge était relevé de son serment et déposé de sa dignité: on lui assignait une pension de 1,500 ducats d'or, en lui enjoignant de sortir du palais dans huit jours, sous peine de voir tous ses biens confisqués[254].
Réponse du doge. Le lendemain, ce décret fut porté au doge, et ce fut Jacques Loredan qui eut la cruelle joie de le lui présenter. Foscari répondit: «Si j'avais pu prévoir que ma vieillesse fût préjudiciable à l'état, le chef de la république ne se serait pas montré assez ingrat, pour préférer sa dignité à la patrie; mais cette vie lui ayant été utile pendant tant d'années, je voulais lui en consacrer jusqu'au dernier moment. Le décret est rendu, j'obéirai.» Après avoir parlé ainsi, il se dépouilla des marques de sa dignité, remit l'anneau ducal, qui fut brisé en sa présence, et, (p. 535) dès le jour suivant, il abandonna ce palais, qu'il avait habité pendant trente-cinq ans, accompagné de son frère, de ses parents et de ses amis. Il quitte le palais. Un secrétaire, qui se trouva sur le perron, l'invita à descendre par un escalier dérobé, afin d'éviter la foule du peuple, qui s'était rassemblé dans les cours; mais il s'y refusa, disant qu'il voulait descendre par où il était monté; et quand il fut au bas de l'escalier des géants, il se retourna, appuyé sur sa béquille, vers le palais, en proférant ces paroles: «Mes services m'y avaient appelé, la malice de mes ennemis m'en fait sortir.»
La foule qui s'ouvrait sur son passage, et qui avait peut-être désiré sa mort, était émue de respect et d'attendrissement[255]. Rentré dans sa maison, il recommanda à sa famille d'oublier les injures de ses ennemis. Personne, dans les divers corps de l'état, ne se crut en droit de s'étonner, qu'un prince inamovible eût été déposé, sans qu'on lui reprochât rien; que l'état eût perdu son chef, à l'insu du sénat et du corps souverain lui-même. Le peuple seul laissa échapper quelques regrets: une proclamation du conseil (p. 536) des Dix prescrivit le silence le plus absolu sur cette affaire, sous peine de mort.
Avant de donner un successeur à François Foscari, une nouvelle loi fut rendue, qui défendait au doge d'ouvrir et de lire, autrement qu'en présence de ses conseillers, les dépêches des ambassadeurs de la république et les lettres des princes étrangers[256].
Élection de Paschal Malipier. 1457. Mort de François Foscari. Les électeurs entrèrent au conclave et nommèrent au dogat Paschal Malipier, le 30 octobre 1457. La cloche de Saint-Marc, qui annonçait à Venise son nouveau prince, vint frapper l'oreille de François Foscari; cette fois sa fermeté l'abandonna, il éprouva un tel saisissement, qu'il mourut le lendemain[257].
La république arrêta qu'on lui rendrait les mêmes honneurs funèbres que s'il fût mort dans l'exercice de sa dignité; mais lorsqu'on se présenta pour enlever ses restes, sa veuve, qui de son nom était Marine Nani, déclara qu'elle ne le souffrirait point; qu'on ne devait pas traiter en prince après sa mort celui que vivant on avait dépouillé de la couronne, et que, puisqu'il avait consumé ses biens au service de l'état, (p. 537) elle saurait consacrer sa dot à lui faire rendre les derniers honneurs[258]. On ne tint aucun compte de cette résistance, et, malgré les protestations de l'ancienne dogaresse, le corps fut enlevé, revêtu des ornements ducaux, exposé en public, et les obsèques furent célébrées avec la pompe accoutumée. Le nouveau doge assista au convoi en robe de sénateur.
La pitié qu'avait inspirée le malheur de ce vieillard, ne fut pas tout-à-fait stérile. Un an après, on osa dire que le conseil des Dix avait outrepassé ses pouvoirs, et il lui fut défendu par une loi du grand conseil de s'ingérer à l'avenir de juger le prince, à moins que ce ne fût pour cause de félonie[259].
Un acte d'autorité tel que la déposition d'un doge, inamovible de sa nature, aurait pu exciter un soulèvement général, ou au moins occasionner une division dans une république autrement constituée que Venise. Mais depuis trois ans, il existait dans celle-ci une magistrature, ou plutôt une autorité, devant laquelle tout devait se taire.
(p. 538) XX. Création des inquisiteurs d'état. 1454. C'est ici le lieu de placer l'origine de l'institution des inquisiteurs d'état. Jusqu'ici les historiens[260] l'avaient rapportée au commencement du XVIe siècle. On n'avait à cet égard que des traditions fort incertaines. Dans ce qui concernait ce tribunal, tout était mystère: son origine était inconnue comme ses règles et ses formes. Il existait, sans qu'on sût précisément depuis quand, à quelle occasion, par quelle autorité, avec quels droits: on savait seulement qu'il voyait tout, qu'il ne pardonnait rien, et l'on ne se permettait pas plus les recherches sur son origine que les observations sur ses actes.
Il n'y a qu'à voir avec quelle circonspection, avec quelles formules respectueuses les écrivains vénitiens s'excusent de ne point donner des notions précises sur ce tribunal. «Il n'est permis à personne, disent-ils[261], d'en rechercher, encore moins d'en pénétrer et d'en exposer les fonctions.»
Le savant historien de la législation de Venise, Victor Sandi, qui écrivait cependant vers (p. 539) le milieu du dernier siècle, ne soulève pas même le voile qui couvre le conseil des inquisiteurs d'état. «Je devrais ici, dit-il[262], analyser les notions que j'ai pu recueillir sur ce tribunal suprême. Mais on ne doit pas s'y attendre; on sait trop bien à Venise et chez l'étranger que ce tribunal, si grand par son autorité, par ses droits, par ses formes, est environné de tout le mystère qui convient à son essence et à sa destination. Le devoir d'un citoyen, d'un sujet, est de garder un respect sacré pour cette illustre magistrature, sans chercher à pénétrer, et encore moins à divulguer des choses qui ne doivent être connues que de ceux qui sont appelés à y prendre part. Il me paraît certain, sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, que cette magistrature existait dès le commencement du XVe siècle. Ce fut en 1539 qu'elle reçut une forme plus solennelle, et un accroissement de force et d'attributions. Je me bornerai à dire, avec autant de sincérité que de justice, à la gloire de cet auguste tribunal, que si la république romaine, si admirable d'ailleurs par ses lois, eût eu une magistrature semblable, il est permis à la prudence (p. 540) humaine de conjecturer qu'elle subsisterait encore, et qu'elle aurait été préservée des vices qui ont occasionné sa dissolution.»
On voit que cet écrivain fait remonter l'institution des inquisiteurs d'état un siècle plus haut que l'époque où on la place communément, et qu'il ajoute que ce tribunal fut définitivement constitué dans sa pleine puissance, en 1539. Il n'apporte aucune preuve à l'appui de ces assertions, qui sont deux erreurs de fait.
On conçoit que le conseil des Dix, établi dès le commencement du XIVe siècle, avec la mission de prévenir, rechercher et punir tous les délits qui pouvaient compromettre la sûreté de l'état; on conçoit, dis-je, que ce conseil, si porté à étendre ses attributions, eut souvent occasion de nommer des commissaires pour instruire provisoirement telle ou telle affaire; que ces commissaires, chargés de faire les enquêtes, prirent, dès l'origine, le titre d'inquisiteurs; et en effet, dès l'année 1313, on trouve un décret de ce conseil qui détermine leurs pouvoirs[263]. Il en est question dans d'autres décrets (p. 541) de 1411, 1412, 1432[264]. Mais jusque-là ces commissaires n'étaient chargés que de découvrir ceux qui révélaient les secrets de l'état, et, tant qu'ils n'agissaient que comme membres du conseil des Dix, en vertu de sa délégation, et pour lui soumettre un rapport, ils ne formaient point une magistrature à part, indépendante, supérieure même à ce conseil.
L'institution de l'inquisition d'état date donc du moment où elle prit ce caractère: or, nous avons les lois qui l'établirent, les réglements qu'elle se donna. Aucun écrivain italien ni français n'en a parlé, du moins que je sache; je n'ignorais pas quelle était la circonspection de tous les historiens vénitiens; mais je ne pouvais concevoir qu'une institution de cette importance existât sans avoir reçu une forme légale. Aussi ai-je trouvé à Paris ses statuts manuscrits, qui, jusqu'à présent, étaient demeurés inconnus, du moins au public[265], et j'ai acquis en même (p. 542) temps la preuve de leur authenticité, d'abord par la comparaison de trois exemplaires qui sont parfaitement semblables, et ensuite par les passages qu'en rapporte, sans doute d'après d'autres copies, un écrivain du XVIIe siècle, (p. 543) un noble Vénitien de famille ducale, le cavalier Soranzo, qui a laissé en manuscrit un traité du gouvernement de Venise[266], le meilleur ouvrage que je connaisse sur cette matière.
Dans ces divers manuscrits, on trouve une délibération du grand conseil, prise le 16 juin 1454, qui, considérant l'utilité de l'institution permanente du conseil des Dix, et la difficulté de le rassembler dans toutes les circonstances qui exigeraient son intervention, l'autorise à choisir trois de ses membres, dont un pourra être pris parmi les conseillers du doge, pour exercer, sous le titre d'inquisiteurs d'état, la surveillance et la justice répressive qui lui sont déléguées à lui-même. Le décret porte, que les inquisiteurs d'état demeureront investis de cette magistrature tant qu'ils siégeront au conseil des Dix, qu'ils seront immédiatement remplacés dès qu'ils sortiront de charge, que ce conseil déterminera leurs attributions une fois pour toutes; qu'ils ne seront assujettis à aucunes formalités; que les avogadors ne pourront intervenir dans les affaires dont ce tribunal aura pris connaissance; qu'enfin son autorité pourra être sans (p. 544) limites, parce qu'on tient pour certain qu'il en usera toujours conformément à la justice, et dans l'intérêt de l'état.
Voilà donc l'acte de l'autorité souveraine qui institue cette nouvelle magistrature. Le troisième jour suivant, le 19 du même mois, le conseil des Dix, après avoir nommé les inquisiteurs, déclare ce tribunal investi de toute l'autorité qui appartient au conseil lui-même. Sa juridiction s'étend sur tous les individus quelconques, nobles, ecclésiastiques ou sujets, sans en excepter les membres du conseil des Dix. Son pouvoir va jusqu'à infliger la mort, soit publique, soit secrète; pourvu que les voix des trois membres du tribunal soient unanimes.
Un seul pourra ordonner les arrestations, sauf à en référer ensuite à ses collègues. Ils pourront disposer des fonds de la caisse du conseil des Dix, sans avoir à en rendre aucun compte. Ils pourront correspondre avec tous les recteurs, gouverneurs, généraux, de terre et de mer, ambassadeurs et autres, et leur donner des ordres. Enfin ils sont autorisés à faire eux-mêmes leurs propres réglements, à les renouveler et à les modifier, selon qu'ils le jugeront convenable.
Ces réglements, le tribunal les arrêta quatre jours après, le 23 juin. Ils n'étaient d'abord (p. 545) qu'en quarante-huit articles; mais, dans la suite, on y fit deux additions qui en portèrent le nombre à cent trois. Ils étaient écrits de la main de l'un des inquisiteurs, inconnus même à leurs secrétaires, et serrés dans une cassette, dont l'un des trois membres gardait la clé.
De telles précautions ont dû empêcher pendant long-temps la divulgation des secrets de ce tribunal. Ceux qui avaient été admis à les connaître savaient, mieux que personne, le danger qu'il y avait à les révéler.
Ce tribunal monstrueux avait, comme on voit, une existence légale: sa durée était permanente, ses membres temporaires, leur pouvoir absolu, leurs formes arbitraires, leurs exécutions secrètes, quand ils le jugeaient à propos, et leurs actes ne laissaient aucune trace, pas même celle du sang répandu. Un homme disparaissait, et, si on pouvait soupçonner que ce fût par ordre de l'inquisition, ses proches tremblaient de s'en informer. Les hommes revêtus de cette terrible magistrature ne pouvaient encourir aucune responsabilité; mais eux-mêmes n'avaient pas voulu se mettre à l'abri de la terreur qu'ils inspiraient: ils avaient déterminé qu'il y aurait un suppléant, pour être appelé au tribunal, lorsque deux des inquisiteurs (p. 546) voudraient juger leur troisième collègue.
Ce n'est point ici le lieu de donner de plus longs détails sur cette magistrature, dont je ferai connaître les statuts. Je me borne à indiquer l'époque où il faut placer son institution. Elle ne tarda pas à donner de la réputation à la police vénitienne, car vingt-cinq ans après, Louis XI écrivait à un de ses ambassadeurs: «Voulant donner ordre au fait de la justice et de la police dans mon royaume, je vous prie que vous envoyés quérir le petit Florentin, pour savoir les coutumes de Florence et de Venise et le faites jurer de tenir la chose secrette afin qu'il vous dise le mieux et qu'il le mette bien par escript[267].»
XXI. Passage de princes étrangers à Venise. On peut rapporter à cette époque le passage de quelques princes voyageurs qui séjournèrent à Venise en allant en Italie.
Entre les souverains qui passèrent à-peu-près vers ce temps-là, il y en a deux dont la réception me fournit une circonstance à recueillir.
En 1438, l'empereur de Constantinople, Jean II Paléologue, vint, ainsi que j'en ai fait mention, (p. 547) opérer, par sa soumission au pape, la réunion de l'église grecque à l'église latine. Il débarqua à Venise avec une suite de cinq cents personnes, parmi lesquelles était le patriarche grec. Le doge, à la tête de la seigneurie, alla les recevoir à Saint-Nicolas du Lido. En abordant l'empereur, le doge ôta son bonnet ducal, et Jean Paléologue se découvrit à son tour. Avec le patriarche, le cérémonial fut différent. Le patriarche était assis, lorsque la seigneurie se présenta. Il se souleva seulement un peu à son arrivée, mais ne se découvrit point, quoique le doge lui parlât tête nue. Le sénateur Léonard Justiniani, désigné pour faire les honneurs de Venise à l'auguste voyageur, dut cette commission à la profonde connaissance qu'il avait de la langue grecque, et s'en acquitta si bien, qu'on l'aurait pris, disait-on, pour un des hommes les plus éclairés de la cour d'Orient.
L'empereur d'Occident, Frédéric III, visita cette capitale en 1452. Il allait se marier à Naples et recevoir à Rome, des mains de l'un des deux papes, la couronne, que l'on regardait encore comme le complément de la dignité impériale. Ce sacre n'était qu'une vaine cérémonie, qui n'ajoutait rien à la légitimité ni à la puissance des empereurs. Il y avait à Monza une (p. 548) autre couronne, qu'il lui importait bien plus de mettre sur sa tête: c'était la couronne de fer des rois lombards, le signe de la suzeraineté dévolue aux empereurs sur toute l'Italie septentrionale. Sforce, alors duc de Milan malgré Frédéric, tâcha de saisir cette occasion pour se réconcilier avec lui. Il le fit prier de venir aussi à Milan, pour y prendre la couronne de fer. Frédéric refusa, aimant mieux manifester son ressentiment contre Sforce, que confirmer, par ce nouvel acte, les droits de sa propre suzeraineté.
Le gouvernement de Venise reçut cet hôte illustre avec tout le respect et tous les honneurs qui lui étaient dus. L'empereur était sur son trône, lorsqu'il admit la seigneurie. Il avait à sa droite le roi de Hongrie, son neveu, et le duc d'Autriche, son frère. Le doge prit place à sa gauche.
On offrit des présents à l'auguste voyageur, selon l'usage, et les Vénitiens voulurent, dans cette occasion, faire montre de la perfection où leurs manufactures étaient déjà parvenues. Parmi les objets offerts à l'empereur, on avait étalé un superbe buffet de crystal, ouvrage de la manufacture établie à Murano, à un quart de lieue de Venise, qui était, depuis deux siècles, (p. 549) en possession de fournir des glaces à toute l'Europe.
Frédéric fit un signe à son fou, qui renversa la table où ce beau service était étalé, et l'empereur crut dire un bon mot, en ajoutant que, si le buffet eût été d'or, il ne se serait pas brisé. À son retour, on eut soin de lui offrir des présents plus dignes de lui. Ces ouvrages de crystal, que l'on fabriquait à Murano, étaient l'admiration des nations moins industrieuses, et se vendaient un fort grand prix. L'historien Sanuto parle d'une fontaine de crystal ornée d'argent, que le duc de Milan acheta trois mille cinq cents ducats. Les Vénitiens excellaient déjà dans l'art de la mosaïque[268]. Leur église de Saint-Marc en était couverte[269]. Ils fabriquaient aussi de très-belles (p. 550) armes, dont l'exportation n'était cependant permise que sous l'approbation du gouvernement.
Vers cette époque, l'Italie fut affranchie d'un tribut qu'elle avait payé jusques alors aux pays occupés par les Turcs, pour l'exportation de ce sel, connu sous le nom d'alun, qui est un objet de commerce important par le grand usage qu'on en fait dans les arts, principalement dans la teinture. On commença à l'extraire d'une montagne près de Voltera, en Toscane. Cette découverte fut due à un Génois.
XXII. État des arts à Venise. Ce fut sous le règne de François Foscari que la plupart des puits publics, destinés à tenir Venise approvisionnée d'eau douce, furent reconstruits. La principale porte du palais ducal fut revêtue de marbre. Quelques autres édifices, qui datent de la même époque, attestent la magnificence et le goût du temps. Le plus utile fut le Lazaret établi dans une île peu distante de Venise, avec toutes les dépendances nécessaires à son importante destination.
(p. 551) L'architecture était dès-lors fort en honneur à Venise[270]. Les ponts qui traversent les divers canaux, et qui jusque-là avaient été de bois, furent construits en marbre. On peut voir dans le récit que Philippe de Commines a fait de son ambassade à Venise, combien il fut émerveillé du grand canal, qui est «la plus belle rue qui soit en tout le monde, et la mieux maisonnée. Les maisons, dit-il, sont fort grandes et hautes et en bonnes pierres, et les anciennes toutes peintes; les autres, faites depuis cent ans, ont toutes le devant de marbre blanc, et encore ont maintes pièces de porphyre et de serpentine sur le devant. C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue[271].» La construction du palais ducal et de plusieurs belles églises avait attiré ou fait naître des artistes dans tous les genres. Gentile et Jean Bellino décoraient ce palais de leurs peintures. Mahomet II rendit une espèce d'hommage à la république, lorsqu'il fit venir à sa cour le premier de ces peintres, qu'il combla de riches présents.
On voit que les Vénitiens excellaient déjà dans plusieurs arts.
(p. 552) Ce siècle en vit naître un d'une toute autre importance, celui de l'imprimerie. Les Vénitiens n'en furent point les inventeurs, mais ils ne tardèrent pas à s'y distinguer[272], et cet art devint bientôt pour eux une nouvelle source de gloire et de richesses. Il n'y avait guères qu'une douzaine d'années qu'on avait découvert le moyen d'imprimer des livres avec des caractères mobiles, lorsqu'ils attirèrent dans leur ville Wendelin de Spire, qui publia ses premières éditions, en 1469. Jean de Cologne et Nicolas Janson vinrent, dans le même temps, former, dans cette capitale, des établissements qui furent encouragés par un privilége. On vit sortir des presses vénitiennes Cicéron, César, Tacite, Quinte-Curce, Plaute, Virgile, Pline, Plutarque et quelques auteurs moins considérables. Ces premières éditions étaient déjà très-belles. Vingt ans après, le célèbre Alde Manuce commença ses grands travaux, expliqua Homère et Horace, et fut la tige de plusieurs générations d'imprimeurs savants. Ces hommes habiles perfectionnèrent les procédés de leur art, et formèrent (p. 553) plusieurs établissements également utiles aux lettres et au commerce. Venise eut l'honneur d'être la première ville de l'Italie d'où sortirent des livres imprimés.
Elle encourageait les hommes de lettres avec le même soin. Les historiens rapportent[273] l'accueil qui fut fait à un savant Candiote, nommé George de Trébizonde, qui présenta au doge une traduction latine du livre des lois de Platon, et que la seigneurie récompensa, en lui donnant une chaire de professeur, avec cent cinquante ducats de traitement, ce qui lui fournit l'occasion de composer un traité de la rhétorique. Il y avait déjà à Venise une université, qui commençait à être célèbre.
La bibliothèque de Saint-Marc s'enrichissait. Quelques années après, elle reçut un accroissement fort important, par la donation que lui fit le cardinal grec Bessarion, l'un des plus savants hommes de son siècle. Il avait employé une longue vie à l'étude et à la recherche des manuscrits précieux. Craignant que cette belle collection ne fût dispersée après lui, il choisit la ville de Venise comme le lieu où elle pouvait être le plus sûrement et le plus utilement placée, et en fit (p. 554) don à la bibliothèque de Saint-Marc, fondée un siècle auparavant par un autre homme célèbre, par Pétrarque. L'histoire a conservé la lettre que Bessarion écrivit à ce sujet, et la réponse du doge; elles honorent également le donateur et la république[274].
Le cardinal avait pour bibliothécaire un savant italien, nommé Marc-Antoine Coccius Sabellicus, que le gouvernement prit à ses gages, et qu'il chargea de rédiger les annales de Venise. Il s'en acquitta en bon écrivain, si toutefois on peut mériter ce titre, quand on écrit l'histoire sans impartialité. La sienne est un monument élevé à la gloire de la république, par une main habile, mais mercenaire. Le succès qu'obtint l'ouvrage de Sabellicus, détermina les Vénitiens à créer, à partir de cette époque, une charge d'historiographe, qui fut ordinairement remplie par des hommes de mérite, mais toujours par des patriciens.
Traité de commerce avec le soudan d'Égypte.—Guerre contre les Turcs dans la Morée.—Projet de croisade.—Perte de l'île de Négrepont.—Alliance avec la Perse.—Guerre dans l'Asie mineure et en Albanie.—Belle défense de Scutari.—Paix avec le sultan.—Perte de Scutari, 1457-1479.—Affaires de Chypre; Acquisition de ce royaume par la république.—Réunion des îles de Vegia et de Zante au domaine de Venise, 1469-1484.
I. État de l'Italie. L'avènement de François Sforce au trône de Milan, fut le plus grand bienfait que la Providence, pût verser sur l'Italie. Différend de la république avec le pape. Ce héros sembla n'avoir été en guerre avec toutes les puissances de la presqu'île, que pour leur donner une paix qui se prolongea encore vingt ans après lui, et qui ne fut troublée que par des nuages passagers. Les Génois seuls avaient été exclus de la confédération générale, par l'inimitié qui subsistait entre eux et le roi de Naples. L'isolement où ils se trouvèrent par cette exclusion, les força de se jeter de nouveau dans les bras de la France; mais incapables de supporter ce joug, ils se (p. 556) retrouvèrent, quelques années après (en 1464), sous la domination du duc de Milan.
Venise n'avait pu voir d'un œil d'indifférence ni l'une ni l'autre de ces révolutions. S'il ne lui convenait pas que la France possédât des états au-delà des Alpes, il ne lui convenait pas davantage d'accroître la puissance d'un prince déjà aussi redoutable que Sforce. On négocia avec le roi de France, Charles VII, pour l'engager à s'opposer à l'agrandissement du duc de Milan; mais, dans le même temps, le dauphin, qui fut depuis Louis XI, entretenait avec Sforce des relations secrètes, et l'encourageait à enlever la possession de Gênes à la France. La fortune de Sforce triompha de toutes les oppositions, et la paix de l'Italie ne fut point troublée.
Un nouveau pape, Pie II, avait porté sur le trône ce zèle véhément, qu'on ne devait pas attendre de la part du savant homme, qui, sous le nom d'Æneas Silvius Piccolomini, avait, dans le concile de Bâle, combattu les prétentions de la cour romaine avec autant d'érudition que de fermeté. Parvenu au pontificat, il les adopta et les soutint avec chaleur. La vacance de l'évêché de Padoue lui fournit une occasion de réclamer le droit de conférer les bénéfices ecclésiastiques dans les domaines de la république. Il se hâta de nommer à ce siége, tandis que le (p. 557) gouvernement faisait de son côté un autre choix. Il en résulta que l'évêque nommé par les Vénitiens, ne reçut point ses bulles, et que le protégé du pape ne put occuper son siége. Ce protégé était un cardinal vénitien, résidant à Rome. La seigneurie fit négocier avec lui, pour obtenir son désistement. Sur son refus, on bannit sa famille: les ambassadeurs de la république à la cour de Rome reçurent défense de le reconnaître, de lui parler, même de le saluer, et furent sévèrement punis pour l'avoir fait. L'évêché de Padoue resta, pendant plusieurs années, privé de son pasteur, jusqu'à ce qu'enfin le cardinal, vaincu par les sollicitations de ses parents, dont son obstination causait la ruine, renonça aux droits que lui conférait la nomination du pape et céda le siége à son compétiteur[275].
La grande révolution qui venait de s'opérer (p. 558) en Orient par la prise de Constantinople, attirait nécessairement de ce côté l'attention, des peuples commerçants. Le soudan d'Égypte, qui craignait pour lui-même l'ambition des Turcs, devait être disposé à former quelques liaisons avec les Occidentaux. Les Vénitiens négocièrent un traité avec lui. La lettre que ce prince écrivit au doge à cette occasion[276], donne une idée des relations qui existaient entre les deux puissances.
II. Traité de commerce avec le soudan d'Égypte. «Au Nom de Dieu.
«À messire le doge, Paschal Malipier, grand, puissant, le plus prisé pour sa sagesse, le plus grand entre ceux qui professent la foi du Christ, le plus honoré de ceux qui adorent la croix; messire le doge de Venise, colonne de la chrétienté, ami des soudans et des seigneurs des Musulmans, que Dieu le conserve doge de Venise.
«Le seigneur soudan, Melech Elmaydi, seigneur des seigneurs de tous les Musulmans, (p. 559) défenseur des pupilles, conservateur et vengeur de la justice avec grande impartialité, conquérant toujours vainqueur de ses ennemis et des rebelles, héritier des soudans, roi des Arabes et des Perses; serviteur des deux lieux saints, c'est-à-dire de la Mecque et de Jérusalem, roi au-dessus de ceux qui portent la couronne, gardien des chemins et des biens de ceux qui vivent à l'ombre de sa sainte seigneurie, Albuser Hamet soudan Elmaydi, fils de l'heureux Soudan Lasseraf Aynel; que Dieu et le saint prophète le maintiennent dans sa puissance, lui donnent la victoire sur ses ennemis et la sagesse pour observer les saints commandements. Ainsi soit-il.
«Du temps que vivait notre glorieux père, le seigneur soudan Lasseraf (que Dieu donne le paradis à son âme), un ambassadeur est venu de ta part, messire doge de Venise, grand, puissant, etc., que Dieu te maintienne dans ta seigneurie. Cet ambassadeur, dont le nom est Maffée Michieli, homme sage et de grande prudence, est présentement sur le point de retourner auprès de toi.
«Nous avons vu les lettres qu'il avait présentées de ta part au sultan notre père, et nous avons commandé d'y faire réponse et de te faire connaître que tout ce que cet ambassadeur a demandé en ton nom a été accordé, excepté (p. 560) pour le poivre, dont le sultan notre père n'a jamais permis que le prix fût réduit d'un denier au-dessous de cent ducats le cabas; parce que les Vénitiens ne sont pas les seuls qui en achètent; et qu'on en vend aux Maures et aux autres nations.
«Après la mort de notre père, et depuis que nous sommes monté sur le trône saint des soudans, ton ambassadeur s'est présenté à notre sublime porte, et a imploré notre sainte charité de la part de ta seigneurie; et nous lui avons accordé ce qu'il a sollicité en ton nom, et ce que tu demandais par tes lettres. Nous avons ordonné que le prix du cabas de poivre fût fixé à quatre-vingt-cinq sarrasins, et cela pour satisfaire à ta demande et te faire plaisir, et nous avons donné à ce sujet, ainsi que sur les autres choses que ton ambassadeur a traitées en ton nom, notre saint commandement qui a été mis par écrit.
«Nous avons revêtu ton ambassadeur d'une robe de drap de notre pays, travaillée à la mode de notre pays et doublée d'hermine, et nous avons donné à son secrétaire une autre robe doublée de vair, et nous avons fort honoré et défrayé ton dit ambassadeur, suivant l'usage, de sorte qu'il part, bien vu, bien traité, comblé de distinctions.
(p. 561) «Nous lui avons remis les présents que nous envoyons à ta seigneurie, détaillés au bas de ce commandement. Sois donc satisfait, parce que nous te tenons pour le cher ami de notre seigneurie, parce que nous avons, selon l'usage, confirmé les anciens traités, ainsi que les franchises et droits accoutumés des consuls et de tous les commerçants qui se trouvent dans nos états; afin que tous soient contents et qu'ils viennent trafiquer dans notre pays, y jouissant d'une pleine sûreté pour leurs marchandises et pour leurs personnes. Envoie-nous souvent des ambassadeurs, et écris-nous pour entretenir notre amitié; car nous recevrons toujours tes lettres avec plaisir et nous ferons écrire nos réponses.
«Que chacun soit avisé que la nation des Vénitiens est honorée, appréciée dans nos états et traitée plus favorablement que toute autre dans ses affaires.
«Tous tes commerçants sont libres dans notre pays. Ils peuvent y circuler et faire leur négoce sans aucun tribut; car nous leur ferons toujours bonne garde, et nous les maintiendrons sous notre sainte justice.
«Conserve dans ton cœur ce que nous venons de t'écrire, et que Dieu nous accorde la grâce (p. 562) de demeurer toujours amis. Les présents consistent en
30 | rouleaux de Benjoin. |
20 | rouleaux de bois d'aloès. |
4 | tapis. |
1 | phiole de baume. |
15 | boîtes de thériaque. |
42 | pains de sucre. |
20 | pièces de porcelaine.» |
Christophe Moro, doge. 1452. Ce traité fut la seule opération de quelque importance qui eut lieu sous le dogat de Paschal Malipier. Il mourut le 5 mai 1462, et eut pour successeur Christophe Moro, dont la famille était de Candie.
III. Guerre avec les Turcs. 1463. Les inquiétudes croissaient tous les jours à Venise pour les établissements situés dans les mers de la Grèce. Les Turcs ne violaient point la paix signée avec la république; mais les armées de Mahomet détruisaient successivement tous les petits états existants dans la Macédoine, vers l'Épire et vers la Morée, et il était aisé pour les Vénitiens de prévoir que, du moment où ils allaient se trouver seuls dans cette presqu'île, en contact avec ce redoutable conquérant, il leur serait impossible de s'y maintenir.
Déjà il y avait un pacha d'Athènes, et un autre commandait dans la moitié du Péloponnèse. Les Vénitiens y possédaient encore Modone, Coron, Naples de Romanie et Argos, (p. 563) c'est-à-dire toute la côte; mais ils avaient perdu Corinthe, si avantageusement située pour garder l'entrée de cette presqu'île.
Il fallait beaucoup de prudence pour éviter une rupture, et il n'était pas moins nécessaire de déployer un certain appareil de forces pour imposer un peu à ces dangereux voisins. Le sénat fit partir une flotte de dix-neuf galères pour l'Archipel, sous le commandement de Louis Loredan.
Un évènement imprévu, mais non fortuit peut-être, vint faire éclater la guerre en 1463[277].
Un esclave du pacha d'Athènes se sauva, en faisant un vol de cent mille aspres, se réfugia à Coron et y trouva un asyle dans la maison d'un noble vénitien, nommé Jérôme Valaresso, conseiller de la régence de Coron, qui lui fournit les moyens de s'échapper. Cet esclave fut réclamé avec hauteur. On refusa de le rendre, alléguant qu'il s'était fait chrétien. Le pacha de Morée, pour tirer vengeance de ce refus, (p. 564) se jeta sur Argos, et en chassa les Vénitiens.
Sur le compte que l'amiral rendit de cet évènement, il fut résolu qu'on attaquerait les Turcs pour les expulser de la Morée, et on lui envoya à cet effet un renfort de cinq grosses galères et d'une trentaine de bâtiments, qui portaient une petite armée.
Ces troupes, débarquées à Naples de Romanie, reprirent et saccagèrent Argos, et allèrent ensuite, au nombre de quinze mille hommes, mettre le siége devant Corinthe. Mais cette place était trop bien fortifiée et trop bien défendue, pour qu'on pût l'emporter de vive force. On s'était flatté d'y pratiquer des intelligences; le conseiller Valaresso en avait fait entrevoir l'espérance au général vénitien, qu'il accompagnait à ce siége. On lui avait même donné le commandement de quelque infanterie.
Les combats qui se livrèrent sous les murs de Corinthe, furent plus meurtriers que décisifs. Valaresso s'y comporta avec bravoure; mais un jour il disparut, et on apprit avec étonnement, dans le camp, qu'il avait passé à l'ennemi. Cette désertion fit ouvrir les yeux, et on soupçonna que les Turcs avaient cherché un prétexte pour renouveler les hostilités, lorsqu'on apprit que le traître, qui avait donné un asyle à l'esclave (p. 565) fugitif, était allé à Andrinople, où l'empereur Mahomet II se trouvait alors.
Les Vénitiens ferment l'isthme de Corinthe par un retranchement. Ces circonstances révélaient que la guerre avait été non-seulement prévue, mais projetée. On devait s'attendre à une attaque prochaine; on voulut fortifier l'isthme, pour se mettre à l'abri d'une invasion. Ce projet avait été exécuté autrefois, lorsque Xerxès menaçait d'envahir le Péloponnèse. Dans ces derniers temps, les Vénitiens avaient, pendant qu'ils possédaient Corinthe, relevé cette vieille muraille, qui n'avait présenté aucun obstacle à l'irruption des Turcs. Ils reprirent le même travail, comme s'ils n'eussent pas été avertis de son inutilité[278].
(p. 566) Trente mille hommes furent employés à cet ouvrage; en quinze jours, un mur en pierres sèches, de douze pieds de haut, défendu par un fossé et flanqué de cent trente-six tours, traversa un espace d'environ six milles d'étendue. Sur le milieu on planta l'étendard de Saint-Marc, et on y éleva un autel, où l'office divin fui célébré.
Mais quand on apprit que le béglier-bey de la Grèce descendait vers la Morée avec des forces que la terreur peut-être faisait évaluer à quatre-vingt-mille hommes, les troupes vénitiennes se hâtèrent d'abandonner le siége de Corinthe, et n'osèrent pas attendre l'ennemi derrière la muraille. Les généraux, avec beaucoup de raison, préférèrent un poste où leur petite armée ne (p. 567) fût pas obligée de se développer sur une si longue ligne. Ils se replièrent sur Naples de Romanie, et là ils soutinrent une attaque de la grande armée turque assez vaillamment, pour la repousser et pour lui tuer, dit-on, cinq mille hommes.
Ce succès des Vénitiens irrita fort Mahomet contre le transfuge Valaresso, qui, pour lui faire sa cour, avait voulu lui persuader qu'il était peu difficile de chasser les Vénitiens de la Morée, et qui n'avait pas manqué d'ajouter que leurs forces y étaient peu considérables. Il se trouvait en opposition avec les rapports des généraux turcs, dont l'intérêt était d'exagérer le nombre des ennemis. La colère de Mahomet effraya Valaresso, qui, en se sauvant, tomba entre les mains d'un pacha, dont le fils venait d'être fait prisonnier par les Vénitiens. Ce pacha, pour procurer la liberté à son fils, imagina de proposer à la république un échange, qui fut accepté avec empressement. Le traître fut livré aux avant-postes de l'armée vénitienne, et alla bientôt subir sur la place Saint-Marc le supplice qu'il méritait.
IV. Le pape Pie II prêche une croisade contre les Turcs. 1463. Une fois la guerre déclarée, la république ne pouvait rien avoir plus à cœur que la publication de la croisade. Le vieux pontife s'y portait avec une ardeur qui n'était pas de son âge, ni, si (p. 568) on ose le dire, d'un esprit supérieur comme le sien. En apprenant la bataille dans laquelle les Vénitiens avaient repoussé les infidèles, il s'écria: «Ecce quomodo Deus excitavit populum fidelem suum.» La croisade fut prêchée dans tout le monde chrétien, et le trésor des indulgences fut ouvert avec libéralité; mais comme cette guerre ne pouvait être que fort dispendieuse, on établit une taxe pour ceux qui ne paieraient pas de leur personne, et on les obligeait à acheter les indulgences, sous peine d'excommunication. L'historien qui rapporte ce fait, ajoute que le tarif en était fort élevé; il y en avait de tout prix. L'indulgence plénière coûtait, dit-il, jusqu'à vingt mille ducats; cela est difficile à croire[279].
Le bref que le pape adressa à cette occasion au doge, fait connaître les mesures qui avaient été prises pour le succès de cette expédition[280], (p. 569) au sujet de laquelle Cosme de Médicis disait: Voilà un vieillard qui fait une entreprise de jeune homme.
Il veut en être lui-même. Bref qu'il adresse au doge. «Le projet que depuis long-temps nous avions conçu et tenu caché dans notre cœur, dit le saint-père, est maintenant révélé. Au printemps prochain, nous partirons pour l'expédition contre les Turcs, et notre sénat apostolique nous accompagnera. Les bonnes troupes ne nous manqueront pas: elles combattront avec le fer, et nous les seconderons par nos prières. Notre décret à ce sujet a été lu en plein consistoire, le XI des kalendes de novembre. Nos paroles ne seront point vaines; ce que nous avons promis au Très-Haut, nous l'accomplirons. Tous les moyens que nous pourrons avoir, nous les consacrerons à cette guerre. Notre bien-aimé Philippe, duc de Bourgogne, de l'illustre sang de France, marchera, s'il plaît à Dieu, avec nous, accompagné, nous n'en doutons pas, de vaillants hommes et de troupes expérimentées.
«Nous avons fondé de grandes espérances sur cette armée, mais nous n'en mettons pas moins dans la flotte que vous avez depuis peu envoyée dans le Péloponnèse, et dont on nous a rapporté les exploits, qui égalent tout ce qu'on raconte de merveilleux de l'antiquité. Nous avons la confiance qu'elle partagera constamment les travaux (p. 570) de cette guerre avec nous et ledit duc, ainsi que cela a été convenu entre nous et votre ambassadeur, et nous ne doutons pas que vous ne concouriez de tous vos efforts à une entreprise qui intéresse la foi catholique.
«Quoique ces moyens soient considérables et promettent de grands succès, dont il n'est pas permis de douter, cependant ces moyens seraient plus grands encore, et cette victoire serait plus certaine, si vous-même, prince de la république de Venise et chef de ses armées, vous marchiez à cette guerre avec nous. Rien n'influe sur les succès comme la présence des princes, à cause du pouvoir et de la majesté dont ils sont environnés. Les grands noms et la renommée inspirent souvent plus de terreur que les armes. N'en doutez pas, la présence du duc de Bourgogne en jettera beaucoup parmi nos ennemis. Nous-même, nous augmenterons l'épouvante par l'appareil de la dignité du siége apostolique; et vous, si vous paraissez sur le Bucentaure, revêtu des ornements ducaux, vous remplirez de terreur non-seulement la Grèce et les côtes d'Asie qui lui sont opposées, mais encore tout l'Orient. Unis ensemble pour le saint Évangile et la gloire de Dieu, nous avons la certitude, avec son secours, de faire des choses mémorables.
(p. 571) «C'est pourquoi nous exhortons votre noblesse à ne pas différer de se rendre à nos désirs. Préparez-vous à cette guerre, et faites vos dispositions pour vous trouver à Ancône, lorsque nous monterons sur la mer. Votre concours dans notre entreprise sera glorieux pour la république de Venise, utile à la république chrétienne, et vous méritera les récompenses de l'autre vie.
«Nous savons que chez les Vénitiens il n'est point nouveau de voir les princes monter sur les flottes et conduire les opérations de la guerre. Ce qui a été jugé convenable autrefois, le devient bien plus aujourd'hui, qu'il s'agit de combattre pour la religion et pour la cause de Jésus-Christ, notre sauveur.
«Venez donc, notre cher fils, et ne vous refusez pas à partager des travaux que nous-même nous avons résolu d'entreprendre. Ne nous objectez point votre vieillesse, comme si l'âge était une excuse. Le duc Philippe, qui est vieux comme vous, et qui vient de plus loin, doit entreprendre ce voyage; et nous aussi, quoique déjà parvenu à notre soixante-deuxième année, atteint par la vieillesse et tourmenté jour et nuit par nos infirmités, nous n'hésitons cependant point à partir pour cette expédition. Gardez-vous, sous prétexte de votre âge ou de votre faiblesse, de vous dispenser d'une guerre si nécessaire, si (p. 572) sainte. C'est de vos conseils, c'est de votre autorité que nous avons besoin, et non de la vigueur de votre bras. Philippe nous apportera assez de forces. Voilà ce que nous requérons de vous: préparez-vous à venir.
«Nous serons trois vieillards dans cette guerre. La trinité est agréable à Dieu. La trinité divine protégera la nôtre, et mettra nos ennemis en fuite devant nous. Cette expédition sera appelée la guerre des vieillards. Les vieillards ordonneront et les jeunes gens exécuteront; ils combattront et sauront disperser les ennemis. C'est une illustre entreprise que celle à laquelle nous vous invitons. Gardez-vous d'y manquer, et ne craignez pas une mort qui conduit à une meilleure vie. Nous sommes tous réservés à mourir dans ce siècle. Or, il n'y a rien de plus désirable que de bien mourir, et il n'y a pas de plus belle mort que celle qu'on reçoit pour la cause de Dieu. Venez donc, et que votre présence nous console. Ou nous reviendrons victorieux avec l'aide du Seigneur, ou bien, s'il en a décrété autrement, nous subirons le sort qu'il nous a préparé dans sa sainte miséricorde. Rien ne peut nous arriver qui ne nous soit favorable, en soumettant humblement notre volonté à la divine providence.
«Donné à Rome, à Saint-Pierre, l'an de l'incarnation (p. 573) du seigneur 1463, le 8 des kalendes de novembre, et le 6e de notre pontificat.»
Cette expédition, à la tête de laquelle voulait se mettre le chef de la chrétienté, cette flotte sur laquelle il invitait des princes à le suivre, consistait presque uniquement en galères vénitiennes, mais la piété des croisés en avait fait les frais. Le duc de Modène en avait armé deux, la ville de Bologne une, celle de Lucques une, des cardinaux en avaient payé cinq. Quelques autres étaient armées par le pape. Des nobles vénitiens commandaient toutes ces galères, des matelots vénitiens les montaient. On voit que la république fournissait le personnel et le matériel de l'armement, elle n'était dispensée que de la dépense pécuniaire.
Quant aux troupes de terre, le duc de Bourgogne avait promis de marcher en personne à la tête de son armée. On dit même qu'afin de se procurer des fonds, il avait remis au roi de France la province de Picardie, pour une somme de quatre cent mille écus[281].
Le duc de Milan envoyait un corps de trois mille hommes de cavalerie, sous la conduite de l'un de ses fils.
(p. 574) Mathias, roi de Hongrie, était déjà en guerre contre les Turcs[282].
On comptait sur la coopération de la Bohême et la Pologne.
V. Le doge obligé de s'embarquer. La lettre du pape surprit et alarma beaucoup le doge. C'était un vieillard qui n'avait plus de passion que l'avarice, et qu'un moine maîtrisait. Quand il entendit lire le bref dans le conseil, il se récria sur son grand âge, sur l'inutilité de sa présence à la guerre; mais le conseil, qui voulait donner de l'éclat à cette expédition, n'en décida pas moins que le doge en ferait partie, et qu'il y serait accompagné de quelques conseillers, les autres devant rester à Venise pour pourvoir à l'administration de l'état.
Christophe Moro insistait vivement, pour être dispensé de faire cette campagne. «Sérénissime prince, lui dit Victor Capello, l'un des conseillers, si votre sérénité refuse de partir de bonne grâce, nous saurons l'y contraindre, parce que le bien et l'honneur de la patrie nous sont plus chers que votre personne[283].»
(p. 575) Le doge ne répliqua point, et demanda, pour toute faveur, que le commandement de l'armée navale fût donné à un de ses parents, ce qui fut agréé.
Brouillerie momentanée avec Trieste. 1463. Pendant qu'on s'occupait des préparatifs de cette guerre, les Vénitiens ne craignirent pas de s'en attirer une autre. Ils avaient été autrefois maîtres de Trieste; cette ville, depuis qu'elle avait passé sous la domination de Frédéric III, leur devait encore quelque tribut. Elle s'était même engagée à se pourvoir de sel sur leur territoire. Mais bien loin de remplir ses obligations, elle comptait assez sur la protection de l'empereur, pour oser se montrer jalouse des priviléges que les Vénitiens s'étaient arrogés sur l'Adriatique. Elle éleva ses prétentions jusqu'à vouloir être l'entrepôt nécessaire de tout le commerce du golfe avec l'Allemagne. Venise, à son tour, serait devenue tributaire des Triestains. Il n'en fallait pas tant pour encourir le ressentiment de la république. Un petit corps d'armée fut envoyé sur-le-champ pour attaquer Trieste, mais la place se montra disposée à se défendre; les troupes de l'empereur eurent le temps d'arriver, et la guerre allait devenir sérieuse, si le pape ne se fût hâté d'accommoder le différend. Ce traité, qui fut conclu le 17 décembre 1463, n'est pas d'une grande importance, puisqu'il ne porte que la cession de (p. 576) trois petites communes à la république; mais on y remarque, 1o que les Triestains furent obligés de continuer le paiement de l'ancien cens à l'église de Saint-Marc et au doge; 2o qu'il leur fut interdit de vendre du sel, et d'en transporter sur leurs vaisseaux, sous peine de la vie; 3o qu'ils promirent de rendre les esclaves transfuges appartenant aux Vénitiens[284].
Départ de la flotte. 1464. La flotte destinée à l'expédition de la croisade fut prête à la fin du printemps. Les neuf galères armées par les princes ou les cardinaux étaient déjà dans le port d'Ancône. La république en avait armé dix; c'était donc une flotte de dix-neuf galères, qui devait aller se joindre à trente-deux autres, qui étaient déjà dans les ports de la Grèce.
Les Turcs étaient sortis du détroit peu de temps auparavant, avec quarante-cinq galères et une flotte de cent bâtiments de transport.
Le pape était déjà rendu à Ancône, mais le duc de Bourgogne ne se mettait point en mouvement.
Mort du pape Pie II. Enfin, le 30 juillet 1464, après avoir consulté les astrologues, afin de choisir l'heure du départ pour cette pieuse expédition, le doge se (p. 577) mit en mer, à son grand regret. En arrivant à Ancône, où il fut reçu au bruit de toute l'artillerie de la place et des vaisseaux, il apprit que le pape venait de tomber malade, qu'il était en danger, et en effet on annonça sa mort le lendemain. Une goutte remontée empêcha ce pontife de faire un voyage peu convenable à sa dignité, et où sa présence, quoi qu'il pût en dire, n'aurait été d'aucun secours contre des ennemis tels que les Turcs.
Le doge se fit mettre à terre, monta à cheval, précédé de deux cardinaux et suivi de deux autres, alla voir le corps du pape, et entra dans le consistoire des cardinaux, où il prit place au-dessous du doyen.
Cette assemblée était bien éloignée de partager l'ardeur belliqueuse de Pie II; aussi, dès la première séance, le doyen du sacré collége déclarat-il au doge que l'expédition ne pouvait plus avoir lieu. On laissa à la disposition de la république les cinq galères armées par les cardinaux, qui offrirent même d'en payer l'entretien pendant quatre mois, et on remit, sur les fonds de la croisade, une somme de quarante mille ducats à la seigneurie, pour l'aider à acquitter un subside annuel de soixante mille, qu'elle s'était engagée à payer au roi de Hongrie, tant qu'il serait en guerre avec les Turcs.
(p. 578) Ces dispositions faites, les cardinaux partirent pour Rome, où ils procédèrent à l'élection du cardinal Barbo, vénitien, qui régna sous le nom de Paul II, et le doge ramena la flotte à Venise.
Cette flotte, destinée à combattre les Turcs, reprit la mer pour aller dévaster les côtes de Rhodes. Les chevaliers, alors souverains de cette île, avaient retenu deux bâtiments vénitiens; mais ils furent contraints de les rendre, quand ils virent tous les villages en flammes autour de leur capitale.
VI. La république cherche des alliés contre les Turcs. Les affaires n'avançaient point dans la Morée; l'armée turque et l'armée vénitienne ravageaient à l'envi cette presqu'île, sans parvenir à en avoir la possession exclusive.
Sur ces entrefaites, la seigneurie vit arriver deux ambassadeurs, l'un du roi de Perse, Ussum-Casan, l'autre du prince de Caramanie, qui vinrent lui proposer une alliance contre Mahomet II, proposition qui fut acceptée avec empressement. En même temps on apprit que des ambassadeurs turcs étaient en Italie, et qu'ils allaient à Milan solliciter le duc d'attaquer les provinces de terre-ferme de la république, pendant que Mahomet occuperait une partie des forces vénitiennes dans la Grèce. Un ennemi toujours redoutable tel que Sforce, le devenait bien davantage, s'il s'alliait avec le sultan. Le sénat éprouva les plus vives (p. 579) inquiétudes, jusqu'à ce qu'il eut reçu avis que le duc de Milan, en accueillant fort honorablement les envoyés de Mahomet, s'était refusé à entreprendre la guerre contre la république.
Ce prince, alors âgé de soixante quatre ans, attaqué d'une hydropisie qui lui annonçait une fin prochaine, affermi sur son trône, couvert de gloire, et voyant sa famille, si nouvelle, alliée aux maisons de France, de Savoie et d'Arragon[285], ne voulut pas compromettre la tranquillité de ses derniers jours et la paix de l'Italie, qui était son plus bel ouvrage. Il termina sa glorieuse carrière l'année suivante, laissant un nom immortel et un état florissant.
La république se voyait réduite à chercher des alliés en Asie. Cependant elle tâchait aussi de déterminer le roi de Hongrie à de nouveaux efforts; mais ce prince profitait de la diversion (p. 580) produite par la guerre du Péloponnèse, et évitait d'attirer les Turcs de son côté. Il se disait dans l'impuissance d'armer, à cause du retard qu'éprouvait le paiement des subsides promis par la seigneurie. Pour ôter tout prétexte à son inaction, pour se mettre en état de pousser la guerre dans la Morée avec quelque vigueur, il fallait se procurer des fonds.
On voulut lever des décimes sur le clergé, mais le nouveau pape, quoique Vénitien, y mit une opposition, que toute la fermeté du sénat ne put vaincre. Le gouvernement ne parvint à lever ces décimes, qu'en se relâchant du droit absolu d'en disposer, c'est-à-dire en prenant l'engagement de les employer exclusivement aux frais de la guerre contre les infidèles.
À cette époque, les revenus de la république ne s'élevaient pas à un million de ducats[286], (p. 581) c'est-à-dire à environ quatre millions de francs; ce (p. 582) n'était guère plus que le produit du duché de (p. 583) Milan[287]; et il est à remarquer que ces revenus, (p. 584) par la diminution du commerce et des capitaux, avaient eux-mêmes diminué sensiblement pendant le règne de François Foscari, quoique la république se fût agrandie de quatre provinces. Cette décadence des finances était encore plus manifeste par l'accroissement de la dette et des charges publiques.
La république n'avait aucun fruit à espérer d'une guerre contre les Turcs. Elle ne pouvait pas songer à les expulser de l'Europe, il lui importait même assez peu d'agrandir ses possessions. Ce qui l'intéressait réellement, c'était d'étendre son commerce et de le continuer avec sûreté. Toutes ces considérations devaient faire désirer vivement un accommodement. On le proposa à diverses reprises. Lorsque le pape sut que la république était en négociation avec Mahomet, il offrit trois cent mille ducats si on continuait la guerre. Le gouvernement vénitien fut réduit à accepter ce subside, par l'impossibilité d'obtenir de l'empereur turc des conditions raisonnables.
Ce n'était pas seulement la Morée qu'on avait à lui disputer, c'était aussi l'Albanie.
(p. 585) Campagne de 1466. Dans la Morée, le fait le plus remarquable de la campagne de 1466, fut la prise d'Athènes, qui avait déjà perdu son nom comme sa gloire. Cette ville, que les barbares appellent Setine, fut saccagée par les Vénitiens. Les Turcs s'en vengèrent sur un provéditeur, qui fut fait prisonnier, et qu'ils firent empaler: ensuite ils reprirent la ville, après avoir tué onze cents hommes à l'armée de la république.
Sur la côte d'Albanie, le fameux Scanderberg défendait vaillamment le petit royaume de son père, qu'il avait su ressaisir: c'était pour les Vénitiens un allié moins puissant qu'intrépide. Pour sauver Croye, sa capitale, il fut réduit à la leur confier. On voit que les progrès des Turcs causaient de vives inquiétudes à tous leurs voisins, et que Venise cherchait des alliés contre eux, en Albanie, en Hongrie, en Perse, en Caramanie et en Égypte.
VII. Mahomet II attaque l'île de Négrepont. 1470. Trois ans se passèrent à commettre de part et d'autre dans la Grèce d'inutiles ravages. Un témoin oculaire, Coriolan Cippico, qui commandait une galère de la flotte vénitienne, a écrit l'histoire de cette guerre, avec des détails qui sont quelquefois précieux[288]. Il raconte à chaque (p. 586) page que les prisonniers turcs, hommes et femmes, étaient vendus à l'encan; c'était, dit-il, un ancien usage des Vénitiens, que, toutes les fois qu'il y avait du butin à partager, le général nommait des officiers pour procéder méthodiquement au partage. Il en retenait un dixième pour lui-même; les provéditeurs, les capitaines en recevaient chacun une part, en proportion, de leur grade: le reste était distribué aux soldats. On conçoit combien un tel usage devait donner d'ardeur pour le pillage, qui devenait légitime, puisque les chefs y participaient. On payait aux soldats trois ducats pour chaque prisonnier qu'ils amenaient au camp.
Au printemps de 1470, on apprit qu'une flotte considérable sortait du détroit de Constantinople. On la disait composée de cent huit galères et de deux cents autres bâtiments, portant une armée de soixante-dix mille hommes. Il y avait probablement quelque exagération dans ces récits, car le nombre des vaisseaux ne paraîtrait pas proportionné à celui des troupes; mais il est certain que cette armée était numériquement (p. 587) fort supérieure à celle de la république, car il n'y avait alors que trente-cinq galères vénitiennes dans l'Archipel.
Toute cette grande flotte, qui formait une ligne de six milles d'étendue, vint jeter l'ancre dans le canal qui sépare l'île de Négrepont du continent de la Grèce.
Cette mer n'avait pas vu un si grand nombre de vaisseaux depuis la flotte de Xerxès. C'était aux mêmes lieux, c'est-à-dire entre l'île d'Eubée et la côte de l'Attique, que les mille voiles de ce conquérant s'étaient avancées contre les Athéniens. Pour rendre la ressemblance plus parfaite, l'armée de terre se déploya sur le rivage, et Mahomet vint placer sa tente sur un promontoire, où le grand-roi avait élevé ses pavillons.
Inaction de l'amiral vénitien. Mais il n'y avait point ici de Thémistocle. Les trente-cinq galères vénitiennes étaient dans le golfe Saronique, sous l'île de Salamine. Elles n'avaient qu'à doubler la pointe de l'Attique, pour se trouver en face des ennemis. Nicolas Canale, qui les commandait, ne voulut jamais faire le moindre mouvement. Il attendait des renforts de Candie, et, sous ce prétexte, il laissa les Turcs opérer sans obstacle le débarquement de leurs troupes à Négrepont, unir cette île avec le continent par un pont de bateaux, et commencer l'attaque de la ville. Siége et prise de la capitale. Elle (p. 588) avait Paul Erizzo pour gouverneur. Dans l'intervalle du 25 juin au 12 juillet, les Turcs livrèrent cinq assauts furieux à la place. Dès les trois premiers, ils avaient perdu plus de vingt mille hommes, et trente galères avaient été coulées à fond par l'artillerie des assiégés. Mahomet se vit obligé de faire débarquer les équipages, pour continuer les opérations du siége. Le moment était assurément bien favorable pour attaquer cette flotte à moitié désarmée. Il était facile de rompre le pont de l'Euripe, toute l'armée turque se trouvait enfermée dans l'île, sans vivres et sans moyens d'en sortir. Les capitaines vénitiens représentaient cette situation des choses à leur amiral; ni leurs instances pour obtenir la permission de combattre, ni les signaux continuels que faisait la ville pour obtenir du secours, rien ne put ébranler Canale dans son système de temporisation.
Cependant les assiégés étaient dans la détresse; ils tuèrent encore quinze mille hommes à l'ennemi dans un quatrième assaut. Enfin, le 12 juillet, la place fut emportée de vive force, et les historiens prétendent qu'elle coûta soixante-dix-sept mille hommes aux assiégeants. Il est vraisemblable que ces nombres sont fort exagérés; mais cette exagération n'est point nécessaire pour faire juger de la vigueur de la résistance.
(p. 589) Les débris de la garnison, qui avait perdu six mille hommes, se retirèrent dans le château; là, le vaillant gouverneur se défendit encore quelques jours, enfin ils se virent réduits à capituler. Mahomet leur promit de leur sauver la tête; et on ajoute que, par une odieuse subtilité, voulant satisfaire sa vengeance sans violer son serment, il fit scier le brave Erizzo par le milieu du corps[289].
Cette barbarie est encore un de ces faits dont il est permis de douter. Plusieurs traits de la vie de Mahomet II démentent une pareille atrocité, et l'historien le plus exact de ce temps-là, Marin Sanuto, n'en fait pas mention. Il se borne à dire que Paul Erizzo perdit la vie[290].
Punition de l'amiral. Dès que l'amiral vénitien apprit la reddition de la place, il se détermina à lever l'ancre; mais ce fut pour se réfugier à Candie. Il n'y eut qu'un cri d'indignation contre lui dans Venise. Pierre Moncenigo reçut ordre de partir pour aller (p. 590) prendre le commandement de la flotte, de faire mettre Nicolas Canale aux fers, et de l'envoyer dans les prisons du conseil des Dix.
Il le trouva faisant une attaque tardive et infructueuse contre les Turcs maîtres de Négrepont. Ce lâche, ou inepte général, conduit à Venise, fut condamné seulement à un exil perpétuel et à la restitution du traitement qu'il avait reçu: trop faible châtiment d'une faute si fatale à sa patrie, que d'en être banni après l'avoir compromise. Suivant l'historien Sandi[291], on attribua sa faiblesse à la présence d'un jeune fils qu'il avait sur sa galère, ce qui fit rendre une loi, qui défendait aux généraux vénitiens d'embarquer leurs enfants avec eux.
Les puissances d'Italie, et sur-tout le roi de Naples, sentirent que, si les Turcs se rendaient maîtres de toute la Grèce, et par conséquent d'une partie des rivages de l'Adriatique, on ne pourrait plus naviguer avec sûreté dans cette mer, et que peut-être ils seraient eux-mêmes tentés de la passer. Cette crainte fit naître une ligue à laquelle accédèrent successivement le pape, le roi de Naples Ferdinand d'Arragon, le duc de Milan, le duc de Modène et les républiques (p. 591) de Lucques, de Sienne et de Florence[292].
Pour combattre au-delà de la mer, cette ligue ne pouvait offrir aux Vénitiens qu'un faible secours, aussi les Turcs faisaient-ils des progrès dans la Morée. Ils s'avancèrent jusqu'aux frontières de la Dalmatie, s'élevèrent au nord du golfe, pénétrèrent dans le Frioul, et mirent à feu et à sang les environs d'Udine, qui put voir l'armée turque du haut de ses remparts. Les dangers que courait l'Allemagne méridionale, firent espérer un moment quelques secours de la part de l'empereur Frédéric III. La république les sollicita vainement par une ambassade. La diète et Frédéric se bornèrent à de fastueuses promesses, qui restèrent sans exécution. La flotte vénitienne, forte de quarante-sept galères, ravageait pendant ce temps-là les îles de l'Archipel. Dix-neuf galères du pape, dix-sept du roi de Naples, et deux de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, vinrent la joindre. Le plus grand exploit de cette armée fut la surprise de Smyrne, que l'on détruisit entièrement par les flammes. Les soldats firent hommage au légat, qui commandait l'escadre pontificale, de cent trente-sept (p. 592) têtes, pour lesquelles ils reçurent autant de ducats.
Nicolas Trono, doge. 1471. Le doge Christophe Moro mourut sur ces entrefaites et fut remplacé par Nicolas Trono, vieillard de soixante-quatorze ans, qui s'était fort enrichi à Rhodes, où il avait fait le commerce pendant quinze ans, ce qui semble prouver qu'à cette époque cette profession n'était pas encore interdite aux patriciens. On évaluait sa fortune à quatre-vingt mille ducats, ce qui revient à quatre cent quatre-vingt mille francs. C'était alors une fortune notable. Rappelons-nous que, cinquante ans auparavant, le doge Thomas Moncenigo comptait dans Venise plusieurs nobles ayant jusqu'à soixante-dix mille ducats de revenu.
VIII. Alliance de la république avec le roi de Perse. Toutes les espérances des Vénitiens se tournaient vers l'Orient. C'était du roi de Perse qu'ils attendaient la diversion la plus efficace[293]. Il envoya d'abord une armée de troupes légères, qui entrèrent dans l'Asie mineure par la Géorgie, (p. 593) et ravagèrent la côte méridionale de la mer Noire, tandis que Moncenigo, avec sa flotte, dévastait les rives de l'Archipel. Ce n'était d'abord qu'une incursion, dont le pillage semblait être l'unique objet. Bientôt après cent mille hommes, partis des bords de l'Euphrate, traversèrent toute l'Asie mineure, vinrent battre les troupes ottomanes dans la Natolie, et s'emparèrent de plusieurs places de cette province. Cette armée n'avait point d'artillerie; il fallut que les Vénitiens lui en envoyassent, ainsi que des munitions et des canonniers.
Mahomet, pour ralentir les progrès de ces attaques, fit proposer la paix aux Vénitiens, peut-être sans avoir intérieurement le dessein de la conclure. Il demandait la cession de la ville de Croye en Albanie, enlevée à son père Amurath par Scanderberg, et que celui-ci avait depuis consignée aux Vénitiens. Du reste, il offrait de remettre les choses sur le pied où elles étaient avant la guerre, sauf la conquête de Négrepont qu'il voulait retenir. Le sénat exigea la restitution de cette île, et la négociation fut rompue. Il y a une chose remarquable dans cette négociation, c'est qu'elle fut traitée par le conseil des Dix. Ce tribunal, après avoir usurpé tant de pouvoir, s'emparait de la direction des affaires politiques.
(p. 594) Guerre dans l'Asie mineure. 1473. Le sultan se hâta de passer d'Europe en Asie avec une armée infectée de la peste, pour combattre les Persans, dont les troupes, commandées par le roi en personne, s'étaient grossies considérablement. Trois combats terribles eurent lieu en trois jours. Dans le premier, la cavalerie turque, forte de quarante mille hommes, fut totalement dispersée. Le lendemain, Mahomet donna une bataille générale, où il perdit plus de la moitié des siens. Le jour suivant, les Persans environnèrent son camp, et l'auraient sans doute forcé, s'ils eussent eu une artillerie comparable à la sienne. Mais le canon des Turcs fit un tel ravage, qu'il fut impossible aux assaillants de pénétrer dans le retranchement. Ces derniers essuyèrent une perte immense, se replièrent en désordre, et Ussum-Casan se retira derrière l'Euphrate, pour se préparer à une nouvelle campagne. Ce fut ainsi que se termina celle de 1473.
Nicolas Marcello, doge. 1473. Cette année vit mourir le doge, élevé sur le trône vingt mois auparavant; on lui donna pour successeur Nicolas Marcello presque octogénaire.
La diversion des Persans ne fut pas d'un grand secours aux Vénitiens pendant la campagne suivante, parce que Mahomet eut l'adresse de susciter à Ussum-Casan des embarras, (p. 595) qui dégénérèrent en guerre civile, et qui le retinrent dans ses propres états.
IX. Guerre en Albanie. 1474. Tranquille de ce côté, le sultan porta une armée en Albanie. La principale place de cette côte était Scutari. Les Turcs y trouvèrent une résistance digne des temps héroïques. Un assaut qui dura huit heures leur coûta sept mille morts. Belle défense de Scutari par les Vénitiens. Cette belle défense couvrit de gloire Antoine Loredan, qui, avec une faible garnison de deux mille cinq cents hommes, brava une armée de soixante mille Turcs, la faim, la soif[294], et força les ennemis à lever le siége. Une attaque du roi de Hongrie, qu'on détermina enfin à entrer en campagne, obligea les Turcs d'abandonner l'Albanie pour se porter sur les bords du Danube.
Thomas Marcello, qui régnait alors, est un de ces doges obscurs, qui n'appartiennent pas à l'histoire, mais dont le nom ne pourrait être supprimé, sans jeter quelque confusion dans la chronologie. Pierre Moncenigo, doge. 1474. Il eut pour successeur, en 1474, un guerrier illustre, ce Pierre Moncenigo, que nous avons vu commander les flottes de la république (p. 596) dans l'Archipel, et que Venise perdit, peu de temps après, d'une maladie qu'il avait contractée dans la dernière campagne. On élut à sa place André Vendramino, le 5 mars 1476.
André Vendramino, doge. 1476. L'élection de Vendramino a ceci de remarquable, que ce fut le premier exemple de l'élévation au dogat d'un homme nouveau, c'est-à-dire issu de l'une des familles admises dans le grand conseil à la fin de la guerre de Chiozza. Il descendait d'un banquier ennobli cent ans auparavant, pour avoir fourni à ses dépens un vaisseau dans les dangers de la république. Les cris de quelques anciens nobles, qui regardaient la couronne comme le patrimoine exclusif de leurs maisons, n'empêchèrent pas le parti de Vendramino de triompher. C'était un homme allié à des familles puissantes, riche de cent soixante mille ducats, libéral, père de onze enfants, qui armait à lui seul un gros vaisseau pour le commerce d'Alexandrie, et qui donnait jusqu'à sept mille ducats de dot à ses filles[295].
La guerre contre les Turcs traînait en longueur, elle était ruineuse, et pouvait se terminer par des désastres. Le gouvernement vénitien sollicitait de tous côtés des secours. Florence, (p. 597) le duc de Milan, le duc de Modène, fournirent quelque argent pour armer des galères. Il n'y avait rien à espérer du roi de Naples. Il était alors brouillé avec la république, pour des affaires sur lesquelles nous aurons occasion de revenir. Le pape Sixte IV, protecteur de ce prince, refusa de contribuer aux frais d'une guerre, qui devait intéresser si vivement le chef de la chrétienté. Les Vénitiens en furent si indignés, qu'ils rappelèrent leurs ambassadeurs de Rome, interrompirent leurs relations avec le saint-siége, et menacèrent même de faire convoquer, de concert avec la France et l'empire, un concile auquel le pape serait dénoncé.
Un de leurs anciens généraux, Barthélemi Coléone, descendant, dit-on, des anciens seigneurs de Bergame, et inventeur de l'usage de traîner l'artillerie sur les champs de bataille, mourut à cette époque, et légua à la république une somme de deux cents seize mille ducats, à condition qu'on lui érigerait à Venise une statue équestre. Ce général avait montré beaucoup de talent. Sa fidélité n'avait pas toujours été aussi incontestable, mais il avait rendu de grands services. On accepta le legs, et la statue fut élevée.
De nouvelles négociations avec le sultan amenèrent (p. 598) une trève momentanée; mais les espérances de paix ne tardèrent pas à s'évanouir. Venise déploya alors tout l'appareil de sa puissance. Une flotte de cent galères se rassembla à Naples de Romanie, et le nom de son général, Antoine Loredan, le défenseur de Scutari, paraissait un garant certain des succès de cette campagne.
Par-tout où les Turcs se présentèrent sur les côtes de la Grèce, ils trouvèrent cet infatigable adversaire. Un pacha vint, à la tête de quarante mille hommes, mettre le siége devant Lépante; Loredan ravitailla la place et la secourut si puissamment, que tous les assauts des Turcs furent repoussés.
En Albanie, une autre armée investit la ville de Croye; l'amiral eut la gloire de la délivrer.
Invasion des Turcs dans le Frioul. 1477. Le pacha de Bosnie osa attaquer la république de plus près; il passa le Lisonzo au mois d'octobre 1477, tailla en pièces les troupes vénitiennes rassemblées près de Gradisca, et poussa jusqu'au Tagliamento, jusqu'à la Piave. Du haut des tours de Venise, on vit la flamme qui dévorait les villages de cette contrée[296]. Toutes les (p. 599) troupes disponibles accoururent; la population de Venise fut enrégimentée; toutes les provinces prirent les armes pour repousser l'invasion des Ottomans, et on ne leur laissa pas même la joie d'emporter le butin qu'ils avaient fait. Mais, en se retirant, ils y laissèrent un autre fléau: la peste s'y manifesta et pénétra, au mois de décembre, dans la capitale de la république. Ses ravages furent affreux, la terreur répandue par ce fléau dispersa les conseils.
X. Négociations. Tout-à-coup on apprit que le roi de Hongrie avait fait sa paix séparée avec le sultan, et était même devenu son allié. Cette défection jeta les Vénitiens dans les plus vives alarmes. Comme ils avaient soin d'entretenir toujours quelque négociation entamée, ils firent annoncer qu'ils étaient résignés à quelques sacrifices. Ils ne demandaient plus la restitution de Négrepont; ils cédaient Croye, quelques parties de la Morée, et se soumettaient même à payer au grand-seigneur un tribut de mille ducats; mais celui-ci, délivré de toute inquiétude du côté de la Hongrie, par le traité, et du côté de la Perse, par la mort d'Ussum-Casan, crut que le moment était venu de chasser entièrement les Vénitiens de la Grèce. Il conduisit lui-même une nouvelle armée en Albanie. Ce fut encore Loredan qui lui disputa le terrain. Croye succomba après un (p. 600) long siége, vaincue par la famine. Ses habitants, furent massacrés, malgré la capitulation. Scutari soutint une multitude d'assauts, dont un seul dura toute une journée, toute une nuit et le jour suivant. L'armée turque, rebutée par cette héroïque défense, se jeta sur Drivasto, Sebenigo, Alessio, et se vengea par d'horribles cruautés.
Une nouvelle tentative des Ottomans sur le Frioul n'eut pas plus de succès que les deux premières.
Traité de paix. 1479. Enfin grâce à cette belle résistance, la république obtint la paix, le 26 janvier 1479, et il lui en coûta Négrepont, les villes de Croye et de Scutari dans l'Albanie, Tenaro dans la Morée, l'île de Lemnos, et un tribut de dix mille ducats, dont Bajazet II la dispensa, en 1482, lorsqu'il renouvela ce traité, après son avènement au trône. Tout le reste fut rendu de part et d'autre. La république eut même la liberté de recueillir les habitants de Scutari, qui ne voudraient pas devenir sujets du sultan. Il n'y restait que quatre ou cinq cents hommes et cent cinquante femmes; on leur assigna à chacun un secours annuel de trente ducats.
Peste à Venise. La peste apportée par les Turcs fut affreuse. Elle pénétra dans toute l'Italie, et dura, à Venise, depuis le mois de mai jusqu'au mois de novembre. Il mourait cent cinquante personnes (p. 601) par jour. Une loi défendait aux nobles de s'éloigner de la capitale, en temps de peste; mais on éludait la défense, on allait s'établir dans quelques îles, ou sur quelques côtes voisines; et on ne venait point aux conseils. On vit le conseil général, réduit d'abord à trois cents membres, et enfin à quatre-vingts.
Jean Moncenigo, doge. 1478. Ce fut au milieu de cette calamité que mourut le doge André Vendramino. Son successeur, qui fut Jean Moncenigo, commença son règne sous de funestes auspices. Un incendie consuma en partie le palais et l'église de S.-Marc; enfin la disette vint ajouter un nouveau fléau à tant de malheurs.
IX. Affaires de Chypre. Nous sommes obligés de revenir sur nos pas, pour rapporter une révolution qu'éprouva l'île de Chypre, et qui la fit changer de maîtres.
Coup-d'œil sur l'histoire de cette île. Ce petit royaume, situé au fond de la Méditerranée, n'était qu'un fief relevant du soudan d'Égypte. C'était sa destinée d'obéir aux maîtres de cette contrée. Cette île charmante, à qui la douceur de son climat, l'abondance et la variété de ses productions, avaient mérité le nom de l'Île-Heureuse, et l'honneur d'être consacrée à Vénus, formait, dans les temps anciens, plusieurs royaumes; elle avait passé trois cents ans sous la domination des Ptolémées ou de leurs successeurs. Alexandre l'avait, disait-on, respectée, (p. 602) par estime pour la valeur de ses habitants. Envahie dans le grand débordement de la puissance romaine, ruinée par les extorsions de l'austère Caton, elle partagea les vicissitudes de l'empire. Les Arabes l'enlevèrent momentanément à Héraclius, qui parvint à les en chasser. Les princes de Constantinople se faisaient représenter dans cette île par des ducs. Il arriva qu'un de ces gouverneurs, nommé Isaac Comnène, profita de la faiblesse de l'empire pour se déclarer souverain indépendant; mais à peine était-il en possession du trône, que Richard Ier, roi d'Angleterre, allant à la Terre-Sainte, vint l'en précipiter, lui fit trancher la tête, s'empara de l'île, en 1191, et la vendit à l'ordre des Templiers pour vingt-cinq mille marcs d'argent. Une conjuration éclata presque aussitôt contre ces nouveaux maîtres. Dans l'impossibilité de se maintenir, ils rétrocédèrent cette possession à Richard, qui la donna, en 1192, à Gui de Lusignan, en échange des droits que celui-ci prétendait avoir sur le royaume de Jérusalem; mais la tyrannie de Comnène, l'invasion de Richard, la domination des Templiers, avait fait fuir presque tous les habitants de l'île. Gui de Lusignan invita les chrétiens de Syrie à venir la peupler.
«Trois cent cinquante-un chevaliers, qui déshérités étaient, et à qui les Sarrasins avaient (p. 603) les terres tollues, et les pucelles et les dames vives y allèrent. Le roi leur donna terre à grant plante, les orphelines maria et lor donna grant avoir, tant qu'il fiefa trois cents chevaliers en la terre, et deux cents sergents à cheval, sans les bourgeois à qui il donna grant terre. Quant il ot tant donné, il ne lui demora mie dont il put tenir vingt chevaliers de maisnie (de maison).»
Quatorze rois de cette famille occupèrent le trône de Chypre pendant deux cent quarante ans[297], et portèrent même les titres de rois de Jérusalem et d'Arménie; mais Jean II, ayant été vaincu et amené prisonnier par le soudan d'Égypte, ne racheta sa liberté qu'au prix d'un tribut, et sous la condition de reconnaître le soudan pour suzerain, et de lui prêter foi et hommage[298].
Jean III, son fils et son successeur, était un prince faible, gouverné par sa femme[299], laquelle (p. 604) descendait des Paléologues. La domination de cette princesse impérieuse avait indisposé les seigneurs, et même les autres habitants du pays[300].
Il n'était issu de cette union qu'une fille mariée à Jean de Portugal, qui résidait dans l'île avec elle.
Le roi étant incapable de gouverner, le parti des mécontents se déclara contre la reine, qui fut forcée de céder l'administration à son gendre, Jean de Portugal. Le poison la délivra bientôt de ce gendre[301], qui l'avait dépouillée de l'autorité. Mais il n'était pas le seul objet de ses inquiétudes. Le roi avait un fils naturel, qui s'appelait Jacques, et à cette époque les exemples étaient fréquents de bâtards réclamant les droits des héritiers légitimes.
XII. Jacques de Lusignan, fils du roi de Chypre, devient amoureux d'une Vénitienne nommée Catherine Cornaro. La reine, pour faire cesser les prétentions de celui-ci, l'avait fait nommer archevêque de Nicosie[302], la métropole de l'île; mais la mitre ne (p. 605) pouvait satisfaire l'ambition de ce jeune homme, qui voyait la couronne de si près. À cette époque, se trouvait à la cour de Chypre un patricien de Venise nommé André Cornaro, opulent, homme de plaisir, que quelques aventures de jeunesse avaient fait bannir de sa patrie. Il était venu passer en Chypre le temps de son exil, parce que sa famille y avait de grands biens et y jouissait d'une immense considération. Un de ses ancêtres avait été assez heureux pour prêter une somme considérable à un des rois de la maison de Lusignan, et en avait reçu la permission d'accoler les armes du royaume aux siennes. André Cornaro s'était lié avec le prince Jacques, destiné sans vocation à l'état ecclésiastique, et était devenu le confident de ses regrets et de ses plaisirs. Loin de combattre, par ses conseils, l'ambition de ce jeune homme, il l'avait encouragé et l'avait affermi dans la résolution de faire valoir ses prétendus droits au trône.
Un jour, devant le prince, il laissa voir, comme par hasard, le portrait d'une nièce fort belle qu'il avait à Venise. Le jeune homme, condamné au célibat, s'enflamma à cette vue. Cornaro ne négligea rien pour piquer la curiosité du prince. Le mystère qu'il mit à ses confidences fit croire d'abord à Jacques que cette belle femme était la maîtresse de son heureux ami, et la jalousie (p. 606) vint irriter une passion naissante. Ensuite il apprit avec joie qu'elle se nommait Catherine Cornaro, et qu'elle était la fille d'un frère d'André[303].
Mais ce changement dans l'état de la personne ne promettait rien de favorable à son amour. Il n'y avait pas moyen d'en faire sa maîtresse, et comment espérer qu'elle pût devenir sa femme? Archevêque, il ne pouvait pas se marier; roi, il ne pouvait pas épouser la fille d'un particulier.
Cornaro lui fit entrevoir qu'il y aurait quelque moyen de lever cette dernière difficulté, et lui raconta qu'il n'était pas sans exemple que des princes destinés à régner eussent épousé des filles de patriciens de Venise. Une fille de la maison Morosini, maison à laquelle celle de Cornaro ne cédait en rien, s'était assise sur le trône de Hongrie. La république l'avait adoptée et dotée richement; le roi avait tiré d'immenses avantages de cette alliance.
Il n'était pas impossible que le même moyen rendît sortable l'alliance projetée; mais pour en hasarder la proposition, il fallait commencer (p. 607) par être roi, et il était aisé de sentir de quelle importance pouvait être l'appui de la république, pour se maintenir sur un trône enlevé à un compétiteur.
Ces insinuations avaient exalté l'imagination de l'archevêque, au point qu'il montra bientôt une extrême impatience de régner, et qu'il paraissait non-seulement contester les droits de sa sœur, mais même oublier ceux de son père.
La reine, jugeant qu'il n'attendrait peut-être pas la mort du roi, pour déclarer hautement ses prétentions, voulut le prévenir, en se hâtant de prendre des mesures contre lui.
Il s'enfuit de l'île. Il en fut averti, et se cacha dans la maison du baile de Venise, qui lui procura les moyens de s'embarquer et de passer à Rhodes.
L'asyle donné à un fils du roi, à un rebelle, par un ministre étranger accrédité à cette cour, était une témérité trop manifeste, pour qu'on puisse n'y voir aujourd'hui qu'une imprudence de ce résident. Ce n'est point hasarder une conjecture, que de reconnaître, dans cet oubli de la circonspection diplomatique, la protection que les Vénitiens voulaient accorder au jeune prince, ou au moins le soin qu'ils prenaient d'entretenir des divisions à la cour de Lusignan.
L'historien Sandi déclare formellement que les soins du ministre vénitien procurèrent la réconciliation (p. 608) du fils avec le père, lorsque la mort de la reine permit au roi d'avoir une volonté, et que cette réconciliation fut si sincère, que le roi avait permis à Jacques de renoncer à l'épiscopat, de quitter l'habit ecclésiastique, et se proposait même de lui résigner la couronne[304]. On voit ici tout le soin que les historiens vénitiens prennent de justifier l'usurpation de Jacques.
Jacques, par sa fuite seule, se déclarait pour toujours le compétiteur de sa sœur Charlotte, veuve de Jean de Portugal et fille légitime du roi. Pour donner un appui à cette jeune veuve, on arrêta son mariage avec Louis, second fils du duc de Savoie. Le roi mourut bientôt après, empoisonné, à ce qu'on croit[305]. Le mariage n'avait pas encore été célébré; le prince arriva, épousa la princesse et fut reconnu roi de Chypre.
Il obtient l'investiture du soudan d'Égypte. Jacques courut implorer l'appui du soudan d'Égypte, lui représenta que c'était faire injure au seigneur suzerain que de disposer sans son aveu d'une couronne qui relevait de lui; qu'il ne pouvait pas y avoir de roi légitime en Chypre, tant qu'il n'y avait pas d'investiture; qu'il lui (p. 609) appartenait de la donner et que la fille du roi ne pouvait en hériter au préjudice d'un fils. Cet oubli des droits d'un héritier mâle ferait passer la couronne dans la maison de Savoie, avec laquelle le soudan n'avait aucune relation. Le royaume de Chypre relevant d'une puissance musulmane, la succession devait y être réglée conformément aux lois musulmanes; on ne pouvait invoquer l'usage, qui, chez les chrétiens, appelle quelquefois les femmes à hériter d'une couronne; et quant à l'exclusion que l'on prétendait opposer à Jacques, parce qu'il était né hors le mariage, les lois musulmanes étaient moins sévères à cet égard que celles des chrétiens, et, même chez ceux-ci, les enfans naturels étaient souvent appelés au trône: le roi actuel de Portugal, le beau-père de Charlotte, l'était lui-même[306]. À ces instances, Jacques ajouta toutes les promesses dont les princes ne sont jamais avares dans une pareille situation. Il offrit le tribut, l'hommage, tout ce que le soudan voulut exiger; et celui-ci, trouvant une occasion de constater ses droits, reconnut son client pour héritier de la couronne de Chypre, le fit revêtir des ornements de la royauté, et écrivit au (p. 610) prince de Savoie de céder sur-le-champ le trône, sous peine d'en être chassé[307].
Il débarque dans l'île et s'empare du trône. Louis de Savoie eut beau représenter qu'il était le mari de l'unique héritière des Lusignan, que celui qui réclamait la couronne devait en être exclu, à cause de sa naissance illégitime. Le soudan ne voulut entendre aucune de ces raisons, il fournit des troupes à Jacques; celui-ci débarqua dans l'île, où il fut secondé puissamment par les intrigues d'André Cornaro, et le premier château qu'il occupa, fut mis sous la garde d'un Vénitien[308]. Les Génois prirent le parti de la reine Charlotte et de son mari; c'en était assez pour décider la république de Venise à embrasser la cause de Jacques.
Le roi et la reine se sauvèrent à Rhodes et ensuite à Naples, ne conservant qu'un vain titre, dont les ducs de Savoie se sont prévalus depuis, pour prendre la qualité de rois de Chypre et de Jérusalem.
XIII. Il épouse Catherine Cornaro, comme fille adoptive de la république. 1469. Jacques, paisible possesseur du royaume, témoigna sa reconnaissance à Cornaro par des faveurs royales; mais entraîné par le goût des plaisirs (p. 611) jusqu'à la dissolution, il oublia l'alliance qu'il avait projetée avec la nièce de ce patricien. Le pape Pie II, qui, dans ce temps-là, ne le traitait pas d'usurpateur, lui fit proposer une de ses parentes[309]. Le roi préféra la fille d'un des princes de la Morée, mais il devint veuf peu de de temps après[310]. Alors André Cornaro renoua le projet formé long-temps auparavant, et, offrant à-la-fois la protection des Vénitiens et sa nièce, il détermina Jacques à accepter l'une et l'autre. Catherine Cornaro, adoptée par la république, apporta une riche dot, qui fut hypothéquée sur les villes de Famagouste et de Cérines. La jeune reine arriva sur une escadre vénitienne: et la seigneurie, en acquérant un droit sur deux villes importantes, se ménagea le droit de réversibilité sur la couronne que sa fille adoptive allait porter.
Il meurt. 1472. Ceci se passait en 1469. Trois ans après, le roi Jacques mourut, laissant sa veuve enceinte et trois enfants naturels, dont deux garçons et une fille, et on ne manqua pas d'attribuer au poison une mort prématurée[311]. Par son testament, (p. 612) il déclara que, si la reine mettait au monde un fils, ce fils hériterait du royaume et resterait, pendant sa minorité, sous la tutelle de sa mère et de son oncle André Comaro; que, si la reine accouchait d'une fille, le royaume serait partagé entre la fille et la mère, et qu'enfin, à défaut d'enfants légitimes, la couronne serait dévolue aux enfants naturels, suivant l'ordre de primogéniture[312].
Il résultait, de cet état de choses, une complication de chances et d'intérêts, dont tous les partis espéraient profiter. Le roi Jacques avait recommandé son royaume et sa veuve à la république. Cette recommandation était peu nécessaire: depuis plusieurs années, la seigneurie entretenait constamment une escadre en station dans les rades de l'île, et, de temps en temps, la grande flotte, qui faisait alors la guerre aux Turcs, venait faire des apparitions sur ces côtes.
Catherine Cornaro en possession du gouvernement. Dès que le roi eut fermé les yeux, l'amiral vénitien se rendit auprès de Catherine, qui prit (p. 613) sans obstacle les rênes du gouvernement. Il reçut, quelques jours après, une lettre de l'autre reine, Charlotte, épouse du prince de Savoie, qui réclamait ses droits et invoquait la justice des Vénitiens, anciens alliés de sa maison[313]. Cette lettre ne pouvait être considérée que comme une protestation, car il était aisé de prévoir qu'il n'y avait rien à en espérer.
L'amiral n'avait garde d'admettre une pareille réclamation; il n'hésita pas à répondre que le roi Jacques avait succédé légitimement à son père, et la reine Catherine à son mari; que celle-ci était la fille adoptive de la république, et que les Vénitiens étaient d'autant plus obligés à défendre cette couronne, qu'ils y étaient appelés par droit de réversibilité.
Une telle lettre repoussait bien loin les justes prétentions de la fille légitime des Lusignan, mariée d'ailleurs à un prince sans capacité[314]. Peu de temps après, sa rivale accoucha d'un fils, qui fut tenu sur les fonts baptismaux par le général vénitien et les provéditeurs[315].
(p. 614) Mais il existait dans l'île plusieurs partis: les uns regrettaient la fille du vieux roi Jean: les autres favorisaient les bâtards du roi Jacques, qui étaient encore dans l'île avec leur sœur: tous s'accordaient à détester le gouvernement des étrangers, et par conséquent la reine Catherine et son oncle André Cornaro.
XIV. Conjuration contre elle. À la tête de ces mécontents, était l'archevêque de Nicosie. Il se trouvait alors ministre auprès du roi de Naples; il négocia dans cette cour, présenta son parti comme en état de chasser les Vénitiens du royaume, pour peu qu'il fût secondé, et proposa au roi d'unir ses intérêts à ceux de la faction, en mariant Alphonse, son fils naturel, avec la fille naturelle du roi Jacques, qui était restée en Chypre[316], et qui n'avait encore que six ans.
Ferdinand d'Arragon, dont l'ambition n'avait d'égale que sa haine pour les Vénitiens, se livra avec ardeur à l'espoir de satisfaire à-la-fois l'une et l'autre. Il autorisa de son nom les sinistres projets de l'archevêque. Celui-ci, de retour en Chypre, disposa les choses avec une telle habileté, que la conjuration éclata et réussit, sans que le gouvernement de l'île eût le temps de la (p. 615) prévenir. On avait profité d'un moment où l'escadre vénitienne s'était éloignée.
Dans la nuit du 13 novembre 1473[317], André Cornaro reçut un message de la reine, qui le mandait au palais; c'était un ordre supposé. Il fut assassiné dans le trajet, avec un autre Vénitien nommé Marc Bembo, et le médecin du roi Jacques, accusés l'un et l'autre d'avoir eu part, comme lui, à la mort de ce prince. Pendant ce temps, le palais était investi, et les conjurés se saisissaient du jeune roi et de sa mère.
Mais ils ne levaient point encore le masque entièrement. Leur objet, disaient-ils, n'était point de détrôner le jeune roi. Le meurtre de Cornaro n'était que l'effet du ressentiment des soldats, qu'il privait de leur paie; l'unique résultat de cette mort était que la reine se trouvait délivrée de l'oppression que son oncle exerçait sur elle, et le royaume des rapines de cet étranger également insatiable et prodigue.
Ils forcèrent la reine tremblante d'écrire au gouvernement vénitien, pour présenter la révolution sous cette couleur. Ils s'emparèrent du commandement dans toutes les places, et firent annoncer publiquement le prochain mariage de (p. 616) la fille naturelle du roi Jacques avec Alphonse, en donnant à celui-ci le titre de prince de Galilée, qui était en Chypre celui de l'héritier présomptif de la couronne[318].
Ils espéraient, par ces assurances, retarder les mesures de vengeance auxquelles il fallait s'attendre de la part de la république, et on se flattait que les Vénitiens seraient prévenus dans l'île, par les troupes que le roi de Naples et même le soudan d'Égypte avaient promis d'envoyer. Le ministre de Venise résidant en Chypre, n'ayant point de forces pour s'opposer aux projets des conjurés, affectait de croire à la sincérité de leurs protestations[319]; mais à la première nouvelle de ces évènements, l'amiral Moncenigo quitta sa station sur les côtes de la Morée, sans attendre même les ordres du sénat. Tous les (p. 617) bâtiments de guerre, qui croisaient dans les échelles du Levant, eurent ordre de le joindre et de lui amener tout ce qu'il y avait de troupes disponibles à Candie et ailleurs[320]. En arrivant en Chypre, il trouva les rebelles dispersés par la seule apparition de son avant-garde, qui l'avait précédé de quelques jours. Les chefs de la conjuration avaient pris la fuite; il n'eut plus qu'à punir les autres, et à mettre des garnisons vénitiennes dans les principales villes du royaume.
Mort du fils de la reine. Le jeune prince, dont la reine était accouchée, mourut en 1475[321]. La république fait enlever ses enfants naturels. Cette mort ouvrait la carrière aux prétentions des enfants naturels: ils étaient encore dans l'île. La république les fit enlever et conduire à Venise.
Au moyen de cet enlèvement, il n'y eut plus qu'un parti dans l'île, celui de la reine, ou pour mieux dire, des Vénitiens; car, héritiers d'une princesse veuve et sans enfants, ils se regardaient déjà comme maîtres du royaume, et en saisissaient toute l'administration. Catherine ne pouvait leur disputer une autorité dont elle leur était redevable.
Par une de ces précautions qui caractérisent (p. 618) la prévoyance du gouvernement vénitien, la seigneurie voulut s'assurer de tous les moyens de domination dans l'île, en y transportant cent familles nobles, et y assignant à chacune un revenu de trois cents ducats sur le trésor du royaume. Mais ce trésor se trouva insuffisant; les nobles montrèrent peu d'empressement à s'expatrier, et ce projet, quoique arrêté dans le conseil, resta sans exécution[322], chose presque inouie dans l'histoire du gouvernement de Venise.
XV. Compétiteurs à cette couronne. Le roi de Naples poursuivait toujours son dessein d'enlever cette importante possession à la république. C'était un droit bien équivoque, que celui de son fils Alphonse, qui n'était pas encore marié, mais seulement fiancé avec la fille naturelle du roi Jacques. Tant que le mariage n'était pas conclu, le prince ne pouvait réclamer les droits de sa femme; comment conclure ce mariage avec une fille impubère, qui d'ailleurs était entre les mains des Vénitiens? et, dans tous les cas, les droits de la jeune princesse ne pouvaient passer qu'après ceux de ses frères.
Pour fonder ses prétentions sur des titres plus réels, Ferdinand imagina de déterminer l'ancienne reine Charlotte à adopter Alphonse. Cette (p. 619) princesse y consentit, et transporta tous ses droits au fils naturel du roi de Naples, ne voyant pas que, bâtards pour bâtards, ceux de la maison de Lusignan méritaient la préférence sur ceux d'Arragon. Mais elle n'écoutait que sa haine contre son frère et contre ses neveux.
Le roi de Naples croyait avoir fait une grande combinaison politique, en réunissant sur la tête de son fils Alphonse les droits des deux branches rivales de la maison de Lusignan. C'est une faiblesse naturelle aux princes, de vouloir que tout ce que la passion leur conseille paraisse légitime aux yeux des peuples. Il se flattait de produire un soulèvement général des Cypriotes, en leur montrant la fille naturelle du roi Jacques ou l'héritière légitime du roi Jean. Dans cette vue, il essaya de faire enlever la jeune princesse, qui venait d'être transférée à Venise. Elle y jouissait d'une apparence de liberté; mais on juge avec quel soin elle était surveillée par un gouvernement qui poussa toujours jusqu'à l'excès la méfiance et les précautions.
Le conseil des Dix fut informé qu'un petit bâtiment napolitain devait arriver à Venise, sous prétexte d'y vendre sa cargaison; mais que l'équipage de ce bâtiment était composé d'hommes de main, qui s'étaient chargés d'enlever la fiancée d'Alphonse. Aussitôt la princesse fut envoyée (p. 620) dans la citadelle de Padoue, avec ses frères, et, peu de temps après, on sut qu'elle y était morte. Quand on ne veut pas être accusé d'empoisonnement, il est fâcheux d'être si bien servi par la fortune.
Le gouvernement vénitien, de son côté, faisait des préparatifs pour faire enlever la reine Charlotte, qu'on savait devoir passer incessamment d'Italie en Égypte, sur des vaisseaux génois.
L'amiral de la république reçut l'ordre d'intercepter ces vaisseaux, mais il ne put les rencontrer; et la fille des Lusignan fut obligée de remercier la fortune de l'avoir conduite jusqu'à la cour d'un soudan, dont elle allait implorer la protection.
De ce nouvel asyle, elle entretint quelques intelligences dans son royaume; et ce fut principalement avec un noble vénitien, nommé Marc Venier, mécontent de la reine actuelle, qui n'avait pas, selon lui, reconnu dignement quelques services qu'il lui avait rendus. Ce patricien trama une conspiration en faveur de la reine Charlotte. Il ne se promettait pas moins que d'assassiner la reine Catherine; mais ce complot fut découvert long-temps avant l'époque marquée pour son exécution; les auteurs le payèrent de leur tête, et la reine Charlotte, renonçant à reconquérir (p. 621) un royaume dans lequel elle ne pouvait pas même aborder, repassa en Italie.
XVI. Le gouvernement vénitien exige que la reine Catherine abdique. 1488. Ces divers évènements conduisirent jusqu'en 1488. Il y avait vingt ans que les Vénitiens étaient arrivés en Chypre avec la reine Catherine. Il y en avait quinze qu'ils y gouvernaient sous son nom. Mais ce n'était pas assez pour eux. Par une contradiction, qui ailleurs eût été monstrueuse, la république prétendait hériter à titre de mère, et se montrait impatiente d'hériter. On peut juger combien la résistance de Catherine devait être épuisée après une oppression de quinze ans, qui avait pour objet de la dépouiller, en fatiguant sa constance. En public, on la traitait encore de reine; dans l'intérieur, on avait soin de lui rappeler qu'elle n'était que Catherine Cornaro.
Cependant elle supportait cette obsession avec une patience qui désespérait ses tyrans. À la fin, ils voulurent consommer leur première usurpation par une autre, et quand il fallut proposer dans le conseil une nouvelle iniquité, les raisons politiques ne manquèrent pas.
Catherine n'était pas encore dans un âge qui pût rassurer entièrement sur la réversibilité de sa succession. Si elle se remariait, si elle avait un enfant, la république perdait en un instant le fruit de vingt ans de soins, pour s'assurer le (p. 622) royaume de Chypre. Quelques-uns des parents que la reine avait à Venise, s'étaient oubliés jusqu'à laisser percer l'ambition de prendre le titre de princes. Le tribunal des inquisiteurs d'état leur imposa silence, et arrêta que s'il y en avait un seul qui désobéît, on le ferait noyer pour l'exemple[323]; mais de pareilles prétentions annonçaient que la reine de Chypre ne manquerait pas d'héritiers. Un gouvernement aussi prudent ne pouvait se dispenser de prévenir un si grand danger. En conséquence, il fut arrêté qu'on exigerait de Catherine une renonciation formelle à la couronne. Une guerre venait d'éclater entre les Turcs et le soudan d'Égypte. De grandes armées allaient passer à la vue de l'île de Chypre, il était impossible de ne pas la mettre en état de défense.
On choisit, pour faire porter cette décision à la reine, son propre frère. Cette mission fut donnée à Georges Cornaro, par le conseil des Dix. C'était lui signifier qu'il fallait y réussir. Sans faire la moindre observation, il s'embarqua, et (p. 623) la grande flotte arriva en même temps que lui, sur les côtes de l'île.
Georges Cornaro dit à la reine, sa sœur, que, Chypre étant menacée d'une invasion des Ottomans, les Vénitiens se voyaient dans la nécessité de prendre ce royaume sous leur protection immédiate; qu'il était de l'intérêt de ses sujets et du sien même, qu'elle abdiquât la couronne et se rendît à Venise, où elle trouverait un établissement digne de son rang. Catherine voulut d'abord représenter que sûrement on avait fait d'infidèles rapports à la seigneurie sur l'état du royaume: elle demandait la permission d'adresser des renseignements plus exacts au sénat, persuadée que, mieux instruit, il changerait de détermination. Son frère lui répondit que le sénat n'en changeait jamais.
Elle sollicita des délais pour prendre conseil; mais Cornaro lui fit remarquer qu'on avait déjà relevé la garde du palais, et que tous les postes étaient occupés par des troupes vénitiennes.
La reine se soumit[324], partit quelques jours (p. 624) après de Nicosie, accompagnée des provéditeurs vénitiens, pour se rendre au port de Famagouste. Sur son passage, elle reçut tous les honneurs dus à son rang. Les magistrats et le clergé la recevaient à la porte des villes. Elle y faisait son entrée sous le dais, et traversait les rues entourée d'une garde vénitienne, au milieu d'une population étonnée, émue de ce spectacle, et qui la saluait de ses acclamations.
Lorsqu'elle fut arrivée à Famagouste, le généralissime de la flotte lui présenta les dépêches de la seigneurie, en la suppliant de les prendre en considération. Catherine répondit que, fille de la république, elle obéissait au sénat et lui recommandait le bonheur de ses peuples. Ensuite, pour donner une sorte de formalité à son abdication, on assembla un conseil, la reine annonça, par une proclamation, qu'elle déposait la couronne; les magistrats se rendirent à bord de la capitane, pour protester à l'amiral du dévouement des Cypriotes à la république. Une messe solennelle fut chantée, dans laquelle on bénit l'étendard de Saint-Marc. La reine, présente à cette cérémonie, le remit elle-même au général vénitien, qui le fit arborer aussitôt, et (p. 625) la république prit possession du royaume de Chypre, le 26 février 1489. XVII. La république devient souveraine de l'île. 1489. C'était la destinée de cette île d'être usurpée par ses protecteurs. Les Romains, pour réparer leurs finances, se déclarèrent héritiers de Ptolémée qui y régnait; mais ils ne lui envoyèrent point son frère pour le dépouiller[325].
Comme on n'avait aucune opposition à craindre, on ne fit partir la reine qu'après que cette cérémonie eut été répétée dans toutes les places du royaume, afin que sa présence dans l'île attestât son consentement.
Elle s'embarqua le 14 mai. À son arrivée à Venise, le doge et la seigneurie allèrent au-devant d'elle. On la reçut avec de grands honneurs et on lui assigna pour demeure le château-fort d'Asolo, dans la province de Trévise; où elle fut environnée d'honneurs et de gardiens. (p. 626) Quelques voix s'élevèrent sur la cruauté de ce traitement et l'injustice de cette acquisition: les inquisiteurs d'état arrêtèrent de faire noyer quiconque se permettrait de semblables réflexions[326].
Devenus rois de Chypre les Vénitiens ne crurent pas pouvoir se dispenser de remplir envers le soudan d'Égypte toutes les obligations de la vassalité. L'investiture était un moyen de légitimer leur usurpation. Il leur importait de ménager ce prince, à cause du commerce considérable qu'ils faisaient dans ses états et pour qu'il ne s'alliât pas à l'empereur des Turcs, voisin et par conséquent ennemi de la république.
D'après ces considérations, ils firent auprès du soudan toutes les soumissions, qui pouvaient le déterminer à approuver la possession qu'ils avaient prise d'un fief qui était dans sa mouvance. On lui envoya des présents de la part de la reine et de la part de la seigneurie, comme si l'une et l'autre eussent mis, le même intérêt à faire sanctionner la révolution. Un ambassadeur fut chargé d'acquitter tout l'arriéré du (p. 627) tribut, et de prêter le serment de foi et hommage.
Le soudan donne l'investiture de ce royaume aux Vénitiens. Le soudan reçut ce message avec beaucoup de hauteur, dédaigna de traiter cette affaire avec l'ambassadeur, dit qu'il ne connaissait ni la reine de Chypre, ni le général vénitien, au nom duquel l'ambassadeur s'était d'abord présenté, pour ne point compromettre la dignité de la république. Il fallut négocier cette affaire avec les ministres. La seigneurie eut l'art de les mettre dans ses intérêts; et au bout d'un an, le soudan accorda l'investiture du royaume de Chypre, et reçut les Vénitiens au nombre de ses vassaux.
Quand cette grande iniquité se trouva consommée, Georges Cornaro reçut la récompense de la pénible mission qu'il avait remplie auprès de la reine sa sœur; il fut élevé à la procuratie, et on obtint pour son fils le chapeau de cardinal, tant le pape était touché de voir conserver dans le domaine de la vraie religion, un royaume menacé de tomber au pouvoir des musulmans[327]. Ce pape était Alexandre VI.
(p. 628) Cette occupation de Chypre par les Vénitiens n'eut pas seulement pour résultat l'accroissement de la puissance de la république; elle produisit une révolution dans les mœurs, ou au moins elle en accéléra la dépravation. Celles des Cypriotes étaient extrêmement corrompues, le climat de cette île, toujours mortel aux vertus austères, les jouissances de la mollesse et de la domination, la facilité d'acquérir des richesses, attirèrent les nobles vénitiens et en firent des satrapes voluptueux, qui rapportaient ensuite dans leur patrie l'habitude de l'indolence et des plus monstrueux dérèglements. Leur exemple corrompit bientôt toute la population, et le gouvernement ne se mit point en devoir d'arrêter les progrès de la contagion, parce que c'est, dit-on, un principe des gouvernements aristocratiques, que la dépravation des mœurs, en énervant les passions généreuses, devient une garantie de la tranquillité de l'état, et favorise l'oligarchie.
XVIII. Acquisition de Vegia. 1480. La république, pendant qu'elle travaillait à cette acquisition importante, n'avait pas négligé, pour s'agrandir, quelques autres occasions, plus ou moins légitimes, qui s'étaient offertes.
Au fond du golfe, d'où semble sortir cette chaîne d'îles, qui longe les côtes de la Dalmatie, il y en avait une nommée Vegia, que (p. 629) possédait un seigneur du nom de Frangipani. Ce seigneur eut quelques différends avec les habitants de l'île; ceux-ci réclamèrent la protection de la république. Frangipani, sachant quel danger il y avait à la prendre pour arbitre, s'adressa au roi de Hongrie, pour en obtenir quelques secours, afin de faire rentrer dans le devoir des sujets qu'il qualifiait de rebelles. Ce prince lui envoya en effet une petite garnison; mais une escadre vénitienne se présenta devant l'île, et, comme on ne met pas la même ardeur à protéger un voisin faible qu'à le dépouiller, le roi ne voulut pas s'engager, pour cette affaire, dans une querelle sérieuse avec les Vénitiens. Il retira ses troupes, et, malgré les humiliations que le comte Frangipani vint subir à Venise, la seigneurie confisqua ce petit état et le réunit à ses domaines, accordant seulement à l'ancien possesseur une petite pension de mille ducats, pour tout dédommagement, sous la condition qu'il fixerait sa résidence à Venise.
De Zante et de Céphalonie. 1483. Trois ans après, en 1483, les îles de Zante et de Céphalonie, à l'autre extrémité du golfe, dans la mer Ionienne, ayant été enlevées aux Turcs, par un des petits princes grecs établis sur cette côte, les Vénitiens entreprirent de persuader au pacha voisin, qui n'avait pas su (p. 630) les reprendre, qu'il convenait beaucoup mieux aux intérêts de la Porte, de voir ces îles occupées par eux, que par un prince grec. Ils ne demandaient que la permission d'en tenter la conquête. Le pacha le trouva bon, et aussitôt Zante fut occupée; une escadre vint attaquer Céphalonie, le prince qui y régnait fut tué dans une émeute, et le drapeau de Saint-Marc fut arboré dans ces nouvelles possessions.
Restitution de Céphalonie. Cependant le sultan, qui ne partageait pas l'opinion de son pacha, sur l'utilité de faciliter des conquêtes aux Vénitiens, redemanda ces îles avec sa hauteur ordinaire. Il fallut négocier, on chercha à gagner du temps, et on obtint, en restituant Céphalonie, la permission de conserver Zante, moyennant un tribut de cinq cents ducats, que la république se soumit à payer au sultan.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
Page.
Livre IX. Guerre contre le roi de Hongrie.—Perte de la Dalmatie.—Nouvelle peste à Venise, 1355-1361.—Fondation de la bibliothèque de Saint-Marc, par Pétrarque.—Dernières révoltes de Candie.—Expédition contre Alexandrie.—Élection d'André Contarini, 1361-1367.—Nouvelle révolte de Trieste.—Démêlé avec l'évêque de Venise.—Guerre contre le seigneur de Padoue, le roi de Hongrie et le duc d'Autriche, 1367-1377.—Aventure de Charles Zéno.—Occupation de l'île de Ténédos.—Affaires de l'Orient.—Commencement de la guerre contre les Génois, le roi de Hongrie, le patriarche d'Aquilée, et le seigneur de Padoue, 1377-1378 5
Livre X. Guerre de Chiozza, 1378-1381 77
Livre XI. Guerre contre Carrare, seigneur de Padoue.—La république recouvre le Trévisan.—Acquisition de Corfou, Durazzo, Alessio, Argos, Naples de Romanie, et Scutari, 1382-1390.—Ligue contre les Turcs.—Bataille de Nicopolis.—Tamerlan, appelé (p. 632) par les chrétiens, attaque Bajazet, et le bat à Angora.—Nouvelle rupture entre les Génois et les Vénitiens, 1388-1403.—Guerre en Lombardie contre François Carrare II.—Acquisition de Vicence, de Feltre, de Bellune, de la province de Rovigo, et de Vérone.—Siége et prise de Padoue.—Mort des princes Carrare.—Jugement de Charles Zéno, par le conseil des Dix. 1397-1406 165
Livre XII. Acquisition de Zara et de quelques autres places en Dalmatie, de Lépante et de Patras.—Traité avec les Turcs.—Acquisition de quelques villes sur le Pô.—Guerre avec le roi de Hongrie.—Trève, 1406-1413.—La seigneurie refuse la ville d'Ancône.—Rupture momentanée avec les Turcs.—Acquisition de Corinthe.—Mort de Charles Zéno.—Guerre contre le roi de Hongrie et le patriarche d'Aquilée.—Conquête du Frioul.—Acquisition de Cattaro.—Situation de la république après ces conquêtes, 1413-1420 243
Livre XIII. Délibération sur la guerre proposée par les Florentins contre le duc de Milan.—Mort du doge Thomas Moncenigo, 1420-1423.—Acquisition et perte de Salonique.—Déclaration de guerre contre le duc de Milan.—Siége de Brescia.—Victoires de François Carmagnole.—Traité de paix par lequel la république acquiert Brescia, 1423-1426 287
Livre XIV. Nouvelle guerre contre le duc de Milan.—Bataille de Macalo gagnée par François Carmagnole.—Paix de 1428.—Acquisition de Bergame, (p. 633) 1426-1428.—La république acquiert l'expectative de la principauté de Ravenne.—Troisième guerre contre le duc de Milan.—Bataille perdue par les Vénitiens.—Mort de François Carmagnole, 1428-1433 353
Livre XV. Quatrième guerre contre le duc de Milan.—Campagne de Piccinino et de Gatta-Melata.—Siége de Brescia.—François Sforce paraît sur le théâtre de la guerre.—Prise et reprise de Vérone.—Paix de 1441.—La république acquiert Lonato, Valeggio, Peschiera, et usurpe l'état de Ravenne, 1433-1441 408
Livre XVI. Guerre dans le Milanais.—Mort de Philippe-Marie Visconti.—Guerre des Vénitiens contre les Milanais et François Sforce.—Paix par laquelle la république acquiert la province de Crême.—Reprise de la guerre contre Sforce.—Il est couronné duc de Milan, 1441-1450.—Guerre des Vénitiens contre Sforce, duc de Milan.—Les Français auxiliaires du duc.—Pacification générale. Ligue d'Italie, 1451-1454.—Prise de Constantinople par les Turcs.—Traité entre la république et Mahomet II.—Transaction avec le patriarche d'Aquilée.—Translation du siége patriarcal de Grado à Venise.—Malheurs et déposition du doge François Foscari.—Création des inquisiteurs d'état, 1453-1457 460
Livre XVII. Traité de commerce avec le soudan d'Égypte.—Guerre contre les Turcs dans la Morée.—Projet de croisade.—Perte de l'île de Négrepont. Alliance avec la Perse.—Guerre dans l'Asie mineure (p. 634) et en Albanie.—Belle défense de Scutari.—Paix avec le sultan.—Perte de Scutari, 1457-1479.—Affaires de Chypre; acquisition de ce royaume par la république.—Réunion des îles de Vegia et de Zante au domaine de Venise, 1469-1484 555
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME DEUXIÈME.
1: Il y a des historiens qui disent au contraire qu'il accorda noblement le sauf-conduit. (Voyez l'Histoire de Padoue, d'André Gataro, tom. XVII, de la collection de Muratori, p. 56.)
2: Preso Zara per tradimento d'un priore Tedesco di Santa-Croce ch'era in Zara al servizio de' Veneziana, e la notte introdusse gli Ungari.
3: Montesquieu, Esprit des lois, liv. 5, ch. 8.
4: Art. 4 du Supplément aux Statuts de l'inquisition d'état. Ms. de la Bibl.-du-Roi.—No 1010 H/264 et 33/10462.
5: Pierre Justiniani, liv. 4, dit: «Que la nouvelle de cette prétendue victoire avait été portée par un Génois, mais non pas que la victoire avait été remportée sur les Génois.»
6: La proposta di Francesco Petrarca, soggetto che già gran pezzo non ha havuto pari al mondo, e che nella christianità, nella philosophia morale e nella poesia non ha chi gli sia uguale. Histoire de Paul Morosini, liv. 13. J'en ai traduit la lettre de Pétrarque, qu'il rapporte. La lettre et la réponse sont aussi dans la Chronique de Marin Sanuto.
7: Ginguené, Histoire littéraire de l'Italie, chap. 12, section 2.
8: Dans son livre intitulé: Opinione in qual modo debba governarsi la repubblica veneziana.
9: Nous possédons un document qui nous met à portée d'apprécier d'une manière très-approximative les frais de cette expédition. Le vénitien Marin Sanuto présenta au pape, en 1321, son plan d'une descente en Égypte; voici comme il en évalue les dépenses; «Et si votre sainteté daigne s'informer de ce qu'il en coûtera annuellement pour ces quinze mille hommes de pied, et ces trois cents cavaliers, pour les vaisseaux, les vivres et autres objets nécessaires, et pour les sacrifices qu'occasionnerait la négociation à entamer avec les Tartares, je réponds qu'en trois ans cette dépense s'élèverait à vingt-une fois cent mille florins, en comptant le florin pour deux sols de gros de Venise; savoir; six cent mille florins chaque année, l'une dans l'autre, pour la solde, les munitions, et l'entretien de la bonne harmonie avec les Tartares; et pour les vaisseaux, l'armement, le campement, les remontes, trois cent mille florins en trois ans; en tout sept cent mille florins par an.»
Évaluons l'homme de cheval au triple d'un fantassin; il en résulte qu'une armée de quinze mille hommes d'infanterie et de trois cents chevaux, coûtant par an six cents mille florins, une armée, de dix mille fantassins et de quatorze cents chevaux, devait coûter cinq cent trente-cinq mille huit cent quarante-neuf florins, et en y ajoutant trois cent mille florins, pour les premiers frais de l'expédition, huit cent trente-cinq mille huit cent quarante-neuf florins. Marin Sanuto évalue le florin à deux sols de gros de Venise; cette proportion ne devait pas avoir varié sensiblement de 1321 à 1365 ainsi, cette expédition dut coûter un million six cent soixante-onze mille sept cent quatre-vingt-dix-huit sols de gros. Un sol était la vingtième partie de la livre, et la livre valait dix ducats, qui, à cette époque, paraissent avoir valu chacun à-peu-près dix-sept francs de notre monnaie d'aujourd'hui.
D'où il suivrait que l'armée dont il s'agit devait coûter quatorze millions deux cent dix mille deux cent quatre-vingt-deux francs, c'est-à-dire mille francs par an et par homme.
Mais il faut chercher la preuve de cette appréciation, en la comparant à des valeurs fixes, qui sont les régulatrices de toutes les autres, les denrées.
Sanuto nous en fournit les moyens: La livre de pain biscuité, dit-il, (livre 2e, 4e partie, chap 10,) valait quatre deniers et un tiers, petite monnaie. D'après cela, voici comme il calcule:
«La livre de biscuit coûte quatre deniers et un tiers. La ration journalière de l'homme, qui est d'une livre et demie, coûtera six deniers et demi. Les quarante cinq livres que l'homme aura consommées en 30 jours coûteront seize sols trois deniers, petite monnaie, et en 12 mois cinq cent quarante livres de biscuit auront coûte six sols de gros, un gros et quatre petits deniers. Il résulte de ces données que, puisque six sols, un gros et quatre petits deniers représentaient, à cette époque, cinq cent quarante livres de pain, un million six cent soixante-onze mille sept cent quatre-vingt-dix-huit sols, devaient en représenter cent quarante-neuf millions deux cent dix-huit mille trois cent trente-quatre.
La livre de Venise ne valait (dans les derniers temps du moins), que 477 millièmes de kilogramme. Ainsi cette quantité équivalait à soixante-onze millions cent soixante-dix-sept mille cent quarante-cinq kilogrammes. Il ne s'agit plus que de savoir à combien le kilogramme de ce pain serait évalué aujourd'hui; nous ne pouvons le faire avec certitude, parce que nous ne savons pas précisément de quoi était composé, à cette époque, le pain que les Vénitiens donnaient à leurs gens de mer; supposons que le kilogramme valût vingt centimes, nous trouverions que cette quantité coûterait quatorze millions deux cent trente-cinq mille quatre cent neuf francs.
Le résultat de ces deux calculs est tellement identique qu'ils paraissent se servir réciproquement de preuves. D'après le premier, le sol de gros équivalait à huit francs cinquante centimes de notre monnaie, et d'après le second, à huit francs cinquante-une centimes.
Sanuto fournit des données pour essayer le même calcul sur le vin, la viande salée, les légumes, etc.; mais le peu de fixité de la valeur de ces denrées et les incertitudes sur la valeur des mesures anciennes, rendraient le calcul trop hypothétique.
Il résulte de son compte que la nourriture d'un homme, en pain, vin, viande salée, féves et fromage, revenait, pour un an, à douze sols de gros, c'est-à-dire à cent deux francs.
10: Je traduis ce rapport de l'Histoire de Pierre Justiniaini, liv. 5; il y dit que Paul Loredan era huomo di bella maniera di dire, ce qui doit faire croire qu'on a eu quelque soin de conserver sa harangue, qu'au reste j'abrége beaucoup.
11: Morosini dit seulement, che non potessero haver boni fuori dello stato della repubblica, e se ne havessero, fussero obligati vendergli. Liv. 13. Mais Sanuto est positif: ne possono havere terre e possessioni in Trivigiano, Padovano, Ferrarese o in altra parte del mondo fuori del ducato di Venezia, e se per caso avanti che fosse creato doge, le avesse, quelle debba far vendere, e cosi que' della sua casa.
12: On dit qu'il n'en coûta que 75000 ducats. Fatti Veneti di Francesco Verdizzotti, lib. 14.
13: On peut voir sur toute l'Histoire des seigneurs de Padoue, la Chronique de Bartolemeo Galeazio Gataro, continuée par André son fils. Elle est imprimée dans la Collection des historiens d'Italie, publiée par Muratori, tom. XVII; il existe à la Bibliot.-du-Roi, sous le no 10142, un manusc. qui dans un grand nombre de passages diffère de celui sur lequel Muratori a fait son édition.
14: Fù scoperto al signor di Padova che Marsilio suo fratello haveva con altri congiurato di uccider lui e il figliuolo, e questo per il messo che portava lettere a Venezia, per aver ajuto da quella repubblica. E preso uno de complici, esso Marsilio con gli altri fuggi di Padova et andò al campo del signore e lì levò le genti che erano d'intorno a quatro cento cavalli et andò a Venezia, dove fu honorevolmente raccolto......
Giacomo da Lion, Gicomo Papin e Tibaldo di Rognon, andati a Venetia, convennero con Marsilio da Carrara, e conclusero di voler far morire Francesco da Carrara signor di Padova, e Francesco suo figliuolo e che tal caso Marsilio fosse signore e esso Giacomo da Lion vescovo di Padova, e così con consentimento di Nicolò da Carrara, e molti altri Padovani, trattarono di dar essecuzione al fatto. E manifestata questa deliberazione ad un pietro di Salomone cittadino de Padova, furono dalui discoperti......
La signoria di Venezia intendendo i grandi preparamenti del signor di Padova...... mandarono a lui ambasciatori ad offerirglisi come confederati ad ogni suo bisogno: il qual rispose che per dubbio che aveva di loro egli faceva tutti que' preparamenti, e che di ciò ne aveva causa, porche egli sapeva, che havevano tenuto mano nel trattato di Marsilio suo fratello contra di lui.
15: Histoire du gouvernement de Venise, par Amelot de la Houssaye.
Grimm, dans sa correspondance littéraire, tom. 3, rapporte une anecdote qui n'est ni assez grave ni assez authentique pour que l'histoire puisse la recueillir; mais qui est assez dans le caractère du gouvernement vénitien: «Il y avait, dit-il, une loi qui attribuait aux curés la propriété absolue de tout ce qui se trouvait dans la chambre de leurs paroissiens au moment de leur mort, même au préjudice des enfants. Cette loi révoltante était tombée en désuétude, mais elle existait. Il y a quelques années qu'un curé voulut la faire revivre, à la mort d'un homme qui laissait une succession considérable dans un porte-feuille qui n'avait pas quitté le chevet de son lit. Le fils unique du défunt mit le curé dehors à coups de bâton, et le pasteur, aussi moulu que scandalisé, alla dénoncer au conseil des Dix l'infracteur d'une loi, selon lui, si sage et si respectable. Le conseil s'assemble, déclare la loi véritable, ordonne qu'elle sera maintenue dans toute sa rigueur, et prononce, contre quiconque battra les curés pour les empêcher de jouir de leurs droits, une amende évaluée à vingt livres de notre monnaie, et une de cinquante livres, si on poussait la révolte jusqu'à mort d'homme. Oncques depuis curé n'a été tenté de la faire revivre.»
Voici au reste un passage d'un ancien historien, qui a quelque rapport avec cette anecdote.
In tempo di questo doye, (P. Polani, 1128) era una mala usanza, laqual era che sidava al vescovo la décima di tutto quello che avea una quando moriva. Del che un messei Bonifacio Falier, mosso da colera, ammazzo il vescovo. Per laqual cosa si stette molli anni senza vescovo, governando il vescovado il patriarca di Grado di modo che poi fù deter minato che il detto vescovo non dovesse avera altro, salvo quello che gli lasceria il defunto.
16: Il se nommait Nicolas Morosini.
17: Veneziani atteserò a rifar'il loro esercito, havendo avuto ajuto dal Turco di 5000 fanti arcieri, il quale volontieri li socorse, per esser egli nemico del rè d'Ungheria.
18: Cronaca della guerra di chiozza, da Daniello Chinazzo.
19: André Redusio de Quero. (Rerum Italicarum scriptores, tom. XIX, p. 754) Il dit formellement qu'on n'avait point vu de canons en Italie avant ceux que les Vénitiens fabriquèrent par un art merveilleux.
20: Galéas Gattaro nous a conservé, dans son Histoire de Padoue, deux lettres que Louis, roi de Hongrie, écrivit au seigneur de Padoue pendant la négociation de cette ligue. On y lit: «Collegati sumus ad destructionem, vituperium, verecundiam, et omnis sanguinis effusionem et mortem communis Venetorum, omniumque eorum benevolentium.
21: Vie de Ch. Zéno, par François Quirino, Histoire du Bas Empire, par M. Ameilhon, liv. 115.
22: Destiné dans son enfance à l'état ecclésiastique, il avait été envoyé à la cour du pape, qui lui avait donné une prébende; pendant qu'il faisait ses études à Padoue, un voleur, qu'il rencontra sur la route de Venise, l'assassina pour lui dérober son argent, et le laissa pour mort. À l'université, il se lia avec de jeunes libertins, devint joueur, perdit son argent et disparut pendant cinq ans, qu'il employa à servir dans les diverses parties de l'Italie. Son retour à Venise surprit tous ses parents, qui ne croyaient plus le revoir, et qui le déterminèrent à s'embarquer pour Patras, où était son bénéfice.
Cette ville était alors attaquée par les Turcs. Le jeune prébendier s'élança au premier rang de ceux qui sortirent pour les combattre, et y reçut une si grave blessure qu'on était sur le point de l'enterrer, lorsqu'il donna quelques signes de vie. Une dispute avec un gentilhomme qu'il appela en duel l'obligea à se démettre de son bénéfice; il épousa une jeune grecque qui mourut bientôt après, et il se remaria avec une fille de la maison Justiniani. Enfin il s'adonna au commerce et l'exerçait depuis sept ans dans la mer Noire, lorsque l'aventure qu'on va lire lui ouvrit une nouvelle carrière.
23: Folieta, Hist. de Gênes, liv. 8.
24: On peut consulter sur les détails de cette rixe et les causes de cette guerre, un man. de la biblioth. de Saint-Marc, intitulé: Cronica di Venezia et come lo fù edificata, et in che tempo et da chi fino all'anno 1446 in-fo p. 40.
25: Histoire de Venise de Pierre Justiniani, liv. 14.
26: Je trouve dans les historiens vénitiens quelques détails sur la solde de celle-ci. Sanuto rapporte que le cavalier, avec ses deux écuyers, coûtait deux cents ducats d'or par an. Il était obligé de se pourvoir d'armes et de chevaux, mais on les lui remboursait quand il les avait perdus au service.
Suivant un ancien document cité par Charles Marin, tome VI, liv. 3, chap. 2, le gendarme recevait trente-six ducats d'or par mois; de sorte que, selon le premier de ces auteurs, on louait un gendarme, ses deux écuyers et ses chevaux, pour deux cents ducats d'or par an; selon l'autre, pour quatre cent trente-deux.
27: «O diva, gratum quæ regis Antium.» (Hor.)
28: Les uns fixent la date de ce combat au 30 mai 1378; les autres la reculent au mois de juillet.
29: Voyage en Dalmatie, par l'abbé Fortis, tom. II.
30: Histoire de Venise, de Paul Morosini, liv. 14.
31: D'autres disent vingt-quatre.
32: Un manuscrit de la Bibl. de St.-Marc, Cronaca anonima della repubbl. de Venesia, dal 695 al 1432, dit qu'ils furent tous massacrés. Daniel Chinazzo, dans sa chronique de la guerre de Chiozza, dit «Havevano fatto decapitare 800 soldati stipendiarj che crano di quelli che in quella giornata havevano preso, la qual nova intesa, il signore di Padova allegro fece far processione e grandissime feste.
33: Et è vero che egli era molto invidiato da i gentilhuomini, perchè tutto il popolo e i marinari lo amavano, e del suo danno ne ricevano dispiacere.
34: E questo fù fatto da tre solamente delle galera sopra dette, essendo il popolo di Venezia in gran numero sopra il lido a questo spettacolo; il qual non fece alcuna di fesa, seben potea darle ajuto assai con le barche armate. E questo fù la maggior vergogna potessero hover Veneziani, vedendo questo fatto su gli occhi.
35: Histoire de Venise, de Paul Morosini, liv. 14.
36: Chronique de la guerre de Chiozza, par Daniel Chinazzo.
37: Suaserat enim sæpiùs Franciscus Carraria, vir singulari prudentiâ, uti Clodiâ fidei suæ commissâ, ipse Venetias obsidere pergeret atque in eo uno omnia ejus studia reponeret, verùm quoniam Francisci aliquantum suspecta fides erat, ne eam in potestate suâ traditam imperii sui faceret, ejus consilium repudiatum est.
38: Incontenente po che fo presa Chiozza, i Veneziani vezandose a mal partio, scrisse una lettera al magnifico messer Francesco vecchio da Carrara, e dove in prima el dose de Venezia se scriveva de sovra, el se sottoscrisse, e dove che soleva appellare el ditto messer Francesco nobile, el lo appellò magnifico, digando al magnifico e possente segnore messer Francesco da Carrara, di Pava, e del destretto imperial vicario generale, preghemo la magnificenzia vostra che 'l ve piasa di mandare le vostre lettere di salvo condutto a mestre di posser vegnire a la presenzia de la magnitudine vostra, di stare e di tornare liberamente a gli infra scritti ambassaori nostri di nostra intenzione pienamente informà.
39: Tutti gridavano ad alta voce: Se roi volete che andiamo in galera, dateci il nostro capitano, Messer Vittorio Pisani, ch'è in prigione.
40: E udendo questo il detto Vittorio Pisani vene alle cantellene dicendo, Viva messere san Marco. (Sanuto ib.)
41: Sabellicus, seconde decade, liv. 6.
42: Ad conspectum principis et patrum adductus, non turbidà non truci sed læta hilarique fronte senatum omnem salutavit. Eum ad pedes constitutum Contarenus princeps ita affatus dicitur: Fuit tempus, Victor, quo justitiæ studuimus; nunc gratiarum tempus est. Jussimus te ob cladem ad Polam acceptam in custodiam adduci; nunc te liberandum duximus. Tu, quæso, ne cognoscere velis utrum æquius fuerit facere; quin oblituratâ præteritorum memoriâ rempublicam respice illam jacentem erige ac tuere, ac demum fac ita ut tibi publicam privatamque salutem debeant tui cives qui te, ob amplissimas virtutes tuas, colunt et honorant.
43: Voyez ce discours que j'abrège dans Sabellicus, 2e décade, liv. 6, et dans l'Histoire de Venise, par Pierre Justiniani, liv. 5.
44: Pierre Delfino dans sa Chronique.
45: Disperata d'ogni parte la pace, dicesi che alcuni ebbero pensiero di abbandonar la città e passar ad habitare e trasportare la repubblica in Candia o in Negroponte.
Classem quàm occultissimè compararunt, eo consilio ut si res ex sententiâ non succederet, translatis in naves conjugibus ac liberis cura iis quibus possent facultatibus, relictâ urbe, in Cretam commigrarent, ibique sedes suas conderent.
46: Marin Sanuto Vite de' duchi, A. Contarini.
47: Sopra vi erano 300 combattitori, et era di trè coperte tutta incorata di fuori via, e pareva a vedere un castello.... essa Bichignana (c'était le nom de ce vaisseau) fù il maggiore e il pià bel naviglio che fosse mai veduto in quelli mari.
48: Due grosse bombarde, l'una detta la Trivisana che gettava pietre di peso di libre 195, l'altra detta la Vittoria che ne gettava di peso di libre 140.
49: Histoire de Venise de Nicolas Doglioni, liv. 5.
50: Chinazzo dit que le froment valait 9 livres le staro, le vin 10 liv. la quarte, la viande fraîche 5 sols la livre, la viande salée et le fromage 8 sols la livre, le bois 11 livre, la voie (le carro). Il paraît que ces prix étaient très-élevés, car le même auteur dit plus bas; «Era venuta grandissima carestia di tutte le cose sicchè la gente di bassa condizione conveniva abbandonar la città, non si potendo aver framento nè vino per danari.» Il ajoute qu'à la fin de janvier 1380, le staro de froment se vendait 15 livres.
51: Nullum mite responsum est redditum, nisi ut certo scirent se paulo post in vincula ituros, tum patres de eorum vità et morte maturiùs consulturos. Sabellicus, 2e décade, livre 6.
52: Cronaca della guerra di Chiozza da Daniello Chinazzo.
53: Voyez l'analyse du traité dans Marin Sanuto; voyez aussi la Chronique de Chinazzo.
54: Hist. d'André Navagier. Perché gli altri, non essendo sovvenuti da alcuno, erano morti di disagio.
55: On peut voir sur ce fait l'Histoire de la ville de Padoue par André Gattaro. Muratori l'a insérée dans sa collection des historiens d'Italie, tom. XVII, p. 465.
56: J'ai transcrit cette liste de la continuation de la Chronique d'André Dandolo par Raphaël Carresini alors grand-chancelier de Venise et l'un des trente nouveaux patriciens. Je trouve dans un manuscrit de la bibl. de S.-Marc (Cronaca anonima della rep. di Venezia), le résultat des ballottages pour ces nominations. Jean Garzoni fut admis au patriciat à la majorité de 78 voix contre 11, Marc Cicogna de 61 contre 22, Nicolas Paulo de 62 contre 24, Vendramini de 78 contre 11. Ainsi il n'y avait pas cent votants; ce qui prouve que cette nomination se fit dans le sénat, mais on la soumit sans doute au grand conseil.
57: Le 25 octobre 1396.
58: Storia civile e politica del commercio de' Veneziani, di Carlo Antonio Marin, tom. VI, lib. 3, cap. 2.
Cet auteur nous apprend que la livre de gros d'or valait dix ducats, et la livre d'argent le tiers du ducat: d'où il résulterait que la livre de gros d'or valait trente fois la livre d'argent. Si ces deux livres étaient d'un poids égal, il faudrait en conclure que la valeur relative de l'argent et de l'or était dans la proportion d'un à trente. Cela est difficile à croire; car un grand nombre de témoignages et de faits attestent qu'à cette époque, et depuis long-temps, l'or ne valait que quinze fois l'argent. Il est vrai que Charles Marin fait observer, dans le même chapitre, que la valeur relative de ces deux métaux n'avait pas été exactement observée dans les monnaies vénitiennes; mais on ne peut pas supposer une différence si considérable. Il est probable que le poids de ce qu'on appelait la livre d'argent n'était pas le même que celui de ce qu'on appelait la livre d'or; ou bien qu'il y a quelque faute dans le passage qui a donné lieu à cette note.
59: En 1390 Jacob Frégose; en 1391 Antoniotto Adorno III; en 1392 Antoine Montalto; en 1393 Pierre Frégose, Clément Promontorio, François Giustiniani; en 1394 Antoine Montalto II, Nicolas Zoalio, Antoine Guarco et Antoniotto Adorno IV.
Chacune de ces années fut signalée à Gênes par plusieurs révolutions.
60: On peut voir sur cette affaire un fragment que Muratori a inséré dans ses Antiquités italiennes du moyen âge, tom III, p. 1191, intitulé: «Historia belli foro juliensis a Johanne Notario quondam Aylini de Maniaco autore synchrono ab anno 1366 usque ad 1388.» Voici les effets que produisit la dissidence des opinions au sujet du patriarche, «Utinenses eum in commendam habere recusaverunt; videlicet sic libertas patriæ totaliter foret perdita, et dicentes: Melius est quod patria destruatur quàm libertas amittatur. Et hoc modo in quâcumque civitate, castro et villâ partes magnæ ortæ sunt de fratre ad fratrem, de consorte ad consortem, de patre cum filio, et non solum inter homines, verum etiam inter mulieres tam civiles quam rurales, tam parvas quam majores.
61: Histoire ecclésiastique de l'abbé Fleury, liv. 97, § 53, 62; liv. 98, § 20, 21, 22, 23, 25, 33. Parmi ces cardinaux, il y en avait un qui était de Venise, Louis Donato, l'un des savants hommes de son temps.
62: Naples, que se disputaient Louis d'Anjou, frère du roi de France, et Charles de Hongrie; Castille, que se disputaient Jean, roi de Castille et de Léon, et Jean de Gand, duc de Lancastre, oncle du roi d'Angleterre; Hongrie, que se disputaient Charles de la Paix et Marie fille du dernier roi.
63: François Verdizzotti, de' Fatti veneti, lib. 16, Paul Morosini, Hist. di Venetia, lib. 17.
64: Il existe aux archives de Venise, un manuscrit intitulé: Raccolta di varie leggi e decreti veneti, dans lequel on trouve une pièce sous ce titre: Copia delli patti firmati pel nobil huomo Z. Miani capitano del golfo, con alcuni nobili al Castello di Alessio. Ce traité, dans lequel on voit que ce sont quelques nobles qui livrent la place, ne contient d'ailleurs aucune clause remarquable.
65: Froissard.
66: Histoire anonyme de saint Denis, liv. 16, chap. 11.
67: Voltaire dit dans son Essai sur les mœurs, au sujet de Mahomet II, qu'il ne faut pas croire qu'un sultan eût fait ouvrir le ventre à tous ses pages pour savoir lequel d'entre eux avait mangé un melon. Ce conte ressemble trop à celui qui est rapporté ci-dessus, pour qu'on puisse douter que cet illustre écrivain ne les rejette l'un comme l'autre; mais Gibbon répète celui-ci d'après l'autorité de Chalcondyles, liv. 2, et celle d'un historien persan, Shereseddin-Ali, (Histoire de Timour Bec, liv. 5, chap. 15, dont Petit Delacroix a donné une traduction en français).
68: Il y a beaucoup d'incertitude sur cette date; je la transcris de l'Art de vérifier les dates; mais l'auteur lui-même ajoute que les historiens turcs placent cet évènement en 1388, et Leunclavius, en 1393.
69: Il y a des historiens qui fixent la date de cette bataille au 28 juillet 1402. L'Art de vérifier les dates la rapporte au 30 juin.
70: François Verdizzotti, de' Fatti Veneti, lib. 17. Et la Chronique de J. Bembo, qui fait suite à celle de Dandolo, disent que cette flotte était de vingt-une galères.
71: Cette lettre est rapportée par Marin Sanuto.
72: Les historiens génois conviennent eux-mêmes de la victoire des Vénitiens; «Verùm ubi classes cohæsere, Genuenses, (ii enim numero inferiores erant, et plurimum morbo languebant), paulatim cedere cœperunt, maximè vero illis oberant onerariæ triremes, è quibus desuper omni telorum genere petebantur; cùmque vim diutiùs ferre non possent, tribus onerariis, totidemque rostratis amissis, sese in fugam conjecerunt.
73: Il est dans les annales génoises de Georges Stella, Rerum italicarum scriptores, tom. XVII, page 1203.
74: Marin Sanuto, Vite de' duchi, M. Steno.
75: Le 23 novembre 1400.
76: Histoire du gouvernement de Venise, par Amelot de la Houssaye, 1re partie.
77: Marin Sanuto, Vite de' duchi Michel Steno.
78: Jean Bembo, dans sa Chronique qui fait suite à celle de Dandolo, attribue ce fait au fils de Carrare. «Filius Francisci Carrarii qui ibi in castris præfectus copiarum erat, irâ accensus tibicen interfici jussit, abscissis priùs ei auribus et naribus, dicendo, Efficiamus ex tibicine leonem sancti Marci.»
79: Jacques Delayte, Annales d'Este.
80: André Biglia, dans son Histoire de Milan, liv. 1er, et André Gattaro dans son Histoire de Padoue. Celui-ci était témoin oculaire de cette calamité; il y perdit son père.
81: Le 3 octobre.
82: Con circa 20 cittadini. Histoire de Padoue, par André Gattaro. Rerum italicarum scriptores, tom. XVII p. 936.
83: L'orateur de cette députation était l'un des hommes les plus savants de Padoue et de l'Europe, François Zabarella, dont les Vénitiens récompensèrent la prompte soumission en lui donnant une riche abbaye. (Jacobi-Philippi Tomasini, illustrium virorum elogia.)
Le pape Innocent VII, le nomma à l'évêché de Padoue: c'était un poste dangereux pour un Padouan nouveau sujet de la république. Zarabella le refusa de peur de choquer les Vénitiens, et dans la suite fut nommé cardinal.
84: Histoire de Milan, par André Biglia, liv. 1er.
85: En 1318.
86: L'abbé Laugier s'est efforcé de justifier le meurtre des Carrare. C'est bien pis encore quand on lit les historiens vénitiens: on est étonné, humilié des arguments que la bassesse trouve pour justifier la tyrannie.
On raconta que François Carrare nourrissait des dogues pour faire mettre en pièces et dévorer ceux qu'il haïssait. On montra jusqu'à ces derniers temps, dans une des salles du palais de Saint-Marc, deux énormes scorpions que ce prince employait, disait-on, contre ses ennemis. C'était prendre bien du soin pour excuser l'animosité de la république; mais on ne justifie pas un assassinat.
87: Cette famille de Barbo avait voué une ancienne inimitié aux Carrare, dont elle avait cependant éprouvé la générosité. En 1381, des ambassadeurs que la république envoyait au duc d'Autriche, tombèrent entre les mains de François Carrare: «E tutti furono condotti prigioni a Padova al signore che volentieri vide gli ambasciatori, e massime il Barbo, (Pantaléon), perchè gli era stato il più fiero nemico che egli avesse avuto in Venezia. Nondimeno gli fece honor grande, allogiandolo col compagno in Corte, se ben sotto buona guardia. Anziche più volte volle essere a raggionamento con lui, e dimostrargli quello che egli poteva fare a sua vendetta; ma che non voleva in tal modo vendicarsi. E lo represe con modeste parole, che nell'avvenire, non volesse sparlar de' fatti de' signori, come aveva già fatto di lui; e finalmente gli disse, che egli si contentava di donargli la vita e la libertà insieme; e così lo liberò, e fù l'officio suo frustratorio e vano, perchè quando esso Barbo fù ritornato a Venezia, gli fù più fiero nemico che mai, e massime nel trattato della pace.»
Mais il faut ajouter que ce même Carrare avait voulu faire assassiner ce Pantaléon Barbo quelques années auparavant.
88: Chronique de Trévise d'André Redusi de Quere.
89: E fù detto esser morto di Catarro. (Marin Sanuto, Vite de' duchi, M. Steno.)
90: Le prince, ch 3.
91: Quò magis animis quam legibus tulisse sententiam viderentur. (Vie de Charles Zéno, par Jacques Zéno, liv. 9.)
92: Navagier Storia veneziana.
93: Marin Sanuto Vite de' duchi, M. Steno.
94:
URBAIN VI. | CLÉMENT VII. | ||||||
9 avril 1378. | 21 septembre 1378. | ||||||
Barthélemi Prignano | Robert de Genève. | ||||||
Les cardinaux qui l'avaient élu se déclarèrent contre lui, en le traitant d'apostat et d'antechrist. | Élu par quinze des seize cardinaux qui avaient nommé Urbain VI cinq mois auparavant. | ||||||
C'est celui qui fit mettre six cardinaux à la torture dans sa chambre. | |||||||
BONIFACE IX. | |||||||
2 novembre 1389. | |||||||
Pierre Tomacelli. | BENOÎT XIII | ||||||
Ce fut lui qui établit les annates. | 28 septembre 1394. | ||||||
Pierre De Lune. | |||||||
INNOCENT VII. | Il excommunie quiconque sera d'une opinion contraire à la sienne. | ||||||
17 octobre 1404. | |||||||
Cosmat Meliorati. | Déposé par le concile de Pise, et ensuite par celui de Constance, qui le déclare fauteur du schisme, païen, publicain, parjure, hérétique, et rejeté de Dieu. | ||||||
Chassé momentanément de Rome par un soulèvement. | |||||||
GRÉGOIRE XII. | |||||||
30 novembre 1406. | ALEXANDRE V. | ||||||
Ange Corrario. | 26 juin 1409. | ||||||
Déposé par le concile de Pise: finit par abdiquer. | Pierre Philargi. | ||||||
Il avait été mendiant; d'ailleurs fort savant homme. | |||||||
JEAN XXIII. | |||||||
17 mai 1410. | |||||||
Balthazar Cossa. | |||||||
Il avait été corsaire. C'est de ce pape que l'on raconte qu'il s'était nommé lui-même ego sum papa. Déposé par le concile de Constance; meurt en 1419, sans être remplacé. | |||||||
MARTIN V. | |||||||
11 novembre 1417 | CLÉMENT VIII. | ||||||
Othon Colonne. | Juin 1424. | ||||||
Met fin au schisme, et reste en possession du saint-siége. | Gilles Mugnos. | ||||||
Élu par deux cardinaux. Abdique en 1429. |
95: Nel concilio di Costanza seguì un certo rumore trà l'arcivescovo di Milano e l'arcivescovo di Pisa, e dalle parole ne vennero alle mani, volendosi strangolare l'un l'altro, perchè non aveano armi. Onde molti si gittarono giù per le finestre del concilio.
96: Cronica di Venezia et come lo fù edificata et in che tempo et da chi.
97: Les historiens ne sont pas d'accord sur l'époque de l'acquisition de Patras. Sanuto (Vite de' duchi, F. Foscari) la rapporte à l'an 1423, et dit: È da sapere che la città di Patras fù lasciata alla signoria per Stefano Arseni Zaccharia, arcivescovo di detta città, il quale avea il temporale, e lo spirituale di Patras.
98: Jo. Lucii de regno Dalmatiæ, lib. 5, ch. 5.
99: Chronaca di Venezia corne lo fù edificata, et in che tempo et da chi fino all'anno 1446.
100: S'ebbe nuova essere il signor Ottobuono terzo, stato morto il suo corpo fù portato a Modena, il signor Vito di Camerino ne voleva un quarto e l'ebbe, e gli altri tre quarti furono messi alle porte di Modena e di Cremona, e le budelle furono buttade a' cani un'orecchia ebbe messer Tommaso da Isabia, l'altra ebbe il signor di Cortona. La testa fù messa sopra una lancia nella cuba della chiesa di Ferrara del duomo. Altri mangiarono della sua carne. Tamen di tal morte ho veduto altramente. (Marin Sanuto, ibid.)
101: Marin Sanuto, Vite de' duchi, Th. Moncenigo.
102: Voici comment cette affaire est racontée dans un manuscrit de la bib. de St.-Marc, intitulé: Cronaca di Venezia et come lo fù edificata et in che tempo et da chi fino all'anno 1446, in-fo, page 42. «Mars 1412, Francesco Baldo pense cruellement, contre l'honneur de la seigneurie; Barthélemi Anselmi vient la nuit, déguisé, le dénoncer au doge. Baldo est conduit à la chambre des tourments, et sans aucun préalable, appliqué sur le chevalet où il avoue son crime. Le conseil des Dix prononce à l'instant, et à l'instant Baldo est pendu à la colonne rouge du palais neuf. Barthélemi et tous les siens sont admis au grand conseil, pour apprendre à tous que telles choses doivent se révéler.»
103: Il amena 2000 lances: la république lui payait par mois 1000 ducats pour lui et 13 par lance.
Je trouve cependant dans le même manuscrit, fo 44, que l'année suivante, en 1412, les Vénitiens ne payaient plus les lances que 4 ducats par mois.
104: Historia veneta, di Paolo Morosini, lib. 18. Voyez aussi Marin Sanuto, Vite de' duchi, M. Steno.
105: Cronaca di Venezia et come lo fù edificata, et in che tempo et da chi fino all'anno 1446.
Ce traité est du 2 février 1411.
106: Marin Sanuto dit 32000 et 800 à Chiozza.
107: Historia di Venezia, di Paolo Morosini, lib. 22.
108: Le rapport de Pierre Loredan, dans lequel il raconte cette bataille, a été conservée par Marin Sanuto. (Vite de' duchi, Th. Moncenigo.)
109: Castel di ferro, Zunchio di Belvedere, Cataligo, Bussiello, Serravalle, Luerni, Calopitani, Guffo, Latorre, Mantievere, Zerbi, Zancana.
110: Historia veneta Petri Justiniani, lib. 6.
111: I nostri vollero da quella terra, acciocchè non fosse saccheggiata, ducati 30,000.
Ce fut à Udine que les Vénitiens conquirent une de leurs plus précieuses reliques, l'évangile écrit de la main de saint Marc. «Era il cielo in quei tempi tanto per benedir la repubblica, ch'oltre all'ampliazione di stati, le concesse eziandio de' suoi divini tesori; trovatisi in Udine gli evangelii scritti da San Marco in lingua latina di propria mano, che trasportaronsi a Venezia.»
«Altro aquisto furono gli evangelii scritti in lingua latina di mano di San Marco. (Historia di Venezia di Paolo Morosini, lib. 18.)
Doglioni, (Historia veneziana, lib. 6,) ajoute à ce récit des circonstances miraculeuses.
112: Essai historique et commercial sur les Bouches de Cattaro, par M. Adrien Dupré.
113: Historia di Venezia di Paolo Morosini, lib. 19. On fit dans ce temps-là le calcul du blé que Venise faisait venir des pays voisins, on trouva qu'elle tirait:
De la Dalmatie, de l'Albanie et de la Grèce | 170,000 | Mesures de froment. |
De la côte d'Italie, depuis Ravenne jusques en Calabre | 146,000 | |
Du Padouan et du Trévisan | 30,000 | |
346,000 |
En tout 346,000 mesures; il reste à déterminer quelle était cette mesure. L'historien que je viens de citer la nomme stara, le staro pesait 63kil 90; ce qui donne une consommation d'à-peu-près 230 livres de grain par tête et par an.
114: On en trouve aussi la preuve dans ce passage de l'historien Sanuto, qui se rapporte à une estimation des propriétés faite peu de temps après, en 1425. «A gli 8 d'ottobre fù preso in pregadi che si dovessero stimare tutte le possessioni di Venezia, e furono fatti sei gentiluomini, cioè trè di quà da canale, e trè di là, che avessero le stime vecchie, co' loro maestri, murari e marangoni, notai e uffiziali. E cosi fù stimato, la quale stima fù questa e nota che fù accresciuta dalla vecchia per lire 72,424.» On voit qu'il y avait dès-lors à Venise une espèce de cadastre. M. Simonde Sismondi dans son Histoire des républiques italiennes du moyen âge, liv. 65, attribue l'invention du cadastre aux Florentins, et la place en 1429. Ce passage que je viens de citer paraît prouver que cette méthode de perception était déjà connue à cette époque.
Il existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous le no 10444, in-4o, un manusc. intitulé: Croniche di Venezia fino all' anno 1442, où je trouve ce passage sous la date de 1425, e qui di satto si vederà la stima nova e la vecchia delle possessioni di Venezia, tutte fatte a lire de grossi, zacuna lira vale ducati dieci d'oro. Il en résulte que la nouvelle estimation dans les six quartiers de Venise s'élevait, en livres de gros, valant dix ducats,
chacune à | 463,422 |
Et l'estimation ancienne | 333,595 |
Augmentation | 129,827 |
115: Quand on dit une monnaie vaut tant, on la compare à une autre; mais pour se faire une juste idée de cette valeur, il faut la comparer aux valeurs moins variables.
Par exemple, je dis ici qu'un ducat vaut 4 francs 35 cent, voilà le rapport effectif indiqué entre deux espèces de monnaie; mais il reste à savoir ce qu'à telle époque on pouvait avoir pour telle pièce.
On trouve, en lisant attentivement les historiens anciens, quelques indices qui peuvent conduire à cette connaissance. Marin Sanuto raconte, qu'en 1429 il fut délibéré, dans le conseil de Venise, de faire don d'un palais, dans cette capitale, à Louis de Gonzague, prince de Mantoue, ex-capitaine général de la république. On acheta pour cela le palais de Bernard Justiniani de S. Pantaléon: ch'è in capo del rio in volta di canale, e costò alla signoria ducati 6500.
Un autre palais de Nicolas Morosini donné la même année au vaivode d'Albanie, coûta 3000 ducats.
On voit encore par un passage du même auteur qu'en 1417, on éprouva une disette, et que le prix de la mesure de froment (le stajo) s'éleva à 2 ducats et 6 sols (le ducat se subdivisait en 96 sols). En 1312 au contraire il y avait eu grande abondance. On pouvait avoir pour un ducat un stajo de froment, une quarte de vin ou une charretée de bois. Le prix moyen du stajo de froment pouvait donc être évalué dans ce siècle à un ducat et demi.
Si aujourd'hui la même maison, la même quantité de blé vaut le double, le triple, il s'ensuit que la même monnaie a perdu la moitié ou les deux tiers de sa valeur, et que par conséquent mille ducats de ce temps-là en valaient 2000 ou 3000 d'aujourd'hui. Quant à la valeur du ducat, il faut savoir qu'à Venise il y avait trois monnaies de ce nom:
Le ducat d'or valant à-peu-près | 17 liv. tourn. |
Le ducat d'argent ou effectif valant | de 4 l. à 4 l. 10 s. |
Le ducat courant ou de compte | de 3 l. 5 s. à 4 l. |
Dans les affaires d'administration, on comptait par ducat effectif; dans le commerce, on comptait par ducat de compte.
Le ducat effectif se divisait en 8 livres vénitiennes, et le ducat de compte valait 61. 4 sols vénitiens.
116: Je trouve cependant dans un manuscrit de la biblioth. St-Marc, intitulé: Cronica de Venezia et come lo fù edificata et in che tempo, et da chi, fino all'anno 1446, une circonstance qui ferait juger que les constructions étaient dès-lors chères à Venise. La couverture de l'église Saint-Marc, y est-il dit, avait été consumée par un incendie, en 1419. Il en coûta, pour la rétablir, 19000 ducats d'or.
117: Ce tableau est pris de l'Histoire de Marin Sanuto, Vite de' duchi, à la fin de la Vie de Thomas Moncenigo. J'ai été obligé d'y changer quelques chiffres, pour faire disparaître des inexactitudes de calcul, au reste peu importantes.
118: Vite de' duchi di Venezia à la fin du règne de Thomas Moncenigo. Questa una copia tratta dal libro dell' illustre messer Tomaso Mocenigo doge di Venezia d'alcuni arringhi fatti per dar risposta agli ambasciatori de' Fiorentini.
119: L'abbé Laugier, (liv. 21 de son Histoire de Venice,) dit qu'on lui a fait observer: 1o qu'il serait étrange que les Florentins eussent choisi un Juif pour ambassadeur; 2o que, suivant Sanuto, le surnom de celui-ci était Barthélemy, et qu'un Juif ne pouvait pas porter ce surnom; 3o que l'historien florentin Poggi parle de ce Valori, comme de l'un des principaux membres du conseil de Florence. Il en conclut que cette qualification de Juif n'est qu'une erreur, ou une injure. Il ajoute que ce Valori, noble florentin, passa ensuite en Provence, où il devint la tige d'une famille recommandable.
120: Cet exemple est assez mal choisi. On sait que peu de peuples ont été si souvent et si long-temps en guerre que les Romains.
121: L'orateur à chaque espèce de produit répète la formule: «Pour nourrir 500 personnes et pour en avoir encore à vendre.»
122: Canepani, je ne suis pas sûr d'avoir traduit ce mot bien exactement. Suivant Ducange, canepinus ou canabinus vestimentum de pannno canepino grossissimo, vient de canava, qu'il explique par pro canabi seu tela canabina.
123: Il doit ici y avoir une erreur de chiffres dans l'édition de Sanuto donnée par Muratori, car le calcul ne serait pas exact.
124: Verzino. Les dictionnaires traduisent ce mot par bois de Brésil. L'Amérique n'était pas encore découverte; mais ce bois était connu et nommé ainsi avant que le Brésil fût découvert.
125: Endachi. Plante qui sert à la teinture.
126: Le comte Filiasi dans ses Recherches sur le commerce de Venise, p. 70, évalue le produit du sel à un million de ducats.
127: Voici le texte qui prouve que c'est le doge lui-même qui est l'auteur de ce manuscrit copié par Sanuto: «Per modo che noi chiamamo il consiglio, e a' que' notificamo tutte queste cose ch'eglino aveano dette; poi parlammo, signori, voi vedete, etc.»
128: Marin Sanuto rapporte un autre discours de Moncenigo à Foscari, tendant à prouver par une longue parabole que les conquêtes ne sont pas profitables lorsque la dépense en absorbe les revenus.
129: Ibid.
130: Marin Sanuto Vite de' duchi di Venezia.
131: Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
132: Mirabile per struttura di quaranta fortissime torri.
133: Sanuto, Vite de' duchi; F. Foscari.
134: Voyez l'Histoire Turque de Saadud-din-Mehemed Hassan, traduite par Galland, règne d'Amurat II. Man. de la Biblioth.-du-Roi.—No 10528.
135: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
136: Historia Mediolanensis Andreæ Billii L. V. Ces harangues, dont je prends la substance, sont rapportées par Sabellicus, liv. 9 de la 2e décade, par Pierre Justiniani, dans son Histoire de Venise, liv. 6, et par Paul Morosini, Histoire de Venise, liv. 19.
137: Histoire de François Sforce, par Jean Simoneta, liv. 2e.
138: Ici l'orateur cite Philippe de Macédoine, Mithridate et Carrare; et l'ambassadeur milanais ne manque pas d'opposer à ces exemples ceux d'Attale, d'Hiéron, de Massinissa, etc. C'était l'esprit du temps. Les lettres venaient de renaître, tout le monde croyait devoir affecter un grand savoir, et on ne croyait pas avoir donné de bonnes raisons si on ne citait des autorités prises chez les anciens.
139: A' 25 del detto mese fù preso di condurre il conte Francesco Carmagnola con lancie 300, e per la sua provigione della sua persona dargli all'anno ducati 6,000, dovendo tener egli in casa sua cavalli 100 a sue spese.
140: Cominciò, come quello ch'era di natura collerico, a dir male di Filippo, con acerbissime parole.
Le discours de Carmagnole et celui que François Foscari prononça ensuite, sont rapportés par André Biglia, dans son Histoire de Milan, liv. 5.
141: Fatti veneti di Francesco Verdizzotti, lib. 18. Historia di Venezia di Paolo Morosini, lib. 19. Le Pogge, Histoire de Florence, liv. 5.
142: Codex Italiæ diplomaticus. Lunic, tom. II, pars 2, sectio 6, XXI.
143: Furono obbligati i cittadini alli soliti imprestiti, con assignamento annuo di uno per cento, de' quali si cavo 43,600 ducati.
On veut que cela signifie que l'intérêt de cet emprunt était fixé à un pour cent. Je ne saurais expliquer comment l'intérêt était si faible, sur-tout dans un pays où les fonds publics perdaient depuis long-temps, et étaient, dans ce moment, à quarante pour cent au-dessous de leur valeur nominale.
144: Denina, Révolutions d'Italie, liv. 18, ch. 3.
145: Machiavel explique fort bien l'origine et le résultat de ce système de milices. «L'Italie, dit-il, leur dut d'être envahie par Charles XII, dévastée par Louis XII, opprimée par Ferdinand, et insultée par les Suisses. Les chefs de ces bandes, ne pouvant lever un grand nombre d'hommes, commencèrent par décréditer l'infanterie; la solde de quelques cents chevaux qu'ils louaient fort cher, leur procurait plus de bénéfice. On les en crut, et sur une armée de vingt mille hommes, il n'y avait pas quelquefois deux mille fantassins. Outre cela, pour éviter des pertes, et pour recruter plus facilement, ils imaginèrent de dispenser leurs soldats des fatigues et même des dangers; plus de combats de nuit, plus de campagnes d'hiver. On se dispensait de faire des retranchements, on évitait de se tuer dans la mêlée, on se battait pour se prendre des armes, des chevaux, et quand on avait fait des prisonniers, on se bornait à les dépouiller, et on se les renvoyait sans rançon. Ce fut ce bizarre droit de la guerre, qui rendit l'Italie esclave et méprisable.»
Le Prince, ch. 12.
146: Quindi puote attestar il giureconsutto Bartolo aver letta sentenza di Enrico, poi rivocata, cite condannava Brescia all'aratro.
(Storia civile veneziana da Vittor Sandi, lib. 7, cap. 1, art. 2.)
147: Hist. de Mantoue de Barthélemi Platina, liv. 5.
148: Ce commandant paraîtrait être François Sforce, d'après Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari. Verdizzotti le nomme Oldrado, et dit qu'il défendit la place con la fortezza del petto e del luogo. Sabellicus est du même avis.
149: Constans fama est culpâ præfectoram Philippi eam urbem non esse recuperatam, nam cum liber aditus ad illam esset, facilè fossam prohibituros fuisse aiunt, nisi certamen dignitatis inter eos ortum facultatem spatiumque perficiendi operis hosti per ignaviam præbuisset.
150: Fatti veneti di Francesco Verdizzotti, lib. 18.
151: Tous ces détails sur le gouvernement de la province de Brescia sont tirés de l'Histoire civile de Venise par Victor Sandi, liv. 7, ch. 1, art. 1.
152: Voici la suite des Visconti d'abord seigneurs et puis ducs de Milan:
C'est ici que se termine la liste des Visconti, dont le caractère présente à l'histoire quelques traits louables.
Bernabos, neveu du dernier. | ||
Galéas, frère de Bernabos. | ||
Jean Galéas, fils de Galéas. | ||
Jean-Marie, | fils de Jean Galéas. | |
Philippe-Marie, |
153: Ces détails, et en général tous ceux qui sont relatifs à cette campagne me sont fournis par Marin SANUTO, Vite de' duchi, F. Foscari.
154: E vedendo i nostri di Casal-Maggiore che la nostra armata si partiva della quale speravano aver soccorso rimasero tutti come morti, benchè pel suo provveditore fossero confortati.
155: Marin Sanuto ajoute que le duc de Milan y était en personne.
156: Nulla qui fù però compatito di tale azione. Gli avogadori di Comune lo inquirono, fù obbligato in prigione a scolparsene e restò severamente punito.
Fù il Pisani, con privazione di cariche, condannato alla prigione.
157: E certamente traevansi per cadauna volta da cento verettoni in sù, e tante bombarde che pareva un tuono.
158: En effet on lit dans Marin Sanuto, quelques pages plus haut: Non aspettando neppure che li fosse tratta una pietra di bombarda.
159: Antonello di Pisa era in Casal-Maggiore con cavalli 360, e con fanti 850, e con molti balestrieri genovesi.
160: Teneva già un esercito aggrandito a venti-due mila cavalli, otto mila fanti pagati, e sei mila paesani.
La flotte de Bembo portait 10,000 hommes.
Voyez aussi l'Historza veneta de Paul Morosini, liv. 19, et celle de P. Justiniani, liv. 6.
161: Quindici mila Milanesi, intorno a dodici mila cavalli, e sei mila pedoni.
162: Sanuto donne à cette bataille la date du 16 octobre, mais, d'après son texte même, cela n'est guères vraisemblable; car il dit: A' 16 d'ottobre al levare del sole, s'ebbero lettere de' rettori di Brescia venute in pochissime ore; quali scrivono, etc. Comment aurait-on pu recevoir à Venise le 16 au matin la nouvelle transmise de Brescia d'une bataille donnée le même jour à Macalo? et remarquez qu'il dit à la fin de son récit: E sé non fosse venuta la notte addosso non saria scampato alcuno di loro; de sorte que la bataille ne se serait terminée qu'avec le jour, et que cependant on aurait eu la nouvelle de la victoire à Venise le matin de ce même jour.
163: Philippus diligentem ad afflictas opes reparandas curam adhibuit: salvisque ductoribus cum omni militum robore, paucis diebus facilè arma et equos comparavit. Ferunt duos eâ tempestate fabros Mediolani repertos qui tot hominum millia armaturos se professi sint quot eo prælio capta dicerentur.
164: Ce traité est rapporté textuellement dans Marin Sanuto, qui dit: «E la lega rimase con suo onore e il duca di Milano ha lasciato del pelo.»
165: E nota che furono spesi, in questa guerra col duca di Milano, due millioni e mezzo di ducati in mesi 28. Fatto 33 per cento alla camera degli imprestiti, di fazioni, e il capitale degli imprestiti era venuto a ducati 57 il cento.
166: Nella città in questo mentre, per sollevar il pubblico dalli molti debiti, che nella continuazione di tante guerre aveva contratti, che ascendevano a nove millioni di ducati, e portavano grossissimi interessi, fù instituito il magistrato de i governatori dell'entrate, perchè havessero carico di ritrovar modo di fare qualche opportuna provvisione atta a moderare tanto danno.
167: Storia civile e politica del commercio de' Veneziani di Carlo Antonio Marin, tom. 6, lib. 3, cap. 2.
168: Ibid.
169: Machiavel a dit formellement que les Vénitiens auraient mieux fait de demeurer puissants insulaires:
San Marco .....
Non vidde come la potenza troppa
Era nociva, e come il me' sarebbe
Tener sott'acqua la code e la groppa.
170: Martin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
171: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
172: Marin Sanuto dit page 1012: deux cents barques et trente-cinq galères, dont onze commandées par des gentilshommes, et vingt-quatre par des capitaines di popolo; et page 1013, trente-sept galères et quarante-huit barques.
173: Je suis ici l'opinion la plus généralement adoptée. Sanuto dit précisément le contraire.
174: Il y avait certainement de l'artillerie sur les deux flottes: «Bombardæ multos mortales cadere compellebant.
175: Nella qual battaglia morirono assaissimi uomini, e in gran quantità ne furono feriti, e alquanti brugiati dalla polve di bombarda, e assai annegati. Nota, tu che leggi, che questo fù grandissimo danno a Venezia, e fù una delle mortali battaglie che fossero mai state in Pô a ricordo di alcun uomo et io scrittore fui alla detta battaglia e furono maggiori i fatti che non sono i scritti.
176: Victor Sandi dit 6000, liv. 7, chap. 1, art 3.
177: 300 mille ducats, suivant Sanuto.
178: Voyez une lettre du temps, et le rapport de Loredan sur cette bataille, dans Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
179: Decem et octo galeæ Venetorum, quibus præerat Petrus Lorodanus et galeatia una, et galeæ quatuor Florentinorum, quæ omnes erant in portu Pisarum venientes die 23 septembris apud ecclesiam sancti Fructuosi, quæ longè est à Januâ per 20 milliaria, pugnaverunt cum galeis Januensium, quarum dux erat Franciscus Spinola Octoboni filius: et Januenses afflicti sunt et ex galeis Januensium 8 captæ fuerunt, reliquæ vero fugerunt. Franciscus quoque captas fuit, et Venetias missus, ubi in carcere stetit.
180: Sabellicus, 3e décade, liv. Ier. Pierre Giustiniani, liv. 7.
181: Opinione di frà Paolo Sarpi in qual modo debba governarsi la repubblica veneziana.
182: Toutes les circonstances de l'arrestation et du supplice de Carmagnole, sont prises du récit de Matin Sanuto, (Vite de' duchi, F. Foscari.)
Le récit de Victor Sandi, commence d'une manière remarquable. «Le 8 avril 1432, sur le rapport de Paul Trono, le conseil des Dix, renforcé de vingt adjoints, traita l'affaire de Carmagnole. Sa mort fut arrêtée, rien n'en transpira, et il fut convenu qu'on appellerait le coupable à Venise, sous prétexte de le consulter sur les conditions de la paix, etc.» Il est assez remarquable aussi que l'histoire qui contient ce passage ait été imprimée à Venise, en 1756, avec l'approbation du conseil des Dix.
183: Voyez Machiavel sur la mort de Carmagnole.
184: E fù fatta la mostra del nostro campo ch'erano cavalli vivi 11600, pedoni 8000, cernide 11000.
185: Celle de Saint-George-Majeur qu'il fit bâtir par un architecte florentin qu'il avait à sa suite, Michel Ozzo.
186: Eum susceperunt Veneti non ut à patriâ exsulem, sed cum honore maximo, velut optimum et ad omnia virum egregium.
187: Machiavel, Histoire de Florence, liv. 5.
188: Cosimo de' Medici, uomo ricchissimo andò in collegio e offerse di prestare alla signoria ducati 15000, in questo bisogno.
189: Ibid.
190: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
191: Machiavel, Histoire de Florence, liv. 5.
192: E questo è stato per averli liberati, e n'è cagione l'ingratitudine, e per aver speso dal 1434 in quà sette millioni di ducati per loro.
193: Fù preso di fare un dono al marchese di Ferrara del Polésine, il quale fù suo, e la signoria l'avea avuto in pegno per ducati 60,000, sicchè se gli dona liberamente.
194: Voyez la description de cette marche dans Sabellicus, 3e décade, liv. 3.
195: E dove la sera era la nostra armata non vi rimase niente d'acqua.
196: Marin Sanuto, ibid.
197: I quali Bresciani hanno fatto più che se fossero stati Veneziani. (Marin Sanuto, ibid.)
198: Sabellicus, decad. 3, lib. 3.
199: Voyez dans Marin Sanuto, ubi suprà, une lettre qu'il rapporte qui contient une relation de ce siége.
200: Scriva Piccinino a' Vicentini che per ogni dì ch'egli dimorasse giunto ivi, voleva ducati 2000.
201: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
202: Machiavel, Histoire de Florence, liv. 5.
203: L'état de la composition des deux armées est dans Marin Sanuto, page 1008 de l'édition de Muratori: je le rapporte, parce qu'on y prend quelque idée de la puissance respective des états.
Armée du pape Eugène IV. | ||||
Le révérendis. cardinale de Tarente | 600 | 4,200 | chevaux. | |
Le révérendissime cardinale de Capoue | 400 | |||
Le comte d'Anguillara | 400 | |||
Le comte d'Anversa | 600 | |||
Don Simonetto | 600 | |||
Don Paolo della Molara | 300 | |||
Don Otto di Dotti | 200 | |||
Don Gaspard di Cavadolo | 500 | |||
Don Antoine del Rio | 300 | |||
Don Gabriel de Rome | 300 | |||
Armée de la seigneurie de Venise. | ||||
Le comte François Sforce, capitaine-général | 4,000 | 16,100 | ||
Michel de Cotignola | 1,000 | |||
Gatta-Melata | 1,500 | |||
Le marquis Taddeo | 1,000 | |||
Don Christophe de Tolentino | 800 | |||
Don Pierre de Navarino | 800 | |||
Don Jean de Tolentino | 500 | |||
Don Jean de Malavolta | 500 | |||
Don Cavalcabo | 300 | |||
Don Iberto | 500 | |||
Le comte Dolce | 400 | |||
Don Iscariote de Faenza | 300 | |||
Don Guido Rangone | 300 | |||
Don Bartelemi Coleoni | 400 | |||
Don Jacques Catelano | 300 | |||
Don Pierre del Testa | 200 | |||
Don Pierre Torcello da Prota | 200 | |||
Don Nicolas de Brescia | 300 | |||
Don Catta Briga | 400 | |||
Don Jean Conte | 400 | |||
Don Baldone de Tolentino | 300 | |||
Le seigneur Riniere | 600 | |||
Le seigneur Sigismond | 500 | |||
Le seigneur Dominico | 600 | |||
20,300 | ||||
Armée du duc de Milan. | ||||
Nicola Piccino | 2,500 | 19,750 | ||
Le marquis de Mantoue | 1,500 | |||
Autres compagnies de divers condottieri | 15,750 | |||
Troupes de Sienne | 1,000 | |||
Troupes de Florence | 3,000 | |||
Troupes du roi Alphonse d'Arragon | 17,800 | |||
Troupes du roi René-d'Anjou | 2,800 | |||
Ainsi cette guerre occupait | 64,650 | Chevaux |
Sanuto ne donne pas le détail de l'infanterie, tant on la comptait alors pour peu de chose. On peut remarquer que les compagnies de condottieri, qui, deux siècles auparavant, étaient de 30, 40, 50 hommes, sont devenues bien plus considérables; ce sont déjà des régiments ou même de petites divisions.
204: Peninsularum Sirmio insularumque, etc.
205: O quanta carestia! O quanta fame! O quanto stremizio era ne i cittadini, e a tutto il popolo a comperar la biada a lire trenta la soma! Ma dicciamo della povera gente come stavano, ne moriva per le strade difame. Avresti veduto sulla piazza cento fantolini gridare pane, pane per amor di Dio. (Historia Bresciana di Christoforo Dasoldo. Rerum italicarum scriptores, tom. XXI. p. 819.)
206: Machiavel, Histoire de Florence, liv. 5.
207: Histoire de Florence, liv. 5.
208: On le comptait parmi les hommes de son temps qui connaissaient le mieux la langue grecque. Sa traduction de quelques-unes des vies de Plutarque justifiait cette opinion.
209: Ce cardinal excitait ses troupes au ravage. Il gratifiait de cent jours d'indulgences en purgatoire chaque soldat qui coupait un olivier. M. Sismonde Sismondi, à qui je dois cette anecdote, la rapporte d'après le journal napolitain Rerum italicarum scriptores, tom. XXI.
210: C'est ce que les Florentins appellent la bataille d'Anghiari; mais c'est aussi de cette bataille que Machiavel raconte qu'elle ne coûta la vie qu'à un seul homme, qui fit une chûte de cheval.
211: Hist. di Venezia di Paolo Morosini, lib. 22.
212: Cives Ravennates primarii, nacti urbis dedendæ occasionem, conventu habito reque constitutâ, dùm populus festum diem Mathiæ apostolo dicatum celebraret, anno à partu virginis 1441, arma capiunt. Ad nobiliorum tumultum accurrit populus; lætisque vocibus divum Marcum et senatum venetum undique conclamat; confestimque ad senatum Venetias missi qui rem significarent. Decrevitigitur senatus urbem suscipere, neque ampliùs tam propensam amantissimorum civium voluntatem refellendam aut parvi faciendam putavit, cùm præsertim non absque salutis multorum ingenti periculo, res ad Hortasium redire posse videretur. Itaque per litteras Ravennates certiores facit civitatem se recepisse. Quibus acceptis litteris, cogitatione consequi longè facilius est, quantum lætitiæ et hilaritatis animos omnium compleverit, quam scriptis explicare. Legati statim à Ravennatibus Venetias ad Franciscum Foscarum ducem et rempublicam missi, qui civitatis ditionem præsentes facerent. Eos cùm amanter Franciscus dux esset complexus, quæ in mandatis habebant, omnia prolixè et liberaliter XIII kal. aprilis concessit: illud autem fuit caput, ut Hortasius, ejusque uxor et filius in insulam Cretam, ne qua posset suspicio oriri, amandarentur; cùm pro eâ quâ præditi erant malevolentiâ, Hortasius, conjux, consortesque suspectos quotidie Venetis reddere Ravennates quærerent. Ad hæc se curaturos ut maneret Ravennæ archiepiscopus: et salinas propè Ravennam, quibus corrumpi cœli salubritas consuesset, destrui: frumentum quò vellent, ad loca Venetæ ditioni subjuncta, devehere Ravennates posse: fundos et cætera Hortasii et uxoris bona, ut memoria eorum omnis tolleretur, vendi: Judæos Ravennam mitti, qui, dandâ fœnori pecuniâ, aliquâ ratione egentium sublevarent inopiam. Nec diu post Hortasius, Ginevra uxor Hieronymusque filius, quatuor annos natus, in Cretam insulam, publico decreto, ablegati sunt. Quod eò etiam libentiùs à Venetis factum est, quia, cùm adhuc ipsi cum Philippo vicecomite bellum gererent, Hortasius, qui erat Taurisii, ad hostes profugerat. Ne autem omninò absque imperio esset, illi publicâ stipe nummi aurei octingenti, ab senatu Veneto quotannis, in præsidio insulæ collocato, constituti sunt. Verùm brevi post tempore, Hortasium, uxorem, ac filium mors ex hominum vitâ abstulit.
213: Jean Simoneta dit: «Missus in insulam Cretam, intrà paucos dies, cum unico filio, extinctus est.»
214: Sabellicus, 3e décade, liv. 4.
215: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
216: 30 juillet 1443; le cardinal de Saint-Ange écrit qu'il a la promesse des rois et des princes du nord pour 170,000 chevaux, outre une quantité innombrable de gens de pied. Le despote Georges de Russie y est pour 20,000 chevaux, les seigneurs de Hongrie, indépendamment du roi, pour 30,000.
217: Voici comment cette bataille est racontée dans un manuscrit de la biblioth. de St.-Marc, intitulé: «Cronaca di Venezia et come lo fù edificata, et in che tempo, et da chi, fino all'anno 1446.»
«28 septembre 1446, combat de Casal-Maggiore entre les Vénitiens, commandés par Michel Cotignola et les gens du duc de Milan: ceux-ci avaient fait un pont sur le Pô, à Mezian, où ils ont mis, (c'est la Chronique qui parle,) huit galions avec grande quantité de fusiliers, arbalétriers, infanterie, lances, plus de huit mille personnes en tout, et des palissades et fossés d'une grande force; c'est pourquoi Michel Cotignola convoqua, le 25 septembre, tous les capitaines, et voulut savoir leur opinion, et la voyant favorable, ordonna, qu'on se préparât et qu'on fît les escadres et batailles: et tout cela fait avec le nom de Dieu et de l'évangéliste saint Marc, le 28 septembre, à une heure du jour, la messe étant dite, il fit sonner les trompettes, mettre son monde en bataille, et commença d'envoyer en avant à tâter le gué du Pô, et mit là une grande quantité d'infanterie, de plus, soutenue de partisans et de lanciers légers à cheval, il descendit vers le Pô, mort, paisible, dormant, criant avec grande vigueur: Marc, Marc; et aussi les ennemis venant contre les nôtres avec autant de vigueur pour qu'on ne leur ôtât pas le pont, et il y avait une telle multitude de traits et de balles qu'il semblait qu'il en plût: cette mêlée dura plus de deux heures et demie; et comme il plut à Dieu et à l'évangéliste messire saint Marc, vers les 18 heures (midi) que nos gens vinssent à bout du pont, que l'infanterie y montât et que les lanciers à cheval traversant le Pô arrivaient au Mezian et à la digue où ils combattaient main à main avec l'ennemi; enfin, le nom de monseigneur J. C. leur obtint la victoire, rompit et mit en désordre toute l'armée du duc de Milan; les uns s'enfuirent, les autres rendirent leurs armes, d'autres se jetèrent dans le Pô, et il s'en noya plus de 500; et ce fut certainement un des plus beaux faits d'armes qui fut fait depuis long-temps en Lombardie, et il fut fait avec grande prudence et fidélité à la louange de Dieu, du glorieux messire saint Marc. Pour le seigneur capitaine et Condottieri, je dois dire qu'ils ont tous fait vigoureusement et qu'ils méritent d'être recommandés. Le partage du butin se faisait en monnaie fictive de chevaux[217-A]; si je ne me trompe, Cotignola en avait eu pour sa part 800, Guillaume de Montferrat, 100; Gentil de Gatta Melada, 800; le marquis Taddée d'Este, 600; l'infanterie en masse, 500; les gens de cheval du comte François, 200; en tout, la valeur de 4200 chevaux, plus les provisions et les femmes qui se trouvèrent.
217-A: En prenant un cheval pour une somme donnée, et en répartissant ensuite le butin selon ce que chacun pouvait prétendre, le cheval était l'unité et on faisait les comptes d'après cette mesure.
218: Mai non fù veduta una rotta così grande, nè così aspra, nè così per affato come fù quella, di quanti capitani li erano, ch'erano più di sedici, tutti quanti furono svaligiati.... e non credere tu che leggi qui ch'io scriva per fiorire il detto; ma per dio omnipotente scrivo la verità. S'erano in campo cavalli dodici mila, non nescamparono mille cinque cento.
219: Machiavel, Histoire de Florence, liv. 6.
220: Henrico Panierolæ, qui per id temporis Venetiis negociandi gratiâ agebat, publico est consilio mandatum, ut Venetum adeat senatum, ac multis propositis pollicitationibus roget obtesteturque ne qui uni omnium Italorum libertatem adamant et tuentur, patiantur mediolanensem rempublicam suâ ope atque operâ à Francisco Sfortiâ subjugatum iri. Is quæ jussus est, diligentissimè peregit. Nam sæpiùs modò palam, modò clam in senatum admittebatur. Seque ad Francisci Foscari sapientissimi et invicto animo principis pedes quàm humillimè projiciebat. Et ut erat homo callidus, sublatas manus ad cœlum tendens ingemiscere, flere ac prolixà implorare oratione ne ampliùs Franciscum Sfortiam suis copiis et pecuniis adjuvaret.
221: Machiavel, Histoire de Florence, liv 6.
222: L'abbé Laugier dit que la mesure de blé se vendait plus de vingt mille écus. C'est sans doute une faute d'impression. Verdizzotti dit 20 ducats d'or le moggio (le muid); or le ducat d'or valait 17 francs. Un autre historien Nicolas Doglioni, liv. 7, dit que le staio de froment se vendait 20 ducats. Le staio de froment de Milan équivaut à un boisseau de Paris, trois dixièmes.
223: Marin Sanuto Vite de' duchi, F. Foscari. Cet auteur n'évalue la dépense annuelle pendant cette guerre qu'à 670,000 ducats, dont 550,000 pour l'armée de terre, et 120,000 pour la marine.
224: Interea clarissimus vir Franciscus Barbarus ad magnificum Gentilem, exercitûs gubernatorem, luculentam ac gravem epistolam scripsit in hanc sententiam; quòd cùm indictum sit bellum à senatu Veneto in Annibalem pro pace Italiæ, cùmque ad eam rem ipse delectus sit exercitûs gubernator, omnium senatorum suffragiis admonet atque hortatur hominem, ne collatis signis, aut ab Annibale vocatus, aut inconsultò, dimicare audeat, præsertim cùm ipse velit, aut cùm sibi ipse locum delegerit, nisi occasio se obtulerit rei benè gerendæ, aut si æquo loco dimicetur; ostendens pluribus verbis, ingenium plerùmque viribus anteponi, et Venetorum imperium non tam militum numero, et auxiliorum multitudine, quàm virtute stare et sapientiâ; præsertim cùm nec commeatus, nec stipendium, nec sociorum vires, nec demùm viscera caritatis sibi defuturæ sunt: ponens proptereà ante oculos, non deesse sibi clarissimos duces, et veteranorum utriusque ordinis militum copias, qui sint virtute, fide et militari gloria præstantes. Addit quin etiam futuræ victoriæ hujus belli spem ne parvam quidem, cùm brevi putet commeatus, supplementa rerum, pecuniam, milites etiam perpetuos hosti defuturos; immo victum Annibalem humanis necessitatibus ab agro Brixiensi, in quo nec castra locat, cedendo Gentili discessum, proptereà quòd à fronte, à tergo et à latere sociali bello distrahetur, quòd ne auro quidem cum Venetis certare potest, quòd nullum regnum violentum potest firmum esse et diuturnum. Concludit tandem plurimorum imperatorum exempta, ut voto hostis pugnare non debeat; sed ubi hostis non vult, tunc illum, si modò possit, dimicare cogat, cùm victoriæ hujus belli sit tota ferè Gallia, et pars non parva Italiæ præmium. Iterùm atque iterùm admonet, ne quid cùm hoste temerè agatur, qui militando consenuit. His literis, serenissime rex, tanti fit ab hoste Annibal, ut magni Pompeji, et Caji Cæsaris auctoritate par ac superior esse videatur. Primùm quidem præcautum ait ad tanti exercitùs gubernatorem, ne nisi datâ occasione cum hoste ferrum tractet; ne cùm velit, manus conserat; vocatus ad pugnam non eat, ne iniquo loco intercipiatur; videat proptereâ, ne quid cùm hoste inconsultò agat. Illi per insidias insistamus, quòd eâ ille militari arte vincatur, quâ sæpe victor exstitit. Sæpè de hostis auctoritate cogitemus, nec parvâ de re bellum geri. Denique cogitet rempublicam Venetorum Italiæ dignitatem, salutem tot provinciarum ac sociorum suis humeris sustinere, suæque fidei ac virtutì esse mandata, Postremum est, hæc non esse dicta illius monendi gratiâ, cùm nihil eum fugiat, quod spectet ad disciplinam militarem, sed quòd suæ laudi et amplitudini suæ dignitatis perlibentèr favet, etiam causâ patriæ, ne quid in hoc bello detrimenti, aut ignaviâ, aut temeritate patriatur.
225: Cette négociation est racontée fort au long dans la Vie du sénateur florentin Manetti, qui était le négociateur, par Naldi.
226: Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.
227: E qui la ferocità de' Francesi usò gran crudeltà contro de' castellani. La qual cosa tanto spaventò l'animo de' popoli che tutto quello che i nostri aveano nel Cremonese e nel Bresciano, salvo Soncino e Romanego, non aspettando il venire de' nemici, in pochi giorni si render loro.
228: Ce traité est dans la collection de Muratori. Rerum italicarum scriptores, tom. XVI, p. 1009.
229: Eodem ferè tempore ab senatu ad legatum duo tabellarii venerant, quorum alter litteras afferebat, quibus pacem transactam significabatur, alter quibus legatus jubebatur ab conducendis militibus et a pecuniis erogandis supersedere. Hi eâ usi celeritate dicuntur, ut, nisi in hostiam insidias præcipitatis moræ non nihil esset allatum, triduo ad legatum, CCC millibus passuum confectis, pervenire portuerint. Cùm a militibus, qui in insidiis delituerant, quæstioni subderentur, vi coacti, litteras ostendunt, ac pacem inter principes factam edocent. Quod unum omnium illi ægerrimè ferentes, tabellarios malè mulctatos, cùm nudati ac virgâ cæsi propè ad necem fuissent, cruore et sanguine madentes ad legatum sine litteris dimittunt.
230: Varillas.
231: Voyez l'Histoire turque, par Saadud-din-Mehemed Hassan, traduite par Galland. Règne d'Amurath II. Man. de la Biblioth.-du-Roi.—No 10528.
232: Continuation de l'histoire du Bas-Empire, par Ameilhon, liv. 118, § 37.
233: Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 9.
234: Relation de Venise par Mr Delahaye, ambassadeur de France.
235: Voyez le récit de ce siége dans l'Histoire turque, de Saadud-din-Mehemed Hassan, citée ci-dessus.
236: L'historien Sandi, liv. 8, ch. 9, dit seulement que le baile fut mis à la chaîne.
237: Je rapporte ce traité d'après Marin Sanuto. Il est aussi dans la Chronique de Bologne. Rerum italicarum scriptores, tom. XVIII, p. 709.
238: Marin Sanuto Vite de' duchi, F. Foscari.
239: Elle est sous la date du 10 juin 1445: on la trouve dans le tom. 16e. Rerum italicarum scriptores, p. 91.
240:
241: E datagli la corda per avere la verità, chiamato il consiglio de dieci colla giunta, nel quale fù messer lo doge, fù sentenziato. (Marin Sanuto, Vite de' duchi F. Foscari).
242: E fù tormentato, nè mai confessò cosa alcuna; pure parve al consiglio de' dieci di confinarlo in vita alla Canea (Ibid.) Voici le texte du jugement: «Cùm Jacobus Foscari per occasionem percussionis et mortis Hermolai Donati fuit retentus et examinatus, et propter significationes, testificationes et scripturas quæ habentur contra eum, clarè apparet ipsum esse reum crimims prædicti, sed propter incantationes et verba quæ sibi reperta sunt, de quibus existit indictia manifesta, videtur propter obstinatam mentem suam, non esse possibile extrahere ab ipso illam veritatem, quæ clara est per scripturas et per testificationes, quoniam in fune aliquam nec vocem, nec gemitum, sed solum intra dentes voces ipse videtur et auditur infrà se loqui, etc.... Tamen non est standum in istis terminis, propter honorem statûs nostri et pro multis respectibus, præsertim quod regimen nostrum occupatur in hâc re et qui interdictum est ampliùs progredere: vadit pars quòd dictus Jacobus Foscari, propter ea quæ habentur de illo, mittatur in confinium in civitate Caneæ, etc. Notice sur le procès de Jacques Foscari dans un volume intitulé: Raccolta di memorie storiche e anneddote, per formar la Storia dell'eccellentissimo consiglio di X della sua prima instituzione sino a' giorni nostri; con le diverse variazioni e riforme nelle varie epoche successe.
243: La notice citée ci-dessus, qui rapporte les actes de cette procédure.
244: Ebbe prima, per sapere la verità, trenta squassi di corda. (Marin Sanuto, Vite de' duchi, F. Foscari.)
245: Historia di Venezia, lib 23.
246: Marin Sanuto dans sa Chronique, Vite de' duchi, se sert ici, sans en avoir eu l'intention, d'une expression assez énergique: «Il doge era vecchio in decrepita età e caminava con una mazzetta. E quando gli andò, parlògli molto constantemente che parea che non fosse suo figliuolo, licet fosse figliuolo unico; e Jacopo disse, messer padre, vi prego che procuriate per me, acciocchè io torni a casa mia. Il doge disse: Jacopo, va e ubbidisci a quello che vuole la terra, e non cercar più oltre.»
247: Cela fut un acte que l'on ne sçaurait ny suffisament louer, ny assez blasmer: car, ou c'estait une excellence de vertu, qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait insensible, dont ne l'une ne l'autre n'est chose petite, ains surpassant l'ordinaire d'humaine nature et tenant ou de la divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, que la faiblesse des jugeans fasse descroire sa vertu. Mais pour lors quand il se fut retiré, tout le monde demoura sur la place, comme transy d'horreur et de frayeur, par un long temps sans mot dire, pour avoir veu ce qui avait été fait.
248: Je suis principalement dans ce récit une relation manuscrite de la déposition de François Foscari qui est dans le volume intitulé: Raccolta di memorie storiche e annedote, per formar la storia dell'eccellentissimo consiglio di X.
249: Hasce tamen injurias, quamvis imaginarias, non tàm ad animum revocaverat Jacobus Lauredanus defunctorum nepos, quàm in abecedarium vindictam opportuna.
250: Ibid., et l'Histoire vénitienne de Vianolo.
251: Il faut cependant remarquer que, dans la notice où l'on raconte ce fait, la délibération est rapportée, que les vingt-cinq adjoints y sont nommés, et que le nom de Marc Foscari ne s'y trouve pas.
252: Cette harangue se lit dans la notice citée ci-dessus.
253: Ce décret est rapporté textuellement dans la notice.
254: La notice rapporte aussi ce décret.
255: On lit dans la notice ces propres mots: «Se fosse stato in loro potere, volontieri lo avrebbero restituito.»
256: Hist. di Venetia, di Paolo Morosini, lib. 24.
257: Hist. di Pietro Justiniani, lib. 8.
258: Hist. d'Egnatio, liv. 6, cap. 7.
259: Ce décret est du 25 octobre 1458. La notice le rapporte.
260: Notamment Léopold Curti, Mémoires historiques et politiques sur la république de Venise, 1re partie, chap. 4; et l'abbé Laugier, Histoire de Venise, lib. 30.
261: Formaleoni et l'abbé Tentori, qui le copie ici mot pour mot.
262: Storia civile di Venezia, lib. 8, cap.
263: Codice delle leggi attinenti al consiglio di X e a suoi tribunali, raccolte da Pietro Franceschi, segretario de' correttori nell'anno 1761.
264: Ibid.
265: Statuti, leggi et ordini delli signori inquisitori di stato, tanto nella erezione loro, quanto ne' tempi moderni; ne' quali resta prescritto il modo del governo, cosi dentro, come fuori della città, e tanto con ministri de' principi, quanto con proprii ambasciatori, diffusi in capitoli 103.
Ce manuscrit provient de la biblioth. de l'archevêque de Reims, Letellier de Louvois.
Second exemplaire in-fol., sous le no 1010—H/264; il est à la suite du même ouvrage de Frà Paolo, et provient de la biblioth. de Harlay.
Troisième exemplaire, bibliothèque de Monsieur, no 55, in-fo, relié avec l'ouvrage de Frà Paolo.
Voyez ces statuts ci-après dans les pièces justificatives de cette histoire.
Il existe à Florence, dans la biblioth. Riccardi, un man. des statuts de l'inquisition d'état. Il commence comme ceux que j'ai cités ci-dessus par la loi du grand conseil et le décret du conseil des Dix, qui précèdent les réglements que les inquisiteurs d'état se donnèrent eux-mêmes; mais ces trois pièces, au lieu d'être des 16, 19 et 23 juin 1454, portent les dates des 16, 19 et 23 juin 1504.
Ce manuscrit est moins digne d'inspirer de la confiance que ceux qui sont à Paris; 1o parce qu'il leur est fort postérieur, car on le juge de la fin du XVIIe siècle et peut-être même du XVIIIe; 2o parce qu'il est incomplet, le premier statut, au lieu d'être en 48 articles, n'en a que 44, et le second supplément ne s'y trouve pas.
266: Il governo dello stato veneto dal cavalier Soranzo, biblioth de Monsieur, no 54, in-fo.
267: Lettre de Louis XI, du 5 août 1479, pièces justificatives de l'Histoire de Louis XI, par Duclos.
268: En parlant des progrès que les arts faisaient chez ce peuple, je ne prétends point décider, sur l'invention de ces arts, des questions presque toujours insolubles. Ainsi par exemple l'art de la Mosaïque était connu fort anciennement en Italie. M. de Saint Marc, dans son Histoire d'Italie, tom. I, page 56, parle de deux statues de Théodoric, roi des Ostrogoths, composées de petites pièces rapportées; mais c'était de la sculpture en Mosaïque et non pas de la peinture: au reste, Muratori, dans le 2e volume de ses Antiquités d'Italie, a publié un manuscrit sur la peinture en mosaïque, et il le croit du IXe siècle.
269: Mémoires de Commines, liv. 7, chap. 15. On prétend que, dès le milieu du XIe siècle, cette basilique avait été décorée de Mosaïques exécutées par des ouvriers grecs, ce qui était indiqué par ces vers:
Historiis, auro, formâ, specie tabularum,
Hoc templum Marci fore die decus ecclesiarum.
270: Historia venetiana di Nicolo Doglioni, lib. 9; et Fatti veneti, di Verdizotti, lib. 28.
271: Mémoires de Commines, liv. 7, chap. 15.
272: Nicolaus Jenson, quem veneta civitas sortita est, omnes alios in eo genere laudis post se procul reliquit.
273: Marin Sanuto, ibid.
274: Marin Sanuto, Vite de' duchi, C. Moro. Il y a cette singularité que la lettre est du 31 mai 1468 et la réponse du 10 août, ce qui indique la lenteur des formes de l'administration vénitienne.
275: Marin Sanuto, Vite de' duchi, P. Malipiero. Voici comment le sénateur, auteur de l'Historia di Venetia dall'anno 1457, all'anno 1500 (man. de la Bibliot.-du-Roi, no 9960), rapporte cette anecdote dans la 5e partie de son ouvrage. «Dandolo, vescovo de Padoa, mancò di questa vita: Pietro Barbo cardinale di San Marco, vescovo di Vicenza, ha ottenuto il vescovado del papa senza l'assenso del consiglio de' pregadi e è andato al possesso contre il voler della terra, tal che è stà intima a Paolo Barbo che subito et vada a Roma a trovarlo e a operar ch'el renunci al vescovado in termine d'un mese: altramente esso Paolo Barbo sia bandito in perpetuo da Venezia e delle terree luoghi nostri, e che sia confisca i boni. Paolo Barbo, inteso il decreto, ha risposto lagrimando che l'eseguirà quanto gle e commanda.
276: Elle est rapportée en italien dans Marin Sanuto, ibid.
277: Le récit de cette guerre est le sujet de la 1re partie d'une histoire manuscrite qui existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous le no 9960, intitulée: Historia di Venezia dall'anno 1487, fino all'anno 1500. On y trouve notamment quelques détails sur les impôts qui furent établis à cette occasion.
278: Pour mettre le Péloponnèse à couvert de l'invasion des barbares, dit le père Coronelli dans sa description de la Morée, l'empereur Emmanuel y éleva en 1413, une forte muraille, que Volaterran et Niger nomment Examili, Hermolaüs Examilion, à cause que sa longueur est de six milles, et Nischins Dioclos. Cette muraille commençait au port de Léchée à seize stades de Corinthe et à cinquante stades du golfe Saronique, à qui Baudrand, contre le sentiment de Lauremberg, donne aujourd'hui le nom de Lestricori, situé à l'extrémité occidentale du golfe de Lépante. Cette construction avait six milles de longueur, et finissait au port de Cenchrée situé sur la côte orientale vers le golfe d'Engia. Amurath II, ayant levé le siége de Constantinople en 1424, fit démolir l'examilion, malgré la paix qu'il venait de conclure avec l'empereur grec. Les Vénitiens, pour conserver leurs états de la Morée, avaient grand intérêt de rétablir ce rempart, dont ils prévoyaient que les ruines donneraient une entrée trop ouverte aux invasions de leurs ennemis. Ce fut cette considération qui, en 1463, obligea Louis Loredan général de la république d'y débarquer ses troupes, et de les joindre à celles de Berthold d'Est, pour les employer conjointement à un si grand ouvrage. Ils y firent travailler trente mille ouvriers, qui, en 15 jours de temps, le mirent dans sa perfection, et qui y ajoutèrent de bons doubles fossés et cent trente-six tours, ce qui rendit cette muraille incomparablement plus forte qu'elle ne l'avait été.
279: L'abbé Laugier, Histoire de Venise, liv. 26. Il cite l'historien de Brescia pour autorité; mais on peut lui opposer celle de Marin Sanuto, qui dit que l'indulgence plénière coûtait 20 ducats: «Sicchè chi dava ducati 20, ovvero andava in persona, avea plenaria indulgentia, e quasi tutti pagarono molto allegramente a tanta buona opera.»
280: Ce bref est rapporté par Marin Sanuto, Vite de' duchi, C. Moro.
281: Marin Sanuto, Vite de' duchi, C. Moro.
282: Son traité avec la république est de 1463, voyez Codex Italiæ diplomaticus. Lunig, tom. II, pars 2, sectio 6, XXIV.
283: Marin Sanuto, Vite de' duchi, C. Moro.
284: Marin Sanuto, Vite de' duchi, C. Moro.
285: En 1454, il avait marié son second fils avec la fille du duc de Savoie.
En 1455, son troisième fils épousa Éléonore d'Arragon, fille de Ferdinand, roi de Naples.
En 1465, sa fille Hipolyte-Marie épousa Alphonse d'Arragon, fils du même Ferdinand.
En 1463, son fils aîné Galeas-Marie, que l'on nommait le comte de Pavie, épousa, d'après un traité conclu entre son père et Louis XI, roi de France, la princesse Bonne, fille du duc d'Orléans.
286: Ces renseignements nous sont fournis par l'historien Marin Sanuto. Son tableau laisse à désirer quelques explications, je me borne à le transcrire. Il le donne pour l'état des revenus de la seigneurie en 1469.
Dazio del vino | 77,000 | ducati. |
Dazio delle taverne | 12,000 | |
Dazio dell' entrate | 34,000 | |
Dazio dell'uscita | 15,000 | |
Dazio della mesetteria | 36,000 | |
Dazio della beccaria | 22,000 | |
Dazio della torneria veechia per l'olio | 28,000 | |
Dazio della torneria nuova per la grassa | 9,000 | |
L'ufizio del sale per utilità e sali | 96,000 | |
Affitti delle botteghe, dazje rive di Rialto | 54,000 | |
Salinari a Chioggia | 500 | |
Tanse di notaj et scrivani | 5,000 | |
Ufizj deputati a pagare per cedola di palazzo | 6,000 | |
Pozzi, acque e zatte | 750 | |
Straordinarj per mezza di contanti | 7,500 | |
Decime all'anno riscuotendo il tutto | 40,000 | |
Decime delle case | 20,000 | |
Decime delle possessioni di fuori | 6,000 | |
Decime d'imprestiti | 15,000 | |
Decime delle mercatanzie | 14,000 | |
Decime di navi e galere e di noli | 1,000 | |
Decime del clero di Venezia | 1,800 | |
Per un terzo del prò degl'imprestiti | 47,000 | |
Tanse limitate | 6,000 | |
Tanse de' Giudei | 3,000 | |
536,550 |
À cet état qui s'élève à 536,550 ducats, il faut ajouter l'état des revenus tirés des provinces.
Le même historien nous les donne ailleurs. Son tableau se rapporte à l'année 1423.
RENDE a l'anno. |
HA di spese. |
RESTANO netti ducati. |
||
La patria del Friuli | 7,500 | 6,330 | 1,170 | |
Trivigi e il Trivigiano | 40,000 | 10,100 | 29,900 | |
Padova e il Padovano | 65,600 | 14,000 | 51,500 | |
Vicenza e il Vicentino | 34,500 | 7,600 | 26,900 | |
Verona e il Veronese | 52,500 | 18,000 | 34,500 | |
Brescia e il Bresciano | 75,500 | 16,000 | 59,500 | |
Bergamo e il Bergamasco | 25,500 | 9,500 | 16,000 | |
Crema e il Cremasco | 7,400 | 3,900 | 3,500 | |
Ravena e il Ravenasco | 9,000 | 2,770 | 6,230 | |
317,400 | 88,200 | 229,200 | 229,200 |
Terres maritimes | 180,000 | |||
Total | 945,750 |
L'état général des revenus de la république, que j'ai rapporté ci-dessus (livre 12),
s'élève à | 996,290 | ducats. |
Celui-ci ne s'élève qu'à | 945,750 | |
Ainsi il y a une diminution de | 50,540 |
Mais dans l'intervalle de 1423 à l'année 1469, la république avait acquis les provinces de Brescia, de Bergame, de Crême et de Ravenne, qui sont portées dans le nouvel état pour un revenu net de 85,230 ducats. Et cette acquisition, comme on voit, n'avait point compensé la diminution qu'avaient éprouvée les douanes, les droits indirects de toute nature, les autres impôts, notamment les bénéfices de la caisse des emprunts, qui, de cent cinquante mille ducats, se trouvaient réduits à 27,000.
En dernier résultat, le revenu était:
Provinces. | Terres maritimes. | Autres revenus. | Total. | |
En 1423 | 143,970 | 180,000 | 672,320 | 996,290 ducats. |
En 1469 | 229,200 | 180,000 | 536,550 | 945,750 ducats. |
Augmentation | 85,230 | — | — | — ducats. |
Diminution | — | — | 135,770 | 50,540 ducats. |
Ainsi, en quarante-six ans, tous les revenus qui constatent l'activité du commerce et l'abondance des capitaux avaient éprouvé une réduction de 135,770 ducats; voilà l'effet de la guerre; et pour savoir de combien l'état s'était appauvri, il faudrait pouvoir ajouter de combien la dette et les charges publiques s'étaient augmentées. L'historien dans lequel nous puisons tous ces détails, ne les a pas présentés avec toute la clarté désirable. Il y a même des inexactitudes dans ses calculs, mais il mérite de la confiance, parce que c'était un homme laborieux et à portée d'être bien instruit des affaires. Il était petit-neveu du doge Christophe Moro. Or il dit lui-même: «La signoria di Venezia avea d'entrata nel 1423 d'ordinario, un millione e cento mila ducati; per le grandi guerre che hanno distrutte le mercatanzie ha d'ordinario, ducati 800,000.»
Ces chiffres ne se rapportent pas exactement à ceux que nous avons trouvés en comparant les éléments de son calcul, mais il en résulte toujours une diminution considérable dans les revenus.
287: Philippe de Comines dit dans ses Mémoires, liv. 7, ch. 2: «Quand le seigneur se contenterait de 500,000 ducats l'an, les sujets ne seraient que trop riches, et vivrait le dit seigneur en sûreté, mais il en lève 650,000, ou 700,000, qui est grande tyrannie.»
288: Delle guerre de' Venetiani, nell'Asia dal 1470 al 1474 libri trè. Cette histoire a été imprimée plusieurs fois. M. Morelli, bibliothécaire de Saint-Marc, en a publié une édition en 1796.
289: Sandi, Storia civile de Venezia, lib. 8, cap. 9.
290: Il n'est pas mention de ce fait dans l'Histoire turque de Saadud-din-Mehemed Hassan, règne de Mahomet II, traduite par Galland. On raconte aussi que Mahomet devenu maître de la fille de ce brave gouverneur, voulut la forcer de céder à un amour qui ne s'exprimait que par des menaces, et que, furieux de ses refus, il lui fit trancher la tête.
291: Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 9.
292: Ibid.
293: L'ambassade et les secours que les Vénitiens lui envoyèrent à cette occasion, furent confiés à Josaphat Barbaro, qui publia une relation de son voyage, mais il n'y dit pas un mot de sa négociation, ni de la guerre. Ambroise Contarini fut envoyé pour lui succéder dans cette mission, et a publié aussi son itinéraire.
294: Erano morti di sete, fra fanciulli, vecchi e donne, della gente inutile più di due mila persone.
295: Marin Sanuto Vite de' duchi, A. Vendramino.
296: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 9. sino in Venezia dalle torri delle chiese se ne videro le fiamme.
297: Il existe à la Bibliothèque-du-Roi, sous le no 10,493, in-4o, une histoire manuscrite de l'île de Chypre, intitulée; Historia ovvero Commentario di Cipro di Florio Bustron. Il ne paraît pas qu'elle ait été imprimée. Elle ne va que jusqu'à l'année 1324.
298: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 12.
299: Questa, conoscendo la debolezza del marito, cominciò a farla più che da rè (ibid.)
300: Ma la superbia di questa Elena, resali già intolerabile ai sudditi, etc.
301: Perì poi di veleno (ibid.)
302: Viveva adulto un figlio naturale del rè, Giacomo di nome, che dalla regina Elena era stato forzato a vestir abito chiericale, e poi sostenne l'arcivercovado del regno. (ibid.)
303: Ces particularités sont tirées de la nouvelle Relation de la ville et de la république de Venise, par Freschot. Sandi dit à-peu-près la même chose, mais il place la scène plus tard.
304: Sandi, Storia civile di Venezia (ibid.)
305: Non senza sospetto mediro di veleno (ibid.)
306: Ibid.
307: Ibid.
308: Occupato pria il castello di Siguri ch'ei diè in custodia a Filippo Pesaro Veneziano (ibid.)
309: Ibid.
310: Ibid.
311: Sandi jette le soupçon de cet empoisonnement sur la reine Charlotte; mais cette inculpation odieuse décèle la partialité d'un historien vénitien.
312: Marin Sanuto ne rapporte pas tout-à-fait ce testament avec les mêmes circonstances. Je suis la version la plus générale. Au surplus il ne résulte rien de ces différences pour les évènements ultérieurs.
313: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, ch. 12.
314: Uomo di poche faccende, il quale, lasciata la moglie, se ne vive lussuriosamente con le meretrici.
315: Sandi, ubi suprà.
316: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 12.
317: Marin Sanuto, Vite de' duchi, N. Marcello.
318: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 12. Mais il supprime une partie de ces détails et il les supprime à dessein, car ils sont dans Coriolan Cippico, delle guerre de' Veneziani nel Asia, dal 1470, al 1474, au commencement du 3e livre.
319: Il bailo, benchè sapesse che essi dicevano il falso, nondimeno, accomodandosi al tempo, promise loro di far ogni cosa. Guerra de' Veneziani, etc., et il faut remarquer que l'auteur de ce livre devait être bien instruit de ces évènements, car il commandait la galère qui aborda en Chypre la première, quelques jours après.
320: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, cap. 12.
321: Ibid.
322: Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8. ch. 12.
323: Art. 1 de la première addition aux Statuts des inquisiteurs d'état, manuscrit de la Bibliothèque-du-Roi.—No 1010 H/264 et 10462.
324: L'auteur de l'Historia di Venetia, dall'anno 1457, all'anno 1500, man. de la Bibliothèque-du-Roi.—No 9960, a consacré la 3e partie de son ouvrage à raconter l'acquisition de l'île de Chypre par les Vénitiens; mais cet auteur, qui était un patricien, a eu soin de supprimer toutes les circonstances odieuses de la conduite de ce gouvernement envers la reine Catherine Cornaro.
325: Me piget dicere avidèe magis hanc insulam populum Romanum invasisse quam justèe; Ptolemæo enim rege fœderato nobis et socio, ob ærarii notris angustias, jusso sine ullâ culpâ proscribi, ideoque hausto veneno voluntariâ morte deleto, et tributaria facta est et velut hostiles ejus exuviæ classi impositæ, in urbem advectæ sunt per Catonem.
On peut voir aussi Florus, liv. 3 ch. 9, et Velleius Paterculus, liv. 2.
326: Art. 2 du Supplément aux statuts de l'inquisition d'état; manuscrit de la Biblioth.-du-Roi.
327: E poco dopo si donò la porpora cardinalizia a Marco da lui figlio, dal papa Alessandro VI, in ricompensa di gloria, anche gloriosa alla religione, a cui si salvòo allora un regno ch'era in pericolo prossimo di divenir maometano. (Sandi, Storia civile di Venezia, lib. 8, ch. 12.)