Title: L'Illustration, No. 1592, 30 Août 1873
Author: Various
Release date: September 20, 2014 [eBook #46916]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL
31e Année.--VOL. LXII.--Nº 1592
SAMEDI. 30 AOÛT 1873
DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION 22, RUE DE VERNEUIL, PARIS. |
31e Année.VOL. LXII. N° 1592 SAMEDI 30 AOUT 1873 |
SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL 60, RUE DE RICHELIEU, PARIS. |
Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr. |
Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.; 6 mois, 18 fr.; un
an, 36 fr.; Étranger, le port en sus. |
ÉVÉNEMENTS D'ESPAGNE.--Un poste d'insurgés surveillant
l'entrée de la rade de Carthagène.
Texte: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert Audebrand.--Nos gravures.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite).--Les Théâtres.--Bulletin bibliographique.--Revue comique du mois, par Bertall.--Histoire de la Colonne (troisième article).--Bigarrures anecdotiques: l'esprit de parti (suite). |
Gravures: Événements d'Espagne: un poste d'insurgés surveillant l'entrée de la rade de Carthagène.--Une séance du Comité insurrectionnel dans la cathédrale de Valence.--La Toilette japonaise, d'après le tableau de M. Firmin Girard.--A propos de l'ouverture.--Irlande: le château de Dun-Luce.--Revue comique du mois, par Bertall (12 sujets).--Le navire cuirassé le Suffren de la marine nationale.--Rébus. |
L'événement de la semaine, c'est le discours prononcé à Evreux par M. le duc de Broglie en réponse au toast que lui avait porté M. Pouyer-Quertier, président du conseil général, pendant un dîner offert par M. le préfet de l'Eure.
«Je vous remercie, a dit M. le vice-président du conseil des ministres, je remercie ceux de mes collègues qui se sont associés à vos paroles par leur assentiment, des témoignages si chaleureux de sympathie dont vous voulez bien m'honorer. Je les reçois avec une vive satisfaction, non pas en mon nom personnel (je ne mérite pas de tels éloges, pas plus que je ne les recherche), mais au nom du gouvernement que je représente, du président de la République qui est le chef de ce gouvernement, et de l'Assemblée nationale qui l'a investi de sa confiance.
«Le concours que vous nous apportez nous est aussi précieux que nécessaire. Nous sommes engagés dans une lutte périlleuse, non, quoi qu'on en dise, contre aucune institution, ni aucune opinion politique, mais contre ces principes destructeurs de tout ordre social qui se sont glissés dans trop d'esprits pendant le trouble causé par nos calamités publiques, et qui ont déjà, une fois, dans un jour néfaste, mis le comble à nos désastres. Cette lutte ne peut être l'œuvre ni d'un seul acte ni d'un seul jour; le mal que nous poursuivons se reproduit sous cent formes différentes; il faut le suivre sous ses déguisements divers et faire face à toute heure à ses attaques. Le succès serait impossible si nous ne pouvions compter sur le concours ferme, actif, de tous les gens de bien, tous également intéressés, quels qu'ils soient et de quelque part qu'ils viennent, dans cette cause qui leur est commune. Nous pouvons leur promettre l'appui d'une administration vigilante, dévouée à l'inflexible exécution des lois; mais il faut qu'à leur tour ils nous aident et s'aident eux-mêmes. Nous ne pouvons rien sans eux, sans leur courage; nous ne pouvons rien surtout sans leur union.
«C'est cette union que le gouvernement s'est efforcé de maintenir et qui a fait, dans ces derniers temps, la force de l'Assemblée nationale. C'est par l'oubli de ses dissentiments intérieurs, par sa résolution de rester unie et serrée autour des principes conservateurs, que la majorité de cette Assemblée s'est montrée digne de la confiance du pays. Le pays s'attend à ce que cette union ne soit pas rompue. Quand va venir à son heure le devoir de traiter les graves problèmes politiques, l'Assemblée saura, j'en ai la confiance, après les avoir abordés en pleine liberté, dans une discussion loyale, les résoudre dans un sentiment de concorde, faisant taire les prétentions et les prédilections personnelles pour ne tenir compte que des périls et ne songer qu'au salut de la société.
«Le gage de cette union salutaire, nous le trouvons surtout, laissez-moi le dire, dans le choix qu'a fait l'Assemblée, quand elle a disposé naguère du premier poste de l'État. M. le préfet rendait tout à l'heure hommage à un passé illustre et à des services éclatants; il avait raison, et je ne voudrais affaiblir aucune de ses paroles. La reconnaissance est un grand devoir national; l'Assemblée l'a poussée, je crois, à l'égard du dernier président de la République, jusqu'à une limite qu'elle n'aurait pu franchir sans abdiquer ses droits ou déserter d'autres devoirs plus impérieux; mais la part ainsi justement faite à des services que personne ne conteste, le mérite qui s'ignore et qui s'oublie lui-même a droit aussi à ne pas être méconnu.
«Convenons donc que c'est pour tous les partis une bonne fortune sans pareille que d'avoir pu remettre d'un commun accord le dépôt du pouvoir à un homme dont la loyauté sans reproches a découragé la calomnie;--un homme à qui personne n'oserait prêter, même par l'insinuation la plus détournée, soit un calcul, soit une arrière-pensée personnelle;--un homme dont la modestie n'est pas éblouie par l'éclat du rang suprême, et qui paraît presque importuné par sa gloire militaire depuis que l'ombre de nos malheurs en a assombri l'auréole;--un homme exempt de cette recherche de popularité et de cet attachement au pouvoir qui dictent souvent aux hommes d'État de dangereuses complaisances; voilà bien, dans les périls que nous traversons, le chef naturel des gens de bien..................................»
Ce discours a été comparé avec raison à ceux que les ministres prononcent fréquemment en Angleterre, pendant les vacances du Parlement, lorsque la situation du pays paraît exiger des explications sur les intentions du gouvernement; des déclarations de ce genre auraient, sans doute, emprunté aux circonstances actuelles une opportunité toute particulière. Celles que contient le discours que nous venons de reproduire sont-elles aussi complètes qu'on aurait pu le désirer, aussi explicites que se sont plu à le dire la plupart des journaux? Il est permis d'en douter; et pour tout lecteur exempt de prévention, il semblera que les termes dont s'est servi M. de Broglie sont assez vagues pour prêter aux interprétations les plus opposées. Faut-il par exemple, comme l'ont fait plusieurs feuilles républicaines, voir une appréciation peu favorable à la fusion dans ce passage où le vice-président du conseil dit que lorsque l'heure sera venue d'examiner de graves problèmes politiques «l'Assemblée saura les résoudre dans un sentiment de concorde, faisant taire les prétentions et les prédilections personnelles pour ne tenir compte que des périls et ne songer qu'au salut de la société». Faut-il encore interpréter dans un sens favorable au maintien de la République cet autre passage où M. de Broglie assure que la lutte que soutient le gouvernement «n'est engagée, quoi qu'on en dise, contre aucune institution ni contre aucune opinion politique». Il suffit, croyons-nous, de relire avec attention ces deux passages les plus accentués peut-être de tout le discours, pour se convaincre qu'ils ne contiennent autre chose qu'une affirmation nouvelle des principes de conservation sociale au nom desquels s'est fondé le gouvernement du 24 mai, et que, quant à la fusion, le vice-président du conseil s'est strictement maintenu dans la réserve absolue dont il lui était, du reste, impossible de sortir.
À vrai dire, cette impatience fiévreuse avec laquelle on épie les moindres faits de nature à donner quelque indice sur les graves événements qui se préparent, est menacée de rester sans aliment. On dit bien que le comte de Chambord ne fera aucune concession; que la question du drapeau et celle de la Constitution resteront les pierres d'achoppement contre lesquelles viendront se heurter les espérances fusionnistes, que les hommes politiques chargés d'ouvrir des négociations à ce sujet sont revenus fort découragés de leur voyage à Frohsdorf. Chaque jour voit éclore quelque nouveau projet destiné à mettre fin à tout désaccord; le Soir, qui s'est constitué le moniteur officieux de la fusion, mais sans dire où il puise ses informations et qui est du reste désavoué par les organes officiels du parti royaliste, le Soir ajoute que tout ce qu'auraient obtenu les négociateurs serait l'ajournement d'un nouveau manifeste déclarant que le drapeau blanc ne serait abandonné en aucun cas. Mais ce ne sont là que des aliments bien peu solides jetés en pâture à la curiosité du public, et puisque tout projet de convocation anticipée de l'Assemblée paraît décidément abandonné, ce n'est pas avant trois mois que des événements décisifs auront mis fin à l'état d'incertitude où nous vivons. Bornons-nous à noter, pour aujourd'hui, cette déclaration du Monde, où après avoir réfuté les informations du Soir, le journal légitimiste conclut en disant que: «Si l'accord des royalistes échoue, ce ne sera pas à cause du drapeau, qui n'est qu'une question enfantine, c'est que l'instinct révolutionnaire l'aura décidément emporté chez beaucoup de ceux qui avaient l'air de reculer devant les crimes de la révolution.»
La session des conseils généraux, dont nous annoncions l'ouverture il y a huit jours, est déjà close dans un certain nombre de départements et ne tardera pas à l'être dans tous les autres. Si courte qu'elle ait été, cette session n'en a pas moins été utilement remplie par l'examen d'un grand nombre de questions d'intérêt local. Un fait digne de remarque, c'est la réserve avec laquelle les conseils généraux se sont abstenus de franchir les limites de leur compétence en évitant de s'occuper, même sous forme de vœux, de questions de politique générale. C'est sans doute à cet ordre de préoccupations qu'il faut attribuer le rejet, dans plusieurs départements, de projets d'adresse avant pour but de féliciter M. Thiers à l'occasion de la libération du territoire. A ce point de vue, on ne peut qu'approuver les scrupules qui ont dicté ce rejet, car ils sont motivés par le sentiment du respect de la loi, qui est formelle à cet égard. On se rappelle combien de fois, l'année dernière, le gouvernement de M. Thiers avait du rappeler les conseils généraux au respect de cette même loi en invalidant des délibérations où elle avait été transgressée. L'attitude prise par eux cette année montre que la leçon n'a pas été perdue et dénote un progrès du meilleur augure dans l'éducation politique du pays.
Il faut décidément renoncer à démêler la vérité au milieu des nouvelles incomplètes et contradictoires que le télégraphe nous apporte pêle-mêle d'au delà des Pyrénées. Les carlistes multiplient leurs tentatives, mais sans succès jusqu'à présent, pour arriver à la possession des deux ou trois grandes villes qui leur sont indispensables pour établir leur autorité et coordonner leurs opérations d'une manière sérieuse. Bilbao, Pampelune, Berga, Estella, ont successivement fait l'objet de ces tentatives qui ont avorté jusqu'à présent, mais qui seront reprises aussitôt que don Carlos aura pu se procurer en quantité suffisante des armes et de l'argent. Quant à l'insurrection des provinces du Midi, elle est définitivement refoulée sur tous les points, sauf à Carthagène où une action décisive est imminente. A Madrid, M. Castellar a été nommé président des Cortès. Il a prononcé, à cette occasion, un de ces discours où il excelle; il a fait appel à la discipline, à la concorde. Puisse cet appel être mieux entendu que tant d'autres qui l'ont précédé!
--Il y a une dizaine de jours qu'on a annoncé que le duc de Brunswick venait de mourir subitement à Genève. Au temps où nous sommes, cela fait quinze siècles. Tout ce qu'on pourrait noter sur ce personnage ne serait plus qu'une redite. On a raconté une à une toutes les excentricités de l'Altesse, ses fugues, son hôtel de Paris peint en rose, ses procès si bizarres, ses histoires de perruques, uniques dans leur genre; on s'est surtout rabattu sur ses diamants, depuis cinquante ans connus en Europe. Il n'y a donc à revenir sur rien de tout cela. Le prince Charles de Brunswick est mort à la suite d'une apoplexie foudroyante; voilà tout ce qu'il y a à mentionner. Pourtant j'ai aussi un mot à placer.
Ce mot est tiré d'une lettre posthume, absolument inédite, de l'homme qui parlait le plus librement des autres hommes, couronnés ou nu-tête. J'ai nommé Henri Heine. A un pauvre diable de réfugié allemand, journaliste comme lui, l'auteur de Reisebilder disait, dès 1835, son sentiment sur l'ex-souverain du grand-duché de Brunswick que ses peuples s'étaient permis de renvoyer, un jour, sans tambour ni trompette. On a tiré l'épître d'une collection d'autographes, afin de me la faire lire. Que d'esprit il y a là-dedans! Mais je n'ai obtenu le droit que de citer un fort petit nombre de lignes.
«S'il y a des démagogues qui ont, en apparence, la douceur, et en réalité les griffes du tigre des jungles, il y a aussi des grands de la terre qui sont des fous dangereux. Le duc est de ces derniers. Le jour où il est venu au monde, dans un palais, la fée Carabosse était assise près de son berceau; c'est elle qui me l'a raconté. En voyant l'enfant, au moment où l'on allait couper le cordon ombilical, elle a dit au papa et à la maman: «Ne plantez jamais une couronne sur ce front-là; c'est le bonnet de la folie qu'il faut y mettre.»
--Sur les bords de la mer, à Deauville, on vient tout à coup de réveiller le nom déjà fort oublié de feu M. de Morny. Il y a eu une statue, accompagnée d'une inscription. Tout ce qu'il vous plaira. Nous vivons dans un temps où les grandeurs humaines ne durent pas plus que les bulles de savon. Cependant nul n'aura passé plus vite que cet enfant de l'amour et du hasard qui a été pendant quinze ans président du Corps législatif. «Eh bien, j'ai peur pour moi, parce que la Fortune me fait manger trop de pralines, disait-il au colonel R***, un de ses camarades de jeunesse. La Fortune, en effet, l'avait traité quinze ans en enfant gâté. Si dès le lendemain de son décès, il a pu voir ce qui est arrivé chez lui-même, il aura pu dire aussi, après Horace, que la déesse d'Antium fait payer avec usure tout ce qu'elle donne.
On a raconté un drame d'intérieur dont je n'ai pas à parler ici, d'abord parce que c'est déjà une vieille légende et ensuite parce que les secrets d'alcôve ne me regardent pas. Mais indépendamment du fait, comme son château de cartes s'est vite écroulé! Je ne veux revenir qu'à quelque chose dont j'ai été témoin.
Cela se passait en 1865.
Le duc de Morny était mort depuis peu de temps, mais le vide se faisait de toute façon dans le palais où il avait résidé. Il était de mode d'aller visiter sa galerie de tableaux, publiquement affichée. Une carte à la main, je m'y étais présenté, comme cent autres, curieux de voir tant de belles toiles que le vent des enchères devait bientôt éparpiller à travers l'Europe, peut-être même jusqu'au fond de l'Amérique. Le défunt avait eu un grand faible pour les paysages. C'était, sans contredit, ce qui se trouvait chez lui de plus précieux, quoiqu'on y aperçut des Vélasquez et des Murillo. Il y avait un magnifique Hobbema. Quelques artistes en renom, attirés par ce spectacle, ne pouvaient s'arracher à la contemplation de cette toile de Hollande qui valait vingt fois son pesant d'or.
--Ce sont ces iroquois d'Yankees qui vont nous l'emporter! s'écriait R*** en se cognant la tête du poing.
Un peu plus loin, en inclinant vers la galerie voisine, trois jeunes femmes faisaient cercle devant une page d'histoire du commencement de notre siècle. C'était le Divorce de Napoléon 1er, où l'impératrice répudiée, grand'mère du duc, tout à la fois fière et pleurante, garde une attitude d'Agrippine blessée et rejette la plume avec laquelle Cambacérès vient de lui faire signer l'acte qui prononce sa déchéance.--Et, en me penchant un peu, je pouvais entendre l'une des trois jeunes femmes dire à l'autre.
--Ah! cela ne suffit pas toujours d'être belle!
Huit ans se sont écoulés, et voici ce qu'on apprend. Ce n'est plus seulement l'impératrice Joséphine, l'héroïne du tableau, qui serait un sujet d'élégie; ce n'est plus non plus le propriétaire même de cette œuvre qui a disparu, c'est le tableau lui-même; et avec lui, le magnifique Hobbema. R*** n'avait que trop raison en se cognant le front. Un Yankee s'était rendu acquéreur des deux cadres; il les a emportés aux États-Unis. On a pu savoir par une correspondance de date récente que ces deux pages ont été brûlées pendant l'incendie de Chicago.
--- Autre souvenir du même temps et du même endroit.
Dans ce même Palais-Bourbon, au fond d'une pièce d'entrée, en regard d'un Hercule désarmé par Omphale, on apercevait une grande cage. Deux singes de l'espèce des ouistitis y prenaient leurs ébats. Suivant ce qu'on disait, ces quadrumanes étaient les favoris du président du Corps législatif. Il ne se passait pas de jour que le haut dignitaire ne vint jouer avec eux et leur donner du sucre.
Un gardien nous racontait qu'ils étaient tout à coup devenus tristes.
--Ah! mon Dieu, ajoutait-il, un de ces petits messieurs du secrétariat a essayé de leur donner des friandises, mais ils ne sont pas si bêtes: ils voyaient bien que ce n'était pas une main de duc.
Nota bene.--Les deux ouistitis vivent encore, ils sont chez le comte D***.
--Encore un écho de la mer de Normandie.
Ça, nous l'extrayons, mot pour mot, d'une lettre qu'on veut bien nous communiquer.
«Pour une toilette de femme, voilà une toilette de femme. Jamais, W***, le grand faiseur, n'aura mieux compris une physionomie. C'est une robe Louis XVI, en faille prune-de-Monsieur, à immense traîne, ouverte sur un tablier de faille bleu-de-ciel, garni dans le bas de trois volants séparés entre eux par du vieux point d'Angleterre posé à plat. Corsage à basque derrière, décolleté devant en s'arrondissant, et paré du fichu à cascade de dentelle, ainsi qu'on le voit dans les portraits de Marie-Antoinette. Longue ceinture-écharpe de gros grain bleu-de-ciel, nouée sous la basque et jetée sur la traîne en deux pans. Coiffure à demi-poudrée. Turquoises et diamants scintillant sous la dentelle.--Expressément pour les soirées d'août.»
La lettre ajoute sous forme de post-scriptum:
--Cette toilette coûte mille écus et elle ne servira qu'une fois.
Qu'est-ce qui écrivait donc, l'autre jour, que nous devenions Spartiates?
--Une Revue anglaise, the Saturday Review, prend encore une fois à partie le monde parisien, non pas à cause des robes à traîne et des cascades de dentelle, mais en raison de l'argot. Vieux procès. L'argot du pays Bréda fait irruption dans ce qui reste de belle société.--Sous l'empire, un jour, M. Achille Fould, ministre d'État, avait cherché à réagir contre ce petit travers. On se rappelle l'arrêté si curieux qu'il avait pris à l'effet d'empêcher l'argot de pénétrer dans les théâtres.
--Excellence, si vous croyez réussir, vous vous mettez le doigt dans l'œil, lui avait dit une jeune actrice du Théâtre-Français.
--- Il est évident que le Saturday Review nous prend sans vert à ce sujet. Rien ne saurait barrer le chemin à l'argot. On arrête à la rigueur un conquérant comme Attila; quant à l'argot, point. Il se moque de toutes les douanes comme de toutes les armées. S'il n'y avait encore que l'argot! A la rigueur on donne droit de cité à des mots neufs; on les discipline en les faisant entrer dans la langue. Mais, pour le moment, du bas en haut, à tous les points du monde social, ce qu'on dit et ce qu'on entend ne s'est jamais dit ni entendu chez nous.--Alphonse Karr a résumé ce mouvement bizarre dans un trait qu'il racontait il y a quelque temps à Léon Gatayes. Il parlait d'une soirée où il se trouvait.
--La conversation languissait. On pria une jeune fille de se mettre au piano et de chanter. C'était une fort jolie fille, blonde avec de grands yeux bleus, voilés par de longs cils; elle avait ce charme poétiquement virginal qui est la plus grande beauté de la femme. Sa peau, transparente et unie, d'une teinte un peu pâle, devenait rose quand elle parlait. Elle se leva et se dirigea lentement vers le piano; elle avait encore ces formes indécises qui font ressembler une femme à une apparition, à un être éthéré qui glisse sur la terre sans presque la toucher. Elle s'assit au piano. Il se fit alors un grand silence; elle leva au plafond un touchant regard bleu; elle préluda, puis d'une voix rauque et avinée, elle chanta quelque chose dont je n'ai retenu que le refrain:
Et qui fit joliment son nez?
C'est le jeune homme empoisonné.
Ce que l'auteur du Fa Dièze racontait là se produit tous les jours, un peu partout, sans que nul s'en étonne.--Mais le Saturday Review, plus collet-monté que nous autres, crie à l'abomination de la désolation.--S'il faut l'en croire, les jeunes femmes, celle du meilleur lieu, la toilette de l'après-midi terminée, disent à leur cocher:
--Joseph, attelez. Nous allons aller faire le tour du lac; c'est l'heure du persil.
--Qu'est-ce que c'est donc de si horrible, l'heure du persil?
En allant aux informations, voici ce qu'il nous a été permis d'apprendre.
L'heure du persil commence à trois heures et demie au plus tôt et finit à six heures vingt minutes, au plus tard.
Faire le persil, faire son persil, c'est se promener en voiture découverte autour du lac, au bois de Boulogne.--Exercice fort pratiqué par le demi-monde et auquel se livre le grand monde par imitation, comme toujours.
Y a-t-il un sens caché là-dessous? Cela se peut, mais jusqu'à ce jour aucun grammairien n'a pu deviner ce que ces mots-là veulent dire au juste.
--Le 8 septembre prochain et les jours suivants, seront vendues publiquement et aux enchères les vastes et splendides collections de plantes de M. J. Linden à Bruxelles.
Parmi tant de révolutions auxquelles ont assisté les hommes de notre âge, on ne doit jamais omettre la révolution opérée sous nos yeux dans l'art de dessiner et d'orner nos jardins. Celle-ci du moins est charmante et toute à l'avantage de nos plaisirs. Si le Nôtre, la Quintinie, et même Daubenton revenaient parmi nous, ils ne se reconnaîtraient plus au milieu des plantes que nous cultivons dans nos jardins d'hiver et d'été, des fleurs que nous élevons dans nos serres, que nous éparpillons dans nos massifs, réservant à peine pour les bordures et les plates-bandes celles qui avaient leurs prédilections. Depuis un demi-siècle, il y a eu métamorphose complète dans notre science florale, mise à la portée de tous les gens de goût. Qu'on regarde nos squares, et qu'on les compare à ce qu'étaient les parcs et les parterres d'autrefois.
Cette révolution s'est opérée doucement et sans bruit, grâce à d'heureuses importations exotiques. On a flatté l'œil, on a flatté l'odorat de mille manières différentes. Et les plantes nouvelles ont rapidement conquis leur droit d'acclimatation. Chacun s'est empressé de faire place et de faire fête à ces hôtes charmants qui ont rapidement multiplié la somme de nos jouissances. Nous n'en avons pas un si grand nombre pour qu'on les dédaigne.
Personne n'a plus contribué à ce mouvement que M. J. Linden, dont le nom est depuis longtemps européen Qu'il nous suffise de rappeler ici, uniquement pour les Français, que M. J. Linden est l'organisateur des belles serres de M. Pescatore à la Celle-Saint-Cloud, qui furent longtemps une des curiosités de Paris. C'est là qu'on tâchait de s'introduire, et ce n'était pas toujours facile, lorsqu'on voulait faire connaissance avec les orchidées, dont les riches et délicates colorations auraient désespéré la palette d'Eugène Delacroix. Des premiers, M. Pescatore avait encouragé M. J. Linden, qui avait obtenu l'appui du gouvernement belge lorsqu'il entreprit d'explorer en savant et en artiste les vastes et solitaires régions tropicales de l'Amérique continentale.
Ce que Rafflen avait en partie fait pour l'Inde dans les quinze premières années de ce siècle, on peut dire que M. J. Linden l'a heureusement accompli dans une vaste partie du monde qui n'avait pas été explorée avant lui et qui attendra longtemps encore la civilisation européenne telle que nous la voyons autour de nous. Seulement l'utilité pratique n'a jamais été négligée par M. J. Linden. Ses créations et ses établissements en Belgique en font foi. On peut même dire que ses relations aujourd'hui embrassent le monde entier. Il y a profit pour tous, et désagrément pour personne. Qui pourrait se plaindre de l'introduction d'une plante nouvelle, remarquable par sa verdure, par ses fleurs, par la bizarrerie harmonieuse de sa construction, par son parfum, par les qualités voilées de son bois ou de son fruit?....
Nous aurions encore bien à dire si nous pouvions nous étendre sur ces cycadées rares, ces orchidées peu vulgaires, ces arbres à fruits des Tropiques, ces fougères, ces broméliacées que nous énumère le catalogue. Il faut savoir s'arrêter. Ajoutons cependant que la vente de l'établissement de M. J. Linden, à Bruxelles, est une occasion rare pour les amateurs de belles plantes exotiques. Elle ne se représentera pas de longtemps.
ÉVÉNEMENTS D'ESPAGNE.--Une séance du Comité
insurrectionnel dans la cathédrale de Valence.
LA TOILETTE JAPONAISE.--D'après le tableau de M. Firmin
Girard.
--Dans les coulisses du monde littéraire, on raconte qu'un jeune auteur, M. T***, vient de se voir refuser un drame très-coloré, mais pour une raison assez bizarre. Comprenez que l'idylle nous poursuit; croyez qu'elle envahit même les théâtres. Si Berquin ressuscitait, on irait au-devant de lui afin d'avoir de ses œuvres à mettre en scène. Pour en revenir à notre jeune homme, qui apportait une sorte de Farruck-le-Maure, le directeur du théâtre de*** lui a dit, sans phrases:
--Cher monsieur, votre pièce est fort belle; mais, dame, vos amoureux retardent de quarante ans. Ils sont trop jaloux.
Y a-t-il donc aujourd'hui un mot d'ordre qui assigne des limites à l'expression de la jalousie en matière d'amour?
--Ce directeur, homme intelligent, du reste, doit être de l'école de Nestor Roqueplan. Les jaloux au cœur de tigre! Quatre ou cinq fois lorsqu'il faisait le feuilleton du Constitutionnel, le critique en question s'est livré sur ce point à un travail de lapidaire. Roqueplan ne pouvait voir en face le jaloux moderne, coulé dans le moule d'Antony.
--Ce garçon là, disait-il, c'est une bête fauve qu'il faut mettre en cage.
En 1865, on jouait quelque part, je ne sais plus où, une comédie intitulée: Les deux Sœurs. Il y avait là dedans un jaloux qui parlait sans cesse de tout tuer.
--Mettez-lui donc une muselière, à ce chien enragé! s'écria le critique.
En parlant de cette sorte, Nestor Roqueplan se fondait sur l'histoire. Il est certain que, dans l'ancienne France, la jalousie telle qu'on nous la montre au théâtre, était un mal à peu près inconnu. Rarement le poison, le poignard, l'arme à feu ou le suicide venaient traverser un roman à deux; Werther avait fait à nos grands pères l'effet dupe monstruosité psychologique. Aimait-on moins que de nos jours? La question n'est pas là. On aimait autrement. Cependant dès 1800, à force de se frotter avec l'Europe entière, nous finissions par gagner un peu des mœurs, des idées et des passions des autres peuples. Le Français perdait insensiblement de son caractère de joli cœur. Il lisait Goethe, Schiller, Jean-Paul, et il devenait rêveur comme l'Allemand. Il vivait au delà des Pyrénées et il se changeait, sans s'en douter, en soupirant sombre comme l'Espagnol. Plus tard, quand 1815 et lord Byron eurent mis l'Angleterre à la mode, il fut froid, compassé, sanguinaire en fait d'amour. Un beau matin, l'École romantique exprima dans les musées, au théâtre, dans, les livres toute cette situation nouvelle, et nous eûmes de nouvelles mœurs, nous eûmes la jalousie à grandes guides.
A dater de 1830, l'art littéraire pivote sur trois expédients, toujours les mêmes pendant quinze années: la tromperie,--la jalousie,--la vengeance.--Supprimez l'un de ces trois termes et toute cette merveilleuse époque d'écrivains et d'artistes est jalouse et incolore. Mais l'art de 1830 commence déjà à être loin de nous puisque le feuilleton a pu demander à faire faire des muselières pour la jalousie.--Pauvre art! qui a cependant rajeuni cette nation, il a passé comme les Dieux et les Rois!
Philibert Audebrand.
Valence, le 15 août 1873.
Je vous adresse avec le croquis ci-joint, dont vous ferez ce qu'il vous plaira, quelques détails rétrospectifs sur le gouvernement dont nous avons eu le bonheur de jouir durant le règne heureusement fort court des intransigeants, et sur le siège et la prise de Valence.
La ville est située sur la rive droite du Guadalaviar, à quatre kilomètres du port du Grao et de sa belle plage, où conduit une route plantée de quatre rangées d'arbres qui part de l'extrémité de la promenade de l'Alameda. Je ne vous dirai rien de cette situation. Il n'est pas de voyageur qui n'ait chanté sur tous les tons la beauté et la fertilité de la Huerta de Valence, ce jardin de trois lieues carrées qui s'étend de la ville au lac de l'Albufera. Valence est entourée d'une muraille crénelée flanquée de tours et bordée d'un fossé. Quatre portes y donnent accès: les portes de San-Vicente, del Mar, de Serranos et de Cuarte, conduisant la première à Madrid, la deuxième au port du Grao, la troisième en Catalogne et la quatrième à Cuença. Cette enceinte renferme une population de cent mille habitants, dont beaucoup s'étaient déjà éloignés lors de la proclamation du Canton par la junte révolutionnaire, et dont un grand nombre d'autres s'enfuirent encore et allèrent camper au bord de la mer, quand le général Martinez Campos bombarda la ville. Il était arrivé le 30 juillet et il ouvrit le feu le 1er août.
Les insurgés avaient installé des canons sur les tours de Serranos et de Cuarte, et se défendirent énergiquement; mais la milice faiblit et ne tarda pas à manifester l'intention de se rendre, et l'eut fait aussitôt sans la junte révolutionnaire, autrement dit le comité de salut public, qui tenait pour la résistance à outrance.
La junte, composée d'ouvriers, siégeait dans la cathédrale. Le lieu de ses séances était la chapelle des apôtres, située au fond de la nef, à gauche. On y pénétrait par une grande porte cintrée, que gardait un certain nombre d'hommes armés. Rien de sinistre et de grotesque à la fois comme cette assemblée d'hommes en blouses plus ou moins malpropres, ou en manches de chemises, jeunes pour la plupart, tous fatigués, discutant et fumant des cigarettes autour d'une table surchargée de papiers. Entre ces hommes et la série des portraits d'évêques crosses et mitres garnissant les murs de la chapelle, quel contraste! Il m'a été donné de voir le tableau, et de ma vie je ne l'oublierai. Il n'était pas d'ailleurs difficile de pénétrer dans ce sanctuaire momentanément transformé en caverne. Le mot est trop fort, car on n'y courait vraiment aucun risque d'être dévoré. Tous les membres de ce singulier gouvernement visaient même à l'urbanité et prenaient des airs de gentlemen. Il est vrai d'ajouter qu'au moment où je les vis, malgré l'assurance qu'ils affectaient encore, ils étaient visiblement découragés. C'était le 4 août. La canonnade avait déjà fait beaucoup de ruines par la ville et les notables devenaient menaçants. Le 5, il fallut décidément aviser. Une commission fut envoyée au général Campos et un armistice conclu. La junte demandait une amnistie pour les insurgés; mais voyant qu'il n'y avait guère d'apparence qu'elle fut accordée, elle convoqua cinq volontaires par bataillon pour prendre une résolution suprême. Elle était déjà décidée à abandonner la partie, et ce qui le prouve c'est que les volontaires s'étant prononcés pour la continuation de la résistance, tous ses membres profitèrent de la nuit pour quitter la ville et gagner le Grao, où les attendait un steamer qui devait les conduire à Carthagène.
Au jour, la ville ainsi délivrée put enfin ouvrir ses portes aux troupes du général Campos, qui y firent tranquillement leur entrée, bientôt après suivies de tous les habitants qui avaient fui la junte et les obus.
Aujourd'hui il ne reste plus à l'insurrection que Carthagène, qui a été son point de départ. Il est bon d'ajouter que c'en est aussi la plus forte citadelle. Les abords du port et de la ville sont commandés par deux ouvrages formidables, le fort Saint-Julien et le château Galeras, situés sur deux éminences: le premier à droite, le second à gauche de la baie Escombrera, qui précède l'entrée du port. Le château Galeras est le siège du canton indépendant de Carthagène.
De plus, sur les bords de l'étroit canal qui conduit au port s'élèvent d'un côté les forts Santa-Anna et Santa-Florentina, et de l'autre les forts Podadera, à double batterie, et Navidad, ayant trois canons tournés vers la mer et un nombre double prêts à balayer la terre.
Le feu a d'ailleurs déjà été ouvert, au moins par les assiégés, et pour y répondre, le général Campos attend de l'artillerie. On s'accorde à penser que le bombardement commencera le 1er septembre.
X...
Par M. Firmin Girard
Il y aura bientôt un demi-siècle que la critique signalait, avec des appréciations diverses, l'apparition des toiles éclatantes de Diaz, de Decamps, et de toute cette jeune école qui semblait revenir de la conquête de la couleur et du soleil; l'Orient, avec les mille feux de ses pierreries, de ses étoiles et de son ciel, était alors comme la révélation d'un art nouveau, tout brillant de sève et de jeunesse, il a, depuis, été étudié sous toutes ses faces; les peintres l'ont envahi et nous ont rapporté tous les aspects de ses bazars et de ses mosquées. Aussi l'Orient appartient-il aujourd'hui à tout le monde; mais voici que nos artistes ont fait une autre découverte.
Le Japon, longtemps ignoré, longtemps dérobé par ses habitants aux recherches des Européens, a pu enfin être visité et connu; on s'est étonné d'y rencontrer une civilisation des plus anciennes, on y a trouvé des œuvres d'art remarquables, conçues en dehors des idées de notre vieux monde, exécutées avec une rare habileté, et témoignant souvent d'une perfection de goût presque trop avancée. Un nombre bien restreint d'artistes, sans doute, a pu tenter un si lointain voyage; mais leurs croquis, joints aux relations des écrivains, complétés par les renseignements de la photographie, ont inspiré toute une pléiade de peintres, qui s'appliquent depuis quelque temps à représenter, à deviner peut-être ces lointaines régions.
Parmi eux, M. Firmin Girard a déjà su se conquérir une place à part, et son tableau, que nous reproduisons aujourd'hui, a figuré avec un succès des plus mérités au dernier Salon; la nonchalance de la jeune femme accroupie sur un tapis, l'instrument inconnu dont elle joue tandis qu'une de ses suivantes achève de la coiffer, l'étrangeté de tous les objets réunis autour d'elle, tout contribue à faire de cette charmante composition une œuvre des plus curieuses et des plus originales. Mais ce que la gravure ne peut rendre, c'est la richesse des tons, c'est l'éclat des couleurs qui chatoient sans se heurter, et dont l'harmonieux ensemble attire et relient le regard sans le fatiguer. Nous avons désormais une nouvelle école, l'école japonaise, et nous sommes heureux de reproduire pour nos lecteurs le tableau d'un de ses représentants les plus distingués.
Qui donc s'est occupé d'autre chose pendant la semaine qui vient de s'écouler? Dans les salons et dans les chaumières, dans les clubs et dans les boutiques, dans les cafés et dans les cabarets du village, les causeries masculines ne connaissaient plus guère d'autre thème. Les évolutions de la politique, les mystérieux agissements dont doivent sortir notre bonheur suivant les uns, qui suivant les autres ne seraient que le couronnement de nos misères, avaient eux-mêmes perdu leur prestige; seule, la question du perdreau tenait la France entière en suspens.
Et quelle distance entre les tièdes préoccupations que chacun consacre à ces événements, dits sérieux, et le véritable enthousiasme qui s'était emparé des disciples de saint Hubert,--un peu tout le monde aujourd'hui,--à mesure que se rapprochait le grand jour. Notre collaborateur du crayon vous les montre consacrant la veillée des armes à l'inspection du fourniment, à la confection des munitions; ayant décidé, -par quel miracle d'éloquence, mon Dieu!--l'ennemie intime de la chasse, la maîtresse de la maison, à prendre part à ces préparatifs du carnage; je puis lui certifier que pour quelques-uns au moins, ces préludes de l'entrée en campagne sont parfaits depuis bien longtemps.--Ah! si notre malheureuse et héroïque armée avait eu des intendants aussi prévoyants à son service!
Il y a un mois environ, j'étais allé visiter un membre de la confrérie, qui n'est plus un jeune homme, ma foi! Je le trouvai, par une chaleur torride, vêtu du velours à côtes, guêtré jusqu'aux cuisses, sanglé d'une cartouchière, bardé d'une volumineuse carnassière, la cape sur la tête, le fusil sur l'épaule et arpentant son appartement au pas gymnastique; avant de répondre à mon bonjour il inscrivit le chiffre 5777 sur le chambranle de la cheminée. Comme je restais ébahi de cette tenue de batteur d'estrade, aussi bien que de ce nombre pour moi fatidique qu'il répétait encore à plusieurs reprises.--«Ah! me dit-il, c'est qu'il me faut 11,982 tours dans cette pièce pour avoir fait quatre lieues, je marque où j'en étais pour ne pas me tromper tout à l'heure quand je reprendrai mon exercice; un petit entraînement auquel je m'astreins tons les jours, afin d'être en état de soutenir gaillardement les fatigues de l'ouverture!»--J'examinai le carnier dont il venait de se débarrasser; il était lesté de deux formidables pavés représentant le poids d'une demi-douzaine de bons lièvres. Chez les fils de Nemrod la présomption survit à toutes les maturités de l'âge.
La ferveur avec laquelle le peuple français se voue à ce qu'un poète appellerait le culte de Diane, c'est dans les gares, le 30 août, que l'on peut l'apprécier; à moins d'en avoir été le témoin il est impossible de se faire une idée des énormes affluences qui, ce jour-là, s'y succèdent. Une promenade dans les salles l'attente démontre jusqu à quel point le démon de la chasse a aujourd'hui pénétré dans les cerveaux de toutes les classes, ou plutôt de toutes les couches sociales. Chasseurs riches, chasseurs pauvres, chasseurs gentilshommes, chasseurs bourgeois, chasseurs plébéiens, les uns vêtus de drap et de velours, les autres de la blouse gauloise, se pressent, se coudoient, se bousculent dans le plus démocratique, dans le plus fraternel des pêle-mêle. Les dissonances physiques n'y sont pas moins tranchées, les nuances morales moins caractérisées. Sous l'influence du mouvement passionné qui tous les incite, chaque individualité devient un type, s'accusant et se détachant sur l'ensemble; en voilà des jeunes, des vieux, des petits, des grands, des maigres, des gras, des longs, des ronds, des obèses, de laids et d'autres pour lesquels la déesse ci-dessus eût été autorisée à délaisser son Eudymon!
Sous ces signalements disparates vous reconnaissez le chasseur indifférent, celui qui est venu là pour être agréable à un ami et le suit à la chasse comme il l'aurait suivi à la noce ou à l'enterrement; les chasseurs gais, nombreuse série qui commence aux chasseurs bons enfants pour s'étendre jusqu'au chasseur facétieux qui rit toujours et dont chaque éclat fait à la fois tressauter sa bedaine et les vitres de la salle; le chasseur positif succombant sous le faix des harnois de gueule qu'il emporte; le chasseur grave pour lequel l'extermination du gibier est un sacerdoce; le chasseur chauvin qui en est encore à cet aphorisme, que la chasse est l'image de la guerre, le chasseur envieux dont les prunelles louches jaugent déjà les capacités des carniers encore vides; le chasseur sévère, un ex-élève de l'institution Petdeloup, qui crible son chien de coups de pied parce que la pauvre bête s'est livrée, à l'encontre de son pantalon, à une licence autorisée par l'intimité; le chasseur rêveur et mélancolique, un reflet attardé des ballades allemandes, posant pour quelques échantillons du sexe faible égarés dans cette mêlée; le chasseur grincheux; le chasseur terrible, un massacreur à tous crins qui brandit son fusil d'une main crispée et menace de débuter par un coup double sur les employés ahuris qui ne répondent pas assez vite à ses questions.
Et les chiens? Ah! M. de Buffon, si vous pouviez assister au défilé de ceux qui sont là, vous déchireriez de suite votre fameux tableau de leurs espèces. Toutes les races, les sous-races, les non-races mêmes y ont des représentants; on y admire en même temps le pointer de mille francs et le modeste loulou, gardien fidèle de la boutique, et quelque peu stupéfait du rôle glorieux que lui imposent les velléités cynégétiques de son patron.
Et, presque à chaque heure de cette bienheureuse journée, à peine évanoui, le tableau se renouvelle. Les trains se multiplient, les salles se vident sans relâche, mais ce n'est que pour se remplir d'une autre cohue, criant, appelant, riant, chantant, aboyant, hurlant, comme celle qui vient de disparaître!
Cette armée de chasseurs s'en va au nord, à l'est, à l'ouest, au sud, s'éparpille en Brie, en Beauce, en Picardie, en Champagne, et se fractionne encore aux gares d'arrivée pour se répandre dans tous les villages. Le paysan accueille ses Parisiens avec un sourire: c'est un regain de la moisson qui lui arrive; ils laisseront de bon argent au pays en échange des quelques méchants perdreaux qu'ils tueront peut-être. Et puis, il existe dans l'endroit quelques bonnes plaisanteries sur leurs prétentions de chasseurs. On n'est pas fâché de cette occasion de les rééditer; cela fait toujours rire un brin.
L'auberge est en liesse, les fourneaux s'embrasent, la cheminée flamboie, comme au jour de la fête patronale. Les curieux eux-mêmes ne manquent pas devant la porte, ils se composent en majorité des porteurs de carniers en disponibilité réclamant un emploi pour le lendemain, c'est-à-dire de tous les gamins du hameau.
Ou se couche de bonne heure afin de se lever de même. Mais dormir, allons donc! Il faut être un César, un Napoléon, pour sommeiller la veille d'une bataille.--Avez-vous bien reposé? demandais-je un jour à un néophyte.--Pas une minute, me répondait-il, mais j'ai si bien rêvé que c'est tout comme!
Le lendemain, dès l'aube, avant l'aube,--une grande faute au dire des praticiens,--on entre en campagne. Aux pâles clartés d'un jour douteux la ligne des chasseurs s'avance et déjà tiraille dans la plaine;--disposition savante infaillible dans les pays plats; on y persévère rarement; la plupart ont bientôt lâché la bride à leurs ardeurs; l'un pointe en avant, l'autre en arrière, celui-ci oblique à droite, celui-là à gauche. Chacun pour soi et Dieu pour tous. C'est alors que commence la série des incidents, aventures et accidents, les uns dramatiques et les autres burlesques. Lorsque dix heures auront sonné le rassemblement, que l'on se retrouvera dans le bois où le couvert sera mis sur l'herbe et sous la feuillée, le récit de ces infortunes individuelles égayeront le festin improvisé. Paul, en poursuivant une magnifique compagnie de perdreaux a fait lever un garde récalcitrant et n'a ensaché qu'un procès-verbal; Lucien, au moment où il allait mettre la main sur un halbran qu'il avait blessé, a glissé dans un marécage, d'où il est sorti avec le costume de ce Monstre vert, que l'on jouait jadis à l'Ambigu; pendant qu'Adrien allumait sa pipe, un coq faisan, comme il n'en avait jamais vu, a jailli d'un buisson à ses pieds et a disparu en lui faisant un pied-de-nez; et, comme Rachel, Adrien pleure sur son faisan et, comme elle, ne veut pas être consolé, etc.
A dix pas de là, l'escouade des quenards, ou porteurs de carnier, reste debout par respect pour ces messieurs, mais n'en travaille pas moins de la langue comme des mâchoires.--Dis donc, Pierrot, est-ce qu'il sue ton bourgeois! Quand nous avons été à la Chesnaie, v'la-t-il pas le mien qui m'a pris ma blaude pour s'bouchonner! Ah! quel homme, mes amis, ça y coulait du front aussi dru que le lait du pet de notre vaque!
L'épilogue de cette grande journée, notre dessinateur vous en expose la plus brillante partie d'une manière plus aimable et surtout plus saisissante que je ne le saurais faire: les lièvres, lapins, faisans, perdrix, cailles, causes et prétextes de cet énorme mouvement d'hommes et de chiens, tous sont là. Ce cerf qui expire sur la gauche du dessin,--une quatrième tête ma foi!--il a figuré, en 1869, dans les environs de Rambouillet, parmi le butin d'ouverture d'un chasseur né coiffé. Il l'avait abattu en plaine, à cent pas d'un boqueteau où l'animal s'était mis à la reposée. Hélas! ce protégé de saint Hubert était seul, et l'Écriture l'a dit, malheur à l'homme qui chasse seul! De plus, ne prévoyant pas cette bonne fortune, il avait négligé de se munir d'une carnassière assez vaste pour contenir son gibier. Il lui fallut courir au village voisin, ce village était loin; quand il revint avec une charrette, une large mare de sang était seule pour attester son exploit, le cerf avait été volé par des maraudeurs qu'il fut impossible de découvrir. Au train de retour, je me trouvai dans le même compartiment que ce roi détrôné de la journée; sa douleur faisait mal à voir. Ah! messieurs, nous disait-il à chaque instant, quel beau cerf! Je ne m'en consolerai pas; si encore ils m'avaient laissé les cornes? Des cornes comme cela, voyez-vous, je n'en retrouverai jamais. --Oh! tranquillisez-vous, monsieur, lui dit enfin l'un de nos compagnons que la répétition de ses doléances avait fini par agacer, en ce bas-monde il ne faut désespérer de rien!
Le bilan de cette fête du 1er septembre sera complet quant nous y aurons ajouté les insolations, les nombreuses courbatures, les quelques pleurésies qui figurent aussi parmi ses profits, mais surtout et avant tout la satisfaction calme et sereine qui succède à un plaisir qui n'a fait de mal à personne, ce qui n'est pas déjà si commun.
G. de Cherville.
LE COMTÉ ANTRIM ET DUN-LUCE CASTLE.
Nous sommes à l'extrémité septentrionale de «l'île verte», «l'île sour», selon la grande race des Pangloss anglais. Cela se voit de plus d'une manière: les odeurs marines sont fortes et âcres; il fait abominablement froid. Nous sentons que ce n'est plus le ruisseau de la Manche qui forme une ligne blanche à l'horizon, mais le franc atlantique que nous considérons avec des respects vagues, comme des marins d'eau douce. Un commis-voyageur de Sheffield nous prie de remarquer le changement de décors avec une expression de contentement béat. Il s'est presque disloqué les épaules à force de les hausser, il s'est épuisé en diatribes contre l'Irlande, depuis Dublin jusqu'à Belfast. Il comprenait l'«absentecion» et l'excusait; il comprenait les histoires de meurtres, de pillages, de rapines racontées au sujet de Meagh et de Drogheda par les journaux tory de Londres. Quand on vit dans un marais tout est possible. L'homme qui en est au système du siècle dernier pour ses drainages, l'homme qui laisse ses terres vaseuses pourrir et suer le poison autour de lui sans faire un effort pour les défricher doit évidemment boire trop et faire feu sur son propriétaire à un moment donné. Le monsieur de Sheffield expliquait ainsi le fenianisme, le Home Rule, le papisme, le whisky et les émeutes. C'était un raisonnement assez naïf, comme on voit, mais qui semblait s'appuyer sur une base plus solide que celle d'un simple antagonisme de race, la prévention instinctive de Saxon à Celte. Ces plaines d'Antrim, grasses, riantes, bordées de haies géométriquement droites, plantées au compas comme celles de Kent, ces villas bourgeoises, ces petites chaumières proprettes, toute cette richesse stable, un peu froide du nord fait un contraste singulier avec les immenses marécages, les petits enclos boueux, mal entretenus, où poussent quelques plantes de pommes de terre maigres et rachitiques, les cabines construites en terre glaise et couvertes de mousse, enfin toute la physionomie désolée et sauvage des comtés que nous venons de traverser--Meagh et Drogheda. Or, nous étions tout à l'heure en pays ennemi: Meagh est catholique, celtique, feniane, et Antrim est au contraire un des comtés les «mieux pensants». Il est situé du côté protestant, du bon côté, dit-on à la cour du vice-roi, de cette grande ligne de démarcation qu'on appelait the english pale, la barrière anglaise, le rempart qui séparait les tribus soumises de relies qui parlaient encore de Sassenach et de Cromwell et rêvaient l'avènement d'un O'Neil légendaire et vengeur tenant en main le drapeau vert et or. On fait encore de ces rêves-là dans les contrées que nous venons de parcourir. A Antrim on ne fait que de la toile,--'est bien plus profitable. Puis cela attire les voyageurs, les touristes. Passer la belle saison au nord de l'Irlande, à Carlingford ou à Rosstrevor est chose praticable et, somme toute, suffisamment respectable. On est là devant l'Atlantique comme sur la plage de Brighton, ce qui est un avantage énorme pour un Anglais qui voyage. Il y a des batting machines, des marchands de coquilles et d'écrevisses, des appartements meublés, des dandies de Pall Mall, des musiciens ambulants, des capitaines en retraite et des veuves en quête de consolateurs. Bref, c'est toute la population d'une ville de bains de mer, c'est Ramsgale, c'est Boulogne. Et avec cela des Anglais partout. Ce coin de l'Irlande a été colonisé par les Anglais et les Ecossais entre les règnes d'Élisabeth et de Guillaume III. Et vraiment cela paraît, de nos jours, en plus d'une façon. L'agriculture est plus avancée; les habitants que nous rencontrons aux stations de Larm et Glenarm ont à peu près la quantité voulue de vêtements et des chapeaux qui n'offensent en rien les traditions du monde civilisé, et en Irlande ce sont là des symptômes d'une grande prospérité. Mais la domination cléricale est tout aussi absolue dans ces pays protestants du nord que dans l'ouest et le sud-ouest où les prêtres catholiques l'exercent. Au moins dans ces provinces «sauvages», comme disent les fidèles de la maison de Hanovre en parlant des contrées ultramontaines, on peut à la rigueur se faire servir un verre de bière le dimanche. Tout vêtus de haillons, tout maigres et minables qu'ils sont, les paysans dansent le septième jour, rient, chantent, se battent un peu et, il faut le dire, boivent abominablement. Ici rien de tout cela. La réaction contre les tendances religieuses de la majorité fait d'Antrim, et de toute la province d'Ulster une serre chaude de protestantisme où l'orange (la couleur protestante) fleurit comme fleurissent les citronniers dans les ballades allemandes. On vous demande dans les hôtels si vous tenez pour le docteur O'Keefe d'un ton naturel, comme si on vous demandait l'heure à laquelle vous voulez dîner. Pendant la durée des offices, toute affaire, toute occupation s'arrête. C'est le palais de la Belle au Bois dormant, avec cette différence, c'est que le prince le plus charmant du monde n'oserait jamais interrompre cette léthargie pieuse.
Il n'y a que les ciceroni qui se moquent de la sainte Église presbytérienne comme de celle du prophète Brigham Young. Ils vendraient des curiosités plus ou moins apocryphes au grand Lama tout aussi bien qu'à Mg Manning. Nous quittons Ballycastle en jannteing car qui doit nous conduire au Giant's Causeway et au château de Dun-luce. Le chemin qui longe la côte est triste, désert et montueux. Les cabines éparses ne sont pas plus confortables que celle de Kerry. Les habitants sortent déguenillés, farouches, noirs, pour nous regarder. Pas un n'a l'air de travailler. Le pays ne cultive apparemment qu'un seul art,--l'art de mendier en conservant une parfaite dignité de maintien, un parfait mépris de ceux qui donnent. Le petit village de Ballintoy a poussé cet art jusqu'au sublime. Les petits Ballintois sortaient en foule, couraient après notre car en criant: «Un sou, mon beau monsieur», d'un ton de prince percevant ses droits lui-même, pour s'amuser. Leurs chiens les aidaient, lançant de formidables aboiements: et les figures maigres et haineuses qu'on voyait aux fenêtres avaient aussi des expressions de férocité canine. Les gens de la côte n'ont décidément pas subi l'influence des colons anglais. Nous passions quelques groupes de chaumières avec leurs meutes de foin, leurs monceaux de tourbe posés ensemble au bas des coteaux. Deux églises dans le lointain, dont une semblait tomber en ruines, quelques maisons campagnardes, nues, sans cadre de feuillage, s'élevant solitaires sur une plaine de gazon bruni, l'interminable série des coteaux devant, l'océan derrière. Nous voyions la côte de temps en temps; Bengor, s'élevant vers l'Est, triste et terrible; l'île Raghery devant nous, avec ses ravins et cavernes qui abritèrent Robert Bruce, chassé de ces côtes écossaises que nous apercevons comme un bleuissement vague à l'horizon. C'est la préparation qu'il faut pour le magnifique spectacle qui nous attend au Giant's Causeway.
Nous avons des visions de mélodrame quand le car s'arrête dans la cour d'une grande maison solitaire, où une foule de bandits armés de triques et de bâtons se précipite sur nous en poussant des «hurroos!» rauques et inquiétants. Nous nous rappelons la sanglante légende des White Boys, une bande de guérillas patriotes dont les exploits ont fourni la matière de bien de gros drames de Drury Lane et de l'Adelphi. Le commis voyageur de Sheffield fermait ses poings décidé à vendre cher sa vie et ses échantillons. Mais le cocher nous rassura. Les White Boys n'étaient que des guides désireux de nous montrer le Giant's Causeway et le château de Dun-luce. Nous essayons de les éviter en sortant de l'hôtel par une porte de derrière. La ruse est trop simple. Les ciceroni nous attendent là, prennent possession de nos personnes, nous conduisent par une pente très-roide à une petite baie flanquée d'énormes rochers, et nous installent dans des barques qu'ils appellent dérisoirement «bateaux de plaisir». Nous voilà en pleine mer, conduits par quatre rameurs, qui ensemble, d'une voix lugubre et monotone, indiquent ce qu'il faut admirer dans le paysage: «Il y a des centaines de baies; chacune a son nom particulier. Voilà Port Noffer; à côté c'est Port la Gauge. Cette petite caverne descend à une distance de cinq cents pieds sous sol. Plus loin c'est la grande caverne, haute de quarante pieds», et ainsi de suite. Puis on nous montre le Causeway, une série de piliers de basalte, dont quelques-uns ont une hauteur de deux cents pieds, et qui ensemble forment un précipice de six cent-trente pieds. Il y a des groupements étranges, des orgues, des cheminées gigantesques, des salières, des meules de foin, etc. Enfin, nos gardiens nous permettent de contempler la merveille du pays, le château de Dun-luce. C'est une des plus terribles forteresses de Vilking, de baron féodal, de géant fabuleux qui soient en Europe. Mme Anne Radcliffe aurait dû l'habiter; Consuelo s'y serait trouvée chez elle. L'édifice est posé sur une grande tablette de rocher, unie au continent, ou plutôt séparée par un pont naturel d'une étroitesse qui fait frissonner. Le château penche sur la mer, cette mer du Nord, noire, froide, sans sourires et sans chansons. La maçonnerie continue le précipice. Elle est si parfaitement perpendiculaire qu'on ne peut deviner comment ces tours, ces murs larges de quatre mètres, ont été bâtis. Combien de serfs, ouvriers et maçons sont tombés de la masure dans cette mer écumante avant que la dernière meurtrière ne fût achevée! La vue du côté de la terre est assez sombre aujourd'hui, quand les chemins sont bons et les mendiants nombreux, et parfaitement prosaïques. Qu'est-ce que cela a dû être quand pour la première fois les barons de l'Ulster s'établirent dans leur place forte, quand Edouard Bruce se fit roi d'Irlande, et que le clan des O'Neil guerroyait contre l'Anglais et l'Espagnol! On dit que l'Armada fit feu sur le Giant's Causeway, le prenant pour les cheminées de Dun-luce. On se tromperait facilement de la même façon de nos jours. Et on n'y perdrait rien. La grande digue d'Antrim ne doit pas être plus imprenable que le château des Vilking, à Dun-luce.
S. J.
Quinze années se sont écoulées depuis le jour où M. Dupuy de Lôme faisait mettre en chantier le premier grand navire cuirassé français, la Gloire: à la suite de cet essai, les arsenaux des ports construisaient successivement la Normandie, l'Invincible, la Couronne, etc., formant une magnifique escadre de vaisseaux en fer et bois, destinés à affronter le feu des plus puissantes batteries. Cependant, les succès obtenus dans cette voie ayant été un peu contrebalancés par les admirables progrès que réalisait d'autre part l'artillerie, il fallut songer à créer des bâtiments capables de résister aux projectiles énormes des nouveaux canons. On construisit alors, dans un même type, trois frégates cuirassées de premier rang, l'Océan, le Marengo, le Suffren, sur des plans nouveaux, en leur donnant toute la puissance offensive et défensive dont on pouvait disposer.
Le Suffren, représenté par notre gravure, est le dernier-né de cette trinité formidable: construit à Cherbourg en trois années à peine, il a été lancé le 26 octobre 1870. Cette frégate, qui mesure environ 87 mètres de long sur 17 de large, est en bois, recouvert, dans les parties les plus exposées, de plaques en fer variant de 15 à 20 centimètres d'épaisseur. Ce qui distingue surtout le Suffren de ses aînés, la Gloire et le Solférino, c'est que, au lieu d'avoir comme ceux-ci tous ses canons en batterie couverte, il possède un véritable fort central, garni de plaques de blindage de 0m16, installé vers le milieu de sa longueur, entre le grand mât et le mât de misaine. Aux quatre angles de ce fort sont disposées des tourelles également blindées portant chacune un canon du calibre de 0m24, se chargeant par la culasse, monté sur une plaque mobile autour d'un pivot fixé au centre de la tourelle. On a placé à l'intérieur du fort une batterie couverte, armée de quatre de ces énormes pièces de 0m27, qui lancent des projectiles pesant 216 kilogrammes! Le grand avantage des canons de tourelles sur ceux de batteries est de donner au tir un champ beaucoup plus vaste, en permettant même de tirer dans la direction de l'axe du bâtiment.--Quatre petites bouches à feu en bronze de 0m12, destinées à lancer des boîtes à mitraille, complètent l'armement du navire. Sa puissante machine, d'une force nominale de 950 chevaux, protégée de tous côtés par d'épaisses murailles en tôle et des cloisons étanches, lui permet, avec son éperon de 20,000 kilogrammes, d'agir contre un bâtiment ennemi à la façon d'un gigantesque bélier. Ce colosse de fer et de bois, qu'une poignée d'hommes fait manœuvrer par la vapeur et la voile, donne, comme on le voit, une haute idée des progrès réalisés en quelques années par les savants ingénieurs de la marine française.
P. de Saint-Michel.
(Suite)
--Le seigneur aura mal entendu, reprit-il, j'ai dit un million de roubles.
Comprenant à l'impassible physionomie du maître que celui-ci ne céderait pas devant ces séductions, affolé à la pensée de revenir auprès d'Alexandra sans avoir obtenu cet affranchissement tant désiré, et abjurant à la fois son orgueil et ses astucieuses combinaisons, il tomba à genoux et, joignant les mains devant le comte:
--Oh! dit-il d'une voix pleine d'angoisses, ce n'est plus qu'à votre pitié que je veux m'adresser, ce ne sera plus que la loi de charité que j'invoquerai.
--Cette loi divine, l'as-tu toujours observée toi-même? Fouille dans tes souvenirs, Nicolas Makovlof. Il y a un peu plus d'un an, un soir, sur la Tverskaïa, une fille implora ta pitié, et l'implora vainement. C'était un peu plus que la liberté qu'elle demandait à ta charité; c'était une existence qu'elle te conjurait de sauver en remmenant avec toi à Kalouga. Te souviens-tu de l'avoir repoussée?
--Oui, seigneur, répondit le marchand d'une voix déchirante.
--Eh bien? Nicolas Makovlof, toi qui es si avide de bonnes affaires, je veux t'apprendre que jamais la Providence ne t'avait encore réservé une opération aussi lucrative que celle que tu as dédaignée ce soir-là. Il n'a tenu qu'à toi d'avoir pour rien ce que tout ton or ne suffit pas à payer aujourd'hui. La fille qui s'adressait à ta pitié était un homme, cet homme c'était celui qui te parle, et, si tu l'avais exaucé, l'héritier des Laptioukine acquitterait religieusement la dette du proscrit.
Nicolas courbait la tête et poussait de gros soupirs.
--Seigneur, dit-il enfin, Dieu me châtie bien cruellement; mais je ne peux pas me révolter contre le châtiment. J'ai péché, et mon sort je le mérite. Maintenant ce n'est plus un million que je vous propose, c'est tout ce que je possède que je dépose humblement à vos pieds: mes magasins de Moskow, mes comptoirs de Nijni, de Tiflis, d'Odessa, de Riga, de Pétersbourg, et les marchandises qu'ils renferment; mon or, mes créances, ce que doivent mes commettants, tout enfin, sans que je me réserve un kopeck; je vous abandonnerai la maison de la Tverskaïa, tout ce qu'elle contient; j'en sortirai riche d'un bâton et des pauvres habits qui me couvrent, mais en vous bénissant encore, si vous avez permis que j'en sorte délivré de l'entrave héréditaire.
Ces paroles étaient empreintes d'une contrition si sincère, Nicolas avait énuméré chacun des détails de la fortune qu'il sacrifiait avec de si douloureux soupirs que le jeune Laptioukine ne pouvait s'empêcher de sourire.
--Écoute, dit-il après avoir allumé un second cigare, tu peux obtenir tout ce que tu désires et conserver tout cela. Je traite ce soir la plus jolie femme de Moskow. Mon cuisinier a vainement battu la ville et ses faubourgs pour découvrir un dessert digne d'elle; toutes les serres ont été ruinées par les dernières gelées et il est revenu les mains vides; trouve-moi la corbeille de fraises que je désire, Nicolas Makovlof, et par ma parole de noble Russe que je t'engage, tu seras libre.
Nicolas Makovlof, toujours prosterné, se releva d'un bond; son visage pâle s'était injecté de sang, de grosses larmes jaillissaient de ses yeux démesurément ouverts, puis haletant, d'une voix que l'émotion étranglait dans sa gorge, il répéta à plusieurs reprises:
--Des fraises! des fraises! des fraises!
Enfin, sans dire un seul mot à son maître, oubliant même de le saluer, il sortit de l'hôtel en criant encore:
--Des fraises! des fraises! des fraises!
Lorsqu'il fut dehors et qu'il eut dominé suffisamment son trouble pour s'orienter, il se dirigea vers le restaurant de la Troïtza d'un pas si rapide, qu'il ne mit pas plus d'une demi heure à franchir la distance considérable qui l'en séparait; il fouilla d'une main fébrile le caisson de son drowski, y prit un panier de jonc soigneusement recouvert de feuilles de latanier, et l'éleva triomphalement au-dessus de sa tête.
Ce panier contenait les fruits parfumés qui allaient racheter sa liberté, et qu'il avait rapportés à l'intention des Enfants des ténèbres.
Il le plaça sous son bras et toujours courant il revint à la maison du jeune Laptioukine. Le domestique voulut l'arrêter; mais Nicolas connaissait la toute-puissance de certains arguments, et plus que jamais il était disposé à les utiliser. Il jeta une poignée de roubles au valet en lui jurant par tous les saints du calendrier que le maître l'attendait avec impatience, et, sans écouter sa réponse, tandis que celui-ci ramassait les précieux chiffons éparpillés dans la rue, il pénétra à l'intérieur et s'en alla droit au salon dans lequel il avait été reçu dans la matinée.
Le jeune homme ne se trouvait plus dans cette pièce; Nicolas Makovlof, convaincu qu'il ne pouvait tarder à apparaître, se décida à attendre. Bouillonnant d'impatience, pensant comme Mahomet que la montagne tardant trop à venir à lui, c'était à lui à aller à la montagne, il eut bien l'idée de le chercher dans les autres appartements, mais la crainte de courroucer le jeune noble et de modifier les bienveillantes dispositions dans lesquelles il l'avait laissé lui inspira une prudente retenue.
L'attente se prolongeant et le marchand se trouvant fatigué d'une course si longue et si rapide, il se décida à s'asseoir. Soit que la solitude l'enhardit, soit que la perspective d'une émancipation si prochaine l'eut déjà considérablement relevé à ses propres yeux, il ne se contenta plus d'un coin de malle pour siège, il se plaça sans façon dans le fauteuil même de celui qui était encore son maître.
Ce n'étaient pas les apparences confortables de ce meuble qui avaient décidé notre héros à cette prise de possession un peu familière; même depuis son affiliation à la société des Enfants des ténèbres il était resté assez indifférent aux luxueuses recherches de l'Occident; mais d'un coté il connaissait la valeur du temps et n'aimait point à perdre le sien; d'un autre côté il savait, qu'il n'est jamais inutile d'être au courant des secrets de son prochain, et il n'était pas lâche d'utiliser les loisirs que lui créait l'héritier en se livrant à un rapide inventaire des papiers dont le bureau était couvert.
Ayant placé son panier sur ses genoux, il commença cette inspection, la pratiquant d'abord avec une discrétion exemplaire, se contentant de jeter un coup d'œil sur les plus apparents de ces papiers, mais peu à peu les doigts s'en mêlèrent et commencèrent à fureter dans ce fouillis.
La plupart des manuscrits qu'il découvrait avaient trait à l'histoire des peuples étrangers, à la philosophie, à l'économie sociale et politique, les moins volumineux se rapportaient à des affaires insignifiantes, c'étaient des factures, des réclamations de créanciers, le tout indiquant un singulier mélange d'idées sérieuses, réfléchies et de préoccupations frivoles et mondaines chez leur propriétaire, mais parfaitement indifférent au marchand. Il était donc disposé à refréner une curiosité si blâmable et qui présentait si peu de profits, lorsque, ayant soulevé un poignard au fourreau de malachite, il demeura comme pétrifié.
Sur une feuille de papier de petit format, froissée et pliée en forme de billet, il venait d'apercevoir une écriture bien connue, il venait de lire le nom d'Alexandra Makovlof; c'était en effet l'étrange invitation que la belle Moscovite avait reçue le matin même.
Cette lettre, Nicolas la tournait et la retournait machinalement entre ses doigts tremblants; il l'avait lue, relue plus de dix fois, il ne semblait pas l'avoir comprise, il la lisait encore, espérant toujours y découvrir quelque chose qui démentirait la terrible réalité contenue dans ce seul mot,--j'irai;--et après avoir lu il accusait ses yeux de le tromper, sa raison de l'abuser; Alexandra si pieuse, si vertueuse, si fermement attachée à ses devoirs, passer tout à coup à cette effronterie dans le vice, ce n'était pas possible! Cette brève mais significative réponse au bas de cet infâme billet, que la plume d'une courtisane eût hésité à tracer, ce n'était point la Perle de la Tverskaïa qui l'avait écrite.
Cependant et malgré cette résistance acharnée du pauvre homme, la réalité finit par l'écraser de son évidence. C'était bien la signature de l'adorée Sacha, c'étaient bien les caractères que, tant de fois, il avait pressés sur ses lèvres. Et puis, le jeune comte ne lui avait-il pas déclaré à lui-même qu'il attendait le soir à dîner la femme la plus belle de Moskow? Le doute dans lequel il voulait s'obstiner cédait peu à peu comme aux rayons du soleil se dissipent les vapeurs ténébreuses du matin.
Son premier mouvement fut celui de sa race; saisi d'un de ces accès de fureur dont ces Orientaux du Nord ont le privilège, il lança son précieux panier sur le parquet avec tant de violence que le fragile couvercle de feuilles s'écarta et laissa échapper quelques fraises.
A la vue des fruits parfumés éparpillés sur le tapis et qui lui rappelaient tant de chères espérances, la rage de Nicolas se calma subitement; son cœur s'amollit, la douleur prit le dessus sur la colère, ses larmes jaillirent et il éclata en sanglots.
Puis, ramené aux idées d'ordre qui l'avaient toujours caractérisé, il se baissa et ramassa une à une les fraises tombées, il replaça délicatement dans le panier celles qui n'avaient pas trop souffert de la violence du choc. Quant à ceux de ces fruits qui se trouvaient avariés ou écrasés, comme il eût été tout à fait déraisonnable de les perdre, il les mangeait les uns après les autres, mais sans que ces menues satisfactions ménagées à sa gourmandise empêchât son désespoir de s'affirmer par ses pleurs.
Cette opération accomplie, il rajusta tant bien que mal la couverture de sa corbeille, et la tenant toujours à la main, il se dirigea rapidement vers la porte.
G. de Cherville.
(La suite prochainement.)
Le Commandant Frochard, comédie en trois actes, de MM. Hippolyte Raimbaut et Raymond Deslandes.
M. Gâtinais est avoué à Bar-le-Duc. Dans peu de jours il va épouser la fille de M. Dorlotin, il lui reste juste assez de temps avant la cérémonie pour courir à Paris enterrer sa vie de garçon. Le voici donc installé au Grand-Hôtel, rêvant aux moyens de réaliser ses rêves de plaisir sans compromettre sa personnalité de Gâtinais et sa situation d'avoué de province. Il se fait raser la tête, il se coupe les cheveux en brosse, s'ajuste deux formidables moustaches, plante son chapeau sur l'oreille, fait le moulinet avec sa canne, se donne une telle tournure d'officier en civil, que ni sa fiancée, ni son beau-père, ni le majordome même de l'hôtel, un ami de Gâtinais, ne peuvent le reconnaître déguisé de la sorte.
Si l'habit ne fait pas le moine, du moins il fait le militaire, car dans cette tenue, Gâtinais se sent pris d'une ardeur qui n'admet pas d'obstacle. Il saisit au passage et d'un mot les filles de magasin, il s'attaque aux femmes du meilleur monde, à Mme Vernon entre autres, qu'il prend pour une cocotte; il est prodigue de soupers fins, il se ruine en bijoux; il a des élégances de province, mais des élégances irrésistibles; il ne manque donc rien à ce personnage, ni l'impertinence, ni l'audace. Si pourtant, il lui faut l'étiquette du sac, il lui faut un nom, et sur le conseil d'un ami, il prend celui d'un officier mort en Afrique, le commandant Frochard, et Gâtinais en prenant ce nom sonore accepte l'héritage du commandant sous bénéfice d'inventaire. Heur et malheur, advienne que pourra.
Or, il advient que Gâtinais, qui ne se rappelle pas assez le Monsieur qui suit les femmes, la comédie du Palais-Royal, s'introduit chez Mme de Vernon, et après quelques propositions malencontreuses, va être flanqué à la porte avec les honneurs dus à sa grossièreté, lorsqu'il lui vient en idée de se récrier et de dire: Mais, madame, pardon, je ne suis pas le premier venu, je suis le commandant Frochard. A ces deux mots magiques, la dame tend la main au commandant et lui fait ses excuses. Le commandant Frochard! qu'il soit le bienvenu, ce sauveur du capitaine Pourailles, le frère de Mme de Vernon.
Et voici le capitaine arrivant sur ces entrefaites et se précipitant dans les bras du commandant. Que le capitaine n'ait jamais vu le commandant Frochard, qui l'a tiré des mains des Arabes, cela vous paraît bien violent, n'est-ce pas. Mais je ne défend pas la pièce, je ne fais que la raconter. Toujours est-il que dans sa reconnaissance pour le commandant qu'il avait cru mort, le capitaine Pourailles lui donne sa sœur en mariage. C'est là encore un point difficile à défendre pour l'avocat de cette comédie.
Et quel drôle de beau-frère que ce commandant Frochard! Il a pour nièces des couturières qui le suivent dans le monde. Il a un passé désolant, ce Frochard, un passé à faire frémir Mme Bellange, mariée en secondes noces à un terrible Espagnol, qui sait tout et qui n'est pas fâché d'avoir enfin sous la main le commandant si longtemps et si inutilement cherché. Le drame est commencé, et il en cuit à Gâtinais d'être si légèrement entré dans la peau du Frochard. Il paye les dettes de la vie du commandant, et, ô supplice, il lui faut demander à titre d'ami la main même de sa fiancée, Mlle Dorlotin, pour le capitaine Pourailles. Le cœur de l'avoué bat toujours sous l'habit du commandant, si bien que dans ces intermittences d'espoirs et de terreurs, dans ces tempêtes et dans ces ahurissements, Gâtinais tombe sur une chaise et se trouve mal; on défait sa cravate et son gilet, et Mme Dorlotin reconnaît sur les épaules du commandant Frochard les bretelles qu'elle a brodées à son fiancé Gâtinais. Tout s'explique; Gâtinais proclame la simple vérité, qui remet chacun dans son rôle, qui donne pour femme Mlle Dorlotin au capitaine et qui renvoie l'avoué à sa province.
La pièce mène grand bruit sans beaucoup de gaieté; elle s'engage difficilement, lourdement. Elle demande au public des crédits difficiles à accorder; elle serre ses effets au second acte, où elle devient fort brillante et fort amusante, pour s'éteindre au troisième acte dans des scènes un peu usées. Grenier l'a jouée rondement, et Christian lui a donné prestement la réplique. Mlle Gabrielle Gauthier et Mme Aline Duval ont été des plus applaudies dans deux rôles qui mettent en relief leurs qualités de comédiennes.
Toto chez Tata, comédie en un acte de MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy.
M. Scribe a mis à la mode la comédie à trois personnages; sont venues après les pièces à deux rôles: puis l'acte avec un seul comédien menant une action; enfin nous voici au monologue mimant un récit. Tout cela simplifie tellement le théâtre qu'il n'y a plus rien du tout. Au train dont marchent deux hommes d'esprit, acceptés justement par le public, MM. Meilhac et Halévy, nous entendrons bientôt un acteur ou une actrice nous lire, en costume, une page de journal ou une nouvelle de la Vie parisienne, et tout sera dit. «La comédie que nous avons eu l'honneur de représenter...», est venu nous dire M. Baron après la représentation de Toto chez Tata. M. Baron aurait dû s'exprimer ainsi: «L'article que Mme Chaumont vient de jouer devant vous est de MM. Meilhac et Halévy»: car en vérité ce n'est là qu'un chapitre pris dans quelque livre inédit de l'auteur de M. et Mme Cardinal. Qu'il soit charmant, qu'il soit rempli d'esprit et tout vivant de cette vie du monde parisien, de cette actualité qui fait le succès de nos deux jeunes auteurs, je n'en disconviens pas. C'est un roman d'un quart d'heure. Toto, Tata, Chérubin et la comtesse, tout cela est vivement, finement esquissé, tout cela est mis en mouvement, surtout dans les sous-entendus, mais encore une fois ce n'est là ni une comédie, ni une pièce, c'est une nouvelle racontée. Mlle Chaumont la joue en habit de collégien; n'était le respect que je dois à Mme Chaumont, j'aime autant lire l'article. Il me semble même que seule avec le livre, mon imagination donnerait au petit personnage des auteurs plus de comique et plus de franchise. Cette critique ne nuira en rien au très-grand succès de Toto chez Tata, que Mme Chaumont détaille avec beaucoup de finesse, car Mme Chaumont est une comédienne de talent; mais, comme ce marquis de Molière, elle veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage.
M. Savigny.
Histoire de la zoologie depuis les temps les plus reculés jusqu'à vos jours, par M. Ferdinand Hœfer (Hachette, éditeur).--L'auteur a divisé son ouvrage en trois livres, subdivisés chacun en un certain nombre de chapitres. Le premier traite de la zoologie dans l'antiquité, où au-dessus de tous les auteurs qui se sont occupes d'histoire naturelle, mêlant à quelques notions vraies des fables sans nombre, brille Aristote, ce créateur de l'anatomie comparée qui n'a eu en ces temps éloignés ni maîtres ni successeurs. Le livre II est consacré au moyen âge, période durant laquelle il a été ajouté fort peu de chose au fonds commun de la science, transmis par les Grecs et les Romains. Le nom le plus marquant de cette époque est celui d'Albert le Grand, évêque de Ratisbonne, qui a mérité le litre de Buffon du XIIIe siècle pour son Traité des animaux. A cette partie de l'ouvrage de M. Hœfer se rattache un très-curieux chapitre intitulé les Bestiaires, Volucraires et Lapidaires, qui étaient des traités sur les Quadrupèdes, les Oiseaux et les Pierres, en harmonie avec les croyances de l'époque, et dans lesquels on voit comment on se plaisait alors à faire servir la zoologie d'auxiliaire à la théologie. Le livre III, ou l'histoire de la zoologie dans les temps modernes, commence à la découverte de l'Amérique, peuplée de tant d'animaux qui lui sont propres, et qui pour la plupart, sont si différents de ceux de l'ancien monde. On sait qu'originairement l'Amérique ne possédait aucun de nos animaux domestiques qui, tous, y ont été transportés par nous et qui depuis s'y sont si parfaitement acclimatés. M. Hœfer traite longuement de cette découverte du Nouveau-Monde et de la grande influence qu'elle a eue sur les progrès de la zoologie. Puis, après avoir rapidement énuméré les explorateurs des diverses contrées de l'ancien monde, il passe en revue la série des zoologistes observateurs et descripteurs au seizième, puis au dix-septième siècle, époque à laquelle deux événements importants s'accomplirent: la fondation des académies ou sociétés savantes et l'invention du microscope. L'ouvrage se termine par un chapitre considérable et du plus haut intérêt, consacré aux fondateurs de la zoologie moderne: Linné, Buffon, Charles Bonnet, Lamarck et Cuvier, le législateur de la zoologie en France.
Livre à lire et à relire. C'est, en effet, à notre avis, l'exposé le plus clair, le plus éloquent en sa mâle simplicité et le plus substantiel qui ait été fait de la marche à travers les siècles de la science zoologique. Après l'avoir lu, on est au courant de toutes les questions qu'elle a soulevées, soit qu'on l'étudie au point de vue de la distribution systématique des espèces et de leur description méthodique, soit qu'on le fasse au point de vue plus élevé de l'anatomie et de la physiologie comparées, du rôle des animaux dans l'ensemble de la création, de la transformation des espèces et de l'unité de composition.
L. C.
IRLANDE.--Le château de Dun-Luce.
Derniers moments de l'hippopotame. --Va dire à M. Geoffroy Saint-Hilaire que je meurs avec le regret de ne pas avoir assez fait pour le Jardin d'acclimatation: je n'ai pu m'acclimater ici. Je conserve une dent à M. Chevreuil; qu'il s'en fasse faire un râtelier en souvenir de moi. |
Les vacances. --Effrayé de la mort de son collègue, le rhinocéros sollicite un congé de santé pour aller prendre les bains du mer à Java. |
Indisposition de la Girafe. --Non, mon ami, non, quand on est forcé comme moi de voir les hommes et les événements d'un peu haut, on est bien dégoûté de l'existence, on est bien triste d'être girafe. |
52 Degrés au soleil! --Un vrai temps de fusion! quoi. |
--Et vous avez eu quelque couronne, mon petit ami? --Une couronne! allons donc! me prenez-vous pour un réactionnaire? |
--Dites donc, caporal, un volontaire d'un an, si menu, c'est pas déjà si commode. |
Une Tournée. --Les ducs, voyez-vous, père Potard, il n'y a rien de plus républicain et de plus communard; seulement, ils n'osent pas le dire, rapport aux réacs. Le duc de Brunswick a laissé 25 millions aux républicains de Genève. --Soyez communard tant que vous pourrez dans votre canton et je parlerai de vous au duc d'Aumale. Vous verrez un peu, après sa mort, je ne vous dis que ça. |
Aux bains de mer. --Le petit gommeux qu'on l'appelle, qui disait tantôt sur la plage que vous étiez une femme un peu légère, excusez! |
Indiscrétion. --Je te disais bien que c'était un homard! toi qui prétendais que c'était une langouste! |
Aux bains de mer. --Nous n'avons plus que deux places sous le billard. Vous y serez parfaitement. --Il y a un monsieur et une dame qui ont loué le dessus du billard, mais c'est des gens bien tranquilles. |
Le coq et la poule. Apologue. --Chère amie, une petite place à côté de vous, s'il vous plaît. --Dame, en se serrant un peu; mais il faudra vous faire bien petit! |
Aux bains de mer. --C'est sans doute quelque député influent qui se prépare à se retremper dans le suffrage universel? |
Troisième article (1)
Voici, suivant notre promesse, quelques détails de description technique:
--Dimensions principales, relevées au jour de l'inauguration: Perron hauteur. 0m4872 Piédestal 5m6215 Largeur dans le nu du dé 5m522. Base et tore 1m8407 Fût 26m7992 Diamètre moyen 3m708. Chapiteau 1m3535 Stylobate ou lanterne 3m8980 Figure avec la plinthe 3m5732 Élévation totale 43m5733
Note 1: Voy. les numéros des 17 et 24 courant.
--Le noyau du monument est construit en pierres de taille très-dures et soigneusement appareillées. Un escalier à vis, composé de cent soixante-dix-sept marches, prises dans l'épaisseur même des assises, conduit, de la base du piédestal, au tailloir du chapiteau, qu'entoure une balustrade de quatre-vingt-seize barreaux.
L'escalier reçoit le jour par des baies latérales imperceptibles de l'extérieur.
--L'ensemble de la maçonnerie est revêtu par trois cent-soixante-dix-huit pièces de bronze, toutes mobiles entre elles et soutenues par environ trois mille quatre cents tenons, tasseaux et boulons libres.
--On évalue à seize cents le nombre des figures qui s'agitent, immobiles, à la surface des bronzes.
Nous renvoyons le lecteur, curieux d'étudier à fond la composition des bas-reliefs, aux planches de M. Ambroise Tardieu.
Les soixante-seize légendes explicatives qui accompagnent ces tableaux tournants ont été rédigées en collaboration par Napoléon, le baron Denon et Berthier... Berthier qui, major général de Lafayette dix ans auparavant, devait, dix ans plus tard, passer capitaine des gardes de Louis XVIII--après être devenu successivement, dans l'intervalle, ministre de la guerre, maréchal de l'Empire, grand veneur, vice-connétable, chef de la première cohorte de la légion d'honneur, prince de Wagram, de Neuchâtel, de Valençay, et neveu par alliance du roi de Bavière!
--Quant au poids total du bronze employé pour la colonne, les uns--avec M. A. Tardieu--l'estiment à 176 222 kilog.; les autres--avec Dulaure--à 881 000 kilog. L'écart est assez important pour que cela vaille la peine d'être vérifié. Essayons:
Nous savons que le nombre des canons versés dans «la cuve où bouillonnait encore le monument promis» s'élève à douze cents.--Mais quel est le poids d'un canon? Cela dépend, puisqu'il est proportionne! à celui de son projectile. Ajoutons que la proportion n'est pas fixe. Elle varie suivant le calibre.
En opérant sur un assortiment de toutes les pièces en usage, on obtient cette formule moyenne: le poids d'une pièce est égal à deux cent vingt et une fois environ celui de son projectile;--en opérant sur la série complète des projectiles de tous calibres, on trouve que le poids moyen d'un boulet est de 10k49.
Si donc on supposait que tous les spécimens de pièces eussent été représentés, en nombre égal, dans l'artillerie absorbée par la colonne, on arriverait au poids total de 2,781 948 kil. pour les douze cents canons--soit 2,318k29 par pièce.
Mais rien n'indique qu'il en fut ainsi. Il semble même plus rationnel d'admettre que la majeure partie des canons autrichiens et russes (2) ramenés d'Ulm et des arsenaux de Vienne, était composée de pièces dites de campagne: calibres quatre, huit et douze.--Or, celles-ci ne pèsent en moyenne que cent cinquante fois le poids de leur projectile, et ce poids moyen n'est, lui-même, que de 4k02.
Note 2: Et non prussiens, comme une faute typographique le faisait dire naguère à l'un de nos collaborateurs.
Multiplions et nous obtenons comme poids unitaire: 603 kilog.; soit pour les douze cents pièces: 723,600k.
Il suffit donc de passer en compte, parmi les pièces conquises, quelques calibres supérieurs qui relèvent nos moyennes, pour accepter comme très-suffisamment justifié le poids total de Dulaure:--881,000 kil., soit, comme poids unitaire: 734 kil.
Mais que penser de l'autre estimation, si fréquemment reproduite, et d'après laquelle le poids d'un canon ressortirait à 146 kil. seulement,--alors qu'en réalité la moindre pièce pèse plus du double!
*
* *
Revenons à la colonne en signalant ce curieux détail généralement ignoré:
Dans une des assises, il a été placé une boîte de plomb où se trouvent, incrustées, une série de dix-huit médailles d'argent, composées toutes, sauf une, par le baron Denon.
Seize de ces médailles--destinées à témoigner, dans la suite des siècles, de l'origine du monument--représentent les principaux épisodes de la campagne de 1805. Elles sont comme le sommaire de l'épopée écrite par Bergeret.
Les deux autres reproduisent l'élévation géométrale, l'une de l'arc de triomphe du Carrousel, et l'autre de la colonne.
*
* *
La colonne comporte deux inscriptions dédicatoires. La première est gravée sur le tailloir du chapiteau. En voici le texte:
MONUMENT ÉLEVÉ A LA GLOIRE DE LA GRANDE ARMÉ
par NAPOLÉON LE GRAND
COMMENCÉ LE XXV AOUT MDCCCVI, TERMINÉ LE XV AOUT MDCCCX
SOUS LA DIRECTION DE D. V. DENON
MM. J. B. LEPÈRE et L. GONDOIN, architectes.
Bien à dire, puisqu'il est convenu que M. Gondoin doit partager avec M. Lepère la gloire de ce travail... Il paraît que «l'honneur de l'avoir entrepris» sans succès... ne lui suffisait pas! Néanmoins il faut encore lui savoir gré d'avoir laissé nommer son collègue avant lui. C'est un aveu:
La seconde inscription se trouve dans le cartouche que soutiennent, au-dessus de la porte de l'escalier, les deux Renommées de Mazois. Elle est ainsi conçue:
NEAPOLIO-IMP-AVG
MONVMENTVM-BELLI-GERMANICI
ANNO-M D CCCV
TRIMESTRI-SPATIO-DVCTV-SVO-PROFLIGATI
EX-ÆRE-CAPTO
GLORIE-EXERCITVS-MAXIMI-DICAVIT (3)
Note 3: Traduction littérale:--Par Napoléon, empereur Auguste--en souvenir de la guerre allemande--de 1805--terminée en trois mois sous sa conduite--ce monument fait de l'airain conquis--à la gloire de la très-grande année a été dédié.
Le latin qu'en vient de lire est dû aux patientes méditations d'un des plus célèbres archéologues connus: Ennio-Quirino Visconti, professeur d'archéologie, conservateur du Musée des antiques et des tableaux du Louvre, membre de l'Institut, etc. Il semble bien, avec de pareilles garanties, qu'on doive n'y rien trouver à reprendre. Eh bien, au contraire! Un autre antiquaire, plus obscur et moins titré, M. Belloc, a pris à tache de démontrer que l'inscription est criblée de fautes. Et, dans une plaquette, publiée à Bourg en 1833, il corrige, en maître sûr de lui, ce mauvais «devoir» d'un élève réputé excellent.
Nous regrettons vivement de ne pouvoir introduire ici--ce n'est pas le lieu--tous les détails de cette piquante critique. Non pas que nous la tenions pour indiscutable en toutes ses corrections. Mais il en est un si bon nombre dont la justesse nous paraît de toute évidence! Contentons-nous d'en résumer quelques-unes à la hâte et à titre d'échantillons:
Imperator--signifie, quand il suit le nom propre--chef d'armée, et non pas--comme quand il le précède--Empereur. C'est évidemment ce dernier titre qu'on entendait, dans l'espèce, donner à Napoléon. Donc...
Monumentum: en style lapidaire, ce vocable s'affecte exclusivement aux monuments... funèbres.
Ex ære capto:--ære n'a jamais été employé sur les monuments que dans son acception monétaire: ære collato; ære collatitio; ære publico: voilà les termes qui se rencontrent très-fréquemment dans l'épigraphie antique; traduction rigoureuse: Par souscription publique...
M. Visconti insinue donc--bien malgré lui--que la colonne a été construite au moyen... d'arqent volé!!!
Exercitus maximi--signifie, en bonne latinité, de l'armée très-grande... en nombre.--A quoi bon cette expression douteuse, qui dit très-mal ce qu'on a voulu dire, quand on avait, sous la plume, un bout de phrase de Tacite qui le dit si bien:--Exercitui cui magna nomen inditum...? etc., etc., etc.
On nous accordera bien que ce ne sont pas là des chicanes dénuées de tout sens commun, si amusantes soient-elles.
Et d'abord, pourquoi sur cette colonne la statue de Napoléon Ier, alors que, dans le principe, c'est la statue de Charlemagne qui devait la surmonter?
L'empereur, en effet, parut avoir, pendant longtemps, une vive répugnance à se laisser, de son vivant, tailler en marbre ou couler en bronze.
--Un fait à l'appui de cette assertion:
On sait que l'arc de triomphe du Carrousel a été fondé presque simultanément avec la colonne.
--De prime abord, on avait décidé qu'il serait couronné par le fameux quadrige de Corinthe (4), amené d'Italie par Napoléon. Le statuaire Lemot s'était même chargé d'atteler ces fringants coursiers à un char suffisamment antique. L'équipage ainsi constitué il fallait un automédon. Où le prendre? On songea à l'Empereur: son image ferait si bien en cette place!--Ce projet lui lut donc soumis. Mais aux premiers mots, voici--d'après MM. Perrier et Fontane, les architectes du monument--quelle fut sa réponse textuelle:
«Que l'image de ma personne fasse partie d'un bas-relief ou d'un tableau représentant une action dans laquelle j'ai figuré, cela est juste. Mais que je prenne ou que je me fasse donner les honneurs de l'apothéose, rien n'est plus inconvenant; je veux que ma statue, si elle est y placée, soit enlevée, et que le char, si l'on n'a rien de mieux à y mettre, reste vide.»
Note 4: Ces chevaux passent pour avoir décoré, à Corinthe, le temple du Soleil.--Ils auraient été transportés, de Corinthe à Rome, par Néron; de Rome à Venise par le doge Dandollo; de Venise à Paris par Napoléon.
Or, cela se passait dans le courant de 1806.--Il faut que la courtisanerie ait ultérieurement trouvé dans Iéna, Eylau, Friedland et l'achèvement des Codes, des arguments bien puissants pour vaincre en quelques mois des scrupules aussi nettement accentués!
Toujours est-il que Chaudet--grand prix de Rome de 1784 nommé membre de l'institut en 1805--reçut, un beau jour, la commande d'une statue de l'Empereur destinée à la colonne de la place Vendôme.
Il paraît que le programme de l'œuvre ne fut pas arrêté sans discussion. Napoléon et son fidèle baron tenaient pour le grand costume de l'empire. Le sculpteur, élève de David--naturellement--ne voulait pas entendre parler de ce travestissement. Sa réputation imposait son ciseau.
Il en profita pour parler haut et ferme, et, finalement, fit, du costume romain, la condition sine qua non de son concours. Ce qui prouve plus en faveur de son caractère que de son goût. Voici, du reste, par quelles piètres raisons il défendait sa manière de voir (5):
«Il faut toujours se rendre compte de ce qu'on veut faire. La colonne de la Grande Armée est une imitation de la colonne Trajane. Cette imitation ne doit pas rester incomplète. Elle le serait si la statue qui doit la couronner n'était vêtue comme celle de Trajan, etc., etc.»
Note 5: Courrier français, 28 juillet 1833.
Fort bien! mais, terrible logicien que vous êtes, pourquoi n'avoir pas fait prévaloir plus tôt cette mirifique opinion? Précisément M. Denon avait remis à Bergeret, pour le guider dans son travail, des dessins exécutés, d'après les bas-reliefs de la colonne Trajane, par Jules Romain et le Mutiau. Croyez-vous qu'au lieu d'attacher à sa propre invention toute une armée française, et, partant, de ne tirer aucun parti de ces modèles, votre malheureux collègue n'eut pas préféré cent fois copier des vélites, des hastaires et des princes (6)?--Alors seulement le plagiat eût été complet, c'est-à-dire tel que vous le désiriez. Alors seulement on eût pu concevoir l'espérance d'entendre un jour au pied de la colonne des dialogues dans ce goût-ci:
Note 6: Pour conserver les désignations, mieux connues, en usage avant Marius.
--Ce monument doit avoir été bâti par les Romains.
--Qui vous fait croire...?
--Dame! rien que cette poignée de triaires, là, dans le coin, à gauche...
--Des triaires, ça! C'est la vieille garde!
Jules Dementhe.
(A suivre.)
(Suite)
--On parle de faire encore des économies; gare à une augmentation d'impôts!
--Les sergents de ville sont convertis en ordre de chevaliers du guet--à pens.
--Il y a mouches qui piquent et mouches qui rapportent. Depuis que Figaro s'est jeté à corps perdu dans celles qui rapportent il n'entend plus rien à celles qui piquent.
--Figaro n'est pas blanc, il est pâle; il a changé de couleurs... non, il a changé de livrée; il montre le poing..., non, il tend la main; il tient un bâton... non, c'est une croix; il dit qu'il a du bois vert... non, c'est un fagot; il se donne au diable... non, il se vend au poids; il s'affiche... non, il s'en fiche.
--On va donner des bals pour les pauvres. La moitié de la France y est invitée.
--Dès que la loi sur le divorce sera votée, M. Le Blanc se propose de rompre l'alliance qu'il a contractée malgré lui avec madame veuve Lerouge, rue Bleue.
--Depuis la révolution de Juillet, on calcule que 81,729 victimes ont été attachées à la croix... d'honneur.
--On assure que ce printemps les royalistes vont en guêtres, les républicains en bottes et le juste milieu en bas.
--M. Casimir, qui est étranger aux affaires, garde pourtant les affaires étrangères.
--Entouré qu'il est de royalistes, de bonapartistes et de républicains, il ne sera jamais qu'un roi de Macédoine.
--Le ventre a mal au côté gauche.
--La Chambre en est venue au point de ne plus distinguer sa gauche d'avec sa droite.
--On a arrêté hier un sourd-muet soupçonné de penser des murmures séditieux. C'est bien fait. Pourquoi abuser à ce point de la liberté!
--Les représentants de la nation donnent et reçoivent des représentations bien burlesques!... Quand baissera-t-on la toile!
--Le budget est bien long à supputer. On devrait le mesurer à la toise, cela abrégerait la besogne d'un tiers.
--Les députés qui se plaignent aujourd'hui de la presse ressemblent à Néron méditant la mort de sa mère.
--Il y a dix mois que la carte de France n'est plus qu'une carte payante.
--On parle beaucoup de la prochaine dissolution de la Chambre. Est-ce qu'elle n'est pas déjà dissolue?
--Un fonctionnaire public destitué demandait à un ministre pourquoi
l'administration ne lui avait pas signifié les motifs de la destitution.
«--Par une bonne raison! lui répondit Son Excellence, c'est que notre
administration ne signifie rien!»
Jules Rohaut.
LE NAVIRE CUIRASSÉ LE SUFFREN DE LA MARINE NATIONALE.
Après l'hiver, les oiseaux font leur nid.