Title: Les Éthiopiennes, ou Théagènes et Chariclée, tomes 1-3
Author: of Emesa Heliodorus
Translator: N. Quenneville
Release date: May 20, 2015 [eBook #49004]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
σωΦροσύ νην δἄσκεῖν, ἀισχρῶν δἔργων ἀπεκέσθαι μὴ μιμου κακότητα, δίκῃ δἄπά λειψον ἀμύναν
PHOCY
Cultivez la sagesse, abstenez-vous des choses honteuses; n'imitez pas les méchans; laissez à la justice divine le soin de vous venger.
Membre de la Société libre des Sciences, Lettres et Arts de Paris, de celle des Belles-Lettres de la même ville; de l'Athénée de Toulouse; de l'Académie de Caen; de la Société d'Emulation d'Anvers; de celle des Sciences, d'Agriculture et Arts de Châlons-sur-Marne, etc. Professeur d'Eloquence et de Poësie au Prytanée de St.-Cyr.
En achevant ma Traduction des Amours de Théagènes et de Chariclée, je me disois: «A qui dédierai-je cette copie française d'un roman moral, écrit en grec par Héliodore, que ses traducteurs, depuis Amiot, semblent avoir pris à tâche de défigurer?» La lecture de vos piquans opuscules a fixé mon incertitude; et c'est sous vos auspices que je publie mon Ouvrage. Acceptez, je vous prie, cet hommage désintéressé. C'est l'estime et l'amitié qui l'offrent au Philosophe aimable, au Savant sans pédantisme, au Poëte sans vanité.
QUENNEVILLE.
Jamais Peuple n'a mieux mérité du genre humain que les Grecs; j'en excepte les Lacédémoniens, pour qui la société fit tout, et qui ne firent rien pour elle. Si les Grecs n'ont pas trouvé les élémens de la civilisation; s'ils les ont reçus des Egyptiens, avec les premiers principes des lois; en un mot, si l'édifice de la société n'est pas leur ouvrage, au moins ne peut-on leur refuser la gloire de l'avoir consolidé, affermi, embelli, et de lui avoir donné cette majesté imposante, qui étonne l'œil du philosophe et de l'observateur.
Ce sont les Grecs qui nous ont transmis tous ces arts, enfans du génie et de l'imagination, que le ciel a donnés aux hommes pour soulever, de tems en tems, le poids des maux qui pèsent sur eux, pour cicatriser les plaies profondes que la fureur et la rage des révolutions laissent au fond des cœurs. La Grèce a été le berceau de la sculpture et de la peinture. Le génie, qui conduit aujourd'hui le pinceau des David et des Guérin, inspiroit les Appelles et les Zeuxis, il y a deux mille ans. C'est dans la Grèce que la poésie fit entendre ses accens les plus tendres et les plus mâles. C'est dans la Grèce que l'éloquence régna avec le plus d'autorité, comme dans son empire naturel. C'est dans la Grèce que la philosophie commença à scruter les merveilles de la nature. Ce fut à Athènes que Socrates fit descendre la morale du ciel, pour instruire les hommes de leurs devoirs envers la divinité, envers la patrie et envers eux-mêmes; Socrates, qui éleva la raison humaine au plus haut degré de perfection où elle puisse parvenir, sans le secours de la révélation. Cet art même, qui ne s'occupe qu'à maintenir ou à troubler la paix du monde, à calculer la force des empires, à peser les intérêts et les ressources des nations; cet art, qui semble ne devoir se perfectionner que par une longue suite de siècles, la politique, opéra peut-être ses plus grands prodiges du tems des Thémistocles, des Périclès, des Alcibiades, des Démosthènes et des Philippe. C'est aux Grecs que nous sommes redevables de toutes ces connoissances, qui mettent presque autant de distance entre un homme et un autre homme, que la nature en a mis entre l'homme et la brute. La Grèce, en un mot, me semble pouvoir être comparée à un vaste foyer, dont les flammes ont éclairé une partie du monde, dont la lumière s'est affaiblie pendant quelque tems, quoiqu'il ne cessât pas de briller, jusqu'à ce que la chute de Constantinople fît jaillir quelques étincelles de ce foyer en Italie, d'où elles pénétrèrent dans toute l'Europe, et dissipèrent la nuit obscure, dont l'avoient enveloppée des nuées de barbares, descendus des glaces du nord.
Nul peuple ne posséda, comme les Grecs, les dons du génie et de l'imagination; mais ce n'étoit point une imagination gigantesque et atrabilaire, qui se plût au milieu des ruines, des cavernes et des tombeaux; une imagination, qui n'aimât à peindre que des objets hideux, horribles, dégoûtans, qui s'entourât d'ombres funèbres, de spectres lugubres, une imagination dont les productions monstrueuses tendissent à écraser l'ame du lecteur sous le poids de l'appareil le plus épouvantable; c'étoit, au contraire, une imagination riante et enjouée, qui ne se plaisoit qu'à peindre les beautés de la nature, qui ne s'environnoit que d'objets agréables, qui répandoit même sur les plus hideux un coloris effrayant, sans être horrible. C'est cette imagination, qui nous a fait de l'enfer même une peinture qui touche, qui remue l'ame, qui la pénètre d'effroi, sans la faire frissonner d'horreur. C'étoit cette imagination qui, par ses prestiges enchanteurs, avoit peuplé les campagnes, les bois, les vallons, les fleuves de divinités fantastiques, en assignant à chacune des fonctions particulières.
Ici, sur la cîme d'une colline, résidoit le chœur des neuf Muses, présidé par Apollon, dont les concerts mélodieux charmoient les habitans de l'Olympe. Plus loin, un fleuve, appuyé sur son urne, versoit des eaux qui, tantôt unies et tranquilles, portoient dans les campagnes la fertilité et l'abondance; tantôt soulevées et en fureur, servoient de ministres à la vengeance du Dieu. Dans les vallons, des faunes, des satyres pétulans couroient après les nymphes qui se déroboient à leurs embrassemens. Dans ce bois, couloit une source argentée, où Diane, couverte de sueur et de poussière, venoit se baigner avec ses nymphes, au retour de la chasse. Dans cette île, le noir et infatigable Dieu du feu, avec ses laborieux Cyclopes, forgeoit les foudres de Jupiter. Au retour des zéphyrs, Flore, couverte d'une robe brillante des couleurs les plus vives, se promenoit au milieu des prairies émaillées de fleurs; bientôt Pomone, couronnée de fruits, parcouroit les campagnes et les vergers, promettant aux hommes une récolte abondante; sur les côteaux couverts de vignes, Bacchus, environné de son cortège, ivre de joie et de vin, montroit aux hommes charmés ce doux nectar, qui alloit les consoler de tous leurs travaux et de toutes leurs fatigues. Enfin l'imagination des Grecs avoit transformé la nature entière en un vaste temple, qu'elle avoit rempli de divinités de différentes espèces, auxquelles elle avoit donné nos passions, nos désirs, nos joies, nos chagrins, nos douleurs, qu'elle avoit chargées du soin de veiller aux différentes occupations des hommes, et de protéger les diverses classes de la société.
Les Grecs, qui étoient doués d'une imagination si riche et si brillante, qui nous ont transmis les aventures galantes de leurs divinités, qui ont excellé dans tous les genres de littérature, les Grecs semblent n'avoir point connu, ou du moins n'avoir point cultivé le genre le plus analogue à leur qualité dominante; ils ne nous ont point laissé de romans; car on ne doit pas ranger la Cyropédie dans la classe des romans. Il n'est peut-être pas inutile d'examiner ici les causes qui ont fait négliger un genre qui, chez les modernes, est devenu une mine inépuisable, que le génie, la médiocrité et la sottise ont exploité et exploitent encore avec une ardeur infatigable.
Les beaux siècles de la Grèce datent de l'expulsion des Pisistratides. L'aurore de la liberté d'Athènes, fut pour tous les Grecs l'aurore de la gloire. La destruction de la tyrannie, la naissance de la liberté, allumèrent dans tous les cœurs une fermentation, qui n'attendoit qu'une occasion pour étonner l'univers par des prodiges inouis. L'ambition des rois de Perse la fit bientôt naître. Ils menacent Athènes de la remettre dans les fers. La haine des tyrans se transforme en fureur, en rage; chaque Grec devient un héros. Toutes les parties de la Grèce, qui n'ont pas subi le joug des barbares, ou ne se sont point alliées avec eux, deviennent un camp, ou plutôt une école d'héroïsme[1]. Cette lutte terrible se termine glorieusement pour les Grecs. Les barbares, effrayés, dispersés, battus, fuient honteusement, laissant couvertes des lauriers de la victoire, des contrées, qu'ils avoient couvertes de la multitude de leurs soldats.
A ce siècle, qu'on peut appeler le siècle des héros, succéda le siècle des beaux-arts et des lettres. La Grèce, qui n'avoit retenti dans l'un que de cris de guerre et de victoire, ne retentit dans l'autre que des éloges donnés aux grands hommes, qui avoient répandu si généreusement leur sang pour la patrie et pour la liberté. La Grèce, remplie auparavant de guerriers, le fut alors d'orateurs, de poëtes, qui tous consacrèrent leurs veilles et leurs talens à célébrer les exploits du siècle précédent, et à entretenir dans tous les cœurs cet amour de la liberté et cette haine pour la tyrannie.
Ce concert de louanges, en nourrissant dans les cœurs des Grecs une aversion insurmontable pour les barbares, nourrit en même-tems l'amour du bien public. La Grèce présenta alors l'image d'une famille heureuse, au bien de laquelle chaque membre concourt de toutes ses forces; et cette union si rare dura tant que les barbares parurent redoutables. Mais, bientôt l'ambition secoua les brandons de la discorde parmi les différens peuples de la Grèce. Des guerres s'allumèrent entre eux. Des intérêts qui, jusque-là, avoient été communs, furent divisés. Un esprit d'égoïsme, s'il m'est permis de me servir de ce terme, s'empara des principales villes. Les haines se multiplièrent; et toutes ces petites animosités, pour être concentrées dans un cercle plus étroit, n'en furent pas moins ardentes: elles donnèrent même un nouveau degré d'énergie au patriotisme. Chacun s'attacha plus fortement à son gouvernement. Plus l'ennemi étoit près, plus ces liens se fortifioient, plus aussi il fut aisé aux talens et à l'intrigue de s'élever. Comme c'étoit la multitude qui distribuoit les emplois et les dignités, on s'attacha à gagner la faveur de la multitude.
Un des plus sûrs moyens d'y réussir, étoit le talent de la parole. Un nouveau champ fut ouvert au génie. L'homme qui put espérer parvenir à enlever les suffrages du peuple par son éloquence, put prétendre à la même considération, aux mêmes récompenses, que l'homme qui repoussoit les ennemis de l'état, qui sauvoit la patrie. L'orateur marcha l'égal du guerrier; bientôt même il en effaça le crédit. Le pouvoir de Démosthènes ne fut contrebalancé que par celui d'un orateur. Un citoyen ne se sentoit-il pas né pour les armes? il se livroit à l'étude de l'éloquence, essayoit ses talens devant les tribunaux, s'acquéroit des amis, se faisoit des partisans en défendant la vie, l'honneur ou la fortune de ses concitoyens. Bientôt il paroissoit à la tribune aux harangues. Là, une carrière plus vaste s'ouvroit à ses regards. Les sujets les plus graves exerçoient sa plume. Il discutoit les intérêts les plus importans de l'état, les guerres, les traités de paix et d'alliance. Dans ces assemblées, tout se faisoit par les orateurs: c'étoient les orateurs que l'on envoyoit en ambassade, qui décidoient de la perception des impôts, qui présentoient des plans de finance; ils disposoient des charges et des emplois. Les généraux finirent par n'être plus que leurs créatures. Ils exerçoient un pouvoir d'autant plus grand, qu'il étoit en raison de leurs talens; d'autant plus durable, qu'ils en avoient toujours l'instrument avec eux; d'autant plus sûr, qu'il étoit fondé sur le plaisir même. Tous les motifs se réunissoient donc pour lancer tous ceux qui étoient doués du talent de la parole, dans une carrière, à l'extrémité de laquelle les attendoient des récompenses, proportionnées aux efforts qu'ils faisoient pour la parcourir avec distinction. Aussi nulle contrée n'a été plus féconde en orateurs que la Grèce, et nulle ville de la Grèce n'en a plus produit que la ville d'Athènes, appelée, avec raison, par Justin, le temple des lettres et de l'éloquence.
Ceux qui, comme Isocrates, n'avoient ni assez de force dans l'ame pour braver les cris d'une multitude agitée, ni assez de vigueur dans les poumons pour se faire entendre d'un grand nombre d'auditeurs, rassemblent autour d'eux un certain nombre de jeunes gens, qu'ils formoient au grand art de parler, ou, dans le silence du cabinet, composoient des discours sur différens sujets, les adressoient à leurs concitoyens, ou à quelques personnages illustres; et, s'ils ne parvenoient point aux dignités, au moins parvenoient-ils à se procurer une existence honorable et aisée: de-là cette foule de rhéteurs, de sophistes, qui peuploient les différentes villes de la Grèce. Si Héliodore eût vécu du tems de Périclès ou de Démosthènes, il nous eût laissé, au lieu d'un beau roman, quelques harangues, quelques points de morale ou de politique, revêtus des grâces de son génie, écrits avec toute la pureté des beaux jours de la Grèce.
Le théâtre présentoit encore un autre chemin à la fortune et à la célébrité. La représentation d'une des pièces de Sophocle lui valut la préfecture de Samos. Le nom d'Aristophanes étoit parvenu jusqu'aux oreilles du roi de Perse. Les poètes dramatiques jouoient avec les orateurs, le premier rôle dans l'état. On parloit autant à Athènes de l'Auteur des Nuées, que de Cléon[2]. On voit donc que l'éloquence et la poésie se partageoient l'empire de la littérature; et les autres genres, qui ne pouvoient illustrer ceux qui les auroient cultivés, étoient entièrement négligés.
Quels motifs auroient donc pu déterminer un homme de génie à imaginer des faits, à raconter des évènemens controuvés, à rassembler, à lier entre elles des catastrophes feintes, tandis que les évènemens du siècle précédent, tandis que tout ce qui se passoit sous ses yeux, tandis que les discussions philosophiques qu'il entendoit autour de lui, lui présentoient une matière si riche et si féconde; tandis que le gouvernement sous lequel il vivoit, les choses qui frappoient continuellement ses sens, devoient fixer ses regards sur des objets d'une toute autre importance; tandis que l'impulsion qu'il avoit reçue, pour ainsi-dire, dès son berceau, les principes dans lesquels il avoit été nourri; tout, en un mot, devoit le porter d'un autre côté.
Mais, me dira-t-on, ceux qui, sans avoir ces talens transcendans qui élèvent un écrivain au premier rang, n'en étoient pas moins possédés de la démangeaison d'écrire, pouvoient exercer leurs demi-talens à composer des romans, comme nous voyons parmi nous des écrivassiers sans nombre nous inonder de leurs brochures ridicules; où le bon sens et la raison trébuchent à chaque page: heureux encore quand la morale n'est pas outragée, quand la religion n'est pas attaquée!
Je conviens que les Grecs n'étoient pas moins que nous tourmentés de la passion d'écrire; qu'Athènes n'étoit pas moins que Paris, féconde en grands hommes d'un jour, aussi jaloux de faire parler d'eux, qu'incapables de produire rien de bon. Mais, avant l'imprimerie, les lumières et les sottises n'étoient pas aussi répandues, qu'elles le sont aujourd'hui. Il n'étoit pas aussi aisé, qu'il l'est aujourd'hui, de se faire admirer et de se faire honnir. On n'ennuyoit pas, et on n'amusoit pas à si bon marché. Faire des livres n'étoit pas un état. On ne se disoit pas homme de lettres, comme on se dit cordonnier ou menuisier. On ne spéculoit pas sur les productions d'un génie qu'on n'avoit pas. Il falloit de la fortune pour se composer une bibliothèque, même d'un petit nombre de volumes[3]. Pour publier un ouvrage, on n'avoit que la voie de la transcription. Les frais en étoient énormes. Le dernier exemplaire étoit aussi cher que le premier. Quel débit pouvoit donc avoir un roman, qui ne pouvoit être composé que par un écrivain médiocre?
On ne doutera pas, je crois, de la validité de ces raisons, si on fait attention que tous les écrits qui nous restent des beaux siècles de la Grèce, ont été composé; par des hommes d'un talent distingué, et ne roulent que sur des sujets de morale, de politique ou de philosophie, et que tous les romanciers grecs ont vécu dans un tems où la Grèce n'avoit plus d'existence politique, où elle étoit asservie aux Romains, où le gouvernement ne pouvoit plus communiquer aux esprits cette chaleur, cet enthousiasme, qui avoient animé les Grecs des siècles passés, et ne présentoit plus aux esprits supérieurs les motifs d'encouragement qu'ils avoient eus dans les âges antérieurs.
Je vais actuellement parler d'Héliodore et de son ouvrage. Ce qui doit nous prévenir beaucoup en sa faveur, c'est que l'Auteur d'Iphigénie l'apprit par cœur. En effet, une lecture réfléchie des Ethiopiennes, fait appercevoir quelques traits de ressemblance entre Racine et Héliodore. Tous deux ont célébré l'amour, mais l'amour chaste et honnête. La lecture de l'épisode d'Arsace et de Démœnète n'a pas été inutile au poète, qui nous a crayonné les feux de Roxane et de Phèdre. On trouve même dans Iphigénie des traits empruntés des Ethiopiennes, et quelquefois Agamemnon parle le langage d'Hydaspe.
Héliodore naquit à Emèse, ville de Phénicie: son père s'appeloit Théodose. Les uns prétendent qu'il fut évêque de Tricca en Thessalie, et qu'il fut déposé dans un Concile, parce qu'il ne voulut pas désavouer son ouvrage. D'autres prétendent qu'il n'étoit pas même Chrétien; et ils se fondent sur ce qu'il se dit lui-même de la race du Soleil. S'il falloit adopter une de ces deux opinions, j'embrasserois la dernière, non pas parce qu'Héliodore se dit de la race du Soleil, mais parce qu'il ne me paroît pas vraisemblable qu'un prélat de la primitive Eglise eût employé ses talens à composer un roman, consacré à célébrer une passion, que ne devoient pas connoître les hommes de son état, contre laquelle ils devoient s'élever avec force, pour prémunir les cœurs contre ses atteintes, bien loin de les inviter à s'y livrer parla peinture des charmes qu'on y goûte. Voilà tout ce que nous savons sur sa personne. Les écrivains ne nous apprennent rien de sa vie. Vécut-il dans l'opulence ou la médiocrité; jouit-il pendant sa vie de l'estime de ses concitoyens; ne fut-il point en butte aux traits de l'envie et de la calomnie? c'est ce que nous ignorons entièrement. Quant à son caractère, à son génie, c'est dans son ouvrage, je crois, qu'il faut le chercher.
Son histoire Ethiopienne peut-elle être regardée comme un poëme écrit en prose, ou ne doit-elle être regardée que comme un roman? Pour ceux qui pensent qu'il ne peut y avoir de poëme épique écrit en prose; que la versification et le merveilleux sont des qualités essentielles au poëme épique, la difficulté est levée. Héliodore n'est qu'un romancier; et je ne crois pas qu'il puisse être autre chose pour ceux qui sont d'un avis opposé. Qu'est-ce, en effet, qu'un poëme épique? c'est le récit d'une action grande, sublime et merveilleuse. Il faut que les acteurs brillent de tout l'éclat qui éblouit les hommes, dignités, puissance, vertus; il faut que leurs défauts même portent l'empreinte de la grandeur et de l'héroïsme; d'où suit, je crois, la nécessité qu'un poème épique soit écrit en vers. Puisque c'est la plus sublime conception de l'esprit humain, il doit aussi réunir tout ce que le langage humain a de plus noble et de plus élevé. Il suffit de lire l'histoire d'Héliodore, pour voir qu'elle n'a rien de tout cela; et qu'en supposant qu'un poëme épique pût être écrit en prose, elle ne seroit même à cette sorte de poëme, que ce que Beverley est aux tragédies. Nous mettons donc les Ethiopiennes dans la classe des romans; et ce n'est que comme roman que nous allons l'examiner.
Héliodore, comme romancier, n'a peut-être pas moins de mérite qu'Homère comme poète. Comme lui, il a servi de modèle à tous ceux qui ont travaillé depuis dans le même genre. Dans son ouvrage se trouvent tous les moyens que les romanciers ont employés pour intéresser, toucher, émouvoir le lecteur. Songes, oracles, surprises, reconnoissance, caverne, brigands, pirates, magie, évocations, talisman merveilleux, échanges de coupes empoisonnées, enlèvemens, prodiges et catastrophes extraordinaires, traverses de tout genre, malheurs de toute espèce, en un mot, tous ces moyens, tous ces ressorts, si connus, si usés de nos jours, mais alors nouveaux, se rencontrent dans les Ethiopiennes. Ce qui établit le mérite d'Héliodore d'une manière incontestable, aussi bien que celui d'Homère, c'est que, de même qu'Homère n'a été surpassé, à peine même égalé par aucun des poètes venus après lui, qui même n'ont approché de la perfection, qu'autant qu'ils ont approché d'Homère; de même aussi les Romanciers purs n'ont été estimables, qu'autant qu'ils ont approché d'Héliodore. Je ne parle pas ici de la nouvelle Héloïse, de Clarisse, de Paméla: ce ne sont pas des ouvrages du même genre.
Les Ethiopiennes me semblent admirables sous plusieurs points de vue: tout y est bien lié; les épisodes sont amenés sans effort et naturellement; la série des évènemens se développe avec beaucoup d'art; en un mot, l'ouvrage forme un ensemble dont toutes les parties sont bien unies, bien adaptées les unes avec les autres, et forment un édifice régulier. Le style est nombreux, coulant, riche en métaphores, quelquefois recherché, annonçant quelquefois de la prétention au bel-esprit; les réflexions sont sages, judicieuses et naturelles; les discours sont éloquens, quoiqu'on n'y trouve point de ces traits sublimes, de ces élans du génie, qui étonnent le lecteur et ravissent son admiration; ils sont animés d'une douce chaleur qui y règne d'un bout à l'autre. On a reproché à Héliodore, et avec raison, d'aimer l'antithèse, de s'appesantir trop sur la même pensée, de ne l'abandonner qu'après l'avoir retournée de tous les côtés.
On lui a reproché encore, comme à Homère, mais avec plus de raison qu'à Homère, d'être entré dans des détails trop bas et trop puériles. Homère, écrivant plusieurs siècles avant lui, dans un tems où la civilisation n'avoit pas fait de grands progrès, ne pouvoit pas manquer d'intéresser par ces détails, qui ne sont que l'histoire des mœurs de ces tems reculés. Bien loin de blâmer ces détails dans Homère, je suis presque fâché qu'il n'en ait pas mis davantage. Mais dans Héliodore, comme ces détails ne peuvent avoir le piquant que l'antiquité donne à ceux d'Homère, ils ne font que ralentir la marche de l'action, et distraire l'attention du lecteur. Mais par combien de beautés ne rachète-t-il pas ces défauts!
Ses descriptions sont magnifiques et pompeuses: elles brillent des couleurs les plus vives, nuancées avec un art et une délicatesse dignes de la magie du pinceau des Delille et des Laharpe. Tout ce qu'il décrit est si bien présenté, que le lecteur, trompé par les prestiges de son éloquence, croit voir et entendre tout ce qu'il raconte. On m'accusera peut-être de partager l'enthousiasme des Traducteurs; mais Héliodore me semble égaler, dans cette partie, les Ecrivains anciens et modernes: je n'en excepte pas même Fenélon.
Il a une connoissance profonde du cœur humain, et de tous les ressorts qui le remuent le plus puissamment; et il sait habilement en faire usage: mais il excelle à peindre cette passion, à laquelle son ouvrage est consacré tout entier. Nul n'a mieux que lui développé le désordre d'un cœur, où s'allument les premiers feux de l'amour; nul n'en a décrit les progrès avec plus de finesse; nul n'en a peint les transports et les fureurs avec plus de force et d'énergie: quel art, quelle justesse, quel feu dans l'épisode de Démœnète et d'Arsace!
Jamais situation ne fut plus délicate que celle de Théagènes dans le palais d'Arsace, livré à la passion forcenée, à la fureur, à la rage d'une femme toute-puissante, qui ne connoît de loi que sa volonté et ses caprices, qui ne met aucun frein à ses désirs, accoutumée à ne trouver aucune résistance, à être flattée, satisfaite à l'instant dans ses fantaisies les plus bizarres et les plus monstrueuses. Le combat est terrible: c'est la passion la plus ardente, entourée de tout l'éclat et de tout le faste du trône, qui sème les pièges de la séduction et de la vanité sous les pas de la chasteté et de la vertu. C'est la fureur armée de tout l'appareil de la puissance, qui déploie ce qu'elle a de plus terrible et de plus effrayant, pour triompher de la foiblesse et de l'innocence. Promesses, menaces, caresses, tout est employé; mais tout est inutile, jusqu'aux mauvais traitemens, jusqu'aux déchiremens des tortures. Théagènes est sourd à tout; il oppose à tout une fermeté inébranlable; il ne pense qu'à Chariclée; il ne voit que Chariclée. L'ame du lecteur est dans les transes les plus cruelles. Il voit le tombeau ouvert sous les pas de Théagènes et de Chariclée, et prêt à les engloutir; il ne voit aucun moyen de les tirer de l'abîme où ils sont descendus. C'est là que l'art d'Héliodore me paroît sur-tout admirable. Comme il oppose une passion à une autre! comme il se sert de la jalousie, de la vanité, de l'amour d'un subalterne, pour arracher son héros des mains d'Arsace! Quelle leçon pour les grands!
Cet épisode me paroît encore intéressant sous un autre rapport. J'y vois une image des intrigues qui agitoient la cour de Suse; j'y vois un abrégé de la vie privée des rois de Perse.
Si nous passons ensuite à l'examen de la morale, on verra que jamais livre ne mérita mieux l'épigraphe qu'il porte. Depuis le commencement jusqu'à la fin, on peut le regarder comme un cours de morale en action. Les principes de vertu qu'il contient d'un bout à l'autre, se gravent d'autant mieux dans l'ame, qu'ils sont donnés sans faste, sans prétention; qu'ils sont dégagés de toute la morgue philosophique, et du pédantisme de l'école.
Théagènes et Chariclée ont commis une faute grave; l'un, en enlevant son amante, l'autre, en s'enfuyant de chez Chariclès, qui lui avoit tenu lieu de père, qui l'aimoit avec toute la tendresse d'un père. Il est bien vrai qu'il vouloit contraindre l'inclination de celle qu'il appeloit sa fille; que Chariclée semble ne suivre que la volonté des dieux et la voix des oracles; que, malgré l'irrégularité d'une pareille démarche, elle demeure inébranlable dans ses principes de pudeur et de vertu. L'Auteur cependant, par tous les malheurs qu'elle éprouve avec Théagènes, n'en a pas moins voulu donner une leçon aux jeunes gens qui se laissent emporter par la fougue de leurs passions, qui se dérobent au joug d'une autorité sacrée, qu'il ne leur est jamais permis de méconnoître, sous quelque prétexte que ce soit. Cette longue suite de calamités qu'elle éprouve, n'est que la punition de sa fuite de la maison de son bienfaiteur. Mais comme son cœur n'en est pas moins pur, que sa conduite n'en est pas moins irréprochable, et, qu'excepté ce moment, sa vie n'est qu'un enchaînement de vertus, elle échappe à toutes les traverses par lesquelles elle passe, arrive dans sa patrie, et monte sur le trône de ses ancêtres. C'est ainsi qu'Héliodore, dès le commencement de son ouvrage, apprend à la jeunesse à ne jamais manquer aux auteurs de ses jours, à ne jamais violer les lois sacrées de la reconnoissance.
Dans tout le cours de l'ouvrage, les exemples, aussi propres à former le cœur des jeunes gens, se rencontrent à chaque page. Ici, une esclave perfide, teinte du sang de sa maîtresse, expie ses méchancetés et ses noirceurs de la manière la plus extraordinaire, puisque l'épée qui lui perce le sein n'étoit point dirigée contre elle: là, un frère ambitieux, qui, par ses cabales et ses sourdes intrigues, est venu à bout de dépouiller son frère, et de se mettre à sa place, dépouillé à son tour ignominieusement, à la vue de ses concitoyens, et par son père lui-même, apprend aux hommes à ne pas sacrifier les liens du sang à leur ambition, à ne pas chercher à s'élever sur les ruines de qui que ce soit, et sur-tout sur celles d un frère. Plus loin, une Cybèle, victime de ses propres attentats, nous montre que nous ne devons pas nous rendre les ministres des plaisirs des autres; que nous ne devons pas conjurer la perte de la vertu pour servir le crime. Une princesse, placée par son rang et sa naissance sur la partie la plus apparente du théâtre du monde, plongée dans les plaisirs de la débauche, périssant de ses propres mains, Théagènes et Chariclée échappant à la mort, contre toute espérance, nous font voir que le vice et les passions déréglées n'ont point de plus grand ennemi qu'elles-mêmes; que l'innocence et la vertu peuvent braver le crime armé de la toute-puissance. Il n'est pas inutile de remarquer que le coupable périt toujours à côté de l'innocent, et que la même catastrophe est en même-tems un exemple de la vengeance du ciel, et de la protection qu'il accorde à la vertu opprimée.
Ce qui me paroît admirable dans Héliodore, c'est la sagesse avec laquelle il observe les caractères et garde les convenances. Chez lui, chaque acteur parle le langage de son âge, de son rang et de ses passions. Théagènes, toujours amant, mais amant honnête, parle et agit d'après la passion qui le domine. Vaincu par l'amour, comme le dit Héliodore, mais vainqueur du plaisir, il respecte sa maîtresse. Jamais sa passion, quelque violente qu'elle soit, ne lui fait oublier la sainteté de ses sermens. Chariclée, toujours brûlée des mêmes feux que Théagènes, n'en demeure pas moins inviolablement attachée aux lois de la vertu et de l'honneur: elle est prête à sacrifier sa vie à son amant, et son amant à sa vertu. Quelle idée ne nous donne-t-elle pas de sa pudeur, lorsqu'enlevée de chez elle pendant la nuit, tremblante, étourdie, auprès de Théagènes et de Calasiris, elle saisit parla robe celui-ci, qui veut l'abandonner un instant avec Théagènes, et l'oblige à faire jurer son amant, en présence des dieux, de la respecter, jusqu'à ce que des nœuds légitimes les unissent l'un à l'autre? Toutes les figures de rhétorique, ramassées pour louer la pudeur de Chariclée, ne vaudroient pas ce seul trait. C'est ainsi que peignent les Anciens, par des actions, et non par des paroles; c'est ainsi qu'Héliodore nous fait connoître la noblesse des sentimens de Théagènes, en nous le montrant rappelant à Thyamis, sous les murs de Memphis, que c'est son frère qu'il va combattre, beaucoup mieux qu'il n'auroit pu le faire en deux ou trois pages, dans lesquelles il auroit épuisé toutes les richesses de son imagination et de sa langue. En un mot, ces deux caractères me paroissent deux chefs-d'œuvre d'art, d'intelligence et de connoissance du cœur humain.
Je ne parlerai pas des autres personnages: il en est un cependant qui me paroît frappant; c'est celui de Calasiris. Toujours inspiré, toujours en prières, il ne parle qu'au nom du ciel, et n'agit que pour suivre la voix des oracles. Sans doute, il falloit des motifs bien puissans pour déterminer Chariclée à se laisser enlever; il falloit lui persuader que sa passion étoit d'accord avec la volonté des dieux; qu'en suivant son amant, elle retournoit dans les bras de sa mère, pour faire moins contraster cette démarche avec cette retenue extrême, cette sage réserve dont elle use envers Théagènes. Héliodore s'est habilement servi de Calasiris pour cela; cependant il me semble que l'Egyptien trompe Chariclès trop aisément. Celui-ci joue un rôle méprisable; le rôle de la bonhomie la plus ridicule, de la simplicité la plus sotte, de la crédulité la plus aveugle: il n'y a pas de vieux tuteur de comédie, de vieux Cassandre, qui donne aussi grossièrement que lui dans tous les pièges qu'on lui tend.
Héliodore me paroît d'autant moins excusable de l'avoir ainsi avili, qu'il lui donne une très-grande envie de marier Chariclée avec son neveu Alcamènes; et ce désir devroit le mettre sur ses gardes. Quand il a été présenter son neveu à Chariclée, la réception étrange qu'elle leur fait, ne lui dessille pas encore les yeux. Sa confiance en Calasiris est toujours la même. Il écoute avec la même bonhomie tout ce que l'Egyptien lui débite, et y ajoute foi avec la même crédulité.
Quoi qu'il en soit, le rôle de Calasiris me paroît ici mériter l'attention du lecteur. Ses rêveries sur les enchantemens, ses discussions sur les apparitions des dieux, ne peuvent-elles pas nous apprendre à quelles espèces d'études se livroient ces fameux prêtres d'Egypte? Son air mystérieux et réservé, son ton sententieux et dogmatique, les invocations qu'il fait sur Chariclée, tout ce qu'il débite sur sa science, sur ses vastes connoissances qui embrassent l'avenir, n'est-il pas une espèce de représentation des ruses, des moyens qu'employoient les prêtres pour tromper la multitude, éterniser leur crédit, et régner ainsi à l'ombre de la divinité, entre laquelle et le peuple ils se mettoient toujours? Seroit-ce aller trop loin que de dire qu'Héliodore a voulu, dans la personne de Calasiris, ridiculiser les piètres d'Egypte en dévoilant leurs petits secrets? et, dans cette hypothèse, ceux qui prétendent qu'il étoit chrétien, trouveroient peut-être des raisons pour étayer leur sentiment.
Il est encore un autre reproche qu'on peut faire à Héliodore, c'est d'avoir rempli son ouvrage de songes et d'oracles. Sans prétendre le justifier entièrement, je crois devoir observer qu'avant de le condamner, il faut se transporter au tems dont il parle; il faut se souvenir que les songes, les oracles avoient une grande influence sur toutes les actions, les entreprises, les démarches des Anciens, qui ne regardoient pas toujours leurs rêves comme des rêves, mais comme des espèces de révélations. Le sage Socrate lui-même rêve dans le Criton. Ce fut un rêve qui eut l'honneur de déterminer Xerxès à précipiter l'Asie sur l'Europe. Les songes, les oracles sont à-peu-près dans les auteurs anciens, ce que sont dans les modernes les reconnoissances, les billets, les lettres, et ces autres petits moyens si fréquemment employés; et le reproche fait à Héliodore, tombe sur beaucoup d'écrivains modernes, et notamment sur Voltaire.
On eût peut-être désiré une traduction en vers de ces oracles, d'un hymne qui se trouve au commencement du troisième livre, et de quelques citations d'Homère. Je l'avois faite; mais en la relisant elle m'a paru si mauvaise, que je l'ai brûlée, pour y substituer une traduction en prose, qui m'a paru plus supportable, et de plus réunir l'avantage d'une plus grande fidélité et d'une plus grande exactitude.
C'est par la traduction d'Héliodore, que le célèbre Amyot débuta dans la carrière des belles-lettres. Cet ouvrage, qui jouit encore aujourd'hui des suffrages des savans, comme tout ce qui est sorti de la plume d'Amyot, valut à son auteur l'abbaye de Bellozane. Quel que soit le mérite de cet écrivain, il faut convenir que les changemens introduits dans la langue française, rendent ses ouvrages difficiles à entendre au commun des lecteurs, et qu'ils ne sont lus que par les savans.
Montlyard en donna une, dont le seul mérite, dit-on, est d'avoir des estampes scandaleuses. L'auteur me paroît bien coupable d'avoir outragé les yeux de la chasteté dans un ouvrage où les lois de la pudeur sont si scrupuleusement observées.
Malnoury en donna une autre, qui mourut en naissant: puisse la mienne ne pas avoir le même sort!
Une autre fut imprimée à Amsterdam, en 1727, en deux volumes in-12: elle est, dit-on, assez bonne, mais inexacte.
J'en ai une anonyme sous les yeux, qui fait partie de la collection des Romans grecs, réimprimée en l'an 4: je soupçonne que c'est celle d'Amsterdam. Elle n'a pas le mérite de l'élégance, et encore moins celui de l'exactitude. L'Auteur a ajouté, a retranché à sa fantaisie; il a habillé Héliodore à la moderne. La multitude de contre-sens dont sa traduction est remplie, fait même douter qu'il ait entendu la langue de son auteur. Je ne parle point des traductions étrangères que je ne connois point.
Il ne me reste plus qu'à parler de la mienne. J'ai recherché, avant tout, l'exactitude, persuadé qu'elle est le premier mérite d'un Traducteur.
Il en est d'une traduction comme de la copie d'un tableau, qui ne mérite d'être regardée qu'autant qu'elle donne aux personnages les mêmes traits, les mêmes nuances, la même grandeur, les mêmes attitudes; qu'elle les place dans les mêmes positions respectives, qu'elle les colorie des mêmes teintes, qu'elle observe bien les mêmes proportions: de même la traduction d'un auteur quelconque, et sur-tout d'un auteur ancien, doit rendre, avec toute la fidélité possible, les traits, la physionomie et la couleur de l'original. Tel a été le premier but que je me suis proposé: il ne faut donc pas s'attendre à trouver dans mon ouvrage un style paré de toutes les fleurs de la rhétorique. Un Gueroult, un Deguerle, auroient sans doute trouvé le secret d'allier l'exactitude la plus scrupuleuse avec les charmes du style; auroient rendu Héliodore avec cette pompe, cette majesté, cette force et cette précision qu'on admire dans la traduction de Pline et dans les essais sur Pétrone. Mais s'il n'y avoit que les hommes d'un talent supérieur qui se mêlassent d'écrire, plus des trois quarts des Imprimeurs et des Libraires n'auroient pas d'autre parti à prendre que de briser leurs presses et fermer leurs boutiques.
Quoi qu'il en soit, je me croirai bien payé de mes peines, si le Public juge que je lui ai fait connoître un auteur qui ne l'étoit pas. Car la traduction anonyme dont je parle n'est pas même une imitation d'Héliodore, bien loin d'être une traduction. Si mon travail a quelque mérite, la gloire en appartient à cet illustre corps, dont la perte a été si vivement regrettée des amis des lettres et de l'antiquité, et sera peut-être encore long-tems sentie. Mais elle appartient plus particulièrement à M. Bergeron, ancien principal du Collège de Lisieux, qui me reçut dans sa maison à l'âge de dix ans, dans lequel je trouvai un père, qui suppléa au défaut de fortune dans mes parens. Puissé-je me voir un jour en état de lui témoigner ma reconnoissance pour l'inestimable bienfait de l'éducation, que j'en ai reçu!
[1] Rien, selon moi, ne prouve mieux quel étoit l'enthousiasme des Grecs pour la gloire militaire, qu'un mot de Thémistocle. On lui demandoit lequel des deux, d'Homère ou d'Achille, il aimeroit le mieux être: Il vaudroit autant, répondit-il, me demander lequel des deux j'aimerois le mieux, ou d'être couronné aux jeux olympiques, ou de proclamer les noms des Athlètes couronnés. Cette réponse, dans la bouche d'un homme tel que Thémistocle, qui ne devoit pas être insensible aux beautés de l'Iliade, dont la lecture avoit probablement beaucoup contribué à allumer en lui cette ardeur martiale qu'il sut communiquer à tous les Grecs; cette réponse doit nous rendre un peu plus circonspects dans les jugemens que nous portons sur tout ce que nous lisons dans les historiens de l'antiquité.
Quelques paroles, échappées au hasard, valent quelquefois mieux qu'un livre entier, pour nous faire connoître le caractère d'un homme, l'esprit d'une nation, d'un gouvernement. Le mot d'Alexandre: Si je n'étois pas Alexandre, je voudrois être Diogènes; ce mot, qui n'est que l'expression de la passion la plus effrénée de faire parler de soi plutôt que l'expression de la véritable passion de la gloire, me paroît plus propre à nous donner une juste idée du caractère de ce prince, que tout ce que peuvent en dire les historiens. Le lecteur intelligent, qui a bien entendu ce mot, n'est plus étonné de voir le vainqueur de Darius se précipiter seul dans la ville des Oxydraques, au milieu des bataillons ennemis; s'écrier, sur le bord de l'Océan: Je voudrois qu'il y eût un autre univers pour le conquérir; se faire gloire de vider la coupe d'Hercule: ce qui prouve, ce me semble, combien cette observation est vraie, c'est le cri que fit entendre le même conquérant, dans une circonstance périlleuse: O Athéniens! qu'il m'en coûte pour me faire louer de vous!
C'est ainsi que la réponse suivante d'un membre de comité révolutionnaire, servira mieux, que tous les détails possibles, à nous faire connoître l'esprit qui animoit tous ces petits tyrans, à qui on avoit assigné une portion de Paris pour la tourmenter, et qui, dans leur petit empire, se disputant d'inhumanité et de barbarie, remplissoient leur mission avec un zéle rare et une ardeur infatigable.
On avoit dénoncé à un comité révolutionnaire, un jeune homme, accusé d'avoir tenu des propos liberticides. En effet, il s'étoit expliqué sur la convention d'une manière énergique, mais un peu triviale. Après avoir pris la précaution de lui retirer son couteau, comme s'il eût été digne de siéger dans un comité révolutionnaire, après avoir posté à ses côtés deux intrépides sans-culottes, l'interrogatoire commença. On lui fit mille questions sur sa naissance, sur sa famille. Il avoit beau protester qu'il n'étoit que le fils d'un charpentier, on n'en vouloit rien croire. On lui demanda ce qu'il pensoit de Marat et de la mort du tyran. Enfin, on en vint au fait; il avoua son crime sans balancer. A l'instant on détache les patriotes C... et L... pour faire perquisition chez lui. On ne trouve rien de suspect; quelques livres grecs, cependant, fixèrent les regards des deux honorables membres, qui crurent, non pas lire, mais appercevoir, dans la singularité des caractères et les sinuosités de leurs liaisons, les ramifications d'un vaste complot tendant à rétablir la royauté. Ce qui ne contribua pas peu à les tranquilliser, ce fut la forme antique, la couleur enfumée des volumes, qui annonçoient une existence antérieure à celle de la nouvelle liberté.
Cependant, quelques amis du malheureux jeune homme, à la nouvelle de son arrestation, se présentent au moment où l'on dresse le procès-verbal de la visite. Ils demandent qu'on le leur laisse, promettant de le représenter quand on le redemandera. Le patriote L... interroge un d'eux. Connois-tu le c. Q...—Oui, je le connois, et depuis dix ans; c'est un galant homme.—Est-ce un bon patriote? n'est-ce point un aristocrate?—Je crois qu'il ne se mêle guère de politique; mais, ce dont je suis sûr, c'est que c'est un parfait honnête homme.—Tais-toi; laisse-là tes honnêtes-gens: si nous n'avions que d'honnêtes-gens, la république n'existeroit pas deux jours. Il n'y a rien à ajouter à une profession de foi aussi authentique. D'après cette réponse, on pourra, ou plutôt on ne pourra pas, se faire une idée de l'audace et de l'effronterie d'un gouvernement, qui armoit d'une portion de son immense puissance, des subalternes aussi impudens et aussi stupides tout ensemble. Que de bénédictions ne devons-nous pas à l'homme qui a muselé de pareilles tigres, les a repoussés dans leurs affreux repaires, d'où ils n'auroient jamais dû sortir pour le bien de la société, et l'honneur de l'espèce humaine!
[2] Cléon, homme vain, emporté, sans talent, comme sans naissance, dont toute l'éloquence consistoit dans des déclamations fougueuses, dans des gestes forcenés. Du reste il auroit probablement joué un rôle parmi nous du tems des Marat, Hébert, Chaumette, Robespierre et compagnie; car il n'avoit pas le tact moins fin qu'eux en fait de liberté. Il se présenta un jour dans l'assemblée du peuple, une hache à la main, menaçant de casser la tête à quiconque ne seroit pas de son avis.
[3] Platon paya trois petits traités de Philolaüs cent mines (neuf mille francs). Après la mort de Speusippe, disciple de Platon, Aristote acheta ses livres, qui étoient en petit nombre, trois talens (seize mille deux cents francs).
Des brigands arrivent au bord de la mer. Description du spectacle qui s'offre à leurs jeux. Ils prennent la fuite à la vue dune autre troupe de brigands. Ceux-ci emmènent Théogènes et Chariclée. Description des Bucolies. La garde de Théagènes et de Chariclée est confiée à Cnémon. Histoire de Cnémon. Passion de Démœnète pour Cnémon. Perfidie de Thisbé. Cnémon accusé de parricide et condamné à l'exil. Mort de Démœnète. Songe de Thyamis. Son discours aux Bucoles. Chariclée promet sa main à Thyamis. Douleur de Théagènes. Les ennemis arrivent. Chariclée conduite dans une caverne. Thyamis exhorte les Bucoles à se défendre avec courage. Combat terrible. Thyamis est pris. Les Bucolies dévastées.
Le jour commençoit à paroître; les premiers rayons du soleil doroient le sommet des collines, lorsque des hommes, dont l'armure annonçoit des brigands, parurent au haut d'une montagne, qui domine l'embouchure du Nil, qu'on appelle l'embouchure d'Hercule, s'y arrêtèrent quelques instans, parcourant des yeux la vaste étendue des flots. La mer n'offrant à leurs regards rien qui tentât leur cupidité, ils les portent sur le rivage, qui leur présente le spectacle suivant.
A l'ancre flottoit un navire, dans lequel il n'y avoit personne; mais on jugeoit, même de loin, qu'il étoit extrêmement chargé; car il plongeoit dans l'onde jusqu'à peu de distance du bord. Le rivage, couvert d'hommes, les uns sans vie, les autres à demi-morts, de membres encore palpitans, montroit qu'il venoit d'être le théâtre d'un sanglant combat.[1] A ces affreux monumens de la fureur et de la rage, étoient mêles les déplorables restes d'un festin malheureux, dont cette catastrophe avoit été l'issue: des tables couvertes de viandes, des débris de tables encore dans les mains de ces cadavres étendus sur le rivage, prouvoient que leur fureur, dans un combat inopiné, s'en étoit servie au lieu d'armes: ils crurent même appercevoir des hommes cachés sous quelques-unes de ces tables. On voyoit des coupes renversées; les unes sembloient s'échapper des mains des convives, tués en les portant à leur bouche; d'autres avoient été lancées au lieu de traits. Surpris par une attaque soudaine, ces coupes et tout ce qui s'étoit présenté sous leur main, avoit servi la rage des combattans. L'un étoit frappé d'un coup de hache, un autre atteint d'une pierre ramassée sur ce même rivage; celui-ci avoit les membres fracassés de coups de bâton; celui-là avoit été dévoré par les flammes: un autre étoit mort d'une autre manière; mais la plûpart étoient percés de traits et de flèches. C'est ainsi que la fortune, ayant allumé la rage des combats au milieu de la joie d'un festin, réunit dans un petit espace, sous les yeux de ces pirates égyptiens, mille objets divers, des flots de sang coulant avec des flots de vin, des meurtres, un carnage affreux, au milieu des plaisirs et de l'alégresse d'un repas.
Tel est le spectacle que les Egyptiens apperçoivent du haut de la montagne; tant de victimes, sans qu'ils puissent découvrir ceux qui les ont immolées, une victoire éclatante, un butin immense, un navire seul, sans matelots, aussi intact que s'il eût été rempli de défenseurs, ou en pleine paix dans un port: tous ces objets les jettent dans une grande incertitude; mais l'appât du gain n'en réveille pas moins leur avidité: ils descendent, résolus de faire valoir pour eux les droits que donne la victoire. Déjà ils ne sont plus qu'à une petite distance du vaisseau et du champ de bataille, quand un autre spectacle, plus extraordinaire encore, vient fixer leur attention.
Sur un rocher est assise une jeune fille d'une beauté éblouissante. Ils la prennent pour une déesse: elle est plongée dans une douleur profonde. La majesté d'une naissance illustre brille sur toute sa personne; une couronne de laurier lui ceint la tête: un carquois descend le long de ses épaules; son bras gauche est appuyé sur son arc; sa main pend négligemment; l'autre, appuyée sur sa cuisse droite, soutient sa tête, qu'elle lève de tems en tems, cherchant des yeux un jeune homme, étendu sur la poussière à quelque distance.
Tout couvert de blessures, ce jeune homme soulève avec effort sa tête appesantie par un sommeil profond, assez semblable au sommeil de la mort. Dans cet état horrible, une beauté mâle brille encore sur sa figure; le sang, qui coule sur ses joues, relève la blancheur de son teint, égale à celle des lis. L'épuisement ferme malgré lui ses jeux, qu'il tourne sans cesse vers la jeune nymphe: ceux des pirates se portent bientôt de dessus elle sur le jeune homme, qui, recueillant ses forces et poussant un profond soupir, s'écrie d'une voix foible: ô mon amie! es-tu vraiment conservée à mes vœux? ou bien as-tu été aussi immolée dans le combat? Quoi! la mort même n'a pu te séparer de moi! Ton ombre, hélas! vient, même après le trépas, prendre part à mes maux!
Ma destinée est attachée à la tienne, lui répond la jeune nymphe. Tu vois ceci; (elle lui montre un poignard sur ses genoux) s'il ne m'a pas servi, toi. seul as retenu mon bras.[2] A ces mots, elle quitte la roche où elle est assise; elle paroît alors d'une taille divine et surhumaine. Etonnés, interdits,les yeux comme frappés d'un éclair, les pirates courent se cacher parmi les buissons répandus ça et là sur la montagne. Les flèches, enfermées dans un carquois, que les mouvemens rapides de la jeune nymphe font retentir sur ses épaules, l'éclat de sa robe enrichie d'or, étincelant aux rayons du soleil, la couronne qui lui ceint le front, sa longue chevelure qui, comme celle d'une bacchante, ondoye sur son cou d'albâtre, et encore plus l'ignorance où ils sont de tout ce qu'ils voyent, jette l'épouvante dans leur ame.
C'est une déesse, disent les uns; c'est Diane ou Isis, protectrice de l'Egypte: non, disent les autres, c'est une prêtresse, que l'esprit de quelque dieu agite; c'est elle qui a répandu ces flots de sang, qui fument sous nos yeux. Tels sont leurs discours; mais ils sont bien éloignes de la vérité.
Cependant la jeune nymphe se précipite sur le jeune homme, le serre contre son sein, l'arrose de ses larmes, essuie le sang dont il est couvert, fait entendre des gémissemens, et paroît à peine en croire ses yeux. A cette vue, d'autres idées se présentent à l'esprit des Egyptiens. Comment, disent-ils, cette scène d'horreur et de carnage pourroit-elle être l'ouvrage d'une divinité? comment une déesse embrasseroit-elle avec tant d'affection un cadavre sans vie? Ils s'exhortent en même tems les uns les autres à approcher et à s'assurer de la vérité. Leur courage renaît; ils s'avancent, trouvent l'inconnue prodiguant ses soins à l'objet de sa tendresse. Ils se placent derrière elle, restent immobiles et en silence. La jeune fille, entendant le bruit de leur marche, voyant leur ombre projetée par les rayons du soleil, lève la tête et les regarde. La couleur de leur peau, leur extérieur, qui n'annonce que des brigands, leurs armes, ne l'effraient point. Elle reporte ses yeux sur l'infortuné, étendu devant elle, dont elle panse les plaies. L'amertume de ses regrets, la violence de sa passion, la rendent insensible aux objets extérieurs funestes ou agréables: elle ne voit que celui de son amour; lui seul absorbe toutes, les facultés de son ame. Les brigands se placent devant elle, et semblent vouloir entreprendre quelque chose. Elle les regarde une seconde fois, voit des hommes noirs et d'un extérieur effrayant.
Si vous êtes, dit-elle, les ombres des morts étendus sur ce rivage, c'est injustement que vous venez nous inquiéter; la plûpart se sont tués les uns les autres: ceux qui sont tombés sous nos coups; ont mérité leur sort; nous n'avons fait que nous défendre contre leur violence et leur brutalité. Mais si vous êtes des hommes, il paroit que vous ne vivez que de brigandage. Délivrez-nous des maux qui nous environnent; terminez par notre mort cette scène d horreur. Ainsi s'exhaloit la douleur de cette belle inconnue.
Les Egyptiens, ne comprenant rien à ces paroles, abandonnent ces deux infortunés, dont la foiblesse les laisse toujours maîtres de leur fort, s'avancent vers le navire et le vident sans s'occuper plus long-tems des objets qui les environnent. La cargaison étoit considérable, composée de diverses sortes de marchandises. Ils en tirent de l'or, de l'argent, des pierreries, des étoffes de soie, autant qu'ils peuvent en emporter. Quand leur avidité est satisfaite, ils déposent le butin sur le rivage, le partagent par portions égales; mais ils règlent cette égalité sur le poids et non sur le prix des objets. Ils se proposent de s'occuper après du sort de leurs prisonniers.
Cependant survient une autre troupe de brigands, à la tête de laquelle sont deux cavaliers. A cette vue, les premiers, au lieu de se préparer au combat, prennent la fuite, abandonnait leur butin, pour n'être point poursuivis. Ils n'étoient que dix, et ils avoient trois fois autant d'ennemis à combattre. La jeune nymphe se voit une seconde fois prisonnière, sans avoir encore porté les fers de l'esclavage.
Ces nouveaux venus ne respiroient que le pillage. Cependant ils restent immobiles, interdits à un spectacle si nouveau pour eux. Ils regardent comme auteurs du massacre ceux qui viennent de prendre la fuite. Ils voient une jeune fille, revêtue d'habits étrangers et magnifiques, insensible aux objets de terreur qui l'environnent, uniquement occupée des blessures de son jeune amant, dont elle partage les souffrances. Ils admirent sa beauté, sa grandeur d'ame; ils admirent les traits, la taille du malheureux étendu sur le sable, dont les forces commencent à revenir et le visage à se ranimer.
Enfin, le chef de la troupe s'approche, met la main sur la jeune fille, lui ordonne de se lever et de le suivre. Celle-ci, devinant ses intentions, sans entendre son langage, s'efforce d'entraîner le jeune homme, qui lui-même s'attache à elle, et ne veut pas s'en séparer. Appuyant son épée contre son sein, elle menace de se donner la mort, si on ne les emmène l'un et l'autre. Ses gestes, encore plus que ses paroles, interprêtent ses désirs au chef des brigands. Espérant tirer de grands services du jeune homme, s'il le rendoit à la vie, il descend de cheval, en fait descendre son écuyer et fait monter ses prisonniers à leurs places. Il ordonne à ses gens de ramasser le butin et de le suivre. Il marche lui-même à pied, veillant avec grand soin à ce qu'il n'arrive rien à ses captifs. Il semble l'esclave de ceux qu'il tient sous sa puissance, et vainqueur, il s'empresse de servir les vaincus. Ces attentions ne le dégradent point; tant il est vrai que l'éclat de la beauté, la majesté des traits subjuguent le cœur des brigands eux-mêmes et triomphent des ames les plus farouches.
Les pirates suivent le rivage de la mer l'espace de deux stades, (189 toises.) Ensuite, laissant la mer à droite, ils dirigent leur marche vers une montagne, dont ils franchissent le sommet avec peine et arrivent à un lac, dont les eaux baignent le pied de cette montagne.
Tout ce canton est appelé par les Egyptiens la Bucolie: c'est une excavation qui reçoit les débordemens du Nil, dont les eaux y forment un lac; le milieu est très-profond, les bords marécageux; car les eaux des lacs, comme celles de la mer; vont en diminuant de profondeur à mesure qu'elles approchent de la terre. C'est le chef-lieu de tous les brigands de l'Egypte. L'un habite une cabane, qu'il a construite sur les tertres qui s'élèvent au-dessus des eaux; un autre, une barque, qui lui sert de voiture et de domicile: c'est là que leurs femmes filent; c'est là quelles accouchent. Leur lait est la première nourriture de leurs enfans; ensuite des poissons, pêchés dans le lac et cuits au soleil. Aussitôt qu'ils peuvent ramper, elles attachent une courroie à leurs talons, les laissent se traîner sur le bord de leurs cabanes ou de leurs barques et les guident à l'aide de cette courroie.
Parmi les habilans de la Bucolie, il en est qui, nés, élevés et nourris dans ce marais, ne connoissent point d'autre patrie. La sûreté qu'il offre à ses habitans, y attire un grand nombre de brigands. L'eau leur sert de rempart; les roseaux qui la couvrent, de fortifications. A travers ces roseaux serpentent des sentiers tortueux, que l'art y a pratiqués, qu'ils connoissent parfaitement et qui, rendant l'accès de leur demeure très-difficile, les préservent de toute invasion. Telle est la situation de ce petit état; telles sont les mœurs de ses habitans.
Le soleil étoit prêt de se coucher, quand les brigands arrivèrent. Ils font descendre leurs prisonniers de cheval et déposent le butin dans des barques. Ceux qui n'avoient point été de l'expédition, sortent en foule de différens endroits du marais, s'assemblent, vont au-devant de leur chef, avec toutes les démonstrations de joie et de respect que des sujets témoignent à leur roi. A la vue d'un si riche butin, de la rare beauté de la jeune nymphe, ils conjecturent que leurs compagnons ont pillé quelque temple opulent, qu'ils en ont enlevé la prêtresse. Ils s'imaginent voir au milieu d'eux, dans cette jeune personne, l'image vivante de la divinité. Ils élèvent jusqu'au ciel la valeur de leur chef et le reconduisent en triomphe à sa demeure.
Une petite île séparée des autres, est l'endroit où il a fixé son domicile, qu'il partage avec un petit nombre d'amis. Dès qu'il y est arrivé, il congédie la multitude avec ordre de se rassembler le lendemain auprès de lui. Resté seul avec quelques confidens, il fait servir un repas frugal, qu'il partage avec eux, remet ses captifs à un jeune grec, captif lui-même depuis peu de jours, afin qu'il s'entretienne avec eux. Il les loge dans une cabane voisine de la sienne; il recommande le jeune homme, et sur-tout l'honneur de la jeune fille, à ses soins et à sa vigilance. Pour lui, épuisé de fatigues, accablé de soucis sur sa situation présente, il se livre au sommeil.
Le silence régnoit dans le marais: déjà on étoit à la première veille de la nuit. Les deux captifs profitent de cette solitude et de ce calme profond, pour s'abandonner aux larmes et à la douleur. Les ombres de la nuit, ne détournant leur ame du sentiment de leurs maux par aucun bruit, ni par la vue d'aucun objet, les livrent tout entiers à l'amertume de leurs regrets. La jeune fille, seule et séparée des autres par l'ordre du chef des brigands, couchée sur un misérable grabat, verse des larmes en abondance, se désespère O Apollon! dit-elle, que tes châtimens sont cruels! qu'ils sont peu proportionnés à nos fautes! ta vengeance n'est-elle pas satisfaite des maux que nous avons soufferts! Privés de nos parens, pris par des pirates, exposés à des dangers sans nombre sur mer, sur terre, tombés deux fois entre les mains des brigands, un avenir encore plus affreux, rien ne peut-il appaiser ton courroux? Quand donc mettras-tu un terme à tes fureurs? Que je meure pure et sans tache, la mort me paroîtra douce. S'il est quelqu'un assez téméraire pour prétendre à des faveurs que Théagènes n'a pas obtenues ... non,... jamais ... une mort volontaire préservera plutôt mon nom de l'opprobre. La pudeur elle-même ornera mon tombeau. O Dieu! jamais divinité n'égala tes rigueurs.
O mon amie! ô ma chère Chariclée! répond Théagènes; arrête; tes plaintes sont justes; mais elles irritent les dieux, plus que tu ne penses. Loin de les accuser, nous devons les invoquer. Les prières sont plus capables que les reproches, de fléchir le courroux du ciel.—Tu dis vrai, ô mon ami! Mais, dis, dans quel état te trouves-tu?—Dans un état plus tranquille. Les soins que m'a prodigués ce jeune homme, ont beaucoup calmé mes douleurs. Vous serez encore plus soulagé au lever de l'aurore, reprit leur gardien. J'appliquerai sur vos plaies des simples qui, dans l'espace de trois jours, les cicatriseront; des simples dont l'expérience m'a constaté l'efficacité. Le chef des brigands, au retour de ses expéditions, ramène quelquefois de ses sujets blessés. En très peu de tems, ces simples, dont je vous parle, leur rendent la santé. Ne vous étonnez pas si je m'intéresse à vous. Vous me paroissez éprouver les mêmes infortunes que moi. Grec, je compatis au malheur des grecs. Grec! grands dieux! s'écrient les deux étrangers, transportés de joie.—Oui, je suis grec de langue et d'origine. Bientôt vos maux recevront quelque adoucissement.—Quel est votre nom?—Cnémon.—-Votre patrie?—Athènes.—Vos aventures?—Arrêtez; que me demandez-vous? quels souvenirs vous réveillez dans mon ame! Laissons à la tragédie le soin de célébrer mes infortunes: ce récit ne seroit qu'un épisode, qui aggraveroit les vôtres. Le reste de la nuit ne suffiront pas pour vous les raconter. Vous êtes épuisés de fatigues; vous avez besoin de repos et de sommeil. Espérant trouver, dans le récit d'aventures semblables à celles qu'ils éprouvent, quelque adoucissement à leurs maux, ils lui font de si vives instances, qu'il cède enfin et commence ainsi:
Je suis fils d'Aristippe, Athénien d'origine, d'une fortune honnête, membre de l'Aréopage. Après la mort de ma mère, voulant ménager d'autres appuis à sa vieillesse, dont j'étois le seul soutien, il contracta un second mariage. Démœnète, qu'il épousa, et qui causa tous mes malheurs, étoit revêtue de toutes les grâces. Bientôt ses charmes, ses attentions, ses soins multipliés, subjuguèrent le vieillard et l'asservirent à ses volontés. Consommée dans l'art de la séduction, elle savoit parfaitement bien enflammer ses désirs. Voyoit-elle mon père sortir? elle se lamentoit; rentroit-il? elle couroit au-devant de lui, se plaignoit de ses longues et fréquentes absences, qui ne manqueroient pas de lui donner la mort; elle l'embrassoit à chaque mot, l'arrosoit de ses larmes. Séduit par tous ces artifices, mon père ne voyoit qu'elle, n'existoit que pour elle.
Pour affermir encore mieux son empire, elle feignit de me regarder comme son fils. Quelquefois même elle m'embrassoit, et dès ce moment elle chercha à gagner mon affection. Surpris de trouver un cœur maternel dans une marâtre, je recevois ses caresses sans rien soupçonner de ses vues intéressées. Mais bientôt des empressemens trop vifs, des baisers brûlans et lascifs, des regards enflammés, ne me permirent plus de douter de ses projets. Je me dérobe à ses empressemens, je repousse ses caresses; qu'est-il besoin de rappeler ses efforts réitérés, les brillantes promesses qu'elle employoit pour me gagner; m'appelant son bien-aimé, son ame, sa vie, mêlant à des noms si tendres tout ce que le désir de plaire a de plus séduisant; en un mot, n'oubliant rien de ce qu'elle croyoit pouvoir lui concilier ma tendresse. Tantôt c'étoit une mère tendre et respectable; tantôt c'étoit une amante dévorée de tous les feux de l'amour. Enfin, sa passion éclata.
J'avois atteint l'âge de puberté. On célébroit à Athènes les grandes Panathénées, dans lesquelles les Athéniens mènent en pompe sur terre un vaisseau en l'honneur de Minerve. J'avois chanté l'hymne ordinaire à la louange de la déesse. J'avois rempli toutes les fonctions accoutumées. Je rentre dans la maison de mon père, revêtu de mon habit de cérémonie, la tête couronnée de fleurs. Démœnète, me voyant entrer, n'est plus maîtresse d'elle-même: elle ne cache plus son amour, ne déguise plus ses feux. O mon cher Hyppolite! dit elle en m'embrassant: ô mon cher Thésée! Jugez de ce que je sentis alors, moi, que le seul souvenir de cette déclaration fait rougir. La nuit arrive. Mon père soupoit au Prytannée. La solemnité de la fête, la multitude des convives devoient l'y retenir toute la nuit. Démœnète vient me trouver au milieu des ténèbres. Elle n'écoute plus ni son devoir, ni la pudeur; elle me propose un crime. J'oppose à ses désirs une résistance invincible. Promesses, menaces, caresses, rien ne peut me fléchir. De profonds gémissemens, des soupirs amers s'échappent de son sein. Enfin, elle se retire.
La nuit fut le seul délai qu'elle apporta à sa vengeance. Dabord elle garde le lit le matin. Mon père, à son retour, s'informe de l'état de sa santé. Elle feint d'être indisposée et refuse de lui en dire davantage. Vaincue enfin par ses pressantes sollicitations, votre fils, dit-elle, ce tendre fils, que je regardois comme le mien, ce fils, à qui j'ai témoigné tant de fois presque plus de tendresse que vous-même (je prends les dieux à témoin de la vérité de ce que je dis) s'étant apperçu que j'étois enceinte, ce que je vous cachois, jusqu'à ce que j'en fusse bien convaincue, profitant de votre absence, a saisi le moment où, seule avec lui, je lui répétois les sages avis que je ne cesse de lui donner, lui recommandant en particulier, pour ménager son amour-propre, de ne point s'adonner au vin ni à la débauche, vices que j'avois découverts en lui, mais que je ne vous révélois pas, dans la crainte de passer pour marâtre dans votre esprit; ce fils, dis-je a vomi d'abord contre vous et contre moi un torrent d'injures, que je rougirois de vous rapporter; il m'a frappé le sein d'un coup de pied, et m'a mise dans l'état où vous me voyez.
A ces mots, mon père, sans me rien dire, sans m'interroger, sans me donner le tems de me défendre, persuadé de la vérité de ce qu'il venoit d'entendre de la bouche d'une femme qui m'avoit aimé si tendrement, me rencontrant dans la maison, tombe sur moi à coups de poings, appelle ses esclaves, me fait déchirer à coups de fouet; plus malheureux que les scélérats, qui connoissent du moins le crime pour lequel on les punit. Enfin, sa colère s'étant appaisée, au moins, lui dis-je, est-il juste à présent de m'apprendre la cause d'un pareil traitement. Ces paroles raniment sa fureur. L'impudent! s'écrie-t-il, c'est de moi qu'il veut apprendre ses infamies. Il me quitte aussitôt et va trouver Démœnète, dont la rage non encore assouvie, ourdit cette seconde trame pour me perdre.
Elle avoit une esclave assez belle. Thisbé, c'étoit son nom, savoit marier les sons de sa voix aux accords de la cythare. Démœnète l'envoie vers moi et lui ordonne de m'aimer. Thisbé aussitôt devient amoureuse de moi. Thisbé, qui avoit autrefois dédaigné ma tendresse, n'oublie rien pour m'attacher à elle. Regards, signes, gestes, tout est mis en usage. Insensé! je me croyois devenu tout à-coup le rival de Cupidon. Enfin je la reçois une nuit dans mes bras. Elle y revient encore la nuit suivante. Pendant plusieurs nuits, elle continua de me prodiguer ses faveurs. Je l'avertis de prendre garde à elle, de ne pas se laisser surprendre par sa maîtresse. O Cnémon, dit-elle, que vous êtes simple! Quoi! vous croyez qu'il y auroit du danger pour une esclave, achetée à prix d'argent, d'être surprise dans un tendre commerce! De quel crime n'est donc pas coupable à vos yeux, une femme d'une naissance illustre, à qui les lois ont donne un époux, que la crainte de la mort ne peut empêcher de violer la foi conjugale? «—Non: je ne puis le croire; il n'en est pas de si perfide.—Eh bien! il ne tient qu'à vous de surprendre une adultère sur le fait.—Je le veux bien, si vous voulez me la montrer.—Je veux vous la faire voir de vos propres yeux, et pour vous, si cruellement outragé par Démœnète, et pour moi, qu'elle abreuve tous les jours de l'amertume du fiel, que sa jalouse rage ne cesse de distiller sur moi. Songez qu'il faut montrer du courage. Je le lui promets: elle se retire.
Trois jours après, elle me vient réveiller pendant la nuit, m'avertit que l'amant de Démœnète est avec elle; qu'une affaire imprévue a obligé mon père d'aller à la campagne; que le lâche, qui le déshonore, de concert avec Démœnète, est entré dans sa chambre; que je dois venger un père outragé, que je dois m'armer d'une épée, pour ne pas laisser échapper le perfide.
Je fais tout ce qu'elle me recommande; je m'arme d'un poignard; Thisbé, un flambeau à la main, guide mes pas à l'appartement de mon père. J'apperçois briller une lumière dans l'intérieur. Transporté de fureur, j'enfonce la porte, et me précipitant dans la chambre: où est-il, m'écriai-je, ce lâche séducteur, ce bel amant d'une femme si sage? en même-tems, je m'avance pour les percer tous deux de mon épée. Grands dieux! mon père s'élance hors du lit, tombe à mes genoux: arrête, s'écrie-t-il, ô mon fils! épargnes celui qui t'a donné le jour, qui t'a élevé; prends pitié de ces cheveux blancs[3]. Je t'ai outragé; mais la mort seroit une vengeance trop cruelle: ne suis pas les mouvemens impétueux de ton ressentiment; ne rougis pas tes mains du sang de ton père.
Telles étoient ses tendres supplications. Pour moi, interdit, sans mouvement, frappé comme d'un coup de foudre, cherchant Thisbé, qui s'étoit dérobée, je ne sais comment, je porte mes regards sur le lit, dans la chambre, ne sachant que dire, que faire. L'épée me tombe des mains; Démœnète s'élance de son lit, s'en saisit. Mon père, hors de danger, se rend maître de moi, me fait lier. Démœnète vient encore l'animer par ses cris. Ne vous l'avois-je pas prédit? ne vous avois-je pas averti de vous mettre sur vos gardes contre votre fils? qu'il attenteroit à vos jours, quand le moment seconderoit sa fureur? Je lisois dans ses yeux les sinistres projets d'un cœur dénaturé. Il est vrai, lui répond mon père, vous me donniez de sages conseils; mais je ne vous croyois pas. Il me retint dans les chaînes, sans me permettre de parler, ni de lui ouvrir les yeux sur la vérité.
Au point du jour, il me conduit enchaîné devant l'assemblée du peuple. Là, le cœur navré: Athéniens, dit-il, ce n'étoit pas là la récompense que j'attendois de mes soins pour lui. Je lui ai donné une éducation digne de sa naissance. Je l'ai fait instruire dans les lettres. Je l'ai fait reconnoître dans ma famille. Je l'ai fait inscrire sur le registre de sa tribu. Je l'ai mis au nombre des citoyens, comme la loi l'ordonne. J'espérois trouver en lui l'appui de ma vieillesse. Mon sort reposoit entre ses mains. Oubliant tant de bienfaits, il a d'abord accablé d'outrages mon épouse, que vous voyez, l'a meurtrie de coups. Enfin, il est venu pendant la nuit m'attaquer le fer à la main. Le hasard seul l'a empêché de commettre un parricide et ma sauvé la vie. Frappé d'une terreur subite, le fer est échappé de ses mains. Je vous dénonce le monstre; j'implore votre secours. Je n'ai pas voulu user des droits que me donnent les lois sur sa vie. Je vous l'abandonne, persuadé qu'il vaut mieux laisser aux lois le soin de ma vengeance, que de répandre le sang de mon fils. En parlant ainsi, ses larmes couloient en abondance.
Démœnète elle-même, feignan la plus amère douleur, paroît déplorer mon sort. L'infortuné! s'écrie-t-elle.... à la fleur de son âge!... périr ... expirer sous le glaive des lois! Une furie ennemie l'a sans doute armé contre l'auteur de ses jours. Ses funestes gémissemens, loin d'intéresser les juges en ma faveur, déposoient contre moi aux yeux de l'assemblée, et ne faisoient qu'ajouter encore à l'atrocité de mon prétendu forfait.
Quand je demandai la parole pour répondre, le greffier s'approchant de moi ne me fit, pour mon malheur, que cette seule question: Avez-vous été vers votre père armé d'une épée? Hélas! oui, répondis-je; mais écoutez le reste. Aussitôt des cris affreux s'élèvent de toutes parts; on refuse d'entendre ma défense: les uns sont d'avis de me lapider, les autres de me livrer au bourreau, pour me précipiter dans le gouffre.
Pendant qu'ils délibèrent sur le genre de supplice qu'ils m'infligeront, je m'écrie au milieu du tumulte: marâtre impitoyable! c'est ma marâtre qui me précipite dans cet abîme de maux; c'est ma marâtre qui me livre à une mort non méritée. Ces paroles frappent la multitude; on commence à soupçonner quelque chose de la vérité. Cependant je ne puis être entendu. Un désordre affreux règne dans l'assemblée. Quand on recueillit les suffrages, dix-sept cens me condamnent à mort; mais les uns veulent que je sois lapidé, d'autres, que je sois précipité dans le gouffre. Mille, qui ont conçu quelque soupçon sur ma belle-mère, me condamnent à un exil perpétuel. Leur avis prévalut; les autres étant partagés de sentiment, ils se trouvèrent les plus nombreux. Je fus donc banni de la maison paternelle et du pays qui m'avoit vu naître.
Vous apprendrez dans un autre moment comment je fus vengé. Il est tems de se livrer aux douceurs du sommeil. La nuit est avancée; vous avez besoin de repos. Non, dit Théagènes; ce seroit pour nous un tourment trop cruel, si nous ne voyions pas Démœnète porter la peine due à ses forfaits.
Eh bien! reprit Cnémon, je vais vous satisfaire. Après ma condamnation, je descendis au Pirée, où je trouvai un vaisseau qui mettoit à la voile. Je savois que j'avois à Egine des parens du côté maternel. Je m'embarquai pour y passer. Je trouvai ces parens. Je vécus chez eux assez agréablement. Vingt jours après mon arrivée, errant, selon ma coutume, de côté et d'autre, je descends au port. Un vaisseau abordoit. Je m'arrête; je m'informe d'où il vient, et quelles personnes il apporte. A peine est-il au rivage[4], qu'un passager s'élance à terre et se précipite dans mes bras. C'étoit Charias, jeune homme de même âge que moi. Cnémon, me dit-il, je t'apporte une heureuse nouvelle. Tu es vengé; Démœnète n'est plus.—Que les dieux te conservent! Mais pourquoi m'annoncer si succinctement une telle nouvelle, comme si elle avoit quelque chose d'affligeant pour moi? Détaille-moi les circonstances de cette mort. Je crains qu'une fin tranquille ne l'ait dérobée au châtiment dû à sa scélératesse.—Non, la justice n'a pas tout-à-fait abandonné la terre, comme dit Hésiode. Il est des actions sur lesquelles elle ferme les yeux quelques instans; mais des forfaits aussi atroces n'échappent pas à ses regards perçans. Elle s'est appesantie sur la tête coupable de Démœnète.
Je suis bien instruit de tout. A la faveur du commerce que j'entretiens, comme tu sais, avec Thisbé, j'ai tout appris d'elle. Après le jugement inique rendu contre toi, ton malheureux père, dévoré de remords; alla s'ensevelir au fond d'une campagne, où il vivoit en proie aux chagrins les plus cuisans, comme Homère le dit de Bellérophon. Les furies aussitôt s'emparent de Démœnète. Ton éloignement ne sert qu'à rallumer sa passion avec plus de fureur. Elle feint de donner à tes malheurs des larmes, que lui arrachent ses propres tourmens. Cnémon! s'écrioit-elle jour et nuit, ô mon cher fils! l'ame de ma vie!
Ses amies viennent la voir, admirent la honte de son cœur, la louent d'avoir pour un fils, qui n'est pas le sien, la tendresse d'une mère, tâchent de la consoler, de ranimer son courage. Hélas! leur dit-elle, mon mal est sans remède. Vous ne savez pas combien il est aigu le trait qui me déchire l'ame. Seule, elle accuse Thisbé. Thisbé ne l'a pas servie comme elle le devoit. Thisbé a secondé ses fureurs, sans ménager les intérêts de son amour. Elle a réussi trop vite à éloigner l'objet de sa passion, sans donner le tems au repentir de naître dans son ame. Tout enfin menaçoit Thisbé de quelque sinistre projet de sa part. A la vue des fureurs et des tourmens d'une femme à qui le crime ne coûtoit rien, d'une femme livrée aux fureurs de la jalousie et de l'amour, Thisbé, persuadée qu'elle n'a d'espoir que dans la célérité, se hâte de la prévenir.
Elle se présente devant Démœnète: ô ma maîtresse, dit-elle, pourquoi accuser injustement votre esclave? j'ai toujours été, et je suis encore prête à obéir au moindre signe de votre volonté. Si le succès n'a pas toujours répondu à vos désirs, c'est la fortune qu'il faut en accuser. Je vais, si vous le désirez, chercher un remède à vos maux.
O ma chère Thisbé, répond Démœnète! quel remède pourras-tu trouver? Celui qui pourroit me guérir est loin de moi. La funeste humanité des juges, à laquelle je ne m'attendois pas, m'a donné la mort. S'il eût perdu la vie, s'il fût expiré sous un monceau de pierres, ma passion seroit morte avec lui. On oublie aisément ce que l'on n'espère plus: le calme et la tranquillité rentrent bientôt dans un cœur, pour lequel il n'y a plus d'espérance. Mon imagination séduite me le montre sans cesse devant moi; toujours je crois l'entendre me reprocher mon crime: sa vue seule me couvriroit de honte. Quelquefois je l'attends, prête à voler dans ses bras. Quelquefois je forme le projet d'aller le trouver, sous quelque climat qu'il habite. Voilà ce qui embrâse mon ame, ce qui allume les feux qui me dévorent. O Dieux! mes tourmens sont mérités. Pourquoi ne pas substituer les voies de la douceur à celles de la perfidie? pourquoi ne pas employer les prières au lieu des persécutions? Il m'a refusée; mais il le devoit. Celui qu'il n'a pas voulu déshonorer étoit son père. Peut-être, avec le tems, serois-je venue à bout de le gagner; peut-être l'aurois-je adouci. Tigre farouche et impitoyable, moins amante que tyran, le refus de m'obéir m'a irritée. Les mépris d'un homme, dont la beauté efface la mienne, ont allumé le fiel de ma rage. O Thisbé, quel remède à tant de maux!
On est persuade à Athènes, répond Thisbé, que Cnémon, après son jugement, a quitté la ville et l'Attique; mais moi, qui ne cesse de m'occuper de ce qui vous intéresse, j'ai découvert qu'il est caché dans les environs de la ville. Vous connoissez, sans doute, la musicienne Arsinoë. Cnémon avoit des liaisons avec elle. Elle a reçu dans sa maison son malheureux amant. Elle lui promet de partir avec lui et le retient chez elle, jusqu'à ce que tout soit prêt pour leur fuite. Heureuse Arsinoë! s'écrie Démœnète, tu as serré Cnémon dans tes bras; tu l'accompagneras dans son exil! Mais, ajouta-t-elle, quel soulagement en puis-je espérer à mes malheurs?—Un grand: je feindrai de l'amour pour Cnémon. La conformité de talent, continua Thisbé, m'a liée d'amitié avec Arsinoë. Je la prierai de m'introduire chez-elle pendant la nuit et de me laisser prendre sa place auprès de Cnémon. A la faveur de cet artifice, vous pourriez vous-même passer pour Arsinoë et vous rendre ainsi auprès de Cnémon. J'aurai soin de le faire boire largement, avant qu'il se mette au lit. Si par-là vous parvenez à contenter vos désirs, vos feux pourront s'appaiser. Souvent une première entrevue suffit pour éteindre une passion: la jouissance est le tombeau de l'amour. Mais si votre cœur continuoit à brûler des mêmes feux (puissent les Dieux ne pas le permettre) vous pourriez, à la faveur d'un autre stratagème, avoir recours au même remède. Songeons seulement à guérir les maux présens.
Démœnète saisit avec transport le projet de Thisbé; elle la prie de s'occuper au plus tôt des moyens de l'exécuter. Thisbé demande un jour pour tout préparer. Elle se rend chez Arsinoë. Vous connoissez, lui dit-elle, Thélédème.—Oui, je le connois.—Recevez-nous aujourd'hui chez-vous. Je lui ai promis de passer la nuit avec lui. Il viendra le premier et moi, quand j'aurai couché ma maîtresse.
Elle court de-là chez Aristippe, à sa maison de campagne. O mon maître! lui dit-elle, je viens m'accuser moi-même devant vous et m'abandonner à votre discrétion. J'ai causé la perte de votre fils malgré moi, il est vrai; mais je ne puis nier que je n'aie coopéré à votre malheur: j'ai été instruite des criminelles intrigues de votre épouse; j'ai su quel opprobre elle imprimoit à votre nom. Craignant d'être la victime de mon silence, si le voile, qui couvroit ses perfidies, étoit levé par une autre main que la mienne; indignée de l'ingratitude dont elle payoit votre tendresse et vos soins, je n'ai pas voulu vous en instruire moi-même. J'ai été trouver mon jeune maître pendant la nuit, pour n'avoir point de témoins de ma confidence; je l'ai informé de tout; je lui ai dit qu'un adultère reposoit entre les bras de ma maîtresse. Aigri depuis long-tems contre elle, comme vous savez, persuadé qu'au moment ou je lui parlois, sou amant reposoit dans ses bras, furieux, il s'arme d'un poignard. En vain je veux l'arrêter; en vain je lui représente que l'amant de Démœnète n'est pas en ce moment avec elle; il s'arrête, réfléchit un instant; et, persuadé que je me repentois de ma démarche, poussé par la rage et par la fureur, il court à votre chambre. Vous savez le reste. Il s'agit aujourd'hui de laver votre fils exilé d'un crime atroce, et de vous venger de celle qui vous a précipités tous deux dans cet abyme de maux. Je vous montrerai aujourd'hui, dans une maison étrangère, située hors de la ville, Démœnète avec son amant.
Si tu remplis ta promesse, répond Aristippe, la liberté sera ta récompense. Un soleil plus pur luira pour moi, si je évenge mon malheureux fils. Depuis long-tems des chagrins cuisans me dévorent; depuis long-tems j'ai conçu de violens soupçons; mais je n'ai point de preuves et je garde le silence. Que faut-il faire?—Vous connoissez le jardin des Epicuriens: rendez-vous-y vers le soir, et attendez-moi en cet endroit.
A ces mots, elle se retire, va trouver Démœnète: parez-vous, lui dit elle, revêtez-vous de vos plus beaux habits. Tout est arrangé comme je vous l'ai promis. Démœnète l'embrasse, fait tout ce quelle lui recommande. Déjà il étoit nuit. Thisbé vient la prendre et la conduit à l'endroit désigné. Lorsqu'elles n'en furent plus qu'à une petite distance, elle la quitte, pour quelques instans et lui dit de l'attendre. Elle va prier Arsinoë de passer dans un autre appartement et de la laisser libre. Mon jeune amant, lui dit-elle, n'est pas encore initié dans les mystères de l'amour. Je veux ménager sa pudeur. Arsinoë se prête à tout. Thisbé retourne vers Démœnète, l'introduit dans la chambre, la couche, enlève le flambeau, (sans doute, dit Théagènes, pour qu'elle ne fut pas reconnue d'un homme qui étoit alors dans l'île d'Egine) lui fait promettre de garder le silence: je vais, ajoute-t-elle, chercher Cnémon; il est à table dans une maison voisine. Elle sort aussitôt, va trouver Aristippe au rendez-vous, qu'elle lui avoit indiqué, lui recommande de se saisir du perfide amant et de l'enchaîner. Aristippe la suit: arrivé à la porte de la chambre, il entre brusquement, a beaucoup de peine à trouver le lit à la foible lueur de la lune. Je te tiens, monstre de perfidie, s'écrie-t-il, toi, que le ciel ne voit qu'avec horreur. Au même instant, Thisbé heurte à la porte avec grand bruit. Que nous sommes imprudens! dit-elle, le lâche a pris la fuite; prenez garde, ô mon maître, de la laisser échapper. Va, répond Aristippe, je suis content, je la tiens. Il se saisit en même-tems de Démœnète et la conduit à la ville.
Démœnète, repassant dans son esprit toutes les circonstances de sa catastrophe, se voyant frustrée dans son attente, couverte d'opprobre, exposée à toute la rigueur des lois, outrée d'avoir été surprise et encore plus d'avoir été jouée indignement, passant auprès de la fosse creusée dans l'académie, à l'endroit où, comme tu sais, les Polémarques ont coutume d'offrir des sacrifices aux héros, Démœnète s'arrache brusquement des mains du vieillard et se précipite dans la fosse, la tête la première: fin digne de ses forfaits. Je suis satisfait, dit Aristippe; tu as prévenu la vengeance des lois, en te faisant justice à toi-même. Il instruisit le lendemain le peuple de cet évènement et eut beaucoup de peine à être absous. Quand j'ai quitté Athènes, il imploroit le secours de ses amis et de ses connoissances et n'oublioit rien pour obtenir ton retour. Je ne sais s'il a réussi. Une affaire pressante m'a obligé de passer ici avant qu'on n'eût rien décidé. Tu dois t'attendre à revoir ta patrie; le peuple y consentira sans doute; ton père viendra lui-même te chercher.
Tel fut le récit de Charias. Vous raconter le reste de mes aventures, mon arrivée dans ces lieux, les traverses que j'ai éprouvées, seroit un détail trop long et qui demanderoit trop de tems. Cnémon, en achevant son récit, pleura: les deux étrangers pleurèrent avec lui; les larmes, qu'ils sembloient donner aux malheurs de l'Athénien, leur étoient arrachées par le souvenir de leurs propres calamités: elles auroient coulé long-tems, si un doux sommeil, provoqué même par le plaisir de pleurer, ne fût venu assoupir le sentiment de leurs maux: ils s'endormirent.
Cependant le chef des brigands, Thyamis, sans cesse agité de nouveaux songes, dont il ne pouvoit trouver l'explication, l'esprit occupé de réflexions profondes, ne pouvoit goûter les douceurs du sommeil. A l'heure où les coqs chantent, soit qu'un pressentiment inné les avertisse de l'approche du soleil, et que, par leurs cris, ils annoncent le retour de cet astre sur l'hémisphère, soit que l'inquiétude naturelle à ces animaux et le besoin de nourriture les fassent chanter; dans le tems, dis-je, que les coqs appellent au travail les hommes qui habitent autour d'eux, un songe, qui avoit quelque chose de surnaturel, se présente à l'esprit de Thyamis. Il entre dans Memphis, sa patrie et dans le temple d'Isis; une multitude de flambeaux éclairent ce temple dans toute son étendue. Les autels, arrosés de sang, sont couverts de victimes de toute espèce: le vestibule, les environs du temple retentissent des cris et des applaudissemens confus d'une multitude innombrable. Entré dans le sanctuaire, la déesse vient au-devant de lui, lui remet Chariclée, et lui dit: en l'ayant, tu ne l'auras pas; tu commettras un crime: tu ensanglanteras l'étrangère; mais elle n'en mourra point.
Ce songe jette Thyamis dans une grande perplexité; il le retourne de tous les côtés, pour en trouver le sens. Enfin, après l'avoir bien considéré, voici celui que lui suggéra sa passion. Tu l'auras et tu ne l'auras pas.—Comme femme, et non comme vierge. Tu l'ensanglanteras.—Dans tes combats de l'amour; et elle n'en mourra point. Telle fut l'explication, qu'inspiré par l'amour, il donna à son songe.
Au lever de l'aurore, il assemble les principaux de ses sujets; et, qualifiant le fruit de ses brigandages du titre pompeux de dépouilles prises sur l'ennemi, il leur ordonne de les transporter au milieu de l'île. Il appelle Cnémon, lui commande d'amener les prisonniers confiés à ses soins. Hélas! s'écrient-ils pendant qu'on les conduit, qu'allons-nous devenir? Ils conjurent Cnémon de s'intéresser à eux: l'Athénien le leur promet et tâche en même-tems de ranimer leur courage. Le chef des brigands, leur dit-il, n'est point un barbare affreux; il a une ame sensible: sa naissance est illustre: la nécessité seule la jeté parmi ces brigands.
Les captifs étant arrivés et le peuple réuni, Thyamis désigne l'île pour le lieu de l'assemblée, monte sur un tertre et recommande à Cnémon d'expliquer aux prisonniers ce qu'il va dire; car Cnémon entendoit déjà la langue égyptienne, et Thyamis ne parloit qu'avec peine la langue grecque.
Camarades, dit-il, vous connoissez mes sentimens pour vous; jamais ils n'ont changé: fils, comme vous savez, du grand-prêtre de Memphis, après la retraite de mon père, dépouillé du sacerdoce, au mépris des lois, par un frère plus jeune que moi, je suis venu chercher un asyle parmi vous, et pour venger mon injure, et pour recouvrer ma dignité. Elevé par vous au commandement, jamais on ne m'a vu affecter la moindre distinction; l'équité elle-même a toujours présidé à tous les partages; toujours j'ai rapporté au trésor public le produit de la vente des prisonniers, convaincu qu'un chef, pour mériter l'honneur de commander, doit, plus qu'un autre, payer de sa personne; et partager également le butin. Parmi les prisonniers, je vous ai choisi ceux qui, par leur force, étoient en état de vous servir; j'ai vendu les autres. Toujours j'ai respecté les femmes: celles qui étoient d'une naissance illustre, ont racheté leur liberté à prix d'argent, ou ma seule compassion l'a leur a rendue; mais les autres, que l'habitude, plutôt que le droit de la guerre, condamnoit à l'esclavage, je les ai distribuées à chacun de vous, pour s'en faire servir.
Il est un objet parmi le butin, que je vous demande; c'est cette jeune étrangère. Je pouvois me l'adjuger moi-même; mais j'ai cru qu'il étoit plus convenable de l'obtenir de vous. User de violence envers sa captive, sans consulter le vœu de ses compagnons, est le propre d'un barbare. Ce n'est pas un don gratuit que je vous demande; je renonce à ce prix à ma part du butin. Comme la race des prêtres dédaigne des plaisirs communs et que, sans être guidé par l'amour du plaisir, je cherche à perpétuer ma famille, j'ai intention de la prendre pour mon épouse: je vais justifier mon choix à vos yeux. Les richesses, qui brilloient sur sa personne, quand elle est tombée entre nos mains, sa fermeté dans le malheur, la constance inébranlable qu'elle oppose aux coups du sort; tout en elle annonce la noblesse du sang; je la crois encore sage et vertueuse. L'éclat éblouissant de sa beauté, cette modestie peinte dans ses yeux, qui impriment le respect à tous ceux qui la voient, ne déposent-ils pas hautement en faveur de sa vertu? Ce qui détermine encore mon choix, c'est qu'elle paroît attachée au culte de quelque divinité. Au milieu même de ses malheurs, elle regarde comme un crime et comme une impiété de quitter sa robe de prêtresse et ses couronnes. Peut-il donc se faire une alliance mieux assortie? c'est le fils d'un grand-prêtre qui donne la main à une prêtresse.
Tous lui répondent par des cris de joie, et souhaitent que cet hymen se contracte sous d'heureux auspices. Je vous rends graces, leur dit Thyamis; mais je crois encore devoir interroger les dispositions de la jeune fille. Si je voulois faire valoir les prérogatives du commandement, il me suffiroit de vouloir. Il est inutile de demander le consentement de ceux qu'on veut contraindre; mais c'est le consentement seul des deux parties qui constitue une alliance légitime; et je veux l'obtenir. Se tournant ensuite vers Chariclée: consentez-vous, lui dit-il, à fixer votre demeure parmi nous? Il lui demande en même-tems quelle est leur naissance et leur patrie.
Chariclée, les yeux fixés vers la terre, remuant la tête, semble recueillir ses idées et méditer une réponse. L'incarnat qui colore ses joues, la grandeur et la majesté qui brillent dans ses traits, ne font qu'enflammer encore davantage la passion du chef des brigands. Cnémon lui sert d'interprète.
Ce seroit, dit-elle, à mon frère Théagènes à parler: le silence sied à une femme. Parler dans une assemblée d'hommes, est le devoir d'un homme; mais, puisque vous voulez m'entendre, puisque pour me prouver votre humanité, vous aimez mieux employer la voie de la persuasion, que d'user de l'étendue de vos droits; puisque c'est à moi que votre discours s'adresse, que c'est moi que mon maître interroge sur mon hymen avec lui, je me trouve dans la nécessite de transgresser les règles que la bienséance impose à mon sexe. Je vais donc, au milieu de cette assemblée, répondre à vos questions.
Nous sommes Ioniens, nés à Ephèse, d'une des plus illustres maisons de cette ville. Parvenus à l'adolescence, nous fumes choisis, moi, prêtresse de Diane, et mon frère, que vous voyez, prêtre d'Apollon. Les lois même de notre patrie nous appeloient à ces fonctions, qui ne devoient durer qu'un an. Ce terme étoit expiré et nous étions allés conduire une théorie à Délos, où nous devions donner des combats de musique, célébrer d'autres jeux et abdiquer nos fonctions, selon l'usage observé dans notre patrie. Notre vaisseau étoit rempli d'or, d'argent, d'étoffes précieuses et de toutes les autres choses nécessaires pour la célébration des jeux et pour donner un repas au peuple. La vieillesse, les dangers de la mer et de la navigation, avoient retenu chez eux les auteurs de nos jours. Un grand nombre de nos compatriotes s'étoient embarqués avec nous sur le même vaisseau; d'autres nous accompagnoient dans des barques particulières. Déjà nous avions fait une grande partie du trajet: tout-à-coup une tempête s élève; les vents se déchaînent, sifflent avec fureur: des tourbillons mêlés d'éclairs soulèvent les flots. Le vaisseau quitte sa route; le pilote, cédant à la violence des vents, qui lui arrachent le gouvernail, abandonne au hasard la conduite du vaisseau. Après avoir erré pendant sept jours et sept nuits, toujours poussés par le même vent, nous abordons enfin au rivage où vous nous avez trouvés et que vous avez vu abreuvé de sang et jonché de cadavres. Pendant un repas solemnel, que nous célébrions pour remercier les dieux de nous avoir tirés de tant de dangers, nos matelots, pour s'emparer de nos richesses, forment le dessein de nous égorger; ils fondent sur nous: il se fait un carnage affreux de nos proches et de nos amis; les vainqueurs eux-mêmes restent étendus sur le champ de bataille avec les vaincus: seuls, nous avons échappé. Eh! plût aux dieux que nous n'eussions pas survécu à un tel désastre! heureux encore, dans notre infortune, d'être tombés entre vos mains, sans doute par la faveur de quelque divinité, puisqu'il est question de mon hymen, lors même que nous croyions nos jours en danger! Non, Thyamis, je ne la refuserai pas, votre main. Une esclave partager le lit de son maître, est à mes yeux le comble du bonheur. Une prêtresse recevoir dans ses bras le fils d'un ministre de la religion, qui bientôt, avec l'aide des dieux, sera lui-même revêtu du sacerdoce, me paroit un destin que l'on ne peut attribuer qu'à une faveur spéciale du ciel. Je ne vous demande qu'une grâce, Thyamis; accordez-la moi: permettez-moi d'aller déposer auparavant, dans une ville ou dans un temple, sur un autel consacré à Apollon, les marques de ma dignité. De retour à Memphis, lorsque vous aurez recouvré le sacerdoce, notre hymen, célébré au milieu de la joie que donne la victoire, n'en sera que plus brillant. Cependant, si vous aimez mieux prévenir un si beau moment, permettez-moi du moins de remplir les obligations, que m'imposent les lois de ma patrie. Oui, Thyamis, j'en suis convaincue; attaché, dès votre enfance, au culte des dieux, vous respecterez leurs saintes lois, vous ne me refuserez pas ma demande.
Chariclée à ces mots se tait et ses yeux se remplissent de larmes: toute l'assemblée applaudit à son discours. On prie Thyamis de lui accorder sa demande; on lui promet de le seconder dans toutes ses entreprises. Thyamis lui-même y accède, quoique malgré lui. Enivré d'amour, brûlant de désirs, le moment présent lui paroît un siècle; mais les prestiges de l'éloquence de Chariclée, l'espoir de conclure son hymen à Memphis, le souvenir même de son songe, lui arrachent son consentement. Il fait ensuite le partage du butin: l'amour des brigands lui donne ce qu'il y avoit de plus précieux, sans consulter le sort. Ensuite il congédie l'assemblée, en leur recommandant de se tenir prêts à marcher dans dix jours à Memphis.
Les deux prisonniers habitent la même tente qu'ils ont occupée jusqu'ici; Cnémon, par l'ordre de Thyamis, demeure avec eux, non plus pour les garder, mais pour charmer leur solitude. Ils sont servis plus délicatement que Thyamis lui-même, qui, respectant les liens du sang qui unissent Chariclée a Théagènes, permet à celui-ci d'habiter avec sa sœur; mais il ne veut pas la voir souvent: il craint qu'enflammé par ses charmes, il n'oublie ses résolutions et ne viole ses promesses. Il évite donc sa vue, persuadé qu'il n'est pas possible de la contempler et de rester maître de soi-même.
Quand les brigands furent dispersés dans le marais, Cnémon alla chercher à quelque distance les simples, qu'il avoit promis la veille à Théagènes, pour la guérison de ses blessures. Théagènes, profitant de son absence, gémit, se lamente, atteste les dieux, sans adresser une seule parole à son amante. Chariclée lui demande s'il pleure ses malheurs présens, ou s'il lui est survenu quelque nouveau sujet de douleur. Eh! que peut-il y avoir de plus nouveau et de plus déchirant, répond Théagènes, que de voir Chariclée manquer à ses promesses, violer ses sermens! Chariclée m'a oublié; elle a promis sa main à un autre.
Soyez plus sage, répond Chariclée; n'ajoutez pas encore à la rigueur de mes maux. Après tant de preuves de fidélité que je vous ai données, des discours, dictés par la nécessité et par notre intérêt commun, vous font soupçonner ma fidélité! Non, jamais vous ne les verrez s'accomplir ces promesses que je viens de faire, et vous changerez vous-même avant de me voir changer. La fortune peut rendre Chariclée malheureuse; mais jamais, quelles que soient ses rigueurs, elle ne la rendra infidèle. Il fut un seul moment dans ma vie, où je ne fus pas maîtresse de moi: ce fut celui où mon amour prit naissance; mais cet amour est légitime. Ce n'est point un amant que j'aime en vous; c'est un époux, à qui j'ai donné ma foi depuis long-tems, avec lequel j'ai vécu sans tache, dont j'ai repoussé plusieurs fois les caresses, attendant l'heureux moment, qui doit voir l'accomplissement des promesses et des sermens que nous nous sommes faits l'un à l'autre, et qui doit unir nos destinées. Quoi! je préférerois un barbare à un grec! un brigand à mon amant! Non, Théagènes, tu ne le crois pas.
Que signifie donc, répond Théagènes, cette belle harangue? M'appeler ton frère, est un trait d'une sagesse consommée, qui épargne à Thyamis les tourmens de la jalousie, et qui nous donne la facilité d'habiter ensemble sans crainte. Notre naissance en Ionie, la tempête dont nous avons été assaillis auprès de Délos, ne sont que des fictions imaginées pour déguiser la vérité; mais te montrer si facile aux propositions de Thyamis; mais lui promettre si expressément ta main, mais fixer le tems de ton union avec lui.... Je ne pouvois ni ne voulois concilier toutes ces choses. Je demandois à la terre de m'engloutir avant de voir mes travaux: et mes espérances se terminer ainsi.
Chariclée embrasse Théagènes, lui prodigue mille baisers, l'arrose de ses larmes: ô mon ami, lui dit-elle, que tes frayeurs ont de charmes pour moi! elles m'attestent que ton amour est à l'épreuve de tous les revers. Eh bien! mon cher Théagènes, sans les promesses que j'ai faites à Thyamis, nous ne goûterions pas la douceur de cet entretien. Une passion violente ne fait que s'enflammer par la résistance; au lieu que la souplesse et la condescendance en appaisent la première fougue, modèrent l'impétuosité des désirs, par les charmes qu'elles promettent dans l'avenir. Une promesse pour un amant fougueux est une faveur, et même une première jouissance, qui calme, par l'espoir, sa brûlante ardeur et lui assure la possession de l'objet qu'il aime. Convaincue de cette vérité, je me suis moi-même accordée à Thyamis; j'abandonne le reste aux dieux. La divinité qui protège notre amour depuis sa naissance, ne nous abandonnera pas. Le tems présente souvent bien des ressources et des moyens de salut dans des évènemens que toute la sagesse humaine n'eût jamais prévus: je n'en ai point vu d'autre pour nous. J'attends de l'obscur avenir des remèdes contre des maux inévitables pour le présent. O mon ami, nous avons à lutter contre nous-mêmes; il faut garder le plus grand silence, même devant Cnémon; il a le cœur bon: il est grec; mais il est dans les fers, et un prisonnier tâche, avant tout, de gagner les bonnes grâces de son maître. Il ne nous a pas encore prouvé son amitié et son attachement de manière à mériter notre confiance; et s'il venoit jamais à soupçonner la vérité, notre parti n'est pas équivoque. Le mensonge n'est pas criminel, quand il sert ceux qui l'emploient, sans nuire à ceux que l'on trompe.
Pendant que Chariclée instruisoit ainsi son amant de ce qu'ils avoient de mieux à faire, Cnémon accourt à pas précipités. Le trouble et l'agitation sont peints sur sa figure. Théagènes, dit-il, voilà les simples que je vous ai promis, appliquez-les sur vos blessures, le remède est infaillible. Il faut maintenant nous préparer à d'autres blessures, à un carnage égal à celui que vous avez vu. Théagènes le prie de s'expliquer.—Il n'est pas tems d'en dire davantage: les effets pourroient prévenir les paroles. Suivez-moi au plus tôt et que Chariclée accompagne vos pas. Il les mène tous deux vers Thyamis, qu'il trouve fourbissant son casque, aiguisant ses javelots. Jamais, lui dit-il, il ne fut plus à propos de préparer vos armes. Revêtez-vous-en au plus vite, et ordonnez à tous vos gens d'en faire autant. Jamais nous n'avons été assaillis par des ennemis aussi nombreux. Ils avancent, ils sont près de nous; je n'ai eu que le tems d'accourir à pas précipités, pour vous annoncer leur approche. J'ai prévenu tous ceux que j'ai rencontrés de se mettre sous les armes.
Thyamis, à ces mots, tresaille, demande où est Chariclée; il semble craindre pour Chariclée plus que pour lui-même: Cnémon la lui montre tremblante à l'entrée de sa tente. Hâte-toi, lui dit-il à l'oreille, de la conduire dans la caverne où sont ramassées toutes nos richesses: vas, mon ami; referme bien l'entrée, comme elle l'est ordinairement, et reviens promptement me rejoindre: je me charge de repousser les ennemis. Il ordonne en même-tems à son écuyer de lui amener une victime, pour offrir un sacrifice aux dieux, avant de commencer le combat.
Docile aux ordres de Thyamis, Cnémon conduit dans la caverne Chariclée, qui tourne sans cesse ses yeux noyés de larmes vers Théagènes, et l'y enferme. Cette caverne n'est point l'ouvrage de la nature, comme on en voit beaucoup creusées d'elles-mêmes à la surface et dans les entrailles de la terre. L'art des brigands n'avoit fait qu'imiter la nature: elle étoit destinée à recéler les fruits de leur brigandage: voici quelle étoit à-peu-près sa construction.
Une ouverture étroite et ténébreuse étoit pratiquée sous la porte d'un appartement secret, dont le seuil n'étoit lui-même qu'une porte, qui s'ouvroit et se fermoit sur cette ouverture, par laquelle on descendoit dans cette caverne; ensuite on trouvoit une infinité de sentiers tortueux, pratiqués au hasard; parmi ces sentiers étroits, qui conduisoient dans l'intérieur, les uns étoient isolés, les autres entrelacés comme des racines d'arbres: tous aboutissoient au centre de la caverne, à un espace vaste, éclairé de quelques foibles rayons de lumière, qui, partant de l'extrémité du lac, y pénétroient par un soupirail.
Cnémon conduit Chariclée jusques dans l'intérieur de cette caverne, dont il connoît tous les détours et l'y laisse, tâchant de lui inspirer du courage, lui promettant de venir la rejoindre vers le soir avec Théagènes, qu'il tiendra éloigné du champ de bataille, et dont il lui conservera les jours. Chariclée, comme frappée d'un coup mortel, ne lui répond rien; arrachée des bras de son amant, elle semble arrachée à la vie. Cnémon la quitte, pleurant la cruelle nécessité où il est d'être le ministre de ces ordres barbares, pleurant le sort de Chariclée, qu'il enterre presque vivante, de Chariclée, ce chef-d'œuvre de la nature, qu'il vient de livrer aux ténèbres de la nuit la plus profonde. Il ferme la caverne et va rejoindre Thyamis.
Ce chef des brigands, bouillant de courage, suivi de Théagènes, couvert d'une armure étincelante, exhorte au combat ceux de ses gens qui sont rassemblés autour de lui: debout au milieu d'eux, il leur parle ainsi:
Camarades, il n'est pas nécessaire, je crois, de vous exhorter par beaucoup de paroles, à combattre avec courage; des hommes dont la guerre est l'élément, n'ont pas besoin d'être aiguillonnés. D'ailleurs, l'attaque imprévue des ennemis ne me permet pas de vous faire un long discours. Ne pas repousser, les firmes à la main, un ennemi qui attaque à force ouverte, c'est manquer de courage. Vous savez qu'il ne s'agit point ici seulement de sauver vos femmes et vos enfans; ces motifs qui, plus d'une fois, ont suffi pour faire-triompher, sont ici trop foibles pour vous en entretenir, non plus que de tous les avantages que vous donnera la victoire. C'est pour notre existence, c'est pour la conservation de nos jours que nous allons combattre: jamais guerre contre des brigands ne se termina par composition; jamais on ne conclut de traité avec de pareils ennemis; nous n'avons que l'alternative de la victoire ou de la destruction. Animés par de si puissans motifs, la rage et le désespoir dans le cœur, précipitons-nous sur des ennemis dont nous n'avons aucun quartier à attendre. Ayant ainsi parlé, il cherche des yeux Thermutis, son écuyer, et l'appelle plusieurs fois par son nom. Ne le voyant point paroître, il éclate en menaces contre lui, et s'élance ensuite vers le rivage. Déjà le combat est commencé; déjà ceux qui habitoient l'extrémité du marais sont au pouvoir des ennemis, qui livrent aux flammes, à mesure qu'ils avancent, les barques et les cabanes de ceux qui tombent sous leurs coups, ou qui prennent la fuite. Le feu gagnant de proche en proche, dévore la forêt de roseaux qu'il rencontre: les yeux sont frappés de l'éclat, et l'ouie du sifflement horrible des flammes. La guerre déploie tout ce qu'elle a de plus effrayant et de plus terrible. Les brigands soutiennent le combat avec un courage déterminé; mais, surpris par un ennemi supérieur en forces, les uns sont immolés sur terre, les autres submergés avec leurs barques et leurs cabanes dans les eaux du lac. On entend un bruit confus; les cris de ceux qui combattent sur la terre et sur l'eau, se mêlent aux clameurs des vainqueurs et aux gémissemens des mourans. Les uns rougissent le lac de leur sang, les autres ont à se défendre contre les flots et contre les flammes.
Thyamis, à ce spectacle, se rappelle le songe dans lequel il a vu la déesse Isis, son temple éclaire d'une multitude de flambeaux, les autels couverts de victimes. Il en trouve l'explication dans tout ce qu'il voit, explication bien différente de la première. J'ai Chariclée, disoit-il, mais je ne la posséderai point; la guerre va me l'enlever: elle sera ensanglantée dans les combats de Mars et non dans ceux de l'Amour. Il reproche à la déesse de lavoir trompé. Il frémit de rage à la seule idée qui lui présente Chariclée dans les bras d'un autre. Il ordonne à ses gens de s'arrêter, de garder le poste qu'ils occupent, de se cacher autour de l'île, de fondre subitement sur les ennemis par les différens canaux. C'est-là, leur dit-il, le seul moyen de résister; c'est-là que se doivent borner tous vos efforts. Pour lui, sous prétexte d'aller chercher Thermutis, et d'offrir un sacrifice à ses dieux pénates, sans vouloir être accompagné de personne; furieux, hors de lui-même, il revient à sa tente.
L'opiniâtreté est un des principaux traits du caractère des barbares. Réduits au désespoir, ils ne balancent point à précipiter avec eux dans le tombeau tout ce qui leur est cher, soit pour l'arracher aux outrages de la captivité, soit dans l'espérance d'en jouir après la mort. Plein de ces idées, Thyamis, désespéré, enveloppé par les ennemis, comme dans un filet, tourmenté par le démon de l'amour et de la jalousie, s'élance vers la caverne, poussant des cris affreux et articulant quelque mots égyptiens. Il trouve à l'entrée une femme qui prononce des mots grecs. Au son de sa voix, il dirige ses pas vers elle; de la main gauche, il la saisit par les cheveux, de la droite lui plonge son épée dans le cœur. Elle tombe dans son sang, pousse de longs gémissemens et expire. Thyamis aussitôt s'élance hors de la caverne, bouche l'entrée, la couvre d'un peu de terre: va, dit-il, en pleurant, tels sont les présens de noce que tu auras de moi. Il va rejoindre aussitôt ses gens. Pressés de plus en plus par l'ennemi, ils ne songent plus qu'à s'échapper par la fuite. Cependant Thermutis arrive et lui amène une victime. Je viens, lui dit-il, en l'accablant des reproches les plus vifs, je viens d'en immoler une bien plus précieuse: en même-tems il monte dans une barque avec lui et un rameur; car ces barques, faites d'un seul morceau de bois grossièrement travaillé, ne peuvent porter plus de trois hommes. Théagènes, d'un autre côté avec Cnémon, monte dans une autre barque, et tous les brigands en font autant. A quelque distance de l'île, qu'ils avoient tournée plutôt qu'ils ne s'en étoient éloignés, ils s'arrêtent, rangent leurs barques sur une seule ligne, et paroissent déterminés à soutenir les efforts de l'ennemi. A son approche, effrayés du bruit seul des vagues, ils prennent la fuite. Quelques-uns même n'osent soutenir les premiers cris du combat, et se dispersent: Théagènes et Cnémon se retirent aussi, mais sans céder à la frayeur. Le seul Thyamis, rougissant également de fuir et de survivre à Chariclée, se précipite au milieu des ennemis. Déjà il en est aux mains, lorsque quelqu'un s'écrie: c'est lui, c'est Thyamis; gardez-vous de le tuer. A l'instant ils rangent leurs barques en forme de cercle et l'enveloppent. C'étoit un spectacle frappant de le voir, la lance à la main, se défendant, blessant les uns, tuant les autres, sans qu'aucun se servît de ses armes. Tous tâchent de le prendre vivant: il oppose à tous la résistance la plus opiniâtre. Enfin, pressé par le grand nombre, il est désarmé: il voit disparoître à ses côtés son écuyer. Après des prodiges de valeur, Thermutis, se croyant blessé mortellement, désespérant de sa vie, se précipite dans l'eau, s'éloigne à la nage hors de la portée des traits, gagne la terre avec beaucoup de peine, sans être poursuivi. Enfin les ennemis se rendent maîtres de la personne de Thyamis. Ils regardent la prise du chef comme une victoire complète. La perte d'un grand nombre de leurs camarades qu'il avoit immolés, les afflige bien moins, que la prise de Thyamis ne leur cause de plaisir. Plus attachés aux richesses qu'à la vie, comme tous les brigands, ils sacrifient, sans peine, les droits de l'amitié et du sang à leur cupidité.
Les vainqueurs étoient les mêmes qui, à l'embouchure du Nil, avoient fui à l'arrivée de Thyamis et de sa troupe: furieux de se voir arracher leur proie d'entre les mains, autant que s'ils eussent été dépouillés d'une propriété, ils avoient appelé leurs compagnons, tous les brigands répandus dans les villages circonvoisins, avoient excité leur avidité par l'appas du gain, et s'étoient mis à leur tête.
Voici pourquoi ils prirent Thyamis vivant: il avoit à Memphis un frère plus jeune que lui, nommé Pétosiris, qui, au mépris des lois, l'avoit dépouillé. par intrigue, de la dignité de grand-prêtre. Pétosiris apprenant que son frère s'étoit mis à la tête d'une troupe de brigands, craignant que, s'il en trouvoit l'occasion, il ne revint à Memphis, que le tems ne découvrît ses intrigues, s'apercevant qu'on le soupçonnoit d'avoir trempé ses mains dans le sang de son frère, qui avoit disparu, avoit fait publier dans les villages qu'habitoient ces brigands, qu'il donnerait une grande somme d'argent et beaucoup de troupeaux à ceux qui lui amèneroient Thyamis vivant. Animés par ces motifs, les brigands, même dans la plus grande ardeur du combat, n'avoient pas oublié les promesses de Pétosiris et n'avoient pas balancé à sacrifier un grand nombre des leurs, pour prendre Thyamis vivant, dès qu'ils l'avoient reconnu.
Thyamis prisonnier, conduit à terre, chargé de chaînes, gardé à vue par une partie des vainqueurs, leur reproche leur cruelle humanité; et invoque la mort pour briser ses fers: les autres, pendant ce tems-là, se répandent dans l'île, dans l'espoir d'y trouver le butin et les dépouilles qu'ils cherchoient: ils la parcourent toute entière, fouillent par-tout. Trompés dans leur espérance, ou ne trouvant que peu d'objets et de vil prix, oubliés tandis qu'on descendoit les plus précieux dans la caverne, ils mettent le feu à toutes les tentes. Craignant, aux approches de la nuit, d'être surpris par ceux qui étoient échappés du combat, ils vont rejoindre leurs camarades.
Regrets de Théagènes. Cnémon le conduit à la caverne. Ce qu ils trouvent à l'entrée. Désespoir de Théagènes. Théagènes et Cnémon rejoignent Chariclée. Transports des deux amans. Thisbé s'enfuit d'Athènes avec Nausiclès. Lettre de Thisbé à Cnémon. Apparition de Thermutis. Cnémon, Théagènes et Chariclée délibèrent sur ce qu'ils ont à faire. Cnémon et Thermutis parlent. Mort de Thermutis. Cnémon rencontre un vieillard sur les bords du Nil. Histoire de Calasiris. Il quitte l'Egypte, se rend à Delphes. Histoire de Chariclès. La théorie des Ænéens arrive. Quel en est le chef.
Le feu dévastoit l'île des Bucoles: Cnémon et Théagènes ne s'apperçurent point pendant le jour de l'incendie: les rayons du soleil effaçoient entièrement l'éclat des flammes; mais lorsqu'il fut couché, lorsque les ténèbres furent répandues sur la surface de la terre, les flammes alors brillant de tout leur éclat, s'apperçurent de loin à la faveur des ombres de la nuit. Théagènes et Cnémon sortent du marais, et voient toute l'île en feu: à ce spectacle, Théagènes se frappe la tête, s'arrache les cheveux: c'est aujourd'hui, s'écrie-t-il, qu'il me faut renoncer à la vie: craintes, dangers, inquiétudes, espérances, amour, tout est fini, tout est perdu pour moi: c'en est fait de Chariclée et de moi. Ma lâcheté ne m'a servi de rien: en vain j'ai pris honteusement la fuite, pour me conserver à toi, ô ma chère Chariclée! Non, je ne te survivrai pas. Mort affreuse! ton amant n'a pas reçu ton dernier soupir. Hélas! tu as été la proie des flammes! Telles sont donc les torches funèbres qu'un dieu barbare a substituées aux flambeaux de l'Hyménée! Il ne reste plus rien de cette beauté; ton cadavre sans vie ne conserve plus rien de ces attraits séducteurs. Barbare destinée! fortune impitoyable! je n'ai pu, dans ces derniers momens, te presser contre mon sein, te dire le dernier adieu.
En même-tems il porte la main a son épée; mais Cnémon lui arrête le bras.—Qu'allez-vous faire, Théagènes? Pourquoi pleurer une personne qui est pleine de vie? Chariclée respire: ne vous livrez pas ainsi au désespoir.—Que dites-vous? suis-je aveugle? suis-je un enfant qu'on amuse avec des paroles? C'est mettre le comble à mes maux, que de me priver de la douceur de mourir. Cnémon lui jure que Chariclée est vivante, lui apprend tout ce qu'il a fait, l'ordre que lui a donné Thyamis, la caverne où il l'a renfermée; il ajoute que les détours et les sinuosités dont elle est coupée, ont empêché le feu de pénétrer jusqu'au fond. Ces paroles rendent la vie à Théagènes: il se hâte d'aborder dans l'île; il ne voit que Chariclée: il se représente cette caverne comme un lit nuptial, où l'amour va l'enivrer de plaisir. Il ne sait pas de quels cris de désespoir elle doit retentir auparavant.
Ils avancent avec ardeur; ils sont obligés de ramer et de conduire eux-mêmes leur barque: dès le commencement du combat, leur nocher, frappé des premiers cris des ennemis, comme d'un coup de foudre, étoit tombé dans les flots. Peu exercés à manier la rame et à concerter leurs mouvemens, ils ne peuvent diriger leur barque en droite ligne; un vent contraire vient encore les retarder dans leur course; mais l'ardeur supplée à l'expérience: ils abordent avec peine et couverts de sueur; ils volent vers les cabanes qu'ils trouvent réduites en cendres, et ne peuvent distinguer que la place qu'elles occupoient. La pierre qui ferme l'entrée de la caverne est entièrement à découvert: un vent violent soufflant sur ces cabanes, formées de roseaux et de joncs entrelacés, les avoit consumées en peu de tems. La flamme, en s'éteignant, n'avoit laissé qu'un monceau de cendres, dont une partie avoit été emportée par les tourbillons, et l'autre, presque consumée, laissoit un passage facile jusqu'à la caverne. Ils trouvent des torches à demi éteintes, allument le reste des roseaux, ouvrent la caverne et s'y précipitent. Cnémon marche devant: grands dieux! s'écrie-il, après avoir fait quelques pas, que vois-je? C'en est fait de nous, Chariclée n'est plus! Le flambeau lui échappe, tombe, s'éteint; il applique ses mains sur ses yeux, tombe à genoux, pleure, se lamente. Théagènes, comme poussé par une force irrésistible, se précipite sur ce corps sanglant étendu devant lui, le serre dans ses bras, le presse contre son sein. Cnémon le voyant abîmé dans la douleur, craint qu'il ne succombe sous le poids de ses maux, et n'attente à ses jours. Il lui dérobe son épée pendue à son côté, le quitte et va rallumer son flambeau. Cependant la caverne retentit des cris douloureux, ou plutôt des hurlemens du malheureux Théagènes.
Que je suis malheureux!... Oui, les dieux eux-mêmes me poursuivent. Quelle est donc l'impitoyable furie qui, non-contente de m'avoir arraché du sein de ma patrie, de m'avoir poursuivi sur terre et sur mer, de m'avoir livré plusieurs fois aux pirates et aux brigands, de m'avoir dépouillé de tout, s'acharne encore à me tourmenter? Un seul bien me restoit; il m'est enlevé! Chariclée, ma chère Chariclée n'est plus: elle a été immolée par les ennemis. C'est sa vertu, hélas! c'est son amour pour moi qui l'a perdue. Elle est morte sans avoir joui de sa beauté, sans que j'en aie joui moi-même. O mon amie! dis-moi le dernier adieu. Parle, s'il te reste encore quelque souffle de vie. Hélas! tu te tais: cette bouche divine, cette bouche qui ne prononçoit que des oracles, est condamnée à un éternel silence. Les ombres du trépas ont terni ce teint vermeil. L'impitoyable mort a saisi la prêtresse des dieux. Ils sont fermés pour toujours, ces yeux qui subjuguoient tous les cœurs. Non, j'en suis convaincu, il ne les a pas vus, le barbare qui t'a immolée. De quel nom t'appeler? mon épouse? l'hymen ne nous a pas encore unis; tu n'en as point encore goûté les plaisirs. Chariclée est le plus beau nom que je puisse te donner. O Chariclée! ton amant t'est fidèle: bientôt tu le verras. Je vais m'immoler moi-même à tes mânes; je vais leur faire des libations de mon sang. Cette caverne sera notre tombeau commun; elle nous unira au moins après notre mort, puisqu'un dieu jaloux de notre bonheur, ne nous a pas permis de nous unir pendant notre vie.
Il cherche en même-tems son épée pour s'en percer; mais ne la trouvant point: Cnémon, s'écrie-t-il, barbare Cnémon, tu me perds, tu trahis Chariclée; tu la prives encore une fois de la douce compagnie de son amant.
Pendant qu'il parle ainsi, le son d'une voix partie du fond de la caverne, appelant Théagènes, vient frapper ses oreilles. Théagènes l'entend sans se troubler: ô mon amie, dit-il, je te suis; ton ombre erre encore sur la terre; ton ame, chassée par violence de sa demeure, ne peut l'abandonner; privée de la sépulture, elle est rejetée de la compagnie des morts.
Cependant, Cnémon revient avec une torche. Cette même voix se fait encore entendre. Elle appelle Théagènes. Dieux! s'écrie Cnémon, n'est-ce pas la voix de Chariclée que j'entends? Théagènes, je la crois échappée au trépas. Cette voix, qui vient de frapper mon oreille, est partie de loin, du fond de la caverne, de l'endroit où je l'ai mise.—Ne cesseras-tu de me tromper?—Eh bien, si je vous trompe, je me trompe moi-même; mais voyons si ce cadavre est celui de Chariclée, En même-tems il le retourne et le considère attentivement: ô ciel! que vois-je! ce sont les traits de Thisbé. Il recule d'effroi ... reste immobile et comme frappé de stupeur. Théagènes commence à respirer; l'espoir renaît dans son ame: il appelle Cnémon, qui touchoit aux portes de la mort, et le prie de le conduire vers Chariclée.
Revenu à lui, Cnémon examine une seconde fois ce cadavre: c'étoit en effet celui de Thisbé; à côté d'elle étoit une épée qu'il reconnut à la poignée. Thyamis furieux, hors de lui, l'avoit laissée dans la plaie. Il voit un billet sortant du sein de Thisbé, et se met en devoir de le lire; mais Théagènes ne le lui permet pas: il le presse de rejoindre sa chère Chariclée, Voyons, dit-il, si quelque dieu ne se joue pas encore de mon amour; vous pourrez après lire ce billet. Ils prennent l'épée et le billet et dirigent leurs pas vers Chariclée. Elle s'étoit traînée sur les pieds et sur les mains vers l'endroit où elle avoit appercu de la lumière. Elle se précipite vers Théagènes, se jette à son col: ô Théagènes, dit-elle, je te serre dans mes bras!—O Chariclée, vis-tu encore? Enfin, ils tombent tous deux serrés, collés l'un contre l'autre, sans voix. Leur ame erre sur leurs lèvres. Plus d'une fois, une joie, un plaisir excessifs ont eu des suites funestes et ont brisé les liens de la vie. Ainsi ces deux amans, qui n'espéroient plus se revoir, faillirent expirer. Cnémon ayant découvert un filet d'eau courante, en puise dans ses deux mains, leur en arrose le visage, leur en fait respirer, et les rappelle à la vie.
Théagènes et Chariclée, se trouvant dans les bras l'un de l'autre, étendus par terre, se relèvent en rougissant, Chariclée sur-tout, de s'abandonner ainsi à leurs transports sous les yeux de Cnémon et le prient de leur pardonner leur délire. Cnémon sourit, console leur pudeur par ces paroles: votre délire est beau à mes yeux et aux yeux de tout homme qui a lutté contre l'amour, a senti le plaisir d'être vaincu, et sait que les défaites alors sont inévitables; mais il est d'autres choses, ô Théagènes! que je ne puis approuver. Je vous ai vu, et j'en ai rougi pour vous, je vous ai vu arroser de larmes honteuses une femme étrangère, inconnue, et cela, lorsque je vous assurois que l'objet de votre tendresse étoit plein de vie. O Cnémon! lui répond Théogènes, cessez de me calomnier auprès de Chariclée: c'étoit elle que je pleurois; c'étoit son corps que je croyois arroser de mes larmes. Mais enfin un Dieu bienfaisant m'a dessillé les yeux; il m'a montré mon erreur. Mais vous, osez-vous bien vanter votre courage! vos gémissemens n'ont-ils pas procédé les miens? A la vue du corps sanglant d'une femme étendue à vos pieds, avant de le reconnoître, vous, Athénien intrépide, armé de pied en cap, l'épée en main, vous avez pris la fuite, comme on voit au théâtre les acteurs fuir à l'aspect d'une Euménide. A ces mots, un sourire involontaire dérida un peu leur visage: les larmes coulèrent; mais c'étoient des larmes de douleur, arrachées par le sentiment de leurs maux.
Quelques momens après, Chariclée rappelant ses esprits: qu'elle est heureuse, dit-elle, celle que Théagènes a pleurée, à laquelle, comme le dit Cnémon, il a prodigué mille tendres baisers! Si vous ne me croyez pas jalouse, dites-moi, quelle est l'heureuse mortelle, qui a été baignée des pleurs de Théagènes; par quelle erreur vous avez prodigué à une inconnue des caresses qui s'adressoient à moi? Je vais vous surprendre, lui répond Théagènes; Cnémon assure que cette inconnue est Thisbé, cette athénienne qui jouoit de la cythare, des artifices de laquelle il a été victime ainsi que Démœnète. Comment, répliqua Chariclée toute étonnée, par quel enchantement auroit-elle été transportée du milieu de la Grèce à l'extrémité de l'Egypte? comment ne l'avons-nous pas vue en descendant ici? C'est ce que je ne saurois vous dire, répondit Cnémon: voici seulement ce que je puis vous apprendre à son sujet.
Lorsque Démœnète trahie eut terminé ses jours, mon père s'empressa d'instruire le peuple de cet évènement. Il fut absous à l'unanimité. Il travailla ensuite à obtenir mon rappel du peuple, il se préparait même déjà à s'embarquer pour venir me chercher. Thisbé, profitant du loisir que lui donnoit les affaires de son maître, se mêle dans les sociétés, où elle fait valoir ses charmes et ses talens. Un jour, par la légèreté de ses doigts et la douceur de ses accens, qu'elle avoit mariés au son de sa lyre, elle effaça Arsinoë, qui, ce jour-là, joua sans grâce et avec négligence, et bientôt elle s'attira, sans s'en appercevoir, toute la jalousie et toute la haine dont est susceptible le cœur d'une courtisanne. Cette haine devint encore plus violente, lorsqu'un riche marchand de Naucratie, nommé Nausiclès, eut donné sa tendresse à Thisbé, abandonnant Arsinoë, avec laquelle il vivoit auparavant, et dont il s'étoit dégoûté, parce qu'il lui avoit vu faire des contorsions, des grimaces hideuses en jouant de la flûte, et ses yeux étincelans sortir de leur orbite.[5] Enflammée de colère et de rage, Arsinoë va révéler aux parens de Démœnète toutes les intrigues de Thisbé contre sa maîtresse; leur dit tout ce qu'elle a appris de Thisbé elle-même pendant leurs liaisons: elle y ajoute tout ce que la malignité lui suggère. Les parens de Démœnète se réunissent contre mon père; ils engagent, à force d'argent, les orateurs les plus renommes à l'accuser. Ils crient que Démœnète a perdu la vie sans avoir été jugée, ni convaincue; ils publient que l'accusation intentée contre elle n'est qu'un voile qui couvre un assassinat; ils exigent que l'on montre l'adultère vivant ou mort, ou seulement que l'on dise son nom. Enfin, ils demandent Thisbé pour l'appliquer à la torture. Mon père la promit, mais il ne put la représenter. Thisbé l'avoit prévu, et, de concert avec le marchand, elle avoit pris la fuite. Le peuple indigné ne regarde pas mon père comme le meurtrier de son épouse: il l'avoit instruit de tout; mais il le juge complice de mon exil et des trames criminelles qui avoient coûté la vie à Démœnète. Il le bannit et confisque ses biens. Tels ont été les fruits de son second hymen. Thisbé a quitté Athènes et a subi ici, comme vous le voyez, la peine dûe à ses forfaits.
Tels sont les faits que j'ai appris d'Anticlès, avec lequel je suis passé en Egypte pour chercher Thisbé à Naucratie, la ramener à Athènes, dissiper les soupçons élevés contre mon père, le justifier et demander vengeance de tous les crimes de cette femme. Pris par les brigands pendant mes recherches, je me trouve aujourd'hui avec vous. Vous apprendrez dans la suite les causes de ma captivité, les circonstances qui l'ont accompagnée. Un Dieu seul, je crois, pourroit vous dire comment Thisbé est venue dans cette caverne, quelle main lui a ôté la vie. Lisons le billet que nous avons trouvé dans son sein; peut-être nous en apprendra-t-il davantage; en même-tems il ouvre le billet et lit ce qui suit:
Thisbé, ennemie et vengeresse, à Cnémon mon maître.
Je vous annonce une heureuse nouvelle; Démœnète n'est plus: c'est moi qui vous ai vengé. Si vous me permettez de me présenter devant vous, je vous raconterai les circonstances de sa mort. Depuis dix jours je suis dans cette île: j'ai été prise par un des brigands qui se dit l'écuyer du chef. Il me tient renfermée sans me permettre de me montrer, même à la porte de sa cabane; c'est par attachement pour moi, dit-il, qu'il en agit si rigoureusement; mais je soupçonne qu'il craint un ravisseur. Un Dieu sans doute a trompé sa vigilance: je vous ai vu passer; je vous ai reconnu et je vous envoie ce billet par une vieille femme, qui demeure avec moi, à laquelle j'ai recommandé de le remettre à ce beau Grec, l'ami du chef des brigands. Tirez-moi de leurs mains; prenez-moi pour vous servir. Quand je vous ai fait du mal, j'y ai été contrainte; mais quand je vous ai vengé, je n'ai suivi que les mouvemens de mon cœur. Si votre ressentiment est inflexible, usez envers moi de toute votre rigueur. Je ne désire que d'être auprès de vous, dusse-je y trouver la mort. Il vaut mieux mourir de votre main et obtenir les honneurs de la sépulture, que de vivre dans un état plus affreux que la mort. La tendresse d'un barbare m'est plus odieuse que la haine d'un Athénien. Tel étoit le contenu du billet.
O Thisbé! ajouta Cnémon, vous avez bien mérité votre sort: vous nous apprenez vous-même vos malheurs; c'est sur votre sein, percé d'un coup d'épée, que nous trouvons l'histoire de votre fin. C'est ainsi qu'une furie vengeresse, attachée à vos côtés, n'a cessé de vous poursuivre, qu'en donnant en Egypte le spectacle de votre supplice à la première victime de votre scélératesse. Que méditiez-vous, que machiniez-vous contre moi, par cette lettre, quand la vengeance divine, s'appesantissant sur votre tête, a coupé le fil de vos projets? Votre trépas même ne me rassure pas encore contre vous. Je crains bien que la mort de Démœnète ne soit encore qu'une imposture, que l'on ne m'ait trompé par une fausse nouvelle. Peut-être veniez-vous à travers les flots nous jouer, sur le théâtre de l'Egypte, quelque nouvelle pièce semblable à celle que vous avez jouée sur le théâtre d'Athènes.
Quoi! dit Théagènes, votre courage ne se démentira pas: des ombres, des chimères vous effraient? Je suis étranger aux intrigues de Thisbé: elle ne m'a point fasciné les yeux; vous pouvez m'en croire; Thisbé est réellement morte; elle n'est plus redoutable pour vous; mais à qui avez-vous obligation de sa mort? Comment se trouvoit-elle ici? C'est ce qui m'embarrasse et m'étonne.—Je suis dans la même ignorance que vous. Mais le meurtrier de Thisbé est Thyamis, s'il faut en croire l'épée que nous avons trouvée près d'elle; à cet aigle d'ivoire que vous voyez à la poignée, je la reconnois pour l'épée de Thyamis.—Savez-vous comment, dans quel moment, pour quelle raison Thyamis lui a ôté la vie?—Comment en serois-je instruit? Cette caverne ne m'a pas donné le don de deviner, comme le sanctuaire de Pytho, ou l'antre de Trophonius le communiquent, dit-on, à ceux qui y pénètrent. Ces mots réveillèrent les douleurs de Chariclée et de Théagènes. O Pytho! ô Delphes! s'écrièrent-ils en pleurant. Cnémon, étonné, ne pouvoit s'imaginer la cause de l'impression que faisoit sur leur ame le nom de Pitho. Telle étoit la situation de Cnémon, de Théagènes et de Chariclée.
Cependant Thermutis, l'écuyer de Thyamis, blessé dans le combat, avoit gagné la terre à la nage. Lorsque la nuit fut arrivée, il trouva, au milieu des débris, qui couvroient le lac, une baraque, voguant ça et là, au gré des flots. Il y monte, aborde dans l'île et court vers Thisbé. Il y avoit quelques jours que, placé en embuscade dans un chemin étroit, au pied d'une montagne, il l'avoit enlevée à Nausiclès, qu'elle accompagnoit. Pendant le tumulte inséparable d'une attaque soudaine, Thyamis l'avoit envoyé chercher une victime; pour mettre Thisbé hors de danger et la conservera son amour, il l'avoit conduite secrètement dans la caverne. Dans le trouble et l'empressement où il étoit, il l'avoit laissée à l'entrée. Effrayée des ténèbres qui l'environnoient, ne connoissant pas les détours qui conduisoient dans l'intérieur, Thisbé étoit restée au lieu où Thermutis l'avoit laissée. C'est là que Thyamis l'avoit percée de son épée, croyant percer Chariclée.
Thermutis, échappé du combat, retourne auprès de Thisbé. A peine est-il dans l'île, qu'il court aux cabanes; mais il ne trouve qu'un monceau de cendres. Il a bien de la peine à découvrir la pierre qui ferme l'entrée de la caverne. Il rallume quelques roseaux qu'il trouve fumans encore et s'élance dans la caverne. Il appelle Thisbé par son nom: c'est le seul mot grec qu'il sut prononcer. Il la voit étendue et sans vie. Il reste long-tems immobile et comme pétrifié. Enfin il entend un bruit sourd, une espèce de bourdonnement partant du fond de la caverne: c'étoient Cnémon et Théagènes qui s'entretenoient ensemble. Il les croit aussitôt les meurtriers de sa chère Thisbé; mais il ne sait quel parti prendre. Son amour trompé redouble sa colère et sa fureur, dont les accès sont si violens dans les brigands et les barbares. Il veut venger sur eux la mort de Thisbé, dont il les accuse; mais il est sans armes, sans épée, et obligé d'imposer silence à son ressentiment. Il croit ne pas devoir d'abord se déclarer leur ennemi, bien résolu de ne pas les ménager, aussitôt qu'il pourra se venger. Il aborde Théagènes, portant autour de lui des regards effrayans et terribles. Son extérieur annonce les sinistres projets qu'il médite.
A l'apparition imprévue d'un homme nud, liesse, altéré de sang, Chariclée se retire dans le fond de la caverne; sa pudeur, encore plus que son ame, est alarmée d'un tel spectacle. Cnémon reconnoît Thermutis qu'il ne croyoit plus revoir. Il craint qu'il ne se porte à quelque violence, et il recule à petits pas. Plus irrité qu'intimidé, Théagènes saisit son épée, menace de le percer s'il ose entreprendre quelque chose. Arrête, dit-il, ou tu es mort. Déjà je t'aurois percé, si je ne t'avois reconnu, quoique avec peine et si j'eusse pénétré tes intentions. Thermutis tombe à ses pieds, implore sa clémence. Le péril, bien plus que son caractère, le force à cette démarche humiliante: il invoque le secours de Cnémon. Sauvez, lui dit-il, la vie à un homme dont vous n'eûtes jamais à vous plaindre, que vous avez jusqu'ici regardé comme un de vos amis. Je ne viens moi-même que me rejoindre à des amis. Attendri par ces paroles, Cnémon s'approche, le relève, comme il tient embrassés les genoux de Théagènes et lui demande où est Thyamis.
Thermutis lui raconte que Thyamis, dans le combat, s'est précipité au milieu des ennemis avec un courage déterminé, sans épargner sa vie ni la leur, tuant tout ce qui se trouvoit à la portée de ses coups; qu'un ordre, intimé à tous de ne pas le tuer, a sauvé ses jours; mais qu'il ne sait quel est son sort: moi-même, ajoute-t-il, couvert de blessures, j'ai gagné la terre à la nage. En ce moment, je reviens chercher Thisbé dans cette caverne.—Pourquoi vous intéressez-vous à Thisbé? d'où la connoissez-vous?—Je lai enlevée à des marchands. Je l'aimois éperduement. Je l'ai tenue cachée pendant tout le tems qu'elle a été en mon pouvoir. A l'arrivée des ennemis je l'ai conduite ici. Je la trouve étendue sans vie. Je ne sais qui l'a immolée. Je voudrois connoître son meurtrier, pour savoir la cause de sa mort. Son meurtrier est Thyamis, répond Cnémon avec vivacité, pour dissiper les soupçons de Thermutis, et il lui donne pour preuve l'épée trouvée auprès du cadavre de Thisbé. A la vue de cette épée, encore fumante du sang de son amante, Thermutis la reconnoît pour celle de son maître. Il gémit, il soupire, il garde un morne silence; un nuage épais se répand sur ses yeux. Il retourne à l'entrée de la caverne. Arrivé auprès du cadavre de Thisbé, il pose sa tête sur son sein. O Thisbé! s'écrie-t-il à plusieurs reprises. La douleur ne lui permet pas d'en dire davantage. Enfin il tombe en défaillance, et le sommeil s'empare de lui.
Cependant Théagènes, Chariclée et Cnémon sont absorbés dans de profondes réflexions. Toutes les traverses qu'ils ont éprouvées, viennent se présenter en foule à leur esprit. Les maux sans nombre qu'ils ont soufferts, les circonstances difficiles dans lesquelles ils se trouvent, enveloppent leur ame de ténèbres épaisses. Ils se regardent l'un l'autre; chacun attend que l'un d'eux prenne la parole: trompés dans leur attente, ils baissent la tête, la relèvent, poussent de longs soupirs et soulagent ainsi leur douleur. Enfin Cnémon se couche par terre. Théagènes s'appuie contre un rocher. Chariclée se laisse tomber sur lui. C'est envain qu'ils repoussent le sommeil, qui s'appesantit sur leurs paupières. C'est envain qu'ils veulent décider le parti qu'ils prendront. Leur ame affaissée, leurs forces épuisées les contraignent de céder à la loi de la nature. L'excès même de leurs souffrances les force de se livrer au sommeil. Leur esprit, leur corps également fatigués et abattus, ont également besoin de repos.
A peine ont-ils fermé les paupières, à peine un doux sommeil s'est-il emparé d'eux, qu'un songe se présente à l'esprit de Chariclée. Un homme dont la chevelure est en désordre, le regard farouche, les mains teintes de sang, s'approche d'elle sans bruit, tire une épée et lui arrache l'œil droit. Elle s'écrie aussitôt qu'on lui arrache l'œil. A sa voix, Théagènes s'éveille et ressent la même douleur que son amante, comme s'il avoit eu le même songe. Cependant Chariclée portant la main à sa figure, la passe sur la partie blessée, cherche partout, et voyant que ce n'est qu'un songe: c'est un songe, dit-elle, mon cher Théagènes; calme tes inquiétudes: je ne suis pas blessée. Ces paroles tranquillisent son amant. O ma chère Chariclée, dit-il, conserve tes yeux, dont l'éclat égale celui des rayons du soleil. De quelle terreur as-tu été frappée?—Pendant que je dormois appuyée sur toi, un barbare, un furieux, sans redouter ton courage indomptable, s'est élancé sur moi l'épée à la main, et j'ai cru qu'il m'avoit arraché un œil. Plût aux dieux, ô Théagènes, que ce ne fut pas un vain songe, sans réalité!—Que dis-tu? pourquoi de pareils vœux?—-J'aime mieux perdre un œil que d'être toujours inquiète à ton sujet. Je crains bien que ce songe ne te regarde, toi qui es mon œil, ma vie, mon tout. Arrêtez, s'écrie Cnémon, qui, réveillé par les cris de Chariclée, entendoit leur entretien. Je crois pouvoir donner au songe de Chariclée une autre explication. Les auteurs de vos jours vivent-ils encore?—Ils vivent; et s'ils étoient....—Eh bien! croyez que votre père ne vit plus; et voici mes motifs pour le croire. Nous nous reconnoissons redevables de la vie et de la jouissance de la lumière à ceux qui nous ont mis au monde: c'est par les yeux, que nous voyons, que nous distinguons les objets: dans votre songe ils sont l'emblème de votre père et de votre mère.—C'est un malheur que vous m'annoncez. Puissiez-vous cependant conjecturer mieux que moi! puisse votre oracle être accompli, et puissé-je être dans l'erreur!—L'événement vous démontrera la vérité de ma prédiction. Mais, continua Cnémon, n'est-ce pas rêver en effet, que de ne nous occuper que de songes, au lieu de profiter d'un moment si favorable pour réfléchir sur notre situation, pendant que cet Egyptien (il parloit de Thermutis) éloigné, pleure la perte de son amante? Cnémon, reprend Théagènes, puisqu'un Dieu a lié votre destinée à la nôtre, puisque vous partagez nos malheurs, donnez le premier votre avis. Vous connoissez les lieux, vous entendez la langue du pays. Accablés de plus de maux que vous, nous sommes moins en état de discerner le meilleur parti. Après quelques instans de silence, Cnémon parla ainsi:
Nous ne savons qui de nous est le plus malheureux; la fortune ne m'a pas épargné. Mais puisque vous voulez que, comme le plus âgé, je donne le premier mon avis, je vais vous satisfaire. Cette île, comme vous le voyez, est abandonnée; nous en sommes les seuls habitans: il y a beaucoup d'or, d'argent et d'étoffes. Dans cette caverne sont déposées les richesses, que Thyamis et ses gens ont enlevées à vous et à beaucoup d'autres; mais elle est dépourvue de tout ce qui est nécessaire à la vie. Si nous y restons, nous risquons d'y mourir de faim, ou d'y voir revenir les ennemis qui l'ont déjà désolée, ou même les anciens habitans. Ils connoissent l'endroit où sont recélées ces richesses. La cupidité pourroit les rassembler et les ramener ici. Nous ne pourrions alors éviter la mort; et ce seroit en être traité avec humanité que de n'en recevoir que des outrages. Les Bucoles, gens sans foi et sans aveu, sont encore plus à craindre, maintenant qu'ils n'ont point de chef pour mettre un frein à la violence et à la férocité de leur caractère. Il faut donc abandonner cette île: c'est un filet, une prison dont il faut nous échapper; mais il faut envoyer devant Thermutis, sous prétexte d'aller à la découverte, et de s'informer de ce qu'est devenu Thyamis. Nous délibérerons ensuite plus à notre aise; nous exécuterons plus facilement ce que nous aurons résolu. Oui, il faut éloigner un homme d'un naturel féroce, sur lequel nous ne pouvons compter, qui voit toujours en nous les meurtriers de Thisbé, qui ne cesseroit de chercher l'occasion d'attenter à notre vie, et la saisiroit avec joie, quand elle se présenteroit.
L'avis de Cnémon est approuvé de Théagènes et de Chariclée, et ils se disposent à le suivre. S'appercevant qu'il est jour, ils remontent à l'entrée de la caverne, réveillent Thermutis, plongé dans un profond sommeil, lui font part de leur résolution; mais ils ne lui disent que ce qu'il est nécessaire qu'il sache. Cet homme léger et sans réflexion adopte leur avis. Ils commencent par creuser une fosse, y déposent le corps de Thisbé, ramassent, pour le couvrir, la cendre qui restoit des tentes embrasées, et lui rendent, comme ils peuvent, les devoirs funèbres. Au lieu de sacrifices et de libations, ils arrosent son tombeau de larmes. Ils font partir Thermutis comme ils en sont convenus. A peine a-t-il fait quelques pas, que revenant il déclare qu'il n'ira point seul, qu'il ne s'engagera point seul dans une démarche si périlleuse, et il demande que Cnémon l'accompagne.
Théagènes voyant Cnémon saisi de frayeur à la demande de l'Egyptien (car Cnémon, en expliquant les paroles de Thermutis, ne déguisoit pas la crainte où il étoit:) quoi donc! dit-il, Cnémon, si hardi dans le conseil, ne seroit qu'un lâche dans l'exécution! Vous me confirmez bien en ce moment dans l'opinion douteuse où j'étois depuis long-tems sur votre courage. Rappelez donc votre valeur et prenez des sentimens dignes d'un homme. Il faut vous rendre à sa demande et l'accompagner la première journée, pour ne pas lui laisser soupçonner le dessein où vous êtes de l'abandonner. Armé de pied en cap, une épée au côté, qu'avez-vous à craindre d'un homme sans armes? Vous pourrez, à la première occasion favorable qui se présentera, l'abandonner sans qu'il s'en apperçoive, et venir nous rejoindre dans un endroit dont nous allons convenir. Choisissons pour rendez-vous un bourg voisin, habité par des hommes d'un naturel doux et facile.
Cnémon goûte l'avis de Théagènes: il lui indique un bourg appelé Chemmis, riche, peuplé, situé vers les bords du Nil, sur une éminence, servant de barrière contre les brigands de Bucolie, dont il étoit à-peu-près éloigné de cent stades, (un peu moins de quatre lieues) du côté du midi. Nous y arriverons avec peine, dit Théagènes. Chariclée n'est pas habituée à faire de si longs voyages; cependant nous nous y rendrons déguisés en mendians réduits à la plus extrême indigence. Et déjà vous n'êtes pas mal défigurés, reprit Cnémon, et Chariclée sur-tout, depuis qu'elle a perdu un œil: sous un pareil extérieur, vous paroîtrez, je crois, moins demander des morceaux de pain, que des trépieds et des vases.[6] Ces mots furent suivis d'un sourire forcé et seulement marqué du bout des lèvres. Ils s'engagent en même-tems, par serment, à ne point s'abandonner, prennent les dieux à témoins de la parole qu'ils se donnent, et se séparent.
Au lever du soleil, Cnémon et Thermutis passent le lac, traversent une forêt profonde, dont ils ont beaucoup de peine à sortir. Thermutis marche devant; ainsi l'a demandé Cnémon, sous prétexte qu'il le guidera dans un pays dont il doit connoître beaucoup mieux les difficultés; mais il ne veut, en effet, que se garantir de Thermutis et se ménager en même-tems les moyens de prendre la fuite. Avancés dans le pays, ils rencontrent des troupeaux, dont les gardiens disparurent et s'ensevelirent dans la profondeur de la forêt, lorsqu'ils les apperçurent. Les deux voyageurs prennent un des plus beaux béliers, le tuent, le font griller sur des charbons allumés par les bergers eux-mêmes, et en dévorent la viande: leur faim impatiente n'attend pas qu'elle soit cuite. Semblables à des loups affamés, ils mangent les morceaux à peine amollis au feu, à mesure qu'il les coupent: le sang jaillit sous leurs dents et coule le long de leurs joues. Après s'être bien remplis de viande et de lait, ils continuent leur route.
La nuit approchoit:[7] Cnémon et Thermutis gagnent le haut d'une colline, au pied de laquelle Thermutis disoit être un village où il conjecturoit que Thyamis étoit détenu dans les fers, ou avoit été mis à mort: Cnémon se plaint d'être incommodé de la quantité de viande qu'il a prise, feint une dyssenterie violente occasionnée par le fait qu'il a bu en même-tems, engage Thermutis à continuer sa route et lui promet de le rejoindre. Il emploie le même artifice jusqu'à trois fois, se plaint à l'Egyptien qu'il a beaucoup de peine à l'atteindre, et finit par le faire croire à son indisposition. Après l'avoir accoutumé à ce manège, il s'arrête enfin pour la dernière fois, se précipite avec toute la vitesse possible à travers les buissons les plus épais de la montagne et disparoît. Arrivé à la cîme, Thermutis se repose appuyé sur un rocher, attendant la nuit, pendant laquelle il étoit convenu avec Cnémon de descendre dans le village, et de s'informer du sort de Thyamis. Il regarde s'il ne le voit point venir; il médite en même-tems des projets de vengeance contre lui. Il le soupçonnoit toujours d être le meurtrier de Thisbé, et ne cherchoit qu'à l'immoler à son ressentiment. Non content de la mort de Cnémon; sa fureur vouloit encore étendre ses coups jusqu'à Théagènes. Ne voyant point paroître Cnémon, et la nuit devenant plus obscure, il s'abandonne au sommeil, qui fut pour lui le sommeil éternel de la mort. Piqué par un aspic, tel étoit sans doute l'ordre des destins, il termina ses jours d'une manière digne de la férocité de son caractère.
Cnémon, après avoir quitté Thermutis, continua de courir jusqu'à ce que la nuit fût arrivée et l'obligeât de s'arrêter. Il se blottit contre terre à l'endroit où les ténèbres le surprirent, ramasse le plus de feuilles qu'il peut et s'en couvre; mais le sommeil fuit loin de ses paupières; son ame est en proie aux plus violentes agitations. Le moindre bruit, le souffle du vent, le mouvement d'une feuille, tout est pour lui Thermutis. Le sommeil vient-il assoupir ses sens, il croit fuir encore, regarde sans cesse derrière lui, voit Thermutis, qui ne pensoit guère à le poursuivre. Il appelle, il repousse ensuite le sommeil, qui lui présente des objets plus effrayans que la réalité. La nuit même lui paroît plus longue que les autres nuits, et redouble encore ses frayeurs.
Enfin le retour de la lumière rend le calme et la joie à son esprit. Il diminue d'abord la longueur de ses cheveux. Il se dépouille de tout ce qui pouvoit lui donner quelque ressemblance avec les brigands. Entre autres moyens qu'ils emploient pour inspirer la terreur, ils rabattent une partie de leurs cheveux sur leur front, et laissent flotter l'autre sur leurs épaules, persuadés que la chevelure, qui relève la beauté d'un amant, donne aussi aux brigands un air terrible. Cnémon retranche donc de sa chevelure ce qui le rendoit semblable aux Bucoles, et il se hâte de se rendre à Chemmis, comme il en étoit convenu avec Théagènes.
Déjà il approchoit du Nil et se disposoit à le passer pour gagner ce village, lorsqu'il voit errer ça et là, à grands pas, sur les bords du fleuve, un vieillard qui semble s'entretenir avec les flots et leur communiquer de tristes réflexions. Sa chevelure, blanche comme la neige, descend le long de ses épaules, à la manière des prêtres. Une barbe épaisse et vénérable ombrage son menton; sa robe et le reste de son costume ressemble à celui des Grecs. Cnémon s'arrête quelques instans: livré tout entier à ses méditations, l'esprit attaché au seul objet qui l'occupe, le vieillard passe et repasse devant lui sans l'appercevoir. Cnémon se présente à sa rencontre: Que la joie soit dans votre cœur, dit-il! De la joie? répond le vieillard, il n'en est plus pour moi; la fortune lui a fermé pour jamais rentrée de mon ame. Vous êtes étranger, reprend Cnémon, vous êtes Grec?—Non, je ne suis point grec, ni étranger. L'Egypte est ma patrie.—Pourquoi donc portez-vous l'habit grec?—Si vous me voyez revêtu de cette robe magnifique. ce sont mes malheurs qui en sont cause.[8] Cnémon, étonné de voir ainsi un homme tirer sa parure de ses malheurs mêmes, le prie de les lui raconter. Mes malheurs, dit le vieillard; les Troyens n'en souffrirent pas plus, et ils égalent la multitude des abeilles qui sont dans une ruche: c'est un récit qui vous fatigueroit.[9] Mais vous, jeune étranger, où allez-vous? d'où venez-vous? Comment! un grec en Egypte!—Votre question me surprend. Je vous ai prié de me raconter vos malheurs; vous ne m'avez encore rien appris de ce qui vous touche, et vous voulez que je vous parle de moi!—Non, je ne veux point vous insulter, votre extérieur m'annonce un grec que la fortune a contraint de se déguiser. Vous souhaitez ardemment connoître mes aventures; vous serez satisfait: j'ai moi-même un tel désir de les raconter, que si vous ne vous fussiez présenté, je les aurois racontées, comme on dit, à ces roseaux. Quittons les bords du fleuve; le soleil du midi y darde ses rayons enflammés: ce lieu n'est point un théâtre propre à un récit aussi long. Allons au village que vous voyez devant vous, si une affaire plus pressante ne vous appelle point ailleurs. Je vous y donnerai l'hospitalité, non chez moi, mais dans la maison d'un mortel vertueux, qui m'a reçu dans mes malheurs et qui m'a donné un asyle chez lui. Là, je satisferai votre curiosité, là aussi vous m'apprendrez ce qui vous est arrivé. Je le veux bien, dit Cnémon; je vais moi-même dans ce village, je dois y attendre quelques-uns de mes amis.
Ils entrent tous deux dans une barque (plusieurs étoient attachées au rivage, toujours prêtes à recevoir les passagers pour un léger salaire,) et se font porter à l'autre bord. Ils gagnent le village, arrivent dans la maison où logeoit le vieillard. Le maître en étoit absent; mais sa fille, qui déjà avoit atteint l'âge nubile, ses esclaves, qui respectoient ce vieillard comme leur père, les reçurent fort bien: elles ne faisoient sans doute que suivre les ordres de leur maître. L'une lave leurs pieds, essuie la poussière de leurs jambes; l'autre arrange leur chambre et leur prépare des lits commodes; celle-ci apporte un vase et allume du feu; celle-là dresse une table qu'elle charge de mets et de fruits de toute espèce.
O mon père! s'écrie Cnémon étonné; sans doute nous sommes dans la demeure de Jupiter hospitalier. Quelle bonté, quelle attention, quelle bienveillance on nous témoigne! Non, répond le vieillard, nous ne sommes pas dans la demeure de Jupiter, mais dans celle d'un homme qui respecte Jupiter, protecteur des étrangers et des supplians; mon fils, c'est un marchand qui a beaucoup voyagé. Les villes sans nombre qu'il a vues, l'étude qu'il a faite des mœurs et du caractère de beaucoup de peuples et de nations, lui ont donné une grande expérience. Il a déjà donné plusieurs fois asyle dans sa maison à des malheureux et à moi, entre autres, lorsqu'il me rencontra, il y a quelques jours, errant et dans l'affliction.—Pourquoi donc, mon père, erriez-vous ainsi?—Des brigands, mon fils, des brigands m'ont arraché mes enfans. Je les connois ces barbares ravisseurs, mais je ne puis les punir. J'erre dans ces lieux témoins de mes malheurs; je les arrose de mes larmes. Telle la sensible tourterelle, à la vue du serpent qui a porté la désolation dans sa demeure, dévoré ses enfans sous ses yeux, n'ose approcher, ne peut fuir. Il se livre dans son cœur un combat violent entre la tendresse maternelle et la crainte de la mort. Elle voltige autour de son nid; ses prières sont vaines; ses gémissemens ne sont point entendus d'un monstre qui ne connut jamais la pitié!—Voudriez-vous, mon père, m'instruire des circonstances d'un évènement aussi cruel et aussi affligeant?—Oui, vous saurez tout; mais il faut commencer par appaiser la faim qui nous presse. C'est sans doute dans un moment pareil, c'est parce que tout lui est subordonné, qu'Homère l'appelle impérieuse. Conformons-nous d'abord aux usages établis en Egypte par les sages; commençons par faire des libations aux dieux: c'est un devoir auquel jamais rien ne pourra me faire manquer; jamais la douleur n'absorbera mon ame jusqu'à me faire oublier ce que je leur dois. En même-tems il verse de l'eau pure d'une coupe qu'il tient dans sa main. J'offre ces libations, dit-il, aux dieux de l'Egypte et de la Grèce, à Apollon-Pythien. Je les offre aussi à Théagènes et à Chariclée, dont la vertu égale la beauté. Oui, je les mets au nombre des dieux. Ses larmes coulent en prononçant ces dernières paroles, et sont comme une seconde libation offerte à ces deux amans.
Au nom de Théagènes et de Chariclée, Cnémon est frappé d'étonnement. Il parcoure des yeux le vieillard. Que dites-vous, s'écrie-t-il? Théagènes et Chariclée sont vos enfans?—Oui, reprend le vieillard, ils sont mes enfans, quoique je n'aie jamais connu leur mère. La fortune et les dieux me les ont donnés. C'est mon cœur qui les a enfantés; ma tendresse m'a donné auprès d'eux les droits de la nature; depuis ce temps, ils me regardent comme leur père et m'en donnent le nom. Mais, dites-moi, d'où les connoissez-vous?—Non-seulement je les connois; mais encore je vous annonce qu'ils sont pleins de vie. O Apollon! s'écrie le vieillard, dieux puissans! où sont-ils? montrez-les moi. Oui, vous serez mon sauveur, vous serez un dieu pour moi.—Quelle sera ma récompense?—L'hospitalité, que je vous donne ici, est le premier gage de ma reconnoissance: il n'en est pas, je crois, de plus beau pour un cœur ami de la vertu; bien des hommes regardent un pareil bienfait comme le plus précieux des trésors; et si, comme les dieux nous le promettent, nous rentrons bientôt dans notre patrie, nos richesses seront à vous; vous pourrez satisfaire vos désirs.—Vous ne me faites que des promesses, vous ne me donnez que des espérances incertaines, tandis que vous pouvez, dès l'instant même, me témoigner votre gratitude.—Dites, que demandez-vous? Il n'est point de sacrifice qui me coûte, fallût-il vous immoler une partie de moi-même.—Il ne faut pas vous mutiler; mais je me croirai bien récompensé, si vous me révélez le secret de la naissance de vos enfans; si vous m'apprenez quelle est leur patrie, comment ils se trouvent ici, et ce qui leur est arrivé.—Vous me demandez une récompense bien grande: il n'est rien qui l'égale; les richesses du monde entier ne lui sont pas comparables. Prenons auparavant un peu de nourriture; vous aurez à m'écouter pendant long-tems, et moi un long récit à vous faire.
Leur repas fut des noix, des figues; des dattes nouvellement cueillies, et d'autres fruits semblables. Le vieillard, accoutumé à une nourriture simple et frugale, n'accordoit jamais rien aux sens aux dépens de la raison. Jamais il ne donnoit la mort à aucun être vivant pour se nourrir de sa chair; sa boisson fut de l'eau, taudis que Cnémon but du vin. Mon père, dit Cnémon quelques instans après, Bacchus, comme vous le savez, se plaît aux entretiens, et n'est pas ennemi de la joie: ce dieu s'est emparé de moi, je suis prêt à vous entendre. Je réclame les promesses que vous m'avez faites: il est temps de nous représenter ici, comme sur un théâtre, la pièce que vous m'avez annoncée.—Eh bien! je vais vous satisfaire. Je voudrois que le généreux Nausiclès fût ici; plusieurs fois il m'a demandé de lui faire part de mes aventures, je me suis toujours refusé à ses instances sous différens prétextes—Où pourroit-il être à présent? Le nom de Nausiclès ne m'est pas inconnu;—Il est à la chasse.—Quelle espèce de chasse?—A la chasse des Bucoles, brigands par état, les plus féroces des animaux, très-difficiles à atteindre. Ils se retirent dans un marais, qui leur sert de repaire.—Il a sans doute à se plaindre d'eux?—Ils lui ont enlevé une Athénienne, son amante, qu'il appeloit Thisbé. Hélas! s'écrie Cnémon; et il se tait, comme s'il se reprenoit lui-même. Qu'avez-vous donc, dit le vieillard? Je m'étonne, reprit Cnémon, pour lui donner le change, et je désirerois savoir avec quelles forces et comment il a osé entreprendre une pareille expédition.—Oroondates gouverne l'Egypte au nom du roi de Perse. Mitrane, un de ses officiers, réside par son ordre dans ce village. Nausiclès l'a engagé, à force d'argent, à le suivre avec une armée puissante en cavalerie et en infanterie. Il regrette dans Thisbé moins son amante, qu'une excellente musicienne, qu'il devoit conduire, disoit-il, au roi d'Ethiopie, pour accompagner l'épouse de ce monarque, lui apprendre les jeux et les amusemens en usage chez les grecs, Privé des sommes immenses, qu'il attendoit pour un pareil présent, il met tout en usage pour la tirer des mains des Bucoles. Moi-même je l'ai excité a cette entreprise, dans l'espérance de retrouver aussi mes enfans.—C'en est assez sur les Bucoles, les Satrapes, les rois eux-mêmes. Vous m'entraînez, sans que je m'en apperçoive, loin de notre sujet. Ceci est un épisode étranger à la pièce.[10] Revenons donc à ce que vous m'avez promis. Vous cherchez, comme un autre Protée, à m'échapper, non par l'illusion et la rapidité de vos métamorphoses, mais à me faire perdre de vue mon objet, par vos digressions.—Vous serez satisfait. Je vais commencer par vous raconter succinctement mes propres aventures. N'attendez pas de moi que je répande des fleurs sur mon récit. Je ne vous mettrai sous les yeux qu'un tableau simple et exact des faits.
Memphis m'a vu naître. Je suis père; je m'appelle Calasiris. Errant aujourd'hui, il n'y a pas long-tems que j'étois grand-prêtre. Je fus uni, suivant les lois de ma patrie, à une épouse que la loi de la nature m'enleva bientôt. Lorsqu'elle se fut endormie du sommeil éternel, je vécus heureux avec deux enfans qu'elle m'avoit laissés. Quelques années se passèrent ainsi. Mais bientôt une fatale révolution des astres changea le cours de ma destinée; le bras du fils de Saturne s'appesantit sur moi. Je vis fondre sur moi des maux que ma science me montra bien, mais qu'elle ne put me faire éviter. Il est possible de prévoir les coups du sort, mais il n'est pas possible de s'y soustraire; et la prévoyance alors n'en est pas moins un véritable bien: elle adoucit l'amertume des revers. Les malheurs inattendus nous accablent; mais ils nous semblent plus légers, quand nous les avons prévus. Dans le premier cas, l'ame est terrassée par des coups subits; dans le second, elle est déjà familiarisée avec les douleurs, quand elles fondent sur nous: voici ce qui m'arma.
Une femme de Thrace, d'une beauté rare et qui ne le cédoit qu'à celle de Chariclée, nommée Rhodope (je ne sais d'où elle venoit, ni comment elle fit le malheur de tous ceux qui la connurent) parcourait l'Egypte et se montra à Memphis. Un cortège nombreux la suivoit: brillante de luxe et d'opulence, elle étoit consommée dans l'art d'exciter les passions et de séduire. Il étoit impossible de la voir sans se laisser éblouir: il partoit de ses yeux des traits qui pénétroient jusqu'au fond de l'ame et y faisoient des blessures incurables.[11] Elle venoit souvent au temple d'Isis, dont j'étois grand-prêtre, faisoit à la déesse de riches offrandes et beaucoup de sacrifices. Je rougis de le dire; plus je la regardois, plus elle me paroissoit belle. Ses charmes triomphèrent des principes de sagesse, dont j'avois fait profession pendant toute ma vie. J'opposai long-tems la raison à la séduction des sens.[12] Enfin je cédai; je sentis les feux de l'amour brûler dans mon cœur; je crus voir dans cette femme la source des maux qui devoient m'accabler et que la divinité m'avoit annoncés: elle me parut servir d'instrument aux destins qui me menaçoient. Je crus que le dieu qui me poursuivoit, s'étoit revêtu de ses traits. Je résolus de ne pas flétrir des fonctions que j'exerçois depuis ma jeunesse; je ne voulus pas souiller la majesté des temples et des autels. Je m'imposai la peine que méritoient des fautes que, graces aux dieux, je n'avois commises qu'en idée. La raison fut mon juge: je me punis de l'exil; je quittai ma patrie pour me dérober à la rigueur des destins, prêt à souffrir tout ce qu'ils décideroient de moi et pour fuir en même-tems le danger auquel m'exposoit Rhodope. Je craignis, ô mon fils, que la funeste influence de mon astre ne l'emportât, que quelque foiblesse ne déshonorât ma vie passée. Mais ce qui me détermina sur-tout à m'éloigner de ma patrie, furent mes enfant. Plus d'une fois les oracles des dieux me les avoient montrés les armes à la main l'un contre l'autre: je voulus donc fuir un spectacle auquel je crois que le soleil lui-même refuseroit sa lumière; je m'expatriai pour que mes regards paternels ne lussent pas souillés par l'effusion du sang de mes enfans. Je ne prévins personne que je quittois ma patrie et la maison paternelle. Je feignis un voyage à la fameuse Thèbes, pour voir l'aîné de mes enfans qui étoit alors chez son grand-père maternel et qui s'appeloit Thyamis.
Le nom de Thyamis est comme un trait qui frappe Cnémon. subitement; mais il est maître de lui et garde le silence, pour entendre la suite du récit de Calasiris. Le vieillard continue ainsi:
Je passe sous silence une grande partie de mes voyages, qu'il est inutile de vous raconter. J'appris que dans la Grèce il y avoit une ville nommée Delphes, consacrée à Apollon, le temple commun de tous les dieux, l'école des sages, dont la tranquillité n'étoit jamais troublée par aucune émeute populaire. Je partis pour cette ville, séjour si digne d'un grand-prêtre: je la préférai à toutes les autres, parce qu'elle est particulièrement attachée au culte des dieux et aux cérémonies religieuses. J'abordai par le golphe de Crisa à Cyrrha. A peine fus-je sorti du vaisseau que je me rendis à la ville. En y entrant, je sentis comme mon oreille frappée d'une harmonie divine. Delphes me parut, sur-tout par sa situation, le séjour des immortels. Le Parnasse, comme une citadelle construite par la nature sans le secours de l'art, la domine dans toute son étendue: à ses pieds est une espèce d'angle, dans l'intérieur duquel elle est comme enfermée.
Votre description est exacte, dit Cnémon; fussiez-vous inspiré par l'oracle, vous ne parleriez pas avec plus de vérité ni de justesse. Tel étoit le tableau que m'en faisoit mon père, qui avoit vu cette ville, lorsqu'Athènes l'avoit député à l'assemblée des Amphictyons.—Vous êtes donc Athénien?—Oui.—Votre nom?—Cnémon.—Votre histoire?—Je vous la raconterai. Mais à présent continuez votre récit.—Je le reprends, et je retourne à Delphes.
Après avoir admiré le stade de la ville, ses places, ses fontaines, Castalie elle-même, après m'être purifié dans ses eaux, je me hâte d'aller au temple. J'avois entendu dire à la foule nombreuse qui y couroit; que le moment étoit arrivé où la prêtresse montoit sur le trépied. J'entre; je me prosterne devant la divinité: je lui adresse des vœux du fond de mon cœur. La Pythie me répond ainsi:
«O toi qui, pour te soustraire à ta funeste destinée, fuis les fertiles plaines que le Nil arrosse, ne te laisses point abattre; je te rendrai les campagnes d'Egypte. Aujourd'hui je te prends sous ma protection.»
A peine eus-je entendu cet oracle, que je me prosterne au pied des autels, conjurant le Dieu de jeter sur moi un regard favorable. La multitude qui m'environne, me félicite de l'oracle rendu en ma faveur, la première fois que je viens au temple: tous me caressent; tous me témoignent beaucoup d'égards; ils disent que depuis le Spartiate Lycurgue, je suis le seul dont le Dieu se soit ainsi déclaré le protecteur. Je fis entendre que je désirois fixer ma demeure dans les environs du temple. On me l'accorda; on arrêta même que je serois nourri aux dépens du trésor public. Enfin rien ne manquoit à mon bonheur: ma vie étoit consacrée au culte des dieux. J'étois sans cesse au milieu des sacrifices que les étrangers et les habitans du lieu offroient tous les jours dans le temple, pour se concilier la faveur du Dieu qui l'habite, ou je m'entretenois avec des sages que l'on voit se rassembler autour du temple d'Apollon Pythien; en un mot, la ville consacrée au Dieu qui préside le chœur des neuf Muses, est le centre des sciences et des lettres. Dans les commencemens de mon séjour, je fus accablé d'une multitude de questions que l'on me faisoit sur divers sujets. L'un me demandoit quel culte les Egyptiens rendent aux dieux indigènes. Un autre, pourquoi certains animaux obtiennent de certaines personnes les honneurs de l'apothéose, et m'interrogeoit sur les différentes traditions du pays; celui-ci, sur la construction des pyramides; celui-là, sur la sinuosité des canaux qui fécondent l'Egypte: en un mot, leur curiosité ne laissoit échapper aucune particularité. Tout ce qui parle, tout ce qui traite de l'Egypte, fixe singulièrement l'attention des Grecs.
Ils me questionnoient encore sur le Nil, sur sa source, sur les lois particulières auxquelles il est assujetti. Ils me demandoient pourquoi, de tous les fleuves, il est le seul qui déborde en été. Je leur disois ce que je savois sur ce fleuve, ce que j'avois lu dans les livres sacrés, qui ne sont ouverts qu'aux ministres du culte. Le Nil, leur disois-je, prend sa source à l'extrémité de l'Ethiopie, sur les frontières de la Lybie, où l'orient finit et le midi commence, La crûe de ses eaux en été ne vient point, comme quelques-uns l'ont pensé, du souffle opposé des vents, qui soulèvent ses flots; mais ces vents, vers le solstice d'été, rassemblent tous les nuages des climats septentrionaux, les poussent vers le midi, les amoncèlent dans la Zone torride: les chaleurs excessives les empêchent de passer outre Réunis, entassés avec les autres vapeurs de cette Zone, ces nuages se résolvent en humidité; des pluies abondantes tombent en torrens; le Nil grossit: ce n'est plus un fleuve, c'est une mer qui franchit ses digues, couvre l'Egypte de ses flots, et féconde ses campagnes dans son passage.[13] Ses eaux tombées du Ciel, sont bonnes à boire; elles ne conservent plus la chaleur qu'elles ont à leur source, et ne sont que tièdes. Aussi de tous les fleuves, le Nil est-il le seul qui n'exhale point de brouillards, tandis qu'il s'en couvriroit, si, comme le prétendent quelques illustres personnages de la Grèce, la fonte des neiges étoit la cause de son accroissement.
Pendant que je parlois ainsi, un prêtre d'Apollon, que je connoissois beaucoup, nommé Chariclès, me dit: j'adopte votre avis; c'est ainsi que j'ai entendu expliquer les phénomènes du Nil aux prêtres qui demeurent à Catadupes.—Vous avez donc été dans ce pays?—~ Oui, sage Calasiris.—Quelle affaire vous y a conduit?—Des malheurs domestiques, qui sont devenus pour moi une source de félicité. Je parus étonné d'une telle réponse. Votre étonnement cessera, dit-il, quand je vous aurai instruit de tout, et je vous en instruirai quand vous voudrez.—Eh bien, je ne demande pas mieux que de vous entendre à l'instant même. Chariclès aussitôt fait éloigner la foule qui nous environne et me parle ainsi:
Des raisons particulières me font désirer depuis long-tems de vous entretenir de ce qui m'est arrivé. J'avois une épouse, mais je n'avois point d'enfans. Enfin, sur le déclin de l'âge, mes vœux ardens furent exaucés, et une fille m'appela du nom de père. Apollon m'avoit averti qu'un astre malfaisant présideroit à sa naissance. Déjà elle étoit nubile. Je l'unis à celui que je crus le plus vertueux parmi les nombreux amans qui briguèrent sa main. La première nuit où le lit nuptial la reçut, le feu du ciel, ou une flamme allumée par le crime, tomba sur la chambre et consuma ma fille. Les cris de la douleur succédèrent aux chants de l'hymenée. De la pompe nuptiale, elle fut portée au tombeau; les flambeaux de l'hymen furent changés en torches funèbres, qui allumèrent le bûcher et réduisirent ma fille en cendres.
Peu contente de cette proie, la mort en saisit bientôt une autre: bientôt mes mains élevèrent un second tombeau. Mon épouse, inconsolable de la perte de sa fille, mourut peu de tems après de douleur et de regrets. Ecrasé sous le poids du malheur, je ne voulus pas cependant quitter la vie: c'est un crime pour un ministre des dieux de se donner la mort; mais je quittai ma patrie, pour ne pas rester chez moi dans une solitude affreuse. L'éloignement des objets qui peuvent nous rappeler de tristes souvenirs, contribue beaucoup à nous faire oublier nos maux. J'errai de climats en climats; j'allai en Egypte, jusqu'à Catadupes, pour voir les cataractes du Nil. Voilà, mon cher Calasiris, la cause de mon voyage dans votre patrie.
Mais je ne veux pas vous laisser ignorer une rencontre que je fis dans mes voyages, qui est même ce qu'ils ont de plus remarquable. Je profitais de mon séjour pour visiter la ville. Le tems avoit adouci l'amertume de mes regrets; je songeois à revenir dans ma patrie, et j'achetois quelques objets rares dans la Grèce, lorsqu'un homme d'un extérieur imposant, dont la figure annonçoit un esprit cultivé, dans la fleur de l'âge, d'un noir d'ébène, s'approche de moi, me salue et me dit en langue grecque, qu'il ne parloit pas avec facilité, qu'il désiroit m'entretenir. J'y consens; il me conduit dans un temple voisin et me parle ainsi:
Je vous ai vu acheter quelques feuilles, quelques racines des Indes, d'Ethiopie et d'Egypte; si vous voulez traiter avec moi de bonne-foi, sans fraude, sans artifice, je suis prêt à vous montrer mes marchandises.—Je le veux bien, montrez-les moi.—-Je vais vous les montrer; il ne faut pas ici cet esprit d'intérêt qui guide les marchands.—Promettez-moi aussi de ne pas me demander un prix excessif.
En même-tems il prend de dessous son bras un petit sac, et me montre une quantité prodigieuse de diamans: c'étoient des pierreries de la grosseur d'une petite noix, parfaitement rondes, la plûpart d'une blancheur éclatante; les unes, vertes comme le gazon au printems, brilloient d'un éclat doux et uni, comme si elles eussent été frottées d'huile: d'autres imitoient la couleur des bords de la mer, dominés par un énorme rocher, et qui se teignent du tendre coloris de la violette. Enfin, de cet assemblage résultait un éclat mélangé, dont les nuances flattaient agréablement la vue.
Etranger, lui dis-je après les avoir considérées, il vous faut chercher d'autres acheteurs. Tout ce que je possède ne suffiroit pas pour payer un seul de ces diamans—Eh bien, si vous ne pouvez les acheter, vous pouvez les recevoir en présent.—Sans doute je peux bien les recevoir en présent; mais je ne vois pas pourquoi vous vous moquez ainsi de moi.—Je ne me moque point de vous; je parle très-sérieusement; j'en prends à témoin le Dieu que l'on adore dans ce temple. Je vous donnerai toutes ces choses, si vous voulez recevoir encore un autre présent, bien plus précieux. A ces derniers mots, je ne pus m'empêcher de rire. Pourquoi riez-vous, me dit-il?—Quoi! promettre toutes ces richesses, offrir d'en payer l'acceptation dune récompense encore plus précieuse, n'est-ce pas une chose bien capable de faire rire?—Croyez ce que je vous dis; jurez-moi d'user de mon présent comme je vous le dirai. J'étois étonné, embarrassé; j'espérois, je jurai.
A peine eus-je fait le serment prescrit, qu'il me mène chez lui et me montre une jeune fille d'une beauté parfaite et divine. Il me dit qu'elle étoit âgée de sept ans: je croyois qu'elle touchoit déjà à l'âge de puberté, tant il est vrai que les charmes de la beauté trompent les yeux, et suppléent au nombre des années. Interdit, stupéfait, je ne pouvois me lasser d'admirer cette jeune personne; quand cet étranger, reprenant la suite de son discours me parla ainsi:
Celle que vous voyez, étranger, a été exposée par sa mère, enveloppée de langes, abandonnée à la fortune pour des causes dont vous serez instruit par la suite. Je l'ai vue et je l'ai enlevée; il ne m'étoit pas permis d'abandonner au milieu des dangers une ame qui animoit un corps humain: c'est un des dogmes de nos Gynmosophistes, dont j'avois mérité, depuis quelque tems, d'entendre les leçons. Les yeux de cet enfant, même dans cet état d'abandon, brilloient d'un éclat divin: je vis la douceur et la majesté peintes dans ses regards. Elle avoit un collier formé de ces diamans que je viens de vous montrer et une bandelette tissue de fils de soie, sur laquelle son histoire étoit tracée en caractères du pays. La prévoyance de sa mère lui avoit sans doute, en l'exposant, donné ces indices pour la faire reconnoître. A peine eus-je parcouru ces caractères, que je vis d'où elle étoit et quels étoient ses parens. Je la pris, je l'emportai à une de mes terres loin de la ville. Je la remis à mes pasteurs, auxquels je recommandai le plus inviolable secret. Je gardai tous les objets que j'avois trouvés avec elle, dans la crainte qu'ils ne devinsent pour elle un arrêt de mort. C'est ainsi que le berceau de cet enfant a été enveloppé de ténèbres épaisses.
Le tems ne faisoit qu'ajouter à ses charmes; ses traits se développoient, s'agrandissoient et prenoient un caractère au-dessus de la condition de l'homme. La beauté ensevelie dans les entrailles de la terre ne pourroit rester inconnue, et je crois que son éclat la trahiroit. Je craignis donc que le mystère de sa naissance ne fût révélé, qu'il ne lui en coutât la vie et que je ne fusse moi-même victime de mes soins. Étant venu à bout de me faire envoyer en ambassade vers le Satrape d'Egypte, je l'ai emmenée avec moi pour mettre ses jours en sûreté. Je vais remplir aujourd'hui l'objet de ma mission; car le Satrape m'a annoncé qu'il me donneroit audience. J'abandonne cette jeune fille à vos soins, à la protection des dieux qui le veulent ainsi. Je vous la remets aux conditions que vous avez juré d'observer. Elle sera libre; vous ne la marierez qu'à un homme de condition libre, telle que vous la recevez de mes mains, ou plutôt de celles de sa mère elle-même. Par les informations que j'ai prises depuis plusieurs jours que vous êtes ici, je me suis assuré de votre vertu, de votre patrie. Vous êtes né dans la Grèce; plein de confiance en votre probité, je me flatte que vous exécuterez tout ce que vous m'avez juré. Mes affaires ne me permettent pas de vous en dire davantage pour le présent. Demain, trouvez-vous auprès du temple d'Isis, je vous donnerai des renseignemens plus exacts et plus circonstanciés.
Je fis tout ce qu'il m'avoit dit. Je pris la jeune fille; je la couvris d'un voile et je la portai chez moi. Je passai le reste de la journée à lui prodiguer des soins et de tendres caresses. Je rendois grâce aux dieux d'une si heureuse rencontre: dès ce moment je la regardai comme ma fille, et je lui donnai ce nom.
Le lendemain, au lever de l'aurore, je me hâte de me rendre au temple d'Isis, comme j'en étois convenu avec l'étranger. Après m'être long-tems promené, ne le voyant pas paroître, je me rends au palais du Satrape; je m'informe si l'on n'a pas vu l'ambassadeur d'Ethiopie; on me dit qu'il est parti, qu'il a été renvoyé avec menaces de la mort de la part du Satrape, si, avant le coucher du soleil, il n'étoit pas sorti de ses états. J'en demande la raison; c'est, me dit-on, parce qu'il a ordonné au Satrape de ne pas toucher aux mines de diamans, sous prétexte qu'elles appartiennent aux Ethiopiens.
Je m'en retourne pénétré de chagrin et comme frappé d'un coup violent, de n'avoir pu apprendre quelle est cette jeune fille, son pays et qui lui a donné le jour. N'en soyez pas étonné, lui dit Cnémon, car moi-même j'en suis fâché; mais peut-être que je l'apprendrai.
Vous le saurez sans doute, lui répond Calasiris, écoutez la suite du récit de Chariclès.
De retour chez moi, je vois venir cette jeune fille au-devant de moi, sans me dire une seule parole; car elle ne savoit pas la langue grecque. Elle me salue de la main. Sa seule vue porte la joie dans mon ame: je l'admirois. Comme les petits chiens de bonne race caressent tous ceux qu'ils ne connaissent que depuis peu de temps, elle étoit déjà sensible à l'amitié que je lui avois témoignée. Elle m'aimoit comme son père. Je résolus de quitter Catadupes; je craignois que le destin jaloux ne me ravît encore cette seconde fille. Je descendis le Nil. Arrivé à la mer, je trouvai un vaisseau et je m'embarquai pour revenir dans ma patrie.
Ma fille est actuellement ici.... Oui, ma fille; je lui ai donné mon nom: elle est l'unique appui de ma vieillesse. Elle me cause aujourd'hui des chagrins bien cuisans; du reste elle a surpassé mes espérances: elle a appris la langue grecque en très-peu de tems; elle s'est développée, comme une jeune plante favorisée de la nature. Sa beauté efface celle de ses compagnes, et lui attire les regards de tous les étrangers. Partout où elle se montre, dans les temples, dans les jeux, dans les places publiques, ses traits, comme ceux d'une statue parfaite, fixent sur elle les yeux et l'attention de tout le monde.
Avec toutes ces belles qualités, elle me cause des déplaisirs mortels; elle dédaigne les nœuds de l'hymen; elle veut garder une perpétuelle virginité. Diane est sa divinité chérie; elle ne connoît d'autre plaisir que de chasser; tirer de l'arc. La vie est devenue pour moi un fardeau insupportable: j'espérois lui donner pour époux mon neveu, jeune homme aimable, dont la société et le commerce sont remplis d'agrémens. Tous ces avantages ne lui servent de rien; elle demeure inébranlable dans sa résolution: caresses, promesses, raisons, tout est inutile. Ce qui m'afflige le plus,c'est qu'elle tourne contre moi les armes que je lui ai données.[14] Elle tire de l'instruction et des leçons qu'elle a reçues de moi, des preuves de la bonté du plan de vie qu'elle a embrassé. La chasteté, à ses yeux, est une vertu plus qu'humaine; elle nous approche de la divinité: c'est un bien incorruptible, impérissable, que rien ne peut altérer; Vénus, les Amours, l'Hymen, ne méritent que le mépris. O Calasiris! j'implore votre secours. J'ai profilé de l'occasion favorable, que m'a présenté le hasard pour vous entretenir un peu long-tems: obligez-moi; employez auprès d'elle toutes les ressources que peuvent vous fournir votre adresse, vos lumières, votre éloquence; persuadez-lui qu'elle est née femme. Vous pouvez aisément la voir, si vous le désirez: elle ne fuit point la société des hommes; très-souvent elle est au milieu d'eux, et n'en reste pas moins vierge. Elle habite, comme vous, l'enceinte qui environne le temple. Ne rejetez pas mes prières, ne souffrez pas que je passe ma vieillesse dans une triste solitude, sans enfans, sans consolation. Je vous en conjure au nom d'Apollon, et de tous les dieux que vous adorez en Egypte.
Je ne pus retenir mes larmes, mon fils, quand je vis couler celles de Chariclès; je lui promis de faire tout ce qui seroit en mon pouvoir.
Pendant que nous réfléchissions sur les moyens de changer le cœur de Chariclée, on vint annoncer à Chariclès que le chef de la théorie[15] des Ænéens étoit depuis long-tems à la porte du temple, et attendait le grand-prêtre pour commencer le sacrifice. Je demandai à Chariclès quels étoient ces Ænéens, cette théorie et le sacrifice qu'ils venoient offrir. Les Ænéens, me dit-il, sont les plus nobles des Thessaliens; leur sang est le plus pur de la Grèce: ils descendent d'Hellen, fils de Deucalion, et habitent les bords du golphe de Mélie; ils donnent à leur capitale le superbe nom d'Hypate, nom qui lui vient, selon eux, de sa supériorité et de sa prééminence sur les autres villes, et selon d autres, de sa situation aux pieds du mont Æta. Tous les quatre ans, à l'époque de la célébration des jeux pythiques qui, comme vous le savez, se célèbrent actuellement, les Ænéens envoient une théorie pour offrir des sacrifices à Néoptolême, fils d'Achille; car c'est ici, au pied même de l'autel d'Apollon, qu'il expira sous les coups du perfide Oreste, fils d'Agamemnon.
Cette théorie est plus magnifique que toutes les autres; celui qui est à sa tête prétend descendre d'Achille. J'ai vu ce jeune homme, rien en lui ne dément cette origine: sa beauté, sa taille annoncent vraiment une naissance illustre. Je parus surpris; je lui demandai comment un Ænéen osoit se dire descendant d'Achille; car l'Egyptien Homère dit dans ses ouvrages qu'Achille étoit de la Phthie. Ce Thessalien, me répondit Chariclès, et tous les Ænéens avec lui, n'en soutiennent pas moins qu'Achille naquit parmi eux; que Thétis sortit du golphe de Mélie pour épouser Pelée; que cette contrée étoit autrefois appelée Phthie; que la célébrité d'Achille a seule dicté tant d'impostures aux autres peuples sur la naissance du vainqueur d'Hector. Il fait même remonter son origine jusqu'aux Æacides. Il dit que Ménesthius, l'un de ses ayeux, fils du Sperchius et de Polydore, fille de Pelée, accompagna Achille sous les murs de Troye, comme un de ses premiers capitaines; qu'il dut à sa naissance le commandement du premier corps des Mirmidons. Tant de titres de noblesse, tant de preuves qu'Achille est né parmi eux, sont encore appuyées par ce sacrifice immolé à ses mânes. Ils prétendent que les
Thessaliens ne leur ont cédé le droit de l'offrir, que parce qu'ils reconnoissent les liens qui.... On peut, dis-je à Chariclès, leur céder toutes leurs prétentions, convenir de la vérité de ce qu'ils disent. Faites venir ce jeune homme; je désire ardemment de le voir.
Chariclès s'empresse de me satisfaire, et le jeune homme paroît. Il avoit en effet beaucoup de traits d'Achille, son regard, sa fierté; il portoit la tête droite: sa chevelure, séparée dessus son front, étoit bouclée et arrêtée par derrière; sur son visage étoit peint un courage martial;[16] ses narines ouvertes respiroient l'air librement; ses yeux, d'un bleu foncé, tiroient un peu sur le noir; son regard avoit une noble et aimable fierté, et faisoit l'impression d'une mer qui se calme après avoir été agitée.
Lorsqu'il nous eut fait les complimens d'usage, auxquels nous ne manquâmes point de répondre: il est tems, dit-il à Chariclès, d'offrir le sacrifice, afin que nous puissions faire des libations sur le tombeau de Néoptolême, et accomplir toutes les cérémonies usitées. Allons, reprit Chariclès; et en même tems il se leva. Vous verrez Chariclée aujourd'hui, dit-il, en s'adressant à moi, si vous ne l'avez pas encore vue: il est d'usage que la prêtresse de Diane assiste à cette solemnité, et aux libations que l'on offre à Néoptolême.
J'avois déjà vu plusieurs fois Chariclée; plus d'une fois elle avoit immolé avec moi des victimes; elle m'avoit plus d'une fois questionné sur les choses saintes cependant je ne répondis rien à Chariclès, attendant l'avenir avec impatience.
Nous dirigeâmes nos pas vers le temple: déjà les Thessaliens avoient tout préparé. Quand nous arrivâmes aux autels, le jeune homme commençoit déjà le sacrifice, qui fut précédé de la prière du grand-prêtre. La Pythie, du fond du sanctuaire, rendit cet oracle:
Célébrez, ô Delphiens, celle dont le nom commence par Charis et finit par Cléos, et le fils de la déesse; ils quitteront mon temple, fendront les flots écumans, arriveront dans un pays brûlé par le soleil. Là, une mître blanche, qui couronnera leurs cheveux noirs, sera la récompense de leur vertu.
Cet oracle jette tous les Delphiens dans une grande perplexité: ils ne peuvent en pénétrer le sens; chacun l'interprète diversement et selon ses désirs; mais personne n'en donne la véritable explication. Les oracles,
comme les songes, ne s'interprètent guère que par l'événement. Les Delphiens, d'ailleurs, tout occupés de la magnificence et de l'éclat de la cérémonie, ne s'appliquent point à démêler le sens de celui-ci.
Calasiris continue son récit. Description de la pompe des Ænéens. Portrait de Théagènes et de Chariclée. Sacrifice des Thessaliens. Entrevue de Théagènes et de Chariclée. Maladie de Chariclée. Inquiétudes de Chariclès. Dissertation sur les enchantemens. Théagènes donne un repas. Songe de Calasiris. Des apparitions des dieux. Naissance et patrie d'Homère. Étude des Egyptiens. Théagènes découvre son amour à Calasiris. Chariclès prie Calasiris de secourir Chariclée malade; tous deux vont la voir; dans quel état ils la trouvent.
Quand la fête et toutes les cérémonies furent achevées.... Mais, mon père, dit Cnémon, elles ne sont pas achevées, vous ne m'avez encore rien fait voir; je brûle d'en entendre le détail. Je viens, comme dit le proverbe, derrière tout le monde, pour voir une aussi brillante solemnité et vous passez outre; vous fermez et vous ouvrez la scène en même tems. O mon fils! reprit Calasiris, je ne voulois pas vous fatiguer par un détail hors de mon sujet: je voulais arriver aux principaux points de ma narration, à ce qui peut vous intéresser le plus: mais puisque par cet esprit de curiosité, si naturel aux Athéniens et que vous n avez point perdu, vous voulez jouir, comme en passant, d'un tel spectacle, je vais vous mettre sous les yeux un tableau raccourci de la plus belle fête que j'aie jamais vue; elle le mérite, et par sa magnificence et par les évènemens qui la suivirent.
A la tête paroissent cent victimes, conduites par une troupe d'initiés, dont l'extérieur et l'habillement sont agrestes; ils portent une robe blanche, serrée à la ceinture par une courroie; leur bras droit, leur épaule et leur sein, sont nuds; dans leur main est une hache à deux tranchans. Tous les taureaux sont noirs et vigoureux; leur col large et épais décrit une courbe, quand ils lèvent la tête; leurs cornes, droites et sans sinuosités, sont d'une grandeur ordinaire: l'un les a dorées, l'autre, ornées de guirlandes de fleurs; ils sont bas sur jambes; leurs fanons épais descendent jusque sur leurs genoux: comme ils sont au nombre de cent, ils forment vraiment une hécatombe.
Après eux vient une multitude de diverses autres victimes: elles marchent en ordre, divisées selon leur espèce. Des flûtes, des instrument font entendre des airs mystérieux et des chants préparatoires.
Après les victimes et leurs conducteurs, de jeunes Thessaliennes, magnifiquement vêtues, avec de larges ceintures, la chevelure éparse et flottante, sont partagées en deux chœurs. Parmi celles qui composent le premier, les unes portent des paniers remplis de fleurs et de fruits; les autres des corbeilles pleines de gâteaux sacrés et de parfums, qui exhalent une odeur délicieuse. Disposées avec ordre et symétrie, leurs fardeaux fixés sur leur tête, elles se tiennent les unes les autres par la main, de manière à pouvoir danser et marcher en même-tems. Le second chœur règle les chants, entonne un hymne à la louange de Thétis, de Pelée, de leur fils et du fils d'Achille.
Après elles, Cnémon.... Quoi! Cnémon, dit Cnémon; mais, mon père, c'est me priver d'une grande partie du plaisir, que dépasser cet hymne sous silence. Je ne fais que voir la pompe et je n'entends rien. Eh bien! reprit Calasiris, vous allez l'entendre, puisque vous le désirez. Tel étoit à-peu-près cet hymne.
Je chante Thétis à la chevelure dorée, fille immortelle de Nerée, dieu de la mer; Thetis devenue, par l'ordre de Jupiter, l'épouse de Pélée; Thetis l'ornement de la mer, notre protectrice, comme Vénus l'est de Paphos. Elle mit au jour le terrible dieu des combats;
le sauveur de la Grèce, le divin Achille, dont la gloire est montée jusqu'au ciel. Achille eut de Pyrrha l'invincible Néoptolème, le destructeur de Troie, le rempart des enfans des Grecs. Soyez-nous favorable, divin Néoptolème, vous dont la cendre repose dans la terre de Pytho; recevez nos présens; délivrez-nous de toute crainte. Je chante Thétis à la blonde chevelure.
Tel étoit cet hymne, autant que je puis m'en souvenir. Il régnoit dans ces chœurs une harmonie si parfaite, le bruit des pieds s'accordoit si justement avec la mesure de la musique, que l'ouie, plus affectée encore que la vue, goûtoit seule tout le plaisir, et que les spectateurs entraînés, pour ainsi dire, par cette mélodie, suivoient les pas des jeunes vierges à mesure qu'elles avançoient, jusqu'à ce qu'une troupe de jeunes gens, avec leur chef, montés sur de superbes coursiers, paroissent et font oublier les charmes de ce concert. Divisés en deux corps de vingt-cinq chacun, ils escortent le chef de la théorie, qui marche au milieu d'eux; leur chaussure est attachée au-dessus de la cheville du pied par une bandelette de pourpre de Phénicie; une agraffe d'or relève, sur leur sein, une robe blanche mouchetée de bleu jusqu'en bas. Tous les coursiers sont de Thessalie; dans leurs yeux est peinte la liberté qu'on respire dans le climat où ils ont été nourris; ils semblent dédaigner l'esclavage, rongent leur frein, le couvrent d'écume; ils obéissent cependant à toutes les impressions qu'ils reçoivent de leurs maîtres: ils sont ornés de housses enrichies d'or et d'argent: on diroit que ces jeunes Thessaliens se sont disputé la gloire de parer leurs coursiers.
Quelque magnifique, quelque brillant que soit ce cortège, l'œil des spectateurs le dédaigne pour s'arrêter sur le chef. C'étoit Théagènes, dont le sort me cause aujourd'hui tant d'inquiétude: il paroît comme un astre dont les feux éclipsent tout ce qui brilloit ayant qu'il se montrât. Cavalier et fantassin en même-tems, il agite dans sa main une lance pesante garnie d'un large fer; il marche sans casque, la tête nue, revêtu d'une robe de pourpre, sur laquelle, entre autres évènemens, on voit représenté en or le combat des Centaures contre les Lapithes: on voit sur son agraffe Pallas, dont le sein est couvert de l'égide avec la tête de la Gorgone. Ce qui lui donne encore de nouvelles graces, c'est un vent léger dont la faible haleine agite mollement sa chevelure sur ses épaules, partage sur son front les boucles de ses cheveux; et fait flotter les extrémités de sa robe jusque sur la croupe et les cuisses de son coursier: on diroit que l'animal lui-même, sensible à l'éclat qui l'environne, l'est encore à la gloire d'être guidé par un maître si beau; il se rengorge, porte la tête droite; dans ses yeux, dans sa démarche, est peint l'orgueil que lui inspire un tel fardeau: docile au frein, il avance lentement, se balançant majestueusement à droite, à gauche, appuyant légèrement le bout du pied à terre, et réglant ses pas de manière à ne point trop agiter son maître. Tous les spectateurs sont ravis d'admiration, tous d'une voix unanime décernent à Théagènes le prix de la beauté et du courage. Déjà toutes les courtisannes, éprises pour lui d'une passion violente qu'elles ne peuvent déguiser, sèment des fleurs et des fruits sur son passage,[17] dans l'espérance de s'attirer un de ses regards: toutes décident que jamais on n'a rien vu de plus beau que Théagènes.
Quand la fille de l'air, l'Aurore aux doigts de rose, s'éleva sur l'horison, pour parler le langage d'Homère; quand la belle, la vertueuse Chariclée, sortie du temple de Diane, parut, nous fumes alors convaincus que la beauté de Théagènes pouvoit être surpassée, mais aux yeux des hommes, qui trouvent dans les grâces et les appas d'une femme quelque chose de plus séduisant. Elle s'avance montée sur un char traîné par deux taureaux blancs; un manteau de pourpre, parsemé de fleurs d'or en forme de rayons, descend jusque sur ses pieds; autour de son sein est une ceinture sur laquelle l'ouvrier a épuisé tous les secrets de son art: jamais auparavant il n'en avoit fait de pareille, et jamais il n'en fit dans la suite. On voit par derrière des queues de serpens s'entrelacer l'une dans l'autre; leurs cols, revenant par dessus son sein, forment un nœud tortueux duquel sortent leurs têtes qui pendent de chaque côté, et semblent partir du milieu du nœud: tels sont les prestiges de l'art, qu'on diroit qu'ils se traînent; la cruauté n'est point peinte dans leurs regards; ils n'inspirent point la frayeur; ils semblent plongés dans un doux sommeil; on diroit que le plaisir les a endormis sur le sein de Chariclée. Ils sont travaillés en or, de couleur bleue et avec tant d'art, que ce métal a pris, sous la main de l'ouvrier, une couleur foncée qui, contrastant avec le jaune, représente au naturel la teinte mobile et luisante des écailles de ces serpens. Telle est la ceinture de Chariclée. Une partie de sa chevelure est tressée, tandis que l'autre flotte avec grâce sur son col et sur ses épaules; une couronne, formée de branches de laurier, arrête sur sa tête et écarte ses cheveux de son visage, aussi frais que la rose, aussi éclatant que le soleil, et les empêche de voltiger de côté et d'autre au gré du vent. Dans sa main gauche est un arc. Le long de son épaule droite descend un carquois. Dans sa main droite est une torche ardente, dont les flammes ne jettent pas un éclat aussi vif que celui de ses yeux.
Les voilà, s'écrie Cnémon! je reconnois Théagènes et Chariclée, ce sont eux-mêmes. Montrez-les moi, au nom des dieux, je vous en supplie, lui dit Calasiris, qui croyoit que Cnémon les voyoit en effet.—O mon père! vous m'avez dépeint avec des traits si vrais des personnes que j'ai vues, que je connois, que, malgré leur absence, je croyois les voir.—Je ne sais si vous avez jamais vu des personnes telles que la Grèce et le soleil en virent alors, des personnes aussi regardées, aussi applaudies; l'une réunissant les suffrages de tous les hommes; l'autre ceux de toutes les femmes: le bonheur d'épouser l'un des deux, égaloit à leurs yeux celui des immortels: Théagènes, sur-tout, étoit regardé des habitans du pays, et Chariclée des Thessaliens. L'admiration des uns et des autres se fixoit sur celui qu'ils ne connoissoient point; car un objet inconnu attire davantage notre attention. Douce erreur! séduisante pensée! ô Cnémon, dans quel transport j'étois! je pensois que vous alliez me les montrer; hélas! que vous m'avez cruellement trompé! Au commencement de notre entretien, je pensois qu'ils alloient arriver, que bientôt je les verrais; vous ne m'avez même demandé le récit de leurs aventures, que comme le prix d'un pareil bienfait. Le soleil est couché, la nuit est arrivée, et vous ne me les montrez point encore! Ne vous désespérez point, reprit Cnémon; soyez persuadé qu'ils arriveront: peut-être ont-ils trouvé quelque obstacle, qui les empêche de se rendre à tems au lieu fixé. D'ailleurs, fussent-ils présens, je ne vous les ferois pas connoître avant que vous vous fussiez entièrement acquitté envers moi. Remplissez donc vos engagemens, si vous avez tant d'impatience de les voir. Ce n'est qu'avec le sentiment de la plus profonde douleur, reprit Calasiris, que je me rappelle des évènemens aussi tristes. Je craignois d'ailleurs de vous ennuyer par des détails aussi longs; mais puisque vous êtes avide de choses touchantes, je vais reprendre le fil de ma narration. Allumons d'abord un flambeau; faisons des libations aux dieux qui président à la nuit; acquittons-nous envers la divinité, afin que rien ne vienne troubler le plaisir de notre entretien. Ainsi parla Calasiris.
Par son ordre, une esclave apporte un flambeau; le vieillard fait des libations; il invoque les dieux et sur-tout Mercure; il les prie de ne lui envoyer que des songes agréables; de lui montrer au moins pendant le sommeil, les objets les plus chers à son cœur. Il continue ainsi son récit.
Lorsque le cortège a trois fois fait le tour du tombeau, et que les cavaliers l'ont parcouru trois fois, on entend les gémissemens des femmes mêlés aux cris confus des hommes. Toutes les victimes, les taureaux, les béliers, les agneaux, comme frappées du même coup, tombent sous le couteau sacré. Un vaste autel est chargé d'une grande quantité de bois, sur lequel on met, suivant l'usage, les extrémités des victimes. On prie le grand-prêtre de commencer les libations et de mettre le feu au bûcher. Je dois, il est vrai, dit Chariclès, faire des libations; mais il faut que le chef de la théorie prenne un flambeau de la main de la prêtresse de Diane, et allume le bûcher; ainsi l'ordonnent les lois établies parmi nous: en même-tems il commence les libations, et Théagènes va prendre le flambeau.
O Cnémon! si nous croyons que les ames ont une origine céleste, et qu'elles ont entr'elles une sympathie invincible, ce n'est pas sans raison. A peine Chariclée et Théagènes s'apperçoivent-ils que leur ame, dès ce premier abord, semble reconnoître son image et s'élancer vers un objet digne d'elle. Ils restent tous deux saisis, étonnés. Ils ne se hâtent point, l'un de prendre, l'autre de recevoir le flambeau. Ils se regardent long-tems mutuellement: ils semblent s'être déjà vus, se reconnoître et chercher les traits l'un de l'autre; après vient un sourire léger et furtif que le mouvement seul de leurs yeux indique: ils rougissent comme s'ils en avoient honte; ils palissent comme si un trait aigu eût pénétré jusqu'au fond de leur cœur. En un mot, mille changemens qui se succèdent rapidement sur leur visage, l'altération de leurs traits, tout révèle l'agitation de leur ame.
Tous les assistans étoient occupés des différentes cérémonies du sacrifice, de pensées diverses; Chariclès attentif aux vœux et aux prières accoutumées qu'il récitoit: personne ne s'apperçut de rien. Je ne pensois qu'à observer ces jeunes gens depuis le moment que j'avois entendu l'oracle rendu à Théagènes pendant le sacrifice, et je croyois pouvoir percer le nuage qui couvroit l'avenir: mes efforts furent vains, je ne pus rien découvrir. Enfin Théagènes, s'arrachant de-là comme par violence, met le feu au bûcher: là finit la cérémonie. Les Thessaliens furent se livrer à la bonne chère; chacun se dispersa et se retira chez soi.
Chariclée se revêt d'une robe blanche, et, suivie de quelques-unes de ses compagnes, elle se rend dans l'enceinte qui environne le temple, où étoit sa demeure. Elle n'habitoit plus avec celui qu'elle regardoit comme son père; elle s'en étoit séparée pour se perfectionner dans la pratique des vertus. Ce que j'avois vu, ce que j'avois entendu n'avoit fait que redoubler mon inquiétude. Je cherche Chariclès avec empressement, et lui-même vient au-devant de moi. Avez-vous vu, me dit-il aussitôt qu'il m'apperçut, celle qui fait ma gloire et l'ornement de la ville de Delphes, Chariclée?—Je l'ai déjà vue plusieurs fois, et non, comme dit le proverbe, en passant et par hasard. Plusieurs fois j'ai offert des sacrifices avec elle. Elle m'a interrogé sur tout ce qui concerne les dieux et la religion; et j'ai eu le plaisir de satisfaire à ses questions.—Que pensez-vous? A-t-elle ajouté à l'éclat de la fête?—Ah! Chariclès, c'est me demander si la lune brille au milieu des autres astres.—Cependant les yeux se sont arrêtés sur le jeune Thessalien.—Il est vrai, mais on ne lui donnoit que la seconde et même la troisième place; mais votre fille étoit un astre lumineux dont la splendeur éclairoit toute la pompe.[18]
Chariclès étoit au comble de la joie. Je voulois gagner sa confiance et je parvenois à mon but. Je vais voir Chariclée, me dit-il en souriant. Voulez-vous m'accompagner? Allons voir si le tumulte de la fête ne lui a pas causé quelque indisposition. J'acceptai sa proposition, en lui disant que rien ne me touchoit autant que ce qui pouvoit l'intéresser.
Arrivés à la demeure de Chariclée, nous entrons et la trouvons sur son lit, l'air égaré, l'œil humide de pleurs que l'amour lui faisoit verser: elle embrasse son père, qui lui demande ce qu'elle souffre. Elle se plaint d'un violent mal de tête. Elle demande qu'on la laisse seule pour qu'elle repose. A ces mots, Chariclès sort de la chambre, recommande aux esclaves de faire le plus grand silence. Qu'y a-t-il donc, mon cher Calasiris, me dit-il? Quelle est cette indisposition de ma fille? Ne soyez pas étonné, lui dis-je, si dans une fête aussi brillante, au milieu d'un peuple aussi nombreux, votre fille a été enchantée. Quoi donc, me répond-il avec un sourire ironique, vous croyez aux enchantemens, comme la multitude? Sans doute, lui dis-je, autant qu'à toute autre vérité; et voici le fondement de ma croyance.
L'air, qui nous environne, pénètre dans notre intérieur par les narines, par les yeux; par la respiration et par tous les autres passages: il nous transmet avec lui les qualités dont il est imprégné, et les communique à tous ceux qui le respirent. Un homme regarde-t-il avec des yeux d'envie un bel objet, l'air qui l'environne se trouve infecté de cette funeste qualité, et par la respiration il transmet à tout ce qui l'approche le germe de cette passion: cet air extrêmement délié et subtil pénètre jusque dans la moële des os; et l'envie cause alors une maladie qui s'appelle proprement fascination. Examinez, mon cher Chariclès, combien de personnes sont attaquées de maux d'yeux, de la peste, sans avoir touché aucune personne atteinte de ces maladies, sans avoir couché dans le même lit, sans avoir mangé à la même table, mais par le seul contact de l'air qu'elles ont respiré. La génération de l'amour est encore une preuve de cette vérité. C'est par les yeux que, comme à la faveur d'un vent favorable, il décoche ses traits dans nos ames. De tous nos sens la vue est le plus mobile, le plus susceptible de s'enflammer, celui qui reçoit le plus aisément les impressions des objets étrangers. Les flammes qui pétillent dans nos yeux, facilitent à l'amour l'entrée de notre cœur.
Je vais vous en donner encore une preuve, tirée de la nature elle-même. Elle est consignée dans nos livres sacrés, qui traitent des animaux. Le Charadrius guérit de la jaunisse: si cet oiseau est regardé par un homme attaqué de cette maladie, il détourne les yeux, les ferme et s'enfuit; ce n'est pas, comme quelques-uns le croient, qu'il refuse son secours; mais, s'il regarde cet homme, il attire à lui sa maladie. C'est une qualité qu'il tient encore de la nature: aussi évite-t-il sa vue comme un trait perçant. Vous savez encore que l'haleine et les regards du serpent appelé Basilic, sont funestes et mortels à tout ce qu'il rencontre. Il ne faut donc pas s'étonner si quelques personnes enchantent même leurs meilleurs amis, ceux à qui elles veulent le plus de bien. Envieuses par tempérament, le cœur chez elles est innocent, la nature seule est coupable.
Vous venez, me dit Chariclès, après quelques instans de silence, de faire luire à mes yeux un flambeau qui dissipe les ténèbres dont mon esprit étoit obscurci. Plût aux dieux que le cœur de Chariclée fût sensible et qu'il connût l'amour! Non, je ne la regarderois pas comme malade, mais comme jouissant d'une parfaite santé. Vous savez ce que je vous ai demandé. Hélas! il n'est pas à craindre qu'avec son aversion pour l'hymen et pour l'amour, elle soit attaqué de ce mal: c'est plutôt à quelque enchantement qu'il faut attribuer son indisposition. O vous, mon ami, vous dont les lumières sont si étendues, sans doute vous n'oublierez rien pour la guérir! Je lui promis tous les secours dont je serois capable, si je la voyois dans un état alarmant.
Pendant que nous cherchions ainsi à découvrir la maladie de Chariclée, un homme hors d'haleine accourt à nous. Mes amis, nous dit-il, on diroit, à voir votre lenteur, qu'on vous appelle à des combats sanglans, et non au festin que le beau Théagènes a préparé, et auquel le plus grand des héros Néoptolème, doit présider. Venez; il ne manque plus que vous: ne vous faites pas attendre jusqu'au soir. Chariclès, s'approchant de mon oreille: cet homme, me dit-il, ne nous permet pas de délibérer.[19] Il me semble pris de vin. Allons, car il pourroit bien finir par en venir aux voies de fait. Vous plaisantez, lui dis-je; cependant partons.
Aussitôt que nous fûmes arrivés, Théagènes place Chariclès à côté de lui, et me témoigne à moi-même quelques égards en faveur du grand-prêtre. Je ne vous ennuierai point par un long détail de ce festin. Je ne vous parlerai point des danses des jeunes filles, de la musique, des divers amusemens auxquels se livrèrent les jeunes gens,[20] de la délicatesse, du goût exquis des viandes, ni des autres choses, qui rendirent ce repas agréable et délicieux. Mais je n'oublierai pas des choses qu'il vous est nécessaire de savoir, qu'il m'est agréable de rapporter.
Théagènes montroit beaucoup d'enjouement et tâchoit de bien accueillir tous les convives. Mais il ne put me cacher les secrets tourmens de son ame. Ses regards erroient ça et là; de tems en tems de profonds soupirs s'échappoient de son sein: tantôt, la tête baissée, il sembloit absorbé dans de profondes réflexions; bientôt après il revenoit à lui, comme s'il se fût apperçu de ses distractions, et l'on voyoit alors la joie briller sur son visage. Ces changemens rapides sembloient ne lui coûter rien. L'ame d'un amant, comme celle d'un homme ivre, est mobile et sans consistance: tous deux sont dominés par une passion susceptible de bien des modifications. Aussi un amant est-il sujet à l'ivresse, et un homme ivre, à l'amour; mais lorsqu'il succomboit sous le poids de l'ennui et du chagrin, tous les convives s'appercevoient de son mal-aise. Chariclès lui-même, voyant ces inégalités, me dit à l'oreille: quelque regard d'envie s'est sans doute arrêté sur Théagènes; il me semble être dans le même état que Chariclée. Assurément, lui dis-je; et vous ne devez pas en être étonné. Comme elle, il a été beaucoup regardé pendant la cérémonie.
Lorsque le moment de porter la coupe à la ronde fut arrivé, Théagènes, quoique malgré lui, but le premier, et présenta ensuite la coupe à chacun des convives. Lorsqu'il fut arrivé à moi, je le remerciai et ne voulus point boire. Attribuant ce refus au mépris, il me lance un regard terrible et enflammé de colère. Chariclès s'en apperçut: cet homme, lui dit-il, ne boit point de vin et ne mange rien de ce qui a eu vie. Théagènes lui en demande la raison. Il est Egyptien, de Memphis, continua Chariclès, et grand-prêtre d'Isis. Ces mots remplissent l'ame de Théagènes d'une joie subite: il se lève à l'instant,[21] demande de l'eau, en boit; puis s'adressant à moi: ô le plus sage des hommes! s'écrie-t-il, recevez au moins cette coupe de ma main: elle contient la liqueur que vous aimez. Faisons sur cette table des libations à l'amitié. J'y consens, beau Théagènes, lui dis-je; depuis long-tems je suis votre ami. Je reçus la coupe de ses mains et je bus.
Ainsi finit le festin. Les convives se séparent; je me retire accubié des caresses de Théagènes, qui m'embrassa plusieurs fois avec toute l'effusion du cœur le plus sensible. Rentré chez moi, je fus long-tems à m'endormir; je ne songeai qu'à Théagènes et à Chariclée: je repassai dans mon esprit les dernières paroles de l'oracle, dont je cherchai encore à pénétrer le sens. Déjà la nuit étoit au milieu de sa course, lorsque je crus voir Diane et Apollon, si toutefois je ne les vis pas réellement. L'un me remettoit Théagènes et l'autre Chariclée; et, m'appelant par mon nom: il est tems, me disoient-ils, de retourner dans ta patrie: tel est l'ordre des destins. Abandonne cette terre; emmène avec toi ces deux jeunes gens; traites-les comme tes enfans; conduis-les en Egypte, et par-tout où il plaira aux dieux. Après avoir ainsi parlé, ils disparoissent, me laissant bien persuadé que ce n'est point une vision.
Je ne doutois pas que ce que j'avois vu ne fût réel; mais je ne savois dans quel pays, chez quelle nation, les dieux m'ordonnoient de conduire ces deux jeunes gens. Mon père, dit Cnémon, vous me l'apprendrez par la suite; mais, dites-moi, comment croyez-vous que les dieux se sont manifestés à vous, si ce n'est en songe? Car vous prétendez les avoir vus en personnes. Le sage Homère l'apprend lui-même, répondit Calasiris; mais bien des lecteurs lisent ses vers sans y faire attention: J'ai reconnu, dit le poëte, le Dieu à sa démarche aisée; car les dieux se font bien reconnoître. Je crois moi-même, répond Cnémon, avoir fait comme la plûpart des lecteurs; et peut-être ne me rappelez-vous ce passage que pour m'en convaincre. Il ne m'a jamais présenté d'autre sens que celui que j'y ai trouvé la première; fois que je l'ai lu; et j'ignore quelles particularités il peut renfermer concernant la divinité.
Calasiris, après quelques instans de silence et de recueillement, comme s'il méditoit sur la divinité: Cnémon, dit-il, les dieux et les génies viennent à nous et disparoissent cachés le plus souvent sous la figure humaine, quelquefois sous celle d'êtres d'une autre espèce; mais leur apparition sous les traits de l'humanité nous en impose davantage. Fussent-ils méconnus des profanes, le sage ne les méconnoît jamais; leurs regards fixes, leurs paupières immobiles peuvent les faire distinguer aisément: ils ne marchent point, comme nous, en remuant leurs pieds alternativement; mais ils semblent glisser, voler rapidement, fendre les airs comme les oiseaux. Aussi, chez les Egyptiens, les statues des dieux ont-elles les deux pieds unis et serrés l'un contre l'autre; c'est ce que l'Egyptien Homère, qui avoit vu nos livres sacrés, fait entendre dans ses ouvrages en termes couverts, mais cependant intelligibles. Il dit, en parlant de Minerve: Des éclairs partoient de ses yeux, de Neptune; à sa démarche facile je reconnus un Dieu; comme s'il eût dit, à son vol rapide. Car le poëte veut dire qu'il marchoit aisément, et non pas, je reconnus aisément.
Divin Calasiris, dit alors Cnémon, vous venez de m'initier aux choses divines; mais vous avez plusieurs fois surnommé Homère l'Egyptien; et personne, peut être jusqu'à présent, n'a entendu dire qu'Homère fût d'Egypte. Je n'ai pas de preuve du contraire; mais vous m'étonnez, et je vous prie de vouloir bien m'éclaircir ce point. Ce que vous me demandez, répond Calasiris, est absolument étranger à notre sujet; cependant je vais tâcher de vous satisfaire en peu de mots.
Que d'autres fassent naître Homère dans un autre pays; que le sage n'ait point d'autre patrie que l'univers, je le veux bien. Mais Homère n'en est pas moins Egyptien; il naquit à Thèbes, qu'il appelle lui-même Thèbes aux cent portes. Son véritable père fut Mercure, quoiqu'on le crût fils d'un prêtre de ce Dieu. L'épouse de ce prêtre, après s'être purifiée selon le rit de nos pères, s'endormit dans le temple. Mercure s'approcha d'elle, et donna le jour à Homère, qui même porta des indices de l'illégitimité de sa naissance. Lorsqu'il vint au monde, une de ses cuisses se trouva toute couverte de longs poils. Il fut appelé Homère, parce qu'il erroit de pays en pays, et sur-tout dans la Grèce, en chantant ses poëmes. Il ne parle ni de lui, ni de sa patrie, ni de sa famille; et ceux qui connoissoient cette marque, qu'il portoit sur son corps, vinrent à bout de le faire appeler Homère. Mais pourquoi? reprit Cnémon, a-t-il gardé le silence sur sa patrie? Peut-être, dit Calasiris, eut-il honte de se voir chassé de sa terre natale; car il fut chassé par son père, lorsque sortant de l'adolescence, il se présenta pour se faire initier. Cette tache imprimée sur son corps, en imprima une à sa naissance. Peut-être même est-ce par sagesse qu'il a tu le nom de sa patrie. Peut-être a-t-il voulu, à la faveur de ce silence, passer pour citoyen de l'univers. Ce que vous me dites, reprit Cnémon, me paroît assez probable. Les poëmes d'Homère, dont la sublimité et les charmes se ressentent du climat de l'Egypte, la majesté de son génie, tout prouve qu'il n'auroit pu s'élever ainsi au-dessus des hommes, si quelque dieu ou quelque génie ne lui eût donné le jour.
Lorsque vous eûtes reconnu les dieux aux signes indiqués par Homère, que fîtes-vous?—Je continuai de veiller comme auparavant, de réfléchir dans le calme et le silence de la nuit, si favorables à la méditation. Je me réjouissois; j'entrevoyois quelque lueur d'espérance: je me flattois de retourner bientôt dans le sein de ma patrie; mais l'idée de séparer Chariclès de sa fille me déchiroit l'ame. Je ne savois comment emmener avec moi ces deux jeunes gens; comment les préparer à ce départ; comment cacher notre fuite; de quel côté fuir; par mer ou par terre: tout me jetoit dans un extrême embarras. Enfin je passai la nuit dans la plus grande perplexité, sans pouvoir fermer les yeux.
Le jour commencent à paroître, quand j'entendis du bruit dans le vestibule de ma demeure. La voix d'un jeune homme vient frapper mon oreille. Mon esclave demande, qui frappe à la porte et pourquoi. La voix répond; c'est Théagènes le Thessalien. L'arrivée de ce jeune homme me causa beaucoup de plaisir: je le fis entrer. Je crus que la fortune me facilitoit elle-même les moyens d'exécuter mon projet. Je crus encore qu'ayant appris, pendant le repas, que j'étois Egyptien et grand-prêtre, il venoit me prier de servir son amour. Il avoit la même opinion que le reste des hommes, qui, dans leur ignorance, s'imaginent que tous les hommes, en Egypte, ont la même étendue de connoissances.
Il y a en Egypte des charlatans, vil rebut de la populace, adonnés au culte de certaines idoles, toujours entourés de cadavres, n'étudiant que les simples, ne s'occupant que d'enchantemens, aussi inutiles à eux-mêmes qu'à ceux qui les consultent, échouant dans presque tout ce qu'ils entreprennent, ne rendant que de funestes services, donnant des chimères pour des réalités, ne prédisant que des malheurs, n'inventant que des pratiques abominables, et se rendant les ministres de plaisirs infâmes. Mais, mon fils, il y a aussi des hommes véritablement instruits, et qui n'ont rien de commun avec les premiers: ce sont les prêtres et les ministres du culte, qui, dès leur jeunesse, s'appliquent à s'instruire. Ils considèrent les astres, vivent avec les dieux, scrutent les merveilles de la nature, contemplent les mouvemens des corps célestes. La connoissance de l'avenir est le fruit de leurs veilles; éloignés des maux qui affligent l'humanité, ils ne s'étudient qu'à être bons et utiles aux autres hommes. C'est cette sagesse, qui m'a exilé pour un tems de ma patrie, afin de me soustraire aux malheurs qu'elle me montroit dans l'avenir, afin de ne pas voir, comme je vous l'ai dit, mes deux fils fondre l'un sur l'autre le fer à la main. Les dieux et le destin en décideront selon leur volonté; eux seuls sont les maîtres de notre sort. C'est moins, je crois, pour dérober à mes regards un spectacle si funeste, qu'ils m'ont banni de ma patrie, que pour me faire trouver ici Chariclée, comme vous le verrez par la suite de mon récit.
Théagènes entre dans ma chambre; il m'embrasse, je l'embrasse à mon tour; je le fais asseoir auprès de moi sur mon lit. Quelle affaire si pressante lui dis-je, vous amène chez moi de si grand matin? Hélas! me dit-il, après avoir plusieurs fois passé la main sur son visage, il s'agit de tout pour moi. Je rougis de dire la cause de mon arrivée; et il se tut. Je crois avoir trouvé le moment de faire l'inspiré, de paroître deviner ce que je savois parfaitement bien. Je le regarde d'un air de bonté et de douceur. Pourquoi craignez-vous de parler, lui dis-je? Il n'est point de secret pour les dieux ni pour moi. Après quelques momens de silence, je pose mes doigts sur de petits cailloux, comme si je voulois compter, quoique je n'eusse aucun calcul à faire; j'agite ma chevelure; j'imite ceux qui sont agités d'une fureur divine: Mon fils, lui dis-je, vous aimez. A ces mots, il tressaille; mais quand j'eus ajouté: Chariclée est celle que vous aimez, il croit entendre un dieu; il est près de se jeter à mes pieds pour m'adorer. Je l'arrête; il se précipite dans mes bras, me prodigue mille caresses. Il remercie les dieux de ne s'être point trompé dans ses espérances. Il me presse de le sauver; me dit que c'en est fait de lui; que la violence de son mal, que l'ardeur des flammes dont est embrasé son cœur, qui n'a point encore senti les feux de l'amour, exigent un prompt remède. Il m'assure avec serment qu'il n'a encore connu aucune femme, qu'il les a dédaignées toutes; que, jusqu'ici, il a méprisé l'hymen et les amours; que la beauté de Chariclée l'a convaincu qu'il n'est pas insensible; mais qu'il n'a point encore trouvé de femme capable de fixer ses regards. En même-tems il verse un torrent de larmes, comme s'il eût été indigné de sa défaite.
Je tâche de le ranimer, de le consoler: Ne vous désespérez pas, lui dis-je, je vous promets mes soins, et je saurai trouver le secret de toucher le cœur de Chariclée: ses mœurs sont austères; elle brave les lois de l'amour; elle méprise Vénus et l'hymenée; mais elle ne les méprise que de bouche. Je tenterai tout pour vous: l'adresse triomphe quelquefois de la nature. Je ne vous demande que de ne pas perdre courage, de vous soumettre à tout ce que je vous ordonnerai. Il m'assura qu'il feroit tout ce que je voudrois, fallût-il marcher sur des épées nues.
Pendant que Théagènes me promettoit une docilité sans bornes, et toute sa fortune pour reconnoître mes services, un homme arrive de la part de Chariclès. Le grand-prêtre, me dit-il, vous prie de vous rendre auprès de lui: il est ici près dans le temple d'Apollon. Un songe a jeté la frayeur dans son ame; il implore le secours du dieu. Je congédie aussitôt Théagènes et je me lève. Arrivé au temple, je trouve Chariclès assis, accablé, de douleur et gémissant sans cesse. D'où viennent donc, lui dis-je, cette affliction et cet abattement? Hélas! me répond-il, ne suis-je pas en effet le plus malheureux des hommes? J'ai eu un songe effrayant. J'apprends que ma fille est plus mal; qu'elle n'a pu fermer les yeux de toute la nuit. Pour comble de malheur, on célèbre demain les jeux. La prêtresse de Diane doit en vertu de nos lois, présenter un flambeau au vainqueur dans la course armée, et distribuer les prix. Chariclée se trouve dans l'alternative d'enfreindre les lois de nos pères, en s absentant, ou d'assister malgré elle à ces jeux, et d'accroître son mal. La justice, la reconnoissance, les devoirs de l'amitié et de la religion réclament aujourd'hui auprès de vous. Apportez remède à ses maux. Je sais, et vous l'avez dit vous-même, qu'il est aisé de guérir un charme donné par un œil d'envie: rien n'est impossible aux prêtres Egyptiens. Je feignis de ne m'être point occupé de la maladie de Chariclée. Je lui demande la journée pour préparer un médicament. A présent, lui dit-je, allons voir votre fille; assurons-nous bien de son état: consolons-la autant que nous pourrons. Je vous prie aussi de m'annoncer à elle comme quelqu'un que vous connoissez bien. Il faut qu'elle me regarde comme un ami, et qu'elle me donne toute sa confiance. Eh bien! dit Chariclès, je ferai tout ce que vous voudrez.
Je ne vous peindrai pas l'état dans lequel nous la trouvâmes. Le mal l'avoit entièrement abattue; les roses de son teint étoient fanées; ses yeux, noyés de larmes, étoient mornes et flétris.[22] Cependant elle se composa quand elle nous apperçut; elle s'efforça de prendre son maintien et son ton de voix ordinaires. Chariclès, la prenant dans ses bras, lui donne mille baisers, lui prodigue mille caresses: ô ma fille, lui dit-il, ô l'ame de ma vie! c'est à moi, c'est à ton père que tu caches ton mal! Un œil malin t'a enchanté; c'est le silence du crime que tu gardes ici. Des regards funestes t'ont mise dans cet état déplorable; mais ne te désespère point: voici le sage Calasiris qui va remédier à ton mal; c'est un homme vertueux et qui peut te guérir. Prêtre d'Isis, initié aux mystères des Egyptiens dès son enfance, il possède un art divin. C'est encore l'ami intime de ton père; reçois-le avec confiance: il veut te rendre la santé; abandonne-toi donc à lui. D'ailleurs, tu ne fuis pas la société des sages.
Chariclée ne nous répondit rien; mais elle nous fit comprendre, par un signe de tête, qu'elle entendoit parler de moi avec plaisir. Nous la quittâmes aussitôt. Chariclès me rappela ce qu'il m'avoit demandé, de travailler à vaincre l'aversion de sa fille pour les hommes et pour l'hymen. Je l'assurai que bientôt il seroit satisfait, et je calmai un peu ses inquiétudes.
Jeux pythiques. Théagènes remporte le prix de la course. Entretien de Calasiris avec Chariclée, et ensuite avec Théagènes. Crédulité de Chariclès. La maladie de Chariclée se découvre. Artifice de Calasiris pour apprendre quelle est la naissance de Chariclée. Chariclée apprend que Chariclès n'est pas son père. Conseil donné par Calasiris à Chariclès. Calasiris détermine Chariclée à se laisser enlever. Il trompe Chariclès. Enlèvement de Chariclée. Discours de Chariclès aux Delphiens. Discours d'Hégésias. Les Delphiens se mettent à la poursuite des Thessaliens.
Les jeux pythiques se terminèrent le lendemain. Une jeunesse nombreuse étoit rassemblée. L'amour lui-même, je crois, y présida et distribua les prix; l'amour, qui voulut faire voir quelle énergie il sait inspirer aux ames qu'il a subjuguées. Voici ce qui s'y passa:
La Grèce entière étoit spectatrice. Les Amphyctions présidoient. Quand les combats de la course, de la lutte, du pugilat furent terminés avec la plus grande pompe, un héraut, élevant la voix, s'écrie: que les Oplites paroissent.[23] En même-tems, on voit briller à l'extrémité de la carrière, la belle Chariclée. Pour ne pas enfreindre les lois de sa patrie, elle avoit pris sur elle-même d'assister à la célébration des jeux; mais je crois plutôt que le désir de voir Théagènes l'y avoit amenée. Dans sa main gauche est une torche allumée; dans la droite une branche d'olivier. Aussitôt qu'elle paroît, tous les regards se tournent vers elle; mais les yeux de Théagènes préviennent ceux de toute l'assemblée. Rien de plus perçant que la vue d'un amant. Théagènes, averti peut-être qu'elle alloit paroître, épioit le moment heureux où elle devoit se montrer: il étoit assis à mes côtés. Aussitôt qu'il l'apperçoit, il ne peut garder le silence; c'est Chariclée, me dit-il, à voix basse. C'est elle-même. Je lui ordonne de rester tranquille. A la proclamation du héraut, un Athlète, fier de ses premiers triomphes, bouillant de courage, revêtu d une armure brillante, s'élance impétueusement dans la carrière, comme s'il ne devoit point trouver d'antagoniste: personne en effet ne se présente pour lui disputer la victoire; personne sans doute n'osoit se mesurer contre lui. Les Amphyctions le renvoient, sous prétexte que les lois ne permettent pas de couronner un Athlète, sans qu'il ait combattu. Celui-ci demande que le héraut fasse une seconde proclamation; qu'il demande si quelqu'un veut lui disputer la victoire; les présidens des jeux le lui accordent. Le héraut fait une seconde proclamation. Cet homme m'appelle, me dit Théagènes.—Comment, cet homme vous appelle!—Oui, mon père, personne en ma présence, sous mes jeux, ne prendra des mains de Chariclée, le prix dû au vainqueur.—Mais ... une défaite ... mais la honte qui la suivra n'est-elle rien à vos yeux?—Quel coureur aura la vue assez perçante, les pieds assez agiles, pour voir, pour atteindre Chariclée avant moi et me laisser derrière lui? Quel homme, à la vue de Chariclée, s'élèvera dans les airs, volera avec la rapidité d'un oiseau? Les aîles que les peintres donnent à l'Amour, ne sont-elles pas l'emblème de la vitesse d'un amant? Personne, jusqu'ici, pardonnez à la confiance qui m'anime, non, personne, jusqu'ici, ne peut se vanter d'avoir surpassé Théagènes à la course.
En achevant ces mots, il se lève brusquement, s'avance au milieu de l'arène, donne son nom, celui de son pays et tire sa place au sort. Couvert de son armure, il se tient à l'entrée de la carrière, ne respirant qu'après le moment heureux, attendant avec impatience que la trompette donne le signal. Tel Homère nous représente Achille sur les bords du Scamandre, ne respirant que les combats.
A la vue d'un spectacle si inattendu, toute la Grèce est agitée: les spectateurs font pour Théagènes les mêmes vœux que pour eux-mêmes. La beauté a quelque chose de séduisant: elle sait mettre tous les hommes dans ses intérêts. J'observois Chariclée de loin; je la voyois agitée de mouvemens violens. Je voyois se peindre successivement sur sa figure les différentes passions d'une amante. Enfin, le héraut proclame au milieu des spectateurs, les noms des deux athlètes, Ormène d'Arcadie, et Théagènes de Thessalie. On donne le signal. Ils partent. L'œil a peine à les suivre. Chariclée ne peut se contenir. Elle tressaille; elle bondit: elle court avec Théagènes;[24] elle lui donne des aîles. L'inquiétude, l'attente se peignent dans les yeux des spectateurs. Pour moi, j'étois dans la plus violente agitation; je tremblois pour celui que j'avois adopté pour mon fils. On ne doit pas s'étonner, dit Cnémon, que les spectateurs fussent dans des transes si violentes, puisque je tremble moi-même en ce moment pour Théagènes. Hâtez-vous de me dire s'il fut proclamé vainqueur.
Arrivé au milieu de la carrière, il se retourne et regarde Ormène; puis soulevant son bouclier, il lève la tête, arrête ses regards sur Chariclée, s'élance avec la rapidité d'un trait qui vole vers le but, et devance son antagoniste de plusieurs orgies, comme on le vit ensuite par la mesure. Il vole vers Chariclée; et feignant d'être emporté par la rapidité de la course, il se précipite dans ses bras. Je m'apperçus même qu'en prenant la branche d'olivier, il baisa la main qui la lui donnoit. Cette victoire, ce baiser de Théagènes, dit Cnémon, me rendent la vie.... Que fit-on ensuite? Vous êtes insatiable, répond Calasiris: le sommeil même ne peut vous subjuguer. Déjà la plus grande partie de la nuit est passée, et vous ne songez pas encore à vous livrer au repos. La longueur de mon récit ne vous fatigue point. Mon père, répond Cnémon, je ne suis pas de lavis d'Homère, qui dit qu'on se rassasie de tout, et même de l'amour. On ne rassasie point de plaisirs, de quelque manière qu'on les goûte[25]. Il n'y auroit qu'une ame aussi dure que le fer et le diamant, qui put être insensible aux charmes d'entendre parler, même pendant une année, des amours de Théagènes et de Chariclée. Continuez donc, je vous prie, votre narration.
Théagènes est couronné, proclamé vainqueur, et reconduit au milieu des acclamations de tous les spectateurs. Chariclée, revoyant Théagènes, ne dissimule plus sa défaite. Sa passion la subjugue entièrement. La rencontre de deux amans réveille l'amour dans leur ame, rallume des feux, qui les consument comme les flammes consument une forêt. Chariclée, de retour chez elle, passe une nuit encore plus triste que les précédentes.
Pour moi, il me fut impossible de dormir un instant; je ne songeai qu'aux moyens de cacher notre fuite. Je cherchai dans quel pays la divinité m'ordonnoit de conduire ces jeunes amans. Je résolus de fuir par mer; et les dernières paroles de l'oracle,
Fendant les flots écumeux, partez pour arriver dans une terre brûlée par les rayons du soleil,
me déterminèrent à prendre cette voie. Mais je ne savois dans quel pays les mener. Les bandelettes trouvées avec Chariclée, auroient pu me donner quelques lumières. Chariclès m'avoit dit avoir appris que sur ces bandelettes étoit tracée son histoire. J'espérois aussi y trouver le nom de sa patrie et le secret de sa naissance. Je conjecturois que c'étoit dans sa patrie que les dieux m'ordonnoient de la conduire.
Je me rends au point du jour chez Chariclée. En entrant, je trouve tout le monde, et sur-tout Chariclès, plongé dans la douleur. Je m'approche; je demande quel est le sujet de cette consternation. La maladie de ma fille a redoublé, dit Chariclès: elle a passé une nuit plus cruelle que les précédentes. Levez-vous, lui dis-je; retirez-vous tous: qu'on m'apporte seulement du laurier, un trépied, de l'encens et du feu. Que personne n'entre ici que je n'appelle. Chariclès fait exécuter mes ordres. Lorsque je fus seul, je me mis en devoir de jouer mon rôle, comme un acteur qui paroît sur la scène. Je brûle de l'encens. Je prononce quelques prières à voix basse, en agitant la branche de laurier sur Chariclée, remuant la tête et bâillant comme si j'eusse été accablé de sommeil et de vieillesse. Je ne cesse qu'après avoir fait mille extravagances sur elle et sur moi. Elle sourioit du bout des lèvres, me faisant entendre que tout étoit inutile; que je ne connoissois point sa maladie. Enfin, m'asseyant auprès d'elle: Prenez courage, ma fille, lui dis-je, elle n'est pas dangereuse; il est facile de la guérir. On a jeté un charme sur vous, quand vous avez présidé à la fête, et sur-tout quand vous avez distribué les prix. C'est Théagènes qui vous a charmée. Je l'ai observé courant dans le stade, couvert de son armure. Ses yeux se sont arrêtés plus d'une fois sur vous. Que Théagènes, dit-elle, m'ait regardée ou non, peu m'importe.... Quelle est sa naissance, sa patrie? J'ai vu beaucoup de personnes le regarder avec admiration.—Il est de Thessalie. Vous avez dû l'apprendre du héraut qui l'a proclamé vainqueur. Il se prétend issu d'Achille, et je l'en crois, si l'avantage de la taille, la beauté, sont des signes certains d'une naissance illustre. Mais il n'a ni l'orgueil, ni la fierté du vainqueur d'Hector. La douceur de ses manières tempère la fierté de son courage. Malgré tous ces avantages, malgré le charme que ses regards ont jeté sur vous, il souffre plus de maux qu'il ne vous en fait. Mon père, me dit-elle, je vous rends grâce de l'intérêt que vous prenez à mon état; mais pourquoi calomnier un innocent? Ma maladie n'est point un enchantement.—Ma fille, pourquoi me la cacher? pourquoi ne pas parler avec franchise et avec confiance, afin que je puisse vous soulager? ne suis-je donc pas votre père par le nombre des années, et sur-tout par la tendresse que j'ai pour vous? ne suis-je pas l'ami de votre père? n'est-ce pas la même ame qui anime nos deux corps? Découvrez-moi la cause de vos tourmens, et comptez sur ma discrétion. Je vais même, si vous le désirez, vous en assurer par des sermens. Ouvrez-moi le fond de votre ame; ne vous obstinez pas à garder un silence funeste. Une maladie qui seroit bientôt guérie, si elle étoit connue, devient incurable avec le tems. Le silence nourrit des maux qui seroient bientôt soulagés, si les malades voulaient parler[26].
Chariclée resta quelques momens sans me répondre; mais on voyoit les divers mouvemens qui agitoient son ame, se peindre sur sa figure. Accordez-moi aujourd'hui; me dit-elle enfin; demain vous apprendrez quelle est ma maladie, si toutefois vous ne la connoissez pas, puisque vous vous prétendez doué de l'esprit prophétique. Je me lève aussitôt, et je sors pour ménager sa pudeur. Chariclès vient au-devant de moi. Qu'avez-vous à m'annoncer, me dit-il?—Tout va bien. Demain vos inquiétudes cesseront; votre fille sera guérie. Elle consentira encore à une autre chose, qui ne peut manquer de vous faire plaisir. Rien cependant n'empêche d'appeler un médecin. Je le quittai aussitôt pour prévenir les autres questions qu'il auroit pu me faire?
A peine étois-je sorti de chez Chariclée, que j'apperçois Théagènes errer autour de l'enceinte qui environne le temple, s'entretenant avec lui-même. La vue seule de la demeure de Chariclée sembloit l'enchanter. Je détourne la tête, et je passe auprès de lui, feignant de ne pas le voir. Bon jour, Calasiris, me dit-il. Arrêtez: c'est vous que j'attendois. Je me retourne aussitôt. C'est le beau Théagènes, dis-je. Je ne vous avois pas vu.—Comment beau! je ne puis plaire à Chariclée! Ne cesserez-vous point de m'insulter, lui dis-je d'un air indigné, d'insulter à mon art, qui a subjugué Chariclée; qui l'a forcée de vous aimer? Vous êtes à ses yeux un dieu. Elle désire vous voir.—O mon père! que dites-vous? Chariclée ... me voir.... Que ne me conduisez-vous à l'instant chez elle! En même-tems il se met à courir. Arrêtez, lui dis-je, en le saisissant par la robe; modérez votre ardeur. Il n'est pas ici question d'un bien qui soit le prix de l'agilité, qu'il soit facile d'atteindre et d'enlever. Il faut user de beaucoup de circonspection pour ne rien faire qui puisse être désavoué par l'honneur, bien prendre ses mesures pour assurer le succès. Ignorez-vous que Chariclès est un des principaux, de Delphes? ignorez-vous que les lois condamnent les ravisseurs à la mort?—Que m'importe la mort, pourvu que je meure dans les bras de Chariclée. Cependant, si vous le jugez plus convenable, allons trouver Chariclès, demandons-lui la main de sa fille; mon alliance ne le déshonorera pas.—Nous ne l'obtiendrons pas. Ce n'est pas que Chariclès dédaigne votre alliance; mais depuis long-tems il a promis sa fille à son neveu. Malheur à lui, quel qu'il soit, s'écrie Théagènes! Personne, tant qu'il me restera un souffle de vie, non, personne n'obtiendra la main de Chariclée: ce bras, ce fer sauront bien l'empêcher. Modérez-vous, lui dis-je, il ne faut ici ni emportement, ni violence; suivez seulement mes avis; soumettez-vous à tout ce que je vous dirai. Retirez-vous maintenant; gardez-vous de vous montrer ici fréquemment; venez me trouver seul et à l'insu de tout le monde. Théagènes se retire d'un air morne et abattu.
Le lendemain je rencontre Chariclès. A peine m'a-t-il apperçu, que, se précipitant dans mes bras, il me serre contre son sein et m'embrasse à plusieurs reprises. C'est à votre sagesse, c'est à votre amitié que je le dois, s'écrie-t-il. Vous avez opéré un prodige. L'inflexible Chariclée est gagnée; son cœur indomptable est fléchi: elle aime. Mon amour-propre étoit flatté. Je fronçois le sourcil; je marchois fièrement et à grands pas. Je savois bien, lui dis-je, qu'elle ne tiendroit pas contre mes premiers efforts; cependant je n'ai pas employé toutes les ressources de mon art.—Mais comment avez-vous découvert qu'elle aime? J'ai suivi votre conseil; j'ai appelé les médecins les plus renommés de cette ville; je les ai priés de la voir; je leur ai promis de payer leurs soins de toute ma fortune. Entrés dans la chambre de ma fille, ils lui ont demandé quel étoit son mal. Au lieu de leur répondre, elle s'est retournée de l'autre côté, répétant sans cesse ce vers d'Homère:
O Achille, fils de Pelée, le plus brave des Grecs.
Acestinus, que vous connoissez peut-être, lui prend la main, croyant découvrir sa maladie dans les pulsations du pouls, correspondant aux battemens du cœur. Après avoir réfléchi quelque tems, tantôt levant, tantôt baissant la tête: Chariclès, me dit-il, c'est en vain que vous nous avez appelés; notre art ne peut rien contre une telle maladie. Grands dieux! me suis-je écrié, que dites-vous? C'en est donc fait de ma fille: je n'ai donc plus d'espoir! Ne vous désolez pas, me dit-il, écoutez-moi; et me prenant en particulier, il me parle ainsi:
Notre art n'a de pouvoir que contre les maladies du corps; mais il ne peut rien contre celles de l'ame. Lorsque celle-ci souffre des maladies du corps, elle peut trouver quelque remède dans la médecine. Il est bien vrai que votre fille est malade: mais ce n'est point de corps. Elle n'a ni plénitude d'humeurs, ni pesanteur de tête. La fièvre ne circule point dans ses veines. Enfin, aucune partie de son corps n'est attaquée, soyez-en bien persuadé. Je redouble mes instances; je le conjure de m'éclairer, s'il est possible, sur la cause de cette maladie. Chariclée elle-même, continue-t-il, ignore que c'est son ame qui est malade, et que sa maladie n'est qu'un violent amour. Ne voyez-vous pas comme ses yeux sont humides de pleurs, son visage abattu, son teint pâle? Elle ne se plaint d'aucun mal interne. Sa raison est égarée; ses discours n'ont point de suite. Ce n'est point la douleur qu'elle ressent, qui lui ôte le sommeil: elle a perdu tout-à-coup son embonpoint. C'est à vous de chercher celui qui peut la guérir. Puissiez-vous le trouver. Acestinus, à ces mots, se retire.
C'est vous que j'implore; vous, mon sauveur, mon ange tutélaire, de qui j'attends tout, vous qui avez seul la confiance de Chariclée. Je l'ai priée, conjurée de me découvrir son mal; elle s'est contentée de me répondre qu'elle ne le connoissoit point; que tout ce qu'elle savoit, c'est que Calasiris seul pouvoit la guérir. Elle m'a prié en même-tems de vous conduire auprès d'elle. J'ai jugé aussitôt que votre art l'a fléchie.—Vous connoissez sa passion; en connoissez-vous aussi l'objet?—Non, assurément; comment le connoîtrois-je? Mais il n'est point de sacrifice que je ne fisse pour que ce fût mon neveu Alcamène, que depuis long-tems je lui propose, et que je lui ai proposé toutes les fois que j'ai tenté de changer sa résolution.—Vous pouvez vous en assurer; conduisez votre neveu chez elle; faites-le paroître à ses yeux. Il approuve mon avis et me quitte.
Quelque tems après je le rencontre[27]. J'ai une chose bien affligeante à vous apprendre, me dit-il. Ma fille, je crois, est frénétique[28]. Son état présente quelque chose de bien extraordinaire. J'ai suivi votre conseil; j'ai paré mon neveu Alcamène, et je l'ai conduit chez elle. La vue de la tête de la Gorgone, ou de quelque autre objet plus affreux encore, n'auroit pas fait plus d'impression sur elle. Elle a poussé un cri aigu et perçant; elle a tourné la tête de l'autre côté, se serrant le col dans ses deux mains, menaçant de se donner la mort, si nous ne sortions au plus tôt. Nous nous sommes précipités hors de sa chambre[29]. Que pouvions-nous faire en voyant une chose si extraordinaire? Je viens vous supplier encore une fois de ne pas laisser ma fille dans un pareil état; de ne pas m'abandonner moi-même, dont les vœux sont si cruellement déçus.
Chariclès, lui dis-je, vous ne vous trompez point. Votre fille éprouve véritablement des accès de frénésie: c'est la violence de mes remèdes qui l'a mise dans cet état; mais il les falloit tels pour la contraindre à faire ce qui répugnait également à son tempérament et à ses goûts. Un dieu ennemi, je crois, en empêche le succès et combat mes efforts. Il faut me montrer cette bandelette que vous avez trouvée parmi les autres objets exposés avec Chariclée. Je crains que cette bandelette ne soit, enchantée, qu'elle ne porte avec elle quelques prestiges qui lui endurcissent l'ame. Je crains que quelque ennemi n'ait fermé l'entrée de son cœur aux charmes de l'amour et aux douceurs de l'hymen. Quelques momens après, il m'apporte cette bandelette. Je le prie de me laisser seul. Il se retire. Je retourne chez moi; je m'empresse d'examiner cette bandelette: je la trouve remplie de caractères éthiopiens, non de ceux dont se sert le peuple, mais de ceux dont se servent les rois et qui ressemblent beaucoup aux caractères sacrés des Egyptiens. Je les parcoure et je trouve ce qui suit:
«Persine, reine d'Ethiopie. C'est pour une fille, dont je ne sais quel sera le nom, que je ne connois que par les douleurs de l'enfantement, que je trace ces mots, présent funeste et arrosé de mes larmes».
Je fus frappé d'étonnement, Cnémon, en voyant le nom de Persine. Je lus le reste, ainsi conçu:
«O ma fille! j'étois innocente quand je t'ai exposée pour te dérober aux yeux de ton père Hydaspe; j'en prends à témoin le soleil, de qui nous descendons. Cependant, pour me justifier à tes yeux; si tu prolonges tes jours, aux yeux du mortel bienfaisant et envoyé du ciel pour te sauver, s'il en est qui te sauve, aux yeux de l'univers entier, je vais détailler les motifs qui m'ont déterminée à t'exposer.
Nos premiers ancêtres sont, parmi les dieux, le Soleil et Bacchus; et parmi les héros, Persée, Andromède et Memnon. Ceux qui, dans la suite des tems, construisirent le palais des rois d'Ethiopie, l'ornérent de peintures qui représentent nos ancêtres. Les statues, les tableaux où sont tracés les exploits de ces héros, sont placés dans les portiques et les appartemens des hommes. Les amours d'Andromède et de Persée ornent l'appartement ou je couche. Les nœuds de l'hymen m'unissoient depuis dix ans à Hydaspe; mais nous n'avions pas encore d'enfans. Un jour, pendant les ardeurs brûlantes du midi, le sommeil s'empara de moi. Ton père, prétextant des ordres qu'il avoit reçus en songe, vint me trouver et réclama les droits d'époux. Bientôt je m'apperçus que j'étois enceinte. Tout le tems qui précéda l'enfantement, ne fut qu'une fête continuelle pour tous les Ethiopiens. Le roi, qui se flattoit que je lui donnerais un successeur à la couronne, remercioit les dieux par des sacrifices sans nombre. Mais je donnai le jour à une fille blanche, couleur inconnue en Ethiopie. Voici, je crois, quelle en étoit la cause. Au moment où je tenois ton père dans mes bras, mes yeux s'arrêtèrent sur le tableau qui représentait Andromède absolument nue, puisque l'artiste avoit saisi le moment où Persée venoit de la descendre du rocher; et le fruit malheureux que je conçus dans mon sein, ressembla à l'image qui m'avoit frappée. Persuadée que ta couleur déposeroit contre moi, que personne ne croiroit à ce que je pourrois alléguer pour ma justification, j'ai mieux aimé, pour me garantir d'une mort ignominieuse, t'abandonner à la fortune, que de te livrer à un trépas assuré, ou t'entendre appeler d'un nom injurieux à ma vertu. Je trompai ton père: je lui dis que tu étois morte; mais je te fis exposer en secret, avec beaucoup de richesses destinées à celui qui te sauveroit la vie. Entre autres ornemens, je te parai de cette bandelette où est tracée ta malheureuse histoire et la mienne: elle est arrosée de mes larmes et de mon sang. O toi! qui la première m'as fait connoître le plaisir d'être mère, qui as été en même-tems une source de douleurs pour moi; ô ma fille! qui ne l'as été qu'un instant, si tu prolonges tes jours, souviens-toi de ta naissance. Chéris la pudeur; c'est la vertu de notre sexe. Par elle, tu soutiendras la gloire de ton origine, tu honoreras ceux qui t'ont donné le jour. Parmi tous les objets exposés avec toi, conserve avec le plus grand soin un anneau dont ton père m'a fait présent lorsqu'il recherchoit ma main: il porte l'empreinte du sceau royal; le chaton, fait d'une pantarbe douée d'une vertu secrète, doit te le faire regarder comme sacré. Telles sont les paroles que je t'adresse sur cette bandelette, puisqu'un dieu jaloux me prive du plaisir de te voir et de t'entretenir de vive voix. Peut-être seront-elles vaines; peut-être aussi seront-elles un jour d'une grande utilité; car l'avenir est voilé aux yeux des mortels. Ta beauté, funeste à ta mère, ne te sert de rien. Cette bandelette, si tu vis, révélera le secret de ta naissance. Mais si ... puissé-je ne jamais l'apprendre...! ce sont des larmes de regret et d'amertume dont j'arrose ta cendre».
La lecture de ce qui étoit tracé sur cette bandelette, dissipa mes incertitudes. J'admirois la sagesse des dieux. La tristesse et la joie remplissoient mon cœur; des larmes, mêlées de plaisir, coulèrent de mes yeux. Pendant que je m'applaudissois d'avoir levé le voile qui me cachoit le passé et d'avoir démêlé le sens de l'oracle, l'incertitude de l'avenir, les misères de la vie, l'inconstance, la fragilité des choses humaines, les caprices et les bizarreries de la fortune, dont Chariclée me présentoit un exemple si frappant, me remplissoient de compassion, de soucis et d'inquiétudes. Sa naissance, ses aventures, ses traverses, la distance immense qui la séparait de sa patrie, se présentoient sans cesse à mon esprit. Ethiopienne d'origine, née du sang royal, elle avoit perdu tous ces titres, et n'étoit regardée que comme le fruit du libertinage. J'étois dans la plus grande perplexité, déplorant le passé, et n'osant lui assurer un sort plus heureux pour l'avenir. Enfin le calme se rétablit dans mon ame; je résolus d'exécuter mon projet et sans délai.
Je me rends chez Chariclée. Je la trouve seule, accablée par sa maladie. Son courage la soutenait encore; mais son corps abattu, ses forces épuisées la mettoient hors d'état de résister long-tems aux progrès du mal. J'ordonne à tous ceux qui étoient présens de se retirer; je demande le calme le plus profond, sous prétexte que je vais faire des vœux et des invocations sur Chariclée. Chariclée, lui dis-je, c'est aujourd'hui qu'il faut m'ouvrir votre cœur. Vous m'avez promis hier de n'avoir aucune réserve pour un homme qui peut, malgré votre silence, pénétrer dans le fond de votre ame. A ces mots, Chariclée me prend la main, la baise, l'arrose de ses larmes: Sage Calasiris, me dit-elle, accordez-moi cette première faveur; ne m'obligez pas de vous révéler mes tourmens, puisque vous dites les connoître: mon honneur me commande le silence. Permettez-moi de taire un mal honteux, qu'il est plus honteux encore de dévoiler. Les progrès qu'il fait tous les jours m'accablent; mais ce qui me déchire l'ame, c'est de ne l'avoir point arrêté dès sa naissance, de m'être laissée subjuguer par une passion, contre laquelle mon cœur s'étoit révolté jusqu'à ce funeste moment, une passion dont le nom seul flétrit le saint nom de chasteté.
Ma fille, lui dis-je pour la consoler, ce silence sur l'état de votre cœur mérite les plus grands éloges. Je n'ai pas besoin d'apprendre de votre bouche ce que les secrets de mon art m'ont appris depuis long-tems. Il est beau de vous voir rougir d'un sentiment qu'il est glorieux à votre sexe de tenir caché. Mais, puisqu'enfin votre cœur connoît l'amour, puisque l'image de Théagènes y règne (les dieux eux-mêmes m'ont instruit de son bonheur) sachez que vous n'êtes ni la seule, ni la première qui ressentez cette passion. Bien des femmes illustres, bien des vierges ont eu, comme vous, un cœur sensible. L'amour est le plus puissant des dieux: on nous représente les autres immortels asservis à ses lois. Il faut que la sagesse elle-même préside à toutes vos démarches. Il eût été beau, sans doute, de rester inaccessible aux traits de l'amour; mais quand une fois il est maître de nous, c'est à la vertu à nous retenir dans les bornes du devoir. Vous pouvez m'en croire, fuyez l'opprobre dont pourroit vous couvrir votre passion; que des nœuds légitimes vous lient à celui que vous aimez, et que l'hymen guérisse vos maux.
Pendant que je parlois ainsi, la sueur ruisseloit sur tout son corps. La joie que lui inspiroient mes discours, les tourmens de l'espérance, la honte de voir son secret arraché, se peignoient successivement sur son visage. Mon père, me dit-elle; après un long silence, vous me parlez d'hymen; mais Chariclès y consentira-t-il? mon vainqueur lui-même ne me dédaignera-t-il pas? Vous n'avez rien à redouter de la part de Théagènes, lui dis-je; l'amour le domine avec plus d'empire peut-être que vous. Vous avez allumé dans son cœur tous les feux qui vous dévorent. Vos ames, dès votre première entrevue, ont senti qu'elles étoient faites l'une pour l'autre, et ont éprouvé sur-le-champ les mêmes sentimens. Mon art vous a servi auprès de lui; il a redoublé l'ardeur qui le consume. Celui que vous regardez comme votre père, vous destine un autre époux: c'est Alcamène, que vous devez connoître. Alcamène! dit-elle; qu'il lui prépare un tombeau. Théagènes sera mon époux, ou la Parque tranchera plutôt le fil de mes jours. Mais, dites-moi, je vous en conjure, comment savez-vous que Chariclès n'est pas celui qui m'a donné le jour, et qu'il n'est que mon père adoptif?—Voilà ce qui me l'a appris, lui répondis-je en lui montrant cette bandelette.—Comment est-elle entre vos mains? car au moment où Chariclès me reçut des mains de celui qui m'avoit nourrie, lorsqu'il m'emmena ici, je ne sais comment, il me prit cette bandelette, qu'il a conservée avec le plus grand soin[30].—Je vous dirai par la suite comment je l'ai tirée des mains de Chariclès. Mais, dites-moi, savez-vous ce quelle contient?—Non, je l'ignore.—Cette bandelette est un flambeau qui éclaire les ténèbres qui environnent votre berceau, et dans lesquelles vous avez marché jusqu'ici. Elle me prie aussitôt de lui faire part de ce que j'avois découvert. Je lui explique, je lui détaille tout ce qui étoit sur la bandelette. A peine se connoît-elle elle-même, que son courage se ranime. Elle prend des sentimens dignes de sa naissance. Elle me demande ce qu'il faut faire. Je lui parle ouvertement; je lui développe mes projets. Ma fille, lui dis-je, j'ai été en Ethiopie, pour m'instruire dans les sciences qu'on y cultive. J'ai connu votre mère Persine; car dans ce pays, le palais des rois est ouvert aux sages. Les connoissances des Egyptiens, que je joignois à celles des Ethiopiens, augmentoient la considération dont je jouissois.
Lorsqu'elle sut que je me disposois à retourner en Egypte, elle m'apprit votre histoire; mais elle me fit jurer auparavant que je n'en parlerons à personne. Elle m'avoua même qu'elle n'auroit pas la même confiance dans les sages du pays. Elle me pria de demander d'abord aux dieux si vous n'aviez point perdu la vie, ensuite dans quel pays vous étiez. Elle ajouta que, malgré toutes ses recherches, elle n'avoit pu trouver personne qui vous ressemblât. Les dieux m'avoient instruit de tout. Je dis donc à votre mère que vous viviez, dans quel pays vous étiez. Elle me pria alors de vous chercher, de vous ramener dans le sein de votre patrie; elle ajouta que, depuis qu'elle vous avoit mise au monde, elle n'avoit point eu d'enfans; qu'elle étoit prête, lorsque vous paroîtriez, à avouer tout le passé à votre père, qui, assuré par une longue suite d'années de la vertu de son épouse, transporté de joie lorsqu'il se verroit un enfant héritier de sa couronne, ne verroit que la vérité dans tout ce qu'elle lui diroit.
Tel fut le discours de votre mère. Elle y ajouta des prières ardentes; elle me fit jurer par le Soleil, serment inviolable pour les sages d'Ethiopie, de m'occuper de vous. Je viens donc pour satisfaire à ses prières et dégager mes sermens. Ce n'est pourtant pas là le motif qui m'amène à Delphes; mais c'est le plus grand avantage que je retire de l'exil auquel les dieux eux-mêmes m'ont déterminé. Depuis long-tems je suis comme aux aguêts, vous témoignant tous les égards dus à votre naissance, attendant en silence un moment favorable de vous présenter dans cette bandelette une preuve non équivoque de la vérité de ce que je vous dis. Il ne tient qu'à vous, avant de voir votre inclination forcée par Chariclès, qui veut vous unir à Alcamène, de fuir de ce pays avec moi; de retourner dans votre patrie, dans les bras de vos parens; d'épouser Théagènes, prêt à nous suivre par-tout où nous voudrons aller; de quitter votre vie errante et précaire, pour rentrer dans le rang où vous appelle votre naissance, et faire asseoir avec vous sur le trône celui que votre cœur adore, s'il faut toutefois ajouter foi aux oracles des dieux. Je lui rappelai en même-tems l'oracle d'Apollon; je lui en expliquai le sens. Elle n'ignoroit pas que beaucoup de personnes parlaient de cet oracle, et cherchoient à l'interprêter. Elle fut frappée d'étonnement. Mon père, reprit-elle, je ne doute pas que la volonté des dieux ne soit telle que vous le dites. Mais que faut-il faire?—Il faut feindre de consentir à votre hymen avec Alcamène.—Il est bien affligeant et bien honteux de faire même de simples promesses à un autre que Théagènes. Quoi qu'il en soit, je m'abandonne aux dieux et à vous.... Mais ... quel est le but de ce mensonge? comment me dégager de mes promesses sans les accomplir?—Le tems vous l'apprendra. Il est des choses dont les discours d'une femme retardent l'exécution; mais la célérité, secondée de l'audace, vient à bout de tout. Je ne vous demande que de suivre mes avis; de convenir avec Chariclès, pour le moment, de donner votre main à Alcamène. Il ne fera rien sans me consulter. Elle me promet de faire tout ce que je lui dis; je la quitte versant un torrent de larmes.
A peine suis-je sorti, que je rencontre Chariclès en proie à la plus vive douleur et au chagrin le plus cuisant. Quoi! lui dis-je, quand vous devriez vous livrer à la joie, remercier les dieux par des sacrifices de ce que vous êtes enfin parvenu au comble de vos vœux, de ce que mon art et mon adresse ont triomphé de Chariclée, de ce que je l'ai déterminée à subir le joug de l'hymen, vous paroissez triste et rêveur! Vous pleurez presque! D'où vous vient donc cette tristesse?—Hélas! ne suis-je pas en effet le plus malheureux des hommes! S'il en faut croire les songes qui me tourmentent, et celui sur-tout que j'ai eu cette nuit, ma fille, l'objet de ma tendresse, ne doit pas se marier, mais changer de séjour. Je croyois voir un aigle, parti de la main d'Apollon, s'abattre tout-à-coup sur moi, arracher ma fille d'entre mes bras, la transporter à l'extrémité de la terre, dans un pays peuplé de fantômes et d'ombres noires; enfin j'ignorois absolument ce quelle étoit devenue. Un espace immense la déroboit à mes regards[31].
Je n'eus pas de peine à interprêter ce songe; mais je tâchai de le consoler et d'épaissir encore les ténèbres qui lui cachoient l'avenir. Vous, lui dis-je, le prêtre du plus éclairé des dieux, vous ne me paroissez pas bien saisir le sens de votre songe; il ne vous annonce que le prochain hymenée de votre fille. Cet aigle n'est que l'emblème de l'époux qui la recevra de vos mains. Vous y voyez qu'Apollon lui-même approuve cette alliance; qu'il conduit comme par la main celui qui va passer dans les bras de Chariclée; et ce songe porte la douleur et la consternation dans votre ame! O Chariclès! augurons mieux. Secondons les desseins des dieux. Appliquons-nous à déterminer encore mieux votre fille.
Il me demande ce qu'il doit faire pour fixer plus sûrement la volonté de Chariclée. Avez-vous, lui dis-je, quelques objets précieux, une robe enrichie d'or, un collier magnifique? Gagnez-la par ces présens; faites-les lui remettre comme venant de son amant. L'or et les bijoux ont des charmes auxquels les femmes ne résistent guère. Faites en même-tems tous les préparatifs de la noce; car il ne faut point différer l'hymen, mais profiter de l'effet que mon art a opéré sur l'esprit de Chariclée, et ne pas lui donner le tems de changer. Je n'oublierai rien, croyez-moi, me dit Chariclès. En même-tems il se retire transporté de joie; bien résolu de tout exécuter sur-le-champ. En effet, il se hâta, comme je le vis par la suite, de faire tout ce que je lui avois conseillé. Une robe précieuse, ce collier d'Ethiopie, que Persine avoit donné à sa fille en l'exposant, pour la reconnoître, furent portés à Chariclée, comme venant d'Alcamène.
Ayant rencontré Théagènes, je lui demande où sont ses compatriotes, qui sont venus avec lui en députation. Il me dit que les jeunes filles sont déjà parties; qu'elles ont pris les devants pour ne point être obligées de précipiter leur marche; que les jeunes gens, impatiens de retourner dans leur patrie, ne veulent plus retarder leur départ; qu'il ne peut plus se refuser à leurs désirs. Je l'instruis aussitôt de ce qu'il doit leur dire, de ce qu'il doit faire lui-même; je lui recommande d'attendre que je lui indique le moment favorable à l'exécution de nos projets.
Delà je me rends au temple, pour prier le dieu de vouloir bien nous diriger lui-même dans notre fuite. La divinité est plus prompte que la pensée; elle nous protège dans ce que nous entreprenons pour lui plaire, et souvent sa bonté prévient nos demandes. Le dieu n'attendit pas que je l'interrogeasse; des effets m'assurèrent bientôt de sa protection. Plein du projet qui m'occupoit tout entier, j'allois consulter la prêtresse, lorsque ces mots vinrent frapper mes oreilles: Hâtez-vous; ces étrangers vous appellent. En effet, des étrangers célébroient, en l'honneur d'Hercule, un festin solemnel au son des instrumens de musique. A ces mots, je m'arrête. Je ne pouvois, sans crime, fermer l'oreille aux paroles de la divinité. Je prends de l'encens, que je brûle en l'honneur d'Apollon. Je fais des libations d'une eau pure. Ils paroissent étonnés de la magnificence de mon offrande. Ils me prient de prendre part à leur banquet. Je me rends à leur invitation. Couché comme eux sur une feuillée de branches de myrthe et de laurier, je mange des mets dont j'ai coutume de me nourrir. Mes amis, leur dis-je, quelqu'agréable que soit votre repas, il n'excite point mon appétit. J'ignore encore qui vous êtes. Je voudrois cependant vous connoître. Ce seroit, je crois, manquer à la bienséance et à l'honnêteté, si, après avoir fait ensemble des libations, mangé à la même table, après avoir formé les premiers nœuds d'amitié au milieu d'une cérémonie sainte, nous nous séparions sans nous connoître les uns les autres.
Nous sommes Tyriens, disent-ils, marchands de profession; nous allons à Carthage en Lybie. Notre vaisseau est chargé de beaucoup de marchandises des Indes, d'Ethiopie et de Phénicie. Nous célébrons ce banquet en l'honneur d'Hercule, protecteur de Tyr, pour le remercier de la victoire remportée par ce jeune homme (ils me montrent en même-tems celui qui étoit assis devant moi) qui a vaincu à la lutte, et qui a fait proclamer le nom de Tyr au milieu des Grecs. Nous avions passé le cap Malée, et les vents contraires nous avoient forcés d'aborder à Céphalénie. Un songe lui annonce pendant la nuit qu'il remportera une victoire aux jeux pythiques. Il le jure par le dieu adoré dans notre patrie. Il nous persuade de nous détourner de notre route et d'aborder ici. L'effet a justifié sa prédiction. Marchand jusqu'à ce moment, le voilà aujourd'hui couvert de lauriers. Il a offert un sacrifice au dieu qui lui a annoncé sa victoire, pour l'en remercier et en même-tems pour lui demander sa protection pendant le voyage; car nous nous embarquons demain matin, si les vents nous sont favorables. Vous allez, leur dis-je, mettre à la voile?—Tel est notre dessein.—Voudriez-vous me recevoir sur votre bord? Des affaires m'appellent en Sicile; et cette île, comme vous le savez, est située sur la route de la Lybie.—Si vous voulez vous embarquer avec nous, nous nous regarderons comme très-heureux d'avoir à notre bord un sage, un Grec, dans lequel nous croyons encore voir l'ami des dieux.—Ce sera pour moi un plaisir bien sensible, pourvu que vous m'accordiez un jour pour faire les préparatifs nécessaires—-Eh bien, nous vous accordons la journée de demain; mais trouvez-vous aux approches de la nuit sur le bord de la mer. Les nuits sont très-favorables aux navigateurs. Il s'élève de terre des vents légers, avec le secours desquels un vaisseau fend rapidement les îlots tranquilles.
Je conviens de tout avec eux; mais je leur fais jurer qu'ils ne partiront point avant. Je les quitte au milieu de la joie et des plaisirs[32]. Ils dansent, au son mélodieux d'une flûte, les danses syriennes. Tantôt, par des sauts légers, ils s'élancent dans les airs, ils retombent à terre, ploient avec grâce sur leurs jarrets; tantôt ils pirouettent comme ceux qui sont agités de l'esprit divin. Je me rends chez Chariclée: elle contemploit les présens que Chariclès lui avoit envoyés. Delà je vais trouver Théagènes; je les instruis l'un et l'autre de ce qu'ils ont à faire, et du moment où il faudra le faire. Je me retire chez moi, attendant ce qui alloit se passer.
Au milieu de la nuit, dans le tems où toute la ville étoit plongée dans un profond sommeil, une troupe de jeunes gens armés environne la maison de Chariclée. Théagènes, guidé par l'amour, marche à leur tête.[33] Il avoit composé un bataillon de guerriers des jeunes Thessaliens qui l'avoient escorté pendant la cérémonie. Ils poussent tout-à-coup de grands cris; font un bruit horrible avec leurs boucliers, pour effrayer ceux qui pourroient les appercevoir. Ils se précipitent, à la lueur des flambeaux, dans la maison de Chariclée, qu'ils n'ont pas de peine à forcer. Les portes sont fermées de manière à s'ouvrir aisément. Chariclée étoit prévenue de tout. Ils la trouvent préparée, l'enlèvent sans qu'elle fasse la moindre résistance, emportent en même-tems tout ce qu'elle leur commande de prendre; ils sortent de la maison. Les cris de victoire, mêlés au bruit effrayant des boucliers frappés l'un contre l'autre, retentissent de toutes parts. Ils traversent la ville; la terreur et l'épouvante marchent devant eux. Les ombres de la nuit, les échos bruyans du Parnasse redoublent l'effroi. Ils font entendre le nom de Chariclée. Au sortir de la ville, ils gagnent, à bride abattue, les montagnes des Locriens et des Etéens.
Chariclée et Théagènes, comme nous en étions convenus, quittent les Thessaliens, se réfugient secrètement auprès de moi, tombent à mes genoux, les tiennent long-tems embrassés, tremblans de frayeur, et répétant sans cesse: Mon père, sauvez-nous! Chariclée, les yeux baissés vers la terre, rougissant d'une démarche aussi extraordinaire, ne prononce que ces mots: Mon père, sauvez-nous! Calasiris, disoit Théagènes, sauvez-nous; sauvez des étrangers, sans patrie, qui renoncent à tout pour être l'un à l'autre; sauvez deux amans qui vont devenir le jouet de la fortune, qu'un chaste amour embrase de feux mutuels: volontairement exilés, mais pleins de courage, nous n'avons d'espérance de salut qu'en vous. Ces paroles me percent l'ame. Il s'échappe de mes yeux quelques larmes que je leur cache, et qui soulagent mon cœur oppressé[34]. Je les relève; je les ranime; je leur montre dans l'avenir un sort plus heureux; je leur représente que les dieux eux-mêmes, favorisent leur dessein. Je m'en vais, leur dis-je, préparer le reste: attendez-moi ici; mais prenez bien garde qu'on ne vous voie. Aussitôt je me mets en devoir de partir.
Chariclée, saisissant ma robe, m'arrête. O mon père! me dit-elle, n'est-ce pas un crime, ou plutôt une trahison de votre part? Quoi! Vous vous en allez! vous m'abandonnez ainsi à la discrétion de Théagènes! Ne songez-vous pas combien peu on doit se reposer sur un amant de la garde de son amante, lorsqu'il est maître de satisfaire sa passion, et qu'il ne voit personne dont la présence lui en impose! La vue de l'objet de son amour, seul et sans défense, ne fait que redoubler la violence de ses feux. Je ne vous quitte donc point que vous n'ayez fait promettre à Théagènes, avec serment, de ne point attenter à mon honneur, mais de me respecter à présent et dans la suite, jusqu'à ce que je sois rentrée dans le sein de ma patrie et de ma famille; et, si la fortune ennemie ne me le permet pas, de ne jamais entreprendre de forcer mon consentement. Je ne vous laisse aller qu'à ces conditions. Je fus surpris des paroles de Chariclée; cependant j'en reconnus la sagesse. J'allume un brasier sur l'autel; j'y jette quelques grains d'encens, Théagènes prête le serment exigé tout en se plaignant que c'étoit l'outrager que de compter sur un serment plus que sur ses principes de vertu, qui ne pouvoient guère être suppléés par une promesse forcée, et dont on n'a pour garant que la crainte de la divinité. Il jure cependant par Apollon Pythien, par Diane, par Vénus, par les Amours, d'être soumis aux volontés de Chariclée. Ils se font encore l'un à l'autre d'autres promesses dont les dieux sont également garans.
Je cours aussitôt chez Chariclès. L'alarme, la consternation régnoient dans sa maison. Déjà les esclaves de Chariclée étoient arrivées, et lui avoient annoncé l'enlèvement de sa fille. Les habitans s'assemblent en foule, environnent ce malheureux père, désespéré d'un pareil évènement, et incertain sur le parti qu'il a à prendre. Lâches! m'écriai-je aussitôt, êtes-vous donc insensibles? Quoi! vous restez ainsi immobiles, en silence! Est-ce que ce malheur a éteint en vous tout sentiment? Vous ne vous armez pas! vous ne poursuivez pas les ravisseurs! vous ne les atteindrez pas! vous ne punirez pas une aussi noire perfidie! Hélas! me répond Chariclès, il est inutile de lutter contre ma destinée: ce sont les dieux qui me punissent. Je me suis attiré leur colère du moment où j'entrai, par mégarde, dans le sanctuaire d'Apollon, et où je vis des objets que mes yeux ne devoient pas voir. Le dieu m'annonça aussitôt que je serois puni de mon imprudence, par la perte des objets les plus chers à mon cœur. Rien n'empêche cependant de combattre, comme on dit, contre la fortune. Si nous connoissions ceux que nous devons poursuivre, qui sont les auteurs de nos maux.... Ce beau Thessalien, lui dis-je, l'objet de votre admiration, dont vous m'avez fait un ami, Théagènes, avec ses jeunes gens, est le ravisseur. Il en est resté hier dans la ville jusqu'au soir, et sans doute vous en trouverez encore quelqu'un. Levez-vous donc, et assemblez le peuple.
On suit mes avis. Les généraux convoquent l'assemblée; la trompette, par leur ordre, retentit dans toute la ville; le peuple s'assemble aussitôt, et on délibère pendant la nuit au théâtre. Chariclès paroît au milieu de l'assemblée revêtu d'une robe de deuil, la tête couverte de poussière. Sa seule présence fait passer dans l'ame des spectateurs, toute l'amertume de sa douleur. Il parle ainsi:
«Vous voyez, ô Delphiens! l'excès de mes maux; et vous pensez peut-être que je ne vous ai assemblés et que je ne parois au milieu de vous que pour gémir sur moi-même. Non; je ne vous importunerai point de mes plaintes, quoique mon sort soit mille fois plus affreux que la mort. Les dieux me replongent dans une affreuse solitude. Mes yeux ne rencontrent plus dans ma maison aucun des objets si chers à mon cœur; cependant cette illusion, si commune à tous les hommes, me séduit encore; un vain espoir vit encore au fond de mon cœur: je me flatte encore de retrouver bientôt ma fille; c'est en vous sur-tout que repose cet espoir. Oui, Delphiens, vous allez poursuivre celui qui m'a outragé, et vous reviendrez avec la victoire. Ils ne vous ont pas sans doute ôté le courage, ces jeunes Thessaliens, ni le sentiment de l'opprobre imprimé à notre patrie et à nos dieux. Quelle bonté! quelle tache! de jeunes danseurs, en petit nombre, venus pour relever l'éclat d'une cérémonie religieuse, ont bravé la première ville de la Grèce, ont ravi l'objet le plus précieux du temple d'Apollon, Chariclée, l'ame de ma vie! Destin affreux! fortune impitoyable! Ma première fille, vous le savez, celle à qui j'avois donné le jour, est descendue dans le tombeau, en entendant retentir encore les cris de joie qui avoient célébré son hymen. Le flambeau de sa vie s'est éteint au milieu des torches nuptiales. Bientôt après il m'a fallu élever un autre tombeau à sa mère. Le destin m'a éloigné de ma patrie; mais je me consolois de tous ces maux. J'avois trouvé Chariclée; Chariclée étoit mon espérance, ma vie; je voyois en elle celle qui perpétueroit mon nom. Chariclée me tenoit lieu de tout; elle étoit, pour ainsi dire, la colonne sur laquelle reposait ma maison[35]. Un funeste revers, un coup de foudre vient d'enlever cet appui à ma vieillesse; et le destin, par un raffinement de barbarie et de cruauté, dont j'ai déjà été victime, choisit, pour me l'enlever, le moment où se préparoit son hymenée. Déjà vous en aviez été avertis.»
Chariclès parloit encore, se livrant à toute la vivacité de sa douleur, lorsque le général Hégésias, l'interrompant, parle ainsi:
«Citoyens, laissons à Chariclès le soin de pleurer l'enlèvement de sa fille. Pour nous, ne nous laissons point abattre par sa douleur; ne nous amusons point à mêler nos larmes aux siennes. Ne laissons point échapper le moment favorable: la célérité décide en tout, et principalement à la guerre, du succès des entreprises. En prenant les armes au sortir de rassemblée, nous pouvons espérer atteindre nos ennemis. Ils se reposent sur la lenteur de nos préparatifs, et ne hâtent point leur retraite. Nous abandonner aux larmes, comme des femmes, c'est leur donner le tems de gagner de l'avance; et nous n'aurons pour nous que la honte d'avoir été outragés par des jeunes gens. Poursuivons-les au plus vite; saisissons-nous d'eux; faisons-leur subir une mort ignominieuse. Etendons notre vengeance au-delà du trépas, en flétrissant leur postérité. Nous pouvons encore, pour satisfaire notre ressentiment, allumer l'indignation des Thessaliens contre ceux qui pourroient échapper à nos coups, et contre leurs descendans. Décrétons de ne point recevoir désormais leur théorie, et de ne point leur permettre d'offrir des sacrifices à Néoptolème. Ordonnons que le trésor public de Delphes fournira aux frais de cette cérémonie. Le peuple approuve cette proposition, et la ratifie sur-le-champ. Ordonnez encore, continue le général, que la prêtresse de Diane ne paroîtra plus lorsque les athlètes disputeront le prix de la course armée: car c'est là la source de l'impiété de Théagènes: c'est dès ce moment qu'il a médité d'enlever Chariclée. Il faut prévenir, pour la suite, de pareils attentats.»
Le peuple décrète d'une voix unanime tout ce que lui propose Hégésias. Le général ordonne de prendre les armes. La trompette guerrière retentit dans toute la ville. L'assemblée quitte le théâtre et se disperse pour voler aux combats. On voit s'armer à l'envi, non-seulement ceux qui sont en état de porter les armes, mais encore les enfans, les jeunes gens sans distinction.... Le courage supplée aux forces. Tous veulent partager les dangers de cette expédition. Beaucoup de femmes même, s'élevant au-dessus de la foiblesse de leur sexe, s'arment de tout ce quelles trouvent, et grossissent l'armée de leur troupe inutile. Mais bientôt elles sentent toute leur foiblesse et rentrent chez elles. On voit même des vieillards vouloir secouer le poids des ans, et, leurs forces ne répondant point à leur courage, reprocher à la vieillesse de laisser une ardeur impuissante à un corps usé et sans vigueur: tant est grande la désolation que l'enlèvement de Chariclée a répandue dans la ville de Delphes. Tous les habitans, comme frappés du même coup, sans attendre le jour, se mettent à la poursuite de ses ravisseurs.
Calasiris s'embarque sur un vaisseau phénicien, avec Théagènes et Chariclée. Retour de Nausiclès. Plaintes de Chariclée, sous le nom de Thisbé. Frayeur de Cnémon, au nom de Thisbé. Théagènes et Chariclée tombent entre les mains de Mitranes. Théagènes envoyé à Oroondates. Chariclée remise à Nausiclès. Sacrifice fait à Mercure. Calasiris reprend le récit de ses aventures. Il aborde à Zacynthe. Il demeure chez un pêcheur. Le marchand tyrien demande Chariclée en mariage. Trachin, chef de pirates. Calasiris s'embarque avec Théagènes et Chariclée. Ils sont pris par les pirates. La tempête les pousse en Egypte. Trachin se prépare à épouser Chariclée. Adresse de Calasiris. Trachin tué par Pélore, et Pélore par Théagènes.
Tels étoient les mouvemens de la ville de Delphes[36]; mais je ne sais quelle fut l'issue de l'expédition. Je profitai du tems qu'ils mirent à la poursuite des Thessaliens pour m'échapper. Je fus rejoindre Théagènes et Chariclée, je les conduisis au bord de la mer cette même nuit, et je les fis monter dans le vaisseau phénicien qui nous attendoit pour mettre à la voile.... Le jour étoit prêt à paroître; mais les Phéniciens m'avoient promis avec serment de m'attendre, et ils ne voulurent pas manquer à leur parole. Ils nous reçoivent avec les démonstrations de la joie la plus vive. Ils font force de rame pour sortir du port et gagner la pleine mer. Un doux zéphir souffle de la terre. Ils déploient les voiles, et le vaisseau sillonne rapidement la surface unie des ondes tranquilles. Ils laissent bientôt derrière eux le golphe de Cyrrha, le promontoire du Parnasse, les rochers d'Etolie et de Calydon. Le soleil étoit prêt de se coucher, lorsque les isles Aiguës, à qui leur forme a fait donner ce nom, se montrèrent à nous. Mais pourquoi prolonger ainsi mon récit? Je m'oublie, Cnémon, je vous oublie aussi dans ces détails. Arrêtons-nous ici, et livrons-nous au sommeil. Laissons voguer nos deux amans sur les îlots. Quelque avide que soit votre curiosité, avec quelque force que vous résistiez au sommeil, je crois que le détail de toutes mes aventures, continué bien avant dans la nuit, fatigueroit votre attention. Les années, mon fils, m'appesantissent; mon ame s'attendrit au souvenir de mes malheurs, et le sommeil ferme mes yeux.
Mon père, répondit Cnémon, arrêtez-vous ici; ce n'est pas que je sois fatigué de vous entendre; non, mon attention se soutiendront toujours, quand même votre narration dureroit plusieurs jours et plusieurs nuits, tant les charmes de votre éloquence sont séduisans. Mais depuis long-tems j'entends un bruit sourd, un tumulte confus: j'en étois même troublé; mais la peur de perdre quelque chose de votre récit me contraignoit au silence. Je n'ai rien entendu, dit Calasiris; les années en sont peut-être la cause. L'affaiblissement de l'ouie est une des infirmités de la vieillesse. Peut-être aussi étois-je trop attentif à mon discours. C'est sans doute Nausiclès, le maître de cette maison, qui revient.... Grands dieu! comment a-t-il réussi dans son entreprise? Au gré de mes vœux, dit Nausiclès, paroissant tout-à-coup devant eux. Je n'ignore pas, mon cher Calasiris, dans quelles inquiétudes vous a jeté mon expédition. Je sais que votre ame étoit, pour ainsi-dire, à mes côtés. Votre conduite passée envers moi, le sujet de votre entretien quand je suis entré, tout me prouve quelle part vous prenez à tout ce qui me touche.... Mais, quel est cet étranger?—C'est un grec. Vous apprendrez le reste par la suite. Dites-nous au plus tôt si vous avez réussi, afin que nous puissions partager votre joie.—Je vous en instruirai demain. Pour le présent il vous suffit d'apprendre que j'ai retrouvé Thisbé, et plus belle. Je suis accablé de fatigues, épuisé de peines et de soucis, et j'ai besoin d'un peu de repos pour rétablir mes forces; et il quitte ses hôtes pour se livrer au sommeil.
Au nom de Thisbé, Cnémon reste interdit. Son esprit roule de pensées en pensées, sans s'arrêter à aucune. Il soupire, il gémit amèrement. Il passe la nuit dans la plus cruelle perplexité. Calasiris, quoique endormi, s'apperçoit qu'il souffre; il lève la tête de dessus son chevet, et, s'appuyant sur son coude, il lui demande la cause de ses peines, et d'un égarement d'esprit qui le rapproche des frénétiques, Quoi! lui répond Cnémon, j'apprends que Thisbé vit encore, et je serois tranquille!—Quelle est donc cette Thisbé? comment la connoissez-vous? pourquoi ne pouvez-vous apprendre qu'elle est en vie, sans en être troublé?—Vous le saurez lorsque je vous raconterai mon histoire. Mes yeux l'ont vue étendue sans vie; mes mains lui ont rendu les derniers devoirs chez les Bucoles.—Dormez; dans peu nous aurons la solution de cette énigme.—Il m'est impossible de dormir. Tranquillisez-vous.—La vie m'est un fardeau insupportable. Il faut que je sorte, que je m'assure, à quelque prix que ce soit, si Nausiclès n'est point dans l'erreur, et si en Egypte les morts reviennent à la vie. Calasiris sourit, ferme les yeux et s'endort.
Cnémon, sortant de la chambre, éprouve l'embarras d'un homme errant pendant la nuit au milieu des ténèbres, dans une maison qu'il ne connoît pas. Mais l'inquiétude où il est au sujet de Thisbé, lui fait surmonter tous les obstacles. Il veut éclaircir ses soupçons. Il erre de côté et d'autre, passe et repasse plusieurs fois par les mêmes endroits. Enfin, il entend les gémissemens sourds et plaintifs d'une femme. Tel le rossignol, pendant une nuit du printemps, fait entendre au loin des sons lamentables. Guidé par ces douloureux accens, il approche de l'appartement d'où ils sortent, applique son oreille à l'endroit où les deux battans de la porte se réunissent. Il écoute et entend ce qui suit: «Non, mon sort ne peut être plus affreux. Echappée des mains des brigands, soustraite à une mort cruelle, je me flattois de passer le reste de ma vie errante et vagabonde avec celui que mon cœur adore, et qui l'auroit remplie de charmes. Avec lui j'aurois supporté aisément les plus cruels revers. Mais la fortune, acharnée à me poursuivre, ne m'a montré quelques lueurs d'espérance que pour me tromper plus cruellement. Je me croyois libre, et me voilà encore esclave. Je croyois mes fers brisés, et m'en voilà encore chargée. J'étois renfermée dans une île, environnée de ténèbres, et mon sort aujourd'hui, loin d'être changé, n'est devenu que plus affreux, puisque je suis séparée de celui qui vouloit et qui pouvoit me consoler. Hier je quittai une caverne de brigands, séjour affreux, abîme inaccessible, que j'habitois, où plutôt j'étois enterrée; mais la présence de mon bien-aimé me consoloit. Là, il a pleuré ma mort, quoique je fusse pleine de vie; là, ses larmes ont arrosé des cendres qu'il croyoit les miennes. Aujourd'hui je suis privée de toutes ces consolations. Il n'est plus avec moi celui qui partageoit mes douleurs, celui qui allégeoit le poids de mes chagrins. Seule, abandonnée, prisonnière, abîmée dans la douleur, en butte aux jeux cruels de la fortune, si je supporte encore la vie, c'est dans l'espérance de revoir l'objet de ma tendresse. O toi, l'ame de ma vie! dans quels lieux es-tu? quel est ton sort? es-tu aussi esclave, toi qui naquis au sein de la liberté, toi qui ne connus jamais d'autre esclavage que celui de l'amour? Réserve-toi à ma tendresse. Puisses-tu revoir un jour ta chère Thisbé! car tel est le nom qu'il faudra bien que tu me donnes».
Cnémon, à ces mots, n'est plus maître de lui; il ne peut en écouter davantage. Il avoit d'abord soupçonné qu'il étoit dans l'erreur; mais ces dernières paroles lui persuadent que c'est vraiment Thisbé qu'il entend. Peu s'en fallut qu'il ne se laissât tomber contre la porte; mais il se retint, dans la crainte d'être surpris; car le jour approchoit[37]. Il se retire. Ses genoux chancellent; ses pieds heurtent à chaque pas: il donne contre les murailles; sa tête frappe contre le haut des portes, choque contre différens objets suspendus au plancher. Enfin, après bien des détours, il arrive à la chambre où il demeuroit, et se laisse tomber sur son lit. Tout son corps tremble; ses dents claquent les unes contre les autres, et peut-être auroit-il expiré, si Calasiris, s'appercevant de son état, ne l'eût ranimé en le pressant contre son sein, et ne fût venu à bout de le rappeler à la vie. Lorsqu'il a repris connoissance, il lui demande la cause de ces mouvemens convulsifs. Mon père, dit-il, je suis perdu. Thisbé ... ce monstre ... est véritablement en vie. En prononçant ces mots il retombe encore. Calasiris fait de nouveaux efforts pour retenir son ame prête à s'échapper.
Cnémon n'étoit alors que la victime des bisarreries de la fortune, qui souvent prend plaisir à se jouer des hommes, qui corrompt les plaisirs les plus vifs par l'amertume des chagrins. Elle lui montra un sujet de douleur dans ce qui devoit être pour lui un sujet de joie, et elle lui fit sentir toute la cruauté de ses caprices. Peut-être aussi l'homme n'est-il pas fait pour goûter des plaisirs purs et sans mélange. Cnémon alors fuyoit l'objet de ses vœux. Cnémon redoutoit une vue qui devoit le combler de joie. C'étoit Chariclée et non Thisbé qu'il avoit entendue gémir. Voici ce qui s'étoit passé.
Lorsque Thyamis eut été pris par les ennemis et chargé de chaînes, que l'île eut été livrée aux flammes et entièrement dévastée, Cnémon et Thermutis, l'écuyer de Thyamis, traversèrent le lac au point du jour pour s'informer du sort du chef des brigands. On a vu ce qu'ils devinrent. Théagènes et Chariclée, restés seuls dans l'île, tirèrent du sein même de leurs maux une source inépuisable de plaisirs: rien n'arrêta les élans de leur tendresse. Seuls, éloignés des importuns, ils s'abandonnent à toute la vivacité de leur amour. Oubliant l'univers entier, ils se tiennent long-tems et étroitement serrés dans les bras l'un de l'autre: ils se rassasient des charmes d'un amour pur et honnête: des larmes brûlantes se mêlent à leurs pudiques baisers. Théagènes, dans l'ardeur de ses désirs impétueux, vouloit-il franchir les bornes de la pudeur, Chariclée lui rappeloit ses sermens, modéroit ses transports, et son amant s'arrêtoit aussitôt. Vaincu par l'amour, mais vainqueur du plaisir, l'austère vertu parloit toujours à son cœur. Enfin la nécessité de réfléchir sur le parti qu'ils ont à prendre, impose silence à leurs transports, et Théagènes parle ainsi:
«O Chariclée! puissent les dieux de la Grèce nous accorder ce qui pour nous est le plus précieux des biens, ce qui nous a fait supporter tout, ce qui fait encore l'unique objet de nos vœux, d'être toujours l'un avec l'autre. Mais comme les choses humaines n'ont ni solidité, ni consistance; comme nous avons déjà beaucoup souffert, que nous nous attendons à souffrir beaucoup encore; que nous devons nous rendre au bourg de Chemmis, selon nos conventions avec Cnémon; que nous ignorons le sort qui nous attend; que le pays où nous devons nous rendre est sans doute bien éloigné d'ici, convenons de certains signes, qui nous éclaireront sur le sort de l'un et de l'autre, qui nous dirigeront dans nos recherches, si nous nous trouvons séparés. Des signes dictés par l'amour, imaginés pour réunir deux amans, peuvent épargner bien des fatigues, et sont des guides sûrs dans les voyages.
Chariclée approuve cet avis. Ils conviennent que sur les temples, les monumens publics, les statues, les pierres, dans les carrefours, Théagènes écrira le Pithique, et Chariclée la Pithie est partie à droite ou à gauche, vers telle ville, tel village, tel pays, avec l'indication du jour et de l'heure du départ. Si nous nous rencontrons, disent-ils, il suffira de nous voir pour nous reconnoître; jamais le tems ne pourra effacer de nos cœurs des traits que l'amour y a gravés. Ils conviennent encore que Chariclée montrera l'anneau que sa mère a exposé avec elle, et Théagènes une cicatrice à son genou blessé à la chasse d'un sanglier; que le mot flambeau dans la bouche de Chariclée, et celui de palmier dans celle de Théagènes, serviront encore à se reconnoître mutuellement. Ils s'embrassent ensuite l'un l'autre, versent des larmes, qui sont comme des libations offertes à l'amour, et se donnent des baisers garans de leur fidélité mutuelle.
Ils sortent de la caverne sans toucher à aucun des objets qu'elle recèle: ce seroit un crime à leurs yeux que de porter la main sur des richesses qui ne sont que le fruit du brigandage; mais ils prennent ce qu'ils ont apporté de Delphes, et que les brigands leur ont enlevé. Chariclée se déguise. Elle enferme dans une besace ses colliers, sa couronne, sa robe de prêtresse; et pour qu'on ne les voie point, elle met par-dessus quelques objets de vil prix. Elle donne son arc et son carquois à Théagènes: fardeau bien doux pour un amant, armes consacrées au dieu qui le tient asservi sous ses lois.
Déjà ils sont près du lac, se disposent à entrer dans une barque, lorsqu'ils apperçoivent une troupe d'hommes armés qui le traversent. Etonnés, interdits à cette vue, ils restent immobiles, comme frappés de stupeur. Ils gémissent amèrement sur les caprices de la fortune, qui se joue d'eux si cruellement. Mais les ennemis sont près d'aborder. Chariclée veut s'enfuir et retourner s'ensevelir dans cette caverne, pour se soustraire à leurs recherches. Déjà elle se met en devoir de courir, lorsque Théagènes, l'arrêtant: Jusqu'à quand, dit-il, fuirons-nous le destin qui nous poursuit? Cédons à la fortune; abandonnons-nous au torrent qui nous entraîne. L'avantage, que nous retirerons de fuir, sera de fuir encore, d'errer de climats en climats, d'essuyer encore des malheurs enchaînés à d'autres malheurs. Ne vois-tu pas, ô ma chère Chariclée! comme nous sommes le jouet de la fortune. A peine sortis de notre patrie, nous sommes tombés entre les mains des pirates. Aux dangers de la mer ont succédé sur terre des dangers plus grands. Des mains des ennemis nous sommes passés entre celles des brigands. Il n'y a qu'un instant, nous étions encore dans leurs chaînes. Nous nous voyions seuls, libres; il ne tenoit qu'à nous de nous échapper; de nouveaux meurtriers surviennent: ce ne sont que de nouveaux acteurs que la fortune amène sur un théâtre où nous jouons le premier rôle. Terminons ici cette affreuse tragédie; livrons-nous nous-mêmes au fer des assassins; prévenons une catastrophe peut-être plus terrible; craignons d'être réduits à nous donner nous-mêmes la mort.
Chariclée ne pense pas tout-à-fait comme Théagènes. Elle trouve justes ses plaintes contre la fortune, mais elle ne croit pas comme lui qu'il faille se livrer aux ennemis. Il n'est pas sûr, dit-elle, qu'ils nous ôteront la vie: non, la fortune ne nous favorise pas assez pour mettre ainsi fin à nos infortunes; peut-être veut-elle nous réserver aux horreurs de l'esclavage. Est-il genre de mort aussi affreux qu'une pareille destinée? Etre exposé aux insultes, aux outrages de barbares grossiers et brutaux, est un sort auquel il faut nous soustraire, à quelque prix que ce soit. Echappés plusieurs fois à des dangers plus grands, nous pouvons espérer d'échapper encore à celui-ci. Faisons ce qui te plaît, répartit Théagènes, et aussitôt il suit les pas de son amante, comme s'il eût été entraîné par une force invisible.
Mais ils ne peuvent arriver jusqu'à la caverne. Pendant qu'ils regardent les ennemis qu'ils ont en face, ils tombent, sans s'en appercevoir, entre les mains d'une autre troupe débarquée d'un autre côté de l'île, et ils se trouvent pris comme dans un filet. Ceux-ci s'arrêtent frappés d'étonnement en voyant Chariclée courir dans les bras de Théagènes pour y recevoir le coup de la mort: quelques-uns lèvent déjà la main pour les frapper; mais les regards de ces deux amans les éblouissent; leur colère se calme, le fer leur tombe des mains: la beauté désarme même les barbares; un spectacle touchant remplit l'œil le plus farouche des larmes de la sensibilité. Théagènes et Chariclée sont pris et conduits au général comme la plus belle partie du butin: ce fut même la seule proie qu'ils trouvèrent. En vain ils parcourent l'île entière d'une extrémité à l'autre; en vain ils la couvrent de la multitude de leurs soldats, comme d'un filet; leurs recherches sont infructueuses; l'incendie précédent l'avoit entièrement dévastée; la caverne seule, qu'ils ne connoissoient pas, étoit restée intacte. Théagènes et Chariclée paroissent devant le général.
C'étoit Mitranes, officier d'Oroondates, que le grand roi avoit établi Satrape de l'Egypte. Nausiclès, comme nous l'avons dit, l'avoit engagé, à force d'argent, à marcher vers cette île pour chercher Thisbé. Théagènes et Chariclée sont amenés devant lui, implorant le secours des dieux. Nausiclès, avec toute l'adresse et la présence d'esprit d'un marchand, s'élance vers Chariclée: c'est Thisbé, s'écrie-t-il, c'est elle-même. Les barbares Bucoles me l'avoient enlevée. O Mitranes, c'est votre bras, c'est la protection des dieux qui me la rendent! En même-tems, il prend Chariclée, tout transporté de joie; il s'approche d'elle, lui parle à l'oreille et en grec, pour n'être entendu de personne; il l'engage à dire elle-même qu'elle est Thisbé, pour conserver ses jours. Son stratagème lui réussit: Chariclée, qui entendoit la langue grecque, espérant tirer quelque service de Nausiclès, se prête à ses vues. Mitranes lui demande son nom. Elle répond qu'elle s'appelle Thisbé. Nausiclès alors courant vers Mitranes, l'embrasse mille fois, admire son bonheur; et flattant la vanité du barbare, il le félicite de ses anciens exploits, et sur-tout de la manière dont il a conduit cette expédition.
Enflé de ces éloges, trompé par le nom de Thisbé, persuadé de la vérité de ce que lui dit Nausiclès, Mitranes admire la beauté de Chariclée. Comme la lune environnée de nuages n'en brille qu'avec plus d'éclat, de même les haillons dont Chariclée est couverte, ne font que rendre les graces de sa figure plus brillantes. Nausiclès, par son adresse, s'étoit prémuni contre la légèreté du général persan, et empêchoit le repentir de naître dans son ame. Prenez-la, lui dit Mitranes, puisqu'elle vous appartient, et emmenez-la. En même-tems il la lui remet entre les mains, ayant toujours les yeux attachés sur elle, montrant que ce n'est qu'à regret et pour satisfaire à ses engagemens, et parce qu'il en avoit déjà reçu le prix. Mais celui-ci, dit-il, en montrant Théagènes, est à moi, quel qu'il soit: c'est une proie qui m'appartient. Je l'emmène, et il partira, sous bonne garde, pour Babylone. Il mérite de servir le roi à table.
Ils traversent ensuite le lac, et se quittent l'un l'autre. Nausiclès avec Chariclée, retourne à Chemmis. Mitranes dirige sa marche vers d'autres villages de son ressort. Il envoie aussitôt à Oroondates, à Memphis, Théagènes, avec une lettre conçue en ces termes:
Le général Mitranes au Satrape Oroondates.
«J'ai fait prisonnier un jeune grec, qui ne mérite pas d'être au nombre de mes esclaves: il est digne de ne paroître que devant le grand roi, et de le servir. Je vous l'envoie pour en faire présent à notre commun maître. Jamais la cour de Babylone n'en a vu et n'en verra d'une aussi grande beauté.» Tel étoit le contenu de la lettre.
Les premiers rayons de la lumière ne faisoient que de commencer à paroître, lorsque Calasiris et Cnémon vont trouver Nausiclès, dans l'espérance d'en tirer des lumières consolantes, et pour s'informer du succès de son expédition. Nausiclès lui raconte tout; son arrivée dans l'île, qu'il a trouvée déserte, et où il n'a d'abord rencontré personne; avec quelle adresse il a trompé Mitranes, qui lui a remis, sous le nom de Thisbé, une jeune fille que les Perses ont trouvée. Il ajoute qu'elle le dédommage bien de la perte de Thisbé; qu'elle est, par la beauté, au-dessus de Thisbé, autant qu'une déesse est au-dessus d'une mortelle; qu'il ne peut décrire tous ses charmes; qu'elle est dans sa maison, et qu'il peut la leur faire voir.
Ces paroles leur font soupçonner ce qui étoit arrivé. Ils prient Nausiclès de faire venir devant eux sa captive. Ils connoissoient la beauté incomparable de Chariclée. La jeune fille paroît. Elle baisse d'abord les jeux: un voile lui couvre le visage jusqu'aux sourcils. Ranimée par les paroles consolantes de Nausiclès, elle lève la tête, regarde. O surprise! tous trois aussitôt, comme de concert, comme frappée du même coup, poussent un cri aigu, gémissent, sanglottent; la maison retentit long-tems de ces paroles: O mon père! ô ma fille! tu es vraiment Chariclée, et non la Thisbé de Cnémon.
Nausiclès, étonné, garde le silence. Il voit Calasiris serrer Chariclée dans ses bras, la baigner de larmes. Troublé, incertain, il se croit transporté sur un théâtre, témoin de la reconnoissance de deux personnages. Enfin Calasiris, l'embrassant avec transport: O le meilleur des hommes, dit-il, puissent les dieux m'acquitter envers vous, et remplir tous vos vœux! C'est vous qui rendez à ma tendresse une fille que je n'espérois plus revoir; c'est vous qui réjouissez mes yeux du plus agréable des spectacles. O ma fille! ô Chariclée! où as-tu laissé Théagènes? A cette demande, Chariclée gémit. Celui, répond-elle après quelques instans de silence, celui qui m'a livrée à cet homme, l'emmène prisonnier. Calasiris prie Nausiclès de l'instruire du sort de Théagènes, lui demande quel est son nouveau maître, et où il l'emmène. Nausiclès alors comprend que ces deux jeunes gens sont ceux dont le vieillard lui a souvent parlé; que ce sont eux qu'il pleuroit, lorsqu'il le rencontra plongé dans la plus amère douleur. Il leur rapporte tout ce qui regarde Théagènes; il ajoute que, dans l'état de dénuement où il est, il n'aura d'autre consolation que de le reconnoître, et qu'il seroit étonné s'ils pouvoient, à force d argent, obtenir sa liberté de Mitranes. Nous sommes riches, dit Chariclée à Calasiris à l'oreille: promettez tout ce que vous voudrez; je conserve ce collier que vous connoissez; je l'ai avec moi.
Ces paroles inspirent de la confiance à Calasiris. Craignant que Nausiclès n'eût quelque soupçon, et ne comprît ce que Chariclée lui disoit: ô mon cher Nausiclès, dit-il, jamais le sage n'est pauvre: ses richesses égalent toujours ses besoins; il reçoit des dieux tout ce qu'il peut leur demander sans honte. Dites-moi seulement où est celui qui retient Théagènes dans les fers? Les dieux ne nous abandonneront pas; nous trouverons dans leurs bienfaits de quoi satisfaire l'avarice des Perses. Pour me persuader, répondit Nausiclès en souriant, que vous avez des moyens inconnus de vous enrichir, commencez par me compter le prix de la rançon de Chariclée. Vous pensez bien qu'un marchand n'aime pas moins l'argent que les Perses. Je le sais, dit Calasiris, et vous serez satisfait. Que ne méritez-vous pas, vous dont la générosité sans égale prévient mes désirs, vous qui me rendez ma fille, sans attendre que je vous la redemande? Il faut d'abord que je m'adresse aux dieux. Vous le pouvez, répond Nausiclès; je dois offrir un sacrifice aux dieux, pour les remercier du succès de mon expédition; assistez-y, si vous le voulez; priez-les, demandez-leur des richesses pour nous, et ne vous oubliez pas. Ne plaisantez point, lui dit Calasiris, et ne soyez pas incrédule. Allez préparer votre sacrifice; je m'y rendrai quand tout sera prêt.
Nausiclès va donner ses ordres. Peu après, quelqu'un vient de sa part inviter Calasiris et Cnémon à assister au sacrifice. Ils étoient convenus de ce qu'ils devoient faire. Ils ne manquent pas de s'y rendre avec Nausiclès et une foule d'autres personnes pareillement invitées; car le sacrifice se faisoit publiquement. Chariclée s'y rend aussi avec la fille de Nausiclès, et toutes les autres femmes qui, à force de prières et d'instances, lui persuadent de les accompagner. Peut-être ne se seroit-elle pas rendue à leurs sollicitations, si elle n'eût espéré, à la faveur de ce sacrifice, adresser au ciel des vœux pour Théagènes.
Arrivés au temple de Mercure, le dieu du commerce et des marchands, que Nausiclès honoroit d'un culte particulier, on immole la victime. Calasiris en considère quelque tems les entrailles. Les différentes altérations qui se manifestent sur son visage, annoncent le mélange de biens et de maux qu'il voit dans l'avenir; enfin il met les mains sur l'autel, en prononçant quelques mots, et feignant de tirer du foyer sacré un objet qu'il tenoit depuis long-tems: Nausiclès, dit-il, voilà ce que les dieux vous donnent pour la rançon de Chariclée. En même-tems il lui remet un anneau magnifique d'un prix inestimable: le contour est d'un métal précieux; le chaton, d'une améthyste d'Ethiopie, est de la grosseur de l'œil d'une jeune fille; sa beauté efface celle des améthystes de l'Ibérie et de la Grande-Bretagne; celles-ci sont d'un coloris doux, ressemblent à une rose dont les feuilles, récemment sorties du bouton, commencent à se colorer aux rayons du soleil; mais l'améthyste d'Ethiopie a l'éclat vif et pur d'une fleur de printems; quand on la tourne, il en part des rayons de lumière dont la vivacité n'éblouit point les yeux, mais les réjouit par un éclat tempéré. Elle a encore une vertu que n'ont point les améthystes d'occident: elle mérite vraiment son nom; elle garantit réellement de l'ivresse ceux qui la portent. Telles sont toutes celles qui viennent des Indes et d'Ethiopie, bien inférieures cependant à celle que Calasiris donna alors à Nausiclès. Elle est ornée de gravures: différentes figures y sont représentées. On y voit un jeune berger, gardant des troupeaux, placé sur la cîme d'une petite roche, d'où il voit tout autour de lui; il fait paître au son de la flûte, des chèvres qui, dociles à ses accens, sensibles à ses accords, semblent brouter le gazon fleuri: on diroit que leur toison est d'or; mais c'est moins une illusion de l'art, que l'effet de la couleur de l'améthyste. On voit aussi bondir les tendres agneaux: les uns courent en troupe à la roche; les autres sautent autour du berger, et forment, par cette gradation pastorale, un escarpement; d'autres, au milieu des feux de cette améthyste, aussi étincelans que ceux du soleil, grimpent légèrement vers la cîme de la roche. Les plus jeunes et les plus hardis semblent vouloir s'élancer par-dessus les bords; mais ce chaton, comme une bergerie d'or, les enferme dans son enceinte, ainsi que la roche, qui n'est point une illusion des yeux, mais qui existe réellement. L'ouvrier, en applanissant les bords, avoit fait en réalité ce qu'il vouloit représenter. Il avoit cru inutile d'imiter une pierre dans une pierre. Tel est cet anneau.
Nausiclès, étonné d'une chose si extraordinaire, transporté de joie à la vue d'un présent, que toute sa fortune auroit à peine payé: mon cher Calasiris, dit-il, je plaisantois; jamais je n'ai eu dessein de vous demander la rançon de Chariclée: mes vues étoient entièrement désintéressées; mais puisque, comme vous le dites, il ne faut pas rejeter les présens des dieux, je reçois cet anneau comme un don du ciel. Sans doute, Mercure, mon protecteur, le meilleur et le plus bienfaisant des dieux, me l'envoie: c'est lui qui vous l'a fait trouver au milieu des flammes: aussi en a-t-il toute la vivacité. Un présent, d'ailleurs, qui enrichit celui qui le reçoit sans appauvrir celui qui le donne, est à mes yeux le plus beau de tous les présens. En achevant ces mots, il invite à un repas Calasiris, et tous ceux qui avoient assisté au sacrifice. Il place les femmes dans l'intérieur du temple, et les hommes dans le vestibule. A la fin du repas, lorsque les tables furent desservies, et que l'on ne songea plus qu'à boire, les hommes font des libations à Bacchus, et chantent la chanson des nautonniers lorsqu'ils s'embarquent. Les femmes dansent, en rendant graces à Cérès. Chariclée seule, retirée à l'écart, ne partage point l'alégresse générale: elle demande aux dieux de sauver Théagènes, et de le lui conserver fidèle.
Les vapeurs du vin commençoient à échauffer la tête des convives; ils ne songeoient plus qu'à se livrer à diverses sortes d'amusemens. Nausiclès alors présentant à Calasiris une coupe pleine d'eau pure: mon cher Calasiris, dit-il, buvons, puisque c'est la seule liqueur que vous connoissiez; buvons en l'honneur des chastes nymphes qui n'ont aucun commerce avec Bacchus, des véritables nymphes. Si vous vouliez vous rendre à nos désirs, payer votre écot en discours, de quelle agréable liqueur vous nous verseriez! Vous entendez ces femmes; elles mêlent le plaisir de la danse à celui de la table. Mais le récit de vos aventures, si vous vouliez nous les raconter, plus agréable pour nous que la danse et le son des instrumens, assaisonneront ce repas d'un plaisir bien piquant. Vous avez plusieurs fois, comme vous le savez vous-même, différé de m'en faire part; vous gémissiez, affaissé sous le poids de la douleur.
Vous ne pouvez demander un moment plus heureux. De vos enfans, l'un est retrouvé, est entre vos bras; l'autre, avec le secours des dieux, vous sera bientôt rendu, sur-tout si vous ne me chagrinez pas encore par un nouveau délai.
O Nausiclès, reprit Cnémon, puissent les dieux vous combler de biens! Vous avez rassemblé ici des plaisirs de toute espèce; mais vous les dédaignez, vous les laissez au vulgaire, pour le plaisir d'entendre des choses vraiment étonnantes, des choses qui vous procureront tout ce que le plaisir a de plus piquant et de plus vif. Cette association de Mercure avec Bacchus; ce mélange des plaisirs de la conversation avec ceux de la table, annonce en vous une pénétration admirable à distinguer les qualités particulières de la divinité. Vos immenses richesses vous mettent bien en état de vous attirer la protection des dieux par la magnificence de vos offrandes; mais on ne peut mieux se concilier la faveur de Mercure qu'en montrant les mêmes goûts que lui, en unissant les charmes de la conversation à ceux de la bonne chère.
Calasiris, par complaisance pour Cnémon, par déférence pour Nausiclès, qu'il vouloit s'attacher de plus en plus, leur raconte son histoire, mais succinctement. Il abrège beaucoup tout ce qu'il avoit déjà raconté à Cnémon; il passe même sous silence tout ce qu'il croit inutile à Nausiclès de savoir. Il reprend le fil de sa narration à l'endroit où ils s'enfuirent de Delphes, et s'embarquèrent sur le vaisseau phénicien. Ils avancèrent d'abord au gré de leurs vœux. Un vent doux et favorable enfloit les voiles. Arrivés au détroit de Calydon, leur vaisseau est violemment agité au milieu d'une mer naturellement turbulente et orageuse. Cnémon interrompt Calasiris, et le prie de leur expliquer la cause des tempêtes qui régnent particulièrement sur ce bras de mer.
La mer Ionienne, reprend Calasiris, est renfermée en cet endroit dans un lit très-resserré: elle ne communique avec le golfe de Crisa que par un petit détroit. L'isthme du Péloponèse l'empêche de se jeter dans la mer Egée. C'est une digue opposée sans doute par la Providence à l'impétuosité de ses flots, qui, sans cette digue, inonderoient les pays voisins. Les flots, obligés de refluer dans ce détroit, rencontrent ceux qui y coulent, les choquent avec une extrême violence. De ce conflit il résulte une ébullition terrible; les flots se soulèvent, se couvrent d'écume; et de là les tempêtes si fréquentes dans ce détroit. Tous les convives applaudissent et reconnoissent la véritable cause des tempêtes qui agitent la mer Ionienne. Calasiris poursuit ainsi:
Après avoir passé ce détroit, et laissé derrière nous les îles Aiguës, nous crûmes appercevoir le promontoire de Zacynthe, qui s'offrit à nos yeux comme un nuage obscur. Le pilote fait caler les voiles. Nous lui demandons pourquoi il rallentit ainsi la marche du vaisseau, poussé par un vent favorable. Avec ce vent, dit-il, nous arriverons à terre vers la première veille de la nuit. Je crains déchouer, au milieu des ténèbres, contre un rivage bordé de rochers et d'écueils. Il vaut donc mieux passer la nuit en pleine mer, ne donner de vent à nos voiles que ce qu'il en faut pour prendre terre au point du jour. Voilà ce que le pilote nous répondit; mais il se trompa dans ses conjectures. Le soleil se levoit lorsque nous jetâmes l'ancre.
Nous débarquâmes à peu de distance de la ville. Les insulaires fixés le long du rivage, accourent comme à un spectacle extraordinaire. Ils admirent la légèreté, la beauté, la grandeur de notre vaisseau; ils croient y reconnoître la construction phénicienne; ils sont sur-tout étonnés de nous voir aborder heureusement et sans accident: bonheur auquel nous ne devions pas nous attendre dans un voyage entrepris après le coucher des Pleïades. Presque tous les passagers descendent du vaisseau pendant qu'on l'attache au rivage, et se dispersent dans la ville pour leurs affaires.
J'avois appris du pilote que nous passerions l'hyver dans cette île. Je ne voulus point rester sur le vaisseau, au milieu de la licence qui règne parmi les gens de mer, ni chercher une demeure dans la ville, de peur qu'on ne découvrît l'asyle de mes deux jeunes gens. Je résolus de chercher sur le rivage un endroit où je pourrais passer l'hyver. J'avance quelques pas; j'apperçois un vieux pêcheur assis devant sa porte, raccommodant les mailles de son filet. Je m'approche: Vieillard, lui dis-je, je vous salue; dites-moi où je pourrois trouver un séjour?—Il s'est accroché hier à ce rocher voisin, et ces mailles se sont rompues.—Ce n'est pas là ce que je vous demande. Vous nous obligerez beaucoup, si vous voulez nous recevoir chez vous, ou nous indiquer une autre demeure.—Ce n'est pas moi: je n'y étois pas. Non, Thyrrène n'est pas assez imprudent: la vieillesse ne l'a pas aveuglé jusques-là. C'est la faute de mes enfans, qui, par leur inexpérience, ont été jeter ce filet dans un endroit dont ils ne devoient pas approcher.
Enfin je m'apperçois qu'il est sourd. Vieillard, lui dis-je alors en élevant la voix, je vous salue. Nous sommes des étrangers qui vous prions de nous indiquer une demeure.—Si vous voulez, me répondit-il, en nous rendant le salut, vous demeurerez avec nous, à moins que vous ne cherchiez une maison grande et riche, et que vous ne meniez avec vous une multitude d'esclaves.—Je n'ai que deux enfans, et moi je suis le troisième.—Bon, c'est ce qu'il faut[38]: nous ne sommes qu'un plus que vous; j'ai encore avec moi deux de mes enfans, les autres sont mariés et pères de famille[39]; la nourrice de mes enfans fait la quatrième; car leur mère est morte depuis peu. Soyez donc le bien-venu; croyez que nous noua ferons un plaisir de recevoir un homme en qui, dès le premier abord, j'ai remarqué un air distingué.
J'accepte ses offres; je reviens ensuite avec Chariclée et Théagènes retrouver Thyrrène, qui nous reçoit bien, et nous cède la partie de sa maison la plus chaude. Nous y trouvâmes assez d'agrément pendant l'hyver: nous passions les jours tous ensemble. Chariclée couchoit avec la nourrice, moi avec Théagènes, et Thyrrène, avec ses deux enfans, dans un autre appartement. Nous mangions tous ensemble; nous défrayions nos hôtes de tout. Thyrrène donnoit aux deux amans du poisson qu'il alloit pêcher lui-même: quelquefois, pour passer le tems, nous y allions avec lui. Il avoit singulièrement diversifié ce plaisir, que, grâce à son intelligence, on pouvoit se donner en tout tems. Il connoissoit les endroits les plus favorables et les plus poissonneux: bien des personnes attribuoient à une faveur spéciale de la fortune, ce qui n'étoit que le fruit de son adresse; mais la fortune, comme on dit, ne donne pas de relâche à ceux qu'elle poursuit. La beauté de Chariclée lui attira des désagrémens jusques dans cette solitude. Ce marchand tyrien, qui avoit remporté une couronne aux jeux pythiques, qui nous avoit emmenés sur son vaisseau, me prenoit souvent en particulier, m'accabloit d'importunités et d'instances, me demandant Chariclée en mariage, comme si j'eusse été son père. Une tarissoit point sur ses qualités, sa noblesse, son mérite, ses richesses: le vaisseau lui appartenoit, ainsi que la plus grande partie de la cargaison; qui consistoit en or, en diamans, en soieries. A tant d'avantages il falloit encore ajouter sa victoire récente; enfin il possédoit tout.
Je lui représente l'état de dénuement où je me trouve; j'ajoute que jamais je ne donnerai ma fille à un étranger, dont la patrie est si éloignée de l'Egypte. Mon père, reprend-il, il est aisé de lever toutes ces difficultés; la possession de votre fille me tiendra lieu de dot, d'argent, de tous les trésors possibles. J'abandonne ma patrie pour me fixer dans la vôtre: dès ce moment je renonce à mon voyage de Carthage; je vous suis par-tout où vous voudrez aller. Enfin, le voyant s'opiniâtrer dans ses desseins, mettre toujours plus de chaleur dans ses poursuites, m'obséder continuellement de ses importunités, je lui donne des espérances, pour me délivrer de ses sollicitations; et dans la crainte qu'il ne se portât même à quelque violence dans cette île, je lui promets de tout arranger à mon retour en Egypte.
A peine étois-je débarrassé du Phénicien, qu'un nouvel orage se forma et gronda sur notre tête[40]. Quelques jours après, Thyrrène, me tirant à l'écart dans un angle formé par les sinuosités du rivage: Calasiris, me dit-il, j'en jure par Neptune, le dieu de la mer, et par les autres divinités de son empire, je vous aime comme mon frère; vos enfans me sont aussi chers que les miens. Je veux vous faire part d'un projet funeste que l'on médite et que je ne puis taire. Vous mangez avec moi à la même table: le silence seroit un crime de ma part; je veux donc vous en instruire. Des pirates, placés en embuscade dans une baie, derrière ce promontoire, cherchent à s'emparer du vaisseau phénicien; des sentinelles, qui se succèdent sur les rochers, épient le moment où il mettra à la voile. Songez-y; mettez-vous sur vos gardes: voyez ce que vous avez à faire. C'est sans doute à vous, ou plutôt à votre fille, qu'en veulent ces hommes pour qui il n'y eut jamais rien de sacré.
Thyrrène, lui dis-je, puissent les dieux vous récompenser comme vous le méritez! Mais, comment ce projet vous est-il connu? Comme pêcheur, me répond-il, je connois ces hommes; je leur porte du poisson, que je leur vends plus cher qu'à tout autre. Hier, pendant que je ramassois mes filets auprès de ces bas-fonds, le chef de ces pirates s'approchant de moi, me demande si je sais quand les Phéniciens mettront à la voile. Pénétrant aussitôt son dessein: Trachin, lui dis-je, je ne puis vous dire le jour précis; mais je crois que ce sera au printems. La jeune fille qui demeure chez vous partira-t-elle avec eux?—Je l'ignore; mais pourquoi me faire toutes ces questions?—Je ne l'ai vue qu'une fois, et je l'aime éperduement. Parmi le grand nombre de femmes, et même belles, qui me sont tombées entre les mains, jamais je n'ai vu de beauté pareille.
Je voulois l'engager à me découvrir ses projets. Pourquoi, repris-je, ne pas éviter le combat contre les Phéniciens, et ne pas l'enlever de chez moi sans qu'il vous en coûte une goutte de sang, et avant qu'ils se mettent en mer?—Les pirates eux-mêmes ont des égards et de l'humanité pour ceux qu'ils connoissent: c'est vous que je ménage; je ne veux pas vous jeter dans l'embarras, ni vous faire chercher vos hôtes. Je veux d'ailleurs frapper deux grands coups en même-tems, m'emparer des richesses du vaisseau et de la jeune fille; ce que je ne pourrais faire en l'enlevant sur terre: le voisinage de la ville m'exposeroit encore à des dangers. Quand on apprendrait cet enlèvement, on pourroit se mettre à ma poursuite.
Je l'ai quitté en louant beaucoup sa prudence. Je vous préviens des desseins que trament contre vous ces ennemis du genre humain. Songez à votre salut et à celui de vos enfans.
Ces paroles jetèrent la consternation dans mon ame; mon esprit effrayé formoit projet sur projet, sans s'arrêter à aucun. Le hasard me fait rencontrer ce même marchand phénicien, qui, en m'entretenant de son amour, me présente un moyen d'échapper au danger. De tout ce que j'avois appris de Thyrrène, je ne lui dis que ce que je crus nécessaire. Je feins qu'un habitant de l'île songe à enlever ma fille; qu'il n'a pas assez de forces pour l'empêcher. Tout me parle pour vous, ajoutai-je; je vous connois: vous êtes riche. Vous m'avez promis de vous fixer dans ma patrie; et j'aimerois mieux vous donner la main de ma fille. Il faut donc, pour l'intérêt de votre amour, vous hâter de quitter ce lieu avant de voir l'orage fondre sur nous.
Ces paroles le transportent de joie: Mon père, me dit-il en m'embrassant, quand voulez vous que nous mettions à la voile? Quoique la saison ne soit pas encore favorable aux navigateurs, nous pouvons au moins changer de rade, nous mettre hors de danger, en attendant le printems. Eh bien, lui dis-je, si vous voulez suivre mon conseil, nous partirons au commencement de la nuit. Vous serez satisfait, me répond-il; et en même-tems il se retire.
De retour à la maison, je ne dis rien à Thyrrène; mais je préviens mes enfans qu'au milieu de la nuit nous nous embarquerons. Ils sont étonnés de la précipitation de ce départ, et m'en demandent la raison. Je remets à un autre moment de les en instruire; je me contente de leur dire qu'il faut que nous partions. Nous prenons un repas léger, et nous allons nous coucher. Je crus voir en songe un vieillard maigre et décharné, mais dont la robe retroussée laissoit appercevoir des muscles et des nerfs qui annonçoient que, dans sa jeunesse, il avoit été vigoureux. Un casque est sur sa tête; il a le regard perçant et rusé: il semble boîter d'une blessure à la cuisse. Il s'approche de moi, et, avec un sourire menaçant: Mon ami, me dit-il, tu es le seul qui n'as pas songé à moi: tous les voyageurs qui passent auprès de Céphalénie, visitent ma demeure: la célébrité de mon nom les y attire. Tu as poussé l'indifférence jusqu'à ne pas me saluer[41], quoique tu demeures dans le voisinage; bientôt tu porteras la peine due à ton insouciance: aussi malheureux que moi, tu trouveras des ennemis sur terre et sur mer. Mon épouse salue la jeune fille que tu mènes avec toi; elle s'intéresse beaucoup à elle, parce qu'elle sacrifie tout à la chasteté. Elle lui annonce une heureuse fin à toutes ses calamités.
Troublé par ce songe, je me lève brusquement. Qu'avez-vous, me dit Théagènes?—Je crains que nous n'ayons passé l'heure de nous embarquer: voilà la cause de mon trouble. Levez-vous; préparez tout pour notre départ. Je vais trouver Chariclée; mais elle étoit déjà auprès de moi. Thyrrène nous entend, se lève et nous demande ce que nous avons. Nous allons suivre votre conseil, lui dis-je, et tâcher de nous soustraire à nos ennemis. Je prie les dieux de vous récompenser de la bonté avec laquelle vous nous avez traités. J'ai encore un dernier service à vous demander; c'est de passer à Ithaque, d'offrir pour nous un sacrifice à Ulysse et de l'appaiser. Il m'est apparu cette nuit, s'est plaint que je l'ai négligé, et ma menacé de toute sa colère. Thyrrène me promet de remplir mes intentions; il nous accompagne jusqu'au rivage, en pleurant, nous souhaite une navigation heureuse, et telle que nous pouvons la désirer. Mais pourquoi vous fatiguer par ces détails? Le jour commençoit à paroître, et nous avancions en pleine mer. Les matelots d'abord avoient refusé de partir; mais enfin le marchand phénicien les y avoit déterminés, en leur représentant qu'ils avoient à craindre d'être attaqués par les pirates. Il étoit loin de penser qu'il disoit la vérité.
Nous eûmes d'abord à lutter contre l'impétuosité des vents et la fureur des flots. Enfin, après des peines incroyables, après avoir failli être engloutis dans les ondes, nous abordons à un promontoire de Crète. Nous avions perdu notre gouvernail; nos antennes étoient brisées en grande partie. Nous résolûmes de nous y arrêter quelques jours, pour remettre notre vaisseau en état, et nous rétablir nous-mêmes des fatigues de la mer. On nous annonça que nous partirions le premier jour après la jonction de la lune avec le soleil.
A peine fûmes-nous en pleine mer, que les zéphyrs enflèrent nos voiles. Notre pilote, attaché au gouvernail jour et nuit, cingla vers la Lybie. Il disoit qu'avec un vent favorable, il pouvoit traverser la mer en droite ligne, et qu'il falloit se hâter d'aborder à quelque terre, d'entrer dans quelque rade, parce qu'il voyoit venir derrière nous un vaisseau de pirates. Depuis que nous avons quitté l'île de Crète, ajouta-t-il, il suit exactement nos traces, et semble régler sa course sur la nôtre. Plusieurs fois j'ai feint de détourner notre vaisseau de sa route; je l'ai vu autant de fois faire la même manœuvre.
Les uns, effrayés de ces paroles du pilote, veulent se préparer au combat; d'autres, sans y apporter la moindre attention, disent qu'on voit souvent en pleine mer de petits vaisseaux suivre les grands, croyant naviguer avec plus de sûreté sur leurs traces. Chacun soutient son avis. La nuit approche. On étoit au moment où les laboureurs abandonnent leurs travaux. Le vent s'appaise; son souffle doux et foible ne fait plus qu'agiter les voiles, sans faire avancer le vaisseau. Enfin il tombe tout-à-fait au coucher du soleil, comme s'il étoit d'intelligence avec nos ennemis: un calme profond règne sur les flots.
Tant que le vent continua de souffler, les pirates restèrent bien loin derrière nous. Les voiles de notre vaisseau étant plus grandes, recevoient un plus grand volume d'air; mais le calme et l'immobilité des flots nous obligèrent alors d'avoir recours aux rames pour avancer. Les pirates, tous rameurs exercés, montant un vaisseau plus léger que le nôtre, ne tardèrent pas à nous atteindre: déjà ils sont près de nous. Un habitant de Zacynthe, embarqué avec nous, s'écrie: Les voilà! les voilà! nous sommes perdus; ce sont des pirates: je reconnois le vaisseau de Trachin. Ces cris jettent l'épouvante parmi les passagers. Au milieu du calme, nous sommes agités de la plus violente tempête: on n'entend que des plaintes, des gémissemens; tout est dans un désordre affreux. Les uns se précipitent dans la sentine; les autres, sur le pont, s'animent mutuellement au combat; d'autres cherchent à s'emparer de la barque de secours pour s'échapper. Cependant l'ennemi est près de nous: il faut se défendre. Le tumulte cesse; chacun s'arme de ce qu'il trouve sous sa main. Chariclée et moi nous arrêtons Théagènes, dont nous avons peine à modérer l'ardeur et le courage impétueux à la vue de l'ennemi. Chariclée craint d'en être séparée, même à la mort; elle veut partager son sort, périr du même coup, et expirer dans ses bras. Mais lorsque j'eus vu que notre ennemi étoit Trachin, je crus travailler à notre salut en retenant Théagènes; je ne fus point trompé dans mes espérances.
Les pirates s'approchent, se présentent obliquement: ils ne lancent point de traits; ils tâchent de s'emparer de notre vaisseau sans répandre de sang. Ils voltigent autour de nous, et nous forcent à rester en place. Ils semblent nous assiéger et vouloir nous prendre par composition. Malheureux! s'écrient-ils, quelle est votre folie! voulez-vous, par une résistance inutile à des forces si supérieures, vous exposer à la mort, tandis que nous vous offrons la vie? Il ne tient qu'à vous de sauver vos jours: passez dans cette barque, nous vous laissons aller.
Ainsi parlent les pirates. Tant que les armes ne brillèrent point, que le sang ne coula point, les Phéniciens montrèrent de l'audace, et refusèrent d'abandonner le vaisseau. Mais bientôt le plus hardi des ennemis s'élance au milieu de nous, frappe à grands coups d'épée tout ce qu'il rencontre, et fait voir que la force des armes seule doit décider l'affaire. Les autres le suivent. Les Phéniciens, effrayés, se jettent aux pieds des pirates, leur demandent quartier et s'abandonnent à la discrétion des vainqueurs. Déjà les pirates, animés par la vue du sang qui aiguisoit leur fureur, commençoient un carnage affreux. Trachin ordonne d'épargner le reste. Nous nous soumettons à tout: nous mettons bas les armes; mais nous sommes traités plus cruellement que si nous eussions fait la plus vigoureuse résistance. On nous ordonne de sortir du vaisseau avec un seul habit, sous peine de mort. Il n'est rien que les hommes ne sacrifient à la conservation de leurs jours. Les Phéniciens perdoient tout espoir de fortune en perdant leur vaisseau; cependant, à les voir s'élancer à l'envi dans la barque pour mettre leur vie en sûreté, on eût dit qu'ils gagnoient au lieu de perdre.
Lorsque, pour obéir aux lois imposées par le vainqueur, nous nous présentâmes pour sortir, Trachin, arrêtant Chariclée: O vous! le digne objet de ma tendresse, dit-il, ce n'est pas contre vous, mais pour vous que nous avons combattu. Je vous suis depuis votre départ de Zacynthe; c'est pour vous que j'ai traversé tant de mers, que j'ai bravé tant de périls; calmez-vous, tout ici vous est soumis: ainsi parle Trachin.
C'est le comble de la sagesse que de savoir s'accommoder aux circonstances. Chariclée, par mes conseils, paroît insensible à son malheur: elle fait effort sur elle-même; et, empruntant le langage de la séduction: Je rends graces aux dieux, dit-elle, de vous avoir inspiré des sentimens humains pour nous. Si vous voulez m'inspirer véritablement de la confiance, et m'engager à demeurer auprès de vous, donnez-moi cette marque de votre bienveillance: vous voyez mon père et mon frère, sauvez-les; ne souffrez pas qu'ils sortent du vaisseau: la vie, sans eux, me seroit à charge. En même-tems elle se jette à ses genoux et les tient long-tems embrassés. Trachin feint de résister à ces tendres supplications: sa captive à ses pieds est un spectacle qui flatte son orgueil. Enfin, les larmes de Chariclée le touchent; la douceur de ses regards subjugue son ame; il la relève: Je vous accorde, dit-il, votre frère avec plaisir; je vois en lui un jeune homme rempli de courage, qui pourra nous rendre des services. Mais ce vieillard est un fardeau inutile, dont je ne me charge que pour vous plaire.
Cependant le soleil, arrivé au bout de sa carrière, ne laissoit plus tomber que quelques foibles rayons, luttant avec peine contre les ténèbres de la nuit: tout-à-coup la mer s'enfle, soit que les approches de la nuit soulevassent ses flots, soit que la fortune le voulût ainsi. On entend les vents siffler dans le lointain. Les pirates avoient quitté leur vaisseau, et s'étoient précipités dans l'autre pour en piller la cargaison. Le vent qui s'élève jette le trouble parmi eux; ils ne savent comment gouverner un si grand vaisseau. Les différentes manœuvres se trouvent exécutées au hasard et par le premier venu; chacun se prétend capable de faire ce qu'il n'a jamais appris, et croit que ses lumières naturelles suffisent. Les uns hissent les voiles sans ordre; d'autres attachent les cordages sans connoître leur usage. Celui-ci, sans aucune expérience, se met à la proue; celui-là à la poupe et tient le gouvernail. Nous courûmes les plus grands dangers, moins par la violence de la tempête, qui ne bouleversoit pas encore les vagues, que par l'impéritie du pilote, qui résista aux flots, tant qu'une foible lumière nous éclaira, mais qui céda quand la nuit fut arrivée. Les vagues commençoient à nous gagner, et nous étions sur le point d'être engloutis. Quelques pirates tentent de passer dans le vaisseau qu'ils avoient quitté; mais les vagues les en empêchent. Le commandant les retient, en leur représentant que celui où ils sont, avec les richesses qu'il contient; vaut bien mieux que plusieurs vaisseaux semblables au leur. Il coupe aussi le câble qui les attache, sous prétexte qu'ils sont plus en danger[42]. Ses vues se portent encore dans l'avenir. Aborder à terre avec deux vaisseaux, c'étoit se rendre suspect: on ne manqueroit pas de s'informer par qui ils étoient montés. Enfin on approuve une mesure qui garantit d'un double danger.
A peine le cordage qui attachoit les deux vaisseaux l'un à l'autre est-il coupé, que nous nous sentons soulagés, sans cependant être hors de danger. Après avoir été long-tems balottés par les flots en courroux; après avoir jeté beaucoup de choses à la mer; après avoir vu de près toutes les horreurs de la mort, et avoir passé cette nuit dans les angoisses les plus horribles, nous abordons le jour suivant, vers le soir, à une embouchure du Nil, appelée l'embouchure d'Hercule. Malheureux! nous abordons en Egypte. Les pirates sont dans la joie; et nous, nous reprochons à la mer de nous avoir laissé la vie, de nous avoir dérobés à une mort exempte d'outrages, pour nous livrer sur terre à un sort plus cruel, à une attente plus affreuse entre les mains de brigands sans pudeur et sans retenue.
Leurs premières démarches ne furent pas propres à nous rassurer. A peine sont-ils à terre, que, sous prétexte de remercier Neptune de les avoir sauvés, ils débarquent du vin de Tyr, et quelques autres choses. Ils envoient dans les villages circonvoisins quelques-uns d'entr'eux avec de grandes sommes d'argent, pour acheter des provisions: ceux-ci reviennent bientôt après, amenant avec eux un troupeau entier, de porcs et de brebis. Ceux qui étoient restés à bord les reçoivent, allument un grand feu, les égorgent et préparent un festin.
Trachin, me prenant en particulier pour n'être entendu de personne: Mon père, me dit-il, je veux unir mon sort à celui de votre fille; je vais, comme vous le voyez, célébrer aujourd'hui cet hymen; je vais, en offrant un sacrifice aux dieux, célébrer la plus belle de toutes les fêtes. J'ai cru devoir vous prévenir de mes intentions, pour ne pas vous voir triste au milieu de ce repas, pour que votre fille, instruite par vous de mes volontés, s'y prête sans répugnance. Je ne prétends pas que vous serviez auprès d'elle ma passion: j'ai en main ce qui peut me répondre de son consentement, la force; mais je veux suivre les voies de l'honneur, et je crois que votre fille prévenue, par la bouche même de son père, de la fête qui se prépare, se montrera moins rebelle à mes intentions.
J'applaudis à son discours; je lui témoigne de la joie; je feins d'avoir de grandes actions de grâces à rendre aux dieux, qui donnent à ma fille un époux dans son maître. Je m'éloigne quelques instans pour réfléchir sur le parti que j'avois à prendre: me rapprochant ensuite de lui, je le prie, pour mettre le plus grand éclat dans la célébration de cette fête, de donner à ma fille la jouissance du vaisseau pour se préparer; de défendre à qui que ce soit de la troubler, afin qu'elle puisse autant que lui permettent les circonstances, relever la pompe de cette cérémonie par la magnificence de sa parure. Je lui représente qu'il ne convient pas qu'une jeune fille, distinguée par sa naissance et sa fortune, qui va passer dans les bras d'un époux, ne se montre pas aussi brillante quelle le peut, quoique ni le lieu, ni le tems ne lui permettent pas de déployer toute la magnificence digne d'un tel hymenée.
Trachin, ivre de joie, me promet d'avoir égard à mes demandes. En effet, il ordonne à ses gens de tirer du vaisseau tout ce dont on avoit besoin, et leur défend d'en approcher ensuite. Ses ordres sont aussitôt exécutés. On tire du vaisseau des tables, des coupes, des tapis de Tyr et de Sidon, et tout ce qui peut orner un festin; on les voit charger sur leurs épaules indistinctement des objets précieux, fruits de tant de sueurs et d'épargnes, qui, grâce aux bizarreries de la fortune, vont parer le repas de ces insolens pirates.
Je vais ensuite voir Théagènes et Chariclée; je la trouve fondant en larmes. Ma fille, lui dis-je, vous devez être accoutumée à toutes ces épreuves. Sont-ce vos maux passés que vous pleurez? avez-vous quelque nouveau sujet de chagrin? Tout, dit-elle, tout me désespère. Je pleure l'avenir; je pleure le funeste amour de Trachin: les circonstances ne servent qu'à le rendre plus ardent. Un bonheur inespéré fait oublier les lois de l'honneur; mais Trachin pleurera son amour trompé: la mort me dérobera à ses embrassemens. Si je suis séparée de vous avant le trépas, ce sont vos conseils, ce sont ceux de Théagènes qui causent mon malheur.
Vous ne vous trompez point, lui dis-je. Trachin, après le sacrifice, veut, par un festin solemnel, célébrer son hymen avec vous. Il me croit votre père, et il m'a prévenu de ses desseins. Il y a long tems que Thyrrène m'a instruit, à Zacynthe, de la passion violente de ce pirate; mais je croyois pouvoir vous soustraire à ses feux, et si je ne vous les ai point révélés, c'est que je ne voulois point vous affliger par la perspective d'un avenir douloureux. Hélas! mes enfans, la fortune ennemie a renversé mes espérances; nous sommes suspendus sur un abîme. Il ne nous reste plus qu'à nous armer de courage et d'intrépidité. Bravons les dangers qui nous environnent. La liberté, une vie honorable, ou une mort glorieuse sera le prix de nos généreux efforts.
Ils me promettent de tout oser. Je leur montre le parti que nous avons à suivre; et je les presse de prendre toutes les mesures nécessaires pour en assurer le succès. Je vais trouver le lieutenant de Trachin, nommé, je crois, Pélore. Je lui dis que j'ai quelque chose d'intéressant à lui communiquer. Il se fait un plaisir de m'écouter, me tire à l'écart pour n'être entendu de personne: Mon fils, lui dis-je, écoutez-moi en peu de mots; le tems ne me permet pas de m'expliquer ici fort au long. Ma fille vous aime: ce sont vos qualités qui vous ont gagné son cœur. Elle soupçonne que votre commandant ne prépare un repas que pour célébrer ses noces. Elle a cru entrevoir ses desseins dans l'ordre qu'il lui a donné de mettre ses plus belles robes. Songez à rompre ce dessein; car ma fille aime mieux mourir que devenir l'épouse de Trachin.
Vieillard, me répond Pélore, soyez tranquille; moi-même depuis long-tems j'aime votre fille; je n'attends qu'un moment favorable: dans le combat, je me suis élancé le premier sur le vaisseau ennemi. Trachin doit un prix à ma valeur. Par reconnoissance, il cédera votre fille à mon amour, ou il pleurera son hymen, et ce bras le punira comme il le mérite.
Je le quitte aussitôt pour ne donner lieu à aucun soupçon. Revenu auprès de mes enfants, je fortifie leur courage, en leur promettant un heureux succès de mon stratagème.
Le festin commença peu de tems après; déjà les convives, échauffés par le vin, ne connoissoient plus de bornes ni de frein. Me penchant vers Pélore, auprès duquel je m'étois placé à dessein: Avez-vous vu, lui dis-je, comme Chariclée est parée?—Non.—Eh bien! vous pouvez la voir: entrez dans le vaisseau, mais secrètement; car vous savez que votre commandant l'a défendu: vous croirez voir Diane elle-même. Modérez l'ardeur de vos désirs; n'allez pas exposer ses jours et les vôtres. Il se lève aussitôt; et, feignant quelque besoin pressant, il court secrètement au vaisseau. Il voit Chariclée couronnée de laurier, revêtue d'une robe étincelante d'or. Persuadée qu'elle alloit à la victoire ou à la mort, elle s'étoit revêtue de la robe qu'elle portoit à Delphes dans les cérémonies religieuses: toute sa personne brilloit d'un éclat éblouissant; tout annonçoit une vierge qui va passer sous les lois de l'hymen. A sa vue, le cœur de Pélore est embrasé des feux de l'amour et de la jalousie; les bouillans transports, la sombre fureur, la rage sont peints dans ses yeux. A peine est-il à sa place: Pourquoi, s'écrie-t-il, ne reçois-je pas le présent dû à celui qui monte le premier sur un vaisseau ennemi? Tu ne l'as pas demandé, répond Trachin; il n'a pas encore été question du partage des dépouilles.—Eh bien! je demande la jeune captive.—Prends tout ce qui te fera plaisir, excepté elle.—Tu annulles donc la loi établie parmi les pirates, loi qui autorise à choisir à son gré celui qui, le premier, s'élance sur un vaisseau ennemi, et s'expose pour tous les autres aux plus grands dangers.—Je ne casse point cette loi; mais j'en invoque une autre qui ordonne aux sujets d'obéir à leur chef. J'aime aussi cette jeune captive; et je ne crois pas demander trop que demander à être préféré. Si tu ne te soumets à cet ordre, cette coupe te punira de ton insolence. Voyez-vous, s'écrie Pélore, en s'adressant aux convives, comme la valeur est récompensée? C'est ainsi que chacun de vous, victime de cette loi tyrannique, se verra arracher le fruit de ses travaux.
L'affreux spectacle que nous vîmes alors, Nausiclès! Telle la mer, soulevée par les vents, mugit sous les coups de la tempête; tels ces pirates, ivres de vin et de fureur, s'agitent, s'élancent, poussent des cris horribles. Il se forme deux partis: les uns veulent faire respecter leur chef; les autres, la loi. Enfin, Trachin lève le bras pour lancer une coupe à Pélore; mais celui-ci est sur ses gardes. Il enfonce son épée dans le sein de son rival, qui, atteint d'un coup mortel, tombe sans vie. Un combat sanglant s'allume: les pirates se jettent les uns sur les autres, et confondent leurs coups: les uns veulent venger leur chef; les autres prétendent défendre le parti de la justice, en défendant Pélore. Les cris confus des combattans, des mourans, retentissent au loin; les coupes, les morceaux de bois, les pierres, les débris des tables, tout sert leur aveugle fureur.
Retiré à l'écart sur une éminence, je considère le combat sans partager le danger. Cependant Théagènes et Chariclée ne restent pas spectateurs oisifs de cette scène sanglante. Théagènes, hors de lui, et bouillant de courage, se jette d'abord, comme nous en étions convenus, dans un des deux partis. Chariclée, voyant le combat engagé, décoche des flèches de dessus le vaisseau, prenant bien garde d'atteindre Théagènes. Egalement ennemie des deux partis, elle immole le premier qui s'offre à ses coups; elle voit les combattans à la lueur des flammes, et n'en est point vue. Les pirates ignorent d'où partent ces traits; quelques-uns s'imaginent que les dieux eux-mêmes combattent contre eux. Enfin, tous périssent; il ne reste plus que Théagènes et Pélore. Pélore est brave, accoutumé à verser le sang. Chariclée ne peut plus se servir de son arc: brûlant du désir de secourir son amant, elle craint d'être trahie par son adresse; car les deux rivaux se tiennent corps-à-corps. Mais Pélore ne résiste pas long-tems. Désespérée de ne pouvoir secourir son amant par des effets, Chariclée le secoure par ses paroles[43]: Courage, mon ami, s'écrie-t-elle, courage! Ces paroles raniment la valeur et les forces de Théagènes; il voit dans Chariclée le prix de la victoire. La défaite de Pélore est assurée. Quoique couvert de blessures, son ardeur redouble: il s'élance sur son ennemi, lui porte un coup d'épée à la tête. Pélore évite le coup par un léger mouvement; l'épée effleure l'épaule, et coupe le bras à la jointure du coude. Aussitôt l'un prend la fuite, et l'autre le poursuit.
Je ne sais comment se termina le combat; je ne vis point revenir Théagènes. Je restai sur cette éminence: je ne voulus point descendre dans un lieu fumant de sang et de carnage; mais Chariclée le vit revenir. Lorsque le jour parut, je l'apperçus couché, environné des ombres de la mort, Chariclée assise auprès de lui et abîmée dans la douleur: elle sembloit vouloir s'immoler sur le corps de son amant; mais quelque lueur d'espérance de le voir revenir à la vie arrêtoit son bras. Malheureux, je ne pus lui parler, apprendre quel étoit son sort; je ne pus la consoler, lui donner les secours qu'elle pouvoit attendre de moi. Aux malheurs éprouvés sur la mer, se joignirent d'autres malheurs sur terre.
Au point du jour je descendois de l'éminence où j'étois, lorsqu'une troupe de brigands Egyptiens, partis du haut de la montagne voisine, s'avance vers le rivage. Déjà ils sont maîtres de mes deux enfans: peu après ils s'en vont emportant du vaisseau tout ce qu'ils peuvent. Hélas! je les suis de loin, pleurant ma destinée et celle de ces deux amans. Ne pouvant les sauver, je ne voulus point me joindre à eux, dans l'espérance de briser leurs fers par la suite. Je ne pus les suivre long-tems; les forces m'abandonnèrent: la vieillesse m'empêcha de franchir, comme les Egyptiens, le sommet de la montagne. Si j'ai retrouvé une fille aujourd'hui, c'est aux dieux, c'est à votre bonté, Nausiclès, que je dois un tel bonheur; je n'y ai contribué que par mes larmes et mes gémissemens.
Calasiris, en achevant ces mots, ne peut retenir ses larmes; tous les convives pleurent avec lui, et trouvent du plaisir à pleurer; le vin féconde la source des larmes. Enfin Nausiclès, rassurant Calasiris; Mon père, dit-il, ne perdez pas espérance; déjà votre fille est entre vos bras; demain vous verrez votre fils. Au point du jour nous irons trouver Mitranes; nous tâcherons, à quelque prix que ce soit, de délivrer le beau Théagènes. Je le désire, répond Calasiris; mais il est tems de nous séparer. N'oublions pas les dieux; faisons-leur des libations; remercions-les de m'avoir rendu ma fille. Les convives font des libations et se retirent.
Calasiris cherche Chariclée. Placé à l'entrée de la salle des femmes, il les examine sortir: il ne la voit point parmi elles. Enfin, d'après les renseignemens qu'il reçoit d'une d'elles, il entre dans le temple, la trouve couchée aux pieds de la statue de la déesse: abîmée dans la douleur, elle s'y étoit endormie. Le vieillard laisse tomber quelques larmes; il prie la déesse de jeter sur elle un œil de compassion. Il la réveille doucement, et la conduit dans sa chambre. Elle semble rougir de s'être laissée surprendre par le sommeil; elle se retire avec la fille de Nausiclès dans le gynecée, et passe la nuit avec elle. Les soucis, les inquiétudes qui l'agitent, chassent le sommeil loin de ses yeux.
Calasiris, Cnémon et Nausiclès vont chercher Théagènes. Ils apprennent qu'il a été délivré par Thyamis. Ils reviennent à Chemmis. Mariage de Cnémon et de la fille de Nausiclès. Désespoir de Chariclée. Elle apprend que Théagènes est avec Thyamis. Chariclée et Calasiris se déguisent en mendians, et quittent Nausiclès. Ils apprennent la défaite et la mort de Mitranes. Horrible cérémonie dont ils sont témoins.
Cnémon et Calasiris vont coucher dans un appartement destiné aux hommes. La plus grande partie de la nuit s'étoit écoulée pendant qu'ils étoient à table, ou qu'ils écoutoient le long et agréable récit des aventures de Calasiris; le reste s'écoula plus vite qu'ils ne pensoient, et cependant trop lentement encore au gré de leurs désirs. A peine le jour commence-t-il à paroître qu'ils vont trouver Nausiclès, le prient de leur dire dans quels lieux il soupçonne Théagènes, et de les y conduire au plus tôt. Nausiclès y consent. Chariclée, après beaucoup d'instances pour les suivre, est contrainte de rester: ils lui représentent qu'ils ne vont pas loin, qu'ils reviendront bientôt avec Théagènes; ils la quittent désolée de ne pas les accompagner, mais pleine d'espérance et de joie.
Ils étoient sortis du village et suivoient les bords du Nil, lorsqu'ils apperçoivent un crocodile passer de leur droite vers leur gauche, et s'élancer dans le fleuve avec grand bruit. Nos voyageurs, habitués à voir des crocodiles, n'en sont point effrayés: Calasiris seulement en augure des obstacles au succès de leur voyage; mais Cnémon, qui n'avoit vu que l'ombre du crocodile, sans voir le crocodile lui-même, est saisi de frayeur: peu s'en faut qu'il ne prenne la fuite. Cnémon, dit Calasiris, pendant que Nausiclès éclatoit de rire, je ne vous croyois timide que pendant la nuit et au milieu des ténèbres; mais votre incroyable intrépidité ne se dément point pendant le jour. Non-seulement les noms, mais la vue même des objets les moins effrayans, les plus communs, jettent la consternation dans votre ame.
Est-ce le nom de quelque dieu ou de quelque génie, dit Nausiclès, qui glace d'effroi notre brave Cnémon? Je ne sais, répond Calasiris; mais le nom d'une personne, et non d'un héros intrépide renommé pour ses exploits; mais, ce qu'il y a de plus étonnant, le nom d'une femme, et d'une femme morte (il le dit lui-même), prononcé devant lui, suffit pour le faire trembler. La nuit où vous avez ramené Chariclée de Bucolie, (il connoissoit de nom, je ne sais comment, celle dont je veux parler) il ne m'a pas laissé dormir un instant. Toujours mourant de frayeur, je n'étois occupé qu'à le rappeler à la vie; et, pour vous faire rire encore davantage, si je ne craignois de le chagriner, ou même de l'effrayer encore, je vous dirois ce terrible nom: et en même-tems il prononça le nom de Thisbé.
Nausiclès alors ne rit plus: il tressaille au nom de Thisbé; il reste long-tems tout pensif: il ignore comment et pourquoi le nom de Thisbé a fait tant d'impression sur Cnémon. Celui-ci plaisante Nausiclès à son tour. Voyez-vous, Calasiris, dit-il, quelle vertu a ce nom? quel épouvantail il est, non-seulement pour moi, mais encore pour Nausiclès lui-même! Il s'est même opéré en nous un changement total. Je sais que Thisbé n'est plus, et je ris; et le brave Nausiclès, qui tout-à-l'heure s'égayoit aux dépens des autres....
Grace, Cnémon, grâce, dit Nausiclès; vous avez assez bien pris votre revanche. Au nom des dieux protecteurs de l'hospitalité et de l'amitié, par cette table où, je crois, vous avez été reçu avec toute la cordialité possible, dites-moi comment le nom de Thisbé vous est connu? pourquoi ce nom vous a tant effrayé? pourquoi je suis devenu le sujet de vos railleries? Cnémon, dit alors Calasiris, ces paroles s'adressent à vous. Vous m'avez promis plusieurs fois de m'apprendre votre histoire; vous avez toujours différé, sous divers prétextes: racontez-nous-la aujourd'hui, et par complaisance pour Nausiclès, et pour adoucir les fatigues et charmer l'ennui du voyage.
Cnémon leur raconte succinctement tout ce qu'il avoit déjà raconté à Théagènes et à Chariclée; qu'il est Athénien; que son père s'appelle Aristippe; qu'il a eu pour belle-mère Démœnète. Il leur peint la passion criminelle de Démœnète; les pièges que lui tendit son amour dédaigné, qui employa le ministère de Thisbé pour se venger. Il leur dit, qu'accuse devant le peuple d'un parricide, il a été banni de sa patrie; que, retiré à Egine, il a appris de Chabrias, jeune Athénien, la mort de Démœnète, victime, à son tour, des perfidies de Thisbé; qu'Anticlès ensuite l'a instruit des malheurs de son père, dont les biens ont été confisqués par le peuple, qui, trompé par les insinuations des parens de Démœnéte, l'a soupçonné coupable de la mort de son épouse; que Thisbé s'est enfuie avec un marchand de Naucrate, son amant; enfin, il ajoute qu'il s'est embarqué pour l'Egypte avec Anticlès, pour chercher Thisbé, la ramener à Athènes, faire reconnoître l'innocence de son père, et la faire punir comme elle le méritoit. Qu'exposé à mille dangers dans ses voyages, pris par des pirates, échappé de leurs mains en abordant en Egypte, il est tombé entre celles des Bucoles, et que là il a fait connoissance avec Théagènes et Chariclée; enfin, il leur apprend la mort de Thisbé, ce qui l'a suivie, en un mot, tout ce qu'ils ignoroient.
Cependant Nausiclès est agité de mille pensées différentes: tantôt il est prêt à les instruire de ses liaisons avec Thisbé; puis il remet à un autre tems. Enfin, une rencontre qu'ils font, jointe aux motifs qu'il pouvoit avoir de garder le silence, l'en empêche.
Ils avoient fait soixante stades (environ deux lieues et demie) et déjà ils approchoient du bourg où résidoit Mitranes, lorsqu'ils rencontrent un ami de Nausiclès, et lui demandent où il va avec tant de célérité. Nausiclès, lui répond cet homme, vous me demandez la cause de mon empressement, comme si vous ignoriez que mon unique souci actuellement est d'exécuter les ordres que me donne Isias de Chemmis. Pour elle, je cultive la terre; pour elle, il n'est rien que je ne fasse; pour elle, je veille jour nuit avec une ardeur infatigable. La plus grande peine, le plus grand châtiment qu'elle pourroit m'imposer, seroit de ne me rien commander[44]. Aujourd'hui elle m'a ordonné de lui porter cet oiseau du Nil, ce phœnicoptère que vous voyez, et je me hâte de satisfaire celle que mon cœur adore. Il vous en coûte peu, lui répond Nausiclès, pour vous attacher Isias: ses ordres ne sont pas difficiles à remplir, puisqu'au lieu d'un phœnicoptère (oiseau ainsi appelé, parce que ses aîles ressemblent à celles du phénix: c'est le flambant), elle ne vous a pas demandé un véritable phénix venu d'Ethiopie ou des Indes.—Mon zèle, mon ardeur à la servir, n'en sont pas moins un sujet de plaisanteries perpétuelles.... Mais, vous, où allez-vous? quelle affaire vous appelle?—Nous allons trouver Mitranes.—Votre voyage est inutile, et votre peine perdue. Mitranes n'est plus dans le pays; il s'est mis en campagne cette nuit: il marche contre les habitans de Bessa. Un jeune prisonnier, grec d'origine, qu'il envoyoit à Oroondates, à Memphis, pour le faire passer à la cour de Suze, et en faire présent au grand roi, a été enlevé dans une incursion par les Besséens, commandés par Thyamis, qu'ils venoient de mettre à leur tête. Je m'en vais, ajouta notre homme, en achevant ces mots: il faut me rendre en diligence auprès d'Isias. Si, avec ses yeux perçans, elle me voyoit, mon amour pourroit bien porter la peine de ma lenteur: elle est ingénieuse à trouver des prétextes, des sujets de plainte contre moi, et des raisons pour me tourmenter.
A ces mots, ils restent étonnés et interdits; ils ne s'attendoient pas à voir ainsi leurs espérances trompées. Nausiclès ranime leur courage; il leur représente qu'il ne faut pas, pour un léger contre-tems, se désespérer, ni renoncer à leur entreprise; mais retourner à Chemmis examiner à loisir le parti qu'il faut prendre, se préparer à un plus long voyage, à aller chercher Théagènes chez les Bucoles, par-tout où ils apprendront qu'il pourra être, bien persuadé qu'à la fin ils le trouveront. Il ajoute que ce sont les dieux eux-mêmes qui leur ont fait rencontrer cet ami, dont les renseignemens les dirigent vers les lieux où ils doivent chercher Théagènes, et fixent le terme de leur voyage au village des Bucoles.
Il n'eut pas de peine à les persuader. Une autre considération les détermina encore à ce parti. Cnémon calma les inquiétudes de Calasiris, en lui assurant que Thyamis sauveroit Théagènes. Ils prennent donc le parti de revenir. En arrivant, ils trouvent Chariclée à la porte de la maison: elle portoit ses regards au loin et de tous côtés. Ne voyant point Théagènes avec eux, elle pousse un cri aigu. Quoi! mon père, dit-elle, vous êtes partis seuls, et vous revenez seuls! Théagènes, sans doute, n'est plus! Au nom des dieux, dites-moi ce que vous avez appris. Me cacher mon malheur, c'est le rendre plus amer. Il y a de l'humanité à montrer à un infortuné ses maux dans toute leur étendue: son ame alors réunit toutes ses forces contre les coups du sort, et bientôt elle ne sent plus les pointes de la douleur.
Chariclée, dit Cnémon, en l'interrompant, combien vous vous tourmentez vous-même! vous êtes toujours disposée à n'augurer que des maux, et l'événement dément toujours vos conjectures: en cela vous êtes, excusable. Théagènes vit; les dieux vous le conservent. Il lui dit, en peu de mots, comment il étoit sauvé, et où il étoit. Cnémon, lui dit Calasiris, vos discours sont ceux d'un homme qui n'a point aimé; autrement vous sauriez que le cœur d'une amante est dans les alarmes, lors même qu'il n'y a point de danger; que, sur l'objet de sa tendresse, elle n'en croit que le témoignage de ses yeux; l'absence de cet objet tourmente, déchire son ame: la source des chagrins des amans est en eux-mêmes; ils sont persuadés que ceux qui s'aiment tendrement ne peuvent être éloignés l'un de l'autre, à moins que des obstacles insurmontables ne s'opposent à leur réunion. Il faut donc pardonner à Chariclée; son cœur brûle de tous les feux de l'amour. Entrons dans la maison; délibérons sur ce que nous avons à faire. En même-tems il prend Chariclée par la main, et la fait rentrer, en lui témoignant toute la tendresse d'un père.
Cependant Nausiclès, pour calmer le chagrin de ses hôtes, et méditant un autre projet, fait préparer un repas magnifique: il n'y admet que Cnémon et Calasiris, avec sa fille; mais il veut qu'elle y paroisse dans tout l'éclat de sa parure. Sur la fin du repas il leur parle ainsi:
Je prends les dieux à témoin de la vérité de ce que je vais vous dire. Je serois ravi de vous voir consentir à passer votre vie avec moi, à partager avec moi tout ce que je possède et tout ce que j'ai de plus cher. Je ne vous regarde pas comme des étrangers et des hôtes, mais comme de vrais et de sincères amis. Je me ferai toujours un plaisir de vous servir. Je suis prêt à m'occuper avec vous à chercher Théagènes, tant que je resterai ici. Mais vous n'ignorez pas que je suis marchand, que le commerce est ma profession. Vous savez que les vents, plus doux, ont applani la surface des mers, et que les zéphyrs annoncent aux marchands le retour de la belle saison. Mes affaires exigent que je fasse un voyage dans la Grèce.[45] Je crois donc devoir vous demander ce que vous désirez de moi, afin que je puisse concilier l'envie que j'ai de vous être utile, avec le soin de mes propres affaires.
Nausiclès, répond Calasiris après quelques momens de silence, puissiez-vous vous mettre en mer sous d'heureux auspices; puisse le dieu des marchands et le dieu des flots vous conduire, vous protéger, appaiser les vagues devant vous, faire souffler des vents favorables; puissiez-vous aborder en sûreté dans tous les ports, être reçu dans toutes les villes commerçantes, vous qui nous laissez aller au gré de nos désirs, qui nous avez traité avec tant de bonté pendant notre séjour ici, qui avez rempli si saintement envers nous les devoirs de l'amitié et de l'hospitalité. Il est douloureux pour nous de nous séparer de vous, de quitter votre maison, que, grâce à votre générosité, nous regardions comme la nôtre; mais la nécessité, notre devoir nous obligent à chercher une personne qui nous est bien cher. Tel est le parti que nous prenons, moi et Chariclée. Que Cnémon s'explique; qu'il dise s'il veut nous accompagner, ou s'il a quelque autre dessein.
Cnémon est prêt de répondre; les sanglots lui étouffent la voix: ses larmes coulent en abondance; il ne peut articuler aucune parole. Enfin il modère ses pleurs. Comme la vie humaine, dit-il avec un profond gémissement, est remplie de vicissitudes et de changemens! O fortune! comme tu enchaînes les maux les uns aux autres! comme tu me précipites de malheurs en malheurs! Tu m'as arraché à ma famille, aux foyers paternels; tu m'as chassé de ma patrie, tu m'as séparé de tout ce que j'avois de plus cher; après bien des traverses, tu mas jeté sur les côtes de l'Egypte; tu m'as livré aux brigands du Bucolie; tu as paru calmer tes rigueurs, en me liant avec des personnes malheureuses comme moi, du même pays que moi, avec lesquelles j'espérois passer le reste de mes jours: aujourd'hui, tu m'ôtes encore cette consolation. Où aller? que faire? Abandonner Chariclée, avant qu'elle ait trouvé Théagènes? je ne le puis sans crime. Faut-il que je la suive par-tout, et que je l'aide dans ses recherches? il n'y auroit que de la gloire à partager ses travaux avec l'espoir du succès, et l'assurance de le trouver; mais l'avenir est incertain: il sera peut-être encore plus funeste que le passé; et je ne sais quel sera alors le terme de nos maux. Ne vaut-il pas mieux implorer votre bonté, celle des dieux protecteurs de l'amitié, profiter de l'occasion que me présente la faveur du Ciel, pour retourner dans ma patrie, dans les bras de ma famille, avec Nausiclès, qui, comme il le dit lui-même, se prépare à retourner dans la Grèce? Je crains bien, hélas! que mon père ... que sa maison ne reste abandonnée, sans héritier. Dussé-je vivre dans l'indigence, au moins est-il de mon devoir de tâcher de sauver quelques débris du naufrage de sa fortune, et de les laisser à ma famille. O Chariclée! c'est à vous que je m'adresse: Excusez Cnémon, pardonnez-lui. Je vais prier Nausiclès d'attendre quelque tems, quelque pressé qu'il soit de partir. Je vous suivrai jusqu'aux Bucolies. Si je suis assez heureux pour vous remettre entre les mains de Théagènes, je partirai avec la satisfaction d'avoir fidèlement gardé un dépôt si précieux. Soutenu du témoignage de ma conscience, plein des plus belles espérances, je me séparerai de vous. Si la fortune nous trompe, puissent les dieux ne pas le permettre! vous me pardonnerez encore. Je ne vous laisserai pas seule, mais entre les mains d'un père tendre, d'un sage mentor, de Calasiris.
L'œil d'un amant est perçant: il lit au fond des cœurs; Chariclée s'étoit apperçue à plusieurs indices que Cnémon aimoit la fille de Nausiclès; elle avoit compris aussi, par les discours de Nausiclès, qu'il verroit cette alliance avec plaisir; que depuis long-tems elle étoit l'objet de ses démarches, et qu'il n'épargnoit rien pour gagner Cnémon. Elle crut encore que Cnémon ne pourroit la suivre sans compromettre son honneur, sans faire soupçonner sa vertu. Cnémon, dit-elle, vous prendrez le parti qui vous paroîtra le meilleur. Vous m'avez déjà rendu d'assez grands services. Je sens et je ne dissimule pas toute l'étendue de mes obligations; mais il n'est rien qui vous oblige à étendre vos soins pour moi dans l'avenir, à partager des dangers qui ne sont pas les vôtres, que vous pouvez vous épargner. Retournez dans votre patrie, dans vos foyers, dans le sein de votre famille: profitez du voyage de Nausiclès; ne laissez pas échapper une si belle occasion. Calasiris et moi, nous supporterons seuls les revers de la fortune. Si les hommes nous abandonnent, sans doute que les dieux ne nous abandonneront pas.
Nausiclès alors prenant la parole: Puissent les vœux de Chariclée, dit-il, s'accomplir! puissent les dieux lui accorder la protection qu'elle leur demande, la rendre aux auteurs de ses jours! Une ame aussi belle, aussi élevée, un esprit aussi sage, méritent bien une pareille destinée. Pour vous, Cnémon, ne vous chagrinez point de ne point emmener Thisbé avec vous. Vous voyez son ravisseur; c'est moi qui l'ai enlevée; c'est moi qui l'ai transportée en Egypte. Ce marchand de Naucrate, cet amant de Thisbé, c'est moi. Ne redoutez point l'indigence; ne craignez point d'être réduit à la mendicité. Si vous voulez entrer dans mes vues, vous jouirez d'une fortune brillante. Vous verrez votre patrie; vous rentrerez dans la maison paternelle: je vous conduirai à Athènes. Je vous donnerai en mariage ma fille Nausiclée, avec une dot immense. Je connois votre patrie, votre naissance, votre famille, et je me croirai honoré d'une pareille alliance.
Cnémon, au comble de ses désirs, voyant s'accomplir des vœux qu'il faisoit depuis long-tems, mais dont il n'espéroit rien, répondit à Nausiclès qu'il acceptoit ses offres. Nausiclès aussitôt lui remet sa fille entre les mains, et commande en même-tems que sa maison retentisse des chants de l'hymenée. Lui-même il commence la danse, et les noces se célèbrent sur-le-champ et dans ce même festin. Tout le monde aussitôt se met à danser; des chants d'alégresse se font entendre. Les torches nuptiales dissipent les ombres de la nuit.
Chariclée s'éloigne du tumulte de cette fête: elle se retire dans l'appartement où elle avoit coutume de coucher, et en ferme la porte. Là, seule, sans témoins, semblable à une Menade, elle dénoue ses cheveux, déchire sa robe: Et nous aussi, dit-elle, dansons en l'honneur du dieu qui préside à notre destinée, mais des danses qui lui conviennent. Que mes chants soient les cris de la douleur, et mes danses les convulsions du désespoir.[46] Que les ténèbres m'environnent; qu'une nuit obscure préside à tout. Eteignons les feux de cette lampe. Quel hymen, quelle couche nuptiale m'a préparée cette affreuse divinité! Seule, loin de mon amant, ce dieu funeste ne me laisse que le nom de son épouse. Cnémon danse; Cnémon est époux. Théagènes erre; Théagènes, prisonnier, est peut-être chargé de chaînes: ce n'est encore que le moindre de mes maux, pourvu qu'il vive! Nausiclée est dans les bras d'un époux; Nausiclée, avec qui je passois les nuits, est séparée de moi. Chariclée est seule abandonnée. O fortune! ô barbare divinité! loin de moi tout sentiment jaloux! Hélas! puissent-ils être heureux! C'est de mon sort que je me plains, de mon sort, si différent du leur. C'est trop prolonger la tragédie de mes calamités: elles retentisssent encore, lorsque la scène est fermée. Mais, hélas! à quoi bon ces plaintes contre les dieux? Qu'ils terminent mes malheurs, quand ils voudront. O mon cher Théagènes! ô l'ame de ma vie! si tu n'es plus ... si la fortune ennemie.... Grands dieux! Non ... que je ne l'apprenne jamais. Non, je ne te survivrai pas; j'irai te rejoindre. Tiens, reçois ces présens funèbres. En même-tems elle arrache ses cheveux et les jette sur le lit. Je t'offre encore ces libations: elles coulent de ces yeux que tu adorois; elle arrose son lit de ses larmes. Hélas! si tu vis encore, viens, mon ami, viens du moins en songe te reposer dans mes bras. Respecte, ô mon cher Théagènes! respecte ta Chariclée; attends que des nœuds légitimes t'unissent à elle; respecte-la même en songe. Viens ... c'est toi!... je te presse contre mon sein!
En parlant ainsi, elle se jette le visage sur son lit, et l'embrasse. Un délire affreux l'agite: ses sanglots résonnent; enfin, l'excès de la douleur l'étourdit. Les ténèbres se répandent sur ses yeux; ses sens s'assoupissent: elle s'endort profondément, jusque bien avant dans la journée. Calasiris s'étonne de ne la point voir paroître selon sa coutume: il la cherche, va à sa chambre, frappe à la porte avec violence, l'appelle plusieurs fois par son nom, et enfin la réveille. A ses cris, Chariclée se trouble: elle court à la porte tout en désordre, et ouvre au vieillard. Calasiris voit ses cheveux épars, sa robe déchirée: il voit dans ses yeux, encore humides, les transports qui l'ont agitée avant son sommeil. Il en devine la cause: il la conduit à son lit, la fait asseoir, l'habille; et après l'avoir mise dans un état un peu plus décent: Qu'avez-vous donc, Chariclée, dit-il? pourquoi cette douleur amère, qui ne connoît point de bornes? pourquoi vous laisser ainsi abattre par la fortune, vous que j'ai vue opposer à ses coups tant de constance et de magnanimité? Je ne vous connois plus. Ne mettrez-vous pas fin à ce délire? ne songerez-vous pas que vous êtes mortelle; qu'il n'y a rien de plus mobile et de plus inconstant que les choses humaines? Pourquoi vous ôter la vie, quand des espérances vous restent encore? O ma fille! épargnez-moi; épargnez-vous vous-même, ou plutôt épargnez Théagènes, qui ne veut vivre que pour vous, qui ne trouve de charmes dans la vie qu'autant que vous vivrez.
A ces mots Chariclée rougit, en songeant sur-tout dans quel état elle a été trouvée; elle garde un long silence. Calasiris la presse de lui répondre. O mon père! dit-elle, vos reproches sont justes; mais, hélas! je ne suis pas tout-à-fait inexcusable. Ce n'est pas une passion ordinaire, une passion récente qui m'égare; c'est un amour pur et chaste pour un époux, que je ne connois encore que par ma tendresse, pour Théagènes, dont l'absence est pour moi le plus cruel des tourmens.
Chariclée, répond Calasiris, calmez-vous; Théagènes vit: les dieux vous le rendront. S'il faut en croire les oracles, nous ne pouvons refuser d'ajouter foi à celui qui nous a dit hier qu'il est tombé entre les mains de Thyamis, pendant qu'on le conduisoit à Memphis. S'il est au pouvoir de Thyamis, ses jours sont en sûreté: Thyamis le connoît; ils sont amis. Il ne faut plus tarder, mais nous rendre le plus promptement que nous pourrons au bourg de Bessa. Vous, vous allez chercher Théagènes; et moi, mon fils avec Théagènes; car vous savez sans doute que Thyamis est mon fils.
Calasiris, répond Chariclée, après quelques momens de réflexion, si vous êtes père de Thyamis, si Thyamis est votre fils, si ce n'est pas un autre Thyamis, fils d'un autre père, nous courons les plus grands dangers. Calasiris, étonné, lui en demande la raison. Vous savez, continue Chariclée, que j'ai été prise par les Bucoles: ces funestes appas, que la nature semble ne m'avoir donnés que pour mon malheur, séduisirent alors le cœur de Thyamis: il voulut m'épouser. J'eus recours à la ruse pour me soustraire à ses feux. Je crains que, s'il nous rencontre dans nos recherches, il ne me reconnoisse, et ne veuille effectuer ses premiers desseins.
Non, répond Calasiris; l'amour ne dominera pas mon fils sous les yeux de son père. Il respectera la présence de l'auteur de ses jours; il réprimera une passion illégitime, si elle existe encore. Cependant, rien ne nous empêche de songer aux moyens de tromper ceux que vous redoutez. Vous me paroissez avoir dans l'esprit des ressources admirables pour échapper aux poursuites de vos amans.
Chariclée sourit à ces paroles: je ne sais, dit-elle, si vous parlez sérieusement, ou si vous plaisantez; mais ne cherchons aucun moyen pour l'instant: tenons-nous-en à ce que j'avois imaginé avec Théagènes: la fortune nous a empêché jusqu'ici d'en tirer aucun avantage; peut-être serons-nous plus heureux. Nous cherchions à sortir de l'île des Bucoles; nous résolûmes de nous couvrir de haillons, de nous métamorphoser en mendians, et d'entrer ainsi dans les villes et les bourgs. Couvrons-nous encore de ces mêmes haillons; mendions encore: par-là, nous nous mettrons à l'abri contre les entreprises de ceux que nous rencontrerons: la pauvreté est une bonne sauve-garde; la pitié, plutôt que l'envie, marche à sa suite. Chaque jour fournira aisément à ses besoins. Dans un pays étranger, tout se vend cher aux étrangers; mais les cœurs s'attendrissent à la vue des malheureux, et on leur donne des secours.
Calasiris approuve l'avis de Chariclée, et hâte le moment du départ. Ils vont trouver Nausiclès et Cnémon, et les instruisent de leur résolution. Enfin ils se mettent en route vers la troisième heure du jour, sans vouloir être accompagnés de personne, sans vouloir accepter aucune des offres de leurs hôtes. Nausiclès, Cnémon et tous les gens de la maison les suivent pendant quelque tems. Nausiclée, dont la tendresse pour Chariclée l'emporta alors sur la pudeur naturelle à son sexe, obtint de son père, à force d'instances, de les suivre. Après avoir fait environ cinq stades, (472 toises, un peu moins d'un quart de lieue), ils s'embrassent les uns les autres, et se jurent une amitié éternelle. Ils s'arrosent mutuellement de leurs larmes et se souhaitent une destinée heureuse. Cnémon leur demande pardon de ne point les accompagner plus loin. Il s'en excuse sur son nouvel hyménée, et promet de les rejoindre, s'il en trouve l'occasion favorable; ensuite ils se séparent.
Les uns retournent à Chemmis. Chariclée et Calasiris se revêtent d'habits déchirés, dont ils se sont munis, et prennent le costume de mendians. Chariclée se barbouille le visage avec de la suie et de la boue délayées ensemble; et, pour dernier coup de pinceau, le bord d'un voile en lambeaux enveloppe un côté de son visage et lui cache un œil. Sous son bras est une besace, destinée en apparence à mettre les fruits de sa quête, mais qui renferme des objets bien plus précieux, sa robe de prêtresse, qu'elle portoit à Delphes, ses couronnes, et toutes les autres richesses que sa mère avoit exposées avec elle. Calasiris enveloppe de peaux déchirées le carquois de Chariclée, l'attache obliquement sur ses épaules, et comme si c'eût été un paquet: il détache la corde de l'arc, qui se redresse peu-à-peu, et devient entre ses mains un bâton qui affermit ses pas chancelans. Apperçoivent-ils quelqu'un dans le lointain, il semble alors accablé sous le faix des ans; il boîte même, et quelquefois Chariclée le conduit par la main.
Après avoir bien étudié leur rôle, avoir plaisanté sur leur déguisement, s'être complimentés mutuellement sur la bonne mine qu'il leur donne; après avoir encore prié la cruelle divinité, qui les persécute, de mettre un terme à ses fureurs, ils marchent promptement vers Bessa, où ils espèrent trouver Théagènes et Thyamis; mais leur espoir est encore trompé.
Le soleil se couchoit, et ils étoient près d'arriver, lorsqu'ils apperçoivent les cadavres d'une multitude d'hommes récemment égorgés; un grand nombre étoient Perses; ils les reconnoissent à leur habillement et à leur armure; et parmi eux il y avoit quelques habitans du pays. Ils jugent que ce lieu a été le théâtre d'un sanglant combat; mais ils ignorent quels ont été les combattans. Ils avancent au milieu de ces cadavres, examinent s'ils n'y verront point quelques-uns de leurs amis. Quand le cœur craint pour l'objet de sa tendresse, il se livre aux plus funestes pronostics. Ils trouvent une vieille femme en proie aux larmes et aux gémissemens, embrassant étroitement un de ces cadavres: ils prennent le parti d'en tirer tous les éclaircissemens possibles; ils s'arrêtent auprès d'elle, tâchent de la consoler et d'appaiser la violence de sa douleur. Elle les écoute. Calasiris lui demande, en langue égyptienne, qui elle pleure et entre qui ce combat s'est livré.
La vieille leur répond, en peu de mots, qu'elle pleure son fils; qu'elle vient chercher la fin de ses jours sur ce champ de bataille; que c'est sur le cadavre de son fils que ses larmes tombent; qu'elle veut lui rendre les devoirs funèbres, comme elle le pourra. Voici ce qu'elle leur apprend du combat:
On conduisoit à Memphis, à Oroondates, satrape du grand roi, un jeune homme d'une taille majestueuse, d'une grande beauté. Mitranes, officier d'Oroondates, l'avoit fait, dit-on, prisonnier, et le lui envoyoit comme un présent inestimable. Les habitans du village que vous voyez (et elle leur montra un village voisin) étant survenus, ont prétendu connoître le jeune prisonnier; soit qu'ils le connussent en effet, soit que ce ne fût qu'une feinte de leur part. A cette nouvelle, Mitranes, outré d'une juste colère, marcha contre eux, il y a deux jours. Les habitans de ce village, brigands par état, accoutumés à braver la mort, sont très-belliqueux; ils ont déjà enlevé à bien des épouses et des mères leurs maris et leurs enfans: je suis aujourd'hui une de leurs victimes. Au bruit de la marche de Mitranes, ils lui dressent une embuscade, tombent sur sa troupe, et remportent une victoire complète. Les uns l'attaquent en tête, les autres sortent de leur embuscade, fondent sur lui à l'improviste et en poussant de grands cris. Mitranes est tué un des premiers en combattant. Environnés de toutes parts, les Perses ne pouvant fuir, sont tous immolés: quelques Egyptiens ont aussi perdu la vie; mon fils, atteint d'un trait à la poitrine, est resté sur le champ de bataille. Malheureuse! je pleure aujourd'hui celui-ci; bientôt, hélas! je pleurerai encore celui qui me reste, et qui marche avec les Besséens contre la ville de Memphis.
Calasiris lui demande pourquoi les Besséens marchent contre Memphis. Je vais vous dire, reprend la vieille, ce que j'ai appris de ce fils qui me reste: Les Besséens, teints du sang des troupes du grand roi et de celui de leur général, jugent bien qu'une action aussi hardie ne restera pas impunie; qu'ils vont courir les plus grands dangers; qu'Oroondates, qui réside à Memphis, à la première nouvelle de ce massacre, viendra avec de plus grandes forces, environnera leur village, et lavera dans leur sang la tache imprimée au nom persan. Résolus de tout risquer, ils tentent une grande entreprise, pour se garantir du malheur qui les menace: ils veulent prévenir les préparatifs d'Oroondates, en tombant à l'improviste sur lui, l'immoler, s'ils le surprennent dans Memphis; ou, s'il en est absent, occupé, comme on dit, à la guerre d'Ethiopie, il leur sera plus aisé de s'emparer d'une ville dénuée de défenseurs, et par-là, ils se mettront à l'abri de tout danger, au moins pour le présent. Ils veulent encore rétablir dans la dignité de grand-prêtre Thyamis, leur chef, dont le crime d'un frère, plus jeune que lui, l'a dépouillé. S'ils ne réussissent point, ils sont déterminés à mourir les armes à la main, plutôt que de se voir chargés de fers, exposés aux outrages et à la cruauté des Perses.
Mais vous, étrangers, continue-t-elle, où allez-vous?—A Bessa.—Vous ne pouvez, sans danger, y entrer si tard, ni vous mêler parmi les habitans qui y sont restés, si vous n'êtes connus de personne.—Si vous nous y conduisiez, nous ne courrions aucun danger.—Je n'en ai pas le tems; j'ai des cérémonies funèbres à faire cette nuit. Je vous prie de vous retirer dans quelque endroit, où il n'y ait point de cadavres, ou je saurai bien vous y contraindre. Passez-y la nuit; quand le jour sera venu, je vous donnerai l'hospitalité, et je vous mettrai à l'abri de tout danger.
Calasiris explique à Chariclée ce que la vieille vient de lui dire; ensuite ils s'éloignent tous deux. A quelque distance du champ de bataille, ils trouvent une petite éminence: là, Calasiris se couche, la tête appuyée sur son carquois; Chariclée s'asseoit sur sa besace. La lune qui, depuis trois jours, étoit dans son plein, commençoit à paroître, et à éclairer la terre de ses rayons. Calasiris, avancé en âge, fatigué du chemin, s'endort bientôt; mais Chariclée, dévorée d'inquiétudes, ne pouvant fermer les yeux, est témoin d'un spectacle affreux que donnent souvent les femmes égyptiennes.
La vieille femme, voyant le calme régner autour d'elle, et ne se croyant vue de personne, commence par creuser une fosse, et allumer un bûcher à côté; le cadavre de son fils est entre deux: elle prend un vase d'argile de dessus un trépied voisin; elle en verse du miel dans la fosse, du lait d'un autre, du vin d'un troisième; elle façonne ensuite une figure de pâte, la couronne de laurier, de fenouil, et la jette dans la fosse; elle saisit une épée, et, transportée d'une fureur divine, elle adresse à la lune une longue prière, conçue en termes barbares et inconnus; elle ouvre la veine de son bras, essuie le sang avec une branche de laurier, et en arrose le bûcher. Après bien d'autres cérémonies magiques, elle se courbe sur le cadavre de son fils, lui parle à l'oreille; enfin elle l'éveille, et, par la force de ses enchantemens, elle le fait tenir debout.
Chariclée, émue dès le commencement de cette scène, frémit de terreur à un spectacle si inoui; elle réveille Calasiris, pour le rendre témoin de tout ce qui se passe. Enveloppés des ténèbres de la nuit, ils ne sont point vus, et voient tout à la lueur des flammes du bûcher. Peu éloignés de la vieille, ils l'entendent interroger à haute voix le cadavre. Elle lui demande si son frère, le seul fils qui lui reste, reviendra de l'expédition où il est parti. Le mort ne répond rien; mais il fait seulement un signe de tête, pour laisser à sa mère les illusions de l'espérance; il retombe ensuite, et reste couché sur le visage. La vieille le retourne, et continue de l'interroger: elle lui parle à l'oreille, et redouble la force de ses enchantemens, pour l'obliger sans doute à rompre le silence. L'épée à la main, elle s'élance, tantôt vers le bûcher, tantôt vers la fosse; elle relève ce cadavre, lui répète les mêmes questions, et, peu contente de ses signes de tête, elle veut le forcer à lui dévoiler, à haute voix, les secrets de l'avenir.
Cependant Chariclée conjure Calasiris d'approcher de la magicienne, de l'interroger sur le sort de Théagènes; mais le vieillard s'y oppose: il lui dit que la nécessité seule peut les excuser d'être témoins de cette scène impie; qu'il n'est pas permis aux ministres de la religion d'assister à des choses aussi horribles; qu'ils peuvent, par des victimes sans tache et des prières pieuses, pénétrer dans l'avenir; que les impies n'ont d'autres moyens que de ramper à terre, et d'outrager les morts, comme fait cette Egyptienne, dont les circonstances leur font voir les horribles mystères.
Calasiris parloit encore, lorsque des sons sourds et lugubres, qui sembloient partir d'une caverne profonde et ténébreuse, viennent frapper leurs oreilles: Ma mère, répond le cadavre, je vous ai d'abord ménagée, malgré vos forfaits envers l'humanité, malgré votre infraction des lois de la mort, malgré l'exécrable curiosité que vous avez de pénétrer, par les enchantemens, des choses impénétrables[47]. Les morts conservent jusques dans les enfers, autant qu'il leur est possible, du respect pour les auteurs de leurs jours; mais puisque vous éteignez en moi ce respect, autant qu'il est en vous, par votre sacrilège opiniâtreté; puisque, non contente de m'avoir fait lever, d'avoir obtenu de moi des signes de tête, vous voulez entendre la voix d'un mort; puisque vous ne pensez point à me rendre les devoirs de la sépulture, que vous m'arrachez de la compagnie des autres morts, pour satisfaire votre détestable envie, écoutez des secrets que je voulois vous taire: Le fils qui vous reste, ne reviendra point: vous-même, vous mourrez par l'épée; vous allez périr au milieu de la célébration de vos horribles cérémonies; vous allez porter la peine réservée à vos semblables. Quoi! vous osez exposer aux regards des hommes, des mystères qui devroient être enveloppés du voile impénétrable du silence et des ténèbres les plus épaisses! vous osez, sous les yeux de pareils témoins, insulter ainsi aux morts! Un grand-prêtre vous voit; mais c'est votre moindre crime: c'est un sage; il saura tout cacher sous le plus grand secret; d'ailleurs, il est l'ami des dieux. S'il se hâte, il trouvera ses deux enfans, le fer à la main, prêts à s'égorger; mais sa présence leur en imposera et arrêtera leur furie. Ce qu'il y a de plus affligeant, c'est qu'une jeune fille entend et voit tout ce qui se passe ici: brûlant d'amour, elle erre de climats en climats, et cherche son amant. Après des souffrances et des dangers sans nombre, elle le rejoindra aux extrémités de la terre, et elle passera le reste de ses jours avec lui sur le trône, et au comble du bonheur.
En achevant ces mots, le cadavre retombe. La vieille comprend que les témoins de ses mystères ne sont que les deux étrangers qu'elle a vus. Transportée de rage, l'épée à la main, elle se lève brusquement, les cherche par-tout sur le champ de bataille, et les croit cachés parmi les cadavres: elle veut les immoler comme des ennemis et des témoins de son infernale entreprise. Pendant qu'elle erre ainsi au milieu de ces morts, aveuglée par la fureur, un éclat de lance lui perce le sein; elle tombe et expire. Ce fut ainsi que les prédictions de son fils commencèrent à s'accomplir sur elle.
Théagènes et Thyamis, à la tête des Besséens, arrivent devant Memphis. Combat singulier de Thyamis et de Pétosiris. Calasiris arrive et les sépare. Chariclée reconnue de Théagènes. Passion d'Arsace pour Théagènes. Mort de Calasiris. Chariclée et Théagènes attirés dans le palais d'Arsace. Cybèle tâche d'inspirer à Théagènes de l'amour pour Arsace. Fidélité de Théagènes. Fureurs d'Arsace. Achémènes demande Chariclée en mariage. Elle lui est promise. Adresse de Théagènes pour empêcher ce mariage.
Échappés à un si grand danger, Chariclée et Calasiris quittent ce théâtre d'horreurs. Les prédictions qu'ils viennent d'entendre les animent encore. Ils se hâtent de se rendre à Memphis: déjà ils approchoient de cette ville, où commençoient à s'accomplir les choses qu'ils avoient apprises au sujet de Calasiris.
Thyamis, à la tête des brigands de Bessa, avoit paru tout-à-coup aux portes de Memphis. Un soldat de Mitranes, échappé au carnage, et qui avoit prévu les desseins des ennemis, étoit venu avertir les habitans, qui n'avoient eu que le tems de fermer leurs portes. Thyamis ordonne à ses guerriers de poser leurs armes vers une des parties de la ville, les fait reposer des fatigues de la marche, et paroît vouloir faire un siège dans les règles.
Les habitans sont d'abord saisis de frayeur à la vue des ennemis. Mais s'étant apperçus du haut des murs qu'ils sont en petit nombre, ils se disposent à prendre avec eux quelques archers, quelques cavaliers, restés pour garder Memphis, à armer le peuple de tout ce qu'ils trouveront, a faire une sortie et à livrer un combat. Un des principaux de la ville, avancé en âge, les arrête, en leur représentant que, vu l'absence du Satrape Oroondates, occupé à la guerre d'Ethiopie, ils doivent communiquer leurs projets à Arsace son épouse; que les soldats, demeurés dans la ville, sûrs de son approbation; combattront avec plus de courage pour la défense des murs. Ils adoptent cet avis, et se rendent en foule au palais, séjour ordinaire des Satrapes, quand le roi n'étoit point en Egypte.
Arsace étoit grande et belle: son esprit étoit pénétrant, son ame élevée. Fière de sa naissance, elle avoit tout l'orgueil que pouvoit donner la qualité de sœur du grand roi; mais ses mœurs n'étoient rien moins qu'irréprochables; des plaisirs illicites et scandaleux souilloient sa vie; elle avoit même beaucoup contribué à faire bannir Thyamis de Memphis. Effrayé des oracles des dieux au sujet de ses deux enfans, Calasiris avoit disparu à l'insu de tout le monde, et on le croyoit mort. Thyamis, l'aîné de ses fils, lui avoit succédé dans la dignité de grand-prêtre: il étoit à la fleur de l'âge, d'une grande beauté. Un jour qu'il offroit un sacrifice dans le temple d'Isis, pour célébrer son installation, Arsace le vit: sa bonne mine le faisoit remarquer au milieu de la foule qui l'environnoit. Elle en fut éprise, jeta sur lui des regards criminels, et lui fit des signes, indices de ses coupables feux. Thyamis, dont l'ame n'étoit remplie que de principes de vertu, n'entendit point ce langage, ne comprît point les désirs d'Arsace; peut-être même qu'occupé tout entier au sacrifice, il donna à ces signes un sens tout opposé.
Jaloux de l'élévation d'un frère dont il ambitionnoit la dignité, Pétosiris s'étoit apperçu de l'amour de la princesse. Il résolut de se servir de sa passion pour dépouiller son frère. Il va trouver Oroondates, lui révèle les flammes dont brûle son épouse, accuse Thyamis d'intelligence avec elle. Le Satrape connoissoit le caractère d'Arsace; il n'eut pas de peine à ajouter foi aux rapports de Pétosiris; mais il n'avoit point de preuves. Il ne donna aucun signe de mécontentement à son épouse; d'ailleurs, le respect pour la famille du roi l'empêcha encore de manifester ses soupçons; mais il éclata contre Thyamis, et le menaça même de la mort; enfin il ne s'appaisa qu'après l'avoir contraint de se retirer. Il revêtit aussitôt Pétosiris de la dignité de grand-prêtre.
Arsace étoit déjà instruite de l'arrivée des ennemis: elle voit accourir cette multitude, qui lui demande de lui permettre de faire une sortie avec les soldats restés dans Memphis. Elle leur refuse leur demande, sous prétexte qu'elle ignore en quel nombre sont les ennemis, quels ils sont, d'où ils viennent, ni quel motif leur met les armes à la main. Elle leur représente qu'il faut d'abord monter sur les remparts, examiner tout, rassembler ensuite d'autres soldats, et tomber sur l'ennemi avec avantage.
Ils approuvent cet avis, et se répandent ensuite sur les remparts. Arsace y fait dresser une tente magnifique de pourpre et de tapis enrichis d or; elle met elle-même ses plus beaux habits, s'assied sur un trône élevé, entourée de ses gardes, couverts d'une armure étincelante d'or: un caducée à la main, elle fait signe qu'elle veut parler de paix: elle invite les chefs des ennemis à s'avancer au pied des murs.
Thyamis et Théagènes, choisis par les Besséens, paroissent revêtus de leurs armes, mais sans casque. Le hérault aussitôt s'adressant à eux: voici, leur dit-il, ce que dit Arsace, épouse d'Oroondates, le premier des Satrapes, et sœur du grand roi: Qui êtes-vous? que voulez-vous? de quoi vous plaignez-vous? pourquoi avez-vous pris les armes? Ils répondent qu'ils sont Besséens; mais Thyamis dit qui il est; qu'il a été dépouillé du sacerdoce par les intrigues de Pétosiris son frère et par Oroondates; que les Besséens viennent le rétablir dans ses droits; qu'une fois rentré dans sa dignité, il mettra bas les armes, et que les Besséens retourneront chez eux sans causer aucun dommage: qu'autrement la force des armes en décidera; qu'Arsace elle-même, pour sa propre gloire, doit profiter de l'occasion pour punir les trames de Pétosiris, se venger de ces atroces calomnies, par lesquelles il l'a noircie dans l'esprit d'Oroondates, et l'a contraint lui-même à fuir de sa patrie.
Les habitans de Memphis sont frappés d'étonnement à ces paroles: ils reconnoissent Thyamis. Ils avoient ignoré la cause et l'époque de son exil. Au vague des soupçons succèdent les lumières de la vérité. Arsace est encore plus frappée que les autres: différentes passions se disputent son cœur; elle est outrée de colère contre Pétosiris; elle se rappelle le passé, et médite déjà des projets de vengeance. Elle considère Thyamis et Théagènes: son cœur se partage entre eux; sa passion pour Thyamis se ranime; mais de nouveaux feux s'allument dans son ame avec plus de violence: ceux mêmes qui l'environnent s'apperçoivent de son trouble; enfin, revenant à elle après quelques instans, semblable à ces malheureux que viennent d'agiter des mouvemens convulsifs: C'est une folie de la part des Besséens, dit-elle, de prendre les armes; mais sur-tout de la vôtre, jeunes guerriers, qui, aux grâces de la figure, à la vigueur de l'âge, joignez une illustre naissance. Quoi! c'est pour des brigands que vous vous précipitez ainsi au milieu des dangers! S'il faut en venir à un combat, vous ne pourrez résister même au premier choc. Le roi n'est pas encore réduit à un tel état de foiblesse, qu'il ne puisse, malgré l'absence du satrape, vous envelopper tous avec ce qui lui reste de troupes. Mais il n'est pas nécessaire, je crois, de sacrifier tant de monde, d'armer tant de bras pour une querelle particulière qui n'intéresse point le public: il faut se soumettre à ce que les dieux eux-mêmes et la justice en ordonneront. Je crois donc, ajouta-t-elle, qu'il est juste, et je demande que les Besséens et les habitants de Memphis restent tranquilles, et ne se fassent point la guerre sans sujet: que les deux compétiteurs se mesurent l'un avec l'autre; le sacerdoce sera le prix de la victoire.
A ce discours d'Arsace, la ville retentit de cris de joie; tous applaudissent aux propositions de la princesse: ils commencent à soupçonner les perfides intrigues de Pétosiris. Chacun se voit avec plaisir délivré d'un danger imminent par ce combat singulier. Parmi les Besséens, il en est beaucoup qui ne veulent point accepter ce parti, ni souffrir que leur chef s'expose aux dangers. Enfin Thyamis leur persuade d'y consentir, leur représente la foiblesse, l'inexpérience de Pétosiris; que tout l'avantage de ce combat est pour lui: c'étoient ces mêmes réflexions qui avoient déterminé Arsace elle-même à proposer ce combat singulier; elle espéroit par-là arriver à son but, sans compromettre sa réputation: elle espéroit se venger de Pétosiris, en le mettant aux prises avec un adversaire plus brave que lui.
On se hâte de tout préparer pour ce combat. Thyamis, plein de courage, transporté de joie, prend ce qui lui manque de son armure: Théagènes l'anime encore, pendant qu'il lui attache son casque sur la tête, lui arrange son aigrette brillant d'or, et le revêt de toutes ses armes.
Pétosiris, cédant à la nécessité, contraint de sortir de la ville par les ordres d'Arsace, s'écrie qu'il ne veut pas combattre, et qu'il ne s'arme que malgré lui. Thyamis l'apperçoit: Voyez-vous, dit-il à Théagènes, de quelle frayeur est saisi Pétosiris?—Je le vois.... Mais comment allez-vous vous comporter dans ce combat? Ce n'est pas seulement un ennemi; c'est encore un frère.—Vous avez raison, et vous devinez mes intentions. Je veux, avec le secours de la divinité, le vaincre et non lui ôter la vie. Non, la colère, le ressentiment ne m'emporteront point jusqu'à rougir mes mains du sang d'un frère, de celui qui a été renfermé dans le même sein que moi; je ne veux que me venger du passé, et me couvrir de gloire pour l'avenir.—Je vous approuve; vous parlez en héros; vous entendez encore la voix de la nature.... Mais moi, que me faudra-t-il faire?—Mon adversaire n'est pas redoutable; cependant, comme on voit chaque jour la fortune signaler parmi les hommes ses caprices et son inconstance.... Si je suis vainqueur, vous resterez avec moi dans la ville, vous partagerez ma destinée; si je suis trompé dans mes espérances, restez à la tête des Besséens: ils vous aiment; vous vivrez parmi eux jusqu'à ce que la fortune cesse de vous persécuter.
Ensuite ils s'embrassent l'un et l'autre les larmes aux yeux. Théagènes s'asseoit au même endroit pour être témoin de tout, et se livre, sans le savoir, à toute l'avidité des regards d'Arsace, dont les yeux ne peuvent se rassasier du plaisir de le contempler. Thyamis marche contre Pétosiris; mais celui-ci ne l'attend pas; au premier mouvement qu'il voit faire à son ennemi, il retourne aussitôt vers les portes pour rentrer dans la ville. C'est en vain: ceux qui sont aux portes, l'empêchent d'entrer; ceux qui sont sur les murs crient de ne pas lui livrer le passage par-tout où il se présentera. Ce malheureux alors jette bas ses armes, et se met à courir de toutes ses forces autour des murs. Théagènes inquiet, voulant voir tout, quitte sa place; mais, pour qu'on ne soupçonne pas qu'il veut secourir Thyamis, il laisse son bouclier et sa lance à l'endroit qu'il quitte, sous les yeux d'Arsace, qui, ne pouvant plus le considérer, considère ses armes. Théagènes suit à pas précipités les deux rivaux. Pétosiris est prêt d'être atteint; mais il échappe à chaque instant, et n'a d'avance sur son frère qu'autant qu'en a un homme sans arme, qui fuit la poursuite d'un homme armé.
Déjà ils ont fait deux fois le tour des murs de la ville, et ils commencent le troisième. Thyamis agite sa lance derrière son frère; il lui crie d'arrêter, ou qu'il va le percer. Tous les habitans, placés sur les murs, comme sur un théâtre, ont les yeux attachés sur les combattans. La divinité ou la fortune qui conduit tout ici-bas, vient mêler un épisode inattendu à la tragédie qui se représentoit alors. Un nouvel acteur se trouve transporté comme par miracle sur la scène.[48] En ce jour, à cette heure même, le malheureux Calasiris arrivent voit ses deux fils armés l'un contre l'autre. Il s'étoit exilé de sa patrie, avoit erré de climats en climats, avoit tout fait, tout souffert, pour fuire cet horrible spectacle; mais sa destinée prévalut: il ne put éviter un malheur que les dieux lui avoient annoncé. Il avoit vu de loin des hommes qui se poursuivoient; et tout ce qu'il avoit entendu ne lui permettoit pas de douter que ce ne fût ses deux enfans. Il oublie à l'instant sa vieillesse; sa vigueur se ranime: il court pour empêcher au moins les épées de se croiser. A peine est-il arrivé, qu'il se précipite au milieu d'eux! Thyamis! Pétosiris! ô mes enfans! que vois-je! s'écrie-t-il, à plusieurs reprises. Mais ils ne reconnoissent point leur père dans ce vieillard déguisé en mendiant, couvert de haillons; tout occupés de leur combat, ils ne font pas plus d'attention à lui qu'à un vagabond ou à un frénétique.
Du haut des murs, parmi les spectateurs, les uns le voient avec surprise se jeter aveuglement au milieu des épées; les autres le prennent pour un furieux, dont l'esprit et la raison sont aliénés, et ils ne font qu'en rire. Le vieillard comprend enfin que son extérieur l'empêche d'être reconnu. Il quitte ses haillons, laisse tomber sa chevelure flottante à la manière des prêtres, met bas le fardeau qui charge ses épaules, jette son bâton, et présente à leurs yeux une figure vénérable, sur laquelle est empreinte une sainte majesté. Il s'incline; et, leur tendant les bras en suppliant: O mes enfans! dit-il en sanglottant et versant des larmes, c'est Calasiris, c'est votre père. Arrêtez; que votre funeste destinée ne vous aveugle pas: voyez et respectez celui qui vous a donné le jour.
Epuisés de leur course, les forces les abandonnent; ils tombent dans les bras de leur père, embrassent ses genoux, fixent les yeux sur lui, et enfin le reconnussent. C'est leur père; ils n'en peuvent plus douter: leur ame est déchirée par des passions diverses et opposées. La vue d'un père, qu'ils ne croyoient plus jamais revoir, les remplit de joie; mais le moment où ils ont été surpris, les couvre de honte et les afflige. Ce qui redouble encore leurs angoisses, c'est qu'ils ignorent quelle sera l'issue d'un pareil évènement. A ce spectacle, les habitans, muets et immobiles d'étonnement, semblables à des peintres fixés sur un seul objet, tiennent les yeux attachés sur ce tableau.
D'un autre côté, il se passe une scène non moins touchante: Chariclée, qui suivoit Calasiris, avoit reconnu Théagènes de loin. L'œil des amans reconnoît promptement les traits qu'ils adorent; le moindre mouvement suffit pour les leur retracer, même de loin[49]. Chariclée, hors d'elle-même, et comme agitée d'une fureur divine, se précipite vers Théagènes: elle l'embrasse, le serre étroitement, reste suspendue à son col: des sanglots s'échappent de son sein. Théagènes voit un visage flétri, défiguré, une robe en lambeaux; il la prend pour une malheureuse vagabonde, l'écarte, la repousse loin de lui; enfin, comme elle ne le quitte point, et l'empêche de jouir du spectacle de la reconnoissance de Calasiris et de ses enfans, il lui donne un soufflet. O Pythius! lui dit-elle avec l'accent de la douceur, ne vous souvenez-vous plus du flambeau? Ces paroles sont pour Théagènes un coup de foudre; ce mot flambeau lui rappelle leurs conventions mutuelles. Il arrête ses yeux sur ceux de Chariclée; il les voit briller d'un éclat semblable à celui du soleil lorsqu'il darde ses rayons à travers un nuage. Il l'embrasse, la presse contre son sein. Enfin, tout le côté de la ville où est assise Arsace, dont le cœur, déjà gros de soupirs, commence à sentir les pointes de la jalousie, présente un spectacle frappant, et qui a quelque chose de surnaturel.
Les deux frères avoient mis bas leurs armes sacrilèges. Un combat, qui sembloit devoir coûter la vie à l'un des deux, avoit eu l'issue la plus inattendue. Calasiris avoit vu ses deux fils, l'épée à la main l'un contre l'autre: ses regards paternels avoient été sur le point d'être souillés par l'effusion du sang de ceux qui lui devoient le jour: il avoit rétabli la paix entre eux; et, s'il n'avoit pu éluder l'arrêt du destin, il avoit eu le bonheur de survenir au moment où il alloit s'accomplir. Il revenoit, après dix ans d'absence, dans les bras de ses enfans. Ils le couronnent eux-mêmes, le conduisent au temple, le revêtent des marques d'une dignité qui avoit allumé entre eux le flambeau de la discorde, flambeau qui avoit été prêt de ne s'éteindre que dans le sang d'un des deux.
Théagènes, sur-tout, et Chariclée, tous deux jeunes, tous deux beaux, se revoyant tous deux contre leurs espérances, fixant sur eux les regards de toute la ville, jouent dans cette pièce un rôle bien touchant, celui de l'amour. Tous les habitans de Memphis sortent, et bientôt la campagne voisine est couverte d'un peuple immense. Les jeunes gens environnent Théagènes; les hommes qui reçonnoissent encore Thyamis, s'assemblent autour de lui. Les jeunes filles, dont le cœur commence à sentir les premiers traits de l'amour, s'empressent autour de Chariclée, tandis que Calasiris est entouré des vieillards et de tous les ministres de la religion: cortège sacré et vénérable que viennent de lui former les caprices de la fortune.
Thyamis congédia les Besséens, après les avoir remerciés de leur zèle, et leur promit de leur envoyer, peu de tems après, et pour la pleine lune, cent bœufs, mille brebis et dix drachmes par tête. Il soutient dans ses mains la tête de son père, l'aide à marcher, assure ses pas chancelans par l'excès de la joie. Pétosiris partage les attentions de son frère. Calasiris est conduit au temple d'Isis à la lueur des flambeaux, au bruit des applaudissemens et des acclamations de tout le peuple, au milieu d'une musique sacrée, aux accords de laquelle danse une jeunesse folâtre, ivre de joie.
Arsace elle-même renvoie ses gardes, quitte le faste et l'appareil qui l'environnent, et suit le cortège. A l'exemple des autres habitans, elle offre dans le temple d'Isis des colliers et beaucoup d'or; mais ses yeux sont toujours attachés sur Théagènes: Théagènes seul l'occupe; il fixe toute son attention. Cependant le plaisir qu'elle trouve à le considérer est mêlé d'amertume. Théagènes, conduisant Chariclée par la main, écartant la foule qui se presse pour la voir, abreuve son cœur des poisons de la jalousie.
Arrivé au sanctuaire du temple, Calasiris se jette le visage contre terre, reste prosterné aux pieds de la déesse pendant plusieurs heures, et est prêt à expirer. Ceux qui l'entourent le rappellent à la vie; il se relève avec beaucoup de peine, fait des libations à Isis, lui adresse quelques prières, prend la couronne sacerdotale de dessus sa tête, la met sur celle de son fils. Il représente à la multitude qu'il est vieux, sur le bord de son tombeau; que son fils aîné a les forces et les qualités nécessaires pour remplir cette dignité; qu'elle lui est due par la loi: le peuple manifeste sa joie par des acclamations, et applaudit au choix de Calasiris. Ce vieillard fixe son séjour dans une partie du temple destinée aux prêtres; il y demeure avec ses enfans, Chariclée et Théagènes: la multitude se retire.
Arsace s'en va aussi, mais en se retournant sans cesse, mais après avoir prolongé ses actes religieux le plus qu'elle a pu; mais enfin elle s'en va, reportant toujours ses yeux sur Théagènes. Arrivée à son palais, elle se retire à l'instant dans son appartement, se jette sur son lit, telle qu'elle est, y reste long-tems sans proférer une seule parole; son cœur, qui plus d'une fois avoit brûlé de feux illégitimes, est épris d'amour pour Théagènes, dont les charmes effacent ce qu'elle a vu de plus beau: elle passe ainsi toute la nuit, se tournant sans cesse, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, poussant de profonds soupirs. Elle se lève, puis elle se recouche; elle ôte une partie de ses habits, et elle retombe; elle appelle une esclave, et la renvoie sans lui rien commander: en un mot, l'amour s'est emparé entièrement de son cœur, et a égaré sa raison.
Enfin, une vieille esclave, nommée Cybèle, ministre ordinaire des plaisirs de sa maîtresse, accourt vers elle: elle n'ignoroit rien de ce qui venoit de se passer; elle avoit tout vu à la lueur d'un flambeau, dont les feux semblent redoubler ceux de la princesse. O ma chère maîtresse! s'écrie-t-elle, que vois je! quel nouveau sujet de douleur avez-vous? quel nouvel objet jette le désordre dans un cœur que j'ai formé? homme est assez insensible, assez stupide, pour ne point être ébloui de ces charmes, pour ne passe croire au comble du bonheur dans vos bras, pour oser résister aux moindres signes de votre volonté? Dites-le-moi, ô vous que j'aime plus que ma vie! Non, il n'est point de cœur assez insensible pour tenir contre mes artifices. Parlez, et vous verrez vos vœux remplis: l'expérience, je crois, est un garant assez sûr de mon pouvoir.
En prononçant ces paroles et d'autres semblables, Cybèle se jette aux genoux d'Arsace, les embrasse, lui prodigue les caresses, et n'oublie rien pour lui arracher son secret.
Ma mère, dit la princesse, après quelques momens de silence, jamais je n'ai été atteinte d'un trait aussi aigu: votre zèle m'a sauvé plusieurs fois dans de pareilles occasions; mais je ne sais s'il pourra me sauver aujourd'hui. La guerre qui menaçoit, il y a quelques instans, la ville de Memphis; cette guerre qui s'est terminée tout-à-coup par une heureuse paix, sans coûter une goutte de sang, a allumé dans moi un véritable combat; mais ce n'est pas mon corps qui est blessé, c'est mon cœur. Mes yeux, hélas! ont vu ce jeune étranger qui suivoit Thyamis dans son combat. Vous savez, sans doute, ô ma mère! de qui je veux parler. Sa beauté, qui brilloit avec tant d'éclat au milieu d'un peuple si nombreux; sa beauté, capable de séduire l'ame la plus grossière, l'être le plus insensible aux charmes les plus enchanteurs, n'a pas sans doute échappé à des yeux aussi clairvoyans que les vôtres: vous connoissez la source de mon mal; faites jouer tous les ressorts imaginables, déployez toute l'adresse, tous les artifices que les années peuvent vous avoir donnés, si vous voulez conserver la vie à celle que vous avez nourrie; car je ne puis vivre, si ma passion n'est satisfaite.
Je connois ce jeune homme, répond la vieille; il a la poitrine et les épaules larges, la démarche fière et majestueuse: il porte la tête droite, et s'élève au-dessus de tous les autres. Ses yeux sont bleus, son regard aimable et fier en même-tems; un tendre duvet couvre ses joues. Une femme étrangère, et qui, avec quelque beauté, ne manquoit pas d'impudence, est venue se jeter dans ses bras, est restée suspendue à son col: n'est-ce pas celui-là que vous aimez?—C'est celui-là même[50]. Vous m'avez bien rappelé cette misérable, à qui des attraits long-tems cachés dans l'ombre, et que l'art a besoin de ranimer sans cesse, inspiraient tant de confiance: avec un tel amant elle est mille fois plus heureuse que moi.
O ma princesse, répond la vieille avec un sourire ironique, consolez-vous: elle a paru belle à ses yeux jusqu'aujourd'hui; mais s'il peut vous voir, si vos traits frappent ses regards, bientôt il changera, comme on dit, son plomb contre de l'or; bientôt il abandonnera cette courtisanne, avec toute sa suffisance et ses prétentions orgueilleuses.—O ma chère Cybèle! ce seroit me guérir de deux maladies bien cruelles, l'amour et la jalousie: vous contenterez l'une, et vous bannirez l'autre de mon cœur.—Je n'épargnerai rien; remettez-vous, tranquillisez-vous, ne vous abandonnez pas au chagrin: ayez bonne espérance. A ces mots, elle prend le flambeau, ferme la porte de la chambre, et se retire.
Au point du jour, Cybèle ordonne à un eunuque du palais et à une esclave de prendre des gâteaux et d'autres offrandes et de la suivre. Elle se hâte de se rendre au temple d'Isis. Arrivée à la porte, elle dit qu'elle vient offrir un sacrifice à la déesse pour Arsace, sa maîtresse, que des songes ont effrayée cette nuit; qu'elle veut détourner les maux qui la menacent.
Un des gardiens du temple lui en ferme l'entrée, sous prétexte que la douleur règne par-tout; il lui dit que Calasiris, de retour dans sa patrie après une longue absence, a donné le soir un magnifique repas à ses amis, où il a manifesté toute la joie du cœur le plus sensible; qu'après le repas, il a fait des libations à la déesse, lui a adressé des prières; qu'il a dit à ses enfans que bientôt ils ne verroient plus leur père; qu'il leur a bien recommandé de rendre aux deux jeunes Grecs venus avec lui, tous les services qu'ils pourront; qu'il s'est ensuite couché; que, soit que l'excès de la joie ait trop relâché les ressorts d'un corps usé par les années, et abandonné de ses forces; soit qu'il l'ait ainsi demandé aux dieux, et que ses vœux aient été accomplis, il a été trouvé mort, aux approches du jour, entre ses deux enfans, qui, d'après ses intentions, ont passé la nuit auprès de lui.
Aujourd'hui, continua le même homme, nous avons envoyé de tous côtés appeler tous les prêtres, tous les ministres de la religion qui sont dans la ville, pour lui faire des funérailles telles que l'ordonnent les lois. Retirez-vous: non-seulement vous ne pouvez offrir des sacrifices, mais encore la porte du temple vous est absolument fermée: elle n'est ouverte pendant sept jours qu'aux prêtres. Où vont donc demeurer ces étrangers, reprit Cybèle?—Thyamis, le nouveau pontife, a ordonné de leur préparer une demeure hors du temple: vous les voyez, pour obéir aux lois, sortir et s'avancer vers nous.
Cybèle croit que le hasard lui présente un moyen favorable d'exécuter son dessein, et d'emmener Théagènes.[51] O le plus religieux des hommes, dit-elle, vous pouvez obliger ces étrangers, nous faire plaisir, ou plutôt faire plaisir à Arsace elle-même, sœur du grand roi. Vous connoissez son inclination pour les Grecs, sa générosité à exercer l'hospitalité. Dites à ces jeunes étrangers que, par l'ordre de Thyamis, on leur prépare une demeure dans le palais du Satrape.
Cet homme ne soupçonnoit rien des exécrables projets de Cybèle. Il pensoit rendre un service important à ces deux jeunes gens, en leur procurant un asyle dans le palais d'Oroondates; il consent donc à se joindre à Cybèle, vu qu'il ne s'agissoit que d'obliger, sans qu'il en coûtât rien à personne.
Voyant approcher Chariclée et Théagènes, la douleur dans l'ame et les larmes aux yeux: étrangers, dit-il, nos lois défendent ces larmes et ces gémissemens à la mort d'un grand-prêtre; c'est les violer que d'arroser de ses pleurs les cendres de Calasiris: vous ne devriez montrer que de la joie et de l'alégresse. Notre religion nous apprend qu'au sein de la divinité il jouit d'un bonheur parfait. Mais votre douleur est excusable; vous pleurez un père, un soutien, vous pleurez vos espérances perdues; cependant il ne faut pas perdre courage. Thyamis, héritier de sa dignité, hérite aussi de sa bienveillance pour vous. Vous avez été le premier objet de ses soins. Il a ordonné de vous préparer une demeure brillante, digne d'un Egyptien distingué par son opulence, digne par conséquent d'étrangers dont la fortune ne paroît pas éclatante. Suivez cette femme, ajouta-t-il, en leur montrant Cybèle; regardez-la comme votre mère: elle vous donne l'hospitalité; abandonnez-vous à elle.
Ainsi parla le gardien du temple. Théagènes et Chariclée suivent ses conseils. Le nouveau malheur qu'ils venoient d'éprouver les avoit abattus. Ils sont un peu consolés par les offres qu'on leur fait: offres qu'ils se seroient bien gardés d'accepter, s'ils eussent prévu que ce palais dût être pour eux le théâtre d'une scène encore plus tragique que celles qu'ils avoient essuyées précédemment. Mais la divinité qui régloit leur destinée, s'adoucit pour quelques instans, et à quelques momens de bonheur fit succéder de nouvelles catastrophes, en les livrant, pour ainsi dire, liés et garottés entre les mains de leur ennemie. Les beaux mots d'amitié et d'humanité séduisirent leur jeunesse sans expérience et sans lumières. Tant il est vrai que la misère et l'indigence aveuglent l'esprit.
Arrivés au palais, ils voient un vestibule immense;, plus élevé que les maisons des particuliers, rempli de gardes, brillant de toute la pompe qui environne le trône. A la vue d'un séjour si peu proportionné à leur fortune présente, ils sont dans l'étonnement et le trouble. Ils suivent Cybèle, dont les discours soutiennent leur courage et leur espoir. Mes enfans, dit-elle, vous que j'aime si tendrement, croyez que vous serez reçus avec toute la bienveillance et l'amitié possible. Elle les conduit chez elle dans un appartement écarté, fuit retirer tout le monde; et, prenant à part les deux étrangers, elle leur parle ainsi:
Mes enfans, je connois la cause de votre tristesse. Je sais que la mort du grand-prêtre Calasiris est la source de vos larmes. Il convient que vous me disiez qui vous êtes, d'où vous venez. Je sais que la Grèce est votre patrie. Votre extérieur annonce une haute naissance: des yeux aussi beaux, un port aussi majestueux, des manières aussi aimables, sont l'empreinte d'une origine illustre; mais de quelle ville de la Grèce êtes-vous? qui sont vos parens? comment vous trouvez-vous en Egypte? Votre intérêt demande que vous m'instruisiez de tous ces détails, pour que je puisse moi-même en instruire Arsace, sœur du grand roi, épouse d'Oroondates, le plus grand des Satrapes. Elle est galante, aime les Grecs, se plaît à faire du bien aux étrangers. Vous n'en serez traités qu'avec plus d'égards et de considération. Je ne suis pas moi-même étrangère pour vous; je suis grecque d'origine. La ville de Lesbos m'a vu naître. Prisonnière de guerre, amenée ici, mon sort est beaucoup plus heureux que dans la Grèce. Je suis tout pour ma maîtresse, elle ne respire, ne voit, ne pense, n'entend que par moi: par moi les personnes belles et aimables sont admises auprès d'elle.
Théagènes se rappelle que, la veille, Arsace l'a contemplé long-tems avec des yeux lascifs, indices non-équivoques de criminels desseins. Il rapproche les discours de Cybèle de la conduite de la princesse. L'avenir ne se montre plus à lui sous un aspect aussi flatteur. Il alloit répondre, lorsque Chariclée, s'approchant de lui, lui dit à l'oreille: Souvenez-vous de votre sœur dans tout ce que vous allez dire. Théagènes comprend quelles sont ses intentions: Ma mère, dit-il en s'adressant à Cybèle, vous savez que la Grèce nous a vu naître; nous sommes enfans du même père et de la même mère; nos parens ayant été pris par des pirates, nous nous sommes mis en mer pour les chercher; mais nous avons encore été plus malheureux qu'eux: tombés au pouvoir d'hommes cruels, dépouillés des immenses richesses que nous portions avec nous, nous ne sommes échappés qu'avec beaucoup de peines. Un heureux hasard nous a fait rencontrer l'illustre Calasiris; nous voulions passer en Egypte le reste de nos jours avec lui. A la perte de nos parens, s'est jointe celle d'un mortel généreux qui les remplaçoit; et nous sommes, comme vous voyez, seuls et abandonnés: telle est notre histoire.
Nous n'oublierons jamais la bonté, la générosité avec laquelle vous nous recevez; mais nous vous supplions de nous laisser, dans notre obscurité, abandonnés à nous-mêmes. Il n'est pas encore tems de signaler votre bienfaisance envers nous, de nous faire paroître devant Arsace. N'environnez pas de tant de pompe et d'éclat de malheureux mendians voués à la misère. Vous savez qu'il ne faut chercher des amis que parmi ses semblables.
Cybèle, à ces mots, n'est plus maîtresse d'elle-même: sur son visage éclate la joie dont elle est pénétrée aux noms de frère et de sœur; elle se flatte que Chariclée ne mettra aucun obstacle à l'accomplissement des désirs d'Arsace. O le plus beau des hommes! dit-elle, vous ne tiendrez pas ce langage quand vous connoîtrez Arsace. Elle se communique à tout le monde sans distinction de rang; elle se plaît sur-tout à réparer les outrages et les injustices du sort. Persane d'origine, elle est grecque par les sentimens. Des hommes tels que vous, elle les préfère à ses compatriotes[52]. Elle aime singulièrement les mœurs et la société des Grecs. Prenez confiance: égards, honneurs, tout ce qui est du à votre qualité d'homme, rien ne vous manquera. Votre sœur, toujours avec elle, partagera ses amusemens. Quels sont vos noms?
Lorsqu'elle eut entendu les noms de Chariclée et de Théagènes, elle leur dit de rester là, et elle court vers Arsace; mais elle recommande auparavant à la portière, vieille comme elle, de ne laisser entrer personne, ni de laisser sortir ces deux jeunes gens. Si votre fils Achémènes vient, dit la portière.... Pendant que vous étiez partie au temple, il est sorti pour se bassiner les yeux; car vous savez qu'il n'est pas encore guéri. Ne le laissez point entrer, répond Cybèle. Fermez la porte, prenez la clef; dites-lui que je l'ai emportée. La vieille exécute ponctuellement ces ordres.
Le départ de Cybèle laisse un libre cours aux larmes et aux gémissemens de Chariclée et de Théagènes. C'est dans l'un et dans autre la même douleur, les mêmes expressions de la douleur. O Théagènes! dit l'une; ô Chariclée! dit l'autre en soupirant. Quel sera notre sort? dit l'un; où sommes-nous? dit l'autre. A chaque parole ils s'embrassent, pleurent et s'embrassent encore. Enfin le souvenir de Calasiris se présente à leur esprit, et vient ajouter encore à l'amertume de leurs regrets. Chariclée sur-tout pleure sa mort: elle avoit vécu avec lui plus long-tems que Théagènes; elle en avoit reçu plus de marques de tendresse et d'attachement. O Calasiris! s'écrie-t-elle, je ne puis vous appeler du doux nom de père; il semble que la fortune veuille m'interdire l'usage de ce nom. Je ne connois point celui qui m'a donné le jour. Celui qui m'avoit adoptée pour sa fille, hélas! je l'ai abandonné. Celui qui m'a reçue, nourrie, sauvée, n'est plus.... La religion me défend de payer à sa cendre le tribut de ma reconnoissance, de verser des larmes sur son tombeau. O mon père! ô mon sauveur! Oui, malgré les rigueurs de la fortune, je vous appellerai mon père. Recevez ces larmes, ces cheveux, seules libations, seules offrandes que je puisse présenter à vos mânes. En parlant ainsi elle s'arrache les cheveux.
Théagènes emploie les prières, la force même pour la retenir. Hélas! s'écrie-t-elle, pourquoi faut-il que je vive? Quel espoir nous reste-t-il encore? notre soutien, notre guide, celui qui devoit nous reconduire dans ma patrie, me faire reconnoître de mes parens, celui qui nous consoloit, qui adoucissoit nos maux, celui en qui reposoient nos espérances, Calasiris n'est plus. Il nous abandonne tous deux dans une terre étrangère, dénuée de tout, ne sachant quel parti prendre.[53] Notre expérience nous ferme également les chemins par mer et par terre. Cet homme doué d'un ame si douce, si sensible, ce sage si vénérable n'est plus. Il n'a pu mettre le comble à ses bienfaits.
Pendant que Chariclée s'abandonne au désespoir; pendant que Théagènes, tantôt gémit avec elle, tantôt dévore ses larmes, concentre sa douleur, pour ne pas aigrir celle de son amante, Achémènes arrive, trouve la porte fermée, en demande la cause à la portière: celle-ci lui répond que c'est sa mère qui l'a fermée. En ignorant la cause, il approche; il entend les plaintes de Chariclée: il se baisse, regarde à l'endroit où les deux battans se rejoignent, et voit tout ce qui se passe dans la chambre. Il demande encore à la portière qui est dedans: elle répond qu'elle l'ignore; mais qu'elle juge que c'est un jeune homme avec une jeune fille, que Cybèle vient d'y amener. Il se baisse encore, et tâche de distinguer leurs traits; il admire la beauté de Chariclée, sans la connoître; il se la représente dans la joie et brillante de tous ses charmes: bientôt l'amour succède à l'admiration; il croit reconnoître Théagènes.
Tandis qu'Achémènes examine ainsi ce qui se passe dans cette chambre, Cybèle revient: elle a instruit Arsace de tout, la félicitant de son bonheur, qui, dans cette affaire, l'a mieux servie que toute son adresse et tous ses artifices n'auroient pu faire. Elle lui a dit que son amant est dans son palais; qu'elle peut le voir et en être vue à loisir. Arsace, hors d'elle-même, vouloit venir contempler Théagènes; mais Cybèle l'en a empêchée, quoiqu'avec beaucoup de peine, en lui représentant qu'elle ne devoit pas se montrer aux yeux de son amant, pâle, défaite, abattue par les veilles; qu'elle devoit se reposer ce jour-là pour recouvrer sa première beauté; enfin elle lui a donné les plus belles espérances, lui a indiqué ce quelle doit faire, et quelle conduite elle doit tenir envers ces jeunes gens.
Que faites-vous, mon fils, dit Cybèle, de retour, à Achémènes?—Je regarde quels sont ces étrangers, d'où ils viennent.—Mon fils, votre curiosité est condamnable: taisez—vous; gardez le plus profond silence sur ces étrangers; ne vous inquiétez point d'eux: ainsi le veut la princesse. Achémènes obéit à sa mère, et se retire; il ne voit dans Théagènes que l'objet des plaisirs ordinaires d'Arsace. N'est-ce pas là, dit-il, en s'éloignant, le jeune homme que Mitranes m'avoit chargé de conduire à Oroondates, pour le faire passer à la cour du roi, que les Besséens et Thyamis m'ont enlevé dans ce combat, où j'ai couru un si grand danger, et dont je suis seul échappé? Mes yeux ne me trompent-ils pas? Non; ils ne sont plus malades, et je vois aussi bien qu'à l'ordinaire. J'apprends encore qu'hier Thyamis est arrivé à Memphis; qu'après un combat singulier contre son frère, il a recouvré le sacerdoce: c'est lui, je n'en doute plus. Gardons le silence, et observons quels sont les desseins d'Arsace sur ces étrangers: ainsi parloit Achémènes.
Revenue auprès de Théagènes et de Chariclée, Cybèle s'apperçoit qu'ils ont pleuré. Au bruit qu'avoit fait la porte en s'ouvrant, ils avoient tâché de se composer, et d'effacer de dessus leur visage les traces de la douleur; mais la vieille Cybèle voit que leurs yeux sont encore mouillés: O mes enfans! leur dit-elle, pourquoi cette douleur déplacée, quand vous devez vous livrer à la joie, vous féliciter de votre bonheur? Les dispositions d'Arsace envers vous sont aussi favorables que vous pouvez le désirer: elle consent à vous voir demain; elle veut que l'on vous traite aujourd'hui avec les plus grands égards. Arrêtez donc le cours de ces larmes puériles, de cette affliction indigne de vous; disposez-vous à paroître devant Arsace, et à faire tout ce qu'elle vous demandera.
O ma mère! répond Théagènes, c'est la mort de Calasiris que nous pleurons; c'est un père que nous regrettons. Vous n'y pensez pas, dit Cybèle; Calasiris, votre père adoptif, avancé en âge, a payé le tribut à la nature; mais aujourd'hui tout est à vous, richesses, plaisirs? honneurs; vous allez jouir de votre jeunesse: n'envisagez que votre bonheur; adorez Arsace. Je vais vous dire comment vous devez paroître devant elle, vous en approcher, quand elle vous appellera; il faut vous prêter à tout ce qui lui fera plaisir: elle a, comme vous savez, tout l'orgueil que donne le pouvoir, soutenu de toutes les grâces de la jeunesse et de la beauté: la moindre résistance à ses ordres l'irrite.
Théagènes garde un morne silence; il n'entrevoit à travers ces beaux discours que des peines et des souffrances dans l'avenir. Quelques momens après paroissent des eunuques, qui apportent dans des vases d'or des mets de la table d'Arsace: mets qui annonçoient un luxe et une magnificence sans égal. Tels sont, disent-ils, les présens que la princesse envoie aux deux étrangers: ils les mettent devant eux, et se retirent. Théagènes et Chariclée, cédant aux sollicitations de Cybèle, et ne voulant point paroître insensibles à ces attentions, mangent un peu. On les servît ainsi le soir du premier jour et les jours suivans.
Le lendemain matin, les mêmes eunuques viennent trouver Théagènes. La princesse vous appelle, lui disent-ils; nous avons ordre de vous conduire devant elle: venez jouir d'une faveur qu'elle n'accorde que rarement et à peu de personnes. Théagènes hésite quelques momens; enfin il se lève: il semble ne céder qu'à la contrainte. Dois je paroître seul devant elle, dit-il, ou bien ma sœur doit-elle m'accompagner? Ils répondent qu'elle ne demande que lui; qu'elle verra sa sœur en particulier; qu'Arsace se trouve avec quelques magistrats; que d'ailleurs l'usage des Perses est de donner audience aux hommes et aux femmes séparément. Théagènes, se penchant vers Chariclée: Des soupçons, dit-il, s'élèvent dans mon ame; je n'entrevois rien de bon dans tout ceci. Chariclée lui répond qu'il ne doit point résister, mais se montrer doux d'abord, et prêt à faire tout ce qu'on exigera. Il suit les eunuques: ceux-ci lui apprennent comment il doit paroître, saluer; que l'usage, en entrant, est d'adorer la princesse. Théagènes ne leur répond rien.
Il trouve Arsace assise sur un trône: elle est vêtue d'une robe de pourpre enrichie d'or. La magnificence de ses colliers, l'éclat de sa tiare ajoutent encore à son orgueil naturel. Enfin l'art de la coquetterie et de la séduction semble avoir épuisé sur elle toutes ses ressources. Une garde nombreuse l'entoure: à ses côtés sont assis les seigneurs les plus distingués; mais tout cet éclat n'en impose point à Théagènes. Il semble avoir oublié qu'il a promis à Chariclée de se prêter à tout, pour gagner les bonnes grâces d'Arsace. Il s'arme d'une noble fierté, à la vue de tout cet appareil du faste Persan. Sans s'humilier, sans se prosterner, la tête droite: princesse dit-il, je vous salue.
L'indignation s'empare de tous les assistans. On murmure sourdement de l'audace de Théagènes, qui ne se prosterne point devant la sœur du grand roi. Pardonnez-lui, dit Arsace en souriant, il est étranger, jeune, il a les sentimens des Grecs, et pour nous, le mépris naturel à sa nation. En même-tems elle ôte sa tiare au grand mécontentement de toute l'assemblée; car c'est ainsi que chez les Perses on rend le salut. Etranger, lui dit-elle, par un interprète, (car elle n'entendoit point la langue grecque,) ayez confiance; que demandez-vous? parlez, vous n'essuyerez point de refus. En même-tems elle fait signe aux eunuques de remmener, des gardes l'accompagnent. Achémènes le revoit et le reconnoît: il soupçonne la cause qui lui attire de si grands honneurs; il en est étonné: cependant il garde le silence comme sa mère le lui a recommandé.
Arsace donne un magnifique repas aux seigneurs Perses, sous prétexte de les honorer, mais en effet pour célébrer sa première entrevue avec Théagènes. Elle ne se contente pas de lui envoyer, comme à l'ordinaire, des mets de sa table; elle lui envoie encore des tapis, des étoffes précieuses, travaillés à Sidon et en Lydie, des esclaves pour le servir, une jeune fille à Chariclée, un jeune garçon à Théagènes, tous deux originaires d'Ionie, tous deux à la fleur de l'âge. Elle presse en même-tems Cybèle d'accomplir sa promesse. Elle lui dit qu'elle ne peut résister à sa passion. Cybèle n'attendoit pas les ordres d'Arsace; elle employoit tout pour gagner Théagènes. Elle ne lui expliquoit pas encore ouvertement les volontés de sa maîtresse; elle cherchoit, par des détours, à les lui faire comprendre. Elle lui rappeloit sans cesse les bontés d'Arsace pour lui, lui parloit de sa beauté, des grâces de sa personne; elle savoit même adroitement lui en peindre les charmes secrets; elle n'oublioit pas ses manières engageantes, son goût pour les jeunes gens et pour les plaisirs; enfin elle tâchoit de s'assurer s'il étoit sensible aux plaisirs de l'amour.
Théagènes louoit le caractère aimable d'Arsace, son penchant pour les Grecs, et ses autres qualités; il reconnoissoit toute la grandeur de ses bienfaits; mais il feignoit de ne point entendre les propositions de Cybèle, et n'y répondoit point. Celle-ci pensa étouffer de dépit et de rage: persuadée que Théagènes entendoit bien ses discours, elle ne pouvoit pas douter qu'il n'opposât un refus absolu et outrageant à toutes ses avances. Arsace, dévorée de tous les feux de l'amour, ne pouvoit supporter un état aussi violent: elle réclamoit les promesses de Cybèle; celle-ci la remettoit, sous différens prétextes: tantôt Théagènes étoit prêt à tout; mais la crainte l'arrêtoit: tantôt il étoit indisposé.
Déjà le cinquième et le sixième jours étoient écoulés. Arsace avoit appelé Chariclée auprès d'elle, une ou deux fois. Pour plaire à Théagènes, elle l'avoit traitée avec beaucoup d'égards et de bonté. Cybèle enfin est contrainte de s'expliquer nettement avec Théagènes, et de lui dévoiler la passion de sa maîtresse. Elle lui promet que sa complaisance sera payée par des trésors immenses: elle lui demande ce qu'il peut craindre: elle s'étonne de ce qu'à la fleur de l'âge, avec tant de charmes, il ne connoît point l'amour; de ce qu'il se refuse aux embrassemens d'une femme douée de tant d'attraits, qui brûle pour lui; de ce qu'il ne saisit pas avec empressement une occasion si belle, si avantageuse, vu qu'il n'a rien à craindre; que le mari est absent. C'est moi, continue-t-elle, qui l'ai nourrie; c'est à moi qu'elle confie tous ses secrets: je vous ménagerai cette entrevue; rien ne peut vous retenir; votre cœur n'est point engagé; vous n'avez point subi le joug de l'hymen: considérations par dessus lesquelles ont passé avant vous bien des personnes sensées; elles n'ont point cru, par là, nuire à leur famille; elles n'ont vu, dans un pareil commerce, qu'une source de richesses et de plaisirs. Elle mêle aussi les menaces. Un refus allume la fureur et la soif de la vengeance dans l'ame des femmes de ce rang, quand elles sont dédaignées. Le mépris alors est un outrage sanglant qu'elles punissent cruellement. Songez qu'Arsace est Persanne, du sang royal. Vous dites vous-même qu'elle a du crédit et de la puissance; sa reconnoissance peut être sans bornes et sa vengeance terrible. Vous êtes étrangers, sans amis, sans appui. Ayez pitié de vous; ayez pitié d'Arsace. Un amour aussi ardent mérite bien votre compassion. Redoutez une passion dédaignée. Craignez une amante en fureur: plus d'une fois une telle retenue a enfanté le repentir. J'ai plus d'expérience que vous en amour. Ces cheveux n'ont pas blanchi, sans que j'aie acquis bien des lumières; mais je n'ai point encore vu de cœur aussi dur, aussi inflexible que le vôtre.
S'adressant ensuite à Chariclée, en présence de laquelle la nécessité la contraignoit de tenir un pareil langage: O ma fille! dit-elle, joignez-vous à moi, unissez vos prières aux miennes, auprès de votre frère.... Je ne sais quel nom lui donner ici. Votre intérêt l'exige, vous n'en serez que plus considérée, sans en être moins aimée. Vous nagerez au sein de l'opulence; Arsace vous fera contracter un mariage brillant: un pareil sort pourrait tenter des personnes d'un rang élevé, à plus forte raison n'est-il pas à dédaigner pour des étrangers réduits aujourd'hui à la mendicité.
Chariclée, lançant à Cybèle le regard du mépris et de l'indignation: Il seroit à souhaiter, dit-elle, pour la gloire même de la belle Arsace, qu'elle ne se fût pas laissée enflammer d'un amour aussi violent, ou qu'elle y résistât courageusement; mais puisqu'elle est femme, puisque, comme vous le dites, elle ne peut éteindre l'ardeur des feux qui la dévorent, je conseille à Théagènes de satisfaire les désirs de la princesse, s'il le peut sans danger; mais qu'il prenne garde d'attirer la foudre sur sa tête et sur celle d'Arsace. Si cette intrigue venait à transpirer.... Si le Satrape apprenoit son déshonneur! A ces mots, Cybèle se précipite vers Chariclée, la serre étroitement dans ses bras, la couvre de baisers. O ma fille! dit-elle, vous avez pitié d'une personne aussi belle que vous: le salut de votre frère vous est cher; mais ne craignez rien, le secret le plus inviolable couvrira tout. Arrêtez, lui dit Théagènes, donnez-nous quelques momens pour délibérer.
Cybèle sort aussitôt. O Théagènes! dit Chariclée, qu'elles sont amères les faveurs de la fortune! elle nous trompe bien cruellement! mais votre sagesse saura mettre à profit, pour votre honneur, une circonstance aussi délicate. Je ne sais si vous êtes résolu de vous rendre aux désirs d'Arsace, si vous l'étiez, je ne vous en détournerois pas, si notre salut ou notre perte dépendent de votre consentement ou de votre refus. Mais si vous ne croyez pas devoir vous y rendre, feignez-le au moins; entretenez d'espérances la passion de la princesse; qu'une condescendance simulée l'empêche de prendre un parti violent contre vous. Calmez ses feux, modérez ses fureurs par des espérances et des promesses; peut-être, avec le secours des dieux, le tems nous donnera quelque moyen de salut. O Théagènes! prenez garde que vos réflexions ne vous conduisent hors des voies de l'honneur.
O Chariclée! répond Théagènes en souriant, cette maladie si naturelle aux femmes, la jalousie, vous tourmente au milieu de vos malheurs. Sachez que Théagènes est incapable d'une pareille bassesse: faire et dire des choses malhonnêtes, me semble également honteux. D'ailleurs, ôter toute espérance à Arsace, c'est nous ménager quelques douceurs, puisque c'est nous délivrer de ses importunités. S'il faut souffrir, mon ame, formée à l'école du malheur, saura résister à tout. Prenez garde, réplique Chariclée, d'attirer sur notre tête un déluge de maux; et elle se tut.
Pendant que Chariclée et Théagènes s'entretiennent ainsi, Cybèle ramène l'espoir dans le cœur d'Arsace, l'assure des dispositions favorables de Théagènes, et lui fait entrevoir l'accomplissement de ses vœux. Bientôt elle revient auprès de nos deux amans. Le soir, la nuit, elle redouble ses instances auprès de Chariclée qui couchoit avec elle, la conjure de l'aider à fléchir Théagènes. Au point du jour, elle va le trouver, lui demande quelle résolution il a prise. Sur un refus formel, et qui ne lui laisse plus aucune espérance, elle retourne vers Arsace, la douleur peinte dans les yeux. La princesse, apprenant la cruelle réponse de Théagènes, vomit mille imprécations contre Cybèle[54], se retire dans sa chambre, se jette sur son lit, et dans son désespoir se meurtrit le sein.
Cybèle, sortant de la chambre d'Arsace; rencontre son fils Achémènes, qui, la voyant consternée, toute en pleurs: Ma mère, lui dit-il, est-il arrivé quelque malheur imprévu? quelque funeste nouvelle ne chagrine-t-elle point Arsace? l'armée n'a-t-elle point essuyé quelque échec? les Ethiopiens n'ont-ils pas l'avantage sur Oroondates? Il lui fait encore beaucoup d'autres questions semblables. Vous êtes un jeune homme[55], lui dit Cybèle, et elle le quitte. Achémènes, sans se rebuter, la suit, lui prend les mains, l'embrasse, la conjure de lui faire part de son chagrin.
Elle le prend alors en particulier, l'emmène à l'écart dans un jardin, et lui parle ainsi: Jamais, mon fils, je n'aurois révélé à personne mes maux, ni ceux d'Arsace; mais elle est aujourd'hui dans un état effrayant. Moi-même je m'attends à périr victime de son désespoir et de ses fureurs; je suis donc obligée de rompre le silence. O vous! que j'ai porté dans mon sein, que j'ai mis au jour, vous que j'ai nourri de mon lait, ne pourriez-vous trouver un remède à nos maux? Arsace aime ce jeune étranger qui est dans le palais. Ce n'est point une passion ordinaire, une passion qu'elle puisse réprimer; c'est un feu dévorant qui la consume. En vain nous nous sommes flattées jusqu'ici de la satisfaire; cet amour est la cause des égards, des bontés, avec lesquelles on traite ces étrangers. Ce jeune insensé, dont l'audace égale la cruauté, est sourd à mes prières. Je sais qu'Arsace en mourra, je sais qu'elle me précipitera avec elle dans le tombeau, persuadée que je l'ai trompée, que je l'ai bercée de vaines espérances. Voilà, mon fils, ce qui fait couler mes larmes: trouvez un remède à tant de maux, ou vous n'ayez plus de mère.
Quelle sera ma recompense? répond Achémènes. Je ne veux pas ici me faire valoir; dans l'état d'angoisse où est la princesse, prête à expirer, il n'est pas tems d'user de détours, d'artifices ni de finesses. Demandez, répond Cybèle, tout ce qui vous fera plaisir. Déjà Arsace, à ma considération, vous a élevé à la dignité de premier échanson: votre ambition n'est-elle pas satisfaite? Parlez. Si vous sauvez l'infortunée Arsace, d'immenses trésors seront votre récompense. Depuis long-tems, dit Achémènes, je soupçonnois la passion de la princesse, et je n'en doutois même plus; mais j'attendois en silence. Ce ne sont ni les richesses ni les dignités que j'ambitionne. Je demande à Arsace, pour prix d'un service si important, de m'unir par le mariage, à cette jeune fille que l'on dit sœur de Théagènes. Je l'aime passionnément: la princesse peut juger de mon amour par le sien; atteinte du même mal que moi, elle ne refusera rien aux vœux d'un homme qui promet de la mettre au comble du bonheur.
Non, répond Cybèle, non, n'en doutez pas; Arsace ne refusera rien à son bienfaiteur, à son sauveur. D'ailleurs, nous pourrions bien nous-mêmes obtenir le consentement de cette jeune personne. Mais, dites-moi, quel est ce moyen que vous offrez? Je ne m'expliquerai, répond Achémènes, que quand la princesse m'aura promis avec serment de m'accorder ma demande. Ne faites aucune tentative auprès de la jeune fille; je connois son orgueil et sa fierté, vous pourriez renverser tous mes projets. Vous serez content, répond Cybèle.
En même-tems elle court à l'appartement d'Arsace; tombant à ses pieds: Ne vous désespérez pas, lui dit-elle; grâce aux dieux, vos vœux seront remplis. Faites seulement venir mon fils Achémènes.—Eh bien, qu'il vienne; mais peut-être allez-vous me tromper encore une fois. Achémènes paroît. Cybèle expose les demandes de son fils. Arsace promet, avec serment, à Achémènes de l'unir à la sœur de Théagènes.
Princesse, dit alors Achémènes, que Théagènes, votre esclave, cesse désormais de refuser d'obéir à sa maîtresse.—Comment mon esclave!—Théagènes est votre prisonnier; vous avez sur lui les droits qu'un vainqueur a sur son captif. Mitranes le faisoit conduire à Oroondates, pour l'envoyer ensuite à la cour du grand roi; moi-même j'étois chargé de le conduire. Les Besséens et Thyamis, fondant sur moi, me l'ont enlevé. Je n'ai échappé qu'avec beaucoup de peines. Il montre ensuite à Arsace la lettre de Mitranes, adressée à Oroondates. Il ajoute que si elle veut d'autres preuves, Thyamis pourra attester la vérité de tout ce qu'il dit.
Arsace respire. Elle sort à l'instant de sa chambre, passe dans l'appartement où, assise sur un trône, elle avoit coutume de donner ses audiences, et fait venir Théagènes. Lorsqu'il est devant elle, elle lui montre Achémènes et lui demande s'il le connoît.—Oui, je le connois.—Vous conduisoit-il comme prisonnier de guerre?—Oui.—Eh bien, sachez que vous êtes à moi. Vous allez descendre au rang de mes esclaves, soumis à mes moindres volontés. Je promets votre sœur en mariage à Achémènes, en considération de la place qu'il occupe auprès de moi, en considération de sa mère, et de son attachement à ma personne; je ne diffère cet hymen que pour fixer le jour et préparer le repas que je veux donner pour le célébrer.
Ces paroles furent un coup de poignard pour Théagènes: il résolut de ne pas résister ouvertement, mais d'esquiver les poursuites d'Arsace, comme celles d'une bête féroce. O ma maîtresse! dit-il, je remercie les dieux de ce qu'étant d'une illustre origine, au milieu de nos malheurs, ce sont vos fers que nous portons, de ce que vous daignez abaisser des regards de bonté et de bienveillance sur de malheureux étrangers; mais ma sœur n'est point prisonnière: elle n'est donc point votre esclave; cependant elle veut bien vous servir, faire tout ce qu'il vous plaira: commandez-lui donc ce que vous jugerez à propos.
Qu'on le mette, reprend Arsace, au nombre de ceux qui servent à table. Qu'il apprenne d'Achémènes à présenter à boire. Qu'il s'instruise ici avant d'aller servir le grand roi. Ils se retirent ensuite. Théagènes tout pensif, réfléchit sur ce qu'il a à faire; mais Achémènes, avec un sourire moqueur et insultant: toi, dit-il, qui nous parlois avec tant de fierté; toi, qui portois la tête si haute et te vantois d'être seul libre, qui ne pouvois fléchir les genoux devant Arsace, tu vas à présent courber le front, ou l'on saura bien te rendre docile.
Arsace, ayant congédié tout le monde, retient Cybèle. Il n'y a plus de prétextes, dit-elle: allez dire à mon orgueilleux amant que s'il m'obéit, s'il se rend à mes désirs, il sera libre, nagera au sein de l'opulence; mais s'il persiste dans ses refus, il sentira tout le poids de la colère d'une amante dédaignée, d'une maîtresse en fureur: rampant dans l'esclavage le plus vil et le plus cruel, il essuiera les traitemens les plus barbares.
Cybèle rapporte à Théagènes ces paroles d'Arsace: elle ajoute toutes les raisons qu'elle croit les plus propres à le fléchir. Théagènes la prie de le laisser quelques instans seul avec Chariclée. O mon amie! lui dit-il, c'en est fait de nous, nous sommes sans ressources, sans espérances[56]. Dans notre malheur nous n'avons pas même la consolation de nous dire libres: nous sommes esclaves; et il lui rapporte son entrevue avec Arsace. Oui, nous sommes esclaves, continue-t-il, exposés à toutes les insultes et à la férocité des barbares, dans la cruelle alternative d'obéir aux caprices de nos tyrans, ou de nous voir condamnés comme des scélérats; mais ce qu'il y a de plus déchirant, ce qui met le comble à nos maux, c'est qu'Arsace a promis ta main à Achémènes, au fils de Cybèle.... Non, il ne se fera pas cet odieux hymen; du moins je ne le verrai pas, tant qu'il me restera une épée pour m'ôter la vie. Que faire? quel moyen de me soustraire aux poursuites de l'odieuse Arsace, et toi, à celles de l'exécrable fils de Cybèle?
Il n'en est qu'un, répond Chariclée; c'est de consentir à tout: par-là tu empêcheras mon hymen.—Que dis-tu? quoi! ma funeste destinée me condamneroit à goûter dans des embrassemens coupables des plaisirs que je n'ai pas encore goûtés dans les bras de celle que j'adore!... Mais ... je crois avoir trouvé un moyen: la nécessité est la mère des bons conseils. Se tournant vers Cybèle: allez avertir Arsace, dit-il, que je veux lui parler en particulier et sans témoins.
Persuadée que Théagènes se rendoit, la vieille va rapporter ces paroles à Arsace. Elle en reçoit l'ordre de l'amener après le repas. Elle l'amène en effet; recommande à tout le monde de laisser la princesse seule et tranquille, et de faire régner le plus profond silence autour de sa chambre. Elle introduit Théagènes. Les ténèbres environnent tout et favorisent le mystère; un seul flambeau éclaire la chambre. A peine Théagènes est-il entré, que Cybèle se retire; mais Théagènes l'arrête: Arsace, dit-il, je vous en conjure, que Cybèle reste; je sais qu'elle a votre confiance, qu'elle est la dépositaire de tous vos secrets. En même-tems il prend les mains d'Arsace; Non, princesse, dit-il, ce n'est point mon orgueil qui s'est révolté jusqu'ici contre votre volonté. Je me ménageois les moyens de m'y soumettre sans danger: depuis que, par une faveur spéciale de la fortune, je suis votre esclave, je n'en suis que plus en état de vous obéir en tout: accordez-moi une grâce. Je sais que je vous demande de violer une promesse solennelle: ne donnez point la main de Chariclée à Achémènes; car, sans parler du reste, une jeune princesse, d'une si haute naissance, ne peut passer dans les bras d'un valet. Oui, Arsace, je le jure par le soleil, par tous les dieux, vous n'aurez pas d'esclave plus rebelle que moi, si vous forcez le penchant de Chariclée: vous me verrez plutôt me donner la mort à moi-même.
Croyez, répond Arsace, que je ne veux que vous plaire, moi qui suis prête à me livrer à vous. J'ai cependant juré de donner votre sœur à Achémènes.—J'y consens, donnez-lui ma sœur; mais mon amante ... mais mon épouse ... car qu'est-elle autre chose que mon épouse? Non, je n'en puis douter; vous ne voulez pas la donner.—-Que dites-vous?—La vérité. Chariclée n'est point ma sœur, elle est mon épouse, comme je viens de vous le dire; et vous êtes dégagée de votre serment. Vous pouvez, si vous le voulez, vous en convaincre, et célébrer, par un repas solennel, mon hymen avec elle. Arsace ne put apprendre sans émotion que Chariclée étoit l'épouse, et non la sœur de Théagènes. Quoi qu'il en soit, dit-elle, vous serez satisfait: nous consolerons Achémènes par un autre mariage.
Personne, dit alors Théagènes, ne sera plus docile que moi. Il s'avance en même-tems pour baiser la main de la princesse; mais Arsace se baisse, lui donne sa bouche à baiser au lieu de sa main, et Théagènes sort, ayant reçu plutôt que donné un baiser.
Il instruisit Chariclée de tout ce qui venoit de se passer le plus tôt qu'il put. Elle avoit déjà appris quelque chose, et ne pouvoit même se défendre d'un peu de jalousie. Il lui expose les suites que doit avoir sa démarche: elle nous procure, dit-il, plusieurs avantages. Achémènes ne peut plus aspirer à ta main. J'ai imaginé, pour le présent, une raison de ne pas me rendre aux désirs d'Arsace. Outre de voir ses espérances trompées, indigné de voir son crédit auprès de la princesse effacé par le mien, Achémènes ne manquera pas de remplir tout de trouble et de désordre; il n'ignorera rien: Cybèle lui dira tout. Si j'ai voulu qu'elle fût présente à notre entretien, c'est pour qu'elle rapportât tout à son fils; c'est pour avoir un témoin de mon entrevue avec Arsace, entrevue qui s'est bornée à de simples paroles. Il suffit peut-être à une ame pure et intègre de se reposer sur la protection du Ciel; mais il est beau aussi de ne laisser aucun doute sur sa vertu, et de pouvoir marcher dans le chemin de la vie d'un pas ferme et sûr.
Il faut s'attendre, ajouta-t-il, qu'Achémènes ourdira quelque trame contre Arsace. Il est esclave par état; mais un maître n'a point de plus grand ennemi que son esclave: il est maltraité; on a violé à son égard la sainteté des sermens; il se voit abaissé au-dessous des autres; il est instruit des infamies et des débordemens de la princesse; son ressentiment n'a pas besoin des armes de la calomnie, dont la vengeance s'est servie plus d'une fois: la vérité lui en fournira de suffisantes.
Ces raisons et d'autres semblables rendent l'espoir à Chariclée. Le lendemain Achémènes vient chercher Théagènes pour servir Arsace à table. Elle l'avoit ainsi ordonné; elle lui avoit même envoyé une magnifique robe persanne: il s'en revêt, non, sans éprouver, dans sa douleur, un certain plaisir à se parer de ces riches brasselets et de ces colliers tout brillant d'or. Déjà Achémènes se mettoit en devoir de l'instruire, de lui montrer comment il devoit verser du vin, présenter la coupe, lorsque Théagènes court à un buffet chargé de coupes, et, en prenant une précieuse: je n'ai pas besoin, dit-il, de tes leçons. Quand il s'agit de servir ma maîtresse, mon cœur m'en dit assez; et ce foible talent ne m'enorgueillit point. Mon ami, tu n'es ici que l'élève de la fortune, à laquelle il a plu de t'élever à ce rang; et moi, je le suis de la nature et des circonstances, et leurs leçons me suffisent. En même-tems, il verse légèrement du vin, et présente la coupe à Arsace du bout des doigts et avec une grâce admirable. Cette coupe achève de bouleverser, de subjuguer la princesse: les yeux fixés sur Théagènes, elle boit plus d'amour encore que de vin, laisse de la liqueur au fond de la coupe, et la rend à Théagènes comme si elle buvoit à sa santé.
Achémènes n'est pas insensible à tout ce qu'il voit: le dépit et la jalousie remplissent son cœur; ses coups-d'œil, son affectation à parler à l'oreille des convives, n'échappent point à Arsace elle-même. Après le repas, Théagènes s'adressant à Arsace: O ma maîtresse! dit-il, j'ai une grâce à vous demander; permettez-moi de ne porter cette robe que quand je vous servirai. Il obtient sa demande, reprend ses habits ordinaires et se retire.
Achémènes, sortant avec lui, lui reproche sa suffisance, son orgueil puéril; lui dit que la princesse a conçu pour lui tout le mépris que mérite un étranger sans usage, sans connaissance. Si vous continuez, dit-il, à garder les mêmes airs, vous ne plairez pas long-tems. C'est l'amitié qui vous donne ces avis; je m'intéresse à un homme avec lequel je vais m'unir, dont je vais épouser la sœur, comme Arsace me l'a promis. Achémènes ajoute encore beaucoup d'autres choses semblables. Théagènes, feignant de ne point l'entendre, s'en va les yeux baissés.
Cybèle, allant coucher sa maîtresse vers midi, les rencontre; elle voit la tristesse peinte sur le visage de son fils, et lui en demande la cause. On nous préfère, dit-il, ce jeune étranger: à peine a-t-il paru dans le palais, que le voilà échanson. Une charge que nous possédons depuis si long-tems, il nous en dépouille; il est auprès de la princesse, lui présente la coupe, en un mot, il ne lui manque plus que le titre d'échanson. Qu'il s'élève, qu'il parvienne aux plus hauts emplois, qu'il partage tous les secrets, ce n'est pas là ce qui me chagrine le plus: notre silence, notre mollesse, font toute sa grandeur; mais il pouvoit ne pas nous insulter, nous outrager, nous qui l'avons dirigé, qui lui avons appris à remplir des fonctions si glorieuses. Nous en parlerons une autre fois; je cherche Chariclée, mon amante: elle est tout pour moi; sa présence dissipera peut-être mon chagrin. O mon fils! reprend Cybèle, quelle amante! vous pleurez, je crois, vos moindres maux, et vous ignorez les plus amers. Chariclée ne sera point votre épouse.—Que dites vous? est-ce que je ne suis pas digne d'épouser une esclave comme moi? pourquoi donc ne sera-t-elle point mon épouse?—C'est notre zèle, c'est notre attachement pour Arsace qui en sont cause; nous avons sacrifié pour elle notre tranquillité; nous avons exposé nos jours, pour contenter ses passions, nous avons tout fait pour lui plaire. Ce jeune étranger, ce bel amant, est entré dans sa chambre, n'a paru qu'une fois devant elle, et il lui a persuadé de violer ses sermens. Il lui a assuré que Chariclée n'est point sa sœur, mais une amante dont la foi lui est engagée.—Et Arsace la lui a promise!—Elle la lui a promise; j'étois présente, je lai entendue. Dans quelques jours elle célébrera cet hymen par un repas magnifique: elle vous fera contracter une autre mariage.
Achémènes, poussant un profond soupir, et frappant ses deux mains l'une contre l'autre: ce mariage, dit-il, sera funeste à tous deux; faites-le différer de quelques jours. Si l'on me demande, dites que je suis à la campagne pour ma santé. Chariclée n'est plus la sœur de Théagènes, c'est son amante; je sens qu'il ne veut par-là que me l'enlever. Oui, s'il l'embrassoit, s'il la serroit contre son sein, s'il passoit les nuits à côté d'elle, il pourroit prouver qu'elle est son épouse et non sa sœur. Secondé des dieux vengeurs du parjure, je saurai bien me faire rendre justice.
Ainsi parla Achémènes: le démon de la rage, de la jalousie, de la vengeance, bien capable d'aveugler tout autre homme qu'un barbare, souffle dans son ame toutes ses fureurs. Emporté par les mouvemens impétueux de sa passion, sans consulter les lumières de la prudence, et vers la fin du jour, il prend un coursier Arménien, parmi ceux dont le Satrape se servoit dans les pompes et les cérémonies publiques, va rejoindre Oroondates, le trouve près de Thèbes, assemblant ses forces, faisant des préparatifs de guerre, et se disposant à marcher contre les Ethiopiens.
Instruit par Achémènes de la passion d'Arsace, Oroondates envoie Bagoas pour lui amener Théagènes et Chariclée. Thyamis va au palais réclamer Théagènes et Chariclée. Il est renvoyé avec menaces. Cybèle essaie vainement de séduire Théagènes. Constance de Théagènes. Douleur de Chariclée. Cybèle veut l'empoisonner. Mort de Cybèle. Chariclée accusée, condamnée, échappée aux flammes, reconduite en prison. Entretien de Théagènes et de Chariclée dans la prison. Bagoas arrive à Memphis, et emmène Théagènes et Chariclée. Mort d'Arsace. Bagoas pris par les Ethiopiens avec les deux amans.
Le roi d'Ethiopie avoit prévenu Oroondates, et s'étoit emparé de Philes, ville sans défense, et une des causes de cette guerre. Le Satrape étoit dans un embarras extrême, obligé de se mettre en campagne à la hâte et sans avoir eu le tems de faire ses préparatifs. La ville de Philes est située sur les bords du Nil, au-dessus des petites cataractes: elle est éloignée d'environ cent stades, (environ trois lieues trois quarts) de Syène et de l'Eléphantide. Des exilés Egyptiens s'en étoient autrefois emparés et s'y étoient établis. Les Egyptiens et les Ethiopiens s'en disputoient la possession. Ceux-ci vouloient que les cataractes servissent de limites aux deux empires; mais les Egyptiens prétendoient encore que Philes leur appartenoit par droit de conquête, ayant eu pour premiers habitans des exilés d'Egypte.
Ouverte de tous côtés et sans défense, cette ville recevoit le premier venu, et se soumettoit toujours au plus fort: elle avoit une garnison composée de Perses et d'Egyptiens. Le roi d'Ethiopie avoit envoyé des ambassadeurs à Oroondates pour redemander cette ville et les mines de diamans. Il y avoit long-tems qu'il les avoit redemandées au Satrape pour la première fois, sans avoir pu les obtenir. Il lui avoit encore tout récemment envoyé des ambassadeurs. Quelques jours après leur départ, il s'étoit mis en campagne à la tête d'une armée puissante, sans faire part de ses projets à personne, et feignant de marcher contre un autre ennemi. Lorqu'il crut ses députés au-delà de Philes, dont ils avoient trompé les habitans et la garnison, qu'ils avoient laissés dans la plus grande sécurité, en leur disant qu'ils alloient traiter de la paix, il se présenta tout-à-coup à ses portes en personne, en chassa la garnison, qui, cédant au nombre des ennemis et à la vigueur des attaques, ne résista que trois jours. Il se rendit ainsi maître de Philes, et ne fit aucun mal aux habitans.
Oroondates avoit appris cet échec par les fuyards, et il se trouvoit dans un grand embarras, lorsque l'arrivée subite et imprévue d'Achémènes vint encore redoubler ses inquiétudes. Il lui demande s'il n'est point arrivé quelque malheur à Arsace ou à sa maison. Oui, répond Achémènes; mais je veux vous en informer en particulier. Tout le monde s'étant retiré, il lui raconte tout en détail.
Que Théagènes, fait prisonnier par Mitranes, lui a été envoyé à Memphis, pour le faire conduire à la cour du grand roi, s'il l'eût jugé à propos; que ce jeune homme étoit digne d'être présenté au monarque, et de le servir; que les Besséens avoient tué Mitranes, et avoient enlevé son prisonnier, qui étoit venu ensuite à Memphis. Il lui parle aussi de Thyamis; enfin, il expose l'amour d'Arsace pour Théagènes, le séjour de celui-ci dans le palais, les bons traitemens qu'il éprouve; qu'il sert Arsace, qu'il est son échanson: il ajoute que, grâce à la résistance et à la fermeté du jeune étranger, son honneur est encore intact; mais qu'il est à craindre que la violence et le tems ne le subjuguent, si on ne l'enlève promptement de Memphis, et si on n'ôte de devant les yeux d'Arsace l'aliment de sa flamme; qu'il s'est secrètement échappé pour venir lui annoncer toutes ces intrigues, son zèle pour son maître ne lui permettant pas de garder un coupable silence.
Lorsqu'il voit Oroondates outré d'indignation et de colère, brûlant du désir de la vengeance, il enflamme son amour par le portrait qu'il lui fait de Chariclée, dont il vante les charmes et les attraits. Il la compare aux déesses; il lui assure que jamais il n'a vu et que jamais il ne verra de beauté pareille. Parmi les femmes qui vous suivent, ajoute-t-il, ou parmi celles qui sont restées à Memphis, il n'en est point qui puisse lui être comparée. Achémènes ajoute encore beaucoup d'autres choses, dans l'espérance d'obtenir Chariclée pour prix de sa fidélité, quand même Oroondates la mettroit au nombre de ses femmes.
La colère, l'amour s'emparent de l'ame du Satrape. Il envoie aussitôt Bagoas, le plus fidèle de ses eunuques, à Memphis, avec cinquante cavaliers, et lui ordonne de lui amener sur-le-champ Théagènes et Chariclée, en quelqu'endroit qu'ils se trouvent: il lui remet aussi deux lettres, une pour Arsace, conçue en ces termes:
Oroondates à Arsace.
«Envoyez-moi Théagènes et Chariclée; ils sont prisonniers et esclaves du roi, je les ferai passer à la cour: envoyez-moi-les de bon gré, ou je les ferai enlever de force: j'ajouterai toujours foi aux rapports d'Achémènes».
L'autre étoit adressée à Euphrastes, le chef des eunuques à Memphis; en voici le contenu:
«Vous me rendrez compte de la négligence avec laquelle vous veillez à ce qui se passe dans mon palais. Remettez les deux prisonniers grecs à Bagoas, pour me les amener; soit qu'Arsace y consente, soit qu'elle n'y consente pas, livrez-les-lui; sans quoi j'ai donné ordre de vous charger de chaînes, de vous conduire ici, pour vous dépouiller de votre dignité, et vous écorcher tout vif.»
Bagoas part avec son escorte. Arrivé à Memphis, il montre l'ordre du Satrape, pour prouver sa mission, et se faire remettre les deux jeunes gens. Cependant Oroondates se mit en marche, ordonnant à Achémènes de le suivre. Il le faisoit garder à vue, sans qu'il s'en apperçût, jusqu'à ce qu'il se fût assuré de la vérité.
Voici ce qui se passoit à Memphis pendant ce tems-là. Après le départ d'Achémènes, Thyamis, revêtu du sacerdoce, la première dignité de la ville, ayant célébré les obsèques de son père, et rendu à sa cendre les devoirs funèbres dans le tems prescrit, pouvant, par les lois de la religion, se montrer en public, s'occupa à chercher Théagènes. Après beaucoup d'informations, ayant appris que ces deux amans étoient dans le palais, il fut trouver Arsace. Il avoit bien des motifs pour s'intéresser à ces deux étrangers. Il se souvenoit que son père, en mourant, les lui avoit recommandés d'une manière toute particulière. Il remercia la princesse de ce que, pendant ces jours de deuil, où le temple n'avoit été ouvert qu'aux prêtres, elle avoit reçu dans son palais, et traité avec toutes sortes d'égards, deux Grecs à la fleur de l'âge, sans amis et sans connoissances. Il ajouta qu'en re-demandant un pareil dépôt, il ne demandoit rien que de juste.
Vous m'étonnez, lui répond Arsace; votre bouche rend témoignage à ma bonté et à mon humanité, et votre démarche actuelle semble annoncer le contraire: vous semblez douter que je puisse et que je veuille protéger ces deux étrangers, et leur faire un sort digne d'eux. Non, répond Thyamis, je n'en doute point: je sais que s'ils veulent rester ici, rien ne leur manquera. Mais ils sont d'une naissance illustre; ils ont été jusqu'ici en butte aux traits de la fortune, errans de pays en pays. Ils n'aspirent qu'à retourner dans leur patrie, à revoir leurs parens. Outre les liens particuliers qui m'attachent à eux, mon père m'a laissé, par héritage, l'obligation de les secourir. Fort bien, réplique Arsace, vous semblez ne vouloir réclamer ici que les droits de la justice: eh bien! ils sont pour moi, ces droits de la justice, autant que les droits de propriété l'emportent sur toutes ces frivoles raisons d'attachement.—Comment donc êtes-vous leur maîtresse?—Par les lois de la guerre: ils sont prisonniers, et, en cette qualité, esclaves.
Thyamis comprend qu'Arsace veut parler de l'expédition de Mitranes. Princesse, dit-il, nous ne sommes plus en guerre, mais en paix; l'une enlève, l'autre rend la liberté aux hommes: mettre ses semblables dans les fers, c'est être tyran; les mettre en liberté, c'est régner. Ce ne sont pas les mots, mais les effets qui font la paix et la guerre. Rendre la liberté à ces étrangers, ce seroit agir bien plus noblement: jamais le beau et l'utile ne sont séparés l'un de l'autre, ils sont toujours liés. Quelles vues de gloire ou d'intérêts peuvent vous engager à retenir ces deux étrangers?
A ces mots, Arsace n'est plus maîtresse d'elle-même; elle ressent tous les tourmens des amantes poussées à bout. Elles veulent cacher leur passion, et elles rougissent; est-elle découverte, elles renoncent à toute pudeur. Tant que leur amour n'est pas connu, elles sont douces, traitables; mais si leur secret leur échappe, elles sont audacieuses, effrontées. Trahie par sa conscience, persuadée que Thyamis connoît l'état de son ame, Arsace ne voit plus en lui un ministre des dieux, revêtu d'un caractère respectable; elle quitte tout sentiment de la pudeur si naturelle à son sexe. Non, non, s'écrie-t-elle, vous ne vous applaudirez pas long-tems de votre victoire sur Mitranes; il viendra un tems où Oroondates vengera sa mort et celle de tous ses guerriers. Je ne vous rendrai pas ces deux étrangers; ils sont aujourd'hui mes esclaves; bientôt, comme l'ordonnent les lois de notre empire, ils seront envoyés au grand roi mon frère. Parlez, discutez à loisir sur la nature du juste, de l'utile, de l'honnête; la puissance ne connoît rien qui puisse la contraindre; notre volonté tient lieu de tout. Sortez au plus tôt de mon palais, de peur que je ne vous en fasse chasser.
Thyamis sort, prenant les dieux à témoin, et déclarant que cette affaire aura une issue funeste. Il veut en instruire les habitans de Memphis, et réclamer leur secours. Votre sacerdoce n'est rien pour moi, lui dit Arsace; l'amour n'en reconnoît qu'un, c'est la jouissance. En même-tems elle se retire dans sa chambre, fait venir Cybèle, et délibère avec elle.
Achémènes ne paroissoit plus; elle soupçonnoit qu'il étoit parti; elle questionnoit Cybèle, et lui demandoit où étoit son fils. Celle-ci apportoit différentes causes de son absence, et ne cachoit que la véritable: elle ne put cependant en imposer jusqu'à la fin, la princesse commençoit à se défier d'elle. Cybèle, lui dit-elle alors, que ferons-nous? quel remède aux maux qui m'assiègent. L'ardeur de mon amour ne se rallentit point; c'est une flamme dévorante dont l'activité ne fait que s'accroître. Théagènes est inflexible, rien ne peut le toucher; il a paru d'abord moins impitoyable: il calmoit mes feux par des promesses vaines, il est vrai; mais aujourd'hui il ne se déguise plus, il me refuse ouvertement. Une chose augmente encore mes tourmens; je crains qu'il ne soit instruit du départ d'Achémènes, et qu'il ne craigne encore plus de me satisfaire. Achémènes sur-tout me désespère; il est allé trouver Oroondates; peut-être va-t-il le prévenir contre moi, ou me calomnier auprès de lui. Si je voyois seulement Oroondates.... Non, il ne résisteroit pas aux larmes ni aux caresses de son épouse: les regards d'une femme ont bien du pouvoir sur les hommes; mais le comble du malheur pour moi seroit d'être accusée avant d'avoir rien obtenu de Théagènes; et, si je suis accusée, d'être punie, si Oroondates ajoute foi aux rapports qu'on lui fera. O Cybèle! n'épargne rien, emploie tout; tu vois le précipice ouvert sous mes pas: le moment critique est arrivé.[57] Songes que si je me vois perdue, je n'épargnerai personne: tu seras la première victime de la perfidie de ton fils. Je ne puis comprendre comment tu ignores ses projets.
Princesse, lui répond Cybèle, la conduite de mon fils vous est suspecte, vous doutez même de mon attachement; le tems vous détrompera; vous ne connoissez vous-même que les ménagemens. Vous êtes foible, pusillanime; vous vous en prenez à ceux qui ne sont coupables de rien. Vous ne parlez point en maîtresse; vous semblez une esclave qui ne sait employer que les caresses. Ces moyens pouvoient être bons, tant que nous avons cru son ame sensible et encore neuve; mais puisqu'il dédaigne votre amour, qu'il éprouve votre puissance, que les coups de fouet, que les tourmens le rendent docile à vos volontés: naturellement rebelle aux caresses, la jeunesse cède à la violence, et la douceur obtiendra de Théagènes ce que la rigueur ne peut obtenir.
Hélas! répond Arsace, tu as peut-être raison; mais.... Dieux! moi..... soutenir le spectacle de ce corps maltraité, déchiré!—Toujours la même foiblesse! ne dépendra-t-il pas de lui, après quelques mauvais traitemens, de les faire cesser? Quelques momens de chagrin ne vous mettront-ils pas au comble de vos vœux? D'ailleurs, n'affligez point vos regards d'un pareil spectacle; livrez-le à Euphrastes; ordonnez-lui de le punir sous prétexte qu'il a commis quelque faute; vous vous épargnerez la douleur de le voir souffrir: ce que l'on entend afflige bien moins que ce que l'on voit[58]. Si son cœur change, s'il se repent de sa conduite précédente, nous mettrons fin à ses souffrances.
Arsace suit le conseil de Cybèle. L'amour au désespoir ne connoît point de ménagemens. Le mépris l'irrite, et il court à la vengeance. Arsace fait venir le chef des eunuques, et lui commande d'exécuter ce qu'elle vient de résoudre. Tourmenté par la jalousie, passion ordinaire dans les eunuques, déjà aigri contre Théagènes par tout ce qu'il voyoit et ce qu'il soupçonnoit, Euphrastes l'enferme dans un cachot ténébreux, le met aux fers, lui fait souffrir la faim et toutes sortes de tourmens. Théagènes n'ignoroit pas la cause d'une pareille conduite; mais il feignoit de l'ignorer, la demandoit à son bourreau, dont il ne recevoit aucune réponse.
Euphrastes ne craint pas d'outre-passer les ordres d'Arsace. Tous les jours il invente de nouvelles tortures, et multiplie les souffrances de sa victime. Il ne permet à personne de voir Théagènes: Cybèle seule a la liberté de pénétrer dans son cachot. Elle va souvent le voir, sous prétexte de lui porter de la nourriture en secret. Elle feint de le plaindre, de s'attendrir sur le sort d'un homme avec lequel elle est liée; mais elle ne veut que sonder ses dispositions, voir l'état de son ame, s'assurer si les tourmens ne triomphent point de sa constance. Théagènes n'en est que plus ferme, n'en oppose que plus de courage à toutes ces épreuves. Dans un corps épuisé par les mauvais traitemens, il conserve une ame inébranlable dans ses principes de vertu: il brave les traits du sort; il remercie la fortune de lui accorder, par tous ces maux, la faveur inappréciable de pouvoir faire éclater dans tout son jour son attachement et sa fidélité pour Chariclée. Tout ce qu'il souhaite, c'est qu'elle soit instruite de ses souffrances. Sans cesse il appelle Chariclée sa lumière, son ame, sa vie.
Arsace vouloit fléchir et non faire mourir Théagènes. Elle avoit recommandé à Cybèle de ne pas le tourmenter trop cruellement: celle-ci le trouvant inflexible, de son autorité privée, et au mépris des ordres de sa maîtresse, ordonne à Euphrastes de redoubler de rigueur. Mais tous ses efforts sont inutiles: elle perd toute espérance; elle voit la profondeur de l'abîme creusé sous ses pas; elle voit fondre sur elle la vengeance d'Oroondates, informé de toutes ses intrigues par Achémènes; elle craint encore d'être immolée par Arsace, outrée de se voir trompée dans son amour. Elle prend le parti d'aller au-devant de son destin par un grand coup, de mettre Arsace au comble de ses vœux; de se garantir, pour le présent, du danger qui la menace de sa part, ou d'anéantir toutes les preuves de cette abominable trame, en faisant descendre dans le tombeau tous ses complices.
Elle va trouver Arsace: O ma maîtresse! dit-elle, tout est inutile, il est insensible à tout: il n'en devient que plus audacieux de jour en jour. Le nom de Chariclée est sans cesse dans sa bouche; il l'appelle sans cesse: ce nom semble pour lui un baume salutaire qui calme ses douleurs. Il ne nous reste plus qu'une ressource[59]. Chariclée seule fait obstacle à nos désirs. Il faut nous en défaire. Lorsqu'il saura qu'elle n'est plus, son amour trompé sera moins rebelle, et se rendra plus facilement à vos vœux. Arsace, que le fiel de la jalousie consume depuis long-tems, n'en devient que plus furieuse, en apprenant l'amour de Théagènes. Elle saisit avidement cette proposition. Eh bien! dit elle, je saurai me défaire de cette furie. Qui voudra, reprend Cybèle, vous prêter son ministère? Votre puissance, il est vrai, est sans bornes; mais les lois vous défendent d'ôter la vie à qui que ce soit, sans un jugement des magistrats de la Perse. Il faudra prendre la peine de controuver des griefs, d'imaginer des crimes à Chariclée. Je suis prête à tout faire, à tout souffrir pour vous; le poison servira votre vengeance: un breuvage préparé par mes mains vous défera de votre rivale.
Arsace approuve ce conseil, et lui ordonne de l'exécuter. Cybèle va aussitôt trouver Chariclée: celle-ci étoit déjà instruite du sort de Théagènes. Cybèle d'abord l'avoit trompée, et avoit imaginé différens prétextes, pour l'empêcher de voir son amant, d'aller dans son appartement, selon sa coutume. Elle la trouve plongée dans la douleur, noyée de larmes, seule douceur qu'elle connût encore, et ne songeant qu'à sortir de la vie. Hélas! lui dit-elle, pourquoi vous consumer ainsi dans les regrets et la douleur? Théagènes va recouvrer sa liberté: il reviendra ce soir auprès de vous. Arsace, irritée contre lui pour quelque faute qu'il a commise dans le service, l'a fait enfermer, et a promis de lui rendre aujourd'hui sa liberté, à ma prière, et à cause d'une fête solennelle qu'elle doit célébrer par un magnifique repas. Levez-vous donc; prenez au moins aujourd'hui un peu de nourriture avec moi, et ranimez vos forces.
Quelle foi puis-je ajouter à vos paroles? répond Chariclée. Toujours trompée par vous, j'ai appris à me défier de tout ce que vous me dites. Je prends les dieux à témoins, dit Cybèle, que vos chagrins cesseront et vos peines finiront aujourd'hui; ne restez pas si long-tems sans prendre de nourriture: n'attentez pas vous-même à vos jours; goûtez de ces mets.
Toujours en défiance contre Cybèle, Chariclée a de la peine à se déterminer à manger. Mais les sermens la persuadent; elle se laisse séduire par l'espoir de revoir Théagènes: on croit aisément ce qu'on désire.
Toutes deux se mettent à table et mangent. Abra les sert: deux coupes sont pleines de vin; Cybèle lui fait signe d'en donner une à Chariclée: elle prend elle-même l'autre; elle ne l'a pas vidée, que ses yeux se couvrent d'un nuage; elle en renverse un peu qui restoit au fond de la coupe, et lance en même-tems des regards terribles sur l'esclave. Bientôt elle éprouve des convulsions et des déchiremens d'entrailles. Chariclée se trouble, veut lui porter du secours: l'alarme s'empare de tous ceux qui sont présens. Le breuvage, composé d'un poison plus rapide qu'un trait, capable de tuer un jeune homme robuste et à la fleur de l'âge, circule promptement dans un corps cassé, desséché de vieillesse, et opère avec une vîtesse inexprimable. Les yeux de Cybèle sont enflammés, ses membres se roidissent, sa peau se noircit; son ame scélérate est encore plus cruelle que le poison qui la consume: ainsi périt Cybèle en méditant encore des forfaits; car en mourant elle désigne par ses signes et par quelques paroles mal articulées, Chariclée comme coupable de sa mort.
Chariclée aussitôt est chargée de chaînes et conduite devant Arsace. La princesse lui demande si elle a préparé le poison, et la menace de la faire appliquer à la torture, si elle ne veut pas avouer la vérité. Quel est l'étonnement de tous ceux qui sont présens! Chariclée ne tremble point; elle ne montre point une honteuse frayeur: elle paroît au contraire avec un visage riant, et se réjouit de la catastrophe dont elle a été témoin. Forte du témoignage de sa conscience, elle brave la calomnie, s'applaudit de ce qu'elle ne survivra pas à Théagènes, et de ce qu'on lui épargne un crime, qu'elle méditoit contre elle-même.
Auguste princesse, dit-elle à Arsace, si Théagènes vit encore, je suis innocente; mais s'il a été victime de vos criminels desseins, vous n'avez pas besoin de recourir aux tourmens: c'est moi qui ai empoisonné celle qui vous a nourrie, et qui vous a si bien instruite. Hâtez-vous de m'ôter la vie; vous ferez un sacrifice agréable à Théagènes, qui a résisté si généreusement à vos criminelles sollicitations.
Arsace, l'entendant ainsi parler, entre en fureur; elle la fait charger de coups: Traînez en prison, dit-elle, cette mégère, dans l'état où elle est; montrez-lui son digne amant traité comme elle, et comme il le mérite. Ne lui laissez pas l'usage d'un seul membre; livrez-la à Euphrates; qu'il la garde jusqu'à demain; une sentence des magistrats perses, lavera mon injure dans son sang.
L'esclave qui avoit présenté la fatale coupe à Cybèle, étoit Ionienne d'origine, et celle qu'Arsace avoit d'abord donnée à Chariclée pour la servir. Pendant que l'on emmenoit celle-ci, soit par attachement pour une personne avec laquelle elle vivoit, soit que les dieux le voulussent ainsi, elle se mit à pleurer et à gémir. Malheureuse! disoit-elle, et tout-à-fait innocente! On l'entend, on s'étonne, on l'oblige de s'expliquer. Elle avoue que c'est elle qui a donné le poison à Cybèle; mais qu'elle l'avoit reçu des mains de Cybèle pour le donner à Chariclée; elle ajoute qu'effrayée d'un pareil attentat, ou même troublée par Cybèle, qui lui avoit fait signe de présenter d'abord à boire à Chariclée, elle a changé les coupes, et a donné à la vieille celle qui étoit empoisonnée. On la conduit donc devant Arsace; tout le monde désire ardemment que Chariclée soit trouvée innocente: une ame noble, une figure charmante attendrit les barbares eux-mêmes. La déclaration de l'esclave ne sert auprès d'Arsace qu'à la faire soupçonner de complicité avec Chariclée. Elle est mise aux fers, et gardée pour être mise en jugement. Arsace prévient les magistrats qui composent les tribunaux, et qui infligent des peines, de s'assembler le lendemain pour les juger.
Les juges s'assemblent le lendemain, et se placent sur leurs sièges. Arsace rapporte les choses comme elles se sont passées, se déchaîne contre Chariclée, qu'elle accuse d'empoisonnement; elle verse des larmes sur la mort de sa nourrice: elle a perdu la plus chérie, la plus fidelle de ses femmes: elle en appelle à la conscience des juges; elle a donné un asyle dans son palais à Chariclée, elle l'a comblée de bienfaits, et voilà comme elle en a été payée. Enfin elle invective contre elle avec tout le fiel de la rage la plus furieuse.
Chariclée ne se justifie point: elle convient de tout; elle avoue qu'elle a empoisonné Cybèle. Elle ajoute qu'elle auroit fait périr Arsace elle-même, si on ne l'avoit pas prévenue. Elle accable Arsace d'outrages, et provoque de toute manière la vengeance des juges. Pendant la nuit dans la prison, elle avoit tout raconté à Théagènes, avoit appris tout ce qui le regardoit; étoit convenue avec lui de se reconnoître coupable de la mort de Cybèle, de braver le supplice avec toutes ses horreurs, de terminer une vie malheureuse et toujours errante; de mettre fin aux poursuites implacables de la fortune. Elle avoit dit le dernier adieu à son amant, l'avoit embrassé pour la dernière fois. Accoutumée à porter secrètement le collier exposé avec elle, elle l'avoit alors autour de ses reins, sous sa robe, comme un ornement destiné à parer son tombeau. C'étoit d'après cette convention, qu'elle avouoit tout ce dont elle étoit accusée, qu'elle disoit avoir donné la mort à Cybèle, et se faisoit même plus coupable qu'elle n'étoit.
Les juges furieux, sont prêts à la condamner à un supplice cruel et digne des Perses. Mais touchés peut-être de la beauté, de la jeunesse, des charmes de l'accusée, ils la condamnent au feu.
A l'instant les bourreaux la saisissent, la conduisent à quelque distance des murs. Les cris réitérés d'un hérault, annoncent son crime et son châtiment. Une multitude innombrable de peuple la suit. Les uns l'avoient vue emmener, et le brait s'en étant répandu dans la ville, la curiosité y avoit mis tout le monde en mouvement. Arsace arrive et se place sur les murs pour la considérer. Il eût été cruel pour elle de ne point rassasier ses yeux d'un pareil spectacle. Les bourreaux construisent un vaste bûcher. Déjà la flamme s'élève dans les airs. Chariclée demande à ceux qui la conduisent, de la quitter quelques momens, leur promet de monter elle-même sur le bûcher. Elevant alors les mains au ciel, et tournant ses regards vers le soleil: O soleil! s'écrie-t-elle, ô terre! ô dieux du ciel et des enfers! vous qui voyez et punissez les coupables, vous êtes témoins que je suis innocente du crime qu'on m'impute; mais je reçois volontiers un trépas qui me soustrait aux coups de la fortune. Recevez-moi favorablement; mais punissez l'impure Arsace, cette exécrable furie, dont la honteuse passion ne veut que m'arracher des bras de mon époux.
A ces mots, on pousse de grands cris. Les uns désirent, les autres demandent hautement, qu'on instruise une seconde fois son procès, avant de lui faire subir son châtiment; mais Chariclée les prévient, s'élance sur le bûcher, se place au milieu, et y reste long-tems sans recevoir aucun mal. La flamme coule autour d'elle plutôt qu'elle n'en approche; elle la respecte et se retire par-tout où elle se présente. Chariclée brille au milieu des feux, dont l'éclat ajoute encore à celui de sa beauté: elle semble une jeune épouse couchée sur un lit de flammes. Etonnée d'un pareil prodige, et appelant la mort, elle se jette tantôt d'un côté, tantôt de l'autre; mais c'est en vain: les flammes se retirent et semblent fuir devant elle.
Cependant l'ardeur des bourreaux ne se rallentit point; ils redoublent d'activité. Effrayés des signes menaçans d'Arsace, ils ne cessent d'entasser du bois, des roseaux sur le bûcher, et d'exciter les flammes le plus qu'ils peuvent.
Tous leurs efforts sont inutiles. Le tumulte s'accroît parmi les spectateurs. Persuadés que les dieux eux-mêmes se déclarent pour Chariclée, ils s'écrient qu'elle est pure et innocente; ils s'approchent du bûcher, en écartent les bourreaux. Thyamis, le premier, invoque le secours de la multitude. Les clameurs l'avoient averti de ce qui se passoit, et l'avoient appelé. Ils veulent sauver Chariclée; mais n'osant approcher du bûcher, ils l'exhortent à s'élancer elle-même hors des flammes. Ils lui disent que, puisqu'elle vit au milieu du feu, elle peut en sortir sans crainte. Chariclée, voyant un pareil prodige, entendant ces cris, persuadée que les dieux la protègent, ne croit pas devoir refuser leur bienfait, et descend du bûcher.
Les habitans de Memphis, transportés de joie, frappés d'étonnement, célèbrent à l'envi et à grands cris la puissance des dieux. Arsace, hors d'elle-même, descend à la hâte de dessus les remparts, sort par une petite porte avec ses gardes et les principaux Perses, arrête elle-même Chariclée; et, lançant des regards terribles sur cette multitude émue: Quoi! s'écrie-t-elle, vous osez arracher au supplice un monstre, une empoisonneuse, prise sur le fait, avouant elle-même ses forfaits! Vous soutenez cette détestable furie; vous vous révoltez contre les lois de la Perse, contre le grand roi lui même, contre les satrapes, les seigneurs, les juges! Aveuglés par une fausse pitié, vous croyez reconnoître ici un effet de la puissance des dieux! La raison ne vous dit-elle pas que ce que vous voyez, n'est qu'une preuve plus authentique de ses forfaits? Telle est la force de ses sortilèges, qu'elle arrête même l'action de la flamme. Venez demain au palais; les juges tiendront une séance publique pour vous éclairer: vous entendrez vous-mêmes ses aveux; vous la verrez convaincue par la déposition de ses complices que j'ai en mon pouvoir.
En même-tems elle saisit Chariclée à la gorge et l'entraîne. Elle ordonne à ses gardes d'écarter la multitude: le peuple indigné veut résister; mais il se retire, soit qu'il soupçonne Chariclée d'être magicienne, soit qu'il craigne Arsace et son escorte. Chariclée est remise une seconde fois entre les mains d'Euphrates, chargée de plus de chaînes, destinée à subir un second jugement et un second supplice. Au milieu de ses maux elle goûte le plus doux des plaisirs, celui d'être avec Théagènes, et de lui raconter ce qui vient de se passer.
Arsace, pour aigrir leurs maux, et ajouter la barbarie à l'insulte, a enfermé nos deux amans dans la même prison, pour les rendre témoins de leurs tourmens mutuels. Elle sait que le cœur d'un amant est plus affligé des souffrances de ce qu'il adore, que des siennes propres. Mais cette réunion n'est pour eux qu'une source de consolations. Ils se réjouissent d'être en proie aux mêmes douleurs. L'un deux souffre-t-il moins, il se regarde comme vaincu par l'autre: il est persuadé qu'il aime moins. Ils s'entretiennent, se consolent, s'exhortent mutuellement à opposer un courage invincible aux coups du sort, à signaler leur amour pour la vertu et leur fidélité mutuelle, par une patience héroïque.
Après s'être entretenus jusques bien avant dans la nuit, s'être dit tout ce que peuvent se dire des amans qui vont se séparer dans peu d'heures, pour ne plus se revoir; après s'être rassasiés l'un de l'autre, ils font quelques réflexions sur le prodige qui a arrêté l'action des flammes.
Théagènes y voit la main des dieux, irrités des infâmes calomnies d'Arsace, des dieux protecteurs de la vertu et de l'innocence opprimées. Chariclée semble en douter. Le miracle de ma conservation, dit-elle, ne peut être que l'ouvrage des dieux; mais souffrir toujours les mêmes maux, en souffrir même de plus cruels, n'annonce-t-il pas dans ces dieux une colère et une haine implacables? à moins qu'ils ne veuillent, pour signaler leur puissance d'une manière extraordinaire, nous précipiter dans quelque abîme, et nous en retirer au moment où nous l'espérerons le moins?
Ainsi parle Chariclée. Théagènes l'exhorte à mieux parler des dieux, à être plus circonspecte et réservée à leur égard. O dieux! s'écrie-t-elle tout-à-coup, soyez-nous favorable. Je me rappelle un songe que j'ai eu la dernière nuit, si toutefois ce n'étoit qu'un songe: je ne sais comment je l'avois oublié; mais à présent il me revient à l'esprit. Il est conçu en deux vers, avec leur mesure: le divin Calasiris, soit que je l'aie vu, soit que j'aie cru le voir, les prononçoit; en voici à-peu-près le sens:
Toi qui portes une pantarbe, ne crains point les atteintes de la flamme. Les destins font des choses auxquelles on ne s'attend pas.
Théagènes, comme s'il étoit saisi d'une fureur divine, s'agite, s'élance autant que lui permettent ses chaînes. O dieux! s'écrie-t-il, regardez-nous d'un œil de pitié. Et moi aussi je suis poète; un oracle m'a aussi été rendu par le même devin, soit que ce fût Calasiris, soit que ce fût quelque dieu revêtu de ses traits; je croyois entendre ces paroles:
Demain tu échapperas aux chaînes d'Arsace, et tu arriveras en Ethiopie.
Je vois quel est le sens de cet oracle. Par l'Ethiopie, il désigne l'empire des morts, où je serai avec Proserpine, qui est la jeune fille dont parle l'oracle. Mes fers seront brisés; c'est-à-dire, mon ame se dégagera des liens de mon corps. Trouves-tu dans cette explication quelque chose de contraire au sens que présente cet oracle? Pantarbe veut dire qui craint tout; et l'oracle ordonne de ne pas craindre, même le feu.
O mon cher Théagènes! reprend Chariclée; toujours malheureux, lu ne vois par-tout que des malheurs et des souffrances. L'homme ne considère que le présent. Cet oracle me présente quelque chose de plus flatteur. Je pourrois bien être cette jeune fille avec laquelle tu dois t'échapper des fers d'Arsace, et aller en Ethiopie, ma patrie. Nous n'en voyons pas, il est vrai, les moyens; cependant nous pouvons le croire: rien n'est impossible aux dieux; s'ils nous ont rendu cet oracle, ils l'accompliront: déjà ils ont accompli le premier. Me voilà pleine de vie, moi que tu n'espérois plus revoir. J'ignorois que je portois moi-même l'instrument de mon salut. Mais à présent je comprends comment j'ai échappé aux flammes.
J'ai toujours eu la précaution de porter sur moi les objets exposés avec moi. Prête à paroître devant les juges, voyant mon tombeau ouvert sous mes pas, je les ai secrètement attachés à ma ceinture, pour me ménager une ressource dans l'avenir, si j'échappois, ou pour parer mon cercueil et renfermer ma cendre, si je descendois dans l'empire de la mort. Ce sont de riches colliers, des pierres précieuses des Indes et d'Ethiopie, parmi lesquelles se trouve un anneau dont mon père fit présent à ma mère, lorsqu'il briguoit sa main. Le chaton est une sorte d'émeraude appelée pantarbe: des caractères sacrés sont gravés dessus. Elle a, je crois, quelque chose de surnaturel qui lui donne la vertu de garantir des atteintes du feu, de donner au milieu des flammes l'impassibilité: c'est elle sans doute et la volonté des dieux qui m'a sauvée. Ce qui me confirme encore dans cette opinion, c'est que j'ai souvent entendu dire au divin Calasiris que les caractères gravés sur cette bandelette exposée avec moi, et qui me ceint les reins actuellement, lui attribuent cette vertu.
Tout cela est vraisemblable, répond Théagènes: le prodige qui vient de s'opérer semble l'attester. Mais quelle pantarbe nous tirera des dangers qui nous menacent pour demain? Hélas! pour préserver du feu, elle ne préserve pas sans doute de la mort; et nous ne pouvons douter que l'implacable Arsace n'invente quelque supplice nouveau. Plût aux dieux qu'elle nous fît subir, et à tous deux, le même genre de mort! Non, elle ne nous ôteroit pas la vie, elle ne feroit que mettre fin à nos maux. Ne crains rien, dit Chariclée, les oracles sont pour nous une outre pantarbe: mettons notre confiance dans les dieux. Si nous échappons, nous n'en trouverons que plus de douceurs dans la vie; et s'il faut souffrir encore, nous souffrirons avec plus de résignation.
Tels sont les entretiens de Théagènes et de Chariclée dans la prison. Tantôt ils versent des larmes, et chacun proteste qu'il est plus sensible aux maux de l'autre qu'aux siens propres; tantôt ils se disent le dernier adieu, et jurent par tous les dieux, et leur situation présente, que le flambeau de leur amour ne s'éteindra qu'avec le flambeau de leur vie.
Cependant Bagoas et son escorte arrivent à Memphis au milieu de la nuit, dans le tems où tout est plongé dans un profond sommeil. Il éveille les gardes des portes, s'en fait reconnoître: tous s'avancent ensemble et à la hâte vers le palais, Bagoas dispose ses cavaliers tout autour, pour le soutenir en cas de résistance, et pénètre lui-même par une entrée inconnue à tout le monde, force une porte, se fait reconnoître du gardien, et lui recommande le silence. A la faveur de quelques foibles rayons de la lune, et de la connoissance qu'il a du local, il va trouver Euphrates, qu'il trouve couché. Celui-ci, éveillé en sursaut, pousse un cri[60]: Rassurez-vous, dit Bagoas: c'est moi; faites venir de la lumière, ajoute-t-il, Euphrates aussitôt appelle un des esclaves qui étoient avec lui, lui ordonne d'allumer un flambeau, sans éveiller personne. L'esclave vient, apporte un flambeau, et se retire. Quel malheur nous annonce une arrivée si subite et si imprévue, dit Euphrates? Il ne faut point perdre le tems en vaines paroles, répond Bagoas: prenez cette lettre et lisez-la; examinez auparavant le cachet, et assurez-vous qu'elle est d'Oroondates lui-même. Exécutez cette nuit même, à l'instant, ce qu'il vous commande: profitez des ténèbres de la nuit pour n'être point vu: quant à la lettre adressée à Arsace, voyez s'il est à propos de la lui remettre.
Euphrates prend les lettres et les lit toutes deux. Les larmes d'Arsace couleront, dit-il: elle est déjà sur le bord du tombeau. Hier une fièvre ardente la saisit; le feu circule dans ses veines; elle est dans le plus grand danger, et sa vie est presque désespérée. Je ne lui donnerois pas cette lettre, quand même elle me la demanderoit: elle sacrifieroit sa vie et la nôtre plutôt que de livrer ces deux étrangers. Mais vous ne pouvez arriver plus à propos: prenez-les et emmenez-les; donnez-leur tous les secours que vous pourrez; ayez pitié de ces deux malheureuses victimes, en proie à mille tourmens, à mille supplices divers que je leur fais souffrir malgré moi, et par l'ordre d'Arsace; tout annonce qu'ils sont d'une naissance illustre; le tems et des faits ne me permettent pas de douter de leur vertu.
En parlant ainsi, il le conduit à la prison.
Bagoas voit ces deux prisonniers. Quoique épuisés par les tourmens, la grandeur, la beauté de leurs traits le frappent. Persuadés que leur dernière heure est arrivée, que Bagoas vient les séparer pour jamais l'un de l'autre, et les conduire à la mort, ils ne peuvent se défendre de quelque trouble; mais bientôt le calme renaît dans leur ame: la sérénité, la gaieté même paroît sur leur visage.
Bagoas approche, et se met en devoir de dégager leurs chaînes des morceaux de bois qui les retiennent. Exécrable Arsace! s'écrie Théagènes, tu penses ensevelir tes forfaits dans les ombres de la nuit; mais l'œil de la justice est pénétrant: il éclaire, il met au jour les secrets les plus cachés. Vous, exécutez les ordres que vous avez reçus; faites-nous périr par le feu, par le fer ou par l'eau; mais, nous vous en conjurons, faites-nous périr en même-tems, et par le même genre de mort. Chariclée leur fait la même prière.
Les eunuques sont attendris par ces paroles; leurs larmes coulent. Ils les font sortir de prison avec leurs fers: ils sortent du palais et quittent Euphrates. Bagoas fait ôter les fers aux deux amans; il ne leur laisse que les chaînes nécessaires pour s'assurer d'eux sans les incommoder. Il les fait monter chacun sur un cheval, les met au milieu de sa troupe, et court à bride abattue vers Thèbes. Ils continuent de courir le reste de la nuit et le jour suivant, jusqu'à la troisième heure, sans s'arrêter un instant. Enfin, ne pouvant plus résister à la chaleur du soleil, excessive en Egypte au fort de l'été, accablés de fatigues, voyant Chariclée excédée d'une marche si longue, ils s'arrêtent pour se reposer, faire reposer leurs chevaux, et laisser respirer Chariclée.
Sur le bord du Nil, est une éminence qui, coupant le fil de l'eau, oblige les flots à faire un demi-cercle. Les eaux revenant sur leurs pas, forment une avance de terre dans le fleuve: ce lieu, arrosé de tous côtés, est rempli de gazon. Les troupeaux y trouvent de gras pâturages et de l'herbe en abondance. Des sycomores, des arbres de Perse, et ceux qui se plaisent sur les bords du Nil, y forment un ombrage épais.
C' est-là que Bagoas s'arrête avec sa troupe. Les arbres les garantissent des ardeurs du soleil. Il prend de la nourriture, et en donne à Théagènes et à Chariclée, qui d'abord la refusent et finissent par l'accepter, quoiqu'avec beaucoup de peine. Persuadés qu'ils vont à la mort, ils regardent comme inutile de prolonger leurs jours. Bagoas leur dit qu'ils n'ont rien à craindre, qu'il ne les mène point à la mort, mais à Oroondates.
Déjà la chaleur étoit diminuée, et le soleil, sur son déclin, laissoit tomber obliquement ses rayons affaiblis. Bagoas avec sa troupe se dispose à partir, lorsqu'un cavalier arrive en courant à toute bride: il est hors d'haleine; son coursier inondé de sueur est rendu de fatigue. Il parle à Bagoas en particulier et se repose ensuite. Bagoas, les yeux fixés sur la terre, semble réfléchir: étrangers, dit-il ensuite, prenez courage; vous êtes vengés: Arsace n'est plus. A la nouvelle de votre départ, elle s'est étranglée, et a prévenu, par un trépas volontaire, la mort qui l'attendoit: elle n'eût pu éviter la vengeance d'Oroondates et celle du roi. Le fer ou un opprobre éternel eût été la récompense de ses crimes. Telles sont les nouvelles qu'Euphrates m'apprend par la bouche de ce cavalier. Prenez donc courage, ayez bonne espérance: vous êtes innocens, je n'en doute point; votre ennemie a vécu.
Ainsi parle Bagoas, balbutiant la langue grecque, qu'il ne connoissoit que très-peu. Il est lui-même transporté de joie. Il avoit beaucoup souffert des hauteurs et du despotisme d'Arsace. Il fortifie, il console ses captifs; il espère voir croître son crédit auprès d'Oroondates, s'il lui conserve un jeune homme au-dessus de tous ceux qui composent sa maison, et une jeune fille d'une beauté incomparable, qui succédera à Arsace et sera son épouse.
Les paroles de Bagoas raniment la joie dans le cœur de Chariclée et de Théagènes. Ils admirent la puissance et la justice des dieux. Quand même ils éprouveroient encore toute la rigueur de la fortune, il n'est point de calamité qu'ils redoutent, depuis que l'odieuse Arsace ne respire plus. Tant il est vrai qu'on ne regrette point la vie, quand on a survécu à ses ennemis.
La nuit approchoit; l'air étoit rafraîchi, et permettoit de se mettre en route. Bagoas et sa troupe montent à cheval, marchent toute la nuit et le lendemain matin, pour arriver à Thèbes et rejoindre Oroondates, s'il étoit possible; mais leur célérité est inutile. Ils rencontrent un officier d'Oroondates, qui leur apprend que le Satrape est parti de Thèbes. Que lui-même est envoyé pour rassembler toutes les troupes, même celles qui sont dans les garnisons, et les conduire en diligence vers Syène; que le trouble et la consternation sont répandus par-tout; qu'il est à craindre que cette ville ne soit prise, vu la lenteur du Satrape et la célérité des Ethiopiens, qui ont paru aux portes de Syène, avant qu'on eût aucune nouvelle de leur marche.
Bagoas quitte donc la route de Thèbes, pour prendre celle de Syène. A quelque distance de cette ville, il tomba dans une embuscade. Une troupe d'Ethiopiens bien armés avoient été envoyés à la découverte, pour assurer la marche de leur armée et la garantir de tout danger. Surpris par la nuit, ne connoissant point les lieux, éloignés de leurs compatriotes, ces Ethiopiens, pour se mettre eux-mêmes en sûreté, et tendre un piège à l'ennemi, se postent au milieu des buissons, où ils passent la nuit sans dormir.
Au point du jour, ils entendent Bagoas et ses gens: ils voient le petit nombre de guerriers qui l'accompagnent, le laissent passer. Bien assurés qu'il n'est point suivi d'un plus grand nombre, ils quittent les bords du fleuve, poussent de grands cris et se mettent à sa poursuite. Bagoas et toute sa troupe sont saisis de frayeur. Ils reconnoissent les Ethiopiens à la couleur de leur peau: ils sont au nombre de mille, légèrement armés. Trop foibles pour leur résister, les Perses n'osent même les regarder. Ils se retirent d'abord lentement et à petits pas, pour ne point paroître fuir; mais les Ethiopiens les poursuivent, détachent d'abord contre eux deux cents Troglodytes.
Les Troglodytes, nation Ethiopienne, sont nomades et voisins de l'Arabie. Leur légèreté naturelle est encore augmentée par les exercices auxquels ils s'adonnent dès leur enfance. Ils n'apprennent jamais à se servir d'armes pesantes. Dans les combats, ils escarmouchent à coups de fronde, fondent impétueusement sur les ennemis, et se dispersent avec la même rapidité, quand ils trouvent trop de résistance. Les ennemis, qui connoissent leur agilité, ne les poursuivent pas dans les cavernes où ils vont chercher un asyle.
Ces deux cens Troglodytes, quoique à pied, atteignent bientôt les cavaliers perses, et en blessent quelques-uns à coups de fronde. Les voyant faire volte-face, au lieu de les attendre, ils tournent le dos, et fuyent vers leurs compatriotes qui les suivoient, mais à une grande distance. Les Perses les voyant fuir, méprisent leur petit nombre, marchent avec audace à eux, dispersent ceux qui les poursuivoient tout à l'heure, et recommencent à fuir avec toute la rapidité dont ils sont capables. Ils se séparent, se réfugient dans un angle formé par le Nil comme dans une citadelle, et se dérobent à la vue des Ethiopiens. Le cheval de Bagoas tombe, entraîne son maître dans sa chute, lui fracasse une jambe, et le livre aux ennemis. Théagènes et Chariclée sont pris avec lui. Ils pouvoient échapper; mais ils ne veulent point abandonner Bagoas, dans lequel ils ont trouvé tant d'humanité, et dont ils attendent encore des services. Ils descendent de cheval, restent auprès de lui, et se livrent eux-mêmes aux ennemis.
Le voilà accompli, dit Théagènes à Chariclée, ce songe que tu as eu. Les voilà ces Ethiopiens chez lesquels nous devons aller. Nous ne faisons que changer de fers. Remettons-nous donc entre leurs mains: il vaut mieux nous abandonner à l'incertitude des évènemens, que de courir les dangers qui nous attendent auprès d'Oroondates. Chariclée, se regardant conduite par les destins comme par la main, remplie des meilleures espérances, ne voyant que des amis dans les vainqueurs, sans communiquer ses idées à Théagènes, paroît approuver ses réflexions.
Les Ethiopiens avancent, et, reconnoissant un eunuque, un ennemi peu redoutable dans Bagoas; voyant dans les chaînes, sans armes, deux personnes d'un extérieur majestueux, d'une beauté sans égale, voulant savoir quels ils sont, les font interroger par un d'entre eux, Egyptien de nation, qui savoit la langue des Perses, croyant que, si leurs prisonniers n'entendent point les deux langues, ils en entendent au moins une; car les espions, que l'on envoie pour pénétrer les projets de l'ennemi, mènent ordinairement avec eux des hommes familiarisée avec la langue du pays et celle des ennemis. Théagènes, qui avoit demeuré long-tems en Egypte, répond en peu de mots, qu'ils sont esclaves du satrape, que lui et Chariclée sont Grecs d'origine; qu'ils passent, sans doute pour leur bonheur, des mains des Perses en celles des Ethiopiens.
Ceux-ci les font prisonniers, résolus de les présenter à leur roi comme le premier, le meilleur butin de cette guerre, le plus précieux des biens d'Oroondates; car chez les Perses, les grands ne voyent, n'entendent que par leurs eunuques. Ni leurs enfans, ni leurs proches ne jouissent de leur confiance et de leur tendresse: elle est toute entière pour l'esclave qui a su gagner leur affection. Les Ethiopiens croyent donc faire un présent bien flatteur à leur roi, en lui amenant ces prisonniers pour le servir et être l'ornement de sa cour. Comme Bagoas blessé, Théagènes et Chariclée, chargés de fers, ne peuvent marcher vîte, ils les font monter à cheval. C'est ainsi que, par une nouvelle aventure, assez semblable au prologue d'une pièce, Chariclée et Théagènes, étrangers captifs, après avoir vu leur tombeau ouvert, semblent moins être conduits qu'accompagnés par des hommes qui devoient bientôt les reconnoître pour leurs souverains.
Siège de Syène. Théagènes et Chariclée conduits devant Hydaspe. La ville de Syène se rend. Fêtes du Nil. Perfidie d'Oroondates. Il va à Eléphantide, se met à la tête de ses troupes. Consternation des Syènois. Combat entre les Perses et les Ethiopiens. Oroondates vaincu et pris. Hydaspe entre dans Syène. Il partage le butin à ses soldats. Bagoas est chargé de garder Théagènes et Chariclée. Songe d'Hydaspe. Il traite Oroondates avec bonté.
La ville de Syène assiégée de tous côtés par les Ethiopiens, étoit prise comme dans un filet. Oroondates ayant appris qu'ils approchoient, qu'ils avoient passé les cataractes et marchoient vers Syène, n'avoit eu que le tems de se jeter dans la ville. Il en avoit fait fermer les portes, garnir les remparts d'armes, de traits, de machines, et il attendoit les évènemens.
Le roi d'Ethiopie, Hydaspe, avoit appris de ses espions que les Perses étoient encore éloignés de Syène. Il s'étoit mis en marche pour leur livrer bataille avant qu'ils y fussent arrivés. Mais n'ayant pu les rejoindre, il s'étoit rabattu sur la ville, l'avoit environnée de toutes parts, et restoit dans l'inaction, déployant aux yeux des ennemis une multitude innombrable d'hommes, de chevaux, d'armes dont il couvroit les plaines des environs.
Ce fut là que ses éclaireurs le trouvèrent, lorsqu'ils lui amenèrent les prisonniers qu'ils avoient faits. Leur vue réjouit beaucoup le prince; et je ne sais par quel doux pressentiment, il sembla s'intéresser pour des jeunes gens qu'il ne reconnoissoit pas encore pour ses enfans. Il tira de cet évènement un présage favorable. Bon! dit-il, à en juger par les prémices de cette guerre, les dieux nous livrent les ennemis enchaînés; comme ce sont les premiers qui tombent entre nos mains, il faut les réserver pour les immoler suivant les lois de notre patrie: leur sang coulera sur les autels des dieux, protecteurs de l'Ethiopie.
Il récompensa ensuite magnifiquement ses guerriers, les envoya parmi ceux qui gardoient le bagage de l'armée, avec leurs captifs, auxquels il donna un certain nombre de personnes qui parloient leur langue; il leur recommanda d'en avoir le plus grand soin, de ne les laisser manquer de rien, de les empêcher de contracter aucune souillure, de les nourrir comme des victimes destinées aux dieux: il ordonna encore de leur ôter leurs chaînes, pour leur en donner d'or; car chez les Ethiopiens, l'or s'emploie aux mêmes usages que le fer chez les autres peuples. Ses ordres sont exécutés. Pendant qu'on ôte à Chariclée et à Théagènes leurs fers, ils conçoivent quelques espérances de liberté, qui s'évanouissent bientôt, en voyant qu'on les remplace par des fers d'un autre métal. Ah! le beau changement, dit Théagènes en riant! voilà donc les grands bienfaits de la fortune! des chaînes d'or remplacent des chaînes de fer. Mais des chaînes plus riches ne font de nous que des prisonniers plus précieux. Chariclée sourit aussi; mais elle tâche d'inspirer d'autres idées à Théagènes, de lui donner de la confiance aux oracles des dieux, de le consoler par la vue d'un avenir plus heureux.
Hydaspe, en se présentant devant Syène, avoit espéré emporter la ville d'emblée, malgré les remparts dont elle étoit défendue. Il fut d'abord repoussé par les assiégés, qui, non contens de se défendre avec courage, l'accablèrent encore d'injures du haut des murs. Irrité de ce qu'au lieu de se rendre à la première attaque, ils osoient lui résister, ce prince résolut de ne pas perdre le tems à faire un siège dans les formes, ni à essayer le secours des machines, qui laissent toujours échapper des ennemis. Il fit faire des travaux immenses, qui devoient, en peu de tems, détruire la ville entièrement: voici ce qu'il entreprit.
Il distribua par portions le terrein autour de Syène; il assigna à dix hommes un espace de dix orgies (dix toises), leur ordonna de creuser un fossé, dont il fixa la largeur et la profondeur, qui devoient être très-grandes. Les uns béchoient, les autres tiroient la terre, d'autres l'entassoient sur les bords du fossé, élevoient un mur vis-à-vis celui de la ville. Personne ne les troubla dans leurs travaux, et ne traversa la construction de ce mur. Effrayés de la multitude des ennemis, les assiégés n'osoient sortir de la ville; les flèches qu'ils lançoient du haut des murs ne pouvoient les atteindre; car Hydaspe, pour les rendre inutiles, avoit laissé entre les deux murs un espace assez large pour que ses soldats fussent hors de la portée des traits. Ces ouvrages furent achevés avec une promptitude incroyable, vu la multitude innombrable des Ethiopiens. Il en entreprit ensuite un autre.
Il laissa entre les deux murs, dans toute leur circonférence, un espace d'environ un demi-plèthre, plein et uni. A l'extrémité il construisit deux murs, qu'il prolongea jusqu'au Nil, et dont la hauteur augmentoit progressivement. Ces deux murs, écartés l'un de l'autre d'un demi-plèthre, occupoient, en longueur, tout l'espace qui séparoit la ville du Nil. Lorsqu'ils furent prolongés jusqu'au bord du fleuve, il facilita l'écoulement des eaux par un conduit qui donnoit entre ces deux murs. Les flots alors, tombant d'un lit élevé, vaste et large, dans un autre incliné, étroit et resserré par des rives que l'art avoit construites, se précipitèrent avec un bouillonnement affreux et un fracas horrible qui retentit au loin.
A ce bruit, à ce spectacle, les assiégés comprennent toute l'horreur de leur situation; ils voient que ces travaux n'ont pour but que de les inonder: ils se disposent à se défendre contre les dangers qui les menacent, dans une ville dont les ouvrages des ennemis, et l'eau qui approche de leurs remparts, les empêchent de sortir. D'abord, ils garnissent d'étoupe et de bitume les fentes des portes; ils affermissent ensuite leurs murs sur leurs fondemens: l'un porte de la terre, un autre des pierres, celui-ci des morceaux de bois, chacun ce qu'il trouve; personne n'est oisif: femmes, enfans, vieillards, tous travaillent. Quand la vie est en danger, les distinctions d'âge et de sexe disparoissent.
Les plus robustes et les plus vigoureux sont occupés à creuser un canal souterrain, qui communique de la ville au fossé des ennemis. Voici comme ils exécutent ce projet. Ils creusent perpendiculairement auprès du mur un puits de la profondeur de cinq orgies (cinq toiles); passant ensuite sous les fondemens de leurs murs, ils conduisent obliquement, à la lueur des flambeaux, une mine jusques sous les travaux des ennemis: derrière les pionniers sont des travailleurs qui prennent les terres, se les transmettent les uns aux autres, et les transportent dans un endroit de la ville autrefois cultivé, où ils élèvent un tertre: ils veulent, en creusant ainsi, faire enfoncer le terrain sous la masse des flots: mais leur travail est inutile. Déjà le Nil a franchi la longueur du canal; déjà les flots remplissent l'espace renfermé entre la ville et le mur élevé par les ennemis. Syène n'est plus qu'une île au milieu des terres, autour de laquelle se balancent les vagues du Nil.
Ce mur résiste pendant quelque tems. La masse des flots qui se succèdent les uns aux autres, grossit à chaque instant, et pénètre jusques dans les fondemens à travers les crevasses d'une terre noire et mouvante, entr'ouverte par les chaleurs excessives de l'été. Déjà le terrain cède à un si grand poids dans les endroits où il est miné, et le mur s'affaisse. Le balancement des crénaux, l'oscillation des guerriers qui défendent les remparts, présagent une ruine prochaine. Aux approches de la nuit, une partie du mur qui est entre les tours, tombe avec fracas. Cependant, l'eau, arrêtée par les décombres, qui excèdent sa hauteur de cinq coudées, ne peut entrer encore dans la ville, mais la menace d'une inondation prochaine. Syène alors retentit de cris de douleur et de désespoir, qui sont entendus des ennemis eux-mêmes. Les habitans élèvent les mains au Ciel, implorent le secours des dieux, la seule espérance qui leur reste: ils conjurent Oroondates de traiter avec Hydaspe.
Le Satrape, contraint de céder à la nécessité, se rend à leurs prières. Mais les flots l'environnent de toutes parts, et il ne peut envoyer personne pour traiter avec les assiégeans. La nécessité lui suggère un expédient. Il écrit une lettre, l'attache à une pierre, et la lance avec une fronde au-dessus des flots[61]. Mais l'espace est trop large, et la pierre tombe dans l'eau: une seconde tentative ne lui réussit pas mieux. Le danger est pressant; il s'agit de la vie de tous les habitans: aussi tous les frondeurs et tous les archers de lancer au-delà des eaux. Enfin les habitans, tendant les mains vers les ennemis, qui, placés sur leurs retranchemens, jouissent du spectacle de leur désespoir, tâchent, par leur attitude suppliante, de leur faire comprendre l'intention de ces archers. Tantôt ils les élèvent vers le Ciel, tantôt ils les mettent derrière le dos, et les présentent aux chaînes, comme des esclaves.
Hydaspe comprend qu'ils lui demandent la vie, et il est prêt à la leur accorder. Un ennemi suppliant éveille les sentimens d'humanité dans un vainqueur magnanime. Mais ces signes ne suffisent pas pour l'assurer de leurs dispositions; il en veut des preuves certaines. Il avoit des barques qui flottoient sur le fleuve; il les fait descendre le canal. Lorsqu'elles sont arrivées à l'enceinte, il les fait approcher du bord, en choisit dix nouvellement construites, y embarque des archers et des frondeurs, les instruit de ce qu'ils doivent dire, et les envoie vers les Perses. Ils voguent vers la ville couverts de leurs armes, pour se défendre en cas d'attaque imprévue de la part des assiégés.
Ce fut alors qu'on vit un spectacle nouveau: des vaisseaux voguant d'un mur vers un autre mur, des nautonniers naviguant en terre ferme, des barques traversant des plaines qu'avoit sillonnées le soc de la charrue: prodige étonnant que n'avoit pas encore montré la guerre, si féconde en miracles. Des guerriers moulés sur des vaisseaux, s'avancent vers d'autres guerriers postés sur des remparts, et sont près d'engager un combat à-la-fois naval et terrestre.
A la vue de ces barques et de ces navigateurs armés, voguant vers le côté où le mur est renversé, les habitans sont frappés de stupeur: tout ce qu'ils voient redouble leur effroi; ils doutent s'ils viennent comme amis ou comme ennemis: tout est suspect, tout alarme dans un danger extrême. Ils lancent sur eux une grêle de traits et de flèches du haut des murs. Prolonger son existence de quelques heures, semble un avantage à des malheureux réduits au désespoir. Ils tâchent moins de les atteindre avec leurs traits, que de les écarter de leurs murs. Les Ethiopiens ripostent: soit qu'ils soient plus habiles, soit qu'ils ne s'apperçoivent pas de l'intention des Perses, ils en atteignent plusieurs; quelques-uns même, frappés d'un coup mortel et subit, tombent du haut des murs dans les flots.
Le combat alloit s'engager et devenir sanglant. Les uns ne vouloient qu'empêcher les ennemis d'approcher de leurs murs; les autres se défendoient avec fureur. Un des principaux de Syène, déjà avancé en âge, arrive sur les remparts: Insensés! s'écrie-t-il, est-ce la crainte du danger qui obscurcit votre raison? Quoi! des hommes que nos prières appellent à notre secours, qui y viennent contre vos espérances, vous les éloignez! S'ils viennent comme amis, vous offrir la paix, c'est pour vous sauver; et s'ils viennent comme ennemis, laissez-les approcher: vous les vaincrez plus facilement. Environnés d'eau comme vous êtes, et de cette multitude immense d'ennemis, que gagnerez-vous à tuer ceux-ci? Recevons-les plutôt dans la ville, et voyons ce qu'ils veulent.
Tous approuvent cet avis: le Satrape lui-même l'adopte; ils abandonnent cette partie du mur, et restent tranquilles. Quand l'espace entre les tours ne fut plus occupé, et que les habitans, en agitant des drapeaux, eurent fait comprendre aux ennemis qu'ils pouvoient approcher sans rien craindre, les Ethiopiens avancèrent, et, s'adressant de dessus leurs barques aux assiégés, ils leur parlèrent ainsi:[62]
Perses, et vous habitans de Syène, Hydaspe, roi de l'Ethiopie orientale et occidentale, et aujourd'hui le vôtre, sait également subjuguer ses ennemis, et se laisser fléchir par leurs prières. La victoire est le fruit de la valeur, mais la compassion est celui de sa sensibilité. Il doit l'une à son armée; mais il ne doit l'autre qu'à lui. Votre vie est entre ses mains. Fléchi par vos prières, il consent à vous tirer du danger où la guerre vous a précipités, du danger que vous voyez, et dont vous ne pouvez échapper; mais il ne veut point vous fixer les conditions de votre délivrance; il vous laisse les maîtres de les régler. Ce seroit, selon lui, agir en tyran; et il ne veut point irriter la fortune par l'abus de ses faveurs.
Les assiégés répondent qu'ils se soumettent à tout ce qu'Hydaspe voudra ordonner d'eux, de leurs femmes et de leurs enfans; qu'ils lui remettent leur ville, s'ils peuvent la sauver; ce qu'ils n'espèrent point, à moins qu'un Dieu, ou Hydaspe lui-même, ne leur présente quelque moyen de salut. Oroondates promet de renoncer à tout ce qui avoit été la cause de cette guerre; d'abandonner la ville de Philes, et les mines de diamans; il demande de ne point être traité avec rigueur, mais la liberté de s'en aller avec sa garnison, il ajoute qu'Hydaspe montrera son humanité dans toute son étendue, en ne l'inquiétant point, mais en le laissant se retirer avec ses troupes à Eléphantine; que d'ailleurs il lui est indifférent de périr ou de n'échapper du danger présent, que pour perdre la vie par les ordres du roi de Perse, qui ne manquera pas de l'accuser d'avoir livré ses guerriers; que même il aime mieux périr d'un genre de mort ordinaire, que d'expirer victime de la barbarie d'un prince cruel, qui plaira à imaginer des tourmens pour le faire souffrir davantage.
Il prie encore les Ethiopiens de recevoir dans leurs barques deux Perses, pour les envoyer à Eléphantine, promettant de se rendre, si ceux qui s'y trouvoient, vouloient recevoir la loi du vainqueur. Les députés se retirent, emmènent avec eux deux Perses, et rapportent tout à Hydaspe. Ce prince ne put s'empêcher de rire de la folie d'Oroondates, qui vouloit discuter les conditions dans un moment où sa vie et sa mort dépendoient d'un autre. Il ne faut pas cependant, dit-il, que tant de gens soient victimes de l'extravagance d'un seul. Il laisse aller à Eléphantine les deux Perses envoyés par Oroondates, sans rien redouter de ce que pourroient entreprendre les troupes rassemblées dans cette ville. Il ordonne ensuite de fermer l'embouchure par laquelle les eaux du Nil couloient dans le canal, et de pratiquer un écoulement dans les retranchemens, afin que les eaux du fleuve ne venant plus dans le canal, celles qui y étoient, se retirant, le terrein séchât autour de la ville, et s'affermit sous les pas.
Les Ethiopiens obéissent à leur roi, et mettent à l'instant la main à l'œuvre; mais la nuit, qui survint, les obligea d'interrompre leurs travaux, et de remettre au lendemain à les achever.
Cependant, les assiégés n'oublient rien pour se mettre à l'abri du danger. Trompés agréablement dans leur attente, ils ne désespèrent plus de leur salut. Les uns continuent de creuser le souterrain: déjà ils approchent des retranchemens des ennemis; ils mesurent de l'œil l'espace qui les en sépare, et jugent qu'ils n'ont plus à creuser que la longueur d'un schœnix; d'autres relèvent, à la lueur des flambeaux, la partie du mur écroulée; les pierres éboulées dans la ville leur fournissent des matériaux suffisans pour ce travail.
Ils se croyoient en sûreté, lorsqu'un accident vint jeter la terreur parmi eux. Vers le milieu de la nuit, une partie du retranchement, que les Ethiopiens avoient commencé à percer le soir, s'éboula tout-à-coup; soit que la terre ramassée en cet endroit, fût molle et sans consistance, et qu'étant abreuvée d'eau, elle se fût affaissée; soit que les ennemis, en détachant de la terre du parapet, l'eussent rendu trop foible pour résister à là masse des eaux, qui grossit pendant la nuit, et élargit peu-à-peu le passage, soit qu'on aime mieux l'attribuer aux dieux, le fracas fut tel qu'il jeta l'épouvante dans tous les cœurs. Les assiégés et les assiégeans en ignoroient également la cause; mais les uns et les autres croyoient que la plus grande partie des murs et de la ville étoit renversée.
Les Ethiopiens, en sûreté dans leur camp, restent tranquilles, en attendant le jour qui devoit les éclairer sur cet évènement. Mais les assiégés courent de tous côtés dans la ville et sur les murs. Chacun se voyant sans danger, croit que la désolation est ailleurs. Enfin le jour paroît et fixe leur incertitude; ils voient le retranchement entr'ouvert, et l'eau s'écoulant à flots pressés.
Les Ethiopiens bouchent cette ouverture avec des planches attachées les unes aux autres, soutenues en dehors avec de grosses poutres de bois; ils y entassent des fascines, qu'ils apportent, les uns du rivage, et les autres sur des barques. C'est ainsi que l'eau s'écoula; mais le terrain entre le camp et la ville étoit impraticable: ce n'étoit plus qu'une boue molle, une vase humide, dont la surface paroissoit sèche et solide, mais où les pieds des hommes et des chevaux enfonçoient également.
On passe ainsi deux ou trois jours; les portes de la ville sont ouvertes. Les Ethiopiens laissent reposer leurs armes: tout dans leur camp retrace l'image de la paix; c'est une véritable trêve conclue par un accord tacite de part et d'autre: aucun des deux partis n'établit de sentinelles. Les habitans se livrent au plaisir et à la joie. La fête la plus solennelle dans l'Egypte, la fête du Nil, arriva dans cet intervalle: elle se célèbre ordinairement vers le solstice d'été, lorsque les eaux du Nil croissent. Il n'en est point de plus auguste ni de plus solennelle en Egypte. En voici la cause:
Les Egyptiens regardent le Nil comme un dieu, et le plus puissant des dieux. Ils voyent en lui le rival du ciel. Chaque année, à des époques fixes, sans neige, sans pluie, leurs moissons sont arrosées par ses eaux. Telle est l'opinion de la multitude, et voici les motifs de son respect pour le Nil. Pour entretenir la vie de l'homme, il faut, selon les Egyptiens, la réunion du sec et de l'humide. Ils prétendent que tous les principes de l'existence sont contenus dans ces deux élémens. L'élément humide produit le Nil, et l'élément sec, leur pays. Voilà ce qui est connu du public.
Mais les prêtres, et tous ceux qui sont admis aux mystères, changent la signification des mots: ils désignent par Isis la terre, et le Nil par Osiris. La déesse gémit de son absence, le reçoit avec transport; elle pleure encore quand elle ne le voit plus. Elle abhorre Typhon comme un ennemi implacable. Les personnes versées dans la physique et la théologie, ne dévoilent pas aux profanes le sens caché sous ces allégories; elles les débitent comme des fables. Mais le flambeau le plus brillant de la vérité étincelle toujours aux yeux de ceux qui se font initier, et qui sont admis au ministère des autels. Que l'on me pardonne cette indiscrétion: les mystères les plus cachés resteront ensevelis sous le secret le plus impénétrable.
Je retourne au siège de Syène. La fête du Nil étant arrivée, les habitans, au milieu des sacrifices et des cérémonies religieuses, se délassent de leurs fatigues et de leurs maux. Leur ame recueille toutes ses forces pour oublier leurs souffrances et s'élever jusqu'à la divinité.
Oroondates, à la faveur des ténèbres de la nuit et du profond sommeil des habitans, sort de la ville avec toutes ses troupes. Il fait avertir secrètement les Perses de se rendre, à une heure déterminée, à la porte par laquelle il doit sortir. Il recommande à chaque officier de n'amener ni les chevaux ni les bêtes de somme, pour prévenir l'embarras, empêcher le bruit et le tumulte qui pourroient les trahir, de ne faire prendre aux soldats que leur armes, une planche ou une pièce de bois. Arrivés à la porte indiquée, ils jettent dans la vase ces pièces de bois, et les mettent à côté l'une de l'autre. Les derniers les transmettent aux premiers à mesure qu'ils avancent. Oroondates fait passer promptement et facilement ses soldats par-dessus ces planches, comme par-dessus un pont. Il gagne la terre ferme à l'insu des Ethiopiens, plongés dans un profond sommeil, sans précaution, sans sentinelles; il marche avec toute la célérité possible vers Eléphantide, et y arrive sans trouver aucun obstacle.
Les deux Perses qu'il avoit envoyés de Syène à Eléphantide, l'attendoient, comme ils en étoient convenus avec lui: à peine leur a-t-il prononcé le mot d'ordre, qu'il leur avoit donné, que les portes s'ouvrent à l'instant.
Les habitans ne s'apperçurent de la fuite des Perses qu'au point du jour. Chaque habitant ne trouve plus à son réveil les soldats qu'il logeoit. Ils s'assemblent ensuite, et ne doutent plus de leur retraite à la vue du nouveau pont. Ils se croyent perdus sans ressource. Ils s'attendent aux plus vifs reproches de la part d'Hydaspe, d'avoir abusé de sa générosité pour mieux le tromper, et faciliter la fuite des Perses. Ils prennent le parti de sortir tous de la ville, et de se remettre à la discrétion des Ethiopiens, de protester avec serment qu'ils ne se sont apperçus de rien, et de tâcher de les fléchir. Ils se rassemblent tous, sans distinction d'âge, prennent des rameaux, portent les images des dieux dans leurs mains, avec des torches, comme pour leur servir de sauve-garde. Ils avancent vers le camp des Ethiopiens par le pont qu'avoit jeté Oroondates; ils s'arrêtent à quelque distance, tombent à genoux. Tout-à-coup des cris lamentables s'élèvent vers le ciel, et implorent la clémence du vainqueur. Pour attendrir encore les ennemis, ils leur abandonnent les enfans en bas âge, pour les emporter, persuadés que ces innocentes victimes, hors de tout soupçon, réussiront mieux à émouvoir leur pitié. Ces enfans consternés, ne sachant rien, effrayés peut-être des cris qu'ils entendent, fuient loin de leurs parens et de leurs nourrices, les uns se traînant vers le camp ennemi, les autres, balbutiant, sanglottant, forment le spectacle le plus touchant et le plus lamentable.
A cette vue, Hydaspe croit qu'ils viennent implorer une seconde fois sa clémence, reconnoître leur aveuglement, et avouer leur faute. Il leur envoie demander ce qu'ils veulent, pourquoi ils viennent seuls, et que les Perses ne sont pas avec eux. Les Syènois l'instruisent de tout ce qui s'est passé; que les Perses ont pris la fuite, à la faveur d'une fête solennelle qu'ils célébroient: ils protestent qu'ils n'y ont eu aucune part; que, pendant qu'ils étoient occupés des devoirs de la religion, qu'après le banquet sacré, pendant qu'ils donnoient, les Perses se sont échappés; que, quand même ils les auroient vus, ils nauroient pu les en empêcher, étant sans armes contre des hommes armés.
Hydaspe soupçonne que le dessein d'Oroondates est de le surprendre et de lui tendre quelque piège. Il fait approcher les prêtres seuls; il adore les images des dieux qu'ils portent dans leurs mains, pour se faire respecter. Il leur demande s'ils n'ont pas encore quelques renseignemens à lui donner sur les Perses; où ils sont partis; quelles sont leurs forces; comment ils reviendront l'attaquer. Les prêtres répondent qu'ils ignorent leurs projets; mais qu'ils conjecturent qu'ils sont partis à Eléphantine; que la plus grande partie des forces d'Oroondates y est rassemblée; que ce général met toutes ses espérances dans cette armée, et sur-tout dans ses cavaliers, bardés de fer. Ils prient en même-tems Hydaspe d'entrer dans une ville qui lui appartient désormais, et d'appaiser sa colère.
Le roi ne croit pas devoir entrer, pour le moment, dans Syène. Il y envoie deux corps d'Oplites, pour s'assurer s'il n'y a pas quelque embuscade, et pour la garder, s'ils n'y trouvent point d'ennemis. Il renvoie les habitans avec les meilleures espérances: il range ensuite son armée en bataille, pour recevoir les Perses, ou aller au-devant d'eux, s'ils tardent à arriver.
Toutes ses dispositions n'étoient pas encore faites, que ses coureurs viennent lui annoncer que les Perses paroissent en bon ordre. Oroondates avoit fixé à Eléphantine le lieu de rassemblement de ses guerriers. A la nouvelle de l'arrivée subite des Ethiopiens, il avoit été contraint de s'enfermer, avec un petit nombre de troupes, dans Syène. Environné de toutes parts de retranchemens, il avoit demandé et obtenu la vie, et s'étoit rendu coupable de la perfidie la plus noire envers Hydaspe. Il avoit engagé les Ethiopiens à emmener avec eux deux Perses, sous prétexte de les envoyer à Eléphantine consulter ceux qui y étoient, et leur demander à quelles conditions il devoit traiter avec l'ennemi, mais en effet pour les prévenir de se tenir prêts à combattre, lorsqu'il se seroit échappé de Syène. Sa perfidie lui avoit réussi. Il avoit trouvé ses troupes en état de marcher, s'étoit mis à leur tête, et s'avançoit à grandes journées, dans l'espérance de surprendre l'ennemi. Déjà il se montroit, donnant par-tout ses ordres, brillant de l'appareil et du faste persan. Ses armes, enrichies d'argent et d'or, étincellent au loin. Le soleil ne faisoit que de paroître, et ses rayons naissans, tombant sur le visage des Perses, de leurs armes jaillissoient des éclairs qui faisoient de la plaine un océan de lumière.
A l'aile gauche sont les Mèdes et les Perses de nation: devant sont rangés les Oplites; ensuite viennent les archers et les frondeurs, qui, n'étant pas couverts d'une armure complète, doivent être défendus par les Oplites pendant qu'ils lanceront leurs traits[63]. Les Egyptiens et les Lybiens sont à l'aile gauche, avec toutes les troupes étrangères; ils ont aussi avec eux des frondeurs, qui doivent se répandre ça et là, et attaquer l'ennemi en flanc. Le Satrape s'est placé au centre, monté sur un char armé de faulx; à sa droite et à sa gauche est sa phalange, pour le défendre: devant lui sont ses cavaliers caparaçonnés: c'est sur eux, sur-tout, qu'il fonde l'espérance de la victoire.
Cette phalange est composée des guerriers les plus braves de la Perse; c'est un rempart impénétrable à tous les efforts de l'ennemi; voici quelles sont ses armes:
Les guerriers, tous d'élite, tous robustes et vigoureux, couvrent leur tête d'un casque d'une seule pièce, bien fait, qui, connue un masque, représente tous les traits de la figure humaine. Depuis le haut de la tête jusqu'au col, il enveloppe tout, excepté les yeux, dont il laisse le libre usage. Une javeline, plus longue qu'une lance, est dans leur main droite; de la gauche, ils tiennent les rênes de leurs coursiers: à leur côté est un cimeterre. Non-seulement leur poitrine, mais encore le reste de leur corps est cuirassé. Je vais décrire la structure de cette cuirasse.
On taille d'abord, en forme de tétragone, des lames de fer et de cuivre, de la largeur d'un empan; on les adapte ensuite de manière que, dans le sens perpendiculaire et transversale, elles se couvrent les unes les autres; des coutures faites en-dessous les attachent ensemble. Cette cuirasse forme un manteau d'écailles, qui tombe sur le corps, l'enveloppe de toutes parts, sans causer la moindre douleur, et s'applique sur chaque membre, sans en gêner les mouvemens: ils ont aussi des brassarts, qui prennent depuis le col jusqu'aux cuisses, mais qui n'en couvrent point la partie intérieure, qui presse les flancs du coursier. Cette cuirasse résiste à tous les traits, garantit de toutes les blessures: un autre cuissart enveloppe aussi la jambe depuis le talon jusqu'au genou. Une armure presque, semblable couvre aussi le cheval; ses jambes sont garnies; toute sa tête est enveloppée: de dessus son dos pend de chaque coté une cuirasse de fer, qui lui couvre les flancs: par le vide, qu'on a soin de laisser, la légèreté du coursier n'est point gênée.
Ainsi armé et caparaçonné, le cavalier, surchargé d'un si grand poids, a besoin d'aide pour monter à cheval. Au moment du combat, il lâche la bride à son coursier, et fond avec la rapidité du vent sur l'ennemi: on diroit d'un homme de fer, ou d'une statue d'airain vivante. Une pique, dont la pointe dépasse la tête du cheval, est soutenue par un anneau attaché à son cou; l'autre extrémité est suspendue au pommeau de la selle. Dans les combats, elle arme la main du cavalier, qui, en la dirigeant, en seconde l'effort, et redouble la violence du coup qu'elle porte: aussi perce-t-elle tout ce qu'elle rencontre, et souvent deux ennemis en même-tems.
A la tête d'une armée ainsi rangée, soutenue de cette cavalerie, le Satrape marche au-devant d'Hydaspe. Le fleuve est derrière, pour que les Ethiopiens ne puissent environner son armée, moins nombreuse que la leur.
Hydaspe avance à sa rencontre. A l'aile droite des ennemis, composée des Mèdes et des Perses, il oppose les habitans de Méroë, guerriers armés de toutes pièces, et accoutumés à combattre de pied ferme. Les Troglodytes, et les habitans des pays voisins des climats où naît la cinnamome, légèrement armés, vîtes à la course, habiles à lancer des traits, sont opposés aux frondeurs et aux archers d'Oroondates. Hydaspe, ayant appris que le général Perse mettoit beaucoup de confiance dans sa cavalerie bardée de fer, se place lui-même au centre avec les éléphans chargés de tours: devant eux il range les Blemmyes et les Serres, pesamment armés, et les instruit de ce qu'ils ont à faire pendant l'action.
On lève les drapeaux de part et d'autre, et on donne le signal du combat: du côté des Perses, les trompettes retentissent, et du côté des Ethiopiens les tambours et les timballes. Oroondates conduit sa phalange à l'ennemi en poussant de grands cris. Hydaspe ordonne à ses soldats de s'avancer à petits pas pour ne pas laisser ses éléphans derrière, et pour ralentir l'ardeur et amollir le choc de la cavalerie ennemie. Arrivés à la portée du trait, les Blemmyes, voyant les Perses aiguillonner leurs coursiers pour tomber sur eux, se mettent en devoir d'exécuter les ordres de leur roi: ils laissent les Serres rangés devant les éléphans pour les soutenir, s'élancent hors des rangs, et se précipitent contre cette cavalerie couverte de fer. Les Perses, les voyant s'avancer en petit nombre contre des troupes plus nombreuses et bien cuirassées, les prennent pour des frénétiques; ils redoublent d'ardeur, volent à l'ennemi avec la confiance de la victoire, et persuadés qu'ils vont les renverser du premier choc. Les Blemmyes, prêts à en venir aux mains, et à la portée de la lance, se baissent tout-à-coup, et tous en même-tems, et se glissent sous les chevaux. Un genou en terre, la tête et le dos sous le ventre des coursiers, ils se signalent par des prodiges inouis: ils saisissent l'instant où les chevaux passent, pour leur percer le ventre à coups d'épée; ces animaux, ne pouvant supporter la douleur, ne sentant plus le frein, renversent leurs cavaliers; beaucoup même s'abattent: ces cavaliers, incapables de se remuer sans un secours étranger, étendus par terre, immobiles, sont égorgés par les Blemmyes.
Tous ceux dont les chevaux ne sont point atteints, tombent sur les Serres; mais ceux-ci, les voyant approcher, se retirent promptement derrière les éléphans, qui leur servent comme de remparts: il se fait là un horrible carnage; presque tous ces cavaliers y périssent: les chevaux voient paroître tout-à-coup les éléphans; à la vue de ces masses énormes et nouvelles pour eux, ils retournent en arrière, ou s'embarrassent les uns les autres, et portent le désordre dans les rangs de la phalange. Dans les tours que portent les éléphans, sont six guerriers, deux de chaque côté, armés chacun d'un arc; la partie de derrière est vide: ils ne cessent de tirer de ces tours comme d'une citadelle; l'air est obscurci de la multitude des traits qu'ils lancent. Bientôt les Ethiopiens ne visent plus qu'aux yeux des ennemis: on diroit que, sûrs de la victoire, ils ne font plus que s'exercer. Ils décochent leurs flèches avec tant de dextérité, que les Perses atteints de ces traits qu'ils portent ainsi dans leurs yeux, s'abandonnent en désordre au milieu de leurs troupes. Ceux qui sont emportés par la rapidité de leurs chevaux, vont tomber au milieu des éléphans; les uns sont renversés, foulés aux pieds par ces animaux; les autres sont immolés par les Serres et les Blemmyes, qui, sortant de derrière les éléphans comme d'une embuscade, ou les percent de leurs traits, ou les saisissent et les renversent de dessus leurs chevaux. Tous ceux qui échappent, s'enfuient à toute bride, sans faire aucun mal aux éléphans; car ces animaux, lorsqu'ils vont au combat, sont aussi couverts de fer. La nature d'ailleurs les a munis d'une peau en écailles impénétrables, dont la dureté repousse tous les traits.
Enfin, tous les autres étant mis en fuite, le satrape Oroondates lui-même, oubliant le soin de sa gloire, abandonne honteusement son char, monte sur un coursier de Nisa, et s'enfuit précipitamment. Les Egyptiens et les Lybiens, qui sont à l'aile gauche, ignorant cette déroute, soutiennent le combat avec une valeur héroïque: quoiqu'ils reçoivent plus de mal des ennemis qu'ils ne leur en font, ils ne s'en défendent pas avec moins d'intrépidité. Ils ont en tête les peuples qui habitent les climats où naît le cinnamome, et qui les maltraitent cruellement. Lorsqu'ils avancent, les ennemis fuient devant eux, et, tout en fuyant, les accablent d'une grêle de traits: s'ils se retirent, ils fondent sur eux; les uns, à coups de fronde, les attaquent en flanc; d'autres, avec de petites flèches trempées dans du sang de dragon, portent une mort certaine dans leurs rangs.
Ces peuples semblent jouer avec leurs arcs, plutôt que se battre sérieusement. Leur tête est enveloppée d'un tissu, dans lequel leurs flèches sont piquées tout autour. La partie de ces flèches garnie de plumes, est dans le tissu, et les pointes, comme autant de rayons, sortent en dehors. Chaque guerrier, dans les combats, les prend à ce tissu, qui lui tient lieu de carquois. On les voit sauter, bondir légèrement, tantôt avançant, tantôt reculant, la tête ainsi couronnée de traits, et le reste du corps nud[64]. La pointe de ces traits n'est point armée de fer. Ils tirent du dos d'un serpent un os qu'ils aiguisent, et dont ils font une flèche longue d'une coudée: peut-être même est-ce pour cela que les Grecs appellent des traits oïstoi.
Les Egyptiens résistent quelque tems; ils opposent leurs boucliers à tous les traits qui pleuvent sur eux. Ce peuple est naturellement courageux, brave la mort, autant par vanité que par devoir, et craint peut-être aussi d'être puni, s'il quittoit son poste. Mais, apprenant que la cavalerie caparaçonnée est détruite; qu'Oroondates a quitté le champ de bataille; que les Mèdes et les Perses, si célèbres pour leur valeur, n'ont point soutenu leur renommée contre les habitans de Méroë, qu'ils avoient à combattre, et dont ils ont été bien maltraités, ils tournent aussi le dos, et prennent la fuite.
Hydaspe, du haut d'une tour, voyant ses troupes partout victorieuses, envoie de tous côtés des hérauts pour empêcher le carnage, et ordonner à ses guerriers de prendre vivans tous ceux qu'ils pourront, et de les lui amener, et sur-tout de prendre Oroondates. Pour exécuter les ordres de leur monarque, les Ethiopiens s'étendent à droite et à gauche, diminuant beaucoup la profondeur de leurs rangs. Les deux aîles de l'armée forment un demi-cercle, enveloppent les Perses, et ne leur laissent, pour fuir, que le côté du fleuve. Ceux-ci s'y précipitent en foule. Les chevaux, les chars armés de faulx, le tumulte, le trouble, inséparables d'une déroute, les renversent les uns sur les autres. Ils reconnoissent la folie de ce qu'ils avoient d'abord regardé comme un trait d'habileté de la part du Satrape. Avant l'action, Oroondates, pour ne point être enveloppé, avoit appuyé ses derrières du fleuve, et ne s'étoit point apperçu qu'il se fermoit par là le chemin de la retraite: ce fut là qu'il fut pris. Le fils de Cybèle, Achémènes, ayant appris la catastrophe arrivée à Memphis, se repentoit d'avoir découvert à Oroondates des choses qu'il ne pouvoit plus prouver, et cherchoit à tuer le Satrape au milieu du désordre et de la déroute. Il venoit de le manquer, lorsqu'un trait, lancé par un Ethiopien, le punit de sa perfidie. L'Ethiopien, ne reconnoissant pas le Satrape, mais voulant lui sauver la vie, selon l'ordre d'Hydaspe, fut indigné de voir un Perse, à qui l'ennemi vouloit sauver la vie, tourner, par la plus noire scélératesse, ses armes contre ses compatriotes, et profiter de l'occasion d'une déroute, pour satisfaire sa vengeance particulière.
Oroondates, prisonnier, est emmené devant son vainqueur. Le monarque éthiopien, le voyant couvert de sang, près d'expirer, ordonne à ses médecins de le panser, et de le rappeler à la vie[65]: lui-même il le console par ses discours. Vivez, lui dit-il; ce n'est point à vos jours que j'en veux. S'il est beau de vaincre ses ennemis sur le champ de bataille, et les armes à la main, il ne l'est pas moins de les vaincre par ses bienfaits, quand ils sont terrassés. Pourquoi avez-vous été perfide envers moi?—Oui, perfide envers vous, mais fidèle envers mon roi.—A présent que vous êtes en mon pouvoir, quel châtiment croyez-vous mériter?—Celui que mon roi infligeroit à un de vos généraux qui vous seroit fidèle.—Il le renverroit comblé d'éloges et de présens, s'il est vraiment roi, s'il n'est pas un tyran, et s'il veut, par des éloges donnés à des étrangers, faire naître dans le cœur de ses sujets le désir de les imiter. Vous avez été fidèle, soit; mais il faut convenir que vous avez été téméraire d'en venir aux mains avec une armée si supérieure en nombre.—Je n'ai point été téméraire, puisque je n'ai fait que remplir les intentions de mon roi. La moindre lâcheté à la guerre est punie par lui plus que le courage n'est récompensé. Aussi je n'ai point balancé à affronter tous les dangers. Je pouvois espérer, vu les hasards innombrables de la guerre, remporter une victoire éclatante, ou après une défaite, trouver mon apologie dans mon courage et mon activité.
Hydaspe le comble déloges, l'envoie à Syène, et recommande à ses médecins d'en avoir le plus grand soin. Il entre lui-même dans la ville avec l'élite de ses troupes. Tous les habitans de tout âge sortent au-devant de lui. Ils jettent sur ses guerriers des couronnes faites des fleurs qui croissent sur les bords du Nil. Tous, par des chants d'alégresse et des cris de victoire, célèbrent les louanges du monarque Africain.
Lorsqu'il fut entré dans la ville, monté sur un éléphant, comme sur un char de triomphe, son premier soin fut d'offrir aux dieux des sacrifices et de les remercier de la victoire qu'il venoit de remporter. Il interrogea les prêtres sur l'origine des fêtes du Nil, et sur tout ce qu'il y avoit dans la ville de beau et de curieux. Ils lui montrèrent d'abord le puits qui mesure la hauteur des eaux du Nil: semblable à celui de Memphis, il est construit de même en pierres de taille. En dedans, sont gravés des caractères à une coudée de distance les uns des autres. Les eaux du Nil coulent dans ce puits par dessous terre, baignent ces différens caractères destinés à marquer la hauteur de ses inondations. Les accroissemens et la diminution des eaux, se calculent sur le nombre de ces caractères qui est apparent. Ils lui montrent aussi des cadrans solaires, dont l'aiguille à midi ne projette pas d'ombre. Au solstice d'été, les rayons du soleil tombent perpendiculairement sur Syène; la lumière, répandue partout, ne forme point d'ombre, et pénètre jusque dans la profondeur des puits.
Ces objets ne piquèrent pas beaucoup la curiosité d'Hydaspe: ou en voyoit de semblables à Méroë en Ethiopie. Les prêtres célébroient alors les fêtes du Nil, qu'ils chantoient sous le nom d'Orus et de Zeidore, comme le protecteur de toute l'Egypte, le sauveur de la haute, le père de la basse; ils disoient que chaque année il apporte sur les terres des engrais, qui lui ont fait donner le nom de Nil; qu'il annonce le retour des différentes saisons; de l'été, par l'accroissement de ses eaux; de l'automne, par leur rentrée dans leur lit; du printems, par les fleurs qui croissent sur ses rives; par la ponte des crocodiles; enfin, que le Nil n'est autre chose que l'année; que son nom en est une preuve; que les différentes combinaisons des lettres qui le composent, se montent à trois cens soixante et cinq, nombre égal à celui des jours de l'année. Ils ajoutaient encore les qualités des plantes, des fleurs, des animaux et beaucoup d'autres choses.
C'est à l'Ethiopie, répond Hydaspe, et non à l'Egypte qu'en appartient toute la gloire. Ce fleuve que vous regardez comme un dieu, ces engrais qu'il roule avec lui, c'est l'Ethiopie qui vous les envoie: c'est l'Ethiopie, la mère de vos divinités, qui mérite vos hommages. Aussi l'honorons-nous, répondent les prêtres, puisque c'est d'elle que vient notre salut et notre religion. Il faut être réservés dans vos louanges, réplique Hydaspe; et en même tems il entre dans sa tente, et passe le reste du jour à se récréer, au milieu d'un repas qu'il donne aux principaux Ethiopiens, et aux prêtres de Syène. Il permit à toutes ses troupes de se livrer à la joie. Les habitans de la ville leur vendirent ou leur donnèrent une quantité prodigieuse de bœufs, de brebis, de chèvres, de porcs et de vin.
Le lendemain, Hydaspe, assis sur un trône, distribua à ses guerriers, selon leurs services, le butin pris dans la ville et dans le combat. Celui qui avoit fait Oroondates prisonnier, étoit présent. Demandes, lui dit le roi, ce que tu désires. Sire, lui répond le soldat, je ne demande rien. Je suis bien récompensé; j'ai obéi à vos ordres en sauvant le général des Perses; d'ailleurs je me suis moi-même récompensé, pourvu que vous me laissiez ce que je lui ai pris. En-même tems il lui montre le ceinturon du satrape orné de diamans d'un grand prix, et qui valoit plusieurs talens. Parmi ceux qui étoient présens, plusieurs s'écrient, qu'une pièce pareille est au-dessus de la fortune d'un particulier, et digne d'un roi. Qu'y a-t-il de plus digne d'un roi, répond Hydaspe en souriant, que de ne pas montrer moins de générosité qu'il ne montre d'avidité? Les lois de la guerre permettent au vainqueur de dépouiller son prisonnier; qu'il garde comme un présent de ma part, un objet qu'il auroit pu me cacher et posséder sans mon aveu.
Ceux qui avoient pris Chariclée et Théagènes se présentent ensuite: Prince, disent-ils, le butin que nous avons pris sur les ennemis ne consiste point en diamans, en or ni en argent, richesses communes en Ethiopie, et que l'on trouve en abondance dans votre palais. C'est un jeune homme et une jeune fille, le frère et la sœur, originaires de la Grèce, dont la beauté et les grâces ne le cèdent qu'aux vôtres, et que nous vous avons déjà présentés.
Daignez, prince, ne pas nous oublier dans la distribution de vos bienfaits. Il est vrai, répond Hydaspe, vous me les avez déjà présentés; mais le trouble, le tumulte m'empêchèrent alors de les considérer. Qu'on les fasse venir; que les autres prisonniers paroissent aussi.
Aussitôt un soldat sort de la ville, court vers ceux qui gardent le bagage de l'armée, et leur porte l'ordre du roi. On amène donc les deux prisonniers. Ceux-ci demandent à un de leurs gardes, moitié grec, moitié barbare, où on les conduit. Le roi Hydaspe, répond le soldat, passe en revue tous les prisonniers. Dieux sauveurs! s'écrient-ils au nom d'Hydaspe; car ils ne savoient pas que le roi d'Ethiopie portoit ce nom.
O mon amie! dit Théagènes à Chariclée, à voix basse, tu instruiras sans doute le roi de nos aventures. Voilà cet Hydaspe que tu me disois souvent être ton père. O mon ami! répond Chariclée, les grands évènemens demandent à être ménagés de longue main. Nos aventures, dont les commencemens sont si compliqués, si embarrassés, ne peuvent avoir un dénouement prompt et simple. Il n'est pas de notre intérêt de découvrir tout-à-coup des choses sur lesquelles une longue suite d'années a répandu de l'obscurité. Ma mère Persine, d'ailleurs, dépositaire du secret de ma naissance, peut seule montrer l'enchaînement de tout; et nous apprenons que, grâces aux dieux, elle vit encore.—Mais si on nous immole.... si Hydaspe nous rend comme prisonniers.... si nous n'arrivons pas en Ethiopie....—C'est ce que nous n'avons pas à craindre: nous avons souvent entendu dire à nos gardes que l'on nous réservoit pour être immolés sur les autels; Hydaspe se gardera bien de rendre ou de faire périr des prisonniers dont il a promis le sang aux dieux. Pour un homme religieux, c'est un crime de manquer à un vœu pareil. Si, aveuglés par la joie, nous révélons aujourd'hui ce qui nous regarde, en l'absence de ceux qui peuvent nous reconnoître et attester la vérité de nos discours, nous pourrions, sans nous en douter, aigrir, irriter Hydaspe. Ce prince pourroit regarder la majesté du trône comme insultée et outragée, si des captifs, destinés à l'esclavage, venoient, par une imposture insigne et dénuée de toute vraisemblance, se donner tout-à-coup pour les enfans du roi.—Mais les signes que tu as, que tu conserves toujours avec toi, prouveront que nous ne sommes point des imposteurs.—Ces signes sont des preuves pour ceux qui les connoissent, ou qui les ont exposés avec moi; mais pour ceux qui ne les connoissent point, qui ne peuvent même les connoître, ils ne prouvent rien: peut-être même feroient-ils soupçonner notre probité, nous feroient-ils regarder comme des brigands. Quand même Hydaspe les reconnoîtroit, qui lui persuadera que je les tiens de la reine, que c'est une fille qui les a reçus d'une mère? Théagènes, le naturel d'une mère est un témoignage irréfragable. Dès la première entrevue, un sentiment secret réveille l'amour maternel pour le fruit de ses entrailles: il ne faut donc pas négliger une circonstance, qui peut donner tant de poids à toutes les preuves que je peux apporter.
En s'entretenant ainsi, ils arrivent devant le roi; Bagoas y paroît avec eux. A leur vue, Hydaspe tressaille: Dieux puissans! dit-il, je vous implore; puis il réfléchit quelques instans. Les grands de sa cour, qui l'environnent, lui demandent ce qui l'occupe. Je me rappelle, dit-il, qu'il m'est né aujourd'hui une fille semblable à celle-ci et du même âge. Je n'ai tenu aucun compte de mon songe; mais les traits de cette jeune fille me le rappellent. Ses courtisans lui répondent que son songe n'est qu'une image, qui représente souvent les choses à venir. Hydaspe, sans parler davantage de son songe, demande aux prisonniers qui ils sont. Chariclée garde le silence, et Théagènes répond qu'ils sont frère et sœur, grecs de nation. J'en suis charmé, réplique Hydaspe. La Grèce est un pays très-bon et très-beau, qui nous donne, pour remercier les dieux de notre victoire, des victimes magnifiques et du plus heureux présage. Mais pourquoi, ajoute-t-il, en souriant à ceux qui l'environnent, un fils ne m'est-il pas né aussi en songe? Les traits de ce jeune homme, frère de cette jeune captive, qui devoit paroître avec elle devant moi, auroient dû, selon vous, se présenter aussi à mon esprit en songe.
S'adressant ensuite à Chariclée et lui parlant en grec, langue cultivée par les Gymnosophistes et à la cour d'Ethiopie: Et vous, dit-il, pourquoi gardez-vous le silence, et ne répondez-vous pas à mes questions?—C'est aux autels, sur lesquels vous devez faire couler notre sang en l'honneur des dieux, que vous connoîtrez moi et mes parens.—Où sont-ils?—Ils sont ici et ils assisteront au sacrifice. Elle rêve en effet, dit Hydaspe en souriant, cette fille qui m'est née en songe; elle s'imagine que, du milieu de la Grèce, ses parens se trouveront ainsi transportés à Méroë. Qu'on prenne soin d'eux; qu'on ne les laisse manquer de rien: ils orneront la fête. Quel est cet autre auprès d'eux, qui ressemble à un eunuque? C'est vraiment aussi un eunuque, répond un des spectateurs: il s'appelle Bagoas; Oroondates n'a point fait de perte plus sensible. Qu'il suive ces captifs, reprend Hydaspe, non pour être immolé avec eux, mais pour garder cette jeune fille. Sa beauté demande qu'elle soit surveillée de près, pour qu'elle soit conservée pure et sans tache jusqu'au moment du sacrifice. La jalousie, passion naturelle aux eunuques, s'oppose à ce que les autres jouissent de plaisirs qui leur sont interdits.
Le monarque Ethiopien continue de passer en revue et d'examiner les autres prisonniers qui défilent devant lui. Il donne comme esclaves, ceux qui le sont par état, et rend la liberté à ceux qui sont de condition libre. Il choisit dix jeunes gens et autant de jeunes filles, à la fleur de l'âge, d'une beauté remarquable, les joint à Théagènes et à Chariclée, et leur réserve le même sort.
Après avoir répondu à tout le monde, il s'adresse à Oroondates qu'il avoit appelé, et que l'on portoit en litière. Il ne reste plus, lui dit-il, de semences de guerre; je suis maître de Philes et des mines de diamans, la cause de celle-ci. Je n'ai point l'ambition des conquérans: mes succès ne m'enorgueillissent point; je ne veux point profiter de ma victoire pour reculer au loin les bornes de mes états. Je me renferme dans les limites que la nature elle-même a posées entre les deux empires, les cataractes. Comme je possède actuellement ce qui m'a amené, je respecte l'équité, et je retourne dans mes états. Si vous revenez à la santé, vous garderez votre gouvernement; vous annoncerez au roi de Perse qu'Hydaspe, votre frère, vous a vaincu par son courage; mais que sa générosité vous a rendu tout ce que vous possédiez; qu'il ne demande que votre amitié; qu'il ne connoît point de bien plus précieux; mais qu'il ne redoute pas la guerre, si vous voulez la recommencer. Je remets aux habitans de Syène les impôts pour dix ans, et je vous prie de les en exempter.
A ces mots, tous les spectateurs poussent de grands cris: les applaudissemens et les acclamations des habitans et des soldats se mêlent ensemble. Oroondates, étendant les deux bras, et les croisant, se prosterne devant lui et l'adore, contre l'usage des Perses, qui ne rendent jamais de pareils hommages à des rois étrangers. O vous! qui êtes ici présens, dit-il, je ne crois pas manquer aux usages, ni violer les lois de mon pays, en adorant un prince qui me rend mon gouvernement. Ma vie est entre ses mains: il est maître de mon sort; il ne me témoigne que de la bonté, me rétablit dans ma dignité. Si je recouvre la santé, je promets d'unir les Ethiopiens et les Perses par les liens d'une amitié et d'une paix éternelles. Je promets de remplir envers les habitans de Syène les intentions d'Hydaspe; mais si ma destinée..... Puissent les dieux m'acquitter envers Hydaspe et toute sa famille!
Hydaspe retourne en Ethiopie. Description de l'île de Méroë. Préparatifs pour recevoir Hydaspe. Théagènes et Chariclée au pied des autels. Persine veut sauver Chariclée. Sisimithrès désapprouve les victimes humains. Chariclée se fait connoître. Discours d'Hydaspe au peuple. On l'empêche d'immoler Chariclée. Des ambassadeurs de différentes nations viennent féliciter Hydaspe. Théagènes terrasse un Athlète d'une taille gigantesque. Arrivée de Chariclès. Théagènes, sauvé, épouse Chariclée.
Nous terminerons ici ce qui regarde la ville de Syène. Nous avons vu quels dangers l'ont menacée; nous avons vu la magnanimité du héros Africain la tirer des extrémités où elle étoit réduite.
Hydaspe fit d'abord partir la plus grande partie de son armée, et il se mit ensuite lui-même en marche pour l'Ethiopie. Il fut reconduit fort loin au milieu des acclamations et des cris de joie des habitans de Syène et des Perses. Il côtoya le Nil. Arrivé aux cataractes, il immola des victimes au fleuve et aux dieux qui protègent les limites; il se détourna ensuite, et s'avança à travers les terres. A son arrivée à Philes, il fit reposer ses troupes pendant deux jours; il fit encore prendre les devants à la plus grande partie de son armée et aux prisonniers, s'arrêta à Philes, la fortifia, y établit une garnison et partit. Il choisit deux cavaliers, qui devoient le précéder, et qui, changeant de chevaux dans chaque ville et dans chaque village, devoient porter ses ordres avec la plus grande célérité. Il leur ordonna d'aller annoncer sa victoire à Méroë, de remettre aux sages une lettre conçue en ces termes: (on les appelle Gymnosophistes; ils sont les assesseur et les conseillers du roi, qui les consulte dans toutes les affaires de l'état.)
Le roi Hydaspe au sacré collège.
«Je vous annonce la victoire que j'ai remportée sur les Perses. Mais je ne m'énorgueillis pas de mon triomphe; je redoute trop l'inconstance de la fortune. J'ai toujours reconnu, et je reconnois aujourd'hui particulièrement la sagesse de vos conseils. Je vous invite, je vous prie même de vous assembler au lieu ordinaire; votre présence rendra plus auguste le sacrifice, que nous offrirons aux dieux en reconnoissance de cette victoire.»
Voici ce qu'il écrivit à Persine, son épouse.
«Nous sommes vainqueurs; et, ce qui vous touche le plus, je suis en bonne santé. Préparez une fête brillante, un sacrifice solennel, pour remercier les dieux de notre victoire. J'ai écrit aux sages; joignez vos invitations aux miennes; engagez-les à se trouver avec vous hors la ville, dans le champ consacré aux dieux protecteurs de l'Ethiopie, le Soleil, la Lune et Bacchus.»
Le voilà donc, dit Persine, à la lecture de cette lettre, le voilà ce songe qui m'est apparu cette nuit! Je me croyois enceinte; je devenois mère; je mettois au jour une fille devenue tout-à-coup belle et grande: les douleurs de l'enfantement n'étoient que les inquiétudes où me jetoit cette guerre: cette fille, que je mettois au monde, n'étoit que l'emblème de cette victoire. Allez, répandez dans la ville cette heureuse nouvelle.
Aussitôt des coureurs exécutent cet ordre. Couronnés de lotos, qui croît sur les rives du Nil, agitant dans leurs mains des branches de palmier, ils parcourent à cheval les principaux quartiers de la ville. Leur extérieur seul annonce la victoire. La joie se répand dans Méroë. Nuit et jour, ce ne sont que danses, jeux, sacrifices offerts aux dieux dans les maisons et dans les places publiques. On couronne les temples; l'alégresse est universelle, bien moins à cause de la victoire, que de la conservation d'Hydaspe, prince chéri de ses sujets, comme un père de ses enfans, pour sa justice, sa bonté et sa douceur.
Persine fait rassembler dans l'enceinte sacrée, au-delà du fleuve, une multitude de bœufs, de chevaux, de brebis, de cailles, de gryffons et d'animaux de toute espèce. Cent de chaque espèce doivent être immolés, et les autres sont destinés pour un banquet public. Elle va trouver aussi les Gymnosophistes: ils habitent un bois consacré à Pan; elle leur remet la lettre d'Hydaspe, les exhorte à se rendre à l'invitation du roi, et, par déférence pour elle-même, à venir embellir de leur présence la cérémonie. Ils prient la reine d'attendre quelques instans. Ils se retirent dans un temple pour consulter les dieux, selon leur coutume, sur ce qu'ils doivent faire: ils reviennent bientôt; tous se taisent; le chef du sacré collège, Sisimithrès, prenant la parole: Princesse, dit-il, nous nous y rendrons; les dieux l'approuvent: ils nous annoncent qu'il s'élèvera du trouble et du tumulte pendant la fête; mais l'issue sera heureuse. Un membre de votre corps, une partie de la famille royale est perdue; mais le destin vous la fera retrouver. Votre présence, répond Persine, préviendra tous les malheurs et les changera en bien. Lorsque je saurai l'approche du roi, je vous en instruirai. Vous n'avez pas besoin de nous en instruire, répond Sisimithrès? il arrivera demain matin; une lettre que vous recevrez bientôt vous l'apprendra.
Persine était prête de rentrer dans son palais, lorsqu'un cavalier lui remet une lettre d'Hydaspe, dans laquelle ce prince annonce son arrivée pour le lendemain matin. Des hérauts aussitôt publient cette nouvelle dans Méroë: les hommes seuls peuvent aller au-devant du roi; les femmes sont privées de ce plaisir; il ne leur est pas permis d'assister aux sacrifices offerts aux plus purs et aux plus brillans des dieux, la Lune et le Soleil. On craint que ces sacrifices ne soient souillés par quelque impureté, même involontaire De toutes les femmes, la seule prêtresse de la Lune a droit d'y assister; Persine est revêtue de cette dignité; d'après l'usage et les lois de l'Ethiopie, le roi est prêtre du Soleil, et la reine prêtresse de la Lune. Chariclée devoit y être, non comme spectatrice, mais comme une victime, dont le sang devoit arroser l'autel de la Lune.
Tout dans la ville est en mouvement. Sans attendre le jour indiqué, les habitans passent dès le soir le fleuve Astaboras; les uns sur les ponts, les autres dans des barques faites de roseaux. Il y en a beaucoup répandues sur les bords du fleuve: elles abrègent le chemin à ceux qui demeurent loin des ponts. Ces barques, construites de matières légères, volent rapidement sur les flots: elles ne portent que deux ou trois hommes. On coupe un roseau en deux, et chaque côté forme une de ces barques.
Méroë, capitale de l'Ethiopie, est dans une île triangulaire formée par trois fleuves navigables: le Nil, l'Astaboras et l'Asasobas. Les eaux du Nil rencontrent un angle qui les sépare en deux bras. Les deux autres fleuves coulent de l'autre côté, se déchargent l'un dans l'autre, et tombent bientôt dans le Nil, qui les absorbe et leur fait perdre leur nom. Cette île est très-vaste, et semble même un continent. Elle a trois mille stades de longueur (environ 114 lieues) sur mille de largeur (environ 38 lieues). Elle nourrit des animaux très-grands, entr'autres des éléphans. Elle a ses arbres et ses plantes particulières. Outre qu'elle produit des palmier très-grands, dont les fruits sont très-gros et très-agréables, elle produit encore de l'orge et du bled, qui s'élèvent à une telle hauteur, qu'un homme, monté sur un cheval et même sur un chameau, peut s'y cacher. La terre y rapporte trente pour un. C'est là que croissent les roseaux dont nous avons parlé.
Pendant toute la nuit, les habitans de Méroë passent le fleuve en différens endroits, et vont fort loin au-devant de leur roi. Dans les transports de leur joie, ils le regardent comme un dieu. Les Gymnosophistes le rencontrent à quelque distance de l'enceinte sacrée, lui donnent la main et l'embrassent. Après eux on voit Persine dans le vestibule du temple; mais elle ne sort point de l'enceinte. D'abord ils se prosternent, adorent les dieux, leur adressent des prières, les remercient de la victoire remportée sur les Perses et de la conservation des jours de leur monarque. Ils sortent ensuite du temple, vont s'asseoir sous une tente dans la plaine, et s'occupent du sacrifice.
Cette tente, construite avec quatre roseaux, est quarrée. Chaque roseau, comme une colonne, soutient chaque côté. Le haut se replie en ceintre, et, entrelacé avec les extrémités des trois autres, forme le toit. Dans une autre tente voisine, dressée sur un tertre, sont les statues des dieux du pays, les images des héros, Memnon, Persée, Andromède, que les rois d'Ethiopie regardent comme leurs premiers ancêtres. Sur un siège plus bas, pincé aux pieds de ces statues, sont assis les Gymnosophistes. En dehors, sont les troupes pesamment armées: rangées en cercle, tenant leurs boucliers droits et entrelacés les uns dans les autres, elles contiennent la multitude, et font régner la tranquillité nécessaire dans une fête si auguste.
Hydaspe, après avoir parlé au peuple, lui avoir annoncé les triomphes des armes Ethiopiennes, ordonne aux prêtres de commencer le sacrifice. Trois grands autels sont élevés; deux, au Soleil et à la Lune, distingués l'un de l'autre quoique unis. D'un autre côté est celui de Bachus. On immole à ce dieu toutes sortes d'animaux, sans doute parce que sa puissance est reconnue et célébrée de tous les peuples. On immole au Soleil quatre chevaux blancs, pour honorer le plus rapide des dieux par le sacrifice du plus léger des animaux; à la Lune, un couple de bœufs, pour honorer une déesse, qui tourne autour de la terre, par l'effusion du sang des animaux qui la cultivent.
A peine ces victimes sont-elles immolées, qu'on entend tout à-coup des cris confus et tumultueux, tels qu'il s'en élève au milieu d'une multitude immense d'hommes rassemblés. Qu'on satisfasse aux lois de nos pères, s'écrient tous les spectateurs: qu'on immole, au nom de la patrie, les victimes accoutumées: qu'on offre aux dieux les prémices de la guerre. Hydaspe comprend qu'ils demandent du sang humain; mais ce sang est celui des prisonniers, et il n'est jamais répandu que dans les guerres étrangères. Il fait faire silence avec la main, leur fait entendre qu'ils vont être satisfaits, et il ordonne aussitôt d'amener ceux qui sont destinés à la mort.
Ces malheureux paroissent; avec eux, sont Théagènes et Chariclée. On leur a ôté leurs chaînes; la frayeur, l'abattement sont peints sur leur visage. Théagènes est moins consterné; la gaieté, le sourire sont sur les lèvres de Chariclée: ses regards sont fixés sur Persine. La reine se sent émue en la voyant; elle pousse un profond soupir: O mon époux, dit-elle, quelle victime vous avez choisie! jamais je n'ai vu de beauté aussi accomplie: quelle majesté dans ses regards! quel courage dans l'adversité! que sa jeunesse attendrit mon cœur! Hélas! si la fille que nous avons perdue vivoit encore, elle auroit à peu-près cet âge. Dieux! s'il était possible de la dérober au funeste couteau..... quel plaisir ce serait pour moi d'être servie par elle! Peut-être l'infortunée est grecque; son extérieur n'est pas celui d'une égyptienne.
Elle est grecque, reprend Hydaspe; elle doit faire connoître aujourd'hui les auteurs de ses jours; au moins elle l'a promis; mais elle ne le pourra. Il est impossible de la sauver. Son sort me touche; je ne sais pourquoi je me sens attendri: je voudrais.... mais la loi, vous le savez, veut qu'on immole un homme au Soleil, et une fille à la Lune. C'est la première prisonnière qui m'est tombée entre les mains; c'est elle qui a été destinée la première à la mort. Il n'est pas possible de tromper le peuple, de différer le sacrifice: il ne reste pour elle qu'une ressource, c'est de monter, comme vous savez, sur le brasier, et d'être convaincue de s'être souillée par le commerce de quelque homme. La loi veut que l'on ne présente au Soleil et à la Lune que des victimes sans tache. Il n'en est pas de même des victimes offertes à Bacchus. Mais si elle est convaincue d'avoir perdu sa virginité, pourrez-vous, sans vous compromettre, l'admettre auprès de vous? Quelle en soit convaincue, répond Persine, peu m'importe, pourvu qu'elle soit sauvée. La guerre, la captivité, l'éloignement de sa patrie, suffisent bien pour excuser une jeune fille que sa beauté a dû exposer, plus que toute autre, à la violence.
Ainsi parle la reine. Des larmes, qu'elle s'efforce de cacher, s'échappent de ses yeux. Hydaspe fait apporter le gril. Les enfans seuls peuvent le toucher impunément. On choisit parmi les prisonniers les plus jeunes; on les fait sortir du temple; on les place au milieu de l'assemblée, et on les fait monter, sur ce gril les uns après les autres. A peine y posent-ils les pieds, qu'ils sentent les atteintes de la flamme; quelques-uns même n'en peuvent supporter les approches. Ce gril est formé de barres d'or, qui se coupent transversalement: il est uniquement destiné à cet usage. Quiconque est souillé ou même parjure, se sent brûler aussitôt qu'il pose les pieds dessus, tandis que l'innocence et la vertu le foulent impunément. Tous ceux qui y montent, excepté deux ou trois Grecques, dont le fatal foyer atteste la pureté, sont destinés à être immolés sur l'autel de Bacchus. Théagènes y monte à son tour, et sa vertu est hautement reconnue. L'admiration que sa beauté, son port, avoient d'abord excitée, redouble, lorsqu'on voit qu'à la fleur de l'âge il n'a point encore goûté les plaisirs de l'amour: dès ce moment sa mort est arrêtée.
Les voilà donc, dit-il à Chariclée à l'oreille, les voilà, les récompenses que l'on destine en Ethiopie à la vertu! Une mort funeste est le prix de la chasteté. Pourquoi donc ne pas te faire connoître? qu'attends tu? qu'on nous immole. Parle, je t'en conjure; lève le voile qui couvre ton berceau. Si tu te fais reconnoître, et que tu demandes ma vie, peut-être l'obtiendras-tu: au moins sauve-toi, si tu ne peux me sauver; que je sache tes jours hors de danger, et je recevrai le coup de la mort sans regret.
Il approche, répond Chariclée, le moment critique: mon sort est dans la balance du destin[66]. En même-tems elle tire d'une petite besace, qu'elle porte avec elle, sa robe de prêtresse apportée de Delphes, et s'en revêt. Cette robe est un tissu brillant d'or et de pourpre; sa chevelure flotte sur ses épaules; elle semble remplie de l'esprit de quelque divinité: elle court, s'élance sur le gril, y reste quelque tems, sans ressentir aucune douleur. Exposée ainsi aux regards de cette multitude, sa beauté n'en paroît que plus éblouissante: on la prendroit pour l'image d'une déesse, plutôt que pour une mortelle.
Tous les spectateurs sont frappés d'étonnement. Un bruit sourd et confus, expression de la surprise, se fait entendre. Les uns voient avec admiration tant de pureté jointe à tant de charmes; les autres sont fâchés qu'elle soit sans tache. Quoique religieux, ils la verroient avec plaisir sauver sa vie par quelque artifice: Persine sur-tout est pénétrée de douleur. Fille malheureuse, dit-elle à Hydaspe, fille infortunée, qui s'enorgueillit encore de ce qui la perd, et qui va descendre dans le tombeau au bruit des éloges prodigués à la sublimité de sa vertu! Mais qu'arriveroit-il....? Vos instances, répond Hydaspe, sont vaines; votre compassion est inutile. Elle ne peut échapper; il semble que, depuis long-tems, les dieux eux-mêmes se la réservent, à cause de l'excellence de sa vertu. S'adressant ensuite aux Gymnosophistes: Pourquoi donc, leur dit-il, puisque tout est préparé, ne commencez-vous pas le sacrifice? Hélas! lui répond Sisimithrès en grec, pour ne point être entendu de la multitude, nos regards jusqu'ici et nos oreilles n'ont été que trop souillés; nous allons nous retirer dans le temple, pour ne pas être témoins de cet horrible sacrifice, que nous n'approuvons point, que nous ne croyons point agréable aux dieux. Nous voudrions empêcher d'immoler même des animaux, persuadés que les prières et l'encens suffisent pour appaiser le Ciel. Mais vous, demeurez. Vous ne pouvez douter que la présence du roi ne soit nécessaire pour contenir la fougue de la multitude. Achevez ce sacrifice impie, que les antiques lois de l'Ethiopie rendent indispensable; mais prenez garde d'avoir besoin, par la suite, d'expiation; car je ne crois pas qu'il s'achève. Je ne puis douter que le Ciel ne protège ces jeunes gens. Cette brillante lumière qui les environne, m'annonce que quelque dieu veille sur eux. En achevant ces mots, il se lève avec les autres Sages, et se dispose à se retirer.
Cependant Chariclée descend de dessus le foyer, et va se jeter aux pieds de Sisimithrès. Ses gardiens, persuadés qu'elle va le conjurer de la soustraire au glaive, veulent la retenir, mais inutilement. O le plus sage des hommes! dit-elle, arrêtez; j'ai un différend à vider avec le roi et la reine: vous seuls, dit-on, êtes juges dans de pareilles causes. Prononcez donc ici; il s'agit de ma vie. Vous allez voir que je ne puis, que je ne dois pas être immolée. Les Gymnosophistes se rendent avec joie à sa demande. Prince, dit Sisimithrès, entendez-vous l'appel de cette étrangère? Hydaspe aussitôt se mettant à rire: quel jugement réclame-t-elle, dit-il, et à quel sujet? quels rapports entre nous deux peuvent y avoir donné lieu?—Son discours va nous le faire voir.—Mais ceci paroîtra moins un jugement qu'un outrage: un roi entrer en discussion avec sa captive!—La justice ne connoît point toutes ces distinctions. Il n'est qu'un roi pour elle; c'est celui qui l'a de son côté.—La loi vous établit juges des différends qui naissent entre le roi et ses sujets, et non entre le roi elles étrangers.—Aux yeux des Sages, la personne ne fait point la justice, mais le droit.—On ne peut douter qu'elle n'extravague: prête à voir couper le fil de ses jours, elle ne cherche qu'à en prolonger la durée de quelques instans. Cependant qu'elle s'explique, puisque Sisimithrès le juge convenable.
Chariclée est pleine d'espérances: elle ne doute point qu'elle n'échappe au péril qui la menace; mais sa joie redouble en entendant le nom de Sisimithrès. C'étoit lui qui l'avoit enlevée, lorsqu'elle étoit exposée, qui l'avoit remise à Chariclès, il y avoit dix ans, lorsqu'il avoit été envoyé en ambassade vers Oroondates à Catadupes, pour redemander les mines de diamans. Il étoit dès-lors un des Gymnosophistes; mais à l'époque où nous sommes, il se trouvoit le chef de cet auguste corps. Chariclée, séparée de lui à l'âge de sept ans, ne se rappeloit point ses traits; mais son nom lui étoit connu: elle se flatte donc de trouver en lui des lumières qui dissiperont les ténèbres qui couvrent sa naissance, et la feront reconnoître. Elevant les mains au Ciel, et parlant assez haut pour être entendue de tout le monde: Soleil, dit-elle, toi le père de mes aïeux; et vous, dieux, héros, que nous comptons parmi nos ancêtres, je vous atteste ici que je ne vais parler que le langage de la vérité. Je vous implore; la justice est de mon côté: Prince, la loi vous ordonne-t-elle d'immoler des Ethiopiens ou des étrangers?—Des étrangers.—Et bien! cherchez une autre victime. Vous allez voir que je suis Ethiopienne, née dans ce pays. Hydaspe, étonné, l'accuse d'imposture. Quoi! reprend Chariclée, vous êtes étonné! mais vous allez l'être encore davantage[67]. Non-seulement je suis Ethiopienne, mais encore des liens très-étroits m'attachent à la famille royale. Hydaspe rejette avec mépris des discours qu'il regarde comme l'expression du délire. O mon père! continue Chariclée, cessez d'outrager votre fille. A ces mots, le roi, non-content de la mépriser, commence à s'irriter; il se croit moqué et insulté par ces paroles. Sisimithrès, dit-il, vous voyez quelle est ma patience. Chercher à se soustraire à la mort par une imposture aussi grossière, n'est-ce pas le comble de la folie? Elle vient tout-à-coup, comme sur un théâtre, se donner pour ma fille, moi qui n'ai jamais été assez heureux pour avoir des enfans. Une seule fois, hélas! j'ai appris en même-tems la naissance et la mort d'un enfant dont j'étois le père. Qu'on l'emmène aux autels, et que le sacrifice commence.
Non, s'écrie Chariclée, personne ne m'emmènera jusqu'à ce que ces juges aient prononcé: ceci n'est pas donner votre avis, c'est juger. La loi peut vous ordonner d'immoler des étrangers; mais ni la loi, ni la nature ne permettent à un père d'immoler ses enfans: les dieux vous obligeront aujourd'hui à me reconnoître pour votre fille. Il est deux sortes de preuves bien authentiques devant les tribunaux; l'une est celle qui résulte des écrits, et l'autre est celle qui est appuyée sur des témoignages: ces deux sortes de preuves se réunissent ici en ma faveur. J'invoque ici le témoignage, non pas d'un homme du peuple, mais le témoignage de notre juge lui-même; et le témoignage d'un juge est une preuve bien forte. Cet écrit vous apprendra quels liens nous unissent l'un à l'autre.
En même-tems elle tire la bandelette qui lui ceint les reins, la développe et la porte à la reine. A cette vue, Persine reste muette, interdite: ses regards se portent alternativement sur cette bandelette et sur Chariclée: elle tremble, elle frémit; la sueur ruisselé sur tout son corps: elle est au comble de la joie; mais cette joie est altérée par les plus vives inquiétudes: elle redoute les soupçons, l'incrédulité même d'Hydaspe; elle redoute sa colère et sa vengeance. Hydaspe, la voyant interdite, et dans de si terribles angoisses: Princesse, dit-il, qu'avez-vous? Pourquoi cette bandelette fait-elle sur vous une telle impression? O vous! répond Persine, vous, mon roi, mon maître et mon époux.... Je ne puis vous en dire davantage; prenez et lisez: cette bandelette vous apprendra tout. Elle la lui donne aussitôt, le regarde, baisse les yeux et se tait.
Hydaspe la prend, invite les Gymnosophistes à s'approcher, à lire avec lui. Il s'étonne, et voit Sisimithrès partager sa surprise; il voit se peindre sur son visage les différentes agitations de son ame; il le voit promenant ses regards sur la bandelette et sur Chariclée. Enfin il apprend l'exposition et la cause de l'exposition de sa fille. Je ne puis douter, dit-il, que je n'aie donné le jour à une fille. La reine me dit alors qu'elle étoit morte; je vois aujourd'hui qu'elle a été exposée; mais qui la prise? qui l'a sauvée? qui la nourrie? qui l'a transportée en Egypte? Cet homme là ne seroit-il pas aussi prisonnier? qui m'assurera que c'est ma fille, qu'elle n'a point péri, lorsqu'elle a été exposée? Quelqu'un ne pourroit-il pas avoir trouvé ces objets, et ne voudroit-il pas profiter aujourd'hui d'une si heureuse rencontre? Je crains que la fortune ne m'en impose; que quelque divinité, revêtue des traits de cette jeune personne, comme d'un masque, ne veuille me leurrer du plaisir d'être père, et ne m'amène ici un enfant qui n'est pas le mien, pour l'asseoir après moi sur mon trône. Cette bandelette donne à tout un air de vérité[68].
Sisimithrès alors prenant la parole: Je vais, dit-il au roi, lever votre première difficulté. Celui qui a trouvé votre fille exposée, qui l'a emportée, qui l'a nourrie secrètement, qui l'a portée en Egypte, c'est moi, et cela, quand vous m'y avez envoyé en ambassade. Vous savez, ajoute-t-il, que nous nous faisons un scrupule de trahir la vérité. Je reconnois cette bandelette, sur laquelle vous voyez tracées ces lignes en caractères royaux; vous ne pouvez avoir aucun doute sur l'auteur; vous ne pouvez méconnoître la main qui les a tracées: c'est celle de la reine elle-même. Avec elle, étoient encore exposés d'autres objets que je donnai à un grec, entre les mains duquel je remis votre fille, et dont l'ame me parut honnête et vertueuse.
Rien n'est perdu, répond Chariclée; et aussitôt elle montre le collier. A cette vue, l'étonnement de Persine redouble; Hydaspe lui demande quels sont ces objets; si elle a encore quelque nouvel éclaircissement à donner. Elle répond qu'elle les reconnoît, mais que c'est dans son palais qu'elle veut tout examiner. Hydaspe est dans une extrême perplexité. Ces indices, reprend Chariclée, je les tiens de ma mère; mais cet anneau vient de vous; et elle lui montre sa pantarbe. Hydaspe reconnoît le présent qu'il avoit fait à Persine, lorsqu'il briguoit sa main. Il est bien vrai, dit-il, que cet anneau vient de moi? mais quoiqu'il soit entre vos mains, il ne prouve pas que vous êtes ma fille. La couleur de votre peau, sur-tout, semble démentir une origine Ethiopienne.
L'enfant que je recueillis alors, répond Sisimithrès, étoit blanc; le tems où je le trouvai, s'accorde parfaitement bien avec son âge: dix-sept ans remplissent exactement l'espace qui s'est écoulé depuis son exposition. Je reconnois aujourd'hui en elle le même regard, les mêmes traits, la même beauté éblouissante. Tout en elle nous montre aujourd'hui ce qu'elle promettait alors.
Ces raisons, réplique Hydaspe, sont plausibles; mais elles ont plus de poids dans la bouche d'un défenseur ardent, que dans celle d'un juge. Prenez garde qu'en dissipant un nuage, vous n'en éleviez un autre, qui obscurcira la vertu de la reine, et que vous ne pourrez dissiper. Comment, tous deux Ethiopiens, avons-nous mis au jour un enfant blanc? Sisimithrès le regardant d'un œil de pitié, et avec un sourire ironique: Je ne sais, lui dit-il, ce que vous prétendez. Vous me reprochez de prendre la défense de cette jeune fille; mais je ne fais que remplir mon devoir: le véritable juge parmi nous, est celui qui défend la justice. N'est-ce pas vous servir plus que cette jeune personne, que de vous la faire reconnoître, avec le secours du ciel, pour votre fille, que de défendre à la fleur de l'âge, après qu'elle a échappé à tant de dangers, celle que j'ai sauvée à sa naissance? Décidez de nous ce qu'il vous plaira; tout nous est indifférent: l'opinion des hommes n'est point la règle de notre conduite. Attachés invariablement à la justice et à la vertu, nous ne sommes jaloux que du témoignage de notre conscience. Cette bandelette révèle tout le mystère de la couleur de votre fille; Persine elle-même se justifie. Pendant que vous remplissiez envers elle les devoirs de mari, ses yeux se sont arrêtés sur Andromède, dont les traits, par la force de l'imagination, se sont retracés sur l'enfant qu'elle a conçu. Voulez-vous encore d'autres preuves? Prenez le tableau; considérez l'image d'Andromède, et vous retrouverez une ressemblance parfaite entre l'héroïne et cette jeune personne.
On apporte aussitôt l'image d'Andromède; on la place vis-à-vis Chariclée: de toutes parts retentissent des acclamations. Ceux qui comprennent ce qui se dit et se fait, en instruisent les autres; tous sont frappés de la parfaite ressemblance. Hydaspe lui-même ne doute plus; il reste long-tems muet, immobile de surprise et de plaisir. Ce n'est pas tout, reprend Sisimithrès, il s'agit ici de la royauté, de la succession au trône, et sur-tout de la vérité. Jeune fille, découvrez votre bras: il étoit marqué au-dessus du coude d'une tache noire, qui en relevoit encore la blancheur; cette tache atteste votre origine. Chariclée découvre son bras gauche. On voit une tache noire comme de l'ébène briller sur une peau aussi blanche que l'ivoire.
La reine n'est plus maîtresse d'elle-même: elle s'élance tout-à-coup de son trône; elle se précipite dans les bras de Chariclée, la presse contre son sein, l'arrose de ses larmes. Dans les convulsions de sa joie, des sons plaintifs et sourds s'échappent de sa poitrine oppressée. Souvent un plaisir excessif a des suites funestes: peu s'en faut qu'elle ne tombe avec Chariclée. Hydaspe, à la vue de son épouse en larmes, est attendri: aussi ému qu'elle, il la regarde cependant d'un œil sec et immobile; il fait effort sur lui-même pour retenir ses pleurs[69]; il se livre au-dedans de lui un combat violent entre la tendresse paternelle et la fermeté, qui se disputent son ame. Enfin, après une lutte longue et violente, la nature l'emporte: il prouve qu'il est père, et qu'il en a les sentimens. Il relève Persine, tombée entre les bras de Chariclée, qu'elle presse contre sa poitrine: on le vit racine embrasser Chariclée; des larmes paternelles coulent de ses yeux. Cependant il n'oublie pas le sacrifice: il s'arrête quelques instans. Il voit le peuple partager son émotion; il le voit, ivre de joie, compléter cette scène touchante, par les larmes qu'il répand. De grands cris s'élèvent jusqu'au ciel. En vain les hérauts commandent le silence: ils ne sont point entendus. Cependant, au milieu du trouble, les intentions de cette multitude ne s'expliquent pas assez clairement. Enfin le roi, étendant la main, fait signe au peuple agité de se calmer, et lui adresse ce discours:
Les dieux, comme vous le voyez et l'entendez, me déclarent père, contre mes espérances. Des preuves multipliées ne me permettent pas de douter que cette jeune fille ne soit la mienne; mais tel est mon amour pour vous et pour la patrie, que j'oublie les intérêts de ma maison, les liens du sang, tous les avantages que m'offrent une pareille reconnoissance, et que je suis prêt à l'immoler aux dieux pour vous. Je vois les larmes couler de vos yeux; je vois vos cœurs émus de compassion pour un âge si tendre, déplorant la mort prématurée de ma fille, le rejeton de ma famille, que depuis long-tems j'attends inutilement. Il faut cependant se résoudre à satisfaire à la loi de nos pères, quand même ce seroit contre votre gré: il faut sacrifier l'intérêt particulier au bien public. Les dieux prennent-ils donc plaisir à me montrer et à m'enlever ma fille en même-tems? Je l'ai pleurée à sa naissance, et quand je la retrouve, ce n'est encore que pour la pleurer. Veulent-ils, après l'avoir arrachée du sein de sa patrie, l'avoir transportée à l'extrémité de la terre, et l'avoir ramenée, par une suite de miracles, comme prisonnière, veulent-ils que son sang coule sur leurs autels? Si vous l'exigez, j'immolerai, lorsque je la reconnois pour ma fille, celle dont j'ai épargné la vie, lorsqu'elle étoit mon ennemie, celle que j'ai respectée tant qu'elle n'a été que ma captive. Je ne montrerai point une foiblesse, bien pardonnable cependant dans un père. Vous ne me verrez point vous supplier de me pardonner, d'oublier pour aujourd'hui, en faveur de la nature, les lois de notre pays, exciter en vous une compassion d'autant plus juste, que vous pouvez offrir aux dieux d'autres victimes. Plus vous êtes sensibles à mes maux, plus vous vous intéressez à ma situation, plus je dois faire pour vous, être insensible à mes propres douleurs, à la désolation de l'infortunée Persine, à qui le même jour rend et enlève son premier enfant. Calmez votre douleur, cessez de verser sur votre roi des larmes stériles: ne nous occupons que du sacrifice. Et vous, ma fille, c'est la première et la dernière fois que je vous appelle de ce nom. Hélas! votre beauté est inutile; c'est en vain que vous avez retrouvé les auteurs de vos jours: votre patrie vous est plus cruelle que les pays étrangers; vous avez trouvé des sauveurs chez les autres peuples, et parmi vos compatriotes, vous ne trouvez que des meurtriers. Ne me déchirez point le cœur par vos gémissemens; déployez aujourd'hui toute la force de votre ame; montrez que le sang des rois coule dans vos veines; suivez votre père. Hélas! ce n'est pas pour l'hyménée qu'il va vous parer; ce n'est pas dans la chambre nuptiale, dans les bras d'un époux qu'il vous conduit; c'est une victime qu'il orne pour l'immoler. Sur les autels vont brûler les torches sacrées, au lieu des flambeaux de l'hymen; cette tendre jeunesse, cette beauté si éblouissante, vont expirer sous le couteau sacré. O dieux! protégez-nous; pardonnez-moi les paroles funestes, qu'un intérêt aussi cher auroit pu me faire prononcer: c'est mon sang que je vais répandre.
En achevant ces mots, il saisit Chariclée, et feint de la conduire aux autels. Mais la nature lui parle; sa voix retentit fortement au fond de son cœur: il craint lui-même que la multitude n'ait pas compris le sens de son discours, et qu'elle ne lui laisse achever le sacrifice. L'assemblée est émue; le peuple ne peut soutenir le spectacle de Chariclée emmenée aux autels. Tous s'écrient d'une voix unanime: Sauvez votre fille; épargnez votre sang: sauvez celle que les dieux ont sauvée. Nous sommes contens; la loi de nos pères est accomplie. Nous reconnoissons dans vous un roi reconnaissez-y un père: les dieux nous pardonneront. Ce seroit nous rendre coupables que de nous opposer à leurs desseins. Respectons une vie qu'ils ont conservée. O vous! le père de votre peuple, soyez aussi le père de vos enfans! Telles sont les paroles, et d'autres semblables, qui, de tous côtés, viennent frapper les oreilles du roi. On retient Chariclée: on menace d'employer la force; on demande que l'on appaise les dieux par d'autres sacrifices.
Hydaspe se laisse fléchir: cette violence avoit trop de charmes, pour qu'il opposât une plus longue résistance. Il cède donc aux transports de cette multitude, qui, par des cris et des acclamations redoublés, s'abandonne aux éclats de la joie la plus excessive, et se rassasie du plaisir d'applaudir. Il attend que le calme se rétablisse de lui-même. Il s'approche alors plus près de Chariclée: Ma fille, lui dit-il, les signes de reconnoissance que vous portez, le témoignage du sage Sisimithrès, la faveur des dieux sur-tout, tout annonce que vous êtes ma fille. Mais quel est ce jeune homme pris avec vous, réservé avec vous pour être immolé, actuellement auprès des autels, où il attend le coup fatal? Pourquoi l'appeliez-vous votre frère, quand vous fûtes amenés tous deux à Syène? Sans doute que nous ne trouverons pas un fils en lui. Persine n'a été mère qu'une fois.
Chariclée rougit, baisse les yeux: J'ai feint qu'il étoit mon frère, dit-elle, mais par nécessité. Comme il est homme, il dira mieux que moi quel il est; il craindra moins que moi de s'expliquer. Hydaspe ne comprend point le sens de cette réponse. Pardonne-moi, ma fille, lui répond-il, si ma demande indiscrète a blessé ta pudeur et fait rougir ta vertu. Va dans cette tente auprès de ta mère; dédommage-la aujourd'hui de ce qu'elle souffrit à ta naissance; qu'elle jouisse du plaisir de te voir: console-la par le récit de tes aventures. Je vais m'occuper du sacrifice, chercher une jeune fille qui puisse te remplacer, pour l'immoler avec ce jeune homme.
Un gémissement s'échappe du sein de Chariclée. L'annonce de la mort de Théagènes lui pénètre l'ame. Quoique la vivacité de son amour ne soit guère capable des ménagemens que demandent les circonstances, cependant la nécessité la contraint de se faire violence; et, pour arriver à son but: O mon maître, dit-elle, vous n'avez pas besoin de chercher de jeune fille: le peuple aujourd'hui fait grâce à mon sexe; mais s'il demande une victime de chaque sexe, il vous faut non-seulement chercher une jeune fille, mais encore un jeune homme, ou ne chercher ni l'un ni l'autre, mais m'immoler moi-même. Que dis-tu, reprend Hydaspe? que signifie ce langage? Ma destinée, réplique Chariclée, est de vivre et de mourir avec ce jeune homme. Hydaspe, ne comprenant encore rien à ces paroles: Ma fille, lui dit-il, je loue la bonté de ton cœur. La pitié te parle en faveur d'un jeune Grec de ton âge, prisonnier avec toi, dont tu t'es fait un ami dans tes longs voyages. Tu veux sauver ses jours; mais tu ne peux le dérober au trépas. D'ailleurs, ce seroit un sacrilège d'enfreindre tout-à-fait la loi de nos pères, et de n'immoler aucune victime: le peuple lui-même ne le souffriroit pas; ce n'est que par une faveur spéciale des dieux qu'il a consenti à te laisser la vie.
Prince, répond Chariclée, (car je ne sais si je puis encore vous appeler mon père) si la faveur des dieux a sauvé mon corps, cette même faveur devroit bien aussi sauver mon ame; ils savent quelle est mon ame; puisque eux-mêmes l'ont ainsi ordonné; mais si le destin s'y oppose absolument; s'il faut que le sang de ce jeune étranger soit répandu, accordez-moi une grâce; laissez-moi frapper la victime; laissez-moi, le fer à la main, signaler mon courage aux yeux des Ethiopiens.
Hydaspe s'étonne à ces paroles. Je ne puis comprendre, dit-il, l'étrange changement qui vient de s'opérer dans ton ame. Tout à l'heure tu voulois sauver cet étranger, à présent tu veux lui ôter la vie de ta propre main, comme s'il étoit ton ennemi; mais je ne vois dans cette action rien de grand, rien d'illustre ni pour ton sexe, ni pour ton âge. Mais il y a encore un autre obstacle insurmontable. Les lois de nos ancêtres ne permettent qu'aux prêtres d'immoler les victimes destinées au Soleil et à la Lune; tous même n'ont pas ce droit indistinctement. Une femme seule peut immoler les victimes destinées au Soleil, et une femme mariée, celles qui sont destinées à la Lune. Comme vierge, tu ne peux obtenir une demande aussi extraordinaire. Ceci n'est pas un obstacle, dit Chariclée à la reine, en lui parlant à l'oreille. Il est un homme qui peut le lever, si vous y consentez. Sans doute, répond la reine en souriant, nous y consentirons; nous te marierons bientôt; nous te choisirons, avec l'aide des dieux, un époux digne de toi et de nous. Il n'est pas besoin d'en choisir un, réplique Chariclée: j'en ai un. Elle alloit tout révéler; le moment critique, le danger que courent les jours de Théagènes, alloient lui faire franchir les bornes de la pudeur; mais Hydaspe, hors de lui-même, s'écrie: Dieux! toujours quelque amertume est mêlée à vos faveurs; c'est ainsi que vous altérez aujourd'hui la douceur d'un bienfait si inespéré. Vous me rendez une fille que je n'espérois plus revoir; mais vous me la rendez presque folle; car n'y a-t-il pas de folie à dire des choses si peu d'accord entr'elles? Elle appelle son frère, un jeune homme, qui ne l'est point. Je lui demande quel est ce frère, cet étranger; elle me dit qu'elle ne le connoît point; et cet étranger, qu'elle ne connoît point, elle veut le sauver comme son ami: ne pouvant le sauver, elle veut l'immoler elle-même comme son plus cruel ennemi. Je lui représente qu'elle ne le peut, que c'est un droit réservé exclusivement à une femme qui a un époux: elle répond qu'elle en a un, et ne le fait point connoître; mais comment en auroit elle? l'épreuve du foyer ne démontre-t-elle pas que jamais elle n'a eu commerce avec aucun homme? Cette épreuve peut-être, infaillible pour les Ethiopiennes, ne l'est point pour elle. Quoiqu'elle n'ait point senti les atteintes de la flamme, peut-être ne se glorifie-t-elle que d'une fausse vertu; peut-être elle seule, peut-elle mettre en même-tems les mêmes personnes au nombre de ses amis et de ses ennemis; se donner pour frères et pour époux, ceux qui ne le sont pas. Princesse, dit-il en s'adressant à la reine, entrez sous cette tente, rappelez votre fille à la raison; soit que quelque dieu, descendu au milieu des victimes, soit que la joie excessive, causée par un bonheur aussi inespéré, la lui ait fait perdre. Je vais donner des ordres, faire chercher une victime pour la remplacer: je vais, en attendant qu'elle soit trouvée, donner audience aux ambassadeurs, recevoir les présens qu'ils m'apportent, pour me féliciter de ma victoire.
En parlant ainsi, Hydaspe monte sur un trône élevé près de la tente où, est la reine. Il ordonne d'introduire les députés avec les présens qu'ils apportent. Harmonias, l'introducteur, lui demande s'il faut faire paroître tous les ambassadeurs ensemble, ou les uns après les autres. Le roi lui ordonne de les appeler les uns après les autres, pour rendre à chacun les honneurs qu'il mérite. Prince, répond le héraut, le premier qui va paroître est votre neveu Méroëbe; il vient d'arriver, et il attend auprès de l'enceinte qu'on l'appelle. Pourquoi, répond Hydaspe avec aigreur [70], ne m'as-tu pas averti sur-le-champ: tu sais que c'est un roi et non un ambassadeur, le fils de mon frère, mort depuis peu. Tu sais que je l'ai mis sur le trône, et qu'il me tient lieu de fils. Prince, répond Harmonias, je le sais; mais je suis aussi que le devoir d'un introducteur c'est de saisir l'occasion favorable; que c'est un point très-délicat; excusez-moi: je n'ai pas voulu troubler le plaisir que vous aviez à vous entretenir avec les princesses. Qu'il paroisse au moins à présent, réplique Hydaspe. Le héraut court, exécute l'ordre et revient.
Bientôt on voit paroître Méroëbe, jeune prince d'une grande beauté, âgé de dix-sept ans: il entre dans la classe des adolescens. Il paroît, par sa haute stature, au-dessus presque de tous les spectateurs. Une garde brillante l'accompagne: les soldats Ethiopiens, rangés autour de leur roi, saisis d'admiration et de respect, lui ouvrent un passage au milieu d'eux. Hydaspe lui-même descend de son trône, va au-devant de lui, l'embrasse avec une tendresse vraiment paternelle, le place auprès de lui, et, lui prenant la main: Mon fils, lui dit-il, vous arrivez bien à propos; vous allez offrir avec moi un sacrifice aux dieux, pour les remercier de ma victoire, et célébrer en même-tems un hyménée. Les dieux et les héros nos ancêtres, me font retrouver à moi une fille, et à vous une épouse. Vous apprendrez dans la suite un évènement si extraordinaire; mais en attendant, si vous avez quelque affaire importante à traiter, parlez.
Au mot d'épouse, Méroëbe rougit de plaisir et de pudeur. Sa peau noire se teint d'un léger incarnat, comme on voit ne foible étincelle briller au milieu d'un tourbillon de fumée. Mon père, dit-il, après quelques momens de silence, les autres ambassadeurs, pour vous féliciter d'une victoire si éclatante, vous apportent ce qu'ils ont de plus précieux. Vous êtes intrépide dans les combats; vous avez remporté le prix de la valeur: je veux vous faire un présent analogue à vos qualités. Je vous amène un homme si terrible dans les combats, si accoutumé à répandre le sang de ses ennemis, qu'il n'a point encore trouvé d'antagoniste digne de lui. A la lutte, au pugilat, personne ne lui peut résister. En même-tems il fait un signe et appelle ce redoutable athlète. Celui-ci s'avance au milieu de l'assemblée, et se prosterne devant Hydaspe. Sa taille est si gigantesque, que, prosterné aux pieds du roi, il paroît presque aussi grand que ceux qui sont assis sur des sièges élevés. Bientôt il met bas sa robe, reste debout, nud, et défie au combat quiconque veut se mesurer contre lui, soit avec des armes, soit sans armes. Comme personne ne se présente, malgré les invitations réitérées que fait le héraut par l'ordre du roi: je vais, lui dit le prince, vous faire un présent digne de votre valeur; et il lui fait donner un éléphant très-grand et déjà âgé. L'athlète satisfait, emmène l'animal.
Le peuple applaudit par de grands cris à l'action du roi, et se venge de la supériorité de l'athlète par des sarcasmes, qu'il lance sur sa vanité et son orgueil.
On voit paroître ensuite les députés des Serres. Ils présentent deux robes, l'une teinte en écarlate, l'autre d'une blancheur éblouissante: toutes deux sont issues des fils de ces vers admirables qu'on trouve dans leur pays. Hydaspe accepte leurs présens, et accorde à leurs prières la liberté de quelques-uns de leurs compatriotes, détenus dans les fers et condamnés à mort.
Viennent après les députés de l'Arabie heureuse. Ils apportent une grande quantité de feuilles odoriférantes, de cinnamome, de toutes les plantes dont abonde leur pays. Tout en est parfumé.
Les députés des Troglodytes sont admis après eux. Ils offrent une fourmillère d'or, une paire de gryffons, dont les rênes sont de même métal.
Les Blemmyes se présentent ensuite. Ils ont une couronne de flèches, dont la pointe est d'os de dragon: Prince, disent-ils, nos présens ne sont pas aussi riches que ceux des autres députés; mais ils ne vous ont pas été inutiles sur les bords du Nil contre les Perses, et vous-même vous pouvez l'attester. Ils sont plus précieux à mes yeux, répond Hydaspe, que les dons les plus riches: c'est à eux que je suis redevable des autres. Il leur permet en même-tems de demander ce qu'ils désirent: ils demandent une diminution d'impôts; le roi les leur remet tous pour dix ans.
Presque tous les ambassadeurs avoient été entendus, et avoient reçu du monarque Ethiopien des présens égaux à ceux qu'ils lui avoient apportés; la plûpart même en avoient reçu de plus magnifiques. Les derniers qui parurent, étoient les députés des Axiomites: ces peuples ne sont point tributaires, mais amis et alliés d'Hydaspe; ils viennent le féliciter de ses triomphes, et lui offrent, entre autres présens, un animal d'une espèce et d'une forme extraordinaires et surprenantes.
Il est de la grandeur d'un chameau; sa peau est mouchetée et nuancée de taches de différentes couleurs: la partie postérieure jusqu'au ventre, rampe contre terre, et ressemble à celle d'un lion; mais les épaules, les pieds de devant, la poitrine n'ont aucune proportion avec ses autres membres: sur la partie antérieure s'élève un cou mince, et qui se prolonge comme celui d'un cigne; sa tête, semblable à celle d'un chameau pour la forme, est presque deux fois grosse comme celle d'un oiseau de Lybie: ses yeux terribles semblent teints de sang. Il ne marche point comme les autres animaux terrestres; il ne saute point comme les poissons; il n'avance point les pieds alternativement les uns après les autres: les deux jambes du côté droit avancent en même-tems; celles du côté gauche ensuite: tout son corps se balance lorsqu'il marche. Il est très-agile, et si bien apprivoisé qu'il se laisse conduire avec une petite corde passée autour du col: docile aux volontés de son maître, il entend ses moindres signes et y obéit à l'instant. A la vue de cet animal, la multitude est frappée d'étonnement. Il emprunte son nom de sa forme, et le peuple l'appelle caméléopardalis, (une giraffe.)
Cependant il s'élève un tumulte affreux au milieu de l'assemblée. Auprès de l'autel de la Lune, étoient deux taureaux; auprès de celui du Soleil, quatre chevaux blancs destinés à être immolés. La présence de cet animal extraordinaire et inconnu, les trouble et les effraye. Un des taureaux, le seul, sans doute, qui eût apperçu l'animal, et deux chevaux brisent leurs liens, et se mettent à courir avec une vîtesse incroyable; mais ils ne peuvent sortir de l'enceinte: les soldats, disposés en cercle, couverts de leurs boucliers, forment une barrière impénétrable. Ils courent donc au hasard dans l'enceinte, tournent dans toute son étendue, et renversent tout ce qu'ils rencontrent. Alors des cris confus s'élèvent dans l'assemblée; les uns, voyant ces animaux approcher d'eux, sont effrayés; les autres éclatent de rire de voir les hommes à leur approche tomber, se renverser, se fouler les uns les autres. Chariclée et Persine, inquiètes, soulèvent la toile de la tente où elles sont, pour voir ce qui se passe.
Théagènes alors, ou emporté par son courage naturel, ou poussé par quelque divinité, voyant ses gardiens dispersés de côté et d'autre, se lève tout-à-coup. Il étoit au pied de l'autel, un genou en terre, attendant le coup fatal. Il saisit une branche sur l'autel, prend un des chevaux qui ne s'étoient point enfuis, s'élance sur son dos, empoigne ses crins, s'en sert comme d'un frein pour le guider, et l'aiguillonne avec ses talons: la branche lui tient lieu de fouet. Il court après le taureau qui a pris la fuite. Les spectateurs croient d'abord qu'il veut se sauver. Ils s'exhortent l'un l'autre, par de grands cris, à lui fermer le passage; mais ils s'apperçoivent bientôt que ce n'est point par crainte de la mort, et qu'il ne cherche point à s'y soustraire. Il atteint le taureau, le chasse devant lui, le frappe pour lui faire précipiter sa marche. Monté sur le cheval, il ne s'éloigne point de l'animal, le suit dans tous ses tours et détours; enfin, il l'accoutume à le voir et à se laisser conduire. Déjà il marche à ses côtés; les flancs du cheval pressent les flancs du taureau: l'haleine et la sueur des deux animaux se confondent; enfin, tel est l'accord de leurs pas, que, de loin, on croiroit que les deux têtes sont sur le même col. La multitude, voyant ces deux animaux marcher ainsi de front, comble Théagènes de louanges, et l'élève jusqu'au ciel.
Cependant Chariclée, qui ne pénètre point les desseins de Théagènes, est dans les transes les plus cruelles: elle craint qu'il ne lui arrive quelque malheur. Une blessure faite à Théagènes, seroit pour elle le coup de la mort. Persine voit son trouble: Ma fille, lui dit-elle, quelle est cette inquiétude? vous semblez partager les dangers de cet étranger. Il est vrai que moi-même je me sens émue; sa jeunesse me touche; je désire qu'il échappe au danger, et qu'il soit ramené au pied des autels, pour satisfaire aux devoirs de la religion. Les plaisans vœux que vous faites, lui répond Chariclée! désirer qu'il ne meure pas, afin qu'il meure! O ma mère! si vous le pouvez, conservez les jours de cet infortuné. Persine, sans pénétrer le vrai sens de ces paroles, y voit cependant le langage de l'amour. Il est impossible, répond Persine, de le sauver; mais quels liens t'attachent à lui? qu'as-tu de commun avec lui? d'où vient un intérêt si vif? Ne crains rien, c'est à ta mère que tu parles. Si ton jeune cœur est en proie à quelque passion désavouée par la vertu, la tendresse maternelle saura cacher la faute de sa fille, faute dans laquelle tombent toutes les personnes de notre sexe.
Les larmes coulent des yeux de Chariclée. Ce qui redouble mes maux, dit-elle, c'est que personne ne m'entend. Je parle de ce que je souffre, et j'en parle à des sourds. Je me vois réduite à la nécessité de m'accuser moi-même, sans détour et sans feinte. Ainsi parle Chariclée. Elle alloit découvrir le fond de son ame, mais des cris poussés par la multitude l'en empêchent.
Théagènes pousse le cheval avec rapidité, de manière que son poitrail soit de niveau avec la tête du taureau. Alors il s'élance de dessus le cheval sur le col du taureau, appuie son visage entre ses deux cornes, embrasse sa tête de ses deux mains, entrelace ses doigts sur son front, et laisse pendre le reste de son corps le long de son côté droit. Le taureau le porte ainsi suspendu, et l'agite par des secousses violentes. Théagènes le voit fatigué du fardeau, sent que ses muscles perdent leur force. Au moment où il passe devant Hydaspe, il se met devant l'animal, entrelace ses jambes dans celles du taureau, les frappe continuellement, et l'empêche ainsi de marcher. L'animal ne peut plus avancer; il est accablé du poids qu'il traîne; il chancèle, tombe sur la tête, se renverse sur le dos, et reste ainsi étendu. Ses cornes enfoncées dans terre, tiennent sa tête immobile; ses jambes s'agitent vainement et frappent l'air; leur foiblesse atteste la victoire de Théagènes. Celui-ci tient le taureau dans cet état de la main gauche, lève l'autre au ciel, l'agita sans cesse, porte des regards de satisfaction sur Hydaspe et l'assemblée, et, par son sourire, invite tout le monde à la joie. Les mugissemens du taureau proclament sa défaite[71]. Le peuple y répond par des cris confus, mal articulés. La bouche béante, il exprime, par des sons uniformes et prolongés, son admiration et sa surprise.
Des esclaves, par ordre d'Hydaspe, accourent. Les uns emmènent Théagènes; les autres passent une corde autour des cornes du taureau, le conduisent, baissant la tête, au pied de l'autel, où ils l'attachent avec le cheval. Hydaspe veut parler à Théagènes, et lui faire quelques questions. Mais le peuple, qui avoit commencé à s'intéresser à lui, dès qu'il l'avoit vu, charmé de son courage, étonné de sa force, encore plus jaloux de l'athlète de Méroëbe, s'écrie d'une voix unanime il faut le mettre aux prises avec l'homme de Méroëbe; que celui qui a reçu l'éléphant se mesure contre celui qui a terrassé le taureau.
Vaincu par leurs cris réitérés, Hydaspe y consent. L'Ethiopien paroît au milieu de l'assemblée, promenant autour de lui des regards fiers et terribles, marchant à grands pas, déployant sa taille énorme, et se frappant les bras avec grand bruit.
Lorsqu'il est près du trône, Hydaspe, regardant Théagènes: Etranger, lui dit-il, il faut que vous vous mesuriez contre cet adversaire; ainsi le veut l'assemblée.—Elle sera satisfaite; mais comment faut-il combattre?—A la lutte.—Pourquoi pas le fer à la main, armé de toutes pièces? Peut-être je pourrois, par ma victoire ou par ma défaite, satisfaire Chariclée, qui s'obstine à garder le silence, et qui semble m'avoir absolument abandonné.—J'ignore ce que Chariclée fait ici; mais il faut combattre, non le fer à la main, mais à la lutte. C'est un crime de répandre du sang avant le sacrifice. Théagènes, comprenant qu'Hydaspe craint qu'il ne soit tué: Je vous entends, dit-il, vous me réservez pour être immolé aux dieux; mais ces dieux sauront bien me conserver la vie.
En même-tems il prend de la poussière, la répand sur ses bras et ses épaules encore fumant de sueur, et se secoue ensuite. Il allonge les deux mains, s'affermit sur ses pieds, se rappetisse, courbe le dos et les épaules, baisse un peu la tête; enfin se rétrécit tout le corps, et attend son ennemi de pied ferme.
L'Ethiopien, à sa vue, l'insulte par un sourire de dédain, l'outrage par ses gestes, et ne témoigne que du mépris pour un tel adversaire. Il se précipite tout-à-coup vers lui, lève le bras, qui, comme une poutre énorme, tombe sur le col de Théagènes. Le coup retentit au loin. Le barbare s'applaudit par de grands éclats de rire. Théagènes, exercé à ces sortes de combats, et possédant parfaitement l'art de la lutte, prend le parti de reculer d'abord devant son ennemi, dont il venoit d'éprouver la force extraordinaire. Il a recours à l'adresse contre un antagoniste aussi terrible, et dont la férocité égale celle des bêtes sauvages. Quoiqu'à peine ébranlé du coup, il feint d'avoir plus de mal qu'il n'en a en effet. Il présente l'autre côté de la tête aux attaques. L'Ethiopien redouble: Théagènes chancèle, et fait semblant de tomber le visage contre terre. L'Ethiopien le voit, s'anime, se prépare à porter un troisième coup, sans aucune précaution. Déjà il a allongé le bras et est prêt de frapper. Théagènes se baisse, évite le coup, s'élance contre lui, écarte avec son bras droit, le bras gauche de son adversaire: celui-ci est entraîné par le poids de son bras, qui ne frappe que l'air. Théagènes se glisse dessous son aisselle, le prend par derrière, embrasse avec peine son ventre épais, entrelace ses pieds dans ses pieds, ses jambes dans ses jambes, l'oblige à s'agenouiller, le serre au défaut des côtes, lui presse les articulations, lui saisit la tête, le tire en arrière, et lui fait mesurer la terre.
Un cri plus fort que ceux qu'on avoit encore entendus, s'élève de toutes parts. Le roi n'est pas maître de lui-même; il s'élance de son trône: cruelle nécessité! s'écrie-t-il; quel homme les lois nous ordonnent d'immoler! Il appelle Théagènes: Jeune héros, dit-il, prêt à être immolé, vous devez, suivant l'usage, être couronné. Vous méritez sans doute de l'être, pour une victoire aussi glorieuse; mais, hélas! c'est en vain que vous avez vaincu. Je ne puis vous arracher au trépas, quand je le voudrois. Je vous accorderai tout ce qui est en mon pouvoir; demandez ce que vous désirez, avant que de descendre au tombeau. En même-tems, il lui met sur la tête une couronne d'or enrichie de diamans, et il la lui met en pleurant. Eh bien! lui dit Théagènes, je vais vous le demander, c'est à vous de tenir votre promesse: Puisque rien ne peut me soustraire à la mort, accordez-moi de mourir de la main de celle que vous venez de reconnoître pour votre fille. Hydaspe, étonné, se rappelle que Chariclée lui a fait une pareille demande; mais il ne croit pas devoir y réfléchir long-tems. Etranger, lui dit-il, je ne vous ai permis de demander, comme je n'ai promis de vous accorder, que des choses possibles. La loi veut que vous mourriez de la main d'une femme qui ait un mari, et non de la main d'une vierge. Eh bien! répond Théagènes, elle en a un. Vos discours, réplique Hydaspe, sont ceux d'un homme en délire, et qui voit le tombeau ouvert sous ses pas. L'épreuve du foyer nous a démontré que Chariclée est vierge, qu'elle n'a point encore goûté les plaisirs de l'amour, à moins que vous ne vouliez parler de Méroëbe; mais je ne sais comment vous le connoissez, et je ne lui ai encore que promis ma fille. Ne parlez pas, dit Théagènes, d'un hymen qui ne se fera pas, si je connois bien les sentimens de Chariclée: vous devez croire à mes prédictions; je suis une victime. Les victimes, reprend Méroëbe, ne prédisent que quand elles sont immolées; c'est dans leurs entrailles palpitantes que les prêtres lisent l'avenir. Ainsi, mon père, vous avez raison de dire que cet étranger parle comme un homme que la mort va saisir. Ordonnez qu'on le mène aux autels. Vous ferez le sacrifice quand tous aurez tout terminé. Théagènes est donc conduit aux autels.
Chariclée, voyant son amant vainqueur, avoit repris courage et conçu de bonnes espérances; mais le voyant reconduire aux autels, le désespoir s'empare d'elle. Persine la console; ce jeune homme, lui dit-elle, sauveroit peut-être sa vie, si vous vouliez parler et vous expliquer nettement. Pressée par les circonstances, cédant à la nécessité, Chariclée se détermine à tout révéler à sa mère.
Cependant Hydaspe demande à son héraut s'il y a encore quelques ambassadeurs à entendre. Prince, lui dit Harmonias, il n'y a plus que des députés de Syène, qui viennent d'arriver avec une lettre et des présens de la part du Satrape Oroondates. Faites-les venir, dit Hydaspe. Les députés paroissent aussitôt, et présentent la lettre conçue en ces termes:
Oroondates, Satrape du grand roi, à Hydaspe, le plus humain et le plus heureux des rois.
Après m'avoir vaincu par la force des armes et sur-tout par vos vertus; après m'avoir rendu mon gouvernemen, j'ose encore espérer que vous ne me refuserez pas la faveur que je vous demande. Une jeune fille, que l'on m'amenoit de Memphis, est tombée entre les mains de vos guerriers; ceux qui l'accompagnoient alors, et qui ont échappé au danger, m'ont rapporté que vous l'aviez conduite en Ethiopie. Je vous la demande comme un présent: je l'aime moi-même; mais je désire encore plus la rendre à son père. Ce vieillard, cherchant sa fille de contrée en contrée, a été pris par la garnison d'Eléphantine. Je l'ai vu en passant en revue les débris de mes troupes. Il m'a demandé à être envoyé vers vous: il est au nombre des députés; ses manières annoncent une naissance distinguée; son extérieur imprime le respect. Prince, je me flatte que vous le renverrez satisfait, et qu'il n'aura pas seulement le nom de père, mais qu'il le sera réellement.
Quel est celui, dit Hydaspe, après la lecture de la lettre, qui cherche sa fille? On lui montre un vieillard. Etranger, lui dit-il, je suis prêt à satisfaire à toutes les demandes d'Oroondates. Je n'ai réservé que dix jeunes captives: il en est une reconnue pour n'être point votre fille; voyez les autres: et si elle se trouve parmi elles, emmenez-la. Le vieillard se prosterne, baise les pieds du roi. On amène devant lui ces jeunes captives: il ne reconnoît point sa fille parmi elles. Prince, dit-il à Hydaspe, tout pénétré de douleur, ma fille n'est point parmi celles-ci. Vous voyez mes dispositions, répond Hydaspe. Si vous trouvez pas votre fille, accusez-en la fortune. Vous pouvez vous convaincre, par vos propres yeux, qu'il n'y a point ici d'autre captive. Le vieillard se meurtrit le visage, verse un torrent de larmes, promène ses yeux sur l'assemblée, et se met à courir tout-à-coup comme un furieux. Il va droit aux autels: du bord de son manteau fait comme un lien, qu'il passe au col de Théagènes, et le traîne, en criant de toutes ses forces: Je te tiens, scélérat! je te tiens, sacrilège! Les gardes font des efforts inutiles pour l'arrêter et lui arracher Théagènes. Il le serre, l'embrasse étroitement, et vient à bout de le conduire devant Hydaspe. Prince, dit-il, voilà celui qui m'a ravi ma fille, celui qui a porté la désolation chez moi, qui a enlevé, du milieu du temple de Delphes, celle qui faisoit toute ma joie: je le trouve aujourd'hui au pied des autels, comme s'il étoit pur et sans tache.
Toute l'assemblée est émue des paroles du vieillard, qui sont une énigme pour elle: son action cause le plus grand étonnement. Hydaspe le prie de s'expliquer plus clairement. Ce vieillard étoit Chariclès: il cachoit la véritable naissance de Chariclée, dans la crainte que, dans son exil, ayant manqué aux lois de la pudeur, elle ne lui fit des ennemis de ses véritables parens. Il raconte d'abord succinctement tout ce qui ne peut lui nuire. Prince, j'avois une fille, dont la beauté et la vertu pourroient attester ce que je dis. Elle étoit vierge, prêtresse de Diane à Delphes. Ce beau Thessalien est venu à Delphes, pour offrir un sacrifice solennel, à la tête d'une théorie; il a enlevé, pendant la nuit, ma fille du milieu du temple et du sanctuaire d'Apollon; il a outragé le dieu de vos pères, Apollon, le même que le Soleil, et il doit être réputé coupable de sacrilège, même envers vous. Un faux-prêtre de Memphis lui prêta son ministère pour commettre ce forfait. J'ai été en Thessalie; j'ai demandé vengeance à ses concitoyens: ils l'ont abandonné à ma discrétion, comme un scélérat et un impie. Conjecturant qu'il s'étoit enfui à Memphis, patrie de Calasiris, j'y ai passé. J'ai trouvé Calasiris mort, digne châtiment de sa perfidie. Thyamis, son fils, m'a appris ce qu'étoit devenue ma fille; il m'a dit qu'elle avoit été envoyée à Syène vers Oroondates. Je n'ai pu me rendre à Syène, ni auprès d'Oroondates: j'ai été fait prisonnier à Eléphantine. Vous me voyez devant vous, suppliant et cherchant ma fille. Ayez pitié d'un père malheureux; consultez votre cœur; souvenez-vous que c'est Oroondates lui-même qui vous parle en ma faveur. A ces mots il se tait, et ses larmes coulent en abondance.
Hydaspe, s'adressant alors à Théagènes: Que répondez-vous, lui dit-il?—Tout ce que cet homme dit est vrai. Oui, je suis coupable envers lui de rapt et de violence; mais je suis votre bienfaiteur.—Rendez-lui donc un bien qui ne vous appartient pas. Votre vie est dévouée aux dieux; vous devez être immolé comme une victime pure et sans tache, et non comme un coupable frappé du glaive de la justice.—Le châtiment doit retomber, non sur celui qui a commis le crime, mais sur celui qui en profite. Or, c'est vous qui en profitez; rendez-la donc vous-même, à moins qu'il ne la reconnoisse aussi pour votre fille. Cette scène met tous les spectateurs hors d'eux-mêmes. Sisimithrès, après quelques momens de réflexion, se rappelle son entrevue avec Chariclès. Il attendoit que la divinité répandît quelques lumières sur toute cette affaire. Il court vers Chariclès, l'embrasse: Celle que vous regardez comme votre fille, lui dit-il, celle que je vous remis autrefois entre les mains, vit encore: elle est reconnue des auteurs de ses jours.
Chariclée sort de la tente: elle oublie la timidité et la pudeur si naturelles à son sexe et à son âge. Transportée hors d'elle-même, elle se jette aux pieds de Chariclès: O mon père! lui dit-elle, ô vous que je ne respecte pas moins que ceux qui m'ont donné le jour, traitez-moi comme vous voudrez; je suis criminelle, parricide; n'examinez pas si je n'ai fait que suivre la volonté des dieux, si je n'ai fait qu'obéir à leurs inspirations.
Persine, d'un autre côté, embrasse Hydaspe: Oui, prince, lui dit-elle, croyez que tout est ainsi; sachez que ce jeune Grec est l'amant de notre fille. Chariclée venoit de lui révéler, quoique avec beaucoup de peine, le secret de son amour. Le peuple fait éclater sa joie par des cris et des danses. Les hommes de tout âge et de toute condition célèbrent cet évènement par leurs transports: ils n'entendent pas ce qui se dit, mais ils en jugent par ce qui est arrivé à Chariclée. Eclairés peut-être par quelque divinité, qui s'étoit plue à ménager ce dénouement, ils soupçonnent la vérité. On voit au milieu de cette assemblée les contrastes les plus frappans. On voit éclater la joie et la douleur, les ris se mêler aux sanglots; la plus affreuse situation se change en fête; on voit dans la joie et l'alégresse ceux qui étoient dans la douleur et le désespoir. Les uns trouvent ce qu'ils ne cherchoient point; les autres perdent, sans espérance, ce qu'ils espéraient trouver. On s'attendoit à voir le sang couler sur les autels, et on n'y offre que des victimes pures et innocentes.
O le plus sage des hommes, dit Hydaspe à Sisimithrès, que faut-il faire? Ne pas immoler des victimes aux dieux est une impiété. Leur immoler des personnes, dont l'arrivée ici est un de leurs bienfaits, en est une autre aussi criante. Prince, lui répond Sisimithrès en langue éthiopienne, pour être entendu de tout le monde, une joie excessive obscurcit les lumières des hommes les plus sages. Depuis long-tems vous deviez comprendre que les dieux n'agréent point de pareils sacrifices. C'est au pied même des autels, c'est sous le couteau sacré qu'ils vous font reconnoître Chariclée pour votre fille. Du milieu de la Grèce, ils ont amené ici, comme par miracle, celui qui l'a élevée: ce sont eux qui ont effrayé ces chevaux, ces taureaux qui ont suscité ce tumulte. Ils veulent nous faire entendre qu'il ne faut leur présenter que des sacrifices dignes d'eux. Pour mettre le comble à leurs bienfaits, ils vous amènent dans ce jeune Grec, l'époux de votre fille, comme un flambeau dont la lumière doit éclairer le dénouement de cette grande pièce. Ne fermons pas les yeux sur les merveilles de la Divinité; secondons ses desseins: abolissons pour jamais la coutume d'immoler des hommes.
Sisimithrès prononce ces mots d'une voix claire et haute, pour être entendu de tout le monde. Hydaspe, qui savoit la langue vulgaire, prenant Théagènes et Chariclée: Vous tous, dit-il, qui êtes ici présens, nous ne pouvons nous empêcher de reconnoître l'influence des dieux dans tout ce que nous venons de voir. Leur résister est un crime: en présence des dieux, dont tout ceci est l'ouvrage, en présence de vous tous, qui vous montrez si dociles aux volontés du ciel, j'unis ces deux amans par les liens de l'hymen. Puisse-t-il naître d'eux des enfans qui les resserrent encore! Mais, occupons-nous des devoirs de la religion, et sanctifions cette alliance par des sacrifices.
Tous les spectateurs applaudissent; des acclamations se font entendre de tous côtés en signe d'approbation. Hydaspe s'approche de l'autel, et avant de commencer le sacrifice: Soleil s'écrie-t-il, et toi Lune, divinités protectrices de cet empire, s'il est vrai que vous approuviez l'hymen de Théagènes et de Chariclée, ils peuvent vous offrir des sacrifices. En même-tems il prend sa mître et celle de Persine, symbole du sacerdoce, met l'une sur la tête de Théagènes,et l'autre sur celle de Chariclée.
Chariclès alors rappelle l'oracle rendu autrefois à Delphes, que l'événement réalisoit sous ses yeux, et dont il pénètre alors le sens. Voici ce que disoit cet oracle: Ils arriveront dans un pays brûlé par le soleil; des couronnes placées sur des têtes noires, seront la récompense de leur vertu sans tache.
Les deux époux, couronnés de mitres blanches, revêtus du sacerdoce, font un sacrifice à la lueur des flambeaux, au bruit des flûtes et des instrumens. Ils se rendent ensuite à Méroë. Hydaspe et Théagènes sont sur un char, traîné par des chevaux; Sisimithrès et Chariclès sur un autre: des bœufs blancs mènent Chariclée et Persine. Le bruit des applaudissemens et des acclamations retentit autour d'eux. Ils vont célébrer l'hyménée dans la ville avec plus de pompe et de solennité.
Ainsi finissent les aventures de Théagènes et de Chariclée. L'auteur est Héliodore, phénicien, d'Emèse, de la race du Soleil, fils de Théodose.
Quoi! des notes hérissées de grec et de latin à la suite d'un roman! L'auteur est sans doute quelque savant en us, qui se croit encore au quinzième siècle, où l'explication de quelques phrases latines et grecques, étoit regardée comme un prodige de science, et un brevet d'immortalité.—Je ne suis pas un savant en us. Je me croirois trop heureux de les valoir, ces savans, qui ont rendu tant de services aux lettres, et que notre reconnoissance aujourd'hui persiffle et tourne en ridicule si injustement. Le règne des philosophes du dix-huitième siècle entièrement anéanti, les épouvantables scènes qui ont signalé cette destruction, ne me permettent pas de douter que je ne suis au commencement du dix-neuvième.—Quelle est votre folie d'insérer dans votre traduction des notes qui peuvent devenir des notes de réprobation, et empêcher d'acheter votre ouvrage?—Dites-moi, ces notes vous empêcheront-elles de l'acheter?—Non; je supposerai qu'elles n'y sont pas; je me garderai bien d'y jeter les yeux.—Vous pensez donc que bien peu de personnes auront le bon esprit d'en faire autant que vous?—Enfin, pourquoi surcharger votre ouvrage de choses qu'on ne lira pas?—Je pense bien, comme vous, que la plus grande partie des lecteurs ne les regarderont pas, et c'est pour cela que je les ai rejetées à la fin du dernier volume. Mais, sur trente, n'y en eût-il qu'un qui les lût, c'est pour celui-là que je les ai mises; comme il m'est arrivé de contredire en plusieurs endroits la traduction latine et la traduction française qui est en vogue aujourd'hui, j'ai voulu mettre les pièces sous les yeux de quiconque voudra se constituer juge, et le mettre en état de prononcer avec connoissance de cause.
Note 1: A ces affreux monumens de la rage, etc. ἦν δὲ οῦ καθαροῦ πολεμοῦ τὰ φαινὸμενα σὺμβολα. Voici la traduction latine, qui ne me paroît pas rendre le sens du texte. Cœterùm non fuerant justi prælii notæ et indicia. Fuerant n'est point le tems qui convient ici, mais erant. τὰ φαινὸμενα, traduit par notæ ou par indicia, n'est point entendu. καθαροῦ ne peut pas vouloir dire justi. Je le crois employé ici dans le même sens que purus dans le vers 771 du douzième livre de l'Enéïde.
.... Puro ut possent concurrere campo.
Afin qu'ils pussent combattre dans un champ, où rien ne les embarrassât.
Dans le cinquième livre on lit cette phrase: ταχα δὲ ποῦ καὶ τἧς ἀνθρὼπου φυσέως ἀμιγὲς καὶ κἀθαρον τὸ χαῖρον οὐκ ἐπιδεχομὲνης. La nature de l'homme ne pouvant peut-être pas goûter un plaisir pur et sans mélange. Le traducteur latin rend bien ici κὰθαρον par meram; et je suis étonné qu'il ne l'ait pas entendu dans la première phrase; en voici le mot-à-mot: les choses que l'on voyait, n'étoient pas les signes d'une guerre seule, parce que les débris d'un festin y étoient mêlés.
Note 2: Tu vois ceci... S'il ne m'a pas servi, etc. εἱς δεῦρο ἤργησεν ὑπὸ ῆτς σῆς ἀναπνὼης ἐπεχὸμενον. Il a été jusqu'ici oisif, retenu par ton souffle. Cette expression m'a paru hasardée. Je n'ai pas cherché à rendre l'image qu'elle présente, parce qu'elle ne m'a point paru naturelle. Je ne conçois pas comment le souffle peut arrêter un poignard. On trouve dans Héliodore quelques autres passages qui paroissent recherchés. Tel m'a semblé encore le passage suivant.
Note 3: Prends pitié de ces cheveux blancs. φεῖσαι πολιῶν αἵ τὲ σὲ ἀνὲθρεψαν, Epargne ces cheveux blancs qui t'ont nourri. Je ne sais comment des cheveux peuvent nourrir. J'ai mis dans la phrase précédente l'idée que renferme celle-ci, parce que cette idée est belle, touchante, puisée dans la nature.
Note 4: A peine est-il au rivage, etc. οὒπω δὲ τῆς ἀποβαθρας ἀκριβῶς κειμὲνης, la planche pour descendre n'étant pas encore bien posée. J'ai cru devoir me contenter d'un à-peu-près, sans, m'attacher à la lettre, parce que je n'ai rien vu à peindre.
Note 5: Dont il s'étoit dégoûté, etc. ἐπειδὴ κυρτοὺμενην ἀυτῃ τὴν παρείαν ἐν τοῖς ἀυλημασιν εἶδς, καὶ πρὸς τὸ βιαίον τῶν φυσημὰτων ἀπρεπὲστερον ἐπὶ τὰς ῥινας ἁνισταμὲνην, τὸ τε ὄμμα πιμπραμενον καὶ τῆς ὀικείας ἒδρας εξωθούμενον. Lorsqu'il eut vu ses joues s'enfler en jouant de la lyre, s'élever hideusement vers son nez à force de souffler, et son œil enflammé, chassé de sa place ordinaire. Je n'ai pas cru devoir entrer dans le détail de la difformité d'Arsinoë. L'image ne m'a point paru assez gracieuse pour chercher à en rendre tous les traits avec une exactitude scrupuleuse.
Note 6: Vous paroîtrez moins demander, etc. καὶ ἐμοὶ δοκειτε, τοῖοιδε ὁντες, οὐκ άκόλους ἁλλ' ἄορας του καὶ λεβητας ἀιτησειν. Vous me paroissez, étant tels, devoir demander, non des morceaux de pain, mais des trépieds et des vases; ou bien comme ἄορας signifie encore femme, mais des femmes et des trépieds. Quelque signification que l'on donne à ἄορας, je crois qu'ici il désigne les récompenses que l'on donnoit aux vainqueurs dans les jeux.
On trouve dans l'Odyssée, livre P, vers 222:
ἀιτίζων ὰκόλους, ουκ ἄορας οὐδε λεβήτας.
Demandant des morceaux de pain et non des trépieds ni des vases, ou, non des femmes ni des vases.
On ne peut douter qu'Héliodore n'ait fait allusion au vers d'Homère. Dans Homère il est question d'un mendiant qui ne demande que des morceaux de pain, et ne pense guère à demander les prix des vainqueurs aux jeux publics. Ainsi le sens du vers d'Homère n'est pas équivoque; mais, dans Héliodore, que veut dire Cnémon? entend-il que Théagènes et Chariclée n'auront jamais l'air de mendians? que leur bonne mine, même sous les haillons de la misère et de l'indigence, les trahira, et qu'on verra bien que ce ne sont pas des morceaux de pain qu'ils demandent? Dans celte supposition, il faudroit, je crois, prendre ἄορας κὰ λεσητας pour une expression proverbiale, dont le sens seroit, qu'ils portent leurs vues plus haut. Il seroit possible encore que ces mots renfermassent une espèce de calembourg, une contre vérité, et que Cnémon voulût dire: on verra bien que des amans aussi beaux et aussi passionnés ne cherchent pas des femmes, et alors on donneroit à ἄορας la signification de femmes; mais ce sens ne me paroît point naturel: le traducteur anonyme, dont l'ouvrage a été réimprimé en l'an 4, et que j'ai sous les yeux, s'est tiré de toute espèce d'embarras, en ne traduisant point cet endroit, ainsi que plusieurs autres, comme je le ferai voir dans la suite de ces notes.
Note 7: La nuit approchoit. καὶ ουν μὲν ὠρα περὶ βούλυτον ἡδὴ. Le latin dit: et jam exequendi consilii tempus erat. Il étoit tems d'exécuter son dessein. Je ne sais comment le traducteur a expliqué le texte pour y trouver ce sens; mais il m'en présente un bien différent: voici mot-à-mot ce qu'il veut dire, selon moi: il étoit l'heure où l'on détache les bœufs de la charrue. Cette façon de parler se rencontre fréquemment dans Homère et dans les autres écrivains grecs.
Note 8: Si vous me voyez revêtu, etc. La phrase grecque est plus énergique, en ce que l'anthitèse est mieux marquée. δυστυχήματα το λαμ' προν μετοῦτο σχῆμα μετημφίασε. Mes malheurs m'ont revêtu de cette robe brillante. Il faut cependant convenir que cette pensée, et sur-tout la manière dont elle est exprimée, a quelque chose de recherché, et qui sent un peu le bel-esprit.
Note 9: Les Troyens n'en souffrirent, etc. Ιλίοθεν μὲ φέρεις, καὶ σμῆνος κακῶν, καὶ τὸν ἐκ τοῦτων βόμβόν ἀϖείρον επισέαυτον κινεῖε. Vous me rapportez de Troie. On peut expliquer ce passage autrement; mais le sens sera toujours le même, Les Grecs ne souffrirent pas plus en revenant de Troie. Les Grecs disoient ἱλίας κακῶν, pour dire des maux sans nombre. Le traducteur anonyme n'en dit pas un mot. Vous excitez contre vous un bourdonnement sans fin. Je crois qu'il faudroit mieux dire: ils retentiront long-tems à vos oreilles. J'aime d'autant mieux cette traduction, que le texte, par βόμβόν, me semble faire allusion au bourdonnement des abeilles, dont il a donne l'idée par le mot σμῆνος qui précède, et qui veut dire proprement un essaim d'abeilles.
Note 10: Ceci est un épisode, etc. ἐϖεισόδιον δὴτουτο οὐδὲν, φάσι, πρὸς τὸν Διονύσον ἐϖεισκυκλήσας. Vous avez introduit cet épisode, qui, comme on dit, n'a aucun, rapport à Bacchus.
Note 11: Il partoit de ses yeux, etc. La phrase grecque me paroît belle et remarquable; elle rappelle les chaînes d'or que les anciens donnoient à Mercure. ἀφυκτὸν τίνα καὶ ἀπρόσμαχον ἐταρίας σαγήνην ἐκ τῶν ὀφθαίλμων ἐπεσύρετο. Elle traînoit un filet de coquetterie, partant de ses yeux, auquel il étoit impossible de résister et d'échapper. J'aurois désiré pouvoir rendre cette métaphore; ne le pouvant pas, j'ai été obligé d'en substituer une autre.
Note 12: J'opposai long-tems, etc. ἐπὶ πολυ τε τοις σώματος ὀφθάλμοις τοὺς τῆς ψύχης ἀντιστήσας. Ayant opposé long-tems les yeux de l'ame aux yeux du corps. Antithèse qui m'a paru froide, puérile, de mauvais goût, que je n'ai cherché ni à rendre, ni à suppléer.
Note 13: Les eaux tombées du Ciel, etc. θίγειν προσηνέστατος. Un des traducteurs d'Homère prétend que ces mots veulent dire que les eaux du Nil sont flexibles au toucher; mais cette pensée me paroît niaise. Des eaux sont toujours flexibles, à moins qu'elles ne soient gelées. Je crois que προσηνέστατος θίγειν veut dire, douces au toucher. Les eaux du Nil, à sa source, ne sont pas douces au toucher, parce qu'elles sont brûlantes; mais en Egypte, elles ne sont que tièdes. Je n'ai vu d'abord dans ces mots qu'une répétition de ϖιεῖν γλυκυτατος et je ne les ai point rendus; mais je crois que j'ai eu tort, et qu'ils veulent dire qu'on peut s'y baigner.
Note 14: Elle tourne contre moi, etc. τοῖς ἓμοῖς, τὸ τοῦ λόγου, καὶ ἐμου κεχρήται ϖτέροις. Elle se sert contre moi, comme on dit, des aîles que je lui ai données. Il faut faire attention que ἐμοῖς ϖτέροις ne veut pas dire mes aîles, comme le dit le latin, mais les aîles qu'elle a reçues de moi.
Note 15: Les théories, chez les Grecs, étoient des députations plus ou moins nombreuses, plus ou moins magnifiques, que les villes de la Grèce envoyoient, à certaines époques, à Delphes, à Délos, à Olympie, etc. Le but de ces théories était ordinairement d'offrir un sacrifice, de remplir quelque devoir de religion. On trouve dans le soixante-seizième chapitre des voyages du jeune Anacharsis, une description magnifique des différentes théories qui se rendoient à Délos, pour célébrer des fêtes en l'honneur d'Apollon.
Note 16: Sur son visage étoit peint, etc. ἡ ῥίς ἐνεϖαγγελία θὺμου. Son nez annonçoit son courage. On trouve dans le dix-huitième vers de la première idylle de Théocrite, quelque chose de semblable. ........... ἔντιγε πικρος καὶ οἱ ἄει δριμεῖα χολὰ ποτὶ ρίνι καθήται. Il est acariâtre, et toujours une humeur aigre est assise sur son nez. Les anciens, comme on le voit par ces deux exemples, croyoient que les affections de l'ame se peignoient sur le nez.
Note 17: Déjà les courtisannes, etc. ἠδὴ δὲ ὄσαι δημὼδεις γυναῖκες μὴλοις τε καὶ ἄνθεσίν ἔβαλλον, εὐμενείαν απ' ἀυτου τίνα, ὡς ἑδοκοῦν, ἐφελκὸμεναι. Déjà les femmes publiques lui jetoient des fruits et des fleurs, s'attirant, comme elles le croyoient, sa bienveillance. C'étoit, chez les anciens, un genre d'agacerie, dont il est parlé dans Aristénète, Lucien, et particulièrement dans le vers 85 de la cinquième idylle de Théocrite.
βὰλλει καὶ μὰλοισι τὸν αἵπολον ὰ κλεαρίστα.
Cléariste jette des fruits au chevrier.
Il n'est personne qui ne se rappelle ces deux vers de l'églogue troisième de Virgile:
Malo me galathea petit, lasciva puella,
Et fugit ad salices, et se cupi antevideri.
La folâtre Galathée me jette un fruit, s'enfuit vers les saules, et veut être vue avant d'être cachée.
Note 18: Mais votre fille étoit un astre, etc. τὴνδε κορὼ νι δα τῆς πομπῆς καὶ ὄφθαλμον ἀληθῶς τὴν σὴν θυγὰτερα γνωρίζοντες. Reconnoissant votre fille comme le complément et véritablement l'œil de la fête. J'ai substitué, comme on voit, une autre métaphore à celle d'Héliodore. On trouve dans le dernier livre, vers la fin, cette phrase. νῦν τὴν κορὼνιδα τῶν ἀγὰθων καὶ ὥσπερ λαμπὰδιον δρὰματος τὸν νὺμφιον τῆς κορῆς τοῦτονι τὸν ξὲνον νεανίαν ὰναφῃνὰντες. Ayant montré aujourd'hui, pour complément de biens, et comme flambeau de cette pièce, ce jeune étranger, époux de votre fille. On voit que, dans ces deux phrases, κορὼνις a le même sens, et qu'il veut dire complément.
Κορὠνις en grec, et coronis en latin, signifie une marque en forme de V ou de 7, que l'on ajoutoit à la fin d'un ouvrage qui étoit terminé. C'est pour cela que Martial a dit, liv. 5, épigramme première:
Si nimius videor serâque coronide longus
Esse liber.
Note 19: Cet homme ne nous permet pas, etc. οὖτος τἠν ἀπὸ ξὺλου κλὴσιν ἥκειφὲρων. Cet homme vient apportant une invitation avec le bâton. Je me suis contenté de prendre l'idée de l'auteur, et j'ai négligé le sens littéral.
Note 20: Je ne vous parlerai point des danses, etc. τὴν ὲνὸπλιον τῶν ὲφηβῶν καὶ πυῤῥιχιον ὀρχὴσιν. De la danse armée et pyrrhique des jeunes gens. Dans la première, le danseur étoit couvert d'une armure; la seconde étoit ainsi appelée, parce que Pyrrhus en étoit l'inventeur.
Note 21: Il se lève à l'instant. ὥσπερ οἱ θησαυρῳ προστυχοντες, comme ceux qui trouvent un trésor.
Note 22: Ses yeux noyés de larmes, etc. καὶ τὸ φλὲγον βλὲμματος, κὰθαπερ ὕδασιν ἐῳκει τοῖς δὰκρυσιν ἀποσβενυμὲνῳ. Le feu de ses regards sembloit éteint par ses larmes, comme avec de l'eau. J'ai cru devoir ne saisir que l'idée du texte, la présenter clairement, noblement; et, pour y arriver, j'ai laissé κὰθαπερ ὕδασιν.
Note 23: Que les Oplites paroissent. ὀπλίται étoient des hommes revêtus d'une armure pesante, qui consistait ordinairement en un casque, une cuirasse, un bouclier, une pique et une épée. Comme je ne pouvois traduire le mot grec que par une longue périphrase, j'ai hasardé le mot Oplite. On le trouve bien dans les voyages du jeune Anacharsis; mais il emporte avec lui l'idée de soldat, comme cher nous le mot fusilier ne désigne pas tout homme armé d'un fusil, mais un soldat armé d'un fusil. Ici le mot Oplite ne désigne qu'un homme revêtu d'une armure pesante.
Note 24: Elle tressaille, elle bondit etc. ἀλλ' ἐσφὰδαζεν ἡ βὰσις, καὶ ὁι ϖὸδες ἐσκιρτῶν, ὥσπερ, οιμαι, τῆς ψύχης τῳ θεαγὲνες συνεξαιροὐμὲνης καὶ τὸνδρὸμον σὺμπροθυμουμὲνης. Son siège étoit secoué; ses pieds trépignoient, comme si son ame aidoit Théagènes, et accéléroit la rapidité de sa course. On trouvera que je me suis écarté du texte; mais j'ai cru devoir peindre, avant tout, l'état de Chariclée, les divers mouvemens qui l'agitent, en voyant courir son amant, persuadé que c'est-là ce qui fait le mérite d'une traduction, bien plus que de rendre tous les mots du texte. L'anonyme ne dit rien de toute cette phrase. En général, il a changé tout cet endroit; il fait agir ses acteurs comme nos preux chevaliers dans les tournois. On est tout étonné de voir l'antagoniste de Théagènes se prosterner aux pieds de Chariclée; lui demander la permission de disputer le prix. On est étonné d'entendre Chariclée parler le langage des Blanche-fleur et des maîtresses de nos chevaliers de la table ronde.
Note 25: On ne se rassasie point, etc. οὔτε τὸ καθ' ἡδὸνην ἀνυὸμενον, οὐτ' εἱς ἀκὸην ἐρχὸμενον φὲρει πλησμὸνην. Ni ce qui se fait, ni ce qui entre dans l'ouie pour le plaisir, ne porte satiété. Voilà, je crois, le texte mot-à-mot. L'auteur me semble parler de deux sortes de plaisirs, le plaisir physique et le plaisir moral; et je ne trouve pas ce sens dans cette traduction latine: Neque cum fruitur quispiam, neque cum auditu percipit.
Note 26: Le silence nourrit des maux, etc. τρὸφη γὰρ νὅσων σιωπὴ. Le silence n'est pas la nourriture des maux; il est cause que les maux se nourrissent. On trouve dans le Philoctète de Sophocle, vers 975, τρὸφην employé de même.
ἔισειμι πρὸς σε ψίλος, ουκἔχων τρόφην.
Je viens vers vous désarmé, n'ayant plus de nourriture, c'est-à-dire, n'ayant plus mon arc qui me nourrissoit. #/
Note 27: Quelque tems après je le rencontre, περι πληθοὐσαν ἄγοραν. Dans le tems que la place publique est pleine.
Note 28: Ma fille est frénétique. δαιμονᾀν εοικεν. Semble tourmentée par quelque génie mal-faisant.
Note 29: Nous nous sommes précipités, etc. λὸγου θὰττον ἁπελλαγὴμεν. Nous sommes sortis plus vîte que la parole. C'est ainsi qu'on lit dans le premier livre de l'Enéïde, vers 146:
Sic ait, et dicto citiùs tumida æquora placat.
Il dit, et, plus vîte que la parole, il appaise la mer soulevée.
Note 30: Je ne sais comment, etc. ἀφελὸμενος ἔιχεν ἐν κὺστιδι, τοῦ μὴ τὸν χρὸνον λυμὴνᾳσθαι αὐτῃ. Me l'ayant prise, il l'a gardée dans une boîte, pour que le tems ne la gâtât point. ἕνεκα est sous-entendu devant τοῦ.
Note 31: Un espace immense, etc. τοῦ μεσεὺοντος ἀπειροῦ διαστὴματος συνεκδραμεῖν τῃ πτὴσει τὴν θὲαν ένεδρεὺσαντος. Un espace immense, qui étoit au milieu, empêchant ma vue de courir avec son vol. Voilà encore une de ces phrases où l'on voit l'exactitude sacrifiée à l'harmonie. Comme ma traduction m'a paru dire tout ce que dit le texte, et le dire clairement et assez noblement, j'ai cru devoir m'en contenter, sans examiner si tous les mots étoient rendus ou non; et c'est en général d'après ce système-là, que ma traduction est faite.
Note 32: Je les quitte au milieu, etc. πρὸς ἀυλοῖς ὲτὶ καὶ ὀρχὴσεσιν ὄντας. Je les quitte encore tout occupés de flûtes et de danses.
Note 33: Théagènes, guidé par l'Amour, etc. ἐστρατηγεῖ δε θεαγὲνης τὸν ειρὼτικον τοὺτον πὸλεμον. Théagènes conduisoit cette guerre d'amour. Il y a dans le texte quelque chose de joli, qui n'est pas dans la traduction. La pensée n'est pas la même précisément, ni présentée de même. Peut-être auroit-il mieux valu traduire ainsi: Théagènes conduisoit ce bataillon formé par l'Amour.
Note 34: Il s'échappe de mes yeux, etc. καὶ νῳ πλὲον ἡ ὀφθὰλμῳ τοῖς νεοῖς' ἑπιδακρὺσας. Ayant pleuré sur ces jeunes gens, plus par l'esprit que par les yeux. Mauvais jeu de mots, antithèse froide, que je n'ai pas cherché à rendre. On est fâché de trouver dans l'ouvrage d'Héliodore des puérilités semblables.
Note 35: Elle étoit, pour ainsi dire, etc. χαρικλεία μὸνη μοι παραψὺχη, καὶ, ὠς ἔιπεῖν, ἄγκυρα. Chariclée étoit ma seule consolation, et, pour ainsi dire, mon ancre. J'ai substitué une autre métaphore plus usitée en français.
Note 36: Tels étoient les mouvemens, etc. ἡ μεν δὴ πὸλις ἡ Δὲλφων ὲν τουτοῖς ἦν, καὶ ἔδρασὲν ο τι δὴ καὶ ἔδρασὲν. La ville de Delphes étoit dans ces mouvemens, et elle fit ce qu'elle fit. On ne sera peut-être pas fâché de voir comment l'anonyme a rendu cette phrase. Je n'ai parlé jusqu'ici que de choses qu'il n'avoit pas mises; je vais montrer ici un échantillon de sa manière de traduire; ce que je ne ferois pas, si, dans sa préface, il ne disoit pas qu'il croit sa traduction assez fidelle pour être appelée littérale.
Le bruit de notre évasion s'étoit répandu dans la ville; et la renommée, toujours habile à publier les évènemens, avoit annoncé la nouvelle de notre fuite en autant de manières qu'elle a de bouches différentes.
Note 37: Car le jour approchoit. καὶ γὰρ ἀλεκτρὺονες ἡδη τὸ δεὺτερον ἠδον. Car les coqs chantoient pour la seconde fois.
Note 38: Bon, c'est ce qu'il faut. χαρίεν ἔφη, τὸ σὺμμετρον. La proportion est plaisante, dit-il.
Note 39: Sont pères de famille. ὀικοῦ ἀρχοῦσι. Sont chefs de maison. J'ai traduit comme le latin; je crois cependant que le sens ne pourrait être rendu exactement que par l'expression un peu triviale, sont établis.
Note 40: Un nouvel orage, etc. κῦμα, φασιν, ἐπι κῦμα προσεβαλλεν ὁ δαιμων. La fortune, comme on dit, roula flot sur flot.
Note 41: Tu as poussé l'indifférence, etc. ὼς μηδὲ τοῦτο δὴ κοῖνον προσειπεῖν. Au point de ne pas me dire ce que l'on dit à tout le monde.
Note 42: Il coupe aussitôt le cable, etc. ἄλλον χειμῶνα τοῦτον ἐφὲλκεσθαι σφᾶς διατεινομενος. Assurant que c'étoit une seconde tempête qu'ils traînoient. L'anonyme est ici d'une grande exactitude. Notre vaisseau, dit-il, déchargé de cette seconde tempête qu'il traînoit après soi. Je doute qu'on dise d'un vaisseau, qu'il est déchargé d'une tempête, comme on dit qu'il est déchargé de sa cargaison; qu'il traîne une tempête, comme on dit qu'il traîne une barque. Il me semble qu'il étoit permis ici de ne pas être si exact.
Note 43: Désespérée de ne pouvoir, etc. ὡς γὰρ ἁποροῦσαπρὸς τὴν ἔνεργον συμμὰχιαν ἡ χαρικλεια, λὸγον ἐπικοὺρον τῳ θεαγὲνες διετοξεὺσεν, ὰνδριζοὺ φιλτατε, έμβοὴσασα. Car Chariclée, ne sachant comment faire pour secourir efficacement, décocha à Théagènes une parole secourable, ayant crié: SOIS HOMME, MON AMI. Héliodore me semble ici trop recherché, et je crois qu'il a eu tort. La situation est assez intéressante par elle-même, sans que le bel-esprit y mêle ses faux-brillans. L'anonyme ne dit pas un mot de cette phrase.
Note 44: La plus grande peine, etc. ἀλλὰ μοὶ ζημία καὶ μὸχθος ὁ ἀν μη ἐπιτὰττῃ μέγα ῃ μικρον Ισίας ἑκεινη. Voici comme j'explique cette phrase mot-à-mot: Ce que cette Isias ne me commande point, soit que ce soit quelque chose de petit, soit que ce soit quelque chose de grand, est pour moi une peine et une affliction. Je ne sais comment le traducteur latin a expliqué le texte pour y trouver le sens qu'il a mis. Quanquam indè nihil præter muletam et molestiam laboris reportem.
Note 45: Mes affaires exigent, etc. καὶ με, κάθαπερ κῃρυγμα ἡ χρεία πρὸς τὴν εις ἐλλήνας ἐκδημιαν καλεῖ. Le besoin, comme la voix d'un héraut, m'appelle à un voyage dans la Grèce. Comme κηρύγμα m'a semblé ici inutile, pour ne rien dire de plus, je n'en ai tenu aucun compte.
Note 46: Que mes chants, etc. ἀσώμεν ἀυτῳ θρἠνους, καὶγοους ὑπορχηςώμεθα. Chantons-lui des gémissemens, dansons-lui des lamentations. La phrase grecque m'a paru expressive et énergique. J'ai tâché de mettre dans ma traduction la même force et la même énergie.
Note 47: Comment, dira-t-on peut-être, ces choses sont-elles impénétrables, puisqu'elle les pénètre! Critique ridicule et injuste. On ne s'est jamais avisé de blâmer ces vers du Pindare Français:
Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
Ce sanctuaire impénétrable,
Où tes saints inclinés, etc.?
On pourroit cependant dire: comment ce sanctuaire est-il impénétrable, si les saints y ont pénétré? D'ailleurs, il y a dans le texte, ἁκινήτα κινοῦσαν; remuant des choses immobiles. Je n'ai pas cru pouvoir rendre cette antithèse mieux qu'en me servant des expressions du grand Rousseau.
Note 48: La divinité ou la fortune, etc. τὸτε δὴπως εἶτε δαιμὸνιον, εἶτε τυχη τίς τ' ἀνθρὼπεια βραβεὑουσα, καίνον ἑπεισὸδιον ἐπετραγωδεῖ τοῖς δρωμὲνοις, ὥσπερ εις ἁνταγὼνισμα δρὰματος ἄρχην ἅλλου παρεισφερουσα. Alors une divinité, ou la fortune, qui règle les choses humaines, ajouta aux choses représentées alors un nouvel épisode, comme si elle eût apporté le commencement d'un autre drame pour rivaliser. Voilà le mot-à-mot de la phrase grecque. On voit que je n'en ai rendu que les idées. Je crains même qu'on ne m'accuse d'avoir passé trop légèrement sur le texte. L'anonyme s'est mis à l'abri d'un pareil reproche. Voici comme il traduit cet endroit: Alors le destin ou la fortune, qui que ce soit qui préside aux choses humaines, fit que le vieillard Calasiris, etc.
Note 49: L'œil des amans reconnoît, etc. ὀξὺ γὰρ τὶ πρὸς πὴνγνωσιν ἐρωτικων ὄψις, καὶ κινήμα καὶ σχῆμα μόνον, κἄν ποῤῥὼθεν ἡ κᾴν εκ νώτων τῆς ομοιοτήτος τήν φαντασιάν παρεστησεν. La vue des amans est perçante pour reconnoître: un mouvement seul, l'extérieur seul, même de loin, même par derrière, leur présente des traits de ressemblance.
Note 50: C'est celui-là même. Il y a dans le grec une expression que le traducteur latin a rendue par mater, et que je n'ai point rendue dans ma traduction; celle expression est μαμμιδιον. Je ne connois en français, pour la traduire, que l'expression triviale, ma petite maman.
Note 51: Cybèle croit que le hasard, etc. ἠ δὲ Κυβέλη τἣν ξυντυχίαν ἄρπαγμα καὶ ὥσπερ ἄγρας ἃρχην ποιησαμενη. Cybèle ayant regardé cette remontre comme un moyen d'enlever et comme un commencement de chasse.
Note 52: Des hommes comme nous, etc. χαὶροῦσα καὶ προστρέουσαχ τοις, οἶοι νῦν ὑμεῖς, ἡ τοἷς ἐντεὐθεν. Voici la traduction latine: Gaudens iis et se oblectans qui indè adveniunt. οἶοι νῦν ὑμεῖς n'est pas rendu. Ces mots cependant ne sont pas inutiles ici. Dans la bouche de Cybèle, ils désignent plutôt la beauté que la patrie de Théagènes. τοἷς ἐντεὐθεν veut dire, des hommes d'ici, c'est-à-dire, du pays d'Arsace, des Perses et des Egyptiens, et non pas des Grecs. Il faudroit τοῖς ὲκεῖθεν pour entendre des Grecs.
Ensuite, devant ἡ il faut sous-entendre μάλλον; ellipse dont les exemples ne sont pas rares. On en trouve un dans le premier livre de l'Iliade, vers 117:
Βούλομαι ἐγὼ λάον σοονἔμμεναι ἡ ἀπολέσθαι.
J'aime mieux voir mon peuple sauvé que périr.
Voici comme j'explique mot-à-mot la phrase d'Héliodore: Se réjouissant et courant au-devant de ceux qui sont comme vous êtes maintenant, plus que de ceux d'ici.
Note 53: Calasiris n'est plus, etc. ἡ πάντων καθ' ἡμᾶς ἄγκυρα Καλὰσιρις απολωλς, τὴν ἀθλίαν ἡμᾶς ξυνὼριδα, πὴρους ὥσπερ τῶν πρακτεων ἐπὶ τῆς ἀλλοδατῆς καταλίπων. Calasiris, l'ancre de nos affaires, est mort, laissant dans une terre étrangère nous, malheureux attelage, aveugles sur ce qu'il faut faire. On a dû remarquer plusieurs fois que les Ethiopiennes se ressentent du siècle où l'auteur a vécu. Le cachet du bel-esprit y est empreint en plusieurs endroits, Héliodore n'a pas su se préserver du mauvais goût qui régnoit de son tems.
Note 54: Vomit mille imprécations, etc. τὴν γραῦν ἐπὶ κεφὰλην ἐξωσθῆναι προσταξασα. Ayant ordonné de précipiter la vieille sur la tête. Je n'ai pas cru devoir prendre ces mots à la lettre; je n'y ai vu que l'expression de la fureur.
Note 55: Vous êtes un jeune homme. ἀδολεσχεἵς ne veut pas dire vous êtes un jeune homme, mais vous ne dites que des choses frivoles. Il faut convenir que ce que demandoit Achémènes à sa mère, étoit bien frivole en comparaison de ce qui l'occupoit. Cette réponse de Cybèle me paroît un coup de pinceau digne de Molière, et comparable au, voilà-t-il pas de ces coups de langue de M. Jourdain.
Note 56: Nous sommes sans ressource, etc. πᾶν τοῦτο δὴ τὸτοῦ λὸγου πεῖσμα διεῤῥὴκται, πᾶσα ἔλπιδος ἄγκυρα παντοίως ἀνηρπὰςται. Tout cordage, comme on dit, est rompu; tout ancre d'espoir est enlevé.
Note 57: Le moment critique est arrivé. πρὸς ὀξὺ καὶ τὴν ἄκραν ἀκμὴν περιεστὴκοτα ἡμῖν ὁρῶσα τα πραγματα. Voyant mes affaires arrivées au moment décisif, et au plus haut point de maturité. On trouve dans Sophocle la même pensée exprimée différemment. Je ne la rapporte que parce que je la crois proverbiale. AJAX, V. 797:
ξυρεῖ γὰρ ἐν χρῲ τοῦτο μὴ χαιρεῖν τίνα
Le quelqu'un ne pas se réjouir de cela frotte sur la peau, c'est-à-dire, ceci se terminera mal pour quelqu'un.
On trouve dons l'Iliade, livre K, vers 173:
νῦν γάρ δὴ παντὲσσιν ἐπὶ ξὺρου, ἵσταται ἀκμῆς ἠ μαλὰ λὺγρος ὄλεθρος Αχαιοῖς ἠὲ βιῶναι
Car maintenant, ou une mort cruelle ou la vie est pour tous les Grecs sur le piquant d'une pointe, c'est-à-dire, un abîme prêt à engloutir les Grecs, est ouvert sous leurs pas.
Note 58: Ce que l'on entend afflige, etc. ἀκοἠ γὰρ όψὲως εἱς τὸ λυπῆσαι κουφὸτερον. Car l'ouie est plus légère que la vue pour chagriner. Cette pensée est la même que celle-ci d'Horace:
Segniùs irritant animos demissa per aures,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.
Ce que l'on entend émeut l'ame beaucoup moins que ce que l'on voit.
Note 59: Il ne nous reste plus qu'une ressource. Τελευταῖον οὐν, εἰ δοκεῖ, τὸ του λὸγου, ῥιψῲμεν ἄγκυραν. Jetons, si vous le voulez, comme on dit, notre dernier ancre.
Note 60: Pousse un cri. τίς οὖτοσι, βοῶντα κατὲστελλε Βαγὼας. Bagoas fait taire lui criant qui va là. Je me suis contenté de rendre βοῶνθα, pousse un cri, sans rendre τίς οὖτοσι, persuadé que le sens du texte n'est nullement altéré par cette suppression.
Note 61: Il écrit une lettre, etc. αγραψὰμενος γὰρ ἅ έβοὺλετο, καὶ λίθῳ τὴν γρὰφην ἑναψὰμενος, σφενδὸνη πρὸς τοὺς ἐναντίοὺς ἠπρεσβευετο, διαπόντιον τὴν ἰκεσίαν τοξευὸμενος. Ayant écrit ce qu'il voulait, et ayant attaché son écriture à une pierre, il députa avec une fronde vers les ennemis, et lança sa prière au-dessus des flots. On trouvera peut-être que j'ai passé légèrement sur cette phrase; mais elle m'a paru une de celles dans lesquelles Héliodore a voulu mettre de l'esprit, et qui n'en est pas meilleure.
Note 62: Les Ethiopiens avancèrent, etc. τὸτε δὴ καὶ Αιθίοπες πλησιασαντες ὥσπερ ἀπ' ἐκκλησίας των πορθμειων πρὸς τὸ πολιροκοὺμενον θὲατρον θὲατρον τοῖαδε ἔλεγον. Les Ethiopiens s'étant avancés, de dessus leurs vaisseaux, comme de dessus une tribune, parlèrent à ce théâtre assiégé.
Note 63: Ensuite viennent les archers, etc. ὡς ἄν γυμνοι ὄντες πανοπλιας, ασφαλεστερον βάλλοιεν ὐπὸ τοῖς όπλιταις προασπι ζομενοι. Afin que n'ayant point d'armure complette, ils lançassent leurs traits plus en sûreté derrière les Oplites.
Parmi les contre-sens innombrables dont fourmille la traduction anonyme, on remarque celui-ci: Ils étoient suivis des Arbalêtriers et gens de trait, nuds et sans armes, afin qu'ils eussent plus de facilité à tirer leurs flèches. Comment des Arbalêtriers et des gens de trait peuvent-ils être nuds et sans armes? et s'ils sont nuds et sans armes, comment peuvent-ils tirer des flèches? je n'en sais rien.
Il est bien vrai que γυμνοι veut dire nuds; mais cette nudité est déterminée par πανοπλιας, qui veut dire armure complette; de manière qu'ils étoient nuds d'une armure complette.
Note 64: On les voit sauter, bondir, etc. πλὲγμα γὰρ τικυκλότερες τῄ κεφάλῃ περιθεντες, καὶ τοῦτο βελεσι κατὰ τὸν κύκλον περιπεῖραντες τὸ μὲν ἐπτερὼμενον τοῦ βελους πρὸς τὴ κεφαλῃ περιτιθενσαι, τὰς δ'ἄκιδας οἷον ἄκτὶνας εἱς το ἐκτὸς προβεβλυὴται. Ayant mis autour de leur tête un tissu en rond, et l'ayant garni de traits tout autour, ils mettent contre leur tête la partie empennée du trait, et en dehors les pointes comme des rayons.
Rien de plus curieux que de voir comment l'anonyme rend cette phrase; il fait dire à Héliodore les choses les plus plaisantes. Par lui, la tête des guerriers d'Hydaspe se trouve être un parc d'artillerie. D'autres fois, dit-il, avec de petits dards, qui partoient de leurs bonnets, comme d'un arc, ils harceloient sans cesse les ennemis, en sautant et en se jouant autour d'eux y comme des satyres.
Note 65: Il ordonne à ses médecins, etc. τοῦτο μεν (αἶμα) ἐπαοιδῃ δὶα τῶν τοῦτο εργον πεποιημενων επεσχε. Il arrêta le sang par enchantement, par le moyen de ceux qui faisoient cette fonction. En quoi consistaient ces enchantemens? c'est ce que j'ignore. Au rapport des voyageurs, toute la médecine des peuples d'Afrique, encore aujourd'hui, n'est autre chose que superstitions bizarres et cérémonies ridicules qui, vraisemblablement, subsistent depuis long-tems, et dont l'origine se perd dans la nuit des tems.
Note 66: Il approche le moment, etc. πλὴσιον ὁ ἂγων, καὶ νῦν ταλαντεὺει καθ' ἡμασ ἡ μοῖρα. La décision est proche, la destinée pèse mon sort: Cette idée me semble belle, grande et bien noblement exprimée dans le texte. Elle est digne de la majesté de l'Epopée, et d'autant plus juste que Chariclée va devenir un personnage intéressant et de la plus grande importance, puisqu'elle va se trouver fille d'un puissant monarque, et héritière d'un vaste empire.
Note 67: Mais vous allez l'être, etc. τὰ μικρὸτερα, ἔφη, θαυμαζεις τὰ μείζονα δἔστιν ἔτερα. Vous vous étonnez, dit-elle, des plus petites choses; il en est d'autres plus grandes. J'ai cru devoir me contenter de l'idée, et la rendre plus succinctement que dans le texte, pour ne pas ralentir la vivacité du dialogue.
Note 68: Cette bandelette, etc. καθαπερ τῃ ταινιᾳ την ἀληθειαν ἐπισκιαζων. Ombrageant, pour ainsi dire, la vérité avec cette bandelette. Au premier coup-d'œil ma traduction semble s'éloigner du sens du texte. Je crois cependant avoir saisi l'idée d'Héliodore. Cette bandelette cachoit la vérité aux yeux d'Hydaspe, en ce qu'il ne pouvoit, à cause d'elle, assurer que Chariclée n'étoit pas sa fille; mais elle cachoit la vérité, de manière qu'elle donnoit un air de vérité à tout ce que Chariclée disoit.
Note 69: Il fait effort sur lui-même, etc. το ὄμμα δε οἱονει κερας ἡ σιδηρον εἱς τα όρωμενα τεινας, ἐιστηκει προς τας ὡδῖνας τῶν δακρυων ἀϖομαχομενος. Fixant sur ce qu'il voit un œil comme de la corne ou du fer, il étoit debout, combattant contre l'éruption des larmes. Voilà le texte mot-à-mot. Si j'eusse trouvé en français une métaphore pour rendre celle du texte, je l'aurois employée.
Note 70: Pourquoi, répond Hydaspe, etc. εἶτα, ὧ νωθεστατς καὶ ἡλιθις, προς αὐτον ὁ Υδασπης. Quoi! ô le plus sot et le plus stupide des hommes, dit Hydaspe. Je n'ai pas cru devoir rendre νωθεστατε καὶ ἡλιθις, qui n'auroient pas été en français un langage digne de la majesté royale.
Note 71: Les mugissemens du taureau, etc. καὶ τῳ μυκηθμω τοῦ ταυρουκαθαπερ σαλπιγγι το ἑπινικιον ἁνακηρυττομενος. Proclamant sa victoire par les mugissemens du taureau, comme avec une trompette.
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE.
LIVRE PREMIER.
LIVRE SECOND.
LIVRE TROISIÈME.
LIVRE QUATRIÈME.
LIVRE CINQUIÈME.
LIVRE SIXIÈME.
LIVRE SEPTIÈME.
LIVRE HUITIÈME.
LIVRE NEUVIÈME.
LIVRE DIXIÈME.
NOTES
NOTES DU SECOND VOLUME
NOTES DU TROISIÈME VOLUME.