The Project Gutenberg eBook of Cours de philosophie positive. (6/6) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Cours de philosophie positive. (6/6) Author: Auguste Comte Release date: December 28, 2015 [eBook #50786] Most recently updated: October 22, 2024 Language: French Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. (6/6) *** Au lecteur. Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original. Quelques erreurs évidentes de typographie ou d'impression ont été corrigées; la liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a été tacitement corrigée par endroits. Les notes de bas de page ont été renumérotées de 1 à 36 et placées sous le paragraphe auquel elles se rapportent. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. SE TROUVE AUSSI: À TOULOUSE, chez _Charpentier_. À LEIPZIG, chez _Michelsen_, À LONDRES, chez _Duleau et Cie_, À VIENNE, chez _Rohrmann_, À TURIN, chez { _Pic_, { _Bocca_, À SAINT-PÉTERSBOURG, chez _Graff_. IMPRIMERIE DE BACHELIER, rue du Jardinet, n° 12. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, PAR M. AUGUSTE COMTE, ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À CETTE ÉCOLE, ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT. TOME SIXIÈME ET DERNIER, CONTENANT LE COMPLÉMENT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES. PARIS, BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE POUR LES SCIENCES, QUAI DES AUGUSTINS, N° 55. 1842 EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS, _Sur l'action intentée par_ M. AUGUSTE COMTE _contre_ M. BACHELIER, _au sujet de l'=Avis de l'éditeur= placé par ce libraire en tête du tome 6e et dernier du_ COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. * * * * * Attendu que, dans cet _Avis_, M. Bachelier ne s'est pas borné à récuser d'avance la solidarité des assertions de l'auteur, mais qu'il y a ajouté des expressions inconvenantes envers M. Comte; que ledit avis n'a point été préalablement communiqué à M. Comte, lequel n'en a eu connaissance que par la publication de son volume; Attendu qu'un éditeur ne peut faire arbitrairement, dans un ouvrage qu'il publie, aucune addition ni suppression sans le consentement formel de l'auteur; et que les usages constants de la librairie s'opposent à ce qu'une portion quelconque d'une publication soit mise sous presse sans que l'éditeur ait d'abord obtenu le _bon à tirer_ de l'auteur; Attendu que, dans la position respective où se trouvent ainsi les parties, tous rapports de confiance mutuelle deviennent désormais impossibles; Par ces motifs, le Tribunal ordonne: 1° Que Bachelier sera tenu de supprimer, dans tous les exemplaires non écoulés, le carton intitulé _Avis de l'éditeur_, placé avant la préface du 6me volume de la _Philosophie positive_, et ce dans les huit jours du présent jugement, sous peine de cinquante francs de dommages-intérêts pour chaque jour de retard, à quoi Bachelier serait contraint par toutes les voies de droit et même par corps; 2° Que les conventions primitivement arrêtées entre les parties sont dès ce moment résiliées, en ce qui touche le droit exclusif réservé à Bachelier de publier les éditions subséquentes dudit ouvrage, à la seule charge par l'auteur de n'en point émettre une nouvelle édition avant l'épuisement de la première; 3° Condamne Bachelier à tous les dépens, même au coût de l'enregistrement du présent jugement. AVIS DE L'ÉDITEUR. Au moment de mettre sous presse la Préface de ce volume, je me suis aperçu que l'auteur y injurie M. Arago. Ceux qui savent combien je dois de reconnaissance au Secrétaire de l'Académie des Sciences et du Bureau des Longitudes comprendront que j'aie demandé _catégoriquement_ la suppression d'un passage qui blessait tous mes sentiments. M. Comte s'y est _refusé_. Dès ce moment je n'avais qu'un parti à prendre, celui de ne pas prêter mon concours à la publication de ce 6e volume. M. Arago, à qui j'ai communiqué cette résolution, m'a forcé d'y renoncer. «Ne vous inquiétez pas, m'a-t-il dit, des attaques de M. Comte. Si elles en valent la peine, j'y répondrai. La portion du public que ces discussions intéressent sait d'ailleurs très-bien que la mauvaise humeur du _philosophe_ date tout juste de l'époque où M. Sturm fut nommé professeur d'analyse à l'École Polytechnique. Or, avoir conseillé, dans le cercle restreint de mon influence, de préférer un illustre géomètre au concurrent chez lequel je ne voyais de titres mathématiques d'aucune sorte, ni grands ni petits, c'est un acte de ma vie dont je ne saurais me repentir.» Malgré les incitations si libérales de M. Arago, j'ai cru ne devoir publier cet ouvrage qu'en y joignant une note explicative du débat qui s'est élevé entre M. Comte et moi. Paris, 16 août 1842. BACHELIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR. PRÉFACE PERSONNELLE. En publiant enfin le dernier volume de ce Traité, je crois aujourd'hui devoir exposer, à tous ceux qui ont bien voulu m'accorder aussi longtemps une attention persévérante, l'explication générale des motifs, essentiellement personnels, qui ont prolongé pendant douze ans cette nouvelle élaboration philosophique. Une telle exposition est ici d'autant plus convenable, que des obstacles analogues pourront également entraver ou retarder les divers travaux ultérieurs que j'annonce en terminant l'ouvrage actuel. Comme le titre même de cette préface exceptionnelle rappelle expressément sa destination principale, les lecteurs qui voudront immédiatement poursuivre le grand sujet étudié dans le tome précédent pourront la passer sans aucun inconvénient, sauf à y revenir ensuite, si son objet propre les intéresse suffisamment. La longue durée de l'élaboration que j'achève aujourd'hui pourrait d'abord être imputée à la suspension forcée qu'elle éprouva, aussitôt après la publication du tome premier, par suite de la crise industrielle qu'occasionna la mémorable secousse politique de 1830. Ainsi contraint de chercher un nouvel éditeur, je dus interrompre, pendant quatre ans environ, une composition qui, suivant ma nature et mes habitudes, ne pouvait être jamais écrite qu'en vue d'une impression immédiate. Une seconde cause de retard dut résulter ensuite de l'extension très-prononcée qu'acquit graduellement mon opération philosophique, sans que l'esprit ni le plan en éprouvassent d'ailleurs la moindre altération quelconque. Ceux de mes lecteurs qui n'auront pas oublié l'annonce initiale pourront maintenant se convaincre, soit d'après l'accroissement du nombre des volumes, soit en vertu de leur ampleur supérieure, que l'étendue effective de ce Traité est réellement plus que double de ce qui avait été originairement promis. Mais, quelle qu'ait dû être l'influence évidente de ces deux motifs de retard, elle n'eût véritablement abouti qu'à prolonger jusqu'en 1836 un travail que j'avais d'abord espéré terminer en 1832. Si donc, au lieu de ces six années, mon œuvre en a finalement exigé douze, il faut surtout l'attribuer aux graves obstacles inhérens à ma situation personnelle. Or, je n'en puis faire suffisamment apprécier la portée essentielle, soit passée, soit future, qu'en appelant ici une attention directe, quoique sommaire, sur une existence privée où je m'efforcerai, d'ailleurs, de caractériser, autant que possible, son intime connexité avec l'état général de la raison humaine au dix-neuvième siècle. Du reste, il a toujours paru convenable que le fondateur d'une nouvelle philosophie fît directement connaître au public l'ensemble de sa marche spéculative et même aussi de sa position individuelle. Issu, au midi de notre France, d'une famille éminemment catholique et monarchique, élevé d'ailleurs dans l'un de ces lycées où Bonaparte s'efforçait vainement de restaurer, à grands frais, l'antique prépondérance mentale du régime théologico-métaphysique, j'avais à peine atteint ma quatorzième année que, parcourant spontanément tous les degrés essentiels de l'esprit révolutionnaire, j'éprouvais déjà le besoin fondamental d'une régénération universelle, à la fois politique et philosophique, sous l'active impulsion de la crise salutaire dont la principale phase avait précédé ma naissance, et dont l'irrésistible ascendant était sur moi d'autant plus assuré, que, pleinement conforme à ma propre nature, il se trouvait alors partout comprimé autour de moi. La lumineuse influence d'une familière initiation mathématique, heureusement développée à l'École Polytechnique, me fit bientôt pressentir instinctivement la seule voie intellectuelle qui pût réellement conduire à cette grande rénovation. Ayant promptement compris l'insuffisance radicale d'une instruction scientifique bornée à la première phase de la positivité rationnelle, étendue seulement jusqu'à l'ensemble des études inorganiques, j'éprouvai ensuite, avant même d'avoir quitté ce noble établissement révolutionnaire, le besoin d'appliquer aux spéculations vitales et sociales la nouvelle manière de philosopher que j'y avais apprise envers les plus simples sujets. Pendant que, à cet effet, je complétais spontanément, surtout en biologie et en histoire, à travers beaucoup d'obstacles matériels, mon indispensable préparation, le sentiment graduel de la vraie hiérarchie encyclopédique commençait à se développer chez moi, ainsi que l'instinct croissant d'une harmonie finale entre mes tendances intellectuelles et mes tendances politiques, d'abord essentiellement indépendantes, quoique toujours également impérieuses[1]. Cet équilibre décisif résulta enfin, en 1822, de la découverte fondamentale qui me conduisit, dès l'âge de vingt-quatre ans, à une véritable unité mentale et même sociale, ensuite de plus en plus développée et consolidée sous l'inspiration continue de ma grande loi relative à l'ensemble de l'évolution humaine, individuelle ou collective: elle fut directement appliquée, en 1825 et 1826, à la réorganisation politique, dans les essais déjà cités souvent en ce Traité, et que je retirerai ultérieurement du recueil hétérogène où ils restent encore égarés. Une telle harmonie philosophique ne put être toutefois pleinement constituée que d'après la première exécution, commencée en 1826, et réalisée en 1829, de l'élaboration orale qui a suscité l'élaboration écrite que je termine maintenant pour la systématisation finale de la philosophie positive, graduellement préparée par mes divers prédécesseurs depuis Descartes et Bacon[2]. Note 1: A cette époque, et quand j'étais parvenu à sentir à la fois la portée et l'insuffisance de la grande tentative de Condorcet, mon évolution spontanée fut profondément troublée pendant quelques années, sans cependant être jamais déviée ni suspendue, par une liaison funeste avec un écrivain fort ingénieux, mais très-superficiel, dont la nature propre, beaucoup plus active que spéculative, était assurément peu philosophique, et ne comportait réellement d'autre mobile essentiel qu'une immense ambition personnelle (le célèbre M. de Saint-Simon). Il avait, de son côté, déjà senti, à sa manière, le besoin d'une régénération sociale fondée sur une rénovation mentale, quelque vague et incohérente notion qu'il se formât d'ailleurs de l'une et de l'autre, d'après la profonde irrationnalité de son éducation générale. Cette coïncidence devint pour lui, à mon égard, la base d'une désastreuse influence, qui détourna longtemps une partie notable de mon activité philosophique vers de vaines tentatives d'action politique directe; quoique, du reste, il en soit résulté chez moi, outre une plus vive excitation à une publicité immédiate et peut-être même prématurée, une attention plus décisive à l'efficacité sociale du développement industriel, sur laquelle toutefois j'avais été auparavant éveillé par les doctrines économiques, premier fondement réel de la direction qui caractérisait surtout M. de Saint-Simon. Une telle conformité apparente, quoique très-incomplète en effet, constitua aussi, après notre rupture, le motif ou le prétexte des envieuses insinuations dirigées contre l'originalité de mes premiers travaux en philosophie politique, en attribuant une importance factice à une vicieuse qualification que m'avait inspirée, en 1824, une générosité fort mal entendue, ainsi étrangement récompensée, et que ne portait point, deux ans auparavant, la première édition de l'écrit correspondant. L'ensemble de mon essor ultérieur a depuis longtemps écarté spontanément ces vaines récriminations contre un philosophe qui a souvent, j'ose le dire, accordé, à chacun de ses divers prédécesseurs, fort au-delà de ce qu'il en avait véritablement tiré, d'après la double tendance qui m'entraîne, soit à éviter des détails indifférens au public en rapportant la valeur totale de chaque conception à celui qui en a manifesté le premier germe distinct, lors même que la saine appréciation et la réalisation principale m'en sont essentiellement dues, soit à montrer, autant que possible, les racines antérieures qui peuvent donner plus de force à mes propres pensées. Quoique ce célèbre personnage ait, à mon égard, indignement abusé du facile ascendant individuel que devait lui procurer mon extrême jeunesse sur une nature profondément disposée à l'enthousiasme politique et philosophique, je dois cependant profiter d'une telle occasion pour venger ici sa mémoire des graves imputations que doivent inspirer, à tous les hommes sensés et à toutes les âmes pures, les honteuses aberrations éphémères qu'on a osé introduire sous son nom après sa mort. S'il eût vécu quelques années de plus, son absence totale de vraies convictions et son entraînement presque irrésistible vers les bruyans succès immédiats eussent peut-être égaré sa vieillesse fort au-delà des bornes qu'il avait toujours spéculativement respectées. Mais, quoi qu'il en soit d'une telle conjecture, je puis directement assurer que, pendant six années environ d'une intime liaison, je ne lui ai pas entendu proclamer une seule fois aucune de ces maximes profondément subversives de toute sociabilité élémentaire qui lui furent ensuite impudemment attribuées par des jongleurs qu'il n'avait jamais connus. J'ai pu seulement observer en lui, après l'affaiblissement résulté d'une fatale impression physique, cette tendance banale vers une vague religiosité, qui dérive aujourd'hui si fréquemment du sentiment secret de l'impuissance philosophique, chez ceux qui entreprennent la réorganisation sociale sans y être convenablement préparés par leur propre rénovation mentale. Note 2: L'essor initial de cette opération orale fut douloureusement interrompu, au printemps de 1826, par une crise cérébrale, résultée du fatal concours de grandes peines morales avec de violens excès de travail. Sagement livrée à son cours spontané, cette crise eût sans doute bientôt rétabli l'état normal, comme la suite le montra clairement. Mais une sollicitude trop timide et trop irréfléchie, d'ailleurs si naturelle en de tels cas, détermina malheureusement la désastreuse intervention d'une médication empirique, dans l'établissement particulier du fameux Esquirol, où le plus absurde traitement me conduisit rapidement à une aliénation très-caractérisée. Après que la médecine m'eut enfin heureusement déclaré incurable, la puissance intrinsèque de mon organisation, assistée d'affectueux soins domestiques, triompha naturellement, en quelques semaines, au commencement de l'hiver suivant, de la maladie, et surtout des remèdes. Ce succès essentiellement spontané se trouvait, dix-huit mois après, tellement consolidé que, en août 1828, appréciant, dans un journal, le célèbre ouvrage de Broussais sur l'irritation et la folie, j'utilisais déjà philosophiquement les lumières personnelles que cette triste expérience venait de me procurer si chèrement envers ce grand sujet. Le lecteur sait assez d'ailleurs comment je constatai irrécusablement, l'année suivante, que ce terrible épisode n'avait nullement altéré la parfaite continuité de mon essor mental, en accomplissant jusqu'au bout l'élaboration orale ainsi interrompue trois ans auparavant, et qui a ensuite fait naître le Traité que j'achève aujourd'hui. Je crois être maintenant assez connu pour qu'on n'impute point à de vaines préoccupations personnelles la confidence hardie que je viens d'adresser à tous ceux qui sauront l'apprécier. En un temps où l'anarchie morale comporte, chez des natures inférieures, le recours aux plus indignes moyens, sous l'excitation passagère ou permanente des antipathies individuelles ou collectives, j'ai cru devoir me garantir d'avance, par cette franche exposition, contre les insinuation infâmes que pourraient ainsi secrètement susciter les animosités diverses que soulèvera de plus en plus l'essor de ma nouvelle philosophie, et auxquelles ce dernier volume doit surtout imprimer spontanément une dangereuse impulsion. Cette juste prévision reposa déjà sur le honteux emploi de semblables machinations, auxquelles recourut vainement, en 1838, pour satisfaire envers moi d'ignobles ressentimens privés, un puissant personnage scientifique, dont le nom doit ici figurer enfin, en digne punition unique d'une telle conduite, le fameux géomètre Poisson. On n'a pas d'ailleurs oublié que, quelques années auparavant, un moyen analogue avait aussi été employé en vain, dans le monde savant, quoique avec une intention beaucoup moins haineuse, afin de ruiner le crédit intellectuel de l'illustre navigateur qu'une récente catastrophe vient d'enlever à la France. Par ces deux exemples incontestables du déplorable égarement pratique où peut conduire le jeu naturel de nos passions, même scientifiques, le lecteur comprendra, j'espère, le motif et la portée d'une explication où l'on aurait pu, sans cela, soupçonner l'influence d'inquiétudes exagérées, que la malveillance eût même tenté peut-être d'ériger en symptômes indirects d'une certaine persistance actuelle de l'accident qui en est l'objet. Dès l'origine de mon essor philosophique, dénué de toute fortune personnelle, même future, j'ai eu le bonheur de comprendre que mon existence matérielle devait directement reposer sur des occupations professionnelles indépendantes de mes travaux spéculatifs, dont le succès serait, par leur nature, trop lointain et trop incomplet pour jamais suffire à consolider ma position privée. Afin toutefois que cette nécessite continue tendît, autant que possible, à développer ma vocation principale, sans jamais pouvoir l'altérer, je choisis spontanément, à cet effet, en 1816, l'enseignement mathématique, envers lequel mon aptitude spéciale avait été, j'ose le dire, déjà remarquée, pendant que j'étudiais à l'École Polytechnique, aussi bien par mes chefs que par mes camarades. Cet enseignement a sans cesse constitué, depuis cette époque, dans ses divers degrés, et sous tous ses modes, mon unique moyen d'existence. Mais quoique, pendant ces vingt-six années, mon élaboration philosophique n'ait jamais troublé, en aucune manière, ces devoirs spéciaux, toujours aussi scrupuleusement accomplis que si je m'en fusse exclusivement occupé, elle a essentiellement empêché, d'après ma discordance involontaire avec le milieu où j'étais forcé de vivre, que ces longs et constans services m'aient procuré jusqu'ici la juste récompense personnelle qui en fût naturellement résultée pour tout autre professeur uniquement livré, même avec moins de zèle et de succès, à de telles opérations. Les travaux transcendans, qui semblaient devoir rehausser le mérite de mes occupations professionnelles, ont constitué, au contraire, la principale cause des graves injustices que j'ai subies dans cette carrière, soit en vertu de la répugnance qu'ils inspiraient aux diverses influences dominantes, soit surtout par suite de la basse envie que je suscitais secrètement autour de moi, en remplissant, avec une supériorité généralement reconnue, des fonctions qui, de ma part, étaient ainsi évidemment accessoires. Quoique je sois jusqu'ici le seul philosophe qui n'ait fait, ni dans ses écrits, ni dans sa conduite, aucune concession contraire à ses convictions, l'état présent de la raison publique commence déjà réellement à permettre, du moins en France, une telle plénitude de la dignité spéculative; mais elle n'est pas encore suffisamment exempte de dangers personnels. Toujours résolu à maintenir entièrement intacte, à tout prix, mon indépendance philosophique, j'ai été sans cesse rigoureusement écarté des diverses branches de notre instruction publique, par les velléités rétrogrades et l'esprit tracassier du déplorable gouvernement dont l'heureuse secousse de 1830 nous a délivrés à jamais. Ainsi réduit exclusivement aux pénibles ressources de l'enseignement privé, il a longtemps été pour moi encore plus précaire et moins efficace qu'envers tout autre, soit à raison d'une vie essentiellement solitaire qui me tenait éloigné des relations utiles, soit d'après le peu de sympathie que je trouvais chez les divers personnages qui pouvaient le plus appuyer une telle situation. Jusqu'à une époque très-rapprochée, mon existence a toujours reposé sur un enseignement quotidien prolongé ordinairement pendant six ou huit heures. C'est au milieu de ces entraves qu'a été exécutée la première moitié de ce Traité; le lecteur doit maintenant s'en expliquer la lenteur spéciale de publication. Il y a seulement dix ans que je fus introduit enfin à l'École Polytechnique, dans le grade le plus subalterne, sous les généreux auspices spontanés d'un géomètre fort recommandable (feu M. Navier), dont la rare élévation morale honorait notre monde scientifique, et dont l'esprit, quoique trop exclusivement mathématique, avait pourtant su discerner, à un certain degré, ma valeur caractéristique. Dès lors directement devenue mieux appréciable, mon aptitude à l'enseignement fut ensuite solennellement constatée, sur ce grand théâtre, d'après l'épreuve décisive qui résulta, en 1836, de l'obligation naturelle où je me trouvai d'y occuper, par intérim, la principale chaire mathématique. Mais, malgré cette irrécusable démonstration, que la noble sollicitude de mes élèves et de mon chef essentiel (l'illustre Dulong) a fait, j'ose le dire, soit alors, soit depuis, retentir avec éclat dans le monde savant, les antipathies scientifiques, spontanément développées à mesure que je perçais davantage, se sont jusqu'ici activement opposées à la juste rémunération de mes services spéciaux. On a cru jusqu'à présent, et on croira sans doute longtemps encore, m'avoir suffisamment récompensé en ajoutant, depuis cinq ans, à mon office précaire et subalterne dans l'enseignement polytechnique, des fonctions plus importantes, mais également temporaires, relatives au jugement initial des candidats. Cette double attribution est d'ailleurs, suivant la coutume française, tellement peu rétribuée, que je suis obligé, pour suffire aux nécessités de ma position, d'y joindre au dehors un actif enseignement quotidien, dans l'un des principaux établissemens spécialement destinés à la préparation polytechnique. Il résulte de ces triples fonctions mathématiques un tel enchaînement d'obligations journalières que, depuis six ans, je n'ai pu trouver vingt jours consécutifs de suspension totale, susceptibles d'être pleinement consacrés ou à un véritable repos ou à l'exclusive poursuite de mes travaux philosophiques. Cette nouvelle phase de ma position personnelle ne m'a donc réellement procuré d'autre amélioration essentielle que de m'avoir laissé un peu plus de temps pour ma grande élaboration, en me dispensant désormais de tout enseignement individuel. Aussi ai-je pu exécuter la seconde moitié de ce Traité, malgré sa difficulté et son extension supérieures, beaucoup plus rapidement que la première, en composant, depuis cette heureuse modification, un volume environ chaque année. Mais les pénibles entraves qu'un tel assujettissement continu doit encore apporter directement à mon essor ultérieur sont surtout aggravées par le caractère profondément précaire qui, d'après d'absurdes réglemens, distingue aujourd'hui cette laborieuse existence[3]. La double réélection annuelle à laquelle je suis ainsi soumis ne constituerait peut-être, envers tout autre, qu'une simple formalité, d'ailleurs choquante. Quant à moi, elle peut, à tout instant, devenir beaucoup plus grave, en fournissant un point d'appui légal aux injustes animosités que j'ai involontairement soulevées, et que le cours naturel de mes travaux doit directement augmenter, surtout d'après l'action nécessaire du volume actuel. En tant que répétiteur, mon sort est subordonné, chaque année, non-seulement aux diverses impulsions d'une corporation mal disposée à mon égard, mais aussi à la délicatesse ou à la circonspection d'un ennemi reconnu, dont la conduite antérieure est fort loin de garantir, en ce qui me concerne, son équité ultérieure. Comme examinateur, je suis pareillement exposé à la réaction annuelle, soit des différentes passions que doit spontanément susciter le juste exercice de mon autorité, soit même des vaines utopies spéciales que peut suggérer à chacun de mes seigneurs officiels le mode d'accomplissement d'un tel office: des récriminations pédantesques qui, quoique collectives, n'en étaient pas moins inconvenantes et même ridicules, m'ont déjà formellement averti de l'imminente gravité que pourrait, envers moi, acquérir inopinément un tel joug. À ce double titre, mes amis et mes ennemis savent également aujourd'hui que, parvenue à sa quarante-cinquième année, ma laborieuse existence personnelle peut encore être brusquement bouleversée, malgré le scrupuleux accomplissement continu de tous mes devoirs professionnels, d'après une suffisante coalition momentanée des diverses antipathies qui s'opposent à mon légitime essor. C'est afin de sortir, autant qu'il est en mon pouvoir, de cette intolérable situation, que j'ai cru devoir, par cette préface, provoquer, à mon égard, une crise décisive, dont le péril, quelque réel qu'il puisse être, est, à mon sens, moins funeste que la perspective continue d'une imminente oppression. Note 3: Notre École Polytechnique est essentiellement régie, en tout ce qui concerne l'enseignement, par un conseil formé principalement de tous les professeurs quelconques, y compris les maîtres de dessin, de français et d'allemand, en exceptant seulement ceux qui dirigent les exercices non obligatoires, comme l'escrime, la danse et la musique. Depuis dix ou douze ans, cette corporation a graduellement acquis une grande prépondérance, en se faisant attribuer, à titre de compétence, la nomination exclusive ou la présentation décisive aux divers offices polytechniques, par suite de la confiance irréfléchie que sa composition caractéristique a dû inspirer de plus en plus à un pouvoir trop disposé à sacrifier, en général, sa juste suprématie effective aux impérieuses exigences des préjugés actuels. Ce nouvel ascendant a aussi tendu sans cesse à rendre essentiellement amovibles, en les assujettissant à une réélection annuelle, tous les emplois quelconques autres que ceux occupés ou convoités par les membres du conseil dirigeant, et sans même excepter les fonctions qui, de leur nature, réclament le plus évidemment une pleine indépendance légale, afin de résister suffisamment à l'antagonisme continu d'une foule de passions spontanément convergentes contre leur plus légitime exercice, comme sont surtout mes difficiles devoirs d'examinateur préalable. Envers l'office didactique accessoire rempli par ce qu'on appelle improprement les _répétiteurs_, les ombrageuses prétentions d'une telle domination ont été poussées au point que, depuis l'ordonnance de 1832, chacun d'eux peut être directement repoussé au seul gré personnel du professeur correspondant: en sorte que la prévoyance législative de nos savans n'a pu s'élever jusqu'à comprendre la dangereuse autorité qu'ils accordaient ainsi aux plus injustes animosités que pourrait susciter une rivalité individuelle alors trop naturelle pour ne devoir pas être fréquente, on plutôt presque habituelle. D'aussi absurdes institutions sont sans doute très-propres à vérifier spécialement ce que j'ai tant de fois établi, en principe, surtout dans ce dernier volume, sur la profonde incapacité qui caractérise les savans actuels en matière quelconque de gouvernement, même scientifique. L'administrateur le plus étranger aux études spéculatives n'eût certainement jamais adopté spontanément des règles si radicalement contraires a cette connaissance usuelle de l'homme et de la société qui distingue naturellement la classe administrative, et qui, même à l'état empirique, constitue toujours, au fond, dans la vie réelle, notre plus précieuse acquisition. Vainement donc nos savans voudraient-ils aujourd'hui renvoyer à l'administration la responsabilité exclusive de mesures aussi choquantes pour tous les hommes sensés: il est clair que le pouvoir n'a eu, à ce sujet, d'autre tort essentiel que de céder, avec trop de condescendance, à l'aveugle impulsion des préjugés et des ambitions scientifiques. Toute personne bien informée sait même maintenant que les dispositions irrationnelles et oppressives adoptées depuis dix ans a l'École Polytechnique émanent surtout de la désastreuse influence exercée par M. Arago, fidèle organe spontané des passions et des aberrations propres à la classe qu'il domine si déplorablement aujourd'hui. Pour mieux caractériser, surtout quant à l'avenir, une telle appréciation personnelle, il me reste maintenant à la rattacher convenablement à la position nécessaire où me place directement l'ensemble de mon élaboration philosophique envers chacune des trois influences générales, théologique, métaphysique et scientifique, qui se disputent ou se partagent encore l'empire intellectuel. Il serait certes superflu d'indiquer ici expressément que je ne devrai jamais attendre que d'actives persécutions, d'ailleurs patentes ou secrètes, de la part du parti théologique, avec lequel, quelque complète justice que j'aie sincèrement rendue à son antique prépondérance, ma philosophie ne comporte réellement aucune conciliation essentielle, à moins d'une entière transformation sacerdotale, sur laquelle il ne faut pas compter. Dès mon adolescence, j'ai péniblement senti le poids personnel de cet inévitable antagonisme, première source générale des difficultés actuelles de ma situation. C'est, en effet, sous les inspirations rétrogrades de l'école théologique que fut surtout accompli, pendant la célèbre réaction de 1816, le funeste licenciement qui brisa ou troubla tant d'existences à l'École Polytechnique, et sans lequel j'eusse naturellement obtenu seize ans plus tôt, suivant les heureuses coutumes de cet établissement, la modeste position que j'ai commencé seulement à y occuper en 1832; ce qui eût assurément changé tout le cours ultérieur de ma vie matérielle. Une exception formelle, émanée de la même origine, vint ensuite me soustraire personnellement à la réparation partielle qui compensa, quelque temps après, pour mes camarades, cette proscription générale. Le lecteur sait déjà que le prolongement continu de cette oppressive influence m'interdit surtout l'instruction publique, et me réduisit à la pénible ressource de l'enseignement privé. À mesure que mon essor mental s'est définitivement caractérisé par l'apparition successive des divers volumes de ce Traité, une inévitable déchéance officielle n'a pas empêché envers moi les malveillantes manifestations de ce parti incorrigible, qui, depuis cinq siècles, se sentant de plus en plus incapable de soutenir aucune véritable discussion, aspire toujours, même dans l'impuissance, à exterminer ou à avilir ses divers adversaires philosophiques. Malgré sa circonspection accoutumée, la cour de Rome a récemment fulminé, contre un ouvrage qui n'était pas achevé, une de ces ridicules censures qui ont désormais perdu jusqu'à l'étrange pouvoir, subsistant encore au siècle dernier, d'exciter à lire les ouvrages qui en sont l'objet, et envers lesquels le public actuel ne daigne pas même s'informer d'une telle proscription. Au début de la présente année, à l'occasion de la réouverture habituelle du cours populaire d'astronomie que je professe gratuitement depuis douze ans, les plus ignobles organes de cette école, dans le vain espoir d'un prochain triomphe, ont osé demander hautement, à un pouvoir qui ne leur est plus dévoué, la destruction directe de tous mes moyens actuels d'existence, pour avoir systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité de rendre enfin la morale pleinement indépendante de toute croyance religieuse, d'après l'universel ascendant de l'esprit positif, enfin directement érigé en unique base solide de toutes les notions humaines. Envers le parti métaphysique, soit gouvernant, soit aspirant, ma position nécessaire, quoique relative à une collision moins prononcée, est, au fond, encore plus dangereuse pour moi, à cause de la grande prépondérance qu'il exerce aujourd'hui, à tous égards, en France. Plus éclairé et plus souple que le précédent, ce parti équivoque sent confusément que, depuis Descartes et Bacon, l'essor graduel de la philosophie positive a été surtout dirigé spontanément contre sa domination transitoire, non moins intéressée aujourd'hui que les prétentions purement théologiques à empêcher, à tout prix, l'installation sociale de la vraie philosophie moderne. En considérant d'abord la portion de cette école qui règne maintenant, je puis aisément signaler, chez son plus éminent organe, un exemple très-caractéristique de sa disposition instinctive à me tenir, autant que possible, non sans doute dans l'oppression sacerdotale, mais dans une profonde obscurité personnelle, à la fois mentale et sociale. Ayant été, dès mon premier essor philosophique, individuellement apprécié, à certains égards, en 1824 et 1825, par M. Guizot, je lui ait fait l'honneur, il y a dix ans, lors de son principal avénement politique, de m'écarter une seule fois envers lui de la règle constante que je me suis prescrite de jamais rien demander aux divers pouvoirs actuels en dehors de ce qui m'est strictement dû d'après les usages établis. Quelques ouvertures de sa part me conduisirent alors à lui proposer de créer, au Collége de France, une chaire directement consacrée à l'histoire générale des sciences positives, que seul encore je pourrais remplir de nos jours, et à laquelle j'eusse spontanément donné un caractère convenablement relatif à l'ascendant scientifique et logique de la nouvelle philosophie. Or, après diverses tergiversations, M. Guizot, qui a fondé, là et ailleurs, pour ses adhérens ou ses flatteurs, tant de chaires inutiles ou même nuisibles, fut bientôt entraîné, par ses rancunes métaphysiques, à écarter définitivement une innovation qui pouvait honorer sa mémoire, et dont il avait d'abord semblé comprendre la valeur naturelle. Je fus même ensuite obligé de publier, dans deux journaux, en octobre 1833, avec quelques commentaires spéciaux, la note philosophique que j'avais dû composer à ce sujet, afin d'empêcher au moins que cette proposition, qui, en effet, est ainsi restée ultérieurement intacte, ne se trouvât finalement gaspillée au profit de quelque courtisan. Quant à la partie de l'école métaphysique qui constitue aujourd'hui ce qu'on appelle vulgairement l'opposition, et dont la principale influence réside dans la presse périodique, ses dispositions envers moi sont, sans doute, assez caractérisées par l'étrange silence que ses divers organes, quotidiens ou mensuels, ont unanimement gardé, pendant douze ans, pour la première fois peut-être, envers ma publication philosophique. C'est jusqu'ici seulement en Angleterre, du moins à ma connaissance, que ce Traité a donné lieu à un sérieux examen, par la consciencieuse appréciation dont un illustre physicien (sir David Brewster) honora, en 1838, dans la célèbre revue d'Édimbourg, mes deux premiers volumes, quoiqu'il eût d'ailleurs assez peu compris l'ensemble de mon opération philosophique, malgré l'admission formelle de ma loi fondamentale, pour regarder un tel préambule comme constituant mon principal objet. Sauf cette unique discussion, ainsi plutôt scientifique que vraiment philosophique, ce long travail n'a jamais été même annoncé dans aucun journal de quelque importance, sans que l'on puisse assurément attribuer une telle réserve au sentiment personnel d'une insuffisance d'instruction préalable qui n'empêche pas l'essor habituel des jugemens les plus tranchés. Quoique quelques organes avancés aient dû, à ce sujet, attendre naturellement la fin d'une élaboration qui n'est, en effet, pleinement jugeable que dans son ensemble total, on ne peut douter que ce silence exceptionnel ne soit surtout dû à la répugnance involontaire avec laquelle les métaphysiciens, qui dominent partout la presse périodique, voient aujourd'hui surgir une philosophie supérieure à leur influence, et qui tend directement à faire cesser leur prépondérance actuelle, sous l'inflexible prescription continue de rigoureuses conditions mentales, à la fois logiques et scientifiques, qu'ils se sentent incapables de remplir suffisamment. Considérons enfin la troisième classe spéculative, celle qui seule constitue aujourd'hui le germe très-imparfait mais direct de la vraie spiritualité moderne. Là se trouvent ceux à qui j'ai fait l'honneur de demander à gagner honnêtement mon pain, parce qu'ils sont de ma famille intellectuelle: tandis que je n'ai jamais rien dû attendre des deux autres catégories, comme m'étant essentiellement étrangères et même involontairement hostiles, sauf l'unique exception personnelle dont j'avais si mal à propos honoré M. Guizot. Afin d'apprécier convenablement à leur égard ma situation naturelle, il y faut distinguer avec soin les deux écoles, spontanément antagonistes, qui s'y partagent, quoique très-inégalement jusqu'ici, l'empire général de la positivité rationnelle: l'école mathématique proprement dite, dominant encore, sans contestation sérieuse, l'ensemble des études inorganiques, et l'école biologique, luttant faiblement aujourd'hui pour maintenir, contre l'irrationnel ascendant de la première, l'indépendance et la dignité des études organiques. En tant que celle-ci me comprend, elle m'est, au fond, plus, favorable qu'hostile, parce qu'elle sent confusément que mon action philosophique tend directement à la dégager de l'oppression des géomètres. J'y ai trouvé non-seulement mon plus complet appréciateur scientifique, dans la personne de mon éminent ami M. de Blainville, mais aussi de nombreux et honorables adhérens, dont le concours constate mieux une telle sympathie collective. Malheureusement ce n'est pas de cette classe, comme on sait, que dépend mon existence personnelle. Or, quant aux géomètres, sous la domination desquels je suis naturellement forcé de vivre, les indications précédentes ont assez fait pressentir ce que je dois attendre d'une classe scientifique dont l'ensemble de mon opération philosophique, soit mentale, soit sociale, détruit nécessairement la suprématie provisoire, graduellement développée pendant le cours de la longue élaboration préliminaire propre aux deux derniers siècles, comme l'expliquent spécialement les trois chapitres extrêmes de ce volume final. Pour mieux caractériser cette inévitable opposition instinctive, il me suffit ici de signaler convenablement l'expérience pleinement décisive qui s'accomplit, à mon détriment, en 1840, lors d'une nouvelle vacance de la principale chaire mathématique de l'École Polytechnique, que j'avais occupée, par intérim, quatre ans auparavant, avec une supériorité généralement reconnue, même de mes ennemis, et que je ne cesserai jamais, à ce titre, de regarder comme ma propriété légitime, quoiqu'une violente iniquité m'en ait dépouillé jusqu'ici avec l'appareil des formalités légales. L'illustre Dulong, en sa qualité de directeur des études de cet établissement, y avait personnellement suivi ces mémorables leçons qui m'avaient hautement conquis sa consciencieuse estime, malgré sa disposition antérieure à partager involontairement envers moi les préventions routinières de nos coteries scientifiques: c'est sous le récent souvenir de cette éminente approbation que se fit une telle élection, où son suffrage eût certainement garanti mon succès, sans la mort prématurée qui a privé le monde savant de cette rare combinaison d'une haute capacité avec une moralité équivalente. En même temps, une noble jeunesse, que je n'ai jamais flattée, j'ose le dire, mais qui connaît mon dévouement continu à ses besoins légitimes, manifestant, à sa manière, son heureux concours spontané avec l'appréciation de son ancien chef, honora ma candidature par une généreuse démarche exceptionnelle, dont j'ai été jusqu'à présent le seul objet, et pour laquelle je lui offre ici la faible expression de mon éternelle reconnaissance, dans la personne collective de ses successeurs actuels, envers lesquels l'intime solidarité de nos diverses générations polytechniques autorise pleinement une telle substitution continue. Le lecteur sait peut-être que des députations spéciales furent alors adressées par les élèves à tous les votans quelconques, afin de leur témoigner convenablement le désir unanime qu'une épreuve irrécusable avait inspiré en ma faveur à tous ceux qui avaient pu en sentir l'effet général. À cette convergence décisive, et peut-être inouïe, entre les supérieurs et les inférieurs, se joignaient d'ailleurs, à mon avantage, toutes les considérations accessoires relatives aux règles ordinaires, qu'il a fallu simultanément violer pour m'exclure: une incontestable ancienneté, d'honorables services spéciaux, et la convenance reconnue de recruter, autant que possible, les professeurs de cette grande école parmi ses anciens élèves, à moins d'insuffisance réelle. Si tout autre que moi eût réuni un tel ensemble de titres, son triomphe eût été certain. Mais les antipathies géométriques, spécialement concentrées à l'Académie des Sciences de Paris, ne pouvaient ainsi laisser irrévocablement surgir celui qui, connaissant le véritable esprit de nos diverses coteries scientifiques, et d'ailleurs peu effrayé de leur antagonisme, même concerté, aurait directement tendu, dans un tel office, à donner à la haute instruction mathématique la direction la plus conforme à sa véritable destination pour le système général de l'évolution positive. Les honteux moyens qui déterminèrent mon exclusion furent alors en pleine harmonie avec l'évidente iniquité du projet. Comme les meneurs académiques devaient naturellement craindre le vote spontané du Conseil de l'École, où mes ennemis et mes amis croyaient également d'abord que la majorité m'était assurée, et auquel l'usage accordait à ce sujet une priorité naturelle, ils profitèrent habilement contre moi de l'occasion facile à prévoir que leur offrit la discussion philosophique que je cherchai à engager directement, auprès de la classe essentiellement saine de cette académie, par la lettre de candidature dont je parle, à une autre fin, au second chapitre de ce volume. On sait assez comment la lecture officielle de cette lettre fut expressément refusée, en dépit d'une formelle disposition du règlement académique[4]. Après cette première violence, il fut ensuite aisé à la Commission spéciale d'établir, par une nouvelle infraction de tous les usages et de toutes les convenances, une liste de candidature où je n'étais pas même nommé, comme ne méritant sans doute aucune discussion. Le profond mépris personnel que je renvoie solennellement ici à chacun de ceux qui prirent une active participation volontaire à cette dernière indignité académique, ne m'empêche pas d'ailleurs de sentir qu'elle eut au fond peu d'influence sur le résultat, puisqu'elle suivit le vote effectif du Conseil polytechnique, déjà tourné contre moi par la réaction presque irrésistible de la turpitude initiale. En un mot, les meneurs d'une telle intrigue n'oublièrent rien pour indiquer d'avance à ce Conseil que, s'il voulait réaliser sa première disposition en ma faveur, il aurait à soutenir une lutte redoutable contre une corporation plus puissante, qui se montrait ainsi disposée à maintenir à tout prix, en cette grave occurrence, le monopole habituel des hautes positions didactiques, dont l'ensemble de sa conduite prouve depuis longtemps qu'elle regarde chacun de ses membres comme le possesseur légitime, quelle que puisse être son inaptitude réelle. On devait aisément s'attendre que le Conseil n'oserait engager envers l'académie une collision aussi inégale. C'est ainsi que fut accomplie, avec un concert apparent des deux votes essentiels, une injustice pleinement caractérisée, dont le poids naturel empêchera toujours sans doute envers moi toute convenable réparation, malgré la composition mobile du corps spécial qui s'en rendit l'instrument passif, d'après la fixité naturelle de la puissante compagnie qui en fut le principal moteur, et où d'ailleurs les antipathies que j'inspire doivent être continuellement rajeunies, parce qu'elles tiennent directement, soit à la situation générale de l'esprit humain au XIXe siècle, soit au caractère fondamental de ma nouvelle philosophie. Note 4: Celui des deux secrétaires perpétuels qui rendit compte de la séance du 3 août 1840 sentit tellement, sans doute, la turpitude de cette violence académique, ainsi accomplie contre moi au profit personnel de l'un de ses confrères, qu'il tenta vainement de la représenter comme une sorte d'ajournement, motivé par je ne sais quelle autre urgence plus immédiate. Mais, si cette jésuitique exposition eût été vraiment fidèle, l'Académie eût distinctement réservé, pour la lecture de ma lettre, une séance ultérieure, tandis qu'il n'en fut jamais question ensuite. Comme il importe beaucoup à la morale publique que l'actif accomplissement volontaire des mauvaises actions, individuelles ou collectives, ne puisse, en aucun cas, éluder une inflexible responsabilité, j'ai cru devoir ici spécialement rectifier cette officieuse erreur. Après cette triple appréciation des tendances diversement hostiles qui doivent faire spontanément converger contre mon essor légitime toutes les classes antagonistes entre lesquelles est aujourd'hui partagé l'empire intellectuel, il serait assurément superflu de faire ici autant ressortir leur commune disposition à me priver accessoirement des différentes récompenses honorifiques qui dépendent de leur arbitrage, quels que puissent jamais être, à cet égard, mes droits naturels. Quand M. Guizot eut attaché son nom à la dangereuse restauration d'une académie heureusement supprimée par Bonaparte, la plupart de mes amis, et même de mes ennemis, pensèrent qu'on ne pouvait se dispenser, ne fût-ce que d'après mes travaux originaires en philosophie politique, de m'introduire directement dans une compagnie où, à défaut de toute véritable unité mentale, on s'efforçait de réunir tous ceux qui, à un titre quelconque, et par les voies les plus inconciliables, avaient semblé coopérer au perfectionnement des études morales et sociales. Presque seul alors je compris que, quelque opposition mutuelle qui dût, en effet, exister entre ces diverses tendances spéculatives, leur commune nature métaphysique les réunirait toujours contre moi. C'est donc précisément en qualité de fondateur d'une nouvelle philosophie générale, à la fois historique et dogmatique, que je resterai constamment en dehors, sans aucune discussion possible, d'une corporation instituée pour ranimer, en les centralisant, les influences ontologiques, auxquelles je m'efforce de substituer enfin l'universelle prépondérance de l'esprit positif. Dans un autre cas, une illusion analogue m'avait d'abord, comme je l'ai franchement avoué au tome quatrième, conduit moi-même à compter sur l'appui, au moins moral, de la classe scientifique, qui semblait devoir prendre un vif intérêt direct à l'extension décisive de la positivité rationnelle. C'était l'erreur naturelle de la jeunesse, disposée à penser que les sciences sont habituellement cultivées en vertu d'une vraie vocation, et que les généreuses tendances spéculatives y prédominent sur les vicieuses impulsions actives. Mais, d'après les explications précédentes, celui qui a directement fondé une science nouvelle, la plus difficile et la plus importante de toutes, et qui, en même temps, a spécialement perfectionné la philosophie de chacune des sciences antérieures, sera nécessairement toujours repoussé de ce qu'on appelle improprement l'Académie des Sciences, quand même il pourrait se résoudre à en solliciter l'entrée, ce qu'il ne fera certainement jamais, depuis les indignités qu'on s'y est permis envers lui. Il laissera donc, sans aucun regret, cet honneur, de plus en plus banal, à la foule de ceux qui accomplissent aujourd'hui, d'une manière presque machinale, ces prétendus travaux scientifiques dont, le plus souvent, l'esprit humain ne saurait conserver, après dix ans, la moindre trace, malgré l'ambitieuse dénomination qui les décore spécialement d'une chimérique éternité. Pour achever d'apprécier la tendance profondément naturelle de l'influence scientifique à se réunir aujourd'hui, contre mon essor philosophique, à l'influence métaphysique, et même à l'influence théologique, il faut enfin remarquer, d'après une exacte analyse de notre situation mentale, que, malgré leur antagonisme naturel, la première, en tant que dominée encore par les géomètres, doit être, au fond, beaucoup moins éloignée qu'elle ne le semble de transiger habituellement avec les deux autres, au détriment de la raison publique. Depuis que la rénovation finale des théories morales et sociales constitue directement, dans l'immense révolution où nous vivons, la nécessité prépondérante, la présidence scientifique laissée jusqu'ici à l'esprit mathématique tend à devenir presque aussi rétrograde que le sont déjà les impulsions métaphysiques et les résistances théologiques, comme l'expliqueront spécialement les trois derniers chapitres de ce Traité. Le sentiment secret de leur inévitable impuissance envers ces spéculations transcendantes dispose involontairement les géomètres actuels à en empêcher, autant que possible, l'essor décisif, d'où résulterait nécessairement leur propre déchéance scientifique, et leur réduction normale à l'office modeste, quoique indispensable, que leur assigne évidemment la vraie hiérarchie encyclopédique. Après avoir jeté, comme un leurre, au vulgaire philosophique, leur absurde et dangereuse utopie relative à la prétendue régénération ultérieure des conceptions sociales d'après leur vaine théorie des chances, dont tout homme sensé fera bientôt justice, ils se contentent donc essentiellement d'exploiter à l'aise les bénéfices personnels que la grande transaction moderne assure spontanément à ceux qu'on a dû regarder jusqu'ici comme les plus fidèles organes de l'esprit positif, bien qu'ils n'en puissent vraiment représenter que l'état rudimentaire. Quant aux besoins fondamentaux inhérens à notre situation intellectuelle, ils n'intéressent aucunement la plupart des géomètres, qui sont, au contraire, secrètement entraînés à en empêcher la satisfaction finale. Leur opposition, plus apparente que réelle, à la prépondérance métaphysique, ou même théologique, tend depuis longtemps à se réduire à ce qui est strictement nécessaire pour garantir les droits directs de la science, surtout mathématique, aux profits généraux de l'exploitation spéculative. Or ce but est certes suffisamment atteint aujourd'hui, où le pouvoir a trop généreusement abandonné aux savans eux-mêmes, surtout en France, la répartition effective des diverses récompenses scientifiques. Ceux qui, avec une audace apparente, attaquent chaque jour la liste civile de la royauté, sont, d'ordinaire, humblement prosternés devant la liste civile de la science, au point de n'oser, par exemple, se permettre aucune critique envers les frais monstrueux qu'occasionne maintenant la seule composition d'un almanach très-imparfait. Tous les intérêts mathématiques étant ainsi garantis, les géomètres consentent volontiers à laisser à la métaphysique, et même à la théologie, l'antique possession du domaine moral et politique, où ils ne sauraient avoir aucune prétention sérieuse. D'un autre côté, la demi-intelligence que l'entraînement contemporain fait aujourd'hui pénétrer jusque dans la théologie, disposerait peut-être celle-ci, en cas d'un triomphe momentané, d'ailleurs presque impossible, à mieux respecter désormais les ambitions géométriques, pourvu que, suivant leur tendance spontanée, elles l'aidassent suffisamment à contenir le véritable essor systématique des spéculations biologiques, seules études préliminaires où la lutte fondamentale reste encore pendante, à beaucoup d'égards, entre l'esprit positif et l'ancien esprit philosophique. Cependant les craintes naturelles que doit suggérer l'instinct aveuglément rétrograde de la puissance théologique conduiraient, sans doute, les géomètres à voir avec regret le retour éphémère de son ascendant oppressif, où ils redouteraient, à leur propre égard, une source d'exclusion. Mais la situation actuelle, où domine l'influence métaphysique, plus souple et moins ténébreuse, quoique, au fond, seule vraiment dangereuse aujourd'hui, convient beaucoup à l'ensemble de leurs dispositions présentes, tant morales que mentales, parce qu'elle empêche une solution qui leur répugne, tout en leur assurant les nombreux avantages personnels d'un facile ascendant scientifique. Aussi est-ce surtout à prolonger, autant que possible, cet état profondément contradictoire, en écartant, de toutes leurs forces, une vraie rénovation spéculative, que nos géomètres s'attacheront de plus en plus, sans s'inquiéter d'ailleurs, en aucune manière, des graves dangers sociaux que doit nécessairement offrir cette prolongation artificielle de l'interrègne spirituel. Le lecteur peut ainsi concevoir déjà que la résistance spontanée du milieu scientifique actuel à mon action philosophique n'offre rien d'essentiellement fortuit ou personnel, et qu'elle se développera désormais, avec une énergie croissante, soit à mon égard, soit envers mes collègues ou mes successeurs, à mesure que la nouvelle philosophie tendra directement vers son inévitable ascendant final: l'ensemble de ce volume ne laissera plus aucun doute sur l'intime réalité de mes prévisions à ce sujet. D'après une telle appréciation générale de la corrélation nécessaire qui lie aujourd'hui ma position privée à la situation fondamentale du monde intellectuel, chacun doit maintenant sentir combien cette préface était vraiment indispensable pour placer directement, par un appel décisif, la suite entière des grands travaux ultérieurs annoncés à la fin de ce volume, sous le noble patronage d'une opinion publique, non-seulement française, mais aussi européenne, qui constitue mon unique refuge, et qui jusqu'ici n'a jamais failli à mes justes réclamations. Ceux qui trouveraient commode de continuer à m'opprimer sans me permettre la plainte, vont probablement se récrier beaucoup contre le caractère insolite de cette sorte de manifeste, dont ils redouteront l'efficacité. Quelques amis sincères, trop timides ou trop superficiels, craindront, à leur tour, que cette lutte dangereuse, en apparence si inégale, ne détermine contre moi la funeste réaction de puissantes animosités, sous le jeu desquelles je suis immédiatement placé. Mais, dans les conflits intellectuels, où le nombre a naturellement peu d'importance, une intime combinaison de la raison avec la morale constitue la principale force, d'après laquelle un seul esprit supérieur a quelquefois vaincu, même pendant sa vie, une multitude académique. Ici, d'ailleurs, j'ose assurer d'avance que je ne serai pas seul contre cette masse aveugle et passionnée. Quelque solitaire que soit mon existence, je sais que l'élite du public européen a déjà nettement témoigné, surtout en Angleterre et en Allemagne, par ses plus éminens précurseurs, son indignation spontanée contre les entraves personnelles qu'éprouve mon essor légitime, quoique ces nobles sympathies reposent encore sur une insuffisante connaissance de mes embarras privés. Les lecteurs les plus étrangers aux débats que cette préface a caractérisés comprendront aisément que les trois premiers volumes de ce Traité, tous relatifs aux diverses sciences existantes, constatent évidemment une haute aptitude didactique, quand même elle n'eût pas été directement démontrée par le concours spontané des expériences les plus décisives: ils apprendront avec surprise qu'on ait osé me refuser jusqu'ici, à ce sujet, une satisfaction méritée, si pleinement conforme à l'ensemble de ma double carrière, spéciale ou générale. Tous ceux qui auront suffisamment apprécié les justes plaintes que je viens d'exposer sur ma situation personnelle sentiront, sans incertitude, ce que je dois ici hautement demander, en transportant désormais sous les yeux du public des luttes jusqu'ici contenues dans l'ombre des conciliabules scientifiques. Je n'exige nullement que mon existence privée soit changée ni même élargie, mais seulement à la fois adoucie et consolidée. Son état présent, s'il était moins pénible et moins précaire, suffirait à mes besoins essentiels, et même à mes goûts principaux. Quant aux prévoyances de la vieillesse, si jamais il y a lieu, la nation française saura sans doute y pourvoir spontanément. Mais je demande surtout que mes ressources matérielles ne soient pas livrées chaque année au despotique arbitrage des préjugés et des passions que mon essor philosophique doit naturellement combattre avec une infatigable énergie, comme constituant désormais le principal obstacle à la rénovation intellectuelle, condition fondamentale de la régénération sociale. Or, à cet égard, sans attendre ni solliciter directement aucune rectification réglementaire, la crise que je viens de provoquer ainsi dans ma situation personnelle va nécessairement, quoi qu'on fasse, devenir pleinement décisive en l'un ou l'autre sens; car, si, malgré cette loyale manifestation publique, les prochaines réélections annuelles confirment, sans aucune difficulté, ma double position polytechnique, je serai, par cela seul, suffisamment autorisé à regarder, d'un aveu unanime, cette formalité, d'ailleurs absurde, comme ayant cessé enfin d'offrir envers moi aucun danger essentiel: elle ne permettra plus à personne d'oser m'offrir, presqu'à titre de grâce, cette confirmation périodique, qui ne sera plus vraiment facultative. Au cas contraire, je sais assez ce qui me resterait à faire pour que la suite de mon élaboration philosophique souffrît le moins possible de cette infâme iniquité finale. Le but de cette préface étant ainsi convenablement atteint, je crois devoir utiliser l'occasion qu'elle me fournit d'indiquer sommairement, suivant la coutume, aux lecteurs les plus attentifs, quelques renseignemens accessoires sur le mode invariable de préparation et d'exécution qui a présidé à la longue composition que ce volume termine, afin de faciliter une équitable appréciation, en se plaçant mieux dans les conditions de l'auteur. J'ai toujours pensé que, chez les philosophes modernes, nécessairement moins libres, à cet égard, que ceux de l'antiquité, la lecture nuisait beaucoup à la méditation, en altérant à la fois son originalité et son homogénéité. En conséquence, après avoir, dans ma première jeunesse, rapidement amassé tous les matériaux qui me paraissaient convenir à la grande élaboration dont je sentais déjà l'esprit fondamental, je me suis, depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d'hygiène cérébrale, l'obligation, quelquefois gênante, mais plus souvent heureuse, de ne jamais faire aucune lecture qui puisse offrir une importante relation, même indirecte, au sujet quelconque dont je m'occupe actuellement, sauf à ajourner judicieusement, selon ce principe, les nouvelles acquisitions extérieures que je jugerais utiles. Ce régime sévère a constamment dirigé l'entière exécution de ce Traité, où il a assuré la netteté, l'énergie, et la consistance de mes diverses conceptions, quoiqu'il y ait pu, en certains cas secondaires, déterminer, envers les sciences constituées, une appréciation trop peu conforme à leur état récent, aux yeux de ceux qui chercheraient en cet ouvrage, contre mes formelles explications initiales, de véritables spécialités, autres que celles qui concernent la science finale du développement social, que je devais y fonder[5]. Quand je suis parvenu à cette seconde et principale moitié de mon élaboration totale, j'ai senti que la rigueur de mon principe hygiénique, dont une longue expérience m'avait pleinement confirmé l'heureuse efficacité, m'obligeait pareillement désormais à m'interdire scrupuleusement toute lecture quelconque de journaux politiques ou philosophiques, soit quotidiens, soit mensuels, etc. Aussi, depuis plus de quatre ans, n'ai-je pas lu réellement un seul journal, sauf la publication hebdomadaire de l'Académie des Sciences de Paris: encore me borné-je souvent à la table des matières de cette fastidieuse compilation, qui dégénère de plus en plus en étalage habituel de nos moindres vanités académiques. Je voudrais pouvoir ici faire suffisamment sentir à tous les vrais philosophes combien un tel régime mental, d'ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire, peut aujourd'hui contribuer, en politique, à faciliter l'élévation des vues et l'impartialité des sentimens, en faisant mieux ressortir le véritable ensemble des événemens, que doit dissimuler profondément l'irrationnelle importance naturellement attachée, soit par la presse périodique, soit par la tribune parlementaire, à chaque considération journalière. Note 5: Même envers cette science finale, on a pu aisément reconnaître que, suivant ce régime constant, j'y ai toujours réduit autant que possible mes lectures préparatoires. Je n'ai jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, etc.; je ne connais leurs divers ouvrages que d'après quelques relations indirectes et certains extraits fort insuffisans. Quels que puissent être les inconvéniens réels de cette négligence volontaire, je suis convaincu qu'elle a beaucoup contribué à la pureté et à l'harmonie de ma philosophie sociale. Mais, cette philosophie étant enfin irrévocablement constituée, je me propose d'apprendre prochainement, à ma manière, la langue allemande, pour mieux apprécier les relations nécessaires de ma nouvelle unité mentale avec les efforts systématiques des principales écoles germaniques. Quant au mode d'exécution des diverses portions de ce Traité, il me suffit d'indiquer que les embarras d'une situation personnelle, dont le lecteur connaît maintenant toute la gravité, ont dû m'obliger à y apporter toujours la plus grande célérité partielle, sans laquelle mon entreprise philosophique fût ainsi restée essentiellement impraticable. Pour mesurer, autant que possible, cette vitesse effective, j'ai cru devoir, dans la table générale des matières, placée à la fin de ce volume, noter brièvement l'époque et la durée de chacune des treize élaborations distinctes qui ont constitué, à des intervalles très-inégaux, le vaste ensemble de ma composition. A cette indication caractéristique, je dois d'avance ajouter ici que, pressé par le temps, je n'ai jamais pu récrire aucune partie quelconque de ce long travail, qui a toujours été imprimé sur mon brouillon original, dont la transcription eût au moins doublé la durée de mon exécution. Heureusement que, peu disposé, de ma nature, à rien écrire avant une pleine maturité, ce premier jet s'est trouvé constamment assez net pour permettre aisément, sans la moindre réclamation, l'opération typographique, que je n'ai d'ailleurs ralentie par aucun remaniement ultérieur. Ces divers renseignemens secondaires pourront, j'espère, susciter quelque indulgence pour les imperfections littéraires d'une telle composition. En terminant cette préface inusitée, que ma position exceptionnelle rendait, j'ose le dire, indispensable, je dois rassurer d'avance tous ceux qui s'intéressent à la plénitude et à la pureté de mon essor ultérieur, en leur déclarant enfin que je ne laisserai jamais prendre à personne le funeste pouvoir de troubler, par aucune vaine polémique, une haute élaboration philosophique, déjà assez entravée naturellement, soit d'après la brièveté de ma vie, soit en vertu des graves exigences de ma situation personnelle. Ayant ici suffisamment exposé des explications qu'il fallait une fois présenter, rien ne pourra me déterminer à répondre aux récriminations quelconques que ce volume extrême va sans doute soulever. Je connais toute la valeur de l'initiative philosophique, et je saurais la maintenir avec énergie, quand même ma vie profondément solitaire ne me préserverait pas spontanément, à cet égard, des tentations ordinaires. Paris, le 19 juillet 1842. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SIXIÈME ET DERNIER. Pages. EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS III AVIS DE L'ÉDITEUR IV PRÉFACE PERSONNELLE V 56e Leçon. Appréciation générale du développement fondamental des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité: âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions spontanées de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique 1 57e Leçon. Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution française ou européenne.--Détermination rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail 344 58e Leçon. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive 645 59e Leçon. Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive 786 60e et dernière Leçon. Appréciation générale de l'action finale propre à la philosophie positive 839 TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES contenues dans les six volumes de ce Traité 897 COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON. Appréciation générale du développement fondamental propre aux divers élémens essentiels de l'état positif de l'humanité: âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions spontanées de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique. L'ensemble du régime monothéique propre au moyen-âge a été représenté, au cinquante-quatrième chapitre, comme nécessairement investi, par sa nature, d'une double destination, temporaire mais indispensable, pour l'évolution fondamentale de l'humanité: d'une part, le développement général de ses conséquences politiques devait déterminer graduellement la désorganisation radicale du système théologique et militaire, déjà parvenu ainsi à son extrême phase principale; d'une autre part, le cours simultané de ses effets intellectuels devait enfin permettre l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux, bases ultérieures d'une organisation directement conforme à la civilisation moderne. Sous le premier aspect, qu'il fallait d'abord expliquer, nous avons suffisamment apprécié, dans la dernière leçon du volume précédent, l'enchaînement historique des suites essentielles de ce mémorable régime transitoire pendant les cinq siècles qui ont succédé au temps de sa plus grande splendeur: en sorte que la considération, pénible quoique inévitable, du mouvement de décomposition, peut désormais être heureusement écartée. Il nous reste donc maintenant, envers cette même période préliminaire qui a dû sembler jusqu'ici purement révolutionnaire, à y poursuivre rationnellement l'analyse générale, plus consolante et non moins décisive, de cet unanime mouvement instinctif de réorganisation, encore si mal jugé, qui, par la convergence spontanée des diverses évolutions partielles, préparait alors graduellement la société moderne à un système entièrement nouveau, seul susceptible de remplacer enfin l'ordre caduc dont l'irrévocable démolition s'accomplissait simultanément. C'est seulement après cette seconde appréciation fondamentale, sujet propre de la leçon actuelle, que nous pourrons convenablement terminer notre grande élaboration historique dans un dernier chapitre consacré à l'examen direct de l'immense crise sociale qui, depuis un demi-siècle, tourmente l'élite de l'humanité, et dont le vrai caractère essentiel ne saurait être pleinement conçu que sous l'inspiration d'une théorie déjà suffisamment éprouvée et éclairée par une explication satisfaisante de l'ensemble du passé humain. En vertu même de sa nouveauté, une telle analyse philosophique du mouvement élémentaire de recomposition propre à la civilisation moderne se trouvera presque toujours spontanément affranchie de ces discussions explicatives qui ont été si indispensables, au chapitre précédent, afin d'y faire prédominer de saines conceptions historiques sur les notions irrationnelles qui obscurcissent aujourd'hui l'étude ordinaire du mouvement de décomposition: ce qui peut heureusement nous permettre de procéder ici avec plus de rapidité, quoique la multiplicité des aspects organiques partiels, profondément distincts et indépendans malgré leur convergence et leur solidarité nécessaires, doive cependant entraîner à des développemens assez étendus pour que chacun d'eux puisse être utilement jugé, outre que nous devrons soigneusement apprécier, envers les principales phases organiques, leur correspondance nécessaire avec les phases critiques simultanées. Il faudrait, avant tout, déterminer rationnellement le point de départ général le plus convenable à cette nouvelle élaboration historique, si d'avance une telle origine n'avait été suffisamment établie au chapitre précédent, d'après sa remarquable coïncidence effective avec celle alors assignée à l'époque révolutionnaire. Mais nos explications antérieures sur la nécessité philosophique d'avancer d'environ deux siècles le terme normal du moyen-âge et le début réel de l'histoire moderne, communément placés aujourd'hui à la fin du quinzième siècle, sont certainement encore plus décisives pour la série organique que pour la série critique, sans qu'il convienne ici d'insister spécialement à cet égard. On serait même d'abord disposé, d'après l'ensemble des observations, à faire davantage remonter l'origine générale du mouvement de recomposition, qui semblerait devoir être reportée jusqu'au commencement du douzième siècle, si l'on négligeait une indispensable distinction historique entre la formation primitive des classes nouvelles et la première manifestation réelle, nécessairement très postérieure, de leur tendance sociale à constituer graduellement les élémens spontanés d'un régime essentiellement différent. En ne perdant jamais de vue cette évidente prescription logique, chacun peut aisément reconnaître que, sous tous les rapports essentiels, l'ouverture du quatorzième siècle représente la véritable époque où le travail organique des sociétés actuelles a commencé à devenir suffisamment caractéristique, comme nous l'avons déjà tant constaté pour leur activité critique. Par une coïncidence trop peu sentie, les divers symptômes principaux de notre civilisation concourent spontanément à ériger cette ère mémorable en origine réelle de l'ensemble de l'histoire moderne. Rien n'est assurément moins douteux quant à l'essor industriel, alors socialement caractérisé d'après l'universelle admission légale des communes parmi les élémens généraux et permanens du système politique, non-seulement en Italie, où, par une précocité spéciale, un tel progrès avait dû s'accomplir longtemps auparavant, mais aussi dans tout le reste de l'occident européen, sous les divers noms équivalens respectivement consacrés en Angleterre, en France, en Allemagne, et en Espagne: ce symptôme normal et permanent est d'ailleurs pleinement confirmé par un autre grand témoignage historique, non moins universel et non moins décisif, quoique violent et passager, quand on considère ces immenses insurrections spontanées qui, dans presque tous ces pays, et surtout en France et en Angleterre, manifestèrent, avec tant d'énergie, pendant la seconde moitié de ce siècle, la puissance naissante des classes laborieuses contre les pouvoirs qui leur étaient, en chaque lieu, spécialement antipathiques. Cette même époque a vu d'ailleurs pareillement commencer, en Italie, la grande institution des armées soldées, qui, non moins importante, comme je l'expliquerai, pour la série organique que pour la série critique, marque une phase si prononcée de la vie industrielle propre aux peuples modernes. Enfin, outre les indices évidens d'un développement général de l'activité commerciale, on voit alors coïncider diverses innovations capitales destinées à caractériser une ère nouvelle, entre autres l'usage actif de la boussole et l'introduction des armes à feu. La réalité d'un tel point de départ est pareillement irrécusable pour l'essor esthétique des sociétés actuelles, qui, par une filiation continue, remonte certainement jusqu'à cet admirable élan poétique de Dante et de Pétrarque, au-delà duquel il est habituellement inutile de reporter aujourd'hui l'analyse historique, si ce n'est afin d'en expliquer d'abord l'avénement graduel: une appréciation équivalente s'applique aussi, quoique avec moins d'éclat, à tous les autres beaux-arts, et surtout à la peinture, ainsi qu'à la musique. Quoique le mouvement scientifique n'ait pu manifester aussi promptement son véritable caractère, on doit néanmoins reconnaître également cette grande époque comme celle où, en résultat d'une mémorable préparation antérieure, l'ensemble de la philosophie naturelle a partout commencé, sous des formes correspondantes aux opinions dominantes, à devenir l'objet spécial d'une culture active et permanente; ainsi que le témoignent clairement, outre la nouvelle importance qu'acquièrent alors les études astronomiques dans les divers foyers intellectuels de l'Europe occidentale, le puissant intérêt qui déjà s'attache assidûment aux explorations chimiques, et même l'ébauche décisive des saines observations anatomiques, jusque-là si imparfaitement instituées. Enfin, l'essor philosophique proprement dit, bien qu'ayant dû être, par sa nature, encore plus tardif, représente aussi dès lors, malgré son état nécessairement métaphysique, et d'après plusieurs symptômes rattachés à l'impulsion préalable de la scolastique, la tendance progressive de l'esprit humain vers une rénovation fondamentale, dont je signalerai plus tard l'un des principaux indices précurseurs dans la direction, vraiment caractéristique, que prend, à cette époque, la mémorable controverse entre les réalistes et les nominalistes. Ainsi, le début du quatorzième siècle constitue certainement, à tous égards, le vrai point de départ général de la quadruple série organique suivant laquelle nous devons apprécier ici le développement élémentaire propre à la civilisation moderne: en tant du moins que d'exactes déterminations chronologiques peuvent être suffisamment compatibles avec la nature essentielle des saines spéculations sociologiques, toujours relatives à des phénomènes de filiation collective, encore plus assujétis que ceux de la vie individuelle à la continuité nécessaire d'une longue suite de modifications presque insensibles, antipathique à toute précision numérique, qui n'y saurait comporter d'office rationnel qu'à titre d'un indispensable artifice logique destiné à prévenir, autant que possible, la divagation des pensées et des discussions, conformément aux principes établis dans la quarante-huitième leçon. En considérant directement cette remarquable coïncidence historique entre le mouvement organique et le mouvement critique quant à l'époque initiale qu'il convient désormais de leur assigner régulièrement, il est aisé d'expliquer une telle conformité d'après la théorie du volume précédent sur l'ensemble du moyen-âge. Il est d'abord évident, vu la connexité fondamentale des deux mouvemens, que l'essor spécial des nouveaux élémens sociaux ne pouvait se manifester d'une manière suffisamment distincte que quand la décomposition spontanée de l'ancien système politique aurait commencé à devenir irrécusable; puisque jusque alors les forces propres à la civilisation moderne restaient nécessairement contenues dans une trop grande subalternité, malgré la protection, constante mais dédaigneuse, exercée à leur égard par les divers pouvoirs prépondérans, et qui ne pouvait acquérir une importance décisive avant que ceux-ci, dans leurs grandes luttes naturelles, eussent à l'envi provoqué l'introduction auxiliaire de ces puissances naissantes, dont l'influence propre devait, réciproquement, tant développer une telle désorganisation. En outre, une appréciation plus directe et plus intime montrera facilement, suivant les principes historiques du cinquante-quatrième chapitre, que l'identité effective des points de départ convenables aux deux séries résulte naturellement de leur commune subordination aux mêmes causes essentielles, successivement envisagées sous l'un et l'autre aspect. Car, la leçon précédente a pleinement démontré que, d'après le caractère éminemment transitoire inhérent à la constitution catholique et féodale, sa décomposition spontanée devait immédiatement succéder à l'époque de sa plus grande splendeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement de leur indispensable office temporaire pour l'ensemble de l'évolution humaine, ses divers élémens généraux auraient perdu, comme je l'ai expliqué, le but principal de leur activité normale, en même temps que le seul frein capable de contenir jusqu'alors leur antipathie réciproque. Or, considérées d'une autre manière, ces mêmes conditions fondamentales conduisent, non moins nécessairement, à assigner une pareille époque initiale au mouvement naturel de recomposition partielle. Quand l'admirable système de guerres défensives propre au moyen-âge a été enfin assez réalisé pour ôter désormais à l'activité militaire toute grande destination permanente, il est clair que l'énergie pratique a dû spontanément se reporter de plus en plus sur le mouvement industriel déjà naissant, seul susceptible dès lors d'offrir habituellement au monde civilisé un large et intéressant exercice des facultés communément prépondérantes. Pareillement, dans l'ordre spirituel, après le libre et plein développement, pendant les douzième et treizième siècles, de tout l'ascendant politique que pouvait jamais obtenir la philosophie monothéique, l'essor théologique avait sans doute irrévocablement perdu la propriété d'inspirer un attrait suffisant aux puissantes intelligences, auxquelles les diverses carrières scientifiques et esthétiques devaient dorénavant présenter, d'une manière de plus en plus exclusive, l'unique destination digne de leur pur dévouement continu. À tous égards, en un mot, les deux mouvemens co-existans, organique et critique, également issus de l'état social particulier au moyen-âge, devaient nécessairement commencer à la fois dès que ce régime intermédiaire aurait convenablement rempli sa mission spéciale dans la marche fondamentale de l'humanité: ce qui achève d'écarter, de notre préalable détermination chronologique, toute apparence accidentelle ou empirique, d'après l'exacte concordance des principes avec les faits. Un tel point de départ général étant maintenant aussi incontestable pour cette série positive qu'il l'était déjà pour la série négative du chapitre précédent, sauf les vérifications implicites que lui procurera naturellement la suite de notre analyse historique, nous devons compléter cet indispensable préambule en caractérisant, à son tour, l'ordre rationnel qu'il convient d'établir ici entre les quatre évolutions simultanées dont se compose surtout le grand travail spontané de recomposition élémentaire propre à la civilisation moderne pendant tout le cours des cinq derniers siècles. Il serait actuellement prématuré d'établir systématiquement la vraie coordination fondamentale des nouveaux élémens sociaux, suivant l'ensemble effectif de leurs relations normales. Cette grande question de statique sociale, dont le principe essentiel a été surtout indiqué dans les deux derniers chapitres du tome quatrième, ne pourra être convenablement approfondie que dans le Traité spécial de philosophie politique dont j'ai déjà eu tant d'occasions de signaler la destination ultérieure. Toutefois, une telle appréciation deviendra inévitablement, au chapitre suivant, le sujet naturel d'une première ébauche, directe quoique sommaire, afin d'y caractériser suffisamment la loi philosophique de la hiérarchie finale de l'humanité. Mais, ici, sans la considérer autrement que sous l'aspect purement dynamique propre à notre élaboration historique, nous devons seulement y rattacher d'avance l'enchaînement général de nos principales évolutions élémentaires, en vertu du dogme fondamental, expliqué au quarante-huitième chapitre, sur la conformité nécessaire entre l'ordre des harmonies et l'ordre des successions, dans toute étude vraiment rationnelle des phénomènes sociaux. Ces divers développemens élémentaires de la civilisation moderne ont toujours résulté jusque ici d'autant de séries partielles d'efforts spontanés et directs, sans aucun sentiment usuel ni de leurs relations mutuelles ni de la régénération finale vers laquelle tendait nécessairement leur commune convergence effective: en sorte que cet essor empirique des différens modes fondamentaux de l'activité humaine a été constamment caractérisé par un instinct plus ou moins prononcé d'aveugle spécialité exclusive, comme la suite de ce chapitre le constatera clairement pour chacun des cas principaux. Mais, quoique profondément méconnue, l'intime connexité de ces différentes évolutions simultanées n'en a pas moins exercé naturellement, sur leur accomplissement continu, son inévitable influence secrète, dont il s'agit maintenant d'indiquer le principe universel, qui doit être essentiellement conforme à celui des relations statiques, et d'après lequel se trouvera aussitôt déterminé l'ordre historique que nous devrons ensuite maintenir entre ces appréciations distinctes. Or, ce principe fondamental d'une telle subordination nécessaire se réduit réellement à l'entière extension philosophique, à la fois intellectuelle et sociale, de la loi hiérarchique, établie dès le début de ce Traité, et depuis constamment appliquée dans tout le cours de l'ouvrage, relativement à la classification rationnelle des diverses sciences essentielles d'après la généralité et la simplicité successivement croissantes ou décroissantes de leurs phénomènes respectifs. Cette base universelle de coordination naturelle n'est point, en elle-même, effectivement limitée au seul enchaînement des conceptions purement spéculatives: nécessairement applicable aussi à tous les divers modes positifs de l'activité humaine, non moins pratique que théorique, individuelle ou collective, elle aura finalement pour destination usuelle de déterminer, par l'ensemble de ses déductions, le caractère constant du classement social, tant spontané que systématique, propre à l'état définitif de l'humanité; comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant par une sommaire exposition statique, à laquelle je ne fais ici qu'emprunter, par une anticipation forcée, une indication dynamique, indispensable au cours actuel de notre élaboration historique. Malgré la variété presque indéfinie et l'extrême incohérence qui semblent d'abord régner entre les divers élémens de la civilisation positive, d'après l'esprit de spécialité et de division qui devait présider jusqu'ici à leur évolution préalable, nous devons donc concevoir le système total des travaux humains disposé en une grande série linéaire, comprenant depuis les moindres opérations matérielles jusqu'aux plus sublimes spéculations esthétiques, scientifiques, ou philosophiques, et dont la succession ascendante présente un accroissement continu de généralité et d'abstraction dans le point de vue normal correspondant à chaque genre d'occupations habituelles, tandis que la progression descendante y offre, par suite, l'arrangement inverse des différentes professions selon la complication graduelle de leur destination immédiate et l'utilité de plus en plus directe de leurs actes journaliers. Dans l'économie normale d'un tel ensemble, les premiers rangs de cette immense hiérarchie sont caractérisés par une participation plus éminente et plus étendue, mais moins complète, plus détournée, moins certaine même, et qui en effet avorte souvent: les rangs inférieurs, au contraire, par la plénitude, la soudaineté, et l'évidence propres à leurs irrécusables services, compensent ordinairement ce que leur nature offre de plus subalterne et de plus restreint. Comparées sous l'aspect individuel, ces diverses classes doivent manifester spontanément une prépondérance de plus en plus prononcée des nobles facultés qui distinguent le mieux l'humanité; puisque l'abstraction et la généralité croissantes des pensées habituelles, ainsi que l'aptitude correspondante à poursuivre plus loin leurs combinaisons rationnelles, constituent assurément les principaux symptômes de la supériorité de l'homme sur tous les autres animaux: pourvu du moins que l'évolution effective de cette prééminence intellectuelle ne soit pas finalement neutralisée, d'après une trop grande imperfection morale, suivant une anomalie organique heureusement très peu fréquente. A cette inégalité mentale, correspondent naturellement, sous l'aspect social, une concentration plus complète et une solidarité plus intime, à mesure qu'on s'élève à des travaux accessibles, en vertu de leur difficulté plus grande, à de moins nombreux coopérateurs, en même temps que leur convenable accomplissement n'exige, en effet, qu'une moindre multiplicité d'organes, suivant la portée plus étendue de leur activité respective: d'où doit résulter, d'ordinaire, à raison de relations plus fréquentes, un développement plus vaste, quoique moins intense, de la sociabilité universelle, qui, au contraire, dans la hiérarchie descendante, tend de plus en plus à se réduire presque à la seule vie domestique, alors, il est vrai, plus précieuse et mieux goûtée. Quoique cette hiérarchie positive soit, de sa nature, essentiellement unique, et présente, entre ses innombrables élémens, une succession pour ainsi dire continue, donnant lieu à des transitions presque insensibles, son unité nécessaire ne l'empêche point de comporter, et même d'exiger, des divisions rationnelles, fondées sur le groupement régulier des divers modes d'activité d'après l'ensemble de leurs affinités réelles, à la manière de la hiérarchie animale, dont une telle classification, considérée du point de vue le plus philosophique, ne constitue, au fond, qu'une sorte de prolongement spécial, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. La première et la plus importante de ces décompositions successives, résulte de cette distinction fondamentale entre la vie active et la vie spéculative, que, sous les noms consacrés d'ordre temporel et d'ordre spirituel, nous avons, jusqu'à présent, tant appliquée à l'état préliminaire de l'humanité, envisagé surtout dans sa dernière phase, et que nous reconnaîtrons bientôt devoir appartenir encore davantage à l'état définitif; ce qui nous dispense d'insister expressément ici sur un principe aussi évident, déjà devenu spontanément familier à tout lecteur attentif des deux volumes précédens. Dans son emploi essentiel, il serait habituellement inutile d'avoir égard à aucune subdivision, si ce n'est quelquefois à la plus générale, et seulement même d'une manière accessoire, en ce qui concerne le premier de ces deux systèmes partiels, qui sera toujours collectivement désigné, comme je n'ai cessé de le faire dès l'origine de cet ouvrage, d'après l'indispensable dénomination maintenant affectée, par tous les esprits philosophiques, à exprimer directement l'ensemble de l'action de l'homme sur la nature, depuis qu'un tel ensemble commence à être envisagé d'une manière un peu rationnelle. Mais il est, au contraire, strictement nécessaire de décomposer constamment le système purement spéculatif en deux autres radicalement distincts, malgré leurs attributs communs et leur uniforme destination finale, selon que la spéculation y prend le caractère esthétique ou le caractère scientifique: sans qu'il faille assurément insister davantage ici, soit pour expliquer aujourd'hui une telle division, soit même pour en faire immédiatement apprécier l'extrême importance, à la fois mentale et sociale, qui ressortira d'ailleurs spontanément de notre élaboration ultérieure. Par la combinaison rationnelle de ces deux décompositions successives, on aboutit donc habituellement au partage systématique de l'ensemble de la hiérarchie positive propre à la civilisation moderne en trois ordres fondamentaux: l'ordre industriel ou pratique, l'ordre esthétique ou poétique, et l'ordre scientifique ou philosophique, ainsi disposés dans le sens normal de la série ascendante, d'une manière essentiellement conforme à leurs principales relations caractéristiques. Également indispensables dans leurs destinations respectives, et d'ailleurs pareillement spontanés, ces trois grands élémens directs du régime final de l'humanité représentent à la fois des besoins aussi universels quoique très inégalement prononcés, et des aptitudes uniformément communes malgré leur diverse intensité. Ils correspondent aux trois aspects généraux sous lesquels l'homme peut envisager positivement chaque sujet quelconque, successivement considéré comme _bon_, quant à l'utilité réelle que notre sage intervention peut en retirer pour la meilleure satisfaction de nos besoins privés ou publics, ensuite comme _beau_, relativement aux sentimens de perfection idéale que sa contemplation peut nous suggérer, et enfin comme _vrai_, eu égard à ses relations effectives avec l'ensemble des phénomènes appréciables, abstraction faite alors de toute application quelconque aux intérêts ou aux émotions de l'homme. C'est selon cet ordre ascendant que s'établit communément leur succession effective chez les natures vulgaires, où la vie mentale est presque effacée sous l'exorbitante prépondérance de la vie affective, sauf quelques rares et courts élans des tendances spéculatives qui caractérisent toujours notre espèce: l'ordre descendant est évidemment, au contraire, le plus rationnel, et celui qui tend constamment à prévaloir, à mesure que l'intelligence acquiert graduellement plus d'empire dans l'évolution humaine, individuelle ou sociale. D'après la théorie fondamentale établie, au dernier chapitre du tome troisième, sur la vraie constitution générale de l'organisme cérébral, on voit même qu'une telle hiérarchie se rattache directement à un immuable principe anatomique, d'après la diversité nécessaire des siéges organiques respectivement propres aux facultés que chacun de ces trois genres essentiels d'activité doit spécialement exiger. Quoique les trois régions principales du cerveau, la postérieure, la moyenne, et l'antérieure, agissent sans doute synergiquement dans toute opération humaine de quelque importance, industrielle, esthétique, ou scientifique, on peut néanmoins regarder aujourd'hui comme vraiment démontré, d'après la lumineuse élaboration biologique due au génie de Gall, sauf toute vaine localisation partielle, que l'homme vulgaire est surtout poussé à la poursuite habituelle de l'immédiate utilité pratique par la prépondérance de l'ensemble des énergiques penchants relatifs à la première région; que l'activité spéciale des sentimens propres à la seconde région dispose directement d'heureux naturels à la conception instinctive d'une perfection idéale, et que, enfin, sous l'impulsion suffisante des facultés caractéristiques de la troisième région, se manifeste la prédilection spontanée de quelques organisations supérieures pour la recherche persévérante de la pure vérité abstraite. À quelques égards que l'on compare ces trois sortes de tendances, j'ose assurer qu'une judicieuse appréciation confirmera finalement la réalité nécessaire des divers motifs hiérarchiques précédemment indiqués, envers le principe général de la classification positive, soit en ce qui concerne la généralité et l'abstraction des diverses pensées habituelles, ou l'efficacité plus indirecte et plus lointaine, en même temps que plus étendue, des travaux respectifs, ou enfin leur concentration correspondante chez des classes moins nombreuses: de manière à retrouver toujours l'élément esthétique comme essentiellement intermédiaire entre l'élément industriel et l'élément scientifique, participant à la fois de leur double nature, nonobstant d'ailleurs les évidentes relations directes entre ces deux ordres extrêmes. Telle est la série fondamentale qui doit, à mes yeux, constituer désormais l'immuable base rationnelle de toute saine analyse statique, et par suite aussi dynamique, propre à la civilisation moderne. Pour l'usage purement historique auquel nous destinons, dans la leçon actuelle, cette classification générale, il est indispensable d'y ajouter ici une dernière subdivision principale, dont le caractère essentiel, beaucoup moins normal que celui de la double décomposition précédente, ne comporte réellement qu'une simple application provisoire, convenable surtout à l'évolution préliminaire accomplie depuis le XIVe siècle, et qui devra cesser aussitôt que le grand mouvement de régénération universelle aura enfin directement commencé à devenir vraiment systématique. On a pu remarquer ci-dessus que, envers le plus abstrait et le plus indirect des nouveaux élémens sociaux, j'ai employé indifféremment les qualifications de scientifique ou philosophique, qui, à mon gré, sont, par leur nature, radicalement équivalentes, et dont la diversité passagère, encore trop réelle aujourd'hui, tend certainement à disparaître, à mesure que la science devient plus philosophique et la philosophie plus scientifique: ce qui, dans un inévitable et prochain avenir, réduira véritablement l'ensemble fondamental de la hiérarchie sociale à la triple série dont je viens d'esquisser le principe. Mais cette heureuse tendance n'étant point jusque ici suffisamment prépondérante, notre analyse historique de la dernière préparation sociale chez l'élite de l'humanité n'aurait point tout le degré nécessaire d'exactitude, de clarté et de précision, si nous n'y distinguions pas, conformément à la nature d'un tel passé, entre l'ordre simplement scientifique et l'ordre philosophique proprement dit, en classant provisoirement celui-ci, en vertu de sa généralité supérieure et de sa prééminence mentale et sociale, comme un quatrième et dernier élément essentiel de notre hiérarchie ascendante; quoique l'irrationnalité intrinsèque d'une telle subdivision passagère exige de grandes précautions logiques pour ne pas altérer gravement, dans l'application habituelle, la pureté et l'efficacité de la progression totale. Cette fâcheuse obligation transitoire résulte directement, d'une part, de l'esprit de spécialité plus ou moins exclusive qui devait, jusqu'à notre siècle, inévitablement présider au développement des sciences réelles, et qu'une aveugle routine prolonge si abusivement aujourd'hui, comme je l'expliquerai en son lieu; d'une autre part, elle tient aussi au caractère vague et équivoque conservé, malgré ses modifications successives, par une philosophie, encore essentiellement métaphysique, que son défaut actuel de positivité ne permettrait pas même d'incorporer effectivement parmi les nouveaux élémens sociaux, si cette imperfection radicale n'était point évidemment parvenue de nos jours à la dernière phase qui devait précéder, à cet égard, une entière rénovation finale. En un mot, notre époque continue, sous ce rapport capital, à subir l'empire expirant de cette célèbre division qui, suivant les explications directes du cinquante-troisième chapitre, fut instituée, vingt siècles auparavant, par les écoles grecques, entre la philosophie naturelle, surtout relative au monde inorganique, et la philosophie morale, immédiatement appliquée à l'homme et à la société: division qui, malgré sa profonde irrationnalité abstraite, constitue, comme je l'ai établi, un expédient fondamental longtemps indispensable à l'évolution intellectuelle de l'humanité, et dont notre siècle n'est sans doute destiné à déterminer l'extinction totale qu'autant que la science, enfin complétée et systématisée, devra s'y confondre graduellement avec une philosophie émanée de son propre sein, ainsi que la suite de ce volume le rendra, j'espère, incontestable. Cette séparation provisoire a dû être éminemment prononcée pendant tout le cours des cinq derniers siècles, en vertu de l'essor correspondant de la philosophie naturelle proprement dite, et des transformations consécutives de la philosophie morale. Tel est donc le motif insurmontable qui, pour l'analyse historique de cette phase préparatoire de la civilisation moderne, nous oblige finalement à concevoir ici la hiérarchie positive comme si elle était réellement composée de quatre élémens essentiels, industriel, esthétique, scientifique, et philosophique, au lieu des trois établis ci-dessus. Mais, en subissant convenablement une pareille condition, il ne faudrait jamais oublier que, sous peine de conduire à de fausses appréciations statiques, et même dynamiques, l'usage limité de cette altération provisoire doit être constamment réglé suivant l'esprit des explications précédentes, par un sentiment très délicat de sa vraie destination sociologique, à laquelle, malgré mes scrupuleux efforts, je crains peut-être de n'avoir pas toujours été suffisamment fidèle. L'ordre statique fondamental ainsi sommairement établi entre les nouveaux élémens sociaux détermine aussitôt la loi la plus générale de leur développement commun, en fixant immédiatement, par une coïncidence nécessaire, l'ordre dynamique de ces quatre évolutions partielles, dont l'inévitable simultanéité permanente ne pouvait neutraliser l'inégale rapidité naturelle. Chacun peut aisément reconnaître, en effet, en reproduisant dynamiquement les considérations ci-dessus indiquées statiquement, que les mêmes motifs qui règlent l'harmonie normale s'appliquent, d'une manière aussi directe et aussi énergique, à la succession spontanée, toujours accomplie historiquement suivant la hiérarchie, soit ascendante, soit descendante, que nous venons de définir. Une appréciation plus spéciale conduit ensuite à constater que, dans l'évolution préparatoire dont nous instituons l'étude rationnelle, la filiation a dû être jusque ici essentiellement ascendante; la progression inverse, qui commence à devenir prépondérante, n'ayant pu encore exercer qu'une influence secondaire, quoique également nécessaire, ultérieurement analysée. D'après la seule définition d'une telle hiérarchie sociale, désormais envisagée dynamiquement, il est sans doute évident que l'essor de chacun des élémens principaux tend à provoquer spontanément celui des divers autres, soit que l'impulsion se propage du plus général au moins général, ou bien en sens contraire. Il est heureusement inutile aujourd'hui de s'arrêter ici à faire expressément ressortir l'influence réciproque, de direction et d'excitation, qui se développe continuellement sous nos yeux entre l'évolution scientifique et l'évolution industrielle: la suite de notre élaboration historique en caractérisera d'ailleurs naturellement les grandes conséquences sociales. Mais l'intime connexité de l'évolution esthétique avec chacune des deux évolutions extrêmes est jusqu'à présent appréciée d'une manière beaucoup moins convenable, sans toutefois qu'elle soit, au fond, plus douteuse, du point de vue pleinement philosophique propre à ce Traité. Car, la théorie positive de la nature humaine montre clairement que, dans l'ensemble de notre éducation normale, individuelle ou sociale, l'essor esthétique doit graduellement succéder à l'essor pratique ou industriel, et préparer ensuite l'essor scientifique ou philosophique; comme j'aurai lieu d'ailleurs de l'expliquer directement ci-dessous. Quand, au contraire, la progression commune s'accomplit en sens inverse, suivant une marche exceptionnelle ci-après caractérisée, on comprend aussi, quoique moins spontanément, soit la tendance de l'activité scientifique à provoquer, à titre d'indispensable diversion mentale, une certaine activité esthétique, soit surtout l'heureuse réaction exercée par l'essor esthétique sur le perfectionnement industriel. Ainsi, la réalité dynamique de notre hiérarchie fondamentale est, en principe général, aussi incontestable, à tous égards, que sa primitive réalité statique. L'unique hésitation qui puisse d'abord entraver ici son usage historique, résulte d'une première incertitude inévitable sur le sens effectif, ascendant ou descendant, de l'ordre principal des quatre évolutions partielles, lorsqu'on néglige la distinction préalable, déjà employée ci-dessus quant à l'époque initiale, entre l'ébauche primordiale de chaque développement et son incorporation directe au système propre de la civilisation moderne. Mais, en ayant convenablement égard à cette indispensable différence, il ne peut, ce me semble, rester maintenant aucune incertitude sur le sens, essentiellement ascendant, d'une telle série historique, pendant le cours total des cinq siècles écoulés depuis que cette civilisation a commencé à manifester le caractère vraiment distinct des nouveaux élémens sociaux. Car, il est assurément incontestable que l'essor industriel des sociétés modernes devait constituer leur premier contraste général, et encore même aujourd'hui le plus décisif, envers celles de l'antiquité. Quelle que soit évidemment l'extrême importance sociale de l'évolution esthétique et de l'évolution scientifique, outre qu'elles ont dû être, chez les modernes, constamment postérieures à l'évolution industrielle, on ne peut douter qu'elles ne caractérisent jusque ici notre civilisation beaucoup moins profondément que celle-ci, directement relative à un élément étranger à l'ancienne économie sociale, et en même temps le plus populaire de tous; tandis que les deux autres développemens, sans être, à beaucoup près, aussi profondément incorporés au régime antique qu'ils le sont à l'état moderne, y avaient été néanmoins poussés à un degré fort remarquable. C'est, à tous égards, la prédominance graduelle de la vie industrielle sur la vie militaire, par suite de l'entière abolition de l'esclavage primitif des classes laborieuses, qui distingue le mieux l'ensemble des populations composant aujourd'hui l'élite de l'humanité; c'est aussi la première source générale de tous leurs autres attributs essentiels, et le principal moteur universel du mode d'éducation sociale qui leur est propre. L'éveil mental que cette activité pratique y a provoqué et maintenu, à un certain degré, par une influence inévitable et continue, jusque chez les classes les plus inférieures, ainsi que l'aisance relative dès lors uniformément répandue, y ont ensuite naturellement amené un développement esthétique plus désintéressé, dont l'active propagation n'avait jamais pu être aussi étendue sous aucun des trois modes essentiels que nous avons distingués, au cinquante-troisième chapitre, dans le régime polythéique de l'antiquité. D'un point de vue secondaire, mais plus spécial, on voit d'ailleurs que le perfectionnement graduel de l'essor industriel l'élève spontanément, par une suite de transitions presque insensibles, jusqu'à l'essor purement esthétique, surtout en ce qui concerne les arts géométriques. Quant à l'influence nécessaire de cette même évolution industrielle pour imprimer ensuite à l'esprit scientifique des modernes cette positivité fondamentale qui le caractérise, et qui a ultérieurement transformé aussi l'esprit philosophique proprement dit, elle est certes tellement évidente, en principe, que nous n'avons aucun besoin de nous y arrêter ici, jusqu'à ce que le cours naturel de notre élaboration historique nous conduise à en apprécier directement les conséquences générales. On ne saurait donc méconnaître la direction radicalement ascendante de l'évolution, essentiellement empirique, propre au premier essor fondamental des nouveaux élémens sociaux, dont la hiérarchie normale ne pourra se développer librement suivant la marche descendante, seule pleinement rationnelle, qu'après le suffisant accomplissement d'une systématisation directe, jusque ici à peine entrevue, et qui suppose l'ascendant final de la philosophie positive chez tous les esprits actifs. Il ne peut, à cet égard, rester quelque embarras historique que relativement à l'ordre respectif des deux évolutions esthétique et scientifique, qui toutes deux constamment postérieures à l'évolution industrielle, semblent n'avoir pas observé entre elles une loi de succession aussi fixe, quoique d'ailleurs, dans la plupart des cas, la première ait été, conformément à cette règle générale, évidemment antérieure: l'exemple capital de l'Allemagne donne surtout de la gravité à une telle objection, puisque l'essor scientifique paraît y avoir, au contraire, notablement précédé le principal essor esthétique, par un concours de causes exceptionnelles qui mériterait une saine analyse spéciale, du reste incompatible avec la nature abstraite de notre élaboration sociologique. Mais, pour dissiper ici convenablement l'incertitude qu'une semblable anomalie pourrait jeter sur l'ordre dynamique que nous venons d'établir, il suffit de considérer l'irrécusable nécessité philosophique d'apprécier simultanément l'essor direct de la civilisation moderne, non chez une seule nation, même très étendue, mais chez tous les peuples qui ont réellement participé au mouvement fondamental de l'Europe occidentale; c'est-à-dire (afin d'en faire, une fois pour toutes, l'indispensable énumération), l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et l'Espagne[6]. Ces cinq grandes nations, dont Charlemagne a si dignement achevé de constituer l'imposante synergie, peuvent être regardées, dès le milieu du moyen-âge, comme constituant, à beaucoup d'égards essentiels, malgré d'immenses diversités, un peuple vraiment unique, intégralement soumis alors au régime catholique et féodal, et depuis généralement assujéti à toutes les transformations successives, soit critiques, soit surtout organiques, que la destinée ultérieure d'un tel régime devait graduellement déterminer chez cette avant-garde de notre espèce. Par une semblable considération, d'ailleurs si importante, en général, pour circonscrire convenablement la véritable extension du théâtre permanent de la phase sociale que nous apprécions, on résout aussitôt la difficulté précédente, en faisant clairement ressortir que, dans ce mode rationnel d'observation historique, l'essor scientifique se présente, suivant l'ordre naturel ci-dessus établi, comme certainement postérieur à l'essor esthétique. Rien n'est surtout plus évident quant à l'Italie, dont la civilisation a, sous tous les rapports essentiels, tant précédé et si longtemps guidé celle de tout le reste de la grande république occidentale, et où l'on voit si nettement l'essor esthétique succéder peu à peu à l'essor industriel, et préparer ensuite graduellement l'essor scientifique ou philosophique, d'après l'heureuse propriété qui le caractérise d'exciter spontanément l'éveil spéculatif jusque chez les plus vulgaires intelligences. Note 6: Comme tout le reste de notre élaboration historique devra naturellement contenir de fréquentes allusions, soit explicites, soit plus souvent implicites, à une telle circonscription territoriale, il convient ici d'avertir directement, pour prévenir toute interprétation équivoque ou incomplète, que, afin de ne pas trop multiplier le nombre de ces élémens européens, je suppose toujours essentiellement annexé à chacun d'eux l'ensemble de ses appendices naturels. Ainsi, dans cette définition historique de l'Angleterre, j'y comprends, non-seulement l'Écosse, et même d'Irlande, suivant un usage déjà familier, mais aussi, à beaucoup d'égards, l'Union américaine elle-même, dont la civilisation, essentiellement dépourvue d'originalité, ne fut surtout, jusqu'à notre siècle, qu'une simple expansion directe de la civilisation anglaise, modifiée par des circonstances locales et sociales. Par des motifs équivalens d'affinité politique, je joins pareillement, d'ordinaire, à l'Allemagne proprement dite, d'une part la Hollande, et même la Flandre, d'une autre part les îles danoises et même la péninsule scandinave, ainsi que la Pologne, extrêmes limites boréale et orientale de notre synergie européenne. Enfin, il serait superflu de prévenir que, sous la seule dénomination d'Espagne, on doit entendre habituellement ici l'ensemble de la presqu'île ibérique. Des subdivisions plus détaillées seraient contraires à la nature essentiellement abstraite de notre opération sociologique, où une telle énumération ne saurait avoir d'autre destination principale que de prévenir le vague et la confusion des idées relatives à la vérification effective de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine. Si, au lieu d'envisager le développement direct des modernes élémens sociaux, qui, je ne saurais trop le rappeler, constitue le seul objet de notre appréciation actuelle, on voulait étudier, dans l'ensemble du passé humain, la première origine successive de leurs évolutions respectives, on trouverait, au contraire, une marche nécessairement inverse; puisque la civilisation ancienne, toujours issue, comme je l'ai montré au cinquante-troisième chapitre, d'un état essentiellement théocratique, avait d'abord procédé du principe le plus général qui fût alors applicable aux relations humaines, pour descendre graduellement aux applications particulières, tandis que la civilisation moderne a dû commencer par les moindres rapports pratiques. C'est ainsi que le génie purement philosophique a été, chez les anciens, le premier développé, sous la forme nécessairement théologique seule possible à un tel âge; ensuite le génie scientifique, avec un caractère analogue, après sa séparation du tronc commun de la théocratie; et enfin le génie esthétique, longtemps simple auxiliaire de l'action théocratique; le génie industriel y étant d'ailleurs, par les conditions fondamentales de toute l'économie antique, constamment étouffé sous l'esclavage systématique des travailleurs, afin de laisser à l'activité pratique la direction guerrière qu'elle devait primitivement manifester. Une marche semblable, du général au particulier, ou de l'abstrait au concret, n'a surgi jusqu'à présent, dans l'essor propre de la civilisation moderne, que d'une manière secondaire, qui ne pourra devenir principale, avec une rationnalité bien supérieure à celle de la marche antique, que d'après la systématisation totale qui tend aujourd'hui à résulter de l'ensemble de cette évolution préparatoire. Mais la considération permanente d'une telle marche n'en est pas moins, quoique purement accessoire, indispensable à signaler déjà, même envers un tel passé, parce que son influence, pareillement spontanée, a essentiellement dominé, comme je l'expliquerai bientôt, le développement intérieur de chacun des grands élémens sociaux, décomposé dans les diverses activités partielles dont il représente l'agglomération naturelle: en sorte que l'ordre ascendant et l'ordre descendant de la hiérarchie positive ont, en résumé, pareillement concouru, d'une manière déterminée, à régler l'évolution organique des cinq derniers siècles, l'un pour la progression générale, et l'autre pour chacune des trois progressions spéciales, où le sentiment systématique plus restreint avait pu devenir suffisamment usuel. Un tel mode d'évolution représenterait la marche naturelle d'une société idéale, dont l'enfance serait supposée convenablement préservée de la théologie et de la guerre: il tend aujourd'hui à se reproduire communément, dans un cas plus réel quoique plus restreint, pour l'ensemble de l'éducation individuelle, en tant du moins que spontanée, où l'activité esthétique succède graduellement à l'activité industrielle, et prépare progressivement l'activité scientifique ou philosophique. Après ce double préambule indispensable, où l'époque initiale et ensuite l'ordre de succession de notre série positive ont été enfin convenablement appréciés, procédons directement à l'examen général de chacune des quatre évolutions essentielles, en commençant, suivant l'explication précédente, par l'évolution industrielle, principale base nécessaire du grand mouvement de recomposition élémentaire qui a jusque ici caractérisé la société moderne. Il faut d'abord expliquer comment ce nouvel élément social, essentiellement étranger à l'antiquité, a naturellement surgi, en temps opportun, de ce mémorable état transitoire dominé par l'organisme catholique et féodal, qu'une étude impartiale et approfondie représente, à tous égards, non moins dans la progression organique que dans la progression critique, comme la vraie source générale de notre civilisation occidentale. Cette heureuse transformation, la plus fondamentale que l'humanité ait encore éprouvée, et qui, chez l'ensemble des populations réparties sur le vaste théâtre du moyen-âge, a remplacé enfin, suivant une marche graduelle mais irrévocable, la vie guerrière par la vie industrielle, a été jusque ici assez sainement jugée quant à ses résultats essentiels, quoique d'une manière étroite et insuffisante; tandis que, au contraire, son accomplissement nécessaire n'a guère donné lieu qu'à des théories radicalement vicieuses, où l'on attribue presque toujours une irrationnelle importance à des causes purement accessoires, hors de toute juste proportion avec l'immensité d'un tel phénomène, faute d'en avoir directement saisi le véritable principe universel. Les plus sages tentatives appartiennent incontestablement, à cet égard, à ces illustres écrivains qui, au siècle dernier, ont si dignement immortalisé la noble école écossaise: et cependant aucun d'entre eux, sans même excepter le loyal et judicieux Robertson, n'a pu s'affranchir assez des aveugles préjugés alors inspirés par la philosophie négative, soit protestante, soit déiste, pour s'élever au degré d'impartialité historique susceptible de faire sentir, au moins empiriquement, à d'aussi bons esprits, l'impulsion prépondérante, directement émanée, à cette fin, de l'ensemble du régime propre au moyen-âge. En appliquant ici, sous ce rapport, les principes établis d'avance, dans l'avant-dernier chapitre du volume précédent, sur la tendance nécessaire, à la fois temporelle et spirituelle, d'une telle organisation vers l'affranchissement et l'élévation des classes laborieuses, il faut d'abord rappeler que, d'ordinaire, on est loin d'apprécier convenablement la haute importance de la transition primordiale ainsi partout réalisée par la substitution du servage proprement dit à l'esclavage antique: modification où les juges les plus prévenus ne sauraient assurément méconnaître ni l'influence normale du catholicisme, imposant, avec une énergique autorité permanente, d'universelles obligations morales, ni la conversion spontanée du système conquérant en système défensif, qui caractérise l'état féodal. Ce grand changement doit être envisagé, ce me semble, comme constituant, dès l'origine du moyen-âge, un certain degré primitif d'incorporation directe de la population agricole à la société générale, où jusque alors elle n'avait presque figuré qu'à la manière des animaux domestiques: puisque le cultivateur, ainsi fixé désormais à la terre, en un temps où les possessions territoriales tendaient vers une profonde stabilité, a dû commencer aussitôt, quelque chétive et précaire que fût son existence naissante, à acquérir de véritables droits sociaux, ne fût-ce que le plus élémentaire de tous, celui de former une famille proprement dite; ce qui, auparavant impossible, est alors naturellement résulté, d'ordinaire, de cette nouvelle situation, sous l'opiniâtre impulsion catholique. Une telle amélioration, base nécessaire de toutes les phases ultérieures d'émancipation civile, me paraît conduire, contre une opinion presque unanime aujourd'hui, à placer dans les campagnes le siége initial de l'affranchissement populaire, du moins quand on veut analyser ce grand phénomène social jusque dans ses premiers élémens historiques: il se rattache par-là, d'une manière directe et spontanée, soit à la prédilection instinctive des chefs féodaux pour la vie agricole, d'après leur passion caractéristique d'indépendance habituelle, soit aussi au noble spectacle permanent si fréquemment offert par tant d'ordres monastiques, surtout au début du moyen-âge, en consacrant les mains les plus vénérées à des travaux toujours avilis précédemment[7]. Aussi la condition rurale semble-t-elle avoir été primitivement moins malheureuse que celle de la plupart des villes, sauf quelques grands centres, alors très rares, mais dont la considération est fort importante, comme point d'appui naturel des principaux efforts ultérieurs. On ne peut douter que l'ensemble du régime propre au moyen-âge ne tendît d'abord puissamment à l'uniforme dissémination de la population, même dans les plus défavorables localités, par une influence intérieure analogue à l'action si prononcée qu'il exerçait au dehors, en interdisant les invasions régulières, pour établir des populations sédentaires dans les plus stériles contrées de l'Europe. Il est incontestable, en effet, que les systèmes de grands travaux publics destinés, sur tant de points, à améliorer un séjour, dont les inconvéniens naturels cessaient ainsi graduellement de pouvoir être éludés à l'aide d'une hostile émigration, remontent essentiellement jusqu'à ces temps, si irrationnellement dédaignés, où la miraculeuse existence de Venise, et surtout de la Hollande, ont commencé à devenir possibles, en vertu d'opiniâtres efforts sagement organisés, auprès desquels les plus fastueuses opérations antiques doivent assurément paraître fort secondaires. Note 7: Un estimable historien de l'Italie (Denina) a judicieusement rattaché à cette double influence générale le mémorable mouvement spontané, si mal apprécié d'ordinaire, qui, pendant les sixième et septième siècles, tendit à réparer énergiquement, surtout en Italie, l'action désastreuse que les meilleurs temps du régime romain avaient dû exercer sur l'agriculture et sur la population, par suite de la concentration d'immenses domaines chez d'indolens propriétaires, habituellement concentrés au loin, et dont la sollicitude accidentelle, aussi nuisible que leur incurie journalière, n'aboutissait presque jamais qu'à y opérer, à grands frais, de stériles embellissemens. L'influence initiale du régime catholique et féodal a donc partout établi, au moins autant dans les campagnes que dans les villes, ce premier degré élémentaire d'émancipation populaire, qui, impropre, par sa nature, à constituer une condition vraiment stable, ne pouvait évidemment que précéder et préparer universellement une irrévocable abolition de tout esclavage personnel. Dans l'étude très imparfaite de cette intéressante progression, on a presque toujours confondu cet affranchissement individuel avec la formation collective des communes industrielles, nécessairement plus ou moins postérieure, et sur laquelle l'attention s'est trop exclusivement fixée; en sorte que la phase intermédiaire qui a aussitôt suivi l'entière institution du servage constitue encore la portion la plus obscure et la plus mal conçue de toute l'histoire du moyen-âge. C'est alors cependant que, suivant une marche nécessaire, que notre théorie sociologique a déjà distinctement caractérisée en principe, s'est opérée graduellement, dans tout l'occident européen, une seconde transformation élémentaire, qui, par l'ensemble de ses conséquences nécessaires, marque directement la différence la plus décisive entre la sociabilité moderne et celle de l'antiquité. On peut regarder, en effet, cette deuxième période, composée d'environ trois siècles, depuis le début du huitième siècle jusque vers celui du onzième, comme l'époque d'une dernière préparation indispensable à cette vie industrielle dont le développement universel devait suivre immédiatement l'uniforme abolition de la servitude populaire. Car, suivant les explications fondamentales du volume précédent, l'institution primordiale de l'esclavage permanent des travailleurs avait eu, par sa nature, un double but nécessaire: en permettant, d'une part, à l'activité militaire un essor suffisant pour accomplir convenablement sa grande destination préliminaire dans l'ensemble de l'évolution sociale, comme je l'ai pleinement démontré; et en organisant, d'une autre part, le seul moyen général d'éducation qui, par une invincible prépondérance, pût primitivement surmonter, chez la masse des hommes, l'antipathie radicale que leur inspire d'abord l'habitude continue d'un travail régulier. Or, il faut maintenant reconnaître, à ce sujet, que le système de servitude qui convenait le mieux sous le premier aspect ne pouvait pas être aussi le plus efficace sous le second; en sorte que, malgré l'évidente simultanéité de ces deux ordres d'effets spontanés, ces deux opérations préalables, également indispensables au développement humain, ne pouvaient être pleinement réalisées que l'une après l'autre. La première avait été dignement accomplie sous le régime romain, d'après le mode de servitude arbitraire et indéfinie qui devait le moins troubler le libre essor extérieur de la classe guerrière, peu compatible, au contraire, avec la sollicitude continue qu'eût exigé chez elle le servage proprement dit: tandis que, d'une autre part, l'esclavage antique était certainement beaucoup trop éloigné de la vraie situation industrielle pour y pouvoir conduire sans une longue transition spéciale, malgré les nombreux affranchissemens privés, si multipliés surtout depuis l'abaissement de l'aristocratie sénatoriale, et qui ne pouvaient produire aucune émancipation décisive, au milieu d'une continuelle affluence étrangère de nouveaux esclaves. Quand ensuite, avec l'état féodal, le système militaire, enfin devenu essentiellement défensif, a fait généralement prévaloir le nouveau genre d'assujettissement personnel, correspondant à l'habituelle dispersion des chefs parmi les populations soumises, l'initiation directe des inférieurs à la vie purement industrielle a dès lors commencé à recevoir spontanément une organisation régulière, auparavant impossible, en offrant à chaque serf un point de départ nettement déterminé, d'où, suivant une marche uniforme, très lente mais légitime, il pouvait toujours espérer de s'élever peu à peu à une véritable indépendance individuelle, dont le principe était d'ailleurs, dès l'origine du moyen-âge, partout implicitement consacré par la morale catholique. On conçoit, au reste, que les conditions de rachat, le plus souvent très modérées, communément imposées à une telle libération, outre la juste et utile indemnité qu'elles tendaient à régulariser, constituaient surtout, en réalité, comme l'ont déjà entrevu quelques philosophes, une garantie usuelle de la pleine efficacité d'un semblable progrès, en constatant que l'affranchi avait suffisamment contracté les habitudes élémentaires de modération et de prévoyance qui permettaient de livrer désormais à sa seule responsabilité la direction journalière de sa propre conduite, sans aucun danger permanent, ni pour lui-même, ni pour la société: préparation évidemment indispensable à la destination finale d'une semblable transition, et à laquelle cependant on peut assurer que l'esclave ancien était ordinairement impropre, tandis que le serf du moyen-âge y était spontanément disposé de plus en plus, soit dans les campagnes, soit encore mieux dans les villes, par l'ensemble de l'état social correspondant. Telle est, en général, l'influence temporelle propre à la seconde époque de ce régime sur l'accomplissement graduel, et presque continu, de cette dernière phase préliminaire, destinée à précéder immédiatement l'entière émancipation personnelle. Quant à son influence spirituelle, elle y est assurément trop évidente pour exiger ici aucune explication spéciale. Dès l'origine du servage, en faisant pleinement participer tous les inférieurs à la même religion que les supérieurs quelconques, et, par conséquent, au degré commun d'éducation fondamentale, au moins morale, qui en résultait nécessairement, il est clair que non-seulement le catholicisme avait partout établi une sanction permanente pour les droits élémentaires des serfs, et imposé envers eux des obligations régulières; mais aussi qu'il avait toujours spontanément proclamé, d'une manière plus ou moins explicite, l'affranchissement volontaire comme un véritable devoir chrétien, à mesure que la population manifestait à la fois sa tendance et son aptitude à la liberté. La célèbre bulle d'Alexandre III, sur l'abolition générale de l'esclavage dans la chrétienté, ne fut assurément qu'une simple consécration systématique, qui semble d'ailleurs un peu tardive, d'un usage qui, depuis plusieurs siècles, avait graduellement tendu, sous l'impulsion catholique, à devenir universel et irrévocable. À partir même du VIe siècle, et d'après la première influence du catholicisme sur les nouveaux chefs temporels, on voit la pratique des affranchissemens personnels, accordés quelquefois simultanément à tous les habitans d'une localité considérable, croître successivement avec assez de rapidité pour que l'histoire signale encore çà et là divers cas exceptionnels où cette généreuse sollicitude, trop dédaigneuse des conditions rigoureuses d'une lente évolution sociale, avait indiscrètement devancé les besoins et les désirs de ceux-là même qui en étaient l'objet. La touchante cérémonie, alors habituellement destinée à de semblables concessions, constitue un naïf témoignage, soit de leur grande multiplicité, soit de la participation fondamentale et continue de l'influence catholique. Il faut surtout noter ici, sous ce rapport, qu'une telle influence ne tenait point uniquement, ni même principalement, à l'esprit général de la morale religieuse, qui, malgré des doctrines abstraitement équivalentes, est loin d'avoir obtenu ailleurs la même efficacité; cette salutaire impulsion a été surtout réalisée par l'admirable organisation du catholicisme, sans l'action persévérante de laquelle de vagues prescriptions morales auraient été, à cet égard, radicalement insuffisantes. Outre l'antipathie fondamentale envers tout régime de castes chez un clergé célibataire, qui alors se recrutait indistinctement à tous les degrés de l'échelle sociale, et d'abord même spécialement parmi les rangs inférieurs, il convient aussi de signaler déjà la tendance instinctive de la politique sacerdotale à protéger activement l'essor universel des classes laborieuses, au sein desquelles sa propre domination devait ensuite trouver longtemps le plus ferme point d'appui; quoique cette dernière cause n'ait pu exercer beaucoup d'empire que sous la période immédiatement suivante, après la suffisante extension de l'affranchissement personnel, dont l'avénement primitif a été surtout encouragé par le système catholique en vertu des motifs plus désintéressés que je viens de rappeler sommairement. Ce mémorable concours d'impulsions nécessaires, temporelles et spirituelles, qui avait ainsi organisé spontanément une transition, lente mais continue, du servage primordial à l'universelle abolition de tout esclavage individuel, a dû réaliser ce grand résultat beaucoup plus promptement dans les villes que dans les campagnes. J'ai représenté ci-dessus la condition générale de la population agricole comme ayant été naturellement, à l'origine de cette phase, moins onéreuse que celle de la population manufacturière et commerciale des bourgs ou des villes; ce qui d'ailleurs se rattache évidemment aussi aux impressions prolongées du régime antérieur, soit romain, soit barbare, où l'industrie agricole, d'après son irrécusable importance, auprès même des juges les plus grossiers, était la seule qui n'eût pas toujours été complétement avilie par les préjugés militaires. Sous ce rapport, l'évolution industrielle a donc réellement commencé dans le sens ascendant de notre hiérarchie positive, comme la théorie précédemment établie l'a démontré pour l'ensemble de la progression moderne. Mais le mouvement inverse n'a pas tardé à prévaloir de plus en plus pendant le cours de cette même phase, pour conserver jusqu'à nos jours sa prépondérance spontanée, et souvent avec une dangereuse exagération. La dissémination des populations agricoles, et la nature plus empirique de leurs travaux journaliers, devaient notablement y retarder la tendance et l'aptitude à l'entière émancipation personnelle, ainsi que la faculté d'y parvenir. Si, d'une part, la résidence familière des chefs féodaux au milieu d'elles devait d'abord y adoucir habituellement les rigueurs de la servitude, cette relation plus directe, outre que, par cela même, elle pouvait souvent éloigner le désir continu de la libération, devait surtout en rendre ensuite l'accès plus difficile, quand les maîtres voulaient réellement l'empêcher. On conçoit d'ailleurs, sans aucune explication nouvelle, que l'impulsion spirituelle, ci-dessus caractérisée, avait nécessairement, dans ce cas, une énergie beaucoup moindre. Aussi est-ce principalement par la grande et heureuse réaction continue spontanément émanée des villes, quand l'établissement des communes y eut permis un plein développement industriel que, pendant le XIIe siècle et surtout le XIIIe, les cultivateurs se sont trouvés peu à peu affranchis sur tous les points importans de l'occident européen: sous ce rapport, je dois me borner à renvoyer directement le lecteur à la lumineuse explication présentée par Adam Smith d'après l'aperçu de Hume; quoique ces deux éminens penseurs, suivant l'esprit de la philosophie contemporaine, y aient beaucoup trop négligé l'ensemble des influences sociales propres au régime antérieur, et d'où serait, sans doute, dérivée plus tard une telle émancipation, dont les causes signalées par eux n'ont pu que hâter notablement l'avénement nécessaire. Si l'on applique en sens inverse les différentes indications précédentes, il sera facile de reconnaître directement que la libération personnelle devait naturellement commencer dans les villes et les bourgs, où le servage universel, toujours pareillement caractérisé par l'adhérence à la localité, était d'abord plus onéreux, par suite même de l'éloignement habituel du maître, qui livrait ordinairement la multitude à l'oppressive domination d'un agent subalterne. Outre qu'un tel motif devait spontanément stimuler davantage le besoin de libération, l'agglomération permanente de ces populations leur en facilitait les voies. Mais il faut surtout considérer, à ce sujet, une cause plus profonde et plus universelle, quoique essentiellement méconnue jusque ici, qui rattache nécessairement cette inégalité capitale, entre l'évolution des villes et celle des campagnes, à la nature propre de leurs travaux respectifs, d'après un simple prolongement rationnel du principe philosophique sur lequel j'ai fondé ci-dessus l'ensemble de la hiérarchie positive. Il est clair, en effet, que ce principe vraiment fondamental, d'abord appliqué à l'étude statique de la seule hiérarchie industrielle, conduit à y distinguer, suivant une heureuse conformité spontanée avec l'appréciation instinctive de la raison vulgaire, dans l'ordre graduellement ascendant, les trois grandes industries générales, agricole, manufacturière, et enfin commerciale, dont la comparaison essentielle donne lieu, bien qu'à un degré nécessairement beaucoup moindre, à des différences de même nature que celles que nous avons déjà caractérisées entre les trois principaux élémens de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant. Or, en considérant maintenant cette série partielle sous l'aspect essentiellement dynamique propre à notre élaboration historique, on voit ainsi que la nature plus abstraite et plus indirecte de l'industrie des villes, l'éducation plus spéciale qu'elle exige, la moindre multiplicité de ses agens, leur concert plus facile et même habituellement indispensable à leurs travaux, et enfin la liberté plus grande que supposent leurs opérations usuelles, constituent un irrésistible ensemble de causes spontanées et permanentes pour expliquer aussitôt la libération plus hâtive des classes correspondantes, sans qu'il convienne assurément d'insister ici davantage sur une telle indication philosophique, dont je dois laisser au lecteur le développement immédiat. Toutefois, afin de faciliter ce travail, je crois devoir ajouter, en précisant plus spécialement l'indication, que mon Traité ultérieur de philosophie politique soumettra directement au même ordre essentiel de succession les diverses industries urbaines, comparativement envisagées dans leurs évolutions respectives, en démontrant que, par une suite plus éloignée, mais non moins nécessaire, de ces mêmes différences élémentaires, le mouvement d'émancipation personnelle a d'abord prévalu dans l'industrie commerciale, plutôt que dans l'industrie manufacturière. Enfin, en procédant aussi à un troisième degré d'analyse historique, on trouverait encore que le commerce le plus anciennement affranchi dut être alors celui dont les opérations sont les plus abstraites et les plus indirectes, c'est-à-dire le commerce des valeurs proprement dites, dont les agens primitifs n'étaient que de simples changeurs, graduellement transformés en opulens banquiers, d'abord habituellement juifs, et, à ce titre même, soustraits à un servage régulier qui les eût incorporés à la société chrétienne; ce qui n'empêchait point, malgré de trop fréquentes extorsions, qu'ils ne fussent systématiquement encouragés par l'ensemble du régime initial du moyen-âge, et surtout par la politique catholique, qui a toujours tendu à faciliter autant que possible leur essor industriel, constamment plus libre à Rome qu'en aucun autre lieu de la chrétienté. L'ensemble de l'histoire industrielle du moyen-âge doit déjà suffire ici pour indiquer spontanément au lecteur éclairé la lumineuse vérification que cette loi nécessaire reçoit, au milieu de perturbations plus apparentes que réelles, surtout par la précocité plus spéciale, qui, dans la précocité générale de l'Italie, distingue si hautement, même avant l'admirable Florence, les cités maritimes, et par suite principalement marchandes, telles que Gênes, Pise, etc., et, à leur tête, à tous égards, la merveilleuse Venise, dont l'existence ne pouvait être qu'essentiellement commerciale, sauf le mélange de mœurs militaires qui s'allie naturellement à la vie maritime, et qui devait même faciliter alors la transition de la civilisation ancienne à la moderne: une pareille différence se remarque aussi, sur l'Océan, entre les divers élémens de la grande ligue anséatique, ainsi que dans la Flandre; on sait d'ailleurs que la prospérité industrielle naissante de la France et de l'Angleterre tira directement sa plus grande impulsion initiale des nombreux et importans établissemens qu'y formèrent, au XIIIe siècle, les industriels italiens et anséatiques, d'abord à titre de simples comptoirs, devenus ensuite de vastes entrepôts réels, et finalement transformés en manufactures capitales. Je devais ici m'arrêter particulièrement à la difficile appréciation de cette seconde phase essentielle du mouvement général d'émancipation qui a donné naissance à l'élément le plus caractéristique des sociétés modernes; car, quoique encore purement préliminaire, cette phase est, au fond, la plus importante, et, en outre, la plus méconnue; son analyse, à la fois historique et rationnelle, nous permettra d'ailleurs de procéder plus rapidement à tout le reste d'un tel travail, désormais relatif à un passé mieux exploré. La phase immédiatement suivante comprend l'évolution collective si célèbre sous le nom d'affranchissement des communes, et qui, malgré d'innombrables études, partiellement intéressantes, est jusque ici irrationnellement jugée, non-seulement parce qu'on n'y conçoit pas assez la participation fondamentale du régime catholique et féodal, en accordant trop d'influence à des causes accidentelles ou accessoires, mais surtout parce qu'on la considère trop isolément de la précédente, dont elle ne put être, à vrai dire, que le complément naturel, non moins inévitable qu'indispensable. Quand on envisage principalement, suivant l'usage dominant, la lutte politique des grandes masses sociales, l'ère des communes constitue, en effet, un véritable point de départ, au delà duquel il serait habituellement inutile de remonter, comme ayant directement introduit un nouveau poids dans les conflits historiques. Mais lorsque, au contraire, suivant l'esprit de notre élaboration actuelle, on étudie surtout le mouvement, pour ainsi dire moléculaire, qui a graduellement tendu, à partir du moyen-âge, à la régénération sociale de l'élite de l'humanité, il n'est pas douteux, ce me semble, que cette importante transformation n'a fait que compléter spontanément le travail intestin d'émancipation personnelle propre à la phase ci-dessus examinée, en y ajoutant le degré d'indépendance politique alors nécessaire à sa pleine réalisation, et qui toutefois, loin de caractériser suffisamment l'évolution fondamentale, en a quelquefois gravement détourné ultérieurement la direction essentielle, comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après. Car, en se reportant à l'explication précédente de la libération plus hâtive des habitans des villes, on voit aisément que les mêmes motifs généraux exigeaient nécessairement, eu égard à l'état social correspondant, que la liberté individuelle y fût prochainement accompagnée d'une certaine liberté collective, sans laquelle l'activité industrielle n'aurait pu assurément, à cette époque, prendre aucun essor vraiment décisif. D'un autre côté, ces influences spontanées tendaient simultanément à réaliser une telle condition de développement, avec le surcroît naturel de rapidité qui devait résulter déjà du premier élan de l'industrie naissante pour surmonter la résistance, d'ailleurs communément très faible, de pouvoirs guère plus disposés et moins capables de s'opposer à l'indépendance qu'à l'affranchissement, en un temps où l'une était universellement jugée plus ou moins inséparable de l'autre. Aussi l'établissement des communes succéda-t-il presque aussitôt à la libération urbaine, tellement qu'une scrupuleuse analyse historique peut à peine assigner la première moitié du XIe siècle comme constituant, en général, l'intervalle effectif entre la fin du mouvement individuel et l'origine du mouvement collectif. Il est clair que l'ensemble du régime propre au moyen-âge tendait spontanément à seconder partout un tel progrès, indépendamment de toutes les circonstances, plus ou moins fortuites, qui n'ont pu influer que sur son inégale rapidité. Malgré d'inévitables conflits ultérieurs, d'abord impossibles à prévoir, l'organisme féodal, par sa nature éminemment dispersive, devait se prêter sans répugnance à l'admission primitive des communautés industrielles parmi les nombreux élémens dont sa hiérarchie était composée; sans devoir redouter alors aucune dangereuse rivalité, sociale ou politique, chez ces forces naissantes où les deux principaux pouvoirs temporels ne durent longtemps, au contraire, que chercher, à l'envi, d'utiles auxiliaires dans leurs luttes intestines. L'organisme catholique était évidemment encore plus favorable à un tel essor, même abstraction faite de toute impulsion chrétienne, puisque la politique sacerdotale y voyait nécessairement un important moyen de consolider sa domination, en secondant, et souvent en provoquant, l'élévation de ces nouvelles classes dont elle ne devait attendre ordinairement qu'une respectueuse reconnaissance, en un temps si éloigné encore de toute émancipation mentale des masses populaires. Pour achever ici de fixer suffisamment les principales notions relatives à la naissance universelle de l'élément industriel, il convient d'ajouter, quant aux époques, que le mouvement total d'émancipation personnelle, depuis l'entière institution du servage jusqu'à la pleine abolition de tout esclavage, même agricole, a essentiellement coïncidé avec l'admirable système de grandes guerres défensives par lequel, au moyen-âge, l'activité militaire, sous l'inspiration catholique, a si dignement rempli sa dernière mission préparatoire dans l'évolution fondamentale de l'humanité, suivant les explications du volume précédent. Les deux phases générales que nous venons d'apprécier dans ce mouvement préliminaire, correspondent, avec une remarquable exactitude, dont le lecteur éclairé se rendra aisément raison d'après les principes précédemment posés, aux deux séries d'opérations déjà distinguées dans ce vaste enchaînement protecteur: car, la phase de libération personnelle s'est accomplie pendant la durée des expéditions directement défensives, commençant à Charles Martel et finissant à l'établissement occidental des Normands; la phase consécutive d'établissement des communes industrielles, y compris ses conséquences naturelles, suivant la théorie de Hume et d'Adam Smith, pour l'affranchissement final des campagnes, s'est surtout opérée conjointement avec la grande lutte des croisades contre l'imminente invasion de l'oppressif monothéisme musulman. En contemplant, avec une haute impartialité philosophique, cette noble portion du passé humain, où, à travers tant d'obstacles essentiels, la progression sociale a reçu une accélération beaucoup plus prononcée qu'en aucun autre âge antérieur, il est vraiment impossible de n'être point choqué de la profonde irrationnalité des préjugés révolutionnaires qui empêchent encore habituellement tant de bons esprits d'apercevoir, dans cette évolution décisive, l'éclatante participation fondamentale de l'ensemble du régime politique correspondant. Deux observations générales, dont l'exactitude est aussi irrécusable que leur conclusion est irrésistible, devraient pourtant suffire pour dissiper, à cet égard, tout aveuglement préalable, si les haines théologiques, protestantes ou déistes, pouvaient être convenablement accessibles aux pures inspirations rationnelles. La première consiste à remarquer que l'entière extension territoriale d'une telle émancipation élémentaire est précisément circonscrite par les mêmes limites essentielles que celle de l'organisme catholique et féodal; c'est-à-dire dans l'occident européen, défini au début de ce chapitre, et dont toutes les parties principales ont participé, avec une mémorable solidarité, à ce mouvement fondamental, sauf l'inégale rapidité naturellement due à la diverse installation locale de ce régime, ainsi qu'à sa destination défensive plus ou moins intense et prolongée: ces différences ont d'ailleurs été alors beaucoup moins prononcées qu'elles ne le devinrent ultérieurement soit en vertu d'un mouvement plus avancé, soit aussi par la moindre énergie du lien catholique. En sens inverse, on ne trouve réellement rien d'équivalent hors d'une telle sphère, ni sous le régime monothéique musulman, ni même sous le monothéisme bizantin, malgré son illusoire conformité théologique, essentiellement neutralisée par le défaut radical d'accomplissement des principales conditions politiques assignées, au cinquante-quatrième chapitre, à l'efficacité sociale du catholicisme. Quoique plus restreinte, la seconde observation n'est pas, sans doute, moins décisive, puisqu'elle consiste à reconnaître, d'après l'évidente convergence de tous les témoignages historiques, que le mouvement d'émancipation préalable, soit personnelle, soit collective, s'est accompli avec le plus de rapidité et de facilité là même où la puissance prépondérante d'un tel organisme exerçait l'ascendant le plus direct et le plus complet, c'est-à-dire en Italie, où personne ne saurait contester, surtout à cet égard, une éclatante précocité spéciale. Les causes, trop exclusivement temporelles, qu'on a coutume d'assigner à cette mémorable accélération, d'après l'affaiblissement caractéristique du pouvoir impérial, ne suffisent certainement point à son explication; outre que, suivant la théorie du volume précédent, ce défaut continu de concentration est essentiellement dû à l'action italienne du catholicisme, on reconnaît d'ailleurs plus directement une telle influence dans la permanente sollicitude des papes pour dissiper les haines aveugles qui s'opposaient alors avec tant d'énergie à la coalition naissante des communautés industrielles, dont la politique habituelle fut si longtemps dirigée surtout par les principaux ordres religieux. Enfin, quant à ce qui concerne plus particulièrement l'impulsion purement féodale, on voit aussi s'élever, sous la protection impériale, à l'autre extrémité du système occidental, les célèbres villes anséatiques, dont la correspondance permanente avec les villes italiennes, par l'intermédiaire normal des villes flamandes, vint bientôt compléter, au moyen-âge, la constitution générale du grand mouvement industriel, comprenant, d'une part, tout le bassin, même oriental, de la Méditerranée, et par suite s'étendant aux principales parties de l'Orient, sans excepter les plus lointaines; d'une autre part, l'Océan européen, et dès lors tout le nord de l'Europe: de manière à former un ensemble habituel de relations européennes beaucoup plus vaste que celui des plus beaux temps de la domination romaine. Cette partie de notre appréciation actuelle était essentiellement la seule qui, par sa nature, dût exiger ici une véritable discussion, comme étant en opposition radicale avec les fausses conceptions qui, malgré d'utiles modifications partielles, prévalent encore envers l'ensemble de cette époque. Aussi ai-je cru devoir, pour la plus importante évolution élémentaire des sociétés modernes, spécialement rectifier d'abord une aberration fondamentale, qui, rompant tout à coup, dans le nœud le plus décisif, la continuité nécessaire de la progression humaine, empêche directement toute liaison vraiment philosophique du mouvement moderne au mouvement ancien. Je n'ai donc point hésité à témoigner franchement ici, au nom de tous les esprits pleinement émancipés, non moins affranchis de la métaphysique que de la théologie, les sentimens profonds de respectueuse reconnaissance que méritera toujours des vrais philosophes l'immortel souvenir d'un régime auquel notre civilisation actuelle doit, à tous égards, son impulsion initiale, quoique, par sa nature, il soit ensuite inévitablement devenu incompatible avec la tendance finale de l'humanité. L'introduction sociale de l'élément industriel étant ainsi convenablement rattachée désormais à l'ensemble antérieur du passé humain, nous pourrons maintenant procéder avec plus de rapidité à la juste appréciation générale de son essor ultérieur. Toutefois, afin d'éclairer, et même d'abréger, une telle analyse, il convient d'abord de nous arrêter encore à juger directement le vrai caractère fondamental propre à ce nouveau moteur de l'humanité. On sent qu'il ne saurait être ici question d'aucune vaine apologie philosophique, surtout envers une puissance sociale qui, certes, n'en a désormais aucun besoin, puisque, au contraire, son ascendant réel tend, de nos jours, à devenir beaucoup trop exclusif, comme je l'expliquerai au chapitre suivant: il s'agit seulement d'indiquer, d'une manière abstraite, les principaux attributs normaux de ce nouvel élément, sans négliger de signaler déjà les vices essentiels qui l'ont également distingué jusqu'à présent. En considérant successivement, à ce sujet, les divers aspects élémentaires de la sociabilité, on reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, que, sous le rapport individuel, la grande transformation qui vient d'être expliquée constitue la plus profonde révolution temporelle que l'humanité pût éprouver, puisqu'elle a directement tendu à changer irrévocablement le mode normal de l'existence humaine, jusque alors éminemment guerrière, dès lors de plus en pacifique, chez la majorité croissante des populations civilisées. Si, douze siècles auparavant, on avait annoncé aux philosophes grecs cette abolition universelle de l'esclavage, et ce commun assujettissement volontaire de l'homme libre au travail alors servile, dans une nombreuse et puissante population, les plus hardis et les plus généreux penseurs n'auraient certes nullement hésité à proclamer l'absurdité d'une utopie dont rien ne leur indiquait le fondement; n'ayant pu d'ailleurs reconnaître encore que, suivant le cours naturel des mutations sociales, les changemens spontanés et graduels finissent toujours par dépasser beaucoup les plus audacieuses spéculations primitives. Par cette immense régénération, l'humanité a réellement terminé son âge préliminaire, et commencé son âge définitif, en ce qui concerne l'existence pratique, qui dès lors a été directement constituée en harmonie durable et croissante avec l'ensemble réel de notre nature normale. Car, malgré l'irrécusable instinct qui d'abord entraîne l'homme à la vie guerrière, en lui faisant repousser la vie laborieuse, celle-ci n'en devient pas moins finalement, après une suffisante préparation, la mieux adaptée à notre organisation morale, comme plus convenable au libre et plein développement de nos principales dispositions de tout genre; indépendamment de son évidente propriété exclusive de comporter et même de provoquer la simultanéité la plus étendus, tandis que, dans l'essor militaire, l'activité des uns suppose ou détermine la compression nécessaire des autres, suivant les explications du cinquante-unième chapitre. La confuse appréciation qui domine encore à ce sujet tient surtout à l'esprit absolu de la philosophie politique actuelle, consacrant à jamais ce qui s'applique uniquement à l'état initial de l'humanité. On ne peut reconnaître, sous ce rapport, d'autre condition vraiment permanente que l'insurmontable prépondérance naturelle, chez presque tous les hommes, de la vie active sur la vie spéculative, comme l'indique aujourd'hui la saine théorie fondamentale de l'organisme cérébral. Mais le mode propre de cette activité pratique nécessairement dominante n'est certainement pas invariable, quoique ses variations essentielles soient assujetties à une marche régulière, représentée par notre loi d'évolution humaine, conformément à l'expérience la plus décisive. La conception la plus philosophique, et aussi la plus noble, de l'ensemble de cette évolution, consiste, suivant les principes établis à la fin du tome quatrième, à y mesurer surtout le progrès d'après l'ascendant graduel des facultés caractéristiques de l'humanité sur les tendances fondamentales de notre animalité: en sorte que la série sociale se présente rationnellement comme un prolongement spécial de la grande série animale. Or, selon cette règle générale, la prédominance, commencée au moyen-âge, de la vie industrielle sur la vie guerrière, a directement tendu à élever d'un degré le type primitif de l'homme social, du moins chez l'ensemble de notre race. En considérant d'abord, sous cet aspect, conformément à la théorie du cinquantième chapitre, le principal des deux attributs fondamentaux de notre nature, il est clair que l'usage normal de l'intelligence pour la conduite pratique est communément plus prononcé dans la vie industrielle des modernes que dans la vie militaire des anciens, en comparant judicieusement des organismes équivalens, pareillement placés dans les deux hiérarchies: j'écarte d'ailleurs à dessein, comme trop disproportionnée, la comparaison avec la vie militaire actuelle, à cause de l'automatisme spécial qu'y subissent nécessairement les inférieurs. L'émancipation des classes laborieuses a vulgairement organisé, pour les intelligences modernes, l'exercice continu le mieux adapté à la médiocrité mentale qui caractérise inévitablement l'immense majorité de notre espèce: des questions claires et concrètes, dont la faible étendue est très nettement circonscrite, susceptibles de solution directe ou prochaine, exigeant une attention persévérante et néanmoins facile, et toujours relatives à des occupations immédiatement stimulées par les plus chers intérêts pratiques de l'homme civilisé, aspirant surtout désormais à l'aisance et à l'indépendance, qui dès lors ont tendu de plus en plus à devenir partout la récompense presque assurée d'une sage application au travail. Quant à l'influence habituelle de l'instinct social sur l'instinct personnel, qui constitue le second attribut essentiel de l'humanité, elle a été certainement augmentée, au moins virtuellement, dans l'existence industrielle des modernes, enfin devenue directement compatible avec une bienveillance vraiment universelle, puisque chacun peut y considérer réellement ses opérations journalières comme immédiatement destinées à l'utilité commune autant qu'à son propre avantage; tandis que l'ancien mode d'existence développait nécessairement les passions haineuses, au milieu même du plus noble dévouement. À la vérité, le rétrécissement mental inhérent à une excessive spécialisation du travail, et la stimulation de l'égoïsme par la préoccupation trop exclusive des intérêts privés, ont directement tendu jusqu'ici à neutraliser beaucoup ces heureuses propriétés intellectuelles et morales: mais, en ce qu'ils offrent aujourd'hui d'exorbitant, ces graves inconvéniens naturels propres à l'essor industriel tiennent surtout à ce qu'il n'a pu être encore que simplement spontané, sans avoir convenablement reçu la systématisation rationnelle qui lui appartient, comme l'établira la suite de notre appréciation historique. L'oubli d'une telle lacune fait souvent tomber dans une grande injustice involontaire les partisans spéculatifs de l'activité militaire, dont les incontestables qualités sociales doivent être essentiellement attribuées à la puissante organisation si longtemps élaborée pour elle, et dont l'équivalent industriel n'existe encore aucunement. Qu'est-ce primitivement, en effet, que l'ardeur guerrière, considérée isolément de toute discipline morale, et abstraction faite de toute destination sociale? Rien autre chose, au fond, qu'une combinaison spontanée de l'aversion naturelle du travail avec l'instinct d'une domination brutale; d'où il résulte habituellement une impulsion plus nuisible, et non moins ignoble, que celle tant reprochée aux cupidités industrielles. Ainsi les immenses services communément retirés de la régularisation convenable d'un tel mobile, par cela seul que, chez les moindres agens, il a été profondément investi d'un caractère habituel d'utilité publique, devraient conduire à penser aussi que, chez les modernes, un mobile plus utile et non moins actif serait pareillement susceptible de voir suffisamment atténués, sous une sage systématisation permanente, les vices spéciaux qui altèrent si gravement aujourd'hui son efficacité intellectuelle et morale, presque entièrement abandonnée jusqu'ici à l'aveugle direction des tendances privées, comme je l'expliquerai ultérieurement. Mais cette lacune fondamentale n'a pas cependant empêché, depuis le moyen-âge, de constater réellement, à un certain degré, l'aptitude croissante de la vie industrielle à provoquer spontanément, même chez les derniers rangs de la société européenne, un essor mental et sympathique qui n'y pouvait auparavant être à beaucoup près autant développé. Quant à l'influence élémentaire de cette grande transformation sur les relations domestiques, elle a d'abord été immense en ce sens que les douces émotions de la famille sont ainsi devenues enfin communément accessibles à la classe la plus nombreuse, qui n'y pouvait jusque alors prétendre que d'une manière très précaire et fort insuffisante, même après l'incontestable amélioration déterminée, sous ce rapport, au début du moyen-âge, par la substitution générale du servage à l'esclavage. C'est donc là seulement qu'a pu commencer la pleine manifestation directe de la destination finale de presque tous les hommes civilisés à une vie principalement domestique, qui, au contraire, chez les anciens, avait été, d'une part, radicalement interdite aux esclaves, et, d'ailleurs peu goûtée même de la caste libre, habituellement entraînée par les bruyantes émotions de la place publique et des champs de bataille. On voit, en second lieu, que le nouveau mode d'existence a naturellement amélioré le double caractère essentiel des relations de famille, soit en y assimilant davantage les occupations ordinaires des deux sexes, jusque alors trop discordantes pour comporter des mœurs suffisamment communes, soit aussi en y diminuant l'antique dépendance trop absolue des enfants envers les parents. Sous l'un et l'autre aspect, il est clair que la tendance spontanée des habitudes industrielles a directement concouru avec l'action systématique de la morale catholique, à laquelle un enthousiasme irréfléchi a quelquefois attribué ainsi d'heureux effets qui en étaient réellement indépendans, quoique, de nos jours, la méprise soit bien plus souvent inverse, par suite d'une irrationnelle antipathie. Toutefois, à ce double titre, il est d'ailleurs incontestable que le défaut radical de systématisation industrielle a beaucoup neutralisé jusqu'ici, comme sous les rapports ci-dessus appréciés, les propriétés virtuelles d'une semblable transformation sociale, que ses détracteurs spéculatifs ont pu même accuser, d'une manière spécieuse, de tendre, au contraire, à l'intime dissolution des liens domestiques, d'ailleurs rêvée aussi par quelques-uns de ses plus aveugles prôneurs. On pourrait craindre, par exemple, quant à la relation principale, qu'un essor industriel désordonné ne dût finalement altérer l'indispensable subordination des sexes, en procurant habituellement aux femmes une existence trop indépendante, si une appréciation mieux approfondie ne représentait une telle influence comme étant nécessairement plus que compensée par une tendance populaire, bien plus énergique et plus constante, à faire passer, au contraire, chez les hommes beaucoup de professions d'abord exercées par les femmes, de façon à réduire de plus en plus celles-ci à leur destination éminemment domestique, en ne leur laissant guère que les carrières pleinement compatibles avec elle, suivant la marche fondamentale de l'évolution humaine à cet égard, directement caractérisée au cinquante-quatrième chapitre. Après avoir suffisamment indiqué la réaction élémentaire de l'affranchissement industriel, d'abord sur l'amélioration individuelle du caractère humain, et ensuite sur le perfectionnement de la constitution domestique, il nous reste surtout à considérer abstraitement ses propriétés directement sociales, suivant leur généralité croissante, afin que son universelle efficacité pour préparer spontanément la régénération temporelle des sociétés modernes puisse être ensuite convenablement appréciée, à partir de l'ère décisive précédemment déterminée. Il est d'abord évident que l'évolution industrielle a nécessairement tendu à compléter, chez les modernes, l'irrévocable abolition du régime des castes, en instituant, envers l'antique ascendant de la naissance, la rivalité progressive de la richesse acquise par le travail. Nous avons reconnu, dans le volume précédent, comment l'organisme catholique avait, au moyen-âge, dignement commencé cet ébranlement décisif, par cela seul qu'il avait radicalement supprimé l'hérédité du sacerdoce, et fondé la hiérarchie spirituelle sur le principe de la capacité. Or, le mouvement industriel est venu ensuite réaliser aussi, à sa manière, jusque pour les moindres fonctions sociales, une transformation équivalente à celle ainsi imprimée aux plus éminentes. Cette influence n'a pu être essentiellement neutralisée par ce qui a dû subsister de la tendance naturelle à l'hérédité des professions, qui, malgré son décroissement continu, se fera nécessairement toujours sentir à un degré quelconque, mais dont l'insuffisante opposition devait dès lors céder de plus en plus, d'une part, parmi les classes inférieures de la nouvelle hiérarchie, à l'essor continu de ce même instinct d'amélioration universelle qui avait déterminé l'émancipation primordiale, et, d'une autre part, dans les premiers rangs, à l'impossibilité si connue de conserver chez les mêmes familles les grandes fortunes commerciales ou manufacturières. Si l'on combine une telle propriété avec la spécialisation croissante des occupations humaines, non moins inhérente à la vie industrielle, on pourra concevoir l'action permanente de la civilisation moderne pour perfectionner, par les seules voies temporelles, l'ensemble du classement social, en comportant désormais une plus exacte harmonie journalière entre les aptitudes et les destinations. En même temps, il n'est pas douteux que la liaison normale de l'intérêt privé à l'intérêt public a été dès lors directement perfectionnée par l'influence continue de cette merveilleuse économie instinctive des sociétés actuelles, qu'on admirerait sans doute profondément si, au lieu d'y être habituellement plongé, on l'envisageait seulement dans la lointaine perspective d'une romanesque utopie, où l'on verrait, abstraction faite du mobile, chaque individu constamment appliqué, avec la plus active sollicitude, à imaginer et à réaliser de nouvelles manières de servir la communauté; les moindres opérations privées tendant ainsi à s'anoblir de plus en plus en acquérant spontanément le caractère de fonctions publiques, sans qu'on puisse désormais établir nettement une ligne générale de démarcation entre les unes et les autres, jadis si profondément séparées. Quelle que soit encore, à tous égards, la profonde imperfection d'un tel ordre, d'après son défaut radical de systématisation rationnelle, la convenable appréciation de ces résultats usuels est bien propre à faire sentir l'absurdité historique de ces déclamations illusoires sur la richesse et sur le luxe, qui, chez tant de prétendus philosophes ou moralistes modernes, ne sont surtout qu'un vain retentissement scolastique des fausses notions sociales que notre vicieuse éducation puise encore exclusivement dans le type antique. À la vérité, tous ces heureux résultats dérivent essentiellement de calculs personnels, où ne se manifeste que trop l'action primitive des instincts de ruse et de cupidité propres à des esclaves émancipés: mais on peut assurer, à cet égard, que toutes les récriminations réelles qui ne se rapporteraient point à l'absence actuelle de régularisation générale resteraient purement relatives à l'invincible défectuosité de la nature humaine, où la prépondérance habituelle des impulsions individuelles ne laisse, à cet égard, d'autre variation possible que celle d'un mobile privé plus ou moins accessible aux inspirations de l'instinct social: or, l'amour du pillage serait-il donc plus moral, ou même plus noble, que l'amour du gain? Quant à l'influence abstraite de l'évolution industrielle sur le caractère essentiel des transactions sociales, il serait superflu de faire spécialement ressortir sa tendance pratique à faire graduellement prévaloir le principe de la conciliation des intérêts, sur l'esprit, d'abord hostile, ensuite litigieux, qui dominait jusque alors dans les opérations privées. La législation indépendante et spontanée qui, au moyen-âge, devait appartenir aux communautés industrielles, quoiqu'elle ait dû ensuite disparaître essentiellement, comme je l'expliquerai ci-dessous, pour permettre la formation des grandes unités politiques, nous a laissé un précieux témoignage permanent de cette disposition primitive par l'heureuse institution des réglemens et des tribunaux de commerce, d'abord élaborée sous les sages inspirations des négocians anséatiques, et dont la marche journalière nous offre un contraste si décisif avec celle des autres juridictions, malgré que l'intervention ultérieure des légistes y ait certainement tendu à altérer beaucoup ses qualités primordiales. Je crois devoir insister davantage sur l'indication sommaire d'un autre attribut élémentaire de l'esprit industriel, considéré, sous un aspect beaucoup moins senti et encore plus capital, relativement à son mode habituel de discipline sociale. D'après l'aversion primitive de l'homme pour la vie laborieuse, on eût, sans doute, difficilement prévu que le désir d'un travail permanent constituerait un jour le principal vœu ordinaire de la majorité des hommes libres, tellement que la concession ou le refus du travail y deviendrait la base usuelle de l'action disciplinaire, préventive ou même coercitive, indispensable à l'économie générale, en écartant de plus en plus tout usage direct de la force proprement dite. Cette nouvelle tendance, si évidemment propre aux sociétés industrielles, a sans doute besoin, comme toutes celles précédemment signalées, et même à un plus haut degré, d'être enfin convenablement régularisée: mais son influence croissante n'en a pas moins déjà réalisé, depuis le moyen-âge, une notable amélioration universelle, dont l'importance sera dignement appréciée par quiconque voudra, sous ce rapport, judicieusement comparer le principe industriel au principe militaire, où la douleur et la mort sanctionnent finalement toute subordination. Dans les abus même les plus déplorables que puisse engendrer un vicieux ascendant de la richesse, lorsqu'il semblerait que cette transformation s'est réduite, pour ainsi dire, à remplacer le droit de tuer par celui d'empêcher l'existence, on pourrait encore constater que le despotisme industriel se montre nécessairement moins oppressif et plus indirect que le despotisme militaire, de manière à comporter beaucoup plus de moyens de l'adoucir ou de l'éluder; outre qu'un sentiment plus net et plus actif du besoin réciproque de coopération, ainsi que des mœurs plus conciliantes, doivent éloigner davantage d'aussi extrêmes conflits. Enfin, si l'on envisage l'action élémentaire de l'évolution industrielle pour modifier les plus vastes relations sociales, il serait assurément inutile d'insister ici sur sa tendance fondamentale, déjà si prononcée au moyen-âge, à lier directement tous les peuples, malgré les diverses causes quelconques, même religieuses, d'antipathie nationale. Non-seulement l'absence si regrettable de toute vraie systématisation progressive n'a pu neutraliser jusqu'ici l'énergie spontanée de cet instinct caractéristique: mais sa manifestation continue a même surmonté les efforts les plus actifs d'une puissante systématisation rétrograde; comme le montre surtout l'exemple de l'Angleterre, où l'esprit d'égoïsme national habilement stimulé n'a pu parvenir, dans les cas même le plus favorables à son influence, à contenir entièrement, envers les nations rivales, l'essor journalier des dispositions pacifiques inhérentes à l'existence temporelle des sociétés modernes. Quelles qu'aient dû être les propriétés primitives de l'esprit militaire pour l'extension graduelle des associations humaines, comme je l'ai soigneusement expliqué, il est clair que sa puissance est, à cet égard, nécessairement limitée, et qu'elle avait essentiellement épuisé tout le développement dont elle était susceptible, sous le régime initial qui, dès le moyen-âge, a graduellement tendu vers son entière et irrévocable abolition, pour laisser agir désormais, dans l'esprit industriel convenablement systématisé, une aptitude exclusive à permettre enfin l'assimilation totale de l'humanité. Cette sommaire appréciation des principaux attributs élémentaires du nouveau moteur temporel, était indispensable ici afin de caractériser nettement le profond changement que sa prépondérance croissante a dû graduellement imprimer au mode primordial de sociabilité. En reprenant maintenant le cours direct de notre élaboration historique, pour analyser, à partir du XIVe siècle, l'essor continu de la puissance industrielle, nous devons d'abord exactement déterminer l'ensemble de sa position nécessaire envers les anciens pouvoirs sociaux, et la direction correspondante de son développement ultérieur. Dans tout ce mouvement élémentaire de recomposition temporelle, nous devrons désormais considérer essentiellement l'industrie urbaine, qui en est restée jusqu'ici le principal siége, par une conséquence plus éloignée des mêmes différences fondamentales ci-dessus signalées pour expliquer d'abord l'émancipation plus tardive de l'industrie rurale, dont l'évolution sociale est encore si arriérée. La politique spontanée que l'heureux instinct des classes laborieuses leur a presque toujours inspirée, dès leur plein affranchissement au moyen-âge, a été surtout distinguée, sauf les déviations passagères ou locales, par ces deux attributs permanents, suite nécessaire de la situation générale: elle a eu pour caractère propre la spécialité, et pour condition indispensable la liberté; c'est-à-dire que l'ambition prépondérante des nouvelles forces a été concentrée vers leur développement industriel, en s'abstenant de prendre réellement, à la haute gestion des affaires publiques, aucune autre part ordinaire que celle qui se rattachait à une telle destination, dont l'accomplissement ne pouvait alors faire naître d'autre grand besoin politique que celui d'un essor suffisamment libre des facultés industrielles. C'est, en effet, comme seule garantie efficace de cette liberté élémentaire, dans l'état social propre au moyen-âge, que l'indépendance primitive des communautés urbaines conserva si longtemps une importance vraiment fondamentale, malgré les graves aberrations qu'elle pouvait susciter. Il faut attribuer aussi la même destination essentielle à l'existence, d'abord si tutélaire, quoique ultérieurement oppressive, de ces corporations plus spéciales qui, dans chaque communauté urbaine, unissaient plus particulièrement les citoyens de chaque profession, et sans lesquelles la sécurité du travail individuel eût été alors si souvent compromise, outre leur utile influence morale, plus prolongée, pour seconder l'intime développement des mœurs industrielles, en concourant à prévenir l'inconstance naturelle qui pouvait pousser à des changemens de carrière trop désordonnés, surtout en un temps où le nouveau mode d'existence n'avait pu être encore suffisamment apprécié. Telle est la véritable origine générale de la passion caractéristique des modernes pour cette liberté universelle et continue, suite naturelle et complément nécessaire de l'émancipation personnelle, afin d'assurer à chacun l'essor convenable de son activité normale: l'instinct vulgaire l'a ordinairement mieux appréciée jusqu'ici que la raison spéculative, qui, par un vicieux rapprochement, s'efforçait toujours de la subordonner à cette liberté politique particulière aux anciens, où l'esclavage des travailleurs constituait l'indispensable condition d'une turbulente participation de la caste guerrière à la direction journalière de ses affaires communes. Or, l'esprit féodal était évidemment très favorable à la satisfaction spontanée de ce besoin capital, qui ne pouvait d'abord donner lieu à aucun conflit habituel. Quand l'élan industriel a pu ainsi commencer, ses résultats naturels ont ensuite graduellement développé, envers les divers pouvoirs prépondérans, un moyen d'action de plus en plus irrésistible, par l'entraînement involontaire des ennemis les plus systématiques de l'industrie moderne vers les nouvelles jouissances, de commodité et surtout de vanité, inhérentes à son cours permanent. Ce n'est pas seulement de nos jours que, chez les classes les plus opposées aux suites sociales de l'évolution industrielle, les plus opiniâtres conservateurs n'ont pu cependant se résigner à renoncer aux satisfactions privées qu'elle procure habituellement, et dont la douce influence journalière étouffe spontanément chaque germe sérieux de réaction rétrograde: une pareille inconséquence, et une semblable diversion, ont certainement existé aussi, quoique à un moindre degré, aux temps même les plus rapprochés de l'affranchissement primordial, dont les grands effets ultérieurs ne pouvaient d'ailleurs être nullement prévus. Ainsi, la politique initiale des classes laborieuses, par cela même qu'elle était exclusivement industrielle, reposait sur une base certaine et inébranlable: sa sagesse instinctive était, en réalité, bien supérieure à celle des plans péniblement conçus alors par tant d'ambitieux spéculatifs qui s'efforçaient, au contraire, de provoquer, au sein des villes, une activité principalement politique, qui eût détourné leurs travaux naissans, et attiré sur elles l'unanime réprobation des pouvoirs prépondérans. On doit donc, contre l'opinion commune, regarder comme éminemment salutaire au véritable essor social du nouvel élément temporel la compression générale que l'ensemble du régime militaire et théologique exerçait d'abord nécessairement sur lui, pourvu que, suivant l'influence la plus ordinaire, ce frein fondamental, assez puissant pour maintenir les forces nouvelles en état de subalternité politique, ne pût acquérir une intensité susceptible d'entraver leur développement spécial. Cette situation naturelle, dont la durée indéfinie eût été sans doute fort désastreuse, et d'ailleurs heureusement impossible, était, à l'origine, tellement indispensable à l'intime élaboration des mœurs industrielles, que lorsque des circonstances exceptionnelles ont empêché une telle résistance de devenir suffisamment puissante, l'essor industriel en a été profondément troublé, par son déplorable mélange avec une tendance vraiment rétrograde vers le système de domination guerrière, le seul qui pût encore satisfaire la vaine ambition politique des cités trop indépendantes, en un temps si voisin de l'entière prépondérance temporelle des mœurs militaires. Une semblable nécessité a été surtout tristement marquée dans les funestes animosités mutuelles et dans les cruelles agitations intestines par lesquelles la plupart des villes italiennes, sauf la sage Venise, où avait pu prévaloir bientôt une heureuse combinaison, compensèrent si douloureusement, au XIIIe et au XIVe siècle, les avantages primitifs que leur précoce émancipation avait retirés d'une moindre compression politique, jusqu'à ce que leur orageuse indépendance eût partout abouti à la suprématie d'une famille locale, d'abord féodale en Lombardie, ensuite industrielle en Toscane. On voit aussi que les principales villes suisses durent plus tard à une cause semblable les abus caractéristiques inhérens à leur domination trop oppressive sur les campagnes environnantes, qui semblaient n'avoir fait que changer de maîtres. Sous ce rapport capital, les cités anséatiques, quoique placées, comme celles de l'Italie, dans un milieu trop peu concentré, avaient une situation beaucoup plus favorable; et, en effet, à raison même des obstacles naturellement apportés à leur essor politique, elles échappèrent heureusement à ces stériles perturbations de la vie industrielle, qui s'y développa aussi purement, et néanmoins plus rapidement, qu'au sein des grandes organisations féodales, comme celles de la France et de l'Angleterre. C'est ainsi que, dans l'ensemble de l'occident européen, les entraves générales que le régime correspondant semble avoir d'abord présentées au nouvel élément temporel constituaient, en réalité, à l'origine, des conditions essentiellement propres à son évolution normale. Si, au début de ce chapitre, j'ai paru attacher, pour la détermination de l'époque initiale, une haute importance à l'admission primitive des classes laborieuses dans les diverses assemblées nationales, ce n'est point à raison de l'influence, très peu profonde en effet, qu'une telle élévation politique put exercer immédiatement sur leur propre essor social; c'est surtout comme offrant un irrécusable symptôme de la puissance universelle qu'elles avaient déjà acquise. Après avoir ainsi apprécié la situation primitive de l'élément industriel envers l'ensemble de l'ancien organisme, il convient aussi de caractériser sommairement sa relation spéciale avec chacun des principaux pouvoirs correspondants. Quant à la puissance catholique, il est évident que l'essor industriel devait alors y recevoir un accueil particulièrement favorable, par sa double conformité spontanée, soit avec l'esprit général de la constitution spirituelle, soit avec les besoins propres de la force ecclésiastique dans son antagonisme politique, comme je l'ai précédemment indiqué. Mais il importe de noter ici que cette utile convergence, d'abord inhérente à la vraie destination sociale du pouvoir spirituel, y était, dès l'origine, notablement altérée par d'inévitables oppositions tenant à cette nature malheureusement théologique de la philosophie correspondante, que nous avons déjà vue tant neutraliser, à d'autres égards, les attributs essentiels du gouvernement moral. Cette restriction ne se rapporte point même à la tendance anti-théologique nécessairement propre à l'industrie convenablement développée, quand elle a enfin largement manifesté son vrai caractère philosophique par une grande action permanente de l'humanité sur le monde extérieur, comme je l'ai indiqué, en principe, au dernier chapitre du tome quatrième: ce conflit nécessaire n'a pu se faire sentir qu'en un temps trop postérieur pour devoir être maintenant considéré. Abstraction faite de cette opposition radicale, qui sera ensuite appréciée, je dois déjà signaler ici le contraste fondamental que l'essor unanime d'une ardente activité industrielle ne pouvait manquer d'offrir bientôt avec l'exclusive préoccupation chrétienne du salut éternel, nécessairement imposée par la doctrine religieuse, dont l'inaptitude pratique à diriger la nouvelle existence des populations civilisées devait ainsi devenir de plus en plus sensible. L'esprit absolu, et par suite immobile, inévitablement propre à une telle doctrine, ne pouvait d'ailleurs lui permettre, sans se dénaturer, aucune modification morale convenable à une situation sociale qui n'avait pu être suffisamment prévue dans l'élaboration primordiale du catholicisme, dès lors réduit à n'y intervenir que par des prescriptions trop vagues et trop imparfaites, souvent même assez incompatibles avec la réalité pour devenir directement contraires aux plus évidentes conditions normales de la vie industrielle. C'est ainsi, par exemple, que, dès l'origine, les irrationnelles déclamations du clergé contre l'intérêt des capitaux, quoique ayant pu d'abord tempérer une ignoble cupidité, n'ont pas tardé à devenir doublement nuisibles aux opérations industrielles, soit en y entravant d'indispensables transactions, soit en y provoquant indirectement d'exorbitantes extorsions. Ne fût-ce qu'à ce titre, il est évident que l'esprit industriel devait promptement se trouver, dans la pratique, en conflit habituel avec l'esprit catholique, qui, même aujourd'hui, n'a pu encore parvenir, malgré tant de laborieuses spéculations théologiques, à établir aucune théorie unanime du prêt à intérêt, au sujet duquel il a donc fallu que l'industrie moderne se trouvât constituée en journalière contravention chrétienne, de manière à constater hautement l'insuffisance pratique d'une morale religieuse inaccessible aux plus irrécusables inspirations de la sagesse vulgaire. Un tel ordre de considérations explique aisément pourquoi les classes laborieuses, tout en accueillant avec respect l'utile intervention du clergé dans leurs affaires générales, devaient éprouver cependant une prédilection instinctive envers les divers élémens du pouvoir temporel, d'où leur paisible activité continue ne pouvait craindre ordinairement aucune grave opposition systématique. Malgré l'inévitable rivalité sociale qui devait ultérieurement surgir entre l'aristocratie industrielle et l'aristocratie nobiliaire, après que celle-ci eut suffisamment perdu la supériorité militaire qui la caractérisait, il est clair que, longtemps trop subalternes pour oser tenter une telle concurrence, même à la faveur des plus grandes richesses, les travailleurs devaient d'abord, en général, considérer surtout les nobles, soit comme offrant, par leur luxe, un indispensable stimulant à la production journalière, soit aussi comme constituant, par la supériorité naturelle de leur éducation morale, les meilleurs types du perfectionnement individuel. Sous l'un et l'autre aspect, il n'est pas douteux que les mœurs féodales, même abstraction faite de l'utilité propre à leur mission guerrière, ont exercé pendant plusieurs siècles une heureuse influence sur le développement fondamental de l'industrie moderne. La production directe des objets destinés au plus grand nombre n'a pu constituer que beaucoup plus tard un aliment suffisant à l'activité commerciale ou manufacturière; et, quoique, de nos jours, ce progrès soit enfin heureusement accompli, il n'altère encore que trop rarement la tendance naturelle des améliorations industrielles à s'adresser d'abord aux fortunes supérieures, jusque dans les cas où leur principale extension dépend davantage d'une entière vulgarisation ultérieure. Pareillement, sous le second point de vue, il est clair que la supériorité sociale et la richesse héréditaire devaient ordinairement tendre à entretenir, chez les classes féodales, une généralité de vues et une générosité de sentimens, difficilement compatibles avec la préoccupation spéciale d'une laborieuse économie, et qui devaient naturellement paraître, aux classes industrielles, de dignes sujets d'imitation. À ce double titre, les grandes fortunes patrimoniales constitueront certainement toujours, même après la plus sage régénération sociale, la source d'une influence considérable, qui, dignement systématisée, est susceptible d'ailleurs des plus heureux résultats pour l'amélioration universelle de la condition humaine: qu'on juge donc quelle devait être leur importance en des temps si voisins du premier essor industriel! Mais, quelque avantageuses que pussent être, en général, les relations normales des classes laborieuses avec l'élément local de l'ancien organisme temporel, jusqu'à l'avénement ultérieur d'une rivalité plus ou moins directe, on conçoit encore mieux que leurs principales sympathies sociales devaient presque toujours se tourner avec prédilection vers l'élément central, même indépendamment des motifs spéciaux de solidarité politique qui, dans le cas le plus fréquent, devaient leur faire préférer la royauté à la noblesse. Car, chez le pouvoir royal, l'industrie trouvait alors évidemment réalisées au plus haut degré les conditions précédentes de son affinité primitive pour la puissance féodale, et spontanément dépouillées, de part et d'autre, en vertu d'une élévation supérieure, de toute source habituelle de graves collisions; sauf les charges pécuniaires, qui ne pouvaient d'abord paraître fort onéreuses à des populations judicieusement disposées, par un long usage antérieur, à regarder comme éminemment favorable la faculté de convertir ainsi leurs divers embarras sociaux. Aussi cette prédilection spéciale envers la royauté s'est-elle fait sentir là même où les classes industrielles, comme je l'expliquerai ci-dessous, ont été exceptionnellement conduites à se liguer contre elle avec la noblesse, surtout en Angleterre, où une telle tendance permanente a beaucoup ralenti la décadence naturelle du pouvoir royal. Telle était donc, en général, au XIVe siècle, la situation fondamentale du nouvel élément temporel, soit relativement à l'ensemble de l'ancien organisme européen, soit à l'égard de ses diverses branches principales. La politique spéciale qui en résultait spontanément pour les classes laborieuses se trouva d'abord, dans les pays les plus précoces, et surtout en Italie, sous la direction naturelle des influences, ecclésiastique ou nobiliaire, qui avaient été disposées ou contraintes à s'incorporer suffisamment aux communautés industrielles, où l'on distingue alors, d'une manière si éclatante, la haute intervention primitive, ordinairement si heureuse, des nouveaux ordres religieux, et ensuite l'importance plus durable de quelques grandes familles féodales, habilement résignées à fonder leur agrandissement sur une pareille assimilation. Mais, sans cesser totalement de subir l'action permanente de ces deux élémens étrangers, les intérêts sociaux de l'industrie durent spontanément tomber peu à peu sous l'uniforme direction des légistes, d'autant plus exclusive que les cités étaient plus indépendantes, par suite d'une incorporation beaucoup plus complète; si nettement marquée, par exemple, dans cette curieuse classification industrielle qui formait la base de la constitution florentine, où les avocats et les notaires figuraient à la tête de ce qu'on y nommait les grands arts. On conçoit aisément, en effet, l'ascendant familier qu'avait dû spontanément acquérir, chez de telles populations, une classe dont les intérêts étaient alors, quoique radicalement hétérogènes, intimement unis aux leurs, et qui seule y pouvait posséder l'habitude normale d'une certaine généralité dans les conceptions sociales. C'est ainsi que les légistes, déjà naturellement investis, suivant les explications du chapitre précédent, de la direction temporelle du mouvement de décomposition, ont pareillement obtenu d'ordinaire la principale influence dans la partie correspondante de la progression organique; de manière à rester encore, à beaucoup d'égards, sous l'un et l'autre aspect, les déplorables chefs de l'ensemble du mouvement politique actuel. Quelque désastreuse qu'ait dû ensuite devenir leur influence politique, il ne faut pas oublier que, à cette époque initiale, elle n'était pas moins indispensable qu'inévitable, aussi bien pour la progression organique que nous l'avons déjà reconnu pour la progression critique: puisque, malgré les vices permanens qui lui sont propres, cette classe était alors seule capable, d'ordinaire, de discuter suffisamment avec les anciens pouvoirs les intérêts généraux de la politique industrielle; en même temps, les classes laborieuses pouvaient ainsi développer plus librement leur activité caractéristique, dont une vaine agitation politique eût alors gravement troublé l'essor spontané, principale base ultérieure de leur ascendant social. Ayant désormais suffisamment analysé, quant à l'évolution fondamentale du nouvel élément temporel, d'abord son origine essentielle, ensuite son caractère propre, et enfin sa situation générale envers le milieu politique correspondant, il ne nous reste plus ici, pour compléter cette appréciation historique du principal moteur des sociétés modernes, qu'à y caractériser sommairement son développement universel pendant la mémorable période des cinq siècles qui ont suivi son essor initial, selon la marche indiquée au début de ce chapitre. En étudiant, dans la leçon précédente, le cours simultané du mouvement révolutionnaire, nous avons été spontanément conduits, sans aucune résolution antérieure, et par la seule tendance directe de l'ensemble des événemens, à partager successivement cette grande époque préparatoire en trois phases consécutives, suivant l'état plus ou moins avancé de la décomposition politique: la fin du XVe siècle servant à séparer les temps où la dissolution, spirituelle et temporelle, était surtout spontanée, de ceux où elle est devenue graduellement systématique; et, pour ce dernier âge, le milieu environ du XVIIe siècle divisant le règne direct de la philosophie négative en critique protestante, purement préliminaire, et critique déiste, seule décisive: d'où résultent finalement trois périodes peu inégales, comprenant à peu près, la première six générations, la seconde cinq, et la dernière quatre, du moins en arrêtant celle-ci, comme nous avons dû le faire, au début de la révolution française. Or, la rationnalité fondamentale d'une telle distribution générale de notre passé immédiat va maintenant recevoir la plus heureuse et la moins équivoque confirmation, en ce que le même ordre doit naturellement présider ici à l'examen philosophique du mouvement élémentaire de recomposition temporelle, dont les progrès principaux correspondent, en effet, avec une remarquable convergence, à ces divers degrés nécessaires du mouvement de décomposition. Comme cette concordance essentielle doit évidemment résulter, à priori, de la connexité naturelle des deux séries, sa vérification propre devra réciproquement rendre hautement incontestable à tous les bons esprits l'obligation de procéder désormais à toute saine appréciation des temps modernes d'après la nouvelle division que j'ai été conduit ainsi à établir, et qui seule, j'ose l'assurer, peut soutenir convenablement l'épreuve décisive d'une suffisante conformité entre la progression critique et la progression organique, dont le concours permanent constitue, à mes yeux, pour un tel âge, le vrai criterium de la rationnalité historique. La première phase, que, dans la série négative, nous avons jugée, à tant d'égards, la plus capitale, conserve certainement la même supériorité fondamentale dans notre série positive, malgré les préventions ordinaires en l'un et l'autre cas. C'est, en effet, pendant les deux siècles environ relatifs à la principale décomposition spontanée du régime catholique et féodal d'après les luttes intestines de ses élémens essentiels, que l'industrie a réellement commencé à établir son irrévocable ascendant élémentaire, de manière à manifester déjà le vrai caractère pratique de la civilisation moderne. On conçoit même aisément que cette dissolution croissante de l'ordre ancien, et sa tendance continue vers la dictature temporelle qui en devait provisoirement résulter, suivant la théorie du chapitre précédent, devaient être éminemment favorables à l'évolution industrielle, que les divers pouvoirs s'efforçaient à l'envi de seconder, soit d'après une sympathie directe, essentiellement commune à tous, par suite de l'esprit catholique et féodal, si longtemps protecteur de l'industrie naissante, soit en vertu des motifs politiques qui devaient plus spécialement disposer l'élément temporel, tendant alors vers un ascendant très contesté, à se ménager l'appui de forces nouvelles, dont la haute importance sociale était déjà pleinement irrécusable. En sens inverse, il n'est pas douteux que l'extension et la consolidation de la vie industrielle ont alors directement commencé à seconder activement l'intime dissolution naturelle de l'ancienne constitution sociale, en tendant de plus en plus, surtout au sein des villes, et par suite aussi, quoiqu'à un moindre degré, jusque parmi les campagnes, à ruiner radicalement l'antique subordination journalière qui lui rattachait auparavant la majorité des classes inférieures. Les grandes cités, principal foyer, en tout temps, et surtout chez les modernes, de la civilisation humaine, comme le rappelle si heureusement une étymologie expressive, remontent essentiellement jusqu'à cette phase capitale, avant laquelle l'importance de Londres, d'Amsterdam, etc., et même de Paris, était encore si faible. Quoique les causes purement politiques aient dû beaucoup influer sur un tel phénomène, il est, au fond, principalement résulté, dès lors comme aujourd'hui, de l'essor industriel, qui a surtout imprimé à ces divers centres européens ce caractère fondamental de bienveillante solidarité mutuelle envers les populations moins condensées, si différent du superbe esprit de domination universelle, propre, dans l'antiquité, aux rares chefs-lieux de l'activité militaire. Parmi les nombreuses institutions qui, à cette époque, témoignent évidemment de la prépondérance naissante de la vie industrielle sur la vie militaire, je dois me borner ici à signaler spécialement celle qui, soit comme symptôme, soit comme cause, fut assurément la plus décisive de toutes, l'établissement universel des armées soldées, d'abord temporaires au début de cette phase, et partout permanentes vers sa fin. J'en ai déjà suffisamment indiqué, au chapitre précédent, la haute portée pour accélérer notablement la dissolution spontanée de l'ancien ordre temporel: nous ne devons l'envisager maintenant que relativement à son influence vraiment fondamentale sur le mouvement industriel. En voyant naître, en Italie, cette grande innovation, au commencement du XIVe siècle, d'abord à Venise, ensuite à Florence, chacun peut aisément constater son origine essentiellement industrielle, pareillement sensible aussi dans son extension ultérieure à tout le reste de notre occident, et qui partout devenait une manifestation non équivoque de l'antipathie croissante des nouvelles populations pour les mœurs militaires, ainsi concentrées désormais chez une minorité spéciale, dont la proportion n'a pas, en général, cessé de décroître, malgré l'agrandissement numérique des armées modernes. Quant à la réaction organique d'une telle institution suffisamment développée, il est clair que sans elle l'essor universel de la vie industrielle n'aurait pu devenir convenablement décisif, par le mélange d'habitudes guerrières qui eût continué à en altérer la pure efficacité morale au sein des populations européennes. Ce préambule était surtout indispensable pour que les classes inférieures pussent enfin être irrévocablement soustraites à la subordination féodale, et désormais pleinement rattachées, comme aujourd'hui, aux chefs naturels de leurs travaux journaliers; tandis que, d'une autre part, l'essor industriel tendait aussi à ruiner essentiellement la grande influence populaire que procurait au clergé son vaste système de charités publiques, dès lors de plus en plus secondaire vis-à-vis des voies nouvelles, non moins supérieures en importance qu'en moralité, que l'industrie commençait à ouvrir spontanément à l'amélioration universelle des conditions temporelles. La double influence ainsi exercée pour l'organisation élémentaire du travail européen était, à cette époque, d'autant plus assurée que la rareté naturelle des ouvriers, et spécialement de ceux doués de quelque habileté, y rendait leur situation relative bien plus favorable que de nos jours. En un mot, sous quelque aspect industriel qu'on étudie cette phase mémorable, on y trouvera clairement le premier germe social des divers progrès qui ont ensuite caractérisé, avec tant d'éclat, les deux phases postérieures. On y voit même, dès le début, l'ébauche primitive, distincte quoique imparfaite, du vrai système de crédit public, si justement regardé aujourd'hui comme l'un des principes fondamentaux de la constitution industrielle, mais auquel on suppose communément une source beaucoup trop récente; car il remonte certainement aux efforts de Florence et de Venise vers le milieu du XIVe siècle, bientôt suivis de la vaste organisation de la banque de Gênes, long-temps avant que la Hollande, et ensuite l'Angleterre, pussent acquérir une grande importance financière. Si, après cette sommaire appréciation de ce que l'essor social de l'industrie offre alors d'essentiellement uniforme en tout notre occident, on considère les principales différences qui, sous ce rapport, devaient distinguer les divers élémens généraux de la république européenne, on trouve encore qu'elles s'accordent spontanément avec celles que le chapitre précédent a pleinement caractérisées quant au mouvement simultané de décomposition temporelle, suivant qu'il a tendu vers l'irrévocable prépondérance du pouvoir central ou du pouvoir local. On voit, en effet, dans cet immense conflit décisif entre la royauté et la noblesse, l'industrie, partout sollicitée des deux côtés, se prononcer, le plus souvent, d'après l'admirable sentiment de la situation qui avait jusque alors caractérisé sa politique instinctive, pour celle des deux puissances qui avait été primitivement la plus faible, mais qui devait ensuite obtenir l'ascendant final, si utilement secondé par un tel secours. Sans aucun calcul systématique, cette sagesse spontanée résultait évidemment de la prédilection spéciale que les classes laborieuses devaient graduellement concevoir pour celui des deux pouvoirs antagonistes qui, à raison de son infériorité primordiale, devait être le mieux disposé à s'assurer leur assistance par des services convenables. C'est ainsi surtout que, diversement déterminée par un esprit identique, la force industrielle, en France, contracta avec la royauté la plus intime alliance politique; tandis que, au contraire, en Angleterre, elle se ligua contre le trône avec l'aristocratie féodale, malgré la sympathie naturelle, ci-dessus expliquée, qui, là comme en tout autre milieu, l'attirait en sens inverse. Une telle diversité ne devait recevoir son développement actif que sous les deux autres phases, où elle a tant concouru à constituer les différences fondamentales entre l'industrie française et l'industrie anglaise, la première tendant surtout à une centralisation systématique, la seconde à des ligues spontanées mais partielles, suivant la propre nature des élémens féodaux qu'elles choisirent pour contracter cette longue confraternité politique. Quoique devant ainsi me borner maintenant à signaler la véritable origine historique de ces importans attributs, je dois d'ailleurs noter ici que, dans notre série positive actuelle, comme dans la série négative du chapitre précédent, le cas français a été essentiellement normal, et commun à la majeure partie de la république européenne; pendant que le cas anglais a été, au contraire, éminemment exceptionnel, mais réalisé cependant, à un moindre degré, chez quelques autres populations occidentales, ainsi que je l'ai indiqué envers le mouvement critique. Il est clair, en effet, que le premier mode d'évolution temporelle est nécessairement de beaucoup le plus favorable à l'ascendant social de l'industrie moderne, dont le principal antagoniste universel était naturellement la noblesse, au triomphe politique de laquelle le second mode l'obligeait irrationnellement à concourir elle-même. L'influence spontanée de l'une et l'autre marche sur l'éducation mentale de la puissance industrielle conduit aussi à de pareilles conclusions, en montrant que la voie exceptionnelle, ou anglaise, devait tendre à fortifier, par une telle alliance, les habitudes de spécialité dispersive dont la prépondérance constituait nécessairement, sous l'aspect intellectuel, le vice universel de l'évolution industrielle; pendant que la voie normale, ou française, tendait, au contraire, à corriger spontanément, à un certain degré, cet inconvénient fondamental, d'après les habitudes émanées d'une direction politique plus élevée et plus systématique, susceptibles de mieux préparer les classes nouvelles à l'ultérieure conception rationnelle d'une véritable organisation générale, encore si confusément soupçonnée jusqu'ici. Vers la fin même de la phase que nous considérons, cette grave différence me semble déjà réellement caractérisée sous plusieurs rapports intéressans, et surtout par une grande institution centrale, qui a si heureusement influé dès lors sur l'ensemble de l'essor industriel: on conçoit qu'il s'agit de la création des postes, alors émanée de la royauté française, et par laquelle l'illustre Louis XI a commencé à marquer l'utile intervention d'une influence générale dans le système de l'industrie européenne; tandis que l'esprit anglais a souvent poussé la défiance nationale envers toute direction centrale jusqu'à repousser directement, comme on sait, l'organisation d'une police assez étendue pour garantir la sécurité des grandes villes britanniques, où cette importante amélioration a été si spécialement tardive. En considérant enfin cette phase capitale sous un point de vue plus particulier, on y trouve aussi l'esprit fondamental de la civilisation moderne profondément empreint, jusque dans la nature technologique des grandes inventions qui ont alors influé sur les destinées ultérieures de l'humanité. J'ai indiqué, en principe, à la fin de la cinquante-quatrième leçon, que les procédés modernes se distinguaient essentiellement de ceux que les anciens employaient à des usages équivalens, par la tendance croissante à y substituer les divers agens extérieurs à l'action physique de la force humaine; et j'ai rattaché cette différence capitale à l'émancipation personnelle qui, chez les modernes, a rendu l'agent humain beaucoup plus précieux, tandis que l'esclavage antique, permettant de prodiguer l'activité musculaire de l'homme, repoussait toute large application ordinaire des forces naturelles. Les derniers siècles du moyen-âge s'étaient déjà illustrés, à cet égard, par diverses créations importantes, dont l'usage journalier devrait nous faire mieux sentir la barbarie du préjugé philosophique qui attribue une ténébreuse tendance aux temps mémorables où l'humanité en fut gratifiée. Toutefois, c'est surtout dans la troisième phase moderne que ce grand caractère de notre industrie a dû se développer convenablement, comme je l'expliquerai en son lieu. Mais il est néanmoins nécessaire de le remarquer déjà envers notre première phase, où les conditions fondamentales de la société moderne me paraissent avoir déterminé surtout trois inventions capitales, dont une irrationnelle appréciation attribue jusqu'ici l'origine à des causes purement accidentelles, tandis que, au contraire, aucun avénement industriel ne me semble avoir été mieux préparé par le système des influences contemporaines: il s'agit d'abord de la boussole, ensuite des armes à feu, et enfin de l'imprimerie. Quoique l'invention primitive de la boussole ait certainement précédé, d'environ deux siècles, les temps que nous examinons, c'est cependant au XIVe siècle qu'il en faut rapporter le perfectionnement suffisant, et surtout l'usage actif. Ce lent progrès est lui-même très propre à indiquer que la vraie source rationnelle s'en trouvait, au fond, dans l'ensemble de la nouvelle situation sociale, qui poussait déjà, avec une énergie continue, à l'extension et à l'amélioration de la navigation européenne, en imposant toujours d'ailleurs une économie, de plus en plus indispensable, des forces physiques de l'homme. Serait-il donc étrange que de telles nécessités eussent graduellement inspiré le perfectionnement successif, et même la recherche initiale, d'une pareille découverte, en un temps où la philosophie naturelle commençait déjà à être activement cultivée? Quand on a vu, de nos jours, tant d'esprits superficiels attribuer aussi au seul hasard la belle observation originale de M. Œrsted sur l'influence mutuelle de la pile voltaïque et de l'aiguille aimantée, comme je l'ai signalé dans le second volume de ce Traité, on doit assurément se défier de l'irrationnelle présomption qui a vulgairement supposé à la boussole une origine purement accidentelle, spécialement démentie d'ailleurs par de précieuses indications historiques, directement relatives aux plus anciennes ébauches de théorie, grossière mais progressive, dont les phénomènes magnétiques ont été l'objet au moyen-âge. Une pareille rectification des préjugés ordinaires est encore plus sensible et plus importante envers l'invention, ou plutôt peut-être l'introduction usuelle[8], des armes à feu, où tout esprit vraiment philosophique aurait dû, ce me semble, saisir déjà l'influence fondamentale de la nouvelle situation sociale, poussant, d'une manière directe et puissante, à perfectionner assez les procédés militaires pour que de paisibles populations industrielles pussent enfin lutter réellement contre les tentatives oppressives de la caste guerrière, sans altérer habituellement leurs travaux par un long et pénible apprentissage, qui devait même être le plus souvent insuffisant contre les récens progrès de l'armure féodale. La découverte chimique de la poudre à canon est, par sa nature, d'une telle facilité, qu'on devrait bien plutôt s'étonner si elle avait plus longtemps résisté aux nombreux efforts qu'une telle stimulation permanente devait partout susciter à cet égard, en un temps où l'ardeur scientifique était d'ailleurs déjà vivement éveillée, surtout quant aux mélanges explosifs. Il faut noter, en outre, qu'un tel changement se rattachait alors, par sa nature, à l'institution naissante des armées soldées, où les rois et les villes avaient tant d'intérêt à mettre un petit nombre de guerriers d'élite en état de triompher d'une puissante coalition féodale. Sans m'arrêter aucunement ici aux irrationnelles exagérations relatives à cette invention, dont l'importance sociale est toutefois incontestable, j'y dois signaler deux nouvelles considérations capitales, tendant à rectifier, à ce sujet, la commune opinion des philosophes. La première, déjà indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre, consiste à remarquer qu'un tel progrès n'indique nullement, chez les modernes, une recrudescence imprévue de l'esprit militaire, dont les guerriers d'alors déploraient, au contraire, avec une si juste naïveté, qu'il eût notablement accéléré le décroissement universel. Toute convenable appréciation comparative établira clairement, en général, que, nonobstant cette grande innovation, l'industrie militaire des anciens était, eu égard aux temps et aux moyens, très supérieure à la nôtre, par suite de l'importance beaucoup plus fondamentale que la guerre devait avoir habituellement chez eux. Aujourd'hui surtout, il est clair que les procédés militaires sont infiniment au-dessous de la puissante extension que nos connaissances et nos ressources permettraient d'imprimer rapidement à l'ensemble des appareils destructifs, si les nations modernes pouvaient jamais subir, sous ce rapport, par une situation exceptionnelle, une stimulation, même passagère, équivalente à celle qui sollicitait communément les peuples anciens. L'autre rectification se rapporte à la confusion historique où l'on tombe fréquemment en attribuant à l'introduction des armes à feu plusieurs conséquences sociales réellement dues à l'institution simultanée des soldats permanens: c'est ainsi que d'éminens philosophes, et surtout Adam Smith, ont expliqué la tendance des guerres modernes à se placer de plus en plus sous la dépendance de l'essor industriel, par suite de l'énorme accroissement des frais militaires. Or, cette incontestable extension de dépenses publiques me semble dérivée, au contraire, de la substitution croissante des troupes soldées à des armées volontaires et gratuites; transformation qui eût certainement produit un tel résultat, quand même la nature des armes n'aurait pas été changée: comme l'indique aisément une judicieuse comparaison entre les frais respectifs des deux systèmes, d'où peut-être on devrait plutôt conclure que les nouveaux procédés procurèrent d'abord une véritable économie totale. Enfin, je dois surtout signaler ici, sur cet important sujet, une conséquence très heureuse, et néanmoins inaperçue jusqu'à présent, de cette grande révolution militaire, qui, en imprimant à l'art de la guerre un caractère de plus en plus scientifique, a directement tendu à intéresser tous les pouvoirs à l'actif développement continu de la philosophie naturelle, et même à sa propagation sociale, par de nombreux établissemens spéciaux, dont l'utile création eût été, sans doute, bien plus tardive sans une telle solidarité, que j'ai d'ailleurs déjà signalée, en terminant le tome quatrième, comme tendant aussi à rapprocher l'esprit militaire des convenances fondamentales de la civilisation moderne, par la positivité rationnelle qu'il a ainsi tendu à acquérir de plus en plus. Note 8: Un philosophe militaire, que j'ai déjà cité dans une note de la cinquante-troisième leçon, a pensé, de nos jours, que la poudre avait toujours été connue depuis l'antique domination des théocraties orientales, et que son emploi, jamais totalement abandonné, avait seulement été étendu, sous de nouvelles formes, à des usages militaires plus considérables, par les hardis explorateurs de la fin du moyen-âge. Cette hypothèse ne serait certes nullement contraire à mon appréciation historique, en prouvant que cette pratique avait pris une grande importance aux temps précis où les besoins sociaux en avaient dû solliciter l'extension. Quant à sa vraisemblance intrinsèque, l'auteur la fondait sur la notoire nitrification spontanée de la surface du sol en beaucoup de lieux de l'Égypte, de l'Inde, et même de la Chine, où sans exiger, en effet, de grandes connaissances chimiques, la sagesse sacerdotale l'aurait aisément appliquée à consolider la domination théocratique; comme il tentait de le prouver par les ingénieuses ressources qu'il tirait naturellement de sa vaste érudition spéciale, appuyée surtout de nombreux passages bibliques, d'où il croyait pouvoir conclure l'usage prolongé des mélanges explosifs enseignés à Moïse par les prêtres égyptiens. Une semblable appréciation historique est plus indispensable encore et non moins évidente envers la troisième grande invention technologique ci-dessus indiquée, communément restée jusqu'ici le sujet, pour ainsi dire obligé, d'une admiration ridiculement déclamatoire, incompatible avec tout véritable examen philosophique, par suite d'une irrationnelle exagération qui, sans tenir aucun compte essentiel de la civilisation antérieure, dispose à rattacher surtout à l'art typographique l'ensemble d'un mouvement progressif où il n'a pu utilement intervenir qu'à titre de puissant moyen matériel de propagation universelle, et par suite aussi de consolidation indirecte. Autant, et même davantage que les deux précédentes, cette innovation capitale, dont l'importance n'exige assurément aucune explication nouvelle, fut un résultat nécessaire de la situation naissante des sociétés modernes, source spontanée, à cet égard, d'une profonde stimulation permanente, graduellement développée depuis trois siècles, surtout en conséquence de l'essor industriel succédant à l'émancipation personnelle. Dans cette antiquité trop vantée, où, en vertu de l'esclavage et de la guerre, les productions de l'esprit humain ne pouvaient jamais trouver qu'un petit nombre de lecteurs d'élite, le mode naturel de propagation des écrits était, sans doute, pleinement suffisant pour correspondre aux besoins normaux, et même pour satisfaire quelquefois à des nécessités extraordinaires. Il en fut tout autrement au moyen-âge, où l'immense extension d'un puissant clergé européen, naturellement poussé à la lecture, quelques reproches qu'aient pu ultérieurement mériter sa paresse et son ignorance, devait tant exciter un intime désir continu de rendre les transcriptions plus économiques et plus rapides. Quand l'essor de la scolastique, après l'entière ascension politique du catholicisme, fut venu, comme je l'ai expliqué, imprimer directement une énergie nouvelle au mouvement intellectuel, cette nécessité devait évidemment faire naître, à cet égard, une inquiète sollicitude permanente, en un temps où d'avides auditeurs affluaient habituellement par milliers dans les principales universités de l'Europe, comme on le voit déjà partout au douzième siècle, où la multiplication des exemplaires avait dû acquérir une extension que les anciens n'avaient jamais pu connaître. Mais l'entière abolition du servage, et le développement simultané d'une activité industrielle de plus en plus répandue, durent ensuite rendre un tel besoin plus irrésistible encore, et surtout bien plus universel, à mesure que l'aisance croissante devait multiplier les lecteurs, pendant que l'industrie tendait à propager, jusqu'aux derniers rangs sociaux, le désir et même l'obligation d'une certaine instruction écrite, à laquelle la parole ne pouvait plus convenablement suppléer: il serait d'ailleurs superflu d'insister, à cet égard, sur le puissant concours spontané de l'essor mental simultané, esthétique, scientifique et philosophique, qui caractérisait aussi cette première phase de révolution moderne, comme je l'expliquerai bientôt. Ainsi, en aucun cas antérieur, des exigences sociales nettement prononcées n'avaient pu, sans doute, susciter et maintenir une tendance spéciale vers un nouvel art, autant que dut le faire alors la situation fondamentale de l'élite de l'humanité relativement à la typographie. Or, d'un autre côté, quelle qu'en soit réellement la difficulté technologique, très supérieure, ce me semble, à celle de l'invention ci-dessus appréciée, il n'est pas douteux que l'industrie moderne avait déjà hautement manifesté depuis longtemps, par plusieurs créations importantes, son aptitude caractéristique à substituer les procédés mécaniques à l'usage direct des agens humains, conformément au principe rappelé plus haut. Quelques siècles auparavant, le plus indispensable préambule de l'art typographique avait été suffisamment réalisé par l'heureuse innovation du papier, premier résultat évident de la tendance croissante à faciliter les transcriptions. D'après un tel ensemble de considérations, une appréciation vraiment philosophique, loin de justifier l'irrationnelle surprise qu'inspire ordinairement une découverte si poursuivie et tant préparée, conduirait bien plutôt à rechercher soigneusement pourquoi elle fut aussi tardive, ce qui exigerait une discussion trop spéciale pour être ici convenablement placée; quoique déjà notre théorie antérieure indique spontanément les actives controverses contemporaines sur la nationalisation des divers clergés européens, afin de consolider la suprématie naissante du pouvoir temporel, comme ayant dû alors exciter, chez toutes les classes, et surtout en Allemagne, un sentiment encore plus vif du besoin de perfectionner la propagation des livres. En terminant cet examen sommaire, je crois d'ailleurs devoir signaler, au sujet de l'imprimerie, une importante considération historique, inaperçue jusqu'ici, en indiquant l'utile solidarité permanente que l'essor intellectuel a dès lors directement contractée avec la marche d'un nouvel art, destiné à acquérir bientôt une grande portée industrielle, et dont les intérêts, de plus en plus respectés par des pouvoirs protecteurs du travail, ont si heureusement forcé, en tant d'occasions, la plus ombrageuse politique à tolérer la libre circulation des écrits, et par suite même à favoriser leur production, afin de ne point tarir une source de richesse publique, désormais de plus en plus précieuse. Ce motif universel, qui eut d'abord tant de poids en Hollande, sous les deux autres phases générales de l'évolution moderne, dut exercer aussi, quoique à un moindre degré, une notable influence ultérieure dans tout le reste de la république européenne, où il contribue souvent encore à contenir les velléités rétrogrades inspirées aux gouvernemens par les abus de la presse, indistinctement accessible, de sa nature, aux plus viles et aux plus nobles inspirations mentales, en vertu des conditions d'existence propres à notre anarchie spirituelle. Telle est donc, en général, la saine explication historique des trois inventions fondamentales qui devaient le mieux caractériser la première époque essentielle du développement industriel. Malgré leur juste célébrité, on voit ainsi qu'elles durent surtout résulter spontanément de la nouvelle situation sociale; parce qu'aucune d'elles, même la dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté technologique pour échapper longtemps à une persévérante succession d'efforts intelligens, convenablement stimulés par d'impérieuses exigences journalières. Si, comme on l'a tant répété, l'ébauche directe de ces trois arts fut réellement beaucoup plus ancienne chez certaines populations de l'orient asiatique, sans y avoir cependant déterminé aucun des immenses résultats sociaux qu'une irrationnelle appréciation attribue vulgairement à leur unique influence, une telle coïncidence ne pourrait assurément que confirmer, à tous égards, l'ensemble de notre explication. Envers des découvertes aussi capitales, et encore aussi mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une seule fois de l'indispensable généralité qui doit habituellement caractériser notre élaboration historique: heureux si cette opération exceptionnelle peut offrir un exemple décisif de la vive lumière philosophique que répandrait, sur l'histoire rationnelle des arts, l'usage convenable de la saine théorie fondamentale propre à l'évolution totale de l'humanité, conformément aux principes logiques du tome quatrième quant à l'intime solidarité nécessaire entre les divers aspects quelconques du mouvement humain. Mais il est clair que, dans tout le reste de notre analyse dynamique, les autres grandes créations de l'industrie moderne ne doivent nullement donner lieu à un semblable examen spécial, quels que puissent être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation sociale devra être réservée pour le Traité ultérieur que j'ai fréquemment indiqué. Afin de compléter convenablement l'examen général de cette première phase essentielle de l'évolution industrielle, il semblerait d'abord nécessaire d'envisager ici les deux immenses découvertes géographiques qui en ont tant illustré la fin, s'il n'était pas évident que toute leur influence réelle appartient exclusivement à la phase suivante, par là directement rattachée, sous l'aspect qui nous occupe, à celle que nous venons d'étudier. Je dois donc, à cet égard, me borner maintenant à indiquer l'incontestable enchaînement qui devait faire des deux immortelles expéditions de Colomb et de Gama un résultat spontané de l'ensemble du mouvement propre à cette époque fondamentale. Or, cette filiation nécessaire repose évidemment sur la tendance naturelle de l'industrie moderne à explorer, en temps opportun, la surface totale du globe, d'après les saines notions universellement répandues, depuis l'école d'Alexandrie, sur sa figure générale, aussitôt que l'usage actif de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives maritimes, et que l'essor unanime du commerce européen aurait suffisamment poussé à lui chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une autre part, la concentration naissante du pouvoir temporel aurait rendu possible l'accumulation des diverses ressources indispensables au succès final de ces aventureuses excursions, qui durent être alors essentiellement interdites, par exemple, aux principales puissances italiennes, malgré leur haute supériorité navale, par une inévitable conséquence de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque de plusieurs historiens italiens. Si, comme il est vraisemblable, quelques siècles auparavant, de hardis pirates scandinaves avaient réellement visité le nord de l'Amérique, ces courses stériles ne font que mieux ressortir combien il est certain que rien d'essentiel ne put être fortuit dans l'issue favorable de la mémorable opération de Colomb; en vérifiant plus nettement que sa valeur sociale devait surtout tenir à son intime solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine, qui, pendant le cours presque entier du XVe siècle, avait déjà spécialement préparé ce grand résultat définitif, par des essais toujours croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement suivis d'utiles établissemens européens. Telles sont donc, enfin, les principales considérations que je devais sommairement indiquer ici sur l'appréciation philosophique propre à cette phase fondamentale du mouvement élémentaire de recomposition temporelle. Intégralement considérée, sa marche nous a évidemment présenté, non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai suffisamment expliquée, avec celle du mouvement simultané de décomposition du régime ancien, mais aussi envers elle une notable conformité de caractère, en vertu de leur mémorable spontanéité commune, encore très peu altérée par aucune influence systématique. La suite de notre analyse dynamique va confirmer ce rapprochement continu, si propre à faire hautement ressortir la rationnalité effective de notre théorie historique, en montrant toujours que la systématisation graduelle de la progression positive coïncidera pareillement désormais avec celle de la progression négative, étudiée dans la leçon précédente. Dès la seconde phase générale de l'évolution moderne, c'est-à-dire pendant le développement du protestantisme, depuis le commencement du XVIe siècle jusque vers le milieu du XVIIe, on remarque, en effet, sous des formes diverses mais équivalentes, chez les différens peuples de l'occident européen, une nouvelle tendance croissante à la régularisation du mouvement industriel, à mesure que le mouvement révolutionnaire se subordonnait aussi davantage à une philosophie directement critique. Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à partir de l'entière émancipation personnelle, comme introduisant désormais une puissante intervention auxiliaire au milieu des grandes luttes intestines qui devaient alors constituer la principale préoccupation ordinaire des pouvoirs ultérieurement destinés à la prépondérance: en sorte que toutes leurs vues systématiques se réduisaient essentiellement, sous ce rapport, à se ménager habituellement, par des concessions convenables, une aussi précieuse assistance, sans qu'il fût encore possible de donner suite à aucune importante combinaison de politique industrielle, tant que la concentration temporelle ne pouvait être suffisamment réalisée. Mais, au contraire, sous la phase que nous commençons maintenant à examiner, cette centralisation nécessaire était déjà assez avancée partout pour rendre de plus en plus superflue l'ancienne coopération spéciale des nouvelles forces sociales aux principaux conflits politiques: en même temps, les gouvernemens modernes, par là naturellement élevés à un point de vue plus général, devaient graduellement tenter de subordonner à quelques conceptions d'ensemble le mouvement industriel, qui jusque alors avait dû être éminemment spontané, et dont les services antérieurs avaient irrévocablement établi la haute importance politique. Pour compléter ce principe d'appréciation, adapté à la nature de toute cette seconde phase, il faut enfin ajouter que, dans cette tendance naissante à l'encouragement systématique de l'industrie, la dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, ne pouvait encore être dirigée, même à son insu, par les impulsions philosophiques sur la prépondérance pratique de l'industrie, qui ont exercé tant d'empire pendant la troisième et dernière phase de l'évolution préparatoire des sociétés modernes, comme je l'expliquerai en son lieu: au XVIe siècle, et même au XVIIe, la guerre n'avait point cessé d'être regardée comme le principal but des gouvernemens; seulement ils avaient définitivement reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible, le développement industriel, à titre de base désormais indispensable de la puissance militaire; ce qui était assurément le seul progrès alors réalisable dans les pensées fondamentales des hommes d'état. On voit donc ainsi de plus en plus que notre intime correspondance continue entre la marche générale du mouvement organique et celle du mouvement critique ne tient point à une vaine prédilection scientifique pour une stérile symétrie abstraite, mais qu'elle ressort véritablement d'une saine appréciation de l'ensemble des faits historiques, qui nous montrent ici les deux progressions comme devenues simultanément systématiques, et même à un premier degré commun. Cette systématisation naissante nous a présenté, dans la série négative, une distinction vraiment fondamentale, suivant la nature, monarchique ou aristocratique, de la dictature temporelle qui en devait être partout, à la fin de cette seconde phase, la conséquence nécessaire. Il est clair que la même division se reproduit ici, de la manière la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus expliquée, entre les deux modes essentiels de coalition politique du nouvel élément social avec les divers pouvoirs anciens, pendant la phase précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe de celle-ci. On conçoit, en effet, comme je l'ai déjà indiqué par anticipation, que la tendance à la systématisation politique de l'industrie a dû présenter un caractère pratique fort distinct, suivant que cette action régulatrice a été dirigée par la force centrale ou la force locale du régime féodal. Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable sacrifice de l'ancienne indépendance propre aux principales cités industrielles, et qui, longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait plus alors qu'un dangereux obstacle à la formation des grandes unités nationales, si importante à tous les progrès ultérieurs, même purement industriels: en sorte que l'industrie devait réellement beaucoup plus gagner, en dernier lieu, à cette grande concentration politique, qu'elle ne pouvait perdre par la suppression de ces immunités locales, déjà dégénérées presque partout, depuis la cessation naturelle d'une plus noble destination permanente, en motifs continus d'une stérile rivalité mutuelle; aussi cette absorption préliminaire, destinée à incorporer irrévocablement chaque foyer industriel à un organisme plus général, s'accomplit-elle presque sans réclamation, au commencement de cette époque. Toutefois, la diversité des deux modes essentiels a dû présenter, sous ce rapport, des différences considérables, encore très sensibles aujourd'hui; puisque la constitution primitive des communautés industrielles devait inévitablement laisser beaucoup plus de traces là où cette concentration nouvelle était présidée par une dictature essentiellement aristocratique; tandis que les anciens priviléges urbains devaient naturellement s'effacer bien davantage quand l'incorporation était, au contraire, dominée par l'action plus systématique de la royauté. Depuis cette première influence, la différence nécessaire entre ces deux marches n'a pas cessé de se faire pareillement sentir jusqu'à la fin de cette phase, et même encore plus peut-être sous la suivante, en offrant, de part et d'autre, des avantages et des inconvéniens propres à chaque cas, et qui, sans être, à beaucoup près, finalement équivalens, expliquent néanmoins suffisamment les diverses prédilections nationales qui s'y sont attachées, suivant la nature essentielle des situations correspondantes. Le mode français, ou monarchique, que, sans aucune puérile inspiration patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal, était évidemment le plus propre, par la prédominance directe de l'action centrale, à préparer l'industrie à une véritable organisation ultérieure, assez affranchie des impulsions locales pour devenir enfin, suivant l'heureux caractère fondamental du nouvel élément social, pleinement compatible avec l'essor simultané de toute la république européenne, en réduisant l'instinct de nationalité à constituer habituellement la source salutaire d'une sage émulation. A la fin de notre seconde phase, la dictature temporelle avait ainsi marqué, en France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble d'opérations qui a si justement immortalisé l'admirable ministère du grand Colbert, tendant, avec une si noble efficacité, à développer à la fois les trois élémens essentiels de la civilisation moderne, d'après un judicieux mélange de direction et d'encouragement, et en même temps à ébaucher aussi la régularisation directe de leurs rapports partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait certainement un type administratif dont l'équivalent n'a jusqu'ici été jamais reproduit, en aucun lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable rétrogradation des inclinations monarchiques vers une noblesse essentiellement antipathique à l'industrie, selon les explications du chapitre précédent, devait, en sens inverse, hautement manifester, pendant la génération suivante, comme je le montrerai bientôt, les imperfections radicales d'une telle politique, qui, même en ce cas, ne pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est immédiatement résultée, donner lieu qu'à une insuffisante indication provisoire de ce que la réorganisation finale des sociétés modernes pourra seule convenablement réaliser. En renversant l'une et l'autre appréciation, on trouvera aisément ce qui convient au mode exceptionnel, ou anglais, que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus favorable à son entière application, quoique d'ailleurs il se soit d'abord développé en Hollande, pendant la phase que nous examinons; malgré l'influence préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est, en effet, sous la direction de Cromwell, que cette autre marche industrielle a seulement commencé à manifester, en Angleterre, son caractère propre. Ses avantages essentiels résultent surtout de l'intime solidarité ainsi régularisée entre l'élément industriel et l'élément féodal, par la participation habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent passive, de la noblesse aux opérations industrielles, dont l'essor journalier reçoit dès-lors partiellement un utile encouragement continu chez la classe prépondérante, type naturel de l'imitation universelle, et source continue des plus puissans capitaux. Cette combinaison permanente, qui, trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité spéciale de Venise, offre, sans doute, d'importantes propriétés directes, incompatibles avec le stupide dédain de l'aristocratie française pour les classes laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui trop porté à exagérer de tels avantages, qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde marche, malgré sa spécieuse supériorité partielle et immédiate, est bien moins favorable que la première à l'avénement final d'une véritable organisation industrielle, ainsi doublement éloignée, soit par la prépondérance qu'y acquiert nécessairement l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, et qui s'y combine avec un instinct plus puissant de nationalité égoïste, soit aussi par le prolongement spécial qui en résulte pour la suprématie sociale de l'élément féodal le plus opposé à toute franche abolition intégrale du régime ancien. Enfin, cette double appréciation comparative a besoin d'être complétée, en principe, en observant que, d'après le chapitre précédent, la distinction européenne de ces deux modes a été, en général, conforme à la répartition territoriale entre le catholicisme et le protestantisme, à la fin de la phase que nous examinons. La Prusse me semble seule offrir, à cet égard, une importante exception, qui, dans une histoire concrète, aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer la conciliation anomale qui s'y est établie entre la suprématie légale du protestantisme et l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de concevoir, en général, que, sous l'aspect qui nous occupe, chacune de ces deux situations spirituelles a dû notablement fortifier l'influence nécessaire de la situation temporelle correspondante. Le caractère profondément rétrograde que la décadence du catholicisme lui imprimait alors spontanément, comme je l'ai expliqué, devait, en effet, spécialement développer, à cette époque, la tendance anti-industrielle propre à tout esprit théologique; d'où résulte certainement l'une des principales causes de l'infériorité relative qui, sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors distinguer, dans l'active concurrence industrielle des divers élémens européens, les populations où l'ascendant catholique a trop persisté, et même celles qui avaient été si longtemps le siége principal de l'industrie moderne, pendant que le catholicisme était encore progressif. Sans doute l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique, n'est pas, au fond, plus favorable à l'évolution systématique de l'industrie humaine, à laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir, il deviendrait finalement beaucoup plus contraire, comme une foule d'exemples ont pu déjà l'indiquer, par son défaut caractéristique de toute vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre carrière au cours spontané des aberrations individuelles, détruit radicalement, à cet égard comme à tout autre, les avantages sociaux inhérens à l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale pour tempérer, dans la pratique, l'extrême imperfection d'une telle philosophie, suivant nos explications antérieures. Toutefois, à raison même de son action négative, l'influence protestante a dû provisoirement seconder, chez les populations correspondantes, l'essor graduel de l'industrie, tant qu'il devait surtout dépendre du plus libre développement possible de l'activité personnelle, ainsi que l'expérience l'a démontré, aux temps que nous considérons, en plaçant dans la Hollande le principal foyer de l'industrie européenne, transporté ensuite en Angleterre sous la troisième phase. Mais les nations protestantes sont probablement destinées à compenser ultérieurement, même à cet égard, cette supériorité passagère, par les obstacles spéciaux qu'une plus intime prépondérance du point de vue pratique et des instincts personnels doit y opposer nécessairement à l'avénement final d'une vraie réorganisation européenne. L'universelle systématisation politique qui, pendant notre seconde phase, a commencé à caractériser l'évolution industrielle, jusque alors essentiellement spontanée, et les différences fondamentales que présentent, sous ce rapport, ses deux modes généraux de réalisation historique, me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus large extension que put alors recevoir l'essor industriel, par la fondation naissante du système colonial, préparée sous la phase précédente, et qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément aux dissertations déclamatoires du siècle dernier relativement à l'avantage ou au danger final de cette vaste opération pour l'ensemble de l'humanité, ce qui constitue une question aussi oiseuse qu'insoluble, il serait intéressant d'examiner s'il en est définitivement résulté une accélération ou un retard pour l'évolution totale, à la fois négative et positive, des sociétés modernes. Or, à cet égard, il semble d'abord que la nouvelle destination capitale ainsi ouverte à l'esprit guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante recrudescence pareillement imprimée à l'esprit religieux, comme mieux adapté à la civilisation de populations arriérées, ont tendu directement à prolonger la durée générale du régime militaire et théologique, et, par suite, à éloigner spécialement la réorganisation finale. Mais, en premier lieu, l'entière extension que le système des relations humaines a dès lors tendu à recevoir graduellement, a dû faire mieux comprendre la vraie nature philosophique d'une telle régénération, en la montrant comme finalement destinée à l'ensemble de l'humanité; ce qui devait mettre en plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une politique conduite alors, en tant d'occasions, à détruire systématiquement les races humaines, dans l'impuissance de les assimiler. En second lieu, par une influence plus directe et plus prochaine, l'active stimulation nouvelle que ce grand événement européen a dû partout imprimer à l'industrie, a certainement augmenté beaucoup son importance sociale et même politique: en sorte que, tout compensé, l'évolution moderne en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une accélération réelle, dont toutefois on se forme communément une opinion très exagérée. Quoi qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée surtout à faire mieux ressortir l'indication philosophique des effets les plus généraux de cette expansion fondamentale, à la fois symptôme et agent, direct ou indirect, de l'essor universel de l'industrie moderne. Pour en apprécier dignement l'action nécessaire, il faut ajouter aussi que, suivant la judicieuse remarque des principaux philosophes de l'école écossaise, l'influence s'en est fait pareillement sentir, et peut-être d'une manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne, dans les parties de la république européenne qui, par divers motifs, et principalement à raison de leur situation géographique, ont dû spécialement rester presque étrangères à l'ensemble du mouvement colonial. Considéré maintenant dans sa principale diversité, ce mouvement a dû prendre nécessairement un caractère fort distinct, suivant qu'il a été dirigé par la politique monarchique et catholique ou par la dictature aristocratique et protestante, conformément à la division ci-dessus expliquée. Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant y a fait prédominer surtout l'activité individuelle, simplement secondée par l'égoïsme national, dont la systématisation croissante y fut souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses aberrations pratiques; comme l'indiquent, par exemple, les destructions méthodiques que l'avidité hollandaise exerça si longtemps sur les productions trop universelles de l'archipel équatorial. Quant au premier cas, dont l'appréciation ordinaire est beaucoup moins satisfaisante, j'y dois principalement signaler ici le caractère, bien plus politique qu'industriel, que présente, à mes yeux, sa plus vaste réalisation. Or, en considérant l'ensemble du système colonial de l'Espagne et même du Portugal[9], si différent de celui de la Hollande et de l'Angleterre, on y reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, la profonde concentration systématique propre à la nature, monarchique et catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un examen mieux approfondi, on trouve, ce me semble, que ce système fut surtout conçu comme un indispensable complément de la politique hautement rétrograde alors organisée par la royauté espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent; car il offrait habituellement à une telle politique la double propriété essentielle d'accorder à la noblesse et au sacerdoce une large satisfaction personnelle, et d'ouvrir une issue capitale à un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure s'était déjà montrée hostile au régime correspondant, qui, malgré ses précautions solennelles contre toute émancipation sociale, n'aurait pu certainement conserver si longtemps une déplorable consistance, s'il n'avait présenté, aux diverses classes actives, une semblable compensation normale: en sorte que, comme quelques philosophes l'ont soupçonné, il n'est guère douteux que, pour cette énergique nation, l'expansion coloniale n'ait finalement contribué à ralentir gravement l'évolution fondamentale. Note 9: La comparaison générale de ces deux grandes colonisations catholiques a donné lieu, de la part de l'illustre de Maistre, à une très belle observation historique sur le contraste mémorable que présente l'absence prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu des nations protestantes au sujet de colonies beaucoup moins précieuses. Mais les préoccupations systématiques de cet éminent philosophe l'ont conduit à faire trop exclusivement dépendre cette incontestable différence de l'heureuse influence du catholicisme pour contenir d'imminentes animosités, d'après le principe d'équitable répartition coloniale, entre les deux populations de la péninsule ibérique, judicieusement posé par la célèbre bulle d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle d'une telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je pense qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige totalement une cause générale, beaucoup plus puissante à mon gré, dérivée du système politique caractérisé dans le texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que la colonisation n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après la commune prépondérance de la politique rétrograde, dont les intérêts identiques devaient habituellement absorber les motifs secondaires de rivalité nationale, quand d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement atténués par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à l'expansion coloniale des deux populations. Le catholicisme n'aurait alors exercé, à cet égard, d'influence fondamentale, que comme principale base nécessaire d'une telle politique, indépendamment de tout respect spécial pour aucune décision papale. Je ne crois pas devoir terminer une telle indication, sans fournir ici ma sincère participation spéciale à l'unanime réprobation philosophique que devra toujours mériter la monstrueuse aberration sociale par laquelle l'avidité européenne ternit alors le légitime éclat de ce grand mouvement. Trois siècles après l'entière émancipation personnelle, le catholicisme en décadence est conduit à sanctionner, et même à provoquer, non-seulement l'extermination primitive de races entières, mais surtout l'institution permanente d'un esclavage infiniment plus dangereux que celui dont il avait si noblement concouru à réaliser l'abolition totale. En établissant, surtout au cinquante-troisième chapitre, la vraie théorie sociologique de l'esclavage, envisagé, soit comme base normale du premier régime politique, soit comme indispensable condition de l'ensemble du développement humain, j'ai déjà suffisamment flétri d'avance cette honteuse anomalie, en montrant spécialement, à ce sujet, que les institutions convenables à la sociabilité militaire devaient être antipathiques à la sociabilité industrielle, nécessairement fondée sur l'affranchissement universel, et dans laquelle, au contraire, l'esclavage colonial tendait alors à introduire une situation également dégradante pour le maître et pour le sujet, dont l'activité homogène devait être, en général, pareillement énervée, tandis que, chez les anciens, la diverse nature des destinations avait comporté, et même excité, à un certain degré, la simultanéité d'essor. La réaction nécessaire de cette immense aberration, malgré son application lointaine, sur les parties correspondantes de la population européenne, devait y favoriser indirectement l'esprit de rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant l'entière extension philosophique des généreux principes élémentaires propres à l'évolution moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs se sont ainsi fréquemment trouvés, contradictoirement à de fastueuses démonstrations philanthropiques, personnellement intéressés au maintien de la plus oppressive politique. Sous ce rapport, les nations protestantes devaient être encore plus vicieusement affectées que les peuples catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très affaiblie, a noblement tenté de réparer, par une utile intervention journalière, sa déplorable participation primitive à une telle monstruosité sociale; pendant que, dans les colonies protestantes, l'anarchie spirituelle légalement consacrée devait habituellement laisser un libre cours à l'oppression privée, sauf l'inerte opposition de quelques vains réglemens temporels, ordinairement formés, ou du moins appliqués, par les oppresseurs eux-mêmes. Relativement à cette commune anomalie européenne, j'aime à noter ici que la France eut, dès l'origine, le bonheur de trouver la situation la moins défavorable, parmi les puissances coloniales: ayant pris au mouvement de colonisation une assez grande part directe pour en retirer continuellement une importante stimulation industrielle, sans s'y être toutefois assez engagée pour en faire essentiellement dépendre son essor pratique; évitant ainsi que son avenir social pût jamais être gravement entravé par l'influence rétrograde nécessairement émanée de cette désastreuse institution[10], dont les avides promoteurs devaient par là recevoir ultérieurement la juste punition naturellement dérivée, à cet égard, de l'ensemble des lois fondamentales propres à la sociabilité humaine. Note 10: Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent aveugle, et presque toujours indiscret, a fréquemment tendu, surtout de nos jours, lors même qu'il était pleinement sincère, à faire gravement méconnaître, à cet égard, l'ensemble des influences réelles, en représentant cette odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme une source d'améliorations effectives pour la malheureuse race qui en était l'objet, et dont la situation spontanée paraissait encore plus déplorable que la condition nouvelle où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce cas constitue, ce me semble, le premier exemple capital de l'active application d'un sophisme très dangereux qui, fondé sur une entière ignorance des lois fondamentales propres à la succession, nécessairement graduelle, des diverses phases essentielles de la sociabilité humaine, peut devenir, chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par une irrationnelle intervention violente, la marche originale des civilisations arriérées. On peut dire, en effet, que, par suite de sa spontanéité, l'esclavage indigène auquel on soustrait ainsi les nègres constitue, dans leur état social, une situation vraiment susceptible de devenir progressive pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans l'antiquité; tandis que, par une telle transplantation factice, malgré les améliorations individuelles dont elle semble accompagnée, on altère, de la manière la plus funeste, la progression naturelle de ces populations africaines. Ces phénomènes sont trop compliqués, et les lois en sont trop peu connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention active, de hâter réellement l'évolution spontanée des races les moins avancées, sans y déterminer artificiellement des perturbations beaucoup plus dangereuses que les vices mêmes auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un remède inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement appartenir cette noble mission, d'après une suffisante réalisation européenne de notre régénération mentale et sociale, comme je l'indiquerai directement au chapitre suivant. Pour compléter ici l'appréciation fondamentale de l'évolution industrielle, il ne nous reste donc plus qu'à considérer maintenant sa nouvelle marche générale pendant la troisième phase préparatoire de la société moderne, depuis l'expulsion légale des calvinistes français et le triomphe politique de l'aristocratie anglicane, jusqu'au début de la révolution française; période déjà caractérisée, dans la progression négative du chapitre précédent, par l'ascendant croissant du déisme proprement dit, dernière suite nécessaire du protestantisme antérieur. Or, l'ensemble de cette époque, d'après une judicieuse comparaison historique entre le mouvement de décomposition politique et le mouvement correspondant de recomposition élémentaire, confirme encore, avec une pleine évidence, l'exactitude de notre théorie sur leur systématisation toujours simultanée, si clairement établie envers la phase que nous venons d'examiner. Car, tandis que le mouvement révolutionnaire se subordonnait alors graduellement à une philosophie négative plus directe et plus complète, le mouvement organique éprouvait une semblable transformation, en vertu d'un notable progrès européen dans la régularisation politique de l'essor industriel, commencée pendant l'époque précédente. Sous la seconde phase, nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet permanent d'actifs encouragemens systématiques, mais seulement comme base de la supériorité guerrière qui restait toujours le but principal de la politique, sans que la prédilection croissante des populations modernes pour la vie industrielle pût encore se propager jusqu'à des pouvoirs essentiellement militaires. Mais, aux temps plus avancés dont nous commençons l'appréciation, cette connexité, désormais consacrée, subit peu à peu une inversion très remarquable, qu'on doit regarder comme le plus grand progrès qui pût être, à cet égard, compatible avec la nature du régime ancien, et au-delà duquel il est impossible de rien réaliser autrement que par l'avénement direct de la réorganisation finale; ce qui confirme clairement que cette troisième phase constitue, sous ce rapport, l'extrême préparation temporelle imposée aux sociétés modernes d'après la loi fondamentale de l'évolution humaine. Alors commence, en effet, une dernière série militaire, celle des guerres commerciales, où, par une tendance, d'abord spontanée et bientôt systématique, l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination permanente, se subordonne de plus en plus à l'esprit industriel, auparavant si subalterne, et tente de s'incorporer désormais intimement à la nouvelle économie sociale, en manifestant son aptitude spéciale, soit à conquérir, pour chaque peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire à son profit les principales sources d'une dangereuse concurrence étrangère. Malgré les déplorables luttes suscitées par une telle politique entre les divers élémens essentiels de la grande république européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement envisagée, dans son ensemble, comme un véritable progrès, en tant que double témoignage irrécusable de la décadence naturelle de l'activité militaire et de la prépondérance décisive de l'activité industrielle, ainsi nécessairement proclamée, dans l'ordre temporel, à la fois le principe et le but de la civilisation moderne. Or, tel fut certainement, pendant la majeure partie de cette seconde phase, le nouveau caractère de la politique active, soit que la dictature temporelle qui la dirigeait fût monarchique et catholique, ou bien aristocratique et protestante, suivant notre distinction ordinaire. Cette importante transformation était déjà très sensible dans les grandes guerres européennes qui ont lié le commencement de la phase déiste à celui de la phase protestante: quoique, d'après les explications du chapitre précédent, elles se rapportassent encore principalement à l'antagonisme universel entre le catholicisme et le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent évidemment une grande influence pratique. Toutefois, c'est seulement au XVIIIe siècle que cette subordination nouvelle de l'action militaire à l'essor industriel est devenue pleinement décisive dans presque toute l'étendue de l'occident européen: le système colonial, fondé sous la phase précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus puissante d'un tel ordre de conflits. Notre distinction fondamentale entre les deux systèmes de politique industrielle correspondans aux deux modes essentiels de dictature temporelle, trouve encore, à cet égard, une large et indispensable application naturelle. Malgré les efforts évidens et prolongés de la royauté pour imprimer à la politique française ce nouveau caractère, il ne pouvait jamais y acquérir une profonde consistance, soit en vertu des obstacles spéciaux que la situation de la France, au centre de la république occidentale, devait opposer à la prépondérance de l'égoïsme national que suppose ou qu'exige une telle conduite; soit d'après le généreux instinct de sociabilité universelle propre à cette population, en vertu des mœurs résultées, depuis Charlemagne, de l'ensemble de ses antécédens; soit par l'influence plus générale de l'esprit catholique, encore actif chez les rois, et directement contraire à cet audacieux isolement mercantile qui poussait activement à la dissolution violente de l'organisme européen; soit enfin à raison de l'ascendant mental qu'obtenait alors une philosophie purement négative mais nécessairement cosmopolite, au sein des populations immédiatement passées du catholicisme aux doctrines pleinement révolutionnaires, en évitant heureusement la halte protestante, comme on l'a vu au chapitre précédent. Par le simple renversement de tous ces divers motifs essentiels, on concevra aisément pourquoi cette nouvelle politique industrielle a dû recevoir en Angleterre son principal développement systématique, sous l'active direction permanente d'une dictature aristocratique, naturellement plus propre qu'aucune dictature monarchique à la persévérante continuité d'habiles efforts partiels indispensable aux succès soutenu d'une telle conduite nationale, spécialement en vertu de l'intime solidarité antérieure qui liait directement les intérêts matériels et moraux de cette caste avec l'essor de plus en plus étendu des classes laborieuses placées sous son antique patronage. Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante prépondérance du point de vue purement temporel, les autres nations européennes ne devraient certes nullement regretter la supériorité provisoire que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la prospérité d'un peuple nécessairement unique, au risque d'entraver ensuite profondément tout son avenir social: soit en y prolongeant inévitablement la prépondérance du régime militaire et théologique, dangereusement incorporé dès-lors à son évolution industrielle; soit surtout en tendant à exercer sur lui-même une plus grande dépravation morale, par un plus libre ascendant continu d'une insatiable cupidité, et par une plus pernicieuse compression de toute généreuse sympathie nationale. Après avoir suffisamment caractérisé la haute importance systématique que, pendant cette troisième phase, la politique industrielle acquiert chez tous les peuples européens, il faut apprécier aussi le développement simultané de l'organisation intérieure correspondante. Dès l'origine de cette période, la prééminence spontanée de la vie industrielle devenait déjà très sensible parmi tous les rangs sociaux, par la prédilection croissante que manifestaient partout les hommes les plus actifs et les plus énergiques pour un mode d'existence qui s'adapte si bien à l'infinie variété des inclinations humaines. En sens inverse de la répartition primitive des professions, la carrière militaire tendit alors de plus en plus, surtout chez les classes inférieures, à devenir le refuge des natures les moins pourvues d'aptitude ou de persévérance. Pendant la seconde des quatre générations qui composent cette phase, le mémorable mouvement occasionné, en France, par les opérations de la banque de Law, vint hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au nouvel élément temporel, loin de lui être exclusivement propre, caractérisait désormais, avec non moins d'énergie, une caste dont le superbe dédain pour la vie industrielle ne prouvait plus réellement que son incurable aversion du travail régulier. Dès lors une expérience continue a de plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques, où la dictature temporelle avait dû être essentiellement monarchique, que, depuis son asservissement total envers la royauté, si peu honorablement subi dès le début de cette époque, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général, jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux et d'éducation morale qui lui avait encore conservé, sous la phase précédente, une haute utilité indirecte, à titre de type spontané, même après la cessation de sa principale activité militaire, devenue essentiellement perturbatrice: cet oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs ne pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par son active participation spéciale à la propagation ultérieure de la philosophie négative. Cette dégradation devait être alors nécessairement beaucoup moindre dans les pays protestans, et principalement en Angleterre, où, par la nature aristocratique de la dictature temporelle, la noblesse, activement incorporée au mouvement industriel, gardait une prépondérance politique susceptible de contrebalancer, et surtout de dissimuler, sa propre dégénération morale, sans que son véritable esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et quoiqu'il dût même être, à certains égards, plus altéré par une hypocrisie systématique, profondément inhérente, suivant nos explications antérieures, à son système général de gouvernement, bien plus habile, mais non moins rétrograde, que celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire à retarder spécialement une vraie réorganisation sociale, devait alors utilement influer sur une plus parfaite élaboration des mœurs industrielles, ailleurs dépourvues désormais de toute direction supérieure avant que leur développement spontané y pût être encore suffisamment avancé. Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance sociale, l'industrie moderne complétait aussi son organisation élémentaire par un double essor intérieur qu'il importe ici de caractériser sommairement. D'une part, on voit alors se développer partout le système de crédit public, que nous avons vu ébauché, sous la première phase, par les cités italiennes et même anséatiques, mais qui ne pouvait acquérir une haute importance que quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux états, intimement lié, d'abord comme moyen, et surtout ensuite comme but, à l'ensemble de la politique européenne. Quoiqu'un tel système, déjà établi en Hollande, et alors plus étendu encore en Angleterre, n'ait pu produire que de nos jours ses plus puissans effets, j'en devais cependant signaler ici la première extension décisive. Car, par la formation spontanée des grandes compagnies financières, il en est immédiatement résulté l'installation définitive de la classe des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle, en vertu de la généralité supérieure de ses vues habituelles, conformément au principe de classement posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il eût historiquement commencé l'évolution élémentaire, cet ordre de commerçans n'était point encore convenablement incorporé à l'ensemble de l'économie industrielle: aussi son avénement à la vraie situation générale convenable à sa nature, doit être regardé comme ayant procuré à un tel organisme un complément indispensable, puisque cet élément y est spécialement destiné à lier plus intimement tous les autres, par l'universalité spontanée de son action propre et directe, ainsi que je l'expliquerai directement au chapitre suivant. Sous un autre aspect, la constitution industrielle recevait en même temps un perfectionnement non moins fondamental, par un commencement de régularisation systématique des relations générales entre la science et l'industrie. Partis des points les plus opposés, l'un des plus lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus immédiates inspirations pratiques, ces deux élémens caractéristiques de l'état positif étaient déjà, vers la fin de la phase précédente, assez développés respectivement pour que le grand Colbert dût ébaucher directement l'organisation de l'évidente solidarité continue désormais manifestée par leur essor commun. Néanmoins, c'est surtout au XVIIIe siècle que cette connexité nécessaire, si longtemps bornée presque à l'art nautique et à l'art médical, devait s'étendre suffisamment, non-seulement au système entier des arts géométriques et mécaniques, mais aussi à celui, plus complexe et plus imparfait, des arts physiques et chimiques, qui en ont dès lors tant profité. Ces relations deviennent, dès cette époque, assez étendues et assez permanentes pour susciter spontanément une classe très remarquable, jusqu'ici peu nombreuse, quoique destinée à un grand essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement dits, spécialement apte au réglement journalier de ces rapports indispensables; sans que toutefois son vrai caractère intermédiaire ait pu être, même aujourd'hui, convenablement établi, faute des doctrines correspondantes, comme je l'ai abstraitement expliqué au second chapitre du premier volume de ce Traité. Son développement initial s'est alors opéré, surtout en France et en Angleterre, selon la nature propre à chacune des deux voies opposées respectivement suivies, dès l'origine, par l'ensemble de l'évolution industrielle: c'est-à-dire, d'après la prépondérance, d'un côté, d'une direction centrale, et, de l'autre, des tendances partielles; avec les avantages et les inconvéniens inhérens à chaque mode, l'un susceptible de mieux préparer à une véritable organisation finale du travail universel, l'autre faisant mieux ressortir les merveilles d'un libre instinct privé, seulement secondé par d'heureuses associations volontaires. Enfin, par une suite spontanée de son progrès intérieur, l'industrie moderne commence alors à manifester directement son grand caractère philosophique, jusque alors trop peu prononcé, quoique toujours appréciable à une scrupuleuse analyse historique; elle tend désormais à se présenter de plus en plus comme immédiatement destinée à réaliser l'action systématique de l'humanité sur le monde extérieur, d'après une suffisante connaissance des lois naturelles. Deux inventions capitales, d'abord celle de la machine à vapeur dès le début de cette troisième époque, et ensuite celle des aérostats vers sa fin, doivent être surtout signalées comme ayant spécialement concouru à l'universelle propagation d'une telle conception, l'une par ses puissans résultats actuels, et l'autre par les espérances, hardies mais légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble des diverses impressions de ce genre autorise pleinement à remarquer que, si, sous la seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément conduit à dévoiler hautement sa tendance anti-industrielle, ainsi que je l'ai expliqué, réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit industriel fut amené, non moins naturellement, à caractériser nettement la tendance anti-théologique qui lui appartient irrévocablement après un essor suffisant. Non-seulement, en effet, toute grande action volontaire de l'homme sur le monde suppose nécessairement la subordination réelle des phénomènes à des lois invariables, finalement incompatibles avec aucune véritable activité providentielle; d'où résulte une inévitable participation indirecte de l'essor industriel à l'influence irréligieuse de l'esprit vraiment scientifique, comme je l'ai tant établi dans les diverses parties de ce Traité. Mais, outre ce concours spontané, dont la popularité spéciale indique assez la haute portée sociale, il est clair que l'industrie, une fois convenablement développée, a son mode propre et direct de tendre à l'entière extinction des croyances théologiques quelconques, indépendamment de son efficacité continue contre la préoccupation dominante du salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge, aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en principe, toute intervention active de l'homme pour altérer à son profit l'économie naturelle du monde réel constitue nécessairement un injurieux attentat contre la perfection infinie de l'ordre divin. La nature propre du polythéisme lui fournissait directement de nombreux moyens spéciaux pour éluder suffisamment un tel antagonisme, comme je l'ai expliqué au cinquante-troisième chapitre. Au contraire, sous le monothéisme, l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel devait finalement développer ce fatal conflit, aussitôt que le caractère sacerdotal ne serait plus assez progressif pour contenir dignement les vicieuses inspirations de la théologie, et que l'essor industriel aurait acquis assez d'extension pour constituer, à cet égard, une opposition prononcée. Le monothéisme musulman était parvenu, presque dès sa naissance, à ce désastreux antagonisme, par cela même que, conservant la grande concentration politique propre au régime polythéique, il avait toujours été radicalement privé de cette heureuse division catholique qui faisait réellement la principale valeur sociale du régime monothéique. Quoique l'admirable organisation du catholicisme ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable collision jusqu'aux temps où, vu la décadence très avancée du système théologique, elle ne pouvait plus compromettre gravement l'évolution industrielle de l'élite de l'humanité, un tel ajournement devait, en sens inverse, rendre le conflit final plus profondément nuisible à l'esprit religieux, désormais devenu de plus en plus, pendant cette troisième phase, directement incompatible, même aux yeux les moins clairvoyans, avec une large extension de l'action rationnelle de l'homme sur la nature. C'est ainsi que cette phase vraiment extrême dans l'évolution préliminaire de la société moderne, aussi bien pour la progression positive que pour la progression négative, a graduellement amené l'élément industriel à se trouver dès-lors involontairement constitué en hostilité radicale et continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les divers pouvoirs, théologiques et militaires, dont la tutélaire prépondérance avait été longtemps indispensable à son essor initial: d'où résulte, en général, que tout le développement préparatoire dont il était susceptible sous le régime ancien était désormais essentiellement accompli; et que, par conséquent, sa tendance ultérieure devait être spontanément dirigée vers une entière réorganisation politique. On voit donc, en résumé, comment, à cette époque, l'influence mentale, directe quoique accessoire, propre au mouvement industriel, a instinctivement secondé, par une action spéciale éminemment populaire, l'ébranlement décisif alors immédiatement dirigé contre l'ensemble de la philosophie théologique. Telle est enfin, la saine appréciation historique des divers caractères successifs de l'évolution industrielle pendant les trois phases essentielles de la civilisation moderne. Après son origine, au moyen-âge, sous la tutelle catholique et féodale, ce grand mouvement temporel a dû suivre, dans sa première phase, une marche purement spontanée, seulement secondée par d'heureuses alliances naturelles avec les divers pouvoirs anciens; il a été, durant la seconde phase, systématiquement assujéti, par les différens gouvernemens européens, à d'actifs encouragemens continus, comme moyen fondamental de suprématie politique; pendant la phase suivante, il a été finalement érigé en but permanent de la politique européenne, qui partout a mis la guerre à son service régulier: son essor social, de plus en plus prépondérant, a été ainsi conduit graduellement à ne pouvoir plus avancer autrement que par l'avénement final du système politique correspondant. Quoique cette tendance extrême ne doive être appréciée que dans la leçon suivante, il convenait cependant d'en indiquer ici la filiation nécessaire, afin que les bons esprits puissent déjà sentir pleinement l'intime réalité de la nouvelle philosophie politique que je m'efforce de fonder. Rattachant ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux de l'histoire moderne, de manière à montrer chaque phase comme naissant de la précédente et produisant la suivante, notre élaboration actuelle complète, par une explication décisive, la liaison fondamentale précédemment établie entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne, par l'intermédiaire de l'évolution transitoire propre au moyen-âge; instituant dès-lors une indissoluble solidarité effective entre tous les divers degrés du développement humain, dont on pourra désormais concevoir nettement la parfaite continuité, en remontant aisément des moindres phénomènes actuels aux actes les plus antiques de la sociabilité humaine. Il nous reste maintenant à accomplir, mais beaucoup plus sommairement, une équivalente appréciation pour le triple mouvement intellectuel, esthétique, scientifique, et philosophique, qui préparait simultanément une réorganisation spirituelle susceptible de fournir ultérieurement une base rationnelle à la réorganisation temporelle dont nous venons d'examiner la préparation élémentaire. Outre les fausses notions qu'une irrationnelle analyse historique y avait multiplié davantage, cette première élaboration organique devait nous offrir des difficultés plus complexes et exiger des explications plus étendues, en vertu de l'importance prépondérante de l'évolution industrielle, sur laquelle devait reposer nécessairement la constitution propre de la société moderne; tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint à une classe très limitée, n'y a pu, au contraire, exercer encore qu'une simple influence modificatrice, destinée seulement à devenir active et principale dans un prochain avenir. Chacune de ces trois évolutions partielles ne doit d'ailleurs, par la nature de notre opération dynamique, être ici nullement considérée quant à son histoire spéciale, quelque profond intérêt qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son aspect social, où son action immédiate ne se présente jusqu'à présent que comme purement accessoire, et n'acquiert vraiment d'importance majeure qu'à raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait envers l'évolution principale, il nous suffira donc, pour chaque élément spirituel, d'apprécier successivement, d'abord sa première émanation historique sous la tutelle du régime propre au moyen-âge, ensuite son vrai caractère essentiel relativement à la société moderne, et enfin sa marche graduelle pendant les trois phases que nous avons établies depuis le XIVe siècle. D'après l'ordre fondamental expliqué au début de ce chapitre, nous devons commencer ce travail complémentaire par l'examen sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée, à tous égards, de l'évolution industrielle. Les facultés esthétiques étant, par leur nature, essentiellement destinées à l'idéale représentation sympathique des divers sentimens qui caractérisent la nature humaine, personnelle, domestique, ou sociale, leur essor spécial, quelque ascendant qu'on lui suppose, ne saurait jamais suffire à définir réellement la civilisation correspondante. Quoique la sociabilité moderne leur réserve nécessairement une activité et une extension très supérieures à celles que pouvaient permettre les phases sociales antérieures, comme je l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires, il est clair néanmoins que leur énergique manifestation a dû toujours être indistinctement mêlée aux situations quelconques de l'humanité, sous l'unique condition indispensable que l'état respectif fût à la fois assez prononcé et assez stable. Aussi est-ce la seule, parmi les différentes évolutions élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui puisse être envisagée comme pleinement commune à la société militaire et théologique ainsi qu'à la société industrielle et positive: d'où résulte évidemment un nouveau motif spécial pour que nous devions ici moins appliquer notre analyse historique à un tel élément général qu'à ceux qui constituent directement les vrais caractères distinctifs de la civilisation moderne, où nous devons seulement apprécier le mode fondamental d'incorporation de l'élément esthétique, et les nouvelles propriétés qu'il y a naturellement développées. D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente que les beaux-arts doivent spontanément trouver dans tous les âges de l'humanité, on conçoit d'abord, relativement à la première des trois questions posées ci-dessus, combien il serait impossible, en principe, que leur essor ne se fût point fait jour dans un état social aussi fortement prononcé que celui du moyen-âge, où il importe maintenant de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution esthétique des sociétés modernes. Or, il est aisé de reconnaître, à tous égards, que, si le régime féodal et catholique avait pu comporter une stabilité suffisante, il était, par sa nature, beaucoup plus favorable à un tel développement qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les mœurs féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens d'indépendance personnelle une énergie habituelle jusque alors inconnue: en même temps, la vie domestique y avait été surtout communément embellie et étendue, fort au-delà de ce qui avait été possible chez les anciens, principalement en vertu des heureux changemens survenus dans la condition des femmes: enfin, l'activité collective, quand elle y put être convenablement exercée, y devait certes constituer une source non moins puissante d'inspirations poétiques et artistiques, d'après le nouvel attrait moral que devait offrir le grand système de guerres défensives propre à cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident que tous ces éminens attributs n'étaient nullement accidentels, et qu'ils résultaient alors nécessairement de la situation féodale régularisée par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de la division fondamentale des deux pouvoirs, qui constituait le principal caractère politique d'un tel état social, suivant nos explications antérieures. Quant à l'influence particulière du catholicisme, elle se marque, à cet égard, d'une manière encore moins contestable: soit par le degré initial d'activité spéculative que nous l'avons vu développer directement chez toutes les classes, et qui devait y permettre à l'action esthétique une universalité jusque alors impossible; soit par la destination permanente que son culte fournissait immédiatement à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps de nombreuses cathédrales en autant de véritables musées, où la musique, la peinture, la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément une heureuse consécration; soit enfin par les ressources si variées de son organisation intérieure pour offrir de puissans moyens continus d'encouragement individuel. Toutefois, il faut reconnaître, sous ce rapport, que ces importantes propriétés étaient surtout inhérentes à l'admirable perfection de la constitution catholique, socialement envisagée, abstraction faite de la philosophie théologique qui lui servait inévitablement de base rationnelle, et dont l'influence a tant neutralisé, comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances propres à un tel organisme. Car, malgré l'aptitude spéciale que nous reconnaîtrons bientôt au monothéisme pour favoriser spontanément le premier essor scientifique des modernes, il n'en pouvait être nullement ainsi relativement à l'essor esthétique, qui devait être certes peu compatible avec le caractère à la fois vague, abstrait et inflexible, des croyances monothéiques: cette antipathie, d'ailleurs peu contestée aujourd'hui, a été d'avance suffisamment appréciée par contraste, en expliquant, au cinquante-troisième chapitre, les éminentes propriétés esthétiques du polythéisme, directement émanées, au contraire, de la doctrine elle-même, bien plus que du régime correspondant. Mais cette opposition naturelle n'a pu, en réalité, longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des beaux-arts, si puissamment stimulé par l'ensemble de la situation sociale; elle y a seulement nécessité une mémorable inconséquence habituelle, avidement accueillie des croyans même les plus timorés, en conduisant le génie esthétique à consacrer, par une sorte de foi idéale, la perpétuité fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain, soit scandinave, soit arabe. Quoique, par l'indispensable doctrine des êtres surnaturels intermédiaires, le monothéisme chrétien, presque autant que le monothéisme musulman, se prêtât aisément à un tel expédient poétique, il est néanmoins incontestable que cette inévitable incohérence a dû constituer, chez les modernes, l'une des principales causes de la moindre énergie des impressions esthétiques, d'abord tant que les doctrines religieuses y ont conservé un véritable ascendant, et même ensuite, quand les esprits avancés y ont été presque aussi affranchis du monothéisme que du polythéisme. Ce conflit fondamental se fera nécessairement toujours sentir, à un degré quelconque, surtout chez les classes auxquelles les beaux-arts sont plus spécialement destinés, jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains, où l'évolution esthétique pourra directement reposer sur la propagation familière d'une philosophie pleinement positive, comme je l'expliquerai en terminant ce volume. Mais on a trop confondu la tendance réelle de cet antagonisme logique à neutraliser les grands effets esthétiques, avec une chimérique opposition à l'essor des beaux-arts, et surtout avec une prétendue infériorité de ceux qui les ont si heureusement cultivés sous une telle influence permanente. Stimulée par l'ensemble des causes essentielles que nous venons d'apprécier, l'évolution esthétique dut se manifester, au moyen-âge, aussitôt que la situation sociale put commencer à le permettre, c'est-à-dire quand l'organisme catholique et féodal fut enfin suffisamment parvenu à sa constitution propre: l'avénement universel de la chevalerie en marque naturellement l'époque initiale, par l'heureuse excitation nouvelle qui en devait spécialement résulter; mais c'est nécessairement aux croisades que se rapporte son principal développement, ainsi directement alimenté, pendant deux siècles, par ce noble essor collectif de l'énergie européenne. Tous les témoignages historiques constatent de la manière la plus décisive, l'unanime empressement que montrèrent alors, avec une naïveté si expressive, les diverses classes quelconques de la société européenne pour un genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce doux privilége de charmer presque également les esprits les plus opposés, soit en offrant aux uns l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible portée de leur entendement, soit en présentant aux autres la plus salutaire diversion qui puisse procurer un repos sans apathie. Ces dispositions favorables étaient même tellement inspirées par la nature d'un régime irrationnellement qualifié de ténébreux, qu'elles furent, en général, plus fortement prononcées là où ce régime avait pu se réaliser plus complétement, c'est-à-dire en France et en Angleterre, où l'essor naissant des beaux-arts excita longtemps une admiration bien supérieure, soit en énergie, soit en universalité, à l'ardeur tant célébrée de quelques rares populations antiques pour les chefs-d'œuvre correspondans. Quelle que dût être bientôt, à cet égard, l'éclatante prépondérance de l'Italie, on doit, en effet, remarquer, comme Dante l'a noblement proclamé, que sa première évolution esthétique fut d'abord précédée et préparée, au moyen-âge, par celle de la France méridionale: or, cette incontestable diversité historique me semble devoir être surtout attribuée à la moindre consistance de l'ordre féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement favorable que le catholicisme y devait exercer sur le développement initial des beaux-arts. Cet essor spontané dut être longtemps entravé par une lente et difficile opération préliminaire, dont l'indispensable accomplissement devait précéder, de toute nécessité, l'élan direct du génie poétique: on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration fondamentale des langues modernes, où l'on doit voir, à mon gré, une première intervention universelle des facultés esthétiques. Quoique un tel préambule ne pût laisser, à cet égard, de résultats immédiats, leur absence effective n'indique certainement pas la stérilité radicale des efforts primitifs longtemps consumés ainsi en travaux purement préparatoires, mais d'une importance capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure, qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de ces premiers germes nécessaires. Les langues résultent surtout, comme on sait, d'une lente élaboration populaire, où se manifestent toujours profondément les divers caractères essentiels de la civilisation correspondante: cela est surtout évident quant aux langues modernes, où la prédominance croissante de la vie industrielle et l'ascendant graduel d'une rationnalité positive sont si fidèlement prononcés. Mais cette origine vulgaire n'empêche nullement le concours nécessaire de l'influence plus régulière spontanément émanée des esprits d'élite, et sans laquelle un tel travail universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni même la cohérence indispensables à sa destination finale. Or, dans cette intervention permanente du génie spécial pour la sanction et la révision de l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que celle-ci est suffisamment avancée, il importe de reconnaître, en général, que, malgré l'inévitable participation simultanée de nos divers modes quelconques d'activité mentale, l'opération dépend surtout, par sa nature, des facultés esthétiques proprement dites, comme étant à la fois les moins inertes chez la plupart des intelligences, et celles dont l'exercice exige davantage le perfectionnement de la langue commune. Cette propriété nécessaire devient encore plus évidente quand il s'agit, non de la création spontanée d'une langue originale, mais de la transformation radicale d'un langage antérieur, par suite d'un nouvel état social. Quelque activité que le génie philosophique et le génie scientifique aient pu manifester au moyen-âge, comme nous l'apprécierons bientôt, ils y ont assurément fort peu contribué l'un et l'autre à la fondation générale des langues modernes. Malgré les avantages essentiels que chacun d'eux a ultérieurement retirés de la supériorité logique propre aux nouveaux idiomes, le long usage que tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement cessé d'être vulgaire, confirme assez leur répugnance et leur inaptitude naturelles à diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc à des facultés moins abstraites, moins générales et moins éminentes, mais aussi plus intimes, plus populaires et plus actives, que devait nécessairement appartenir cette indispensable opération. Essentiellement destiné à la représentation universelle et énergique des pensées et des affections inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le génie esthétique n'a pu convenablement parler une langue morte, ni même étrangère, quelque facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à cet égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc aisément comment son activité spéciale a dû être, au moyen-âge, si longtemps occupée surtout d'accélérer et de régulariser la formation spontanée des langues modernes, qui doit être principalement rapportée aux efforts assidus de ces mêmes facultés auxquelles une superficielle appréciation attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps même où elles posaient ainsi les fondemens généraux des monumens les plus caractéristiques de notre sociabilité européenne. Le retard inévitable qui en devait résulter pour l'essor direct des productions esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement que l'art poétique proprement dit, et accessoirement l'art musical: mais les trois autres beaux-arts devaient aussi en être indirectement entravés, quoique à un degré beaucoup moindre, d'après leurs relations fondamentales avec l'art le plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre; ce qui explique essentiellement les principaux modes historiques de l'évolution esthétique propre au moyen-âge. En considérant directement la mémorable spontanéité d'une telle évolution, on ne saurait méconnaître la réalité de notre explication générale sur son émanation nécessaire du milieu social correspondant. On doit taxer, sans doute, d'irrationnelle exagération les reproches ordinaires sur l'entier abandon des ouvrages anciens, dont la lecture assidue, au moins quant aux auteurs romains, ne pouvait certainement cesser en un temps où le latin constituait encore le langage spécial de la principale hiérarchie européenne. Toutefois, il est certain que les plus beaux siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard, après la première ébauche des langues modernes, une heureuse désuétude naturelle, sauf les besoins permanens du clergé, en vertu d'un instinct confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution esthétique avec l'admiration trop exclusive des chefs-d'œuvre relatifs à un système de sociabilité dès lors à jamais éteint. Quels que fussent alors, sous le rapport du goût, les inconvéniens réels d'une semblable disposition, elle présentait d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de mieux garantir l'originalité et la popularité de cet essor naissant. Il faut d'ailleurs noter qu'une telle tendance était, au moyen-âge, intimement liée au préjugé universel, si justement établi par le catholicisme, sur la prééminence fondamentale du nouvel état social comparé à l'ancien. Cette relation naturelle a même ultérieurement contribué, en sens inverse, à la résurrection de la littérature ancienne, où tant d'esprits cultivés cherchaient, à leur insu, une sorte de protestation indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif. Quoi qu'il en soit, la spontanéité primitive d'une telle évolution esthétique avait certainement besoin d'être consolidée par son entière indépendance de celle qu'avait inspirée une tout autre situation sociale. C'est ainsi, par exemple, que, d'après le trop grand ascendant que devait spécialement conserver, en Italie, l'imitation des monumens romains, cette belle partie de la république européenne, longtemps si supérieure aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a point offert, au moyen-âge, la même prépondérance relativement à l'architecture, dont le principal essor caractéristique dut alors s'accomplir chez des populations où les influences catholiques et féodales avaient plus exclusivement prévalu; ce qui permettait d'y ériger des édifices plus profondément adaptés à l'ensemble de la civilisation dont ils étaient destinés à éterniser, sous la forme la plus sensible, l'imposant souvenir. En tous genres, l'intime spontanéité de cette mémorable évolution initiale n'est pas moins marquée par l'originalité de ses productions et par leur naïve conformité avec la situation sociale correspondante que par l'indépendance de sa marche affranchie de toute imitation servile. On le voit surtout pour l'essor poétique, alors si directement consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique idéale, des mœurs chevaleresques, et, d'une autre part, à l'heureuse indication de la prépondérance caractéristique qu'obtenait de plus en plus la vie domestique dans le système habituel de l'existence moderne. Sous l'un et l'autre aspect, il faut principalement remarquer, à cette époque, l'ébauche primordiale d'un genre de compositions essentiellement inconnu à l'antiquité, parce qu'il se rapporte éminemment à la vie privée, si peu développée chez les anciens, et que la vie publique n'y intervient qu'en vertu de sa réaction nécessaire sur celle-ci. Cette sorte d'épopée domestique, ultérieurement destinée à de si admirables progrès, comme je l'indiquerai ci-dessous, et qui constitue certainement la nouvelle espèce de productions la mieux adaptée jusqu'ici à la nature propre de la civilisation moderne, remonte évidemment jusqu'à cette évolution initiale, dont une servile admiration de l'antique littérature a fait trop oublier ensuite les ingénieux essais originaux: la dénomination vulgaire, malgré son impropriété actuelle, conserve directement le souvenir continu de cette incontestable filiation historique. Tel est l'ensemble d'explications préliminaires qui indique l'état social du moyen-âge comme constituant, à tous égards, le berceau nécessaire de la grande évolution esthétique des sociétés modernes. Si les éminens attributs qui caractérisent, sous ce rapport, cette mémorable situation, n'ont pu être, en réalité, assez développés pour que leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui une discussion approfondie, cela tient surtout à la nature essentiellement transitoire qui, d'après nos démonstrations antérieures, devait nécessairement distinguer ce degré de la progression humaine. L'essor esthétique ne suppose pas seulement un état social assez fortement caractérisé pour comporter une idéalisation énergique: il demande, en outre, que cet état quelconque soit assez stable pour permettre spontanément, entre l'interprète et le spectateur, cette intime harmonie préalable sans laquelle l'action des beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales, naturellement réunies chez les anciens, n'ont jamais pu l'être depuis à un degré suffisant, même au moyen-âge, et ne pourront retrouver leur concours normal que sous l'ascendant ultérieur de la régénération positive réservée à notre siècle, comme je l'indiquerai spécialement à la fin de ce dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement reconnu que le moyen-âge constitue, à tous égards, une immense transition, qui, sous les divers aspects principaux, n'est pas encore totalement terminée; et c'est là seulement qu'il faut chercher la véritable explication historique de l'incontestable disproportion générale qui se fait alors si déplorablement sentir entre les faibles résultats permanens de l'essor esthétique et l'énergie de son activité originale, si bien secondée par un empressement universel. Cette mémorable anomalie est irrationnellement appréciée dans les deux écoles opposées qui se disputent aujourd'hui l'empire des beaux-arts: les uns n'y ayant vu qu'un chimérique témoignage d'un inexplicable décroissement des facultés esthétiques de l'humanité; les autres l'ayant exclusivement attribuée à la servile imitation ultérieure des chefs-d'œuvre de l'antiquité. Quoique cette dernière considération ne soit pas aussi vaine que la première, on y prend cependant un effet pour une cause, et surtout on y accorde une importance fort exagérée à une influence purement secondaire: car, si la situation catholique et féodale avait pu et dû comporter une véritable stabilité, comparable à celle de l'ordre grec ou romain, sa prépondérance spontanée eût aisément contenu l'espèce de rétrogradation esthétique que tendit à produire ensuite une prédilection trop exclusive pour les modèles antiques. Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation sociale qui caractérise l'art moderne, et qui a tant neutralisé jusqu'ici l'universalité nécessaire de son influence continue, après sa première évolution si ferme, si originale, et si populaire, au moyen-âge, doit être directement cherchée dans l'inévitable instabilité de l'état social correspondant, suscitant toujours de nouvelles transitions successives. Une profonde et persévérante élaboration esthétique était certainement impossible chez des populations où chaque siècle, et quelquefois même chaque génération, modifiait assez notablement la sociabilité antérieure pour que chaque situation déterminée eût déjà essentiellement cessé avant que le poète ou l'artiste eussent pu y contracter suffisamment l'intime pénétration spontanée indispensable à l'action des beaux-arts. C'est ainsi, par exemple, que l'esprit des croisades, si favorable à la plus puissante poésie, avait irrévocablement disparu quand les langues modernes ont pu être assez formées pour en permettre la pleine idéalisation: tandis que, chez les anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait été tellement durable, que le génie esthétique pouvait ressentir et retrouver, après plusieurs siècles, des passions et des affections populaires essentiellement identiques à celles dont il voulait retracer l'empire antérieur. L'avenir seul pourra replacer l'humanité, et d'une manière même bien supérieure, dans ces conditions normales de stabilité active, sans lesquelles l'action des beaux-arts ne saurait obtenir l'entière efficacité sociale convenable à sa nature. Quoique forcé de me borner ici à l'indication sommaire de ces diverses explications, j'espère en avoir assez caractérisé l'esprit général, d'ailleurs pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, pour que le lecteur, suffisamment préparé, puisse utilement prolonger l'application spéciale de ce principe historique, qui montre l'état social du moyen-âge comme étant à la fois la source nécessaire, soit de l'ensemble du développement esthétique propre à la civilisation moderne, soit des imperfections caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer aucune diminution réelle des facultés esthétiques de l'humanité, et en tendant, au contraire, à faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé tant d'admirables résultats, ainsi que je l'avais signalé d'avance au cinquante-septième chapitre. Afin de faciliter davantage cette élaboration ultérieure, je crois devoir ici distinctement indiquer la division rationnelle que j'ai toujours spontanément suivie, dans ce volume et dans le précédent, pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui, spécialement vérifiée ci-dessus quant à l'évolution industrielle, n'est pas moins convenable envers l'évolution esthétique, ou relativement à toute autre préparation essentielle, soit positive, soit même négative, de la civilisation moderne. Elle consiste, en comprenant le moyen-âge proprement dit entre le début du Ve siècle et la fin du XIIIe, comme je l'ai suffisamment démontré, à partager cette mémorable transition de neuf siècles en trois phases naturelles, qui se trouvent être à peu près de même durée: la première, se terminant avec le VIIe siècle, représente l'établissement fondamental, contenant, d'une manière très-confuse mais appréciable, tous les véritables germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs; la seconde, prolongée jusqu'à la fin du Xe siècle, correspond à l'essor graduel de la constitution catholique et féodale, extérieurement caractérisé par le premier grand système de guerres défensives, dirigé surtout, d'après nos explications antérieures, contre les sauvages polythéistes du nord; enfin la troisième, directement relative à la plus grande splendeur de cet organisme transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme occidental contre l'invasion, alors seule redoutable, du monothéisme oriental; opération vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable dissolution spontanée d'un système désormais privé de sa destination fondamentale, et de l'évolution simultanée des nouveaux élémens sociaux, secrètement élaborés sous sa tutélaire prépondérance européenne. Dans la série industrielle, nous avons vu ces trois phases successives présenter naturellement, l'une l'universelle substitution préalable du servage à l'esclavage, l'autre l'émancipation personnelle des classes urbaines, et la dernière le premier élan industriel des villes, accompagné de l'entière abolition de la servitude rurale: dans la série esthétique, nous venons d'y reconnaître, avec non moins d'évidence, d'abord l'ébauche primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à renouveler l'action générale des facultés esthétiques, ensuite leur indispensable application préliminaire à la formation des langues modernes, et enfin leur développement direct, suivant la nature propre de la civilisation correspondante; tous les autres aspects quelconques du mouvement humain donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications équivalentes, que je dois maintenant me dispenser de spécifier formellement. Leur concours nécessaire conduit spontanément à concevoir l'admirable règne de l'incomparable Charlemagne, placé près du milieu de la seconde phase, presque équidistant des deux termes extrêmes, qui rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution ancienne, l'autre à l'évolution moderne, comme l'époque la plus décisive, où l'esprit du régime transitoire commence à manifester pleinement ses différens attributs essentiels, et où les divers élémens principaux de la civilisation ultérieure reçoivent aussi, à tous égards, la plus heureuse stimulation initiale. Quoique un tel classement des temps ait toujours implicitement dirigé mon appréciation historique du moyen-âge, la nature éminemment abstraite de notre élaboration dynamique ne me permettait point de le faire directement présider à son accomplissement, qui eût alors exigé des explications concrètes incompatibles avec les limites et la destination de cet ouvrage. J'ai cru cependant devoir en indiquer finalement la conception explicite, à l'usage des philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer ma théorie fondamentale à l'étude spéciale et méthodique de cette grande transition, dont le cours graduel offre ainsi spontanément, sans aucune vaine préoccupation systématique, une distribution ternaire, analogue, sauf la durée, à celle que nous avons toujours reconnue, d'abord pour les principaux états de l'ensemble du développement humain, ensuite pour les modes successifs de l'évolution ancienne, et enfin pour les degrés consécutifs propres à l'évolution moderne: ce qui présente partout à l'esprit des intervalles susceptibles de permettre l'essor habituel des considérations générales, indispensable à l'efficacité sociale de notre philosophie historique, qui n'est point destinée, je ne saurais trop le rappeler, à un stérile étalage académique, mais à fournir réellement une base rationnelle à l'active coordination des efforts directement relatifs à la régénération finale de l'humanité. Après avoir suffisamment expliqué comment l'essor esthétique des sociétés modernes est naturellement émané de l'état social constitué au moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde partie générale d'un tel examen, en appréciant les principaux caractères propres au nouvel élément ainsi introduit dans le système de notre civilisation, et sa situation nécessaire envers les anciens pouvoirs à l'époque initiale du XIVe siècle. Ces deux déterminations connexes ne peuvent, en effet, résulter que de l'influence prépondérante des causes ci-dessus signalées, combinée avec l'extension naissante de la vie industrielle, qui tendait dès-lors à changer le mode primitif de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout qu'à saisir la relation fondamentale de cette modification décisive avec l'ensemble du mouvement déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions catholiques et féodales. L'intime affinité mutuelle que témoigne toute l'histoire moderne entre l'essor industriel et l'essor esthétique, a pour principe évident, suivant la théorie hiérarchique indiquée au préambule de ce chapitre, la double tendance nécessaire de l'évolution industrielle à développer spontanément, jusque chez les dernières classes, un premier degré habituel d'activité mentale, sans lequel l'action des beaux-arts ne saurait être comprise, et en même temps l'aisance et la sécurité qui peuvent seules disposer à goûter convenablement les nobles jouissances correspondantes. Dans la marche naturelle de l'éducation humaine, individuelle ou collective, l'exercice intellectuel est d'abord déterminé communément par l'impulsion pratique des besoins les plus grossiers mais les plus urgens, dont la satisfaction suffisante permet ensuite l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés esthétiques. Celles-ci, d'après le doux mélange de pensées et d'émotions qui les caractérise si exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême imperfection de notre économie cérébrale, les seules facultés mentales assez prononcées, chez la plupart des hommes, pour que leur activité régulière puisse devenir une source de véritables jouissances; tandis que les facultés scientifiques ou philosophiques, plus éminentes encore, mais beaucoup moins développées, ne déterminent le plus souvent, comme on sait, qu'une fatigue bientôt insupportable, excepté chez le très petit nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation abstraite. Il est donc aisé de concevoir l'office fondamental de l'essor esthétique, constituant la transition normale de la vie active à la vie spéculative. Par une appréciation plus précise, cet essor intermédiaire me semble devoir essentiellement caractériser le degré habituel d'exercice mental auquel s'arrêterait communément l'humanité si, d'après un milieu plus favorable, ou en vertu d'une organisation moins exigeante, elle était affranchie des obligations continues relatives aux besoins physiques: comme l'indique assez la tendance commune des situations sociales les moins éloignées d'une telle supposition idéale. Quoi qu'il en soit, la relation élémentaire de la vie esthétique à la vie pratique est certainement devenue beaucoup plus directe, plus complète, et surtout plus universelle, depuis la substitution graduelle de l'existence industrielle à l'existence militaire, suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage et la guerre ont caractérisé l'économie sociale, il est clair que les beaux-arts ne pouvaient réellement acquérir une profonde popularité, et ne devaient être ordinairement goûtés, même parmi les hommes libres, que chez les classes supérieures: le seul cas différent, beaucoup trop vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement qu'à une médiocre partie de la population grecque, qu'un ensemble de circonstances locales et sociales, éminemment exceptionnel sans être aucunement arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué, à cette heureuse anomalie: partout ailleurs, chez les sociétés guerrières de l'antiquité, il n'y avait de vraiment populaires que les jeux sanglans qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir de leur activité chérie. Il est clair, au contraire, que l'évolution industrielle propre à la fin du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce rapport, la salutaire influence des mœurs catholiques et féodales, en tendant à faire habituellement pénétrer, jusque chez les plus humbles familles, les dispositions élémentaires les plus favorables à l'action des beaux-arts, dont les productions devaient désormais s'adresser à un public à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup mieux préparé. C'est ainsi que le génie esthétique, destiné surtout aux masses, et qui s'amoindrit, de toute nécessité, dans les sphères privilégiées, a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une manière bien plus intime qu'il ne pouvait l'être ordinairement à celle de l'antiquité, où, même sous l'accueil le plus favorable, il était presque toujours traité comme un élément essentiellement étranger à l'ensemble de la constitution sociale. Si cette connexité plus profonde n'a pas été encore suffisamment manifestée, il faut l'attribuer à l'état purement rudimentaire de tout ce qui concerne l'organisme moderne, où l'absence totale de systématisation rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à tous égards, les propriétés les plus caractéristiques. Considérée maintenant en sens inverse, cette relation élémentaire entre l'essor esthétique et l'essor industriel se présente surtout comme heureusement destinée à constituer, chez les modernes, le plus puissant correctif naturel de ce déplorable rétrécissement, à la fois mental et moral, que tend à produire communément l'exorbitante prépondérance de l'activité industrielle dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce rapport fondamental, l'éducation esthétique commence spontanément, avec la plus universelle efficacité, ce que l'éducation scientifique et philosophique peut seule convenablement achever; de manière à pouvoir un jour, sous l'influence d'une sage régularisation, avantageusement combler la grave lacune qui résulte provisoirement, à cet égard, de l'inévitable désuétude des usages religieux, quant à la continuelle diversion intellectuelle qu'exige incontestablement, à un certain degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer en une stupide et égoïste préoccupation. Dans les diverses parties principales de la grande république européenne constituée au moyen-âge, l'évolution esthétique, suivant toujours de près l'évolution industrielle, a plus ou moins tendu à en tempérer les dangers essentiels, en développant partout une activité mentale plus générale et plus désintéressée que celle qu'exigeaient les travaux journaliers, et en sollicitant directement, suivant son heureuse nature, l'exercice simultané des affections les plus bienveillantes, par des jouissances d'autant plus vives qu'elles sont plus unanimes. Quelles que soient, à cet égard, les éminentes propriétés de l'évolution scientifique ou philosophique, elle aura constamment, auprès des masses, une efficacité beaucoup moindre, en vertu de son intensité et surtout de sa popularité très inférieures, même après les plus grandes améliorations que doive ultérieurement recevoir le système général de l'éducation humaine, individuelle ou sociale. À la vérité, des philosophes peu sensibles aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une manière très spécieuse, principalement au sujet de l'Italie, le développement excessif de la vie esthétique de tendre à entraver la progression sociale en inspirant trop d'attachement à des jouissances momentanément incompatibles avec une indispensable agitation politique. Mais, excepté les anomalies individuelles, où la préoccupation esthétique peut, en effet, être quelquefois poussée jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale et morale, il est clair que, dans les cas réels, son influence sur l'ensemble des populations, lors même qu'elle a dû sembler exagérée, n'a contribué le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance bien plus dangereuse de la vie matérielle, et à y entretenir une certaine ardeur spéculative, susceptible de recevoir un jour une plus importante destination. Enfin, sous un aspect plus spécial, on doit évidemment regarder le développement des beaux-arts comme ayant même été, à beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement technique des opérations industrielles, qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les améliorations habituelles dont elles sont réellement susceptibles, chez les nations où le sentiment d'une perfection idéale n'est pas, en tout genre, suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible quant aux arts nombreux qui se rapportent à la forme extérieure, et qui, à ce titre, se rattachent nécessairement à l'architecture, à la sculpture, et même à la peinture, par une foule de nuances intermédiaires, constituant une gradation presque insensible, où il devient quelquefois impossible d'assigner une exacte séparation entre le point de vue vraiment esthétique et le point de vue purement industriel. L'expérience universelle a tellement constaté, sous ce rapport, la supériorité technique des populations améliorées par les beaux-arts, que cette considération est souvent devenue l'un des principaux motifs des gouvernemens modernes pour encourager directement la propagation de l'éducation esthétique, alors justement envisagée comme une puissante garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile concurrence commerciale des différens peuples européens. Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est donc évident que la prépondérance naissante de la vie industrielle à la fin du moyen-âge, bien loin d'être défavorable à l'évolution esthétique déjà déterminée par l'ensemble de la situation antérieure, tendait, au contraire, à lui procurer finalement une popularité et une consistance qu'elle n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en la rattachant désormais, de la manière la plus intime, au progrès de l'existence moderne. Toutefois, pendant les cinq siècles qui nous séparent du moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement influer, d'une manière indirecte, sur le caractère vague et indécis précédemment attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité et accélérant la décadence du régime sous lequel il avait dû surgir. Si l'état catholique et féodal avait pu persister réellement, il n'est pas douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des douzième et treizième siècles aurait acquis, par son éminente homogénéité, une importance et une profondeur bien supérieures à tout ce qui a pu exister depuis, surtout quant à l'efficacité populaire, vrai critérium des beaux-arts. Par la transition rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir dans le cours de cette grande période révolutionnaire, et à laquelle la progression industrielle a si puissamment concouru, le génie esthétique a nécessairement manqué de direction générale et de destination sociale. Entre l'ancienne sociabilité expirante, et la nouvelle trop peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement sentir ni ce qu'il devait surtout idéaliser, ni sur quelles sympathies universelles il devait principalement reposer. Telle est, au fond, la cause progressive de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici caractérisé l'art moderne, comme l'industrie, et comme la science aussi, faute d'une généralité réellement prépondérante. Bien loin d'être dégénéré, le génie esthétique est certainement devenu plus étendu, plus varié, et plus complet même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité: mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques, son efficacité devait être alors beaucoup moindre, dans un milieu social qui n'a pu encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables à son libre essor. Obligé de reproduire les émotions religieuses pendant que la foi s'éteignait, et de représenter les mœurs guerrières à des populations de plus en plus livrées à une activité pacifique, sa situation radicalement contradictoire a dû non-seulement nuire à la réalité fondamentale de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses propres impressions intérieures, jusqu'aux temps encore lointains où la régénération finale de l'humanité viendra lui offrir le milieu le plus favorable à son plein développement, par suite d'une homogénéité et d'une stabilité qui n'ont pu jamais exister au même degré, comme je l'indiquerai plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi privé nécessairement, pendant la grande transition que nous étudions, de toute vraie direction philosophique, et dépourvu de toute large destination sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement animé que par l'instinct fondamental qui pousse involontairement à une activité continue les plus énergiques facultés de notre intelligence: les organisations éminemment esthétiques ont dû alors, comme on dit aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art lui-même; ou, suivant le langage, plus humble mais équivalent, employé par le grand Corneille, ne se proposer habituellement d'autre but réel que de divertir le public. Néanmoins, malgré cet inévitable isolement provisoire, en considérant de plus près l'ensemble de cette évolution esthétique, on y peut discerner presque toujours, depuis son origine jusqu'à présent, une certaine tendance sociale plus ou moins prononcée; mais elle est purement critique, et par suite peu compatible avec l'éminente nature d'un tel développement, où la négation ne peut jamais avoir qu'une importance fort accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne a pris communément une part directe à notre mouvement social. On conçoit, en effet, que, dans la double progression, à la fois négative et positive, qui devait constituer ce mouvement préliminaire, le premier aspect, seul suffisamment appréciable, pouvait seul convenir aux beaux-arts, quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent trouver; tandis que le second, à peine saisissable aujourd'hui à la plus haute contention philosophique, ne pouvait assurément leur fournir aucun aliment immédiat, quoique finalement destiné à leur imprimer en temps opportun, la plus puissante stimulation continue: en sorte que, dans ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie esthétique a voulu réellement prendre un caractère organique, elle n'a pu aboutir, comme la philosophie politique elle-même, qu'à de vains regrets sur l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien, suivis de déplorables récriminations sur la prétendue dégénération de l'humanité. C'est ainsi qu'on explique aisément, en général, la tendance critique qui, à toutes les époques de l'art moderne, s'est nettement prononcée, sous des formes d'ailleurs très variées, même chez les plus éminens génies, surtout poétiques, quoique, dans une situation vraiment normale, la critique ne doive certainement convenir qu'à des intelligences secondaires, principalement quant aux beaux-arts. Une telle tendance devait d'ailleurs, d'après cette appréciation historique, suivre naturellement la marche correspondante de la grande progression négative; c'est-à-dire, d'après la théorie du chapitre précédent, être d'abord et principalement dirigée contre l'organisme catholique, dont la disposition, désormais oppressive et rétrograde, devait commencer, vers la fin du moyen-âge, à soulever spécialement les antipathies esthétiques, comme l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants exemples[11]. Tout en concourant instinctivement à sanctionner ainsi l'ascendant universel du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, l'essor esthétique devait aussi participer, quoique à un degré beaucoup moindre, au triomphe graduel de celui des deux élémens temporels que l'ensemble des influences nationales destinait, en chaque pays, à la dictature finale, suivant la distinction fondamentale que j'ai tant appliquée: ce qui a notablement contribué à déterminer les principales différences que la marche des beaux-arts devait offrir chez les divers peuples européens, pendant les deux dernières phases de l'évolution moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous. Note 11: D'après une appréciation plus spéciale, qui doit être renvoyée au Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera aisé d'établir que cette opposition, d'abord peu sensible dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme procurait, par sa nature, une alimentation longtemps suffisante, devait être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont la marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les autres, et auquel le système catholique ne pouvait fournir qu'une trop imparfaite satisfaction, essentiellement bornée au genre lyrique, soit pour les chants religieux, soit pour les poésies mystiques, dont le livre de l'_Imitation_ nous offre un type si éminent. Les deux principales formes propres à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient nécessairement à la direction catholique, et devaient, par suite, lui devenir particulièrement hostiles; cette tendance, incontestable, dès l'origine, quant aux compositions épiques, est bientôt non moins réelle, et encore plus décisive, envers les compositions dramatiques, malgré les vains efforts du clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor initial. En terminant cette sommaire appréciation historique des propriétés et du caractère social de l'élément esthétique, il serait superflu d'établir directement que, comme l'ensemble d'influences d'où il émanait, son essor devait être essentiellement commun, sauf de simples inégalités de degré, à toutes les parties de la grande république occidentale. Nous devons seulement, sous ce rapport, indiquer un nouvel attribut social d'une telle évolution, qui à dû spontanément exercer la plus heureuse influence pour resserrer les liens de cette immense communauté, alors poussée, à tant d'égards, vers un démembrement direct, par suite de la désorganisation catholique et féodale. On a pu, sans doute, accuser quelquefois les beaux-arts de tendre, au contraire, à susciter de déplorables antipathies nationales, en vertu même de leur plus intime incorporation au développement propre de chaque population. Mais cette influence partielle et secondaire est certainement plus que compensée par la vive prédilection universelle que doivent inspirer, en général, les éminentes productions esthétiques envers les peuples d'où elles émanent; du moins quand l'amour de l'art est vraiment développé, au lieu de servir seulement de masque à de puériles vanités nationales. À cet égard, outre l'influence commune, chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de stimuler directement la sympathie permanente des peuples européens, surtout en excitant à des déplacemens journellement utiles à la consolidation de cette heureuse harmonie. La poésie elle-même, dont les compositions étrangères pouvaient être immédiatement goûtées au loin, tendait au même but par une influence encore plus efficace, et surtout plus générale, en obligeant partout à l'étude mutuelle des principales langues modernes, sans laquelle ces divers chefs-d'œuvre eussent été si imparfaitement appréciables: d'où est résulté, par exemple, l'une des plus puissantes causes spontanées de la précieuse universalité graduellement acquise à la langue française. Il est clair qu'un tel privilége appartient spécialement aux productions esthétiques: les facultés scientifiques ou philosophiques, à raison de leur généralité et de leur abstraction supérieures, peuvent transmettre suffisamment leur action indépendamment du langage; en sorte que les mêmes attributs essentiels qui les ont d'abord privées, comme je l'ai indiqué, de toute importante participation à la formation des langues modernes les ont également empêchées ensuite de concourir notablement à leur propagation respective. Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement initial de l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, soit l'ensemble de ses principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à considérer sommairement la marche historique du nouvel élément social pendant les trois phases consécutives de la double progression préparatoire commencée au quatorzième siècle. L'ensemble de cet examen présente, de la manière la plus naturelle, une nouvelle vérification générale de la distinction fondamentale établie entre ces trois phases, dans la leçon précédente, d'après l'analyse du mouvement de décomposition, et déjà pleinement confirmée, à l'égard du mouvement organique, par l'étude de l'évolution industrielle, appréciée dans la première moitié de la leçon actuelle. On ne peut douter, en effet, que la marche de l'élément esthétique n'ait été tour à tour, aussi bien que celle de l'élément industriel, essentiellement spontanée pendant notre première phase, stimulée, pendant la seconde, comme moyen d'influence, par des encouragemens plus ou moins systématiques, et enfin directement érigée, sous la troisième, en but partiel de la politique moderne. Devant ici soigneusement écarter toute appréciation concrète incompatible avec la nature et les limites de cet ouvrage, quel que pût être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de plusieurs discussions capitales jusqu'ici très mal conduites, mais dont l'élaboration doit être laissée au lecteur assez pénétré de ma théorie historique pour l'y appliquer convenablement, il faut nous réduire à l'explication très sommaire du caractère abstrait propre à chacune de ces trois époques, considérées surtout quant à l'incorporation définitive de l'élément esthétique au système de la civilisation moderne, ce qui constitue toujours le but principal de notre opération dynamique. Quoique, sous la première phase, comme sous les deux autres, l'évolution esthétique ait été, en réalité, plus ou moins relative à tous les divers beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens états de la république européenne, c'est néanmoins pour la poésie uniquement, et dans la seule Italie, qu'il en est resté des productions pleinement caractéristiques et vraiment impérissables, surtout par les sublimes inspirations de Dante et les douces émotions de Pétrarque. On voit alors, conformément à notre théorie, le mouvement esthétique suivre spontanément le mouvement industriel, en vertu des mêmes causes de précocité spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie, une antériorité d'environ deux siècles sur le reste de l'occident, comme le montrent aussi tous les autres aspects quelconques du développement européen. L'évidente spontanéité de ce premier élan est spécialement prononcée quant à la plus éminente élaboration, qui ne fut pas même encouragée par les sympathies qu'elle devait le plus naturellement exciter. Du reste, l'unanime admiration, non-seulement italienne, mais européenne, bientôt inspirée par cette immense création, vint hautement constater sa parfaite harmonie avec l'état correspondant des populations civilisées, quoique cette tardive justice n'ait pu être personnellement appliquée qu'à d'heureux successeurs: c'était Dante que l'instinct confus de la reconnaissance universelle couronnait réellement sous le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement connu par ses poésies latines justement oubliées aujourd'hui. Tous les caractères essentiels précédemment attribués à l'art moderne, d'après la nature du milieu social correspondant, se vérifient clairement pendant cette première phase, sans qu'il soit nécessaire de l'indiquer expressément. La tendance critique y est très prononcée, surtout dans le poème de Dante, dominé par une métaphysique très peu favorable à l'esprit vraiment catholique: cette opposition ne résulte pas seulement des attaques formelles contre les papes et le clergé, quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées; elle ressort bien plus profondément de la conception même d'une telle composition, où les droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont audacieusement usurpés, de façon à constituer une sorte de sacrilége fondamental, qui eût été certainement impossible, deux siècles auparavant, sous le plein ascendant du catholicisme. Quant à l'ordre temporel, l'antagonisme du mouvement esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins appréciable, parce qu'il n'y pouvait encore être aucunement direct: mais il se fait déjà sentir, d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence d'un tel essor pour fonder d'éminentes réputations personnelles, indépendantes, et bientôt émules, de la supériorité héréditaire. Vers le milieu de cette première phase, l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, et qui d'abord avait principalement obéi à l'impulsion spontanée du milieu social correspondant, commence à subir une altération notable, vainement qualifiée de régénération des beaux-arts, et qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt une sorte de tendance rétrograde, en inspirant une admiration trop servile et trop exclusive pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité, relatifs à un tout autre système de sociabilité. Quoique cette influence n'ait dû surtout s'exercer que sous la seconde phase, c'est ici néanmoins qu'il convient d'en indiquer le caractère historique, puisque c'est alors qu'elle a réellement pris naissance: elle me semble même s'être déjà fait sentir, d'une manière négative il est vrai, mais d'autant plus fâcheuse, pendant la dernière moitié de la phase que nous considérons; en y neutralisant l'élan que semblait devoir imprimer partout l'admirable essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel le siècle suivant forme, même en Italie, un contraste si déplorable et si imprévu, auquel les controverses religieuses ont, sans doute, gravement concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage de cette nouvelle ardeur immodérée pour les productions grecques et latines, tendant à éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques, l'originalité et la popularité. Une telle altération se manifeste immédiatement dans l'architecture, qui, malgré les grands progrès que n'a cessé de faire sa partie technique et usuelle, n'a pu produire, depuis le quinzième siècle, et, en partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des monumens vraiment comparables, sous le point de vue esthétique, aux admirables cathédrales du moyen-âge. En ce sens, l'appréciation générale de l'école romantique actuelle ne pêche surtout que par une irrationnelle exagération historique, comme je l'ai ci-dessus indiqué: mais ses récriminations sont loin d'être dépourvues de fondemens réels. Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce sujet, que, suivant notre explication antérieure, cette servile imitation de l'antiquité n'a pu que développer secondairement, et non déterminer en effet, le caractère vague et indécis inhérent à l'art moderne, par une suite nécessaire de la confusion et de l'instabilité de l'état social correspondant: les productions anciennes, qui, au fond, ne furent jamais véritablement perdues ni oubliées, surtout quant à l'architecture et à la sculpture, n'avaient point cependant altéré l'énergique spontanéité de l'évolution esthétique commencée au moyen-âge, tant que l'organisme catholique et féodal avait conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement ultérieur de cette altération, d'ailleurs inévitable, ne peut réellement prouver que l'extinction graduelle de toute direction philosophique et de toute destination sociale, naturellement opérée dans les beaux-arts, sous l'accomplissement simultané de la décomposition spontanée propre à cette première phase de la civilisation moderne, et déjà très sentie pendant sa seconde moitié: c'est là principalement ce qui a empêché l'impulsion antérieure de résister suffisamment à l'influence perturbatrice qu'elle avait jusque alors facilement surmontée. Une appréciation plus approfondie conduit même, ce me semble, à reconnaître que l'imitation plus ou moins servile de l'art antique dut bientôt, par une réaction nécessaire, devenir, pour l'art moderne, un moyen factice de suppléer provisoirement, quoique d'une manière très imparfaite, à cette lacune fondamentale, que le progrès de la transition révolutionnaire devait rendre de plus en plus funeste à la marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression positive ait, sous ce rapport, convenablement réparé les dangers inséparables de la progression négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir lieu. Ne pouvant trouver autour de lui une sociabilité assez caractérisée et assez fixe, l'art moderne s'est naturellement imbu de la sociabilité antique, autant que pouvait le permettre une idéale contemplation, guidée par l'ensemble des monumens de tous genres: c'est à ce milieu abstrait que le génie esthétique devait tenter d'appliquer plus ou moins heureusement les impressions hétérogènes qu'il recevait spontanément du milieu réel d'où il ne pouvait, malgré ses efforts assidus, parvenir à s'isoler. Quels que dussent être évidemment l'insuffisance et les dangers d'un tel expédient provisoire, il importe de reconnaître qu'il fut alors strictement indispensable, afin d'éviter, à cet égard, une anarchie totale, qui eût été, sans doute, bien autrement funeste à la marche de l'art moderne: aussi voit-on les plus puissans esprits, non-seulement Pétrarque et Boccace, mais le grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes soupçonner aucunement de servilité routinière, alors occupés, avec une ardente sollicitude, à recommander constamment l'étude approfondie de l'antiquité, comme base fondamentale du développement esthétique, ce qui n'avait, à cette époque, d'autre tort essentiel que d'ériger en principe absolu et indéfini une simple mesure temporaire, d'après l'esprit général de la philosophie métaphysique dont l'ascendant dominait encore toutes les intelligences. La saine appréciation historique d'une telle nécessité ne peut seulement qu'augmenter beaucoup, par une admiration réfléchie, la profonde vénération que devront toujours nous inspirer les éminens chefs-d'œuvre créés, pendant la seconde phase, au milieu de tant d'entraves, et avec des moyens aussi imparfaits, si propres à susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une certaine extension réelle dans les facultés esthétiques de l'humanité, ultérieurement destinées à une plus complète manifestation, sous l'accomplissement convenable des grandes conditions sociales réservées à notre prochain avenir, comme je l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour compléter l'explication précédente, il faut ajouter ici que ce régime provisoire, ainsi naturellement imposé, au XVe siècle, à la marche générale de l'art moderne, devait alors déterminer, outre l'altération du mouvement antérieur, une inévitable suspension, qui explique la mémorable anomalie ci-dessus signalée envers ce siècle, où l'éminent essor du siècle précédent semblait, au contraire, devoir faire présager un grand développement esthétique. On conçoit aisément, en effet, qu'à un système de composition aussi factice, il fallait également préparer, pendant quelques générations, un public qui ne le fût pas moins; car, en perdant sa grossière originalité du moyen-âge, l'art perdait pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité qui en était la récompense spontanée, et qui n'a pu encore être retrouvée à un pareil degré, dans les cas même les plus favorables. Quoique sa nature générale le destine surtout aux masses, l'art moderne était alors forcé, par une exception inévitable, de s'adresser spécialement à des auditeurs privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait préalablement placés aussi, bien qu'à un moindre degré, dans des conditions esthétiques analogues à celles des artistes eux-mêmes, et sans lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des uns et l'état actif des autres, cette harmonie indispensable à toute action des beaux-arts. Dans l'ordre pleinement normal, une telle harmonie s'établit partout sans effort, d'une manière bien plus intime, d'après la prépondérance commune du milieu social qui pénètre constamment à la fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette anomalie provisoire, elle devait, au contraire, exiger une longue et difficile préparation. C'est seulement quand cette préparation artificielle a été convenablement accomplie, chez un public spécial suffisamment nombreux, par suite de la propagation spontanée de l'éducation fondée sur l'étude des langues anciennes, que l'évolution esthétique a pu directement reprendre son cours jusque alors suspendu, et graduellement produire, pendant la seconde phase, l'admirable mouvement universel qui nous reste maintenant à caractériser, comme le seul résultat capital dont fût susceptible, par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime devait nécessairement s'étendre à tous les divers beaux-arts, mais suivant des degrés très inégaux: son influence la plus directe et la plus puissante dut se rapporter à l'art le plus général, auquel tous les autres subordonnent plus ou moins leurs inspirations primitives; quant aux quatre autres, la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup plus complétement assujéties que la peinture et surtout la musique, dont l'évolution dut être ainsi plus tardive et plus originale, sous la seule impulsion initiale du moyen-âge, simplement modifiée par l'action indirecte que devait exercer, à cet égard, la marche effective de la poésie elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique ait d'abord été plus ou moins commun aux cinq élémens principaux de la république occidentale, son développement ultérieur y devait offrir des différences capitales, dont les plus importantes se trouveront naturellement caractérisées ci-après. Pendant la seconde phase, il est évident que l'essor général des beaux-arts, jusque alors essentiellement spontané, est partout stimulé, comme celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens de plus en plus systématiques des divers gouvernemens européens, depuis que le progrès général du mouvement révolutionnaire y avait suffisamment avancé la concentration temporelle, sans laquelle cette nouvelle marche ne pouvait avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver, sous ce rapport, un double avantage sur la science, dont la marche éprouvait simultanément une semblable transformation: car, en même temps qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives et plus communes, son développement ne pouvait exciter aucune inquiétude politique chez les pouvoirs les plus ombrageux; c'est surtout, par exemple, d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés en simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient très médiocrement les sciences, étaient presque toujours les plus zélés protecteurs des arts, à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation et de leurs habitudes devait les disposer personnellement. Toutefois, c'est principalement comme moyen d'influence et de considération, beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel, que les beaux-arts furent alors encouragés, même par des princes qui n'éprouvaient, à ce sujet, aucun penchant individuel, mais qui sentaient le prix de la consécration ultérieure et de la popularité immédiate ainsi obtenues: aussi plusieurs souverains, entre autres François Ier au début de cette phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués, malgré leur médiocrité mentale, pour avoir, outre ces motifs généraux, ressenti, à cet égard, quelques inclinations privées. Quelle qu'ait dû être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement en quelques cas fort importans, cependant sa valeur essentielle doit être ici surtout appréciée en y voyant un irrécusable symptôme de la puissance sociale que l'art commençait à acquérir parmi les diverses populations modernes, dont les sympathies universelles constituaient la source ordinaire d'une telle politique, qui, sous un autre aspect, ne pouvait être finalement aussi utile à l'essor esthétique, dont elle tendait à altérer gravement l'originalité, qu'elle l'était certainement à l'essor industriel. Notre distinction fondamentale entre les deux modes politiques suivant lesquels s'est alors accomplie la désorganisation systématique, à la fois spirituelle et temporelle, chez les différens peuples européens, n'est pas moins caractéristique pour l'évolution esthétique que pour l'évolution industrielle: car, les principales diversités alors si marquées dans la marche des beaux-arts sont surtout déterminées, aussi bien que leurs suites ultérieures, par nos deux systèmes généraux de dictature temporelle, l'un monarchique et catholique, l'autre aristocratique et protestant. Suivant la remarque très judicieuse de quelques philosophes italiens, il n'est pas douteux que l'abolition du culte catholique a dû alors exercer, dans une grande partie de l'Europe, une influence très défavorable au développement esthétique, surtout en ce qui concerne la musique, la peinture, et même la sculpture, dont la commune imperfection contraste si tristement, en Angleterre, avec l'admirable essor de la poésie; toutefois, une telle appréciation attache trop d'importance à l'influence spirituelle, tandis que les causes politiques ont été, ce me semble, prépondérantes. Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature temporelle était certainement, pour l'élément esthétique, comme je l'ai déjà expliqué pour l'élément industriel, de beaucoup le plus favorable, par sa nature, à une intime assimilation sociale, ce qui doit constituer ici notre considération principale: cela devait, en effet, résulter de l'impulsion plus homogène et plus complète émanée d'un pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant protecteur devait incorporer bien davantage l'encouragement continu de tous les beaux-arts au système général de la politique moderne, alors nettement caractérisé, sous ce rapport, par la fondation des académies poétiques ou artistiques, qui, nées spontanément en Italie, acquirent bientôt, en France, sous Richelieu et sous Louis XIV, une importance très supérieure. Dans l'autre mode, au contraire, la prépondérance de la force locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à la pénible et insuffisante ressource des protections privées, chez des populations où d'ailleurs le protestantisme tendait, à tant d'égards, à neutraliser l'éducation esthétique commencée au moyen-âge: aussi, sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et surtout de Cromwell, sur l'aristocratie nationale, les admirables génies de Shakespeare et de Milton ne nous eussent probablement jamais fourni deux des témoignages les plus décisifs contre la prétendue dégénération moderne des facultés esthétiques de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître que, par une compensation très insuffisante, la nature plus défavorable d'un tel milieu social, d'ailleurs propre à augmenter notre profonde vénération pour les énergiques vocations qui s'y sont fait jour, tendait indirectement à mieux garantir l'originalité, souvent altérée, sous le premier régime, par des encouragemens excessifs ou mal appliqués. Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont pas empêché que, même en ce cas, le mode français ne fût plus favorable, sous l'aspect social, soit à la propagation graduelle de la vie esthétique chez les populations modernes, soit à l'incorporation croissante de la classe correspondante parmi les élémens essentiels d'une réorganisation finale. Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette grande distinction politique me paraît propre à indiquer la principale source historique de la mémorable anomalie qui a soustrait alors le système dramatique anglais, surtout pour la tragédie, à la commune prépondérance primitive ci-dessus attribuée à l'imitation de l'art antique. Les modernes ont, en général, radicalement perfectionné la division fondamentale de la poésie dramatique, en y faisant de plus en plus correspondre les deux ordres de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la vie privée: tandis que, dans la tragédie grecque, malgré la célèbre intervention du chœur, il n'y avait ordinairement de politique que la nature des familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes, toujours éminemment domestiques; ce qui était inévitable chez des populations qui ne pouvaient concevoir d'autre état social que le leur. Or, la tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent caractère historique, comme tendant à nous retracer les divers modes antérieurs de la sociabilité humaine, son essor a suivi deux marches très différentes, suivant que le milieu politique où elle s'est développée a déterminé sa direction spéciale vers la société ancienne ou vers celle du moyen-âge. La dictature monarchique devait naturellement répugner, en France, aux souvenirs du moyen-âge, où la royauté était ordinairement si faible et l'aristocratie si puissante; les impressions populaires étant d'ailleurs spontanément conformes à une telle disposition, il est clair que l'ensemble des influences sociales y concourait à fortifier la tendance naturelle du système esthétique précédemment expliqué à la reproduction exclusive des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité, ce que le monde ancien pouvait offrir à la fois de mieux connu et de plus fortement caractérisé, fut conduit à consacrer son admirable génie à l'immortelle idéalisation des principales phases de la société romaine[12], depuis son origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire, où, par le triomphe de l'aristocratie, le régime féodal avait été réellement beaucoup moins altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, les sympathies communes de la classe prépondérante et d'une nation longtemps heureuse de son patronage, devaient tendre à conserver spécialement les derniers souvenirs du moyen-âge, seuls susceptibles d'une véritable popularité, si puissamment stimulée par le grand Shakespeare, dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés par les vices essentiels d'un système de composition fondé sur une insuffisante appréciation des conditions respectivement propres à la poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs évident que ce résultat a dû être beaucoup fortifié par l'isolement caractéristique qui, dès l'origine de cette phase protestante, distingue de plus en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui devait pousser davantage au choix presque exclusif de sujets nationaux. À la vérité, on voit, en même temps, se développer aussi, en Espagne, sous l'ascendant royal et catholique, un art dramatique essentiellement analogue au précédent, et même encore plus éloigné de toute imitation antique; mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée à notre explication, la confirme radicalement: car, dans ce cas, d'autres influences ont déterminé une pareille prédilection nationale pour les traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime incorporation du catholicisme à la politique correspondante. Si l'esprit catholique avait pu conserver alors autant d'empire chez les autres peuples préservés du protestantisme, son entraînement naturel vers les temps de sa plus grande splendeur eût certainement empêché partout la tendance poétique vers l'antiquité, toujours plus ou moins liée d'ailleurs à l'instinct universel d'émancipation religieuse. On conçoit aisément que cette impulsion catholique devait être alors plus décisive, à cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion féodale correspondante ne pouvait l'être pour l'Angleterre, où elle était directement combattue par l'esprit du protestantisme, quoique la nature anti-esthétique de celui-ci ne fût pas d'ailleurs favorable au système d'art adopté en Italie et en France. Je me borne ici à l'indication très sommaire d'un tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à faire mieux ressortir la nouvelle lumière générale que la saine théorie de l'évolution sociale peut répandre sur l'étude spéciale du développement historique de l'art moderne, de manière à dissiper spontanément une foule d'appréciations illusoires ou irrationnelles. Note 12: Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre trop abstraitement, sous des noms presque arbitraires, nos principales passions élémentaires, comprit enfin dignement cette destination plus élevée et plus complète que Corneille venait d'assigner irrévocablement à la tragédie moderne, et qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité de son génie à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui fit sentir que cette immense élaboration de Corneille avait désormais essentiellement épuisé l'idéalisation dramatique du monde romain. C'est pourquoi, conduit à remonter vers une sociabilité encore plus antique, il tenta, dans son dernier et principal chef-d'œuvre, une admirable appréciation poétique des principaux attributs propres au régime théocratique, considéré du moins dans son type le plus connu quoique le moins caractéristique. Pour que cette indication soit suffisamment complète, il faut toutefois ajouter que cette mémorable diversité poétique, d'ailleurs évidemment provisoire, comme l'ensemble des causes qui l'ont produite, a dû seulement affecter les compositions relatives à la vie publique; tandis que celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient, par leur nature, se rapporter qu'à la seule civilisation moderne, et se trouvaient, en conséquence, partout essentiellement soustraites au système esthétique artificiel fondé sur l'imitation de l'antiquité, si ce n'est quant au mode secondaire d'exécution. Aussi ce dernier ordre de poèmes, soit épiques, soit dramatiques, sans exiger certes ni plus de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément offrir une originalité plus complète et obtenir une popularité plus réelle et plus étendue; car il était, de toute nécessité, le mieux adapté jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont la vie publique ne pouvait fournir à l'art une base assez nette et assez fixe, comme je l'ai précédemment expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit aisément pourquoi Cervantes et Molière furent alors, de même qu'aujourd'hui, presque également goûtés chez les divers peuples européens, pendant que l'admiration de Corneille et celle de Shakespeare y devaient sembler profondément inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation finale ait suffisamment développé le caractère propre de notre sociabilité, enfin dégagée de tout mélange contradictoire, la vie publique ne saurait y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des compositions poétiques, à une expression convenablement prononcée, ni dramatique, ni même épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a réellement tenté pour le premier genre; et les puissans efforts relatifs au second, tout en faisant hautement ressortir l'admirable supériorité de leurs immortels auteurs, n'ont que mieux constaté l'impossibilité d'un tel succès, dans la situation transitoire des sociétés modernes. On doit en écarter le merveilleux poème d'Arioste, comme bien plus relatif, en effet, à la vie privée qu'à la vie publique. Quant à l'œuvre de Tasse, il suffirait de remarquer son étrange coïncidence avec le succès universel d'une composition principalement destinée à effacer, par le ridicule le plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée. Rien n'est assurément plus propre qu'un tel rapprochement historique à faire nettement sentir que la nouvelle situation sociale ne permettait plus le plein succès de semblables sujets, les plus beaux néanmoins que le berceau général de la civilisation moderne pût, évidemment, offrir au génie poétique: tandis que, chez les anciens, les chants d'Homère retrouvaient encore, après dix siècles, dans presque toute leur intensité, les dispositions populaires relatives aux premières luttes de la Grèce contre l'Asie. Un pareil contraste n'est pas moins sensible envers l'œuvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser les principes de la foi chrétienne, au temps même où elle s'éteignait irrévocablement autour de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir réaliser suffisamment un résultat esthétique radicalement incompatible avec la transition révolutionnaire des sociétés modernes, ces immortels essais n'ont prouvé, de la manière la plus décisive, que la pleine conservation, et même l'extension intrinsèque, des facultés poétiques de l'humanité. L'ensemble de l'admirable essor que nous venons d'apprécier confirme hautement l'accroissement notable, pendant tout le cours de cette seconde phase, du caractère éminemment critique, déjà sensible sous la phase précédente, et même dès l'origine, au moyen-âge, d'une telle évolution, surtout envers l'organisme catholique, principale base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état aussi avancé de la progression négative, le mouvement esthétique devait partout concourir involontairement à l'ébranlement universel, par cela seul qu'il tendait à développer, chez toutes les classes quelconques de la société européenne, un premier degré habituel d'activité mentale, dont les suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement contraires à la conservation du régime ancien: ce qui faisait, à cette époque, participer spontanément à l'élaboration critique même les poètes et les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent. Mais, en outre, presque tous les organes éminens de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté, sous des formes équivalentes quoique très variées, en Italie, en Espagne, en France, et en Angleterre, une active coopération volontaire aux principales attaques systématiques contre la constitution catholique et féodale. La poésie dramatique, en général, y était, pour ainsi dire, forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont le théâtre avait été frappé, quand l'église eut été contrainte de renoncer à l'espoir, si unanime au quinzième siècle, d'en conserver la direction prépondérante. Toutefois, cette opposition devait être plus profondément marquée, surtout en France, dans la comédie, d'après son aptitude spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est plus sensible, en effet, chez notre incomparable Molière, exerçant à la fois son irrésistible critique, avec le plus heureux sentiment de l'ensemble de la situation sociale, contre l'esprit catholique et l'esprit féodal, sans épargner davantage l'esprit métaphysique, et en ne négligeant pas d'ailleurs de rectifier, par une salutaire censure, chez les diverses classes ascendantes, les aberrations inséparables d'une progression purement empirique, contrairement à leur vraie destination sociale. Cette éminente magistrature morale fut activement protégée contre les rancunes sacerdotales et nobiliaires par l'instinct confus qui, dans la jeunesse de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner la tendance momentanée d'une telle critique à seconder l'établissement simultané de la dictature royale. Quelle que soit la source réelle d'une semblable protection, elle n'en méritera pas moins toujours, par l'importance de ses effets, la reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs sensible que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir sous la dictature aristocratique. Tel est donc le vrai caractère général de cette seconde phase, principale époque, à tous égards, de l'universelle évolution esthétique des sociétés modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de leur réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à apprécier maintenant la singulière transformation de ce mouvement pendant la troisième phase essentielle de la transition révolutionnaire, parvenue à l'état purement déiste, qui devait constituer le dernier terme naturel de la philosophie négative. Nous devrons principalement y saisir comment cette modification nécessaire a finalement déterminé, surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement, une incorporation encore plus intime de l'élément esthétique à la sociabilité moderne. Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se distingue partout de la précédente par le caractère plus élevé et plus décisif qu'y prend de plus en plus l'encouragement systématique des beaux-arts, comme celui de l'industrie, tandis que la progression négative devenait aussi plus complète et plus irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes, un véritable devoir, mais un simple calcul facultatif, dans le seul intérêt de leur gloire ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus. Pendant la troisième phase, au contraire, l'admirable développement esthétique qui venait de s'accomplir avait tellement augmenté l'importance sociale de l'art, son essor continu était devenu tellement nécessaire aux populations modernes, que les pouvoirs dirigeants durent universellement reconnaître désormais l'obligation permanente de le seconder par d'actifs encouragemens réguliers, dont le cours journalier ne procédât plus d'aucune générosité personnelle, mais d'une juste sollicitude publique. En même temps, la propagation croissante de la vie esthétique chez les diverses classes de la société européenne, tendait directement à consolider l'indépendance sociale des poètes et des artistes, en leur assurant, bien plus qu'aux savans, une existence affranchie de toute protection quelconque; l'heureuse nature de leurs productions devant les rendre habituellement susceptibles d'une appréciation à la fois plus complète, plus immédiate, et plus vulgaire. L'institution des journaux, qui commençait alors à prendre une importance réelle, quoique encore purement littéraire, vint déjà seconder cet ensemble de dispositions naissantes, en fournissant à de jeunes talens une honorable situation, bientôt destinée à une si large extension, et dans laquelle l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers la fin de la phase précédente, un heureux refuge contre les divers genres de persécution théologique: il est d'ailleurs évident que, par son influence indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation universelle, cette innovation capitale devait tendre à la consolidation sociale de tous les beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement destinée au seul art poétique. Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi naturellement, dans son incorporation finale à notre sociabilité, plus d'indépendance et plus d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement une mémorable altération, jusqu'ici trop confusément appréciée, d'après l'inévitable épuisement du régime artificiel et précaire sous la prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable évolution propre à la phase précédente. La subordination systématique des plus grandes compositions modernes à l'imitation de l'antiquité, constitue, évidemment, un principe trop factice, trop contraire à l'originalité et à la popularité dont les beaux-arts ont surtout besoin, pour comporter une longue durée effective, comme je l'ai ci-dessus expliqué, malgré le prolongement des causes politiques d'où était surtout dérivé son empire provisoire, et qui d'ailleurs ne pouvaient plus avoir, à cet égard, autant d'influence, à mesure que le progrès même de la transition révolutionnaire tendait davantage à écarter les obstacles qui empêchaient d'apprécier le vrai caractère fondamental du nouvel état social. Quoique ce caractère fût, sans doute, encore très vaguement entrevu, et presque toujours mal apprécié, cependant l'instinct spontané de la situation devait graduellement développer d'universelles répugnances contre l'imitation esthétique de l'antiquité, d'où le génie moderne venait assurément de tirer tout ce qu'elle pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels chefs-d'œuvre, dont l'influence croissante, en propageant le goût des beaux-arts, devait naturellement mieux manifester la nécessité d'une marche nouvelle, susceptible de produire habituellement des impressions plus complètes et plus unanimes. Aussi, dès le début de cette troisième phase, voit-on s'élever, surtout en France, où ce régime provisoire avait le plus prévalu, une disposition très prononcée à son irrévocable extinction, toujours poursuivie ensuite sous diverses formes, mais jusqu'ici sans aucun autre succès possible qu'une sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister jusqu'à ce qu'un sentiment assez net de la réorganisation finale puisse enfin commencer à fournir à l'art moderne la direction et la destination qui doivent constituer son état normal. Cette tendance initiale à l'émancipation poétique, déjà marquée par quelques essais directs de composition indépendante, est alors principalement caractérisée par cette grande discussion sur la comparaison entre les anciens et les modernes, qui est devenue, à tant d'égards, un véritable événement dans l'histoire générale de l'esprit humain, comme je l'indiquerai de nouveau au sujet de l'évolution philosophique. Une telle controverse, heureusement étendue, par les défenseurs des modernes, à tous les aspects du mouvement mental, devait achever, en effet, de discréditer radicalement l'ancien régime esthétique, chez le public impartial, étranger aux controverses littéraires, et jugeant seulement d'après l'instinct naturel de l'harmonie nécessaire entre les conceptions poétiques et les sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir. Pendant tout le reste de cette phase, l'absence d'aucune autre régularisation suffisante a pu seule, surtout en poésie, conserver à ce système d'art une vaine existence passive, malgré son évidente caducité, tant constatée par son impuissance à inspirer de nouveaux chefs-d'œuvre. Mais le système inverse, précédemment apprécié comme anomalie propre à l'Angleterre et à l'Espagne, subit alors pareillement, d'une manière non moins décisive, une décadence simultanée, caractérisée par une équivalente stérilité, d'après l'inévitable éloignement graduel des populations modernes, même dans ces deux pays, pour les souvenirs sociaux du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération philosophique ait partout ramené les esprits, sous ce rapport, à une juste appréciation historique, sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde. Ce double déclin nécessaire dans l'ordre le plus élevé des productions esthétiques explique aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet, de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions relatives à la vie privée, et, à ce titre, essentiellement soustraites au régime fondé sur l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus indiqué: encore ce progrès ne s'étend-il point aux compositions dramatiques, où Molière est certainement resté jusqu'ici sans émule, malgré d'heureuses tentatives secondaires. Quant aux productions destinées à la représentation épique des mœurs privées, et qui constituent encore le genre à la fois le plus original et le plus étendu des créations littéraires propres à la société moderne, on voit alors surgir, parmi beaucoup d'estimables témoignages de l'universelle spontanéité d'un tel essor, les admirables chefs-d'œuvre de Lesage et de Fielding, qui suffiraient seuls à prouver que la médiocrité des autres travaux contemporains n'indique aucune dégénération réelle dans les facultés poétiques de l'humanité. Relativement aux arts plus spéciaux, cette phase est nettement caractérisée par l'évolution décisive de la musique dramatique, surtout en Italie et en Allemagne, qui doit tant influer, par sa nature, sur la profonde incorporation populaire de la vie esthétique au système général de l'existence moderne. Il serait assurément superflu d'insister ici sur l'inévitable accroissement, pendant toute cette troisième période, du caractère critique déjà signalé dans le mouvement esthétique de l'époque précédente, et qui devait toujours se développer davantage à mesure que la désorganisation de l'ancien régime politique devenait plus systématique et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet, convenablement apprécier l'importante transformation que cette coopération plus active et plus complète à l'ébranlement philosophique du siècle dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble de l'évolution élémentaire que nous achevons d'examiner. D'abord, cette relation a exercé sur l'art une haute influence provisoire, en lui procurant spontanément, à un certain degré, une direction générale et une destination sociale, qui ne pouvaient alors autrement exister. Malgré les graves dangers esthétiques d'une philosophie purement négative, dont les inspirations passagères tendaient à neutraliser la vérité fondamentale des conceptions poétiques, la caducité nécessaire du régime antérieur devait procurer à cette impulsion très imparfaite une valeur véritable quoique temporaire, qui subsistera plus ou moins jusqu'à l'avénement ultérieur d'une systématisation positive, correspondante à la réorganisation finale. Cette intime alliance fut alors naturellement personnifiée chez l'illustre poète placé à la tête de l'ébranlement philosophique, à la propagation duquel il consacra, avec tant de succès, l'admirable variété de son talent, sans jamais hésiter, suivant son but principal, à sacrifier les convenances esthétiques aux intérêts, même momentanés, de l'élaboration négative. Quoique profondément funeste au développement propre de l'art, ce dernier régime provisoire a été néanmoins nécessaire pour achever, sous le rapport social, l'évolution préparatoire du nouvel élément, ainsi directement incorporé désormais au grand mouvement politique des sociétés modernes, où il ne pouvait d'abord s'agréger autrement. C'est par là que les poètes et les artistes, à peine affranchis des protections personnelles au début de cette phase, sont alors rapidement parvenus à être en quelque sorte érigés spontanément, à beaucoup d'égards, en chefs spirituels des populations modernes contre le système de résistance rétrograde qu'elles tendaient à détruire irrévocablement: car, les facilités propres à une élaboration purement négative, déjà dogmatiquement préparée, comme je l'ai expliqué, par les métaphysiciens antérieurs, permettaient, en effet, à des intelligences bien plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer, contre leur nature, de la direction journalière d'un tel mouvement, où elles trouvaient une source d'activité que l'art proprement dit ne pouvait momentanément leur offrir, et en même temps une heureuse extension des habitudes critiques déjà contractées sous la phase précédente. Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion ne devaient pas être moins funestes à la société moderne qu'à l'art lui-même, aussitôt que la transition révolutionnaire serait assez avancée pour permettre, et même pour exiger, l'ascendant immédiat du mouvement de réorganisation positive. Car, la classe équivoque des littérateurs, issue d'une telle transformation, et malheureusement dès-lors investie jusqu'ici de la suprême direction spirituelle de l'ébranlement social, tend à éloigner spontanément la régénération finale, par son inclination naturelle à prolonger abusivement le règne de l'esprit critique, seul susceptible de maintenir sa prépondérance sociale, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Quoi qu'il en soit, le véritable terme nécessaire de la préparation sociale propre à l'élément esthétique n'en est ainsi que plus hautement caractérisé, puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité moderne s'est trouvée poussée, par cette exagération temporaire, au-delà même de la destination normale la plus conforme à sa nature fondamentale. L'ensemble de l'appréciation historique que nous venons d'accomplir montre donc que l'évolution esthétique, depuis son origine au moyen-âge, jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle de la double transition moderne, est graduellement parvenue au point de ne pouvoir plus recevoir de nouveaux développemens autrement que par l'élaboration directe de la réorganisation universelle, comme nous l'avions déjà reconnu pour l'évolution industrielle, base principale de notre état social. Nous devons maintenant procéder à une équivalente démonstration envers l'évolution scientifique proprement dite, et ensuite quant à l'évolution purement philosophique, en tant qu'elles peuvent être distinguées provisoirement l'une de l'autre, suivant nos explications préliminaires: ce qui doit enfin conduire à faire spontanément sortir, de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat de la systématisation spirituelle, et, par suite, temporelle, qui ne saurait trouver ailleurs aucune base suffisante. Parmi les diverses aptitudes fondamentales de notre intelligence, les facultés scientifiques et philosophiques sont assurément, chez presque tous les hommes, les moins énergiques de toutes, comme je l'ai directement expliqué au quarante-cinquième chapitre et au cinquantième, en caractérisant l'imperfection de notre constitution cérébrale: aussi leur influence immédiate sur la vie réelle, soit privée, soit publique, est-elle ordinairement beaucoup moindre que celle des facultés esthétiques, à leur tour surpassées, à cet égard, par les facultés industrielles ou pratiques, dont l'activité continue, à la fois plus facile et plus urgente, doit être communément prépondérante. Mais, malgré cette moindre énergie naturelle, l'esprit scientifique ou philosophique finit, de toute nécessité, par obtenir indirectement le principal empire dans l'ensemble de l'évolution humaine, soit individuelle, soit surtout sociale, d'après son éminente destination relativement aux conceptions générales sur lesquelles repose tout le système de nos idées quelconques à l'égard du monde extérieur et de l'homme lui-même: l'extrême lenteur des grands changemens qui s'y rapportent, confirme simultanément leur importance et leur difficulté supérieures, quoiqu'elle ait souvent dissimulé la réalité d'un ascendant élémentaire que sa propre permanence devait rendre moins appréciable. Nous avons pleinement reconnu que toute la civilisation ancienne dépendait inévitablement du premier essor spéculatif de l'humanité, caractérisé par une spontanéité parfaite, et aboutissant à une philosophie purement théologique, qui n'a pu ensuite que se modifier de plus en plus, en tendant vers son irrévocable extinction, sans toutefois pouvoir encore être suffisamment remplacée. Il s'agit maintenant d'expliquer comment, à partir du moyen-âge, véritable source, à tous égards, des grandes transformations ultérieures, l'esprit humain, après avoir essentiellement épuisé les plus hautes applications sociales que comportât cette philosophie primitive, a dès-lors commencé à tendre directement, quoique avec un instinct très confus de sa marche nécessaire, vers la suprématie finale d'une philosophie radicalement différente, et même opposée, destinée à constituer la base rationnelle d'une réorganisation vraiment durable, seule conforme à la nature propre de la civilisation moderne. Or, cette grande évolution philosophique a nécessairement continué à dépendre de plus en plus de l'évolution scientifique proprement dite, dont nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre, le mémorable développement initial, et qui déjà avait secrètement déterminé la dégénération croissante de l'esprit purement théologique en esprit métaphysique, uniquement apte à préparer l'ascendant universel de l'esprit franchement positif. L'intime connexité de ces deux évolutions simultanées n'empêche pas que notre appréciation historique ne doive provisoirement les traiter comme distinctes, suivant nos explications préliminaires, jusqu'aux temps prochains où le génie philosophique et le génie scientifique auront suffisamment accompli leur essor préparatoire, en acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre l'entière généralité, qui leur manquent encore, et dont ce Traité est directement destiné à organiser l'indispensable combinaison normale, seule base possible de la régénération sociale. Dans cette séparation transitoire de deux progressions que leur nature commune appelle certainement à se confondre bientôt d'une manière irrévocable, il convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement scientifique, sans lequel le mouvement philosophique resterait essentiellement inintelligible, malgré la réaction effective, jusqu'ici très secondaire, du second sur le premier: d'où résulte, à leur égard, la confirmation spéciale de l'ordre général établi, au préambule de ce chapitre, entre les quatre aspects partiels propres à la grande série positive que nous achevons d'étudier. Malgré l'importance prépondérante de cette double appréciation finale, il est clair que nous sommes d'avance heureusement dispensés de nous y arrêter autant qu'envers les deux autres évolutions déjà considérées, puisque les trois premiers volumes de ce Traité ont été directement consacrés, non-seulement à caractériser pleinement, sous tous les rapports fondamentaux, le véritable esprit scientifique et l'esprit philosophique correspondant, mais aussi à expliquer suffisamment, par une anticipation naturelle, la vraie filiation historique des principales conceptions scientifiques, ainsi que leur influence graduelle, à la fois positive et négative, sur l'éducation philosophique de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à accomplir ici d'autre opération essentielle que la seule coordination générale de ces diverses vues historiques, alors nécessairement isolées, en écartant d'ailleurs, comme pour les deux premières progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en histoire concrète ou spéciale de la science ou de la philosophie, également incompatible avec la nature et la destination de notre élaboration dynamique, aussi bien qu'avec ses limites indispensables. De même que pour les deux cas précédens, il faut d'abord apprécier l'origine de la moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement de l'organisme catholique et féodal put y permettre le libre essor continu d'une activité philosophique qui n'avait jamais été réellement suspendue, mais dont le cours général avait dû être longtemps ralenti par les justes préoccupations politiques qui, pendant les deux phases antérieures, dirigeaient surtout les plus éminens esprits vers l'élaboration, bien plus urgente, du nouvel état social. Quoique cette progression fût nécessairement liée au développement initial de la philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce, ce n'est pourtant pas sans raison qu'elle est habituellement traitée comme directe, non-seulement à cause de cette mémorable recrudescence après un ralentissement très prolongé, mais principalement en vertu des caractères beaucoup plus décisifs qu'elle dut alors manifester de plus en plus: pourvu toutefois que ces différences fondamentales ne fassent jamais négliger l'inévitable enchaînement qui rattachera toujours les découvertes des Kepler et des Newton à celles des Hipparque et des Archimède. J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième chapitre, comment le premier essor scientifique avait spontanément déterminé, il y a plus de vingt siècles, cette division capitale, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'ascendant provisoire devait diriger jusqu'à nos jours la marche générale de l'esprit humain; en permettant à la plus simple des deux branches une vie assez indépendante de l'existence propre à la plus compliquée, pour que l'une pût librement parcourir les divers degrés de l'état métaphysique, tandis que les nécessités sociales, encore plus que sa difficulté supérieure, retiendraient davantage l'autre à l'état purement théologique, désormais parvenu toutefois à sa dernière phase essentielle. D'après cette séparation primitive, nous avons ensuite reconnu comment la philosophie naturelle avait dû rester, non-seulement étrangère, mais extérieure à l'organisation finale du monothéisme catholique, qui, forcé plus tard de se l'incorporer, tendit dès-lors à se dénaturer irrévocablement, par ce célèbre compromis qui constitue la scolastique proprement dite, où la théologie se rend profondément dépendante de la métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement au sujet de l'évolution philosophique. Cette extrême modification de l'esprit religieux dut être heureusement décisive pour l'évolution scientifique, désormais protégée directement par l'ensemble des doctrines dominantes, du moins jusqu'à l'époque, alors encore éloignée, où son caractère anti-théologique serait suffisamment développé. Mais, abstraction faite de l'influence scolastique, et avant même qu'elle pût devenir pleinement distincte, il n'est pas douteux que le catholicisme devait exercer spontanément une action immédiate et continue pour seconder, par une utile stimulation, l'essor universel de la philosophie naturelle, en commençant aussi à l'incorporer profondément au système de la sociabilité moderne, d'après une tendance encore plus directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée pour l'essor esthétique, laquelle résultait surtout de l'organisation, et non de la doctrine, tandis que l'autre était également inhérente à toutes deux. Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume précédent, combien le passage du polythéisme au monothéisme, devait être, en général, spontanément favorable, soit au développement propre de l'esprit scientifique, soit à son influence habituelle sur le système commun des opinions humaines. Tel était le caractère éminemment transitoire de la philosophie monothéique, phase vraiment extrême de la philosophie théologique, que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme, l'étude spéciale de la nature, elle devait d'abord y attirer, à un certain degré, les contemplations universelles, pour l'appréciation détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme avait rattaché tous les phénomènes principaux à des explications si particulières et si précises, que chaque tentative d'analyse physique tendait nécessairement à susciter un conflit immédiat envers la formule religieuse correspondante: après même que, sous un tel régime mental et social, cette incompatibilité radicale se fut développée au point de pousser spontanément les penseurs à un monothéisme plus ou moins explicite, l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément entravé par les justes craintes que devait inspirer l'opposition vulgaire, rendue plus redoutable par l'intime confusion entre la religion et la politique; en sorte que l'essor scientifique avait toujours été essentiellement extérieur à la société ancienne, malgré les encouragemens exceptionnels qu'il y avait heureusement reçus. Au contraire, le monothéisme, réduisant les diverses explications religieuses à une vague et uniforme intervention divine, admettait, et même invitait, les scrutateurs de la nature à explorer assidûment les détails des phénomènes, et même à dévoiler leurs lois secondaires, d'abord envisagées comme autant de manifestations de la suprême sagesse, dont la considération fondamentale établissait d'ailleurs immédiatement une première liaison générale, alors très précieuse quoique fort imparfaite, entre les différentes parties quelconques de la science naissante: c'est ainsi que, par une utile réaction nécessaire, le monothéisme, primitivement résulté de l'élan initial de l'esprit scientifique, devenait maintenant indispensable à son second âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit surtout pour sa propagation universelle, dès lors possible à un certain degré. Ces importantes propriétés temporaires sont tellement inhérentes au monothéisme, qu'on les trouve aussi, moins prononcées toutefois, dans le monothéisme arabe, dont le premier ascendant fut si favorable à la culture des sciences: mais le monothéisme catholique, par l'éminente supériorité de son organisation caractéristique, devait exercer, à cet égard, chez une population mieux préparée, une influence à la fois bien plus profonde et beaucoup plus durable[13]. Son esprit est, sous ce rapport, directement indiqué par sa mémorable tendance continue, si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre autant que possible toute spéciale intervention surnaturelle, pour faire prévaloir de plus en plus les explications rationnelles, ainsi que je l'ai établi au cinquante-quatrième chapitre, quant aux miracles, aux prophéties, aux visions, etc., restes inévitables du régime polythéique, trop conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait d'ailleurs superflu de s'arrêter ici à faire expressément ressortir l'évidente influence que devait d'abord exercer l'organisation catholique, même avant sa pleine consolidation politique, sur le développement effectif et l'universelle propagation de l'activité scientifique: soit en excitant partout un premier degré de vie spéculative, et déterminant aussi quelques habitudes populaires de discussion rationnelle, de manière à stimuler les moindres germes individuels d'aptitude contemplative, et à disposer, en même temps, les plus vulgaires intelligences à goûter une certaine instruction abstraite; soit en fondant directement sa propre hiérarchie sur le principe de la capacité spirituelle, dont l'ascendant général permettait alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne, comme tant d'éclatans exemples l'ont constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les immenses facilités qu'elle offrait naturellement à l'existence mentale, et qui devaient conserver beaucoup de valeur, surtout en Italie, même après que la décadence spontanée du catholicisme aurait essentiellement éteint ses autres propriétés scientifiques. Aussi, dès la seconde phase du moyen-âge, quand le nouvel état social commence à acquérir quelque consistance, les mémorables efforts de Charlemagne, et ensuite d'Alfred, pour activer et pour répandre la culture des sciences, viennent-ils manifester, de la manière la plus décisive, la tendance nécessaire de l'esprit catholique, déjà indiquée, sous la phase précédente, par la constante sollicitude des papes pour la conservation des connaissances antérieures, accompagnée de quelques améliorations secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée lorsque, par exemple, le savant Gerbert, devenu pape, fit servir son pouvoir à l'établissement général du nouveau mode de notation arithmétique, dont l'élaboration graduelle, pendant les trois siècles précédens, était enfin achevée, quoique cette innovation capitale n'ait dû, par sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps après, quand l'essor universel de la vie industrielle aurait fait assez énergiquement sentir la nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les plus communs. Le système normal de l'éducation que recevaient alors, non-seulement tous les ecclésiastiques, mais aussi une foule de laïques, témoigne clairement cette tendance permanente du catholicisme, à l'état ascendant, vers la culture scientifique: car, si le _trivium_, auquel s'arrêtait la masse des élèves, était, comme aujourd'hui, purement littéraire et métaphysique, il est clair que tous les esprits distingués allaient habituellement jusqu'au _quadrivium_, directement consacré aux études mathématiques et astronomiques. Toutefois, il faut reconnaître que, en vertu des hautes préoccupations politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment expliquées comme nécessairement propres à la seconde période du moyen-âge, les principaux progrès scientifiques n'y durent point être dirigés par le monothéisme catholique, qu'absorbaient justement des soins bien plus importans, mais par le monothéisme arabe, si heureusement destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable relai, et dont l'ascendant présida aux utiles améliorations qui s'introduisirent dans les anciennes connaissances mathématiques et astronomiques, surtout d'après l'essor distinct de l'algèbre, et la féconde extension de la trigonométrie, double progrès qu'exigeaient hautement les besoins croissans de la géométrie céleste. On conçoit aisément aussi que, sous la première phase, la profonde perturbation habituellement résultée des grandes invasions occidentales avait dû faire provisoirement dépendre du monothéisme byzantin la principale culture scientifique. C'était donc seulement à la troisième phase que devait appartenir la manifestation pleinement décisive des éminentes propriétés du catholicisme pour l'essor initial de la moderne évolution scientifique, après ces deux utiles fonctions temporaires successivement remplies par les deux autres monothéismes, auxquels leur vicieuse organisation ne pouvait permettre de rester vraiment progressifs aussi longtemps, à beaucoup près, que l'a été le monothéisme catholique, quoique cette même imperfection leur eût d'abord procuré une marche plus rapide, en les dispensant tous deux de la longue et pénible élaboration intérieure qui avait été indispensable au catholicisme afin d'établir, entre les deux pouvoirs élémentaires, cette division fondamentale, où nous avons reconnu, à tous égards, la première base nécessaire des plus grands progrès ultérieurs. Note 13: Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des deux monothéismes a, dès son origine, heureusement institué une liaison spéciale et continue de son culte essentiel à la seule science naturelle qui fût alors possible, l'un par la relation de sa principale fête aux mouvemens du soleil et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait nécessairement une certaine culture permanente des études astronomiques. Cette stimulation directe, évidemment bien plus profonde et plus complète dans le premier cas que dans le second, est très propre à faire nettement ressortir l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme totalement négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis que les besoins même du culte chrétien ne pouvaient cesser d'inspirer une active sollicitude pour la conservation et le progrès des deux principales parties de la géométrie céleste. Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû justement prévaloir, c'est-à-dire, jusqu'à l'entière ascension de l'organisme catholique et féodal pendant le onzième siècle, l'essor scientifique, alors nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote, n'avait pu être encouragé que par les heureuses dispositions spontanées que nous venons d'apprécier, mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment l'ancienne antipathie fondamentale entre la philosophie naturelle, devenue métaphysique, et la philosophie morale, restée théologique. Mais, quand la pleine réalisation de cette grande création politique eut enfin essentiellement épuisé l'aptitude constituante de celle-ci, l'autre, dont l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir la subalternité primitive, dut alors, à son tour, tendre directement vers la prépondérance spirituelle, comme seule apte à diriger activement le mouvement mental, qui dès-lors succédait au mouvement social. Cette lutte inévitable dut se terminer bientôt par l'avénement universel de la scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de l'esprit métaphysique proprement dit sur l'esprit purement théologique, et qui préparait nécessairement le triomphe ultérieur de l'esprit positif, par cela même que l'étude du monde extérieur commençait ainsi à dominer l'étude immédiate de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du cinquante-quatrième chapitre. La consécration solennelle qui s'attacha dès lors à l'autorité d'Aristote, fut à la fois le signe éclatant de cette mémorable transformation, et la condition indispensable de sa durée, puisque cet expédient pouvait seul contenir, même très-imparfaitement, les divagations illimitées que devait susciter une telle philosophie activement cultivée. Cette grande révolution intellectuelle, dont la portée est encore trop peu comprise, a déjà été assignée, dans la leçon précédente, comme la principale origine de la décomposition spontanée propre à la philosophie catholique: or, son efficacité positive ne fut pas moins réelle que son activité négative; car, c'est d'elle que dérive certainement l'accélération toujours croissante dès lors imprimée à l'évolution scientifique. Par là, en effet, celle-ci se trouve enfin directement incorporée, pour la première fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime connexité antérieure avec le système philosophique ainsi devenu dominant, et dont elle-même devait ensuite tendre à déterminer l'élimination finale, après quatre ou cinq siècles de préparation graduelle, selon nos explications ultérieures. Cette nouvelle progression scientifique, dès lors plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste bientôt, non-seulement par une active culture des connaissances grecques et arabes, mais surtout par la création, à la fois en Orient et en Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale de la nature faisait un pas vraiment capital, en s'étendant désormais à un ordre de phénomènes destiné à constituer le nœud principal de la philosophie naturelle, comme lien général entre les études organiques et les études inorganiques, suivant les notions établies dans le troisième volume de ce Traité. La science commence déjà tellement à exciter la principale sollicitude des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante est même poussée jusqu'à des tentatives beaucoup trop prématurées pour comporter encore aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent offrir d'énergiques témoignages de la transformation mentale, et même, à certains égards, quelques précieuses indications ultérieures: telles sont, par exemple, les heureuses conjectures où le grand Albert déposa les premiers germes historiques de la saine physiologie cérébrale. Enfin, l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel avec la vraie situation générale des esprits actifs, se trouve évidemment caractérisée, de la manière la plus décisive, par l'empressement continu qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des grandes universités européennes, pendant la dernière phase du moyen-âge: car, cette influence mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres écoles grecques, ne s'attachait pas seulement aux controverses métaphysiques proprement dites; le développement naissant de la philosophie naturelle y avait certainement une grande part, en un temps où la prépondérance de l'organisation spirituelle entretenait une ardeur spéculative peut-être plus vive et surtout plus pure que celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant momentané des seules inspirations temporelles. Les diverses sciences étaient alors trop peu étendues, et surtout leur véritable esprit était encore trop peu développé, pour nécessiter déjà la spécialisation croissante qui devait ultérieurement décomposer la philosophie naturelle, et qui, après avoir provisoirement rendu des services vraiment fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves aux plus indispensables progrès de notre intelligence et de notre sociabilité, comme je l'expliquerai bientôt. À cette mémorable époque, l'uniforme assujétissement des principales conceptions humaines au pur régime des entités scolastiques, directement liées entre elles par la grande entité générale de la _nature_, établissait une certaine harmonie mentale, à la fois scientifique et logique, qui n'avait pu encore exister au même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel du polythéisme antique, et qui ne pourra être désormais retrouvée que d'après l'entière organisation de la philosophie positive, jusqu'ici purement rudimentaire. Quoique cette union incomplète et artificielle, où l'esprit métaphysique s'efforçait de combiner la théologie avec la science, ne comportât certainement aucune stabilité, elle n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels toujours inhérens à de semblables tentatives, et qui se manifestèrent déjà, d'une manière éminente, par la direction vraiment encyclopédique des hautes spéculations abstraites, profondément marquée surtout chez l'admirable moine Roger Bacon, dont la plupart des savans actuels, si dédaigneux du moyen-âge, seraient assurément incapables, je ne dis point d'écrire, mais seulement de lire, la grande composition, à cause de l'immense variété des vues qui s'y trouvent sur tous les divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception scolastique du XIIIe siècle, en commençant l'incorporation directe de l'élément scientifique au système de la société moderne, avait aussi donné, à sa manière, une image, anticipée mais expressive, de l'esprit d'unité et de rationnalité qui devra finalement diriger la culture normale de la science réelle, quand son évolution préliminaire sera suffisamment accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique dans l'antiquité, après la séparation fondamentale entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, n'avait certainement pu tenir à l'extension des connaissances réelles, alors bien moindre qu'au moyen-âge, mais à l'antipathie primitive des deux philosophies, et surtout à leur commune incompatibilité avec le milieu polythéique où s'accomplissaient simultanément leurs évolutions respectives. Quand la transaction scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie sociale longuement conquise par l'autre, ce premier isolement devait spontanément cesser, jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit positif vînt bientôt déterminer son irrévocable éloignement de toutes deux, et, par suite, sa propre spécialisation provisoire. Cette première systématisation scientifique, aussi précaire qu'imparfaite, et cependant la plus satisfaisante que permît l'époque, s'accomplit principalement d'après deux conceptions générales qu'il importe ici d'apprécier sommairement, comme servant de base, l'une à l'astrologie, l'autre à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On se forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces deux mémorables doctrines, en les enveloppant, d'après une superficielle critique, dans le dédain confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent assemblage de ce qu'on a nommé, depuis le XVIIe siècle, les sciences occultes. Pour éclairer cette vague appréciation par une analyse vraiment philosophique, il suffit de remarquer que cette aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances purement rétrogrades, héritage transformé des superstitions polythéiques ou même fétichiques, et à des conceptions éminemment progressives, dont le vice essentiel ne résultait alors que d'une extension trop audacieuse de l'esprit positif, avant que la philosophie théologique pût être suffisamment éliminée: la magie, entre autres, est dans le premier cas; mais l'astrologie et l'alchimie sont, au contraire, dans le second, quoique les haines religieuses aient souvent tourné contre elles cette étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie entre la science et la théologie devint enfin manifeste. Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré son éminente supériorité envers l'astrologie antique, dont on ne sait plus la distinguer, retient, comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre, une certaine influence fondamentale de l'état, encore nécessairement théologique à tant d'égards, de la philosophie dominante, même après la grande transformation scolastique: car elle suppose toujours l'univers subordonné à l'homme, ou du moins disposé pour lui; ce qui constitue le principal caractère philosophique de l'esprit théologique, dont la découverte du mouvement de la Terre a pu seule directement commencer l'ébranlement décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le second volume de ce Traité (_voyez_ la vingt-deuxième leçon). Néanmoins, à cela près, il n'est pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine reposait aussi sur une disposition très progressive, et seulement trop hasardée, à subordonner tous les phénomènes quelconques à d'invariables lois naturelles, comme la qualification normale d'astrologie _judiciaire_ le rappelait directement. L'analyse scientifique était alors beaucoup trop imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner aux phénomènes astronomiques leur vraie position rationnelle dans l'ensemble de la physique, ce que tant de savans actuels seraient même incapables d'établir méthodiquement; en sorte que aucun principe ne pouvait encore contenir l'exagération idéale attribuée aux influences célestes. Dans une telle situation, il convenait certainement que notre intelligence, s'appuyant sur les seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les lois effectives, tentât d'y ramener directement tous les autres phénomènes quelconques, même humains et sociaux. Aucune marche scientifique ne pouvait assurément être alors plus rationnelle: la seule universalité de cette tendance, aussi bien que son opiniâtre persévérance jusqu'à l'avant-dernier siècle, suffiraient à indiquer son harmonie nécessaire, sociale autant que mentale, avec l'ensemble de la situation correspondante. Les savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière absolue, sans en comprendre la destination historique, tombent eux-mêmes journellement dans une aberration fort analogue, et peut-être plus vicieuse encore, surtout moins excusable, quoique heureusement moins susceptible d'activité, en rêvant, par exemple, la future explication de tous les phénomènes biologiques, même cérébraux, d'après des influences électriques ou magnétiques, ce qui constitue, comme on sait, l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels, par suite des hypothèses fantastiques que j'ai tant combattues. Enfin, considérée quant à son action nécessaire sur l'éducation universelle de la raison humaine, l'astrologie judiciaire du moyen-âge a certainement rendu le plus éminent service, pendant les quatre ou cinq siècles de son ascendant réel, dont il reste encore tant de traces, en faisant activement pénétrer partout un premier sentiment fondamental de la subordination des phénomènes quelconques à des lois invariables, qui les rendent susceptibles de prévision rationnelle: car, une fois qu'on admettait les chimériques principes relatifs aux influx et aux pronostics, les prédictions astrologiques avaient habituellement un caractère aussi scientifique que les calculs astronomiques d'où elles résultaient. Une semblable appréciation s'applique également à l'alchimie, d'ailleurs intimement liée à l'astrologie, comme je l'ai noté au premier chapitre du tome troisième: toutefois, sa conception générale devait être moins philosophique, d'après la nature plus compliquée et l'état moins avancé des études correspondantes, alors à peine ébauchées. Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque, en se reportant à la situation correspondante des connaissances chimiques. J'ai expliqué, en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations relatives aux phénomènes de composition et de décomposition, radicalement impossibles tant que l'antique philosophie n'avait admis qu'un seul principe, n'avaient pu trouver une première base que dans la doctrine d'Aristote sur les quatre élémens. Or, ces élémens étaient, par leur nature, essentiellement communs à presque toutes les substances effectives, réelles ou même artificielles; en sorte que, tant que cette doctrine a prévalu, la fameuse transmutation des métaux ne devait pas être jugée plus chimérique que les transformations journalières accomplies par les chimistes actuels entre les diverses matières végétales ou animales, d'après l'identité fondamentale de leurs premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie, on oublie trop aujourd'hui que l'absurdité des audacieuses espérances qu'elle suscitait n'a pu être vraiment démontrée que depuis les découvertes capitales propres à la seconde moitié du siècle dernier. Il est d'ailleurs évident que l'alchimie tendait aussi heureusement que l'astrologie vers l'universelle propagation active du principe fondamental de toute philosophie positive, l'invariable subordination de tous les phénomènes à des lois naturelles, ainsi étendu des grands effets généraux aux moindres opérations particulières. Car, sans méconnaître la haute influence de l'esprit théologique sur les illusions des alchimistes, on ne peut douter que leur admirable persévérance pratique ne supposât nécessairement, et par suite ne rappelât avec énergie, une telle invariabilité: si le vague espoir d'une sorte de miracle contribuait presque toujours à soutenir leur courage contre des désappointemens journaliers, en même temps la permanence des lois physiques pouvait seule les engager à poursuivre leur but autrement que par la prière, le jeûne, et les autres expédiens religieux. Je devais ici m'arrêter spécialement à cette double appréciation philosophique de la partie la plus importante et la plus méconnue de l'évolution scientifique propre au moyen-âge, envisagée soit quant au progrès spécial de l'esprit positif, soit quant à son intime incorporation à la sociabilité moderne. Sous l'un et l'autre aspect, j'espère que ces indications sommaires feront enfin rendre une véritable justice historique à deux immenses séries de travaux, qui ont tant et si longtemps contribué au développement de la raison humaine, malgré les graves aberrations qu'elles ont suscitées. En succédant nécessairement aux astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les savans modernes n'ont pas seulement trouvé la science déjà ébauchée par l'utile persévérance de ces hardis précurseurs; mais, ce qui était plus difficile encore, et non moins indispensable, ils ont aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable principe général de l'invariabilité des lois naturelles: son admission populaire n'aurait pu certainement être déterminée par une influence plus active et plus profonde, dont nous recueillons les heureux résultats, en oubliant trop leur source nécessaire. L'action morale de ces deux grandes conceptions provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude fait exclusivement qualifier d'aberrations, ne fut pas d'ailleurs moins favorable que leur action mentale à l'éducation préliminaire de la société moderne. Car, tandis que l'astrologie tendait à inspirer habituellement une haute idée de la sagesse humaine, d'après les prévisions relatives aux lois les plus simples et les plus générales, l'alchimie relevait avec énergie le digne sentiment de notre puissance réelle, déprimé par les croyances théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances sur notre active intervention dans les phénomènes les plus susceptibles d'une modification avantageuse. Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine nécessaire de la moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre au moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière phase. Il était superflu d'y indiquer expressément l'heureuse influence secondaire évidemment exercée, à cet égard, par l'évolution industrielle et ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû précéder ce premier essor scientifique, auquel l'une assignait spontanément une relation directe et permanente avec les travaux journaliers, et pour lequel l'autre préparait les plus vulgaires intelligences par un indispensable éveil spéculatif. D'après ce point de départ général, qui seul devait nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes préjugés dont il est encore l'objet chez les meilleurs esprits actuels, nous pouvons aisément accomplir, autant que l'exige notre but principal, l'examen rapide de cette progression capitale, pendant les trois phases successives que nous avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire moderne, et qui vont ici continuer à se distinguer entre elles suivant des principes fort analogues à ceux déjà employés pour les autres progressions. Sous la première phase, en effet, la marche de la science est, en général, comme celle de l'industrie, et celle de l'art, essentiellement spontanée, c'est-à-dire qu'elle résulte surtout d'un simple prolongement naturel des principales influences initiales que nous venons de voir constituées au moyen-âge, sans aucune intervention importante des encouragemens spéciaux qui furent ensuite organisés. C'est alors que l'on peut le mieux apprécier la haute utilité des chimères astrologiques et des illusions alchimiques pour soutenir la nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement ultérieur: aussi tel est l'aspect grossier sous lequel seulement ont été quelquefois appréciées l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence mentale est encore totalement méconnue. Tandis que l'esprit métaphysique, désormais rappelé à sa nature critique, dont la scolastique l'avait momentanément écarté, n'était essentiellement préoccupé que des luttes décisives des rois contre les papes, où il devait trouver la plus convenable alimentation, la science, placée sous sa dangereuse tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà le régime antérieur ne l'avait profondément liée, par ce double attrait, au système de l'existence moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il faut observer que la philosophie naturelle, alors trop imparfaite, ne pouvait encore se recommander par ces grandes applications pratiques qui lui rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts: en outre, la faible énergie des facultés scientifiques chez presque tous les hommes ne lui permettait point de compter sur les heureuses sympathies personnelles que l'art a seul le privilége d'exciter suffisamment, et que ne pouvaient assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit se contentait aisément des explications théologiques, ou du moins métaphysiques. Les princes capables, comme Charlemagne et le grand Frédéric, de goûter réellement les sciences, sont nécessairement très rares, tandis que les inclinations esthétiques de François Ier et de Louis XIV doivent être beaucoup plus communes. Ainsi, les astronomes et les chimistes ne pouvaient, à cette époque, être convenablement accueillis qu'à titre d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne devaient d'ailleurs trouver que de très faibles ressources dans les universités, qui n'étaient, par leur nature, pleinement favorables qu'à l'esprit purement métaphysique, dont l'esprit scientifique tendait déjà à se séparer nettement. Cette influence propre et directe était alors d'autant plus nécessaire aux savans, que le catholicisme, devenu peu à peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure que s'accomplissait sa décomposition politique, commençait à manifester son antipathie finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord tant secondé, et dont désormais il craignait justement l'action irreligieuse sur tous les esprits actifs: beaucoup d'exemples ont assurément prouvé à quelle désastreuse oppression la science aurait été ainsi exposée, en un temps où la décadence européenne du catholicisme n'empêchait point encore son grand ascendant intérieur, si les conceptions astrologiques et alchimiques ne lui avaient assuré partout, et au sein même du clergé, d'actives protections individuelles. Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette époque, donner lieu à aucun mouvement capital dans les connaissances déjà ébauchées. La chimie devait rester longtemps encore à l'état préliminaire d'acquisition des matériaux, qui continuèrent à s'accumuler rapidement: l'astronomie seule, et la géométrie qui lui restait adhérente, pouvaient sembler susceptibles d'améliorations plus décisives; mais, au fond, la première n'avait pas suffisamment épuisé les ressources que comportait l'artifice des épicycles pour prolonger la durée de l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, dont l'irrévocable élimination était réservée à la phase suivante, et la seconde était arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre, au simple prolongement de l'ancien esprit géométrique, caractérisé par la spécialité des recherches et des méthodes, en attendant la grande révolution cartésienne. Aussi le principal perfectionnement dut-il alors consister, à l'un et l'autre titre, dans l'extension simultanée de l'algèbre naissante et de la trigonométrie, enfin complétée par l'usage des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit pour l'astronomie, commençant dès lors à préférer habituellement les calculs aux procédés graphiques, en même temps que les observations, soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient également plus précises. C'est pendant cette première phase que se développe le plus complétement la puissante stimulation scientifique propre aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature, proposaient continuellement aux travaux astronomiques le but le plus étendu et le plus décisif, en faisant directement prévaloir, au plus haut degré, la détermination des aspects binaires, ternaires, et même quaternaires, où se trouve le plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle exige le perfectionnement simultané des études relatives aux divers astres correspondans, comme je l'ai expliqué au vingt-troisième chapitre: l'utile excitation primitive que le catholicisme avait, à cet égard, spécialement procurée pour le calcul des fêtes mobiles, était certainement très faible en comparaison de cet énergique aiguillon permanent. L'unique accroissement fondamental qu'éprouve, à cette époque, la philosophie naturelle, résulte de l'essor direct de l'anatomie, qui, précédemment réduite à d'insuffisantes explorations animales, put enfin reposer, à partir seulement du XIVe siècle, sur une série de dissections humaines, jusque alors trop entravées par les préjugés religieux, suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr. Quoique cette première ébauche dût être nécessairement encore plus imparfaite que celle des recherches chimiques, elle n'en avait pas moins déjà une haute importance, en complétant le système naissant de la science moderne, commençant ainsi à s'étendre de l'étude de l'univers à celle de l'homme lui-même, par l'interposition naturelle de la physique moléculaire. Cette extension nécessaire n'était pas moins essentielle, sous le rapport social, pour consolider l'existence de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant spontanément la corporation des médecins, qui, de leur subalternité presque servile chez les anciens, s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une puissante influence privée, bientôt rivale de l'influence sacerdotale. Malgré les graves obstacles que l'adhérence trop intime et trop prolongée de la science biologique à l'art médical oppose, de nos jours, à leur perfectionnement respectif, suivant les explications de la quarantième leçon, cette inévitable confusion n'en était pas moins d'abord indispensable pour assurer la continuité des travaux anatomiques avant l'érection d'aucun établissement théorique. On sait d'ailleurs comment les conceptions astrologiques et alchimiques étaient intimement liées à des conceptions analogues, douées, à tous égards, des mêmes avantages provisoires, envers cette troisième branche fondamentale de la philosophie naturelle, dont l'essor naissant dut être si longtemps soutenu par l'énergique chimère d'une médication universelle, tendant aussi, soit à introduire spécialement le principe de l'invariabilité des lois physiques dans les phénomènes les plus compliqués, soit à suggérer d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle de l'homme pour modifier utilement son propre organisme: double aspect sous lequel commençait à se manifester dès-lors, comme relativement aux deux autres ordres de phénomènes, l'incompatibilité radicale entre l'esprit scientifique et l'esprit religieux[14]. Note 14: Cette incompatibilité est déjà, sous ce rapport, nettement formulée par un fameux adage latin sur l'impiété des médecins, devenu presque proverbial vers la fin de cette première phase, suivant la judicieuse observation de Barthez. Dans la progression scientifique, comme dans la progression esthétique, la seconde phase constitue certainement la période la plus décisive de l'évolution moderne, surtout à cause de l'admirable mouvement qui, de Copernic à Newton, a posé les bases définitives du vrai système des connaissances astronomiques, bientôt devenu le type fondamental de l'ensemble de la philosophie naturelle. Conformément à ce que nous avons reconnu pour les deux autres progressions positives, nous y voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement spontané, commencer à recevoir habituellement des divers gouvernemens européens des encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement déterminés, soit par l'ascendant spéculatif directement résulté du développement antérieur, soit par l'aptitude pratique que cet exercice préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et d'après laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien que la marche rapide de l'industrie, devaient alors solliciter activement le progrès des doctrines mathématiques et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs ci-dessus indiqués, ce système de protection se forme bien plus lentement que celui des beaux-arts, et c'est seulement vers la fin de cette nouvelle phase qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable, surtout en France et en Angleterre, reposant sur l'importante création des académies scientifiques, dont la principale influence devait donc se rapporter à la phase suivante. Mais, quelque imparfaits que fussent d'abord ces encouragemens, l'influence effective n'en était pas moins très précieuse, pour soutenir la science naissante dans la crise vraiment décisive qui allait résulter de son inévitable conflit avec le système entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, d'où elle devait alors se dégager irrévocablement. La nature de cette lutte indispensable indique d'ailleurs clairement que la science n'y pouvait être, en général, utilement protégée que par les seuls pouvoirs temporels, spontanément étrangers aux graves animosités abstraites du pouvoir spirituel, soit théologique, soit même métaphysique, dont il fallait subir le redoutable antagonisme: en sorte que, comme l'art, et comme l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore plus directe peut-être, un haut intérêt spécial à l'établissement de la grande dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, dont la consolidation graduelle constituait la destination la plus immédiate du mouvement politique propre à cette seconde phase. Aucune autre progression élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que si, par une hypothèse heureusement contradictoire, la concentration politique avait pu, au contraire, s'accomplir au profit du pouvoir spirituel, déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution moderne eût été radicalement impraticable. Notre comparaison fondamentale des deux principaux systèmes de dictature temporelle indique encore très nettement, sous ce nouvel et dernier aspect, la supériorité essentielle du mode normal ou français, sur le mode exceptionnel ou anglais, en vertu de motifs fort analogues à ceux précédemment indiqués envers les beaux-arts, et seulement ici plus prononcés. Car, la science ne pouvant ordinairement inspirer aux grands un véritable attrait intellectuel, devait bien moins compter que l'art sur les encouragemens aristocratiques, tandis que la suprématie d'un pouvoir central devait lui être habituellement beaucoup plus favorable, outre que cette centralisation pouvait utilement contenir, à un certain degré, une trop grande dispersion ultérieure des spécialités scientifiques, qu'il serait aujourd'hui si important de régler. On ne saurait douter que les spéculations abstraites, dont la science doit être essentiellement composée, n'aient dû suivre, en général, un cours plus libre et plus élevé sous la dictature monarchique que sous la dictature aristocratique, dont l'influence, surtout en Angleterre, a trop tendu à subordonner les recherches scientifiques aux considérations pratiques. Enfin, le premier mode devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second à l'incorporation finale de l'évolution scientifique au système de la politique moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation graduelle chez toutes les classes, en lui procurant plus d'influence sur l'éducation générale. Toutefois, l'autre système devait être, pour la science, comme pour l'art, plus favorable à la spontanéité des vocations et à l'originalité des travaux, par suite même d'un moindre encouragement et d'une direction moins homogène. Il faut aussi noter que les graves inconvéniens qui lui sont propres, aujourd'hui généralement avoués, ne devaient se développer principalement que sous la troisième phase, comme je l'expliquerai bientôt. Pendant la seconde, ils furent heureusement compensés par la première influence de l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement favorable aux recherches spéculatives, d'après sa préoccupation caractéristique des conditions temporelles, et sans être d'ailleurs plus compatible que l'esprit catholique contemporain avec la tendance finale de l'évolution scientifique, constituait alors, d'après son principe révolutionnaire du libre examen individuel, un état de demi-indépendance mentale très avantageux à l'essor correspondant de la philosophie naturelle, dont les grandes découvertes astronomiques durent, à cette époque, s'accomplir surtout chez des populations protestantes. On voit, en sens inverse, là où la nouvelle politique rétrograde du catholicisme put prendre un véritable ascendant, cette évolution éprouver bientôt un funeste ralentissement, dont la cause n'est pas équivoque, particulièrement en Espagne, malgré les germes très précieux que le moyen-âge y avait développés. Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé, à travers beaucoup d'obstacles, par un très petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu convenablement préparé, présente, en général, deux progressions très distinctes, mais intimement solidaires, l'une purement scientifique, ou positive, composée des découvertes capitales en mathématiques et en astronomie, l'autre essentiellement philosophique, et presque toujours négative, relative aux efforts, d'abord spontanés, ensuite systématiques, de l'esprit scientifique contre la tutelle théologico-métaphysique, devenue alors vraiment oppressive; cette seconde progression, que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution philosophique proprement dite, ne doit être ici considérée que comme indispensable à la première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne, l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune une si noble part, offre pour centre principal l'investigation vraiment fondamentale due au génie du grand Kepler, et qui, préparée par la découverte initiale de Copernic et par l'utile élaboration de Tycho-Brahé, constitue enfin le vrai système de la géométrie céleste; tandis que, sous un autre aspect, devenue la source nécessaire de la mécanique céleste, elle se lie spontanément à la découverte finale de Newton, d'après la création préalable de la théorie mathématique du mouvement par Galilée, indispensablement suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose naturellement l'immense révolution mathématique opérée par Descartes, et qui, intimement liée à son entreprise philosophique, vient aboutir, vers la fin de cette seconde phase, à la sublime découverte analytique de Leibnitz, sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu suffisamment devenir le principe actif de l'éminente opération réservée à la phase suivante pour le développement final de la mécanique céleste. Chacune des deux premières séries offre une filiation historique assez évidente désormais pour qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que la découverte du mouvement de la terre, et l'exacte révision de toutes les données astronomiques, ne permettaient plus de conserver, avec l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, enfin directement remplacée par l'heureuse législation de Kepler, dernier résultat capital que comportât l'application de l'ancienne géométrie; d'un autre côté, ce principe ne pouvait conduire à la théorie de la gravitation sans la fondation de la doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit libre, soit forcé; mais aussi, d'après une telle base, il amenait nécessairement à cette loi générale, dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas échappé, sans doute, à Jacques Bernoulli, par exemple, si Newton l'eût manquée. L'autre série, bien plus relative à la méthode qu'à la science, et par cela même encore plus éminente, doit être naturellement beaucoup moins appréciée du vulgaire des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une disposition vraiment rationnelle envers les principales parties de l'histoire mathématique, et qui ne sentent d'ordinaire que les seuls résultats; c'est pourquoi une indication plus directe n'y sera pas sans importance. Préparée par l'indispensable généralisation de l'algèbre, due au génie original de Viète, la conception fondamentale de Descartes sur la géométrie analytique a constitué, ce me semble, la principale création de la philosophie mathématique, qui, ouvrant à la fois à la géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse la plus heureuse destination, organisait enfin la relation élémentaire de l'abstrait au concret, sans laquelle les recherches mathématiques tendent à une incohérente et stérile activité: aucune idée mère ne devait autant influer sur l'ensemble des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire à déterminer la création de l'analyse infinitésimale me paraît spécialement incontestable: car, en obligeant désormais à traiter sous un point de vue commun la théorie des courbes quelconques, elle a directement conduit aussi à généraliser abstraitement les vues primordiales d'Archimède, soit quant aux tangentes, soit surtout quant aux quadratures; or, les efforts graduellement tentés à ce sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable invention de Leibnitz, si heureusement provoquée, pendant la génération intermédiaire, par les lumineux essais de Wallis et de Fermat. Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations, l'esprit scientifique dut soutenir, vers le second tiers de cette phase, une lutte vraiment décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante. Les découvertes astronomiques de Copernic et de Kepler, et même celles de Tycho-Brahé sur les comètes, étaient trop directement contraires à la nature de cette philosophie, ou même à ses dogmes formels, pour qu'un tel conflit pût être longtemps évité, et la science y devait enfin combattre, non-seulement la théologie, mais encore davantage la métaphysique, plus active et plus ombrageuse. Cet antagonisme est déjà manifesté, au XVIe siècle, par d'éclatans symptômes, et surtout par la mémorable hardiesse de Ramus, dont la tragique destinée montrait assez que les haines métaphysiques n'étaient pas moins redoutables que les haines théologiques. J'ai assez indiqué, au vingt-deuxième chapitre, les caractères essentiels qui devaient réserver la découverte capitale du double mouvement de notre planète à devenir le sujet immédiat de la discussion principale, quand le grand Galilée eut enfin levé le seul obstacle rationnel qui s'opposât à sa propagation universelle, tant entravée au siècle précédent, et que l'esprit théologico-métaphysique devait désormais redouter comme nécessairement imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache consacrera toujours le souvenir populaire de la première collision directe de la science moderne avec l'ancienne philosophie. On doit, en effet, regarder cette époque comme celle où le principe fondamental de l'invariabilité des lois physiques a commencé à se montrer incompatible avec les conceptions théologiques, dont l'influence constituait dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière admission de cet indispensable principe, parce qu'elle seule neutralisait, à cet égard, l'énergique entraînement spontanément produit par une longue expérience unanime, comme je l'expliquerai davantage au sujet de l'évolution philosophique. C'est aussi à l'appréciation directe de cette évolution qu'il convient évidemment de renvoyer la considération historique des admirables tentatives contemporaines de Bacon, et surtout de Descartes, pour proclamer enfin les caractères essentiels de l'esprit positif, par opposition à l'esprit métaphysico-théologique. Je dois cependant signaler ici, comme directement relative à la progression scientifique, l'audacieuse conception de Descartes sur le mécanisme général de l'univers. Car, en se reportant convenablement à la situation correspondante de l'esprit humain, il sera facile de reconnaître que son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement à deux générations, et sur la perpétuité duquel Descartes ne s'était fait probablement aucune grave illusion, dut être provisoirement indispensable à l'avénement ultérieur de la saine mécanique céleste, alors silencieusement préparée par les travaux d'Huyghens, complétant ceux de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième chapitre, relativement à la théorie fondamentale des hypothèses, que, dans le passage définitif de l'état métaphysique à l'état vraiment positif, l'éducation préliminaire de la raison humaine exige, comme une dernière transition, rapide mais inévitable, surtout envers les plus importantes conceptions, ce régime intermédiaire, où l'intelligence, avant de renoncer franchement aux questions inaccessibles et aux notions absolues de la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces vains problèmes à d'illusoires tentatives de solution positive, fondées sur la substitution des fluides imaginaires aux entités chimériques, et dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer enfin notre entendement à la seule habitude rationnelle des lois invariables propres aux phénomènes correspondans. Toutes les parties essentielles de la philosophie naturelle, sauf l'astronomie convenablement conçue, nous offrent encore, par suite de l'éducation anti-philosophique des savans actuels, de trop profonds vestiges d'une semblable disposition, pour qu'on doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester d'abord au sujet des phénomènes célestes, suivant les explications des trois premiers volumes de ce Traité. Cette sommaire appréciation historique de l'évolution scientifique propre à la seconde phase devait être ici réduite aux grands progrès mathématiques et astronomiques qui en ont principalement caractérisé l'ensemble. Toutefois, le dernier tiers de cette mémorable période offre une nouvelle extension fondamentale de la philosophie naturelle, par les travaux vraiment créateurs de Galilée sur la barologie, suivis de tant d'heureuses découvertes secondaires, et par d'équivalentes créations ultérieures en acoustique et en optique. En un temps où l'on ne savait encore s'étonner que des effets les plus exceptionnels, rien n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux caractériser la destination de la science moderne à régénérer les moindres notions élémentaires, que la découverte décisive due au génie du grand Galilée, dévoilant enfin, suivant la juste appréciation de Lagrange, les lois profondément inconnues des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude, à la fois rattachée à la géométrie et à l'astronomie, est si légitimement regardée comme le véritable berceau de la physique proprement dite. C'est alors que se trouve constituée, entre les astronomes et les chimistes, une nouvelle classe indispensable, spécialement destinée à développer le génie de l'expérimentation, d'après une conception corpusculaire très heureusement adaptée à la nature des phénomènes correspondans, quoique son irrationnelle extension absolue puisse devenir ailleurs très dangereuse aux véritables progrès scientifiques, comme je l'ai expliqué au quarante-unième chapitre: mais ces inconvéniens, alors très éloignés, n'empêchaient nullement ni l'utilité immédiate et spéciale d'une telle doctrine, ni même son efficacité générale et continue contre le vain régime des entités. En considérant aussi la division spontanée qui s'établit simultanément, d'après la rapide extension des deux sciences, entre les purs géomètres et les simples astronomes, jusque alors investis de l'un et l'autre caractère, on reconnaîtra que l'organisation générale du travail scientifique, surtout envers la philosophie inorganique, seule alors vraiment active, s'effectue déjà sur le même plan qu'aujourd'hui, comme le montre clairement le peu de changement survenu jusqu'ici dans la constitution provisoire des académies, quoiqu'il y ait tout lieu de la croire désormais essentiellement épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt. Quant aux autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, il est clair, suivant ma théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état purement préliminaire, destiné à la seule accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû être la haute importance ultérieure des nouveaux faits dont elles s'enrichirent alors, et principalement des immortelles découvertes de Harvey sur la circulation et sur la génération, qui imprimèrent aussitôt une si active impulsion aux observations physiologiques, jusque alors si imparfaites, sans que toutefois le temps fût venu de les incorporer à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux montre assez quelle était alors la vraie situation des idées physiologiques, désormais ballotées entre d'insuffisantes explications mécaniques et de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir trouver une base rationnelle qui leur fût réellement propre. En terminant cette rapide appréciation historique, il ne faut pas négliger de signaler sommairement cette seconde phase de l'évolution scientifique comme étant celle où l'esprit positif devait commencer à manifester en même temps son vrai caractère social et sa prépondérance populaire. L'heureuse disposition croissante des populations modernes à accorder leur confiance aux doctrines fondées sur des démonstrations réelles, quoique opposées à d'antiques croyances, est déjà hautement constatée, vers la fin de cette période, par l'universelle adoption du double mouvement de la Terre, un siècle avant que la papauté, d'après une inconséquence superflue, en eût enfin toléré solennellement l'admission chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution graduelle de l'ancienne discipline spirituelle était partout accompagnée déjà d'une sorte de foi nouvelle, germe élémentaire d'une réorganisation ultérieure, et spontanément déterminée, sans aucune intervention spéciale, soit par la suffisante vérification des prévisions scientifiques, soit même par la seule concordance de tous les juges compétens, chez les esprits qui, par divers motifs quelconques, ne pouvaient directement apprécier la validité des démonstrations fondamentales, et dont la confiance n'était pas cependant plus aveugle, en principe, que celle des différens savans les uns pour les autres, quoique son exercice dût être plus étendu, à raison du moindre accomplissement des conditions logiques d'une émancipation active, toujours accessible à quiconque voudrait la mériter. De telles habitudes, incessamment développées, témoignaient dès-lors clairement que l'anarchie provisoire des intelligences sur les doctrines morales et sociales ne tenait, au fond, à aucun chimérique amour du désordre perpétuel, mais uniquement au défaut de conceptions susceptibles de remplir suffisamment les obligations de positivité rationnelle, sans lesquelles l'esprit moderne était justement résolu à refuser désormais son assentiment volontaire. Cette aptitude nécessaire de la nouvelle autorité mentale à déterminer spontanément la convergence à la fois la plus stable et la plus étendue, se montre déjà certainement bien plus propre encore à l'action scientifique qu'à l'action esthétique; puisque celle-ci, malgré son efficacité plus énergique et plus immédiate, est gravement entravée par les différences de langues et de mœurs, tandis que l'autre, en vertu de la généralité et de l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires qui s'y rapportent, permet évidemment la plus vaste communion intellectuelle. On pouvait assurément prévoir, dès la fin de cette phase, que la foi positive comporterait un jour une universalité beaucoup plus complète et plus fixe que celle de la foi monothéique aux plus beaux temps du catholicisme, dont la circonscription territoriale avait dû être, comme je l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature vague et discordante des idées théologiques, où l'unité n'a jamais pu s'établir, et surtout durer, sans l'assistance continue d'une certaine compression artificielle, essentiellement inutile à l'unité scientifique, toujours fondée sur la puissance spontanée de la démonstration, nécessairement irrésistible à la longue, quoique d'abord très peu active. En un temps où les divergences nationales étaient encore très énergiques, surtout depuis la dissolution générale du lien catholique, l'institution des académies vient déjà offrir un irrécusable témoignage de la tendance cosmopolite propre à l'esprit scientifique, par le noble usage qui s'introduit partout d'y admettre des membres étrangers, de manière à présenter la nouvelle classe spéculative comme éminemment européenne: cet heureux caractère est alors plus spécialement prononcé en France, où, depuis Charlemagne, le génie étranger avait toujours reçu un généreux accueil, et quelquefois même, par une injuste délicatesse, au détriment du génie national. Quant à l'influence de l'évolution scientifique sur l'éducation générale, elle commence alors à s'y manifester nettement, malgré la conservation du système d'éducation organisé, sous l'impulsion scolastique, dans la dernière phase du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui avec de simples modifications accessoires, qui n'en changent pas l'esprit: on voit dès lors, en effet, ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé, le _quadrivium_ acquérir une importance croissante aux dépens du _trivium_; et ce progrès eût même été déjà plus sensible si le cours officiel de ces changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement la marche presque unanime des mœurs et des opinions, au lieu d'être souvent dirigé par des vues systématiques sur la nécessité de maintenir artificiellement l'ancienne éducation, jugée indispensable à l'ensemble de la politique rétrograde, qui commençait à dominer partout d'une manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai expliqué[15]. Note 15: Les mémorables efforts des Jésuites, afin de s'emparer alors de l'évolution scientifique, ont certainement beaucoup concouru à cette propagation des études positives, sans que ces vains projets pussent d'ailleurs offrir aucun danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop prononcée pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces tentatives d'absorption. Aussi, malgré les grandes facilités individuelles que cette puissante corporation pouvait présenter à l'existence spéculative, toute l'habileté de sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne voulait subordonner son indépendance mentale à une politique où la science était nécessairement subalternisée. Ce n'est pas que la science ne puisse, et même ne doive, se lier finalement à des vues vraiment politiques: mais il faut que leur caractère soit large et leur destination éminemment populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels et anti-sociaux; il faut enfin, que la politique y soit directement relative au propre essor de l'esprit positif, quand il sera assez complétement formé pour mériter d'être habituellement envisagé comme le régulateur mental des sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup près, suffisamment possible, surtout à défaut de la généralité convenable. Pendant la troisième phase, l'élément scientifique, désormais intimement incorporé à la sociabilité moderne, reçoit un accroissement fondamental de puissance sociale parfaitement analogue à celui que nous avons apprécié envers l'élément esthétique, et même encore mieux caractérisé, à cause d'une nature plus évidemment progressive. Jusque alors la science avait reçu, comme l'art, des encouragemens facultatifs, quoique déjà systématiques, entraînant toujours une sorte d'obligation personnelle; maintenant, au contraire, d'après le grand éclat résulté de l'admirable mouvement propre à la phase précédente, l'active protection des sciences devenait, pour tous les gouvernemens occidentaux, un véritable devoir, généralement reconnu, et dont la négligence eût entraîné un blâme universel, sans que son accomplissement normal dût exiger habituellement aucune gratitude individuelle, sauf la reconnaissance générale toujours due à l'état. En même temps, les relations croissantes de la philosophie naturelle, surtout inorganique, soit avec l'ensemble des procédés militaires, soit avec l'essor industriel, devenu le principal objet de la politique européenne, déterminent, à cette époque, une grande extension dans l'influence sociale des sciences, soit par la création d'écoles spéciales où l'éducation scientifique commence à dominer, soit par l'institution plus ou moins rationnelle de la nouvelle classe directement destinée à la réalisation permanente des rapports essentiels entre la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans, par l'appréciation plus difficile, plus lente, et moins populaire, de leurs travaux propres, ne pussent ordinairement prétendre à l'heureuse indépendance privée que les poètes et les artistes commençaient alors à obtenir partout, cependant leur nombre beaucoup moindre, et leur coopération plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient déjà à une équivalente consolidation de leur existence sociale. Dans cette nouvelle situation, plus ou moins commune à toutes les parties de la grande république européenne, on voit se développer au plus haut degré, quant à l'évolution scientifique, les différences essentielles ci-dessus caractérisées, à tant d'autres égards, entre les deux systèmes principaux de dictature temporelle; de manière à manifester complétement la supériorité naturelle du mode monarchique sur le mode aristocratique, auparavant neutralisée par les influences spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement entraîné du catholicisme à une philosophie pleinement négative, en évitant heureusement la transition protestante, l'esprit français retient, du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique, l'instinct de contemplation et de généralité qu'elle avait spontanément développé, et qui tendait à contenir alors la prépondérance trop exclusive des considérations pratiques; en même temps, sa nouvelle éducation révolutionnaire lui inspire la hardiesse et l'indépendance devenues indispensables au libre essor de la philosophie naturelle, dès lors incompatible avec l'ascendant rétrograde du catholicisme chez les autres peuples préservés du protestantisme: en sorte que tous les avantages propres à la protection monarchique durent alors se réaliser directement, et assurer désormais à la France la principale impulsion scientifique, qui, dans la phase précédente, avait successivement appartenu aussi à l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la seule prépondérance passagère du mouvement cartésien. Dans le mode inverse, la dictature aristocratique particulière à l'Angleterre y laisse les savans essentiellement assujétis à la dépendance des protections privées, pendant que l'exorbitante préoccupation nationale des intérêts industriels n'y permet guère d'apprécier que les découvertes spéculatives immédiatement susceptibles d'applications matérielles; en même temps, l'esprit protestant, dont la première influence révolutionnaire avait, sous la phase précédente, favorisé d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement incorporé au gouvernement, manifeste nécessairement son antipathie théologique contre l'entière extension du génie positif, après avoir, au début de cette troisième phase, tristement signalé cette influence, en ternissant, par d'absurdes rêveries, la vieillesse du grand Newton. L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la politique anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le développement des sciences, sa déplorable influence, en disposant à n'adopter activement que les méthodes et les découvertes indigènes; comme on le voit clairement, envers les sciences mathématiques elles-mêmes, malgré leur universalité plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction usuelle de la géométrie analytique, encore aujourd'hui trop peu familière aux écoles anglaises, soit par l'obstination analogue contre l'emploi des formes et des notations purement infinitésimales, si justement préférées partout ailleurs[16]. Ces irrationnelles dispositions sont d'autant plus choquantes qu'elles forment un étrange contraste avec l'admiration exagérée dont la France était dès lors saisie pour le génie de Newton, par suite de la réaction nécessaire contre l'hypothèse des tourbillons, en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment cette transformation conduisit, et concourt aujourd'hui, à méconnaître, avec une sorte d'ingratitude nationale, l'éminente supériorité de notre incomparable Descartes, dont le génie, à la fois scientifique et philosophique, n'a réellement trouvé ensuite d'autres dignes rivaux que le grand Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange, si peu compris encore du vulgaire des géomètres. Note 16: Au début de cette phase, cette tendance irrationnelle et ombrageuse me semble fortement marquée dans la célèbre controverse à laquelle donna lieu, entre l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité d'invention de l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si bien sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange, dont l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle, ne trouve plus aucune opposition quelconque, offrit pendant presque tout son cours, un mémorable contraste entre la rectitude et la loyauté de Leibnitz ainsi que de la plupart de ses partisans, et les injustes subtilités de la polémique anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion, fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot, il pouvait terminer cette scandaleuse discussion, en se déclarant personnellement convaincu, comme il ne pouvait manquer de l'être, de la parfaite originalité de Leibnitz, la sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or, ce mot, pressé de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois, par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher formellement aucune articulation contraire. J'espère que cette juste improbation ne sera point attribuée à de vaines préventions nationales, dont je me suis montré, j'ose le dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement signalé les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet 1838: d'ailleurs, pour une controverse où la France était parfaitement désintéressée, il serait difficile, ce me semble, de soupçonner l'impartialité historique d'un Français jugeant, après plus d'un siècle, une discussion scientifique entre l'Angleterre et l'Allemagne. Quant au mouvement scientifique propre à cette troisième phase, sans pouvoir offrir une originalité aussi fondamentale que sous la phase précédente, il présente cependant une éminente portée, bien supérieure à celle du mouvement esthétique correspondant, et qui laissera toujours subsister des créations capitales, dues à des penseurs nullement inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués à des difficultés d'une autre nature. En considérant d'abord, suivant notre hiérarchie, les sciences mathématiques, par lesquelles, en effet, s'établit le mieux la filiation des deux phases, on y doit distinguer deux principales séries de progrès: l'une, relative au principe newtonien, pour la construction graduelle de la mécanique céleste, et qui donne lieu naturellement à l'essor des diverses théories essentielles de la mécanique rationnelle; l'autre, d'ailleurs intimement liée à celle-ci, remonte à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée de la grande révolution cartésienne, et détermine l'admirable développement de l'analyse mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant à généraliser et à coordonner toutes les conceptions géométriques et mécaniques. Dans la première série, Maclaurin, et surtout Clairaut, établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes, la théorie générale de l'équilibre des fluides, pendant que Daniel Bernoulli construit suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert et Euler, relativement à la précession des équinoxes, complètent la dynamique des solides, en constituant la difficile théorie du mouvement de rotation, en même temps que le premier fonde, d'après son immortel principe, le système analytique de l'hydrodynamique, déjà ébauchée par Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange et Laplace complètent la théorie fondamentale des perturbations, avant que le premier se consacrât surtout aux éminens travaux de philosophie mathématique qui devaient le mieux caractériser son puissant génie, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. La seconde série est essentiellement dominée par la grande figure d'Euler, dévouant sa longue vie et son infatigable activité à l'extension systématique de l'analyse mathématique, et à développer l'uniforme coordination que sa prépondérance devait introduire dans l'ensemble de la géométrie et de la mécanique, où jusque alors son intervention avait été secondaire ou passagère: succession à jamais mémorable de spéculations abstraites, où l'analyse développe enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer en un dangereux verbiage, tendant à dissimuler, sous des formes trop respectées, une profonde stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu depuis très fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique qui distingue aujourd'hui la plupart des géomètres. En considérant l'ensemble de ce double mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher de noter comment l'Angleterre y trouva la juste punition de l'étroite nationalité scientifique qu'elle avait tenté de se constituer, suivant les deux exclusions connexes ci-dessus signalées: car, il en résulta directement que, même pour la première progression, les savans anglais ne purent prendre en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part très secondaire à l'élaboration systématique de la théorie newtonienne, dont le développement et la coordination analytique durent presque uniquement appartenir à la France, à l'Allemagne, et enfin à l'Italie, si dignement représentée par le grand Lagrange. L'ensemble de la physique proprement dite, ébauché, sous la phase précédente, surtout par la création des deux branches qui se rattachent à l'astronomie, c'est-à-dire la barologie et l'optique, se complète alors par l'élaboration scientifique de la thermologie et de l'électrologie, qui la lient directement à la chimie: la première branche, en effet, commence alors à se dégager du vain régime des entités chimériques et des fluides imaginaires, d'après la lumineuse découverte de Black sur les changemens d'état; la seconde, d'abord popularisée par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert ensuite une certaine rationalité par les judicieuses recherches de Coulomb, avant d'avoir été altérée par l'abus de l'analyse mathématique. Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie céleste, elle perd nécessairement la prépondérance fondamentale qu'elle avait dû conserver jusque alors, par suite de la systématisation de la mécanique céleste, tendant à suggérer à priori les principales lois relatives aux perturbations du mouvement elliptique: aussi, parmi beaucoup d'illustres observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand Bradley, dont l'admirable élaboration sur l'aberration de la lumière constitue certainement le plus beau travail dont cette science puisse s'honorer depuis Kepler. Malgré le juste éclat de ces divers ordres de travaux scientifiques, on doit regarder, ce me semble, la création de la véritable chimie comme surtout destinée à caractériser cette phase avec plus d'originalité qu'aucune autre évolution quelconque. Jusque alors bornée à une mystérieuse accumulation de faits, dominée par les entités alchimiques, la chimie, vers le milieu de cette période, subit une transformation mémorable, quoique purement provisoire, qui me semble fort analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse des tourbillons avait opérée, un siècle auparavant, pour la mécanique céleste: tel est l'office préliminaire, aujourd'hui trop méconnu, de la célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative trop mécanique de Boërhaave, et déterminant une marche beaucoup plus rationnelle dans l'ensemble des recherches chimiques, surtout entre les mains de Bergmann et ensuite de Schéele. Préparée, sous cette influence transitoire, par les expériences capitales de Priestley et de Cavendish, l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint enfin élever la chimie au rang des véritables sciences, d'après une théorie admirablement conçue, quoique une exploration plus étendue dût bientôt lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité n'est pas encore, à beaucoup près, dignement remplacée. Aussi intermédiaire, à divers égards, quant à la méthode que quant à la doctrine, entre la philosophie purement inorganique et la philosophie vraiment organique, cette nouvelle science vient heureusement compléter l'ensemble de l'étude fondamentale du monde extérieur par l'institution normale d'un ordre de spéculations physiques sur lequel l'esprit mathématique proprement dit ne peut réellement exercer aucun empire immédiat, si ce n'est à titre d'éducation: ce qui a heureusement érigé dès lors, même quant à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente invasion d'un tel esprit, qui, après avoir nécessairement fondé la philosophie naturelle, tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce que la construction finale d'une philosophie pleinement positive vienne directement contenir cette dangereuse intervention, en réduisant, autant que possible, l'esprit purement mathématique à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué dans les trois premiers volumes de ce Traité. Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir que de nos jours sa vraie constitution rationnelle, encore si imparfaite et si chancelante, il importe de signaler, pendant cette troisième phase, l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient alors l'objet, en résultat général des divers essais isolés propres aux deux phases précédentes. Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique, et physiologique, dont la combinaison permanente caractérise ses spéculations fondamentales, y donnèrent lieu à d'éminentes élaborations indépendantes, essentiellement provisoires par cela même qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes communs, mais destinées à faire enfin dignement ressortir le véritable esprit de chacun d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par les admirables conceptions du grand Linné succédant aux heureuses inspirations de Bernard de Jussieu; quant au second, par la suite des analyses comparatives de Daubenton, ultérieurement rationnalisée suivant les vues générales de Vicq-d'Azyr; et enfin, pour le troisième, par l'exploration fondamentale de Haller, suivie de l'ingénieuse expérimentation de Spallanzani. Conjointement à cette triple préparation, le génie, éminemment synthétique et concret, de notre grand Buffon caractérisait avec énergie les principales relations encyclopédiques propres à la science des corps vivans, et faisait surtout sentir l'intime solidarité qui la distingue, en même temps que sa haute destination morale et sociale, spécialement signalée d'ailleurs par les utiles indications secondaires de Georges Leroy et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement la mémoire scientifique et philosophique de Buffon, que d'envieux détracteurs ont tenté de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination à méconnaître l'importance capitale des conceptions taxonomiques, dont les travaux de son illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester la vraie nature et l'indispensable destination. Au reste, rien de définitif, en philosophie biologique, ne pouvait encore sortir d'une époque où, non-seulement la hiérarchie animale n'était entrevue que d'une manière vague et empirique, mais où même la notion élémentaire de l'état vital restait radicalement confuse et incertaine, puisque, des deux élémens inséparables du dualisme fondamental qui le constitue, le plus caractéristique et le plus varié était alors totalement subordonné à l'autre, dont l'influence plus simple devait être mieux saisissable; ce qui donna lieu à tant d'irrationnelles exagérations sur la prépondérance absolue des milieux biologiques, comme si l'organisme était à la fois purement passif et indéfiniment modifiable: cette vicieuse tendance, si prononcée chez tous les penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement Montesquieu à ses célèbres aberrations sur l'action sociale des climats. Néanmoins, il importait de signaler ici la première élaboration vraiment scientifique de la philosophie organique, qui, outre son extrême importance directe, est si heureusement destinée, de sa nature, à mettre enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité dispersive émané de la philosophie inorganique, dont le sujet inerte comporte une décomposition presque illimitée, tandis que l'étude de la vie pousse nécessairement à la régénération de l'esprit d'ensemble, par l'indivisible connexité de ses divers aspects, dont la division provisoire et artificielle ne peut longtemps dissimuler la nécessité finale de leur coordination nécessaire. Quoique l'imitation trop servile du régime logique propre aux sciences déjà formées, ait dû d'abord engager naturellement les diverses spéculations biologiques dans une marche trop peu conforme à leurs vraies conditions caractéristiques, il n'est pas douteux cependant que leur développement ultérieur devait finir par dévoiler spontanément une obligation aussi fondamentale, de manière à modifier convenablement le mode primitif, comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui, sans que toutefois une transformation aussi contraire à la prépondérance actuelle de la philosophie inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement que sous l'ascendant général de la vraie philosophie positive, dont j'ai osé, le premier, entreprendre enfin la construction directe, d'après l'ensemble des différens matériaux antérieurs. En appréciant, au cinquante-troisième chapitre, la première apparition du véritable génie scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai convenablement expliqué pourquoi il avait dû être d'abord éminemment spécial, comme surgissant dans un milieu, philosophique et social, profondément hétérogène à sa nature, laquelle n'aurait pu recevoir son développement caractéristique sans l'indispensable isolement continu des contemplations devenues positives envers toutes celles qui restaient théologiques ou même métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle n'ayant pu passer simultanément à l'état positif, et leur essor initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles, suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, il est clair que cette même nécessité primitive devait toujours subsister, quoique avec une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous les aspects élémentaires eussent ainsi été successivement assujettis à une positivité rationnelle, ce qui n'existe point encore envers les études sociales, excepté dans cet ouvrage. L'esprit de spécialité, devenu de plus en plus dispersif à mesure que la philosophie inorganique s'était décomposée, restait donc en suffisante harmonie avec les principaux besoins de l'évolution mentale sous la phase que nous achevons d'apprécier: toutefois, son office, évidemment provisoire, était déjà très voisin de son entier accomplissement; et son influence, qui, d'après l'anarchie philosophique, s'exagérait à l'instant où elle aurait dû décroître, commençait alors à devenir dangereuse, suivant l'explication précédente, en tendant à imprimer à la culture naissante de la philosophie organique une impulsion trop exclusivement analytique, contraire à sa nature et à sa destination. Néanmoins, ces aberrations, seulement imminentes, ne pouvaient se développer que plus tard, et ne produisaient encore que des inconvéniens secondaires; en sorte que cette époque peut être envisagée comme le plus bel âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié par la constitution des académies, dont les membres n'étaient point alors parvenus à oublier entièrement la conception fondamentale de Bacon et de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée que comme une préparation nécessaire à une synthèse générale, toujours présente aux savans de la seconde phase, quelque lointaine que dût leur sembler sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive des travaux de détail fut, à cette époque, très heureusement contenue par l'active impulsion générale qui déterminait spontanément les savans, comme les artistes, et d'une manière même plus efficace quoique moins explicite, à seconder le grand ébranlement philosophique propre au siècle dernier, et dont la direction anti-théologique devait tant sympathiser avec l'instinct scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance mentale que cette indispensable opération révolutionnaire dut recevoir d'une telle assistance permanente, hautement caractérisée surtout chez l'éminent géomètre qui fut l'un des chefs principaux de cette élaboration dissolvante. Malgré sa nature purement négative, qui la rendait assurément peu susceptible de constituer aucune liaison solide, l'influence provisoire de cette philosophie, en vertu de sa seule généralité, quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement, à cette époque, à empêcher l'esprit scientifique de perdre totalement de vue les considérations d'ensemble, qu'on affectait, au contraire, de reproduire sans cesse, d'après des aperçus plus ou moins superficiels. Par cette réaction temporaire, où cette philosophie transitoire rendait à la science l'équivalent des services qu'elle en recevait, les savans trouvèrent alors, comme les artistes, outre une immédiate destination sociale, qui les incorporait davantage au mouvement universel, une sorte de supplément momentané à l'absence de toute vraie direction systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle prolongation de cette situation mentale, maintenant trop arriérée, n'aboutit, au contraire, chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement leur déplorable aversion de toute idée générale. Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble du développement scientifique depuis le moyen-âge, il ne nous reste plus maintenant, pour compléter enfin notre indispensable appréciation de la progression moderne, qu'à y considérer sommairement le mouvement élémentaire de recomposition sous un quatrième et dernier aspect général, quant à l'évolution philosophique proprement dite, en tant que provisoirement distincte de l'évolution purement scientifique correspondante, jusqu'à ce que l'esprit scientifique et l'esprit philosophique, essentiellement identiques au fond, aient acquis, l'un la généralité, l'autre la positivité, qui leur manquent encore. Mais, malgré la nécessité historique de cette distinction transitoire, il est clair que notre appréciation de la progression scientifique doit nous permettre d'abréger beaucoup celle de la progression philosophique, dont les diverses phases ont toujours été déterminées par celles de la première, à partir de la division fondamentale, organisée dans les écoles grecques, entre la philosophie naturelle devenue métaphysique, et la philosophie morale restée théologique, comme je l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion provisoire opérée entre ces deux philosophies, sous l'ascendant métaphysique de la scolastique proprement dite, pendant la dernière période du moyen-âge, nous avons reconnu que l'esprit scientifique et ce nouvel esprit philosophique étaient restés essentiellement unis jusqu'à la fin de la première partie de l'évolution moderne: en sorte que nous n'avons plus réellement à considérer le mouvement philosophique que sous les deux autres phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait rempli les conditions qui doivent lui procurer une entière suprématie, par une convenable prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, tous deux enfin devenus également positifs. Néanmoins, pour que cette appréciation puisse être suffisamment caractéristique, il faut d'abord revenir brièvement sur ce point de départ, dont l'importance historique est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer la vraie nature de cette philosophie transitoire que, dans le cours des trois derniers siècles, la science devait toujours tendre à annuler graduellement. La grande transaction scolastique avait réalisé autant que possible, le triomphe social de l'esprit métaphysique, dont la profonde impuissance organique s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant quelques siècles, d'après son intime incorporation à l'ensemble de la constitution catholique, laquelle, par ses éminentes propriétés politiques, lui rendit certes un large équivalent de l'assistance mentale qu'elle en reçut provisoirement. Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique, toujours bornée auparavant à l'étude du monde inorganique, compléta son domaine fondamental, en étendant aussi ses entités caractéristiques à l'homme moral et social; ce qui produisit, comme je l'ai noté, un état, très précaire mais fort remarquable, d'apparente homogénéité intellectuelle, qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage primordial opéré sous la première décadence du polythéisme. En acceptant ainsi le dangereux secours de la raison, la foi monothéique commençait à se dénaturer d'une manière irrévocable, aussitôt que, cessant de reposer exclusivement sur la spontanéité universelle, liée à une révélation directe et continue, elle subit la protection des démonstrations, nécessairement susceptibles de controverse permanente et même de réfutation ultérieure, qui composaient la doctrine nouvelle que, par une étrange incohérence, on qualifiait déjà de théologie naturelle. Cette dénomination historique caractérise très heureusement la conciliation passagère qu'on avait ainsi tenté d'organiser entre la raison et la foi, et qui ne pouvait réellement aboutir qu'à l'absorption totale de la seconde sous la première: car, elle représente le dualisme contradictoire alors établi entre l'ancienne notion de Dieu et la nouvelle entité de la Nature, centres respectifs des deux philosophies théologique et métaphysique. L'imminent antagonisme de ces deux conceptions générales semblait alors devoir être suffisamment contenu par le principe fondamental qui, sous l'influence inaperçue de l'instinct positif, les subordonnait l'une et l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur primordial de lois invariables, qu'il s'était aussitôt interdit de jamais changer, et dont l'application spéciale et continue était irrévocablement confiée à la Nature; ce qui constitue assurément une fiction fort analogue à celle des publicistes actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette étrange combinaison, où l'on tentait de concilier le principe théologique avec le principe positif, porte l'empreinte caractéristique de l'esprit métaphysique qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment ménagé la plus belle part, en faisant désormais de la Nature l'objet des contemplations et même des adorations journalières, sauf la stérile vénération réservée à la majestueuse inertie de la divinité suprême, solennellement réduite à une vague intervention initiale, où la pensée devait de moins en moins remonter. Jamais le bon sens vulgaire n'a pu réellement admettre ces subtilités doctorales, qui neutralisaient radicalement toutes les idées de volonté arbitraire et d'action permanente, sans lesquelles les croyances théologiques ne sauraient conserver leur véritable caractère fondamental: aussi doit-on peu s'étonner que l'instinct populaire poursuivît alors tant de docteurs de l'accusation d'athéisme; puisque la doctrine transitoire, ainsi qualifiée ultérieurement, n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à l'entière intronisation de la Nature cette première restriction scolastique de la conception monothéique, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent. Suivant une inversion vraiment décisive, témoignage direct de l'irrévocable décadence de toute théologie, ce que d'abord la raison publique jugeait impie, semble constituer maintenant la disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise vainement à produire par de nombreuses démonstrations, où j'ai montré l'une des principales causes historiques de la dissolution mentale du monothéisme. On voit donc que le compromis scolastique n'avait effectivement constitué qu'une situation profondément contradictoire, dont la stabilité était impossible, quoique son influence, d'ailleurs inévitable, ait été longtemps indispensable au développement fondamental de l'évolution scientifique, selon nos explications antérieures. Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser cette tendance générale que la grande controverse scolastique entre les réalistes et les nominalistes, si activement prolongée sous la première phase moderne, et dont l'ensemble marque très nettement la haute supériorité de la métaphysique du moyen-âge sur celle de l'antiquité, où l'action naissante de l'esprit positif était nécessairement beaucoup moindre. La marche progressive de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup d'exactitude, l'accroissement continu de l'influence philosophique propre à l'évolution scientifique, dont l'essor graduel devait spontanément déterminer l'ascendant croissant du nominalisme sur le réalisme: car, sous ces formes qui semblent aujourd'hui si vaines, commençait alors secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif contre l'esprit métaphysique, dont le principal caractère consiste directement à personnifier des abstractions qui ne sauraient avoir, hors de notre intelligence, qu'une simple existence nominale. Jamais les écoles grecques n'avaient, assurément, pu offrir une contestation aussi élevée, ni surtout aussi décisive, soit pour ruiner enfin le régime des entités, soit même pour faire déjà soupçonner la nature éminemment relative de la vraie philosophie. Quoi qu'il en soit, il reste évident que l'esprit métaphysique et l'esprit positif, presque aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit monothéique, dernière modification possible de l'esprit religieux, commençaient ainsi à tendre vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait aboutir qu'à l'entier ascendant du second sur le premier. Pendant la première phase de l'évolution moderne, nous avons vu, d'un côté, la métaphysique occupée surtout de seconder par son action critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel contre la constitution catholique, tandis que, de son côté, la science naissante se livrait principalement à l'accumulation préalable des diverses observations, sous les inspirations astrologiques et alchimiques: en sorte que, malgré leur divergence croissante, aucun grave conflit ne pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en devait plus être ainsi quand, sous la seconde phase, l'ébranlement protestant eut mis, même chez les peuples restés nominalement catholiques, la philosophie métaphysique en possession presque exclusive, ou du moins prépondérante, de l'autorité spirituelle qu'elle avait toujours convoitée; en même temps que l'esprit scientifique commençait à manifester son vrai caractère fondamental, par la convergence graduelle de son élaboration spontanée vers des découvertes décisives, pleinement incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie, aussi bien métaphysique que théologique. On voit par là comment l'admirable mouvement astronomique du XVIe siècle dût nécessairement y conduire enfin la science à une opposition directe envers la métaphysique, succédant partout, sous des formes diverses mais équivalentes, à la théologie proprement dite, dont elle tendait dès lors à reconstruire, à son profit, l'antique domination, à la fois mentale et sociale. Par la nature même d'un tel antagonisme, il devait d'abord être gravement défavorable à la science, comme le prouvent alors tant de tristes exemples, analogues à ceux de Cardan, de Ramus, etc. Mais l'évolution logique proprement dite est celle de toutes qui peut le moins être efficacement contenue, soit parce que la portée n'en peut être ordinairement comprise que lorsque son essor est assez développé pour surmonter spontanément tous les obstacles, soit en vertu de l'assistance involontaire qu'elle doit naturellement trouver chez ceux-là même qui prétendent lui opposer des entraves systématiques. C'est pourquoi la persévérance, d'ailleurs mutuellement inévitable, de ce conflit décisif, y détermina nécessairement, dans le premier tiers du XVIIe siècle, l'irrévocable décadence du régime des entités, dès lors accomplie envers les phénomènes généraux du monde extérieur, et par suite plus ou moins imminente relativement à tous les autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment accessibles à la positivité rationnelle. Tous les élémens principaux de la république européenne, sauf la seule Espagne, alors engourdie par la politique rétrograde, prirent une part capitale à cet immense débat, qui constituait enfin la première apparition caractéristique de la philosophie définitive, et qui, par suite, devait exercer une influence fondamentale sur l'ensemble des destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne avait doublement déterminé, au siècle précédent, cette crise décisive, soit par l'ébranlement protestant, soit surtout par les belles découvertes astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et enfin du grand Kepler: mais, absorbée par les luttes religieuses, elle n'y put activement concourir. Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la France fournirent chacune à cette noble élaboration un éminent coopérateur, en y faisant participer trois immortels philosophes, dont les génies très divers y étaient également indispensables, Bacon, Galilée et Descartes, que la plus lointaine postérité proclamera toujours les premiers fondateurs immédiats de la philosophie positive; puisque chacun d'eux en a déjà dignement senti le vrai caractère, suffisamment compris les conditions nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant final. Comme l'action de Galilée, inséparable de ses admirables découvertes, appartient essentiellement à l'évolution scientifique proprement dite, il serait superflu de revenir maintenant sur cette belle série de travaux qui, tandis qu'on définissait ailleurs, par une discussion directe, l'esprit général de la nouvelle manière de philosopher, se bornait à la caractériser activement, par une extension décisive, sans laquelle les préceptes abstraits eussent été trop vaguement appréciables. Quant aux travaux directement philosophiques de Bacon et de Descartes, également dirigés contre l'ancienne philosophie, et pareillement destinés à constituer la nouvelle, leurs différences essentielles présentent à la fois une remarquable harmonie, soit avec la nature propre de chaque philosophe, soit avec celle du milieu social correspondant. Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement l'ancien régime mental; tous deux s'accordent spontanément à faire nettement ressortir les attributs élémentaires du régime nouveau; enfin, tous deux proclament hautement la destination purement provisoire de l'analyse spéciale qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure vers une synthèse générale, aujourd'hui si déplorablement oubliée, à l'époque même que la marche nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement à son élaboration directe. Malgré cette conformité fondamentale, l'indispensable concours philosophique de Bacon et de Descartes ne pouvait nullement dissimuler l'extrême diversité que l'organisation, l'éducation, et la situation avaient nécessairement établie entre eux. D'une nature plus active, mais moins rationnelle, et, à tous égards, moins éminente, préparé par une éducation vague et incohérente, soumis ensuite à l'influence permanente d'un milieu essentiellement pratique, où la spéculation était étroitement subordonnée à l'application, Bacon n'a qu'imparfaitement caractérisé le véritable esprit scientifique, qui, dans ses préceptes, flotte si souvent entre l'empirisme et la métaphysique, surtout envers l'étude du monde extérieur, base immuable de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes, aussi grand géomètre que profond philosophe, appréciant la positivité à sa vraie source initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de précision les conditions essentielles, dans cet admirable discours où, en retraçant naïvement son évolution individuelle, il décrit, à son insu, la marche générale de la raison humaine; cette appréciation concise sera toujours relue avec fruit, même après que la diffuse élaboration de Bacon n'offrira plus qu'un simple intérêt historique. Mais, sous un autre aspect fondamental, quant à l'étude de l'homme et de la société, Bacon présente, à son tour, une incontestable supériorité sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que l'époque le comportait, la philosophie inorganique, semble abandonner indéfiniment à l'ancienne méthode le domaine moral et social; pendant que Bacon a surtout en vue l'indispensable rénovation de cette seconde moitié du système philosophique, qu'il ose même concevoir déjà comme finalement destinée à la régénération totale de l'humanité: différence qu'il faut attribuer, soit à la diversité de leurs génies, l'un plus sensible à la rationnalité, l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du premier devait lui faire mieux apprécier qu'au second l'état radicalement révolutionnaire de l'Europe moderne; double distinction alors correspondante à celle entre le catholicisme et le protestantisme. On doit toutefois noter, à ce sujet, que l'école cartésienne a spontanément tendu à corriger les imperfections de son chef, dont la métaphysique n'a certainement jamais obtenu, en France, l'ascendant qu'y prenait sa théorie corpusculaire; au lieu que l'école baconienne a bientôt tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à restreindre les hautes inspirations sociales de son fondateur, pour exagérer, au contraire, ses inconvéniens abstraits, en laissant trop souvent dégénérer l'esprit d'observation en une sorte de stérile empirisme, trop aisément accessible à une patiente médiocrité. Aussi, quand les savans actuels veulent donner une certaine apparence philosophique au déplorable esprit de spécialité exclusive qui domine parmi eux, on peut remarquer qu'ils affectent partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire scientifique; quoique les préceptes du premier ne soient cependant pas moins contraires, au fond que les conceptions du second à cette irrationnelle disposition, directement opposée au but commun que ces deux grands philosophes ont également proclamé. Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité, l'importance vraiment fondamentale de ces deux élaborations convergentes, il est néanmoins évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne pouvaient aucunement suffire, soit pour la doctrine, soit seulement pour la méthode, à constituer réellement la philosophie positive, dont le véritable esprit ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que par les études géométriques ou astronomiques, et commençait à peine à s'étendre aussi aux plus simples théories de la physique proprement dite, sans même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de la science inorganique, puisque la chimie n'y devait être convenablement assujétie que vers la fin de la phase suivante. On comprend surtout combien l'avénement, encore moins préparé, de la science biologique était, à cet égard, profondément indispensable, comme seul apte à faire dignement apprécier la nouvelle manière de philosopher sous les aspects les plus nécessaires à son extension finale aux conceptions morales et sociales, suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette grande impulsion ne pouvait donc que signaler suffisamment l'introduction décisive d'une philosophie nouvelle, montrer vaguement le terme général de son essor initial, et faire imparfaitement pressentir les conditions principales de sa préparation graduelle pendant les deux siècles qui devaient précéder son élaboration d'ensemble: ni l'un ni l'autre des deux illustres fondateurs n'avait alors en vue qu'un développement provisoire, destiné à rendre successivement positifs tous les divers élémens essentiels des spéculations humaines, afin de permettre ultérieurement une systématisation définitive, dont aucun d'eux ne supposait réellement la possibilité immédiate, quelque confusément qu'il en dût concevoir la nature et la destination. La situation fondamentale de l'esprit humain restait donc encore nécessairement transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la science chimique, et surtout de la science biologique. Pour tout cet intervalle, il n'y avait vraiment lieu qu'à modifier, par un dernier amendement général, le partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, en faisant avancer chacune d'elles d'une phase dans le développement élémentaire dont la loi sert de base à tout ce Traité, mais en continuant à laisser entre elles une divergence non moins radicale, et même bien plus prononcée; puisque la première, désormais passée à l'état positif, devait être beaucoup plus contradictoire envers la seconde, devenue purement métaphysique, que lorsque celle-ci était théologique et l'autre métaphysique, comme à l'origine de cette indispensable séparation provisoire: ce qui devait faire aisément prévoir le peu de durée d'une transaction aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle. Descartes, appréciant une telle situation avec plus de profondeur et de netteté que son illustre collègue, entreprit directement de régulariser cette nouvelle répartition, où il étendit le domaine positif autant qu'on pouvait l'oser alors, en y faisant rentrer jusqu'à l'étude intellectuelle et morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au quarante-cinquième chapitre, l'office momentané, sans en dissimuler l'inévitable danger; il ne laissa à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût encore lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée de l'homme moral et de la société. Mais, en coordonnant ces attributions extrêmes de l'ancienne philosophie, son génie éminemment systématique l'emporta à leur donner trop d'importance, en tentant de leur imprimer une rationnalité plus consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre sous la prochaine extension simultanée de l'évolution scientifique et de l'ébranlement révolutionnaire: aussi cette seconde partie de son élaboration philosophique, beaucoup moins en harmonie avec l'état fondamental des esprits, n'eut-elle point, à beaucoup près, surtout en France, l'éclatant succès de la première, même quand Malebranche s'en fut exclusivement emparé. Quant à Bacon, qui n'avait en vue aucun partage méthodique, et qui, au contraire, poursuivait surtout la régénération des études morales et sociales, il était spontanément préservé de toute semblable déviation: mais cependant la haute impossibilité, bientôt constatée, de rendre déjà positives ces deux parties extrêmes du système philosophique, dut nécessairement conduire son école à reconnaître également, d'une manière plus ou moins explicite, le besoin provisoire de la répartition établie, ou plutôt modifiée, par Descartes, en évitant ainsi toutefois de lui attribuer, en général, une aussi vicieuse consistance. La recherche prématurée d'une unité encore impossible ne pouvait alors aboutir certainement qu'à tout replacer sous l'uniforme domination d'une métaphysique plus ou moins prononcée, comme le montrèrent avec tant d'évidence, à la fin de cette phase, ou au commencement de la suivante, les vains efforts, presque simultanés, de Malebranche et de Leibnitz, pour établir une entière coordination philosophique, l'un d'après sa fameuse prémotion physique, l'autre par sa célèbre conception des monades. Quoique la seconde tentative fût d'ailleurs beaucoup plus progressive que l'autre, en tant que fondée sur un principe beaucoup moins théologique, toutes deux furent cependant également impuissantes à dissoudre réellement la répartition fondamentale, quelque contradictoire, et par suite provisoire qu'elle dût justement sembler déjà: ce qui peut faire spécialement sentir combien devait être profonde une telle nécessité transitoire, contre laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand Leibnitz. Tel était donc le premier résultat général de la haute impulsion philosophique imprimée par Bacon et par Descartes, sous l'influence spontanée de l'évolution scientifique: l'esprit positif, ayant enfin conquis son émancipation partielle, devenait seul maître de la philosophie naturelle proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie morale sa vaine domination provisoire, dont le terme naturel était déjà appréciable: par là s'est trouvée irrévocablement dissoute la systématisation passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge, l'uniforme assujettissement des diverses conceptions humaines au pur régime des entités. Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune philosophie quelconque, jusqu'à la tentative directe que j'ai entreprise dans cet ouvrage pour l'organisation totale de la philosophie positive, dont tous les élémens principaux m'ont paru assez élaborés désormais pour que sa construction finale devînt possible, d'après l'extrême extension que je m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené les études morales: et, si j'échoue, l'interrègne philosophique se prolongera nécessairement jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure. Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux siècles, l'esprit d'ensemble, qui doit essentiellement caractériser toute philosophie digne de ce nom, quelles qu'en soient la nature et la destination, n'a pu véritablement se trouver nulle part; pas plus chez ceux qui, continuant à s'appeler philosophes, entreprenaient désormais la vaine appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués, sans la fonder sur celle des phénomènes les plus simples et les plus généraux, que chez les savans eux-mêmes qui, faisant ouvertement profession d'une spécialité alors indispensable, devaient borner leurs recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un seul ordre de phénomènes. Par suite d'un tel isolement, la métaphysique a dû perdre rapidement le crédit universel qu'elle avait jusque alors conservé, et qui tenait essentiellement à son intime solidarité antérieure avec l'évolution scientifique, depuis la séparation grecque entre le domaine métaphysique et le domaine théologique. En même temps, les plus éminens penseurs s'étant naturellement tournés vers les sciences, sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions, la philosophie proprement dite, qui, au fond, cessait ainsi d'exiger de graves études préparatoires, dès lors sans consistance mentale entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber aux mains des simples littérateurs, qui, en l'appliquant à la démolition radicale de l'ancienne organisation spirituelle, lui ont heureusement procuré, sous la troisième phase, une destination sociale susceptible de dissimuler momentanément sa profonde caducité intrinsèque, comme je l'ai suffisamment expliqué. Quant à son activité propre et directe, elle s'est dès lors nécessairement consumée, comme aujourd'hui, en une vaine et fastidieuse reproduction des principales aberrations, soit intellectuelles, soit politiques, qui avaient agité les anciennes écoles grecques, les unes plus théologiques, les autres plus ontologiques, mais toutes presque également vicieuses, et surtout pareillement ambitieuses de la chimérique théocratie métaphysique que j'ai suffisamment appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une semblable direction mentale, se renouveler, chez la plupart de ces philosophes incomplets, l'espoir plus ou moins explicite. Les deux cas ont même dû offrir cette grave différence que les controverses antiques avaient naturellement abouti à la systématisation monothéique, dont l'importance, surtout sociale, était assurément fondamentale, quoique purement transitoire; tandis que ces discussions modernes n'étaient réellement susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient servir qu'à empêcher que les élaborations partielles dont l'humanité était alors justement préoccupée n'y fissent perdre totalement le souvenir de l'esprit d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours maintenir sous une forme quelconque, même seulement spécieuse, afin de conserver l'indispensable continuité de l'évolution générale. Il serait donc superflu d'examiner ici les principales différences européennes d'un mouvement métaphysique partout devenu désormais essentiellement étranger à la marche nécessaire du développement humain. Chacun sait d'ailleurs que ces différences ont surtout consisté dans les diverses manières d'envisager l'essor abstrait de notre entendement, où les uns ont seulement apprécié les conditions extérieures, tandis que les autres en établissaient exclusivement les conditions intérieures: ce qui a constitué deux systèmes, ou plutôt deux modes, également irrationnels et chimériques, par cela même qu'ils séparaient les deux notions de milieu et d'organisme, dont la combinaison permanente constitue la base indispensable de toute saine spéculation biologique, aussi bien envers les phénomènes intellectuels et moraux que relativement à tous les autres, comme je l'ai pleinement démontré aux quarantième et quarante-cinquième chapitres: cette vaine séparation n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction de l'antique rivalité qui avait divisé jadis les écoles opposées d'Aristote et de Platon, et que la scolastique avait, au moyen-âge, heureusement suspendue. Toutefois, il est juste de noter que le premier ordre d'aberrations était, par sa nature, moins écarté que le second de la marche vraiment normale, puisque, dans l'étude préparatoire de tout sujet biologique, l'influence du milieu devait naturellement être appréciée avant celle de l'organisme, suivant la tendance constante de la véritable philosophie, passant toujours du monde à l'homme, afin de procéder sans cesse du plus simple au plus complexe: j'ai ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse disposition à s'occuper presque exclusivement des influences extérieures s'étendait alors à toutes les études physiologiques, sans exception des moins difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les torts primitifs d'une telle métaphysique, en indiquant, malgré la gravité de ses dangers ultérieurs, qu'elle était alors moins éloignée que sa rivale de la vraie direction positive. Quant à la répartition européenne de ces deux ordres d'erreurs, elle me semble avoir dû finalement correspondre, en général, à la division entre le catholicisme et le protestantisme, d'après les motifs essentiels qui nous ont expliqué, au chapitre précédent, la destination naturelle des pays catholiques, et surtout de la France, à devenir, sous la troisième phase, le principal siége de l'élaboration négative, dirigée par un esprit métaphysique nécessairement plus critique et dès lors plus rapproché de l'esprit positif; tandis que, chez les populations protestantes, l'esprit métaphysique, désormais profondément incorporé au gouvernement, avait dû remonter davantage vers l'état purement théologique, et, par suite, procéder, au contraire, plus explicitement de l'homme au monde, en considérant surtout, dans l'essor mental, les conditions intérieures, quelque vicieuse que dût être d'ailleurs cette étude, ainsi séparée de toute notion réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives à l'aristotélisme ou au platonisme avaient dû toutefois être précédées, en Angleterre, d'une mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment appréciée, relativement à l'école passagère de Hobbes, suivi de Locke, laquelle, sous l'impulsion baconienne pour la régénération directe des études morales et sociales, avait dû entreprendre d'abord une critique radicale, et par conséquent aristotélique, dont le développement, et surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer ailleurs. Avant de quitter cette seconde phase, aussi décisive pour l'évolution philosophique que pour l'évolution scientifique, j'y dois sommairement signaler les premiers germes essentiels de la rénovation finale de la philosophie politique, que Hobbes et Bossuet me semblent avoir directement préparée, vers la fin de cette mémorable période, dont le début avait été marqué, sous ce rapport, par quelques heureux essais partiels de Machiavel, afin de rattacher à des causes purement naturelles l'explication de certains phénomènes politiques, quoique son énergique sagacité ait été essentiellement neutralisée par une appréciation radicalement vicieuse de la sociabilité moderne, qu'il ne put jamais distinguer suffisamment de l'ancienne. La célèbre conception politique de Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le prétendu règne de la force, a presque toujours été gravement méconnue jusqu'ici, d'après les injustes antipathies indiquées au chapitre précédent; mais, en l'étudiant d'une manière convenablement approfondie, on sentira que, eu égard aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des formes métaphysiques, un puissant aperçu primordial, à la fois statique et dynamique, de la prépondérance fondamentale des influences temporelles dans l'ensemble permanent des conditions sociales inhérentes à l'imparfaite nature de l'humanité; et, en second lieu, de l'état nécessairement militaire des sociétés primitives. En se rappelant l'active consécration contemporaine des fictions métaphysiques sur l'état de nature et le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire énergiquement la réalité au milieu de ces hypothèses fantastiques. Quant à la participation de notre grand Bossuet à cette préparation initiale de la saine philosophie politique, elle est plus évidente et moins contestée, surtout d'après son admirable élaboration historique, où, pour la première fois, l'esprit humain tentait de concevoir les phénomènes politiques comme réellement assujettis, soit dans leur coexistence, soit dans leur succession, à certaines lois invariables, dont l'usage rationnel pût permettre, à divers égards, de les déterminer les uns par les autres. Malgré que l'inévitable prépondérance du principe théologique ait dû profondément altérer une conception aussi avancée, elle n'a pu dissimuler son éminente valeur, ni même empêcher son heureuse influence ultérieure sur le perfectionnement universel des études historiques sous la phase suivante; on sent, au reste, qu'elle ne pouvait naître alors qu'au sein du catholicisme, dont elle constitue la dernière inspiration capitale, puisque l'instinct négatif empêchait ailleurs toute juste appréciation quelconque de l'ensemble de l'évolution humaine. Il n'est pas inutile de noter, en outre, que la destination spéciale de cette immortelle composition concourait spontanément à mieux caractériser sa nature, en présentant directement l'histoire systématique comme la base nécessaire de l'éducation politique. Cet examen complet de la seconde phase de l'évolution philosophique était ici particulièrement indispensable pour expliquer convenablement la formation historique d'une situation très peu comprise, et qui cependant n'a pu encore subir aucun changement essentiel; mais ce travail même nous dispense d'insister beaucoup sur la troisième phase, qui, sous ce rapport, ne dut être, à tous égards, qu'une simple extension de la précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque surtout l'heureuse tendance de l'école écossaise, d'après l'indépendance spéculative plus prononcée que lui procuraient à la fois son état d'opposition presbytérienne au sein de l'organisme anglican, et son défaut même de principes propres au milieu des vaines controverses sur l'exclusive appréciation des conditions extérieures ou intérieures de l'essor mental. Car cette école, dont toute la valeur était due à l'éminent mérite des penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans aucune liaison vraiment systématique, put, à cette époque, utilement tenter de rectifier les graves aberrations critiques de l'école française, quoique son inconsistance caractéristique ne pût aucunement lui permettre d'en arrêter le cours inévitable, qui n'a pu être vraiment contenu, comme je l'ai montré au quarante-cinquième chapitre, que par l'avénement ultérieur de la saine physiologie cérébrale. Sous l'aspect purement mental, l'un des principaux membres de cette illustre association, le judicieux Hume, par une élaboration plus originale sur la théorie de la causalité, entreprend avec hardiesse, mais avec les inconvéniens inséparables de la scission générale entre la science et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai caractère des conceptions positives. Malgré toutes ses graves imperfections, ce travail constitue, à mon gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit humain vers la juste appréciation directe de la nature purement relative propre à la saine philosophie, depuis la grande controverse entre les réalistes et les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le premier germe historique de cette détermination fondamentale. On doit aussi noter, à cet égard, le concours spontané des ingénieux aperçus de son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale des sciences, et surtout de l'astronomie, où il s'approche peut-être encore davantage du vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me plais à consigner ici l'expression de ma reconnaissance spéciale pour ces deux éminens penseurs, dont l'influence fut très utile à ma première éducation philosophique, avant que j'eusse découvert la grande loi qui en a nécessairement dirigé tout le cours ultérieur. Quant à la préparation graduelle de la saine philosophie politique, ébauchée, sous la seconde phase, par Hobbes et par Bossuet, comme je viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer l'heureuse amélioration qui commence, au siècle dernier, à s'introduire partout dans les compositions historiques, où la marche fondamentale du développement social devient de plus en plus le but spontané des plus célèbres productions; autant du moins que peut le permettre l'absence irréparable de toute théorie d'évolution, dont l'usage élèvera nécessairement à la dignité scientifique des travaux restés jusqu'ici essentiellement littéraires, malgré ces utiles modifications, où l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait injuste d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus modeste, mais encore plus indispensable, des utiles et ingénieux érudits qui, sous la seconde phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent leur infatigable activité à l'éclaircissement partiel des principaux points de l'histoire antérieure, dans tant d'intéressans mémoires de notre ancienne Académie des inscriptions, dans l'importante collection du judicieux Muratori, etc. Trop dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont la marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions, encore moins rationnelle, ces estimables travaux figurent, à mes yeux, pour la préparation de la sociologie positive, comme les accumulations analogues de matériaux provisoires, sous la première phase, et même sous la seconde, pour la formation ultérieure de la chimie et de la biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses indications, directes ou indirectes, qui en sont naturellement dérivées, que la sociologie peut maintenant commencer à sortir enfin de cet état préliminaire, où toutes les autres sciences avaient déjà passé, et s'élever convenablement à la positivité systématique que je m'efforce de lui imprimer ici. Malgré l'incontestable utilité de ces diverses améliorations, la seule conception capitale qu'on doive regarder comme réellement propre à cette troisième phase consiste dans la grande notion du progrès humain, qui, sous l'ascendant même de l'élaboration négative, prépare directement le principe d'une vraie réorganisation mentale, comme je l'ai expliqué au quarante-septième et au quarante-huitième chapitre. Son premier germe devait spontanément ressortir, même dès la seconde phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique, qui, plus clairement qu'aucune autre, suggère l'idée d'une vraie progression, dont les termes se succèdent par une irrécusable filiation nécessaire. Aussi, avant la fin de cette phase, Pascal avait-il réellement formulé, le premier, la conception philosophique du progrès humain, sous la secrète impulsion naturelle de l'histoire générale des sciences mathématiques. Toutefois, cette heureuse innovation ne pouvait aucunement fructifier tant que sa vérification effective restait bornée à une seule évolution partielle, quelle qu'en fût de plus en plus l'extrême importance: puisqu'il faut au moins deux cas pour s'élever, par leur rapprochement, à une généralisation durable, même envers les plus simples sujets de nos spéculations quelconques; et, en outre, un troisième cas devient toujours indispensable pour confirmer la comparaison primitive. La première de ces deux conditions logiques était, à la vérité, facilement remplie d'après l'évidente conformité de la progression industrielle avec la progression scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition, en vérifiant une telle convergence par une convenable appréciation de la troisième évolution élémentaire. Car, suivant une étrange coïncidence, l'évolution morale et politique, qui présentait, au fond, la plus irrésistible confirmation, et qui, en effet, au moyen-âge, avait inspiré au catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion fondamentale, ne pouvait plus être employée alors à une semblable démonstration, d'après l'inévitable ascendant provisoire du mouvement de décomposition, qui, dès le XIVe siècle, disposait de plus en plus toutes les classes de la société européenne à concevoir comme une période de rétrogradation les temps qui, au contraire, ont été le plus profondément caractérisés par le perfectionnement universel de la sociabilité humaine, ainsi que je crois l'avoir pleinement établi désormais. On comprend dès lors quelle devait être, au début de la troisième phase, l'importance vraiment décisive de la grande controverse, si heureusement agrandie et rationalisée à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux Perrault, à l'occasion de l'aveugle obstination de certains classiques français à méconnaître le mérite général de la moderne évolution esthétique comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement délicate d'une telle comparaison, suivant nos explications antérieures, provoquait nécessairement une discussion très approfondie, où tendaient successivement à s'introduire tous les principaux aspects sociaux, malgré les efforts continus de Boileau et de ses coopérateurs pour restreindre une contestation philosophique dont ils se sentaient radicalement incapables de soutenir dignement l'extension inévitable. D'après la sage direction que Fontenelle, appuyé surtout sur l'évolution scientifique, sut habilement imprimer à l'ensemble de cette éminente controverse, quoique le sujet primitif du débat restât enveloppé d'un doute général qui subsiste encore essentiellement, la notion du progrès humain, spontanément secondée par l'instinct universel de la civilisation moderne, s'établit alors d'une manière aussi systématique que pouvait le comporter la grande anomalie apparente relative au moyen-âge. Cette prétendue exception à la loi du progrès n'a pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose dire qu'elle ne pouvait être convenablement résolue que par la théorie fondamentale d'évolution, à la fois intellectuelle et sociale, établie, pour la première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins, il serait injuste de ne point signaler spécialement, à ce sujet, l'heureuse influence indirectement émanée, pendant la seconde moitié de la phase que nous achevons d'apprécier, du développement spontané de la doctrine critique et transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie politique. En effet, cette élaboration provisoire, en fixant enfin l'attention générale sur la vie industrielle des sociétés modernes, quoique avec tous les graves inconvéniens philosophiques inhérens à la nature vague et absolue de toute conception métaphysique, comme je l'ai indiqué au quarante-septième chapitre, tendit à ébaucher l'appréciation historique de la vraie différence temporelle entre notre civilisation et celle des anciens; ce qui devait ultérieurement conduire à se former une juste idée politique de la sociabilité intermédiaire, dont la nature propre n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle obligation logique de ne juger aucun état moyen que d'après les deux extrêmes qu'il doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence d'une telle préparation mentale que l'illustre économiste Turgot fut amené, vers la fin de cette troisième phase, à construire directement sa célèbre théorie de la perfectibilité indéfinie, qui, malgré son caractère essentiellement métaphysique, servit ensuite de base au grand projet historique conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration de l'ébranlement révolutionnaire, selon les explications spéciales du quarante-septième chapitre, naturellement complétées au chapitre qui va suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié d'avance, dans cette même quarante-septième leçon, avec toute l'importance spéciale que méritait une telle exception, la tentative éminemment prématurée du grand Montesquieu pour concevoir enfin directement les phénomènes sociaux comme aussi assujettis que tous les autres à d'invariables lois naturelles: on a dû remarquer alors que l'inévitable avortement d'une conception trop supérieure à l'ensemble de la phase correspondante n'a permis à cette mémorable élaboration d'autre influence réelle que celle relative, non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée, mais aux graves aberrations, théoriques ou pratiques, qui en accompagnèrent le cours, surtout quant à l'action politique des climats, et à l'irrationnelle admiration de la constitution transitoire propre à l'Angleterre. Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne évolution philosophique, depuis son origine au moyen-âge jusqu'au début de la grande crise française, terme naturel de notre analyse actuelle, il est impossible de n'y pas remarquer, encore plus clairement qu'envers nos trois autres évolutions partielles, que son ensemble, confusément composé d'une foule de spécieux débris mêlés à quelques matériaux très précieux mais très rares et surtout fort incohérens, constitue seulement une simple élaboration préliminaire, qui ne peut trouver d'issue que dans une ébauche directe de la régénération humaine. Quoique cette conclusion finale du présent chapitre soit déjà résultée séparément de chacune des progressions élémentaires propres à la sociabilité moderne, son importance vraiment fondamentale m'oblige à terminer ce grand travail en la faisant sommairement ressortir de leur rapprochement général, par l'indication des lacunes caractéristiques qui leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement écarter la considération explicite, afin de ne pas troubler l'examen historique de chaque mouvement principal. Des évolutions purement partielles, essentiellement indépendantes les unes des autres, malgré leur secrète connexité naturelle, longtemps accomplies sous la seule impulsion nécessaire des influences spontanément émanées de l'ensemble d'une situation sociale généralement méconnue, sans aucun sentiment rationnel de leur marche et de leur destination, devaient exiger, comme nous l'avons pleinement reconnu pour chacune d'elles, l'indispensable ascendant d'un instinct continu de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à faire dominer de plus en plus l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, suivant l'appréciation brièvement indiquée au titre même de ce chapitre. Ce développement isolé et empirique de chacun des nouveaux élémens sociaux était évidemment le seul possible en un temps où toutes les vues systématiques se rapportaient uniquement au régime qui devait s'éteindre; en même temps que cette énergique individualité pouvait seule permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment leur caractère et leur tendance. Mais une telle marche, quoique étant à la fois inévitable et indispensable, n'en doit pas moins être maintenant reconnue comme la principale source nécessaire des dispositions anti-sociales propres à ces diverses progressions préliminaires, dont le cours simultané ne nous a présenté que l'essor graduel d'éléments susceptibles de combinaisons ultérieures, sans être encore nullement parvenus à une association réelle. Cet empirisme dispersif, qui devenait sans objet quand l'évolution préparatoire était suffisamment accomplie, a dû, au contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après son activité continue, une prépondérance plus prononcée, qui constitue véritablement aujourd'hui le plus puissant obstacle à une régénération finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son tour, directement prévaloir. Bien loin de reconnaître cette nouvelle nécessité fondamentale, les évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur marche antérieure; et la vaine métaphysique, qui dirige encore les spéculations générales, consacre dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées, en s'efforçant d'établir ce désastreux principe que ni l'industrie, ni l'art, ni la science, ni même la philosophie, n'exigent et ne comportent, dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation systématique: en sorte que leur cours respectif doit être livré, encore plus qu'auparavant, à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or, rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental de cette pernicieuse conception que de compléter sommairement l'appréciation historique que nous venons d'établir, en montrant directement chacune de nos quatre progressions élémentaires comme ayant dû tendre de plus en plus à s'entraver radicalement par l'exagération croissante de l'empirisme primitif. Cette tendance est surtout évidente quant à l'évolution la plus fondamentale, celle qui devait vraiment constituer la société moderne; et c'est cependant à son égard que les subtilités doctorales ont le plus absolument insisté, au siècle dernier aussi bien qu'aujourd'hui, contre toute organisation quelconque, dans les diverses doctrines économiques construites sous l'ascendant métaphysique de l'élaboration négative. Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la progression industrielle avait été, à partir du XIVe siècle, essentiellement concentrée dans les villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois le servage aboli, n'y avait jamais participé qu'avec une extrême lenteur et à un degré fort incomplet. Ainsi, par suite de la spécialité d'essor, l'élément, sinon le plus caractéristique, du moins certainement le plus fondamental, est resté gravement arriéré dans l'évolution temporelle, de manière à demeurer, presque partout, beaucoup plus adhérent que tous les autres à l'ancienne organisation, comme le montre si nettement, par exemple, la profonde diversité actuelle entre l'industrie rurale et les industries urbaines, quant aux relations respectives des entrepreneurs aux capitalistes. Nous avons même noté que, chez les populations où la compression féodale n'avait pas d'abord suffisamment prévalu, la marche opposée de l'élément industriel dans les villes et dans les campagnes avait souvent provoqué de profondes collisions directes. Voilà donc un premier aspect capital sous lequel il est évident que l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement une action systématique qui puisse établir entre ses divers élémens l'homogénéité convenable à leur intime combinaison ultérieure. En second lieu, et considérant seulement les industries urbaines, les seules dont l'essor social ait été jusqu'ici suffisant, on voit aisément que, par une déplorable conséquence universelle de la prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme et de spécialité, le développement moral y est resté fort en arrière du développement matériel; tandis qu'il semble au contraire qu'en acquérant de nouveaux moyens d'action, l'homme a plus besoin d'en régler moralement l'exercice, afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni à la société. La nature absolue et immuable de la morale religieuse l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de laisser pour ainsi dire en dehors de son empire ce nouvel ordre de relations humaines, que son organisation initiale n'avait pu suffisamment prévoir, il a été tacitement abandonné au simple antagonisme spontané des intérêts privés, sauf la vaine intervention accessoire de quelques vagues maximes générales, dont l'ascendant réel devait d'ailleurs rapidement décroître, suivant nos explications antérieures, par l'inévitable décadence du pouvoir propre à en diriger l'application active, et même ensuite par l'irrévocable dissolution des croyances nécessairement transitoires qui leur servaient de base mentale. C'est ainsi que la société industrielle s'est trouvée, chez les modernes, radicalement dépourvue de toute morale systématique, destinée à une sage régularisation pratique des divers rapports élémentaires qui en constituent l'existence journalière. Dans les innombrables contacts permanens entre les producteurs et les consommateurs, ou entre les différentes classes industrielles, et surtout entre les entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu que, suivant l'instinct primitif de l'esclave émancipé, chacun doit être uniquement préoccupé de son intérêt personnel, sans se regarder comme coopérant à une véritable fonction publique: et cette déplorable tendance ressort tellement de l'ensemble de la situation moderne, que des économistes, d'ailleurs estimés, en ont osé tenter l'apologie directe, en s'élevant dogmatiquement contre toute systématisation quelconque de l'enseignement moral. Rien ne peut mieux caractériser un tel désordre que son contraste universel avec l'ordre admirable relatif à l'ancienne sociabilité militaire, où, sous l'influence prolongée d'une puissante organisation, tous les rapports étaient soumis à des règles invariables, assignant à chacun des devoirs et des droits justement relatifs à sa propre participation à l'économie correspondante: la constitution actuelle des armées offre encore assez de traces de cette antique régularisation pour faire immédiatement sentir les graves lacunes que présente, sous cet aspect, l'état spontané de l'association industrielle, eu égard à l'opposition fondamentale des deux sortes d'activité, suffisamment indiquée en son lieu. D'après une appréciation plus spéciale, et non moins décisive, il est aisé de reconnaître que l'aveugle empirisme sous lequel s'est jusqu'ici essentiellement accomplie l'évolution industrielle, y a graduellement suscité des difficultés intérieures qui tendent directement à entraver son développement futur par une sorte de cercle profondément vicieux, dont la seule issue possible se trouve dans une systématisation convenable du mouvement industriel, laquelle est, à son tour, inséparable d'une élaboration directe de la réorganisation générale. Nous avons, en effet, remarqué, comme un caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance croissante à utiliser autant que possible les forces extérieures, en chargeant chaque agent, même inorganique, de la plus haute élaboration que sa nature puisse comporter, et réservant de plus en plus l'homme à l'action, principalement intellectuelle, convenable à son organisation supérieure. Cette disposition nécessaire, déjà sensible au moyen-âge, à la suite de l'émancipation personnelle, s'est continuellement accrue pendant les deux premières phases modernes, et nous l'avons vue parvenir à un irrévocable ascendant vers le milieu de la troisième phase, par l'emploi étendu des machines. Tel est assurément l'aspect le plus philosophique de l'industrie, conçue comme destinée, sous les inspirations de la science, à développer l'action rationnelle de l'humanité sur le monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part, à élever graduellement la condition et même le caractère de l'homme, jusque chez les moindres classes, en y consacrant l'intervention humaine à la seule administration judicieuse des forces matérielles, toujours empruntées, autant que possible, au milieu même où cette action doit s'accomplir. Mais, quelle que doive être l'heureuse influence ultérieure de cette grande transformation, quand elle deviendra convenablement développable, elle a spontanément manifesté une immense difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution, et dont le dénouement doit de plus en plus devenir indispensable à la libre extension du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux, malgré les froides subtilités de nos économistes, que cette aveugle extension empirique de l'emploi des agens mécaniques est immédiatement contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes intérêts de la classe la plus nombreuse, dont les justes réclamations tendent nécessairement à susciter des collisions de plus en plus graves, tant que les relations industrielles sont abandonnées à un simple antagonisme physique, par l'absence de toute systématisation rationnelle. Pour comprendre suffisamment toute la profondeur d'une telle entrave, il faut ajouter que cette influence n'appartient pas seulement, comme on le croit d'ordinaire, à l'emploi des machines, mais qu'elle s'étend, en général, à tout perfectionnement quelconque des procédés industriels; de quelque manière qu'il puisse être réalisé, il en résulte effectivement toujours une diminution correspondante dans le nombre des individus occupés, et par suite une perturbation plus ou moins grave et plus ou moins durable dans l'existence des populations ouvrières. Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée qui devait jusqu'ici présider à la marche de l'industrie moderne, son propre essor détermine un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment neutralisé que sous l'influence d'une systématisation judicieuse, destinée à prévenir ou à réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou même à modérer les embarras insurmontables par une sage prévoyance et une résignation rationnelle. Ces trois ordres de considérations sur les graves lacunes de l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, viennent converger spontanément vers une douloureuse observation finale, dont la justesse est, ce me semble, irrécusable, sur la disproportion notable entre ce développement spécial et l'amélioration correspondante de la condition humaine chez la majeure partie des populations modernes, surtout urbaines. Un loyal et judicieux historien anglais, M. Hallam, a convenablement établi, de nos jours, que le salaire des ouvriers actuels est sensiblement inférieur, eu égard au prix des denrées les plus indispensables, à celui de leurs prédécesseurs au XIVe et au XVe siècle: beaucoup d'influences incontestables, comme l'extension ultérieure d'un luxe immodéré, l'emploi croissant des machines, la condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant que d'ingénieux progrès procuraient aux plus pauvres artisans modernes des commodités inconnues à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement obtenu, sous la première phase, et même sous la seconde, une plus complète satisfaction des premiers besoins physiques. En outre, le rapprochement plus fraternel des entrepreneurs et des travailleurs, tant que la prépondérance des anciennes classes avait contenu suffisamment l'ambitieuse tendance des premiers à substituer leur domination bourgeoise à celle des chefs féodaux, procurait aussi aux populations ouvrières une meilleure existence morale, où leur droits et leurs devoirs devaient être moins méconnus que sous l'ascendant ultérieur du déplorable égoïsme suscité par l'extension croissante d'un empirisme dispersif. Plus on approfondira ce grand sujet de méditations politiques, mieux on sentira, en général, que les intérêts propres des classes inférieures concourent spontanément aujourd'hui avec les nécessités fondamentales qu'une saine analyse historique dévoile irrécusablement dans l'évolution préparatoire des sociétés modernes: en sorte que le vœu spéculatif d'une réorganisation systématique, loin de constituer une vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle dédain de presque tous les hommes d'état, tend, au contraire, à s'appuyer nécessairement sur un puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin, pour être convenablement écouté, que de trouver enfin des organes suffisamment rationnels. Il est donc certain désormais, sous tous les aspects principaux, que l'évolution sociale de l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que simplement préparatoire: elle a introduit de précieux élémens pour un ordre réel et stable, mais sans pouvoir aucunement dispenser de l'élaboration directe d'une réorganisation ultérieure, impérieusement exigée par de graves lacunes destructives, tendant à arrêter le mouvement antérieur, et tenant à l'esprit de spécialité dispersive sous lequel cette préparation avait dû s'accomplir depuis le XIVe siècle. Comme ce cas est le plus important, et aussi le plus contesté, je devais y insister ici de manière à rectifier suffisamment les opinions dominantes, afin de mieux caractériser l'ensemble de mon appréciation historique. Mais il serait totalement superflu d'étendre le même travail aux trois parties essentielles de l'évolution spirituelle, où les suites funestes de la spécialisation déréglée doivent être aujourd'hui naturellement évidentes à tout lecteur vraiment élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre esthétique, il est clair que l'art, radicalement dépourvu de toute direction générale et de toute destination sociale, privé même désormais, comme je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son activité sous la seconde phase, et enfin fatigué d'une vaine reproduction de sa fonction critique sous la phase suivante, attend avec impatience une impulsion organique susceptible à la fois de régénérer sa propre vitalité et de déployer ses éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à une stérile agitation, son essor vague et incohérent n'a d'autre résultat permanent que d'empêcher l'atrophie et l'oubli de facultés indispensables à l'humanité. Quant à la philosophie proprement dite, la nullité radicale où elle est tombée, sous la troisième phase, par une suite nécessaire de son irrationnel isolement, n'a certes besoin d'aucune nouvelle explication: une activité mentale qui, par sa nature, ne saurait avoir d'autre destination que de développer régulièrement l'esprit d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se réduisant à une spécialité isolée, quelque important qu'en paraisse l'objet, et surtout quand il est spontanément inséparable du système entier des connaissances réelles. Enfin, relativement à la science, d'où seule peut cependant sortir le premier principe d'une vraie régénération, d'abord mentale, puis sociale, j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers volumes de cet ouvrage, combien lui est devenu funeste, pour chaque branche fondamentale de la philosophie naturelle, le régime purement spécial longtemps indispensable à son essor caractéristique, mais dont nous avons reconnu ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse influence, sur laquelle je devrai naturellement revenir au chapitre suivant, a dû même se faire d'autant plus sentir, en général, qu'elle s'appliquait à une science plus avancée, et surtout dans la philosophie inorganique, où la nature du sujet permet une spécialisation beaucoup plus dispersive. Il suffit, par exemple, de rappeler à cet égard les remarques du tome deuxième quant aux fluides fantastiques de la physique actuelle, qui n'y sont certainement maintenus, au grand détriment de la science, depuis que leur fonction transitoire est suffisamment accomplie, que d'après la vicieuse éducation des savans, presque aussi dépourvus que les artistes de toute direction vraiment philosophique, dont la seule pensée répugne à leur irrationnel instinct exclusif. Nous avons même reconnu que la plus parfaite des sciences naturelles proprement dites n'est pas, à beaucoup près, exempte de la déplorable influence mentale caractéristique d'un tel isolement, qui, y laissant spontanément dominer encore l'ancien esprit métaphysique, y maintient, à un certain degré, une vaine tendance aux notions absolues, dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique au sujet de ce qu'on appelle l'astronomie sidérale. La science mathématique, d'après son indépendance plus profonde, comportant une dispersion plus complète, nous a plus gravement manifesté les vices actuels de ce régime purement provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y a laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique antérieur. Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet, la mémorable aberration que la seconde phase a transmise à la troisième sur la prétendue théorie des probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les travaux analytiques dont elle a pu être l'occasion, ne constitue réellement qu'un déplorable abus de l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel isolement scientifique des géomètres modernes, qui les empêche de sentir la profonde absurdité d'une conception directement contraire au principe de l'invariabilité des lois naturelles, première base nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique tous ces divers inconvéniens ne fussent point encore pleinement développés au temps où s'arrête l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y étaient cependant imminens, comme je l'ai expliqué par l'indication même des motifs indirects et passagers qui en ont spontanément contenu l'essor à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable de les rappeler ici sommairement, afin d'établir nettement, envers l'évolution scientifique comme pour toutes les autres, que le régime de spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement préparatoire est devenu désormais impropre à diriger convenablement son essor définitif, et tend même directement à entraver ses progrès spéculatifs aussi bien que son influence sociale: c'est d'ailleurs au chapitre suivant qu'appartient l'appréciation directe des principaux dangers, intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui par le développement effectif d'une telle anarchie philosophique. Nous devons, en outre, noter ici, comme une remarque relative à la troisième phase, que, suivant nos explications antérieures, la préparation scientifique n'y était pas même, à beaucoup près, suffisamment complète, puisqu'elle n'avait pu encore faire convenablement surgir la science biologique, plus nécessaire qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie positive: la leçon suivante indiquera naturellement la grave influence de cette lacune fondamentale, qui a nécessairement prolongé la pernicieuse domination de la philosophie métaphysique. Tel est donc le résultat général de l'indispensable élaboration historique propre à ce long chapitre: dans toute l'étendue de la grande république européenne, l'heureux essor préliminaire des nouveaux élémens sociaux constitue, depuis le moyen âge, un mouvement universel de recomposition partielle, destiné à concourir avec le mouvement simultané de décomposition politique, étudié au chapitre précédent, afin de faire sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération finale de l'humanité; mais, en même temps, la spécialité dispersive qui devait caractériser ces diverses progressions positives a naturellement tendu à empêcher, chez les classes ascendantes, tout développement de l'esprit d'ensemble, pendant que la progression négative l'étouffait aussi de plus en plus chez les pouvoirs en décadence. C'est ainsi que, à l'avénement nécessaire de la grande crise préparée par cette double série de progrès, aucune vue générale du passé, et par suite aucune saine appréciation de l'avenir n'ont pu tendre nulle part à éclairer suffisamment une situation profondément confuse, qui, après un demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore, presque autant qu'au début, entre une invincible aversion du système ancien et une vague impulsion vers une réorganisation indéterminée, comme l'établira la leçon suivante, où nous reconnaîtrons enfin l'aptitude spontanée de la nouvelle philosophie politique à imprimer à cet immense ébranlement la direction systématique qui peut seule permettre à la fois d'en contenir les imminens dangers et d'en réaliser les admirables propriétés. CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON. Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution française ou européenne.--Détermination rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail. Le concours fondamental des deux chapitres précédens fait spontanément reconnaître que les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et de recomposition sociale, dont la convergence nécessaire devait, depuis le XIVe siècle, toujours caractériser les sociétés modernes, ne pouvaient, malgré leur intime solidarité, s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la fin de notre troisième phase, la progression négative se trouvait déjà assez avancée pour mettre en évidence l'imminent besoin de la réorganisation finale, quand l'imperfection de la progression positive empêchait encore de concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle régénération. Cette inévitable disparité constitue réellement la principale cause de la vicieuse direction suivie jusqu'à présent par l'immense crise révolutionnaire où devait alors aboutir ce double mouvement universel, et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver provisoirement un ascendant incompatible avec la destination essentiellement organique de la nouvelle élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers inhérens à une telle discordance radicale entre le principe et le but, l'influence, même intellectuelle, et surtout sociale, de cet ébranlement vraiment fondamental n'était pas moins d'abord aussi pleinement indispensable que sa nécessité dut être insurmontable, quoiqu'il n'ait pu manifester encore convenablement le vrai caractère qui doit lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne. Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les yeux la décomposition chronique d'où elle résultait, l'impuissante caducité du régime ancien serait restée profondément dissimulée, de manière à entraver radicalement la marche politique de l'élite de l'humanité, en écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui eût continué à sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible; tant notre faible intelligence est communément disposée à se contenter des moindres apparences organiques, pour se dispenser des grands efforts qu'exige toujours la conception d'un ordre nouveau. En même temps, l'essor progressif des modernes élémens sociaux serait demeuré essentiellement inappréciable sous la vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et l'esprit d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension finale, n'y aurait jamais pu devenir autrement développable. Cette crise décisive était donc indispensable pour signaler convenablement à tous les peuples avancés l'avénement direct de la régénération finale graduellement préparée par le grand mouvement universel des cinq siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance organique des principes critiques qui avaient présidé à la décomposition du système ancien, pour constater suffisamment l'insurmontable nécessité d'une nouvelle élaboration de la philosophie politique. Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation historique, cette situation fondamentale fût essentiellement commune à toutes les diverses parties de la grande république européenne, les deux leçons précédentes nous ont cependant montré entre elles une inégalité très-prononcée, soit quant à la décadence plus ou moins profonde du régime antique, soit relativement à la préparation plus ou moins complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre aspect, nous avons pleinement reconnu que les principales différences avaient dû dépendre de la direction générale que les influences nationales avaient spontanément imprimée à la mémorable concentration temporelle propre aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant qu'elle y avait abouti à la dictature monarchique, ordinairement secondée par l'esprit catholique, ou à la dictature aristocratique, presque toujours combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que soient, à divers égards, les irrécusables avantages particuliers à ce dernier mode, j'ai suffisamment établi que le premier avait dû être finalement beaucoup plus favorable soit à l'irrévocable extinction de l'ordre ancien, soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux. Enfin, la comparaison graduelle des principaux cas relatifs au mode normal, nous a naturellement démontré la supériorité générale de l'évolution française, évidemment devenue, sous la dernière phase, le centre définitif du mouvement universel, aussi bien positif que négatif. L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité, bien plus radicalement détruit, en France, l'ancien système politique, que n'avait pu le faire, en Angleterre, l'abaissement de la royauté: en même temps, le passage direct de la situation pleinement catholique à l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment favorable à l'essor décisif des intelligences françaises, ainsi heureusement préservées de la dangereuse inertie que la transition protestante avait dû imprimer aux esprits anglais. Quoique l'activité industrielle eût été, sans doute, moins développée déjà en France qu'en Angleterre, l'influence sociale du nouvel élément temporel y était cependant plus nette et même plus grande, en tant que beaucoup mieux dégagée de la prépondérance aristocratique. Dans l'ordre spirituel, le développement esthétique de la nation française, malgré son incontestable infériorité envers celui de la population italienne, était certainement plus avancé, quant à la plupart des arts, qu'il ne pouvait l'être en Angleterre; cette supériorité était aussi, en général, plus irrécusable encore relativement à l'essor scientifique et à son universelle propagation, quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin, il est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement dit était dès lors bien plus dégagé en France que partout ailleurs de l'ancien régime théologico-métaphysique, et beaucoup plus rapproché d'une vraie positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme anglais et du mysticisme allemand. Ainsi, la double base d'appréciation comparative, également positive et négative, que nous a spontanément préparée l'étude approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique directement, de la manière la plus irrécusable, la haute initiative évidemment réservée à la France dans la grande crise finale de la société occidentale: en sorte qu'une telle démonstration historique ne sera, j'espère, jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré suffisamment affranchi; le concours naturel des deux progressions générales constitue surtout, à cet égard, une puissance logique vraiment irrésistible. Mais, s'il importe beaucoup de reconnaître convenablement cette priorité nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en point exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder un tel mouvement comme particulier à la nation française, qui au contraire n'a pu certainement y manifester qu'une simple antériorité spontanée, essentiellement analogue à celle que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour présentée aux époques antérieures du développement européen. C'est ce qui résulte nécessairement, comme le cours naturel des événemens l'a si bien confirmé, de l'identité politique fondamentale propre aux diverses parties de la grande république occidentale, qui, depuis sa constitution directe sous Charlemagne, intégralement assujettie au régime catholique et féodal, en a uniformément subi les principales conséquences ultérieures, soit quant à la dissolution graduelle du système théologique et militaire, soit pour l'élaboration progressive des nouveaux élémens sociaux, suivant les explications des deux chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie que trouva chez toutes ces populations le début de la révolution française, et que n'ont pu même détruire les graves aberrations ultérieures, eût seule suffisamment constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement, où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle ne pouvait avoir d'autre privilége que le périlleux honneur de l'indispensable initiative qui lui était évidemment réservée par l'ensemble des antécédents européens. Il est d'ailleurs certain que les conditions intellectuelles et politiques qui déterminaient surtout une telle initiative, se trouvaient, en général, spontanément secondées par les dispositions morales propres à la nation française, soit d'après la noble émulation qui, depuis les croisades, l'avait si souvent poussée à se rendre l'organe désintéressé des principaux besoins communs à la grande association européenne, soit en vertu des sentimens habituels de sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait naturellement à toutes les populations civilisées une confiance involontaire, et faisait partout regarder avec prédilection le séjour de la France, chez tous ceux qui n'étaient point exclusivement livrés à l'activité pratique. Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la vraie situation générale, et dont le pressentiment plus ou moins distinct n'avait point, en effet, échappé, depuis un siècle, à la pénétration des principaux penseurs, avait été spécialement annoncé, vers la fin de la troisième phase moderne, d'après trois événemens de diverse nature et d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement expressifs. Le premier et le plus décisif fut assurément la mémorable abolition des jésuites, commencée là même où la politique rétrograde organisée sous leur influence avait dû être le plus profondément enracinée, et complétée par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une telle politique tendait à rétablir dans son antique suprématie européenne. Rien ne pouvait, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable caducité de l'ancien système social que cette aveugle destruction de la seule puissance susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards, qui fût survenu, en occident, depuis le protestantisme, était d'autant moins équivoque qu'il s'accomplissait ainsi sans aucune participation directe de la philosophie négative, qui, avec une apparente indifférence, se bornait à y contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures d'où était partout résultée, sous la première phase, la décomposition politique du catholicisme, soit d'après l'ombrageux instinct des rois contre toute indépendance sacerdotale, soit par suite de l'incurable répugnance des divers clergés nationaux envers toute direction vraiment centrale. Le système de résistance rétrograde, si péniblement élaboré sous la seconde phase, se montra dès lors tellement ruiné que ses plus indispensables conditions avaient cessé d'être suffisamment comprises des principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel de leur commune opposition à l'émancipation universelle. Quant au second symptôme précurseur, il résulta, peu de temps après le premier, du grand essai de réformation si vainement tenté sous le célèbre ministère de Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement ressortir, soit le besoin d'innovations plus radicales et plus étendues, soit surtout l'évidente nécessité d'une énergique intervention populaire contre les abus inhérens à la politique rétrograde qui dominait depuis le commencement de la troisième phase, et dont la royauté, malgré quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait par-là impuissante à contenir les imminens dangers, quoique elle-même les eût ainsi solennellement proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner spontanément l'universelle disposition des esprits français à un ébranlement décisif, en indiquant même déjà la tendance caractéristique à le concevoir comme une crise essentiellement commune à toute l'humanité civilisée. On se forme, en général, une très-fausse idée de cette célèbre coopération, où la France assurément, même sous le rapport moral, dut apporter beaucoup plus qu'elle ne put recevoir, surtout en déposant les germes directs d'une pleine émancipation philosophique chez les populations les plus engourdies par le protestantisme. Nous retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence politique propre à l'insurrection américaine, comme première phase capitale de la destruction nécessaire du système colonial. Mais, quant à son efficacité si vantée pour préparer la grande révolution française, elle dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre directement la manifestation spontanée de l'impulsion décisive imprimée aux populations les plus avancées par l'ensemble de l'ébranlement philosophique du siècle dernier, ainsi que l'eût fait, sans doute, à défaut d'une telle occasion, tout autre événement majeur. Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition continue du régime ancien, cette immense crise se présente hautement, dès son début, comme étant surtout destinée à une régénération directe, pour laquelle toute opération purement négative, quelque indispensable qu'elle fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens, cette intention profondément organique, qui se manifeste avec énergie dans les diverses conceptions révolutionnaires, n'y pouvait être aucunement réalisée, faute d'une doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces vœux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère vraiment politique dans les diverses évolutions partielles et empiriques relatives au développement spontané des nouveaux élémens sociaux, ne pouvait d'abord nullement permettre, comme nous l'avons reconnu, la juste appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la nature reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée. Par une suite irrésistible de cette lacune fondamentale, la métaphysique négative qui, depuis cinq siècles, avait graduellement présidé au mouvement de décomposition préalable, et dont l'entière systématisation venait enfin de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment la seule doctrine qui dût alors sembler applicable à la réorganisation universelle, quoique son propre esprit fût réellement contradictoire à cette nouvelle destination. C'est ainsi que toutes les intelligences actives furent d'abord nécessairement entraînées à développer plus que jamais l'ascendant des principes purement critiques, en les convertissant en une sorte de conceptions organiques, à l'instant même où leur office provisoire étant essentiellement accompli, leur prépondérance passagère semblait devoir rationnellement cesser. Sous une telle influence, la société ne pouvant encore manifester aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment déterminée, toutes les tentatives de réorganisation, au lieu de changer convenablement la nature et la destination des pouvoirs sociaux, ne devaient aboutir qu'à morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer les anciennes autorités, de manière à y entraver de plus en plus toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions plus complètes l'uniforme solution des nouvelles difficultés politiques. C'est alors que l'esprit métaphysique, enfin librement développé, constamment poussé, selon sa nature, à voir partout de simples questions de forme, commence à réaliser directement sa conception de la société comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains essais constitutionnels. Mais, quels que dussent être les graves dangers de cette immense illusion politique, qui attribuait à des principes purement négatifs une destination éminemment organique, il importe de reconnaître qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais pu être aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder l'application active que d'en éviter l'essor mental. Outre qu'un long usage antérieur avait rendu les conceptions critiques seules suffisamment familières à tous les esprits, il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue réelle sur la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins, à leur manière, les plus indispensables conditions générales, qui ne pouvaient alors trouver d'organes plus rationnels. Ainsi, d'après l'irrécusable nécessité de quitter enfin un régime devenu radicalement hostile à l'évolution fondamentale de l'humanité, il fallait bien recourir aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation, de faire universellement entrevoir la régénération sociale, à quelque confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent d'ailleurs conduire. En un mot, les mêmes motifs généraux qui, suivant les explications directes du quarante-sixième chapitre, démontrent encore le besoin actuel de la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison, justifier son active prépondérance, en un temps où la véritable tendance finale de la sociabilité moderne devait être bien moins appréciable. Il faut aussi reconnaître que cette entière application politique de la métaphysique négative était d'abord indispensable pour caractériser suffisamment son impuissance organique, de manière à faire enfin convenablement ressortir la nécessité de nouvelles conceptions vraiment positives, spécialement propres à diriger le mouvement de réorganisation, que, malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes critiques, faute d'une saine théorie historique sur l'ensemble de l'évolution humaine. L'indispensable ascendant social ainsi momentanément réservé à la doctrine critique, devait naturellement déterminer le triomphe politique des métaphysiciens et des légistes qui en avaient été jusque alors les organes nécessaires. Mais, pour apprécier convenablement, à cet égard, la vraie situation générale, il faut maintenant compléter l'explication, commencée au cinquante-cinquième chapitre, sur la mémorable transformation qu'avait dû subir, vers le milieu de la troisième phase moderne, l'influence métaphysique proprement dite, désormais passée des purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque l'ébranlement intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule propagation universelle d'une élaboration négative déjà suffisamment systématisée. Cette inévitable dégénération spirituelle propre à la transition critique, dut, en effet, nécessairement déterminer, dans l'ordre temporel, au début de la grande crise que nous apprécions, une dégradation essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats la prépondérance politique auparavant obtenue par les juges, dès lors relégués, d'une manière de plus en plus subalterne, à leurs fonctions spéciales, tandis que les avocats, s'élevant, au contraire, au-dessus de leurs opérations privées, s'emparaient graduellement de l'universelle direction des affaires publiques. Une telle modification devait, de part et d'autre, naturellement caractériser l'entier ascendant de la doctrine critique. Si, comme nous l'avons reconnu, les littérateurs étaient seuls propres à l'active propagation d'une philosophie négative qu'ils n'auraient pu construire, il est encore plus évident que les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre divagation qui les distinguent ordinairement des juges, devaient alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment l'entière application politique d'une métaphysique révolutionnaire dont les principales conceptions avaient dû être préalablement élaborées par des intelligences plus consistantes. On conçoit d'ailleurs que les juges, comme les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils y avaient déterminées dans le cours des deux premières phases modernes, les avocats devaient naturellement obtenir, ainsi que les littérateurs, la confiance populaire longtemps accordée aux premiers organes de la transition critique. Quand les hautes spéculations politiques semblaient réductibles à de simples combinaisons de formes, destinées à contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés, pour régénérer une société supposée indéfiniment modifiable par l'action législative, aucune classe ne pouvait certainement être aussi apte que celle des avocats à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice journalier leur rendait spontanément familières les principales fictions constitutionnelles. À la concevoir durable, cette double organisation finale propre à la transition critique constituerait, sans doute, une profonde dégradation sociale, en conférant le principal ascendant à des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature, de toutes convictions réelles et stables, et par suite non moins nécessairement exposées à la démoralisation politique qu'étrangères à toute saine appréciation mentale d'une question quelconque. Mais, en vertu même d'une telle transmission de l'influence critique à des organes plus subalternes et moins respectables que les docteurs et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait évident que cette action transitoire était désormais parvenue à son dernier terme essentiel, caractérisé par cet office vraiment extrême qui consistait à développer activement l'entière application organique de la métaphysique négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois directement dévoilée par une expérience pleinement décisive, devait naturellement entraîner bientôt l'universelle déconsidération des deux classes co-relatives ainsi solennellement jugées, et qui, en effet, ne prolongent encore leur stérile et dangereuse prépondérance que par suite d'une déplorable continuation de la même lacune philosophique relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne. Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire, ensuite le siége principal, et enfin les agens spéciaux de l'immense crise révolutionnaire, nous devons maintenant procéder, d'après l'ensemble de notre théorie historique, à une sommaire appréciation philosophique de son accomplissement général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer successivement deux degrés naturels, l'un simplement préparatoire, l'autre pleinement caractéristique, sous la conduite respective de nos deux grandes assemblées nationales. Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore trop vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier avec une certaine conservation indéfinie du régime ancien, réduit à ses dispositions les plus fondamentales, et dégagé, autant que possible, de tous les abus secondaires. Quoique cette première époque soit communément jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions politiques y étaient cependant bien plus profondes, d'après une tendance absolue aux combinaisons les plus contradictoires; on y était certainement plus éloigné d'aucune saine appréciation générale de la situation sociale; l'absence de toute doctrine réelle y conduisait davantage à l'intime confusion du gouvernement moral avec le gouvernement politique; par suite, enfin, un irrationnel esprit réglementaire y obtenait une extension plus arbitraire, et y conduisait à de plus complètes déceptions sur l'éternelle durée des institutions les moins stables: en un mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de l'entière condensation antérieure des divers élémens du régime ancien autour de la royauté, il est clair que l'effort primordial de la révolution française pour quitter irrévocablement l'antique organisation devait nécessairement consister dans la lutte directe de la puissance populaire contre le pouvoir royal, dont la prépondérance caractérisait seule un tel système depuis la fin de la seconde phase moderne. Or, quoique cette époque préliminaire n'ait pu avoir, en effet, d'autre destination politique que d'amener graduellement l'élimination prochaine de la royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient d'abord osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble union du principe monarchique avec l'ascendant populaire, comme celle de la constitution catholique avec l'émancipation mentale. D'aussi incohérentes spéculations ne mériteraient aujourd'hui aucune attention philosophique, si on n'y devait voir le premier témoignage direct d'une aberration générale qui exerce encore la plus déplorable influence pour dissimuler radicalement la vraie nature de la réorganisation moderne, en réduisant cette régénération fondamentale à une vaine imitation universelle de la constitution transitoire particulière à l'Angleterre. Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent certainement la réalisation directe autant que le comportait alors sa contradiction radicale avec l'ensemble des tendances caractéristiques de la sociabilité française. C'est donc ici le lieu naturel d'appliquer immédiatement notre théorie historique à l'appréciation rapide de cette dangereuse illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop grossière pour exiger aucune analyse spéciale, la gravité de ses conséquences m'engage à signaler au lecteur les principales bases de cet examen, qu'il pourra d'ailleurs spontanément développer sans difficulté d'après les explications propres aux deux chapitres précédens. L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord concevoir aisément par quel entraînement empirique a été naturellement déterminée une telle aberration, qui certes devait être profondément inévitable puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même du grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir beaucoup moins excusable sous la lumineuse indication que l'ébranlement révolutionnaire tendit à répandre avec tant d'énergie sur l'ensemble de la situation moderne. Par suite, en effet, de la différence que j'ai suffisamment expliquée quant à la marche comparative de la décomposition politique en France et en Angleterre, il est clair que ces deux modes généraux de la progression négative étaient, par leur nature, mutuellement complémentaires, puisque leur combinaison hypothétique eût aussitôt déterminé l'entière abolition du régime ancien, où, après une commune absorption temporelle du pouvoir spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé l'un ou l'autre des deux grands élémens temporels. D'après cette incontestable appréciation instinctive, l'empirisme métaphysique devait donc conduire à penser, au début de la crise finale, que, pour détruire totalement l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais du pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement naturelle qui devait, dans le dernier siècle, disposer les esprits français à l'imitation irréfléchie du type anglais; de même que, réciproquement, elle tend aujourd'hui à faire spontanément prévaloir, chez l'école révolutionnaire anglaise, la considération du mode français: car chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder nécessairement, quant à la progression négative, les propriétés qui manquaient à l'autre, sans qu'il puisse d'ailleurs exister entre eux, sous ce rapport, aucune véritable équivalence, suivant les explications directes du cinquante-cinquième chapitre. Mais, par une étude plus approfondie, que pouvait seule déterminer une saine théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution moderne, ce grand rapprochement historique eût, au contraire, conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant sentir que le mouvement français avait été principalement dirigé contre l'élément politique dont la prépondérance graduelle avait imprimé au mouvement anglais le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement introduire dans un tout autre milieu social. Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais empêcher de reconnaître sans incertitude, d'après une juste appréciation historique, que la constitution parlementaire propre à la transition anglaise fut nécessairement le résultat spontané et local de la nature exceptionnelle que devait prendre, en un tel milieu, la dictature temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde phase moderne, la décomposition générale du régime catholique et féodal, comme je l'ai précédemment expliqué. Son origine effective, qu'une célèbre aberration rattache aux antiques forêts saxonnes, se trouve donc immédiatement, de même qu'en tout autre cas politique, dans l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement analysée depuis le moyen âge. Ceux qui, contre toute prescription rationnelle, s'obstineraient à y voir une imitation quelconque, seraient obligés d'en emprunter le type réel à de semblables situations antérieures, et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens fort éloignés des opinions actuellement dominantes. On peut remarquer, en effet, que le régime vénitien, pleinement caractérisé à la fin du XIVe siècle, constitue certainement, à tous égards, le système politique le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais, considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois siècles après: cette similitude nécessaire résulte évidemment d'une pareille tendance fondamentale de la progression sociale vers la dictature temporelle de l'élément aristocratique. Il est même incontestable que, par suite de la diversité des temps, le type vénitien dut être beaucoup plus complet que le mode anglais, comme assurant à l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus prononcée, soit sur le pouvoir central, soit sur la puissance populaire. La seule différence capitale que devaient offrir les destinées comparatives de ces deux régimes pareillement transitoires (et dont le second, formé à une époque plus avancée de la décomposition politique, ne saurait certes prétendre à la même durée totale que le premier), consiste en ce que l'indépendance de Venise devait naturellement disparaître sous la décadence nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la nationalité anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte au milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution provisoire. Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison, qui m'a semblé propre à mieux caractériser mon appréciation historique du système anglais, en excluant du reste toute idée quelconque d'imitation effective, il demeure incontestable que, malgré les vaines théories métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique pondération des divers pouvoirs, la prépondérance spontanée de l'élément aristocratique a dû fournir, en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait assurément incompatible avec cet équilibre fantastique. À cette condition fondamentale d'un pareil régime, il en faut joindre deux autres fort importantes, encore plus particulières à l'Angleterre, et qui y ont beaucoup contribué au maintien de ce système exceptionnel, malgré l'active tendance universelle à la décomposition radicale de l'antique organisme dont il est surtout destiné à prolonger l'existence spéciale. La première, déjà signalée au cinquante-cinquième chapitre, consiste dans l'institution du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup mieux la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que n'avait pu le faire le genre de catholicisme propre à Venise, et qui, par suite, devait fournir à l'aristocratie dirigeante de puissans moyens, soit de retarder sa déchéance privée en s'emparant habituellement des grands bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse, d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à la seconde condition complémentaire du régime anglais, elle se rapporte à l'esprit d'isolement politique éminemment particulier à l'Angleterre, et qui en y permettant, surtout sous la troisième phase moderne, l'actif développement d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie ainsi érigée désormais en une sorte de gage permanent de la prospérité commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée à la masse inférieure: une semblable tendance habituelle s'était auparavant manifestée aussi à Venise, mais sans pouvoir évidemment y acquérir un pareil ascendant. Malgré que je ne doive point ici poursuivre davantage une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger avec facilité, elle est certainement assez caractérisée déjà pour faire directement sentir, à tous ceux qui auront convenablement étudié l'ensemble du gouvernement anglais, combien cette constitution exceptionnelle de la grande transition moderne doit être regardée comme nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement sur des conditions purement relatives à l'Angleterre, et dont l'ensemble est néanmoins indispensable à l'existence réelle d'une semblable anomalie politique. Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger autant que possible, fait aussitôt ressortir la frivole irrationnalité des vaines spéculations métaphysiques qui conduisirent les principaux chefs de l'assemblée constituante à proposer pour but à la révolution française la simple imitation d'un régime aussi contradictoire à l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique aux instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une vague et confuse appréciation des conditions politiques dont je viens d'établir l'indispensable influence, les poussa cependant à en poursuivre alors l'impraticable accomplissement, malgré l'énergique ascendant du milieu le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance permanente à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement aristocratique, dont toutefois l'heureux instinct démocratique de la population française, si dignement représentée, à cet égard, par la ferme volonté des Parisiens, les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement l'organisation, directement contraire à l'invariable progression des cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter dès lors une disposition naissante, qui devait prendre ensuite une si déplorable extension, à détacher les intérêts sociaux des chefs industriels de ceux des masses naturellement placées sous leur patronage, pour les unir de plus en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes en décadence, en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané qu'avait dû jadis obtenir l'universelle imitation des mœurs aristocratiques. Quant à la condition spirituelle, il n'est pas difficile de démêler alors, au milieu des influences philosophiques prépondérantes, une certaine tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme, sous un reste d'inspirations jansénistes et parlementaires, en une sorte d'équivalent national du protestantisme anglican: c'était, sans doute, une étrange tentative chez une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser une telle politique, qui n'a pas même cessé aujourd'hui de trouver secrètement de fervens admirateurs parmi les métaphysiciens et les légistes qui dirigent encore nos destinées officielles. Enfin, relativement à la condition d'isolement national, ci-dessus signalée comme l'indispensable complément de toutes les autres exigences d'une telle imitation, on voit heureusement que, à cette époque initiale d'élan universel, elle n'était pas moins radicalement contraire aux propres sentimens spontanés des partisans de cette empirique utopie qu'aux énergiques inclinations d'une population généreuse, si noblement disposée, par un long exercice antérieur, à l'active propagation désintéressée de toutes les améliorations quelconques qu'elle pourrait jamais réaliser, et chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts ultérieurs n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection anti-européenne. D'après cet ensemble de considérations sommaires, chacun peut désormais apprécier aisément combien les dispositions les plus fondamentales, soit préalables, soit actuelles, de la sociabilité française devaient être directement opposées à la dangereuse utopie politique inspirée par une vaine métaphysique chez notre première assemblée nationale, dont la qualification usuelle pourra sembler, auprès d'une impartiale postérité, le résultat d'une amère ironie philosophique; puisqu'il n'a jamais existé un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité des espérances spéculatives et la fragilité des créations effectives. Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique d'une telle discordance entre les conceptions propres à cette philosophie politique et la réalité du milieu social correspondant, que la pénible impression spontanément suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture d'un ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui l'avaient dicté, comme émanant d'un écrivain non moins estimable par ses lumières que par l'élévation de ses sentimens et la loyauté de son caractère: on conçoit qu'il s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne proclamait déjà solennellement accomplie, d'après l'acceptation royale d'une constitution éphémère, une crise révolutionnaire qui n'était ainsi parvenue qu'à sa préparation initiale, et dont le cours irrésistible devait, l'année suivante, dissiper sans effort tout ce vain échafaudage métaphysique. Rien n'est assurément plus propre qu'une telle opposition à montrer la profonde inanité d'une théorie qui peut conduire des esprits distingués à une appréciation aussi radicalement illusoire du milieu social correspondant: rien également ne peut mieux vérifier, en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques établis au quarante-huitième chapitre sur le besoin d'une vraie théorie pour diriger les observations sociologiques, qui, en vertu de leur complication supérieure, peuvent bien moins se passer d'un tel guide que toutes celles relatives à de plus simples phénomènes. Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique du second degré révolutionnaire, où l'instinct plus complet de la véritable situation sociale, compensant, en partie, sous l'énergique impulsion des circonstances les plus décisives, la vicieuse influence d'une vaine métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère fondamental propre à cette immense crise finale, autant du moins que pouvait le permettre alors l'inévitable ascendant exclusif d'une philosophie purement négative, étrangère à toute conception réelle de l'ensemble de l'évolution moderne. Justement opposée aux vaines fictions politiques sur lesquelles reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée Constituante, l'éminente assemblée si pleinement immortalisée sous le nom de Convention Nationale fut aussitôt conduite, par son origine même, à regarder l'entière abolition de la royauté comme un indispensable préambule de la régénération sociale vers laquelle tendait directement la révolution française. D'après la concentration monarchique de tous les anciens pouvoirs, graduellement accomplie, surtout en France, depuis la fin du moyen âge, suivant nos explications antérieures, une conservation quelconque de la royauté devait alors rendre imminente la dangereuse restauration des divers débris politiques, spirituels ou temporels, qui, sous la seconde phase moderne, s'étaient enfin spontanément ralliés autour du pouvoir royal, dont la destruction solennelle pouvait seule, dans une telle situation, caractériser suffisamment la rénovation générale qui devait constituer le but final du grand mouvement révolutionnaire commencé au XIVe siècle et désormais parvenu à sa dernière crise essentielle. L'ensemble de notre théorie historique représente nécessairement la royauté moderne comme le seul reste capital de l'antique régime des castes, que nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une manière plus ou moins explicite, la base fondamentale de toute organisation primitive, selon le principe naturel de l'hérédité primordiale des professions quelconques, plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts plus compliqués, dont l'exercice plus empirique exige davantage l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre suivant, comment ce régime initial, qui, malgré d'importantes modifications, constituait encore le fond général de l'organisme grec et même romain, avait été, pour la première fois, directement ébranlé, dès le début du moyen âge, dans sa principale disposition politique, par l'admirable constitution du catholicisme, qui avait enfin radicalement supprimé l'hérédité des plus éminentes fonctions sociales, en un temps où les plus hautes combinaisons européennes étaient spontanément réservées à un clergé célibataire: la cinquante-sixième leçon nous a d'ailleurs montré le même régime irrévocablement détruit aussi, sous la dernière phase du moyen âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes, d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle présidant à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement ultérieur de la puissance aristocratique sous le pouvoir royal, pendant les deux premières phases modernes, n'avait pu que compléter et consolider, surtout en France, envers les fonctions intermédiaires, la grande transformation ainsi commencée simultanément, au moyen âge, pour les plus générales et les plus particulières. Déjà radicalement compromise par un tel isolement, l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive concentration d'attributions politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que venait ainsi d'obtenir la dictature royale, dès lors spontanément conduite, comme nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à constater de plus en plus son inaptitude fondamentale à la saine appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en cédant volontairement ses principaux pouvoirs à des ministres de moins en moins dépendans. On conçoit enfin, quant aux conditions intellectuelles, suivant une indication préalable de la cinquante-troisième leçon, que, dans l'art de gouverner, comme dans tout autre, quoique plus tardivement à raison de sa complication supérieure, la rationnalité croissante des conceptions humaines tend nécessairement à rendre l'aptitude réelle, même temporelle, de plus en plus indépendante de toute imitation domestique, en lui procurant directement une éducation systématique, que peuvent convenablement recevoir, quelle que soit leur condition sociale, les intelligences suffisamment douées de l'esprit d'ensemble qui détermine une telle vocation, et qui certainement, au temps que nous considérons, était bien loin, abstraction faite de toute satire personnelle, d'appartenir exclusivement, ou même principalement, aux maisons royales, qui jadis durent en être si longtemps les dépositaires naturels. Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution française ne pouvait être pleinement caractérisée, dut bientôt s'accompagner de toutes les démolitions partielles destinées à y compléter l'indication d'une irrésistible tendance à la rénovation totale du système social, autant que le permettait la vicieuse nature de la seule philosophie qui pût alors diriger un tel ébranlement. Malgré une odieuse persécution, aussi impolitique qu'injuste, suscitée par une haine aveugle, et spécialement entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un vain déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse suppression légale du christianisme, tendant à faire énergiquement ressortir, soit la caducité d'une organisation enfin devenue essentiellement étrangère à l'existence moderne, soit la nécessité d'un nouvel ordre spirituel susceptible de diriger convenablement la régénération humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique de toutes les diverses corporations antérieures, trop exclusivement attribuée aujourd'hui à une aveugle répugnance absolue contre toute agrégation quelconque, et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans excepter même les cas les plus défavorables, un certain instinct confus de la tendance plus ou moins rétrograde de ces différentes institutions, après l'accomplissement suffisant de leur office purement provisoire, dont la vicieuse prolongation devenait réellement une source d'entraves bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir me dispenser d'étendre une semblable appréciation historique jusqu'à la suppression directe des compagnies savantes, et même de l'illustre Académie des sciences de Paris, la seule qui pût essentiellement mériter quelques regrets sérieux. Malgré les vains reproches de vandalisme adressés à un tel acte par des esprits ordinairement incapables d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt lieu de faire directement sentir que cette institution provisoire avait alors rendu tous les principaux services intellectuels compatibles avec la nature et l'esprit de son organisation primitive, et que son influence ultérieure a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus contraire que favorable à la marche nécessaire des conceptions modernes. Le mémorable instinct progressif de la grande dictature révolutionnaire ne fut donc pas, au fond, plus en défaut dans ce cas important que dans tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit à rendre une exacte justice aux éminentes intentions d'une assemblée qui avait déjà solennellement prouvé, sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en étendant, sans aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses membres en fussent sortis. Sous l'aspect scientifique, sa prochaine sollicitude pour tant d'heureuses fondations destinées à seconder la marche ou la propagation des connaissances réelles, et surtout pour la création capitale de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions antérieures, devrait suffisamment montrer que la suppression des Académies, si amèrement déplorée par tant d'académiciens postérieurs, ne pouvait alors tenir essentiellement à de sauvages antipathies, mais bien plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique confuse, des nouveaux besoins de l'esprit humain. Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental de cette grande époque, il est indispensable d'y considérer toujours l'irrésistible influence, encore plus favorable que funeste, des circonstances éminemment décisives qui durent la dominer, et dont l'ascendant spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie qui pût alors diriger cet immense mouvement. D'après les motifs ci-dessus indiqués, les gouvernemens européens qui, sous la seconde phase, avaient laissé tomber Charles I sans aucune opposition sérieuse, n'eurent pas même besoin des coupables intrigues de la royauté française pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre une révolution radicale, où l'initiative de la France signalait évidemment une inévitable crise finale, nécessairement commune à l'ensemble de la grande république européenne, comme l'était, depuis le moyen âge, la double progression, positive et négative, dont elle annonçait le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise elle-même, quoique désintéressée, en apparence, dans la dissolution des monarchies, se plaça promptement à la tête de cette coalition rétrograde, destinée à l'universelle conservation du système militaire et théologique, désormais également menacé sous toutes les formes diverses qu'avait pu prendre la dictature temporelle où avait partout abouti sa décomposition graduelle. Or, cette formidable attaque, qui, par une réaction nécessaire, obligeait aussi la France à proclamer directement l'intime universalité de l'ébranlement final, dut procurer à ce second degré de la crise révolutionnaire un avantage fondamental, que n'avait pu suffisamment obtenir le premier, en y provoquant spontanément une mémorable identité continue de sentimens et même, à certains égards, de vues politiques, indispensable au succès réel de la plus juste et la plus sublime défense nationale que l'histoire puisse jamais offrir. C'est là surtout ce qui détermina, ou du moins maintint, l'énergie morale et la rectitude mentale qui placeront toujours, chez l'impartiale postérité, la Convention nationale très au-dessus de l'Assemblée constituante, malgré les vices respectivement inhérens à leur doctrine et à leur situation. Quoique constamment poussée, par sa philosophie métaphysique, à des conceptions vagues et absolues, l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé à cette inévitable tendance générale les seules satisfactions qu'elle ne pouvait lui refuser, fut bientôt heureusement conduite, par les actives exigences de sa principale mission politique, à écarter, sous un respectueux ajournement, une vaine constitution, pour s'élever enfin à l'admirable conception du gouvernement révolutionnaire proprement dit, directement envisagé comme un régime provisoire parfaitement adapté à la nature éminemment transitoire du milieu social correspondant. C'est ainsi que, supérieurs à la puérile ambition de leurs prédécesseurs, si aveuglément imitée par leurs successeurs, les conventionnels français, renonçant implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent surtout à organiser provisoirement, conformément à la situation, une vaste dictature temporelle, équivalente à celle graduellement élaborée par Louis XI et par Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus juste appréciation générale de sa destination propre et de sa durée limitée. En la constituant spontanément sur la base indispensable de la puissance populaire, ils furent d'ailleurs conduits à mieux annoncer le caractère essentiel de la rénovation finale, soit en vertu de l'admirable essor directement imprimé aux vrais sentimens de fraternité universelle, soit en inspirant aux classes inférieures une juste conscience de leur valeur politique, soit enfin d'après une heureuse prédilection continue pour des intérêts qui, à raison de leur généralité supérieure, doivent être presque toujours les plus conformes à une saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement récompensée par tant de sublimes ou touchans dévouemens, et qui élevait la constitution morale d'une population où tous les gouvernemens ultérieurs ont systématiquement tendu à développer, au contraire, un abject égoïsme, a laissé nécessairement, chez le peuple français, d'ineffaçables souvenirs, et même de profonds regrets, qui ne pourront vraiment disparaître que par une juste satisfaction permanente de l'instinct correspondant. Il faut aussi noter, dans cette mémorable organisation de la dictature révolutionnaire, une certaine tendance spontanée à une première appréciation générale, vague mais réelle, de la division fondamentale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique des sociétés modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par l'action simultanée d'une célèbre association volontaire, qui, essentiellement extérieure au pouvoir proprement dit, était surtout destinée, en appréciant mieux l'ensemble de sa marche, à lui fournir de lumineuses indications. Quelque imparfait que dût être alors un instinct aussi confus de la principale condition propre à la réorganisation sociale, on en retrouve d'autres indices, non moins caractéristiques, en considérant diverses tentatives remarquables pour fonder, sur la régénération directe des mœurs françaises, la rénovation ultérieure des institutions; quoique la vaine théorie métaphysique qui présidait nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement permettre l'efficacité durable. En général, l'étude approfondie de cette grande crise fera de plus en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive des circonstances extérieures, les éminens attributs qui la distinguent furent essentiellement dus à la haute valeur politique, et surtout morale, soit de ses principaux directeurs, soit des masses qui les secondaient avec un si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations qui s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse philosophie qui dominait à cette époque, et dont, par les plus heureuses inspirations d'une sagesse purement spontanée, il n'était pas toujours possible de contenir suffisamment la dangereuse influence systématique. De sa nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement les tendances actuelles de l'humanité à l'ensemble des transformations antérieures, représentait la société sans aucune impulsion propre, sans aucune relation au passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du législateur; étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité moderne, elle remontait au delà du moyen âge pour emprunter à la sociabilité antique un type rétrograde et contradictoire; enfin, au milieu des circonstances les plus irritantes, elle appelait spécialement les passions à l'office le mieux réservé à la raison. C'était cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées à la vraie disposition des esprits et aux impérieuses exigences de la plus difficile situation: aussi la juste considération d'un semblable contraste devra-t-elle toujours porter les véritables philosophes à une admiration spéciale des grands résultats qui s'y sont développés, et à une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux. Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément cette opposition fondamentale, que ceux relatifs au besoin continu de l'unité nationale, dont l'actif sentiment dut surmonter, à cette époque, chez les natures vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive de la métaphysique prépondérante. Cette admirable réaction d'un heureux instinct pratique contre les dangereuses indications d'une théorie décevante, se manifeste surtout dans la lutte décisive suscitée par le puéril orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur haute incapacité politique, à de coupables menées, poussées quelquefois jusqu'à des coalitions armées avec le parti monarchique, afin de détruire systématiquement l'un des plus grands résultats de notre passé social, en décomposant la France en républiques partielles, au temps même où la plus redoutable agression extérieure exigeait nécessairement la plus intense concentration intérieure. Quand, par une indispensable épuration, la marche révolutionnaire eut enfin écarté ces dangereux discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré les plus graves divergences, une mémorable unanimité d'efforts permanens pour contenir la tendance métaphysique au morcellement politique, dont l'école progressive actuelle a été ainsi heureusement préservée, laissant désormais à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième chapitre. Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment nécessaire, ne devait ni ne pouvait durer, aurait été directement fixé, par une prévision rationnelle, à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée thermidorienne, où la France serait suffisamment garantie contre l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire eût été poussée jusqu'à la double conquête provisoire de la Belgique et de la Savoie, alors seule pleinement caractéristique d'une efficacité décisive de notre défense nationale. Mais l'inévitable irritation générale résultée d'aussi extrêmes nécessités, et surtout les inspirations absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient malheureusement permettre que l'indispensable politique exceptionnelle cessât aussitôt que son principal office provisoire aurait été convenablement accompli. On doit certainement regarder son abusive prolongation, avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle des horribles déviations que rappelle trop exclusivement aujourd'hui le souvenir de cette grande époque, et qui n'ont laissé d'autre enseignement universel que l'immortelle démonstration de l'impuissance organique propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer complétement une division historique, indiquée d'avance à la fin du volume précédent, entre les deux écoles générales qui avaient surtout dirigé l'ébranlement philosophique du siècle dernier, en poursuivant spécialement, l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif, nous avons déjà reconnu que, dès l'origine, elles avaient envisagé cette situation passagère de notre intelligence sous deux aspects très-différens et même virtuellement opposés: l'un progressif, où cette extrême phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer qu'une halte rapide d'un mouvement anti-théologique touchant à son inévitable destination finale; l'autre rétrograde, où l'on y voyait, au contraire, le point de départ d'une sorte de restauration religieuse, modifiée d'après les illusions contradictoires de nouveaux réformateurs. Cette rivalité fondamentale des deux écoles de Voltaire et de Rousseau se laissa toujours distinctement sentir, malgré leur unanime coopération active à la grande crise révolutionnaire, par la tendance caractéristique de la première à concevoir franchement la métaphysique dirigeante comme éminemment négative, et la dictature républicaine comme une indispensable mesure provisoire, dont l'institution lui fut principalement due; tandis que, aux yeux de la seconde, cette doctrine formait déjà réellement la base nécessaire d'une réorganisation directe, qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel: en même temps, l'une avait constamment témoigné un instinct confus mais réel des conditions essentielles de la civilisation moderne, pendant que l'autre se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de la société antique. Après que le commun danger eut cessé de pouvoir suffisamment contenir ces inévitables divergences, l'énergique sollicitude de l'école politique poussa l'école philosophique, jusque alors prépondérante, à constater directement son impuissance organique en formulant précipitamment, pour la régénération intellectuelle et morale, une sorte de polythéisme métaphysique, dominé par l'adoration de la grande entité scolastique, et qui ne pouvait assurément obtenir aucune consistance effective: d'où résulta graduellement la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de l'intéressant Camille Desmoulins, en un temps où tous les triomphes se résumaient par l'impitoyable extermination des adversaires quelconques, sous les déplorables inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible avec toute démonstration véritable, laissait bientôt prévaloir des passions sanguinaires, indiquant toujours la compression matérielle comme seul gage assuré de la convergence spirituelle, suivant la nature constante des conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent la division fondamentale des deux puissances élémentaires. L'ascendant décisif ainsi naturellement procuré à l'école politique, où le sincère fanatisme de quelques chefs recommandables dissimulait la facile et dangereuse hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs, vint bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable témoignage d'un horrible délire, que, malgré ses mystérieuses promesses, elle était encore moins apte que sa rivale à diriger convenablement une vraie réorganisation finale. C'est surtout alors que, par une inévitable aberration générale, la métaphysique révolutionnaire, sous l'absurde prépondérance du type antique radicalement méconnu, fut rapidement conduite à se montrer directement hostile aux divers élémens essentiels de la civilisation moderne, dont l'universelle influence spontanée empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie rétrograde, chez les esprits même les plus accessibles à de vains entraînemens systématiques. En contradiction radicale avec la solidarité nécessaire des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble caractérise, d'après les deux chapitres précédens, l'évolution fondamentale de la sociabilité européenne depuis le moyen âge, on vit ainsi la progression négative, irrationnellement devenue organique, se tourner enfin contre la progression positive, après avoir pleinement satisfait à sa propre destination transitoire. Cette déviation décisive, sensible même pour l'évolution scientifique et l'évolution esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation, d'après une désastreuse tendance politique à détruire l'indispensable subordination élémentaire des classes laborieuses envers les véritables chefs naturels de leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs et des avocats, à une active participation permanente au gouvernement effectif, par une abusive appréciation métaphysique du juste intérêt continu que, dans tout véritable état social, les moindres citoyens doivent nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de leurs lumières, à la marche générale des affaires publiques. Du point de vue purement politique, la grande réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire la plus avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée thermidorienne, me paraît devoir être réellement envisagée désormais, d'après l'ensemble de notre élaboration historique, comme remontant à la célèbre tentative pour l'organisation fondamentale du déisme légal, pleinement caractérisée par une manifestation mémorable, et dont la tendance nécessaire ressortait déjà des singulières révélations qui attribuaient une sorte de mission céleste au sanguinaire déclamateur érigé en souverain pontife de cette étrange restauration religieuse. Sous ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord dirigé par les amis de Danton, reprend un caractère plus conforme aux saines inspirations spontanées de la raison publique; en constituant primitivement le symptôme décisif de l'inévitable décadence d'une désastreuse politique, qui, malgré la plus horrible exagération des procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en troublant profondément l'économie élémentaire propre à la sociabilité moderne, qu'à organiser finalement une immense rétrogradation: il reste d'ailleurs pleinement incontestable que, à la faveur de cette indispensable journée, bientôt détournée de sa destination naturelle, de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées, à la secrète instigation du parti monarchique, contre l'ensemble du mouvement révolutionnaire. En se félicitant de voir enfin, comme il l'avait tant mérité, le grand Carnot sortir glorieusement d'une telle collision, tout vrai philosophe devra toujours y regretter spécialement la perte d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just, tombé victime presque volontaire de son aveugle dévouement à un ambitieux sophiste, indigne d'une si précieuse admiration. J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine appréciation historique propre à l'ensemble de l'époque la plus décisive que pût offrir la portion jusqu'à présent accomplie de l'immense révolution au sein de laquelle nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment le degré républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu le faire le degré constitutionnel, une sorte de programme politique vraiment fondamental, dont l'ineffaçable souvenir indiquera naturellement, jusqu'à une convenable réalisation ultérieure, la destination finale de cette crise universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante, dont l'inévitable impuissance organique fut, d'une autre part, simultanément démontrée d'après l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique quoique nécessairement passagère, de son entier ascendant politique. Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la grande réaction rétrograde, dont je viens d'assigner la véritable origine historique, pour dissimuler totalement le premier enseignement social en laissant seulement ressortir le second, ils sont tous deux également impérissables auprès de la population européenne, aux yeux de laquelle ils tendront spontanément de plus en plus à devenir radicalement inséparables, aussitôt qu'une sage élaboration philosophique aura suffisamment fondé, sur leur combinaison permanente, l'indispensable indication générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations doctorales sur la prétendue inopportunité radicale de la régénération totale ainsi projetée par les conventionnels français, ne peuvent réellement affecter, d'après notre théorie historique, que l'insuffisance nécessaire des moyens vicieux qu'une décevante métaphysique dut conduire à y appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre le besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui était déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement senti par les masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui. Rien ne doit mieux confirmer une telle appréciation que la mémorable lenteur, trop peu comprise jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct dirigeant se reconnaissait tacitement incompatible avec les plus intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique antipathie, obligèrent ensuite à prendre tant de longs et pénibles circuits politiques pour restaurer enfin, sous un vain déguisement impérial, une monarchie qu'une seule rapide secousse avait d'abord suffi à renverser entièrement: si tant est même que la stricte exactitude historique permette maintenant d'envisager comme vraiment rétablie une royauté qui n'a jamais pu encore passer avec sécurité de ses divers possesseurs effectifs à leurs propres successeurs domestiques, quoique une telle transmission héréditaire constitue certainement la principale différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu, sous une forme quelconque, naturellement indispensable, suivant nos explications antérieures, à la situation transitoire des sociétés modernes. Après la chute nécessaire du régime conventionnel, la réaction rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement que par le vain retour de la métaphysique constitutionnelle propre au degré initial de la crise universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours à reproduire, autant que le permettait alors l'état général des esprits, une aveugle imitation de la constitution anglaise, caractérisée par une chimérique pondération des diverses fractions du pouvoir temporel, sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de ce type imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne cessaient de montrer la vraie réorganisation finale, malgré l'expérience primitive du peu de stabilité que pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable contraste, des tentatives énergiques mais insensées annoncèrent déjà la déplorable tendance ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif à chercher de plus en plus la solution sociale dans une plus complète extension du mouvement négatif, que la dictature révolutionnaire avait réellement poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites politiques, et que néanmoins on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement direct des institutions élémentaires les plus indispensables à toute sociabilité humaine. Par ces deux ordres d'aberrations, tous concouraient spontanément à maintenir la position vicieusement abstraite du problème politique, indépendamment d'aucune vraie relation générale au milieu social correspondant; tous concevaient également la société indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion propre, et dégagée de toute filiation antérieure; tous, enfin, s'accordaient à subordonner la régénération morale aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces caractères logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu aujourd'hui essentiellement changer, et qu'on doit naturellement les apprécier d'une manière plus philosophique envers une situation moins actuelle, quoique d'ailleurs radicalement persistante. Une telle fluctuation politique, toujours menaçante pour l'ordre, et néanmoins stérile pour le progrès, devait nécessairement aboutir, malgré d'énergiques répugnances populaires, au triomphe passager de l'esprit rétrograde, qui montrait spontanément la concentration monarchique comme seule propre à garantir la sécurité du développement continu des divers élémens essentiels de la sociabilité moderne, déjà pressés d'utiliser les nouvelles ressources générales que procurait désormais à leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique où se trouve encore la philosophie politique, cette dernière épreuve était alors indispensable pour faire universellement apprécier, par une expérience décisive, l'espèce d'ordre réellement compatible avec une pleine rétrogradation, dont les promesses illusoires ne pouvaient être directement jugées par aucune discussion vraiment rationnelle. En même temps, la marche naturelle des événemens conduisait inévitablement à cette issue immédiate, en faisant de plus en plus prévaloir le pouvoir militaire, première base nécessaire de toute véritable royauté moderne; à mesure que la guerre révolutionnaire perdait son caractère essentiellement défensif, pour devenir, à son tour, éminemment offensive, sous le spécieux entraînement d'une active propagation universelle de l'ébranlement fondamental, sans que cette irrésistible séduction pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant que l'armée, pleinement nationale, était restée liée au sol natal, et n'avait pas cessé, sous l'espoir continu d'une prochaine libération, de participer directement aux émotions et aux inspirations populaires, la salutaire énergie du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable activité, la plus parfaite prépondérance que les guerres modernes eussent encore offerte de l'autorité civile sur la force militaire. Mais il ne pouvait plus en être ainsi quand, dans les diverses expéditions lointaines, l'armée, devenue de plus en plus étrangère aux affaires intérieures, et prenant nécessairement, d'après un but plus spécial et moins direct, un caractère plus déterminé et moins passager, tendait graduellement à s'identifier profondément avec ses propres chefs, au milieu de populations inconnues, en même temps que son intervention politique devait peu à peu paraître indispensable à la compression nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait un dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement impossible que l'ensemble d'une telle situation ne conduisît bientôt à l'installation spontanée d'une véritable dictature militaire, dont la tendance, rétrograde ou progressive, devait d'ailleurs, malgré l'influence naturelle d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, et certainement davantage qu'en aucun autre cas historique, de la disposition personnelle de celui qui en serait honoré, parmi tant d'illustres généraux que la défense révolutionnaire avait suscités. Par une fatalité à jamais déplorable, cette inévitable suprématie, à laquelle le grand Hoche semblait d'abord si heureusement destiné, échut à un homme presque étranger à la France, issu d'une civilisation arriérée, et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour l'ancienne hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition dont il était dévoré ne se trouvait réellement en harmonie, malgré son vaste charlatanisme caractéristique, avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle relative à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié, surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle. On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se souvenir que de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes ont osé longtemps comparer à Charlemagne un souverain qui, à tous égards, fut aussi en arrière de son siècle que l'admirable type du moyen âge avait été en avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle doive rester essentiellement étrangère à la nature et à la destination de notre analyse historique, chaque vrai philosophe doit, à mon gré, regarder maintenant comme un irrécusable devoir social de signaler convenablement à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous la mensongère exposition d'une presse aussi coupable qu'égarée, pousse aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire à s'efforcer, par un funeste aveuglement, de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement abhorrée, de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse, la plus intense rétrogradation politique dont l'humanité dut jamais gémir. D'après les explications précédentes, personne assurément ne saurait croire que je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature non moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais flétrir, avec toute l'énergie philosophique dont je suis susceptible, l'usage profondément pernicieux qu'en fit un chef alors naturellement investi d'une puissance matérielle et d'une confiance morale qu'aucun autre législateur moderne n'a pu réunir au même degré. L'état général de l'esprit humain ne permettait point, sans doute, à son immense autocratie de diriger immédiatement la réorganisation finale de l'élite de l'humanité, faute d'une indispensable élaboration philosophique encore inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer convenablement les hautes intelligences, et y disposer simultanément la masse des populations, au lieu d'écarter les unes et de détourner les autres par une activité radicalement perturbatrice de tous les grands effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire avait déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait comporté l'inévitable prépondérance d'une métaphysique essentiellement négative. Si le prétendu génie politique de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce chef ne se serait point abandonné à son aversion trop exclusive envers la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à la suite des plus vulgaires déclamateurs rétrogrades, que la facile démonstration de l'impuissance organique propre à la seule philosophie qui avait pu y présider: il n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances vers une régénération fondamentale, dont les conditions nécessaires s'y étaient certainement manifestées d'une manière non moins irrécusable pour tous les hommes d'état dignement placés, même par le seul instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité moderne, qui n'eût point échappé, sans doute, dans cette lumineuse position, à Richelieu, à Cromwell, ou à Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin de prouver que son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi pleine intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même temps que sa mémoire eût été assurée d'une éternelle et unanime consécration, quoiqu'il dût alors entièrement renoncer à la puérile fondation d'une nouvelle tribu royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature intellectuelle et morale était profondément incompatible avec la seule pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système théologique et militaire, hors duquel il ne pouvait rien concevoir, sans toutefois en comprendre suffisamment l'esprit ni les conditions; comme le témoignèrent tant de graves contradictions dans la marche générale de sa politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la restauration religieuse, où, suivant la tendance habituelle du vulgaire des rois, il prétendit si vainement allier toujours la considération à la servilité, en s'efforçant de ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne sauraient jamais rester franchement subalternes. Le développement continu d'une immense activité guerrière constituait, à tout prix, le fondement nécessaire de cette désastreuse domination, qui, pour le rétablissement éphémère d'un régime radicalement antipathique au milieu social correspondant, devait surtout exploiter, par une stimulation incessamment renouvelée, soit les vices généraux de l'humanité, soit les imperfections spéciales de notre caractère national, et principalement une vanité exagérée, qui, loin d'être soigneusement réglée d'après une sage opposition, fut alors, au contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente des plus irrationnelles illusions, suivant des moyens d'ailleurs empruntés, comme tout le reste de ce prétendu système, aux usages les plus discrédités de l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre très-actif, en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange restauration nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte, tant elle était profondément contradictoire à l'état réel des mœurs et des opinions; la France n'aurait pu être réduite, par aucune autre voie, à cette longue et honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse était aussitôt étouffée comme un acte de trahison nationale concerté avec l'étranger; l'armée, qui, pendant la crise républicaine, avait été constamment animée d'un si noble esprit patriotique, n'aurait pu être autrement amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens, désormais réduits à se consoler vainement du despotisme et de la misère par la puérile satisfaction de voir l'empire français s'étendre de Hambourg à Rome. Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point encore dignement compris que la Convention, élevant le peuple sans le corrompre, avait irrévocablement terminé la décomposition chronique de l'ancienne hiérarchie sociale, tout en consolidant néanmoins, chez les moindres classes, le respect de chacun pour sa propre condition, suivant l'attrait universel d'une noble activité politique, tendant spontanément à contenir partout la disposition au déplacement privé, en honorant et améliorant les plus inférieures positions: c'est surtout sous la domination guerrière de Bonaparte que le généreux sentiment primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale déviation qui devait associer directement la plus active portion de notre population à un désastreux système de rétrogradation politique, en lui offrant, comme prix de sa coopération permanente, l'Europe à piller et à opprimer; on doit certainement ainsi expliquer le principal développement direct d'une corruption générale déterminée, en germe, par l'ensemble de la désorganisation sociale, et dont nous recueillons aujourd'hui les tristes fruits. Mais il serait aussi superflu que pénible de s'arrêter ici davantage sur cette malheureuse époque, autrement que pour y noter sommairement les graves enseignemens politiques qu'elle nous a si chèrement procurés. Le premier de tous consiste assurément dans l'irrécusable démonstration de la douloureuse versatilité politique qui devait caractériser l'absence de toute véritable doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires, seules pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement ébranlées, chez la plupart des esprits, d'après la déplorable expérience propre à la dernière partie de la grande crise républicaine. Sans cette inévitable influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et d'appuis, chez une population qui n'aurait pu autrement laisser tenter la folle et coupable résurrection du régime que son énergique antipathie avait si récemment abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes républicains, et l'entraînement insensé des masses désintéressées, durent alors marquer profondément la fragilité désormais inhérente à toutes les convictions uniquement fondées sur une métaphysique purement négative, qui avait déjà cessé d'être en suffisante harmonie, intellectuelle ou sociale, avec l'ensemble de la situation révolutionnaire. On doit, en second lieu, remarquer, dans l'épreuve vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable fondement que la guerre active et permanente y fournissait nécessairement au système de rétrogradation, qui n'aurait pu autrement obtenir alors aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus signalé. Cette incontestable appréciation historique indique certainement combien serait à la fois chimérique et perturbatrice une politique ainsi obligée à l'accomplissement continu d'une condition fondamentale devenue de plus en plus antipathique à l'ensemble de la civilisation moderne, et souvent même secrètement repoussée désormais par l'instinct involontaire des plus zélés partisans des projets insensés dont elle devrait former la base générale. Il faut y voir aussi, en sens inverse, l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute véritable doctrine politique, a depuis entraîné trop souvent l'école révolutionnaire, malgré d'insuffisantes intentions progressives, dans le seul intérêt de ses passions fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse, quoique éphémère, qui pût rester désormais aux tendances rétrogrades. Enfin, il importe beaucoup de signaler spécialement, au sujet de cette domination guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané et systématique, d'après lequel l'esprit militaire, avant de s'effacer irrévocablement, y fut conduit à rendre un hommage involontaire à la nature éminemment pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant toujours d'y représenter la guerre comme un moyen fondamental de civilisation, par un chimérique rajeunissement de l'antique politique romaine, dont la destination sociale avait évidemment reçu, quinze siècles auparavant, selon notre théorie historique, une pleine réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans tout le reste de l'évolution humaine. Une telle illusion politique avait dû être assurément fort naturelle, et même d'abord inévitable, à l'issue immédiate de la défense révolutionnaire, qui suscitait spontanément une irrésistible impulsion à l'active propagation universelle des principes français; quoique une saine appréciation philosophique, alors malheureusement impossible, eût sans doute déjà conseillé, à tous égards, de se borner à la simple garantie nationale, en laissant à des voies plus douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle d'un mouvement essentiellement européen, et en n'admettant que le juste degré d'invasion provisoire qu'exigeait l'entière efficacité de l'opération défensive, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au moins cette aberration spontanée, malgré ses graves conséquences pour l'ensemble de la grande république occidentale, était primitivement très-sincère, soit dans l'armée, soit dans la nation; et, par suite, elle devait être beaucoup moins funeste à l'extérieur: tandis que, pendant les guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe, sous l'intronisation successive d'une étrange famille, ne pouvait plus exercer aucune séduction sérieuse, sinon chez de purs déclamateurs politiques, dont les vaines conceptions conservent aujourd'hui une fâcheuse influence sur la réhabilitation passagère de ce système rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait offrir aucun autre fondement spécieux que la réaction nécessaire suivant laquelle cette déplorable déviation, comme l'eût fait également une invasion de barbares, devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude des gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe d'indépendance et de liberté, plus ou moins identique à celui de notre révolution, dont le germe essentiel était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité, la France n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre privilége décisif que celui d'une indispensable initiative: tel est certainement le seul mode réel d'après lequel la tyrannie impériale ait dû indirectement concourir, contre les desseins de son chef, à la régénération de l'Europe. Tandis que Paris comprimé était honteusement réduit à chercher un aliment à son activité caractéristique dans les misérables rivalités des comédiens et des versificateurs, par une étrange vicissitude, aujourd'hui trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant, jugée à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même Vienne retentissaient, à leur tour, de chants énergiques et de patriotiques acclamations, provoquant partout à de généreuses insurrections nationales contre une intolérable domination, au temps même où notre bel hymne révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse inquisition. Mais, sauf cette inévitable réaction, dont la postérité ne saura certes aucun gré au système qui l'a indirectement déterminée, il est évident que l'ensemble de la politique impériale, bien loin d'avoir réellement propagé l'influence française, fut, de toute nécessité, directement contraire à un tel résultat, en stimulant les peuples à s'unir aux rois pour repousser l'oppression étrangère, et en détruisant la sympathie et l'admiration que notre initiative révolutionnaire et notre défense populaire avaient universellement inspirées à nos concitoyens occidentaux, chez lesquels cette immense aberration guerrière a laissé encore envers nous quelques funestes préventions, soigneusement entretenues, malgré l'heureuse prolongation d'une paix indispensable, par les diverses fractions européennes de l'école et du parti rétrogrades. Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment, après une sanglante prépondérance, également désastreuse, à tous égards, pour la France et pour l'Europe, ce régime, fondé sur la guerre, tomba trop tard par une suite naturelle de la guerre elle-même, quand la résistance fut partout devenue suffisamment populaire, tandis que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels que soient aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés, d'une fallacieuse exposition, dont le succès momentané prouve combien l'absence de toute véritable doctrine facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la postérité ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec laquelle cette chute indispensable fut immédiatement accueillie par l'ensemble de la France, qui, outre sa misère et son oppression intérieures, était lasse enfin de se voir condamnée à toujours craindre, suivant une irrésistible alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite de ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne devra finalement laisser à la nation française d'autre éternel regret, que de n'y avoir pris qu'une part trop passive et trop tardive, au lieu de prévenir un dénouement funeste par une énergique insurrection populaire contre la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu subir, à son tour, l'opprobre d'une invasion que notre déplorable torpeur rendit seule alors inévitable. La forme honteuse de cet indispensable renversement a constitué depuis l'unique base sur laquelle il soit devenu possible d'établir, avec une sorte de succès passager, une spécieuse solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble de l'humanité qu'aucun autre personnage historique, fut toujours spécialement le plus dangereux ennemi d'une révolution dont une étrange aberration a quelquefois conduit à le proclamer le principal représentant. D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement entre la propre élévation de Bonaparte et l'esprit monarchique qu'il avait tenté de restaurer, les habitudes politiques contractées sous son influence devaient, à sa chute, faciliter spontanément le retour provisoire des héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui furent accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez une nation dont le seul vœu prononcé consistait alors à voir simultanément cesser, à tout prix, la guerre et la tyrannie, et d'abord même disposée à penser que cette famille comprendrait aussi, comme tout le monde le sentait en France, l'intime liaison politique qui avait dû régner entre le système de conquête et le régime de rétrogradation, tous deux également détestés. Mais, croyant voir, au contraire, un symptôme de haute adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans une réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à Bonaparte, et où le peuple était resté essentiellement passif, ces nouveaux organes de l'action centrale tendirent aussitôt à reprendre follement la politique rétrograde du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité, radicalement privée désormais de l'activité guerrière à laquelle ils attribuaient sa décadence, et qui avait, en réalité, constitué la principale base indispensable de son succès temporaire. Quand cette illusion fondamentale fut suffisamment développée, la nation aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries et des perturbations qui en devaient résulter, en laissant seulement agir une ancienne rivalité domestique, si le désastreux retour épisodique de Bonaparte ne fût venu compliquer gravement la situation, en mettant de nouveau l'Europe en garde contre la France, de manière toutefois à n'aboutir, après son irrévocable expulsion, qu'à retarder de quinze ans, au prix d'immenses sacrifices passagers, une substitution de personnes devenue évidemment inévitable. Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de la position révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il importe d'apprécier sommairement. Sans regarder le grand problème organique comme aucunement résolu, et sans renoncer entièrement à sa solution ultérieure, la nation française était alors assez désabusée, d'après une expérience décisive, des hautes espérances de régénération sociale qu'elle avait d'abord attachées au triomphe universel de la politique métaphysique, pour ne s'occuper essentiellement désormais que de réaliser l'heureuse influence de l'état de paix sur le développement continu de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement initial avait imprimé une accélération capitale, dont la guerre avait auparavant entravé la manifestation permanente. Aussi, quoique l'absence d'une véritable doctrine ne permît point une meilleure direction, la France ne prit-elle habituellement qu'un intérêt passif et secondaire aux stériles discussions constitutionnelles qui durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de l'esprit révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la réorganisation finale sur une troisième tentative d'imitation générale du régime parlementaire propre à l'Angleterre, et auquel les débris du système impérial semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique susceptible d'une consistance apparente. Mais, à défaut d'une saine théorie, cette nouvelle épreuve, plus prolongée, plus paisible, et, par suite, plus décisive qu'aucune des précédentes, tendit bientôt à faire irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et anti-national d'une telle utopie politique, profondément antipathique à un milieu social où, depuis la fin du moyen âge, l'ensemble du passé avait toujours développé la décadence spéciale de l'aristocratie, en concentrant graduellement autour de la seule royauté tous les restes quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif ascendant aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement réduit, en Angleterre, à une vaste sinécure accordée au chef nominal de l'oligarchie britannique, avec une puissance réelle peu supérieure à celle des doges vénitiens, malgré la vaine décoration d'une hérédité monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal devait profondément répugner à une telle dégradation de l'élément prépondérant d'un régime qu'on prétendait seulement modifier quand on l'annullait radicalement, suivant la formule, triviale mais énergique, employée par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour repousser une semblable mystification métaphysique. Ainsi réduite à sa partie purement négative, faute de bases réelles pour la partie vraiment positive, l'irrationnelle imitation du type anglais ne pouvait, en effet, aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation de la royauté; et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant plus décisif que, par la nouvelle forme d'une telle institution, l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. C'est là surtout qu'il faut placer, dans l'histoire générale de la transition moderne, la dissolution directe de la grande dictature temporelle où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, partout converger, sous diverses formes, l'ensemble du mouvement de décomposition politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, cette dictature, élaborée par Louis XI et complétée par Richelieu, avait été essentiellement maintenue, au plus haut degré d'énergie politique, d'abord avec un caractère progressif par la Convention, et ensuite dans un esprit rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, elle se résout enfin en un antagonisme permanent entre l'action politique centrale, que cette nouvelle royauté représente imparfaitement, et l'action locale ou partielle, émanée d'une assemblée plus ou moins populaire: l'unité de direction disparaît alors sous le tiraillement régulier de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce qu'une convenable terminaison de l'anarchie spirituelle vienne permettre enfin une véritable organisation temporelle; Bonaparte lui-même eût alors subi cette inévitable conséquence de la situation générale, comme l'indique directement la transformation forcée qui caractérisa son retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence d'ailleurs à montrer l'inévitable abaissement du pouvoir royal marqué, d'une manière plus directe et plus distincte, dans la nouvelle existence générale, historiquement trop peu comprise, du pouvoir ministériel proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde phase moderne, une émanation facultative, en devenait maintenant une substitution continue, dont l'action tendait de plus en plus à une pleine indépendance réelle envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée de la nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait, au reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion politique, qui semblait par-là érigée en principe irrévocable. Hors des vains débats constitutionnels propres à cette époque, se poursuivait nécessairement la lutte générale entre l'instinct progressif et la résistance rétrograde, à la faveur même de ce régime métaphysique, qui, malgré son éternité officielle, ne pouvait être regardé que comme une transition précaire chez les divers partis actifs qui s'y disputaient une suprématie impossible. À certains égards, cette coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles maintenait, sans doute, le caractère essentiel de la situation fondamentale antérieure à la crise révolutionnaire, mais avec cette différence capitale que l'école progressive avait hautement marqué son but final, quoique d'une manière purement négative, en même temps qu'elle avait ainsi constaté sa propre impuissance organique; tandis que l'école rétrograde, éclairée, à sa manière, par la même expérience, avait été naturellement conduite à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait la chimérique restauration. C'est alors que se trouve pleinement établi le déplorable dualisme social que j'ai complétement décrit au quarante-sixième chapitre, où nous avons vu les deux sentimens également indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais, d'une manière également insuffisante, par l'inévitable conflit de deux doctrines antipathiques, sous la vaine interposition officielle d'un parti stationnaire, empruntant à chacune d'elles des principes qui se neutralisaient mutuellement, surtout quand il tentait de concilier la suprématie légale du catholicisme avec une vraie liberté religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation fondamentale d'une situation qui a dû jusqu'à présent persister essentiellement, je rappellerai seulement ici que cette stérile et dangereuse oscillation nous a paru principalement caractérisée, sous le rapport moral, d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique sans laquelle une telle anarchie empêcherait toute action réelle, et, sous le rapport politique, d'après l'entière prépondérance permanente des littérateurs et des avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les directeurs naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger, en l'honneur de l'entité politique vainement décorée du nom de _loi_, une sorte de culte métaphysique, qui ne pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer l'universelle domination des légistes, l'absence de véritables principes sociaux se manifeste, plus complétement encore que dans les périodes précédentes, par cette déplorable fécondité réglementaire qui distingue nécessairement les temps où, faute de notions vraiment fondamentales, on est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini, à l'incohérente accumulation d'une multitude presque illimitée de décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes à atteindre convenablement les réalités. C'est ainsi que, malgré l'insuffisante codification présidée par Bonaparte, la dispersion des idées politiques est rapidement parvenue à ce degré caractéristique où, comme le témoigne notre triste expérience journalière, les plus habiles jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles à l'étude des décisions légales, ne peuvent presque jamais convenir, en chaque cas déterminé, de ce qui constitue effectivement la légalité, profondément dissimulée sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions spéciales, dont aucun juriste ne peut même se flatter aujourd'hui d'avoir acquis une pleine connaissance totale. Avec quelque homogénéité logique que dût être alors coordonnée, suivant l'explication précédente, l'action rétrograde que nous considérons dans son extrême effort politique, j'ai déjà signalé, au quarante-sixième chapitre, les inconséquences nécessaires qui, même abstraitement, la condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus indiqué, à combiner le système de rétrogradation politique avec un état de paix continu, de manière à priver radicalement une telle marche des seules influences permanentes qui lui eussent procuré, sous la direction de Bonaparte, un succès temporaire. Cette incohérence capitale était d'autant plus significative qu'elle constituait spontanément une suite insurmontable de l'ensemble de la situation sociale; puisque le maintien de la paix était, au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines stimulations, déterminât la nation française à supporter suffisamment une telle domination provisoire, dont les dangers ne purent longtemps lui paraître assez sérieux pour compromettre, par son renversement prématuré, une tranquillité extérieure et intérieure féconde en progrès matériels et même intellectuels. On doit surtout attribuer au sentiment instinctif de cette inconséquence décisive l'espèce d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait alors à la masse de la population une politique rétrograde, antipathique à ses plus énergiques tendances, mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément reconnue. L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de nous arrêter ici aux graves incohérences intérieures qui, malgré les efforts de ses coordinateurs abstraits, devaient neutraliser mutuellement les divers élémens de cette étrange politique, par une sorte de reproduction spontanée, sur une moindre échelle, et suivant un cours beaucoup plus rapide, des mêmes dissidences essentielles d'où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, résulter graduellement, pendant les cinq siècles de la transition moderne, la décomposition révolutionnaire de l'ancien système politique, soit d'après l'opposition fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit même en vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie; double conflit caractéristique, dont les diverses fractions de l'école rétrograde donnèrent alors, à la France et à l'Europe, la rassurante imitation. Toutefois, il n'est pas inutile de remarquer, comme pouvant faire spécialement ressortir la nature des principaux besoins propres à notre situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre, dans une telle politique, la réorganisation spirituelle, directement érigée en base indispensable du plan général de rétrogradation, sous la suprême influence d'une dangereuse corporation, préalablement rétablie pour cette unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout autre, cette dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à la reproduction accélérée de l'inévitable avortement propre à une pareille marche pendant les trois siècles antérieurs: la compagnie tristement fameuse qui s'en rendit l'organe naturel ne put alors que joindre à la haine insurmontable qu'elle avait jadis inspirée le plus irrévocable mépris, justement acquis désormais à une congrégation où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent de mérite et même de moralité. Néanmoins, cette façon de procéder constitue, à sa manière, un premier symptôme politique de la prépondérance directe que devait maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance organique de la métaphysique négative avait suffisamment prouvé l'impossibilité actuelle de toute réorganisation temporelle qui n'aurait pas été convenablement précédé d'une régénération intellectuelle et morale: ce sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement chez l'école rétrograde, sans tendre nécessairement à se propager aussi peu à peu, avec une efficacité plus décisive, chez l'école progressive elle-même, par une suite naturelle de leur antagonisme fondamental. Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude sérieusement menaçante pour l'ensemble du grand mouvement révolutionnaire, une seule secousse décisive, détruisant rapidement, sans aucune opposition réelle, une politique essentiellement dépourvue de toutes racines populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs, que la chute de Bonaparte, loin d'être simplement due à l'unique amour de la paix, était également résultée de l'aversion universellement inspirée par la rétrogradation tyrannique qui était devenue le but déplorable d'une inévitable dictature. La forme effective du dénoûment impérial ayant dû naturellement laisser, à cet égard, ainsi que je l'ai noté ci-dessus, une équivoque fondamentale, qu'il importait de dissiper à jamais, cette énergique manifestation était certainement indispensable, dans l'état présent de la philosophie politique, pour faire dignement comprendre que le besoin du progrès social n'était pas moins fondamental, aux yeux de la nation française, premier organe spontané de la république européenne, que le besoin de l'ordre et celui de la paix, déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration nécessaire doit être, ce me semble, historiquement envisagée comme destinée à marquer enfin le terme irrévocable de la grande réaction rétrograde, immédiatement commencée à l'institution du déisme légal de Robespierre, complétement développée sous la tyrannie de Bonaparte, et aveuglément prolongée par ses faibles successeurs. Depuis cet indispensable enseignement, la nation française est demeurée essentiellement inaccessible à de fréquentes tentatives d'une agitation politique toujours dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention organique, et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions de personnes, où l'ordre serait gravement compromis sans aucun profit pour le progrès. Quoique le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble de la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus profondément appréciable que sous aucun des modes antérieurs, la population a dû, en général, sauf d'inévitables manifestations, dès lors, il est vrai, plus réitérées, du besoin fondamental de régénération sociale, reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution industrielle, dont l'exclusive prépondérance, malgré ses graves dangers moraux, doit spontanément résulter de l'absence prolongée de toute éminente activité politique, jusqu'à une convenable élaboration de la vraie réorganisation spirituelle. Cette dernière transformation préparatoire se distingue principalement des précédentes par une sorte de renonciation volontaire, implicite mais irrécusable, du régime officiel à l'établissement régulier d'aucun ordre intellectuel et moral: devenue directement matérielle, la politique y prétend rester indépendante des doctrines et des sentimens, et reposer désormais sur la seule considération active des intérêts proprement dits. Une aversion instinctive pour les aberrations qui venaient de perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre, en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû naturellement inspirer une telle tendance empirique, dans un milieu où l'état des idées ne saurait permettre aux hommes politiques de concevoir, d'une manière vraiment progressive, cette indispensable réorganisation. En même temps, la difficulté croissante de maintenir suffisamment l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie mentale et morale, ainsi directement livrée désormais à son libre essor spontané, a dû maintenir habituellement cette nouvelle disposition, en produisant un état continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait le pouvoir de toute autre inquiétude moins immédiate, quand même il serait sérieusement accessible à aucune considération étrangère à la conservation, de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors incessamment menacée, non-seulement par des agitations exceptionnelles devenues plus fréquentes, mais surtout par le jeu régulier des divers élémens d'un régime contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin trouvé provisoirement réalisé, autant que le comportent les tendances générales de la société moderne, l'étrange type politique propre à la philosophie négative, qui avait si longtemps demandé un système réduisant le pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence privée toute active poursuite de la régénération intellectuelle et morale. Mais, après son entière installation, ce dernier régime provisoire est radicalement méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance les plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont vu s'évanouir aussitôt les irrationnelles espérances de réformation sociale qu'ils en avaient aveuglément conçues, et qui ont fait place à la triste conviction expérimentale qu'une telle politique matérielle nécessite aujourd'hui la plus vaste extension permanente d'une corruption organisée, à défaut de laquelle la décomposition deviendrait imminente, sous l'essor presque illimité des ambitions perturbatrices, et d'où résulte nécessairement l'accroissement continu des plus onéreuses dépenses publiques, comme indispensable condition pratique d'un régime surtout vanté pour sa nature éminemment économique. Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels propres à une situation déjà spécialement analysée, à tous égards, dans la leçon préliminaire du tome quatrième, il nous suffit de les avoir ainsi directement rattachés à l'ensemble de notre appréciation historique. Toutefois, afin de compléter réellement l'explication ci-dessus indiquée sur la désorganisation décisive de la grande dictature temporelle, il importe de considérer, d'une manière distincte quoique sommaire, la nouvelle situation générale d'un pouvoir central auquel la précision du langage philosophique ne permet guère d'appliquer désormais l'ancienne qualification de royauté, depuis que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement disparu avec les croyances qui les consacraient, et lorsque d'ailleurs le cours naturel des événemens, pendant le dernier demi-siècle, a dû rendre fort problématique, en France, la vaine hérédité légale d'une fonction qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure anglaise, et qui, par suite, y exigera toujours une véritable capacité personnelle, dont la transmission domestique est peu vraisemblable. Il serait d'ailleurs superflu de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable confirmation que notre dernière commotion politique a spontanément fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques du régime transitoire propre à l'Angleterre, d'après l'évidente subalternité parlementaire à laquelle s'est ainsi trouvé réduit un prétendu élément aristocratique d'origine impériale ou royale. Mais il faut, au contraire, soigneusement noter les nouveaux empiétemens généraux de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude invétérée conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il ait déjà perdu sans retour tous les principaux attributs historiquement rappelés par une telle dénomination politique. Ces usurpations caractéristiques consistent d'abord dans l'initiative directe constitutionnellement accordée à chacun des membres de cette législature, et surtout dans la tendance permanente, encore plus décisive, quoique moins légale, qui les pousse tous, au milieu de leurs vains dissentimens habituels, à l'annulation directe de l'autorité centrale, en lui imposant les organes qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice le plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous cette double influence, il est clair que le centre d'action, désormais privé de toute stabilité réelle, se trouve successivement transporté chez chacun des personnages qui parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens plus ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement attaché à une vraie capacité politique, d'après l'irrationnelle nature d'une assemblée où doivent nécessairement dominer aujourd'hui les vues empiriques et partielles avec les passions dispersives, sauf les cas exceptionnels où l'imminence d'un grave danger commun vient y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi remarquer que les ministres même du pouvoir central, ainsi devenus presque indépendans de la puissance royale, tendraient bientôt à déterminer son entière élimination graduelle, sans plus d'embarras que les anciens maires du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre milieu social n'empêchait spontanément une telle usurpation, soit par la propre fragilité de ces suprêmes agens, soit surtout par l'absence nécessaire de tout éminent dessein politique dans cette situation provisoire du grand mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces périls continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement réduite à son indispensable office actuel pour le maintien matériel d'un ordre public souvent compromis, finit par obtenir suffisamment, sous l'adhésion spontanée d'une masse essentiellement étrangère à de vaines agitations parlementaires, un véritable ascendant habituel, en vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues incohérentes de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent aisément de nouvelles décompositions du pouvoir et de fréquentes mutations personnelles, dont l'influence continue, en dissipant toute crainte sérieuse d'empiètement ministériel, tend d'ailleurs évidemment à l'augmentation rapide de la déplorable dispersion politique qui caractérise une société désormais dépourvue de toute vraie direction permanente, tant que durera l'interrègne intellectuel et moral. Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous reste plus à considérer que le résultat général de la renonciation implicite du régime officiel à toute prétention sérieuse sur la réorganisation spirituelle, pour laquelle il a volontairement reconnu son inaptitude radicale, comme je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence, tacitement avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle et morale à quiconque veut et peut s'en saisir passagèrement, sans aucune garantie normale d'une vraie vocation personnelle relativement aux plus importans et aux plus difficiles problèmes dont la pensée humaine puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement, beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs, la domination spirituelle du journalisme, naturellement échue aujourd'hui à de purs littérateurs, ordinairement impropres, soit en eux-mêmes, soit surtout par l'ensemble de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui constitue la saine élaboration rationnelle d'une question quelconque, fût-ce envers les plus simples sujets de spéculation positive, et dès lors nécessairement disposés, même avec les plus loyales intentions politiques, à faire trop souvent dégénérer l'appréciation philosophique des principales difficultés sociales en un stérile appel à des passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères, dont la vaine succession deviendra bientôt aussi rapide que celle des ministères parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel mais irrécusable, a dû malheureusement rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou révolutionnaire, essentiellement consacré, sauf d'inévitables intrigues personnelles, à l'active propagation continue de conceptions éminemment anarchiques, liant la réorganisation finale à une profonde perturbation des conditions élémentaires les plus indispensables à la sociabilité moderne, d'après des inspirations constamment empruntées, d'une manière plus ou moins explicite, au déisme légal de Rousseau et de Robespierre, spontanément érigé en fondement nécessaire de la régénération humaine. Dans une situation radicalement désordonnée, où les plus énergiques stimulations poussent incessamment aux plus difficiles spéculations les intelligences les moins préparées, sans aucun principe réel propre à contenir les divagations spontanées, on doit certes peu s'étonner ni que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément un dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante tende à la funeste déconsidération de toute autorité quelconque, suivant les explications fondamentales du quarante-sixième chapitre, auquel je dois ici me borner, à cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif. J'y ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation historique, que les irrationnelles précautions légalement instituées contre de tels périls tendent nécessairement d'ordinaire à les aggraver beaucoup, puisque les conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi imposées au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel doivent naturellement aboutir à le concentrer davantage chez de vastes coteries, où il se complique inévitablement de calculs mercantiles, en un temps où, la méditation solitaire pouvant seule produire de vraies convictions, une sage politique devrait, au contraire, systématiquement encourager l'action sociale des penseurs isolés, les seuls qui puissent être aujourd'hui suffisamment affranchis d'un déplorable entraînement intellectuel et moral. Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection actuelle de cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la haute importance de son avénement caractéristique, malgré les vaines réclamations d'une assemblée temporelle, souvent choquée de voir ainsi surgir hors de son sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers elle à un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste encore, sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment de son énergique spontanéité, d'après un reste d'influence inaperçue de la grande aberration révolutionnaire sur la confusion fondamentale des deux puissances élémentaires, tant signalée dans le volume précédent. Depuis que les principaux débats parlementaires sont habituellement réduits à déterminer à quelle nouvelle coterie d'avocats et de littérateurs appartiendront momentanément les portefeuilles et les ambassades, il faut peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement conquis, malgré tous les obstacles quelconques, un ascendant social dont la tribune n'était plus digne. Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance, qui ne peut certainement que s'accroître, constitue maintenant à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire, un premier symptôme décisif de la prééminence générale qu'y acquiert aujourd'hui le sentiment instinctif du besoin direct de la réorganisation spirituelle, dont l'urgence supérieure avait été déjà comprise, sous la période précédente, par l'école rétrograde, suivant les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion d'un enseignement expérimental, un demi-siècle de profondes perturbations sociales a finalement conduit désormais tous les partis actifs à reconnaître spontanément, chacun à sa manière, quoique d'après un mode très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement obtenir la régénération intellectuelle et morale sur une suite immédiate d'essais purement politiques, dont l'efficacité est enfin radicalement épuisée, tant qu'ils ne pourront pas être philosophiquement dirigés par une telle rénovation préalable. Quant aux résultats effectifs de la période extrême que nous achevons d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici dans l'inévitable extension de la crise fondamentale à l'ensemble de la grande république européenne, dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant la période précédente, l'heureuse influence politique de la paix universelle y avait déjà spontanément développé presque partout les germes antérieurs d'un salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière avait elle-même préalablement concouru à stimuler involontairement, comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais cette propagation naturelle ne pouvait, sans doute, acquérir une importance vraiment décisive tant que la crise générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal. C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion indispensable a pleinement démontré l'inanité radicale d'une telle illusion politique, que cette extension nécessaire a pu suffisamment s'accomplir. Quoiqu'elle semble avoir partout abouti, comme en France, à une vaine imitation universelle de la transition anglaise, l'appréciation historique ci-dessus appliquée au cas français démontre pareillement, surtout chez les peuples catholiques, que cette irrationnelle utopie n'y saurait acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance, même parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique avait le moins déchu, comme le confirme de plus en plus l'épreuve universelle. Il est d'ailleurs évident que l'imminente propagation spéciale de l'agitation révolutionnaire jusqu'au sein de l'organisation britannique, doit nécessairement discréditer toute application extérieure d'un régime radicalement attaqué dans son type national. Cette indispensable extension occidentale était surtout destinée, pour la marche générale des conceptions actuelles, à déterminer une suffisante généralisation d'idées politiques sur la vraie nature de la crise commune, et à faire directement ressortir la prépondérance décisive que doit enfin acquérir partout la réorganisation intellectuelle et morale, seule susceptible de convenir simultanément à des populations où l'élaboration politique proprement dite devra s'accomplir ensuite d'une manière essentiellement indépendante, sous peine des plus dangereuses perturbations européennes, comme je l'indiquerai ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire, qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en France, l'impuissance organique de cette doctrine négative a dû aussi se manifester universellement, sans exiger, en chaque cas, le renouvellement national des douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale des situations, avaient dû être tentées par un seul peuple à l'éternel profit de tous les autres. Enfin, il importe de noter que la réaction nécessaire de cette extension décisive achève de consolider la pleine sécurité du mouvement commun, que garantissait d'abord notre grande défense révolutionnaire, et qui désormais repose aussi sur l'heureuse impossibilité de toute grave compression rétrograde, ainsi directement condamnée à une chimérique universalité, depuis que les diverses populations occidentales ne peuvent plus être sérieusement ameutées contre une seule d'entre elles, et que les armées sont partout occupées principalement à contenir ces agitations intérieures. Telle est la suite naturelle de considérations historiques, qui, d'après une appréciation, sommaire mais spéciale, de chacune des cinq périodes essentielles propres à la crise finale où demeure plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité, nous conduit à reconnaître, d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal siége de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle d'une réorganisation spirituelle, vers laquelle nous avons vu converger spontanément toutes les hautes tendances politiques, et dont l'inévitable avénement, désormais complétement préparé, n'attend plus aujourd'hui que l'indispensable initiative philosophique qui seule lui manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par ce Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards, la rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder directement à cette indication définitive, que l'esprit général et le cours graduel de notre élaboration dynamique font déjà spontanément pressentir, il faut d'abord compléter l'examen intégral de la grande époque à laquelle nous venons de consacrer une analyse partielle exigée par son importance décisive, en y considérant enfin, abstraction faite de toute période particulière, l'extension nécessaire de la double progression sociale que les deux chapitres précédens ont démontrée propre à toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable extinction du système théologique et militaire, soit pour l'essor universel d'un organisme rationnel et pacifique. À l'un et l'autre titre, il importe ici d'apprécier exactement l'indispensable complément naturel ainsi rapidement apporté à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir pendant les cinq siècles antérieurs. Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en premier lieu, le prolongement de la décomposition politique, et d'abord en ce qui concerne l'organisme théologique, principale base de l'ancien système social. Or, à cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement la réaction nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire, spontanément issue de la désorganisation religieuse, a puissamment contribué à la rendre évidemment irrévocable, en portant une dernière atteinte décisive aux diverses conditions essentielles, politiques, intellectuelles et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur de l'ordre ecclésiastique à la puissance temporelle a été alors beaucoup augmenté, soit en ôtant au clergé cette influence légale sur la vie domestique dont il conserve encore l'apparence chez les populations protestantes, soit surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de toute grande destination, et en subordonnant par suite l'ensemble de son existence aux discussions annuelles d'une assemblée de laïques incrédules, presque toujours mal disposés envers la corporation sacerdotale, quoique leur antipathie soit ordinairement contenue par une sorte de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie sociale. En laissant Bonaparte rétablir, sans opposition sérieuse, un culte encore cher à une partie arriérée mais intéressante de notre population, la nation française a toujours imposé au clergé, comme condition tacite d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale de renoncer à toute influence politique, et de se borner à ses fonctions privées, envers ceux seulement qui consentent à y recourir. Dès la prochaine tentative un peu grave de réaction rétrograde au profit d'un pouvoir qui ne saurait se résigner volontairement à un tel abaissement, cette disposition nationale, aujourd'hui certainement prépondérante, malgré de vaines apparences contraires, déterminera, sans doute, la suppression finale du budget ecclésiastique, en réservant aux divers fidèles l'entretien spécial de leurs pasteurs respectifs, suivant une tendance trop conforme à l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire pour rester longtemps inévitable, comme l'ont annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un tel usage, qui, dans les mœurs protestantes des anglo-américains, est très-favorable à la profession sacerdotale, consommerait assurément sa ruine totale en France, et bientôt même dans tous les autres pays demeurés nominalement catholiques, sauf l'insuffisante compensation de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence intellectuelle de l'organisation théologique, la crise révolutionnaire a dû l'aggraver profondément, en propageant chez toutes les classes quelconques l'entière émancipation religieuse. Une nation qui, pendant plusieurs années, loin de réclamer sérieusement contre la suppression légale du culte public par une assemblée éminemment populaire, a paisiblement écouté, dans ses vieilles cathédrales, la prédication directe d'un audacieux athéisme ou d'un déisme non moins hostile aux anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son plein affranchissement théologique; surtout quand on considère que même d'odieuses persécutions ne purent alors vraiment ranimer une ferveur religieuse dont les sources mentales étaient nécessairement taries: les vains témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet égard, ont toujours été essentiellement dépourvus de la véritable spontanéité qui seule en eût constitué la valeur sociale; car ils furent constamment dus aux préoccupations systématiques d'une politique rétrograde, d'abord impériale et puis royale. Après ces évidentes indications historiques, que chaque lecteur peut aisément développer, il faut enfin, quant aux considérations morales, insister davantage sur l'appréciation plus contestée, quoique non moins décisive, de l'irrécusable démonstration spontanément résultée de l'ensemble de la crise révolutionnaire contre la prétention exclusive des doctrines religieuses aux propriétés morales, soit individuelles, soit surtout sociales, dont une aveugle routine dispose encore à y chercher uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine émancipation théologique était devenue fréquente chez les esprits cultivés, de nombreux exemples privés, parmi lesquels on distinguera toujours avec reconnaissance la vie entière du vertueux Spinosa, tendaient, sans doute, à constater de plus en plus l'indépendance fondamentale de toutes les vertus réelles envers les croyances qui, dans l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables à leur stimulation permanente. Outre ces cas particuliers graduellement multipliés, une exacte analyse eût aisément prouvé que, même chez le vulgaire, surtout pendant la troisième phase moderne, les faibles convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle pour l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite d'ailleurs des graves discordes, domestiques, civiles, et nationales, dont elles étaient devenues le principe évident. Mais, malgré ces divers enseignemens, on sait combien de telles prétentions doivent longtemps survivre aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes aussi complexes, et sous l'impulsion de tant d'intérêts attachés à leur ascendant continu. En considérant l'ensemble de l'évolution humaine, il n'y a pas, d'après notre théorie historique, de vertu quelconque qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu primitivement besoin d'une sanction religieuse, que la progression intellectuelle et morale a fait ensuite éliminer sans danger, à mesure que la saine appréciation des influences réelles a rendu superflus les stimulans chimériques. C'est pourquoi toutes les phases sociales ont retenti, comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades sur la prétendue dépravation que l'humanité allait inévitablement subir d'après l'imprudente suppression de telle ou telle croyance superstitieuse: il suffit encore de parcourir les diverses civilisations contemporaines pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même envers les cas que les plus croyans regardent, chez les peuples avancés, comme nécessairement étrangers à toute considération théologique. Quoique, par exemple, la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps indépendante des motifs religieux, et simplement rattachée à des convenances réelles, privées ou publiques, tous les brames persistent cependant à ériger en nécessité absolue son invariable liaison à leurs prescriptions théologiques. Plusieurs siècles après l'essor universel du christianisme, un grand nombre d'hommes d'état et même beaucoup de philosophes continuaient à déplorer gravement l'imminente démoralisation qu'ils concevaient attachée à la chute des superstitions polythéiques. Sans que les clameurs modernes soient, au fond, plus raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi l'extrême importance d'une grande manifestation nationale qui constaterait enfin, d'une manière directe et décisive, l'actif développement des plus hautes vertus chez une population devenue essentiellement étrangère, et même profondément antipathique, aux diverses croyances théologiques. Or, tel est l'éminent service dont l'émancipation humaine sera éternellement redevable à l'énergique démonstration historique spontanément fournie par la révolution française. En voyant alors, non-seulement parmi les chefs, mais chez les moindres citoyens, tant de courage, soit guerrier, soit même civil, tant d'admirables dévouemens patriotiques, tant d'actes, même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout pendant la durée totale de la grande défense républicaine, tandis que toutes les anciennes croyances étaient avilies ou persécutées, il est certainement impossible, à tout observateur judicieux, de ne pas sentir profondément l'inanité radicale du principe rétrograde relatif à l'immuable nécessité morale des opinions religieuses. Cette grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique la ressource, d'ailleurs évidemment illusoire, de rattacher à un vague déisme tant d'énergiques résultats: outre que les demi-convictions propres à cette vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est directement sensible que, à cette époque, la plupart des citoyens actifs, soit dans l'armée, soit dans la nation, étaient presque aussi indifférens au déisme moderne qu'à tout autre système religieux; car le déisme légal devint ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement historique de la réaction rétrograde, et procéda surtout, aussi bien que tous les degrés ultérieurs de cette réaction, de vues purement politiques, fort étrangères et souvent opposées aux principaux instincts populaires. Tel est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant spécialement complété l'irrévocable décadence de tout régime théologique, en ôtant radicalement aux doctrines religieuses les attributions morales dont un opiniâtre préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége exclusif. Les diverses considérations précédentes concourent, en résumé, à montrer le catholicisme, que nous avons vu si longtemps présider à l'évolution moderne, comme devenu finalement étranger à la société actuelle, où il ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine historique, pour empêcher le monde de perdre tout sentiment actif d'une véritable organisation spirituelle, et pour en indiquer aux philosophes les vraies conditions fondamentales. Encore ce double office extrême est-il aussi très imparfaitement rempli désormais, soit d'après l'irrationnelle appréciation qui transporte à un admirable organisme politique la juste réprobation maintenant attachée à la philosophie théologique sur laquelle il avait dû malheureusement reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité mentale d'un clergé de plus en plus recruté parmi les natures inférieures, et qui perd rapidement le digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir aujourd'hui une suffisante connaissance aux penseurs qui voudraient y puiser convenablement d'heureuses indications générales[17]. Quoique tout vrai philosophe doive profondément regretter la stérilité sociale de cette grande construction, ces deux genres de motifs ne permettent guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à l'esprit de la régénération finale, puisse l'y utiliser réellement comme moyen de transition; le principal obstacle, à cet égard, résultera surtout de l'aveugle antipathie du sacerdoce contre toute philosophie vraiment positive, et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant. Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable que ce noble édifice politique est destiné, par l'irrévocable caducité de ses fondemens intellectuels, à une entière démolition, de même que l'ordre polythéique antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir des immenses services de tous genres qui y rattachent historiquement l'ensemble de l'évolution humaine, et des perfectionnemens essentiels qu'il a introduits dans la théorie fondamentale de l'organisme social, suivant la juste appréciation spéciale du volume précédent. Note 17: Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé catholique, par suite de la discordance fondamentale de sa philosophie avec l'ensemble de la civilisation actuelle, est alors devenue spécialement sensible en ce que les efforts mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à cette époque, pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux caractériser le système historique, furent essentiellement dus à des penseurs étrangers à l'église: tel fut surtout l'éminent de Maistre, celui de tous les philosophes modernes qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié ce grand organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses traces, le seul qui l'ait fait avec un véritable talent, toutefois bien plus littéraire que philosophique, longtemps célébré comme le plus ferme appui de la restauration catholique, a finalement témoigné, par une scandaleuse conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des convictions que peuvent maintenant produire des doctrines caduques, qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à présenter encore comme les seules garanties solides de l'ordre intellectuel et moral, tandis que, en réalité, le moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les ébranler radicalement chez leurs principaux organes. Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition politique relativement à l'organisme temporel, il est aisé de reconnaître que, malgré le développement exceptionnel d'une prodigieuse activité guerrière, le cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas moins concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence du régime militaire que celle du système théologique lui-même. D'abord, le mode nécessaire suivant lequel dut s'accomplir la grande défense républicaine détermina simultanément l'irrévocable déconsidération de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée de sa seule attribution caractéristique, et même la cessation correspondante du prestige jadis inhérent, malgré l'institution décisive des armées permanentes, à la spécialité d'une telle profession, où les citoyens les moins préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage, les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve décisive, heureusement accomplie au milieu des plus défavorables circonstances, fit donc sentir que, pour une simple activité défensive, seule vraiment compatible avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute tribu guerrière, et même toute grave préoccupation continue des sollicitudes militaires, étaient désormais devenues essentiellement inutiles, sous l'impulsion patriotique d'une véritable détermination populaire, sans laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait, à cet égard, radicalement insuffisante, comme le prouva ensuite trop clairement la triste contre-épreuve amenée par la tyrannie rétrograde de Bonaparte. D'autres exemples nationaux établirent bientôt, d'une manière non moins expressive, et suivant des conditions analogues, que cette consolante vérité politique est également applicable à toutes les populations actuelles, et qu'elle résulte nécessairement du système fondamental de notre civilisation. En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire dut aussitôt mettre un terme irrévocable à la dernière série de guerres systématiques qui avait surtout caractérisé, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la troisième phase moderne, et qui tendait à perpétuer l'activité militaire en la destinant au service politique de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet ancien esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où il était même profondément modifié par de graves sollicitudes sociales. On doit, à cet égard, soigneusement remarquer, à cette époque, la décadence presque universelle du régime colonial, fondé sous la seconde phase, et que l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir tout renouvellement sérieux des guerres importantes qu'il avait auparavant suscitées: l'Angleterre seule dut aussi offrir, à ce sujet, une exception spéciale et probablement passagère, que les autres nations européennes ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt commun de la grande république occidentale, éminemment compatible avec une telle anomalie, correspondante à des besoins et à des aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister encore au même degré. L'heureuse révolution américaine avait d'abord fourni à cette scission nécessaire à la fois un signal décisif et un appui fondamental; mais son accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations exclusives propres aux diverses métropoles par une suite plus ou moins directe de la crise révolutionnaire. C'est ainsi que disparut alors essentiellement, dans l'ensemble de la république européenne, la dernière source générale des guerres modernes. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué déjà comment, en un temps où l'esprit militaire se subordonnait profondément à un but social, une immense aberration guerrière avait été naturellement déterminée par un irrésistible entraînement, dont le retour est certainement impossible, malgré tous les efforts quelconques, depuis que les guerres de principes, qui seules restaient supposables, ont été radicalement contenues par une suffisante extension occidentale de l'agitation révolutionnaire, ainsi devenue, pour l'Europe actuelle, un gage assuré de tranquillité provisoire, en consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses armées à prévenir péniblement les perturbations intérieures. Quelque précaire que doive sembler une telle garantie, elle est cependant de nature à durer jusqu'à ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et morale vienne partout instituer spontanément une sécurité directe et permanente, en réformant à jamais des mœurs et des opinions qui constituent les derniers vestiges du régime initial de l'humanité, et en faisant uniformément prévaloir désormais la paisible préoccupation journalière des divers perfectionnemens sociaux, soit européens, soit nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine universelle, interprétée par un même pouvoir spirituel, comme je l'indiquerai spécialement ci-après. Nous avons, il est vrai, précédemment remarqué l'introduction spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver indéfiniment l'activité militaire, en assignant aux invasions successives la spécieuse destination d'établir directement, dans l'intérêt final de la civilisation universelle, la prépondérance matérielle des populations les plus avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable état présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant éphémère de toute aberration quelconque, une telle tendance a certainement beaucoup de gravité, comme source de perturbation universelle; logiquement poursuivie, elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes sur les autres les diverses cités, d'après leur inégale progression sociale; et, sans aller jusqu'à cette rigoureuse extension, qui doit certainement toujours rester idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on a prétendu fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial, suivant l'incontestable supériorité de la race blanche. Mais, quelques graves désordres que puisse momentanément susciter un pareil sophisme, l'instinct caractéristique de la sociabilité moderne doit certainement dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y voir, même seulement pour un prochain avenir, une nouvelle source de guerres générales, entièrement incompatibles avec les plus persévérantes dispositions de toutes les populations civilisées. Avant la formation et la propagation de la saine philosophie politique, la rectitude populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment apprécié, quoique d'après un empirisme confus, cette grossière imitation rétrograde de la grande politique romaine, que nous avons vue, en sens inverse, essentiellement destinée, sous des conditions sociales radicalement opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout, excepté chez un peuple unique, l'essor imminent de la vie militaire, que cette vaine parodie stimulerait, au contraire, simultanément chez des nations dès longtemps livrées à une activité éminemment pacifique. La décadence fondamentale du régime et de l'esprit militaires s'est partout continuée spontanément, pendant ce dernier demi-siècle, au milieu des plus spécieuses manifestations contraires, sous un troisième aspect général, non moins caractéristique que les deux précédens, par une grande innovation universelle, dont la haute signification historique est encore trop peu comprise, et qui constitue certainement la plus profonde modification que l'institution moderne des armées soldées et permanentes ait pu encore éprouver depuis son origine au XIVe siècle. On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé, d'abord établi en France pour suffire aux immenses besoins de notre défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus durables de l'aberration guerrière qui lui succéda, et ensuite universellement adopté ailleurs pour consolider suffisamment les diverses résistances nationales. Cette mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment, par sa nature, un témoignage spontané des dispositions anti-militaires propres aux populations modernes, où l'on trouve encore des officiers vraiment volontaires, mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle concourt directement à détruire les mœurs et l'activité guerrières, en faisant cesser essentiellement la spécialité primitive d'une telle profession, et en composant les armées d'une masse radicalement antipathique à la vie militaire, devenue pour elle un fardeau purement temporaire, qui n'est habituellement supporté, par chacun de ceux qui le subissent, que dans la prévision constante d'une prochaine et inévitable libération personnelle. Il est d'ailleurs à craindre que, sous l'extension croissante des opinions et des habitudes anarchiques, un service aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance, par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant d'autres titres, sur laquelle retombe son poids principal, d'énergiques résistances plus ou moins explicites, qui rendraient bientôt impossible la prolongation réelle de l'extension inusitée que les armées ont partout conservée depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle prévision, on ne saurait douter que le recours normal à une telle ressource nécessaire ne caractérise spontanément, soit comme symptôme, soit même comme principe, la pleine décadence finale du système militaire, désormais essentiellement réduit à un office subalterne, quoique indispensable, dans le mécanisme fondamental de la sociabilité moderne. D'après ces trois ordres de considérations générales, tous les esprits vraiment philosophiques doivent aisément reconnaître, avec une parfaite satisfaction, à la fois intellectuelle et morale, que l'époque est enfin venue où la guerre sérieuse et durable doit totalement disparaître chez l'élite de l'humanité. Le vague et confus pressentiment de ce grand résultat social inspirait, depuis trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui, malgré leur insuffisante rationnalité, n'eussent point excité tant de frivoles dédains, si l'on eût senti davantage que, comme je l'ai expliqué au cinquante-quatrième chapitre, de telles conceptions, quand elles sont vraiment spontanées et convenablement persistantes, annoncent toujours, par une anticipation plutôt affective que mentale, un véritable besoin capital, et une certaine création correspondante, quelque imparfaite qu'en doive être ainsi la double appréciation primitive. Nous voyons ici, en effet, cette heureuse conséquence finale se réaliser spontanément, après les plus terribles orages, comme une suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale propre aux populations modernes, qui a successivement épuisé tous les divers motifs généraux de guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu à peu toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire. La profonde paix européenne qui, malgré tant d'irrationnelles prévisions et de vicieuses tentatives, persiste maintenant à un degré déjà sans exemple dans l'ensemble de l'histoire moderne, constitue certainement un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement final d'une ère pleinement pacifique. Quelque sommaires qu'aient dû être, à ce sujet, les indications précédentes, elles sont à la fois tellement irrécusables et tellement liées à toute notre élaboration historique, qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits sur le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à tous égards, à l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité, et qui ne saurait éprouver aujourd'hui de perturbation grave, quoique momentanée, que si de vaines agitations intérieures venaient permettre, en France, la prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques, que le seul pressentiment de ces dangereux effets suffirait d'ailleurs à rendre antipathiques aux populations actuelles, où prédominent assurément d'opiniâtres dispositions pacifiques, quelquefois dissimulées sous des démonstrations éphémères, dues à des inspirations anti-progressives. Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation générale, le vaste appareil militaire conservé, chez tous les peuples européens, avec presque autant d'extension qu'avant la paix universelle, semblerait d'abord annoncer l'imminence d'une disposition opposée, si un examen plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement, d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités communes d'une crise révolutionnaire maintenant plus ou moins étendue à toute la république occidentale. L'active participation des armées proprement dites au maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur offrait qu'une destination accessoire et passagère, constitue désormais, au contraire, partout et de plus en plus, leur attribution principale et constante, en vertu des graves perturbations intestines qui peuvent ainsi continuellement survenir chez les diverses populations avancées, et d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter de véritables inquiétudes extérieures, quoique, au fond, cette uniforme agitation intérieure garantisse, comme je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs nationaux. Dans un état de profond désordre intellectuel et moral, qui doit rendre toujours imminente l'anarchie matérielle, il faut bien que les moyens de répression acquièrent une intensité correspondante à celle des tendances insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort continu d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions vicieuses. Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici commune à toutes les formes successives de la crise révolutionnaire, et l'on peut d'avance assurer qu'elle ne sera pas moins sentie chez tous les gouvernemens quelconques qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel un terme définitif, dont la réalisation ne saurait être prochaine, soit d'après les difficultés et la lenteur d'une telle opération, d'abord philosophique, puis politique, soit à raison de l'égoïsme et de l'aveuglement qui partout devront l'entraver, sous la déplorable prépondérance universelle d'un esprit profondément dispersif, viciant aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est le mode général suivant lequel la même époque, destinée à voir essentiellement disparaître à jamais la guerre proprement dite, a développé, pour les armées modernes, transformées en une sorte de grande maréchaussée politique, une dernière mission sociale, dont l'importance n'est point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement limitée, suivant la condition précédente, doit être, par sa nature, beaucoup plus prolongée qu'on ne l'imagine en un temps où cette attribution finale n'est encore réellement qu'au début de son principal exercice. Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment comprise, parce que les faits politiques ne peuvent, sans une théorie vraiment positive, être convenablement aperçus qu'après une longue persistance; outre qu'un reste d'influence des mœurs et des opinions anciennes s'oppose ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours à des artifices peu convenables et souvent dangereux, tendant à motiver, auprès des peuples, sur la prétendue imminence d'une guerre impossible, le maintien d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier directement d'après sa vraie destination nécessaire. Mais une telle mission sociale étant assurément très-avouable, en un temps où, comme je l'ai montré ci-dessus, le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond, d'autre principal office provisoire, son importance prolongée doit bientôt conduire à la reconnaître directement et avec franchise, afin d'y adapter régulièrement les nombreux organes qui doivent y concourir; car, leur position équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses séductions, d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes dont l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences fondamentales, sur ceux-là même qui en doivent réprimer les plus grands effets matériels. La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers ne peut donc frapper aujourd'hui la profession militaire d'une déchéance sociale aucunement équivalente à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la philosophie théologique, menace désormais la corporation sacerdotale, chez laquelle on ne saurait espérer, avec quelque vraisemblance, une transformation assez profonde pour permettre sa fusion réelle dans l'organisation finale de l'humanité, où la classe spéculative doit avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution de la caste militaire, commencée au XIVe siècle, par l'institution fondamentale des armées modernes, et complétée, surtout en France, sous l'influence révolutionnaire, comme je l'ai expliqué, aucun grand obstacle ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre convenablement les mœurs et l'esprit qui doivent correspondre à sa nouvelle destination sociale. Tout profond regret d'un passé, où ce qui est désormais accessoire fut si longtemps principal, peut être, en effet, malgré une récente imitation passagère de cette antique situation, radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui doit conserver un digne sentiment de son utilité permanente, et qui peut d'ailleurs justement s'enorgueillir, en un temps d'anarchie, d'un instinct organique dont le meilleur type temporel se trouvera toujours dans son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources secondaires que présente sa dernière constitution pour faciliter le développement intellectuel et social de nos populations, en utilisant convenablement un indispensable sacrifice temporaire. Malgré la solidarité fondamentale qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que, dès son origine, l'institution des armées permanentes fut partout érigée dans des vues radicalement critiques, afin d'assurer l'avénement de la dictature temporelle autant contre la puissance sacerdotale que contre la force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils presque toujours de ceux du moyen âge, et encore davantage de ceux de l'antiquité, par une tendance plus ou moins prononcée vers une émancipation théologique qui excita souvent les impuissantes réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré son ascendant sur l'armée, fut obligé d'y tolérer une pleine indépendance spirituelle, qui, politiquement appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine utopie rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison permanente de deux élémens devenus évidemment inconciliables: on sait assez d'ailleurs que les efforts insensés de ses débiles successeurs n'aboutirent, en général, qu'à mieux développer une telle antipathie. Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires doivent tendre, par leur nature, à favoriser aujourd'hui, chez ceux qui s'y livrent, l'essor de l'esprit positif; comme l'ont confirmé, depuis trois siècles, tant d'heureux exemples d'une utile alliance entre les recherches scientifiques et les études guerrières, dont l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus importantes créations spéciales pour l'éducation positive. C'est ainsi que des antipathies communes et de pareilles sympathies ont de plus en plus tendu, surtout en France, à faire profondément pénétrer chez les armées l'instinct progressif qui caractérise les populations modernes; tandis que l'immobilité nécessaire de la classe sacerdotale a dû la rendre finalement presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle est la cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait ici d'expliquer sommairement, entre les destinées prochaines des deux élémens principaux de l'ancien système politique, dont l'uniforme décomposition, à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs nullement altérée par cette indispensable distinction; puisque c'est seulement une profonde transformation spontanée qui permet à l'élément militaire, par contraste avec l'élément théologique, une véritable incorporation au mouvement final de la société moderne, où son office politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers dont la nécessité ne saurait jamais cesser entièrement, quel que puisse être l'accomplissement ultérieur de la régénération morale. Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente influence propre au dernier demi-siècle pour compléter irrévocablement la grande progression négative des cinq siècles antérieurs, il nous reste à juger aussi l'extension simultanée de la progression positive, en considérant successivement les quatre évolutions partielles dont nous l'avons vue composée dans la dernière leçon, afin de caractériser à la fois ses résultats effectifs et ses lacunes essentielles, quant à leur commune relation à la réorganisation finale. Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires, il serait certainement superflu, sous l'un et l'autre aspect, d'insister ici sur une appréciation désormais évidente à tous les observateurs judicieux, et qui ne peut constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement général de celle du chapitre précédent, particulièrement rappelé en ce qui s'y rapporte à la troisième phase moderne. On conçoit aisément, en effet, combien la prépondérance sociale de l'élément industriel devait être augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire qui achevait la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie, et qui dès lors plaçait naturellement en première ligne l'élévation temporelle fondée sur la richesse, dont l'influence est même ainsi devenue évidemment exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et morale. Nécessairement troublée par la guerre, cette inévitable transformation a dû se développer rapidement depuis la paix, et se consolider ensuite sous l'impulsion de la mémorable secousse qui a marqué le véritable terme historique de la grande réaction rétrograde. Le progrès technique de l'industrie devait d'ailleurs suivre spontanément son progrès social. Aussi est-ce alors qu'il faut placer l'essor principal du mouvement caractéristique dont j'ai d'avance indiqué le début général vers le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons vu consister surtout en une large application des agens mécaniques, dont l'emploi, de plus en plus systématique, essentiellement fondé sur l'introduction d'un puissant moteur universel, a déjà réalisé, pendant le dernier demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que va compléter désormais l'admirable rénovation qui commence à s'opérer partout dans la locomotion artificielle, fluviale, terrestre, ou même maritime. Chacun sait d'ailleurs aujourd'hui combien la relation de plus en plus intime entre la science et l'industrie a profondément contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale n'ait pas été le plus souvent aussi favorable, d'après la funeste altération qu'elle tend à imprimer momentanément au caractère philosophique de la science réelle, comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est surtout alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs, celle de toutes les classes industrielles qui est la plus susceptible, à raison de sa généralité supérieure, de s'élever habituellement à quelques vues vraiment politiques, a commencé à développer son essor caractéristique, et à régulariser ses rapports élémentaires avec chacune des autres branches, sous l'impulsion primitive du système de crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable extension simultanée des dépenses nationales. Conjointement avec ces importans progrès, on doit malheureusement noter aussi la gravité croissante des différentes lacunes fondamentales signalées, à la fin du chapitre précédent, comme nécessairement propres à l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité empirique et dispersive qui devait y présider jusqu'ici. Quant à l'isolement de l'industrie agricole, malgré les heureuses conséquences de la crise révolutionnaire, surtout en France, pour améliorer la condition générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait été finalement aggravé, par suite de la préoccupation trop exclusive qu'a dû alors inspirer l'essor plus rapide et plus décisif de l'industrie manufacturière et de l'industrie commerciale, qui, à mesure qu'elles se sont élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans le passé, s'écarter davantage de la première, dont l'ascension ne pouvait être, à beaucoup près, autant accélérée. Toutefois, la plus incontestable et la plus dangereuse de ces récentes aggravations des vices radicaux inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste assurément dans l'opposition plus profonde qui s'est établie entre les intérêts respectifs des entrepreneurs et des travailleurs, dont le déplorable antagonisme montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est encore essentiellement éloignée d'une véritable organisation, puisque sa marche ne peut s'accomplir sans tendre à devenir oppressive pour la majeure partie de ceux dont le concours y est le plus indispensable. Ce nœud fondamental de la sociabilité industrielle est alors devenu spécialement caractéristique par la grande extension universelle de l'usage continu des agens mécaniques, sans lesquels l'essor pratique correspondant eût été évidemment impossible. On ne saurait douter que la propagation simultanée des dispositions anarchiques, surtout d'après de folles prédications utopiques, n'ait beaucoup contribué, comme je l'ai précédemment expliqué, à envenimer cette fatale séparation, en tendant à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique des rhéteurs et des sophistes les plus étrangers aux saines habitudes laborieuses. Mais, quelle que soit, à cet égard, l'influence permanente de cette cause inévitable, dont l'action funeste est aujourd'hui trop évidente, je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission croissante entre les têtes et les bras, comme devant être beaucoup plus reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie sociale, et surtout à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs qu'aux exigences démesurées des travailleurs. Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement profité de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds contre la séduction des utopies anarchiques par l'organisation positive d'une large éducation populaire, dont ils semblent, au contraire, irrationnellement redouter l'extension indispensable, ils ont évidemment succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire, sans hériter pareillement de leur antique générosité envers les inférieurs. J'ai déjà indiqué la comparaison générale entre l'organisme guerrier et le mécanisme industriel comme éminemment propre, par sa nature, à faire rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence de toute morale spéciale, imposant des devoirs, non-seulement aux ouvriers, mais aussi aux chefs, et obligeant ceux-ci à une sollicitude permanente envers leurs associés subalternes, convenablement équivalente à l'admirable solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense lacune se fait de nos jours plus profondément sentir, d'abord par une tendance trop fréquente des hauts fonctionnaires industriels à utiliser leur influence politique pour s'attribuer, au détriment du public, d'importans monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des capitaux, pour faire presque toujours dominer les prétentions des entrepreneurs sur celles des travailleurs, dans leur antagonisme journalier, dont la nature, encore exclusivement matérielle, n'est pas même réglée d'après une véritable équité, puisque la législation interdit aux uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres. Sans insister davantage sur d'aussi pénibles considérations, dont la réalité est malheureusement irrécusable, il faut surtout remarquer, à cet égard, l'aveuglement doctoral de la métaphysique économique qui, en présence de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue nécessité de livrer indéfiniment l'industrie moderne à sa seule spontanéité désordonnée. Toutefois, on doit également reconnaître qu'une telle opinion indique, d'une manière indirecte et confuse, le vague pressentiment de l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement dites, c'est-à-dire temporelles, pour le dénouement continu de cette immense difficulté sociale qui, par sa nature, doit en effet dépendre surtout d'une véritable réorganisation intellectuelle et morale, réglant enfin, dans un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses classes industrielles, sous la constante surveillance impartiale d'un pouvoir spirituel unanimement respecté, comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après. Les remarques du chapitre précédent sur le caractère général de l'évolution esthétique pendant la troisième phase moderne, nous dispensent essentiellement, à ce sujet, de toute nouvelle appréciation pour le dernier demi-siècle, qui n'a pu offrir, sous ce rapport, qu'une simple extension spontanée de la marche antérieure, sans aucune modification radicale. Seulement la direction unanime des esprits vers les spéculations politiques et la tendance universelle à une entière régénération ont dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous les inspirations absolues d'une métaphysique anti-historique, les lacunes fondamentales de l'art moderne quant au défaut de principe philosophique et de destination sociale, ainsi que l'irrévocable caducité du régime factice qui en avait provisoirement tenu lieu sous la seconde phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques, comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans efforts tentés jusqu'ici, surtout en France, pour dégager l'art de cette stérile situation, n'ont abouti qu'à mieux caractériser, auprès des juges impartiaux, la relation nécessaire qui subordonne directement une telle réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une véritable réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et puis morale: car, l'impulsion prolongée d'une philosophie radicalement négative n'a conduit ainsi tant de prétendus rénovateurs qu'à constituer, en tous genres, une sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même des compositions devient un mérite trop souvent destiné à dispenser de tout autre, et qui n'a finalement produit encore aucune œuvre vraiment durable, susceptible de justifier tant d'orgueilleuses récriminations contre l'évidente insuffisance du système classique proprement dit. Ces vaines dissertations portent clairement l'empreinte universelle de la métaphysique dominante, disposant partout à prendre la forme pour le fond, et des discussions pour des constructions. Toutefois, malgré une décomposition sociale qui interdit à l'art tout large exercice spontané et toute profonde efficacité générale, d'immortelles créations, essentiellement indépendantes de cette stérile poétique, ont alors constaté, pour chaque genre principal, que les facultés esthétiques de l'humanité ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le milieu le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel l'aristocratie britannique, qui pouvait s'en honorer, aima mieux, par d'odieuses persécutions, constater, aux yeux de l'Europe, son esprit éminemment rétrograde, sut profondément saisir l'appréciation esthétique de l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans comprendre que, par sa nature anti-poétique, cette situation transitoire ne pouvait comporter qu'une seule fois, et chez un tel génie, une énergique idéalisation. En même temps, le genre de compositions le mieux adapté à la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément sortir, continue à manifester son originalité et sa popularité par un mémorable perfectionnement général, consistant surtout en une heureuse alliance historique de la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement envisagée, à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que, d'après un choix judicieux de phases sociales bien déterminées et convenablement éloignées, l'immortel auteur d'_Ivanhoë_, de _Quentin Durward_, des _Puritains_, etc., a produit tant d'éminens chefs-d'œuvre, si avidement accueillis dans toute la république européenne, quoique principalement consacrés à caractériser la civilisation protestante; tandis que notre civilisation catholique a trouvé ensuite une seule digne représentation poétique dans l'admirable composition de _I Promessi sposi_, dont l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera, sans doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus nobles génies esthétiques des temps modernes. Une telle voie épique est probablement destinée, par son indépendance naturelle, à déterminer ultérieurement la rénovation graduelle propre à l'ensemble de l'art moderne, quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra se manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique et assez fixe pour devenir esthétiquement appréciable, sous l'essor direct de la réorganisation spirituelle. Il serait d'ailleurs superflu d'indiquer ici comment les autres beaux-arts ont, en général, honorablement soutenu, pendant ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans toutefois recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est pour la musique, surtout dramatique, dont le caractère général est alors devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique, plus élevé et plus complet. La crise révolutionnaire a spontanément constaté, avec une énergie non équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement social, même purement temporaire, en faisant inopinément émaner d'une nation aussi peu musicale que l'est assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus parfait de la musique politique, dans cet hymne admirable qui tant de fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques défenseurs. Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement, encore plus que les deux précédentes, offrir alors qu'une simple continuation générale du mouvement antérieur, sans aucune impulsion vraiment nouvelle, cependant sa nature plus profondément progressive, et surtout son importance sociale prépondérante, comme première base directe de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici à considérer de plus près, soit ses derniers progrès essentiels, soit principalement la déplorable extension simultanée des graves aberrations qui, sous l'empirique ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent aujourd'hui d'imprimer un caractère hautement rétrograde aux seules doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai principe de régénération universelle, d'abord mentale, ensuite morale, et enfin politique. Dans les sciences mathématiques, outre le complément naturel des travaux essentiels de la troisième phase moderne pour la construction finale de la mécanique céleste, on remarque alors la création capitale de l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes généraux, par l'étude des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement des températures. Relativement à la pure analyse, au milieu des nombreuses intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler, on distingue surtout, comme éminemment originale, la conception du même Fourier sur la résolution des équations, utilement poursuivie, et même accessoirement améliorée, par divers géomètres, auxquels on peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre cette idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler la vraie source. La géométrie est alors essentiellement agrandie, comme je l'ai exprimé dans le premier volume de ce Traité, par la grande pensée de Monge sur la théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à présent si peu comprise du vulgaire mathématique, et peut-être même trop imparfaitement appréciée de son illustre auteur, Lagrange seul paraissant en avoir dignement pressenti la haute portée philosophique, qui ne peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus élevé, comme première base de la géométrie comparée, ainsi que j'ai vainement essayé de l'indiquer à des esprits que je croyais mieux disposés à saisir une telle ouverture. En même temps, l'incomparable Lagrange perfectionne l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui imprimant à jamais, par une admirable unité, la plus parfaite rationnalité dont elle soit susceptible. Mais, cette immense création ne doit pas être appréciée isolément, et se lie directement à l'effort général de son auteur pour constituer enfin une véritable philosophie mathématique, fondée sur la rénovation préalable de l'analyse transcendante; comme le montre cette composition sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de régénérer, dans un même esprit, toutes les grandes conceptions, d'abord de l'analyse, ensuite de la géométrie, et enfin de la mécanique. Quoique cette systématisation prématurée n'ait pu suffisamment réussir, et malgré que la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée, c'est là cependant ce qui, sans doute, auprès d'une postérité convenablement préparée, honorera le plus cette époque mathématique, en plaçant tout à fait à part le génie éminemment philosophique de Lagrange, le seul géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure de l'esprit historique avec l'esprit scientifique, destinée à caractériser la plus haute perfection des spéculations positives, comme je l'ai indiqué au tome quatrième, et comme je l'établirai spécialement dans les chapitres qui vont terminer ce Traité. Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste, ne pût désormais comporter que des progrès secondaires, comparativement à la lumière supérieure émanée de la mécanique céleste, on y remarque alors cependant d'intéressantes extensions, par la découverte d'Uranus et de ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations de cette époque sur les nébuleuses et les étoiles doubles, ont eu le grave inconvénient de suggérer envers une prétendue astronomie sidérale de vagues espérances indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec la saine philosophie astronomique. La physique proprement dite, outre les nouvelles ressources fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse mathématique, trop souvent viciée d'ailleurs par une tendance prépondérante vers des hypothèses anti-philosophiques, s'enrichit d'une foule d'importantes notions expérimentales dans presque toutes ses branches principales, et surtout en optique et en électrologie, par les grands travaux successifs, d'une part, de Malus, de Fresnel, et d'Young; d'une autre part, de Volta, d'Œrsted, et d'Ampère. Au milieu du spectacle peu rationnel que présente la démolition, d'ailleurs évidemment nécessaire, de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit, pendant ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement essentiel, dont j'ai tâché de faire convenablement apprécier la nature et la marche, soit par la formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par la série générale de ses études électriques. Mais, quels que soient alors les importans progrès des diverses parties fondamentales de la philosophie inorganique et ceux même de la science mathématique, cette grande époque scientifique sera surtout caractérisée finalement par la création décisive de la philosophie biologique, aux yeux de tous ceux qui considèrent suffisamment le véritable ensemble de l'évolution mentale, dont une telle formation devait achever de constituer le caractère pleinement positif, tandis que, sous un autre aspect, cet indispensable complément rapprochait directement la science moderne de sa plus haute destination sociale. J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit général, et même la marche nécessaire, de cette élaboration capitale, pour devoir ici me borner à rappeler au lecteur cette appréciation spéciale et directe, presque aussi historique que scientifique, où les trois aspects essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique, propres à toutes les spéculations biologiques, ont été séparément examinés, après une suffisante considération de leur intime connexité permanente. Une telle explication préalable nous dispense maintenant d'envisager à part, même historiquement, soit la double conception fondamentale du grand Bichat sur le dualisme vital et surtout sur la théorie des tissus, soit les immortels efforts successifs de Vicq-d'Azyr, de Lamarck, et de l'école allemande, pour constituer directement la hiérarchie animale, enfin pleinement systématisée par les pensées et les travaux, éminemment philosophiques, de notre éminent Blainville, l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance, dont puisse s'honorer le monde scientifique actuel. À l'ensemble de cette élaboration, première base nécessaire de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que la même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation due au génie de Gall, qui, par une impulsion vraiment décisive, malgré d'inévitables aberrations secondaires, a fait définitivement entrer, dans le domaine de la philosophie naturelle, l'étude générale des plus hautes fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la philosophie théologico-métaphysique la seule attribution essentielle qui lui fût restée après ses diverses pertes modernes, sauf toutefois les spéculations sociales, envers lesquelles d'ailleurs cette indispensable révolution constituait évidemment la dernière préparation capitale de la régénération finale que j'ose directement tenter dans ce Traité. Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor initial de la saine philosophie organique, il importe de n'y pas oublier historiquement l'effort important, quoique prématuré, par lequel l'audacieux génie de Broussais entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique, avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après des conceptions biologiques trop peu étendues ou trop mal approfondies; ce qui ne doit toutefois nullement conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite, soit même la haute utilité, de cette grande tentative, envers laquelle un dédain passager, non moins irrationnel qu'injuste, a remplacé un enthousiasme exagéré. Directement considéré dans son vaste ensemble, cet admirable mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie simultanée de l'évolution scientifique, au progrès fondamental de l'esprit humain: non-seulement, sous l'aspect scientifique proprement dit, en établissant toutes les bases essentielles d'une étude pleinement philosophique de l'homme, susceptible de préparer enfin celle de la société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué au chapitre précédent, sous le rapport purement logique, en constituant la partie de la philosophie naturelle où, d'après l'intime solidarité évidente des divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement prévaloir sur l'esprit analytique, de manière à développer spontanément la disposition mentale la plus nécessaire aux spéculations sociologiques, par une influence active et continue que les tendances dispersives de la philosophie inorganique ne sauraient désormais neutraliser, quelle que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à certains égards, indispensable. C'est principalement ainsi que le mouvement scientifique se trouvait alors, par sa nature, quoique à l'insu de ses divers coopérateurs spéciaux, profondément lié à l'immense crise politique qui poursuivait prématurément la régénération sociale, avant que la seule base philosophique susceptible de lui fournir un solide fondement rationnel pût sortir convenablement d'une telle préparation abstraite. Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs, l'influence sociale de la science recevait partout de notables accroissemens, tendant tous à mieux incorporer l'élément scientifique au système fondamental de la sociabilité moderne. Au milieu des plus grands orages politiques, surgissent alors d'importans établissemens destinés à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois beaucoup moins prononcé. En même temps, dans toutes les parties de la grande république européenne, mais surtout en France, on voit croître sans cesse l'introduction usuelle des conditions scientifiques parmi les obligations préparatoires de professions très-multipliées; les pouvoirs les moins favorables à la réorganisation finale sont ainsi spontanément conduits à envisager de plus en plus les connaissances réelles comme d'indispensables garanties pratiques d'un ordre régulier et stable. Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement rendus par la science à l'industrie, et sur lesquels il serait assurément superflu d'insister ici, il faut distinguer, à cette époque, une opération plus générale, où la science a marqué, d'une manière non moins honorable que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale actuelle, en présidant à l'institution d'un admirable système de mesures universelles, aussi noblement exécuté que sagement conçu, et qui, émané de la France révolutionnaire, tend à dominer aujourd'hui chez toutes les populations avancées[18]. Indépendamment de son évidente utilité directe, cette mémorable intervention du véritable esprit spéculatif dans le règlement d'un ordre de relations humaines où il semblait d'abord si étranger, est éminemment propre à faire déjà pressentir les améliorations capitales que devra retirer ultérieurement, à tant d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse rationalisation de ses actes les plus pratiques, quand l'influence scientifique convenablement généralisée aura suffisamment pénétré dans toute l'économie élémentaire de nos sociétés régénérées. Note 18: L'institution générale de cette grande opération présente d'ailleurs, sous le point de vue social, un caractère fort remarquable et trop peu apprécié, par une constante sollicitude, non moins généreuse que rationnelle, à en écarter, autant que possible, tout attribut de nationalité qui aurait pu entraver son universelle propagation ultérieure. Quoique la plupart des états européens n'aient répondu que d'une manière tardive et insuffisante au noble appel que la France leur avait, dès l'origine, solennellement adressé à ce sujet, l'équitable postérité n'oubliera point que cette importante rénovation fut toujours conçue et accomplie en vue d'une destination directement commune à l'ensemble des populations civilisées, indistinctement invitées, pour ce motif spécial, à une coopération régulière, malgré la guerre la plus active, par l'éminente assemblée qui dirigeait alors la crise révolutionnaire. Après avoir sommairement caractérisé les admirables progrès de la science réelle pendant le dernier demi-siècle, il importe beaucoup d'apprécier avec soin les vicieuses tendances, soit mentales, soit même morales, qui s'y sont également développées de plus en plus, sous l'exagération croissante d'un esprit de spécialité dispersive, graduellement détourné de sa destination provisoire, par l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe mal instituée qui devait servir d'organe imparfait à cette indispensable évolution préliminaire. Quoique, en général, cette classe, sauf un très-petit nombre d'éminentes exceptions individuelles, me soit aujourd'hui personnellement hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou adoucir ce pénible examen, s'il ne formait évidemment un élément nécessaire de mon élaboration finale, où il doit surtout indiquer combien les savans actuels sont radicalement éloignés des idées et des mœurs sans lesquelles ils resteraient toujours indignes de la haute destination sociale que leur réserve spontanément la vraie nature générale de la civilisation moderne. Plus la science réelle doit maintenant devenir la principale base intellectuelle de la régénération finale, plus il devient indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés et les passions qui constituent désormais le plus dangereux obstacle à l'accomplissement effectif de cette grande mission philosophique. Un fréquent contraste historique a dès longtemps montré que la principale opposition à l'élévation politique d'une classe quelconque provient presque toujours des aveugles résistances intérieures, individuelles et même collectives, qui s'y développent spontanément, à cause des pénibles conditions préalables, mentales ou morales, qu'exige inévitablement une telle ascension chez tous ceux qui doivent y participer. Le grand Hildebrand, par exemple, poussant définitivement le clergé catholique à la tête de la société européenne, ne rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus choquée de la difficile réformation spirituelle qu'exigeait d'abord un tel triomphe, que touchée d'un ascendant dont la plupart de ses membres avaient peu d'espoir de jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner ni s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des passions et des préjugés scientifiques contre une transformation fondamentale, sans laquelle la science moderne ne saurait obtenir la véritable influence politique qui lui est prochainement réservée, sous les conditions convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et que désire même secrètement, quoique d'une manière vague et incohérente, l'instinct confus des savants actuels; car, désormais, ce n'est plus d'ambition qu'ils manquent ordinairement, mais de portée et d'élévation. L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant d'égards, le système de nos connaissances positives, doit fréquemment produire une profonde illusion sur la valeur réelle de la plupart de ces coopérateurs successifs, dont chacun n'a presque jamais contribué que pour une part minime et facile à cette formation collective et graduelle qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune autre construction humaine. D'ailleurs, le public ignore souvent que, d'après une spécialisation empirique, conduisant à une excessive restriction intellectuelle, chaque savant dont il honore justement le mérite particulier ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental, même scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les rares observateurs qui reconnaissent cette monstrueuse inégalité, sont même disposés aujourd'hui, par une vicieuse théorie métaphysique de la nature humaine, à y voir complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible vocation. L'appréciation générale du système théologique, surtout dans sa perfection catholique, nous a montré hautement, contre l'opinion vulgaire, combien le clergé y était réellement supérieur à la religion: or, la science moderne nous présente un contraste exactement inverse; car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire, très-inférieurs à la doctrine. Mais il convient maintenant de caractériser directement les principales aberrations temporaires, d'abord intellectuelles, ensuite morales, qui rendent aujourd'hui les savans généralement impropres et même hostiles à une réorganisation spirituelle dont la science, convenablement systématisée, peut seule fournir enfin la base rationnelle, comme le prouve clairement l'ensemble de notre élaboration sociologique. En complétant, dans la leçon précédente, une explication historique commencée au cinquante-troisième chapitre, j'ai déjà suffisamment établi la nécessité provisoire du régime de spécialité scientifique, après l'indispensable séparation qui détacha la science moderne de la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du moyen âge. Nous avons ainsi reconnu que, la formation des diverses sciences fondamentales ayant été inévitablement successive, suivant la complication croissante de leurs phénomènes respectifs, l'esprit positif n'aurait pu, en chaque cas principal, développer convenablement ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution partielle et exclusive des différens ordres de spéculations abstraites. Mais, la destination propre de ce régime initial indiquait, en même temps, sa nature passagère, en limitant son office essentiel au seul âge préliminaire où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui la bornait réellement aux dix-septième et dix-huitième siècles, suivant nos explications antérieures. Les deux éternels législateurs primitifs de la philosophie positive, Bacon et surtout Descartes, avaient dignement pressenti combien devait être purement provisoire cet ascendant préalable du génie analytique sur le génie synthétique: et, sous leur puissante impulsion, les savans, plus rationnels, de ces deux siècles poursuivirent, en effet, presque toujours leurs importans travaux partiels, en y voyant d'indispensables matériaux pour la construction ultérieure d'un véritable système philosophique, quelque vague et imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former. Si cette tendance spontanée avait pu être pleinement motivée, cette marche préparatoire aurait évidemment cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles et morales, en aurait doublement marqué le terme nécessaire, pendant le demi-siècle auquel ce chapitre est consacré, soit en complétant ainsi le système fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études sociales, soit en constituant un ordre de spéculations où, par la nature des phénomènes, l'esprit d'ensemble doit ordinairement prévaloir sur l'esprit de détail. Mais, au contraire, les habitudes dispersives précédemment contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse exagération, dogmatiquement justifiée par de vains sophismes métaphysiques, qui s'efforcent de lui imprimer une consécration absolue et indéfinie, à l'époque même où, par le suffisant accomplissement de sa destination temporaire, il devrait faire place au régime définitif de la généralité rationnelle, devenu maintenant indispensable à notre principal besoin, à la fois mental et social. Suivant ces empiriques prétentions, il semblerait que l'économie élémentaire de l'entendement humain est désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus reconnaître, comme auparavant, deux genres, ou plutôt deux degrés, d'esprit, l'un analytique, l'autre synthétique, également indispensables aux spéculations pleinement positives, et qui doivent tour à tour dominer l'évolution intellectuelle, individuelle ou collective, selon les exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à saisir partout les différences, le second les ressemblances; l'un tendant toujours à diviser, l'autre à coordonner; et, par suite, le premier destiné surtout à l'élaboration des matériaux, le second à la construction des édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme fondamental, les maçons actuels ne veulent plus souffrir d'architectes! Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord indispensable devient désormais directement contraire à sa propre destination, en interdisant la conception totale de ce même esprit positif dont il pouvait seul permettre la formation partielle. L'ensemble de ce Traité nous a, en effet, pleinement démontré la réalité du principe fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement d'un exercice scientifique quelconque pour développer convenablement un tel esprit, mais aussi de l'extension graduelle de cette étude à tous les divers ordres essentiels de phénomènes, suivant leur vraie hiérarchie naturelle, afin de connaître suffisamment les différens attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne sauraient être simultanément caractérisés par une science unique, qu'après que toutes les autres ont fait dignement apprécier chacun d'eux. Or, selon cette évidente condition, la déplorable organisation actuelle du travail scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie positive soit réellement comprise par personne, puisque chaque section de savans n'en connaît que des fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à une conception vraiment décisive: ce qui doit inévitablement maintenir partout la stérile prépondérance passive de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, excepté, chez chaque intelligence, envers un seul ordre d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir aucunement remplacer cette antique constitution philosophique. Cette étrange situation, où chaque savant offre un si funeste contraste entre la nature avancée de certaines conceptions partielles et la honteuse vulgarité de toutes les autres, se manifeste habituellement par l'institution radicalement contradictoire des académies actuelles, qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours prévaloir les conditions d'aptitude, sont ainsi nécessairement conduites, dans leurs délibérations ordinaires, soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou d'une mesure générale, à soumettre toutes les décisions quelconques à une majorité scientifique essentiellement incompétente, dont l'aveugle instinct doit rarement résister aux préjugés et même aux passions des diverses coteries régnantes[19]. Le morcellement caractéristique de ces corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur dispersion mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens naturels, en y facilitant l'ascendant des médiocrités si souvent envieuses de toute élévation philosophique dont elles se sentent incapables. Depuis que le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces compagnies arriérées, offre partout l'active poursuite, jusqu'ici trop illusoire, de généralités nouvelles, en harmonie avec le besoin fondamental d'une situation sans exemple, il est profondément déplorable que la science réelle, seule destinée à fournir le principe de cette grande solution, soit à tel point dégradée par l'impuissance ou l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble aujourd'hui prescrire le rétrécissement intellectuel, et condamner aveuglément tout effort quelconque de généralisation. La prépondérance spirituelle semble dès lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite d'une restriction systématique de vues et de travaux, le plus souvent due à leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance de leur éducation. Aujourd'hui, l'ingénieux philosophe qui a tant contribué à la juste illustration des savans serait certainement repoussé d'une corporation où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse reconnaissance d'une foule d'esprits incapables d'apprécier sa haute valeur. Pareillement, le grand Buffon, dont cette même académie était jadis si fière, n'y pourrait maintenant trouver place, à moins que ses expériences sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion des bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales qui ne pourraient se formuler par aucun mémoire proprement dit, quoiqu'elles aient ensuite secrètement fourni à d'autres la base réelle de beaucoup de travaux retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette assemblée, que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a tenté, avec une sorte de succès passager, de réduire cet éminent penseur au seul mérite littéraire. Note 19: En suivant avec attention les actes officiels de l'Académie des Sciences de Paris et de nos autres corps savans, depuis que leurs attributions sociales ont reçu toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui, il est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après l'intervention spontanée, la déplorable influence permanente de la spécialité dispersive et du rétrécissement intellectuel dont ces corporations se glorifient si aveuglément. La vicieuse prépondérance continue de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque, même scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du quarante-sixième chapitre, tout homme sensé, étranger à la science, mais habitué aux affaires générales, aboutirait ordinairement à de meilleurs choix et concevrait de plus sages mesures que ne peuvent le faire maintenant ces compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos principales institutions de haut enseignement, tant de nominations désastreuses et tant de mesures absurdes. Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe, entre les diverses classes de savans, une profonde inégalité nécessaire, d'après le degré d'indépendance et de simplicité des phénomènes respectifs. Suivant notre hiérarchie fondamentale, les géomètres, à raison de l'abstraction supérieure de leurs études, naturellement affranchies de toute subordination préalable envers aucune branche directe de la philosophie naturelle, doivent être communément les plus exposés aux dangers d'une spécialisation empirique, dont le principe leur est surtout dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif est, au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement mathématique, comme je l'ai fait assez sentir dans les deux premiers volumes de ce Traité. Toute leur philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver vaguement, pour un lointain et confus avenir, une chimérique extension universelle de leur analyse aux divers phénomènes quelconques, d'après une vaine unité scientifique toujours fondée sur l'irrationnelle prépondérance d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique philosophie s'est certainement plus conservé chez eux que parmi les autres savans, par suite d'une plus grande restriction mentale. Au contraire, les biologistes, occupés de spéculations nécessairement dépendantes de tout le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un sujet où toute décomposition artificielle rappelle spontanément une indispensable combinaison ultérieure, d'après l'intime solidarité continue des phénomènes correspondans, seraient naturellement les moins livrés aux aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime vraiment philosophique, si leur éducation était aujourd'hui en suffisante harmonie avec leur destination, et si une servile imitation ne les entraînait encore à transporter trop aveuglément, dans leurs travaux ordinaires, des conceptions et des habitudes essentiellement propres aux études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme, quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue déjà très-utilement à contenir, bien que faiblement, la déplorable tendance scientifique qui résulterait maintenant d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit nécessaire menace constamment les académies actuelles d'une prochaine dissolution spontanée, parce que leur nature se rapporte surtout à un âge préparatoire où la philosophie inorganique, qui devait permettre la prépondérance de l'esprit de détail, était seule florissante: elle ne pourra rester longtemps compatible avec le développement rationnel d'une science où l'esprit d'ensemble doit évidemment prévaloir. Aussi peut-on noter que la formation systématique de la biologie, principale création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien plus entravée que secondée par les corporations savantes, et surtout par la plus puissante d'entre elles, l'illustre Académie de Paris, qui ne sut point s'emparer du grand Bichat[20], qui s'unit honteusement à Bonaparte afin de persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement la valeur de Broussais; sans parler du déplorable ascendant qu'y exerça trop longtemps le brillant mais superficiel Cuvier contre les admirables efforts de Lamarck, et ensuite de Blainville, pour fonder la saine philosophie biologique, dont le vrai sentiment est certainement bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui, hors de cette compagnie que dans son sein[21]. Note 20: On a vainement tenté de pallier une telle exclusion d'après la mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa trente-deuxième année. Mais l'admirable précocité de son beau génie fut encore plus exceptionnelle, et méritait bien une glorieuse dérogation spéciale à des usages qui, d'ailleurs, soit avant lui, soit surtout après, ont souvent fléchi en faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes, décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où dominent les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en outre, qu'aucune solennelle manifestation n'est ensuite venue offrir à la postérité, au sujet de Bichat, la digne imitation des nobles regrets qui ont tant honoré l'Académie Française à l'égard de Molière. Note 21: Malgré l'appréciation plus facile que trouve ordinairement le mérite étranger, on a vu pareillement l'illustre Oken, que ses vicieuses inspirations métaphysiques n'empêcheront jamais d'être regardé comme l'un des principaux fondateurs de la vraie philosophie biologique, dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne que cette académie accorde si aisément, quoique cette insuffisante justice y fût noblement réclamée par le plus digne émule de ce grand biologiste. La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux aient quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel régime, dont je ne puis ici qu'indiquer sommairement les principaux désastres, consiste à présenter aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique garantie possible de la positivité des spéculations, en considérant l'accueil régulier des généralités comme devant aussitôt donner accès à toutes les conceptions vagues et illusoires qui pullulent maintenant. Mais cet étrange motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à interdire totalement la parole ou la presse, à cause des évidens abus qu'on en peut faire, ne contient réellement, au fond, qu'une naïve confirmation involontaire de l'impuissance philosophique désormais propre à nos compagnies savantes, que l'on proclame ainsi radicalement incapables de distinguer assez les généralités vicieuses d'avec celles qui seraient bien conçues; en sorte que, de peur de laisser pénétrer les unes, il faille indistinctement repousser aussi les autres. Une appréciation plus judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie philosophique actuelle, systématiquement prolongée par cette stupide résistance académique, constitue la principale cause des dangers intellectuels contre lesquels on cherche justement, mais en vain, des garanties permanentes, qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle qu'en reposant enfin sur la construction directe d'une véritable philosophie, dont la science, dignement généralisée, peut seule fournir la base positive. Bien loin que le régime dispersif suffise à défendre la raison publique de l'imminente invasion du charlatanisme universel, il lui fournit de nouvelles et nombreuses ressources, qui, pour être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus des généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni moins accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui plus dangereuses encore d'après l'aveugle confiance maintenant accordée, dans la science comme dans l'industrie, à toute spécialité quelconque, souvent aussi trompeuse chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément, en effet, quels immenses moyens doivent ainsi trouver les demi-portées intellectuelles afin d'usurper une indigne prépondérance par une habile réserve scientifique, fondée sur certaines améliorations secondaires, et souvent même illusoires, qui, après quelques années d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment tant d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable dédain, les plus éminentes spéculations philosophiques[22]. Tout lecteur bien préparé trouvera facilement, au sein des plus célèbres académies actuelles, des occasions trop multipliées d'apprécier les désastreuses ressources que présente à de telles usurpations notre déplorable régime scientifique; surtout lorsque, à une adroite affiliation à quelque coterie puissante, on peut joindre, avec une certaine opportunité, du moins apparente, l'usage spécieux du langage algébrique, si souvent employé de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser la médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur que semble annoncer encore une langue trop peu répandue jusqu'ici pour que le seul mérite de la parler, dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas provisoirement tenir lieu d'une vraie supériorité mentale, en un temps où le public ignore combien elle est susceptible, comme toute autre, et même davantage, de dégénérer en un verbiage vide d'idées. Jusque chez les juges spéciaux dont la compétence est le moins contestable, ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment, sans excepter les questions mathématiques, à une saine appréciation comparative des diverses valeurs réelles, si ce n'est après une longue expérience tardive, qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est ainsi, pour me borner à un seul grand exemple historique, dont les analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la plupart des géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace éclipsa longtemps la noble spontanéité de Lagrange, malgré l'immense distance inverse que l'équitable postérité commence à mettre entre l'incomparable génie du second et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du mode habituel d'appréciation scientifique est surtout marquée, dans ce célèbre contraste mathématique, par l'étrange réputation philosophique qu'était parvenu à se faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des géomètres les moins réellement philosophes qui aient jamais existé; tandis que le caractère profondément philosophique, qui distingue assurément les principales conceptions de Lagrange, ne lui valut jamais aucune application d'un titre qu'il n'ambitionnait pas, et dont ceux qui l'accordaient avec un tel discernement étaient incapables de comprendre la vraie signification fondamentale. Note 22: Si une telle indication générale pouvait être ici prolongée jusqu'à la discussion personnelle, il serait facile, par un examen impartial et approfondi de la composition actuelle des diverses corporations savantes, sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de tendre, comme on le suppose, à en exclure les médiocrités ambitieuses, y est, au contraire, de sa nature, surtout aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation; car, sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces compagnies sont désormais essentiellement composées de chétives intelligences, qui, malgré leur bruyante importance passagère, n'ont dû leur élévation officielle qu'à des titres beaucoup plus spécieux que réels, et dont les noms ne devront certainement laisser aucune trace durable dans l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect, la moindre lacune appréciable pour la filiation effective des différens progrès scientifiques. Mais cette application individuelle, que le lecteur suffisamment informé peut du reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment contraire à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et même indispensable, si une résistance trop aveugle ou trop malveillante m'obligeait un jour à pousser ailleurs ma démonstration principale jusqu'à ce degré de particularité, auquel je suis d'avance tout préparé, quels qu'en puissent être les dangers. Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel ont spontanément trouvé, pendant le dernier demi-siècle, une commune manifestation permanente, par suite même de la nouvelle importance sociale que cette époque a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément ressortir leur insuffisance mentale et l'infériorité morale correspondante: car, chez la classe spéculative, l'élévation de l'âme et la générosité des sentimens peuvent difficilement se développer sans la généralité des pensées, d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les vues étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la seconde phase moderne, et encore plus sous la troisième, l'encouragement systématique des sciences, caractérisé au chapitre précédent, s'était habituellement exercé suivant un mode très-judicieux, en heureuse harmonie, soit avec les conditions de la situation contemporaine, soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait, comme on sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes pour permettre le libre cours de leurs travaux, mais en évitant soigneusement de leur conférer aucune attribution active. Or, depuis le début de la crise révolutionnaire, et principalement aujourd'hui, une générosité irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout en France, à changer avant le temps ce système provisoire, pour lui substituer déjà le seul régime qui puisse définitivement persister, en fondant désormais une existence plus indépendante sur la juste rémunération de fonctions directement utiles; sans examiner si les savans actuels étaient, en réalité, assez préparés à une transformation aussi désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement la principale destination élémentaire de tout pouvoir spirituel, on a dû ainsi livrer de plus en plus aux corporations savantes, non l'éducation générale où elles ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais les diverses institutions de haut enseignement spécial, qui avaient été successivement établies pour plusieurs professions publiques, et qui furent alors beaucoup agrandies. Toutefois, par cela même que l'éducation caractérise, en un cas quelconque, le premier degré du gouvernement intellectuel et moral, elle exige impérieusement cet esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne saurait remplir son office, fût-ce sous les plus simples aspects. Il était donc aisé de prévoir que les habitudes dispersives de la spécialité scientifique rendraient les académies actuelles essentiellement impropres aux importantes attributions sociales qui leur étaient ainsi prématurément conférées: car, la première condition réelle de tout pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie pleinement générale, quelle qu'en soit la nature; et jusqu'ici les savans n'en ont évidemment aucune qui leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent les fragmens épars et incohérens, mais infiniment précieux, de la seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir, ils ne savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément à ce que d'autres l'y cherchent. Cette épreuve permanente peut donc être maintenant utilisée pour mettre dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent sembler le mieux préparés: on doit ainsi convenablement apprécier l'intime réalité des obligations philosophiques indispensables à l'avénement ultérieur d'une véritable organisation spirituelle, même seulement partielle. Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable expérience, jusqu'à quel déplorable degré l'égoïsme s'y joindrait à l'empirisme pour constater directement la tendance anti-progressive qui caractérise nécessairement, en un cas quelconque, tout régime purement provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son heureuse efficacité temporaire, il est appliqué, dans un nouveau milieu, à une destination incompatible avec ses dispositions initiales. Ce grave résultat est aujourd'hui, en France, suffisamment accompli, et sa manifestation directe importe beaucoup à la netteté des conclusions générales propres à ma grande démonstration historique, afin de faire mieux ressortir la principale condition, à la fois intellectuelle et morale, d'une régénération spirituelle dont la vraie nature est encore très-peu comprise. Je dois donc compléter cette indispensable critique d'une vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler sans détour, quoique sommairement, une dégénération vraiment décisive, dont les effets immédiats sont d'ailleurs très-pernicieux déjà à d'importans services publics; quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies spontanément liguées contre moi. En conférant à notre Académie des Sciences le choix des professeurs destinés, dans les diverses chaires spéciales, au plus haut enseignement scientifique, la généreuse confiance du gouvernement français n'avait institué aucune précaution légale contre les abus que cette illustre compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution permanente, au profit exclusif de ses propres membres. Peut-être même avait-on présumé que, chez une corporation où un long usage porte chaque académicien à s'abstenir de concourir avec les autres savans quant aux divers prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner, ce respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un impartial jugement déterminerait spontanément, envers un concours beaucoup plus important à tous égards, une pareille observance des garanties ordinaires d'une véritable équité, sans exiger des prescriptions formelles qui auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse personnelle de tant d'hommes recommandables. Mais on avait ainsi méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait dès lors, en un temps d'anarchie morale, un corps où les natures vulgaires avaient déjà trop de facilité à pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale devait d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction entre la capacité académique proprement dite, telle que la caractérisent encore nos habitudes transitoires, et la capacité vraiment didactique, toujours liée nécessairement à des conditions philosophiques; c'est-à-dire entre l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou entre le régime analytique et le régime synthétique, si mal comparés jusqu'ici, surtout chez les savans[23]. Primitivement entraînée par cette inévitable illusion, suite naturelle d'une spécialisation empirique, cette compagnie a finalement abusé de cette nouvelle mission publique, au profit, de plus en plus exclusif, de ses propres membres, qui forment désormais une sorte de ligue permanente, à la fois spontanée et systématique, pour se garantir les uns aux autres, contre tout rival étranger, non-seulement la possession d'honorables sinécures, juste équivalent des anciennes pensions, mais aussi et surtout le monopole universel du haut enseignement scientifique, quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire à d'importantes fonctions actives, même en contraste avec la supériorité la mieux constatée de leurs concurrens extérieurs. Le monde savant a déjà suffisamment compris, en France, cette déplorable dégénération; puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître l'impossibilité totale de lutter heureusement contre aucun académicien, dans les diverses nominations ainsi confiées à cette corporation, auprès de laquelle la plus éminente aptitude à l'enseignement, spécialement confirmée par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours échouer devant les plus étranges prétentions du moindre producteur de Mémoires une fois parvenu à y pénétrer sous des titres quelconques, parmi lesquels néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais aucune condition didactique directement relative à des fonctions dont la qualité académique confère cependant aujourd'hui l'investiture privilégiée. Outre la dangereuse tendance d'un tel régime à confier souvent d'importans offices publics à des hommes profondément incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit aisément le funeste découragement qu'il doit produire parmi les professeurs français; puisque les plus dignes fonctionnaires ne peuvent plus espérer d'accès aux diverses chaires du haut enseignement scientifique, si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop pénibles pour tenter aucun académicien. Note 23: Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui profondément enracinée, chez cette célèbre compagnie, cette désastreuse confusion philosophique, je crois devoir signaler brièvement un fait particulier, qui, par l'ensemble de ses circonstances, me paraît, à cet égard, tellement caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel, le lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement rappelé, en m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en symptôme réel de l'esprit dominant. Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce volume, pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim, activement occupée à l'École Polytechnique, m'avait conduit à adresser à l'Académie des Sciences de Paris, le 3 août 1840, une lettre uniquement destinée à établir, en général, la distinction rationnelle entre les élections purement académiques et les élections essentiellement didactiques, spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je concluais que des traités et des leçons devaient alors constituer des titres plus décisifs que de simples Mémoires de détail, dont la considération eût, au contraire, dû prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à l'Académie, tant que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens que sa publication immédiate fit bientôt apprécier, avait été expressément demandée par un membre (M. de Blainville), suivant une formelle disposition réglementaire, qui, sous cette seule condition préalable, oblige l'Académie à entendre textuellement toute semblable communication. Ce corps devait assurément être touché de l'honorable confiance que je lui témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique à l'occasion d'une concurrence personnelle avec l'un de ses membres; ce qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à mon égard, pour une lutte aussi périlleuse, le scrupuleux accomplissement des garanties protectrices, alors devenues non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie qu'à ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa suppression totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il obtint bientôt cette mesure exceptionnelle, sans que le président (M. Poncelet) adressât à une majorité inattentive aucune remontrance quelconque sur une pareille violation du règlement académique: la voix loyale et courageuse de M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au nom de l'équité, de la convenance et de la vraie dignité. Le contraste décisif d'un tel accueil avec la paisible admission, quatre ans auparavant, d'une lettre toute semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne permet pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif réel, sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence avec aucun académicien; car mes titres spéciaux étaient d'ailleurs devenus, en 1840, beaucoup plus incontestables, d'après la manière dont j'avais provisoirement rempli les fonctions que je venais ainsi réclamer, selon l'irrécusable témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur des études de l'École Polytechnique, y avait personnellement suivi mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble et puérile, où une puissante corporation se ruait sur un seul homme pour étouffer, au profit d'un de ses membres, une juste discussion, excita aussitôt, partout ailleurs qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée par une manœuvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi le public scientifique, soit chez la presse périodique, qui, sans aucune distinction de parti, sut alors remplir spontanément sa noble mission protectrice contre les préjugés et les passions de tous les pouvoirs aveuglés ou arriérés. Pour compléter cette observation, en y montrant combien les meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable tendance qu'elle révèle, je dois ajouter que l'un des plus éminens académiciens, M. Poinsot, qui, entre les géomètres français vivans, est assurément le moins éloigné du véritable état philosophique, et qui d'ailleurs affecta toujours envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce cas décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante de son énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation l'inévitable réprobation publique qui s'attache à toute iniquité constatée. Outre que cet illustre savant était personnellement convaincu de la supériorité de mes droits, il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il avait eu préalablement connaissance. Cet ingénieux géomètre, toujours si disert et si incisif quand sa personnalité est mise en jeu, préféra donc violer un engagement formel, pour s'associer, par un lâche silence, à cette turpitude académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de ses confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa compagnie au préjudice de toute capacité extérieure. Tous ceux de mes lecteurs qui auront remarqué, dans les deux premiers volumes de ce Traité, l'éclatante justice que je me suis plu à rendre au mérite trop peu apprécié de cet éminent académicien, regretteront sans doute avec moi que son caractère ne soit point au niveau de son intelligence, quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit dussent spécialement faciliter l'indépendance de sa conduite; ce qui montre combien est désormais profondément enracinée, chez nos savans, la dangereuse aberration, à la fois morale et mentale, inhérente à une prolongation exagérée de l'anarchie philosophique. L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes confirme l'état purement provisoire d'une classe spéculative où l'actif sentiment du devoir a dû s'affaiblir au même degré que le véritable esprit d'ensemble, et chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance de la morale métaphysique fondée sur l'intérêt personnel. Bientôt, peut-être, la science elle-même en sera profondément atteinte, soit parce qu'une trop avide concurrence menace d'y déterminer, chez des natures trop inférieures, une altération volontaire de la véracité des observations, soit à cause de la surexcitation qu'une cupidité croissante est exposée à y recevoir des relations plus directes et plus actives entre les spéculations scientifiques et les opérations industrielles. C'est ainsi que s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps l'impulsion décisive destinée à régénérer la science moderne par une indispensable généralisation, qui, sans compromettre sa positivité, et même en la consolidant beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie avec les principaux besoins de notre situation fondamentale. Aussi, en terminant cette pénible mais inévitable digression, qui pouvait seule faire énergiquement sentir combien la régénération spirituelle exige préalablement une rénovation philosophique, à la fois morale et mentale, pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble d'une telle appréciation, en considérant historiquement les savans proprement dits comme une classe essentiellement équivoque, destinée à une prochaine élimination, en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs et les philosophes, sans avoir nettement aucun de ces deux caractères tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la spécialité de leurs travaux, et des autres par l'abstraction de leurs spéculations[24]. Note 24: On peut même aisément reconnaître aujourd'hui que, par suite de ce caractère bâtard et de cette fausse position, nos corps savans remplissent désormais presque aussi mal les fonctions des ingénieurs que celles des philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par exemple, les consultations technologiques journellement émanées de l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop souvent prôner de vicieuses innovations pratiques d'après d'insuffisantes considérations théoriques, appuyées de petits essais insignifians, guère plus décisifs, d'ordinaire, que les expériences agricoles si justement ridiculisées. De telles décisions ne rencontrent encore habituellement qu'une aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté. Mais quand elles pourront être convenablement assujetties à une véritable discussion, on ne tardera pas à comprendre que ces corporations équivoques ne se font, en général, aucune idée juste des conditions essentielles propres à garantir la sagesse et la stabilité de leurs jugemens technologiques, et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie franchement formée de purs ingénieurs judicieusement choisis. Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément aujourd'hui dans la constitution empirique de nos académies; mais ils tendront évidemment à s'y séparer de plus en plus, soit par l'extension croissante d'un mouvement industriel devenu plus rationnel, soit à mesure que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle sera mieux compris. La majeure partie des savans actuels ira se fondre parmi les purs ingénieurs, pour former une active corporation franchement destinée, sans aucune vaine diversion spéculative, à diriger l'ensemble de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après des conceptions spécialement adaptées à une telle fin. Mais les plus éminens d'entre eux deviendront, sans doute, le noyau d'une véritable classe philosophique, directement réservée aujourd'hui à conduire la régénération intellectuelle et morale des sociétés modernes, sous l'impulsion permanente d'une commune doctrine positive, instituant une éducation scientifique vraiment générale, à laquelle serait toujours rationnellement subordonnée toute indispensable répartition ultérieure des divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation humaine doit assigner à chaque catégorie abstraite, et, par suite, accordant maintenant la plus haute prépondérance aux études sociales, jusqu'à ce que la régénération finale soit suffisamment avancée[25]. Quant à ceux des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats, qui seraient incapables de s'élever habituellement à la généralité philosophique, et qui cependant dédaigneraient l'utile office spécial des ingénieurs, il resteront nécessairement, comme tous les êtres équivoques, en dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils n'auront pu s'investir convenablement d'un vrai caractère social, soit spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion naturelle n'empêchera d'ailleurs aucunement, pendant cette inévitable transition, la juste appréciation continue de leurs propres travaux. Quoique leur étrange prépondérance actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils n'en montrent aujourd'hui envers eux: parce que la saine généralité fait dignement sentir le prix de toute utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle puisse être; tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire l'aversion de toute conception vraiment complète, c'est-à-dire générale. Nulle politique normale ne saurait, en effet, assigner d'office réellement fondamental à des esprits radicalement disparates, dédaignant l'industrie, méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même entre eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun d'eux veut tout ramener au sujet exclusif de son étroite préoccupation, enfin tous incapables, dans les opérations d'ensemble de la vie sociale, de prendre aucune délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine commune, et seulement aptes à fournir à une direction supérieure de précieux renseignemens partiels. On conçoit ainsi le secret instinct personnel qui, malgré de vaines démonstrations, pousse maintenant ces natures bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la conservation indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique, dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui, outre le facile mérite d'une opposition banale, la prolongation effective de leur propre ascendant mental, qui serait, au contraire, incompatible avec l'active suprématie d'une philosophie vraiment positive, assignant à chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction et son rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la profonde antipathie qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges chefs provisoires de notre évolution mentale tous ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer enfin, d'après des conceptions suffisamment générales, un véritable gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté que sa positivité le rendrait plus efficace contre toutes les influences usurpées[26]. Note 25: Quelque inévitable que doive sembler, assurément, d'après nos explications antérieures, la prochaine décadence du régime dispersif propre aux académies scientifiques actuelles, et caractérisé par leur morcellement empirique, le remplacement définitif de ces corporations provisoires par des académies vraiment philosophiques est encore loin d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant développement et d'une convenable propagation du véritable esprit philosophique. Chez la plus illustre de ces compagnies (l'Académie des Sciences de Paris), il n'existe peut-être aujourd'hui qu'un seul membre qui satisfît dignement aux conditions philosophiques, comme ayant seul judicieusement médité sur la marche réelle de l'esprit humain. Dans une telle situation, ces corporations pourraient, sans changer encore radicalement leur constitution initiale, prolonger et consolider utilement leur existence incomplète, par l'introduction d'une section nouvelle et prépondérante, spécialement consacrée à la physique sociale et à la philosophie positive; la juste suprématie rationnelle de cette section complémentaire étant d'ailleurs régulièrement marquée par son privilége exclusif de fournir toujours le président annuel et le secrétaire perpétuel de l'Académie, ainsi que par la participation déterminée aux délibérations partielles de chacune des autres sections. Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies, elle pourrait heureusement préparer la transition finale de la constitution scientifique à la vraie constitution philosophique. Toutefois, l'empirisme et l'égoïsme dont le déplorable concours domine de plus en plus aujourd'hui chez de telles compagnies, les pousseront plutôt à écarter de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui désormais ne pourrait guère y être introduit que par la sage énergie d'un pouvoir supérieur, dont l'intervention convenable est, à cet égard, très-peu vraisemblable. Il est malheureusement beaucoup plus probable que la déconsidération croissante, à la fois intellectuelle et morale, dont ces corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption progressive de leur conduite, détermineront, au contraire, leur suppression universelle, hâtée sans doute par l'inévitable accroissement de leurs dissensions intestines, avant le temps où de véritables corporations philosophiques pourront enfin s'élever à leur place. Note 26: Les libres réunions scientifiques qui, depuis quelques années, commencent à se former temporairement sur les divers points principaux de la république européenne, et où le caractère cosmopolite de la science moderne surmonte si honorablement tout esprit de nationalité, peuvent être regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage spontané d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance actuelle, à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles. Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer jusqu'ici, à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble divertissement, ils pourront ultérieurement faciliter la réorganisation scientifique dont ils indiquent confusément le besoin instinctif, quand l'apparition d'une véritable philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement, soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le mode effectif de régénération. L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement faire comprendre aussi la sagacité révolutionnaire qui, sous le principal degré de la grande crise politique, avait disposé l'énergie progressive à ne pas excepter les plus estimables compagnies savantes de l'universelle suppression des corporations antérieures, dont l'esprit devait être, en effet, dans les cas même les plus favorables, plus ou moins opposé à la régénération finale. Nous venons de le constater, de la manière la plus décisive, envers une illustre académie qui, après tant d'éminens services partiels, constitue maintenant un puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite moral, à toute véritable organisation spirituelle, par cela seul qu'elle consacre directement l'anarchique prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, sans lequel ne saurait surgir une construction devenue aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois, les illusions métaphysiques propres à l'unique philosophie qui pût alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, faire prendre une destruction pour une fondation, sans penser que ce qu'il fallait surtout changer, comme étant désormais radicalement nuisible, ce n'était point seulement la constitution légale de ces anciennes corporations, mais le vicieux régime mental dont elles n'offraient qu'une inévitable expression, et sur lequel les mesures politiques ne pouvaient avoir aucune action radicale. Aussi cette suppression prématurée, d'ailleurs si injustement flétrie, qui ne favorisait pas réellement la réorganisation spirituelle, en un temps où elle était encore totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une facile restauration provisoire, parce qu'elle compromettait inutilement d'importans services partiels. Mais cet inévitable rétablissement, accompagné d'un surcroît essentiel d'attributions sociales, a mis en pleine évidence ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière impuissance politique de la classe scientifique actuelle, et même sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation d'un régime mental purement provisoire, dont la destination propre était suffisamment accomplie, et qui pourtant n'a jamais été plus absolument prôné que depuis que, par une abusive extension, il est vraiment devenu beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin, je ne dois pas négliger de faire ici ressortir spécialement de cette importante et difficile appréciation, si contraire aux habitudes régnantes, un précieux enseignement social, qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir spontanément une confirmation aussi décisive. Car, en quelques mains que les vicissitudes naturelles de notre orageuse situation puissent faire successivement passer le pouvoir central, une telle expérience m'autorise pleinement, sans doute, à lui recommander d'avance, avec les plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux, de ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les plus spécieux motifs, des attributions générales qui lui restent encore. Elles ne sauraient être livrées à des organes partiels sans que cette imprudente abdication ne doive gravement entraver une réorganisation fondamentale déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté spontanée, par l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes au double mouvement antérieur, aussi bien positif que négatif, soit d'après une spécialité dispersive ou une critique dissolvante, dont les déplorables effets politiques sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la diversité d'origine. Après avoir convenablement apprécié la progression générale du dernier demi-siècle, quant au prolongement de celle de nos quatre évolutions élémentaires qui a maintenant le plus d'importance directe pour la régénération finale, il ne nous reste plus, afin de compléter l'examen de cette époque extrême, de manière à terminer enfin notre grande élaboration historique, qu'à y considérer sommairement le cours simultané de l'évolution philosophique proprement dite, relative au quatrième élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous l'avons vu nécessairement amené sous la seconde phase, cet élément préliminaire, qui devait sembler propre à compenser la profonde atteinte temporaire que le mouvement scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement cette fatale déviation, en s'efforçant aussi de l'étendre servilement au sujet qui la repousse le plus. Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure que la science, aux seizième et dix-septième siècles, se séparait irrévocablement d'une philosophie caduque, sans pouvoir encore devenir la base d'aucune autre, la philosophie, de son côté, s'isolant toujours davantage de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait dès la troisième phase du moyen âge, se restreignait exclusivement à la vaine élaboration immédiate des théories morales et sociales, désormais conçues indépendamment de toute relation permanente aux seules études qui pussent leur fournir des fondemens réels, soit pour la méthode ou pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette indispensable séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister jusqu'ici aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas contestable, ce titre suppose nécessairement, comme attribut caractéristique, la prépondérance habituelle de l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature ou la direction, théologique, métaphysique ou positive. En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait effectivement constitué le dernier philosophe moderne; puisque personne après lui, pas même l'illustre Kant, malgré son admirable puissance logique, n'a convenablement rempli encore les conditions de la généralité philosophique, en suffisante harmonie avec l'état avancé de l'évolution mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre a pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète, c'est uniquement parce que son caractère rétrograde, qui ne lui permettait qu'un office purement historique, devait, en effet, la dispenser spontanément de la difficile obligation de correspondre simultanément aux divers besoins hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins également impérieux, qui sont propres à la sociabilité moderne. Aussi, sauf quelques heureux pressentimens exceptionnels d'une prochaine rénovation, ce dernier demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir, sous ce rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une telle situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire vers sa véritable issue finale. Néanmoins, comme cette vaine tentative est très propre à caractériser une prétendue philosophie, qui, à défaut de toute autre, doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps, il n'est pas inutile d'en indiquer ici rapidement la saine appréciation historique. J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième chapitres, que le véritable esprit général de la philosophie primitive, seule encore existante malgré des modifications de plus en plus destructives, consiste principalement à concevoir l'étude de l'homme, surtout intellectuel et moral, comme entièrement indépendante de celle du monde extérieur, à laquelle, au contraire, elle servirait toujours de base primordiale, en contraste fondamental avec la vraie philosophie définitive. Pour mieux consolider ce caractère commun à toutes les doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus conforme aux nouvelles prédilections de l'esprit humain, la métaphysique moderne, depuis que la science, affranchie de sa tutelle, développait rapidement la merveilleuse puissance de la méthode positive, voulut aussi, par une étrange inconséquence, que la théologie antérieure eût certainement évitée, justifier sa propre marche d'après un principe logique équivalent à celui de la science elle-même, dont elle comprenait de moins en moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée, graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement abouti, de nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques, sous des formes d'ailleurs adaptées à leurs divergences, à consacrer dogmatiquement cet isolement caractéristique et cette priorité décisive des spéculations morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie comme fondée, autant que la science elle-même, sur un ensemble de faits observés. Il a suffi pour cela d'imaginer, parallèlement à la véritable observation, toujours nécessairement extérieure à l'observateur, cette fameuse _observation intérieure_, qui n'en peut être que la vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation ridiculement contradictoire, notre intelligence se contemplerait elle-même pendant l'exécution habituelle de ses propres actes. Voilà ce qui se formulait doctoralement, tandis que Gall incorporait, d'une manière irrévocable, l'étude des fonctions cérébrales au domaine positif de la science réelle! On sait assez à quelle stérile agitation ce principe illusoire a conduit nécessairement la métaphysique actuelle, qui nous offre partout le spectacle journalier des plus ambitieuses prétentions philosophiques aboutissant enfin à produire, sur l'ancienne philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus souvent aucune judicieuse appréciation historique des doctrines correspondantes, faute de toute saine théorie fondamentale relativement à l'évolution réelle de l'esprit humain. Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord limitée au seul principe logique, s'est ensuite étendue aussi à la marche générale. La plus servile irrationnalité a fait aveuglément transporter aux études morales et sociales la spécialité caractéristique des études scientifiques proprement dites, au temps même où cette spécialité, longtemps indispensable à la philosophie inorganique d'où elle émanait, était déjà parvenue, comme nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel de son office provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom, eût alors, conformément à sa destination normale, sagement averti les savans, et surtout les biologistes, de l'immense déviation logique à laquelle ils s'exposaient ainsi de plus en plus en étendant, par une imitation routinière, à la science des corps vivans, où tous les aspects sont radicalement solidaires, un mode d'élaboration qui n'avait pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes. Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement spontané, pour l'aggraver encore davantage en l'appliquant systématiquement à l'étude qui avait toujours été conçue comme exigeant le plus, par sa nature, une indispensable unité permanente; c'est ce qui constitue, à mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques d'une désastreuse fascination métaphysique, et en même temps un témoignage décisif de la profonde impuissance philosophique propre aux auteurs quelconques d'une aussi stupide aberration. Quand on crut organiser enfin la corporation spéculative, en réunissant périodiquement, dans un même local, et sous un même titre, des classes radicalement hétérogènes, qui ne sauraient encore ni se comprendre ni s'estimer les unes les autres, l'inconcevable aveuglement que je viens de signaler se manifesta directement, de la manière la moins équivoque, par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique entre les diverses coteries d'une académie métaphysique, d'après la servile imitation du morcellement provisoire inhérent aux académies positives. Heureusement, Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde, détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait réellement servir qu'à concentrer les influences métaphysiques, en un temps où, leur office temporaire étant suffisamment accompli, elles devaient désormais entraver profondément toute véritable réorganisation. Quand un ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa manière, a récemment restauré cette vaine congrégation, il y a fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique, que l'état plus avancé de l'évolution mentale permettait certes d'apprécier alors convenablement, mais qui est, en effet, très propre à gêner l'essor des conceptions vraiment philosophiques, en ameutant officiellement, contre leur unité caractéristique, des tendances à tout autre égard discordantes[27]. Chacun connaît d'ailleurs l'étrange complément spécial que cet homme d'état a ensuite ajouté, pour l'histoire, à cette irrationnelle décomposition, dans ce que ses flatteurs ont osé qualifier d'organisation normale des études historiques. On ne saurait aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement, si, en réalité, une telle innovation n'était surtout destinée à instituer, envers la presse périodique, un misérable expédient de corruption permanente. Note 27: Si une pareille institution était sérieusement discutable, il serait curieux, par exemple, d'y remarquer comment tout esprit qui aurait aujourd'hui dignement satisfait à la plus importante condition logique, en réunissant convenablement le point de vue philosophique et le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même, naturellement exclu d'une Académie que son organisation dispersive et ses habitudes irrationnelles disposeraient toujours à lui préférer spontanément, soit un philosophe étranger aux méditations historiques, soit un historien dépourvu d'études philosophiques. Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs par lesquels l'évolution philosophique proprement dite, depuis que l'évolution scientifique s'en est complétement séparée, a dû être finalement conduite, au dix-neuvième siècle, à constater directement son extrême caducité nécessaire, soit d'après une consécration sophistique de son stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité des conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct confus de la profonde discordance avec l'esprit et les besoins de notre temps l'ait déjà radicalement discréditée aux yeux de la raison publique, l'influence politique que conserve encore évidemment cette prétendue philosophie, à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale, dont la plus vaine apparence suffit aujourd'hui à maintenir provisoirement la puissance pratique d'une doctrine universellement déconsidérée, qui n'a plus d'autre office effectif que d'entretenir imparfaitement, au milieu de la plus active dispersion, un vague sentiment de la concentration intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition d'une vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle, aura suffisamment enlevé à la métaphysique actuelle le seul privilége qui puisse lui attacher maintenant des esprits consciencieux, cet unique vestige de son antique prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger probablement aucune discussion directe, sauf le contraste décisif qui ressortira nécessairement des applications respectives. Alors se dissipera totalement le grand schisme préparatoire consommé, par Aristote et Platon, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'indispensable séparation provisoire, radicalement modifiée par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier âge, après avoir convenablement rempli sa destination préliminaire. L'unité mentale, vainement poursuivie avant le temps sous la noble impulsion scolastique, résultera irrévocablement de la convergence journalière entre une science devenue philosophique et une philosophie devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et social obtiendra, sans résistance, le juste ascendant normal qui lui appartient dans le système de nos spéculations, parce que, cessant d'être hostile à l'actif développement des contemplations les plus simples et les plus parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications générales, suivant les explications fondamentales du tome quatrième, bientôt directement consolidées dans les trois chapitres qui vont résumer et compléter ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans doute secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences, qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui, faute d'un plus digne aliment, aux stériles contemplations d'une irrationnelle métaphysique, dont les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent trop souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable corruption, en dissipant le sentiment du devoir en même temps que l'esprit d'ensemble, d'après leur intime connexité naturelle. Il serait oiseux d'ailleurs d'examiner si, dans ce mouvement final, les savans s'élèveront à la philosophie, ou si les philosophes reviendront à la science. On peut seulement assurer que, chez l'une et l'autre de ces deux classes actuelles, cette indispensable transformation réciproque éprouvera l'active résistance d'une majorité étroite et intéressée. D'heureuses exceptions individuelles viendront toutefois, des deux parts, former le noyau spontané de la nouvelle corporation spirituelle, dès lors indifféremment qualifiée de scientifique ou philosophique, sous la commune prépondérance permanente d'une éducation générale, qui fera naturellement cesser toute vicieuse opposition de forces intellectuelles, en organisant rationnellement l'indispensable distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif. L'appréciation historique que nous venons de terminer envers le dernier demi-siècle, et qui, en conséquence, complète enfin notre examen général du passé humain, nous a toujours conduits à concevoir, à tous égards, le temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement direct de la grande rénovation philosophique, projetée par Bacon et Descartes, doit déterminer la réorganisation spirituelle des sociétés modernes, destinée ensuite à présider à la régénération politique de l'humanité. Tout est maintenant disposé, au fond, malgré beaucoup d'obstacles personnels, pour permettre, autant que pour exiger, cette élaboration fondamentale. Une crise salutaire a pleinement dévoilé l'irrévocable caducité de l'ancien système social, et convenablement signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme, en faisant aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique de la métaphysique négative qui avait dû diriger la transition révolutionnaire des cinq siècles antérieurs: la dictature temporelle, provisoirement résultée de la décomposition politique, s'est spontanément dissoute, en livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à régir, pour se réserver exclusivement au maintien de l'ordre matériel, de plus en plus incompatible avec le développement de l'anarchie spirituelle: enfin, la science a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à servir de base à la philosophie, et son impuissance actuelle à en dispenser; tandis que l'antique philosophie parvenait à son extrême décrépitude, en ne laissant d'autre issue mentale que d'après une généralisation puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains efforts, entreprendre directement cette dernière opération décisive, qui peut seule satisfaire à la fois aux conditions d'ordre et aux besoins de progrès, en tendant à substituer graduellement un mouvement soutenu et déterminé à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant aux vrais penseurs à juger si ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, dont je viens d'achever l'explication historique, contient, en effet, le principe essentiel de cette grande solution, sauf à mieux régulariser son application ultérieure. Mais, avant de passer aux conclusions philosophiques de l'ensemble de ce Traité, qui doivent caractériser immédiatement la concentration finale de la philosophie positive, il est indispensable de procéder à un dernier éclaircissement général de la nouvelle philosophie politique successivement élaborée dans les diverses parties de mon appréciation dynamique, en considérant, d'une manière plus spéciale et plus directe que je n'ai pu le faire jusqu'ici, la nature propre de la réorganisation spirituelle, où nous venons de voir converger le passé, et d'où devra procéder l'avenir. Afin que cette explication définitive puisse acquérir toute la clarté et la rationnalité nécessaires, en se présentant explicitement comme une déduction rigoureuse de notre étude générale du passé humain, il faut d'abord résumer, le plus sommairement possible, l'ensemble de la grande élaboration historique, commencée au début du volume précédent, et que le chapitre actuel vient enfin de conduire jusqu'à son terme extrême. Un tel résumé, destiné surtout à faciliter la conception usuelle de cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle une appréciation aussi difficile et aussi neuve ne saurait être suffisamment jugeable aujourd'hui, même par les lecteurs le plus heureusement préparés. Cette opération est spécialement convenable envers les temps modernes, où un indispensable artifice sociologique a dû nous conduire à étudier séparément les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et de recomposition élémentaire, dont l'intime connexité permanente, qu'il importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir assez directement évidente, avec quelque soin que je me sois constamment efforcé de la caractériser à tous égards. Toujours guidés par les principes logiques posés au tome quatrième, sur l'extension générale de la méthode positive à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, nous avons graduellement appliqué, à l'ensemble du passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même volume, et consistant dans le passage nécessaire et universel de l'humanité par trois états successifs, l'état théologique préparatoire, l'état métaphysique transitoire, et l'état positif final. Le judicieux usage de cette seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases historiques, considérées comme les principaux degrés consécutifs de cet invariable développement, de façon à bien apprécier le véritable caractère général propre à chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente, et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où résulte enfin, pour la première fois, la conception usuelle d'une liaison homogène et continue dans la suite entière des temps antérieurs, depuis le premier essor de l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent de l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord sembler un tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement rempli par les deux premiers degrés de l'évolution fondamentale, qui constituent seulement l'ensemble de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif n'a pu être jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement à la préparation, partielle, isolée, et empirique, de ses divers élémens principaux. Mais du moins avons-nous reconnu, d'une manière irrécusable, que, chez les populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de l'imagination sur la raison et de l'activité guerrière sur l'activité pacifique, est désormais totalement accompli; puisque nous avons pu suivre, dans toute son étendue, la vie théologique et militaire, en considérant d'abord son premier développement spontané, ensuite sa plus complète extension mentale ou sociale, et enfin son irrévocable décadence, déterminée, par l'accroissement continu de l'influence métaphysique, sous l'impulsion graduelle de l'essor positif. Ces trois phases principales de notre passé ont exactement correspondu aux trois formes générales qu'affecte successivement l'esprit théologique, nécessairement fétichique dans son élan initial, polythéique au temps de sa plus grande splendeur, et monothéique pendant son inévitable déclin. L'élaboration historique devait donc ici surtout consister à apprécier exactement le mode propre de participation de chacun de ces trois âges consécutifs à la destination générale, strictement indispensable, quoique seulement provisoire, qui, suivant notre théorie dynamique, appartient inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale de l'humanité, où cette philosophie primitive, maigre ses éminens dangers, peut seule, en vertu de l'admirable spontanéité qui la caractérise, déterminer le premier éveil des diverses facultés intellectuelles, morales et politiques, qui constituent la prééminence de notre espèce, et diriger ensuite leur développement continu jusqu'à ce que l'état définitif commence à y devenir possible. Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme, d'abord essentiellement analogue à l'état mental des animaux supérieurs, nous avons reconnu que sa spontanéité, plus directe et plus irrésistible, lui procure nécessairement le privilége exclusif d'arracher l'intelligence et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant, par sa nature, le fond invariable de toute philosophie théologique, son essor primordial s'est présenté à notre appréciation historique comme la véritable époque de la plus entière prépondérance individuelle de l'esprit religieux, alors nullement entravé par l'esprit positif, et encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique: aussi l'empire intellectuel du principe théologique nous a-t-il réellement offert, malgré de spécieuses apparences, un décroissement continu et accéléré pendant tout le reste de la vie religieuse. Nous avons reconnu, à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime fétichique à diriger la première ébauche du développement humain, soit industriel, soit esthétique, soit même scientifique, malgré son inévitable tendance ultérieure à l'entraver profondément, par suite d'une exorbitante prolongation. Même sous l'aspect social, nous y avons apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique, soit d'après l'exercice primitif de l'activité militaire, soit en vertu de la disposition naturelle à l'hérédité des professions, qui a conduit ensuite à l'extension politique du gouvernement domestique. Toutefois, la nature de cette religion primitive devant y retarder beaucoup l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce vraiment distinct, les propriétés sociales de la philosophie théologique, liées surtout à l'existence permanente d'une véritable classe sacerdotale, y devaient être d'abord essentiellement dissimulées. C'est pourquoi nous avons dû attacher une haute importance à la division de l'âge fétichique en deux phases principales, successivement caractérisées, l'une par le fétichisme proprement dit, l'autre par l'astrolâtrie, où cette philosophie initiale reçoit enfin une extension prépondérante aux corps les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors parvenu à la plus entière perfection dont il fût susceptible, le régime fétichique, commençant à déterminer le développement d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement une haute efficacité politique, en permettant à l'ordre naissant des sociétés humaines d'acquérir une extension indispensable et une consistance durable, d'après l'essor d'un système d'opinions suffisamment communes et du principe de subordination inhérent à la consécration religieuse: le passage, ordinairement simultané, de l'existence nomade à l'existence sédentaire, vient spontanément fortifier cette double influence sociale. Mais une telle phase est nécessairement très-voisine de l'avénement décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable transition. Par cette grande révolution théologique, le principe religieux subit déjà une modification très-profonde, jusqu'ici mal appréciée; l'activité divine primordiale, résultant de l'assimilation spontanée de tous les phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement retirée aux êtres réels pour devenir désormais l'attribut exclusif des êtres purement fictifs, dès lors susceptibles d'élimination graduelle, sous l'impulsion ultérieure de la raison humaine, dont l'essor naturel est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute difficulté mentale d'une telle transformation, la plus profonde que dussent éprouver les spéculations théologiques dans l'ensemble de leur durée, la prépondérance croissante des habitudes astrolâtriques la détermine, d'une manière presque imperceptible, en temps opportun, quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a fait naître le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses un premier degré de généralisation, de concentration, et de simplification, dont l'accomplissement commence à manifester l'intervention nécessaire de l'esprit métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques aux divinités matérielles ainsi écartées. Comparé à toutes les autres phases théologiques, le polythéisme nous a offert, sous des circonstances suffisamment favorables, de telles propriétés, mentales ou sociales, que nous avons dû, contrairement aux habitudes modernes, regarder ce second âge comme la principale époque de la vie religieuse: soit quant à la plénitude d'ascendant dont un tel système est spontanément susceptible en un temps où l'assujettissement général des phénomènes naturels à des lois invariables n'est encore nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser convenablement la plus importante destination du régime préliminaire, doublement indispensable à la sociabilité humaine. L'impulsion décisive qu'il a directement imprimée à l'imagination a rendu son empire longtemps favorable à l'essor intellectuel, qui, après la première excitation, devenait, à tous égards, incompatible avec la prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord une heureuse influence sur le développement industriel, que le fétichisme avait dû profondément entraver par l'immédiate consécration de la matière: les faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication des divers phénomènes, adaptée à cette enfance de la raison humaine, le rendent même susceptible de seconder alors les faibles commencemens de l'évolution scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet égard: mais sa principale propriété mentale devait surtout consister à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui ne pouvait autrement s'accomplir. Sous l'aspect social, outre son indispensable participation à l'établissement primitif d'un ordre régulier et stable propre à consolider la civilisation naissante, le polythéisme devait exclusivement présider à l'immense opération politique par laquelle la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne en utilisant l'exercice spontané de l'activité militaire. Quelque variées qu'aient dû être les formes de ce régime polythéique, nous l'avons toujours vu caractérisé par deux institutions fondamentales naturellement connexes: d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps nécessaire à l'essor du système de conquête, et même à la première formation des habitudes industrielles; d'une autre part, la concentration habituelle des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle, chez les mêmes chefs, sans laquelle l'action directrice n'aurait pu alors obtenir la plénitude d'autorité convenable à sa destination essentielle. L'aspect moral, le plus défavorable à un tel régime, doit d'ailleurs y être apprécié relativement au point de vue politique, suivant le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques ont constamment dirigé même les progrès successifs qui s'y sont réalisés dans la morale personnelle, domestique ou sociale. Pour bien connaître la nature de cette principale phase théologique, et déterminer sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité, nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux, l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment militaire. Dans le premier système, caractérisé par le régime des castes, l'imitation constitue directement, à l'exemple de l'organisme domestique, le souverain principe de toute éducation. La sociabilité humaine manifeste toujours spontanément une tendance initiale vers une telle organisation, régularisée par la prépondérance de la caste sacerdotale, unique dépositaire des connaissances quelconques: fondement nécessaire de l'économie ancienne, malgré ses modifications diverses, ce principe hiérarchique a même prolongé son influence décroissante jusqu'aux temps les plus modernes; quoique, chez les populations les plus avancées, la royauté en constitue aujourd'hui le seul vestige essentiel. Cet ordre primitif, éminemment conservateur, était, à tous égards, pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers pas: destiné à ébaucher l'essor spéculatif, par suite d'une première séparation permanente entre la théorie et la pratique, il était surtout propre à seconder longtemps le développement industriel, par sa préoccupation continue des applications immédiates. Mais, après avoir toujours présidé aux divers progrès originaires de l'humanité, ce régime a dû peu à peu devenir profondément stationnaire, de manière à déterminer une dégradante immobilité, quand sa tendance caractéristique n'a pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez la race jaune. Quoique toute issue n'y puisse être fermée au mouvement social, nous avons cependant reconnu que, sauf l'indispensable initiation empruntée à ce premier système polythéique, l'évolution fondamentale de l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie beaucoup plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif, du polythéisme militaire, successivement réalisé sous les deux formes générales qui lui sont propres, l'une essentiellement intellectuelle, l'autre éminemment politique, et mutuellement solidaires dans leur influence finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui caractérise la civilisation grecque, s'est développée quand les circonstances locales et sociales, exerçant une assez grande stimulation directe vers l'essor continu de l'activité militaire pour interdire le régime purement théocratique, ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles à l'établissement régulier du système de conquête, de manière à constituer spontanément une heureuse contradiction permanente, qui a dû refouler vers la culture intellectuelle une libre énergie cérébrale dénuée d'une suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste social que devait alors dépendre la principale évolution mentale, non-seulement esthétique, mais surtout scientifique et philosophique, compatible avec la vie préliminaire de l'humanité, et qui seule pouvait préparer les précieux fondemens de sa vie définitive. La libre culture spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie ancienne, se manifeste alors par la première apparition caractéristique du génie positif, quoique borné nécessairement aux plus simples conceptions mathématiques, auparavant réduites aux plus grossières destinations pratiques. Ce premier exercice scientifique des sentimens abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité qu'en dût être d'abord le domaine, suffit pour déterminer une importante réaction philosophique, qui, immédiatement favorable à la seule métaphysique, n'en devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement de la philosophie positive, en assurant la prochaine élimination de la théologie prépondérante. Accomplissant la facile démolition mentale du polythéisme, la métaphysique s'empare essentiellement, dès cette époque, de l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique qui lui est propre neutralise ses vains efforts pour établir l'universelle domination philosophique de ses entités caractéristiques; en sorte que, sans pouvoir enlever à la théologie l'empire des conceptions morales et sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification monothéique, bien plus voisine d'une désuétude totale. Par là se trouve irrévocablement rompue l'antique unité de notre système mental, jusqu'alors uniformément théologique, et qui n'a pu retrouver encore une équivalente homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit positif pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long antagonisme provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours le développement général de l'esprit humain, employant déjà simultanément deux philosophies incompatibles: l'une _naturelle_, dès lors parvenue à l'état métaphysique; l'autre _morale_, demeurée essentiellement théologique, d'après la complication supérieure de ses phénomènes, combinée avec les nécessités de sa destination sociale. Tandis que celle-ci, plus active, poursuivait immédiatement la fondation du régime monothéique, l'autre, plus spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur de la philosophie positive. L'institution naissante de cette double élaboration est bientôt suivie du premier développement caractéristique du second mode, essentiellement politique, propre au polythéisme militaire, et par lequel il devait si pleinement réaliser, dans la civilisation romaine, la principale destination sociale du régime préliminaire de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre moyen primitif de procurer à la société humaine une indispensable extension, et en même temps d'y comprimer intérieurement une stérile ardeur guerrière incompatible avec l'essor suffisant de la vie laborieuse, que d'après l'incorporation graduelle des populations civilisées à une seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire, base essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite de l'humanité, constitua, sous les conditions convenables, la destination permanente, d'abord spontanée, puis systématique, d'une admirable politique, poursuivant toujours sa haute mission sans se laisser distraire par aucune diversion quelconque, et avec une concentration continue d'efforts de tous genres, qui demeurera toujours le type le plus éminent de l'homogénéité sociale, ultérieurement impossible à un tel degré, faute d'un but équivalent. L'opération romaine pouvait d'ailleurs seule consolider les résultats sociaux de l'élaboration grecque, dont la propagation et l'application étaient autrement impossibles. Mais quand ces deux grandes productions du polythéisme progressif purent être suffisamment combinées, le commun régime polythéique, déjà mentalement discrédité, marcha directement vers une irrévocable décadence, par cela même que le convenable développement du système de conquête faisait nécessairement cesser son principal office provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, qui alors ne pouvait plus trouver d'issue essentielle que dans le régime monothéique, dont cette double influence préparait aussi l'avénement spontané. Le mouvement philosophique avait déjà rendu cette extrême phase religieuse seule susceptible, quoique passagèrement, d'une suffisante stabilité intellectuelle, tandis que l'extension politique de la société humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme à rallier sous un culte commun des populations séparées par des religions nationales devenues sans objet, et chez lesquelles devait alors surgir le besoin continu d'une morale vraiment universelle, dont l'élaboration lui était évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même extension tendait à constater graduellement l'impossibilité de maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration habituelle des deux puissances, primitivement relative au régime d'une seule ville; pendant que l'existence purement spéculative des philosophes, dont l'action sociale était constamment extérieure à l'ordre légal, constituait le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant du pouvoir temporel. Résultat nécessaire de ce double mouvement mental et social, le régime monothéique vint constituer, au moyen âge, la dernière phase suffisamment durable de l'état préliminaire de l'humanité, pendant que l'ancienne concentration politique aboutissait à une dispersion graduelle, accélérée par d'inévitables invasions, et rendant plus indispensables le lieu spirituel qui pouvait seul maintenir, et même étendre, l'assimilation universelle. Le système primordial subit alors, à tous égards, une intime modification générale, indice spontané d'une irrévocable décadence, soit par la simplification et la réduction de la philosophie théologique, livrant désormais à l'esprit rationnel une partie de plus en plus grande du domaine primitif de l'esprit religieux; soit par la transformation naturelle de l'activité conquérante en activité essentiellement défensive; soit par l'altération profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable séparation dès lors instituée entre les deux puissances élémentaires; soit aussi par l'ébranlement décisif que recevait le principe des castes d'après la suppression catholique de l'hérédité antérieure du sacerdoce. Mais, avant son extinction graduelle, l'organisme théologique et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant, chez l'élite de l'humanité, une dernière préparation indispensable à sa vie définitive, et qui devait consister, d'une part, dans le premier établissement social de la morale universelle, d'une autre part, dans l'évolution directe, quoique nécessairement partielle et empirique, des divers élémens propres à la sociabilité moderne. Cette double opération capitale, qui fit alors justement surgir le premier sentiment instinctif de la progression humaine, dut être surtout dirigée par le système catholique, dont la formation successive constitue jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, d'autant plus digne d'une éternelle admiration, qu'il était ainsi forcé d'employer une philosophie extrêmement imparfaite, toujours essentiellement appuyée sur la considération vague et indirecte de la vie future, dont l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire. Quoique la division fondamentale des deux puissances, d'abord empiriquement établie d'après l'irrésistible tendance de la nouvelle situation sociale, ait dû être profondément entravée, et même bientôt compromise, par les graves imperfections de la théologie dirigeante, nous y avons cependant reconnu le plus grand perfectionnement qu'ait encore éprouvé la saine théorie générale de l'organisme social, envisagé comme destiné à l'ensemble de notre race. Malgré son existence passagère, cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous égards, à l'état social correspondant, n'en a pas moins réalisé suffisamment un résultat vraiment fondamental, base impérissable de tous les progrès ultérieurs, en constituant enfin l'indispensable indépendance de la morale envers la politique, tellement convenable aux nouveaux besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement résister ensuite à l'entière décadence de la philosophie théologique qui lui servait de principe intellectuel, en restant dès lors de plus en plus exposée à des perturbations funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude temporaire de ce régime monothéique à seconder directement la première élaboration décisive des élémens définitifs de la sociabilité humaine, elle résultait nécessairement de sa tendance générale à transformer, et ensuite à supprimer l'esclavage antique, de manière à permettre le libre essor de la vie industrielle, principal attribut de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il devait d'abord favoriser spontanément l'universelle propagation, et même l'extension graduelle, de l'évolution scientifique, tant qu'elle pouvait conserver envers le monothéisme une harmonie que le polythéisme n'avait pu longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique, quoique la moins encouragée par un tel système, devait y trouver naturellement une dissémination graduelle, et surtout une libre incorporation sociale, très-supérieures à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé. L'exacte appréciation historique des divers résultats essentiels propres à cette grande transition humaine, nous a conduits à y distinguer deux époques principales, dont la première, s'étendant du début du cinquième siècle à la fin du septième, est caractérisée, à tous égards, par l'établissement initial de la nouvelle société, à l'issue des invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate que la transformation universelle de l'esclavage en servage, première source nécessaire de l'entière émancipation personnelle. Mais la phase suivante, où le régime monothéique a développé enfin ses vrais attributs, soit par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit par la prépondérance de l'organisation défensive destinée à contenir suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite être subdivisée en deux périodes, chacune composée aussi d'environ trois siècles, selon que l'activité féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme musulman. Dans la première, l'organisme, soit spirituel, soit temporel, propre au moyen âge, tend directement vers sa constitution définitive, mais sans pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la vie laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans des villes, désormais appelés à développer de plus en plus la nouvelle activité industrielle; les langues modernes s'élaborent rapidement, à mesure que l'humanité s'éloigne définitivement de la sociabilité antique, et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original; l'élément scientifique et philosophique, extérieur à la société ancienne, commence à s'incorporer directement à la société nouvelle. La dernière époque est le temps de la plus grande splendeur du régime monothéique, parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante indépendance politique du pouvoir spirituel, et par l'entière constitution de la hiérarchie féodale. Cet énergique organisme accomplit alors directement son plus noble office temporaire, soit en faisant convenablement prévaloir la morale sur la politique, de manière à ébaucher le développement décisif du sentiment universel de la dignité humaine, soit en préservant l'élite de l'humanité de l'oppressive domination de l'islamisme. Sous sa tutélaire prépondérance, l'industrie urbaine, bientôt consolidée par un indispensable affranchissement collectif, conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude rurale, tend graduellement à régénérer l'existence temporelle de l'homme, dès lors amené, dans tout le monde civilisé, à la vie définitive la plus conforme à sa nature habituelle, malgré une haute répugnance primitive, enfin surmontée par une suffisante préparation. L'ensemble de la situation encourage alors spontanément l'évolution esthétique, qui, dans tous les beaux-arts, manifeste partout une marche à la fois originale et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale d'un tel état social devait bientôt interdire un développement convenable. En même temps, l'esprit scientifique et philosophique, dont l'activité, quoique toujours continue, avait dû être beaucoup ralentie, tant que l'élaboration sociale du catholicisme avait dû justement absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement une impulsion croissante depuis que le système catholique était ainsi pleinement réalisé: il constituait déjà une rivalité de plus en plus dangereuse envers l'esprit purement religieux, qui, par la mémorable transaction scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la métaphysique le domaine moral; de manière à organiser passagèrement, dans notre système mental, une certaine unité ontologique, dont la nature éminemment précaire est aussitôt annoncée par le succès de la conception, radicalement contradictoire, d'un gouvernement providentiel subordonné à des lois immuables, concession involontaire mais décisive de l'esprit théologique à l'esprit positif. Malgré ces éminentes propriétés diverses du régime monothéique, son ascendant général devait néanmoins cesser après le suffisant accomplissement de la mission nécessairement temporaire qui lui appartenait dans l'ensemble de l'évolution humaine, et dont la juste prépondérance avait pu seule contenir jusqu'alors les germes de décomposition spontanée inhérens à un tel système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du pouvoir spirituel, qui en constituait le principal caractère, y devait être finalement incompatible, soit avec l'esprit de concentration absolue, inséparable de l'activité militaire, restée dominante quoique passée à l'état défensif, soit même avec la nature, non moins despotique, propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans cesse un imminent conflit entre deux tendances également perturbatrices d'un tel organisme, flottant toujours entre la théocratie et l'empire. Dans l'ordre mental, une théologie qui, dès sa première élaboration historique, n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel, déjà dirigé par une métaphysique implicitement hostile, ne pouvait éviter d'en être enfin discréditée quand elle aurait suffisamment réalisé, par l'établissement incontesté de la morale universelle, la haute mission sociale qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité philosophique, désormais de plus en plus antipathique à l'esprit humain, alors pressé de poursuivre son libre développement spéculatif, bientôt inconciliable avec toute théologie quelconque. Nous avons reconnu que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait, à tous égards, après le temps de son principal ascendant, devenir graduellement incompatible avec les divers progrès que lui-même avait d'abord ébauchés. C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état essentiellement métaphysique, qui, pendant les cinq siècles qui nous séparent du moyen âge proprement dit, devait graduellement réaliser, par une double série d'opérations simultanées et solidaires, les unes négatives, les autres positives, la dernière transition indispensable à l'avénement direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant la démolition progressive du système théologique et militaire, soit en élaborant la préparation décisive des nouveaux élémens sociaux. L'impuissance organique propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs ce double mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance politique, inévitable quoique toujours décroissante, de l'ancien organisme, que l'irrévocable transformation subie au moyen âge rendait, à tous égards, de plus en plus modifiable. Pour apprécier convenablement cette importante progression, à la fois révolutionnaire et régénératrice, particulière à l'Europe occidentale, comme l'initiation catholique et féodale d'où elle dérivait, nous avons dû y distinguer d'abord deux époques successives, selon que la décomposition générale et la recomposition partielle y présentent un caractère purement spontané ou essentiellement systématique. Dans la première, s'étendant du début du XIVe siècle à la fin du XVe, l'irréparable dissolution du régime ancien s'accomplit naturellement d'après le seul antagonisme de ses élémens principaux; le pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel, soit en détruisant l'autorité européenne des papes, soit ensuite en brisant l'unité de la hiérarchie catholique par la nationalisation des divers clergés: en même temps, le conflit permanent des deux élémens généraux du pouvoir temporel, l'un local, l'autre central, se développe de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques concourent ainsi à démolir instinctivement l'organisme monothéique, les nouveaux élémens sociaux, coopérant seulement à ces luttes comme simples auxiliaires, s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire seconde éminemment le mouvement de décomposition. La vie industrielle s'étend et se consolide, de manière à soustraire irrévocablement la masse des populations civilisées à la prépondérance des mœurs militaires et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement l'inaptitude croissante de la morale purement théologique à régler une sociabilité qu'elle n'avait pu suffisamment pressentir: l'essor esthétique, sous l'impulsion acquise au moyen âge, parvient bientôt à un mémorable élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien, mais promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité de la situation sociale, qui fait naître le besoin d'une direction artificielle et précaire, fondée sur une servile imitation de l'antiquité: l'évolution scientifique, suivant encore la direction scolastique, enrichit et agrandit silencieusement le domaine de la philosophie naturelle, d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions, alors éminemment progressives, de l'astrologie et de l'alchimie, mais en demeurant ainsi compatible avec la prépondérance philosophique de l'esprit métaphysique, auquel la présidence du mouvement critique procurait momentanément une importante destination sociale. Quand la désorganisation spontanée, surtout spirituelle, est suffisamment avancée, elle passe nécessairement à l'état systématique, par l'avénement naturel des principes émanés de la nouvelle situation sociale, et dont l'indispensable réaction générale était destinée à poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes antérieures jusqu'à l'entière démolition du régime ancien, de manière à dévoiler directement la tendance instinctive de la sociabilité moderne vers une régénération totale, évidemment impossible sans une telle préparation négative. C'est alors aussi que le développement continu des nouveaux élémens sociaux devient régulièrement assujetti à des encouragemens de plus en plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels avant que la concentration temporelle fût convenablement réalisée. Notre appréciation historique a dû partager l'ensemble de cette double progression systématique, jusqu'au début de la grande révolution française, en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le milieu du XVIIe siècle: elles sont caractérisées, dans la série négative, par les dénominations de protestante et déiste, suivant que l'esprit critique y contient l'action dissolvante du principe du libre examen individuel entre des limites qui semblent compatibles avec l'existence indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite sa démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement impossible cette existence contradictoire: ces deux phases présentent d'ailleurs des différences exactement équivalentes, quoique moins apparentes, dans la série positive. La première, politiquement envisagée, commence par l'universelle consécration dogmatique, sous des formes nécessairement diverses mais pareillement décisives, de l'entière subalternisation du pouvoir spirituel envers le pouvoir temporel, d'après l'essor, direct ou indirect, de l'esprit protestant: elle aboutit à la mémorable dictature de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi passagère qu'inévitable, nous a nécessairement offert deux modes très-différens, selon que la prépondérance devait appartenir à l'élément monarchique ou à l'élément aristocratique, distinction ordinairement liée à la prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme; le premier cas ayant dû être, finalement, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second, soit à l'irrévocable démolition du régime ancien, soit à l'avénement décisif du nouvel état social. Nous avons d'ailleurs reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément développé, à partir de son entière installation, un caractère politique essentiellement rétrograde, naturellement contenu pendant les luttes antérieures, et consistant en une tendance plus ou moins prononcée à reconstruire sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en secondant, par une irrésistible inconséquence, le développement continu de la sociabilité moderne: cet esprit rétrograde du pouvoir dirigeant, ou plutôt résistant, était d'ailleurs, dans une telle situation, indispensable à l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait cette extrême transformation du régime monothéique, l'évolution industrielle, directement accélérée par une protection systématique, qui toutefois la subordonnait encore aux inspirations militaires, marchait rapidement à l'entière possession temporelle de la société européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée, faisait partout surgir, à tous égards, malgré les entraves d'une situation confuse et mobile, d'éternels témoignages de l'entière conservation, et même de l'extension réelle, des facultés poétiques et artistiques de l'humanité, désormais appelées à une influence sociale de plus en plus intime et universelle: l'évolution scientifique, parvenue, dans le domaine inorganique, et surtout mathématique, à l'éclat le plus caractéristique, commence à manifester directement l'incompatibilité déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de l'ancienne philosophie, principalement par suite des éminentes découvertes qui renouvellent totalement le système des notions astronomiques, ainsi toujours destiné à déterminer les grandes transitions mentales, comme dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme et de celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible impulsion, une crise vraiment décisive s'opère bientôt dans l'évolution purement philosophique, d'après l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit positif envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis, évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière modification du partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, répartition déjà altérée, au profit de la métaphysique, par la scolastique du moyen âge; la méthode positive entre alors irrévocablement en possession exclusive de l'étude entière du monde extérieur, en réduisant l'ancienne méthode à l'étude, aussi restreinte que possible, de l'intelligence et de la sociabilité, où elle ne pouvait plus maintenir longtemps une suprématie devenue profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations critiques et organiques amène nécessairement la phase finale de la double progression préparatoire propre aux sociétés modernes, où l'ébranlement philosophique porte enfin une atteinte irréparable aux bases les plus essentielles de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable la nécessité d'une rénovation totale: toutefois l'inconséquence métaphysique, graduellement développée à mesure que les vues vraiment générales étaient radicalement entravées par l'essor exorbitant de l'esprit de détail, continue à rêver la régénération sociale comme fondée sur la conservation contradictoire des impuissans débris du régime antique; vaine solution, correspondante au besoin de repousser à peu de frais le reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement conduire qu'à une entière anarchie intellectuelle et morale, en détruisant, sans pouvoir encore les remplacer, les fragiles fondemens spirituels de l'ordre social. En même temps, le progrès continu de l'évolution industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle la plus extrême concession pratique compatible avec l'existence de l'ancien système, qui dès lors subordonne volontairement sa propre activité militaire aux succès industriels, partout érigés en but essentiel de la politique européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se maintient, obtiennent alors un ascendant analogue; elles commencent à s'affranchir de toute protection facultative, et s'incorporent profondément à la sociabilité moderne, en exerçant une influence croissante sur l'éducation universelle. Tandis que ces trois évolutions simultanées devenaient, à tous égards, essentiellement incompatibles avec le régime primitif, les vices radicaux inhérens à la spécialité exclusive qui avait dirigé, depuis la fin du moyen âge, leur commun développement empirique, manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur: soit par les collisions de plus en plus graves, que le défaut de coordination systématique suscitait au sein de l'industrie; soit par l'impuissant désordre que l'absence de direction générale faisait naître dans l'art moderne, depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous la phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les abus inhérens à l'irrationnelle dispersion de la culture scientifique, surtout depuis que son extension décisive au monde organique devait signaler l'imminent danger d'un esprit trop analytique. À ces divers titres, il devenait dès lors graduellement évident que la progression moderne exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation totale, quoiqu'une vaine métaphysique persistât à préconiser dogmatiquement l'empirisme et l'individualité. En cet état final de la double évolution européenne, une immense crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable, fut nécessairement déterminée chez la nation où cette marche commune avait dû acquérir la plus complète efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur de cette salutaire initiative, spontanément profitable à tout le reste de la grande république occidentale, dont le développement, essentiellement homogène, manifestait, depuis le moyen âge, une solidarité permanente. Pour caractériser suffisamment le besoin d'une rénovation totale, ce mouvement décisif dut d'abord enlever tous les divers débris du système ancien, sans excepter le pouvoir central autour duquel ils s'étaient graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait toujours à leur imminente restauration, profondément antipathique à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré ce préambule négatif, la destination principale de cette grande révolution devait être au fond essentiellement organique, puisque, loin d'avoir pour but la démolition de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère spécial de la progression positive n'ayant pu encore faire convenablement ressortir sa véritable tendance politique, l'absence provisoire de toutes conceptions vraiment générales propres à conduire une telle opération fit inévitablement conférer la présidence philosophique de la réorganisation sociale à cette même métaphysique qui avait antérieurement dirigé le mouvement critique, quoique le seul office dont elle fût susceptible se trouvât alors suffisamment accompli. Cette illusion fondamentale, aussi naturelle que déplorable, a dû jusqu'ici réduire la pensée révolutionnaire à une indication vague, et cependant irrécusable, des conditions essentielles de la régénération finale, dont le principe reste indéterminé. En même temps, le triomphe politique de la métaphysique négative a fait universellement éclater, par une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement hostile aux divers élémens caractéristiques de la sociabilité moderne. Cette double insuffisance de la philosophie dirigeante conduisit bientôt naturellement, faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir la coordination sociale comme exclusivement fondée sur une restauration graduelle du système théologique et militaire, dont la vaine résurrection fut surtout secondée par le développement exceptionnel d'une immense activité guerrière, détournée peu à peu de sa noble destination révolutionnaire. Mais le développement même de cette réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa plus funeste intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir de durable, fit à jamais ressortir son entière incompatibilité avec l'état mental ou social des populations modernes. Le cours général des événemens propres au dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer, par l'irrécusable contraste de deux expériences également décisives, que les conditions de l'ordre, autant que celles du progrès, ne peuvent désormais obtenir une réalisation suffisante que par l'essor direct d'une véritable réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement, l'ensemble de la situation politique flottera nécessairement, comme avant la crise, entre la tendance plus ou moins rétrograde d'un pouvoir qui ne peut concevoir l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct plus ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore qu'un progrès purement négatif; seulement ces deux grands enseignemens pratiques ont désormais, de part et d'autre, beaucoup amorti les passions correspondantes, en signalant l'inanité commune de ces espérances opposées. Depuis que cette position, précaire et dangereuse mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer tous ses caractères essentiels, l'action dirigeante, ou plutôt résistante, s'y est spontanément conformée, en instituant ou sanctionnant une sorte de partage régulier entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne dictature temporelle, nécessairement dissoute par la décomposition forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son entière impuissance pour diriger la réorganisation spirituelle, et s'est exclusivement proposé le maintien permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté croissante doit absorber de plus en plus ses efforts principaux: le gouvernement intellectuel et moral a été entièrement abandonné à la concurrence illimitée des libres tentatives philosophiques. Quelque périlleuse que soit évidemment une telle consécration politique de l'anarchie spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier l'ordre temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence inévitable de l'absence de tous principes propres à servir de base unanime à une vraie discipline mentale, mais aussi la condition indispensable de leur avénement ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais que par l'incapacité des philosophes occupés à leur recherche. Pendant que se développait cette situation sans exemple, les nouveaux élémens sociaux continuaient spontanément, avec le même caractère que sous la phase précédente, leurs diverses évolutions partielles, accélérées seulement par les conséquences naturelles de la crise politique; et leur essor respectif tendait de plus en plus à faire nettement ressortir le besoin commun d'une véritable coordination générale, sans laquelle leur progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante. L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement irrécusable le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs et les travailleurs, une indispensable harmonie, à laquelle leur libre antagonisme naturel a cessé de pouvoir offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution scientifique, l'extension définitive de la méthode positive à l'étude de corps vivans, y compris les phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle, tendait à manifester directement les vices croissans d'une spécialisation dispersive, devenue plus étroite et plus empirique au temps même où la marche de l'esprit humain demandait davantage le remplacement du régime analytique préliminaire par un régime final essentiellement synthétique, unique moyen de contenir l'influence délétère d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir des recherches aveugles et puériles; ainsi, quand toutes les nécessités principales exigeaient, chez les hautes intelligences, un libre développement de l'esprit d'ensemble, seul susceptible de conduire à une indispensable solution, il était partout instinctivement entravé par l'irrationnelle prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable contraste ressort surtout aujourd'hui, chez la nation toujours placée à la tête du grand mouvement européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale et morale, des savans actuels à toute généralisation de la méthode positive, dont l'entière extension philosophique constitue pourtant la principale condition logique d'une véritable réorganisation. D'après ce résumé général, notre appréciation historique de l'ensemble du passé humain constitue évidemment une vérification décisive de la théorie fondamentale d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le dire, est désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre loi essentielle de la philosophie naturelle. À partir des moindres ébauches de civilisation jusqu'à la situation présente des populations les plus avancées, cette théorie nous a expliqué, sans inconséquence comme sans passion, le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité, la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle élaboration commune, et leur exacte filiation nécessaire, de manière à introduire enfin une unité parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et d'incohérence. Une loi qui a pu suffisamment remplir de telles conditions, ne peut plus passer pour un simple jeu de l'esprit philosophique, et contient certainement l'expression abstraite de la réalité générale. Elle peut donc être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle, à lier l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la perpétuelle variété qui caractérise la succession sociale, dont la marche essentielle, sans être nullement périodique, se trouve cependant ainsi ramenée à une règle constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable quand on examine la progression totale. Or, l'usage graduel de cette grande loi nous a finalement conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire, la tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant, avec une précision rigoureuse, le pas déjà atteint par l'évolution fondamentale; d'où résulte aussitôt l'indication nécessaire de la direction qu'il faut imprimer au mouvement systématique, afin de le faire exactement converger avec le mouvement spontané. Nous avons clairement reconnu que l'élite de l'humanité, après avoir essentiellement épuisé toutes les phases successives de la vie théologique, et même les divers degrés de la transition métaphysique, touche maintenant à l'avénement direct de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle, et n'attendent plus que leur coordination générale pour constituer naturellement un nouveau système social, plus homogène et plus stable que ne put jamais l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire. Cette indispensable coordination doit être, par sa nature, d'abord intellectuelle, ensuite morale, et enfin politique; puisque la révolution qu'il s'agit de consommer provient, en dernière analyse, de la tendance nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la méthode philosophique convenable à son enfance par celle qui convient à sa maturité. Toute tentative qui ne remonterait pas jusqu'à cette source logique serait radicalement impuissante contre le désordre actuel, qui, sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi d'évolution devient elle-même aussitôt le principe général d'une telle solution, en établissant spontanément une entière harmonie dans le système total de notre entendement, par l'universelle prépondérance ainsi procurée à la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, les seuls aujourd'hui qui, chez les esprits les plus avancés, n'y aient point encore été suffisamment ramenés. En second lieu, cet extrême accomplissement de l'évolution intellectuelle tend nécessairement à faire désormais prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite, le vrai sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature, étroitement lié, de manière à conduire naturellement à la régénération morale. Les règles morales ne sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en vertu de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques justement discréditées; elles reprendront une irrésistible vigueur quand elles seront convenablement rattachées à des notions positives généralement respectées. Sous l'aspect politique enfin, il est pareillement incontestable que cette intime rénovation des doctrines sociales ne saurait s'accomplir sans faire graduellement surgir, de son exécution même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les intelligences et reconstruit les mœurs, deviendra paisiblement, dans toute l'étendue de l'occident européen, la première base essentielle du régime final de l'humanité. C'est ainsi que la même conception philosophique qui, appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la vraie nature du problème fondamental, fournit spontanément, à tous égards, le principe général de la véritable solution, et en caractérise aussi la marche nécessaire. Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal besoin de la civilisation moderne que cette fatale illusion métaphysique qui, malgré leur incompatibilité radicale, fait aujourd'hui concourir tous les partis et toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain, tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations sociales, pour n'accorder d'attention sérieuse et de confiance réelle qu'aux diverses combinaisons pratiques destinées à l'immédiate élaboration des institutions politiques proprement dites, abstraction faite du désordre intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire n'aura pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme à sa nature, aucune institution durable ne saurait devenir possible, faute de base solide; notre état social ne comportera que des mesures politiques plus ou moins provisoires, principalement destinées à garantir le maintien, de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours indispensable, contre l'essor croissant des ambitions déréglées, partout excitées d'après la diffusion et l'extension graduelles de l'anarchie spirituelle; pour remplir cet office continu, les gouvernemens, quelle que soit leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité, à ne pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui, que sur un vaste système de corruption, assisté, au besoin, d'une force répressive. Jusqu'à ce que la réorganisation mentale, et, par suite, morale, soit convenablement développée, l'élaboration philosophique aura donc nécessairement beaucoup plus d'importance que l'action purement politique, quant à la régénération finale des sociétés modernes. Ce que les philosophes pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens judicieux, ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention mal conçue, cette opération fondamentale, et, plus tard, d'en faciliter l'application graduelle. Sous cet aspect capital, on doit reconnaître que, de tous les pouvoirs successivement prépondérans depuis le début de la crise finale, la Convention française est encore le seul qui, du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus définie, ait eu, malgré d'immenses obstacles, le véritable instinct de sa position, comme l'indique sa tendance caractéristique vers des créations vraiment progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les autres puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité, même dans leurs constructions les plus éphémères. Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle, premier besoin de notre époque, les deux volumes précédens m'ont fourni l'occasion de diverses explications incidentes, essentiellement propres à prévenir ou à dissiper toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen âge. La discussion directe et approfondie de ce chapitre sur les vices intellectuels et moraux qui rendent d'ordinaire les savans actuels profondément indignes d'aucune haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique de pensées générales et de sentimens élevés, ne saurait d'ailleurs, à cet égard, laisser subsister la moindre incertitude chez les juges de bonne foi, en constatant l'entière incapacité politique de la seule classe au triomphe de laquelle ma conception sociale pût d'abord sembler destinée, comme possédant seule, à mes yeux, quoique d'une manière partielle, empirique, et finalement très-insuffisante, le principe logique de la vraie solution philosophique. Rien de ce qui est aujourd'hui classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au système final, dont tous les élémens spontanés doivent préalablement subir une intime régénération intellectuelle et morale, conforme à la doctrine fondamentale qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le pouvoir spirituel futur, première base d'une véritable réorganisation, résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans analogie à aucune de celles qui existent, et originairement composée de membres indifféremment issus, suivant leur propre vocation individuelle, de tous les ordres quelconques de la société actuelle, le contingent scientifique n'y devant même nullement prédominer, d'après l'aperçu le plus probable. L'avénement graduel de cette salutaire corporation sera d'ailleurs essentiellement spontané, puisque son ascendant social ne peut nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire des intelligences aux nouvelles doctrines successivement élaborées: en sorte qu'une telle autorité n'est pas plus susceptible, par sa nature, de décret que d'interdiction. Son établissement devant donc surgir peu à peu de l'exécution même de son œuvre fondamentale, toute spéculation détaillée sur les formes propres à sa constitution ultérieure, serait aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine, quoique la pernicieuse influence des habitudes métaphysiques doive encore faire excuser ces vaines préoccupations. Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit inévitablement, comme celle de la puissance catholique, précéder son organisation légale, il ne peut donc être ici question que de caractériser sommairement sa destination nécessaire dans le système final de la sociabilité moderne, afin surtout de signaler suffisamment son aptitude spontanée à agir directement, avec une heureuse efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement des travaux philosophiques qui détermineront sa formation graduelle, longtemps avant qu'il puisse être regardé comme régulièrement constitué. Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire des deux puissances, et même sur son application spéciale à la civilisation actuelle, doit évidemment être renvoyée à mon Traité ultérieur de philosophie politique: sauf l'utilité provisoire que le lecteur peut retirer, à cet égard, de mon ancien travail déjà rappelé au cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental et pourtant si contraire à des préjugés encore presque universels, elles seraient assurément incompatibles avec l'extension déjà trop grande qu'a successivement acquise cet ouvrage. Mais la suite des conceptions, d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux volumes précédens, doit avoir graduellement transporté le lecteur attentif à un point de vue tel, qu'aucun bon esprit ne saurait plus maintenant conserver, en général, d'incertitude grave relativement à la nécessité accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée, d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant du pouvoir temporel, et destiné à régir les opinions et les mœurs pendant que l'autre s'applique seulement aux actes accomplis. Puisque nous avons reconnu, en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée par une influence toujours croissante de la vie spéculative sur la vie active, quoique celle-ci conserve sans cesse l'ascendant effectif, il serait certainement contradictoire de supposer que la partie contemplative de l'homme doit être à jamais privée de culture propre et de direction distincte dans l'état social où l'intelligence aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes les plus inférieures, tandis que cette séparation a déjà régulièrement existé, au moyen âge, dans une civilisation plus rapprochée, à tous égards, de l'enfance de l'humanité. En un temps où tous les bons esprits admettent communément la nécessité d'une division permanente entre la théorie et la pratique, pour le perfectionnement simultané de toutes deux, envers les moindres sujets de nos efforts, pourrait-on hésiter à étendre ce salutaire principe aux opérations les plus difficiles et les plus importantes, quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation des deux puissances n'est, au fond, que la manifestation extérieure d'une telle distinction entre la science et l'art, transportée jusqu'aux idées sociales, et dès lors entièrement systématisée. Il y aurait donc, à cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement à l'intime dégradation de notre intelligence, si l'on persistait indéfiniment à laisser, en ce sens, la société moderne au-dessous de celle du moyen âge, en y reconstituant à dessein la confusion antique, sans la situation qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les motifs qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour à la barbarie serait ainsi encore plus prononcé sous le rapport moral. Je crois avoir suffisamment caractérisé, au cinquante-quatrième chapitre, le pas vraiment fondamental que l'admirable effort du catholicisme parvint à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles de tous genres, dans le développement essentiel de la sociabilité humaine, en affranchissant la morale de l'étroite subordination où la tenait jusque alors la politique, pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait acquérir ni la pureté ni l'universalité indispensables à l'extension finale de notre civilisation. Cette sublime opération, encore si peu comprise du vulgaire philosophique, constitue certainement, par sa nature, la première base rationnelle de toute notre éducation morale, en plaçant les lois immuables relatives aux besoins les plus intimes et les plus généraux de l'humanité, à l'abri des inspirations variables émanées des intérêts les plus secondaires et les plus particuliers. Or, il n'est pas douteux que cette indispensable coordination n'aurait, à la longue, aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de nos aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement distinct et suffisamment indépendant du pouvoir politique proprement dit: comme ne le confirment que trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et qu'elle subit encore journellement, par suite de la désorganisation spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la nature de la civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément préservée de toute attaque dogmatique, malgré la chute de la philosophie catholique qui en avait dû être l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé ci-dessus. Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu de leur confusion caractéristique entre les deux ordres d'attributions, ont involontairement sanctionné cette condition essentielle de notre sociabilité, sans y avoir toutefois convenablement satisfait, par ces remarquables déclarations préalables, destinées à instituer, jusque chez les moindres citoyens, un contrôle général des mesures politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait des moyens énergiques que l'organisme catholique procurait naturellement à chaque croyant pour résister à toute injonction légale contraire à la morale établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi contre une économie régulièrement fondée sur une telle séparation continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge préliminaire propre à la civilisation humaine, cette grande division est donc devenue, à tous égards, le principe social de l'élévation intellectuelle et de la dignité morale. Sans doute, la progression moderne, après sa première impulsion catholique et féodale, a dû, comme je l'ai expliqué, bientôt devenir radicalement hostile à l'ordre catholique, où, par l'extrême imperfection de sa base théologique, qui ne pouvait ni ne devait prévaloir plus longtemps, une organisation, jusqu'alors éminemment progressive, tendait désormais à dégénérer directement en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme nécessaire, dont l'office temporaire est maintenant accompli, ne doit pas laisser indéfiniment dominer les préjugés révolutionnaires propres à son développement, et dont l'empire trop prolongé est maintenant aussi contraire à l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant indispensable à sa dernière préparation. Au reste, tandis que la nature de la civilisation moderne prescrit la division rationnelle des deux puissances élémentaires comme une condition fondamentale de son essor régulier, elle tend, encore plus évidemment, malgré toute vaine opposition systématique, à la réaliser de plus en plus comme une irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans l'état social du moyen âge, nous avons reconnu qu'une telle séparation avait eu, à beaucoup d'égards, un caractère forcé, qui a dû accessoirement influer sur son imparfaite consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante, malgré sa transformation capitale. Rien d'équivalent n'est possible sous l'ascendant, déjà pleinement irrévocable et désormais de plus en plus complet, de la vie industrielle propre aux temps modernes, et dont la nature doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion réelle entre la puissance spéculative et la puissance active, qui n'y sauraient certainement jamais résider, à un haut degré, chez les mêmes organes, fût-ce envers les plus simples opérations partielles, et, à fortiori, quant aux plus hautes entreprises sociales. La diversité nécessaire des mœurs respectives n'est pas, au fond, moins incompatible avec une semblable concentration politique que l'évidente distinction des capacités. Quoique les caractères particuliers aux différentes classes modernes soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment prononcés, il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse identité que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui à établir entre leurs habitudes, que la supériorité de richesse, principal résultat spontané de la prééminence industrielle, ne conférera jamais des droits sérieux à la suprême décision des questions humaines; de même, quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant d'artistes, encore plus choquante chez les savans, pour rivaliser de fortune avec les chefs industriels, il n'est certes nullement à craindre que les carrières esthétiques ou scientifiques puissent désormais conduire au plus haut ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique naturellement propre aux uns, quand il y a vocation réelle, est assurément incompatible, en général, avec la scrupuleuse sollicitude usuelle qu'exigent les succès des autres. Une secte éphémère, sans portée comme sans moralité, instituant, sur la confusion systématique des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a voulu, de nos jours, tenter de prendre la richesse pour l'unique base du classement social, en y concevant la seule récompense homogène de tous les services quelconques. Mais ses vains efforts n'ont essentiellement abouti qu'à faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations d'une utilité immédiate et matérielle constitueront indéfiniment, de toute nécessité, la principale source des richesses, quelles que puissent être les améliorations ultérieures de l'état social; tandis que les divers travaux spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente, en vertu de leur destination plus indirecte et plus lointaine, quoique leur efficacité finale soit réellement très-supérieure, sont destinés, par leur nature, à trouver surtout, en une vénération prépondérante, leur juste rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique que désastreux de vouloir habituellement réunir les plus hauts degrés de fortune et de considération. Enfin, pour terminer cette discussion préliminaire par une observation irrésistible, il faut remarquer que les vraies nécessités sociales doivent se manifester toujours, d'une manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là même qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui une sorte de pouvoir spirituel spontané, disséminé parmi les littérateurs et les métaphysiciens qui, par un enseignement journalier, soit oral, soit surtout écrit, dirigent, au sein des divers partis existans, l'application sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité d'une telle puissance ne l'empêche point de faire hautement sentir son action effective, et d'une manière souvent très-déplorable à beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement nécessaire; les plus systématiques adversaires de la séparation des deux autorités élémentaires ne sont certes pas les moins servilement soumis à son ascendant habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond, sous cet aspect, à décider si les populations modernes, au lieu d'une véritable organisation spirituelle, fondée sur une sérieuse élaboration philosophique de l'ensemble des conceptions humaines, et assujettie à des conditions rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus de toutes connaissances réelles qu'étrangers à toutes convictions profondes, et qui, au nom d'une déplorable facilité à soutenir, avec un spécieux éclat, toutes les thèses quelconques, viennent s'ériger, sans aucune garantie mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité: il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet. Mieux on approfondira une telle discussion, plus on sentira que la civilisation moderne doit, par sa nature, offrir le principal développement de cette division fondamentale des deux puissances, qui ne put être que très-imparfaitement ébauchée au moyen âge, vu la double inaptitude de l'état social correspondant et de la philosophie alors prépondérante: l'essor croissant de notre sociabilité tend nécessairement, à tous égards, à rendre le gouvernement humain de plus en plus moral et de moins en moins politique. En même temps que la réorganisation spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi, malgré les hautes difficultés qui lui sont propres, la plus complétement préparée, chez l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble des divers antécédens. D'une part, les gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger une telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette haute attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration philosophique qui se montrera digne d'y présider; d'une autre part, les populations, radicalement désabusées des illusions métaphysiques, comprennent de plus en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle d'expériences décisives, que tout le progrès social compatible avec les doctrines vulgaires est enfin essentiellement épuisé, et qu'aucune importante fondation politique ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord sur une philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre, on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement commencer la régénération finale, cette double condition préalable est aujourd'hui tellement remplie, que le déplorable retard qu'éprouve encore cette grande tâche du XIXe siècle doit être déjà imputé surtout à la profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise jusqu'ici. Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement assez caractéristique pour en faire partout sentir la vraie tendance générale, et longtemps avant qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa pleine maturité sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit sur les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences, une double influence graduelle très-favorable au retour universel d'une harmonie durable, en indiquant aux uns une voie pleinement légitime de haute satisfaction politique, et aux autres la marche la plus conforme à une sage réalisation de leurs vœux principaux. Sous le premier aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en principe, au sujet de l'avénement catholique, que le prétendu règne de l'esprit, d'abord rêvé par la métaphysique grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la sociabilité humaine, une conception aussi dangereuse que chimérique, non moins contraire aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre, et qui, si elle pouvait réellement prévaloir, ne tendrait, malgré de spécieuses apparences, qu'à organiser une dégradante immobilité, analogue à celle des théocraties proprement dites, en livrant l'empire du monde à de médiocres intelligences, dès lors habituellement privées à la fois de frein et de stimulation (_voyez_ le début de la cinquante-quatrième leçon)[28]. Or, cette fallacieuse utopie, naturellement écartée tant que le régime du moyen âge put procurer aux ambitions spirituelles une convenable satisfaction, dut ensuite reparaître spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance croissante de la philosophie métaphysique d'où elle émanait, quand la décomposition politique du catholicisme parut rétablir, au profit des chefs temporels, l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires. Dès cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident européen, presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit nombre d'éminentes exceptions dues à l'instinct du vrai génie philosophique, ont été plus ou moins animés, souvent à leur insu, d'une secrète tendance insurrectionnelle contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le mouvement négatif s'accomplissait, cette opposition croissante devait, par une réaction inévitable, et, à certains égards, indispensable, exciter les ambitions spirituelles à la poursuite de plus en plus active des grandeurs temporelles, alors seules constituées: cette influence devait se développer à peu près également, soit dans les états protestans, où la confusion des deux puissances était solennellement consacrée, soit chez les nations catholiques, où la suprématie temporelle n'était pas, au fond, moins réelle, et où d'ailleurs l'abaissement simultané des barrières aristocratiques devait éminemment favoriser de telles prétentions. Il serait superflu d'expliquer combien la grande crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément ces irrationnelles espérances, qui désormais ne reconnaissent plus, en principe, aucune limite nécessaire. Sans doute, ce dérèglement presque universel des ambitions philosophiques ne saurait altérer la nature de la civilisation moderne, d'après laquelle ces folles tentatives, à jamais privées du point d'appui religieux, viendront toujours échouer contre l'ascendant inébranlable de la prépondérance matérielle, désormais mesurée surtout par la supériorité de richesse, et par suite de plus en plus inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins, au sein des sociétés actuelles, une source permanente d'intime perturbation. Ce principe universel de désordre est aujourd'hui d'autant plus dangereux, qu'il semble plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la tendance incontestable de la civilisation à augmenter continuellement l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit vague et absolu de la philosophie politique généralement admise peut conclure, d'une manière très-captieuse, la concentration finale du gouvernement humain, à la fois spéculatif et actif, chez les hautes capacités mentales, conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité, combinée avec une moralité peu commune, suffit à peine pour préserver maintenant notre vaine intelligence d'une telle illusion philosophique, qui désormais domine secrètement la plupart des esprits occupés de questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée n'a fait, à cet égard, que formuler hautement, avec la plus ignoble exagération, le rêve presque unanime des ambitions spéculatives. Sans aller jusqu'à une telle issue, cette commune disposition exerce journellement une influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent le plus sincèrement une pareille aberration, dont personne aujourd'hui n'ose directement aborder la discussion rationnelle: il serait donc superflu d'en signaler davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental de la séparation systématique des deux pouvoirs offre certainement le seul moyen général propre à dissiper suffisamment cette grande source de désordre social, en accordant une satisfaction régulière à ce que cette confuse tendance renferme, au fond, de pleinement légitime. La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence la suprême direction immédiate des affaires humaines, destine l'esprit à lutter constamment, selon sa nature, pour modifier de plus en plus le règne nécessaire de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au respect continu des lois morales de l'harmonie universelle, dont toute activité pratique, soit privée, soit même publique, tend toujours à s'écarter spontanément, faute de vues assez élevées et de sentimens assez généreux. Ainsi conçue, la légitime suprématie sociale n'appartient, à proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais à la morale, dominant également les actes de l'une et les conseils de l'autre: telle est du moins la limite idéale dont la réalité doit graduellement s'approcher, quoique sans pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement, comme envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit peut enfin abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre régulier lui assigne exclusivement un noble office permanent, aussi propre à entretenir son heureuse activité qu'à récompenser ses éminens services. La nature nettement déterminée de ces fonctions, essentiellement relatives à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième chapitre, les conditions exactement définies imposées à leur exercice, et la résistance continue qu'il rencontre inévitablement, tendent d'ailleurs à contenir spontanément cette autorité spirituelle, toujours fondée sur un libre assentiment, entre les limites générales susceptibles d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels, au moyen des précautions convenables. C'est ainsi que la réorganisation philosophique des sociétés modernes constitue nécessairement la seule transformation durable propre à rendre désormais éminemment salutaire l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence sur notre système politique, où elle ne peut échapper à une injuste exclusion qu'en aspirant à une domination vicieuse. Par leur aveugle antipathie contre toute séparation régulière des deux puissances, les hommes d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment les embarras, de plus en plus graves, que leur causent aujourd'hui les confuses prétentions politiques de la capacité. On peut assurer que ces funestes conflits resteront nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles et les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie sociale continuera d'être profondément troublée par des tentatives opposées, mais également vicieuses, pour transporter aux unes les conditions et les garanties exclusivement convenables aux autres. Note 28: Cette dangereuse utopie grecque est tellement en harmonie avec l'ensemble des aberrations propres à la grande transition moderne, que la théorie fondamentale que j'ai établie à ce sujet, au 54e chapitre, doit maintenant choquer beaucoup les préjugés et les passions de presque tous ceux qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction de voir un tel jugement complétement adopté par l'un des penseurs les plus éminens et les plus indépendans dont l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer (M. Mill). En m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M. Mill a été spontanément conduit, dans la familiarité de notre heureux commerce épistolaire, à qualifier cette chimère perturbatrice d'après un terme si pleinement caractéristique, que j'ai cru devoir me faire autoriser à le rendre public. La dénomination de _pédantocratie_ me semble, en effet, très-propre à résumer désormais l'appréciation positive d'une tendance sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai démontré, réellement aboutir qu'à instituer, au nom de la capacité, la domination, profondément oppressive à tous égards, et surtout mentalement, des médiocrités ambitieuses dont la valeur philosophique se réduit essentiellement à une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché d'un pareil type, suivant la judicieuse remarque de M. Mill. Si cet important sujet détermine ultérieurement une véritable discussion, je ne doute pas qu'une telle formule, convenablement employée, n'y contribue beaucoup à l'éclaircir et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur le vrai caractère politique de cette désastreuse aberration philosophique, que j'ai été obligé, faute de cette expression spéciale, de qualifier par des locutions trop composées. À cette heureuse influence permanente de la grande élaboration philosophique sur la marche actuelle des esprits actifs, correspond naturellement, sous le second aspect ci-dessus indiqué, une influence équivalente sur la disposition sociale de la masse des intelligences. Il résulte, en effet, de la confusion existante entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale, aujourd'hui profondément désastreuse, à chercher toujours, dans les institutions politiques proprement dites, la solution exclusive des difficultés quelconques relatives à notre situation. Cette disposition populaire, graduellement développée en Europe pendant les cinq siècles qui ont suivi la désorganisation spontanée du système catholique, à mesure que s'accomplissait la concentration temporelle, est maintenant parvenue à sa plus déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement entretenue par les nombreuses tentatives de constitutions métaphysiques propres au dernier demi-siècle. Une telle tendance vulgaire peut seule fournir un point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées de l'intelligence à la domination universelle: car, sans une pareille illusion sur l'efficacité absolue des mesures purement politiques, l'agitation métaphysique ne pourrait déterminer les masses à seconder suffisamment ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la nouvelle impulsion philosophique écartera spontanément la dangereuse utopie du règne de l'esprit, en ouvrant régulièrement à la capacité mentale une large issue sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins naturellement, la sorte d'hallucination correspondante, en imprimant aux justes réclamations populaires la direction, bien plus souvent morale que politique, convenable à leur vraie destination. On ne peut douter, en effet, que les principaux griefs légitimement signalés par les masses actuelles contre un régime où leurs besoins généraux sont si peu consultés, ne se rapportent surtout à une rénovation totale des opinions et des mœurs, sans que les institutions directes puissent, au fond, nullement suffire à leur indispensable réparation. Cette appréciation est particulièrement incontestable, comme j'aurai bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers les graves abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité nécessaire des richesses, et qui constituent le plus dangereux argument des agitateurs ou des utopistes: car ces vices tirent certainement leur plus déplorable intensité de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage que de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence réelle est, à cet égard, fort limitée dans le système de la sociabilité moderne, à moins d'une anarchique subversion, aussi destructive du progrès que de l'ordre. L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce rapport capital, et sous beaucoup d'autres analogues, d'exercer immédiatement, vu l'état présent des populations modernes, une action rationnelle très-importante, directement propre à faciliter le retour universel d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette heureuse aptitude ne pourrait être suffisamment réalisable, si cette sage réformation des tendances actuelles ne se présentait pas spontanément comme aussi liée aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la nouvelle prédication philosophique, quelque judicieuse qu'elle pût être, resterait essentiellement dépourvue d'efficacité populaire, si, en signalant la nature éminemment morale de tels embarras sociaux, et leur indépendance essentielle des institutions proprement dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur vraie solution générale, d'après l'uniforme assujettissement de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives, sous l'active impulsion continue d'une autorité spirituelle assez énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d'une telle discipline universelle. Sans cette indispensable coïncidence, d'ailleurs évidemment inhérente à la véritable élaboration régénératrice, l'instinct des masses ne saurait accueillir un semblable enseignement, où il verrait alors, en effet, une source de déceptions, destinée à amortir les efforts d'amélioration réelle, au lieu de leur imprimer une direction plus salutaire. On ne peut donc méconnaître l'influence nécessaire de l'essor philosophique relatif à la réorganisation spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une saine appréciation des diverses difficultés sociales, des dispositions populaires éminemment perturbatrices, qui fournissent aujourd'hui le principal aliment des illusions et des jongleries politiques. En général, cette nouvelle philosophie tendra de plus en plus à remplacer spontanément, dans les débats actuels, la discussion vague et orageuse des _droits_ par la détermination calme et rigoureuse des _devoirs_ respectifs. Le premier point de vue, critique et métaphysique, a dû prévaloir tant que la réaction négative contre l'ancienne économie n'a pas été suffisamment accomplie; le second, au contraire, essentiellement organique et positif, doit, à son tour, présider à la régénération finale: car l'un est, au fond, purement individuel, et l'autre directement social. Au lieu de faire consister politiquement les devoirs particuliers dans le respect des droits universels, on concevra donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans doute, n'est nullement équivalent; puisque cette distinction générale représente alternativement la prépondérance sociale de l'esprit métaphysique ou de l'esprit positif: l'un conduisant à une morale presque passive, où domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément active, dirigée par la charité. Cette transformation radicale des habitudes actuelles dérivera nécessairement de la priorité systématiquement accordée à la réorganisation spirituelle sur la réorganisation temporelle, comme étant à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre résistance des hommes d'état à la séparation fondamentale des deux puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant que sous le premier, directement contradictoire à leurs vaines récriminations contre la tendance exclusive des vœux populaires vers les solutions purement politiques: quelque fondées que soient souvent leurs plaintes à ce sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes repousseront aveuglément le seul moyen général de réformer ces habitudes irréfléchies, résultat inévitable de la dictature temporelle, sans altérer l'indispensable manifestation des besoins universels, dès lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction. Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi éminens qu'irrécusables, propres à la grande élaboration philosophique destinée à déterminer graduellement la réorganisation spirituelle des sociétés modernes. Par cette double influence préliminaire sur la raison publique, la nouvelle puissance morale, avant sa constitution régulière, fera spontanément, dès sa naissance, l'épreuve décisive de son action sociale, en faisant universellement prévaloir la disposition d'esprit nécessaire à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant ainsi assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement, d'après les bases historiques déjà posées, d'abord et surtout la nature générale de ses attributions finales, et, par suite, le caractère essentiel de son autorité normale, pour achever de dissiper suffisamment les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables, qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau pouvoir spirituel, vu les profondes aberrations qui, à raison même des habitudes actuelles de confusion politique, ont si souvent conduit, à ce sujet, à des conceptions essentiellement théocratiques, justement antipathiques à la sociabilité moderne. Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la puissance catholique propre au moyen âge se présente naturellement, comme relative au seul antécédent réel d'une telle organisation, dont l'action sociale serait ainsi, dans son ensemble, immédiatement indiquée. Mais, quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible d'une véritable utilité, quand il est convenablement dirigé, son usage exige toujours des précautions essentielles, sans lesquelles il conduirait souvent à de fausses appréciations, en vertu de l'intime diversité des situations respectives, et surtout à raison du principe purement théologique sur lequel reposait l'ancien organisme spirituel, où la véritable destination politique était nécessairement subordonnée à un but personnel imaginaire, que nous avons vu altérer profondément, à beaucoup d'égards, l'exercice et le caractère de l'autorité spéculative. C'est seulement à ceux qui, d'après nos précédentes explications historiques, sauront écarter suffisamment le point de vue religieux, pour envisager uniquement l'office social du clergé catholique, qu'une judicieuse application de ce procédé comparatif pourra devenir vraiment utile comme moyen empirique de faciliter les déterminations et de les préciser davantage: car, il est d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle, comportait, au moyen âge, l'action spirituelle, donnera lieu pareillement à une équivalente intervention du nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel sera même, à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent à la différence radicale des deux philosophies et des deux civilisations. Toutefois, sans renoncer à cette ressource spontanée, qui devra surtout ultérieurement seconder les développemens réservés à mon Traité spécial, notre double appréciation sommaire doit ici conserver essentiellement la forme directe et abstraite, afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation. J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le principe général, aussi rigoureux qu'incontestable, qui détermine rationnellement la séparation fondamentale entre les attributions respectives du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes sages des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment les conflits plus ou moins graves que la fatale discordance de nos passions, aussi inévitable dans l'avenir que dans le passé, soulèvera un jour entre les deux puissances, malgré l'amélioration réelle de la sociabilité humaine. Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle comme devant être, par sa nature, finalement décisive en tout ce qui concerne l'_éducation_, soit spéciale, soit surtout générale, et seulement consultative en tout ce qui se rapporte à l'_action_, soit privée, soit même publique, où son intervention habituelle n'a jamais d'autre objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les règles de conduite primitivement établies: l'autorité temporelle, au contraire, entièrement souveraine quant à l'action, au point de pouvoir, sous sa responsabilité des résultats, suivre une marche opposée aux conseils correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation, qu'une simple influence consultative, bornée à y solliciter la révision ou la modification partielle des préceptes que la pratique lui semblerait condamner. Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite l'application journalière, d'un système universel d'éducation positive, non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout morale, constituera l'attribution caractéristique du pouvoir spirituel moderne, dont une telle élaboration graduelle pourra seule développer convenablement le génie propre et l'ascendant social. C'est principalement pour servir de base générale à un tel système que devra être préalablement coordonnée la philosophie positive proprement dite, dont j'ai osé, le premier, concevoir et ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir désormais à l'entendement humain un point d'appui fondamental par une suite homogène et hiérarchique de notions positives, à la fois logiques et scientifiques, sur tous les ordres essentiels de phénomènes, depuis les moindres phénomènes mathématiques, source initiale de la positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes moraux et sociaux, terme indispensable de sa pleine maturité. Si, d'une part, l'éducation moderne, jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité correspondante, ne saurait être vraiment constituée sans un pareil fondement philosophique, il n'est pas moins certain, en sens inverse, que, sans cette grande destination, cette coordination préliminaire n'aurait point un caractère assez nettement déterminé pour contenir suffisamment les divagations dispersives propres à la science actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve toute l'énergie convenable, en un temps où l'esprit d'ensemble est encore si rare et où les conditions en sont si peu comprises, il importera même de ne jamais oublier que ce système d'éducation positive est nécessairement destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune classe exclusive, quelque vaste qu'on la suppose, mais de l'entière universalité des populations, dans toute l'étendue de la république européenne. C'est au catholicisme, comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au moyen âge, le premier établissement d'une éducation vraiment universelle, qui, quelque imparfaite qu'en dût être l'ébauche, présentait déjà, malgré d'inévitables diversités de degré, un fond essentiellement homogène, toujours commun aux moindres et aux plus éminens chrétiens: il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir une institution moins générale pour une civilisation plus avancée. Sous ce rapport, les dogmes révolutionnaires relatifs à l'égalité d'instruction contiennent, à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation catholique, un certain pressentiment confus du véritable avenir social, sauf les graves inconvéniens ordinairement inhérens à la nature vague et absolue des conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient précéder et préparer les conceptions positives. Rien n'est plus propre, sans doute, à caractériser profondément l'anarchie actuelle, que la honteuse incurie avec laquelle les classes supérieures considèrent habituellement aujourd'hui cette absence totale d'éducation populaire, dont la prolongation exagérée menace pourtant d'exercer sur leur sort prochain une effroyable réaction. Ainsi, la première condition essentielle de l'éducation positive, à la fois intellectuelle et morale, envisagée comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse universalité. Malgré d'inévitables différences de degré, aussi salutaires que spontanées, correspondantes aux inégalités d'aptitude et de loisir, c'est d'ailleurs une grave erreur philosophique, aujourd'hui trop fréquente, que de rattacher à ces distinctions naturelles des diversités nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche, de cette commune initiation. L'invariable homogénéité de l'esprit humain, non-seulement parmi les divers rangs sociaux, mais même chez les différentes natures personnelles, fera toujours comprendre, à tous ceux qui ne se borneront pas à une superficielle appréciation, que, sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient finalement influer que sur le développement plus ou moins étendu d'un système toujours identique: l'expérience catholique a depuis longtemps sanctionné cette indication rationnelle, en ce qui concerne l'éducation générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond, pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques, quoique plus ou moins détaillée ou approfondie: de nos jours même, l'instruction spéciale, seule régularisée, pourra montrer aux juges compétens que la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension d'un mode constamment semblable. Au reste, ce n'est point ici le lieu de m'expliquer convenablement sur la véritable nature fondamentale de l'éducation positive, à la fois industrielle, esthétique, scientifique et philosophique, où l'essor moral correspondra sans cesse au progrès intellectuel: l'importance prépondérante et la difficulté supérieure d'un tel sujet me détermineront à y consacrer plus tard un Traité exclusif, que j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier volume. Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité caractéristique de ce système primordial, autour duquel se ramifieront ensuite spontanément les divers appendices particuliers relatifs à la préparation directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa spécialité empirique, sera invinciblement poussé à une indispensable généralité rationnelle, présidant à une saine répartition finale de l'élaboration spéculative: car un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de condenser et de coordonner les principales branches de la philosophie naturelle, qui, devant toutes fournir un contingent essentiel à la doctrine commune, ne sauraient conserver une incohérence et une dispersion évidemment incompatibles avec cette grande destination sociale, comme je l'expliquerai davantage au soixantième chapitre. Quand les savans auront suffisamment compris que la vie active exige habituellement l'emploi simultané des diverses notions positives que chacun d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans doute que leur ascension politique suppose nécessairement la généralisation préalable de leurs conceptions ordinaires, et, par conséquent, l'entière réformation philosophique de leurs dispositions actuelles. Car les populations modernes ne pourront jamais reconnaître pour chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable supériorité envers une faible partie de nos connaissances, sont le plus souvent au-dessous du vulgaire relativement à tout le reste du domaine réel de la raison humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette sorte d'automatisme spéculatif: cette pleine généralité constitue tellement la première condition de l'autorité spirituelle, que sa seule influence, même à l'état le plus imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière désuétude sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais profondément antipathique à la raison moderne. Tandis que, par une telle élaboration, l'esprit positif acquerra spontanément le dernier attribut essentiel qui lui manque encore, cette grande destination achèvera aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant oublier jamais le but social. Nous avons, en effet, précédemment remarqué, même envers les sciences les plus avancées, que le caractère scientifique actuel flotte presque toujours entre l'essor abstrait et l'application partielle, de manière à n'être le plus souvent ni franchement spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme clairement la constitution équivoque des corporations savantes, où domine un vicieux mélange des attributions technologiques avec les travaux scientifiques, et dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt de simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion radicale est aujourd'hui évidemment liée au défaut de généralité, qui, dissimulant la haute destination philosophique de l'esprit positif, ne permet de motiver son utilité finale que sur des services secondaires, aussi spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes. Mais il est clair que cette tendance, convenable seulement à l'enfance de la science moderne, constitue maintenant un nouvel obstacle essentiel à la systématisation de la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal de l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate que la direction intellectuelle et morale des populations civilisées; application nécessaire, n'offrant rien d'éventuel ni d'isolé, et dont l'influence continue, loin de pouvoir altérer la pureté ou la dignité du caractère spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de consistance[29]. Ainsi, sous tous les aspects importans, la grande élaboration philosophique destinée à la fondation du système final de l'éducation positive, exercera nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière préparation mentale de la nouvelle puissance spirituelle, dont les élémens actuels sont encore si imparfaits: c'est surtout pour ce motif que je devais ici expressément signaler cette attribution caractéristique. En même temps, l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par une telle destination sociale, conduiront spontanément les divers philosophes positifs à former peu à peu une véritable corporation européenne, de manière à prévenir ou à dissiper les imminentes dissensions actuellement inhérentes à l'anarchie scientifique, qui décompose toujours ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les corps savans en une multitude de coteries, aussi précaires qu'étroites, mutuellement ennemies, et seulement disposées à de honteuses coalitions passagères pour protéger à tout prix les intérêts de chaque membre contre toute rivalité extérieure. Note 29: Quelque nécessaire que soit cette séparation préalable des vrais savans, s'élevant enfin à l'état philosophique, d'avec les ingénieurs proprement dits, on peut assurer que les corporations savantes s'y opposeront de tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de leurs principaux titres actuels à la considération publique: et cette opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs qui feraient désirer, surtout en France, la prochaine suppression de ces compagnies arriérées, maintenant dominées à tant d'égards par un esprit contraire aux principaux besoins de notre temps. Toutefois les hautes nécessités philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées par l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que le mouvement industriel deviendra plus systématique: car, lorsque cette classe aura suffisamment développé son propre caractère, elle s'affranchira bientôt, sans doute, d'une orgueilleuse tutelle scientifique, émanée d'hommes qui, à raison même de leur direction équivoque, doivent, au fond, offrir le plus souvent une faible capacité technologique, dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation mentale, feront aisément ressortir l'insuffisance sociale. Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive sera principalement caractérisée par la systématisation finale de la morale humaine, qui, dès lors affranchie de toute conception théologique, reposera directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble de la philosophie positive, comme je l'indiquerai davantage au soixantième chapitre. Dans l'économie générale d'une telle éducation, de saines habitudes soigneusement entretenues, sous la direction des préjugés convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif développement de l'instinct social et du sentiment du devoir; pour être définitivement rationnalisés, en temps opportun, d'après la connaissance réelle de notre nature et des principales lois, statiques ou dynamiques, de notre sociabilité: de manière à établir solidement d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé, successivement envisagé quant à son existence personnelle, domestique ou sociale, et ensuite leurs différentes modifications régulières suivant les diverses situations essentielles propres à la civilisation moderne. Vainement l'impuissance organique, commune à toutes les écoles métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément concourir, malgré leurs innombrables divergences, à sanctionner indifféremment la prétention exclusive des doctrines théologiques à constituer la morale: l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement constaté, surtout depuis le début de la grande crise révolutionnaire, que ce mode indirect, quoique indispensable à l'état préliminaire de l'humanité, n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable à sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile. Nous avons historiquement reconnu que l'application effective de ce procédé primitif avait toujours subi un décroissement spontané, correspondant à celui de la philosophie d'où il émanait, à mesure que l'intelligence et la sociabilité de notre espèce, simultanément développées, ont permis l'appréciation vulgaire des règles morales d'après l'ensemble de leur influence réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles prescriptions, personnelles où collectives, antérieurement soumises à la sanction religieuse, et que les philosophes anciens avaient cru ne pouvoir jamais s'y soustraire. Or, cette double désuétude croissante est maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun espoir de retour, comme l'a prouvé notre élaboration dynamique. La dispersion indéfinie des croyances religieuses, irrévocablement abandonnées aux divagations individuelles, empêche désormais de rien établir de stable sur d'aussi vains fondemens[30]. Dans l'état présent de la raison humaine, le degré d'unité théologique indispensable à l'efficacité morale de ces doctrines supposerait évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont la suffisante réalisation est heureusement impossible, et qui d'ailleurs serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible à la moralité universelle que cette fragile assistance ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous un autre aspect, les conditions politiques relatives à l'indépendance du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la philosophie religieuse, même sincèrement conservée, ne saurait en obtenir une véritable efficacité morale, sont désormais encore plus complétement repoussées que les conditions purement intellectuelles, chez les esprits même où l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle inconséquence philosophique pourrait surtout être comparée à celle de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive consécration de la morale par une religion sans révélation, sans culte, et sans clergé! L'analyse approfondie du catholicisme nous a démontré les conditions, tant mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement de son office moral, et la suite de l'appréciation historique nous a expliqué comment cinq siècles d'une active élaboration révolutionnaire, plus ou moins commune à toutes les classes quelconques de la société moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable destruction des unes et des autres. Une vicieuse préoccupation systématique peut seule aujourd'hui faire persister des esprits philosophiques à regarder la morale comme devant toujours reposer sur les conceptions théologiques, puisqu'il est évident que la moralité humaine a essentiellement résisté jusqu'ici à la profonde impuissance pratique des croyances religieuses, malgré l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle: cette indépendance effective est même parvenue au point que des observateurs d'une faible portée, mais d'une incontestable loyauté, en ont osé conclure l'inutilité radicale de tout enseignement moral régulier. Plusieurs témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales à la doctrine théologique est maintenant devenue directement contraire à leur efficacité, en faisant, quoiqu'à tort, rejaillir sur elles l'inévitable discrédit, mental et social, qui s'attache irrévocablement à une philosophie depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité constitue même désormais un obstacle général à l'actif développement de la moralité moderne, en ce qu'une telle illusion empêche de procéder convenablement à aucune élaboration rationnelle, contre laquelle, au reste, d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans, ou déistes, s'efforcent de soulever d'avance des imputations calomnieuses, comme pour fermer à l'envi toute issue réelle à l'anarchie actuelle. Dans l'état présent de l'élite de l'humanité, l'esprit positif est certainement le seul qui, dignement systématisé, puisse à la fois produire de véritables convictions morales, aussi stables qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle assez indépendante pour en régulariser l'application sociale. En même temps, la philosophie positive, comme je l'ai déjà noté, faisant directement prévaloir la connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine, peut seule présider au plein développement ultérieur du sentiment social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici que d'une manière fort indirecte, et même, à beaucoup d'égards, contradictoire, sous les inspirations d'une philosophie théologique qui, de toute nécessité, imprimait communément à tous les actes moraux le caractère d'un égoïsme exorbitant quoique chimérique, ensuite imité par la désastreuse théorie métaphysique de l'intérêt personnel. Les sentimens humains n'étant pas suffisamment développables sans un exercice direct et soutenu, la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle du bien en avertissant avec franchise qu'il n'en peut résulter souvent d'autre récompense certaine qu'une inévitable satisfaction intérieure, devra finalement devenir beaucoup plus favorable à l'essor actif des affections bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le dénouement même était toujours rattaché à de vrais calculs personnels, dont l'exclusive préoccupation comprimait trop aisément l'insuffisante protestation de nos instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que soient déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie positive, une aveugle routine, entretenue par d'énergiques intérêts, continuera, malgré l'évidence rationnelle, à méconnaître essentiellement la possibilité de systématiser la morale sans aucune intervention religieuse, jusqu'à ce que la suffisante réalisation d'une telle transformation vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse. C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la grande élaboration philosophique ne saurait avoir une importance aussi décisive pour déterminer la régénération finale de la société moderne. L'humanité ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance, tant que ses principales règles de conduite, au lieu d'être uniquement puisées dans une juste appréciation de sa nature et de sa condition, continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères. Note 30: Chez les déistes qui dissertent le plus aujourd'hui sur l'exclusive consécration religieuse des règles morales, ces divagations métaphysiques sont déjà parvenues au point d'altérer profondément le dogme même de la vie future, où, par un puéril raffinement de sensibilité réelle ou affectée, la plupart d'entre eux ont supprimé les peines éternelles, en conservant toutefois les récompenses; conception assurément très-propre à consolider la moralité de ceux qui repoussent toute base positive! Une telle monstruosité ne constitue pourtant que l'extrême développement d'une disposition caractéristique de l'esprit protestant, que nous avons vu, dès les premiers progrès de la désorganisation théologique, toujours tendre spontanément à diminuer de plus en plus la salutaire sévérité de l'ancienne morale religieuse. Les principales aberrations morales propres à notre temps se rattachent certainement à une vague religiosité métaphysique, et ne peuvent être le plus souvent reprochées aux esprits pleinement affranchis de toute philosophie théologique, malgré les graves lacunes qui résultent encore chez eux du défaut habituel de doctrine régulière. Dans l'élaboration systématique de l'éducation positive, je dois enfin signaler rapidement une dernière propriété essentielle, spécialement incontestable, par laquelle ce grand travail, caractérisant la destination européenne de la nouvelle autorité spirituelle, satisfera déjà à l'une des principales exigences de la situation actuelle. Notre analyse historique a clairement expliqué, conformément à l'observation directe, pourquoi la crise sociale, quoique ayant dû commencer en France, est désormais radicalement commune à tous les peuples de l'Europe occidentale, qui, après avoir plus ou moins subi l'incorporation romaine, furent surtout suffisamment soumis à l'initiation catholique et féodale, en sorte que leur commun essor ultérieur a toujours présenté jusqu'ici une véritable solidarité, à la fois positive et négative. Rien n'est assurément plus propre qu'une telle synergie à faire convenablement ressortir la profonde insuffisance de la philosophie métaphysique qui dirige encore les tentatives politiques, puisque, malgré cette irrécusable parité, il ne s'agit partout que d'essais purement nationaux, où la communauté occidentale est essentiellement oubliée. Cette lacune caractéristique subsistera nécessairement tant que le principe fondamental de la séparation des deux puissances continuera d'être méconnu, par une abusive prolongation de l'esprit temporaire qui devait seulement convenir aux cinq siècles de la transition négative: car la confusion sociale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique suppose et prolonge l'isolement exceptionnel de ces différens peuples, dont la réunion ne pourrait ainsi résulter que de l'oppressive prépondérance de l'un d'entre eux. Malgré l'intime connexité de leur civilisation homogène, les cinq grandes nations énumérées au début de ce volume, qui composent aujourd'hui l'élite de l'humanité, ne sauraient être, sans une intolérable tyrannie, désormais heureusement impossible, habituellement assujetties à un même empire temporel: et cependant l'extension croissante de leurs contacts journaliers exigerait déjà l'intervention normale d'une autorité vraiment commune, correspondante à l'ensemble de leurs affinités réelles. Or, tel est, maintenant comme au moyen âge, l'éminent privilége de la puissance spirituelle, qui, liant spontanément ces diverses populations par une même éducation fondamentale, est seule susceptible d'y obtenir régulièrement un libre assentiment unanime. C'est ainsi que l'élaboration philosophique d'une telle éducation commencera inévitablement à imprimer aussitôt à la grande solution sociale le caractère européen indispensable à son efficacité. Pour bien comprendre la vraie nature de cette condition nécessaire, il importe beaucoup d'écarter les tendances vagues et absolues d'une vaine philanthropie métaphysique, et de restreindre cette synergie aux populations qui en sont déjà, quoiqu'à divers degrés, suffisamment susceptibles, d'après l'ensemble de leurs antécédens; sous la seule réserve de l'extension ultérieure d'un tel organisme social, au delà même de la race blanche, à mesure que le reste de notre espèce aura convenablement satisfait aux obligations préliminaires d'une pareille assimilation. Tout en consolidant les liens universels partout inhérens à l'identité radicale de la nature humaine, la nouvelle philosophie sociale, dont l'esprit est éminemment relatif, introduira bientôt une distinction familière entre les nations positives et les peuples restés encore théologiques ou même métaphysiques; comme, au moyen âge, le même attribut qui réunissait les diverses populations catholiques les séparait aussi de celles demeurées à l'état polythéique ou fétichique: il n'y aura, sous ce rapport, de différence essentielle entre les deux cas que la destination plus étendue finalement propre à l'organisation moderne, et la tendance plus conciliante d'une doctrine qui rattache toutes les situations quelconques de l'humanité à une même évolution fondamentale. La conception immédiate d'une trop grande extension conduirait à dénaturer profondément la réorganisation sociale, qui ne saurait avoir aucun caractère suffisamment prononcé s'il y fallait d'abord embrasser des civilisations trop inégales ou trop discordantes et dépourvues de solidarité antérieure. Dans l'exacte mesure résultée de notre appréciation historique, se trouvent convenablement réunis les avantages opposés d'une variété assez étendue pour exciter aujourd'hui à la généralisation des pensées politiques, et d'une homogénéité assez complète pour que leur nature puisse rester nettement déterminée. Ainsi, l'obligation d'étendre la régénération moderne à l'ensemble de l'occident européen fournit évidemment une confirmation décisive de la nécessité, déjà établie, de concevoir la réorganisation temporelle, propre à chaque nation, comme précédée et dirigée par une réorganisation spirituelle, seule commune à tous les élémens de la grande république occidentale. En même temps, l'élaboration philosophique destinée à fonder le système final de l'éducation positive constitue spontanément le meilleur moyen de satisfaire convenablement à cet impérieux besoin de notre situation sociale, en appelant les diverses nationalités actuelles à une œuvre vraiment identique, sous la direction d'une classe spéculative partout homogène, habituellement animée, non d'un stérile cosmopolitisme, mais d'un actif patriotisme européen. L'attribution fondamentale dont nous avons enfin ébauché suffisamment l'appréciation caractéristique, comprend assurément, par sa nature, sans aucune concentration factice, l'ensemble des fonctions propres au pouvoir spirituel, pour tous les esprits qui, accoutumés à bien généraliser, sauront l'envisager dans son entière extension. Mais, sous l'irrationnelle prépondérance des habitudes métaphysiques, ma pensée ne pourrait être, à ce sujet, pleinement saisie, si je n'ajoutais ici un rapide éclaircissement supplémentaire, expressément relatif à l'indispensable complément et aux suites inévitables de ce grand office social, à la fois national et européen. En un temps où il n'existe, à proprement parler, aucune véritable éducation, si ce n'est spontanée, et où il n'y a de régularisé qu'une instruction plus ou moins spéciale, conçue et dirigée d'une manière très-peu philosophique, même dans les cas les moins défavorables, l'étude approfondie du passé peut seule faire sentir toute la portée politique d'une telle attribution convenablement réalisée. Il est d'abord évident que cette opération initiale ne serait pas suffisamment accomplie, si le pouvoir correspondant n'organisait pas, pour l'ensemble de la vie active, une sorte de prolongement universel, destiné à empêcher, autant que possible, que le mouvement spécial ne fasse oublier ou méconnaître les principes généraux, dont la notion primitive a besoin d'être convenablement reproduite aux époques périodiquement consacrées à l'existence spéculative. Ce besoin devant être d'autant plus impérieux qu'il concerne des conceptions plus compliquées, c'est surtout envers les doctrines morales et sociales qu'il importe le plus d'y satisfaire, sous peine d'une déplorable insuffisance pratique de l'éducation primordiale. De là résulte, pour le pouvoir spirituel, non-seulement la nécessité d'exercer toujours une haute surveillance sur le mouvement spontané de l'esprit humain, afin d'y rappeler les considérations d'ensemble, mais principalement l'obligation d'instituer, à la judicieuse imitation du catholicisme, un système d'habitudes à la fois publiques et privées, propres à ranimer énergiquement le sentiment soutenu de la solidarité sociale. Comme ce sentiment ne saurait être assez complet sans celui de la continuité historique propre à notre espèce, la philosophie positive devra développer l'un de ses plus précieux attributs politiques, en présidant à l'organisation d'un vaste système de commémoration universelle, dont le catholicisme ne put réaliser qu'une faible ébauche, vu l'esprit trop étroit et trop absolu de la philosophie correspondante, impuissante à concevoir suffisamment l'ensemble du passé social. Un tel système, destiné à glorifier, par tous les moyens convenables, les diverses phases successives de l'évolution humaine, et les principaux promoteurs des progrès respectifs, uniformément appréciés d'après la saine théorie dynamique de l'humanité, pourra d'ailleurs être assez heureusement combiné pour offrir spontanément une haute utilité intellectuelle, en popularisant la connaissance générale de cette marche fondamentale. Quoique ces diverses indications ne puissent être ici plus développées, j'espère qu'elles attireront suffisamment l'attention du lecteur judicieux sur les fonctions complémentaires de la corporation spéculative[31]. Relativement à l'influence sociale qui résulte nécessairement de l'attribution initiale, l'expérience actuelle n'en peut guère fournir la notion familière, puisque l'instruction spéciale, de nos jours improprement qualifiée d'éducation, ne laisse aucune forte impression morale d'où puisse dériver l'autorité ultérieure des instituteurs primitifs, dont le souvenir est bientôt effacé par les impulsions actives. Mais une éducation réelle, suffisamment conforme à sa destination sociale, devra naturellement disposer les individus et les classes à une confiance générale envers la corporation qui l'aura dirigée, de manière à lui conférer une haute intervention consultative dans toutes les opérations usuelles, soit privées, soit publiques, afin d'y mieux assurer la judicieuse application journalière des principes établis pendant la durée de l'initiation, et dont aucun autre organe ne pourrait aussi bien concevoir la saine interprétation. Par cela même, cette éminente autorité, toujours placée au vrai point de vue d'ensemble, et animée d'une impartialité sans indifférence, exercera spontanément un haut arbitrage, plus ou moins susceptible de régularisation, dans les divers conflits inévitables déterminés par le mouvement social, et qu'il serait ordinairement impossible de soumettre à une plus sage appréciation. Cet office accessoire prendra surtout une grande importance envers les relations internationales, qui, ne pouvant être soumises à aucune autorité temporelle, resteraient abandonnées à un insuffisant antagonisme, si, d'une autre part, elles ne tombaient ainsi, mieux qu'au moyen âge, sous la compétence directe de la puissance spirituelle, seule assez générale pour être partout librement respectée: d'où résultera un système diplomatique entièrement nouveau, ou plutôt la cessation graduelle de l'interrègne, très-imparfait, mais indispensable, institué par la diplomatie afin de faciliter la grande transition européenne, suivant les explications historiques du cinquante-cinquième chapitre. Sans doute, les grands conflits militaires, dont Bonaparte dut diriger le dernier essor, sont désormais essentiellement terminés entre les différens élémens de la république européenne; mais l'esprit de divergence, plus difficile à contenir à mesure que les rapports se généralisent davantage, saura bien y trouver de nouvelles formes, qui, sans être aussi désastreuses, exigeront néanmoins l'énergique intervention du pouvoir modérateur. Cette même activité industrielle, dont l'universelle prépondérance est si propre à consolider de plus en plus l'état pacifique de cette grande communauté, y pousse, d'une autre part, les diverses cupidités nationales à des luttes indéfinies, par une commune disposition à des monopoles antisociaux, que les vaines prédications de la métaphysique économique ne sauraient contenir suffisamment. Quoique l'uniforme établissement de l'éducation positive doive déjà essentiellement modérer cette vicieuse tendance, en atténuant l'importance exagérée que l'anarchie spirituelle confère maintenant au point de vue pratique, cette influence spontanée ne saurait suffire contre un tel danger, si cette commune organisation ne devait aussi faire naturellement surgir une puissance directement antipathique à ces déplorables collisions. Mais il est clair que la même autorité qui, dans l'éducation proprement dite, aura convenablement fondé la morale des peuples comme celle des individus et des classes, deviendra nécessairement susceptible, d'après cet ascendant universel, d'y subordonner, autant que possible, dans la vie active, les divergences particulières, tant nationales que personnelles. Note 31: Si une appréciation plus détaillée était ici possible, il faudrait convenablement signaler, parmi ces fonctions complémentaires, une attribution fort étendue, source nécessaire d'une grande influence ultérieure pour le pouvoir spirituel, considéré comme juge naturel du suffisant accomplissement des diverses conditions d'éducation, les unes générales, les autres spéciales, propres aux différentes carrières sociales, d'après un sage système d'examens publics dont il n'existe encore qu'une ébauche partielle et imparfaite, mais qui, sous le régime positif, devra recevoir un vaste développement usuel. Après avoir ainsi défini la nature générale des attributions propres au nouveau pouvoir spirituel, et de l'influence nécessaire qui en dérive, il devient aisé de compléter cette sommaire appréciation, en procédant à l'examen rapide du caractère social de l'autorité correspondante, surtout par comparaison, ou plutôt par contraste, avec celui de l'autorité catholique au moyen âge. Tandis que la puissance temporelle dépend finalement d'une certaine prépondérance matérielle, de force ou de richesse, dont l'inévitable empire est souvent subi à regret, l'autorité spirituelle, à la fois plus douce et plus intime, repose toujours sur une confiance spontanément accordée à la supériorité intellectuelle et morale; elle suppose préalablement un libre assentiment continu, de conviction ou de persuasion, à une commune doctrine fondamentale, qui règle simultanément l'exercice et les conditions d'un tel ascendant, que la cessation de cette foi ruine aussitôt. Mais la nature philosophique de cette doctrine doit affecter profondément ces caractères élémentaires, pareillement applicables à tous les modes possibles du gouvernement moral. La foi théologique, toujours liée à une révélation quelconque, à laquelle le croyant ne saurait participer, est assurément d'une tout autre espèce que la foi positive, toujours subordonnée à une véritable démonstration, dont l'examen est permis à chacun sous des conditions déterminées, quoique l'une et l'autre résultent également de cette universelle aptitude à la confiance, sans laquelle aucune société réelle ne saurait jamais subsister. J'ai déjà suffisamment assigné, au chapitre précédent, les caractères propres à la foi nouvelle, en appréciant sa principale manifestation historique. Or, il en résulte évidemment que l'autorité positive est, de sa nature, essentiellement relative, comme l'esprit de la philosophie correspondante: nul ne pouvant tout savoir, ni tout juger, le crédit ainsi obtenu par le plus éminent penseur offre nécessairement, quoique plus étendu, une parfaite analogie avec celui que lui-même accorde, à son tour, sur certains sujets, à la plus humble intelligence. La terrible domination absolue que l'homme a pu exercer sur l'homme, pendant l'enfance de l'humanité, au nom d'une puissance illimitée, appliquée à des intérêts dont la prépondérance tendait à interdire toute délibération, est heureusement à jamais éteinte, avec l'état mental d'où elle émanait: et, de cette émancipation décisive, pourra seulement découler le libre essor universel de notre dignité et de notre énergie. Mais, quoique la foi positive ne puisse être aussi intense, à beaucoup près, que la foi théologique, l'expérience des trois derniers siècles a déjà montré que, par elle-même, sans aucune organisation régulière, elle peut désormais déterminer spontanément une suffisante convergence sur des sujets convenablement élaborés. L'universelle admission des principales notions scientifiques, malgré leur fréquente oppositions aux croyances religieuses, nous permet d'entrevoir de quelle irrésistible prépondérance sera susceptible, dans la virilité de la raison humaine, la force logique des démonstrations véritables, surtout quand son extension usuelle aux considérations morales et sociales lui aura procuré toute l'énergie qu'elle comporte, et dont son défaut actuel de généralité doit profondément neutraliser l'essor. Une telle aptitude fondamentale est loin, sans doute, de dispenser d'une véritable régularisation de la foi positive dans le système de l'éducation universelle: cette discipline est surtout indispensable envers les notions les plus complexes, où l'assentiment unanime est pourtant beaucoup plus essentiel, pour réagir suffisamment contre les illusions et l'entraînement des passions. Toutefois il est clair que si la foi nouvelle ne comporte point la même plénitude d'ascendant que l'ancienne, la nature de la philosophie et de la sociabilité correspondantes ne l'exigent pas non plus: puisqu'il s'agit d'un état mental qui, disposant spontanément à la convergence, permet d'organiser une véritable unité spirituelle, sans supposer la rigoureuse compression permanente que l'état théologique avait dû laborieusement établir pour prévenir, autant que possible, les profondes discordances propres à une philosophie aussi vague et arbitraire qu'absolue, outre que les intérêts réels sont bien plus disciplinables que les intérêts chimériques. Il existe donc, à cet égard, une suffisante harmonie générale entre le besoin et la possibilité d'une discipline régulière chez les intelligences modernes; du moins quand le régime théologico-métaphysique, devenu éminemment perturbateur, y aura totalement cessé. Ces considérations tendent à dissiper spontanément les fâcheuses inquiétudes théocratiques que soulève aujourd'hui toute pensée quelconque de réorganisation spirituelle; puisque la nature philosophique du nouveau gouvernement moral ne lui permet nullement de comporter des usurpations équivalentes à celles de l'autorité théologique. Néanmoins, il ne faut pas croire, par une exagération inverse, que ce régime positif ne soit pas, à sa manière, susceptible de graves abus, inhérens à l'infirmité de notre nature mentale et affective; leur suffisante répression exigera même certainement une constante surveillance sociale, qui, à la vérité, ne saurait manquer. La science réelle ne se montre que trop aujourd'hui compatible avec le charlatanisme, surtout chez les géomètres, dont le langage mystérieux peut si aisément dissimuler, auprès du vulgaire, une profonde médiocrité intellectuelle; et les savans sont d'ailleurs tout aussi disposés à l'oppression que les prêtres ont jamais pu l'être, quoiqu'ils n'en puissent heureusement obtenir jamais les mêmes moyens. Ainsi, l'esprit universel de critique sociale, spontanément introduit par le régime monothéique du moyen âge, comme une suite nécessaire de la séparation des deux puissances, suivant les explications du cinquante-quatrième chapitre, doit surtout remplir un office continu dans le système final de la sociabilité moderne. La désastreuse prépondérance que cet esprit exerce aujourd'hui n'empêche pas qu'il ne devienne susceptible d'une heureuse efficacité ultérieure, quand il sera, au contraire, convenablement subordonné à l'esprit organique, et régulièrement appliqué à contenir, autant que possible, les abus propres au nouveau régime. Sans doute, l'universelle propagation des connaissances réelles constituera spontanément la plus solide garantie contre le charlatanisme scientifique: car, lorsque, par exemple, le langage algébrique sera, au degré élémentaire, devenu vraiment vulgaire, le mérite de le parler ne dispensera plus de toute autre qualité plus essentielle. Mais ce correctif nécessaire ne saurait pourtant suffire, si la nature du régime positif ne devait en même temps développer aussi une continuelle surveillance critique, qui, loin de tendre, comme aujourd'hui, à la subversion du système, concourra régulièrement, au contraire, à en consolider l'harmonie, parce qu'elle résultera directement de sa constitution fondamentale, d'après laquelle l'autorité spirituelle sera toujours légitimement soumise, soit dans son origine, soit dans sa destination, à des conditions de capacité et de moralité, rigoureusement déterminées, dont le principe, universellement proclamé, pourra toujours être invoqué à l'appui de tout reproche convenablement motivé. Ces conditions initiales doivent être surtout intellectuelles, tandis que les conditions finales seront principalement morales. Les premières se rapportent à l'ensemble des difficiles préparations, à la fois logiques et scientifiques, qui doivent garantir l'aptitude rationnelle des membres de la corporation spéculative, à laquelle si peu de nos académiciens seraient vraiment dignes d'être agrégés. Le même principe de discipline intellectuelle que cette corporation aura communément employé, pour interdire la discussion aux esprits incompétens, pourra évidemment être tourné contre ses propres fonctionnaires, lorsqu'ils n'auront pas convenablement satisfait aux obligations correspondantes, bien plus étendues et plus impérieuses à leur égard qu'envers les simples fidèles. Quant aux autres conditions, moins senties mais aussi nécessaires, elles concernent directement l'exercice continu de l'autorité spirituelle, qui, dans tous ses actes, doit être évidemment soumise à l'ensemble des sévères prescriptions morales qu'elle-même aura régulièrement imposées à chacun au nom de tous. Depuis que le catholicisme a noblement proclamé l'entière suprématie sociale de la morale, non-seulement sur la force, mais même sur l'intelligence, par suite de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, le plus chétif croyant a dû acquérir, d'après cette règle universelle, un droit légitime de remontrance convenable envers toute autorité quelconque qui en aurait enfreint les communes obligations, sans excepter même l'autorité spirituelle, plus spécialement obligée, au contraire, à les respecter. Si une telle faculté a pleinement existé sous le régime monothéique, malgré la tendance fortement théocratique inhérente au principe religieux, elle doit être, à plus forte raison, mieux compatible encore avec la nature du régime positif, où tout devient nécessairement discutable sous les conditions convenables; outre que les prescriptions, générales ou spéciales, de la morale positive seront beaucoup plus précises et moins irrécusables que ne pouvaient l'être celles de la morale religieuse. Tous ceux qui aspireront alors au gouvernement spirituel de l'humanité sauront ou apprendront bientôt qu'une profonde moralité n'est pas moins indispensable qu'une haute capacité pour cette grande destination: le discrédit universel qui atteindra rapidement ceux qui dédaigneront ou méconnaîtront cette alliance nécessaire, montrera que la société moderne, dont la foi ne saurait être aveugle, ne supporte pas longtemps l'oppressive prétention de nos habiles à dominer le monde sans lui rendre réellement aucun service continu. L'ensemble des considérations qui ont suivi le résumé final de notre élaboration historique constitue maintenant ici une suffisante détermination générale du but, de la nature et du caractère propres à la grande réorganisation spirituelle qui doit nécessairement commencer et diriger la régénération totale vers laquelle nous avons vu, chez l'élite de l'humanité, directement converger de plus en plus, dès le moyen âge, le cours permanent de tous les divers mouvemens sociaux. Quant à la réorganisation temporelle consécutive, dont l'étude du passé nous a déjà nettement indiqué l'esprit essentiel, il est clair, d'après nos explications antérieures, que son appréciation directe et spéciale, aujourd'hui trop prématurée pour comporter la précision et la rigueur convenables, ne pourrait actuellement offrir qu'une dangereuse concession à de vicieuses habitudes politiques, qu'il s'agit, avant tout, de réformer; car nous avons hautement reconnu que la fondation du nouveau système social avorterait, de toute nécessité, tant qu'elle ne serait pas d'abord entreprise seulement dans l'ordre spirituel ou européen, et que le point de vue temporel ou national conserverait encore sa prépondérance empirique. Mais, sans méconnaître jamais cette grande prescription logique, je crois maintenant devoir arrêter directement l'attention du lecteur sur le vrai principe général de la coordination élémentaire propre à l'économie finale des sociétés modernes; puisque la notion fondamentale d'un tel classement deviendra naturellement indispensable au nouveau pouvoir spirituel pour se former une idée suffisamment nette du milieu social correspondant, afin d'y adapter convenablement l'ensemble de l'éducation positive, dont le but politique resterait autrement trop peu déterminé. Or, d'un autre côté, ce principe hiérarchique, posé dès le début de ce Traité, a reçu depuis une confirmation pleinement décisive par l'extension graduelle qu'il a spontanément acquise dans le cours entier des cinq volumes précédens; en sorte que nous n'avons plus ici qu'à ébaucher sommairement son appréciation directe, pour faire suffisamment concevoir sa destination universelle, comme je l'ai annoncé aux cinquantième et cinquante-unième chapitres; en renvoyant d'ailleurs au Traité spécial de philosophie politique, déjà promis à tant d'autres titres, des explications développées qui seraient actuellement déplacées. Avant de procéder immédiatement à cette importante indication, il faut d'abord écarter entièrement la distinction vulgaire entre les deux sortes de fonctions respectivement qualifiées de publiques et privées. Cette division empirique, propre à nos mœurs transitoires, constituerait, en effet, un obstacle insurmontable à toute saine conception du classement social, par l'impossibilité de ramener cette vaine démarcation à aucune vue rationnelle. Dans toute société vraiment constituée, chaque membre peut et doit être envisagé comme un véritable fonctionnaire public, en tant que son activité particulière concourt à l'économie générale suivant une destination régulière, dont l'utilité est universellement sentie: sauf l'existence oisive ou purement négative, toujours de plus en plus exceptionnelle, et que la sociabilité moderne fera bientôt disparaître essentiellement. Il n'en saurait être autrement qu'aux époques de grande transition, lorsqu'une civilisation se développe sous une autre antérieure et hétérogène: car alors les nouveaux élémens sociaux, quoique éminemment actifs, ne pouvant être rationnellement annexés à l'ordre normal envers lequel ils sont étrangers, et souvent hostiles, doivent, en effet, se présenter comme uniquement relatifs à des impulsions individuelles, dont la convergence finale n'est pas encore assez appréciable. Nous avons historiquement reconnu, au cinquante-troisième chapitre, que la distinction dont il s'agit fut totalement incompatible avec le régime théocratique, ainsi qu'on le voit encore chez les peuples où ce régime initial a suffisamment persisté, surtout dans l'Inde, principal type à cet égard, et où le plus humble artisan offre, à un degré très-prononcé, un véritable caractère public. La même remarque, quoique moins saillante, reste applicable aussi à l'ordre grec, et principalement à l'ordre romain, beaucoup mieux caractérisé; mais il faut, en ce nouveau cas, n'avoir égard qu'à la population libre, dont tous les membres avaient habituellement une évidente destination militaire, les uns comme capitaines, les autres comme soldats, suivant une distinction toujours essentiellement héréditaire, émanée du système précédent. Avec une pareille restriction, cette observation s'étend encore au régime du moyen âge, du moins tant que son génie propre a pu demeurer suffisamment prononcé: tous les hommes libres y présentaient toujours un certain caractère politique, irrécusable jusque chez le moindre chevalier, sauf les inégalités de degré et les intermittences d'activité. C'est seulement à la fin de cette époque intermédiaire, quand la grande transition a directement commencé, surtout d'après l'essor industriel succédant partout à l'abolition de la servitude, que l'on voit spontanément surgir une distinction usuelle entre les professions publiques et les professions privées, suivant qu'elles se rapportaient ou aux fonctions normales de l'ordre antérieur, subsistant quoique déclinant, ou aux opérations essentiellement partielles et empiriques des nouveaux élémens sociaux, dont nul ne pouvait alors apercevoir la tendance nécessaire vers une autre économie générale. Une telle distinction dut ensuite se développer de plus en plus, à mesure que s'accomplissait le double mouvement préparatoire, à la fois négatif et positif, que nous avons reconnu propre à l'évolution moderne; en sorte que l'histoire totale de cette notion temporaire représente spontanément, à sa manière, notre appréciation de l'ensemble du passé; coïncidence qui, sans doute, n'a rien de fortuit, et qui doit pareillement se reproduire à tout autre égard, si notre théorie historique est la fidèle expression générale de la réalité sociale. Toutefois la plus complète intensité d'une semblable démarcation doit se rapporter véritablement à la seconde des trois phases successives que nous a présentées cet âge transitoire, pendant que le régime ancien conservait, en apparence, toute sa prépondérance politique; car, sous la phase suivante, où l'essor industriel a pris assez d'importance pour que les gouvernemens européens commencent à y subordonner directement leurs combinaisons pratiques, la tendance spontanée de l'évolution moderne vers une nouvelle coordination sociale devient déjà graduellement appréciable, au point d'imprimer aux grandes existences industrielles un caractère public de plus en plus prononcé. Enfin, depuis le début de la crise finale, ce changement est devenu tellement tranché qu'il indique une inévitable inversion de la disposition antérieure dans le nouvel état de société, caractérisé non-seulement quant à l'ordre spirituel, ce qui est évident, mais aussi quant à l'ordre temporel, par l'extinction presque totale du genre d'activité qui constituait d'abord les professions publiques, et par la prépondérance normale des fonctions jadis privées; le gouvernement proprement dit, sous l'un et l'autre aspect, n'étant dès lors, comme autrefois en sens contraire, qu'une application plus complète et plus générale de la destination habituelle. Néanmoins la distinction temporaire que nous apprécions persistera nécessairement, à un certain degré, jusqu'à ce que la conception fondamentale du nouveau système social soit devenue assez nette et assez familière pour développer un sentiment élémentaire d'utilité publique, d'abord parmi les chefs des divers travaux humains, et même ensuite chez les moindres coopérateurs. La dignité qui anime encore le plus obscur soldat dans l'exercice de ses plus modestes fonctions n'est point, sans doute, particulière à l'ordre militaire; elle convient également à tout ce qui est systématisé; elle ennoblira un jour les plus simples professions actuelles, quand l'éducation positive, faisant partout prévaloir une juste notion générale de la sociabilité moderne, aura pu rendre suffisamment appréciable à tous la participation continue de chaque activité partielle à l'économie commune. Ainsi, la cessation vulgaire de la division encore existante entre les professions privées et les professions publiques dépend nécessairement de la régénération universelle des idées et des mœurs modernes. Mais, en vertu même de cette intime connexité, les vrais philosophes, dont les conceptions doivent toujours devancer, à un certain degré, la raison commune, ne sauraient aujourd'hui se représenter convenablement l'ensemble du nouveau système social, s'ils ne s'affranchissent préalablement d'une telle distinction, propre seulement à l'âge transitoire. Ils devront donc concevoir désormais comme publiques toutes les fonctions qualifiées actuellement de privées, après avoir d'abord judicieusement écarté de l'économie finale, suivant les indications de la saine théorie historique, les diverses fonctions destinées à disparaître essentiellement. En conséquence, nous supposerons ici éliminé tout ce qui se rapporte aux divers débris quelconques de l'état préliminaire, non-seulement théologique, mais même métaphysique; quoique ces derniers soient aujourd'hui beaucoup plus bruyans, ils ne sont pas, au fond, plus vivaces. D'après une telle préparation, l'économie moderne ne présentant plus que des élémens homogènes, dont la convergence est nettement appréciable, il devient possible de concevoir l'ensemble de la hiérarchie sociale, qui restera inintelligible tant qu'on s'efforcera d'y combiner irrationnellement les classes vraiment ascendantes avec les classes inévitablement descendantes. Le lecteur doit maintenant comprendre l'importance philosophique de l'explication préalable que nous venons d'achever. Quoique cette élévation finale des professions privées à la dignité de fonctions publiques ne doive, sans doute, rien changer d'essentiel au mode actuel de leur exercice spécial, elle transformera profondément leur esprit général, et devra même affecter beaucoup leurs conditions usuelles. Tandis que, d'une part, une telle appréciation normale développera, chez tous les rangs quelconques de la société positive, un noble sentiment personnel de valeur sociale, elle y fera, d'une autre part, sentir la nécessité permanente d'une certaine discipline systématique, naturellement incompatible avec le caractère purement individuel, et tendant à garantir les obligations, soit préliminaires, soit continues, propres à chaque carrière. En un mot, ce simple changement constituera spontanément un symptôme universel de la régénération moderne. Le principe essentiel de la nouvelle coordination sociale, dont je dois maintenant indiquer l'appréciation directe, a été d'abord destiné, au commencement de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), à établir la vraie hiérarchie des sciences fondamentales, d'après le degré de généralité et d'abstraction de leur sujet propre, suivant la nature des phénomènes correspondans: telle fut aussi, dans mon évolution personnelle, la première source de cette conception philosophique. Nous avons ensuite reconnu, sans aucune vaine prévention systématique, que la même loi logique fournissait spontanément la meilleure distribution intérieure de chaque partie successive de la philosophie inorganique. En s'étendant à la philosophie biologique, elle y a pris un caractère plus actif, plus rapproché de sa destination sociale: passant de l'ordre des idées et des phénomènes à l'ordre réel des êtres eux-mêmes, ce principe taxonomique, convenablement appliqué, est aussi devenu apte à représenter exactement la véritable coordination naturelle maintenant établie par les zoologistes rationnels pour l'ensemble de la série animale. Par une dernière extension, nous y avons directement rattaché, au cinquantième chapitre, la base essentielle de toute la statique sociale: et, enfin, l'élaboration dynamique de la leçon précédente vient d'y puiser la détermination de l'ordre général des diverses évolutions élémentaires propres à la sociabilité moderne. Une suite aussi décisive d'applications capitales, érige désormais, j'ose le dire, un tel principe philosophique en loi fondamentale de toute hiérarchie quelconque: l'universalité nécessaire des lois logiques explique d'ailleurs naturellement cet ensemble de coïncidences successives, qui ne devaient, sans doute, rien offrir de fortuit. Ainsi, dans chaque société régulière, quelles qu'en puissent être la nature et la destination, les diverses activités partielles se subordonnent toujours entre elles suivant le degré de généralité et d'abstraction propre à leur caractère habituel. Cette règle nécessaire ne sera jamais démentie par l'exacte appréciation des divers cas réels; pourvu que, suivant son esprit, on ne l'applique qu'à un véritable système, d'ailleurs quelconque, formé d'élémens homogènes, convergeant tous vers une destination commune, au lieu de l'incohérente coexistence d'activités discordantes. La société antique, soit théocratique, soit militaire, la seule, comme nous l'avons vu, qui ait pu jusqu'ici être pleinement systématisée, a toujours offert une coordination évidemment conforme à ce principe universel, dont la notion sociale ne saurait être aujourd'hui mieux éclaircie que d'après ce type caractéristique, considéré même dans les faibles vestiges que notre civilisation en conserve encore; surtout dans l'organisme militaire, resté, sous ce rapport, plus nettement appréciable qu'aucun autre, et où la hiérarchie nécessaire qui subordonne constamment les agens moins généraux à de plus généraux devient tellement prononcée qu'elle demeure même profondément indiquée par les qualifications usuelles. Il serait donc ici superflu de prouver expressément que la société nouvelle, une fois parvenue à l'état d'homogénéité et de consistance convenable à sa nature, ne saurait comporter d'autre classification normale, appliquée seulement à des élémens d'un autre ordre; ainsi que l'annoncent directement les divers classemens partiels qui s'y sont déjà spontanément réalisés, pendant le cours de la grande transition moderne. En conséquence, la véritable difficulté philosophique se réduit essentiellement, à ce sujet, à bien apprécier les différens degrés de généralité ou, ce qui revient au même, d'abstraction, inhérens aux différentes fonctions de l'organisme positif. Or, par une anticipation indispensable, cette opération a été presque entièrement accomplie, quoiqu'à une autre fin, dès le début de ce volume; et les volumes précédens avaient spontanément amené les principales indications propres à compléter une telle explication, du moins en la bornant au degré de développement que nous ne devons point dépasser ici: en sorte qu'il ne nous reste plus, sous ce rapport, qu'à combiner directement ces différentes notions, pour en faire suffisamment ressortir la conception rationnelle de l'économie finale. Considérée du point de vue le plus philosophique, la progression sociale s'est d'abord présentée à nous, dans son ensemble, au cinquante-unième chapitre, comme une sorte de prolongement nécessaire de la série animale, où les êtres sont d'autant plus élevés qu'ils se rapprochent davantage du type humain, tandis que, d'une autre part, l'évolution humaine est surtout caractérisée par sa tendance constante à faire de plus en plus prévaloir les divers attributs essentiels qui distinguent l'humanité proprement dite de la simple animalité. Quoique l'ordre dynamique, dont les degrés sont beaucoup plus tranchés, dût être éminemment propre à fonder une telle conception, elle doit évidemment convenir aussi à l'ordre statique, d'après l'intime connexité, directement établie au quarante-huitième chapitre, entre les lois d'harmonie et les lois de succession, pour l'étude rationnelle des phénomènes sociaux. Ainsi la hiérarchie sociale doit pareillement offrir, en principe, une extension spontanée de l'échelle animale: en sorte que les caractères qui y séparent les diverses classes doivent être, avec une moindre intensité, essentiellement analogues à ceux qui distinguent les différens degrés d'animalité. Telle est la première base inébranlable que la philosophie positive fournira naturellement à la subordination sociale, dès lors scientifiquement rattachée au même titre fondamental d'où l'homme conclut justement sa propre supériorité sur tous les autres animaux. La dignité animale est essentiellement mesurée par l'ascendant du système nerveux, principal siége de l'animalité, et la dignité sociale par la prépondérance plus ou moins prononcée des plus éminentes facultés propres à ce système; quoique la vie purement organique, fond primitif de toute existence, doive d'ailleurs, en l'un et l'autre cas, toujours rester plus ou moins dominante, comme je l'ai expliqué en son lieu. D'après la tendance spontanée à l'universelle application du type humain, qui caractérise nécessairement, suivant notre théorie, la philosophie initiale, les idées de hiérarchie ont dû être d'abord tirées constamment de l'ordre intérieur des sociétés humaines pour être ensuite transportées à divers autres sujets. La philosophie finale, qui d'abord, au contraire, procède surtout du monde à l'homme, puisera désormais, en sens inverse, les notions de subordination dans l'appréciation directe de l'ordre extérieur, plus simple, mieux tranché et plus fixe, afin que leur extension sociale puisse logiquement contenir l'influence dissolvante de l'esprit sophistique, dont l'essor accompagne malheureusement le progrès naturel de notre intelligence. C'est ainsi que la science et la théologie, considérant l'homme, l'une comme le premier des animaux, l'autre comme le dernier des anges, conduisent, sous ce rapport, suivant des voies opposées, à des résultats essentiellement équivalens, quoique d'une stabilité fort inégale, d'après la commune prépondérance nécessaire, rationnelle ou instinctive, réelle ou chimérique, d'un même type fondamental. On ne saurait donc contester l'éminente aptitude de la philosophie positive à consolider spontanément les saines idées de subordination sociale en les liant profondément, par des nuances moins tranchées et plus délicates, mais non moins réelles, au même principe universel qui, dans l'échelle générale des êtres vivans, place d'abord la vie animale proprement dite au-dessus de la simple vie organique, et ensuite constitue la série successive des divers degrés essentiels de l'animalité. Une première application de cette théorie hiérarchique à l'ensemble de la nouvelle économie sociale, conduit à y concevoir la classe spéculative au-dessus de la masse active, comme je l'ai précédemment établi: puisque la première offre certainement un essor plus complet des facultés de généralisation et d'abstraction qui distinguent le plus la nature humaine; à moins qu'une insuffisante moralité n'y vienne paralyser la spiritualité, ce qui, en temps normal, ne peut constituer que des anomalies purement individuelles, dont la répression possible deviendra l'objet continu d'une sage discipline. Quand la séparation fondamentale des deux puissances élémentaires fut d'abord introduite dans l'organisme social par le régime monothéique du moyen âge, il ne faut pas croire que la supériorité légale du clergé relativement à tous les autres ordres résultât uniquement, ni même principalement, de son caractère religieux. Elle dérivait surtout d'un principe plus profond et plus universel, suivant la tendance involontaire de l'appréciation humaine vers la prééminence spéculative. L'accroissement effectif de cette tendance constante, malgré la décadence continue des influences purement religieuses, montre clairement qu'elle est plus désintéressée qu'on n'a coutume de le supposer, et qu'elle indique directement une disposition spontanée de notre intelligence à estimer davantage les conceptions les plus générales. Mais, par cela même, cette première subordination ne pourra devenir irrévocablement réalisable, dans l'économie positive, que lorsque les élémens actuels de la nouvelle classe spéculative seront enfin suffisamment dégagés de la spécialité dispersive qui, après avoir été indispensable à leur préparation, constitue aujourd'hui le principal obstacle à leur installation sociale, certainement impossible sans leur propre systématisation préalable[32]. Quand la régénération philosophique aura convenablement ramené ces divers élémens à une véritable unité, d'ailleurs pleinement compatible avec une saine répartition intérieure, correspondante à la diversité secondaire des besoins et des aptitudes, alors seulement cette classe obtiendra réellement l'éminente position que comporte sa nature, et dont sa présente situation ne peut donner qu'une très-faible idée. Une superficielle appréciation pourrait d'abord faire envisager cette prééminence nécessaire de la dignité spéculative comme contraire à notre principe fondamental de la séparation des deux puissances; mais les explications du cinquante-quatrième chapitre, suffisamment complétées ci-dessus, préviendront, j'espère, chez tout lecteur judicieux, une aussi grave inconséquence; puisque nous avons directement reconnu que, dans la sociabilité moderne, la considération et la puissance étaient nécessairement distribuées selon des lois tellement différentes, que leurs degrés supérieurs s'excluent essentiellement. Or il s'agit ici de l'ordre de dignité, et non de l'ordre de pouvoir, du rang occupé dans l'estime universelle et non de l'influence directe exercée sur les actes réels. Bien loin que la prééminence nécessaire de la classe spéculative sous le premier aspect puisse aucunement altérer l'indispensable séparation des deux puissances, c'est par là, au contraire, que cette division doit être suffisamment consolidée: car, si celle des deux forces positives qui est inévitablement inférieure en ascendant temporel, l'était aussi en considération sociale, une telle pondération serait aussitôt détruite, par l'entière dégradation de l'autorité spirituelle. C'est précisément de l'opposition naturelle de ces deux sortes de suprématie que résultera entre les deux pouvoirs un état normal de rivalité générale, heureusement incompatible avec le despotisme prolongé d'aucun d'eux, et qui, malgré sa tendance inévitable à susciter quelquefois de graves conflits, n'en constituera pas moins, comme je l'ai montré, la principale source régulière du mouvement politique. Du reste, en se reportant au principe philosophique de notre théorie hiérarchique, il est clair que la même conception scientifique qui établit la dignité supérieure de la classe spéculative, indique directement la prépondérance pratique du pouvoir actif en la rattachant à l'ascendant nécessaire de la vie organique proprement dite chez les plus éminentes natures animales, sans excepter la nature humaine, même parvenue à son plus noble développement social, suivant les explications décisives des quarantième et cinquante-unième chapitres. Note 32: Dans leur dédain stupide pour toute philosophie générale, la plupart des savans actuels, surtout en France, ne comprennent pas, à cet égard, que leur aveugle antipathie est en réalité nécessairement contraire au juste sentiment de dignité sociale que leur inspire spontanément le caractère spéculatif. Il est pourtant sensible que si cette opposition rétrograde à l'essor de tout esprit philosophique pouvait effectivement prévaloir, les praticiens viendraient bientôt, sous la même impulsion plus prolongée, discréditer à leur tour l'esprit scientifique proprement dit. Le régime de la spécialité, naturellement lié à la prépondérance des applications directes, conduirait nécessairement les simples ingénieurs à éliminer les vrais savans, aux mêmes titres que ceux-ci proclament aujourd'hui contre les véritables philosophes. Arguant avec raison de la généralité supérieure de leurs conceptions habituelles pour légitimer leur prééminence mentale sur les praticiens, comment ces savans ne comprennent-ils pas que des vues encore plus générales doivent assurer à l'esprit philosophique, sous la seule condition d'une suffisante positivité, une supériorité non moins légitime sur l'esprit scientifique actuel? L'inconséquence évidente d'une telle disposition ne peut s'expliquer réellement que par l'influence d'un déplorable empirisme, spontanément rattaché à des instincts égoïstes que j'ai déjà suffisamment caractérisés. Nous avons ainsi suffisamment apprécié la principale division sociale, celle qui correspond aux deux modes les plus distincts de l'existence humaine, et qui régularise les deux manières les plus différentes de classer les hommes, selon la capacité ou selon la puissance. Il devient dès lors facile de caractériser, d'après le même principe hiérarchique, la plus importante subdivision de chacune de ces deux grandes classes, déjà indiquée d'ailleurs, quoiqu'à une autre fin, au début de ce volume. Quant à la classe spéculative, elle se décompose évidemment en deux très-distinctes, suivant les deux directions fort différentes qu'y prend le commun esprit contemplatif, tantôt philosophique ou scientifique, tantôt esthétique ou poétique. Malgré la similitude essentielle de mœurs et d'opinions qui doit rapprocher spontanément ces deux natures contemplatives, en les séparant nettement de la nature active, leur évidente diversité n'en constitue pas moins une nouvelle application irrécusable de notre théorie de coordination. Quelle que soit l'importance sociale des beaux-arts, comme je l'ai soigneusement expliqué aux cinquante-troisième et cinquante-sixième chapitres, et quoique l'avenir leur réserve une éminente mission, que j'indiquerai directement à la fin de ce volume, il n'est pas douteux que le point de vue esthétique ne soit moins général et moins abstrait que le point de vue scientifique ou philosophique. Celui-ci est immédiatement relatif aux conceptions fondamentales destinées à diriger l'exercice universel de la raison humaine; tandis que l'autre se rapporte seulement aux facultés d'expression, qui ne sauraient jamais occuper le premier rang dans notre système mental: en sorte que, chez la classe philosophique, le type humain s'approche nécessairement davantage de sa perfection caractéristique, par un essor supérieur des facultés d'abstraire, de généraliser et de coordonner, qui constituent certainement la principale prééminence de l'humanité sur l'animalité. Le principe biologique de notre hiérarchie sociale représente directement cette inégalité nécessaire entre les deux classes spirituelles: car si, en descendant l'échelle animale, les aptitudes industrielles sont celles qui, à raison de leur dignité inférieure, persistent le plus longtemps, on voit aussi les aptitudes esthétiques, sans se prolonger, à beaucoup près, autant, disparaître néanmoins plus tard que les aptitudes scientifiques, lesquelles, appréciées suivant leur attribut essentiel d'une certaine prévision des phénomènes, cessent ainsi bien plus promptement que toutes les autres, en témoignage incontestable de leur universelle suprématie. Pour la classe active ou pratique, qui nécessairement embrasse l'immense majorité, son développement plus complet et plus prononcé a déjà dû rendre ses divisions essentielles encore plus tranchées et mieux appréciables; en sorte que, à leur égard, la théorie hiérarchique n'a guère qu'à rationnaliser les distinctions consacrées jusqu'ici par l'usage spontané. Il faut, à cet effet, y considérer d'abord la principale décomposition de l'activité industrielle, suivant qu'elle se borne à la production proprement dite, ou qu'elle se rapporte à la transmission des produits: le second cas est évidemment supérieur au premier quant à l'abstraction des opérations et à la généralité des rapports; aussi est-il plus exclusivement propre à l'humanité. On doit ensuite subdiviser chacun d'eux selon que la production concerne la simple formation des matériaux ou leur élaboration directe, et que la transmission est immédiatement relative aux produits mêmes ou seulement à leurs signes représentatifs: il est clair que, des deux parts, le dernier ordre industriel présente un caractère plus général et plus abstrait que le précédent, conformément à notre règle constante de classement. Ces deux décompositions successives constituent spontanément la vraie hiérarchie industrielle, en plaçant au premier rang les banquiers, à raison de la généralité et de l'abstraction supérieures de leurs opérations propres, ensuite les commerçans proprement dits, puis les manufacturiers, et enfin les agriculteurs, dont les travaux sont nécessairement plus concrets et les relations plus spéciales que chez les trois autres classes pratiques. À cette coordination fondamentale de la nouvelle économie sociale, il serait ici déplacé d'ajouter aucune subdivision plus secondaire, soit spéculative, soit active; outre que des distinctions trop multipliées, quelle qu'en fût l'homogénéité, offriraient d'abord le grave inconvénient d'altérer ou de dissimuler l'unité nécessaire des classes correspondantes. Quand le progrès de la réorganisation positive en aura suffisamment indiqué la nécessité, il sera facile de les déterminer graduellement par l'application plus prolongée du même principe hiérarchique, sans qu'il convienne de trop anticiper, à cet égard, sur les besoins successifs. C'est pourquoi je m'abstiens à dessein de combiner ici les diverses indications spontanément obtenues dans les volumes précédens quant à la décomposition rationnelle de l'ordre spéculatif, soit scientifique, soit même esthétique, afin d'éviter toute discussion prématurée, qui pourrait faire oublier ou méconnaître la principale considération. Je dois seulement, envers le premier, rappeler directement la remarque déjà mentionnée, au début de ce volume, sur la distinction provisoire entre l'esprit scientifique proprement dit et l'esprit vraiment philosophique. Tout en appliquant cette distinction dans notre élaboration dynamique, qui sans cela eût été confuse, j'ai soigneusement averti qu'elle ne pouvait avoir qu'une simple destination historique, pour la partie de la transition moderne où ces deux esprits ont été, en effet, exceptionnellement séparés; mais qu'une telle division devait être radicalement écartée pour la conception statique de l'ordre final, dont elle empêcherait directement l'appréciation rationnelle, comme reposant sur une vicieuse opposition entre des facultés essentiellement identiques, sauf les inégalités de degré. Quoique j'aie eu ci-dessus implicitement égard à cette indispensable condition, son importance me détermine cependant, afin de prévenir toute incertitude, à en formuler ici une dernière expression directe, en indiquant que, à l'état positif, la science et la philosophie, ainsi qu'elles doivent être conçues l'une et l'autre, seront désormais entièrement confondues; en sorte que le reste de ce volume emploiera indifféremment l'une ou l'autre dénomination. Envers les subdivisions ultérieures de la hiérarchie positive, la seule considération vraiment essentielle qu'il faille signaler ici, consiste en ce qu'elles émaneront toujours du même principe fondamental qui vient de nous fournir les distinctions primordiales, de façon à maintenir constamment l'unité nécessaire du classement social. Pour caractériser nettement une telle uniformité, il suffira de l'étendre directement à la plus extrême subordination industrielle, celle qui, dans chaque espèce de travaux, existe entre l'entrepreneur proprement dit et l'opérateur immédiat. Or cette coordination, la plus élémentaire de toutes, et qui, par suite, comporte, surtout aujourd'hui, les plus dangereuses collisions, à raison de la continuité et de l'intimité des contacts, se rattache évidemment à notre principe hiérarchique; puisque le caractère propre de l'entrepreneur est certainement plus général et plus abstrait que celui du simple ouvrier, dont l'action et la responsabilité sont moins étendues. Ainsi cette dernière subordination, si importante à consolider, n'est assurément, en elle-même, ni plus arbitraire, ni moins immuable qu'aucune des autres: à l'état normal, elle ne constitue pas davantage un abus de la force ou de la richesse, et repose sur les mêmes titres que les relations les moins contestées. Quoi qu'il en soit, il n'est plus douteux que le principe propre à expliquer ainsi, conformément aux indications spontanées de la raison publique, à la fois les cas les plus généraux et les plus particuliers, s'adaptera sans effort à une pareille appréciation des divers cas intermédiaires, aussitôt que l'application sociale l'exigera véritablement, malgré qu'on doive maintenant écarter, à ce sujet, toute vicieuse anticipation. Par une facile combinaison des différentes indications qui précèdent, chacun peut désormais concevoir spontanément une première esquisse rationnelle de l'ensemble de l'économie positive, régulièrement disposé en une seule série statique, ordonnée suivant la généralité et l'abstraction toujours décroissantes du caractère social correspondant, et destinée à servir de base ultérieure à toute saine spéculation quelconque sur l'harmonie finale des sociétés modernes. La subordination normale qui en résulte sera naturellement consolidée d'après son intime homogénéité; puisque, dans une telle hiérarchie, chaque classe ne peut méconnaître la dignité supérieure des précédentes qu'en altérant aussitôt son propre titre essentiel envers les suivantes, vu l'uniformité constante du principe de coordination: les classes même les plus inférieures ne sauraient oublier que ce principe coïncide nécessairement avec celui qui, plus largement appliqué, légitime la supériorité de l'homme envers tous les autres animaux: on voit, en outre, d'après les explications du cinquantième chapitre, que ce même principe hiérarchique, étendu jusqu'à l'ordre domestique, y comprend la véritable loi de la subordination des sexes. En imposant régulièrement des obligations morales d'autant plus étendues et plus sévères à mesure que les influences sociales deviennent plus générales, la commune éducation fondamentale, ultérieurement complétée par des institutions convenables, tendra directement à contenir d'ailleurs, autant que possible, les abus inhérens à ces inégalités nécessaires. Mais, en outre, la série statique, considérée en sens inverse, offre, par sa nature, une compensation inévitable, quoique insuffisante, directement propre à neutraliser d'exorbitantes prétentions; car, à mesure que les opérations sociales deviennent ainsi plus particulières et plus concrètes, leur utilité réelle devient aussi, de toute nécessité, plus directe et moins contestable, et par suite mieux assurée; en même temps, l'existence est plus indépendante[33] et la responsabilité moins étendue, en raison des relations plus circonscrites et d'une correspondance plus immédiate aux besoins les plus indispensables: en sorte que, si les premiers rangs s'honorent justement d'une coopération plus éminente et plus difficile, les derniers s'attribuent légitimement, à leur tour, un office plus certain et plus urgent; en restreignant suffisamment leurs désirs, ceux-ci pourraient provisoirement subsister par eux-mêmes, sans dénaturer leur caractère essentiel, tandis que les autres ne le pourraient aucunement. Outre les garanties naturelles qu'une telle opposition fournit directement à l'harmonie sociale, elle est évidemment très-favorable au bonheur privé, qui, une fois qu'est suffisamment consolidée la satisfaction des principales nécessités, dépend surtout d'une moindre sollicitude habituelle, du moins dans les cas, de plus en plus communs désormais, où le caractère individuel est assez conforme à la condition sociale; de façon que les derniers rangs des populations positives pourront, à cet égard, tirer d'importantes ressources de l'heureuse insouciance qui leur est propre, et qui constituerait, au contraire, un grave défaut chez des classes plus élevées. Il est clair d'ailleurs que ces différentes tendances élémentaires de la nouvelle économie ne pourront obtenir une pleine efficacité sociale que lorsque le système fondamental de l'éducation universelle aura convenablement développé les mœurs et les attributs qui doivent y distinguer les divers ordres, et dont la confusion actuelle ne saurait offrir aucune idée: mais, à raison même d'une telle corrélation, je devais ici indiquer sommairement tous ces aperçus, afin de mieux signaler les conditions essentielles de la grande élaboration philosophique qui doit servir de base à l'éducation positive. Note 33: Au sujet de cette indépendance croissante, il importe ici de résoudre sommairement une objection très-naturelle, suscitée par l'apparente contradiction d'une telle remarque avec une autre notion plus essentielle établie, dès le début de ce Traité, envers la hiérarchie scientifique, première source philosophique de notre théorie actuelle du classement universel: car nous avons alors reconnu (_voyez_ la deuxième leçon) que l'indépendance des spéculations humaines augmentait nécessairement avec leur généralité, tandis qu'ici nous voyons les opérations sociales devenir spontanément plus indépendantes à mesure qu'elles sont plus particulières. Mais l'opposition est facile à expliquer, en ayant suffisamment égard à la différence inévitable entre la vie spéculative et la vie active. Dans l'ordre théorique, où le but n'est que de penser, il est clair que les conceptions les plus abstraites doivent le moins dépendre de toutes les autres, qui leur sont, au contraire, essentiellement subordonnées. Il n'en peut plus être ainsi dans l'ordre pratique, où il faut surtout exister et agir, ce qui doit ériger l'actualité des opérations en principale condition de leur indépendance, dès lors croissante quand les fonctions deviennent plus concrètes et moins générales. Cette marche inverse des deux séries positives sous un aspect aussi important ne constitue donc aucune contradiction véritable: elle signale seulement un nouveau motif essentiel de comprendre combien est réelle et indispensable notre distinction fondamentale entre les deux modes principaux de la vie sociale; distinction sans laquelle il serait impossible, à tous égards, d'établir aucune exacte appréciation de l'ensemble de l'économie moderne. Considérée quant aux degrés successifs de la prépondérance matérielle, désormais mesurée surtout par la richesse, notre série statique présente nécessairement des résultats opposés, selon qu'on y envisage l'ordre spéculatif ou l'ordre actif; car, dans le premier, cette prépondérance diminue, tandis que, dans le second, elle augmente, en suivant, de part et d'autre, la hiérarchie ascendante. En effet, les lois naturelles du mouvement des richesses, si mal appréciées jusqu'ici par la métaphysique économique, font à la fois dépendre un tel ascendant de deux conditions très-distinctes, qui, dans leur plus grande intensité respective, sont directement opposées, l'extension plus générale et l'utilité plus directe des diverses coopérations sociales. Tant que les travaux humains, en se généralisant, restent néanmoins assez concrets pour que leur utilité demeure immédiatement appréciable à la raison commune, il n'est pas douteux que cette extension tend, par elle-même, à procurer une plus haute rétribution spéciale des services rendus. Mais quand cet office social, devenu trop abstrait, ne comporte qu'une appréciation indirecte, lointaine et confuse, il est également incontestable que, malgré l'accroissement réel de son utilité finale, à raison d'une généralité supérieure, il procurera nécessairement une moindre richesse, par suite de l'insuffisante estimation privée d'une coopération dont l'influence partielle ne saurait plus comporter aucune exacte analyse usuelle. C'est sur l'oubli d'une telle opposition que repose directement le dangereux sophisme d'après lequel on prétendrait aujourd'hui, d'une manière plus ou moins explicite, ériger la richesse en mesure universelle et exclusive de la participation sociale, sans distinguer, à cet égard, entre l'ordre spéculatif et l'ordre actif; sophisme éminemment perturbateur, qui tend à bouleverser l'économie moderne, en étendant au premier ordre la loi qui ne convient qu'au second. Si, par exemple, la coopération finale, même purement industrielle, des grandes découvertes astronomiques qui ont tant perfectionné l'art nautique, pouvait être suffisamment appréciée dans chaque expédition particulière, il est sensible qu'aucune fortune actuelle ne pourrait donner une idée de la monstrueuse accumulation de richesses qui se serait ainsi déjà réalisée chez les héritiers temporels d'un Kepler, d'un Newton, etc., fixât-on même leur rétribution partielle au taux le plus minime. Rien n'est plus propre que de telles hypothèses à manifester l'absurdité du prétendu principe relatif à la rémunération uniformément pécuniaire de tous les services réels, en faisant comprendre que l'utilité la plus étendue, en tant que trop lointaine et trop diffuse par une suite nécessaire de sa généralité supérieure, ne saurait trouver sa juste récompense que dans une plus haute considération sociale. Cette distinction est tellement nécessaire que, même chez la classe spéculative, l'ordre esthétique, à raison d'une plus facile appréciation privée, quoique son utilité finale soit certainement moindre, comporte naturellement une plus grande extension de richesses que l'ordre scientifique, dont l'existence serait presque impossible sans l'intervention continue de la sollicitude publique; malgré que certains économistes aient sérieusement proposé d'abandonner aux seuls intérêts particuliers la protection habituelle des travaux les plus abstraits. D'après l'ensemble des considérations précédentes, il est clair que le principal ascendant pécuniaire doit résider vers le milieu de la hiérarchie totale, chez la classe des banquiers, naturellement placée à la tête du mouvement industriel, et dont les opérations ordinaires, sans cesser d'admettre une exacte appréciation directe, offrent précisément le degré de généralité le plus convenable à l'accumulation des capitaux. Or, en même temps, ces caractères essentiels, envisagés sous un nouvel aspect, tendent spontanément à rendre cette classe réellement digne d'une telle prépondérance temporelle; du moins, comme envers toutes les autres, quand son éducation propre sera en suffisante harmonie, intellectuelle et morale, avec sa destination sociale; car l'habitude d'entreprises plus abstraites et plus étendues, devant y développer davantage l'esprit d'ensemble, y suscite une plus grande aptitude aux combinaisons politiques que dans tout le reste de l'ordre pratique; en sorte que là surtout se trouvera placé le principal siége ultérieur du pouvoir temporel proprement dit. Il faut d'ailleurs noter, à ce sujet, que cette classe sera toujours, par sa nature, la moins nombreuse des classes industrielles; car, en général, la hiérarchie positive doit nécessairement offrir une croissante extension numérique, à mesure que les travaux, devenus plus particuliers et plus urgens, admettent et exigent à la fois des agens plus multipliés. Envisagée sous un autre aspect, l'appréciation précédente conduit naturellement à compléter l'explication générale par laquelle nous avons dû préparer cette sommaire détermination de la hiérarchie positive; car le caractère public que l'économie nouvelle imprimera nécessairement aux fonctions qualifiées aujourd'hui de privées ne doit influer essentiellement que sur la manière de concevoir leur commune destination sociale, et n'affectera nullement le mode effectif de leur accomplissement, comme je l'ai déjà indiqué. À mesure que l'intelligence et la sociabilité se développent à la fois, l'activité individuelle devient susceptible de saisir spontanément, et, par suite, d'administrer convenablement des relations d'autant plus étendues: en sorte que l'exécution spéciale des diverses opérations publiques peut être de plus en plus confiée à l'industrie privée, quand elles offrent des avantages assez directs et assez prochains, sans qu'une telle modification administrative doive d'ailleurs altérer, en aucune manière, la conception, toujours éminemment sociale, ni, par suite, l'indispensable discipline, des travaux correspondans. Mais il est clair que, sous cet aspect, les diverses fonctions de l'organisme positif doivent offrir des différences essentielles, suivant leur généralité et leur actualité fort inégales. Toutes celles de l'ordre actif, même les plus éminentes, pourront être finalement livrées sans danger au jeu naturel des impulsions individuelles, convenablement préparées par une sage éducation: en y réservant toujours la haute intervention facultative de la direction centrale, il importera beaucoup d'y éviter les abus de l'esprit réglementaire, qui tendrait à étouffer une salutaire spontanéité, source directe des plus heureux progrès, à l'égard d'offices alors suffisamment appréciables à la raison commune. Dans l'ordre spéculatif, au contraire, une efficacité sociale trop détournée, trop lointaine, et, par suite, trop peu sentie du vulgaire, sans être pourtant moins réelle ni moins intense, doit nécessairement conduire, quoiqu'en n'y dédaignant pas l'appui secondaire de l'estimation privée, à y placer directement les divers travaux habituels sous la protection normale de la munificence publique: ce qui fera davantage ressortir le caractère politique de ces fonctions, à mesure qu'elles deviendront plus générales et plus abstraites, et dès lors moins susceptibles d'appréciation individuelle. Tel est le seul sens régulier suivant lequel la distinction des professions en privées et publiques devra continuer à subsister, mais toujours subordonnée directement à la notion fondamentale d'une commune destination sociale. D'après l'ensemble de notre élaboration sociologique, il serait assurément superflu d'ajouter ici aucune explication directe sur la composition nécessairement mobile des diverses classes quelconques de la hiérarchie positive. L'éducation universelle est, sous ce rapport, éminemment propre, sans exciter une ambition perturbatrice, à placer chacun dans la condition la plus convenable à ses principales aptitudes, en quelque rang que sa naissance l'ait jeté. Cette heureuse influence, beaucoup plus dépendante, par sa nature, des mœurs publiques que des institutions politiques, exige deux conditions opposées, mais également indispensables, dont l'accomplissement continu doit d'ailleurs ne porter aucune atteinte aux bases essentielles de l'économie générale: il faut, d'une part, que l'accès de toute carrière sociale reste constamment ouvert à de justes prétentions individuelles, et que cependant, d'une autre part, l'exclusion des indignes y demeure sans cesse praticable; d'après la commune appréciation des garanties normales, à la fois intellectuelles et morales, que l'éducation fondamentale aura spécialement formulées pour chaque cas important. Sans doute, après que la confusion actuelle aura suffisamment abouti à un premier classement régulier, de telles mutations, quoique toujours possibles, et même réellement accomplies, devront ensuite devenir essentiellement exceptionnelles, en tant que fortement neutralisées par la tendance naturelle à l'hérédité des professions: puisque la plupart des hommes ne sauraient avoir, en réalité, de vocations déterminées, et que, en même temps, la plupart des fonctions sociales n'en exigent pas; ce qui conservera nécessairement à l'imitation domestique une grande efficacité habituelle, sauf les cas très-rares d'une véritable prédisposition. L'éducation rationnelle constituera d'ailleurs la plus puissante garantie contre la direction oppressive que pourrait faire craindre cette tendance héréditaire, dès lors spontanément contenue, par les mœurs autant que par les lois, entre les limites générales où elle devra exercer ordinairement une influence également salutaire sur l'ordre public et sur le bonheur privé. Il serait, du reste, évidemment chimérique de redouter la transformation ultérieure des classes en castes, dans une économie entièrement dégagée du principe théologique; car il est clair que les castes n'ont jamais pu exister solidement sans une véritable consécration religieuse. L'élite de l'humanité a depuis longtemps passé la dernière phase sociale suffisamment compatible avec le régime des castes, dont l'extrême vestige tend certainement à disparaître aujourd'hui chez la population la plus avancée, comme je l'ai assez indiqué. Il ne faut pas que des terreurs puériles deviennent, à cet égard, l'occasion ou le prétexte d'une opposition indéfinie à toute vraie classification sociale, quand la prépondérance de l'esprit positif, toujours accessible, par sa nature, à une sage discussion, devra spontanément dissiper les inquiétudes qu'entretient encore, sous ce rapport, le caractère vague et absolu des conceptions théologico-métaphysiques. Ayant maintenant assez caractérisé la théorie hiérarchique propre au système final de l'éducation universelle, il ne nous reste plus ici, pour avoir enfin apprécié suffisamment la grande réorganisation spirituelle des sociétés modernes, qu'à y considérer, d'une manière sommaire mais directe, un dernier attribut essentiel, en indiquant convenablement son intime solidarité avec les justes réclamations sociales propres aux classes inférieures. Il faut, à cet effet, signaler successivement la principale influence d'une telle connexité, soit sur la masse populaire, soit sur la classe spéculative. Un pouvoir spirituel quelconque doit être, par sa nature, essentiellement populaire: puisque, sa mission caractéristique consistant surtout à faire, autant que possible, directement prévaloir la morale universelle dans l'ensemble du mouvement social, son devoir le plus étendu se rapporte à la constante protection des classes les plus nombreuses, habituellement plus exposées à l'oppression, et avec lesquelles l'éducation commune lui fait davantage entretenir des contacts journaliers. Rien ne pouvait mieux témoigner l'irrévocable décadence de la puissance catholique, que de la voir graduellement abandonner, pendant le cours de la grande transition moderne, cette double fonction continue d'éclairer et de défendre le peuple, qui, au moyen âge, l'avait si noblement occupée: son intime répugnance envers l'instruction populaire, et sa prédilection spontanée pour les intérêts aristocratiques, constituent aujourd'hui les signes les moins équivoques du caractère profondément rétrograde de cette corporation déchue, depuis longtemps absorbée par le soin de plus en plus difficile de sa propre conservation. Pareillement, les chétives autorités spirituelles émanées du protestantisme ont toujours manifesté involontairement la nullité sociale inhérente, dès le début, à leur défaut radical d'indépendance, d'après leur commune inaptitude à la protection normale des classes inférieures. De même, enfin, l'empirisme et l'égoïsme qui rétrécissent aujourd'hui les vues et les sentimens chez les divers élémens spéculatifs propres à la société moderne, et qui les rendent encore indignes de tout véritable ascendant social, ne sauraient être, sous l'aspect politique, mieux caractérisés que par les étranges inclinations aristocratiques de tant de savans et d'artistes, qui, oubliant leur origine prolétaire, dédaigneraient de consacrer à l'instruction et à la défense du peuple l'influence qu'ils ont déjà obtenue, et qu'ils emploieraient plus volontiers à consolider des prétentions oppressives. Sans insister davantage à cet égard, il est d'abord évident que, dans l'état normal de l'économie finale, la puissance spirituelle sera spontanément liée à la masse populaire par des sympathies communes, tenant à une certaine similitude de situation pratique et à des habitudes équivalentes d'imprévoyance matérielle, ainsi que par des intérêts analogues envers les chefs temporels, maîtres nécessaires des principales richesses. Mais il faut surtout remarquer l'intime efficacité populaire de l'autorité spéculative, soit à raison de son office fondamental pour l'éducation universelle, soit ensuite d'après l'intervention régulière que, suivant nos indications antérieures, elle devra toujours exercer au milieu des divers conflits sociaux, afin d'y développer convenablement l'influence modératrice habituellement inhérente à l'élévation de ses vues et à la générosité de ses inclinations. Sous l'un et l'autre aspect, quoique l'éminente destination d'un tel pouvoir ne doive, sans doute, jamais prendre aucun caractère exclusif, incompatible avec son impartialité nécessaire, il est néanmoins évident que sa principale sollicitude sera dirigée habituellement vers les classes inférieures, qui, d'une part, ont beaucoup plus besoin d'une éducation publique à laquelle leurs moyens privés ne sauraient suppléer, et qui, d'une autre part, sont bien plus exposées aux lésions journalières. Longtemps avant que l'organisation spirituelle puisse être suffisamment constituée, ces diverses tendances fondamentales comporteront une véritable efficacité sociale, comme je l'ai déjà expliqué à d'autres égards, par l'influence immédiate de la grande élaboration philosophique que nous avons vue devoir préparer directement la régénération finale. D'un côté, une noble ardeur privée, à laquelle les gouvernemens européens ne voudront ni ne pourront s'opposer, entraînera spontanément la plupart des esprits spéculatifs à faciliter déjà la systématisation ultérieure de l'éducation universelle en consacrant une partie de leur activité continue à une sage propagation de l'instruction positive, soit scientifique, soit esthétique, chez les classes maintenant dépourvues de toute culture mentale, et dont l'essor intellectuel peut être beaucoup plus développé qu'on ne le suppose sous la seule intervention de ces efforts volontaires, antérieurs à tout établissement régulier; du moins quand un juste sentiment du principal besoin de la société actuelle aura partout suscité le zèle convenable[34]. Même avec les élémens très-imparfaits qui existent aujourd'hui, et sans aucune active assistance du pouvoir, cette opération préalable pourrait être bientôt poussée au point, surtout en France, d'imprimer aux justes réclamations populaires une consistance philosophique et une dignité morale directement propres à déterminer enfin une attention sérieuse et durable chez les classes prépondérantes. Le principal obstacle serait, à cet égard, certainement levé si les esprits convenablement spéculatifs étaient animés de véritables convictions philosophiques, susceptibles d'y dissiper l'empirisme et d'y refouler l'égoïsme. Sous le second aspect mentionné ci-dessus, les heureux effets populaires de l'élaboration philosophique, quoique moins aisément appréciables, et devant exiger ici plus d'explications que les précédens, ne seront assurément ni moins réels, ni moins étendus, ni moins nécessaires, soit qu'ils consistent à éclairer convenablement le peuple sur ses vrais intérêts, soit qu'ils se rapportent à leur défense immédiate auprès des classes dirigeantes. D'abord, en faisant prévaloir la réorganisation spirituelle, et dissipant sans retour les illusions relatives à l'efficacité illimitée des institutions proprement dites, la philosophie positive imprimera graduellement aux vœux populaires la direction permanente la plus favorable à leur satisfaction normale, comme je l'ai déjà indiqué en général, par cela seul qu'elle fera justement apprécier la supériorité réelle des solutions essentiellement morales sur les solutions purement politiques. Les dispositions populaires, perdant ainsi tout caractère anarchique, cesseront à la fois de fournir aux jongleurs et aux utopistes un dangereux moyen de perturbation sociale, et d'offrir aux classes supérieures un motif ou un prétexte d'ajourner indéfiniment toute large transaction. Il suffit ici de signaler distinctement une telle influence philosophique relativement aux questions les plus orageuses, au sujet desquelles on s'efforce aujourd'hui de développer, chez les prolétaires, des sentimens envieux et des conceptions chimériques, aussi incompatibles avec leur propre bonheur qu'avec l'harmonie générale. Après avoir expliqué les lois naturelles qui, dans le système de la sociabilité moderne, doivent déterminer l'indispensable concentration des richesses parmi les chefs industriels, la philosophie positive fera sentir qu'il importe peu aux intérêts populaires en quelles mains se trouvent habituellement les capitaux, pourvu que leur emploi normal soit nécessairement utile à la masse sociale. Or, cette condition essentielle dépend bien davantage, par sa nature, des moyens moraux que des mesures politiques. Des vues étroites et des passions haineuses auraient beau instituer légalement, contre l'accumulation spontanée des capitaux, de laborieuses entraves, au risque de paralyser directement toute véritable activité sociale, il est clair que ces procédés tyranniques comporteraient beaucoup moins d'efficacité réelle que la réprobation universelle, appliquée par la morale positive à tout usage trop égoïste des richesses possédées; réprobation d'autant plus irrésistible que ceux-là même qui devraient la subir n'en pourraient récuser le principe, inculqué à tous par la commune éducation fondamentale, comme l'a montré le catholicisme, au temps de sa prépondérance. Une appréciation analogue convient également à tous les divers dangers plus ou moins inséparables de l'état de propriété, et envers chacun desquels, après avoir écarté les exagérations vulgaires, la philosophie positive démontrera toujours que leur répression possible dépend surtout des opinions et des mœurs, dont la souveraine influence peut seule, sans aucune perturbation, diriger graduellement vers le bonheur commun les dispositions émanées des situations les plus susceptibles d'abus. On ne saurait donc méconnaître l'aptitude caractéristique de la nouvelle action philosophique à réformer utilement les tendances populaires d'après une judicieuse analyse des principales difficultés sociales, et par une salutaire transformation des questions de droit en questions de devoir, ainsi que je l'ai indiqué. Mais, en signalant au peuple la nature essentiellement morale de ses plus graves réclamations, la même philosophie fera nécessairement sentir aussi aux classes supérieures le poids d'une telle appréciation, en leur imposant avec énergie, au nom de principes qui ne sont plus ouvertement contestables, les grandes obligations morales inhérentes à leur position: en sorte que, par exemple, au sujet de la propriété, les riches se considéreront moralement comme les dépositaires nécessaires des capitaux publics, dont l'emploi effectif, sans pouvoir jamais entraîner aucune responsabilité politique, sauf quelques cas exceptionnels d'extrême aberration, n'en doit pas moins rester toujours assujetti à une scrupuleuse discussion morale, nécessairement accessible à tous sous les conditions convenables, et dont l'autorité spirituelle constituera ultérieurement l'organe normal. D'après une étude approfondie de l'évolution moderne, la philosophie positive montrera que, depuis l'abolition de la servitude personnelle, les masses prolétaires ne sont point encore, abstraction faite de toute déclamation anarchique, véritablement incorporées au système social; que la puissance du capital, d'abord moyen naturel d'émancipation et ensuite d'indépendance, est maintenant devenue exorbitante dans les transactions journalières; quelque juste prépondérance qu'elle y doive nécessairement exercer, à raison d'une généralité et d'une responsabilité supérieures, suivant la saine théorie hiérarchique. En un mot, cette philosophie fera comprendre que les relations industrielles, au lieu de rester livrées à un dangereux empirisme ou à un antagonisme oppressif, doivent être systématisées suivant les lois morales de l'harmonie universelle. Les devoirs populaires ainsi imposés aux classes supérieures ne seront pas réglés par le principe chrétien de l'aumône, qui, sans devoir jamais perdre son importance secondaire, ne peut plus comporter aucune haute destination sociale, d'après l'universelle amélioration réalisée à la fois, pendant le cours de la transition moderne, dans la condition et la dignité humaines. Ces devoirs nécessaires se formuleront surtout par l'obligation fondamentale, soit individuelle, soit collective, de procurer à tous, d'après les voies convenables, d'abord l'éducation, et ensuite le travail, seules conditions permanentes que doivent avoir en vue les justes réclamations sociales des prolétaires: leur prépondérance générale devra d'ailleurs influer beaucoup sur la judicieuse détermination ultérieure des salaires journaliers, sans qu'il convienne aujourd'hui de soulever, à ce sujet, des discussions trop prématurées pour n'être pas dangereuses. Il serait également intempestif de vouloir maintenant apprécier jusqu'à quel point la plus grossière partie de cette double obligation universelle sera plus tard susceptible d'être spécialement fortifiée par les institutions politiques: l'essentiel est de savoir que le principe en doit rester éminemment moral, sous peine à la fois d'inefficacité et de perturbation, ce que je crois avoir ici rendu suffisamment incontestable. Note 34: Une telle conviction, chez moi très-profonde et fort ancienne, m'a fait attacher un intérêt soutenu au cours populaire d'astronomie que je professe gratuitement, depuis douze ans, à la municipalité du 3e arrondissement de Paris, quoique les officieuses remontrances ne m'aient certes pas manqué sur l'inutilité de cet enseignement pour la classe que j'y ai surtout en vue, comme sur les dérangemens personnels qu'il peut m'occasionner. Le choix d'un sujet éminemment philosophique, son éloignement spontané de toute grave préoccupation matérielle chez une population non-maritime, et sa destination immédiate aux classes inférieures, sans qu'aucune autre soit d'ailleurs exclue, caractérisent assez la tendance directe et avouée de cette opération à l'universelle propagation sociale de l'esprit positif. Si quelques-uns de mes lecteurs ont déjà remarqué ma constante persévérance à cet égard, ils doivent maintenant apprécier l'intime solidarité d'un tel effort avec l'ensemble de mon entreprise philosophique, dont la pensée fondamentale imprimera toujours nécessairement à mes travaux quelconques son impérieuse unité. J'ai voulu, par cet exemple, donner, autant qu'il est en moi, le signal anticipé de cette combinaison directe entre la puissance spéculative et la force populaire, qui doit ultérieurement déterminer la réorganisation politique, quand la raison publique sera convenablement préparée. Tels sont, en aperçu, les éminens services que la grande cause populaire doit immédiatement retirer de l'élaboration philosophique destinée à préparer la réorganisation spirituelle des sociétés modernes par la fondation graduelle du système universel de l'éducation positive. Mais, quelle que soit leur extrême importance, on peut assurer, en sens inverse, que la réaction nécessaire de cette intime alliance sur la réalisation sociale de la nouvelle philosophie doit être, par sa nature, d'un ordre encore plus élevé; en sorte que, dans une telle combinaison, le peuple rendra aux philosophes plus même qu'il n'en aura reçu. En considérant d'abord l'économie finale, il est clair que l'adhésion populaire y constituera habituellement la plus sûre garantie du pouvoir spirituel contre les tentatives oppressives du pouvoir temporel. Quoique l'organisme positif soit nécessairement affranchi de nombreuses causes perturbatrices propres à l'organisme théologique du moyen âge, il ne faut pas croire néanmoins que les graves collisions politiques, inhérentes au jeu naturel des passions humaines, y doivent devenir ordinairement impossibles; seulement leur caractère général sera profondément modifié. Si, malgré l'ascendant religieux, la puissance catholique fut, comme nous l'avons vu, au temps même de son plus grand triomphe, tant exposée aux usurpations temporelles, on doit sentir, en général, que la spiritualité positive n'en saurait être essentiellement préservée, malgré la nature beaucoup plus conciliante de la nouvelle activité pratique et l'influence plus prononcée de l'intelligence sur la conduite. La dépendance matérielle, plus ou moins inévitable, de la corporation spéculative envers les chefs temporels, principaux dispensateurs de la richesse, fournira régulièrement à ceux-ci un moyen continu de développer à son égard les orgueilleuses dispositions spontanément inspirées par la prééminence pécuniaire, et qui d'ailleurs pourront alors être souvent aigries par l'injuste dédain des théoriciens envers les praticiens. Or, la masse populaire, également liée à ces deux puissances, à l'une pour l'éducation fondamentale et l'assistance morale, à l'autre pour le travail journalier et les secours matériels, deviendra naturellement, beaucoup plus encore qu'au moyen âge, le régulateur final de leurs principaux conflits, dont l'issue effective dépendra toujours de la direction que suivra sa coopération politique. Afin de compléter cette indication, il faut remarquer que si, dans l'économie positive, davantage même que dans l'économie catholique, les usurpations politiques doivent être à la fois bien plus dangereuses et plus imminentes chez le pouvoir temporel que chez le pouvoir spirituel, la pondération populaire devra, suivant une compensation spontanée, favoriser communément l'autorité spirituelle, avec laquelle les prolétaires ne sauraient avoir habituellement que d'heureuses relations, tandis que leurs contacts journaliers avec les chefs pratiques sont toujours plus ou moins altérés par les sentimens d'envie que suscite trop souvent une supériorité de richesse qui doit rarement sembler assez motivée. C'est seulement au temps de son inévitable décadence que la puissance catholique a vu, par un renversement décisif des dispositions antérieures, les affections populaires se tourner de préférence vers ses antagonistes temporels. De cet aperçu directement relatif à l'ordre normal, nous pouvons aisément passer à une appréciation analogue, aujourd'hui plus importante à caractériser, envers l'époque prochaine de sa préparation graduelle. Si, en effet, l'assistance populaire, surtout morale, et quelquefois politique, doit être envisagée comme habituellement indispensable à la nouvelle autorité spirituelle, supposée réellement parvenue à sa pleine installation sociale, à plus forte raison doit-on penser qu'un tel appui lui sera nécessaire pour y arriver, puisque les obstacles seront essentiellement les mêmes, et seulement plus énergiques, envers cet avénement primitif qu'à l'égard du développement ultérieur. C'est d'abord la judicieuse défense permanente des intérêts populaires auprès des classes supérieures qui pourra seule procurer directement, aux yeux de celles-ci, une sérieuse importance à l'action philosophique, jusqu'alors en butte à l'aveugle dédain des hommes d'état. Quand la nouvelle force spéculative aura convenablement surgi, les grandes collisions pratiques, que l'absence totale de systématisation industrielle doit désormais multiplier et aggraver de plus en plus, constitueront, sans doute, les principales occasions de son propre développement social, en faisant immédiatement sentir à toutes les classes l'utilité croissante de son active intervention morale, seule susceptible de tempérer suffisamment l'antagonisme matériel, et de modifier habituellement les sentimens opposés d'envie ou de dédain qu'il inspire de part ou d'autre. Les classes les plus disposées aujourd'hui à ne reconnaître d'ascendant réel qu'à la richesse seront alors amenées par des expériences décisives, et peut-être fort douloureuses, à implorer la protection nécessaire de cette même puissance spirituelle qu'elles regardent maintenant comme essentiellement chimérique. Tous les motifs précédemment indiqués pour faire comprendre que, dans le système normal de la sociabilité moderne, l'autorité spéculative deviendra naturellement, en vertu de l'élévation de ses vues et de l'impartialité de son caractère, le principal arbitre des divers conflits pratiques, sont applicables, avec bien plus d'énergie, pour constater son aptitude à pacifier les débats analogues, mais beaucoup plus graves, que doit susciter l'anarchie actuelle. Aussitôt que cette nouvelle influence philosophique sera suffisamment développée, on peut assurer que son intervention morale sera spontanément invoquée de tous côtés, à partir de l'époque très-prochaine où le besoin croissant d'un tel modérateur ne pourra plus être contesté. C'est ainsi que s'établira graduellement, en raison des services rendus, un pouvoir qui, par sa nature, ne saurait convenablement reposer que sur une libre adhésion universelle. En considérant aujourd'hui, sous l'aspect le plus général, cette réaction fondamentale de la cause populaire sur l'avénement de la réorganisation spirituelle, on concevra facilement que la situation actuelle ne comporte aucune autre impulsion réelle susceptible d'entraîner suffisamment la société vers cette issue nécessaire. Les débats, de plus en plus misérables, qui s'agitent maintenant à grand bruit parmi les classes supérieures, tendent naturellement à écarter les esprits de toute véritable réorganisation sociale, pour réduire de plus en plus la politique officielle à des luttes personnelles, aussi stériles que perturbatrices. Abstraction faite des intérêts populaires proprement dits, on ne trouve plus, en effet, que des ambitions pleinement compatibles avec la conservation indéfinie de l'organisme putréfié que la décomposition moderne nous a transmis, pourvu que la direction leur en soit livrée; en même temps, les habitudes métaphysiques, entretenues par ces conflits constitutionnels, rendent les intelligences radicalement incapables de s'élever à la conception d'aucun autre système social. On peut donc affirmer aujourd'hui que rien de fondamental ne saurait être entrepris dans la sphère, de plus en plus étroite, de la politique légale; et, en ce sens, tous ceux qui tentent, même aveuglément, d'en sortir, exercent partiellement une utile influence, qui n'est pas entièrement annulée par leurs aberrations trop fréquentes. Mieux on analysera cette situation, plus on se convaincra que le point de vue populaire est désormais le seul qui puisse spontanément offrir à la fois assez de grandeur et de netteté pour placer convenablement les esprits actuels dans une direction vraiment organique, suffisamment conforme aux indications philosophiques résultées d'une saine appréciation de l'ensemble du passé humain. Les vaines substitutions de personnes, ministérielles ou même royales, qui préoccupent tant les divers partis actuels, doivent naturellement devenir très-indifférentes au peuple, dont les propres intérêts sociaux n'en sauraient être aucunement affectés; il en est à peu près ainsi, au fond, des débats, en apparence plus graves, quoique réellement analogues, relatifs à l'exercice actif de ce qu'on appelle les droits politiques, pour lesquels les prolétaires modernes éprouveront toujours fort peu d'attrait, malgré les artifices journaliers d'une excitation métaphysique. Assurer convenablement à tous le travail et l'éducation, comme je l'ai indiqué, constituera toujours le seul objet essentiel de la politique populaire proprement dite: or ce grand but, fort étranger aux combinaisons et aux discussions constitutionnelles, ne saurait être suffisamment réalisé, d'après nos explications antérieures, que par une véritable réorganisation, d'abord et surtout spirituelle, ensuite et accessoirement temporelle. Tel est donc le lien fondamental que l'ensemble de la situation moderne institue spontanément entre les besoins populaires et les tendances philosophiques, et d'après lequel le vrai point de vue social prévaudra graduellement à mesure que l'active intervention des réclamations prolétaires viendra caractériser de plus en plus le grand problème politique. Aucune autre classe actuelle ne saurait être, par l'influence instinctive de sa position naturelle, aussi bien disposée que le peuple à marcher directement vers la régénération finale. En même temps, les bons esprits populaires, quand les circonstances les ont suffisamment cultivés, surtout en France, où tout doit aujourd'hui commencer, pleinement affranchis de toute philosophie théologique, et chez lesquels la philosophie métaphysique n'a pu s'enraciner profondément, par suite même du défaut d'éducation régulière, doivent être réellement moins éloignés d'ordinaire du régime positif que les intelligences laborieusement préparées par une vicieuse instruction de mots et d'entités, ou même que la plupart des entendemens absorbés par des spécialités trop étroites et trop mal conçues. Quoique les illusions métaphysiques inhérentes à la politique moderne exercent encore sur la raison populaire une déplorable influence, ci-dessus soigneusement appréciée, elles y ont cependant moins d'empire habituel que parmi les autres classes actives de la société actuelle. Aussi, quand la philosophie positive aura pu suffisamment pénétrer chez nos prolétaires, je ne doute pas qu'elle n'y trouve rapidement un plus heureux accueil que partout ailleurs. On conçoit ainsi comment, outre les inspirations démagogiques propres à la métaphysique négative, et l'urgente stimulation des plus impérieuses circonstances, l'admirable instinct progressif qui caractérisa notre grande assemblée républicaine y avait directement conduit les meilleurs esprits, même spéculatifs, à concevoir la cause populaire proprement dite comme le but essentiel de la vraie politique révolutionnaire. Si l'on considère, enfin, cette heureuse impulsion populaire quant à sa réaction nécessaire sur les dispositions actuelles, mentales et morales, des classes supérieures, il sera facile de reconnaître combien elle est indispensable pour y développer une convenable appréciation de la situation fondamentale. Chez ces classes, partout plus ou moins viciées aujourd'hui par l'empirisme métaphysique et par l'égoïsme aristocratique, l'antagonisme populaire est seul susceptible de susciter assez énergiquement des vues élevées et des sentimens généreux. Dans les douloureuses collisions que nous prépare nécessairement l'anarchie actuelle, sous l'excitation spontanée de passions haineuses et d'utopies subversives, les vrais philosophes qui les auront prévues seront déjà préparés à y faire convenablement ressortir les grandes leçons sociales qu'elles doivent offrir à tous, en montrant ainsi aux uns et aux autres l'insuffisance inévitable des mesures purement politiques pour la juste destination qu'ils ont respectivement en vue, les uns quant au progrès, les autres quant à l'ordre, dont la commune réalisation doit maintenant dépendre d'une réorganisation totale, d'abord et surtout spirituelle. La fatale infirmité de notre nature, soit intellectuelle, soit affective, oblige peut-être à regarder aujourd'hui ces tristes conflits comme seuls susceptibles de faire suffisamment pénétrer partout, et surtout chez les classes dirigeantes, une conviction aussi indispensable, et pourtant aussi opposée à l'ensemble des habitudes et des inclinations actuellement dominantes. On peut, du moins, assurer que, si ces orages sont réellement évitables, ce ne saurait être que d'après un vaste développement systématique de la véritable action philosophique, dont l'avénement social est, au contraire, aveuglément repoussé, de nos jours, par les hommes d'état de tous les partis. Bonaparte a laissé misérablement échapper la plus heureuse occasion possible de préparer ainsi l'avenir: il est peu probable qu'il surgisse désormais aucune autorité temporelle, soit personnelle, soit collective, propre à réparer suffisamment, sous ce rapport, cette immense aberration, que l'histoire déplorera un jour comme la plus funeste, sans doute, à l'ensemble de l'évolution moderne. Quelque sommaires qu'aient dû être ici de telles indications, j'espère cependant les avoir assez caractérisées pour faire convenablement apercevoir à tous les esprits vraiment philosophiques la profonde solidarité qui rattache nécessairement l'une à l'autre l'élaboration systématique de la philosophie positive et l'avénement social de la cause populaire, de manière à constituer spontanément une heureuse et irrésistible alliance entre une grande pensée et une grande force. Je ne pouvais assurément terminer par une explication plus décisive l'appréciation générale de la réorganisation spirituelle, que l'ensemble du passé nous a graduellement conduits à concevoir aujourd'hui comme la seule issue possible des sociétés modernes, et qui se trouve maintenant examinée sous tous les divers aspects essentiels dont elle était susceptible; sauf les développemens ultérieurs que pourra seul admettre, à cet égard, ainsi qu'à tant d'autres, le Traité spécial déjà promis. Si les opinions et les habitudes actuelles n'étaient point aussi éloignées de l'état mental que suppose une telle conception, elle pourrait espérer partout un accueil favorable, puisqu'elle est, par sa nature, également apte à la satisfaction simultanée des besoins opposés d'ordre et de progrès, dont l'exclusive préoccupation caractérise maintenant le principal antagonisme social. Toute notre vaste élaboration, d'abord logique, puis scientifique, de la philosophie sociale, désormais complète enfin dans son institution fondamentale, a, j'ose le dire, pleinement confirmé, sous ce double aspect, les indications initiales propres au premier chapitre du tome quatrième, et dont il suffit ici de rappeler sommairement l'accomplissement décisif. D'abord, quant à l'ordre, aucun des divers efforts politiques tentés, à grands frais, depuis le début de la crise finale, ne pouvait sans doute comporter autant d'efficacité sociale que la simple opération philosophique qui, prenant le désordre actuel à la source primitive que découvre la marche historique de la décomposition moderne, entreprend directement, par la seule voie convenable, de réorganiser les opinions, pour passer ensuite aux mœurs, et finalement aux institutions. À cette solution vraiment radicale pourrait-on comparer les tentatives contradictoires, quoique provisoirement indispensables, vainement destinées à concilier la discipline matérielle avec l'anarchie intellectuelle et morale? Nous avons spécialement reconnu, à beaucoup d'égards importans, que l'esprit positif est aujourd'hui le seul apte à contenir et à dissiper l'essor métaphysique des utopies subversives; tandis que l'esprit théologique, auquel les illusions de l'empirisme conservent encore une désastreuse confiance, compromet depuis longtemps les grandes notions sociales, soit publiques, soit même privées, laissées sous son impuissante tutelle; outre sa tendance directement perturbatrice, par suite d'une libre divagation religieuse, que l'entière désuétude d'un tel régime mental peut seule empêcher aujourd'hui. Indépendamment de ces discussions partielles, la nouvelle philosophie politique, appréciant non-seulement les doctrines, mais d'abord et surtout les méthodes, transforme complétement à la fois la position des questions actuelles, la manière de les traiter, et les conditions préalables de leur élaboration; elle constitue ainsi spontanément une triple source générale de garanties logiques pour l'ordre fondamental. Faisant directement prévaloir enfin l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, et, par suite, le sentiment du devoir sur le sentiment du droit, elle démontre la nature essentiellement morale des principales difficultés sociales; et, par cela seul, elle tend à dissiper partout, comme je l'ai récemment expliqué, une cause féconde d'illusions, de désappointemens, et même de perturbations. Analysant avec précision l'insuffisance évidente de la métaphysique dominante, elle substitue toujours le point de vue relatif au point de vue absolu, et fait sentir que le seul moyen de juger sainement, sous un aspect quelconque, l'état actuel, consiste à y voir constamment un résultat nécessaire de l'ensemble du passé, dont elle caractérise les diverses phases essentielles, sans plus de partialité que d'inconséquence, comme les différens degrés successifs d'une même évolution fondamentale, où le type humain se développe, à tous égards, de plus en plus: ce qui fait aussitôt cesser la prépondérance sociale de l'instinct critique. Enfin, appréciant l'inanité radicale des études ontologiques ou littéraires par lesquelles on se prépare communément aux recherches sociales, elle fait irrécusablement ressortir de la position même de la sociologie, dans la vraie hiérarchie des spéculations positives, les difficiles conditions, à la fois scientifiques et logiques, rigoureusement propres à une semblable élaboration: d'où résulte immédiatement l'exclusion motivée d'une foule d'esprits incompétens, et la concentration spontanée de ces hautes méditations parmi les rares intelligences susceptibles d'y procéder convenablement. Certes, si de telles propriétés, aussi incontestables qu'éminentes, ne sont pas senties par les hommes d'état qui cherchent sincèrement un moyen efficace de contenir aujourd'hui l'esprit de désordre, il faut qu'un déplorable empirisme leur ait ôté toute aptitude rationnelle à saisir le résultat général de nos grandes expériences contemporaines, qui, à cet égard, montrent, selon tant de voies décisives, que les aberrations métaphysiques ne sauraient être victorieusement combattues par les procédés théologiques, et que dès lors les conceptions positives sont seules susceptibles d'en triompher réellement. Or quel sacrifice véritable ce nouveau régime mental exige-t-il, chez nos gouvernemens européens, pour développer convenablement tous les moyens de haute discipline intellectuelle qui le caractérisent? Aucun autre, assurément, que de renoncer enfin, avec une pleine franchise, à l'espoir, de plus en plus chimérique, de la conservation indéfinie d'un antique organisme dont tous les liens essentiels sont déjà putréfiés parmi les populations les plus avancées, et dont la vaine restauration, au lieu d'être vraiment favorable à l'ordre fondamental, constitue désormais une source féconde de graves perturbations, et entretient seule le crédit populaire de la métaphysique négative. Car, à cela près, en un temps où la politique des gouvernemens doit être, par l'imminence croissante de la situation, de plus en plus circonscrite à des effets prochains, que leur importe, au fond, que, dans un avenir inévitable, mais qui ne saurait être immédiat, il ne doive rien rester de l'ancien système politique, pourvu que la grande élaboration philosophique qui préparera graduellement la rénovation finale tende nécessairement aussi à dissiper leurs justes inquiétudes sur une imminente dissolution sociale, et même à consolider, chez les possesseurs actuels, tous les pouvoirs quelconques qui auront convenablement reconnu le sens général du mouvement moderne? Si l'homme était suffisamment accessible aux impulsions intellectuelles, une telle transformation n'offrirait, sans doute, aucune invraisemblance. Tout s'y réduirait, en effet, pour les hommes d'état, à décider s'il vaut mieux traiter habituellement avec des passions ou avec des convictions: or le choix ne saurait être incertain chez ceux qui ont en vue un véritable but social, quelque attrait que doive inspirer vulgairement le premier mode à ceux qui ne poursuivent qu'une simple satisfaction personnelle. L'école positive présentera donc, par sa nature, des points de contact partiels, mais très-importans, aux esprits sincères de l'école stationnaire, et dès lors aussi à ceux même de l'école rétrograde. Envers les plus systématiques de ceux-ci, et surtout en Italie, la nouvelle philosophie politique aura d'ailleurs l'éminent privilége de pouvoir seule faire convenablement revivre aujourd'hui les nobles conceptions du moyen âge sur la théorie universelle de l'organisme social d'après la séparation fondamentale des deux puissances élémentaires. Quant à l'école révolutionnaire, où réside encore exclusivement l'esprit de progrès, malgré son caractère essentiellement négatif, les habitudes métaphysiques y constitueront l'unique obstacle à une suffisante appréciation de l'aptitude nécessaire de la philosophie positive à déterminer réellement, suivant une marche graduelle mais directe, la régénération totale si énergiquement signalée, avec autant de netteté que pouvaient alors en comporter le milieu social et la théorie dominante, par la grande assemblée d'où provient la vraie physionomie de la crise finale. D'après notre analyse générale du développement successif de cette crise décisive jusqu'à l'époque actuelle, il est évident que la progression révolutionnaire ne peut plus maintenant faire aucun pas important sans changer totalement les doctrines qui l'ont d'abord dirigée, et dont l'expérience la plus irrécusable a hautement constaté la profonde impuissance organique. Radicalement paralysées par une inévitable inconséquence, ces doctrines ont même à peine la force désormais de contenir suffisamment l'action rétrograde dans toute l'étendue de la république européenne: elles sont logiquement conduites partout à reconnaître les principes essentiels de l'ancien système social, tout en lui déniant ses plus importantes conditions d'existence. L'impossibilité croissante d'une vie purement négative, et le besoin de plus en plus senti d'une reconstruction quelconque, ont, en effet, poussé aujourd'hui l'esprit métaphysique qui dirige encore l'école révolutionnaire, même la plus avancée, à satisfaire vainement à ces exigences irrésistibles en formulant à la hâte un simulacre d'organisation fondé sur une vague résurrection des croyances religieuses et de l'ardeur guerrière, systématiquement privées toutefois de leurs principaux appuis antérieurs: en sorte que la grande crise de l'humanité aboutirait finalement à un simple changement dans les formes politiques; sauf quelques utopies antisociales, qui ne sont point ouvertement avouées jusqu'ici. Or notre glorieuse assemblée républicaine, en commençant ses travaux par l'indispensable abolition de la royauté, ne prétendit point ériger en véritable construction une simple ruine: elle voulut seulement caractériser ainsi l'irrévocable condition d'abandonner totalement le système ancien, afin de procéder à une rénovation complète; ce qui exigeait, en effet, comme je l'ai expliqué, la suppression du pouvoir autour duquel s'étaient spontanément ralliés, en France, tous les divers débris du régime déchu; mais ce point de départ ne fut pas alors proclamé comme une solution. Si aujourd'hui, au contraire, prenant le moyen pour le but, la vaine reproduction d'un tel préambule ne devait aboutir qu'à restaurer l'esprit théologique et l'activité militaire par une étrange intronisation simultanée du déisme et de la guerre, il n'est pas douteux que l'ordre actuel, malgré tous ses vices, serait, au fond, beaucoup plus rapproché qu'un tel républicanisme de la véritable issue propre à la crise finale, sans offrir d'ailleurs le grave danger de dissimuler la nature profondément transitoire de la situation générale. Un contraste aussi décisif doit désormais rendre pleinement irrécusable, chez les hommes vraiment progressifs, la nécessité de confier à l'esprit positif la suprême direction ultérieure du mouvement révolutionnaire, qu'il peut seul conduire maintenant à sa destination essentielle. Mais, en renonçant ainsi à la métaphysique négative qui la neutralise aujourd'hui, et dont le vice radical constitue maintenant, par un antagonisme nécessaire, l'unique valeur sociale de l'école rétrograde, l'école révolutionnaire ne sera nullement obligée, suivant l'ensemble de nos explications antérieures, d'abandonner aussi les dogmes salutaires dont elle est justement préoccupée, et qui, longtemps encore, formuleront d'indispensables conditions générales de la progression sociale; car j'ai suffisamment prouvé, envers chaque cas important, que la philosophie positive est spontanément susceptible, sans aucune inconséquence, de s'incorporer réellement ces diverses notions, en transformant seulement leur caractère actuel, de l'absolu au relatif: de manière à y montrer autant de prescriptions sociales propres à la grande transition moderne et destinées à persister, quoique désormais subordonnées à des conceptions directement organiques, jusqu'à son entier accomplissement; soit afin d'opérer l'élimination totale du système ancien, soit pour permettre l'élaboration graduelle du nouvel ordre. Or cette transformation générale, qui auparavant eût été prématurée et même dangereuse, loin d'amortir aujourd'hui l'énergie effective de ces principes révolutionnaires, doit, au contraire, l'augmenter beaucoup, en comportant une application plus hardie que quand leur nature absolue y devait faire toujours redouter une extension anarchique: une destination rationnellement caractérisée, et une durée nettement circonscrite, leur procureront, entre les limites convenables, sans aucune tendance subversive, une plénitude d'activité maintenant impossible, depuis que le besoin d'organiser a dû devenir prépondérant. Les démolitions plus ou moins importantes qui restent encore à opérer, et que j'ai fait suffisamment pressentir, s'accompliraient dès lors, sous l'ascendant de l'esprit positif, avec un libre aveu direct de la nature purement négative de ces mesures provisoires, destinées à écarter tous les divers débris de l'ordre ancien qui feraient vraiment obstacle à l'ordre nouveau. C'est ainsi, par exemple, que la marche générale de la réorganisation spirituelle exigera certainement, surtout en France, l'entière abolition préalable du vain simulacre d'éducation publique que le passé nous a transmis, et de l'étrange corporation universitaire qui s'y rattache, comme constituant désormais les principales sources d'une pernicieuse influence métaphysique, incompatible avec la véritable régénération moderne; outre que la seule existence de cet appareil décrépit tend à dissimuler la nécessité d'un vrai système d'éducation universelle. Les gouvernemens européens, de plus en plus disposés aujourd'hui à se dépouiller de toutes leurs attributions spirituelles pour se consacrer exclusivement au maintien, de plus en plus difficile, de l'ordre matériel, s'empresseront sans doute d'accorder une suppression qui ne leur sera pas demandée au nom d'un principe antisocial sur la liberté absolue et indéfinie de tout enseignement quelconque, mais comme une mesure préliminaire destinée, au contraire, à accélérer, sous ce rapport capital, le retour d'un ordre vraiment normal: ce qui distinguera profondément, à cet égard, les franches réclamations de l'école positive des prétentions mal dissimulées de l'école rétrograde actuelle. Chacun peut étendre aisément une pareille appréciation à beaucoup d'autres démolitions analogues, quoique moins importantes, envers lesquelles il sera non moins facile de reconnaître clairement que la philosophie positive, en transformant, à sa manière, les conceptions critiques, dès lors pleinement réhabilitées, n'en diminue nullement l'efficacité sociale. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué ci-dessus comment l'esprit critique universel, convenablement subordonné à l'esprit organique, conservera toujours une active destination normale dans l'économie définitive des sociétés modernes. Mais, d'après les mêmes motifs, à un degré supérieur d'énergie, il est clair que, sous la même condition fondamentale, cette activité critique doit trouver aujourd'hui une application, aussi utile qu'étendue, pour préparer accessoirement la réorganisation positive, soit en aidant à ruiner l'ascendant actuel des métaphysiciens et des légistes, organes antérieurs du mouvement transitoire, devenus aujourd'hui les principaux obstacles à la solution finale; soit en secondant la régénération graduelle des nouveaux élémens sociaux, spirituels ou temporels, par une judicieuse censure des vices essentiels, intellectuels ou moraux, qui les rendent encore indignes d'une véritable suprématie politique. Cette double appréciation représente la nouvelle philosophie comme ayant déjà spontanément rempli la condition fondamentale, formulée dès le début de mon élaboration sociologique, pour la conciliation décisive des deux aspects, normalement inséparables, aujourd'hui vicieusement opposés, propres au grand problème social. Sans effort, et sans inconséquence, l'école positive se montrera toujours plus organique que l'école rétrograde, et plus progressive que l'école révolutionnaire, de manière à pouvoir être indifféremment qualifiée d'après l'un ou l'autre attribut élémentaire. Tendant à réunir ou à dissiper tous les partis actuels par la satisfaction simultanée de leurs vœux légitimes, cette école peut justement espérer aujourd'hui de trouver quelques adhésions isolées chez toutes les classes quelconques, soit ascendantes, soit même descendantes. Jusque dans la corporation sacerdotale, ceux de ses membres qui sentent assez profondément l'importance sociale de l'ordre spirituel, pour être fortement choqués de la dégradation politique où il est tombé depuis longtemps sous l'ascendant exclusif de la puissance matérielle, pourraient apprécier la valeur directe des efforts philosophiques ainsi destinés à le relever dignement, si leur intelligence pouvait assez s'affranchir du régime théologique pour rattacher une telle destination à des conceptions d'une autre nature, sauf la discussion d'efficacité, désormais bientôt terminée. La classe militaire pourrait aussi comprendre que, tout en consacrant la moderne extinction normale de l'activité guerrière, dont le grand office social est pleinement accompli, l'école positive justifie directement l'importante destination temporaire que doivent maintenant conserver les armées pour assurer le maintien indispensable de l'ordre matériel, pendant toute la durée de l'élaboration universelle qui doit dissiper l'anarchie intellectuelle et morale. Il serait assurément superflu de signaler les sympathies que devrait exciter, chez les intelligences vraiment scientifiques ou esthétiques, une philosophie qui, sous la condition nécessaire d'une préalable réformation générale de vues et de sentimens, les pousserait ultérieurement au gouvernement spirituel de l'humanité. Quant aux chefs industriels, dont elle sanctionnerait convenablement la future prééminence temporelle, et qu'elle seule pourrait garantir des graves collisions populaires que leur prépare l'anarchie actuelle, elle en devrait attendre le plus favorable accueil, si leurs dispositions intellectuelles et morales étaient en suffisante harmonie avec la dignité réelle de leur situation sociale. Enfin j'ai récemment expliqué les divers motifs fondamentaux qui doivent spécialement engager l'école positive à compter principalement sur l'adhésion des prolétaires, aussitôt que le contact mutuel aura pu suffisamment s'établir. Il faut, en outre, considérer que, même chez les classes équivoques propres à la période transitoire, et destinées ou à disparaître ou à redevenir subalternes, la nouvelle philosophie peut encore trouver d'importantes adhésions privées, d'après l'heureux exercice secondaire qu'elle doit fournir spontanément à leur activité caractéristique. Ainsi, les philosophes métaphysiciens, justement choqués aujourd'hui de l'exorbitante prépondérance des travaux de détail, et sentant convenablement la dignité supérieure des conceptions vraiment générales, pourraient saisir la valeur d'une école seule apte maintenant à rétablir le règne normal de l'esprit d'ensemble, enfin parvenu à une indispensable positivité, qui, facile à développer désormais chez les intelligences fortement organisées, affranchira les véritables philosophes de l'irrationnel dédain du vulgaire des savans actuels, dès lors jugés suivant leur faible portée intrinsèque, dépouillée d'un spécieux entourage, que l'école positive peut seule apprécier. Pareillement, les littérateurs, et même les avocats, qui auront suffisamment admis la nouvelle direction philosophique, pourront y trouver une féconde alimentation de l'activité secondaire qui leur est propre, d'après la versatilité, dès lors heureuse, inhérente à leur défaut caractéristique de convictions profondes, et qui leur permettra d'adapter leurs talens d'exposition et de discussion, soit à l'universelle diffusion de la philosophie positive, soit à l'utile censure initiale que j'y ai déjà signalée, et dont je pourrais, au besoin, leur indiquer de nombreuses et importantes applications, aussi neuves qu'incisives, qui leur permettraient de mesurer, à leur tour, d'orgueilleuses prétentions scientifiques, que les plus audacieux d'entre eux n'osent aujourd'hui contempler qu'avec un aveugle respect. Malgré toutes ces grandes et incontestables relations avec les différens partis et les diverses classes de la société actuelle, je n'ai pas dissimulé que l'école positive ne doit d'abord compter nulle part sur une adhésion collective, parce que chacun sera beaucoup plus choqué, à l'origine, des atteintes nécessaires ainsi apportées à ses préjugés et à ses passions, que satisfait de la réalisation finale dès lors assurée à ses vœux légitimes. Elle ne doit pas même espérer, au début, l'active coopération de notre jeunesse, dont la portion la plus saine et la mieux préparée est déjà gravement viciée, en général, par l'empirisme et l'égoïsme inhérens à l'anarchie universelle, et que tout concourt à développer. Il faut donc s'attendre à trouver obstacle, pour la nouvelle philosophie politique, chez tout ce qui est aujourd'hui classé, à un titre quelconque; elle n'obtiendra longtemps que des adhésions purement individuelles, indifféremment issues de tous les rangs sociaux. Mais on peut assurer d'avance que de tels appuis ne manqueront pas à une école aussi évidemment apte à tout concilier sans rien compromettre. La philosophie négative du siècle dernier, malgré sa tendance essentiellement anarchique, trouva partout d'actifs protecteurs, jusque parmi les rois, parce qu'elle était alors en suffisante harmonie avec les besoins immédiats de l'évolution moderne. Serait-il téméraire d'espérer un accueil équivalent pour la philosophie positive du dix-neuvième siècle, directement destinée à rétablir une situation vraiment normale chez l'élite de l'humanité, et seule susceptible d'abréger ou d'adoucir, autant que possible, les grandes collisions que nous réserve encore l'anarchie intellectuelle et morale, graduellement aggravée par son inévitable diffusion? Dans tout le cours de mon appréciation historique, et dans les conclusions politiques que je viens d'en tirer, je me suis scrupuleusement conformé à la grande prescription logique que j'avais d'abord formulée, au début du volume précédent, en ne considérant essentiellement qu'une seule série sociale, toujours formée par l'enchaînement réel des civilisations les plus avancées; restriction sans laquelle j'ose assurer qu'il eût été impossible de découvrir la véritable marche générale de l'évolution fondamentale. Maintenant que la détermination de cette marche a vraiment constitué enfin la sociologie comme une dernière branche principale de la philosophie naturelle, il y aura lieu, quand cette nouvelle science sera suffisamment installée, à poursuivre d'importantes spéculations, jusqu'alors prématurées, sur la progression sociale des différentes populations qui, par divers obstacles assignables, ont dû rester plus ou moins en arrière du grand mouvement que nous avons étudié. Le but final de cette élaboration supplémentaire sera de fournir la base rationnelle de l'action collective que devra exercer ultérieurement l'élite actuelle de l'humanité pour accélérer et faciliter l'essor de ces civilisations secondaires, de manière à tendre systématiquement vers l'unité sociale de l'ensemble de notre espèce: de même que l'opération principale nous a définitivement conduits ci-dessus à concevoir le mode général suivant lequel les peuples avancés doivent aujourd'hui développer leur propre essor commun. Malgré l'identité nécessaire que doit partout offrir la véritable évolution humaine, ses phases successives peuvent cependant s'accomplir avec une rapidité et une facilité fort inégales; et il n'est pas possible que l'exacte connaissance antérieure de cette progression fondamentale, obtenue d'après le lent et douloureux mouvement des populations d'élite, ne doive, à cet égard, comporter beaucoup d'efficacité: en sorte que, par une inévitable compensation, les civilisations arriérées, dès lors rationnellement développables sous cette heureuse direction, puissent atteindre promptement le niveau universel, au lieu de rester indéfiniment livrées à l'empirisme spontané dont notre marche originale n'avait pu s'affranchir jusqu'ici. Ainsi, quelle que doive être aujourd'hui, envers les sociétés les plus avancées, l'éminente utilité pratique des saines études sociologiques, cette heureuse aptitude de la vraie philosophie aura nécessairement, dans l'avenir, encore plus d'importance et d'étendue au sujet des populations retardées. Le passé ne peut, à cet égard, nous fournir aucune juste mesure générale; parce qu'aucune influence réellement semblable ne pouvait s'y manifester, par suite du caractère toujours absolu de la philosophie dirigeante, qui poussait seulement les peuples à s'imposer mutuellement l'aveugle imitation routinière de leurs sociabilités respectives: tandis que le caractère essentiellement relatif de la philosophie positive permettra de modifier judicieusement les applications de la théorie fondamentale suivant les convenances propres à chaque cas, après y avoir d'abord exactement déterminé jusqu'à quel degré et par quelles voies les phases analogues de l'évolution typique sont alors susceptibles d'amélioration effective. Par là, les relations croissantes des populations d'élite avec le reste de l'humanité seront enfin directement subordonnées à d'actifs sentimens d'une fraternité vraiment universelle, au lieu de rester essentiellement dominées par un orgueil féroce ou une ignoble cupidité. Mais les philosophes doivent aujourd'hui soigneusement éviter les séductions spontanées de cette heureuse perspective, qui promet à leur activité rationnelle une aussi vaste application ultérieure. Jusqu'à ce que la réorganisation positive soit suffisamment avancée, il importe beaucoup, comme je l'ai ci-dessus expliqué, que leur élaboration systématique demeure toujours exclusivement concentrée sur la majorité de la race blanche, composant l'avant-garde de l'humanité, suivant l'exacte définition sociologique que j'ai directement formulée au début de ce volume, et qui comprend seulement les cinq grandes nations de l'occident européen. Autant nous avons reconnu nécessaire d'imprimer désormais à toutes les hautes spéculations politiques l'entière extension indiquée par ces limites, en deçà desquelles le point de vue social resterait maintenant privé de sa généralité caractéristique; autant nous avons jugé indispensable aujourd'hui de s'y renfermer habituellement, sous peine de ne point suffisamment éliminer l'esprit vague et absolu de l'ancienne philosophie, et, par suite, de manière à interdire inévitablement toute solution vraiment radicale. Cette restriction me semble tellement capitale, que j'ai cru devoir la reproduire expressément à la fin comme au début de mon élaboration sociologique. La pratique en sera d'autant plus convenable que, tant que l'occident européen ne sera pas suffisamment réorganisé, il ne saurait réellement exercer aucune grande et heureuse action collective sur le reste de l'humanité; outre l'imminent danger d'une telle diversion prématurée pour y dénaturer ou y troubler gravement cette indispensable régénération, point d'appui ultérieur de toute notre espèce. Sagement préoccupée de cette opération décisive, la population occidentale devra longtemps éviter toute large intervention politique, du moins active, dans l'évolution spontanée de l'Asie, et même dans celle de l'orient européen: sauf, bien entendu, les précautions que pourraient exiger le maintien nécessaire de la paix générale, ou l'extension naturelle des relations industrielles; mais sans jamais seconder les efforts spontanés que tente aujourd'hui l'esprit militaire pour retarder son inévitable extinction, en se rattachant, par de spécieux sophismes, à un dangereux prosélytisme social, comme je l'ai ci-dessus expliqué. Malgré l'homogénéité fondamentale de la population d'élite à l'ensemble de laquelle la grande élaboration philosophique propre au dix-neuvième siècle doit être directement destinée, il existe nécessairement des différences essentielles entre les cinq nations principales qui la composent, quant aux obstacles et aux ressources que doit y trouver la régénération positive, dont toutes les phases importantes doivent pourtant, par la nature d'une telle rénovation, s'y accomplir simultanément. Notre théorie historique, en faisant spontanément ressortir cette connexité nécessaire, permet aussi d'apprécier exactement cette diversité secondaire, qu'il importe maintenant de caractériser rapidement, afin de terminer mon opération sociologique par un juste aperçu comparatif de l'accueil réservé à la nouvelle philosophie politique chez ces diverses nationalités; complément naturel de la comparaison que je viens d'indiquer pour les différentes classes modernes. La double évolution, à la fois négative et positive, solidairement accomplie, pendant les cinq siècles antérieurs, dans toute l'étendue de cette république occidentale, nous fournit, d'après les deux chapitres précédens, une base pleinement irrécusable pour cette détermination délicate, d'où toute vaine inspiration locale doit être soigneusement bannie: la concordance de ces deux séries simultanées doit surtout devenir, à cet égard, le principe décisif d'une entière conviction philosophique, qui doit d'ailleurs être naturellement fort avancée déjà par ces deux chapitres, où j'ai directement établi, à ce sujet, la distinction la plus générale, qu'il s'agit seulement ici de compléter brièvement, sous ma réserve accoutumée des développemens ultérieurs, incompatibles avec les limites et même avec la destination de ce Traité. Tous ces divers moyens essentiels d'appréciation comparative concourent évidemment, suivant nos indications antérieures, à représenter aujourd'hui la France comme le siége nécessaire de la principale élaboration sociale. Nous avons vu le commun mouvement de décomposition politique s'y opérer toujours, depuis le quatorzième siècle, d'une manière plus complète et plus décisive qu'en aucun autre cas, même pendant sa période spontanée, et, à plus forte raison, à partir de sa systématisation, dont la dernière phase, quoique destinée immédiatement à l'ensemble de notre occident, dut être d'abord essentiellement française, ainsi que la crise finale qu'elle détermina nécessairement. Il serait certes superflu de prouver ici que le régime ancien, soit spirituel, soit temporel, est maintenant beaucoup plus déchu en France que partout ailleurs. Quant à la progression positive, l'évolution scientifique, et même aussi l'évolution esthétique, sans y être, au fond, plus avancées, y ont certainement obtenu un plus grand ascendant social; ce qui importe surtout à notre comparaison actuelle. Pareillement, l'évolution industrielle, quoique n'y pouvant encore offrir le plus large développement spécial, y a nécessairement amené déjà la nouvelle puissance temporelle beaucoup plus près d'une véritable suprématie politique. Enfin, l'unité nationale, condition si capitale de cette grande initiative européenne, y est assurément plus complète et plus inébranlable qu'en aucun autre cas. J'ai assez expliqué comment un admirable instinct politique, malgré la tendance dissolvante de la métaphysique dirigeante, avait soigneusement maintenu, pendant la crise révolutionnaire, ce précieux résultat de l'ensemble de notre passé, dès lors même notablement consolidé par un plus vaste développement de la subordination spontanée de tous les foyers français envers le centre parisien. Au reste, la prédilection décisive qui, dans l'Europe entière, depuis l'heureux avénement de la paix universelle, dispose de plus en plus, non-seulement les artistes, les savans et les philosophes, mais la plupart des hommes cultivés, à voir dans Paris une sorte de patrie commune, doit certainement dissiper toute grave incertitude sur la perpétuité nécessaire de cette noble initiative, si chèrement acquise. Malgré le défaut de nationalité, l'ensemble de tous les autres caractères me semble devoir déterminer, contrairement à l'opinion commune, à concevoir l'Italie comme étant, après la France, le pays le mieux disposé à la régénération positive. L'esprit militaire y est peut-être plus radicalement éteint que partout ailleurs; et cette même lacune, funeste à d'autres égards, dont j'ai expliqué, au cinquante-quatrième chapitre, la cause nécessaire, n'est sans doute pas étrangère à une telle préparation négative. Quoique la conservation du catholicisme n'y ait pu être aussi avantageuse qu'en France au plein essor original de l'ébranlement philosophique, la compression rétrograde, assez intense pour préserver les populations contre toute grave extension de la métaphysique protestante ou même déiste, n'a pu cependant y empêcher ensuite, chez la plupart des esprits cultivés, une entière émancipation théologique, aujourd'hui mal dissimulée. En outre, cette influence générale, dont j'ai tant signalé les propriétés essentielles pour les deux dernières phases de l'évolution moderne, a spécialement réservé à la population italienne la transmission naturelle de ce qui, dans les anciennes habitudes catholiques, est susceptible d'incorporation aux nouvelles mœurs positives, relativement à la division fondamentale des deux puissances élémentaires, dont le véritable instinct ne peut maintenant se trouver que là suffisamment familier. L'évolution scientifique et l'évolution industrielle, quoique presqu'aussi avancées qu'en France, y ont pourtant obtenu une prépondérance sociale beaucoup moindre, par suite d'une moindre extinction populaire de l'esprit religieux et aristocratique: mais elles y sont, au fond, plus rapprochées de leur ascendant final que chez tout le reste de la communauté occidentale. Il serait assurément superflu d'y mentionner l'admirable développement de l'évolution esthétique, qui, plus complète et plus universelle que partout ailleurs, y a si heureusement réalisé sa propriété caractéristique d'entretenir, chez les plus vulgaires intelligences, l'éveil fondamental de la vie spéculative. Quoique le défaut de nationalité dût évidemment y interdire une initiative politique si hautement réservée à la France, son influence est loin d'y empêcher une intime et rapide propagation du mouvement original. Convenablement appréciée par les bons esprits italiens, d'après l'ensemble de la saine théorie historique, cette lacune pourra même y déterminer une excitation plus prononcée à la réorganisation spirituelle: soit qu'on envisage le catholicisme, suivant l'indication spéciale du cinquante-quatrième chapitre, comme la cause essentielle d'une telle anomalie; soit que l'impossibilité de constituer l'unité italienne fasse plus directement sentir l'importance supérieure de l'unité européenne, qui ne peut être obtenue que par la régénération intellectuelle et morale, et dont l'avénement pourra seul faire spontanément cesser, au profit commun de l'ordre et du progrès, des tentatives également chimériques et perturbatrices. Envisagée dans toute l'étendue de la définition sociologique indiquée au début de ce volume, la population allemande me paraît être, tout compensé, après les deux précédentes, la mieux disposée aujourd'hui, en résultat final de son évolution antérieure, à la réorganisation positive. L'esprit militaire ou féodal, et même, malgré les apparences, l'esprit religieux, quoique y étant moins déchus qu'en Italie, n'y sont pas cependant aussi dangereusement incorporés qu'en Angleterre au mouvement général de la société moderne. Outre que la prépondérance politique du protestantisme y est beaucoup moins intime et moins universelle, elle n'y a pas empêché, là où il a le plus prévalu, que la grande concentration temporelle propre à la transition moderne n'y aboutît aussi, par une heureuse anomalie que j'ai signalée, au mode essentiellement monarchique, que nous avons reconnu si préférable, à tous égards, au mode aristocratique exceptionnel, éminemment particulier à l'Angleterre, et dont la seule Suède offre l'équivalent germanique, toutefois très-altéré. La plus dangereuse influence qui distingue cette population est certainement celle de l'esprit métaphysique, qui s'y trouve aujourd'hui plus répandu et plus dominant que partout ailleurs, et dont la désastreuse activité y entretient une mystique prédilection pour les conceptions vagues et absolues, directement contraire à toute vraie réorganisation sociale. Mais cet esprit, inhérent à l'élaboration protestante est, par cela même, beaucoup moins prononcé dans l'Allemagne catholique; et d'ailleurs il est déjà partout en pleine décroissance. À cela près, l'évolution germanique est aujourd'hui, pour l'ordre spéculatif de la progression positive, soit esthétique, soit même scientifique, plus complète et plus universelle qu'en Angleterre, surtout quant à l'ascendant social qui s'y rattache. Il est même évident, comme je l'ai noté au trente-sixième chapitre, que l'activité supérieure de l'esprit philosophique, malgré son caractère encore essentiellement métaphysique, entretient en Allemagne une précieuse disposition aux méditations générales, maintenant propre à y compenser plus qu'ailleurs les tendances dispersives de nos spécialités scientifiques. L'évolution industrielle, sans y être matériellement aussi développée qu'en Angleterre, y est pourtant moins éloignée de sa principale destination sociale, parce que son essor y a été plus indépendant de la suprématie aristocratique. Enfin, quoique le défaut de nationalité, résultant surtout du protestantisme, y offre un tout autre caractère qu'en Italie, il y comporte cependant une équivalente stimulation à la régénération positive: soit qu'un tel vœu doive y conduire à mieux sentir la nécessité de renoncer enfin à la philosophie théologique, désormais principal obstacle à la réunion; soit, comme en Italie, en faisant apprécier davantage la réorganisation spirituelle, spontanément commune à l'ensemble de l'occident européen. Diverses explications incidentes, dans les deux chapitres précédens, ont déjà dû spécialement disposer à comprendre, d'après la saine appréciation de l'ensemble de l'évolution moderne, que la population anglaise, malgré tous ses avantages réels, est aujourd'hui moins préparée à une telle solution qu'aucune autre branche de la grande famille occidentale, sauf la seule Espagne, exceptionnellement retardée. L'esprit féodal et l'esprit théologique, par la profonde modification qu'ils y ont graduellement subie, y ont conservé plus qu'ailleurs une dangereuse consistance politique, qui, longtemps compatible avec les évolutions partielles, y constitue maintenant un puissant obstacle à la réorganisation finale. C'est là que le système rétrograde, ou du moins fortement stationnaire, a pu être le plus complétement organisé, au spirituel et au temporel. Jamais, par exemple, la prépondérance du jésuitisme n'a pu réaliser, sur le continent, l'institution d'une hypocrisie légale aussi hostile à l'émancipation humaine que celle dont la constitution anglicane, dirigée par l'oligarchie britannique, nous offre encore l'exemple journalier. La compensation matérielle, par laquelle un tel régime a tenté de s'incorporer à l'évolution moderne, en excitant d'abord un développement plus parfait de l'activité industrielle, y est finalement devenue, à beaucoup d'égards importans, une source directe d'entraves politiques: soit en prolongeant l'ascendant social d'une aristocratie, ainsi placée à la tête du mouvement pratique, où elle maintient la haute intervention du principe militaire; soit en viciant les habitudes mentales de l'ensemble de la population, par une prépondérance exorbitante du point de vue concret et de l'utilité immédiate; soit, enfin, en corrompant directement les mœurs nationales d'après l'ascendant universel d'un intraitable orgueil et d'une cupidité effrénée, tendant à isoler profondément le peuple anglais de tout le reste de la famille occidentale. Nous avons reconnu que, par une suite nécessaire, la double évolution spéculative y avait été notablement altérée, non-seulement dans l'ordre scientifique, malgré les immenses progrès qui s'y sont individuellement accomplis, mais aussi dans l'ordre esthétique, resté encore si imparfait, sauf l'admirable essor spontané du premier des beaux-arts: l'incorporation sociale de l'un et de l'autre élément y est surtout moins avancée que chez les trois autres nations. Toutefois ces divers dangers caractéristiques, qui doivent gravement entraver, en Angleterre, la commune régénération positive, parce qu'ils y affectent directement la masse sociale, n'empêchent pas que, par une imparfaite compensation, la coopération fondamentale à cette œuvre finale n'y doive être immédiatement fort active et très-importante de la part des esprits d'élite, qui, par l'ensemble d'une telle situation, y sont déjà plus préparés que partout ailleurs, excepté en France. D'abord, leur position même les préserve plus facilement de la dangereuse illusion politique qui, dans le reste de notre occident, vicie aujourd'hui les meilleures intelligences, en disposant à regarder comme une solution finale la vaine imitation universelle du régime transitoire propre à l'Angleterre, et dont l'insuffisance radicale y est assurément beaucoup mieux sentie maintenant qu'elle ne peut l'être sur le continent. Ensuite, la prépondérance exorbitante de l'esprit pratique y a du moins cet avantage, que, lorsqu'elle n'empêche pas, chez les intelligences convenablement organisées, l'essor continu des méditations générales, elle leur imprime involontairement un caractère de netteté et de réalité qui ne saurait ordinairement exister, à un pareil degré, en Allemagne, ou même en Italie. Par suite, enfin, de la moindre importance sociale des corporations scientifiques, les savans, plus isolés, y doivent d'ailleurs offrir aujourd'hui une originalité plus réelle, et une plus grande aptitude à s'affranchir des tendances dispersives propres au régime de spécialité, dont l'indispensable transformation philosophique y trouvera probablement moins d'obstacles qu'en France. Le retard spécial que durent éprouver, en Espagne, les deux dernières phases de l'évolution moderne, tant positive que négative, est, de nos jours, trop généralement apprécié pour qu'il faille motiver expressément ici le rang extrême que nous assignons à cette énergique population, malgré ses éminens caractères, quant à sa préparation directe à la réorganisation finale. Quoique le système rétrograde n'y ait pu réellement obtenir une consistance aussi durable qu'en Angleterre, il y a pourtant exercé, sous une direction moins habile, une compression immédiate beaucoup plus intense; au point d'y entraver profondément l'essor partiel des nouveaux élémens sociaux, non-seulement scientifique ou philosophique, mais aussi esthétique, et même industriel. La conservation exagérée du catholicisme n'y a pu devenir aussi avantageuse qu'en Italie au plein développement ultérieur de l'émancipation mentale, ni au maintien des habitudes politiques du moyen âge sur la séparation des deux puissances. Sous ce dernier aspect surtout, l'esprit catholique y a été gravement altéré, par suite d'une incorporation trop intime au système de gouvernement; de manière à susciter plutôt de vicieuses tendances théocratiques que de saines dispositions à la coordination rationnelle entre le pouvoir moral et le pouvoir politique. Mais cette appréciation comparative ne doit jamais faire oublier l'irrécusable nécessité de comprendre aussi cet élément capital de la république occidentale dans la conception et dans la direction de la réorganisation commune, où la solidarité antérieure constitue le principe irrésistible de la connexité future; quoique d'ailleurs cette inévitable condition puisse spécialement devenir une source d'embarras, soit philosophiques, soit politiques. L'admirable résistance du peuple espagnol à l'oppressive invasion de Bonaparte suffirait assurément pour y constater une énergie morale et une ténacité politique qui, là plus qu'ailleurs, résident surtout dans les masses populaires, et qui garantissent leur aptitude ultérieure au régime final, quand le ralentissement antérieur y aura pu être suffisamment compensé par les voies convenables. D'après cette sommaire appréciation de l'inégale préparation de la régénération positive chez les cinq grandes populations qui doivent y participer à la fois, mais à divers degrés et sous divers modes, il importe beaucoup que l'élaboration philosophique destinée à la déterminer graduellement soit instituée de manière à toujours manifester cette commune extension occidentale, en s'adaptant toutefois assez heureusement aux convenances de chaque cas pour convertir, autant que possible, ces inévitables différences en nouveaux moyens d'accomplissement, par une judicieuse combinaison des qualités essentielles propres à chacun de ces élémens nationaux. Afin de mieux remplir cette condition capitale, il conviendrait de placer expressément, dès l'origine, cette élaboration fondamentale sous l'active direction d'une association universelle, d'abord très-peu nombreuse, mais ultérieurement réservée, par de sages affiliations successives, à un vaste développement, et dont la dénomination caractéristique de _Comité positif occidental_ indiquerait sa destination à conduire, dans toute l'étendue de la grande famille européenne, la réorganisation spirituelle appréciée, et même ébauchée, d'après l'ensemble de ce Traité[35]. Cette association philosophique, indifféremment issue, chez ces diverses nations, de tous les rangs sociaux, soit pour l'élaboration directe, soit pour l'efficacité des travaux, tendrait ouvertement à systématiser les attributions intellectuelles et morales désormais abandonnées de plus en plus par les gouvernemens européens, et déjà livrées, du moins en France, à la libre concurrence des penseurs indépendans. Si j'ai suffisamment caractérisé la nature et l'étendue de la réorganisation spirituelle, fondée sur l'essor direct de la vraie philosophie moderne, on doit sentir quelle immense activité devrait, à tous égards, développer partout cette sorte de concile permanent de l'église positive: soit pour accomplir une vaste élaboration mentale, où toutes les conceptions humaines doivent être assujetties à une indispensable rénovation; soit pour en faciliter la marche rationnelle par l'institution de colléges philosophiques, propres à lui préparer directement de dignes coopérateurs; soit pour en seconder la réalisation graduelle par l'universelle propagation d'une sage instruction positive, à la fois scientifique et esthétique; soit, enfin, pour en régulariser peu à peu l'application pratique par un judicieux enseignement journalier, tant oral qu'écrit, et même par une convenable intervention philosophique au milieu des divers conflits politiques naturellement résultés de l'influence prolongée des anciens moteurs sociaux. Note 35: Malgré le petit nombre des membres qui doivent primitivement former ce haut comité, et qui, par aperçu, ne me paraît pas devoir maintenant excéder trente, il importe que sa composition primitive représente expressément une telle coopération, proportion gardée d'ailleurs de l'aptitude nationale correspondante, soit collective, soit personnelle. D'après les indications précédentes, on y pourrait, par exemple, admettre huit Français, sept Anglais, six Italiens, cinq Allemands et quatre Espagnols. Sans attacher aucune vaine gravité à de tels chiffres, j'insiste seulement pour qu'aucune des cinq nations combinées n'y ait la majorité numérique, et que le contingent corresponde autant que possible à la participation réelle. La France et l'Angleterre constituant évidemment les deux cas les plus opposés, c'est leur combinaison qui doit nécessairement offrir l'importance la plus décisive dans la formation initiale d'une telle association. Ce comité siégerait d'ailleurs naturellement à Paris, mais en évitant de s'assujettir à aucune résidence invariable. Malgré l'inévitable longueur de ce chapitre final, les principales conclusions sociales déduites de l'appréciation fondamentale de l'ensemble du passé humain n'y ont pu être que sommairement indiquées, sous la réserve des développemens ultérieurs propres au Traité spécial que j'ai promis. J'espère néanmoins y avoir assez caractérisé la nouvelle philosophie politique, immédiatement destinée à conduire enfin vers son but nécessaire l'immense révolution où nous sommes directement plongés depuis un demi-siècle, et qui doit, à tous égards, constituer la crise la plus décisive de l'évolution humaine. Par une telle détermination, j'ai finalement accompli la grande élaboration philosophique, commencée avec le tome quatrième, pour l'entière rénovation des spéculations sociales, et dans laquelle je crois avoir ainsi dépassé non-seulement l'engagement initial pris au début de ce Traité, mais même les promesses plus rigoureuses que contenait la première partie de mon opération sociologique. En un temps où toutes les convictions morales et politiques sont essentiellement flottantes, faute d'une base mentale suffisante, j'ai directement posé les fondemens rationnels de nouvelles convictions vraiment stables, susceptibles d'efficacité contre les passions discordantes, soit privées, soit publiques. Quand les considérations pratiques ont partout usurpé une exorbitante prépondérance, j'ai relevé la dignité philosophique et constitué la réalité sociale des saines spéculations théoriques, en établissant, entre les unes et les autres, une subordination systématique sans laquelle il est impossible désormais de s'élever, en politique, à rien de grand ni de stable. À l'époque où l'intelligence humaine, sous le régime empirique d'une spécialité dispersive, menace de se consumer en travaux de détail de plus en plus misérables et de plus en plus éloignés de toute haute destination sociale, j'ai osé proclamer et même ébaucher le règne prochain de l'esprit d'ensemble, seul propre à faire universellement prévaloir le vrai sentiment du devoir. Ce triple but a été atteint par la fondation d'une science nouvelle, la dernière et la plus importante de toutes, sans laquelle le système de la véritable philosophie moderne ne saurait avoir ni unité ni consistance, et qui, je ne crains pas de l'assurer, quoique ne pouvant encore trouver sa place dans la constitution routinière et arriérée de nos académies scientifiques, n'en a pas moins, dès son origine actuelle, autant de positivité et plus de rationnalité qu'aucune des sciences antérieures déjà jugées par ce Traité. Quelle que doive être l'importance des progrès ultérieurs réservés à la sociologie, ils offriront nécessairement beaucoup moins de difficultés que cette création fondamentale: non-seulement parce que la méthode y est ainsi assez caractérisée pour apprendre désormais à retirer, d'une étude plus détaillée du passé, des indications plus précises de l'avenir; mais aussi parce que les conclusions générales ici obtenues, outre qu'elles sont, par la nature du sujet, les plus essentielles, serviront de guide universel aux appréciations plus spéciales. Une telle fondation scientifique complétant enfin le système élémentaire de la philosophie naturelle préparée par Aristote, annoncée par les scolastiques du moyen âge, et directement conçue, quant à son esprit général, par Bacon et Descartes, il ne me reste plus maintenant, pour avoir atteint, autant que possible, le but principal de ce Traité, qu'à y caractériser sommairement la coordination finale de cette philosophie positive dont tous les élémens essentiels, soit logiques, soit scientifiques, ont été successivement l'objet propre des six parties de notre élaboration hiérarchique, depuis les plus simples conceptions mathématiques jusqu'aux plus éminentes spéculations sociales. Telle sera la destination des trois chapitres complémentaires qui vont ici être consacrés, d'abord à la méthode, ensuite à la doctrine, et enfin à la future harmonie générale de la philosophie positive, suivant l'annonce contenue au tableau synoptique initial, publié, il y a douze ans, avec le premier volume de ce Traité. CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON. Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive. L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé entreprendre, se trouvant enfin suffisamment accomplie, même dans sa partie la plus nouvelle, la plus importante et la plus difficile, il faut désormais envisager la succession hiérarchique des six éléments essentiels qui en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus hautes conceptions sociales, comme ayant été surtout destinée à élever graduellement notre intelligence au point de vue définitif de la philosophie positive, dont le véritable esprit général ne pouvait être autrement dévoilé. Nous avons ainsi systématiquement réalisé une évolution individuelle radicalement conforme à l'évolution nécessaire de l'humanité, que l'on peut maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion décisive déterminée par la double action, philosophique et scientifique, émanée de Bacon et de Descartes conjointement avec Kepler et Galilée. Cette indispensable préparation constituait évidemment le seul moyen pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant à la méthode, ou quant à la doctrine, le vrai caractère propre à chacune des phases principales de la positivité rationnelle. En outre, l'homogénéité continue de ces diverses déterminations partielles nous a spontanément manifesté leur convergence croissante vers une même philosophie finale, dont la nature et la destination n'ont jamais pu être encore suffisamment comprises, par une suite inévitable de l'extension trop incomplète et de la culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici distinguer son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance nécessaire de l'ensemble des spéculations modernes. Pour caractériser convenablement cette philosophie, ainsi successivement appréciée quant à tous ses élémens indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une manière sommaire mais directe, dans cette leçon et dans la suivante, la coordination définitive de ses différentes conceptions essentielles, d'abord logiques, puis scientifiques d'après un principe d'unité réellement susceptible d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite signaler rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement réservée au système qui doit devenir la base usuelle du régime spirituel de l'humanité, enfin parvenue, par tant de douloureux efforts, à sa pleine virilité. Au chapitre précédent, les conséquences générales de l'étude approfondie du passé nous ont spécialement démontré l'inévitable urgence d'une pareille unité philosophique, comme constituant désormais la première condition fondamentale de la réorganisation intellectuelle et morale des populations les plus avancées. Mais, en outre, les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne seraient pas aujourd'hui assez touchés de cette immense nécessité sociale, pourraient, en s'élevant au point de vue convenable, directement apprécier aussi, sous le simple aspect spéculatif, l'irrécusable réalité de ce besoin universel si évidemment propre aux temps actuels, où l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace désormais d'altérer profondément les principaux résultats de l'ensemble des efforts antérieurs, en faisant bientôt dégénérer la plupart des recherches partielles en tentatives stériles et incohérentes, qui, de plus en plus dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément destructive, aveuglément tournée contre cette harmonie progressive où l'on doit voir sans doute le plus précieux attribut de la vraie positivité moderne. Jusque dans les sciences les plus simples, et par suite les moins imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une certaine généralité puissent isolément résister toujours à cet essor désordonné des divagations individuelles que tend maintenant à développer avec rapidité la déplorable anarchie philosophique dont tant d'intelligences étroites ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et qui ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité des opérations spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes nos conceptions abstraites, y compris même les mieux établies, ne sauraient finalement persister sans une suffisante solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse dissolvante, qui semble aujourd'hui essentiellement bornée aux idées politiques et morales, où elle s'oppose spécialement, en vertu de leur complication supérieure, à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt, de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre entendement, à tous les autres ordres de spéculations, de manière à ne laisser intactes, en chaque genre quelconque, que les vérités les plus grossières et les moins précieuses, comme l'indiquent déjà, dans le monde scientifique actuel, par une première extension de cette funeste situation, tant de graves divergences et d'aberrations capitales sur beaucoup d'importans sujets. En un mot, si l'esprit positif, dont l'empirique spécialité a maintenant cessé de correspondre aux besoins temporaires d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment privé de toute systématisation usuelle, un tel désordre reproduirait inévitablement, chez les modernes, sauf la diversité des formes, l'équivalent essentiel de cette honteuse dégradation mentale que détermina jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et du moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques. Ceux donc qui persistent à n'attribuer à la moderne évolution scientifique d'autre réaction philosophique que la simple dissolution de l'antique régime intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles bases générales d'une discipline plus parfaite et plus durable, tendent nécessairement, à leur insu, vers la destruction sophistique de ces mêmes acquisitions partielles auxquelles ils attachent une importance très-légitime, quoique trop exclusive, et qui, dans la pensée des premiers fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire, principalement destinées, comme nous l'avons historiquement reconnu, à permettre enfin la réorganisation totale du système spéculatif, d'après une indispensable préparation graduelle, à la fois logique et scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis que la spécialisation empirique a essentiellement perdu son office temporaire, par l'extension décisive de l'esprit positif à tous les ordres principaux de phénomènes naturels, elle oppose de puissans obstacles à tous les grands progrès scientifiques, et même elle compromet gravement la conservation réelle des résultats antérieurs. Telle est, au fond, la première cause générale de l'état flottant où se trouvent aujourd'hui, suivant notre appréciation directe, la plupart des conceptions biologiques, surtout chez la nation où la double évolution moderne, tant négative que positive, a été la plus complète. Mais cette désastreuse influence n'est marquée davantage dans les études organiques qu'en vertu de leur complication supérieure et de leur besoin plus prononcé d'unité directrice; la prolongation ultérieure de l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages analogues dans les études inorganiques, y compris les études mathématiques, que le régime actuel tend déjà visiblement à réduire de plus en plus à la stérile accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle impulsion d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet de faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses. Ainsi, même abstraction faite des hautes exigences sociales que nous avons vu prescrire impérieusement la systématisation finale de la vraie philosophie moderne, le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen général de consolider suffisamment l'admirable évolution spéculative ébauchée pendant les deux derniers siècles. Cette indispensable coordination devient maintenant une heureuse conséquence spontanée du plan fondamental qui caractérise ce Traité, où le développement continu de la positivité rationnelle, dans ma propre intelligence comme dans celle du lecteur attentif, a été nécessairement assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des phénomènes correspondans, à une succession toujours homogène d'états de plus en plus complets, dont chacun embrasse essentiellement tous les précédens, en sorte que le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions les plus complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses spéculations positives. Aussi, malgré l'importance et la difficulté intrinsèques des résultats généraux propres à ces trois chapitres extrêmes, leur facile établissement nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une lente et pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici être convenablement instituée. Une véritable unité philosophique exigeant certainement l'entière prépondérance normale de l'un des élémens spéculatifs sur tous les autres, la question principale se réduit donc ici à déterminer directement quel est celui qui doit finalement prévaloir, non plus pour l'essor préparatoire du génie positif, mais pour son actif développement systématique, parmi les six points de vue fondamentaux, mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin sociologique, que nous avons successivement appréciés, et à l'ensemble desquels se rapportent inévitablement toutes les spéculations réelles. Or la constitution même de notre hiérarchie scientifique démontre aussitôt qu'une telle prééminence mentale n'a jamais pu appartenir qu'au premier ou au dernier de ces six élémens philosophiques: car eux seuls, évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire, l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs conceptions respectives. La philosophie mathématique, d'où nous pouvons momentanément nous dispenser de séparer la philosophie astronomique, qui n'en est, à vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente d'abord des titres irrécusables à la suprématie rationnelle, en vertu de l'incontestable extension des lois géométriques et mécaniques à tous les ordres possibles de phénomènes naturels. Sous un autre aspect, la philosophie sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base immédiate, doit aujourd'hui directement aspirer à la souveraineté intellectuelle, sauf l'indispensable condition, que j'ose dire désormais suffisamment accomplie, d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations quelconques peuvent être réellement envisagées comme autant de résultats nécessaires de l'évolution spéculative de l'humanité, suivant les explications spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique, sa nature propre le rend assurément trop éloigné à la fois du point de départ et du but convenables à l'ensemble de l'élaboration positive, pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand conflit mental, à aucune autre influence essentielle que celle de seconder puissamment l'une ou l'autre de ces deux impulsions rivales, dont il subit inévitablement l'action simultanée. La principale question philosophique étant ainsi réduite à reconnaître maintenant, dans l'économie finale du système positif, l'entière prépondérance rationnelle, soit de l'esprit mathématique, soit de l'esprit sociologique, notre théorie générale de l'évolution humaine, spécialement en ce qui concerne l'appréciation historique de la progression moderne, nous permet aisément d'établir, sans aucune grave incertitude, que si le premier a dû nécessairement prévaloir pendant la longue éducation préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil successif d'une positivité durable, le dernier est, au contraire, seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais, avec une véritable efficacité, l'essor universel et continu des spéculations réelles. Cette distinction fondamentale, qui constitue la première et la plus importante de nos conclusions générales, contient à la fois l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme, jusqu'à présent insoluble, incessamment développé, depuis trois siècles, entre le génie scientifique et le génie philosophique, dont les justes prétentions respectives, d'une part à la positivité, d'une autre part à la généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées, pour que l'état normal de l'humanité pensante puisse convenablement reposer sur la satisfaction continue de ces deux besoins également irrécusables. Pendant que la science poursuivait vainement, sous l'impulsion mathématique, une systématisation chimérique, la philosophie élevait d'impuissantes réclamations métaphysiques contre le funeste abandon du point de vue humain. Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité ait été ramenée à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le dire, n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité, l'esprit moderne, qui devait d'abord être principalement avide de positivité, ne pouvait accueillir suffisamment les protestations relatives au besoin permanent de généralité, parce que, malgré leur légitimité implicite, elles se rattachaient alors inévitablement à un régime caduc, d'où il fallait avant tout irrévocablement sortir. Mais l'extension homogène du vrai caractère positif à tous les ordres essentiels de spéculation réelle doit maintenant permettre aux conceptions sociologiques de reprendre enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement à leur nature, et qui n'avait dû leur échapper provisoirement, depuis la dernière période du moyen âge, que par l'exigence temporaire des conditions primordiales propres à l'évolution positive. Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité, la science mathématique a été tellement recommandée comme la première source fondamentale, aussi bien pour l'individu que pour l'espèce, de toute positivité rationnelle, qu'on ne saurait sans doute me soupçonner aucunement de méconnaître jamais sa véritable influence philosophique, qui, après m'avoir si heureusement fourni, dès ma première jeunesse, le point de départ le plus convenable à l'ensemble de mes longues méditations, m'a spontanément offert ensuite, par un commerce intime et journalier, le meilleur moyen de restaurer toujours les forces élémentaires de mon intelligence. Mais, d'une autre part, nous avons continuellement reconnu, avec la même certitude, que les conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement impuissantes à diriger la formation d'une philosophie réelle et complète, susceptible d'une active universalité. Cependant, toutes les nombreuses tentatives entreprises depuis trois siècles pour constituer une nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie théologico-métaphysique, ont dû être, comme je viens de l'expliquer, et ont été, en effet, toujours essentiellement conçues d'après un tel principe, employé sous des formes plus ou moins explicites. Le seul de ces efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel souvenir, à raison des services indispensables, quoique passagers, qu'il a certainement rendus, consiste sans doute dans la grande construction cartésienne, qui, très-supérieure, sous les principaux aspects, à celles qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs spontanément fourni le type général. Or cette mémorable conception, qui érigeait la géométrie et la mécanique en fondemens directs de la science universelle, a heureusement présidé, pendant un siècle, malgré ses immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles de la philosophie inorganique. Mais, outre que les études morales et sociales y avaient été, dès l'origine, systématiquement écartées, ce qui suffisait assurément pour constater le défaut radical de véritable universalité propre à un tel point de vue, il est clair que son extension forcée aux plus simples spéculations biologiques y a finalement exercé une influence perturbatrice, dont elles ne sont pas même aujourd'hui assez dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et même indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique, comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu. Quels qu'aient été, depuis cet ébranlement initial, les immenses progrès des théories mathématiques, ils ne pouvaient nullement améliorer la nature d'un tel principe philosophique, sauf le perfectionnement spécial de ses applications secondaires; en sorte que les tentatives ultérieures ont été réellement encore plus vicieuses. Le sentiment confus de leur impuissance nécessaire et de leur inopportunité croissante les a d'ailleurs fait abandonner peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont, en général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques le point de départ de leurs conceptions universelles, contrairement aux conditions fondamentales d'une telle opération, qui assignaient aux spéculations astronomiques la présidence exclusive de tout système semblable, comme l'avait si bien compris le premier fondateur. Malgré l'inévitable discrédit dont ces essais chimériques ont été de plus en plus frappés, ils correspondent tellement, quoique d'une manière fort insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle qu'éprouvent intimement les intelligences modernes, et que cette voie semble seule jusqu'ici pouvoir satisfaire, que les philosophes proprement dits ont été souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point de vue moral et social, unique source de leur force spontanée, pour suivre de pareils projets, à l'envi des géomètres et des physiciens, sans pouvoir être aussi excusables par l'influence habituelle d'une instruction trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré, d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce genre. Ainsi, l'inactivité actuelle d'une telle tendance, en résultat purement empirique des nombreux échecs antérieurs, n'indique point que nos savans aient réellement abandonné un pareil principe philosophique, dont l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques, n'a pu encore cesser de constituer leur utopie favorite: l'instinct vague et passager de son inanité radicale, loin de les exciter à la recherche d'un lien plus efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours leur irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation quelconque, et même leur dédain trop fréquent envers les parties de la philosophie naturelle dont la complication supérieure exclut essentiellement tout espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette stérile et dangereuse situation, qui entrave radicalement l'essor définitif, à la fois mental et social, de la saine philosophie moderne, il devient donc indispensable d'examiner directement la grande question du mode fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la liaison universelle des spéculations positives: or la forme la plus rapide et la plus décisive de cette discussion finale consiste évidemment dans une comparaison immédiate entre les deux marches opposées, l'une mathématique, l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles de rivaliser à cet égard. Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique soient sans doute principalement relatifs à la méthode, on ne saurait douter néanmoins que, si la véritable logique scientifique y a nécessairement trouvé son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment ses divers caractères essentiels que par son extension ultérieure à des études de plus en plus complexes, jusqu'à ce que, par des modifications de plus en plus profondes, elle ait finalement embrassé les spéculations les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle de toutes les autres, exigent inévitablement la combinaison permanente de tous les moyens antérieurs, outre ceux qui leur sont spécialement propres. Si donc on supposait toutes les diverses classes de savans positifs convenablement élevées suivant les inégales exigences rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui pussent être regardés comme ayant une connaissance complète de la méthode positive, dont les géomètres, au contraire, d'après l'indépendance même de leurs travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite, précisément parce qu'ils ne la concevraient qu'à l'état rudimentaire, tandis que les autres en auraient seuls suivi l'évolution totale. Les vices métaphysiques que nous ont spécialement offert, dans les deux premiers volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations mathématiques, sont loin de tenir uniquement à l'ancienneté de leur formation, en un temps où l'antique philosophie conservait partout une suprématie dont la science la plus abstraite ne pouvait suffisamment s'affranchir. Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur lesquelles les parties supérieures de la philosophie naturelle n'ont pu encore exercer une réaction logique indispensable à leur pleine maturité. Aucun attribut fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif, comme je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un point de vue convenablement relatif au point de vue nécessairement absolu de la philosophie théologico-métaphysique. Or ce caractère principal est assurément trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques, où l'extrême facilité des déductions, souvent réduites à une sorte de mécanisme technique, fait si fréquemment illusion sur la vraie portée de nos connaissances, surtout pour l'application aux phénomènes naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence, beaucoup d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse vers des enquêtes radicalement inaccessibles à la raison humaine, et d'une puérile obstination à substituer indûment l'argumentation à l'observation. Les saines spéculations sociologiques, au contraire, où le point de vue historique obtient spontanément une prépondérance intime et continue, doivent offrir, par leur nature, la plus complète manifestation possible de cet attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle. Pour tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde nécessité de rendre la véritable philosophie moderne principalement historique, cette incontestable considération suffirait à démontrer irrévocablement l'entière prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental, que le sentiment universel de l'invariabilité des lois naturelles doit être habituellement trop peu développé par les études mathématiques, quoiqu'il y ait nécessairement puisé son premier essor systématique, parce que l'extrême simplicité des phénomènes géométriques, et même mécaniques, dont les lois y sont seules essentiellement appréciées, permet difficilement une pleine et active généralisation de cette grande notion philosophique, malgré la précieuse consolidation que doit lui procurer son extension réelle aux événemens célestes. Aussi a-t-on pu, à cet égard, remarquer en tout temps, et sans excepter notre siècle, jusque chez d'éminens géomètres, une assez profonde inconséquence pour faire communément supposer dépourvus de lois constantes tous les phénomènes un peu compliqués, surtout quand l'action humaine y intervient à un degré quelconque; au point de susciter enfin une branche spéciale de l'analyse mathématique, le prétendu calcul des chances, que la raison publique flétrira bientôt comme une honteuse aberration scientifique, directement incompatible avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire de nos algébristes, après un siècle de stériles travaux, ose encore attendre le perfectionnement des études les plus importantes et les plus difficiles de l'absurde utopie logique dont une telle conception forme la base principale. Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant, sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique, et nous avons vu leur succession régulière présenter une manifestation de plus en plus décisive de l'invariabilité des lois naturelles. Mais la science sociologique est certainement la seule qui puisse développer un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant directement aux événemens les plus complexes, ainsi soustraits enfin à la ténébreuse suprématie de l'esprit théologico-métaphysique, auquel la transaction cartésienne avait été forcée de réserver encore cette extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de son ancienne toute-puissance. Sous quelque autre aspect capital qu'on examine la méthode positive, une juste appréciation comparative, dont ce Traité contient exactement tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique du point de vue sociologique sur le point de vue mathématique. Vu l'unité fondamentale de cette méthode, tous les procédés généraux qui la composent se retrouvent sans doute nécessairement, sauf la diversité des formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable privilége que possèdent, à cet égard, les études mathématiques, tient seulement à l'extrême simplicité de leur sujet propre, qui, devant offrir d'heureuses ressources pour y multiplier et y prolonger davantage les déductions rigoureuses, présente inévitablement des exemples spontanés de tous les artifices que notre intelligence puisse jamais employer. Mais, en vertu même de cette excessive simplification, les plus puissans de ces moyens logiques ne sauraient être par là suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables, comme je l'ai souvent montré, que lorsque les parties supérieures de la philosophie naturelle en ont fait convenablement saisir la principale destination, d'après une estimation directe des difficultés essentielles qui en exigent le développement. Quoique, une fois ainsi caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en les retrouvant ensuite implicitement appliqués déjà dans certaines spéculations mathématiques où il eût été auparavant impossible de les distinguer réellement, il faut convenir que cette sorte de vérification uniforme doit être ordinairement plus utile à la science mathématique elle-même, par une lumineuse réaction philosophique, qu'à celle d'où émane la manifestation effective. On le voit surtout pour la méthode comparative propre à la biologie, et, encore davantage, pour la méthode historique propre à la sociologie: la honteuse ignorance de presque tous les géomètres quant à ces deux modes transcendans d'investigation rationnelle, qui constituent les plus éminentes créations logiques de notre intelligence, en présence des plus hautes difficultés scientifiques, témoigne assez clairement que la notion réelle n'en a pas été fournie par les études mathématiques, bien qu'elles en puissent offrir spontanément, comme je l'ai montré en son lieu, quelques exemples véritables, d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à tous ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à sa source vraiment originale. La prééminence philosophique de l'esprit sociologique sur l'esprit mathématique, suivant leur aptitude respective à une active universalité, est encore plus spécialement évidente sous le rapport scientifique proprement dit, que sous le simple rapport logique; en sorte qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le point de vue géométrique et mécanique soit, de toute nécessité, abstraitement universel, comme je l'ai hautement établi, en ce sens que les lois de l'étendue et du mouvement doivent exercer une première influence élémentaire sur tous les phénomènes quelconques, on sait que les indications spéciales qui en résultent, quelque précieuses qu'elles puissent être, ne sauraient jamais, fût-ce dans les cas les plus simples, dispenser aucunement de l'étude directe du sujet, qui doit toujours rester prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à de graves aberrations, dont la physique actuelle nous a offert d'irrécusables exemples, tous clairement relatifs à une irrationnelle suprématie du mode mathématique, aspirant à gouverner les recherches qu'il peut seulement seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à un degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en plus vagues et imparfaites à mesure que la philosophie naturelle étudie des phénomènes plus compliqués. Néanmoins, même envers le cas le plus extrême, j'ai, le premier, démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse considération sociologique l'ensemble des lois géométriques et mécaniques, surtout en ne les séparant pas de leur grande manifestation astronomique. Mais, malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent ainsi répandre sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations, leur impuissance radicale à diriger effectivement de semblables recherches devient alors tellement évidente, que les phénomènes sociaux, et même moraux, ont été, dès l'origine, systématiquement exclus dans l'unique tentative vraiment puissante pour constituer une philosophie générale sous la seule impulsion mathématique, c'est-à-dire l'effort du grand Descartes, qui, à la vérité, ne se faisait aucune grave illusion sur la nature précaire et la destination provisoire d'une semblable construction. Les plus simples phénomènes de la vie animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la pénible extension d'un pareil mode philosophique que d'après l'insoutenable hypothèse d'automatisme, à laquelle Descartes avait été forcément conduit par les exigences fondamentales de cette vicieuse direction, dont le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet égard, de meilleurs expédiens, et a seulement fini par déterminer habituellement, chez ceux qui ne conçoivent pas d'autre philosophie, une sorte de répugnance involontaire envers les sciences naturelles où elle ne peut suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement réduit ses prétentions directrices à la seule philosophie inorganique, en ne concevant même que très-confusément l'incorporation effective du domaine chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait d'abord, et ce qui surtout semble consacrer indéfiniment la suprématie provisoire que Descartes avait dû laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des études morales ou politiques; en sorte que la situation fondamentale de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès général depuis deux siècles, au milieu de la plus intime agitation sociale: tout espoir d'une véritable organisation mentale, soit progressive, soit rétrograde, serait dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle coexistence de deux tendances radicalement incompatibles. Bornée au monde inorganique, la suprématie mathématique, quoiqu'elle y doive être beaucoup moins nuisible, n'y saurait d'ailleurs subsister que passagèrement, jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens seront suffisamment préparés, d'après une éducation convenable, dont ce Traité a indiqué la nature et le plan, à diriger par eux-mêmes, comme je les en ai tant pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque destination spéciale, et qui est souvent devenu, de nos jours, une source de graves embarras par suite d'une administration, nécessairement plus ou moins aveugle, laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus générales de la nature inerte devant nous être éternellement inconnues, d'après notre inévitable ignorance des faits cosmiques proprement dits, l'esprit mathématique ne peut le plus souvent dominer les questions physiques qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques sur le mode essentiel de production des phénomènes, où j'ai si pleinement signalé l'une des plus dangereuses aberrations que puisse produire, dans la science moderne, la déplorable absence provisoire de toute vraie discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques prennent ainsi une direction entièrement contraire aux prescriptions fondamentales de la méthode positive, en abordant des problèmes radicalement insolubles, de manière à reproduire finalement, sous un imposant appareil, le caractère vague et arbitraire de l'ancienne philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse altération de la positivité rationnelle n'est essentiellement maintenue, dans la physique actuelle, que par la vicieuse prépondérance des géomètres: car les véritables physiciens, justement stimulés par un dédain, souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient déjà assez disposés spontanément à sentir l'inanité et les inconvéniens des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui de débarrasser enfin leurs théories de ce vain échafaudage métaphysique, s'ils pouvaient se soustraire à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se passer d'une telle base. Suivant ces appréciations successives, cette prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y a deux siècles, devoir indéfiniment dominer l'ensemble des spéculations humaines, se trouvera donc bientôt réduite, en réalité, à ne présider, hors de sa propre sphère, qu'aux seules études astronomiques, dont la direction générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature, évidemment géométrique ou mécanique, de tous les problèmes correspondans. Mais, afin de pousser cette analyse, à la fois historique et dogmatique, jusqu'à sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre, envers ce dernier cas, que la prépondérance des géomètres en astronomie, quoique bien moins vicieuse qu'en aucune autre excursion, présente, même alors, un caractère forcé et précaire, relatif à une situation passagère, trop facile à modifier pour devoir subsister encore longtemps; car, quelque capitale que doive être l'influence mathématique dans les études célestes, qui lui ont toujours offert le plus convenable exercice, cependant l'état normal, en astronomie comme en physique, consiste assurément dans l'administration continue de cet admirable instrument intellectuel, aussi bien que des simples instrumens matériels, par ceux-là même qui en comprennent suffisamment la destination spéciale, et non par ceux qui en connaissent seulement la structure; ce qui, en l'un et l'autre cas, exige uniquement une meilleure éducation scientifique, plus aisée, du reste, aux astronomes qu'aux physiciens, suivant nos explications directes. Depuis le développement, d'ailleurs si récent, de la mécanique céleste, les astronomes proprement dits, tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les Herschell, les Delambre, les Olbers, etc., ont souvent souffert de l'irrationnelle présomption des géomètres, qui, par un sentiment exagéré de la portée effective des prévisions dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire le rôle des observateurs à la détermination subalterne de quelques coefficiens; ce qui a plus d'une fois entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi, tout porte à croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement mathématique dans le système de la philosophie naturelle, bien loin de devoir augmenter désormais, comme on le suppose communément, éprouvera nécessairement un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que, sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement rationnelle pour la classe spéculative, la suprématie normale en soit renfermée entre les limites philosophiques du vrai domaine mathématique, à la fois abstrait et concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit. On peut assurer que le projet d'une philosophie générale dominée par les conceptions mathématiques sera de plus en plus regardé comme une vicieuse utopie métaphysique, dont une suffisante expérience a déjà hautement démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective, au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des connaissances réelles, l'entrave désormais radicalement, depuis l'extension décisive de l'esprit positif à toutes les branches essentielles de la science inorganique. Ces irrationnelles tentatives, qui indiquent une si fausse appréciation de la destination et de la portée de l'entendement humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable importance philosophique que par leur solidarité passagère avec les besoins intellectuels de la grande transition moderne, qui ne pouvait d'abord procéder autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne philosophie; mais l'entier accomplissement mental d'une telle révolution, par la formation définitive de la science sociologique, livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle des aberrations philosophiques ainsi privées de toute justification plausible. D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans la grande alternative que nous examinons, démontrer suffisamment, du moins par exclusion, sous le rapport scientifique, comme je l'avais déjà fait sous le rapport logique, la prééminence philosophique de l'esprit sociologique, sans avoir même besoin de faire directement contraster sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations vraiment universelles avec cette impuissance nécessaire si évidemment propre, à cet égard, à l'esprit mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et jusqu'ici seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées que comme d'indispensables préliminaires graduels, il ne m'appartient pas de signaler ici l'importance et la fécondité de ses diverses réactions générales sur le perfectionnement essentiel des différentes sciences antérieures, auxquelles la sociologie, si elle est convenablement étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra bientôt des services plus qu'équivalens à ceux qu'elle en a reçus pour son avénement initial. Une aussi récente formation ne saurait d'ailleurs permettre que ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement appréciables, sous l'ascendant unanime d'habitudes mentales plus ou moins contraires: en sorte que c'est principalement _à priori_, suivant une juste notion de la nature nécessaire des saines recherches philosophiques, qu'on doit maintenant établir l'inévitable suprématie rationnelle de l'esprit sociologique sur tout autre mode, ou plutôt degré, du véritable esprit scientifique; mais aussi les motifs directs de ce genre sont tellement irrécusables, qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment de tous les juges compétens et bien préparés. Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment comporter, en réalité, d'autre point de vue pleinement universel que le point de vue humain, ou, plus exactement, social, le seul qui soit susceptible de se reproduire spontanément, d'une manière plus ou moins explicite, dans un exercice quelconque de notre intelligence, aussi bien quand elle se borne à contempler le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe immédiatement de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie philosophique, il suffit, suivant les explications spéciales indiquées à la fin du quarante-neuvième chapitre, d'envisager toutes nos conceptions, même positives, comme autant de résultats nécessaires d'une suite de phases déterminées propres à notre évolution mentale, à la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon des lois invariables, les unes statiques, les autres dynamiques, que l'observation rationnelle, soit de l'individu, soit surtout de l'espèce, peut suffisamment dévoiler. Depuis que les philosophes ont commencé à méditer profondément sur les phénomènes intellectuels, ils ont dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré les ténèbres et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable réalité de ces lois fondamentales; car leur existence, conformément à la lumineuse réflexion de Tracy, est toujours implicitement supposée dans chacune de nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la formation et la variation de nos opinions normales n'étaient pas radicalement assujetties à un ordre régulier, essentiellement indépendant de notre volonté, et dont l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement arbitraire. Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel sujet et sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence humaine n'étant, en effet, développable que par la société, il est clair, en vertu de l'intime solidarité continue tant démontrée, au tome quatrième, entre tous les phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive ne pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité eût été convenablement ramenée à une conception d'ensemble, ce qui n'est devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment ébauché dans ce Traité. Quelque imparfaite que doive être encore une étude aussi compliquée et aussi récente, cependant notre élaboration historique ne permettant plus maintenant de méconnaître l'exactitude et l'efficacité de ma théorie fondamentale sur la marche simultanée de l'esprit humain et de la société, la philosophie sociologique se trouve ainsi déjà munie d'un premier principe général propre à diriger son intervention naissante, aussi bien scientifique que logique, dans toutes les parties essentielles du système spéculatif, que cette universelle présidence, dont la rationnalité est assurément incontestable, peut seule ramener enfin à une véritable unité, susceptible de consolider et d'accélérer le progrès de toutes les spéculations positives, que la prétendue unité mathématique tendait, au contraire, à entraver profondément. La réalité et la fécondité de cette nouvelle philosophie générale seraient, ce me semble, suffisamment vérifiées par l'existence même de ce Traité, où, pour la première fois, les diverses sciences ont pu être utilement assujetties à un point de vue commun, en respectant néanmoins la juste indépendance de chacune d'elles et en raffermissant, au lieu de les altérer, leurs vrais caractères respectifs, sous l'inspiration continue d'une pensée unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale des trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon indispensable conception de la vraie hiérarchie scientifique. Si la brièveté de la vie et les graves difficultés de ma situation personnelle me permettent suffisamment la paisible exécution graduelle de tous les grands travaux que j'ai longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le plus aujourd'hui, en l'appliquant directement, d'une manière spéciale, à l'ensemble des conceptions mathématiques, alors définitivement ramenées à une véritable systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré l'inévitable rapidité de mes sommaires indications, les nouvelles lumières fondamentales que ce nouvel esprit universel, spontanément constitué par la création de la sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune des sciences antérieures, fort au delà, j'ose le dire, des promesses initiales formulées, il y a douze ans, dans mes deux premiers chapitres. En me bornant ici à rappeler seulement ce qui concerne les études inorganiques, où une telle intervention philosophique est maintenant le plus contestée, j'indiquerai: 1° l'importante conception du dualisme facultatif, destinée à perfectionner toutes les hautes spéculations chimiques, en y dénouant spontanément d'intimes difficultés, qui semblent actuellement insurmontables; 2° en physique, la fondation de la saine théorie générale des hypothèses scientifiques, dont l'ignorance entrave profondément le progrès de cette belle science, en y altérant gravement la positivité des principales notions; 3° en astronomie, la juste appréciation finale de la prétendue astronomie sidérale, et la réduction nécessaire de nos véritables recherches à notre propre monde; 4° enfin, même en mathématique, la rectification capitale des bases essentielles de la mécanique rationnelle, du système total des conceptions géométriques, et des premiers fondemens de l'analyse, soit ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes ces diverses améliorations, tendant toujours à consolider le vrai caractère propre à chaque science en même temps qu'à perfectionner sa marche rationnelle, sont certainement dues, d'une manière plus ou moins directe, à l'universelle prépondérance du haut point de vue historique que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre de dominer constamment l'élaboration, à la fois statique et dynamique, des questions relatives à la constitution respective des différentes parties de la philosophie naturelle. Le choix du principe philosophique susceptible d'établir enfin une véritable unité parmi toutes les spéculations positives, ne présente donc plus maintenant aucune grave incertitude: c'est uniquement de l'ascendant sociologique que doit résulter entre nos connaissances réelles une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée et complète; tandis que la suprématie mathématique ne saurait produire qu'une liaison précaire et stérile en même temps que forcée et insuffisante, toujours fondée sur de vagues et chimériques hypothèses, radicalement contraires aux conditions fondamentales de la positivité rationnelle, au lieu de constituer une simple conséquence générale des rapports effectifs manifestés par le commun développement scientifique, conformément à la nature spéciale de chaque branche. Comme la constitution variable de la classe contemplative représente nécessairement, à chaque époque, la situation correspondante de l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles corporations spéculatives qui se sont développés pendant les trois derniers siècles, sous l'imparfaite impulsion d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de plus en plus transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à la fin du moyen âge, était restée toujours inhérente, suivant les divers modes contemporains, aux études morales et sociales. Le terme naturel de cette anomalie provisoire, relative aux besoins indispensables mais temporaires de la grande transition moderne, est maintenant arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques à l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus désormais à ce que le point de vue humain reprenne à jamais l'ascendant normal qui lui appartient naturellement dans l'ensemble des spéculations humaines, où les nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé une telle inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle philosophie générale doit s'attendre ainsi, outre les entraves intellectuelles tenant aux préjugés et aux habitudes propres à ce long interrègne, à devoir lutter avec persévérance contre les passions et les intérêts d'une classe qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui très-puissante, surtout chez la nation que nous avons reconnue, à tant d'égards, destinée à conserver longtemps encore la principale initiative de la rénovation finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies célèbres, nécessairement dominées par les géomètres, suivant les conditions naturelles de leur institution provisoire, après avoir été justement regardées, dans les deux derniers siècles, comme placées à la tête du mouvement mental, constituent désormais, suivant les explications directes du chapitre précédent, un puissant obstacle à l'entier accomplissement de l'évolution philosophique dont ce progrès ne pouvait être que le préambule, en vertu de leur empirique obstination à consacrer indéfiniment une marche exceptionnelle, déjà parvenue à son extrême limite depuis le commencement de l'immense crise révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais, malgré la gravité de ces obstacles, qui, quoique peu apparens, sont peut-être, au fond, les plus redoutables, du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir le vrai point de départ de la philosophie nouvelle, celle-ci, outre l'empire fondamental, irrésistible à la longue, de ses propriétés logiques et scientifiques, doit d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au sein de ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux de leur incohérente constitution. La domination spéculative des géomètres est nécessairement plus ou moins oppressive, parce qu'elle est naturellement aveugle, en vertu de l'entière indépendance de leurs travaux, qui, à raison de leur simplicité et de leur abstraction supérieures, n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent presque toujours rendre ces savans profondément étrangers à l'esprit et aux conditions de toutes les autres études positives; d'où résultent involontairement des chocs, et par suite des résistances, d'autant plus intenses qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie générale. Ces intimes divergences académiques peuvent même s'aggraver assez, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, pour déterminer vraisemblablement la dissolution spontanée de ces agrégations mal cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition effective en compagnies partielles, déjà annoncée, dès le début de ce siècle, par la division trop peu comprise que l'avénement propre de la philosophie biologique a régulièrement déterminée dans la nature, jusqu'alors unique et toujours purement mathématique, du principal organe permanent de la plus illustre corporation savante. Quoique, par une évidente nécessité, le joug des géomètres doive être spécialement intolérable aux biologistes, il est, à divers moindres degrés, implicitement onéreux désormais à toutes les autres classes de savans, d'après l'action inégale mais commune du même principe perturbateur, l'irrationnelle prétention des études inférieures à diriger les études supérieures, la tendance du point de vue le plus simple et le plus incomplet à prévaloir constamment sur le plus complexe et le plus étendu. Or, ces discordances inévitables, qui doivent aujourd'hui s'accroître rapidement, à mesure que la constitution provisoire du mouvement scientifique pendant les deux derniers siècles devient plus évidemment contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de la situation fondamentale, seront très-propres à faciliter spontanément, dans le monde savant, l'accès final de la vraie philosophie, soit parce qu'elle offrira de puissans secours aux parties les plus lésées, soit en faisant sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à réparer une imminente dislocation. En un mot, cet esprit d'ensemble, maintenant si rare et si décrié, que les saines spéculations sociologiques peuvent seules convenablement développer, sera dès lors, au contraire, universellement invoqué pour mettre un terme définitif aux perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique; manifestant ainsi, au sein de la classe contemplative, par un indispensable préambule, l'universelle destination organique qu'il devra réaliser ensuite sur la grande scène politique. L'intime dépendance nécessaire, à la fois logique et scientifique, qui caractérise la sociologie envers chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement la constitution que je lui ai imposée, l'irrécusable légitimité de son intervention rationnelle parmi toutes les autres spéculations réelles, ne tarderont pas à faire aisément accepter son ascendant continu, assez spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours disposé à seconder activement l'essor naturel du véritable génie propre à chaque science, au lieu de l'entraver par les exigences pédantesques d'une homogénéité factice et stérile. Quelques lecteurs, habituellement placés au point de vue philosophique, mais trop étrangers aux conditions difficiles d'une pleine positivité, trouveront sans doute que j'aurais dû moins insister ici sur la démonstration directe d'un droit permanent d'universelle prééminence spéculative, tellement inhérent à la nature des études sociales qu'il ne semble pas d'abord susceptible d'aucune contestation sérieuse. Mais une plus exacte connaissance de la vraie situation fondamentale des intelligences modernes, et une plus profonde appréciation du dessein général de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une nouvelle philosophie, cette question restait la seule importante à décider, puisque, tous les élémens de cette grande formation étant désormais établis et caractérisés, et même successivement introduits selon leurs affinités réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès lors à déterminer rationnellement celui dont la commune prépondérance doit constituer aussitôt l'active unité d'un tel organisme. En second lieu, la principale difficulté philosophique consiste certainement aujourd'hui à concilier radicalement les deux besoins essentiels de positivité et de généralité, qui, quoique également impérieux, sont néanmoins assez diversement sentis pour sembler communément incompatibles, comme, sous l'aspect politique, les conditions du progrès et celles de l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît exclusivement correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin positivé l'élément intellectuel le plus général, il fallait bien discuter directement la chimérique généralisation de l'élément le plus spontanément positif, afin de faire irrévocablement cesser la seule alternative que comportât la question, en démontrant l'impuissance finale de la voie philosophique qu'avaient dû involontairement adopter les intelligences les plus avancées, depuis que l'esprit positif, d'abord nécessairement trop borné, avait tendu, par son extension graduelle, à un ascendant universel, sous l'énergique impulsion cartésienne. Quelque absurde que soit, en lui-même, ce mode mathématique, il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce qu'il a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes. Avant cette indispensable appréciation finale, on n'aurait pu le dédaigner entièrement sans s'exposer, par cela seul, à maintenir involontairement la vaine suprématie officielle de la philosophie caduque d'où l'entendement humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement. Entre le mode mathématique propre aux deux derniers siècles et l'ancien mode théologico-métaphysique, j'ai réalisé, dans l'ensemble de ce Traité, par la création de la sociologie, un nouveau mode philosophique, satisfaisant à la fois et complétement aux conditions que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans les remplir suffisamment. La première et la plus importante de mes conclusions générales devait donc consister, sans doute, à constater directement, d'après une sommaire discussion comparative, cette réalisation décisive, si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent bien les esprits auxquels s'adresse surtout une telle démonstration, loin de la regarder comme trop étendue, regretteront avec moi que les limites indispensables de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient pas permis de l'y développer assez pour déterminer une véritable conviction chez la plupart de ces intelligences vicieusement spéciales, où un précieux sentiment de la positivité élémentaire doit faire provisoirement excuser un vulgaire dédain de la vraie généralité. Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement, suivant les conditions générales établies au début de ce Traité, à toujours déduire mes preuves de l'exclusive considération des sciences fondamentales ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce que j'ai nommé, d'après Bacon, la philosophie première, destinée à fournir la base universelle des spéculations quelconques. Mais, en cas de contestation sérieuse, la démonstration actuelle, outre ses développemens ultérieurs, pourrait être puissamment fortifiée par une convenable adjonction des motifs essentiels relatifs à la science concrète, et même à la contemplation esthétique; car ce mode sociologique, pour l'organisation de la philosophie positive, favorise spontanément leur essor respectif, auquel la persistance du mode mathématique serait directement contraire. Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que, si la science abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif ou très-prépondérant des grands travaux spéculatifs, elle doit cependant être constituée de manière à devenir ensuite le fondement naturel de la science concrète, qui, jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable rationalité, parce que tous les élémens philosophiques, dont la combinaison doit présider à sa formation, n'étaient point encore assez caractérisés, comme je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne serait sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure que l'universelle prépondérance de l'esprit purement mathématique, qui, poussant l'abstraction au plus haut degré, même envers les plus simples phénomènes, et faisant toujours prévaloir le régime le plus analytique, est nécessairement incompatible avec cette réalité et cette concentration qui doivent inévitablement distinguer les études directement consacrées à l'existence effective des divers êtres, où les habitudes minutieuses et dispersives de la science actuelle seraient radicalement inadmissibles. Au contraire, quoiqu'il importe beaucoup, comme j'ai tâché de le faire sentir, de conserver d'abord aux spéculations sociologiques le caractère abstrait que je me suis attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération historique terminée dans ce volume, il est clair que, par la complication supérieure de leur sujet, et par les vues d'ensemble qu'elles exigent continuellement, elles doivent spontanément développer les dispositions mentales les plus convenables à la culture rationnelle de l'histoire naturelle proprement dite, dont le vrai génie, éminemment humain et synthétique, si admirablement personnifié chez notre grand Buffon, sympathise nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le génie propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre science fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même. Les intérêts généraux des saines études concrètes exigent donc certainement que la présidence normale de la philosophie abstraite appartienne finalement à la science où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant que possible, en vertu de la réalité plus complète du point de vue habituel; des recherches qui demanderont continuellement l'application combinée de tous les divers ordres de notions scientifiques ne sauraient être convenablement dirigées que sous l'universel ascendant de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser activement une telle combinaison. Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être la moins abstraite et la moins analytique de toutes les sciences fondamentales, de faire spontanément prévaloir les idées d'ensemble et le véritable point de vue humain, manifestent également, sous le second aspect ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer aussi, quand le temps sera venu, la transition nécessaire de la philosophie scientifique, alors à la fois abstraite et concrète, à la philosophie esthétique, qui doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout autre mode d'organisation de la philosophie première, fût-il d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément impropre à régulariser cette intime subordination générale du sentiment du beau à la connaissance du vrai. Le caractère profondément synthétique qui distingue surtout la contemplation esthétique, toujours relative aux émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent le plus s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement compatible qu'avec le genre d'esprit scientifique le mieux disposé à l'unité, comme étant le plus empreint d'humanité. On doit reconnaître, à ce sujet, que la tendance anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie que l'esprit mathématique y exerce de plus en plus depuis trois siècles; en ce sens, les plaintes ordinaires, quoique irrationnellement absolues, sont loin d'être dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation esthétique que les habitudes dispersives développées, chez les géomètres, par des études qui comportent spontanément un morcellement presque indéfini, et la disposition routinière qui en résulte trop souvent à argumenter quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais d'une vaine et stérile unité mathématique à une véritable et féconde unité sociologique, cette nouvelle philosophie se montrera finalement, j'ose l'assurer, encore plus favorable à l'essor continu de tous les beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique, envisagée même à l'état polythéique, que nous avons vu constituer, surtout à cet égard, sa pleine maturité; j'indiquerai sommairement, au dernier chapitre de ce Traité, l'explication directe et spéciale de cette réaction fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer, pour faire convenablement pressentir une semblable tendance, que l'esprit positif, qui, sous la présidence mathématique, avait dû rester entièrement étranger aux considérations esthétiques, se trouve, au contraire, naturellement forcé de se les incorporer profondément, aussitôt que, parvenu enfin au degré sociologique, comme il l'est dans cet ouvrage, il entreprend de découvrir les véritables lois générales de l'évolution humaine, dont l'évolution esthétique constitue l'un des principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours subordonnée à l'irrécusable solidarité, à la fois logique et scientifique, qui rend essentiellement inséparables tous les divers aspects d'un tel sujet. Rien, sans doute, n'est plus propre qu'une pareille élaboration historique à faire spontanément apprécier la relation directe qui doit toujours subordonner le sentiment de la perfection idéale à la notion de l'existence réelle; en écartant désormais tout intermédiaire surhumain, la philosophie sociologique établira habituellement, entre le point de vue esthétique et le point de vue scientifique, une irrévocable harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement mutuel, en même temps qu'indispensable à leur commune destination sociale. Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir de cet avénement prochain de l'esprit sociologique, au lieu de l'esprit mathématique, à la présidence générale de la philosophie naturelle, c'est celui des applications industrielles, qui, devant surtout dépendre de la connaissance du monde inorganique, d'abord sous l'aspect géométrico-mécanique, et ensuite sous le rapport physico-chimique, semblent exposées à une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude n'occupe plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques. Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens réels, même pratiques, à faire aujourd'hui subir un certain ralentissement effectif à un genre de combinaisons qui a pris maintenant une exorbitante prépondérance, et dont l'extrême facilité caractéristique, aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires penchans, menacent d'absorber tous les autres modes plus nobles de l'activité humaine. On ne saurait craindre d'ailleurs, dans le milieu actuel, que cette diminution, résultat nécessaire de l'essor croissant des sentimens et des pensées propres à la réorganisation finale des sociétés modernes, soit jamais poussée au point de déterminer, à cet égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et, si cette fâcheuse influence était possible, la philosophie nouvelle, toujours placée, par sa nature, au vrai point de vue d'ensemble, la rectifierait suffisamment: le gouvernement des sociologistes, ne pouvant être aveugle comme celui des géomètres, ne saurait produire, même sous l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques, aucune déconsidération des travaux mathématiques qui soit, à beaucoup près, comparable au stupide dédain que l'esprit mathématique inspire trop souvent, de nos jours, pour les études sociales. En second lieu, le véritable perfectionnement industriel dépend désormais bien davantage du judicieux emploi permanent, très-imparfait jusqu'ici, des divers moyens déjà acquis que de l'accumulation désordonnée de moyens nouveaux; en sorte que la prépondérance des considérations générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire, de plus en plus désirable, pour contenir, par une tendance sagement synthétique, les tentatives superficielles et incohérentes d'un fol entraînement analytique: ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique est finalement plus favorable que le régime mathématique à l'utile développement des améliorations matérielles. Trop d'occasions décisives s'offrent maintenant de vérifier combien l'esprit mathématique actuel est ordinairement impropre à diriger convenablement les opérations industrielles, parce que tout gouvernement effectif, même en ce cas élémentaire, exige principalement une continuelle appréciation d'ensemble, fort peu compatible avec les habitudes étroites et dispersives si fréquemment déterminées jusqu'ici par un ordre de spéculations où l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin chaque considération isolée, quelque secondaire qu'elle puisse être, sans s'inquiéter beaucoup de la pondération finale des divers motifs influens. Il importe, en troisième lieu, de reconnaître, à ce sujet, que l'élaboration ultérieure du nouveau corps de doctrine, destiné à systématiser l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne saurait être dignement accomplie que sous l'inspiration permanente de la philosophie sociologique, seule apte, comme envers la science concrète et la théorie esthétique, à instituer réellement la combinaison très-complexe des divers aspects scientifiques exigée par la nature de ce grand travail, dont les conditions et les difficultés sont encore à peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà indiqué, dès le début de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon), le vrai principe de cette importante relation; mais l'intime conviction de sa haute nécessité, afin de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale entre la contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé depuis longtemps à consacrer plus tard, si je le puis, un ouvrage spécial au développement direct d'une telle application de la nouvelle philosophie générale. Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète, ensuite esthétique, et enfin technique, que doit aujourd'hui savoir diriger toute véritable philosophie, confirmerait au besoin la démonstration pleinement décisive directement résultée ci-dessus de l'ensemble des motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards, la prééminence normale qui doit désormais appartenir irrévocablement à l'esprit sociologique dans le système entier des spéculations positives, à jamais affranchies de la vaine domination provisoire de l'esprit mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout dans ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez connaître sous quelles difficiles conditions mentales cette indispensable suprématie est inévitablement acquise. Chacun des nouveaux philosophes devra d'abord s'assujettir systématiquement, comme je l'ai fait moi-même spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle, à la fois scientifique et logique, fondée sur l'étude hiérarchique des diverses branches essentielles de la philosophie naturelle, et destinée à permettre la saine élaboration spéciale des lois statiques et dynamiques propres à la sociabilité humaine. Sans la force et la constance qu'exige l'entier accomplissement d'une telle initiation, nul ne doit prétendre, surtout de nos jours, à un ascendant philosophique qui suppose nécessairement une exacte connexité permanente entre le mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui sera naturellement trop contesté pour qu'aucune grave insuffisance de ses vraies conditions puisse rester inaperçue ou impunie. L'illusoire prépondérance des géomètres est d'une acquisition beaucoup plus facile, puisqu'elle ne demande pas la moindre préparation étrangère à leurs propres études, que leur simplicité caractéristique rend d'ailleurs aisément accessibles aujourd'hui à tant de médiocres intelligences, au prix de quelques années d'application régulière. Mais aussi l'ascendant sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a pu jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré ses prétentions à l'universalité scientifique, a presque toujours exercé, pendant les deux derniers siècles, une suprématie plus apparente qu'effective, quoique le plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de son intime irrationnalité. Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais assez constatée, dans le système entier de la philosophie positive, étant maintenant envisagé du point de vue le plus élevé, à la fois historique et dogmatique, vient heureusement dissiper enfin le fatal antagonisme mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en plus à l'état pleinement normal de la raison humaine, où les conceptions relatives à l'homme et celles propres au monde extérieur ont toujours semblé jusqu'ici radicalement inconciliables, tandis que notre solution philosophique les combine irrévocablement, en assignant à chaque classe la juste influence générale, soit scientifique, soit logique, qui convient à sa propre nature, sans jamais altérer ainsi l'harmonie fondamentale. Nous avons directement reconnu, d'abord au quarantième chapitre et puis surtout au cinquante et unième, que l'antipathie graduellement développée entre l'esprit théologique et l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre suivant lequel devaient se succéder ces deux genres de spéculations, respectivement complémentaires, dont chacun tend plus ou moins à dominer l'autre: l'ensemble de notre élaboration historique a fait ensuite hautement ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La préférence spontanée qu'a dû primitivement acquérir la considération de l'homme, alors seule applicable à l'uniforme explication du monde extérieur, a déterminé, dans la situation correspondante, le caractère nécessairement théologique de la philosophie initiale: au contraire, les notions positives, qui, par une influence continue, explicite ou implicite, ont ultérieurement suscité l'altération toujours croissante de ce système primordial, devaient exclusivement émaner des plus simples études inorganiques, et spécialement de l'astronomie; quoique l'esprit métaphysique, agent naturel de ces modifications successives, en ait souvent dissimulé la véritable source, en se croyant créateur quand il n'était qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la transformation du fétichisme en polythéisme, préparée par l'astrolâtrie; mais sa tendance n'a pu devenir distinctement appréciable que dans le passage du polythéisme au monothéisme, où, pour la première fois, l'évolution philosophique a dû exiger une vraie discussion. Alors, nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre, la science inorganique, sous une apparence systématique due à l'uniforme prépondérance de la grande entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de sa supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique, dès lors intellectuellement dissoute, quoique son aptitude sociale, opposée à l'insuffisance radicale de cette rivale, dût prolonger longtemps encore son ascendant politique: ainsi surgit, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, ce conflit fondamental qui, depuis Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de l'évolution humaine, et dont l'élite de l'humanité subit maintenant la dernière influence, comme l'a montré tout le cours de notre opération historique. La troisième phase du moyen âge nous a fait voir, au cinquante-sixième chapitre, ce long antagonisme recevant, dans la mémorable transaction scolastique, une profonde modification, premier symptôme décisif de l'irrévocable décadence de la philosophie initiale, dont l'efficacité sociale venait d'être essentiellement épuisée en constituant le catholicisme, et que les exigences, désormais prépondérantes, du progrès intellectuel, obligeaient à sanctionner, par une incorporation forcée, les prétentions politiques de la philosophie métaphysique, auparavant extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement associée à une intronisation précaire, quoique sa participation dût tendre à y devenir de plus en plus exclusive, la profonde impuissance organique de celle-ci n'a jamais pu lui permettre d'éliminer entièrement les conceptions purement théologiques, seule base normale de son autorité générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de maintenir l'empire ultérieur contre l'imminente invasion de l'esprit positif, qui, à partir de cette époque, devait graduellement développer sa commune incompatibilité avec ces deux modes, l'un principal, l'autre accessoire, de l'antique système mental. Quand l'essor continu des connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin déterminé cette inévitable collision, le célèbre compromis cartésien vint caractériser une situation bien plus évidemment provisoire que la précédente, en proclamant la suprématie directe et définitive de la méthode positive dans toute l'étendue de la philosophie naturelle, sous l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à la méthode théologico-métaphysique envers les études morales et sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité métaphysique instituée au XIIIe siècle. Cette incohérente position, qui a persisté jusqu'ici, ne comporte certainement d'autre issue, d'après l'ensemble de ma théorie historique, que l'universelle prépondérance de la positivité rationnelle, désormais seule susceptible d'un véritable ascendant général: autrement il faudrait désespérer de la systématisation mentale, et, par suite aussi, de la réorganisation sociale, soit progressive, soit même rétrograde. Mais les impuissantes tentatives opérées, pendant les deux derniers siècles, pour constituer une véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique, devaient cependant disposer la raison publique à regarder cette exclusive solution comme essentiellement impossible. Dans cette douloureuse perplexité, l'extension finale de l'esprit positif aux spéculations morales et sociales, suffisamment accomplie par ce Traité, vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale, de toute autre manière inextricable, en assurant une large satisfaction normale aux conditions, dès lors intimement solidaires, de l'ordre et du progrès, soit intellectuels, soit politiques. Ainsi se trouvent essentiellement conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part et d'autre, pendant les luttes philosophiques propres à la grande transition moderne, dont les diverses aberrations temporaires sont à la fois expliquées et éliminées. La positivité, que l'impulsion mathématique avait justement en vue d'introduire, quoique par une marche vicieuse, dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement établie; tandis que la généralité, dont la résistance théologico-métaphysique stipulait, avec raison mais sans force, les indispensables garanties, y devient nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition qui, depuis l'évolution grecque, semblait rendre le progrès intellectuel contradictoire au progrès moral, et qui, en effet, à partir de la transaction scolastique, pendant que les exigences mentales prévalaient graduellement, a fait de plus en plus négliger l'appréciation des besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent la situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation de l'individu, reflet nécessaire de celle de l'espèce, est surtout dirigée vers l'essor intellectuel, sans s'inquiéter guère du développement moral. Quoique l'on doive regarder cette funeste division comme ayant été essentiellement inhérente à la nature propre de la transition moderne, elle en a certainement constitué la plus douloureuse condition: et cette grave considération contribuera sans doute à faire convenablement respecter, malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui puisse aujourd'hui résoudre effectivement ce désastreux antagonisme. Nous avons reconnu, au chapitre précédent, qu'entre la souveraineté spontanée de la force et la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie finale tend à réaliser directement l'universelle prépondérance de la morale, que l'admirable tentative du catholicisme avait, au moyen âge, si noblement proclamée, mais sans pouvoir constituer suffisamment son avénement normal, alors inévitablement subordonné à une philosophie déjà implicitement caduque, dont l'ascendant politique exigeait depuis longtemps que l'évolution mentale se séparât provisoirement de l'évolution morale. Les propriétés morales inhérentes à la grande conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, convenablement remplacées par celles que comporte la vague entité de la Nature; mais elles sont, au contraire, nécessairement inférieures, en intensité comme en stabilité, à celles qui caractériseront l'inaltérable notion de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort préparatoire, à la satisfaction combinée de tous nos besoins essentiels, soit intellectuels, soit sociaux, dans la pleine maturité de notre organisme collectif. Cette entière prépondérance normale de la morale devient désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle de l'évolution mentale qu'à sa destination sociale: car l'indifférence pour les conditions morales, loin d'être encore motivée par l'urgence supérieure des conditions intellectuelles, constitue maintenant un obstacle croissant à leur réalisation continue, en altérant directement la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens d'ambition personnelle, de manière à étouffer graduellement jusqu'au germe des vrais progrès scientifiques. Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce nœud, fondamental de la philosophie positive, il importe aujourd'hui de dissiper directement, chez tous les bons esprits, la dernière source essentielle des illusions métaphysiques, en faisant spécialement ressortir la véritable nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité, doit être éminemment social, et pas seulement individuel: car, sous le rapport statique aussi bien que sous l'aspect dynamique, l'homme proprement dit n'est, au fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de réel que l'humanité, surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or la philosophie pleinement théologique, soit polythéique, soit monothéique, est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui ait effectivement satisfait, à sa manière, à cette évidente condition générale; et c'est surtout à cet égard que, malgré son extrême caducité, elle n'a pu être encore suffisamment remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique, ou moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du simple point de vue individuel, dont elle s'est efforcée, surtout depuis la transaction cartésienne, de consacrer dogmatiquement la prépondérance absolue, comme l'indique journellement son langage caractéristique, rappelant toujours des pensées d'isolement et de concentration personnelle, qui, malgré de vaines prétentions morales, doivent le plus souvent développer des sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de même, dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme, pour l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études mathématiques et astronomiques, a graduellement tenté, pendant les deux derniers siècles, de constituer une philosophie vraiment nouvelle. En effet, quand la profonde insuffisance philosophique de l'esprit mathématique est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique proprement dit, dont la positivité rationnelle commençait alors à prendre un essor décisif, s'est efforcé, à son tour, de devenir la base directe et principale de la coordination positive, qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les savans les plus avancés, comme le témoignent surtout les illustres exemples de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait, sans doute, un véritable progrès, en ce qu'il transportait le centre moderne de la généralisation mentale beaucoup plus près de son siége réel; mais, sauf son utilité passagère, à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, ce progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement conduire qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse exagération des relations nécessaires entre la biologie et la sociologie, et tendrait finalement à éterniser l'antique régime intellectuel, en empêchant le développement propre des saines spéculations sociales, qu'elle tente vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études biologiques. De quelque manière, soit métaphysique, soit même positive, que se trouve instituée la science de l'individu, elle doit être, sans doute, isolément impuissante à construire aucune philosophie générale, parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point de vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au contraire, de l'ascendant sociologique que la biologie, comme toutes les autres sciences préliminaires, quoique par une correspondance plus directe et plus étendue, doit exclusivement attendre la consolidation effective de sa propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à présent si incertaine. Séparément envisagée, l'évolution individuelle de l'esprit humain ne peut vraiment dévoiler aucune loi essentielle; elle ne saurait même fournir de précieuses indications ou des vérifications importantes que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et interprétée par les inspirations émanées de l'évolution totale de l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète pour manifester suffisamment la véritable marche de notre intelligence: l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose le dire, pleinement démontré; car, quelque utilité que j'y aie souvent tirée de la considération de l'individu, c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que j'ai dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de ma théorie philosophique, mais ensuite aussi son développement caractéristique. Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement qu'un dernier préambule indispensable, comme l'avaient été auparavant les phases physico-chimique et astronomique, dans l'essor général de l'esprit positif, qui, spontanément issu des simples études mathématiques, a graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles, à régénérer toutes nos conceptions élémentaires. Tant qu'il ne s'est point élevé jusqu'au degré sociologique, seul terme naturel de son éducation décisive, il n'a pu suffisamment parvenir à des vues vraiment d'ensemble, propres à lui conférer le droit et le pouvoir de constituer enfin une véritable philosophie moderne, dont l'ascendant normal remplace à jamais l'antique régime mental: mais aussi, quand cette condition finale est convenablement remplie, rien ne saurait empêcher une rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences, soit par les vœux et les dispositions de la raison publique, trouvera même d'involontaires coopérateurs chez ses plus systématiques adversaires, suivant le privilége ordinaire des révolutions directement relatives à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant accomplie, son exacte appréciation générale ressort aisément de sa judicieuse confrontation au grand programme initial si puissamment formulé par Descartes et Bacon, dont les principales espérances philosophiques se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré la sorte d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les tendances respectives de ces deux éminens législateurs. Nous avons, en effet, reconnu, au cinquante-sixième chapitre, que Descartes s'était systématiquement interdit les études sociales, pour concentrer son effort sur les spéculations inorganiques, où il sentait profondément que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle, destinée ensuite à régénérer nécessairement l'ensemble de la raison humaine; tandis que, au contraire, Bacon avait surtout en vue la rénovation des théories sociales, à laquelle il voulait immédiatement rapporter le perfectionnement des sciences naturelles, comme on put le constater nettement chez le grand Hobbes, type essentiel de cette école: en sorte que ces deux élaborations, mutuellement complémentaires, accordaient, l'une aux besoins intellectuels, l'autre aux besoins politiques, une prépondérance trop exclusive, qui devait les rendre pareillement provisoires, quoique très-diversement efficaces, selon nos explications antérieures. Pendant que la conception de Descartes dirigeait, dans la science inorganique, l'essor décisif de la positivité rationnelle, la pensée de Hobbes, après avoir indiqué les premiers germes si méconnus de la véritable science sociale, présidait à l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la commune destination philosophique de cette double évolution ne pouvait être convenablement appréciée. Ainsi s'est réalisée spontanément la convergence nécessaire de ces deux ordres de travaux coexistans, dont l'un devait préparer la vraie position générale de la question finale, et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire à sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte essentiellement de l'intime combinaison de ces deux évolutions préliminaires, déterminée, sous la lumineuse impulsion de la grande crise sociale, par l'extension simultanée de l'esprit positif aux spéculations les plus rapprochées des études politiques. On voit que cette nouvelle opération consiste surtout à compléter la double opération initiale de Descartes et de Bacon, en satisfaisant à la fois aux deux conditions, également indispensables, mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre lesquelles avaient dû se partager les deux principales écoles destinées à préparer graduellement l'avénement définitif de la philosophie positive. Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire de cette philosophie à une telle satisfaction combinée des justes exigences respectivement inspirées par les spéculations inorganiques et par les études humaines, il ne nous reste plus qu'à considérer directement envers l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au passé et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble de ce Traité dispense spontanément de toute discussion relative aux inquiétudes qu'inspirerait l'universelle prépondérance de l'esprit sociologique sur l'altération ou le découragement des diverses branches de la science des corps bruts, et surtout des théories mathématiques: car ces craintes seraient évidemment chimériques, au sujet d'un principe philosophique qui, par sa nature, aussi bien que par son origine, ne peut établir l'indispensable ascendant d'un tel point de vue sans faire invinciblement ressortir, de la même démonstration, comme on a pu le remarquer précédemment, son intime subordination, scientifique et logique, initiale et permanente, à tous les autres points de vue positifs, qui, en vertu de leur moindre complication, lui constituent successivement autant de préambules inévitables, dont aucun ne saurait être gravement négligé sans qu'une pareille suprématie ne fût aussitôt compromise. La déplorable institution actuelle des études morales et politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et dominées par les entités métaphysiques, pourrait, en effet, justifier de semblables alarmes, si la profonde stérilité qui en résulte, malgré l'intérêt majeur du sujet, ne les dissipait suffisamment. Mais il serait, sans doute, aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de redouter les mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé, qui, maintenant toujours une intime connexité entre les diverses spéculations positives, est si propre, au contraire, à faire mieux ressortir chaque véritable élaboration scientifique, quelque éloignée qu'elle puisse être de l'étude dont la prépondérance continue est aussi indispensable à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale. Il faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux sans portée et sans conscience, source facile de tant de réputations usurpées, qu'encouragent de plus en plus aujourd'hui le rétrécissement et la dispersion propres à notre déplorable anarchie philosophique, seront alors constamment soumis à une sévère discipline rationnelle, dont les vrais amis des sciences doivent certes désirer déjà l'indispensable avénement, seul apte à contenir de graves et imminentes perturbations. Si, d'ailleurs, comme on n'en saurait douter, une préoccupation spéciale, fondée sur les plus puissans motifs, doit justement tourner, de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi que la principale attention publique, vers les études sociologiques, jusqu'à ce que la réorganisation moderne soit assez avancée pour être essentiellement laissée à son cours spontané, il n'y a rien là que de pleinement conforme à l'inévitable prépondérance qu'obtient naturellement, à chaque époque, la direction intellectuelle la plus convenable aux besoins correspondans de l'humanité. Quant à la légitime influence continue des diverses sciences sur l'ensemble de l'éducation individuelle, privée ou commune, l'esprit de la nouvelle philosophie doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En effet la théorie sociologique pose immédiatement en principe, à ce sujet, que l'éducation de l'individu doit essentiellement reproduire celle de l'espèce, au moins dans chacune de ses grandes phases successives, d'après l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison, malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les mêmes motifs fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques, qui, dans le pénible essor de l'humanité, ont exclusivement conféré aux plus simples études inorganiques l'élaboration primitive de la positivité rationnelle, imposent, non moins évidemment, une pareille marche à chaque évolution personnelle, sous peine d'un inévitable avortement, non-seulement en cas de grave négligence de l'un quelconque des divers élémens essentiels, mais aussi par suite de toute forte perturbation de l'ordre nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement établi au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la fois historique et dogmatique, de la logique positive a été ensuite constamment vérifié à tous les différens degrés de la longue préparation philosophique à laquelle j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même, et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire, qu'une rigide application continue. Les spéculations mathématiques conserveront donc éternellement, pour l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles ont temporairement exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement le berceau spontané de la positivité rationnelle: les justes exigences des géomètres obtiendront toujours, à cet égard, une indestructible autorité, dont aucune supériorité personnelle ne saurait jamais s'affranchir entièrement, et que consacrera de plus en plus la raison publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers besoins de l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable principe, on n'oubliera pas qu'un berceau ne saurait être un trône, et que le plus simple degré de l'élaboration positive ne peut aucunement dispenser de poursuivre ses modifications successives envers les différens ordres de phénomènes jusqu'à ce que leur complication croissante ait enfin conduit, l'individu comme l'espèce, au seul point de vue vraiment universel, unique terme, en l'un et l'autre cas, de toute véritable éducation. Tels sont les divers genres de considérations qui concourent à démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie positive à établir, sans aucune inconséquence, une conciliation définitive entre les deux voies intellectuelles, jusqu'ici radicalement antipathiques, qui procèdent à l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant, soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même. En réduisant leurs prétentions opposées à ce qu'elles contiennent de légitime et de permanent, l'une dirige toujours l'essor fondamental du véritable esprit philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe de liaison propre à constituer une véritable unité mentale. Par là se trouve enfin dissipé irrévocablement le grand antagonisme logique qui, depuis Aristote et Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à la fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps indispensable à ce double mouvement préparatoire, devient maintenant le plus puissant obstacle à l'accomplissement décisif de sa destination finale, dont l'âge est désormais arrivé. La discussion difficile et variée que nous venons d'achever était ici nécessaire pour manifester suffisamment l'unité fondamentale que la création de la sociologie vient aujourd'hui constituer spontanément dans le système entier de la vraie philosophie moderne. Après cette démonstration décisive, qui caractérise pleinement l'esprit général propre à une telle philosophie, les autres conclusions essentielles relatives à son appréciation logique doivent aisément ressortir de l'ensemble de ce Traité, en considérant maintenant, d'une manière sommaire mais directe, d'abord la nature et la destination, ensuite l'institution et le développement de la méthode positive, enfin complète et dès lors indivisible; afin que ses divers attributs essentiels, jusqu'ici purement spontanés, acquièrent désormais une consistance convenablement systématique, sous l'uniforme prépondérance du point de vue sociologique. Envers chacun des différens ordres de phénomènes, nous avons spécialement reconnu que la philosophie positive se distingue surtout de l'ancienne philosophie, théologique ou métaphysique, par sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute recherche quelconque des causes proprement dites, soit premières, soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui constituent les lois effectives de tous les événemens observables, ainsi susceptibles d'être rationnellement prévus les uns d'après les autres. Tant que les effets naturels restent attribués à des volontés surhumaines, les spéculations relatives à l'origine et à la destination des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient seules, il est vrai, stimuler suffisamment le premier essor contemplatif. Mais, sous l'inévitable décadence ultérieure de l'esprit religieux, à mesure que notre activité mentale trouve un meilleur aliment continu, ces questions inaccessibles sont graduellement abandonnées, et finalement jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions réellement connaître que les faits appréciables à notre organisme, sans jamais pouvoir obtenir aucune notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le mode essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique cette pleine maturité de la raison humaine soit encore trop récente, et même fort incomplète aujourd'hui, jusque chez les plus saines intelligences, elle a été ici constituée enfin relativement à toutes les classes possibles de conceptions élémentaires, y compris les plus compliquées et les plus universelles: d'ailleurs, l'unanime prépondérance maintenant obtenue par un tel régime logique dans les études les plus simples et les plus parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante extension actuelle à des sujets où il doit naturellement devenir plus indispensable, n'est qu'une conséquence passagère de l'enfance plus prolongée des spéculations les plus difficiles. Cette notion générale de la vraie nature des recherches positives quelconques nous a spontanément conduits, d'après une juste appréciation des conditions essentielles propres à chaque cas scientifique, à déterminer partout les attributions respectives de l'observation et du raisonnement, de manière à éviter également les deux écueils opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels doivent constamment cheminer les connaissances réelles. D'une part, nous avons ainsi consacré la maxime, devenue, depuis Bacon, si heureusement vulgaire, sur la nécessité continue de prendre les faits observés pour base, directe ou indirecte, mais toujours seule décisive, de toute saine spéculation: au point que, comme je l'écrivais, en 1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition qui n'est pas finalement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais, d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles dispositions, aujourd'hui trop communes, qui réduiraient la science à une stérile accumulation de faits incohérens; car nous avons reconnu, en tous genres, que la véritable science, appréciée d'après cette prévision rationnelle qui caractérise sa principale supériorité envers la pure érudition, se compose essentiellement de lois, et non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à leur établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun fait isolé ne saurait être vraiment incorporé à la science, jusqu'à ce qu'il ait été convenablement lié à quelque autre notion, au moins à l'aide d'une judicieuse hypothèse. Outre que les saines indications théoriques doivent souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations, il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais la prépondérance nécessaire de la réalité directement constatée, tend toujours à agrandir, autant que possible, le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la prévision des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse les liaisons. Toutefois l'insuffisante éducation des savans actuels nous a donné lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres, une aberration trop commune, radicalement funeste à la véritable rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération qui dispose à chercher partout, d'après de vaines hypothèses, une chimérique unité. Le nombre des lois vraiment irréductibles est nécessairement beaucoup plus considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions, fondées sur une fausse appréciation de notre puissance mentale et des difficultés scientifiques. Une telle unité d'explication constitue non-seulement une absurde utopie envers l'ensemble total de nos diverses connaissances réelles, mais elle restera même toujours impossible à réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale, isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie naturelle constitue seule, à cet égard, une exception trop légèrement érigée en type universel, et qui d'ailleurs est fort incomplète, puisque la théorie de la gravitation n'établit aucune liaison générale entre la plupart des données élémentaires relatives aux divers astres de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation illusoire s'explique aisément d'après les dispositions d'esprit qui ont dû présider, pendant les deux derniers siècles, à l'essor successif des sciences préliminaires, jusqu'à l'avénement de la science finale dans ce Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses inspirations mathématiques, sembler seul propre à procurer au système des connaissances positives une indispensable homogénéité. Mais la prolongation d'une telle aberration serait désormais inexcusable, maintenant que toute intelligence vraiment philosophique peut directement concevoir, par l'universalité nécessaire du point de vue sociologique, l'unique moyen de constituer spontanément cette liaison fondamentale, sans entraver le génie propre de chaque science sous une concentration factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses généralisations doivent toujours diminuer le nombre des lois naturelles vraiment indépendantes, il ne faut jamais oublier qu'un tel progrès ne saurait avoir de valeur durable qu'en restant constamment subordonné à la réalité des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux d'espérer que nos efforts puissent un jour pousser cette importante réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on le suppose encore communément, d'après une appréciation, nécessairement très-imparfaite, du premier essor de la positivité rationnelle dans les plus simples études préliminaires. Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici trop méconnu, la vraie nature des spéculations positives nous a souvent conduits à vérifier, en tous genres, l'heureux accord fondamental de la saine contemplation philosophique avec la marche spontanée de la raison publique. Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement l'esprit humain à la prétendue source des explications universelles, a profondément imprimé aux habitudes spéculatives un vain caractère d'élévation chimérique qui les isole radicalement des modestes allures de la sagesse vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement rectifié d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement partielle. Tandis que la raison commune se bornait à saisir, dans l'observation judicieuse des divers événemens, quelques relations naturelles propres à diriger les plus indispensables prévisions pratiques, l'ambition philosophique, dédaignant de tels succès, attendait d'une lumière surhumaine la solution illusoire des plus impénétrables mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie, substituant partout la recherche des lois effectives à celle des causes essentielles, combine intimement ses plus hautes spéculations avec les plus simples notions populaires, de manière à constituer enfin, sauf la seule inégalité du degré, une profonde identité mentale, qui ne permet plus habituellement à la classe contemplative un orgueilleux isolement de la masse active: car chacun conçoit ainsi désormais qu'il s'agit, de part et d'autre, de questions radicalement semblables, finalement relatives aux mêmes sujets, élaborées par des procédés analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse initiation. Tout ce Traité concourt naturellement à démontrer, à cet égard, d'après les confirmations les plus décisives et les plus variées, que le véritable esprit philosophique consiste uniquement en une simple extension méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets accessibles à la raison humaine, puisqu'on ne saurait douter que, dans un genre quelconque, les inspirations spontanées de la sagesse pratique n'aient seules déterminé graduellement la transformation radicale des antiques habitudes spéculatives, en rappelant toujours les contemplations humaines à leur vraie destination et aux conditions essentielles de leur réalité. La méthode positive est nécessairement, comme la méthode théologique ou métaphysique, l'œuvre continue de l'humanité tout entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux caractères sont déjà nettement appréciables dès les premières recherches usuelles dirigées vers un but suffisamment déterminé. Prenant toujours pour type fondamental cette sagesse spontanée, constamment recommandée par des succès journaliers, la saine philosophie s'est réellement bornée ensuite à la généraliser et à la systématiser, en l'étendant convenablement aux diverses spéculations abstraites, qu'elle a ainsi successivement régénérées, soit quant à la nature des questions, soit quant au mode de solution. Comme nos observations individuelles conservent nécessairement un certain caractère de personnalité, qui doit être soigneusement écarté de toute contemplation régulière, c'est essentiellement à la raison publique qu'il appartient de déterminer, en un cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite, le champ général de la véritable exploration scientifique, qui ne saurait jamais porter que sur les impressions communes à tous les hommes, abstraction faite des nuances, même normales, particulières à chaque observateur. Il est, en outre, incontestable que l'exploration vulgaire, quoique purement spontanée, fournit toujours le vrai point de départ de toutes les spéculations positives, dont il serait autrement impossible de comprendre ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous avons, en effet, constamment reconnu que les faits les plus communs sont aussi, en tous genres, les plus importans; à tel point qu'une attention prépondérante accordée à des phénomènes extraordinaires constitue maintenant, auprès de tous les bons esprits, un des signes les moins équivoques de l'imperfection des études scientifiques; nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices de la positivité rationnelle résultent primitivement de l'heureuse systématisation de certains procédés logiques naturellement émanés de la sagesse usuelle. Aussi rien n'est-il plus contraire, en un cas quelconque, à la véritable philosophie, que l'élaboration dogmatique, non moins stérile que puérile, des premiers principes de nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés de l'essor spontané de la raison humaine, ne sauraient, par cela même, jamais donner lieu à aucun traité judicieux. Tel est, entre autres exemples, l'un des motifs généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la profonde inanité nécessairement inhérente à la prétendue psychologie moderne; car, outre l'absurde hallucination qui caractérise son mode spécial d'exploration intérieure, elle se propose surtout d'accomplir, envers les phénomènes les plus compliqués, ce degré inopportun d'analyse élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des plus simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire cette vaine investigation jusqu'au niveau des notions inspirées de tout temps, à cet égard, par l'expérience vulgaire. Enfin, outre le point de départ, la raison publique doit aussi établir le but général des spéculations positives, toujours finalement dirigées vers les prévisions relatives aux besoins universels: c'est ainsi que l'immortel fondateur de la vraie science astronomique en avait immédiatement apprécié l'ensemble total comme devant surtout fournir la détermination rationnelle des longitudes, quoiqu'une telle destination ne pût devenir suffisamment réalisable que vingt siècles après Hipparque. Il ne peut donc y avoir d'essentiellement propre aux philosophes, dans l'élaboration positive, que l'institution et le développement des divers procédés intermédiaires susceptibles de lier convenablement les deux termes extrêmes spontanément indiqués par la sagesse universelle. Toute la supériorité réelle du véritable esprit philosophique sur le bons sens vulgaire résulte d'une application spéciale et continue aux spéculations communes, en partant avec prudence du degré initial, et après les avoir ramenées à un état normal de judicieuse abstraction, sans lequel ne sauraient s'accomplir cette généralisation et cette coordination qui constituent la principale valeur des saines théories scientifiques: car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires, c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler d'heureux rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser des relations abstraites et à établir entre nos différentes notions une parfaite cohérence logique, dont la plupart des hommes sont trop peu touchés, comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence prolongée des conceptions les plus contradictoires. Ainsi, d'après ces divers motifs, on ne peut se former une juste idée de l'ensemble effectif des études positives qu'en y voyant, soit dans le passé, soit dans l'avenir, le résultat continu d'une immense élaboration générale, à la fois spontanée et systématique, à laquelle participe nécessairement plus ou moins l'humanité tout entière, seulement devancée par la classe spécialement contemplative. Malgré la spontanéité primitive que nous a tant présentée la philosophie théologique, son essor graduel a dû être surtout attribué aux lumières surnaturelles de quelques organes privilégiés, sans aucune active coopération de la raison publique: en sorte que cette adjonction normale de la masse pensante à l'association scientifique constitue certainement l'un des caractères distinctifs de la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement signaler une propriété trop mal appréciée, qui, mieux qu'aucune autre, peut déjà indiquer à quelle intime et familière incorporation sociale est ultérieurement réservé un système spéculatif toujours conçu comme une simple extension de la commune sagesse. On vérifie ainsi de nouveau que le point de vue sociologique est désormais, en tous genres, le seul vraiment philosophique; et chacun sent par là combien doit être impuissante ou vicieuse toute étude relative à la marche de notre intelligence quand on y procède essentiellement du point de vue individuel, encore plus faux à cet égard que sous tout autre aspect humain. D'après notre appréciation générale de la vraie nature des spéculations positives, soit spontanées, soit systématiques, il est clair que le principe fondamental de la saine philosophie consiste nécessairement dans l'assujettissement continu de tous les phénomènes quelconques, inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou sociaux, à des lois rigoureusement invariables, sans lesquelles, toute prévision rationnelle étant évidemment impossible, la science réelle demeurerait bornée à une stérile érudition. Quoique nous ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister implicitement avec l'exercice primordial de la raison humaine, qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement soumise au régime théologique, nous avons cependant reconnu que son essor décisif a dû être beaucoup plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer une heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité, les phénomènes, partiels ou secondaires, envers lesquels on n'a jamais pu méconnaître l'existence de certaines règles constantes, constituent assurément une simple exception, dont l'importance spéculative est loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs est alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention des volontés dirigeantes. Un tel essor n'a pu vraiment surgir qu'envers les plus simples conceptions géométriques, et d'abord même numériques, qui, vu leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité, avaient dû être spontanément soustraites à l'empire explicite et spécial des croyances théologiques: il n'a pu ensuite acquérir une véritable valeur philosophique qu'en s'étendant graduellement aux contemplations astronomiques, si naturellement destinées jusqu'ici, comme je l'ai montré, à annoncer, dans leurs principales phases logiques, les plus grandes révolutions mentales de l'humanité. Malgré l'extrême imperfection de cette première extension capitale, alors bornée à la seule géométrie céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester longtemps encore à l'état purement théologique, sa réaction générale, développée par de puissantes analogies métaphysiques, a néanmoins constitué, au fond, d'après notre théorie historique, le principal motif intellectuel de cette importante réduction du polythéisme en monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence chronique de la philosophie initiale. Toutefois c'est seulement sous l'ascendant universel d'une telle concentration religieuse que le principe des lois invariables a pu d'abord acquérir directement une véritable et active popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant la dernière phase du moyen âge, dans les spéculations physico-chimiques, à l'aide des conceptions alchimiques et astrologiques, suivant les explications du cinquante-sixième chapitre. La grande transaction scolastique a dès lors consacré cette puissance naissante, en faisant désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire qui subordonne à des règles constantes le développement effectif de la volonté directrice, ainsi spontanément éliminée de tous les phénomènes où de telles règles ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe positif, qui, après avoir graduellement obtenu, pendant les deux derniers siècles, une prépondérance incontestée envers les différentes études inorganiques, a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la science de l'homme individuel, même intellectuel et moral. Néanmoins l'intime connexité d'une telle science, surtout sous ce dernier aspect, avec celle du développement social, n'a pu permettre que l'invariabilité des lois naturelles y fût suffisamment sentie, soit chez la masse pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore assujettie à une semblable élimination directe des volontés providentielles, ce qui n'a été réellement accompli que par ce Traité. C'est seulement d'après cette ébauche successive des lois effectives envers tous les ordres essentiels de phénomènes, que ce principe fondamental peut obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et exclusive d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible puissance des analogies, dès lors pleinement rationnelles, qui font concevoir à tous les bons esprits la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse envers les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement confirmée, malgré leur évidente prépondérance numérique. Tant que cette condition, aussi difficile qu'indispensable, n'était pas suffisamment remplie, surtout envers les phénomènes qui absorbent justement aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique, qui avait prématurément tenté d'établir à priori l'existence générale des lois naturelles, sans pouvoir en signaler aucun germe décisif dans les cas les plus importans; ce qui certainement ne permettait pas d'y combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes antérieures. Mais, au contraire, cette détermination naissante des lois propres aux événemens les plus complexes et les plus intéressans, quelque imparfaite qu'elle doive être encore, ne laissera plus subsister désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique, dès lors pleinement secondé par la tendance naturelle de l'esprit moderne vers cet état normal, deviendra bientôt irrésistible auprès de tous les hommes sensés. Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée des croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité ce grand mouvement logique, surtout depuis la modification scolastique, constitue réellement aujourd'hui le seul obstacle essentiel à la plénitude de son accomplissement universel, en conservant toujours la possibilité d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement changer, sous un aspect quelconque, l'ordre fondamental. Sans une telle arrière-pensée continue, nécessairement inhérente à toute philosophie théologique, même réduite à sa plus extrême simplification, la raison moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction spontanée que doit produire, à ce sujet, le cours journalier d'une foule d'événemens de tous genres régulièrement accomplis selon nos prévisions rationnelles. Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques doit aussi dissiper naturellement cette extrême opposition d'une philosophie expirante, en ôtant directement aux explications providentielles l'unique domaine important qui leur fût effectivement resté depuis la transaction cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la sociologie pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui la grande révolution mentale graduellement déterminée, à cet égard, par les diverses sciences préliminaires. En même temps, cette fondation décisive, qui institue spontanément le nouveau système philosophique, perfectionne beaucoup la notion générale des lois naturelles envers tous les phénomènes antérieurs, en assurant à ces différentes lois une indépendance directe suffisamment conforme au vrai génie des études correspondantes. Sous la vicieuse impulsion mathématique qui avait dû présider, pendant les deux derniers siècles, au premier essor philosophique de l'esprit positif, ce principe fondamental ne semblait être, dans les sciences supérieures, qu'une conséquence détournée, de plus en plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations émanées des sciences inférieures: tandis que maintenant sa réalisation immédiate en un cas évidemment inaccessible à l'empire des conceptions mathématiques doit naturellement réagir sur tous les autres, en y faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel de phénomènes a nécessairement ses lois propres, outre celles qui résultent de ses relations véritables avec les ordres moins compliqués et plus généraux, suivant les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les hautes spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer convenablement et conduire enfin jusqu'à sa pleine maturité le sentiment universel des lois invariables, d'abord inspiré par les simples théories mathématiques, désormais philosophiquement réduites à leur domaine normal. Considérées maintenant quant à leur nature scientifique, ces lois, quoique toujours également aptes à la prévision rationnelle qui les caractérise nécessairement, donnent lieu, en général, à une distinction importante, utilement appliquée dans toutes les parties de ce Traité, selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet la similitude ou la succession des phénomènes correspondans. Nos explications positives se réduisent constamment, en effet, à lier entre eux les divers phénomènes, tantôt comme semblables, tantôt comme successifs, sans que nous puissions d'ailleurs rien constater réellement, à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle similitude, ou d'une telle succession, dont la source et le mode doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance effective de ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement pour atteindre le véritable but de toute saine contemplation de la nature; puisque les phénomènes peuvent être dès lors, d'une part éclaircis, d'une autre part prévus, les uns d'après les autres: on sait, du reste, que cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent, ou même au passé, aussi bien qu'à l'avenir, en conservant toujours un caractère identique, consistant à connaître les événemens indépendamment de leur observation directe, et seulement en vertu de leurs relations mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation et les lois de succession a été surtout employée dans ce Traité sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs essentiellement équivalente, en y distinguant l'étude statique et l'étude dynamique d'un sujet quelconque, envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt quant à l'activité. En attachant trop d'importance aux dénominations habituelles, on croirait d'abord émanée de la science mathématique une considération logique qui n'a pu y être convenablement étendue que par une sorte de réaction philosophique: il est clair que les expressions caractéristiques pouvaient être également empruntées à l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement, une heureuse comparaison, d'après un pareil contraste élémentaire de l'harmonie à la mélodie. Abstraction faite de toute formule, c'est assurément en mathématique que cette importante distinction est, au contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait aucunement y convenir à la géométrie proprement dite, où il ne s'agit jamais que de relations de coexistence, et qui cependant constitue, à tous égards, la principale partie du domaine mathématique: elle ne commence à s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les termes consacrés, mais dont l'essor scientifique a été beaucoup trop tardif pour avoir pu réellement inspirer une telle notion. Graduellement développée par les parties supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des corps vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut seule en manifester suffisamment les vrais caractères, d'après la distinction spontanée entre l'organisation et la vie. Toutefois son établissement ne peut être complété que dans la science sociologique, qui, manifestant au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement une haute destination pratique, en la faisant exactement correspondre au contraste élémentaire des idées d'ordre aux idées de progrès. Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les lois réelles nous ont offert une autre distinction générale, selon que leur source essentielle est expérimentale ou rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil dogmatique ait souvent tenté de flétrir la première voie par une injuste accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment davantage à la seconde, puisque le raisonnement peut devenir, en certains cas, tout aussi routinier que l'observation est supposée l'être, nous avons reconnu que cette diversité nécessaire n'influe aucunement ni sur la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la vraie dignité philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et d'ailleurs toujours établies d'après le mode le plus convenable à la nature du sujet. Chacune des six sciences fondamentales nous a présenté d'éminens exemples de ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires; malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a certes pas moins de vrai génie scientifique dans la découverte de Kepler que dans celle de Newton: il est d'ailleurs évident que les lois initiales de la mécanique rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent troublée par une vicieuse argumentation. On sait, du reste, que la perfection logique, qu'il faut constamment avoir en vue, sans qu'elle soit toujours réalisable, consiste surtout, sous cet aspect, à confirmer pleinement par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre: cependant chaque science renferme assurément plusieurs notions essentielles qui ne peuvent résulter que d'un seul des deux procédés, sans être, à ce titre, moins certaines, quand toutes les conditions ont été convenablement remplies. Les avantages respectifs de ces deux modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques: il faut, autant que possible, préférer habituellement la déduction pour les recherches spéciales, et réserver l'induction pour les seules lois fondamentales, afin de mieux constituer la systématisation positive. Si l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer la science en une confuse accumulation de lois incohérentes, il est pareillement incontestable que l'emploi exagéré de la première altère nécessairement l'utilité, la netteté, et même la réalité de nos spéculations quelconques. Quant aux ressources comparatives que possèdent, à ce double titre, les différentes sciences fondamentales, elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne l'indique vulgairement une fausse appréciation philosophique, maintenant inspirée surtout par d'orgueilleux préjugés mathématiques. D'une part, en effet, les sciences supérieures, d'après l'excessive complication de leurs phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction, semblent moins accessibles à la voie rationnelle que ne doivent l'être les sciences inférieures, où l'extrême simplicité du sujet permet aisément de prolonger davantage l'argumentation positive. Mais, en même temps, la dépendance nécessaire des études les plus complexes envers les plus générales, suivant notre théorie hiérarchique, doit naturellement procurer, dans les premières, quand elles sont convenablement cultivées par des intelligences vraiment dignes de cette haute mission, une importance bien plus capitale aux considérations à priori dérivées des sciences antérieures, et dont la judicieuse introduction conduit alors à rendre essentiellement déductives la plupart des notions fondamentales, qui ne peuvent être qu'inductives dans les sciences plus isolées. Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et que les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je l'ai tant expliqué, comporter une égale perfection, elles peuvent toutefois devenir ainsi essentiellement équivalentes, soit en positivité, soit même en rationnalité: une juste comparaison ne saurait, à cet égard, uniquement reposer sur l'appréciation effective de notre état présent, trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles, qui sont encore si imparfaitement instituées, tandis que les plus faciles ont acquis depuis longtemps un caractère beaucoup moins éloigné de leur vraie constitution finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer aussi, en sens inverse, que cette formation plus récente des sciences supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse, puisqu'elle y doit naturellement permettre un plus libre et plus complet ascendant du véritable esprit philosophique, en ne développant les habitudes mentales correspondantes que lorsque l'éducation générale de la raison humaine est réellement plus avancée; outre que la position encyclopédique d'un tel ordre de spéculations y doit susciter spontanément un sentiment plus étendu et plus réel de l'ensemble de la méthode positive. Tous les penseurs qui sauront assez s'affranchir de nos préjugés scientifiques pour établir, à ces divers titres, une judicieuse comparaison philosophique entre les deux termes extrêmes de la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront finalement, j'ose le dire, d'après un sage examen respectif, que la science sociologique, quoique créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité, avec la science mathématique elle-même, soit par une plus parfaite émancipation de toute influence métaphysique, soit surtout en vertu d'une solidarité plus satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et la difficulté n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté en déduisant d'une seule loi fondamentale l'explication générale de chacune des grandes phases successives propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on a convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera que les sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport, rien de vraiment comparable, sauf la parfaite systématisation accomplie par Lagrange dans la théorie de l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui doit manifester l'aptitude naturelle de la science finale à une coordination plus complète, malgré sa fondation récente, et nonobstant la complication transcendante de ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle encyclopédique. Cette appréciation fondamentale de la philosophie positive comme ayant toujours pour objet l'étude des lois invariables, soit d'harmonie, soit de succession, à la fois expérimentales et rationnelles, propres aux divers ordres de phénomènes, nous a partout conduits à faire spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs, l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque, distinguent le plus profondément une telle manière de philosopher. Le premier consiste surtout dans la prépondérance nécessaire et universelle, mais d'ailleurs directe ou indirecte, de l'observation sur l'imagination, contrairement au régime philosophique initial. Tant que l'état franchement théologique a suffisamment persisté, c'est-à-dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme, les enquêtes inaccessibles dont l'esprit humain était habituellement préoccupé se trouvaient nécessairement dirigées par des révélations plus ou moins explicites, où l'imagination avait seule essentiellement part, sans que l'observation y pût même exercer aucun contrôle capital et continu, puisque le sentiment général de l'existence des lois naturelles n'avait alors acquis aucune consistance rationnelle. En passant à l'état éminemment métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt après l'entier développement social du monothéisme, l'imagination pure n'est plus souveraine, mais la véritable observation ne l'est pas encore; c'est l'argumentation proprement dite qui domine l'ensemble du régime philosophique, où le raisonnement s'exerce, non sur des fictions, ni sur des réalités, mais sur de simples entités. Dans cette situation transitoire, la nature des principales recherches n'ayant pas changé, et la marche étant seulement transformée, d'équivalentes considérations à priori, indépendantes de toute observation, continuent à diriger les hautes spéculations, quoique sous une forme plus abstraite, pendant que s'accumulent les faits secondaires destinés à permettre ensuite une meilleure alimentation mentale. L'exorbitante prolongation de ce régime vague et équivoque constitue le plus grand danger propre au développement de la raison moderne, qui ne peut plus sérieusement redouter les fictions théologiques, tandis qu'elle peut être, au contraire, fort entravée, à tous égards, par ces entités métaphysiques, dont l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente une apparence de rationnalité susceptible de séduire les intelligences qu'un convenable exercice positif n'a pas suffisamment raffermies. Nous avons constaté, même en mathématique, surtout envers la théorie du mouvement, combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance des plus importantes vérités scientifiques, et altère encore gravement leur appréciation habituelle. L'ensemble de la méthode positive est si mal compris des savans actuels, par suite d'une culture trop dispersive, qu'il n'est, malheureusement, pas superflu de signaler directement aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation sur l'imagination comme le principal caractère logique de la saine philosophie moderne, en tant que dirigeant nos recherches, non vers les causes essentielles, mais vers les lois effectives, des divers phénomènes naturels: car, sans être désormais immédiatement contesté, ce principe fondamental reste souvent méconnu dans les travaux spéciaux. Quoique les différens ordres de spéculations réelles accordent, sans doute, à l'imagination une haute participation active, nous l'y avons cependant toujours vue nécessairement subordonnée à l'observation, c'est-à-dire constamment employée à créer ou à perfectionner les moyens de liaison entre les faits constatés; mais le point de départ ni la direction ne sauraient, en aucun cas, lui appartenir. Même quand nous procédons vraiment à priori, il est clair que les considérations générales qui nous guident ont été primitivement fondées, soit dans la science correspondante, soit dans une autre, sur la simple observation, seule source de leur réalité et aussi de leur fécondité. Voir pour prévoir, tel est le caractère permanent de la véritable science; tout prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer qu'une absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie. À cette appréciation logique correspond naturellement, sous l'aspect scientifique, la substitution nécessaire du relatif à l'absolu, comme constituant aujourd'hui l'attribut le plus décisif du vrai génie philosophique. Dans toutes les parties actuelles de la philosophie naturelle, nous avons toujours vu cette grande et heureuse transformation résulter spontanément d'un essor suffisant de la positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue irrévocablement au seul ordre essentiel de phénomènes qui ne l'eût pas encore manifestée. En résultat commun de cette double élaboration, il ne reste donc plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste général qui existe directement, à ce sujet, entre la philosophie pleinement positive et l'ancienne philosophie théologico-métaphysique. Celle-ci, en effet dans les diverses phases qu'elle a dû successivement offrir, et même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état positif, conserve sans cesse cette tendance invincible aux notions absolues qui doit naturellement convenir à toute recherche quelconque de la cause proprement dite et du mode essentiel de production des divers phénomènes. Rien ne pouvant mieux caractériser les natures vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter spontanément une vicieuse direction fondamentale, le plus grand des métaphysiciens modernes, l'illustre Kant, a noblement mérité une éternelle admiration en tentant, le premier, d'échapper directement à l'absolu philosophique par sa célèbre conception de la double réalité, à la fois objective et subjective, qui indique un si juste sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux aperçu, privé de toute active consistance scientifique, par suite du stérile isolement où la métaphysique se trouvait partout radicalement placée depuis la transaction cartésienne, suivant les explications directes du cinquante-sixième chapitre, ne pouvait aucunement suffire à instituer une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu, que ce puissant penseur avait, à certains égards, implicitement contenu, n'a pas tardé à reprendre naturellement, chez ses divers successeurs, son ancienne prépondérance, même plus dogmatiquement formulée, et que peut seul détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique graduellement émané de l'évolution scientifique proprement dite. Or, rien de vraiment décisif n'était possible à cet égard, tant que cette évolution n'était pas convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales, soit parce qu'elle restait encore trop incomplète, soit surtout parce qu'elle n'affectait pas les seules conceptions pleinement universelles. Mais cette condition finale étant désormais suffisamment réalisée par ce Traité, l'irrévocable décadence de toute philosophie absolue ne peut plus être aucunement empêchée, en un siècle dont l'esprit dominant est d'ailleurs si contraire à son antique ascendant, même chez les populations où la déplorable influence mentale du protestantisme a dû gravement entraver l'essor de la philosophie positive, en prolongeant et aggravant spécialement la transition métaphysique. D'abord, l'ensemble des études inorganiques nous a clairement démontré, à tous égards, que toutes les notions sur le monde extérieur, où l'homme n'intervient que comme spectateur de phénomènes indépendans de lui, sont essentiellement relatives, comme nous l'avons surtout remarqué envers celle qui semblait le plus justement devoir conserver un caractère absolu, c'est-à-dire la pesanteur. Ensuite, la saine philosophie biologique nous a fait sentir, en restant au point de vue élémentaire de l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont inévitablement subordonnées, comme tous les autres phénomènes humains, à cette relation fondamentale entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme constitue, à tous égards, la vie, suivant les explications directes du quarantième chapitre, spécialement complétées, sous ce rapport, au quarante-cinquième. Ainsi, toutes nos connaissances réelles sont nécessairement relatives, d'une part au milieu en tant que susceptible d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en tant que sensible à cette action: en sorte que l'inertie de l'un ou l'insensibilité de l'autre suppriment aussitôt ce commerce continu d'où dépend toute notion effective; ce qui est surtout sensible dans les cas où la communication s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou chez les individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques sont donc à la fois profondément affectées, aussi bien que tous les autres phénomènes de la vie, par la constitution extérieure qui règle le mode d'action, et par la constitution intérieure qui en détermine le résultat personnel, sans que nous puissions jamais établir, en chaque cas, une exacte appréciation partielle de l'influence uniquement propre à chacun de ces deux inséparables élémens de nos impressions et de nos pensées. C'est à l'équivalent très-imparfait de cette conception biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière, avec les divers inconvéniens graves, quant à la netteté et surtout à l'efficacité, qui restaient inhérens à sa marche métaphysique. Mais un tel pas, même mieux accompli, ne saurait évidemment suffire, puisqu'il ne concerne qu'une appréciation purement statique de l'intelligence individuelle; ce qui constitue un point de vue beaucoup trop éloigné de la réalité philosophique pour pouvoir déterminer, à cet égard, aucune révolution décisive. Il était donc indispensable de s'élever enfin directement jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence collective de l'humanité, convenablement envisagée dans l'ensemble de son développement continu; ce qui doit certainement caractériser à ce sujet le seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce Traité par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui l'entière élimination de l'absolu. C'est uniquement alors que l'indication biologique se trouve complétée et fécondée, en faisant sentir que, dans le grand dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu, le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des phases successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale de cette évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique montrait seulement que nos conceptions seraient modifiées si notre organisation changeait, autant que par l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement organique est purement fictif, l'absolu n'était qu'imparfaitement ôté, puisque l'immuable semblait rester. Notre théorie dynamique, au contraire, prend directement en considération prépondérante le développement graduel auquel est évidemment assujettie, sans aucune transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle de l'humanité, et dont l'influence continue n'avait pu être écartée que d'après une vicieuse abstraction métaphysique, constituant tout au plus un degré transitoire, mais entièrement incompatible avec l'état normal des conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc seul susceptible d'une pleine et active efficacité contre la philosophie absolue: s'il était possible que je me fusse mépris sur la véritable loi de la grande évolution humaine, il n'en pourrait résulter rationnellement que la nécessité d'établir une meilleure doctrine sociologique, et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la connaissance positive de l'esprit humain, désormais envisagé dans l'ensemble de ses conditions nécessaires, et non dans la situation vague et chimérique à laquelle s'est toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie relative se trouve directement constituée; car nous avons été conduits par là à concevoir habituellement, en tous genres, les théories successives comme des approximations croissantes d'une réalité qui ne saurait jamais être rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant toujours, à chaque époque, celle qui représente le mieux l'ensemble des observations correspondantes, suivant la tendance spontanée, aujourd'hui heureusement familière aux bons esprits scientifiques, à laquelle la philosophie sociologique se borne à ajouter une complète généralisation, et dès lors une consécration dogmatique. En même temps, cette appréciation finale doit spontanément dissiper les craintes sérieuses qu'avait dû souvent inspirer jusqu'ici une élimination prématurée et mal conçue de l'absolu philosophique, d'après d'insuffisans aperçus métaphysiques, qui, si leur influence pratique n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude naturelle de la raison commune, pouvaient conduire aux plus dangereuses aberrations, en ôtant toute consistance à nos opinions quelconques, ainsi livrées, en apparence, à des fluctuations arbitraires et indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous l'aspect statique, il est certain que plusieurs écoles ont vicieusement exagéré l'influence nécessaire des diversités organiques sur les conceptions mentales, en rapportant au mode les variations toujours bornées au degré. Si l'on considère l'ensemble des organismes possibles, soit effectifs, soit même fictifs, on reconnaît aisément que, quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous les animaux, les connaissances réelles propres aux diverses races ont cependant un fond essentiellement commun, qui est seulement plus ou moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits mais radicalement homogènes. Cette conformité nécessaire est incontestable pour la partie expérimentale de chaque notion, puisque nos impressions personnelles n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément encore plus évidente pour la partie purement rationnelle, puisque les diverses intelligences ne sauraient aucunement différer quant à la nature élémentaire des déductions ou des combinaisons, malgré leur aptitude très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne pourrait méconnaître cette universalité fondamentale des lois intellectuelles, sans être pareillement conduit à nier aussi celle de toutes les autres lois biologiques, aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le monde réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques égards secondaires, par les autres animaux, même les plus élevés, que par notre espèce, comme il pourrait l'être encore mieux par des êtres plus parfaits, que l'on imaginerait propres à faire des observations plus complètes ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux ou plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études et le fond des conceptions restent nécessairement identiques, quelle que puisse être la diversité des degrés, toujours analogue à celle que nous apercevons journellement chez les différens hommes, et seulement beaucoup plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes n'altèrent pas essentiellement cette identité nécessaire. En second lieu, sous l'aspect dynamique, il est clair que les variations continues des opinions humaines, selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent pas davantage une telle uniformité radicale, puisque nous connaissons maintenant la loi fondamentale d'évolution à laquelle est assujetti le cours, en apparence arbitraire, de ces diverses mutations. Le spectacle de ces grands changemens n'a pu faire croire à l'incertitude totale de nos connaissances quelconques que par suite même de la prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une philosophie essentiellement absolue, qui ne permettait pas de concevoir la vérité sans l'immuabilité. Une autre conséquence, plus fréquente et non moins funeste, de ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement dissipée par la philosophie positive, toujours sagement relative, sous l'ascendant universel de l'esprit sociologique: c'est la tendance, aujourd'hui si commune, surtout chez les hommes éclairés, à une absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne, en interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation mentale qui aurait persisté jusqu'à ces derniers siècles, sans que d'ailleurs on s'inquiète davantage de motiver sa cessation que son origine. Cette irrationnelle disposition, principal fondement logique des conceptions purement révolutionnaires, et qui empêche directement toute saine appréciation de l'ensemble de l'évolution humaine, a été spontanément rectifiée, dans ce Traité, d'après l'élaboration historique qui nous a constamment représenté, au contraire, non-seulement les théories successives de chaque science réelle, mais même les croyances monothéiques, polythéiques, ou fétichiques, les plus opposées à nos lumières actuelles, comme ayant toujours constitué, au temps de leur avénement, et ensuite pour une certaine durée, le meilleur système compatible avec l'âge correspondant du développement humain, c'est-à-dire la moins imparfaite approximation qui fût alors possible de cette vérité fondamentale dont nous sommes seulement plus rapprochés aujourd'hui, quoique notre nature, ni aucune autre quelconque, n'y puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine philosophie, restituant enfin à notre intelligence ce mouvement normal sans lequel, à aucun égard, on ne saurait concevoir la vie, explique donc le cours général des opinions humaines pendant les diverses phases successives qui devaient préparer notre virilité mentale, d'après le même principe nécessaire d'une harmonie croissante entre les conceptions et les observations, qui nous fait journellement sentir la réalité progressive de nos différentes notions positives, depuis que la recherche des lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est ainsi que l'esprit sociologique pouvait seul constituer une philosophie éminemment relative, en rendant toujours prépondérante la considération universelle d'une évolution fondamentale, assujettie à une marche déterminée, et dominant, à chaque époque, l'ensemble de nos pensées quelconques; de manière à permettre désormais de concilier suffisamment les plus antipathiques systèmes en rapportant chacun à la situation correspondante, sans jamais compromettre cependant l'indispensable énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences d'un vain éclectisme, qui aspire si étrangement à conduire aujourd'hui le mouvement intellectuel, tandis que lui-même, dépourvu de toute direction générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles abstractions. Le spectacle des grandes variations dogmatiques, encore si dangereux à contempler pour tant d'intelligences mal affermies, est dès lors irrévocablement converti, d'après une judicieuse appréciation historique, en source directe et continue de l'harmonie la plus durable et la plus étendue. Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers aspects essentiels, la vraie nature générale de la philosophie positive, il faut maintenant compléter cette détermination fondamentale par un examen plus immédiat de sa destination permanente, successivement considérée, soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce, d'abord quant à la vie spéculative, ensuite quant à la vie active. L'office théorique de la philosophie positive consiste principalement, en ce qui concerne l'individu, à satisfaire spontanément au double besoin élémentaire qu'éprouve toujours notre intelligence d'étendre et de lier, autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement remplies, et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques, tant qu'a prévalu la philosophie théologico-métaphysique, par une suite nécessaire de son caractère absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec l'immobilité. Quoique la liaison établie entre nos conceptions sous l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités fût assurément très-vague et fort peu stable, elle n'en tendait pas moins à empêcher directement leur extension, en posant d'avance l'uniforme explication apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté, en effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime mental avait jamais pu être rigoureusement universel: mais, tandis que cet esprit initial dominait dans toutes les hautes spéculations, les spéculations secondaires, relatives aux questions les plus usuelles, étaient nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers certains phénomènes de tous genres, cette première ébauche spontanée des lois effectives, sans laquelle l'homme, encore plus qu'aucun autre animal, ne pourrait nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce qui a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le développement continu des études réelles, d'après l'essor graduel de cette positivité vulgaire, d'abord accessoire, spéciale, et incohérente. Au contraire, la philosophie positive ne saurait être mieux caractérisée que par son aptitude naturelle à concilier directement et de plus en plus ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension, en tirant de la liaison même de nos connaissances réelles le plus puissant moyen de déterminer leur extension, et, réciproquement, en faisant servir chaque extension accomplie à perfectionner la liaison antérieure. Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux faits semble devoir profondément troubler la coordination établie, une longue expérience, maintenant assez complète pour être pleinement décisive, démontre déjà irrécusablement cette éminente propriété de la philosophie relative, toujours disposée à subordonner les conceptions aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie moderne, dès sa plus intime et plus abstraite appréciation logique, se montre directement destinée à satisfaire spontanément aux deux faces inséparables du grand problème humain, en garantissant à la fois l'ordre et le progrès, alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans les divers états de l'ancienne philosophie. D'après une telle identité nécessaire, la fonction fondamentale de la saine philosophie peut être utilement réduite, pour plus de simplicité, à constituer, autant que possible, l'harmonie générale de notre système intellectuel, afin de mieux formuler ainsi la prééminence normale que doivent toujours conserver, malgré cette heureuse convergence naturelle, les besoins relatifs à l'existence sur ceux propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que chez l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et l'autre cas, cette disposition habituelle semble temporairement intervertie. Le caractère éminemment relatif du véritable esprit philosophique doit conduire à regarder cette entière cohérence logique comme constituant, à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité de nos conceptions, puisque leur correspondance avec nos observations est dès lors directement garantie, et que par là nous sommes assurés d'être aussi près de la vérité que le comporte l'état correspondant de l'évolution humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant, au fond, à passer régulièrement d'une notion à une autre, en vertu de leur liaison mutuelle, on voit ainsi comment une telle prévision, devient nécessairement le critérium le plus certain d'une vraie positivité, en manifestant la destination essentielle de cette harmonie fondamentale, qui fait spontanément résulter l'extension de nos connaissances de leur saine coordination générale. Quoique ces besoins intellectuels doivent assurément être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire, vu la faible énergie des fonctions spéculatives dans l'ensemble de notre imparfait organisme, ils y sont cependant beaucoup plus vifs que ne le fait d'abord supposer la longue résignation de l'esprit humain à supporter, sans aucune répugnance apparente, le régime philosophique le moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons que, loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition est une suite inévitable de la marche originale de l'évolution mentale. À un degré quelconque de cette lente préparation spontanée, si une heureuse communication extérieure parvient à introduire avant le temps les conceptions positives, l'avide empressement avec lequel elles sont partout accueillies montre assez que l'attachement primitif de notre intelligence aux explications théologiques ou métaphysiques était seulement dû à l'impossibilité évidente d'une meilleure alimentation, et n'avait aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière, soit individuelle, soit même collective. Il faut d'ailleurs reconnaître que la faiblesse de notre entendement constitue un nouveau motif de la prédilection involontaire pour les connaissances réelles, du moins aussitôt que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer un précieux soulagement, en lui faisant retrouver, dans les relations générales, cette constance et cette continuité que ne sauraient lui offrir les phénomènes particuliers, et qui posent un terme, toujours ardemment désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit, quant à l'individu, la haute importance d'un tel office spéculatif, c'est surtout envers l'espèce que sa destination doit devenir vraiment fondamentale, en constituant la base logique de l'association humaine. L'aptitude spontanée de la philosophie positive à établir une exacte harmonie dans le système total de chaque entendement isolé se développe alors par une application plus vaste et plus décisive, afin de déterminer une indispensable convergence chez les diverses intelligences: c'est toujours, au fond, en l'un et l'autre cas, la même propriété élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe essentiellement que sur la rapidité du succès. D'après la similitude nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme collectif, on peut assurer, en principe, que, à chaque degré quelconque de la commune évolution, toute philosophie qui aura pu constituer une véritable cohérence logique chez un esprit unique, se montre, par cela seul, susceptible de rallier ultérieurement la masse entière des penseurs. C'est surtout ainsi que les grands génies philosophiques deviennent spontanément les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant les premiers chaque révolution mentale, dont une telle manifestation devance et facilite plus ou moins l'avénement naturel. Sensible jusque dans l'état théologico-métaphysique, malgré les immenses divagations qu'il comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état positif, où, comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les intelligences spéculent sur un fond commun, soumis à leur appréciation, mais soustrait à leur ascendant, et procèdent, suivant une marche toujours homogène, d'après un même point de départ, à des recherches finalement identiques: leur inégalité effective, d'ailleurs si irrationnellement exagérée par l'orgueil scientifique, ne peut réellement affecter que l'époque du succès, qui, une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait plus être convenablement observé chez tous les autres. Inversement appliqué, cet important principe doit faire pareillement sentir qu'une telle adhésion spontanée, graduellement unanime, confirme autant la réalité des nouvelles conceptions que leur opportunité, d'après la coïncidence nécessaire que la philosophie relative démontre entre ces deux conditions fondamentales; car deux appareils aussi compliqués que le sont, à tant d'égards, deux cerveaux humains, ne sauraient évidemment manifester longtemps, dans leur allure originale, une marche suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence ne doive constituer aussitôt une indication presque certaine de la commune correspondance de leurs conceptions simultanées au sujet extérieur de cette double contemplation; comme nous le supposons habituellement, et avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples. D'une autre part, nulle intelligence partielle ne saurait s'isoler assez de la masse pensante pour n'être pas essentiellement entraînée par la convergence publique. On le confirmerait au besoin d'après l'exemple exceptionnel des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance caractéristique, exercent toujours une déplorable influence sur l'état mental des plus éminens médecins exposés à leur action journalière, en vertu de la seule aptitude de toute énergique conviction, même erronée, à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque bien fondée qu'elle puisse être. Aucun profond penseur n'oubliera donc jamais que tous les hommes doivent être regardés comme naturellement collaborateurs pour découvrir la vérité autant que pour l'utiliser. Quelle que soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer la commune sagesse, son isolement absolu serait nécessairement aussi irrationnel qu'immoral. L'état d'abstraction indispensable aux grands efforts intellectuels expose à tant de graves aberrations, soit par négligence, soit même par illusion, qu'aucun bon esprit ne doit dédaigner ce précieux contrôle permanent de la raison publique, si propre à consolider et à rectifier sa marche particulière, toujours plus ou moins aventureuse, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité cet assentiment universel, objet final de ses travaux. Une fois accomplie, cette convergence spéculative constitue, à son tour, la première condition élémentaire de toute véritable association, qui exige, par sa nature, l'indispensable réunion permanente d'un suffisant concours d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité de sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une communauté essentielle d'opinions: sans ce triple fondement indivisible, aucune société quelconque, depuis la famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni active, ni durable. Les haines profondes toujours suscitées par de graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres formes, ne seraient pas moins prononcées dans l'état positif, si ces divergences y pouvaient être aussi complètes, indiquent assez que, malgré le peu d'énergie intrinsèque que notre nature accorde directement aux impulsions purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble de notre conduite, soit individuelle, soit surtout collective, exige évidemment que la sociabilité humaine repose d'abord sur leur universelle coïncidence. Il serait sans doute superflu de faire ici spécialement ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la philosophie positive, en un temps où de vaines prétentions surannées ne sauraient empêcher la raison publique de sentir profondément que, depuis plusieurs siècles, l'ancienne philosophie, soit théologique, soit métaphysique, loin de constituer encore la seule source d'harmonie générale qui dût être primitivement possible quoique extrêmement imparfaite, est réellement devenue, chez l'élite de l'humanité, un principe très-actif d'intime perturbation, à la fois personnelle, domestique et sociale. Le cours graduel de l'évolution moderne a désormais irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible d'une consistance et d'une extension dont le passé ne saurait fournir aucune juste mesure. Telle est donc, tant pour l'espèce que pour l'individu, la destination fondamentale de la méthode positive, envisagée seulement quant à notre vie spéculative, comme principe spontané de cohérence logique et d'harmonie unanime. Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable à ce Traité, nous avons fréquemment reconnu, dans ses diverses parties successives, combien cette importante appréciation est puissamment fortifiée par une suffisante considération générale des besoins intellectuels directement relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus indiquée, quoiqu'il n'en puisse résulter aucun motif essentiellement nouveau. C'est surtout comme base nécessaire de toute action rationnelle que la science réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et cette attribution permanente conservera toujours une valeur vraiment fondamentale, d'après l'indispensable stimulation qui en résulte spontanément, soit pour neutraliser à chaque instant l'inertie native de notre intelligence, soit pour imprimer à ses efforts une direction mieux déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle nous ont montré, avec une pleine évidence, que le premier essor de la positivité rationnelle a été partout provoqué par les exigences de l'application, beaucoup plus impérieuses et plus précises que celles de la pure spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que, si cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané, d'après les seules tendances mentales, il n'aurait jamais pu s'accomplir, puisque l'heureuse aptitude pratique des théories positives ne saurait devenir sensible qu'en résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les chimères théologico-métaphysiques ont dû longtemps sembler bien plus propres à la satisfaction des plus ardens désirs correspondans à l'enfance de l'humanité. Mais, malgré cette indispensable appréciation, sans laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui trop disposé, il est certain qu'aussitôt qu'une telle relation a pu s'établir en quelques cas importants, elle a exercé une influence capitale et toujours croissante sur le développement du véritable esprit philosophique, en faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune autre comparaison, l'inanité radicale du régime des volontés ou des entités, finalement reconnu impuissant à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature. Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination tende quelquefois à trop restreindre les hautes spéculations scientifiques, sa juste notion devient cependant aussi favorable à la pleine rationnalité de nos conceptions qu'à leur entière positivité, quand on a suffisamment compris l'intime connexité qui lie les moindres problèmes pratiques aux plus éminentes recherches théoriques; comme le témoignent, par exemple, depuis si longtemps, tous les arts relatifs à l'astronomie. La prévision systématique, qui constitue, à tous égards, le principal caractère de la science réelle, acquiert surtout ainsi une valeur fondamentale, en tant que base nécessaire de toute action rationnelle: rien ne saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs restent essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu être atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence humaine éprouve sans doute, indépendamment de toute application active, et par une pure impulsion mentale, le besoin direct de connaître les phénomènes et de les lier: mais cette double tendance est assurément trop peu prononcée, sauf chez quelques organismes exceptionnels, pour faire universellement prévaloir un sévère régime philosophique, qui choque, à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité; ou, du moins, son avénement spontané eût été extrêmement retardé, si les exigences pratiques ne l'avaient nécessairement très-accéléré. Une insuffisante analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins spéculatifs; car rien n'égale peut-être, chez l'homme normal, la profonde perturbation subitement déterminée quelquefois, dans l'appareil cérébral, et ensuite dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé des divers phénomènes naturels: mais une plus complète appréciation montre alors que le principal trouble est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou indirectes, que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant les règles constantes qui servaient de base à notre conduite effective; on a souvent occasion de reconnaître que le renversement des lois extérieures exciterait à peine, au contraire, une légère attention, s'il n'affectait que des événements étrangers à notre existence, quoiqu'il pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé. Sans insister davantage sur une explication aussi peu contestable, il faut surtout remarquer ici, à ce sujet, l'extension capitale que la création de la sociologie, complétant enfin le système de la philosophie naturelle, vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais embrassera directement tous les cas possibles. Quoique très-imparfaitement constituée jusqu'ici, par suite même du défaut d'ensemble propre à l'évolution moderne, la subordination rationnelle de l'art à la science a cependant reçu un commencement d'organisation, suivant l'ordre naturel de cette progression commune, d'abord quant aux arts mathématiques, soit géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les arts physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement aux arts biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques. Mais il restait à l'étendre aussi à l'art le plus difficile et le plus important, l'art politique proprement dit, dont le dédaigneux isolement de toute théorie quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans les autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des seules théories qui y aient encore été appliquées, et cessera nécessairement, au moins autant qu'ailleurs, quand la raison publique aura suffisamment senti que les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi à de véritables lois naturelles, susceptibles de fournir habituellement d'heureuses indications pratiques. Dès lors complétée enfin, et, par suite, convenablement systématisée, la relation générale de la science à l'art deviendra de plus en plus une source directe et féconde de précieuse stimulation philosophique, également propre à accroître nos connaissances réelles et à perfectionner leur caractère, soit quant à la positivité ou à la rationnalité. Cette destination fondamentale, à la fois spéculative et active, de la philosophie positive achève de faire apprécier sa véritable nature, en déterminant mieux la direction de ses efforts, et même le genre ou le degré de précision convenable à ses diverses recherches, suivant les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait fournir de telles indications générales, l'esprit positif n'aurait pu acquérir un essor suffisant s'il ne s'était indistinctement appliqué à tout ce qui lui devenait accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera bientôt par une sage discipline philosophique, fondée sur une juste notion de l'ensemble de notre condition, et facilement acceptée du véritable génie scientifique, sous l'utile impulsion continue de la sagesse vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition de nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse organisation des travaux théoriques, les hautes capacités, dès lors indifféremment qualifiées de scientifiques ou de philosophiques, seront constamment disponibles, d'après une éducation vraiment rationnelle, pour transporter aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront, à chaque époque, la principale attention, au lieu de se consumer en recherches profondément puériles, par suite d'une spécialisation empirique, comme on le voit si souvent aujourd'hui, surtout chez les géomètres, encore moins aptes que tous nos autres savans à un heureux déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours ouvert, dans l'ensemble de la philosophie, à des recherches nécessairement importantes, les tentatives incohérentes ou stériles pourront être sévèrement condamnées, sans qu'aucune intelligence soit exposée à manquer d'une suffisante alimentation. Cette appréciation philosophique doit, en outre, limiter essentiellement, en chaque genre, soit pour les observations, ou pour les déductions, le degré convenable de précision habituelle, au delà duquel l'exploration scientifique dégénère inévitablement, par une trop minutieuse analyse, en une curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement perturbatrice. Il faut reconnaître, en effet, suivant l'esprit relatif de la saine philosophie, que les lois naturelles, véritable objet de nos recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas, avec une investigation trop détaillée; il serait, par exemple, impossible de maintenir, en thermologie, aucune règle fixe, si on y explorait communément les phénomènes avec ces thermomètres métalliques auxquels les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement, et dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses et perpétuelles oscillations dans des mouvemens de température que nous supposons, et avec raison, continus. Quand même la prétendue psychologie moderne ne devrait pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je l'ai pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution du sujet, soit par l'évidente absurdité de son mode principal d'exploration, on voit ainsi combien elle serait nécessairement vaine, en tant que directement destinée à poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués, un genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été sagement écarté des études les plus simples, comme chimérique et perturbateur. La relation fondamentale de la spéculation à l'action est surtout très-propre à déterminer convenablement cette limite essentielle de précision dans chaque genre de recherches; car les cas les plus décisifs indiquent clairement, à cet égard, surtout en astronomie, que nos saines théories ne sauraient vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux ne puissent plus être directement contestés aujourd'hui, l'anarchie scientifique actuelle témoigne journellement combien une sage discipline philosophique devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de prévenir l'active désorganisation dont le système des connaissances positives est maintenant menacé, sous l'irrationnel essor d'une puérile curiosité, stimulée par une avide ambition. D'éclatans exemples ont déjà montré qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie naturelle, d'éphémères triomphes, aussi faciles que désastreux, en se bornant à détruire, d'après une investigation trop minutieuse, les lois précédemment établies, sans aucune substitution quelconque de nouvelles règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique entraîne à récompenser expressément une conduite que tout véritable régime spéculatif frapperait nécessairement d'une sévère réprobation. Cette déplorable tendance, désormais évidemment croissante, doit faire sentir combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent des vrais progrès théoriques, soit généraux, soit même spéciaux, de faire convenablement cesser l'absolu philosophique et la dispersion scientifique, double condition naturelle de cette activité dissolvante. Quand les spéculations positives seront judicieusement rapportées à l'ensemble de leur destination, une sage pondération journalière contiendra l'essor déréglé des travaux particuliers, de manière à concilier, autant que possible, par répression ou par concession, suivant les exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois opposés, mais toujours également légitimes, de la coordination totale et de l'amélioration partielle. En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale d'une telle destination, suivant l'esprit de la philosophie relative, nous avons partout reconnu qu'elle détermine spontanément le genre de liberté resté facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire, entre les limites convenables, nos justes inclinations mentales, toujours dirigées, avec une prédilection instinctive, vers la simplicité, la continuité et la généralité des conceptions, tout en respectant constamment la réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous est accessible. Cette importante appréciation, encore trop méconnue, même chez les meilleurs esprits, n'a donc plus besoin que d'être ici directement systématisée. Quoique, de toutes les créations de l'homme, les œuvres scientifiques soient nécessairement celles où ses propres convenances peuvent être le moins consultées, parce que nos travaux s'y rapportent directement à une réalité extérieure, essentiellement indépendante de nous, il faut pourtant reconnaître que nos inclinations peuvent les modifier légitimement, à un moindre degré, mais au même titre, que dans les œuvres d'art, soit technique, soit esthétique, afin de les mieux adapter à leur destination fondamentale, toujours finalement relative à l'humanité. À cet effet, il faut distinguer, en chaque genre d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de recherches ou indéfiniment inaccessibles, quoique de nature positive, ou seulement prématurées, et sur lesquelles cependant, pour mieux fixer nos spéculations, notre intelligence, répugnant à une trop grande indétermination, a besoin de formuler une opinion actuelle. Il est clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est pleinement légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu, de former les suppositions les plus propres à faciliter notre marche mentale, sous la double condition permanente de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le premier cas, il faut reconnaître qu'après avoir sévèrement écarté tous les vains problèmes théologico-métaphysiques relatifs à la chimérique détermination des causes proprement dites, soit premières, soit finales, chacune de nos sciences réelles, judicieusement réduite à la seule recherche des lois effectives, renferme encore d'importantes questions naturelles, que l'esprit humain ne saurait certainement résoudre jamais, et qui méritent cependant d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut concevoir qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence mieux organisée, apte à une exploration plus complète ou à de plus puissantes déductions. Une juste appréciation, souvent très-délicate, du vrai génie de chaque science doit seule alors présider au choix des artifices correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté spéculative seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu de l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme modèle, l'hypothèse, spontanément adoptée en physique, sur la constitution moléculaire des corps, pourvu toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse réalité, et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la repoussent, par exemple aux études biologiques, double condition trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois citer encore, à ce sujet, à titre de premier résultat d'une application systématique d'un tel principe philosophique, l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai proposé, en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes les hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à-dire envers les recherches qui ne sont que prématurées, il rentre évidemment dans la théorie générale des hypothèses proprement dites, que j'ai déduite, au vingt-huitième chapitre, de la même philosophie relative, par une opération, à la fois historique et dogmatique, souvent confirmée depuis. En conservant toujours le degré de précision compatible avec la nature des recherches correspondantes, on ne saurait douter que l'institution de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à l'ensemble des observations actuelles ne soit, pour notre intelligence, non-seulement un droit très-légitime, mais même un véritable devoir, impérieusement prescrit par la destination fondamentale de nos efforts spéculatifs. L'évolution scientifique est, à la vérité, plus rapprochée d'une situation vraiment normale sous ce rapport que sous le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à l'autre titre, la vaine prépondérance de l'absolu métaphysique, et le sentiment trop imparfait de la méthode positive par suite du régime dispersif, ont empêché jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en tous genres, la culture permanente des vraies connaissances humaines. Ainsi, le point de vue le plus philosophique conduit finalement, à ce sujet, à concevoir l'étude des lois naturelles comme destinée à nous représenter le monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles de notre intelligence, autant que le comporte le degré d'exactitude commandé, à cet égard, par l'ensemble de nos besoins pratiques. Nos lois statiques correspondent à cette prédilection instinctive pour l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement animé que, si elle n'était pas sagement contenue, elle entraînerait souvent aux plus vicieux rapprochemens; nos lois dynamiques s'accordent avec notre tendance irrésistible à croire constamment, même d'après trois observations seulement, à la perpétuité des retours déjà constatés, suivant une impulsion spontanée que nous devons aussi réprimer fréquemment pour maintenir l'indispensable réalité de nos conceptions. Ayant désormais suffisamment examiné la nature et la destination de la méthode positive, il ne nous reste plus, afin d'en compléter l'appréciation systématique, qu'à considérer maintenant son institution fondamentale et son développement graduel. D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et l'identité continue de sa marche générale dans tous les sujets quelconques qui lui sont réellement accessibles, on ne saurait douter que la philosophie positive ne doive finalement embrasser, beaucoup plus complétement qu'il n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité mentale, en comprenant un jour, non-seulement toute la science humaine, mais aussi tout l'art humain, soit esthétique, soit technique, comme je l'indiquerai plus explicitement au soixantième chapitre. Néanmoins, quoique, suivant la juste recommandation de Bacon, cette entière coordination finale ne doive être jamais oubliée, il faut, avant tout, reconnaître que l'institution systématique de la méthode fondamentale exige aujourd'hui la consécration dogmatique de la double division préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement spontané, d'abord entre la spéculation et l'action, ensuite entre la contemplation scientifique et la contemplation esthétique: nous avons vu ces deux séparations successives remonter historiquement jusqu'à l'époque polythéique, qui a ébauché la première pendant la phase théocratique, et la seconde sous le régime grec, l'une et l'autre ayant été depuis continuellement développée, malgré l'importance croissante des relations mutuelles. Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles de ce Traité nous a pleinement représenté l'indépendance de la théorie envers la pratique comme la condition primordiale de l'évolution mentale relativement à tous les ordres de conceptions élémentaires, qui n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique était resté adhérent au point de vue pratique. Mais, en outre, nous avons également constaté que, quelle que doive être un jour l'heureuse organisation de leurs vraies relations, elle ne doit jamais altérer leur spontanéité respective, de plus en plus indispensable à leur commun développement, nécessairement incompatible avec toute oppressive subordination de l'un à l'autre. L'esprit théorique ne peut s'élever habituellement à la généralité de vues qui constitue sa principale valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se plaçant dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant leurs diversités caractéristiques, et qui, par cela même, est toujours plus ou moins opposé à la réalité proprement dite. Au contraire, l'esprit pratique, en vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas, le seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension des rapports. Si l'on a justement remarqué que l'entière domination du second tendrait à étouffer directement une progression intellectuelle déjà trop peu énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait également sentir que l'ascendant universel du premier ne serait pas, au fond, moins funeste à leur destination commune, en empêchant de conduire aucune opération active jusqu'à une suffisante consommation. Quoique l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant de toute culture directe et spontanée, il est évident qu'un tel projet repose sur la plus absurde exagération de la vraie portée de nos moyens théoriques, dont la puissance apparente suppose toujours qu'on a préalablement réduit les questions à un état abstrait trop éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes exigences de la pratique; comme le témoigne surtout, dans les cas même les plus favorables, l'impuissance journalière des théories mathématiques envers les moindres travaux techniques. Les habitudes mentales contractées sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique inspirent encore certainement, à la plupart des penseurs actuels, une opinion très-vicieuse de la puissance et de la destination des considérations à priori, qui, sagement instituées et judicieusement employées, comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale, d'après les indications indispensables par lesquelles l'étude de la nature doit éclairer notre action rationnelle, mais sous la condition nécessaire que l'esprit pratique ne cessera jamais de présider à l'ensemble, souvent très-complexe, de chaque opération concrète, en comprenant seulement les données scientifiques parmi les élémens préalables de ses combinaisons spéciales. Toute subordination de la pratique envers la théorie qui dépasserait habituellement une telle mesure exposerait bientôt à de graves et universelles perturbations. Au reste, nous avons heureusement reconnu que la nature de la civilisation moderne tend spontanément à contenir, à cet égard, les grands conflits mutuels, en développant de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique, et en montre seulement l'avénement naturel. La fondation de la sociologie vient aujourd'hui compléter, à ce sujet, l'ensemble des garanties antérieures, en constituant enfin convenablement une semblable décomposition dans le cas le plus fondamental, où elle n'avait pu jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante et précaire, sous l'impulsion imparfaite et prématurée du catholicisme. On doit donc regarder la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique comme l'influence la plus propre à consolider rationnellement cette condition primordiale, toujours indispensable à l'institution systématique de la méthode positive, et que l'organisme positif mettra sans cesse en pleine évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier chapitre, la première base de son principal caractère politique. Quoique la division entre les deux sortes de contemplations, scientifique et esthétique, soit, au fond, moins prononcée que celle entre la spéculation et l'action, elle est cependant beaucoup moins contestée, à raison de sa nature bien plus purement intellectuelle et presque entièrement affranchie des inspirations passionnées dont l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités précédentes. Aux temps même où l'imagination dominait en philosophie, l'esprit poétique, sans altérer aucunement son heureuse et indispensable spontanéité, a constamment reconnu sa subordination nécessaire envers l'esprit philosophique proprement dit, d'après la relation fondamentale qui rattache, même instinctivement, en tous genres, le sentiment du beau à la connaissance du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles généralement admises, à chaque époque, pour la réalité scientifique. Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle, à beaucoup d'égards commune, aura rendu les deux sortes de capacités également dignes de participer, suivant une juste harmonie, au gouvernement spirituel de l'humanité, conformément aux indications du chapitre précédent, leur combinaison deviendra sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici depuis leur séparation primitive du tronc théocratique. En retour de l'indispensable fondement universel que le génie scientifique doit fournir au génie esthétique, celui-ci, outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la fois la plus précieuse diversion mentale et la plus douce stimulation morale, devra même réagir sur l'autre, par une influence plus directe et plus intime, à peine soupçonnée aujourd'hui, afin de perfectionner, à divers égards, secondaires mais intéressans, son propre caractère philosophique. Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie moderne aura convenablement prévalu, tous les penseurs comprendront, ce que le règne de l'absolu empêche maintenant de sentir, que les convenances purement esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour notre intelligence par la nature essentielle des véritables recherches scientifiques. Avant tout, sans doute, comme je l'ai ci-dessus expliqué, une telle liberté doit être employée de manière à faciliter le plus possible la marche ultérieure de nos conceptions réelles, en satisfaisant convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales. Mais cette condition primordiale laissera partout subsister encore une notable indétermination, dont il conviendra de gratifier directement nos besoins d'idéalité, en embellissant nos pensées scientifiques, sans nuire aucunement à leur réalité essentielle. Cette intime réaction modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique pourra même, outre une heureuse satisfaction immédiate, ou, si l'on veut, en vertu d'une telle satisfaction, faciliter beaucoup l'évolution générale de la positivité rationnelle. Toutefois cette connexité élémentaire, quelle qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne fera certainement jamais disparaître la différence fondamentale qui existe nécessairement entre des tendances aussi diverses, dont la plus abstraite et la plus générale devra toujours mentalement prévaloir, dans l'intérêt commun de leur destination finale, comme l'ensemble de notre élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout en appréciant directement, au chapitre précédent, la vraie nature générale de la hiérarchie positive. À ces deux séparations successives, de la spéculation d'avec l'action, et de la réalité d'avec l'idéalité, que leur spontanéité nécessaire a dû faire en tout temps plus ou moins sentir, il faut enfin ajouter une troisième décomposition préalable, d'institution essentiellement moderne, et qui, beaucoup moins évidente, est cependant tout aussi indispensable à la véritable constitution systématique de la méthode positive. Il s'agit de la division vraiment capitale que j'ai établie, dès le début de ce Traité, entre la science abstraite et la science concrète, et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde de lumineuses indications philosophiques, surtout en ce qui concerne la saine physique sociale. Le grand Bacon a, le premier, senti, quoique très-confusément, mais avec toute la généralité convenable, que ce qu'il a justement nommé la _philosophie première_, en tant que destinée à former la base primordiale de tout le système intellectuel, ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement abstraite et analytique, des divers phénomènes élémentaires dont la combinaison variée constitue l'existence effective des différens êtres naturels, afin de saisir les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel d'événemens, directement considéré en lui-même, sous un aspect général, isolément des êtres qui en fournissent la manifestation indispensable. Sans qu'une telle division ait jamais été jusqu'ici suffisamment appréciée, ni même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé, au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique des deux derniers siècles, suivant le privilége naturel de toute institution réelle, c'est-à-dire d'après l'impossibilité de procéder autrement. Car nous avons partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait, que la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement dite, ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement abordée, tant que la science abstraite n'avait pas été suffisamment ébauchée envers tous les ordres successifs de phénomènes élémentaires, dont chaque élaboration concrète exige, par sa nature, l'entière combinaison permanente. Or, cette condition n'a été réellement accomplie que de nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans ce Traité, où se trouve constituée pour la première fois la dernière et la plus importante de ces sciences fondamentales: en sorte qu'il faut peu s'étonner si les grandes spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire des spéculations concrètes quelquefois entreprises dans cet intervalle. Ainsi, cette observance forcée et empirique du précepte baconien ne rendait nullement superflue la démonstration rationnelle que j'ai dû en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu dû à cet éminent philosophe. Quoique la création de la sociologie, complétant et systématisant la philosophie première, doive bientôt permettre de traiter convenablement les questions concrètes, comme je l'indiquerai directement au soixantième chapitre, il importe beaucoup de sentir que l'institution fondamentale de la méthode positive ne doit jamais cesser de reposer sur une telle séparation, sans laquelle les deux autres ci-dessus appréciées resteraient nécessairement insuffisantes. Cette indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant et le plus délicat de tous les artifices généraux qu'exige, par sa nature, l'élaboration spéculative du système positif. Une judicieuse abstraction graduelle a seule permis et peut seule maintenir l'essor continu du véritable esprit philosophique, en écartant d'abord les exigences pratiques, ensuite les impressions esthétiques, et enfin les conditions concrètes, pour organiser peu à peu le point de vue le plus simple, le plus général et le plus élevé, au delà duquel on ne saurait réduire davantage l'appréciation rationnelle sans tomber aussitôt dans une vaine ontologie. Si le troisième degré d'abstraction, essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en temps opportun, l'heureuse efficacité, on peut assurer que la philosophie positive serait encore demeurée impossible. Envers les plus simples phénomènes, et même en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune loi vraiment générale ne pouvait être établie, tant que les corps restaient considérés dans l'ensemble de leur existence concrète, dont il fallait, avant tout, détacher, par une judicieuse analyse, le principal phénomène, pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès sur l'étude même des réalités les plus complexes, comme l'esprit mathématique en avait spontanément fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque, à l'égard des spéculations purement géométriques. Mais c'est surtout aux saines théories sociologiques, en vertu de leur complication transcendante, que ce grand précepte logique devait être éminemment applicable: il y constituait aujourd'hui la principale condition de l'établissement d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment empêché une dangereuse érudition, si je n'avais osé, suivant une marche déjà pleinement éprouvée, écarter toute perturbation concrète, afin de saisir, dans sa plus grande simplicité réelle, la règle naturelle du mouvement fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs le soin d'y ramener convenablement les anomalies apparentes, qui, si l'opération normale n'a pas avorté, ne sauraient manquer d'y rentrer suffisamment, ainsi qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels qui ont déterminé d'abord une telle institution logique doivent en prescrire ensuite le maintien continu, comme envers les deux divisions antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai dire, que l'indispensable complément: car, sans cet artifice permanent, la confusion des vues et l'incohérence des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant de peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout imminentes, sous l'aveugle ascendant de l'esprit de détail. Si le point de vue théorique se trouve par là plus éloigné, en effet, du point de vue pratique, cette inévitable compensation d'une généralité supérieure constitue seulement une puissante considération nouvelle qui doit faire mieux ressortir la haute nécessité de la décomposition fondamentale, à la fois politique et philosophique, tant recommandée, au chapitre précédent, comme la base universelle de la véritable réorganisation moderne. Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive dont l'intime combinaison finale détermine l'institution graduelle, d'abord spontanée, puis systématique, de la méthode positive, conformément à l'ensemble de sa nature et de sa destination. Quant au développement effectif des principaux procédés qui lui sont propres, il n'est aucunement susceptible d'être étudié avec fruit séparément des études essentielles où ils ont pris naissance, et qui peuvent seules en manifester suffisamment le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode fondamentale ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications antérieures, que d'une heureuse extension philosophique de la sagesse vulgaire aux diverses spéculations abstraites, il est clair que ses premiers fondemens, coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple bon sens, ne sauraient comporter réellement aucune utile explication dogmatique. Il n'y a vraiment lieu d'expliquer, à cet égard, que la manière de surmonter les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des recherches qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi loin: or cette appréciation successive serait assurément insignifiante et même inintelligible, si on l'isolait entièrement des cas scientifiques correspondans. Cette vicieuse abstraction logique ne saurait conduire, même dans l'hypothèse la plus favorable, comme une expérience trop prolongée l'a pleinement confirmé, qu'à la vaine reproduction d'adages incontestables, mais stériles ou puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment de toute culture systématique. En appréciant d'une manière approfondie les grandes règles logiques de Descartes, ou les préceptes, équivalens quoique moins précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est aisé d'y reconnaître la simple consécration dogmatique des maximes émanées de la sagesse vulgaire, et déjà naturellement étendues aux spéculations abstraites dans les études géométriques. Leur efficacité historique, pleinement conforme à la principale intention de ces éminens penseurs, a surtout consisté, soit à mieux caractériser la profonde inanité des anciennes formalités logiques, toujours relatives à une tout autre manière de philosopher, soit à représenter directement la nouvelle méthode philosophique comme une heureuse extension de la raison commune, ainsi érigée en arbitre final de tous les cas douteux. À titre de règles de conduite, elles sont nécessairement impuissantes à diriger, en général, nos efforts intellectuels, abstraction faite des études positives qui spécifient leur application réelle, et qui seules même peuvent manifester suffisamment leur véritable esprit; isolées de cette indispensable explication, elles ne pourraient, en elles-mêmes, préserver aucunement des plus graves aberrations. Si l'on a justement remarqué quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes poétiques dans les plus vicieuses compositions, on pourrait sans doute étendre encore davantage une semblable observation aux opérations logiques. Il est évident, en principe, qu'aucun art proprement dit, pas plus l'art de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher, de lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment dogmatique; il ne peut jamais être appris qu'en résultat spontané d'un judicieux exercice suffisamment prolongé. L'art de raisonner est certainement moins que tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation directe ne pourrait reposer sur aucune base antérieure: en sorte que, par exemple, rien ne saurait être plus irrationnel que la moderne institution française, si étrangement qualifiée de _normale_ par un naïf orgueil métaphysique, où l'on se propose directement d'enseigner dogmatiquement l'art même de l'enseignement, sans être nullement choqué du cercle profondément vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille prétention. Toutes les aberrations de ce genre constituent, en réalité, autant de vestiges inaperçus de l'antique régime philosophique, fondé sur la recherche absolue des premiers principes, et dont le ténébreux ascendant s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une vraie réorganisation mentale, sur les esprits même qui s'en croient aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus remarqué, l'élaboration dogmatique des notions les plus élémentaires est partout déplacée, puisque leur essor doit nécessairement émaner toujours d'une évolution spontanée, essentiellement commune à tous les hommes sensés, cette maxime fondamentale, déjà unanimement admise, sous une forme plus ou moins explicite, envers les moindres sujets de nos spéculations réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre aussi aux études logiques proprement dites, à l'égard desquelles cette vicieuse systématisation doit être nécessairement encore plus vaine et plus stérile. D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et le point de vue scientifique doivent donc être finalement considérés comme deux aspects corrélatifs et indivisibles sous lesquels il faut constamment envisager chacune de nos théories positives, sans que l'un soit, en réalité, plus susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite et générale, indépendante de toute manifestation déterminée. Cette condition nécessaire du véritable esprit philosophique a été spontanément observée dans les diverses parties de ce Traité, où l'éducation logique a toujours coexisté avec l'éducation scientifique, leur enchaînement continu étant tel d'ailleurs que les résultats scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui rend manifeste l'impossibilité réelle de toute semblable séparation. Après avoir ainsi apprécié la composition générale de la méthode positive par la seule voie qui pût en procurer une connaissance réelle, il ne nous reste plus ici, envers un tel développement, qu'à caractériser directement la coordination systématique des principales phases successives qu'il nous a naturellement présentées. Il faut, comme on sait, distinguer, à cet effet, entre le degré initial ou mathématique et le degré final ou sociologique, trois phases intermédiaires: d'une part le degré astronomique complétant le premier, d'une autre part le degré biologique préparant le dernier, et enfin, au milieu précis de la grande évolution logique, le degré physico-chimique, constituant l'indispensable transition du régime mental le plus convenable aux études inorganiques à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives naturellement propres à l'essor graduel de la positivité rationnelle, et dont il ne s'agit plus maintenant que d'apprécier systématiquement, d'après notre élaboration totale, la destination respective et la succession nécessaire. Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit mathématique est devenu la source croissante, par suite d'une irrationnelle exagération, ne sauraient jamais altérer sa propriété fondamentale de constituer nécessairement, pour l'individu comme pour l'espèce, la première base normale de toute saine éducation logique. Cet invariable privilége résulte évidemment de la nature propre du sujet le plus simple, le plus abstrait et le plus général, ainsi que le mieux dégagé de toute passion perturbatrice. Aucune supériorité personnelle ne peut entièrement dispenser notre faible intelligence de recourir à un tel exercice initial, pour s'y former un premier type inaltérable de positivité rationnelle, susceptible ensuite de résister suffisamment aux divers motifs spontanés de divagation continue: et même, après avoir convenablement rempli cette condition préliminaire, l'esprit le mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total de sa propre activité, le besoin instinctif de venir souvent retremper ses forces élémentaires dans cette salutaire contemplation des notions les plus parfaites et les plus purement spéculatives, indépendamment d'ailleurs des indications nécessaires qu'elles fournissent plus ou moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente expérience démontre clairement que, faute d'une pareille base, d'éminens penseurs peuvent être entraînés, sous l'influence inaperçue d'une médiocre passion habituelle, aux plus grossières aberrations sur les questions qui leur sont le plus spécialement familières, quand le sujet en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter, le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle ou collective, consiste surtout à faire convenablement prévaloir, autant que possible, les influences purement intellectuelles, l'éducation mathématique constitue certainement la première condition d'un tel progrès, en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor élémentaire de l'esprit positif, dans les études les mieux garanties de toute perturbation mentale. Quoique, par leur nature, elles doivent manifester nécessairement, sous des formes plus ou moins distinctes, chacun des divers procédés généraux, aussi bien inductifs que déductifs, qui composent essentiellement la méthode positive, il n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un exercice vraiment caractéristique, que l'art fondamental du raisonnement, dont tous les artifices quelconques, depuis les plus spontanés jusqu'aux plus sublimes, y sont continuellement appliqués avec beaucoup plus de variété et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique, d'une manière assez prononcée pour y recevoir une suffisante manifestation. La partie la plus générale et la plus abstraite des études mathématiques peut être, en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble, comme une sorte d'immense accumulation de moyens logiques tout préparés pour les besoins ultérieurs de déduction et de coordination des divers cas scientifiques qui pourront permettre le convenable accomplissement des conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance rationnelle devient inévitablement illusoire. Toutefois, vu la répugnance naturelle de l'esprit humain envers les spéculations trop abstraites, à raison de leur trop grande indétermination, et malgré leur simplicité supérieure, c'est la géométrie proprement dite, encore plus que la pure analyse, qui, suivant l'appréciation instinctive indiquée par l'expression la plus usitée, constituera toujours, sous l'aspect logique, la principale des trois grandes branches de la science mathématique, la mieux adaptée à la première élaboration de la méthode positive. La pensée fondamentale de Descartes, qui a directement institué la philosophie mathématique, en commençant à y organiser la relation générale de l'abstrait au concret, a définitivement placé dans la géométrie le centre essentiel des conceptions mathématiques, puisque toutes les spéculations analytiques y trouvent spontanément la plus vaste alimentation et la plus heureuse destination, et aussi, par une réaction nécessaire, une source puissante de lumineuses indications, en retour de l'admirable généralité qu'elles seules pouvaient procurer aux spéculations géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique plus importante encore que la géométrie, sous le rapport scientifique, n'a point, à beaucoup près, la même valeur logique, en vertu de sa complication supérieure, qui n'y saurait permettre autant de facilité aux déductions sans altérer gravement la réalité du sujet: l'analyse en a souvent reçu d'utiles impulsions secondaires, mais jamais des lumières directes. En passant des spéculations géométriques aux spéculations dynamiques, notre intelligence sent profondément qu'elle est près de toucher aux vraies limites générales de l'esprit mathématique, d'après l'extrême difficulté qu'elle éprouve à y traiter, d'une manière pleinement satisfaisante, les questions les plus simples en apparence, même sans sortir des systèmes solides, et surtout quant à la théorie des rotations. Mais, quel que soit l'indispensable office logique de l'éducation mathématique, comme constituant la première phase essentielle de l'initiation positive, ce début nécessaire offre naturellement, outre son inévitable insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout entendement qui s'y est exclusivement borné doit être, en réalité, très-imparfaitement dressé pour la destination fondamentale de la raison humaine, sauf l'aptitude secondaire à quelques applications spéciales. Par suite même de l'heureuse priorité historique inhérente à sa moindre complication, cette science préliminaire reste aujourd'hui profondément imprégnée des vicieuses inspirations métaphysiques dont l'ascendant a dû longtemps dominer son développement, et qui trop souvent y altèrent la positivité des conceptions, surtout en accordant aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant une appréciation plus intime et plus permanente, il est clair que l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet à l'emploi continu des déductions tend à déterminer des habitudes fort opposées aux vraies prescriptions de la méthode universelle envers toutes les spéculations plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer indûment l'argumentation à l'observation, par l'abus des considérations à priori, fréquemment fondées sur les plus vaines hypothèses physiques, pourvu qu'elles s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique. Non-seulement une telle éducation est peu propre, en elle-même, à développer convenablement l'esprit d'observation rationnelle, qui doit prévaloir dans presque tout le reste de la philosophie naturelle; mais nous avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive, elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître jusqu'à sa participation nécessaire aux théories géométriques et mécaniques. Ainsi, quoique le premier sentiment systématique des lois invariables ait dû résulter des spéculations mathématiques, leur prépondérance logique tend certainement aujourd'hui à constituer un régime mental très-peu convenable à la véritable étude de la nature, et maintient même directement, à divers égards essentiels, l'ancien esprit philosophique, surtout en paraissant consacrer les recherches absolues. L'excessive extension des conséquences y faisant perdre de vue le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations mathématiques, comme toutes les autres, émanent d'abord de la raison commune, dont les sages indications générales n'y sauraient perdre, en aucun cas, leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout l'usage habituel, si souvent immodéré, des divers procédés spéciaux, uniquement institués pour perfectionner ces notions spontanées et jamais pour en dispenser. Enfin la culture exclusivement mathématique inspire nécessairement d'aveugles prétentions à l'universelle domination spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment apprécié le double danger fondamental, soit à raison des obstacles qu'elle oppose à la formation d'une véritable philosophie positive, soit en vertu de la vicieuse compression qu'elle exerce sur la plupart des études réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que, lorsque ce degré initial de la saine éducation logique est pris pour le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat usuel, des habitudes beaucoup plus contraires que favorables au vrai régime philosophique, comme l'indique journellement l'imperfection, bien plus prononcée chez les géomètres que chez tous les autres savans, des qualités directement relatives, non à certaines études spéciales, mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas d'enseignement scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire, que l'enseignement mathématique, d'après la faible importance qu'on y attache à l'esprit général de la science, profondément voilé sous d'innombrables détails; par un motif semblable, les progrès du premier ordre, ceux qui ont immédiatement perfectionné la philosophie de la science, dans les plus éminentes conceptions de Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y sont encore très-imparfaitement appréciés, et souvent moins estimés que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité finale d'une telle éducation pour la maturité mentale, une expérience journalière ne témoigne que trop sa profonde impuissance à préserver suffisamment des plus grossières aberrations générales, soit la masse des esprits qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux. Toutes les utopies antisociales qu'enfante notre déplorable anarchie spirituelle ont trouvé de nombreux et actifs partisans chez les classes les mieux dominées par une éducation mathématique. En second lieu, tandis que les savans voués aux études supérieures ont depuis longtemps cessé, par exemple, d'accorder aucune confiance aux conceptions astrologiques, on voit, au contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables donner quelquefois le triste spectacle d'une foi beaucoup plus absurde envers des sujets qui leur sont étrangers, d'après un vicieux sentiment de leur position spéculative, qui les entraîne, à leur insu, à s'ériger en arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement comprendre, au point de laisser souvent succomber leur superbe raison sous les illusions et les jongleries magnétiques ou homéopathiques. Quand une saine philosophie aura suffisamment prévalu, on sentira partout que la première phase de la logique positive, loin de pouvoir aucunement dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre de ses opérations spéciales, d'importantes lumières générales dues à l'heureuse réaction mentale que détermine nécessairement l'ensemble des autres degrés, et sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne saurait être complétement appréciable. Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique proprement dite font aussitôt ressortir la nécessité immédiate d'une autre phase générale, où la méthode positive trouve, dans le système des études astronomiques, un second degré de développement, naturellement lié au degré initial, dont il constitue le complément indispensable, et, en même temps, le plus heureux correctif. Faute de direction philosophique, le génie propre de cette seconde science fondamentale, surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la mécanique céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé, comme je l'ai noté ci-dessus, sous l'application nécessaire des notions et des procédés mathématiques, qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y devraient être toujours subordonnés, au contraire, à une telle destination. Néanmoins, en écartant autant que possible cette grave altération actuelle, nous avons reconnu que ce second degré de l'initiation positive est, au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne le pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore que de phénomènes purement géométriques ou mécaniques, déjà abstraitement considérés en mathématique, d'où résulte une transition pleinement naturelle; mais les difficultés essentielles de leur investigation, aussi bien que son importance spéciale, y impriment à l'ensemble de leur étude un caractère très-différent, soit logique, soit scientifique. Quoique l'observation serve nécessairement, même en géométrie, de première base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques, sauf les déductions purement logiques de la simple analyse, son office, trop spontané, y est pourtant si peu prononcé, comparativement à l'immense extension des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment appréciable. C'est donc en astronomie que doit commencer l'essor distinct et direct de l'esprit d'observation; c'est là que le plus simple et le plus général des quatre modes essentiels que nous a successivement offerts l'art d'observer trouve naturellement son développement le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant, dans la situation la plus défavorable, toute la portée scientifique dont est susceptible un sens isolé, à la vérité le plus intellectuel de tous. Pendant que les conditions du sujet y attirent nécessairement une attention continue sur les moyens d'exploration immédiate, elles y font également sentir l'intervention plus indispensable et plus élémentaire des procédés rationnels qui doivent y diriger en tant de cas une exploration beaucoup plus indirecte qu'en aucune autre science naturelle, et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité supérieure des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect scientifique, l'astronomie est justement regardée comme la partie la plus fondamentale du système des connaissances inorganiques, elle mérite aussi, sous l'aspect logique, de rester le type le plus parfait de l'étude générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours vue, historiquement, influer davantage qu'aucune autre science sur le cours fondamental des spéculations humaines, qui a jusqu'ici dû surtout consister à modifier graduellement la philosophie initiale par des conceptions émanées de l'étude du monde extérieur. En même temps, nous l'avons reconnue, dogmatiquement, la plus propre à caractériser pleinement la positivité rationnelle, autant que le comporte l'extrême simplicité de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir comme dans le passé, la raison humaine doit constamment trouver le premier sentiment philosophique des lois naturelles; c'est là qu'il faut d'abord apprendre en quoi consiste la saine explication d'un phénomène quelconque, soit par similitude, soit par enchaînement. Rien n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois historique et dogmatique, à manifester dignement cette harmonie progressive entre nos conceptions et nos observations, qui constitue, en tous genres, le caractère essentiel des vraies connaissances humaines. Nous l'avons vue également destinée à indiquer spontanément, par l'application la plus décisive, la saine théorie générale des hypothèses vraiment scientifiques, si indispensable à toutes les parties de la philosophie naturelle, et pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une telle appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle nous offre le premier et le plus parfait exemple, d'ailleurs jusqu'ici unique, de cette rigoureuse unité philosophique que nous devons toujours avoir en vue dans chaque ordre de spéculations réelles, et que tous doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche pas une précision spéciale incompatible avec la complication croissante des phénomènes, comme je crois en avoir suffisamment ébauché ici la réalisation directe envers les plus difficiles études. Enfin, nulle autre science ne saurait manifester, avec une aussi familière évidence, cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards, le principal caractère permanent de nos théories positives. Abstraction faite des vicieuses inspirations dues à une exorbitante prépondérance de l'esprit purement mathématique, les principales imperfections philosophiques de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une trop vague appréciation générale de ses véritables recherches, dont nous avons reconnu que la nature n'est point encore assez sagement circonscrite, ni quant à l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où dérive, à divers égards, un reste de tendance aux notions absolues, toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre science, et d'ailleurs facile à dissiper sous l'ascendant ultérieur d'une meilleure éducation scientifique. L'ensemble de notre appréciation démontre donc que, contrairement aux préjugés régnans, qui placent les géomètres au-dessus des astronomes, la phase astronomique constitue en elle-même, dans l'essor fondamental de la logique positive, un degré bien plus avancé, sous tous les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du véritable état philosophique, que ne le comportait la simple initiation mathématique. À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle, succède nécessairement la phase physico-chimique, qui doit y trouver à la fois son type logique et sa base scientifique, afin de compléter l'étude abstraite du monde extérieur, en cherchant les lois de tous les phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique. Pour diminuer autant que possible le nombre effectif des degrés différens propres à la grande évolution logique, en n'y distinguant que ceux caractérisés par une extension capitale des moyens élémentaires d'investigations, j'ai cru devoir maintenant réunir les études chimiques aux études purement physiques, quoique j'aie dû les en séparer soigneusement dans le cours de ce Traité, et que je doive même ne pas confondre, au chapitre suivant, leur appréciation scientifique. Nous savons, en effet, que la chimie applique essentiellement, avec une moindre perfection, la méthode générale d'exploration développée par la physique: la seule attribution logique qui lui appartienne exclusivement consiste à cultiver spontanément l'art des nomenclatures systématiques; or, quelle que soit l'importance réelle de cet heureux artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation qui rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale de l'éducation positive, d'ailleurs aisée à compléter ensuite, sous ce rapport, d'après notre examen antérieur de l'une et l'autre science. Cette double étude fondamentale constitue nécessairement, à tous égards, le lien naturel, aussi bien logique que scientifique, entre les deux termes extrêmes de nos spéculations réelles; car si, d'une part, elle complète l'étude du monde et prépare celle de l'homme, ou plutôt de l'humanité, d'une autre part, la complication de son sujet propre est pareillement intermédiaire, et correspond à un état moyen de l'investigation positive. La nature plus complexe des phénomènes exige alors que, à tous les artifices du raisonnement mathématique, viennent se joindre, non-seulement toutes les ressources de l'exploration astronomique, étendue même à tous nos sens, mais aussi et surtout un nouveau mode essentiel de l'art d'observer, propre à fournir des déterminations plus décisives quoique moins directes, et parfaitement adapté au véritable esprit des recherches correspondantes, en passant de l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après l'ensemble de ce Traité, c'est là, et spécialement en physique, que la saine philosophie placera toujours le règne essentiel de la méthode expérimentale, qui n'était auparavant ni possible ni nécessaire, et qui devient ensuite insuffisante ou même illusoire. Conjointement avec cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse conception élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient achever de donner à ce troisième degré fondamental de l'esprit positif une physionomie pleinement caractéristique, par l'important artifice logique qui constitue la théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement convenable à des phénomènes qui doivent nécessairement appartenir aux moindres particules, puisqu'ils constituent l'existence permanente de toute matière, cette indispensable conception est d'ailleurs aussi essentiellement bornée à de telles études que l'expérimentation correspondante. Quand les conditions préalables, à la fois logiques et scientifiques, propres à leur vraie position encyclopédique, y seront enfin suffisamment remplies, il n'est pas douteux que cette troisième phase essentielle de la positivité rationnelle devra être habituellement jugée aussi supérieure à la phase astronomique que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement mathématique, comme rapprochant davantage notre intelligence d'un état vraiment philosophique. Mais nous avons eu trop d'occasions de reconnaître l'extrême imperfection actuelle de son institution ordinaire, flottant encore si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des hypothèses radicalement contraires au véritable esprit scientifique continuent à y exercer, surtout sous le vicieux ascendant des géomètres, une déplorable prépondérance qui y altère gravement la positivité de presque toutes les notions, sans rien ajouter à leur rationnalité effective, quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique dût aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse aberration logique qui y maintient, à divers égards essentiels, l'empire de l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu que la nature, à la fois bien plus variée et beaucoup plus compliquée, d'un tel ordre de recherches ne saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime mental, ni une précision, ni une coordination comparables à celles que comportent les théories célestes. Mais ces diverses imperfections, passagères ou permanentes, n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général des lois naturelles n'y reçoive certainement une extension aussi évidente qu'indispensable, en s'appliquant ainsi directement aux phénomènes les plus complexes de l'existence inorganique. En passant de la nature inerte à la nature vivante, d'abord même purement individuelle, nous y avons vu la méthode positive s'élever nécessairement à une nouvelle élaboration fondamentale, bien plus distincte encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra cette nouvelle science, conformément à sa vraie position encyclopédique, aussi essentiellement supérieure aux précédentes par sa plénitude logique que par son importance scientifique, dès que les conditions générales, à la vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle seront enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le sujet des recherches avait comporté un morcellement presque indéfini, longtemps indispensable à l'essor décisif de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice initial. Mais, dans les études biologiques, où tous les divers phénomènes sont évidemment caractérisés par leur intime solidarité continue, aucune opération analytique ne saurait jamais être conçue que comme le préambule plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement synthétique; en continuant toutefois à y maintenir convenablement la division générale entre la science abstraite et la science concrète, toujours pareillement obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à raison même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La nature du sujet commence donc ici à exiger une modification radicale du régime scientifique antérieur, et tend déjà à faire graduellement prévaloir l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de manière à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable état normal. Cette intime connexité des phénomènes détermine alors le développement très-prononcé du grand principe spontané des conditions d'existence, plus ou moins inhérent à toutes les parties quelconques de la philosophie naturelle, où il doit toujours lier l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela même, spécialement convenable aux spéculations biologiques, où ces deux sortes d'appréciation sont à la fois plus nettement distinctes et plus évidemment corrélatives: nous y avons vu sa judicieuse application remplir avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui pût sembler y motiver, à un certain degré, le maintien continu d'une philosophie théologique. Néanmoins ce qui caractérise le mieux cette quatrième phase essentielle de la logique positive, c'est assurément l'extension capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors augmenté d'un nouveau mode fondamental, pleinement conforme à la nature de ces nouvelles recherches. À tous les principaux artifices du raisonnement mathématique, seulement dépouillé d'un langage spécial qui ne convient qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens d'exploration qui constituent l'observation proprement dite, et aux diverses ressources de la méthode expérimentale, alors surtout employée sous la forme spontanée d'analyse pathologique, la complication même des phénomènes vient déterminer l'adjonction prépondérante d'un procédé supérieur d'investigation rationnelle, en développant la méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire et peu distincte, mais destinée ici à constituer le plus puissant instrument logique applicable à de telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu que ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart des savans, ne saurait être convenablement apprécié qu'avec l'institution correspondante de la vraie théorie des classifications, qui appartient, au même titre, à la biologie, où, scientifiquement envisagée, elle doit résumer les principaux résultats des comparaisons antérieures, tandis que, logiquement, elle y dirige aussi l'élaboration des nouveaux rapprochemens. Cette double création fondamentale, si éminemment propre à une telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être équitablement jugée d'après son extrême imperfection actuelle, suite nécessaire, soit d'une formation plus récente, à raison même de sa complication supérieure, soit d'un moindre accomplissement des conditions préalables qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général des lois naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement développé que par les études inorganiques, sa pleine efficacité ne devait certainement devenir décisive que d'après son extension directe aux spéculations biologiques, dont la nature est si propre à montrer l'inanité des notions absolues, en manifestant l'immense variété des divers systèmes d'existence. Toutefois, quelle que soit, à tous égards, l'intime prééminence philosophique de cette quatrième phase fondamentale propre à la grande évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement supérieure aux précédentes, reste, comme elles, purement préliminaire, mais à un bien moindre degré, en tant que beaucoup plus rapprochée de la science vraiment finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable quand on quitte les études biologiques les plus élémentaires, presque adhérentes aux études physico-chimiques, et relatives aux phénomènes généraux de la vie organique proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à la science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus hautes spéculations positives, en s'élevant directement jusqu'aux fonctions morales et intellectuelles de l'appareil cérébral, on ne tarde point à sentir l'inévitable irrationnalité d'une telle constitution scientifique: car le cas le plus décisif, surtout à cet égard, n'y saurait être convenablement traité qu'en subordonnant son étude à la science ultérieure du développement social, suivant l'ensemble des motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer l'impossibilité radicale d'une satisfaisante appréciation de notre nature mentale tant qu'on reste au point de vue individuel, alors essentiellement stérile, de quelque manière qu'il puisse être institué. L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure donc nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle s'étende suffisamment à la seule étude vraiment finale, l'étude de l'humanité, envers laquelle toutes les autres, même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient constituer que d'indispensables préambules, et qui est spontanément destinée à exercer sur elles une universelle prépondérance normale, aussi bien logique que scientifique, comme nous l'avons ci-dessus reconnu. D'abord, c'est uniquement ainsi que le sentiment général des lois naturelles peut acquérir un développement décisif, en s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination des volontés arbitraires et des entités chimériques présente à la fois le plus d'importance et de difficulté. En même temps, rien ne saurait être plus propre à éteindre entièrement l'antique absolu philosophique, qu'une étude directement instituée pour dévoiler les lois générales de la variation continue des opinions humaines. Nous avons souvent constaté qu'une telle science comporte plus qu'aucune autre l'emploi capital, aussi légitime qu'étendu, des considérations à priori, soit d'après sa vraie position encyclopédique qui la fait dépendre de toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la parfaite unité qui caractérise naturellement son sujet, soit à raison de l'entière plénitude de ses moyens logiques. Sa récente formation et sa complication supérieure ne sauraient l'empêcher d'être bientôt jugée, par tous les véritables connaisseurs, la plus rationnelle de toutes les sciences réelles, eu égard au degré de précision compatible avec la nature des phénomènes, puisque les spéculations les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent spontanément rattachées à une seule théorie fondamentale. Mais, ce qu'il y faut surtout remarquer ici, c'est l'extension essentielle des moyens d'investigation, alors nécessitée par les nouvelles exigences du sujet le plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en même temps déterminée par le caractère distinctif des recherches correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions, développée sous la phase mathématique, la puissance de l'exploration directe que manifeste la phase astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la phase physico-chimique, et enfin la méthode comparative, émanée de la phase biologique, les difficultés caractéristiques des études sociologiques y réclament encore l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante et même souvent illusoire. Cet indispensable complément de la logique positive consiste dans le mode historique proprement dit, constituant l'investigation, non par simple comparaison, mais par filiation graduelle. L'ensemble de ce Traité a tellement caractérisé cette nouvelle méthode, la plus transcendante de toutes, qu'il serait entièrement superflu de rappeler ici son appréciation générale, d'abord résultée, au tome quatrième, d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée, dans les deux autres volumes, d'après une application décisive. Nous avons d'ailleurs pleinement reconnu, au début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire qu'elle doit désormais exercer sur tous les modes quelconques d'investigation positive, afin d'utiliser les éminentes indications que sa judicieuse intervention pourra toujours fournir, et qui perfectionneront partout l'emploi régulier de nos forces mentales. C'est ainsi que, au seul point de vue scientifique qui puisse être réellement universel, correspond naturellement la seule voie logique qui comporte aussi une véritable et active universalité; d'où résulte aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale que la raison humaine doive finalement chercher. Pour déterminer suffisamment cet état définitif, il ne resterait plus ici qu'à considérer spécialement la réaction nécessaire que cette phase extrême ou sociologique de la méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les phases préliminaires, et principalement sur la phase initiale ou mathématique, afin d'imprimer à chacun de ces degrés toujours indispensables le vrai caractère permanent qui convient à sa nature, et que ne pouvait suffisamment manifester chaque phase successive, tant qu'elle devait rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration, maintenant prématurée, excéderait beaucoup les limites naturelles et même la destination propre de ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer directement le véritable système de la philosophie positive, en dernier résultat de la préparation graduellement accomplie en tous genres depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore aborder essentiellement sa construction effective, réservée surtout à un prochain avenir. Telles sont les cinq phases principales nécessairement inhérentes à l'essor fondamental de la méthode positive, et dont l'indispensable succession élève peu à peu l'esprit scientifique proprement dit à la dignité finale d'esprit vraiment philosophique, en dissipant à jamais la distinction provisoire qui devait subsister entre eux tant que l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas suffisamment opérée. Si l'on considère avec soin de quel misérable état théorique la raison humaine est inévitablement partie, on cessera d'être surpris qu'il lui ait fallu tout ce long et pénible enfantement pour étendre convenablement à ses spéculations abstraites et générales ce même régime mental que la sagesse vulgaire emploie spontanément dans ses actes partiels et pratiques. Quoique rien ne puisse jamais dispenser notre faible intelligence de reproduire constamment cette succession naturelle, où réside la principale efficacité de notre développement philosophique, il est clair qu'une pareille éducation ultérieure, soit individuelle, soit même collective, pouvant désormais devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici rester purement instinctive, sera susceptible d'un accomplissement beaucoup plus rapide et plus facile, mais d'ailleurs essentiellement équivalent, que je m'estime heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par le laborieux ensemble de mon évolution originale. Un tel examen de l'institution générale et de la formation graduelle convenables à la méthode positive, complète ici son appréciation finale, déjà accomplie quant à sa nature et à sa destination, après la détermination fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble de ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant aujourd'hui une sorte d'équivalent spontané du discours initial de Descartes sur la méthode, sauf les diversités essentielles qui résultent de la nouvelle situation de la raison moderne et des nouveaux besoins correspondans. Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue l'évolution préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles, était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif de la positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire, apprécier ici l'entier accomplissement effectif d'un tel préambule, afin de déterminer directement la constitution finale de la saine philosophie, en harmonie nécessaire avec une haute destination sociale, que Descartes avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà essentiellement pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait naturellement la partie la plus difficile et la plus importante de tout le travail relatif à nos conclusions générales, d'après la prépondérance constante des besoins logiques sur les besoins scientifiques, surtout en un temps où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la principale élaboration philosophique doit consister à instituer complétement la méthode. Toutefois, pour que notre opération extrême puisse atteindre suffisamment son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante à cette appréciation logique, et oser même caractériser enfin, dans un dernier chapitre, l'action totale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, dès lors pleinement constituée. CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON. Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive. Toutes les parties de ce Traité nous ont directement représenté chaque branche essentielle de la philosophie naturelle comme étant encore, à beaucoup d'égards, dans un état purement provisoire, désormais suffisamment expliqué par l'appréciation logique que nous venons d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne pouvait elle-même être convenablement développée que d'après son extension décisive aux phénomènes les plus complexes et les plus importans, réalisée seulement ici. Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles, les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une manière trop peu philosophique pour avoir pu atteindre une situation vraiment normale, en sorte que l'élaboration finale de la doctrine positive doit être maintenant très-peu avancée, sans excepter les études les plus simples et les plus anciennes. La destination systématique de l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles a donc surtout consisté dans la formation graduelle de la méthode positive, appréciée au chapitre précédent. C'est uniquement d'après le suffisant accomplissement de cette opération fondamentale que pourra désormais commencer directement l'essor final de la véritable science, enfin parvenue à une judicieuse unité, sous l'ascendant continu du seul point de vue vraiment universel. Ainsi, nos conclusions scientifiques ne sauraient maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite, la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles se rapportent à un système de connaissances à peine ébauché aujourd'hui. Néanmoins notre principale appréciation philosophique, accomplie dans la leçon précédente, ne serait pas suffisamment complète, si nous ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser directement, autant que le comporte l'élaboration préliminaire, la nature propre et l'enchaînement général des diverses études abstraites que nous avons successivement examinées, en les considérant désormais comme autant d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant le principe établi précédemment. D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours reconnu que, du moins pour l'ensemble de l'évolution humaine, il existe spontanément, à tous égards, une harmonie essentielle entre nos connaissances réelles et nos besoins effectifs. Les connaissances qui nous sont nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire une vaine curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois des phénomènes susceptibles d'exercer sur l'humanité une influence quelconque; or une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse être, constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont la suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois de très-loin la manifestation des besoins correspondans, surtout par suite de l'imparfaite institution du système de nos recherches, jusqu'ici à peine ébauché. En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même, envisagée sous tous les aspects propres à son existence et à son activité; d'une autre part, le milieu général, dont l'influence permanente domine l'accomplissement spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est pas seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées au chapitre précédent, que l'étude de cette économie extérieure doit précéder et préparer celle de notre propre économie, afin d'élaborer d'abord la méthode fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en permettre convenablement l'essor initial. Il faut aussi reconnaître maintenant, à ce sujet, que des motifs purement scientifiques prescrivent, d'une manière non moins irrécusable, la même marche philosophique. Nous devons, en effet, préalablement étudier une économie naturelle à laquelle sont nécessairement subordonnées toutes nos conditions d'existence, et qui se compose de phénomènes essentiellement indépendans de notre action, sauf les modifications secondaires qu'elle y détermine, et qui ne sauraient devenir convenablement appréciables sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à ne considérer même que l'étude propre de notre organisme, individuel ou collectif, elle a besoin de reposer d'abord sur une semblable élaboration, destinée à nous dévoiler les lois des phénomènes les plus fondamentaux, inévitablement communs à tous les êtres quelconques, et qui ne peuvent être suffisamment connus que par l'examen des cas où ils existent isolés de nos complications vitales. C'est ainsi que l'unité finale de la science humaine se concilie spontanément avec sa décomposition rationnelle en deux études principales, l'une relative à l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence organique ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable préambule de la seconde, où une plus noble activité vient seulement modifier les phénomènes universels. En considérant sous le même aspect les trois modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin chimique, que présente l'existence inorganique, et pareillement les deux modes, individuel et social, qui sont propres à l'existence organique, leur succession totale constituera désormais une série scientifique parfaitement correspondante à la série logique du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement à l'état normal de la vraie philosophie, d'après les cinq degrés consécutifs de complication et de réalité que doit offrir l'existence finale, et dont la dignité graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal que de caractériser convenablement cette nouvelle application générale de la conception fondamentale établie, au début de ce Traité, relativement à la véritable hiérarchie encyclopédique. Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence inorganique consiste nécessairement dans l'existence mathématique, d'abord géométrique, puis mécanique, seule appréciable en chacun des cas, très-nombreux et fort importans, où notre investigation ne peut reposer que sur l'exploration visuelle. Tel est le motif scientifique qui, indépendamment des motifs logiques déjà examinés, érige spontanément l'ensemble des études mathématiques en premier élément fondamental de la philosophie positive. Sous ce second aspect, cette science primordiale doit être ici considérée abstraction faite des théories analytiques qui constituent, sans doute, ses plus puissantes ressources, mais qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument de déduction ou de coordination, ne sauraient directement contenir aucune connaissance réelle, quelque précieuse, et même indispensable, que doive devenir ensuite leur application rationnelle. C'est, en effet, dans un sens purement logique que nous avons toujours reconnu à l'analyse mathématique une importance vraiment propre et prépondérante, comme offrant, par sa nature, l'exercice le plus fécond et le plus décisif de l'art élémentaire du raisonnement positif, d'après l'admirable facilité que l'extrême simplicité du sujet y présente pour multiplier et varier les conséquences pleinement rigoureuses: aucune autre étude, même mathématique, ne saurait aussi nettement caractériser l'aptitude déductive de l'esprit humain. Mais l'éducation scientifique proprement dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut trouver, au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier développement systématique du sentiment fondamental des lois logiques, sans lesquelles on ne concevrait jamais les lois physiques: c'est ainsi que les spéculations numériques, source nécessaire de cette analyse, ont historiquement fourni la plus ancienne manifestation des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement étendues ensuite aux sujets les plus complexes. À cela près, il est clair que la science mathématique se compose surtout de la géométrie et de la mécanique, qu'on peut regarder comme directement relatives aux notions primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute activité, du moins quand on fait subir à nos diverses conceptions réelles la plus extrême décomposition élémentaire, d'ailleurs souvent inopportune et quelquefois perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques seraient abstraitement réductibles, dans l'ordre statique, à de simples rapports de grandeur, de forme, ou de situation, et, dans l'ordre dynamique, à de purs mouvemens, partiels ou généraux; sauf à juger sagement la convenance effective d'une telle réduction philosophique. L'ascendant oppressif que les géomètres ont tendu à exercer, pendant les deux derniers siècles, sur toutes les parties de la philosophie naturelle, correspond seulement à une fausse appréciation de ce principe incontestable, tendant à dénaturer la plupart de nos conceptions réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement contraire à la nature de tous les phénomènes un peu compliqués. Mais, sans aller jusqu'à cette abusive simplification, l'universalité spéculative de cette double étude primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une telle existence mathématique doit se retrouver spontanément dans tout autre mode plus composé et plus élevé, bien qu'elle n'y constitue pas l'unique élément, ni même le principal. Nous savons, en outre, que la géométrie doit être abstraitement jugée encore plus générale que la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement conçue sans aucune activité, comme, par exemple, envers des astres réellement immobiles, auxquels la géométrie pourrait seule convenir. Quoique cette séparation ne puisse être accomplie que dans des cas insignifians pour nous, il demeure certain que la géométrie constitue, par sa nature, l'étude mathématique la plus propre à développer convenablement le premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie, qui n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les lois de succession. Malgré ces attributs caractéristiques, il faut néanmoins regarder finalement la théorie du mouvement comme constituant, sous le rapport scientifique proprement dit, encore plus que la théorie de l'étendue, la principale branche de la mathématique, en vertu de ses relations plus directes et plus complètes avec tout le reste de la philosophie naturelle. Cette prépondérance est d'autant plus convenable que les spéculations mécaniques se compliquent toujours, par leur nature, de certaines considérations géométriques: or cette intime connexité, d'où résultent leur difficulté supérieure et leur moindre perfection logique, constitue aussi leur réalité plus prononcée, et leur permet de représenter suffisamment l'ensemble de l'existence mathématique, dont une telle concentration peut ici faciliter l'appréciation philosophique. Nous savons que ce préambule universel de la philosophie naturelle compose aujourd'hui avec sa manifestation astronomique, la seule partie de la science inorganique qui soit essentiellement parvenue à la vraie constitution normale qui convient à sa nature. Aussi dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles repose cette constitution, leur coïncidence spontanée avec les lois fondamentales qui semblent jusqu'ici propres à la seule existence organique, afin de signaler sommairement, par la corrélation directe des deux cas extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances réelles à une véritable unité scientifique, en harmonie avec leur unité logique déjà reconnue au chapitre précédent. Les notions intermédiaires, c'est-à-dire celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront sans doute, à leur manière, une telle convergence, quand leur vrai caractère philosophique aura pu être convenablement établi d'après une culture plus rationnelle. Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie mathématique (_voyez_ surtout la quinzième leçon), contrairement à l'opinion commune, que, la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre étant entièrement indépendante de la nature des moteurs, les lois physiques qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs conséquences générales, sont nécessairement applicables aux phénomènes mécaniques des corps vivans comme en tout autre cas quelconque, sauf la précision des déterminations, incompatible avec la complication des appareils, et nous avons ensuite constaté spécialement, en philosophie biologique (_voyez_ surtout la quarante-quatrième leçon), qu'une semblable application y devait, en effet, diriger la première étude de la mécanique animale, statique ou dynamique, radicalement inintelligible sans un pareil fondement. Mais il s'agit ici d'une appréciation plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à présent, qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois fondamentales, leur assure une véritable universalité philosophique en les faisant convenir finalement à tous les phénomènes possibles, et particulièrement à ceux de la nature vivante, soit individuelle, soit même sociale, ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer envers chacune d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement par le nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit de l'envisager, sous son aspect réel, comme loi de persistance mécanique, pour y voir aussitôt un simple cas particulier de la tendance spontanée de tous les phénomènes naturels à persévérer indéfiniment dans leur état quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice, tendance alors spécialement constatée à l'égard des phénomènes les plus simples et les plus généraux. J'ai déjà fait sentir, en biologie, à la fin du quarante-quatrième chapitre, que la vraie théorie générale de l'habitude ne pouvait comporter au fond aucun autre principe philosophique, seulement modifié par l'intermittence caractéristique des phénomènes correspondans. Une remarque analogue convient encore davantage à la sociologie, où, d'après la complication supérieure de l'organisme collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si hautement ressortir la tendance opiniâtre de tout système politique à se perpétuer spontanément. Nous avons aussi noté en physique, au sujet de l'acoustique, certains phénomènes trop peu étudiés qui manifestent pareillement, jusque dans les moindres modifications moléculaires, une disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait mal à propos particulière aux corps vivans, et dont l'identité fondamentale avec la persistance mécanique considérée ici devient alors spécialement évidente. Ainsi, sous ce premier aspect, il est désormais impossible de méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées seulement dans leur manifestation réelle, suivant les conditions propres à chaque cas. Il en est certainement de même pour notre seconde loi du mouvement, celle de Galilée, relative à la conciliation spontanée de tout mouvement commun avec les différens mouvemens particuliers. Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes mécaniques de la vie animale, dont l'existence serait directement contradictoire sans une telle loi, mais aussi, philosophiquement généralisée, elle devient pareillement applicable à tous les phénomènes quelconques, organiques ou inorganiques. On peut, en effet, toujours constater en tout système l'indépendance fondamentale des diverses relations mutuelles, actives ou passives, envers toute action exactement commune aux différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et le degré. Les études biologiques offrent la vérification continue de cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes de sensibilité que pour ceux de contractilité; puisque, nos impressions étant purement comparatives, notre appréciation des différences partielles n'est jamais troublée par aucune influence générale et uniforme. Son extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable: car, si le progrès social tend à altérer l'ordre intérieur d'un système politique, c'est uniquement, comme en mécanique, parce que le mouvement n'y saurait être suffisamment commun aux diverses parties, dont l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement affectée par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle tous les élémens participeraient avec une égale énergie. Une étude plus philosophique des actes physico-chimiques montrera sans doute que la même loi s'y applique aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas être regardés comme purement mécaniques, ainsi que l'indiquent déjà, par exemple, les effets thermométriques, uniquement dus aux inégalités mutuelles. Quant à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence constante entre la réaction et l'action, son universalité nécessaire est encore plus sensible que pour les deux autres: c'est la seule en effet dont jusqu'ici on ait quelquefois entrevu, quoique d'une manière très-confuse et fort insuffisante, l'extension spontanée à toute économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours la nature et la mesure des réactions suivant le véritable esprit des phénomènes correspondans, il n'est pas douteux qu'une telle équivalence ne puisse être aussi réellement observée envers les effets physiques, chimiques, biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que le degré de précision compatible avec les conditions du sujet. Outre la mutualité évidemment inhérente à toutes les actions réelles, il faut d'ailleurs reconnaître que l'estimation générale des réactions mécaniques, d'après la combinaison des masses et des vitesses, trouve partout une appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible l'influence chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement méconnue, une discussion équivalente manifesterait aussi nettement son influence biologique ou politique. L'intime solidarité continue qui caractérise les phénomènes vitaux, et encore davantage les phénomènes sociaux, où tous les aspects se montrent spontanément connexes, est surtout très-propre à nous familiariser avec l'universalité effective de cette troisième loi du mouvement, ainsi étendue désormais à tout changement quelconque. Chacune des trois grandes lois naturelles sur lesquelles nous avons reconnu, malgré les graves aberrations philosophiques des géomètres actuels, que repose nécessairement l'ensemble de la mécanique rationnelle, n'est donc au fond que la manifestation mécanique d'une loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce rapprochement capital, il importe maintenant de l'étendre aussi, non sans doute aux principales conséquences ultérieures d'une telle doctrine initiale, où la spécialité du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle qui y constitue le lien nécessaire des diverses spéculations. On conçoit qu'il s'agit du célèbre principe général d'après lequel d'Alembert a profondément rattaché les questions de mouvement aux questions d'équilibre. Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition, comme une heureuse généralisation de la troisième loi du mouvement, soit qu'on persiste à y voir une notion pleinement distincte, on pourra toujours sentir sa conformité spontanée avec une conception vraiment universelle, pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque, l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, en considérant que les lois d'harmonie correspondantes doivent être sans cesse maintenues au milieu des phénomènes de succession. La sociologie nous a naturellement offert l'application la plus décisive, quoique le plus souvent implicite, de cette importante relation générale, parce que ces deux aspects élémentaires y sont à la fois plus prononcés et plus solidaires qu'en aucun autre cas. Si les lois d'existence pouvaient toujours être suffisamment connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi ramener partout, comme en mécanique, toutes les questions d'activité. Mais, lors même que la complication du sujet oblige au contraire à procéder en sens inverse, c'est encore au fond d'après une pareille conception de convergence nécessaire entre l'appréciation statique et l'appréciation dynamique: ce principe universel est seulement employé alors sous un nouveau mode conforme à la nature des phénomènes, et dont les spéculations sociologiques nous ont fréquemment présenté d'importans exemples. Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle ne constituent donc, à tous égards, que la première manifestation philosophique de certaines lois générales, nécessairement applicables à l'économie naturelle d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le plus simple et le plus commun, on voit qu'elles pourraient aussi être conçues comme émanant des parties les plus élevées et les plus spéciales de la philosophie abstraite, qui seules en font apercevoir le vrai caractère d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant s'oppose directement aujourd'hui à leur saine appréciation philosophique, soit en spécialisant trop leur interprétation mécanique, soit surtout en s'efforçant vainement d'y substituer une argumentation sophistique à la judicieuse observation qui constitue exclusivement leur réalité, suivant les explications directes du tome premier. Cette importante conception résulte donc ici d'une première réaction scientifique de l'esprit positif propre aux études organiques, et surtout caractérisé par les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales qui ont semblé jusqu'à présent particulières aux études inorganiques. Toute sa valeur philosophique tient, en effet, à l'identité spontanée que nous avons ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres extrêmes de phénomènes naturels, dont le rapprochement général n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition inopportune et perturbatrice des effets les plus complexes en simples mouvemens moléculaires, qui tendait aussitôt à détruire radicalement les plus éminentes contemplations. Ainsi, l'indication précédente est finalement destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le premier type essentiel du nouveau caractère d'universalité que devront prendre les principales notions positives sous l'ascendant normal du véritable esprit philosophique, directement apprécié au chapitre précédent. C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet égard, afin d'utiliser convenablement une occasion d'autant plus précieuse que le reste de notre appréciation scientifique n'en saurait aujourd'hui reproduire l'équivalent. Pour le cas qui nous l'a fournie, les lois universelles que nous avons reconnues sont, par leur nature, pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre n'exige certainement aucune autre base réelle: quel qu'en soit ensuite l'immense développement spécial, nous savons qu'il ne constitue qu'un simple système de conséquences logiques de ces notions fondamentales, élaborées surtout d'après un judicieux emploi de l'instrument analytique. Mais, envers tout autre sujet plus complexe, ces lois générales sont assurément bien loin de suffire à diriger convenablement nos diverses spéculations réelles. On peut seulement garantir que leur sage application y fournira toujours de précieuses indications scientifiques, parce que de telles lois y doivent constamment dominer les différentes lois plus spéciales relatives aux autres modes abstraits d'existence et d'activité, organiques ou inorganiques. Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront sans cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à espérer que les plus importantes d'entre elles seront un jour pareillement investies, bien qu'à un moindre degré, d'un semblable caractère d'universalité, correspondant à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs. Mais, sans attendre cette concentration ultérieure, les explications précédentes autorisent déjà à concevoir le système entier de nos connaissances réelles, même dans son imperfection actuelle, comme susceptible, à certains égards, d'une véritable unité scientifique, indépendamment de la grande unité logique constituée au chapitre précédent, quoiqu'en harmonie avec elle. Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique, à la fois géométrique et mécanique, l'esprit positif doit compléter une telle élaboration initiale en l'appliquant convenablement au cas naturel le plus important, par l'étude générale des phénomènes astronomiques. Si la première appréciation était d'abord évidemment indispensable pour déterminer les lois essentielles de la plus simple existence inorganique, nécessairement commune à tous les êtres quelconques, la seconde ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement le cours élémentaire de tous les autres phénomènes. Cette nouvelle opération scientifique doit, au premier aspect, sembler contraire à notre grand précepte baconien sur la nature essentiellement abstraite des spéculations propres à la philosophie première; car les vraies notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions purement mathématiques que par leur restriction spéciale au cas céleste. Mais cette infraction apparente, dont le motif serait d'ailleurs irrécusable, n'est pas, au fond, plus réelle que celle, déjà examinée au trente-sixième chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite l'analyse fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes ultérieurs, sans que pour cela l'appréciation devienne vraiment concrète. Il est clair, en effet, que, dans les études astronomiques, les phénomènes géométriques et mécaniques restent toujours abstraitement considérés, comme si les corps correspondans n'en pouvaient pas comporter d'autres; tandis que le caractère propre de toute théorie concrète consiste surtout dans la combinaison directe et permanente des divers modes inhérents à chaque existence totale. En passant au cas céleste, les spéculations mathématiques n'altèrent donc pas essentiellement leur nature abstraite, et ne font que se développer davantage sur un exemple capital, que son extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et dont les difficultés caractéristiques constituent même la principale destination scientifique de l'ensemble des études mathématiques, aussi bien que sa plus heureuse stimulation logique. Cette application décisive exerce d'ailleurs une réaction nécessaire éminemment propre à faire dignement apprécier la réalité et la portée des notions mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne saurait être convenablement senti par ceux qui n'ont pas accordé une attention suffisante à une telle manifestation. Il serait superflu d'insister ici sur la lumineuse confirmation qu'y reçoivent spécialement les lois universelles que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette partie prépondérante de la philosophie inorganique que l'humanité développera toujours le premier sentiment systématique d'une économie nécessaire, spontanément émanée des relations invariables propres aux phénomènes correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement soustrait à notre influence, doit servir de règle permanente à notre conduite effective. Quelque extension indispensable que ce sentiment initial doive ensuite acquérir graduellement envers les phénomènes plus compliqués, c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse remonter pour en apprécier suffisamment l'énergie et la pureté: notre éducation individuelle maintiendra certainement, à cet égard, sur une moindre échelle, la haute influence philosophique que les études astronomiques ont nécessairement exercée dans notre éducation collective. Toutefois l'ascendant scientifique du vrai point de vue humain, c'est-à-dire social, y doit spécialement conserver sa destination universelle, afin de garantir la pleine rationnalité des études correspondantes; car, du point de vue purement céleste, l'astronomie positive semblerait constituer une science très-peu satisfaisante, d'après notre ignorance radicale des lois vraiment cosmiques, et la restriction nécessaire de nos recherches effectives au seul monde dont nous faisons partie. Mais, au contraire, le véritable esprit philosophique explique aussitôt et justifie pleinement cette restriction fondamentale, rationnellement motivée désormais par la vérification toujours nouvelle de l'entière indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde, les seuls qui doivent réellement nous intéresser, et que nous pouvons aussi connaître parfaitement, envers les phénomènes plus généraux relatifs à l'action mutuelle, essentiellement inaccessible, des divers systèmes solaires. Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire des tentatives irrationnelles sur la prétendue astronomie sidérale, qui constituent aujourd'hui la seule grave aberration scientifique propre aux études célestes. À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà, à certains égards, la première vérification importante des empiétemens abusifs que présentent ensuite, au plus haut degré, les parties supérieures de la philosophie naturelle, d'après le caractère essentiellement empirique qu'a dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire de la science réelle, dont les diverses branches principales se sont développées à l'aveugle imitation les unes des autres, et, par suite, sous l'ascendant plus ou moins direct de l'esprit purement mathématique. Mais nous avons reconnu, au chapitre précédent, que cet inévitable ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie, les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs, puisqu'il y est pleinement conforme à la vraie nature des recherches, et seulement contraire à une judicieuse administration logique, qui y exigerait, comme en tout autre cas, la subordination continue de l'instrument à l'usage. En passant de l'existence purement mathématique, manifestée surtout dans l'ordre astronomique, à l'existence physique proprement dite, on commence à sentir la progression fondamentale que tout le reste de la philosophie naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant une nouvelle activité spontanée, plus spéciale, plus complexe, et plus éminente, qui modifie essentiellement l'activité antérieure, plus simple et plus générale. Quoique tous les phénomènes vraiment physiques soient nécessairement communs à tous les corps quelconques, sauf l'unique inégalité des degrés, leur manifestation exige toujours un concours de circonstances plus ou moins composé, qui ne saurait jamais être rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories que nous avons dû y distinguer, la première, relative à la pesanteur, nous a seule offert une véritable généralité mathématique; aussi constitue-t-elle la transition pleinement naturelle de l'astronomie à la physique: toutes les autres nous ont présenté une spécialité croissante, d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale pour connaître une partie aussi essentielle de l'existence inorganique, elle compose, conjointement avec la chimie, le couple scientifique intermédiaire, destiné, dans le système total de la philosophie première, à lier le couple initial mathématico-astronomique au couple final biologico-sociologique. Son importance philosophique devient, sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant un moment qu'une telle transition n'existât pas; car il serait aussitôt impossible de concevoir réellement l'unité de la science humaine, ainsi formée de deux élémens radicalement hétérogènes, entre lesquels aucune relation permanente ne saurait être instituée, quand même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune permît encore l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui serait certainement contradictoire à la marche inévitable de notre éducation logique, établie au chapitre précédent. Mais cet élément intermédiaire, naturellement adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques, et, par l'autre, aux notions biologiques, vient procurer spontanément à notre intelligence l'heureuse faculté de parcourir graduellement le système entier de la philosophie abstraite, en parvenant, suivant une succession presque insensible, des plus simples spéculations mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques. Toutefois la même position encyclopédique qui confère évidemment à un tel couple scientifique cette indispensable attribution y devient, à d'autres égards, une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales, qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection relative de cette double étude, dont le sujet propre ne saurait offrir ni l'admirable simplicité du couple initial, ni la solidarité caractéristique du couple final. Quand toutes les parties de la science réelle seront enfin convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout compensé, finalement jugées plus imparfaites, non-seulement que les premières, ce qui est déjà bien reconnu, mais aussi que les dernières, du moins aux yeux de ceux qui n'attacheront point une importance exagérée à la précision des déterminations, et qui apprécieront surtout l'harmonie des conceptions. En nous bornant d'abord à la physique, beaucoup plus avancée d'ailleurs que la chimie, il ne faut pas que l'immense accumulation actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant d'égards essentiels, dans son caractère philosophique, et qui tient, sous divers aspects, à sa propre nature, quoiqu'elle soit, sans doute, fort aggravée par une vicieuse institution, qui pourrait désormais être suffisamment rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le grave inconvénient d'être inévitablement composée de parties plus ou moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes les unes des autres que ne le sont entre elles la géométrie et la mécanique, et bien davantage surtout que les diverses branches principales de la biologie ou de la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires, l'importante fusion opérée de nos jours des notions magnétiques parmi les notions électriques ne doit faire nullement espérer que cette multiplicité scientifique soit jamais réductible à une véritable unité, même sous la vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques qui altèrent encore profondément la positivité des conceptions physiques. Il y a plutôt lieu de penser, au contraire, qu'une plus complète appréciation de l'existence inorganique augmentera ultérieurement le nombre de ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant fixé à cinq; car cette diversité ne doit pas seulement correspondre à celle des modes ainsi étudiés, mais aussi à celle de nos propres moyens organiques d'exploration élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles de la physique, deux s'adressent chacune à un seul de nos sens, l'une à l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne sauraient assurément jamais coïncider, malgré les chimériques espérances suscitées quelquefois par de vicieux rapprochemens, sous l'ascendant sophistique d'hypothèses antiscientifiques: les trois autres se rapportent également à la vue et au toucher, et cependant, malgré cette affinité organique, personne n'oserait aujourd'hui regarder la thermologie ou l'électrologie comme réellement susceptible de fusion ultérieure avec la barologie, ni même entre elles, quelque incontestables que soient, à certains égards, leurs relations naturelles. Le nombre effectif de nos sens extérieurs n'est pas d'ailleurs maintenant à l'abri de toute grave incertitude scientifique, d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée jusqu'ici aux seuls métaphysiciens: une appréciation vraiment rationnelle, à la fois anatomique et physiologique, conduirait sans doute, par exemple, à distinguer entre eux les deux sentimens de chaleur et de pression, aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs autres peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa classique réputation de netteté, semble destiné en quelque sorte à recueillir toutes les attributions dont le siége spécial n'est pas clairement déterminé. Quoi qu'il en soit à cet égard, il reste incontestable que deux de nos sens, l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont encore, dans la physique, aucune application essentielle: cependant on doit penser que chacun d'eux, et surtout le premier, aurait déjà suscité un département distinct, si notre organisation nerveuse avait été, sous ce rapport, aussi parfaite que celle de beaucoup d'autres animaux supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique et l'acoustique seraient probablement encore inconnues si notre vision et notre audition étaient au niveau de notre olfaction. Le mode d'existence inorganique spécialement appréciable à l'odorat semble, en effet, n'être pas moins distinct, par sa nature, de ceux qui correspondent aux deux autres sens que ceux-là ne le sont entre eux; comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante de l'olfaction dans l'ensemble de la série animale. Malgré les obstacles inévitables que notre imperfection organique doit toujours apporter à l'essor de la branche correspondante de la physique, une exploration plus artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir à les surmonter assez pour donner lieu à une telle extension scientifique: d'ailleurs il ne nous serait peut-être pas impossible d'instituer, à cet effet, avec les plus intelligens des animaux qui nous surpassent sous ce rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente à l'utile association active, militaire ou industrielle, dont le même sens a dès longtemps fourni le motif spontané. Ainsi, le nombre des élémens vraiment irréductibles dont la physique générale doit être composée n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand il aura été convenablement déterminé, de manière à écarter essentiellement toute vicieuse concentration, en prévenant toutefois une scission spéculative qui ne serait pas moins contraire au véritable esprit de cette étude nécessairement multiple, l'influence philosophique pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique de chaque branche principale. Envers les parties même les plus avancées, nous avons reconnu que cette constitution est loin d'être aujourd'hui suffisamment définie; elle flotte encore presque toujours entre l'impulsion quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés à la saine appréciation des théories physiques, et la résistance empirique de physiciens trop étrangers à une judicieuse initiation mathématique. Les abus essentiels de l'esprit mathématique offrent ici plus de dangers que partout ailleurs, parce que leur introduction y est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation plus spécieuse qu'en aucune autre science plus compliquée, d'après la nature purement géométrique ou mécanique qu'on ne saurait contester à un grand nombre de spéculations physiques, quoique la plupart aient réellement un tout autre caractère. Chaque science fondamentale ayant eu à se défendre des envahissemens de la précédente, dont l'ascendant, à la fois logique et scientifique, y a dû spontanément présider à l'essor initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution finale de nos spéculations réelles, de contenir suffisamment, d'après de saines inspirations philosophiques, l'aveugle instinct qui entraîne encore les géomètres à exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une domination stérile et oppressive. La perturbation radicale à laquelle la physique est ainsi plus complétement exposée qu'aucune autre science, m'a déterminé à y rapporter la discussion générale, d'ailleurs universellement applicable, des vicieuses hypothèses qui continuent à y altérer profondément la réalité des conceptions principales. Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques n'y sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre d'y envisager tous les phénomènes quelconques, contre leur nature évidente, comme exclusivement mécaniques. Or, cette uniforme représentation ne saurait être pleinement convenable qu'envers la seule barologie, où nous savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie, mais à un plus haut degré, l'heureuse application de l'esprit mathématique n'a pu être encore suffisamment accomplie, faute pareillement de sa judicieuse subordination au véritable esprit de la physique, qui ne pourra y prévaloir convenablement que d'après l'indispensable rénovation de notre éducation scientifique. Mais, quelles que soient, à ces divers titres, les graves imperfections de la physique actuelle, les unes directement inhérentes à sa propre nature, les autres seulement relatives à une vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable pour permettre d'établir, entre ses diverses branches effectives, et sous la réserve ultérieure de branches nouvelles, une succession hiérarchique pleinement conforme à sa véritable position encyclopédique. Une telle classification, toujours fondée sur le même principe essentiel de la généralité décroissante que nous avons vue partout prévaloir, est sans doute destinée à remédier suffisamment aux inconvéniens spontanés de la multiplicité scientifique nécessairement propre à la physique, en y instituant une transition graduelle des spéculations barologiques presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations électrologiques les plus voisines de la chimie. Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour faciliter l'appréciation de l'ensemble de l'évolution logique, réunir essentiellement la phase chimique à la phase physique, il convient ici de considérer séparément le second élément du couple scientifique moyen, comme plus spécialement propre à conduire au couple supérieur ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement du couple inférieur ou initial. Il s'agit alors du mode le plus intime et le plus complet de l'existence inorganique, que l'esprit humain a eu tant de peine à distinguer suffisamment, sous ce rapport, de l'existence vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un degré évidemment supérieur, qui modifie profondément le système des phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel ordre d'effets naturels cesse réellement de nous offrir la généralité inorganique, elle y a toutefois gravement décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par suite plus rare, des circonstances indispensables à leur production, ces phénomènes présentent nécessairement, entre les diverses substances, des différences essentielles, qui ne sont plus réductibles, comme en physique, à de simples inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues hypothèses générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente stérilité y rend peu dangereuses. C'est surtout ici que se développe, dans toute sa plénitude, la tendance constante que nous avons remarquée parmi les divers ordres de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables à mesure que leur complication et leur spécialité augmentent. Les phénomènes purement physiques en avaient sans doute offert la première manifestation, puisqu'un tel caractère y avait nécessairement motivé l'introduction spontanée de la méthode expérimentale proprement dite. Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins satisfaisante en chimie, par la difficulté supérieure des recherches, la faculté de modifier y est naturellement bien plus complète, puisqu'elle s'étend alors jusqu'à l'intime composition moléculaire. La modification pourrait, il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre des actions vitales, en tant que plus compliquées et plus spéciales; mais, par cela même qu'elle y serait souvent poussée jusqu'à la suspension totale ou même l'entière suppression de phénomènes beaucoup plus précaires, elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la principale base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect spéculatif, la double destination fondamentale des études inorganiques y est spécialement évidente, soit pour achever d'apprécier l'existence universelle en ce qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter la connaissance du milieu général dans sa plus immédiate influence sur l'organisme. À l'un et l'autre titre, l'importance scientifique de la chimie est assurément incontestable, comme constituant, par sa nature, l'indispensable transition des spéculations inorganiques aux spéculations organiques: le caractère d'élément moyen, qui lui est commun avec la physique, s'y trouve spontanément beaucoup plus prononcé. On y sent aussi, sous un autre aspect essentiel, l'approche des études biologiques, en voyant alors augmenter notablement l'intime solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique, si insuffisante en physique, et même, au fond, en mathématique. Mais, par une nouvelle conséquence de la complication supérieure, sa culture plus récente et plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup plus éloignée encore que la physique elle-même de la vraie constitution scientifique qui convient à sa position encyclopédique, au point que nous y avons souvent reconnu des traces très-prononcées de la plus grossière métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système des études inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément développé par les études organiques, avec la méthode comparative et la théorie taxonomique qui leur sont propres, et que j'ai tant représentées comme éminemment aptes à perfectionner directement les spéculations chimiques. Là donc devraient déjà se trouver le terme actuel de l'ascendant préliminaire du régime analytique, et le commencement naturel de la prépondérance finale que doit partout obtenir le régime synthétique. Jusqu'ici, au contraire, cette science, après avoir trop aveuglément détruit la systématisation provisoire que la belle théorie du grand Lavoisier lui avait si heureusement imposée, et qui n'a pu encore être convenablement remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune autre à l'irrationnelle activité de l'esprit de détail, qui l'encombre journellement d'une stérile accumulation de faits incohérens. Si l'essor de la doctrine numérique tend à y maintenir désormais un certain degré de rationnalité, ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite souvent cette conception incomplète et insuffisante, d'où émane d'ailleurs une disposition, déjà trop commune, à dissimuler le vide réel des idées sous un facile verbiage hiéroglyphique, à l'imitation des abus algébriques. Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie, pour y discipliner un aveugle empirisme, dont tout le caractère théorique s'y réduirait bientôt, sans un tel ascendant normal, à l'impuissant appareil des nomenclatures et des notations techniques. Ce n'est plus ici de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver la vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné, cesse d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs naturellement contenu déjà par la physique, qui s'y trouve bien autrement exposée, comme on l'a vu ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être judicieusement garantie contre la vicieuse domination de la physique elle-même, première source directe de sa positivité rationnelle, et à travers laquelle s'y introduirait, au reste, l'ascendant mathématique. Par une aberration philosophique essentiellement analogue à celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits distingués sont maintenant entraînés à ne voir que de simples effets physiques dans les phénomènes chimiques les mieux caractérisés. Une tendance aussi radicalement contraire au progrès général de la chimie y est d'autant plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable affinité des deux sciences fondamentales les plus voisines l'une de l'autre, d'après une irrationnelle exagération de la haute efficacité chimique qui appartient évidemment aux diverses actions physiques, y compris même peut-être les vibrations sonores convenablement explorées. Cette intime perturbation n'y sera suffisamment contenue, comme partout ailleurs, mais d'après des motifs encore plus urgens, que par la prépondérance normale du véritable esprit philosophique, présidant à l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel. Mais, quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême imperfection, à la fois scientifique et logique, des études chimiques, où la prévision rationnelle, qui caractérise surtout la véritable science, n'est presque jamais possible aujourd'hui qu'à certains égards secondaires, leur état présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement le sentiment fondamental des lois naturelles envers les phénomènes les plus compliqués de l'existence inorganique, qui furent si longtemps regardés comme spécialement régis par de mystérieuses influences et susceptibles d'arbitraires variations. On parvient alors à sentir nettement l'ensemble de la constitution propre à la science préliminaire de la nature morte, depuis son origine astronomique jusqu'à sa terminaison chimique, profondément liées par l'interposition spontanée de la physique. Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie première qui devait d'abord être spécialement analytique, l'esprit positif s'est enfin élevé directement à celle dont le caractère a dû toujours être essentiellement synthétique, malgré les graves aberrations, à la fois scientifiques et logiques, qu'y entretient encore une servile imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement fourni sa base initiale. Suivant une formule justement célèbre, cette étude de l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant, par sa nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer et l'attention normale des hautes intelligences et la sollicitude continue de la raison publique. La destination simplement préliminaire des spéculations antérieures est même tellement sentie, que leur ensemble n'a jamais pu être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement négatives, inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant de toutes nos contemplations directes. Quoique nous ayons pleinement reconnu que les exigences initiales de la grande évolution logique avaient obligé l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles, à s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules propres, d'après leur simplicité supérieure, à consolider suffisamment l'essor fondamental de la positivité rationnelle, il est clair que cette marche exceptionnelle ne pouvait toujours prévaloir, et que son terme naturel a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive de la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension graduelle de l'esprit positif n'a pas été convenablement poussée jusqu'aux phénomènes sociaux, il était impossible que l'impulsion perturbatrice, provenue des sciences inférieures, fût, en biologie, réellement contenue, parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue que sous les vicieuses inspirations de la philosophie théologico-métaphysique, dont il fallait, avant tout, détruire alors l'antique ascendant mental. C'est pourquoi les biologistes judicieux n'ont désormais aucun intérêt véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative du point de vue sociologique, où ils doivent voir, au contraire, le seul moyen de garantir suffisamment l'indépendance et la dignité de leurs propres études contre les prétentions opposées, mais également oppressives, des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que la distinction scientifique entre l'existence individuelle et l'existence sociale ne soit réellement assez prononcée que dans notre seule espèce, elle exige néanmoins, comme je l'ai tant démontré, l'indispensable décomposition de la philosophie organique en deux sciences distinctes, quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique, puisque la considération humaine est évidemment celle qui doit y prévaloir, et à laquelle doivent toujours être essentiellement rapportées toutes les autres appréciations vitales. Quelque importante réaction que la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit d'abord reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent nécessaire des phénomènes qui lui sont propres, après avoir apprécié le milieu où il doit se développer, avant d'examiner sa marche effective. Nous avons surtout constaté que cette division fondamentale des deux sciences organiques résulte spontanément d'une dernière application générale du principe incontestable que nous avons partout employé pour construire graduellement la hiérarchie scientifique. En passant des études inorganiques aux études purement biologiques, on sent, avec une énergique évidence, que l'existence matérielle éprouve alors un immense accroissement nouveau, très-supérieur aux deux degrés essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà reçus, en s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique à l'état physique proprement dit, et même ensuite de celui-ci à la complication de l'état chimique. Toutefois le conflit exceptionnel qui a dû exister en biologie entre les besoins logiques et les besoins scientifiques pendant tout le cours de l'évolution préparatoire propre aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles à la convenable appréciation philosophique d'une telle diversité, qu'il en est résulté la difficulté la plus fondamentale que la constitution normale de cette grande science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale des sciences inférieures à dominer les supérieures, d'après leur antériorité nécessaire, était ici encore plus puissante qu'envers les deux cas précédens, puisque les phénomènes vitaux sont certainement, en grande partie, mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils offrent de réellement propre, outre la différence des appareils, est d'abord d'une détermination trop difficile pour ne pas rendre longtemps spécieuse la légitimité d'une semblable domination, d'où semblait alors dépendre l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver et prolonger cette intime perturbation, c'est que, pour résister à cette énergique impulsion physico-chimique, et d'abord même mathématique, réclamant, au nom de la positivité, l'empire de la biologie, les droits de la rationnalité, de l'indépendance et de la dignité des études vitales n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant le ténébreux ascendant de l'esprit métaphysique, et même finalement théologique. L'antique régime mental est devenu tellement antipathique à la raison moderne, que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup d'égards, compromettre de plus en plus tout ce qui reste essentiellement placé sous sa vaine protection, dont la dangereuse persistance donne à la plus indispensable résistance le caractère inévitable d'une vraie rétrogradation, aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre politique, également intéressés désormais à reposer sur une autre base philosophique, propre à concilier spontanément les conditions du progrès et celles de la conservation, qui, à partir des spéculations biologiques, semblent jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis qu'elles convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire de la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire a dû faire provisoirement accueillir en biologie toutes les conceptions qui paraissaient suffisamment susceptibles d'y détruire enfin, comme dans les sciences inférieures, l'ascendant métaphysique, quelque opposées qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes. Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet égard, que l'étrange prépondérance conservée pendant plus d'un siècle par la célèbre aberration biologique de Descartes sur l'automatisme animal, dont le grand Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement, quoique ses propres méditations dussent lui en manifester spécialement la profonde absurdité: quels que fussent sans doute à ses yeux les graves dangers de la domination mathématique, elle lui paraissait encore, et avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique, puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative. Quelque oppressif que dût être un tel antagonisme pour l'essor fondamental du véritable esprit biologique, nous avons apprécié comment il s'est finalement ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée de deux conceptions indispensables, l'une physiologique, l'autre anatomique, qui ont si dignement immortalisé l'incomparable Bichat. La première consiste dans cette célèbre distinction élémentaire entre la vie organique ou végétative et la vie animale proprement dite, qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de plus en plus appréciée, comme le fondement primordial de la saine philosophie biologique. C'est sous son inspiration, en effet, que l'on a pu enfin dénouer suffisamment la difficulté primitive, d'après une satisfaisante appréciation de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie aux prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues pleinement rationnelles en tout ce qui concerne les simples phénomènes de végétabilité, base nécessaire de toute existence vitale; tandis que la double propriété qui caractérise l'animalité était radicalement irréductible aux qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre de phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie fondamentale avec les actes inférieurs. Toutefois une telle répartition n'autorise nullement les physiciens et les chimistes à dominer directement le premier ordre d'études biologiques; quelque indispensable qu'y soit la sage application continue de la doctrine inorganique, c'est exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la diriger toujours, puisqu'ils en peuvent seuls comprendre suffisamment les conditions et la destination. Les motifs d'une telle discipline sont évidemment analogues à ceux des semblables prescriptions déjà considérées envers les trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici beaucoup plus d'énergie, d'après l'extrême influence que doit exercer la nature propre des appareils vitaux sur les actes physico-chimiques qui y constituent la pure végétabilité, même quand elle peut y être étudiée séparément de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement possible. Quant à la conception anatomique, en harmonie, d'abord simplement spontanée, aujourd'hui pleinement systématique, avec cette conception physiologique, elle résulte de la grande théorie des tissus élémentaires, où nous avons reconnu le véritable équivalent philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie, par la théorie moléculaire, dont l'application biologique est essentiellement contraire à la nature des phénomènes. Cette notion statique, convenablement élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la notion dynamique des deux vies une pleine consistance scientifique, en permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence un siége fondamental qui pût être nettement distingué, même dans les plus éminens organismes. Mais, quelle que soit la puissance intrinsèque de cette double conception, elle n'eût jamais acquis une suffisante prépondérance, ni même un caractère assez complet, si elle fût toujours restée relative à l'homme, comme elle l'était exclusivement pour son immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à tous égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant reconnu que cette grande étude ne pouvait à aucun titre devenir vraiment rationnelle tant qu'elle demeurait bornée directement à l'organisme le plus complexe, dont l'appréciation ne saurait, sous aucun aspect, être abordée avec un succès décisif sans être constamment dominée par l'admirable méthode comparative que la nature de tels phénomènes y a si heureusement ménagée pour surmonter les immenses difficultés de ces hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle entre les divers degrés successifs d'organisation ou de vie. Or ce principe fondamental de la logique biologique est surtout applicable à la distinction statique et dynamique entre les deux modes élémentaires de l'activité vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés par les divers types essentiels de la hiérarchie organique. Mais, en sens inverse, la construction finale d'une telle hiérarchie devait aussi dépendre directement de cette conception préalable, puisque la pure végétabilité ne saurait comporter entre les différens êtres que de simples inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques, sans pouvoir admettre cette diversité graduelle de modes successifs qui peut devenir la base d'une véritable série, et qui est évidemment propre à la seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique ou physiologique offrent en effet une nombreuse suite de nuances fortement tranchées, susceptibles de diriger convenablement les spéculations taxonomiques. C'est surtout à raison de cette intime connexité que nous avons vu la fondation directe de la saine philosophie biologique être surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie animale, sous la puissante élaboration d'abord de Lamarck, ensuite d'Oken, et enfin de Blainville. Une telle création constituera de plus en plus non-seulement le principal instrument logique, mais aussi la pensée prépondérante de toutes les hautes contemplations biologiques, parce que le point de vue anatomique et le point de vue physiologique y viennent nécessairement converger, à tous égards, avec le point de vue taxonomique. La notion fondamentale de l'organisme, d'abord absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable, a ainsi pris enfin l'activité directe qui convient à sa nature, d'après la considération habituelle d'une longue succession de systèmes vitaux de plus en plus complexes, dont l'existence, de plus en plus éminente, modifie toujours davantage l'existence universelle, et devient aussi de plus en plus susceptible de se modifier elle-même, conformément à l'ensemble des exigences extérieures. Quoique les idées systématiques d'ordre et d'harmonie aient dû primitivement résulter des études inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent sans doute la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement émaner que des études biologiques, d'où elles doivent finalement s'étendre aux spéculations sociales qui en avaient originairement fourni le type spontané, et qui, en effet, les renverront ultérieurement partout avec une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de la biologie actuelle, où la position des diverses questions essentielles est seule aujourd'hui pleinement appréciable, sans qu'aucune d'elles soit encore effectivement résolue, nous avons donc pu regarder cette grande science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus éminens interprètes, le vrai caractère général qui convient à sa propre nature; ce qui est pleinement compatible avec l'extrême imperfection des détails dans une étude où, d'après l'intime solidarité du sujet, l'esprit d'ensemble doit essentiellement prévaloir. Par suite d'un tel caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici un genre de spéculations positives aussi difficile et aussi récent, sa constitution scientifique n'en est pas moins maintenant, aux yeux des vrais connaisseurs, plus rationnelle que celle des diverses sciences antérieures, aveuglément livrées à la dispersion empirique qui devait distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale de la spontanéité vitale se développant, à divers degrés déterminés, entre les limites générales correspondantes à l'inévitable accomplissement continu des lois élémentaires de l'existence universelle, y est désormais irrévocablement établie d'après la grande conception hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques. Toutefois les obstacles journaliers qu'éprouve encore, au sein même de la science, cette indispensable conception, et la persistance opiniâtre du conflit initial, quoique très-heureusement atténué, entre les prétentions opposées de l'école physico-chimique et de l'école théologico-métaphysique, prouvent clairement qu'une telle constitution scientifique n'est pas suffisamment complète. On doit sans doute attribuer à cet égard beaucoup d'influence à l'extrême insuffisance de l'éducation habituelle qui précède aujourd'hui une culture aussi difficile, suivant les explications du quarantième chapitre. Il est incontestable, en effet, que les biologistes ne pourront jamais s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues assez familières pour en incorporer convenablement la judicieuse application simultanée au système de leurs études propres; cette irrécusable obligation résulte ici des mêmes motifs essentiels, devenus seulement plus énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de savans de semblables conditions logiques, comme unique moyen de contenir les empiétemens abusifs des études inférieures sur les supérieures. Mais, outre cette considération temporaire, il faut reconnaître, d'après une plus profonde appréciation, que la biologie ne saurait être complétement constituée sans l'intervention prépondérante de la sociologie; car, tandis que, par son extrémité inférieure, elle touche à la science inorganique dans l'étude élémentaire de la vie végétative, elle adhère, par son extrémité supérieure, à la science finale du développement social, dans l'étude transcendante de la vie intellectuelle et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance biologique de l'homme est radicalement insuffisante, ne saurait être convenablement instituée du seul point de vue individuel, et elle exige l'indispensable considération d'un essor collectif qui en lui-même ne saurait être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et l'utilité capitale que nous avons dû tant reconnaître dans l'immortelle tentative de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici ne doit pas être uniquement attribuée, ni même principalement, à ses imperfections radicales, ni au peu de portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la vicieuse constitution d'un travail où la biologie devrait se subordonner judicieusement à la sociologie, loin de pouvoir l'y dominer. Cette voie étant aujourd'hui la seule ouverte à l'esprit théologico-métaphysique pour maintenir en biologie son antique domination, il est aisé de sentir combien l'entière prépondérance de la positivité rationnelle s'y trouve profondément liée à la fondation de la science sociale, sans laquelle toutes les conceptions déjà élaborées n'y pourraient jamais acquérir une pleine efficacité, ni même une véritable stabilité. Une telle influence philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse, à garantir irrévocablement les études vitales contre l'invasion opposée de l'esprit mathématique, premier moteur des usurpations inorganiques, en faisant prévaloir une science où il ne saurait évidemment espérer aucun accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules pour être vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs que ces deux offices sont spontanément connexes, puisque l'école théologico-métaphysique ne peut aujourd'hui conserver en biologie une certaine valeur qu'à raison de son insuffisante résistance aux tendances subversives de l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y lutter contre l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie. En biologie, comme en politique, une même conception doit aujourd'hui pleinement satisfaire à la fois aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond nécessairement identiques. La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un dernier préambule indispensable, résulte donc maintenant de l'extrême accroissement fondamental qu'éprouve l'existence réelle en s'élevant de l'organisme individuel à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que les trois précédentes, cette complication définitive n'est pas moins prononcée que celles déjà éprouvées en passant d'abord du degré mathématique initial au degré physique proprement dit, ensuite de celui-ci au chimique, et même enfin du degré chimique au plus simple degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie avec la généralité décroissante des phénomènes successifs. D'après l'expansion continue et la perpétuité presque indéfinie qui caractérisent le nouvel organisme, ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible de ne l'en pas séparer profondément, surtout quand on considère directement cette extension totale de l'association humaine à l'ensemble de notre espèce, que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation. Sous l'aspect logique, nous avons reconnu que la méthode fondamentale reçoit alors sa plus éminente élaboration par l'introduction spontanée du mode historique proprement dit, parfaitement adapté à la nature d'un sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus en plus le principal moyen d'investigation, qui, quoique nécessairement dérivé du mode comparatif propre à la biologie, en doit néanmoins être radicalement distingué, à titre de transformation transcendante. Or l'indispensable séparation des deux études organiques n'est certes pas moins caractérisée dans l'ordre purement scientifique, d'après l'évidente impossibilité de jamais déduire les phénomènes successifs de l'évolution sociale, indépendamment de leur propre observation directe, d'après la seule connaissance des lois individuelles; car chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement rattaché qu'au degré immédiatement antérieur, quoique leur ensemble doive constamment rester, à tous égards, en harmonie fondamentale avec le système des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant la remarque précédente, que ces théories elles-mêmes ne peuvent isolément suffire à leur plus haute destination individuelle, sans l'assistance supérieure des notions sociologiques. Il importait donc, en constituant la sociologie, de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité de cette séparation fondamentale, où réside maintenant, à mon gré, pour les esprits les plus avancés, la principale difficulté, à la fois scientifique et logique, d'une telle constitution, parce que la tendance générale des études inférieures à absorber spontanément les supérieures, en vertu de leur positivité antérieure, et d'après leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être plus spécieuse assurément que dans ce cas extrême, où presque aucun des éminens penseurs de notre siècle n'a pu, en effet, éviter cette grande aberration. Une discussion décisive nous a donc ainsi conduits à satisfaire systématiquement aux éternelles conditions d'originalité et de prééminence des spéculations sociales, que la résistance théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement d'une manière fort insuffisante, depuis que la méthode positive a commencé à prévaloir de plus en plus dans la moderne évolution mentale. C'est au nom même de la positivité et de la rationnalité que nous avons directement réclamé, et même déterminé la convenable reconstruction d'un ascendant philosophique, toujours indispensable, qu'on n'ose pourtant motiver de nos jours que sur les seules exigences pratiques. Mais cette réorganisation normale ne pouvait être vraiment consolidée qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile et irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques, sans exception des moins arriérées, s'accordaient, depuis deux siècles, au milieu de leurs intimes divergences, à placer constamment le système des études morales et politiques envers l'ensemble de la philosophie naturelle. Or cette seconde condition générale, non moins inévitable que la première, a été complétement remplie, d'après une exacte convergence des besoins scientifiques avec les besoins logiques, prescrivant également désormais la subordination fondamentale de la science finale à chacune des sciences préliminaires, sur lesquelles sa réaction philosophique doit ensuite redevenir prépondérante. Aussi devais-je attacher beaucoup de prix à signaler, autant que possible, les liaisons directes qui résultent, à cet égard, de la nature des études respectives, vu la double nécessité continue de connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une autre part, l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique assignée à la sociologie, dès le début de ce Traité, par notre hiérarchie scientifique, et qui résume exactement l'ensemble de ses conditions et de ses relations, s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée en une foule d'occasions, même indépendamment de l'irrécusable obligation logique d'une telle marche successive pour élever la méthode positive jusqu'à sa phase sociologique, suivant les explications du chapitre précédent. Mais, quelle que soit l'importance réelle des indispensables notions ainsi transportées d'abord des études purement inorganiques dans cette science finale, c'est aux études biologiques que doit surtout appartenir, d'après la nature des sujets respectifs, un tel office scientifique, après que les tendances primitives aux empiétemens irrationnels y ont été suffisamment contenues. À tous les degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les rapports statiques ou dynamiques, la biologie fournit nécessairement, sur la nature humaine, autant qu'elle peut être connue par la seule considération de l'individu, des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler les indications directes de l'exploration sociologique, et souvent même les rectifier ou les perfectionner. Mais, en outre, dans la partie inférieure de la série, sans descendre d'ailleurs jusqu'à l'état initial, où les déductions biologiques peuvent seules nous guider, il est clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique, doit faire spécialement connaître cette association élémentaire, intermédiaire spontané entre l'existence purement individuelle et l'existence pleinement sociale, qui résulte de l'existence domestique proprement dite, plus ou moins commune à tous les animaux supérieurs, et qui constitue, dans notre espèce, la véritable base primordiale du plus vaste organisme collectif. Toutefois l'élaboration originale de cette nouvelle science a dû être essentiellement dynamique, en sorte que les lois d'harmonie y ont été presque toujours implicitement considérées parmi les lois de succession, dont l'appréciation distincte pouvait seule constituer aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa plus haute connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie entre la série sociologique et la série biologique, et qui permet d'envisager philosophiquement la première comme un simple prolongement graduel de la seconde, quoique les termes de l'une soient surtout coexistans et ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement des deux séries, nous avons, en effet, reconnu que le caractère essentiel de l'évolution humaine résulte nécessairement de la prépondérance toujours croissante des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la tête de la hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation rationnelle des principaux degrés d'animalité. On parvient ainsi à concevoir l'immense système organique comme liant réellement la moindre existence végétative à la plus noble existence sociale, par une longue progression intermédiaire de modes d'existence de plus en plus élevés, dont la succession, quoique nécessairement discontinue, n'en est pas moins essentiellement homogène. Enfin, le principe d'un tel enchaînement consistant, au fond, dans la généralité décroissante des phénomènes prépondérans, cette double série organique se rattache spontanément à l'unique série rudimentaire que puisse nous offrir la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés principaux, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin chimique, propres à l'existence universelle, présentent déjà une succession relative au même principe, que j'ai dès lors osé ériger au cinquante-septième chapitre, après tant de hautes vérifications dynamiques et statiques, en loi fondamentale de toute taxonomie positive. La direction nécessaire de l'ensemble du mouvement humain, à la fois individuel et social, étant ainsi scientifiquement déterminée, il ne restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli, au tome quatrième, par ma loi fondamentale d'évolution, qui, avec cette loi hiérarchique, établit, j'ose le dire, un véritable système philosophique, dont les deux élémens principaux sont spontanément solidaires. Dans cette conception dynamique, la sociologie se rattache profondément à la biologie, puisque l'état initial de l'humanité y coïncide essentiellement avec celui où leur imperfection organique retient les animaux supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif ne dépasse jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement collectif. La similitude est encore plus évidente quant à l'existence active. Après avoir ainsi constitué la théorie sociologique, il fallait, pour la rendre vraiment jugeable, constater directement sa réalité fondamentale, en osant l'appliquer convenablement à la saine appréciation générale, historique quoique abstraite, de la grande progression, à la fois mentale et sociale, qui, depuis quarante siècles, élève continuellement l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet de l'élaboration décisive qui a exigé la totalité du volume précédent et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste ensemble en a été, au cinquante-septième chapitre, spécialement résumé, il serait superflu d'y revenir maintenant. Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable épreuve, sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions historiques proposées jusqu'ici, a finalement démontré la réalité essentielle de ma théorie dynamique, par cela même que chaque phase importante de la grande évolution y a trouvé spontanément, outre la filiation nécessaire, l'explication générale de son propre caractère et la juste appréciation de sa participation indispensable au résultat commun; de manière à toujours permettre de glorifier convenablement, sans aucune inconséquence, les services rendus successivement par les influences les plus opposées. Une semblable aptitude à rendre, par exemple, une égale et complète justice à l'état monothéique et à l'état polythéique, avec une pareille indifférence personnelle envers chacun d'eux, n'était, sans doute, possible que par suite même du salutaire ébranlement qui a déterminé la crise finale propre à l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble du double mouvement moderne. Sans une telle préparation, à la fois politique et philosophique, aucun esprit n'aurait pu s'affranchir assez complétement et de l'antique philosophie et des préjugés critiques développés pendant sa longue décadence pour introduire, en un semblable sujet, cette disposition pleinement scientifique, indispensable aux moindres spéculations, mais beaucoup plus nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers les études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées que l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes conditions générales qui exigeaient aujourd'hui cette élaboration décisive, devaient, sous un autre aspect, la seconder spécialement. Son efficacité pratique est d'ailleurs inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent y est profondément rattaché enfin, sous tous les aspects possibles, à l'ensemble du passé humain, de manière à mettre également en évidence la marche antérieure et la tendance ultérieure de chaque phénomène important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la possibilité d'une relation normale entre la science et l'art, déjà ébauchée envers les cas plus simples, à mesure que s'est accompli l'essor préliminaire de la sociabilité moderne. Quelque peu avancée que doive être encore cette nouvelle science, on peut donc la regarder comme ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions essentielles de son institution initiale, en sorte qu'il ne restera plus désormais qu'à poursuivre convenablement son développement spécial. La nature du sujet, où la solidarité est beaucoup plus complète que partout ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en compensation nécessaire de sa complication plus grande, une rationnalité supérieure à celle de toutes les sciences préliminaires, y compris même la biologie, en y établissant aussitôt l'ascendant normal de l'esprit d'ensemble, qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre sur toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite, afin d'y réparer peu à peu les désastres du régime dispersif propre à l'élaboration préparatoire des connaissances réelles. D'après l'appréciation scientifique que nous venons de terminer, la grande appréciation logique du chapitre précédent se trouve donc suffisamment complétée. Malgré l'état peu satisfaisant de presque toutes les doctrines spéciales, sauf, à quelques égards, dans les sciences inférieures, on peut cependant juger désormais essentiellement accomplie la longue et difficile préparation mentale qui, depuis la mémorable impulsion initiale de Descartes et de Bacon, devait graduellement amener l'avénement final de la vraie philosophie moderne. Tous les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation sont maintenant assez développés pour que le véritable caractère, à la fois scientifique et logique, propre à chacun d'eux, soit déjà pleinement appréciable, quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé. En même temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe est spontanément résulté de l'extension successive de l'esprit positif à des spéculations de plus en plus éminentes, dont les dernières, relatives aux phénomènes les plus complexes et les plus importans, réunissent, par leur nature, toutes les grandes conditions de l'ascendant philosophique. La création décisive de la sociologie complète l'essor fondamental de la méthode positive, et constitue le seul point de vue susceptible d'une véritable universalité, de manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieures, afin de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité continue. Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles pourront donc former enfin un vrai système, assujetti, dans son entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie et à une commune évolution, ce qui n'est certainement possible par aucune autre voie. D'une autre part, l'indispensable harmonie entre la spéculation et l'action est ainsi pleinement établie, puisque les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques, concourent alors, avec une remarquable spontanéité, à conférer la présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a toujours justement regardées comme devant universellement prévaloir, et qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége que par suite des besoins exceptionnels propres à la situation profondément contradictoire qui caractérise l'ensemble de la grande transition moderne. Le bon sens, au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux siècles, les fondateurs de la philosophie positive, revient donc aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son installation finale, pour diriger ensuite à jamais son application normale, après que toutes les aberrations générales du génie spécial auront été suffisamment rectifiées. Enfin, la morale, dont les exigences directes étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration préliminaire, recouvre aussitôt ses droits éternels par suite de la suprématie mentale du point de vue social, rétablissant, avec une énergique efficacité, le règne continu de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai sentiment du devoir reste toujours profondément lié. Dans les deux derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps appartenir à l'impulsion, essentiellement mathématique, émanée des sciences inférieures, sans aucun grave danger immédiat pour les conditions naturelles de la moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient pas encore redevenus directement prépondérans. Tout en écartant spontanément les contemplations sociales, afin de se restreindre d'abord aux études préliminaires où la positivité rationnelle était plus aisément développable, l'instinct spéculatif pouvait alors être soutenu par ce juste sentiment de l'harmonie fondamentale de nos efforts privés avec la commune destination, qui nous rend spécialement accessibles aux inspirations morales. Mais il n'en est plus ainsi depuis que la crise finale a mis en haute évidence l'urgence universelle des nécessités politiques. Dès lors, cet esprit scientifique, qui, d'après l'inévitable conviction de son impuissance radicale envers les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement de plus en plus immoral, en conduisant presque toujours à l'égoïsme systématique, que l'ascendant familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui convenablement guérir. Cette intime perturbation, d'autant plus dangereuse qu'elle corrompt directement la première source mentale de la régénération humaine, est spontanément dissipée par la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique. Le type fondamental de l'évolution humaine, aussi bien individuelle que collective, y est, en effet, scientifiquement représenté comme consistant toujours dans l'ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchans, et de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi ressort directement, de l'ensemble même du vrai développement spéculatif, l'universelle domination de la morale, autant du moins que le comporte notre imparfaite nature. Il serait assurément superflu de signaler ici davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe systématiquement, au plus haut degré possible, le sentiment fondamental de la solidarité et de la continuité sociales, en même temps que la notion générale de l'ordre spontané que l'économie totale du monde réel érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite, soit privée, soit publique. Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie générale, il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment considéré sa constitution propre, à la fois scientifique et logique, qu'à indiquer, au chapitre suivant, la nature de son action ultérieure, d'abord mentale, puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination peut aujourd'hui reposer sur une base vraiment rationnelle, suivant notre théorie de l'évolution humaine, ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême application actuelle. SOIXANTIÈME ET DERNIÈRE LEÇON. Appréciation sommaire de l'action finale propre à la philosophie positive. Aucune des précédentes révolutions de l'humanité, même la plus grande de toutes, relative au passage décisif de l'organisme polythéique de l'antiquité au régime monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi profondément l'ensemble de l'existence humaine, à la fois individuelle et sociale, que devra le faire, dans un prochain avenir, l'avénement nécessaire de l'état pleinement positif, où nous avons reconnu consister, à tous égards, la seule issue possible de l'immense crise finale qui, depuis un demi-siècle, agite si intimement les populations d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs est enfin tellement préparé, que son accomplissement définitif ne dépend plus essentiellement désormais que de l'essor direct et systématique de la philosophie correspondante. La seconde moitié du cinquante-septième chapitre a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier la grande élaboration politique qui doit constituer, dans le siècle actuel, le principal caractère d'une telle philosophie, dont l'influence immédiate se trouve ainsi convenablement signalée. Il ne nous reste donc plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un aspect plus général, l'action normale que devra finalement exercer le nouveau régime philosophique, quand son universel ascendant aura pu être suffisamment réalisé. Nous devons, à cet effet, le considérer successivement envers chacun des modes essentiels de l'existence humaine, d'abord mentale, puis sociale. Relativement à celle-ci, il faudra séparément examiner l'ordre purement moral et ensuite l'ordre politique proprement dit. Quant à la première, elle présente, non moins naturellement, deux points de vue très-distincts, l'un scientifique, l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné à réfléter spontanément l'ensemble des divers aspects humains, aussi bien sociaux qu'intellectuels, l'indication qui s'y rapporte sera mieux placée à la fin de cette appréciation totale. Telles sont donc les quatre classes de considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin esthétiques, d'après lesquelles nous devons, dans ce chapitre extrême, achever rapidement de caractériser la grande régénération philosophique qui a toujours constitué l'objet essentiel de ce Traité. La principale propriété intellectuelle de l'état positif consistera certainement en son aptitude spontanée à déterminer et à maintenir une entière cohérence mentale, qui n'a pu encore exister jamais à un pareil degré, même chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés. Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à tous égards, la phase la plus importante de notre préparation théologique, offrit longtemps, comme je l'ai expliqué, une sorte d'unité spéculative, d'après la nature uniformément religieuse que présentaient alors toutes les grandes conceptions humaines, du moins avant que la métaphysique dissolvante eût acquis une extension décisive. Mais, quoique notre intelligence n'ait pu ensuite retrouver une harmonie aucunement équivalente, cette consistance initiale, outre sa moindre stabilité, ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup près, que celle qui résultera nécessairement de l'universel ascendant de l'esprit positif; car, aux époques les plus arriérées, la positivité spontanée des notions les plus particulières et les plus usuelles a dû toujours altérer involontairement, en chaque genre, la pureté théologique des spéculations générales, tandis que le nouveau régime doit, au contraire, imprimer à toutes nos conceptions quelconques, depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus transcendantes, un caractère pleinement positif, sans le moindre mélange indispensable d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs superflu de faire expressément ressortir la supériorité naturelle de cette harmonie finale sur l'équilibre précaire et incomplet que nous avons vu exister, pendant quelques siècles, sous la prépondérance provisoire de la métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du système monothéique, et avant que la philosophie positive eût commencé à se manifester distinctement. La situation profondément contradictoire propre à la transition actuelle, où les meilleurs esprits sont habituellement soumis à trois régimes incompatibles, permet encore moins de concevoir directement aujourd'hui cette prochaine unité, à la fois scientifique et logique. On ne peut s'en former une juste idée qu'en y voyant surtout, d'après la double appréciation de nos deux derniers chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon sens fondamental qui, longtemps borné à des opérations partielles et pratiques, s'est ensuite graduellement emparé des diverses parties du domaine spéculatif, de manière à déterminer enfin l'entière rénovation de la raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la pure imagination. Alors notre intelligence, faisant à jamais prévaloir, envers les plus hautes recherches, cette même sagesse universelle que les exigences de la vie active nous rendent spontanément familière à l'égard des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé partout à la détermination chimérique des causes essentielles et de la nature intime des phénomènes, pour se livrer exclusivement à l'étude progressive de leurs lois effectives, dans l'intention permanente, d'ailleurs spéciale ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit privée, soit publique. Le caractère purement relatif de toutes nos connaissances étant ainsi habituellement reconnu, nos théories quelconques, sous la commune prépondérance naturelle du point de vue social, seront toujours uniquement destinées à constituer, envers une réalité qui ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations aussi satisfaisantes que puisse le comporter, à chaque époque, l'état correspondant de la grande évolution humaine. Cette universelle appréciation logique sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique avec le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement indépendant de nous, même envers nos propres phénomènes, individuels ou collectifs, et sur lequel notre intervention ne saurait jamais exercer que des modifications simplement secondaires, mais, du reste, infiniment précieuses, comme formant la principale base de notre puissance effective. On ne peut aujourd'hui comprendre suffisamment combien un tel sentiment doit enfin dominer notre intelligence: soit parce que la pensée involontaire des perturbations continues, au moins virtuelles, nécessairement rappelées par un reste quelconque de croyance théologique, empêche encore la plupart des bons esprits d'éprouver complétement l'irrésistible conviction que tend à produire, à tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur; soit aussi parce que cette invariabilité des lois naturelles n'est pas jusqu'ici convenablement reconnue à l'égard des événemens les plus complexes, dont l'attention publique est justement préoccupée. La puissance ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue que des entendemens assez avancés pour se trouver maintenant, à l'un et à l'autre titre, convenablement approchés de cette situation normale, que d'ailleurs tout homme sensé regarde déjà comme évidemment inévitable. Enfin un troisième attribut élémentaire, en même temps scientifique et logique, qui est également propre au véritable esprit positif, devra pareillement contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux essor de nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la liberté fondamentale que la nature et la destination des théories réelles laissent nécessairement à notre intelligence, et qui est, en tout genre, beaucoup plus étendue que les tendances absolues n'ont pu jusqu'ici permettre de le soupçonner. À ces divers titres essentiels, notre situation transitoire est encore si peu conforme à cette prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement mesurer l'importance et la rapidité des progrès qui seront ainsi obtenus: nous ne pouvons, en chaque cas, que les apprécier vaguement d'après ceux déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime mental extrêmement imparfait, et même, à certains égards, radicalement vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable déperdition de la plupart des efforts intellectuels. Toutes les sciences, même les plus avancées, étant jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est impossible qu'une culture sagement systématique, où les moindres forces seront directement appliquées à la commune élaboration, n'y détermine promptement un essor très-supérieur à celui qu'y pouvait permettre un empirisme dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur état présent nous a offert tant de traces capitales. Pour préciser davantage cette indication générale, il faut considérer séparément la parfaite harmonie mentale qui appartient à l'état positif, d'abord envers les spéculations abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et enfin relativement aux notions pratiques. Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable jusqu'ici, toutes les parties de ce Traité ont fait directement ressortir combien chaque classe de connaissances réelles doit hautement s'améliorer, quand une marche vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens ont suffisamment caractérisé les diverses imperfections essentielles, soit scientifiques, soit logiques. Le régime final devant être, à cet égard, principalement distingué par l'intime solidarité des différentes branches de la philosophie abstraite, il suffit ici de signaler sommairement la double influence fondamentale d'une telle connexité, comme devant garantir pleinement la juste indépendance de chaque science, et consolider entièrement les notions correspondantes. Quand l'ascendant normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée à l'esprit mathématique, dès lors réduit à son domaine naturel, la prépondérance spontanée d'une science qui dépend de toutes les autres, et qui cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune d'elles, assurera nécessairement le libre essor de chacune, conformément à son génie propre, et à l'abri de toute irrationnelle invasion, sans altérer néanmoins son concours permanent à l'harmonie universelle, que cette légitime originalité de chaque élément philosophique rendra, au contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher aveuglément une stérile unité scientifique, aussi oppressive que chimérique, dans la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales, d'ailleurs inévitablement convergentes, et même, à quelques égards, analogues; l'harmonie la plus satisfaisante résultera spontanément entre elles, d'abord de leur commun assujettissement continu à une même méthode fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire vers une même destination essentielle, et enfin de leur subordination simultanée à une même évolution générale. Quoique ce régime définitif doive évidemment augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans est pourtant celle qui en devra naturellement retirer le plus d'avantages, comme ayant dû être jusqu'ici la plus exposée à de désastreux empiétemens, contre lesquels elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives que sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins fort insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques. Le déplorable conflit qui résulte, en biologie, d'une telle opposition, constitue aujourd'hui la seule influence sérieuse qu'ait pu encore conserver l'ancien antagonisme philosophique entre le matérialisme et le spiritualisme. Car ces deux tendances inverses, mais également vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître simultanément sous la prépondérance finale du véritable esprit positif, ne représentent, au fond, l'une que la disposition naturelle des sciences inférieures à absorber abusivement les supérieures, l'autre que l'entraînement spontané de celles-ci à supposer le maintien de leur juste dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de l'antique philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant de gravité profonde qu'envers les études biologiques, où elle cédera nécessairement à l'heureuse aptitude directe de la philosophie finale pour régler convenablement chaque constitution scientifique, à la fois sans oppression et sans anarchie. Si l'on considère, en second lieu, la coordination intérieure de chaque science, la même discipline philosophique y doit ultérieurement garantir, en vertu de son universalité caractéristique, l'indispensable consolidation des diverses conceptions essentielles contre l'imminente dissolution dont les menace aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus avancées, d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse nécessité de contenir ainsi les perturbations radicales qu'y doit susciter de plus en plus la tendance croissante des médiocrités ambitieuses à obtenir de faciles succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on y suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient, en aucun cas, être suffisamment affermies que d'après leur commune adhérence au système général de la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le précédent, ce nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable, doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques, que leur complication supérieure et leur formation plus tardive doivent davantage exposer aux controverses destructives, mais que leur plus intime connexité avec la science dirigeante devra naturellement rendre aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable hésitation scientifique que conservent encore tant d'esprits éclairés au sujet de la grande conception de la hiérarchie animale, sans laquelle toute véritable philosophie biologique serait assurément impossible, se trouvera spontanément dissipée à jamais, quand le régime final aura fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire d'une telle notion, soit avec l'ensemble de la constitution spéculative, soit même avec le principe général du classement social, comme je l'ai spécialement expliqué. Jusqu'envers les cas où les notions établies comporteraient, en effet, d'incontestables rectifications partielles, une sage discipline philosophique saura toujours maintenir une juste pondération rationnelle entre les exigences, quelquefois opposées, de la liaison et de l'exactitude; tandis que le régime dispersif sacrifie trop aveuglément aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent plus spécieuses que réelles. Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire, fidèlement reproduite dans l'ensemble de ce Traité, y ait dû faire justement prévaloir la formation graduelle de la science abstraite, dont Bacon avait si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair, suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre, que la construction directe de la science concrète devra naturellement constituer l'une des principales attributions permanentes du nouvel esprit philosophique, sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement se développer une étude qui exige inévitablement l'intime combinaison continue des divers points de vue scientifiques. Une telle étude doit être, à tous égards, comme l'indique déjà sa dénomination la plus usitée, éminemment historique, en tant que relative à l'appréciation effective de l'existence successive propre aux différens êtres réels. Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément rejaillir sur les lois élémentaires des divers modes d'activité, et les précieuses indications pratiques dont elle sera, par sa nature, la source immédiate, je dois y signaler ici, surtout envers les phénomènes les plus complexes et les plus élevés, une importante détermination, qui ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut regarder la réaction philosophique comme spécialement indispensable à la pleine consolidation du nouveau régime mental, où l'entière élimination de l'absolu ne pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors directement accessible, de la véritable durée générale assignée, par l'ensemble de l'économie réelle, à chacune des principales existences naturelles, et entre autres à l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette grande évolution, qui commence à peine à se dégager aujourd'hui d'un lent essor préparatoire, doive certainement rester encore à l'état progressif pendant une longue suite de siècles, au delà desquels il serait sans doute aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant, il importe cependant beaucoup au développement ultérieur du vrai génie philosophique de reconnaître déjà, en principe, le plus nettement possible, que l'organisme collectif est nécessairement assujetti, comme l'organisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment des altérations insurmontables du milieu général. Vainement argue-t-on, pour détourner cette fatale assimilation, d'une prétendue différence radicale entre les deux cas, tenant au rajeunissement continu que l'on suppose indéfiniment propre au premier; car, il est clair que le second n'y est pas, au fond, moins disposé, d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens, qui n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche pas la mort, quand la décomposition croissante l'emporte enfin sur la recomposition décroissante. Sauf l'immense inégalité des durées, relative à l'étendue comparative des deux organismes et à la vitesse respective de leur développement, rien ne saurait assurément empêcher la vie collective de l'humanité d'offrir naturellement une semblable destinée, dont la perspective philosophique, tout en dissipant radicalement les illusions métaphysiques sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage décourager les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration que ne le fait habituellement, aux yeux de tous les hommes sensés, en un cas beaucoup moins favorable, la pleine certitude d'une inévitable destruction, même quand elle est très-prochaine. La saine philosophie devra, ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération de ceux qui n'auraient pas désormais le courage de concourir activement à la longue ascension de l'humanité sans la stimulation artificielle de ces chimériques espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse prépondérance de l'antique philosophie absolue. Il serait d'ailleurs évidemment oiseux de s'arrêter maintenant, en aucune manière, à la détermination prématurée du caractère extrême que devra prendre, dans un avenir très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours disposé à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute destinée clairement inévitable, quand l'âge du déclin deviendra prochain, afin d'en adoucir convenablement l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la dignité humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de l'enfance qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse: cette prétendue sagesse conviendrait certainement encore moins pour la vie collective que pour la vie individuelle. Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau régime mental quant à l'élaboration rationnelle des connaissances pratiques, il serait ici superflu de faire expressément ressortir son heureuse aptitude à constituer spontanément la plus intime harmonie permanente entre le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès lors toujours subordonnés à un même esprit philosophique, après l'entière cessation de l'opposition radicale que l'antique philosophie avait nécessairement établie entre eux. D'un côté, en effet, l'essor pratique, plus ou moins comprimé jusqu'ici par de superstitieux scrupules, ou détourné par de chimériques espérances, devra être directement stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité rationnelle, qui soumettra toutes les opérations usuelles à une lumineuse appréciation systématique. Mais, en sens inverse, l'extension technique n'aura pas moins d'efficacité pour faire unanimement apprécier l'immense supériorité du vrai régime scientifique sur la vaine constitution antérieure des diverses spéculations humaines. Le sentiment de l'action et celui de la prévision étant ainsi mutuellement solidaires, d'après leur commune subordination au principe fondamental des lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité devra beaucoup contribuer à populariser et à consolider, par une application continue, la nouvelle philosophie, où chacun reconnaîtra directement l'uniforme réalisation d'une même marche générale envers tous les sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces diverses influences nécessaires seront surtout caractérisées dans l'essor ultérieur des deux arts les plus difficiles et les plus importans, l'art médical et l'art politique, aujourd'hui à peine ébauchés, d'après l'état d'enfance des théories correspondantes, et qui seront alors promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion d'une véritable unité philosophique, quand toutefois les études concrètes auront été suffisamment instituées. Puisque les phénomènes les plus complexes sont aussi les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement se rapporter la principale appréciation de la vraie relation générale entre la spéculation et l'action. Ainsi se manifestera directement, à tous égards, la solidarité mutuelle qui doit intimement unir l'activité pratique et le régime mental les plus convenables à la vraie nature humaine, après leur entier affranchissement des impulsions étrangères qui, longtemps indispensables à leur essor initial, entravent désormais leur double progrès et leur rapprochement décisif. Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses propriétés essentielles que devra spontanément développer l'esprit positif, enfin parvenu, par suite de sa dernière extension fondamentale, à sa pleine universalité caractéristique, et que dissimule profondément aujourd'hui la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire. Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente rapidité, la haute aptitude, encore plus méconnue, et pourtant encore plus décisive, de la philosophie positive pour consolider et perfectionner, à tous égards, la moralité humaine. Nous avons eu déjà, dans les deux chapitres précédens, quelques occasions de reconnaître suffisamment la fatale scission qui s'est naturellement développée, pendant tout le cours de la grande transition moderne, entre les besoins intellectuels et les besoins moraux, et d'après laquelle on est aujourd'hui involontairement disposé à craindre que le régime le plus convenable aux uns ne puisse également satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention, qui tend directement à neutraliser l'activité régénératrice, il suffit de remarquer que ce dangereux antagonisme dut seulement constituer un résultat inévitable, très-douloureux sans doute, mais purement provisoire, de la situation contradictoire qui devait caractériser une telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale n'était d'abord exécutable qu'envers les études supérieures, en écartant, comme trop compliquées, les questions morales, qui semblaient ainsi devoir indéfiniment adhérer à l'antique philosophie, dont ce mouvement préalable était surtout destiné à détruire l'ascendant devenu profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer par une systématisation plus complète et plus durable. Mais l'extension finale de la positivité rationnelle aux plus éminentes spéculations fait désormais cesser spontanément cette désastreuse opposition, en conférant directement au point de vue social la plus heureuse prépondérance normale, aussi bien logique et scientifique que morale et politique, comme les deux derniers chapitres l'ont pleinement démontré. Sous ce nouveau régime philosophique, l'esprit positif développera rapidement son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent plus offrir maintenant que des dangers toujours croissans, en faisant rejaillir sur les doctrines les plus importantes l'incertitude et le discrédit qui s'attacheront inévitablement de plus en plus à une philosophie dès longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle de toute autre systématisation contient à peine la juste antipathie de la raison moderne. Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement rompu l'unité théologique, en s'efforçant vainement de la remplacer, sa profonde impuissance organique a dû se trouver passagèrement dissimulée par l'ardeur même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais principes moraux, suscitait une impulsion commune, propre à refouler, à un certain degré, l'égoïsme spontané. Mais, l'opération négative étant aujourd'hui, sous tous les aspects essentiels, aussi accomplie qu'elle puisse l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable affaissement des passions purement révolutionnaires, faute d'une suffisante destination, commence à mettre en pleine évidence la fragilité croissante des fondemens métaphysiques, incapables de résister utilement à la moindre perturbation. Les convictions profondes, que la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais, en morale comme partout ailleurs, que d'après l'universelle prépondérance de l'esprit positif, quand il y sera enfin convenablement appliqué, dans l'élaboration finale des théories sociales. Il serait assurément superflu d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment morale propre à l'ascendant scientifique du point de vue social et à la suprématie logique des conceptions d'ensemble, qui, suivant nos explications antérieures, devront constituer le double caractère final de la philosophie pleinement positive. Dans l'universelle fluctuation inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement contestées, rien ne saurait donner une juste idée de l'énergie et de la ténacité que devront acquérir, à tous égards, les règles morales, lorsqu'elles pourront ainsi reposer convenablement sur une irrécusable appréciation de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale ou générale, que l'existence humaine, soit privée, soit publique, doit habituellement recevoir de nos actes et de nos tendances quelconques, successivement jugés d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la fois individuelle et sociale. Cette détermination positive ne laissera plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges par lesquels tant de sincères croyans éludent journellement, à leurs propres yeux comme à ceux d'autrui, la rigueur des prescriptions morales, depuis que les doctrines religieuses ont partout perdu leur principale efficacité sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir correspondant. L'intime sentiment de l'ordre fondamental doit alors acquérir, à tous égards, d'après la convergence nécessaire de tout le développement spéculatif, une intensité susceptible de persister spontanément au milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que la parfaite unité mentale qui caractérise l'état positif déterminera ainsi, chez chacun des esprits convenablement cultivés, d'actives convictions morales, elle constituera, non moins inévitablement, de puissans préjugés publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment qui n'a pu jamais exister au même degré, et dont l'irrésistible ascendant continu sera destiné à suppléer à l'insuffisance des efforts privés, en cas de culture trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique. J'ai d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au cinquante-septième chapitre, que cette double efficacité morale de la philosophie finale ne suppose pas seulement l'influence directe et spontanée des doctrines correspondantes, qui, quel qu'en doive être le pouvoir spéculatif, suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses, vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles dans l'ensemble de notre économie. Nous avons pleinement reconnu que, sous le régime le plus favorable, de tels résultats exigeront, en outre, par leur nature, d'abord l'action fondamentale d'un système convenable d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention continue d'une sage discipline, à la fois privée et publique, émanée du même pouvoir moral qui aura dirigé cette commune initiation. On oublie trop aujourd'hui cette indispensable considération dans les comparaisons superficielles et prématurées, si souvent injustes, et quelquefois malveillantes, que l'on tente d'établir de la morale positive, à peine mentalement ébauchée, et encore dépourvue de toute institution régulière, avec la morale religieuse, complétement developpée par une élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout l'appareil social qu'exigeait son application. L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant donc, à cet égard, maintenant appréciable que relativement aux doctrines elles-mêmes, indépendamment des institutions correspondantes, il importe, pour en faciliter l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici rapidement chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus, au cinquantième chapitre, propres à la morale universelle, d'abord personnelle, puis domestique, et enfin sociale. Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement organisée, comportera certainement beaucoup plus d'efficacité pratique que n'a pu jamais en obtenir, même à l'état monothéique, la morale religieuse, malgré les puissans moyens dont elle a disposé. Outre que l'appréciation individuelle de chaque système de conduite est, en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré initial sera dès lors habituellement envisagé sous son aspect véritable, non plus seulement quant à son utilité privée, mais comme base primordiale de tout le développement moral, et, à ce titre, radicalement soustrait à l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais pleinement incorporé à l'ensemble des prescriptions publiques. Les anciens n'ont pu obtenir un tel résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti l'importance, et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment réalisé, par une conséquence inévitable de la prépondérance toujours accordée à un but imaginaire. En exagérant les dangers momentanés d'une franche renonciation à toute espérance chimérique, on a trop méconnu jusqu'ici les avantages permanens que doit produire, sous une sage direction philosophique, la concentration finale des efforts humains sur la vie réelle, soit individuelle, soit surtout collective, dont l'homme est ainsi directement poussé à améliorer le plus possible l'économie totale, d'après l'ensemble des moyens qui lui sont propres, et parmi lesquels les règles morales occupent certainement le premier rang, comme immédiatement destinées à permettre ce concours universel où réside évidemment notre principale puissance. Si cette inévitable restriction tend, à certains égards, à diminuer spontanément une prévoyance immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité, cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement consolider l'harmonie commune, en détournant davantage de toute excessive accumulation. Une saine appréciation de notre nature, où d'abord prédominent nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses inclinations, une sage discipline continue, destinée à les stimuler et à les contenir suivant leurs tendances respectives. Enfin, la conception fondamentale, à la fois scientifique et morale, de la vraie situation générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie réelle, fera toujours nettement ressortir la nécessité de développer sans cesse, par un judicieux exercice, les nobles attributs, non moins affectifs qu'intellectuels, qui nous placent à la tête de la hiérarchie vivante. Le juste orgueil que devra susciter le sentiment continu d'une telle prééminence, surtout succédant à l'infériorité tant consacrée de l'homme envers les anges, ne saurait d'ailleurs déterminer aucune dangereuse apathie, puisque le même principe rappellera toujours un type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop aisé de sentir que nous resterons constamment, quoique nos efforts persévérans puissent nous en rapprocher de plus en plus. Il en résultera seulement une noble audace à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître jamais d'autres limites que celles que nous impose l'irrésistible ensemble de l'ordre réel, qu'il faut d'ailleurs chercher à modifier le plus possible à notre avantage, d'après son exacte appréciation continue. Quant à la morale domestique, une comparaison décisive fera sans doute bientôt apprécier la supériorité spontanée de la philosophie positive, seule apte désormais, d'après les explications spéciales du cinquantième chapitre, à refréner convenablement les dangereuses aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que la théologie pût les contenir. Peut-être fallait-il que l'anarchie actuelle fût poussée jusqu'à ces intimes perturbations, pour rendre pleinement irrécusable la nécessité de constituer enfin l'ensemble des notions morales sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister suffisamment aux discussions corrosives, et même à les écarter irrévocablement, en manifestant directement l'immuable réalité de la subordination fondamentale qui constitue l'économie élémentaire des sociétés humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique, où l'appréciation sociologique se confond presque avec l'appréciation biologique, qu'on fera le plus aisément sentir combien les rapports sociaux sont profondément naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi au mode d'existence propre à toute la partie supérieure de la hiérarchie animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet développement, en harmonie avec son universelle prééminence. Une judicieuse application du principe uniforme de classement, d'abord abstrait, ensuite concret, propre à la philosophie positive, consolidera d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant intimement à l'ensemble de la constitution spéculative, comme je l'ai noté au cinquante-septième chapitre. Enfin l'étude approfondie de l'évolution humaine, sous cet aspect capital, démontrera pleinement, suivant nos indications historiques, que les diversités naturelles sur lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus développées par le progrès commun, qui fait mieux tendre chaque élément vers l'existence la plus conforme à son vrai caractère et la plus convenable à l'harmonie générale. Pendant que l'esprit positif consolidera systématiquement les grandes notions morales qui se rapportent à ce premier degré d'association, il fera directement ressortir la prépondérance croissante de la vie domestique pour l'immense majorité de l'humanité, à mesure que la sociabilité moderne se rapproche davantage de son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf quelques rares anomalies individuelles, érige toujours, et à tous égards, l'existence domestique en préambule indispensable de l'existence sociale, sera donc ainsi finalement garanti contre toute sophistique altération. Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale proprement dite, la philosophie positive y développera, encore plus évidemment que dans les deux autres cas, sa haute aptitude organique. Ni la philosophie métaphysique, qui consacre spontanément l'égoïsme, ni même la philosophie théologique, qui subordonne la vie réelle à une destination chimérique, n'ont jamais pu faire directement ressortir le point de vue social comme le fera, par sa nature, cette philosophie nouvelle, qui le prend nécessairement pour base universelle de la systématisation finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si peu propres à permettre l'essor des affections purement bienveillantes et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent conduit à en nier dogmatiquement l'existence, l'un d'après de vaines subtilités scolastiques, et l'autre sous l'ascendant inévitable des préoccupations continues relatives au salut personnel. Aucun sentiment quelconque n'étant pleinement développable sans un exercice spécial et permanent, surtout s'il est naturellement peu prononcé, on doit donc regarder le sens moral, dont le degré social constitue seulement la plus complète manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai d'ailleurs suffisamment apprécié la nécessité préliminaire. Quand une véritable éducation aura convenablement familiarisé les esprits modernes avec les notions de solidarité et de perpétuité que suggère spontanément, en tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale, on sentira profondément l'intime supériorité morale d'une philosophie qui rattache directement chacun de nous à l'existence totale de l'humanité, envisagée dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion, au contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des individus passagèrement réunis, tous absorbés par une destination purement personnelle, et dont la vaine association finale, vaguement reléguée au ciel, ne devait offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction même de toutes nos espérances à la vie réelle, individuelle ou collective, peut aisément fournir, sous une sage direction philosophique, de nouveaux moyens de mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la considération graduellement prépondérante constituera dès lors la seule voie propre à satisfaire autant que possible ce besoin d'éternité toujours inhérent à notre nature. Par exemple, le respect scrupuleux pour la vie de l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre sociabilité s'est développée, ne peut certainement que s'accroître beaucoup d'après l'extinction générale d'un espoir chimérique, dont la préoccupation continue dispose si aisément à déprécier, aux yeux de tous, chaque existence présente, toujours si accessoire en comparaison de la perspective finale. Malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles religieuses, la philosophie positive, convenablement étendue jusqu'aux phénomènes sociaux qui doivent caractériser sa principale attribution, se présente donc, à tous égards, comme plus apte qu'aucune autre à seconder l'essor naturel de la sociabilité humaine. Le véritable esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon sens pleinement systématisé, on peut même assurer que, du moins sous sa forme spontanée, il maintient seul essentiellement, depuis plus de trois siècles, l'harmonie générale contre les perturbations dogmatiques inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont les divagations théologico-métaphysiques eussent déjà bouleversé toute l'économie moderne, si la résistance instinctive de la raison vulgaire n'en avait implicitement contenu la désastreuse application sociale, quoique les effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de l'incohérence naturelle de cette insuffisante opposition pratique, qui n'intervient jamais qu'envers les désordres très-prononcés, sans pouvoir en arrêter le renouvellement toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie mentale d'où ils proviennent nécessairement. D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale positive tendra de plus en plus à représenter familièrement le bonheur de chacun comme surtout attaché au plus complet essor des actes bienveillans et des émotions sympathiques envers l'ensemble de notre espèce, et même ensuite, par une indispensable extension graduelle, à l'égard de tous les êtres sensibles qui nous sont subordonnés, proportionnellement d'ailleurs à leur dignité animale et à leur utilité sociale. Son efficacité continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité, et sans aucune inconséquence, aux exigences variables de chaque cas spécial, individuel ou social, suivant la nature éminemment relative de la nouvelle philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la morale religieuse devait, aux temps même de son principal ascendant, lui ôter presque toute sa force au sujet des situations qui, développées après sa constitution initiale, n'y avaient pu être suffisamment prévues. Avant que l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces éminens attributs moraux propres à la philosophie positive, c'est aux vrais philosophes, précurseurs naturels de l'humanité, qu'il appartient déjà de les constater hautement, aux yeux de tous, par la supériorité soutenue de leur conduite effective, personnelle, domestique et sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique qui voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire toute publique appréciation de la vie privée. C'est ainsi que d'irrécusables exemples devront manifester d'avance la possibilité continue de développer désormais, d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez complet de la morale universelle pour déterminer spontanément, en chaque cas, soit une invincible répugnance envers toute violation réelle, soit une irrésistible impulsion au plus actif dévouement continu. Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale et l'action morale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, il faut maintenant procéder à une pareille appréciation envers l'action politique qui constituera toujours sa principale destination. Mais la considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde moitié de ce Traité, où le passé a été sans cesse contemplé en vue de l'avenir, et les conclusions explicites du cinquante-septième chapitre pour l'avenir le plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport, à l'indication la plus décisive, relative à cette division fondamentale entre l'organisme spirituel ou théorique et l'organisme temporel ou pratique, dont nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement normal et son application permanente. La tentative prématurée du catholicisme au moyen âge, malgré son éminent mérite et son admirable efficacité que je crois avoir dignement appréciés, n'a pu réellement que marquer, à cet égard, le but nécessaire de la civilisation moderne par une impression ineffaçable, quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment une solution politique qui devait dépendre d'une tout autre philosophie et se rapporter à une tout autre sociabilité. Comme toutes les grandes notions sociales placées jusqu'ici sous l'insuffisante protection du monothéisme, cette conception fondamentale a dû être d'ailleurs, pendant les cinq siècles de la double transition, de plus en plus discréditée, à raison de sa pernicieuse adhérence à des doctrines arriérées, alors devenues profondément oppressives. On voit, au contraire, l'utopie pédantocratique, transmise par la métaphysique grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même temps, un ascendant croissant, dont l'influence profondément perturbatrice est enfin devenue aujourd'hui directement jugeable. Il n'existe donc encore essentiellement, à ce sujet, qu'un sentiment fondamental, vague et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences politiques inhérentes à la nature de la civilisation actuelle, qui assigne, en tous genres, une certaine participation distincte à la puissance matérielle et à la puissance intellectuelle, dont la séparation et la coordination, jusqu'ici entièrement confuses, sont surtout réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté, au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique, tenant à l'essor du système monothéique sous une sociabilité antérieure, qu'il ne pouvait réellement que modifier, quoique son instinct absolu l'entraînât à la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme de cette grande phase, sa tendance directement théocratique, que les chefs temporels ont enfin heureusement neutralisée. Quelque haute utilité que l'évolution humaine ait alors retirée d'une première consécration de l'indépendance fondamentale de la morale envers la politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble de la constitution moderne à partir même de cette opération initiale, qui en détermine l'esprit général; car l'élaboration catholique ne put la concevoir et la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante, et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale de la philosophie correspondante. Ce n'est point, en effet, d'après une saine appréciation systématique, à la fois mentale et sociale, encore essentiellement impossible, que le catholicisme ébaucha la séparation nécessaire entre les règles universelles de la conduite humaine, soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles aux divers cas spéciaux. Une telle division ne put être alors instituée que suivant l'opposition mystique entre les intérêts célestes et les intérêts terrestres, comme le rappellent aujourd'hui les dénominations usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation sociale, et l'inévitable prépondérance des impulsions pratiques, n'avaient spontanément dirigé vers sa destination politique un moyen logique aussi imparfait, les sociétés modernes eussent été ainsi converties en stériles thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel aurait essentiellement absorbé toute considération réelle. Aussi, quand le point de vue terrestre eut finalement prévalu sur le point de vue céleste, l'indépendance de la morale envers la politique, malgré son intime harmonie avec la nature de la civilisation moderne, comme je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et cinquante-septième chapitres, dut se trouver spéculativement très-compromise, parce qu'elle n'avait alors, au fond, aucune base rationnelle, susceptible de résister suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant ainsi reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble de cette opération décisive, dont le passé ne peut réellement fournir aucun type, l'avenir positif en accomplira d'abord la rectification essentielle, d'après une juste appréciation du cours entier de l'évolution humaine; car le principe chrétien poussait certainement l'indépendance de la morale jusqu'à un vicieux isolement, aussi funeste qu'irrationnel. En constituant partout la prépondérance directe, à la fois logique et scientifique, du point de vue social, la philosophie positive ne saurait certainement la méconnaître jamais envers la morale elle-même, qui doit en offrir toujours la principale application, et où, jusqu'au cas purement individuel, tout doit être sans cesse rapporté, non à l'homme, mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux lois morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux deux chapitres précédens, envers les lois intellectuelles, comme étant, par leur nature, aussi bien les unes que les autres, beaucoup mieux appréciables dans l'organisme collectif que dans l'organisme individuel. Quoique le type fondamental du perfectionnement humain soit nécessairement identique pour l'individu et pour l'espèce, il doit être néanmoins bien plus complétement caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale que suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que la morale proprement dite ne cessera jamais, à ce double titre, de rattacher à la politique convenablement envisagée son point de départ général. Leur division nécessaire ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué, que de l'institution systématique d'une décomposition intérieure entre les vues théoriques et les vues pratiques, indispensable à leur commune destination. Nous pouvons, à ce sujet, résumer déjà l'ensemble des conditions ultérieures propres au principal office politique de la philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique comme devant enfin concilier les attributs opposés que la sagesse spontanée de l'humanité manifesta successivement dans l'antiquité et au moyen âge. Car, si le régime monothéique eut le mérite de proclamer enfin, quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance de la morale, ou plutôt sa dignité supérieure, il y avait sans doute une tendance éminemment sociale au fond de son antique subordination envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût poussée jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs impossible à éviter alors, et même indispensable à la concentration militaire, suivant nos explications historiques. La seule antiquité a pu réellement offrir jusqu'ici un système politique complet, comportant une entière homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une longue existence, un caractère essentiellement identique: il n'a pu s'instituer depuis que des transitions plus ou moins chroniques, d'abord au moyen âge, et ensuite sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement distincts, quoique intimement combinés: l'un conservateur et stationnaire, sous l'ascendant théocratique; l'autre actif et progressif, sous l'impulsion militaire. Le grand effort politique tenté prématurément au moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste surtout à concilier radicalement, dans un milieu, avec un but et d'après un principe d'ailleurs très-différens, les propriétés opposées de ces deux régimes, dont l'un conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir pratique l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation fondamentale reposera directement, comme je l'ai expliqué, sur la distinction systématique entre les justes exigences respectives de l'éducation et de l'action. Mais, en instituant convenablement cette répartition décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement, suivant la doctrine du cinquante-quatrième chapitre, spécialement complétée au cinquante-septième, d'y conserver scrupuleusement à la pratique la suprême direction journalière des opérations, où l'autorité théorique doit toujours rester purement consultative, sous peine d'imminentes perturbations pédantocratiques. Quoique l'irrévocable élimination des influences religieuses doive heureusement empêcher désormais la profonde oppression que put jadis déterminer le déréglement initial des ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien leurs irrationnelles prétentions peuvent encore susciter de graves désordres, dont la réaction ou même l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire aux exigences théoriques toute légitime satisfaction politique, d'où l'aveugle instinct d'une indispensable résistance pratique craindrait aujourd'hui de voir sortir un essor subversif qu'elle ne pourrait plus contenir. Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et sociales, que présentera certainement une telle pondération, première base nécessaire de l'organisme positif, l'économie élémentaire des sociétés modernes en indique néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la relation journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux opérations les plus importantes et les plus difficiles, sous l'inspiration générale d'une saine philosophie, toujours attentive à l'ensemble des rapports humains. L'inévitable imperfection que doit encore présenter ce type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance ultérieure entre la théorie et la pratique, en politique comme partout ailleurs, suivant la tendance caractéristique de l'esprit positif à toujours rattacher chaque appréciation systématique à une première manifestation instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps, et la nécessité permanente d'une juste indépendance de la théorie, sans laquelle son propre essor, et par suite celui de la pratique, seraient profondément entravés, et son impuissance radicale à diriger les opérations réelles, où la sagesse pratique doit seule présider à l'emploi continu des lumières spéculatives. Si la longue expérience propre à l'élaboration moderne a spontanément consacré, par une multitude de vérifications journalières, cette double situation dans les cas les plus simples, des motifs parfaitement analogues doivent, à bien plus forte raison, en faire sentir l'impérieux besoin envers les plus compliqués. En systématisant enfin l'universelle suprématie mentale du bon sens, la philosophie positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant encore à l'influence inaperçue de la nature mystique et absolue des théories initiales, inspirant, pour l'instinct pratique, un profond dédain; tandis que désormais une juste appréciation mutuelle pourra ressortir du sentiment unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité de marche, et à la communauté de destination, qui existent nécessairement entre les deux modes également indispensables de la sagesse humaine, dont le progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire coopération de tous les efforts individuels, est éminemment propre, à raison même de sa complication transcendante, à faire dignement apprécier aujourd'hui la haute valeur spontanée de la sagesse pratique, qui s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure à la sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il est vrai, d'une situation générale dont l'influence effective est à la fois beaucoup plus irrésistible et plus déterminée que ne le supposent encore de vaines doctrines métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître, en principe universel, que plus l'art devient éminent, plus il importe, d'une part, que la théorie y soit nettement séparée de la pratique, et, d'une autre part, que celle-ci conserve toujours la direction effective de chaque opération. Mieux on approfondira l'étude positive de la politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux on sentira combien les mesures spontanément émanées de la situation y surpassent habituellement, non-seulement envers le présent, mais aussi quant à l'avenir, les superbes inspirations de théories mal établies. Quoiqu'une telle différence doive sans doute beaucoup diminuer désormais sous une meilleure institution des spéculations sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais d'exiger la prépondérance journalière du pouvoir pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin respecter convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en tout autre cas, la nécessité permanente de comprendre les indications abstraites parmi les élémens réguliers de chaque détermination concrète: ce qu'aucun véritable homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt que les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment manifesté le caractère scientifique et l'attitude politique convenables à leur vraie destination sociale. Comme l'ensemble de ce Traité tend, par sa nature, à constituer directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais, en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue d'avenir, les prescriptions rationnelles destinées à prévenir, autant que possible, l'empiétement abusif du gouvernement moral sur le gouvernement politique, et sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment les justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui à cet indispensable avénement, où j'ai directement montré la première condition sociale de la régénération finale. En caractérisant, au cinquante-septième chapitre, l'élaboration initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister sur la nécessité de la restreindre d'abord aux seules populations de l'Europe occidentale, exactement définie au début de ce volume, afin de mieux garantir sa netteté et son originalité contre la tendance vague et confuse des habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici l'état final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension ultérieure de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble de la race blanche, et même ensuite à la totalité de notre espèce, convenablement préparée. Toutefois l'aptitude naturelle de la philosophie positive à permettre une association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais pu le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement évidente qu'il serait heureusement superflu de la faire spécialement ressortir. La même propriété fondamentale qui, individuellement considérée, destine l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective, à déterminer non moins nécessairement une communion intellectuelle et morale à la fois plus complète, plus étendue et plus stable qu'aucune communion religieuse. Malgré la vaine consécration qu'une aveugle routine persiste encore à accorder aux prétentions surannées de la philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous son inspiration spontanée, directe ou indirecte, que l'occident européen s'est décomposé depuis cinq siècles en nationalités indépendantes, dont la solidarité élémentaire, surtout due à leur commune évolution positive, ne saurait être systématisée que sous l'essor direct de la rénovation totale. Le cas européen étant par sa nature beaucoup plus propre que le cas national à faire convenablement apprécier la vraie constitution spirituelle, elle devra ensuite acquérir un nouveau degré de consistance et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de l'organisme positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de moins en moins politique, sans que la puissance pratique y puisse pour cela jamais perdre son active prépondérance. Suivant une réaction nécessaire, cette inévitable progression ne sera pas moins favorable à la juste liberté qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que l'association intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la désagrégation serait évidemment imminente, diminuera spontanément faute d'urgence, de manière à permettre à chaque élément politique une spécialité d'essor qui maintenant exposerait à une désastreuse anarchie, dont les dangers seraient certainement beaucoup plus graves que les divers inconvéniens actuels d'une excessive centralisation pratique. Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance des passions humaines déterminera spontanément, malgré les plus sages mesures, dans l'ensemble de l'économie positive, comme en tout autre système antérieur, mais avec un caractère moins orageux et une moins opiniâtre ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment considérés au cinquante-septième chapitre, puisque leur principale intensité sera surtout relative à l'institution initiale du nouveau régime, bien davantage qu'à son développement normal; en sorte que je puis ici renvoyer essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation anticipée, caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet, à un prochain avenir qu'appartient nécessairement le désastreux essor des grandes luttes intestines inhérentes à notre anarchie mentale et morale, dont les graves conséquences matérielles commencent déjà à devenir partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires entre les entrepreneurs et les travailleurs, et même ensuite, par une influence moins aperçue, qui sera seulement un peu plus tardive, pour l'attitude mutuelle des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a de vraiment systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point encore systématisé, c'est-à-dire tout ce qui a vie, doit engendrer d'inévitables collisions qui ne sauraient être suffisamment prévenues ni même contenues d'après le lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus contraires, quoique son propre avénement soit toutefois pleinement naturel. Dans cette orageuse situation, la philosophie positive devra trouver la première épreuve décisive de son efficacité politique, en même temps qu'une irrésistible stimulation à son indispensable ascendant social, unique voie de satisfaction régulière dès lors laissée à tous les vœux légitimes, relatifs à l'ordre ou au progrès qu'elle seule peut réellement concilier. Quand cette pénible introduction sera suffisamment accomplie, les difficultés continues, propres à l'action normale du nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce, une intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une semblable manière; en sorte qu'il serait ici superflu de s'y arrêter spécialement. Par des motifs analogues, nous sommes également dispensés d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée, reconnue au cinquante-septième chapitre, entre les tendances philosophiques et les impulsions populaires. Après avoir essentiellement déterminé l'avénement politique de l'économie positive, cette puissante affinité mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui permanent. La même philosophie qui aura fait systématiquement reconnaître la suprématie mentale de la raison commune, fera pareillement admettre, sans aucun danger d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais besoins populaires, en constituant de plus en plus l'universel ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations scientifiques et les déterminations politiques. C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus surtout à une extrême inégalité d'essor entre les exigences pratiques et les satisfactions théoriques, la philosophie positive, politiquement appliquée, conduira nécessairement l'humanité au système social le plus convenable à sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité, en extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais offrir. Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions, des mœurs et des institutions finalement propres à la sociabilité moderne s'accomplira graduellement sous l'impulsion naturelle des événemens les plus décisifs, la philosophie positive manifestera spontanément une quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune d'elles, en développant de plus en plus la vraie constitution esthétique correspondante à notre civilisation, et si vainement cherchée depuis cinq siècles. On se formerait une notion très-insuffisante de cette nouvelle propriété ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à la seule systématisation de la philosophie générale des beaux-arts, incidemment annoncée au cinquante-huitième chapitre. Quelle que doive être, à beaucoup d'égards, la haute importance d'une telle opération philosophique, jusqu'ici essentiellement impossible et même trop prématurée aujourd'hui, comme cependant les meilleures poétiques doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir de véritables poètes, il n'y aurait pas lieu certainement à considérer ici l'action esthétique de la philosophie finale, si par sa nature elle ne devait avoir un tout autre caractère essentiel, plus éminent et plus efficace, à la fois mental et social. En étudiant la marche générale de l'évolution humaine, j'ai fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième et cinquante-sixième chapitres, la destination fondamentale, soit statique, soit dynamique, propre à la vie esthétique dans l'ensemble de notre existence, individuelle ou collective, où son heureuse influence, intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion active, doit toujours charmer et améliorer les êtres les plus vulgaires et aussi les plus éminens, en élevant les uns et adoucissant les autres. Sous cet aspect élémentaire, qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure que se développera la nouvelle philosophie, les beaux-arts doivent évidemment beaucoup gagner à l'avénement final du régime positif, qui les incorpore dignement à l'économie sociale, à laquelle ils sont jusqu'ici restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs reconnu, au cinquante-huitième chapitre, combien l'universelle prépondérance du point de vue humain et l'ascendant correspondant de l'esprit d'ensemble doivent être profondément favorables à l'essor général des dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans cette intensité privilégiée qui constitue une vocation réelle. Enfin, l'appréciation historique nous avait déjà manifesté, chez les anciens et chez les modernes, la double condition sociale indispensable à la plénitude d'un tel développement, qui exige nécessairement une sociabilité progressive, à la fois fortement caractérisée et profondément stable. D'après ces divers motifs, dont le poids ne peut qu'augmenter, tous les bons esprits sentiront bientôt, malgré des préjugés qui n'ont réellement de force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes ressources esthétiques propres à notre véritable avenir. Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor actif des beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai expliqué, se trouver convenablement réunies que sous le régime polythéique de l'antiquité, où il se rapportait surtout à une vie publique très-prononcée et très-durable, caractérisée par l'énergique développement de l'existence militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards, essentiellement épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de l'activité laborieuse et pacifique propre à la civilisation moderne, et qui, jusqu'ici à peine ébauchée, n'a pu être encore esthétiquement appréciée, faute de la direction philosophique et de la consistance politique convenables à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que la science et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà vieilli, n'est pas, au fond, suffisamment formé, parce qu'il n'a pu se dégager assez du type antique, qui, malgré son évidente inopportunité, n'a pas perdu, sous ce rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer notre longue transition. Les admirables productions des cinq derniers siècles ont constaté, sans doute, de la manière la plus irrécusable, contre de vains préjugés, l'inaltérable conservation spontanée des facultés esthétiques de l'humanité, et même leur accroissement continu, malgré le milieu le plus défavorable. Cependant leur ensemble ne doit être regardé, comparativement à l'avenir, que comme constituant une simple préparation naturelle, dont la portion la plus originale et la plus populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée, faute de trouver dans la vie publique une convenable alimentation. À mesure qu'un prochain avenir développera enfin le vrai caractère intellectuel, moral et politique, propre à l'existence moderne, on peut assurer que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y saurait devenir nettement prononcé, sans que le sentiment du beau, qui n'est, en tout genre, que l'instinct de la perfection rapidement appréciée, ne doive aussi partout surgir: en sorte que cette dernière action générale de la philosophie positive est, par sa nature, intimement liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées. En outre, la régénération systématique de toutes les conceptions humaines fournira certainement de nouveaux moyens philosophiques à l'essor esthétique, ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation, il faut d'abord franchement reconnaître que la philosophie théologique, d'après l'universelle application spontanée du type humain, qui constitue son véritable esprit élémentaire, devait être longtemps favorable à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude initiale était certainement bornée à l'état polythéique, ainsi que je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique l'a fait tellement cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que d'après l'étrange expédient qui, au milieu du plus fervent christianisme, vint spécialement prolonger, à cet effet, l'ascendant contradictoire de la principale époque religieuse. On peut donc regarder la conception de la divinité, ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique qu'elle ne l'est certainement devenue sous le point de vue intellectuel et même enfin social. Quant à la vaine entité de la Nature, par laquelle la métaphysique a tenté de remplacer cette croyance initiale, sa profonde stérilité organique est assurément aussi évidente en poésie qu'en philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner que le sentiment confus de cette double lacune ait souvent conduit à regarder les sources mentales de l'art comme étant essentiellement taries chez ceux qui, ne trouvant point en eux-mêmes une assez intime conviction de l'indestructible spontanéité de la vie esthétique, y doivent exagérer l'importance des impulsions intellectuelles, dont ils ont fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante. Faute d'avoir aperçu le côté positif de l'évolution moderne aussi nettement que son côté négatif, seul compris jusqu'ici, une superficielle observation détermine trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, une sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits assez avancés pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité radicale d'une véritable restauration du passé. Mais l'ensemble de la saine théorie historique nous a toujours, au contraire, évidemment manifesté, même à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation, solidaire avec celle de la démolition. Le principal résultat philosophique de cette double progression consiste dans la convergence spontanée de toutes les conceptions modernes vers la grande notion de l'Humanité, dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens, remplacer l'antique coordination théologico-métaphysique. Or cette nouvelle unité mentale, nécessairement plus complète et plus durable qu'aucune autre, suivant nos dernières explications, comportera certainement, sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique, quand elle aura convenablement prévalu. Une telle efficacité spéciale devra être bientôt supérieure à celle qu'a pu jamais montrer la philosophie théologique, même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art, qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre, longtemps sympathiser avec la philosophie initiale qui lui en offrait, à tous égards, la pensée fictive, il devra finalement bien mieux s'adapter à une doctrine fondamentale substituant, à cette représentation chimérique et indirecte, la notion effective et immédiate de la prépondérance humaine envers tous les sujets de nos spéculations habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel, primitivement inconnu. Il y a certainement, pour ceux qui sauront l'apprécier, une source inépuisable de nouvelle grandeur poétique dans la conception positive de l'homme comme le chef suprême de l'économie naturelle, qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une sage hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule et de toute terreur oppressive, et ne reconnaissant d'autres limites générales que celles relatives à l'ensemble des lois positives dévoilées par notre active intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité restait, au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à une arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours dépendre ses entreprises quelconques. L'action de l'homme sur la nature, d'ailleurs si imparfaite encore, n'a pu se manifester suffisamment que chez les modernes, en résultat final d'une pénible évolution sociale, longtemps après que l'essor esthétique correspondant à la philosophie initiale devait être essentiellement épuisé: en sorte qu'elle n'a pu comporter aucune idéalisation. À l'irrationnelle imitation de la poésie antique, l'art moderne a continué à chanter la merveilleuse sagesse de la nature, même depuis que la science réelle a directement constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême imperfection de cet ordre si vanté. Quand la fascination théologique ou métaphysique n'empêche point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que les ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques jusqu'aux sublimes constructions politiques, sont, en général, très-supérieurs, soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur des masses constitue seule ordinairement la principale cause des admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges de l'homme, sa conquête de la nature, les merveilles de sa sociabilité, que le vrai génie esthétique trouvera surtout désormais, sous l'active impulsion de l'esprit positif, une source féconde d'inspirations neuves et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut jamais d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie, soit avec le noble instinct de notre supériorité fondamentale, soit avec l'ensemble de nos convictions rationnelles. Le plus éminent poète de notre siècle, le grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière, mieux pressenti que personne la vraie nature générale de l'existence moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément cette audacieuse régénération poétique, unique issue de l'art actuel. Sans doute la saine philosophie n'était point alors assez avancée pour permettre à son génie d'apprécier suffisamment, dans notre situation fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif, qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme je l'ai noté au cinquante-septième chapitre. Mais le profond mérite de ses immortelles compositions, et leur immense succès immédiat, malgré de vaines antipathies nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre à la nouvelle sociabilité, soit la tendance universelle vers une telle rénovation. Tous les esprits vraiment philosophiques peuvent donc comprendre maintenant que l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle procurera spontanément à l'art moderne en même temps une inépuisable alimentation, par le spectacle général des merveilles humaines, et une éminente destination sociale, pour faire mieux apprécier l'économie finale. Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider à l'élaboration directe des divers types, intellectuels ou moraux, qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle, la participation esthétique deviendra cependant indispensable, soit à leur active propagation, soit même à leur dernière préparation; en sorte que l'art retrouvera ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique, essentiellement équivalent, sauf la diversité des régimes, à celui que le passé polythéique lui avait conféré, et qui depuis s'était effacé sous la sombre domination monothéique. Nous devons évidemment écarter ici toute indication générale relative aux nouveaux moyens d'une exécution esthétique qui ne saurait être assez prochaine pour comporter utilement aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant, à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il convient pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale nécessairement imposée à l'art moderne, comme à la science et à l'industrie, de subordonner toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des êtres fictifs, et le contraindra seulement à lui imprimer une nouvelle direction, conforme à celle que ce puissant artifice logique recevra aussi sous ces deux autres aspects universels. J'ai, par exemple, signalé d'avance, au quarantième chapitre, l'utile emploi scientifique, et même logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais retirer de la convenable introduction d'organismes imaginaires, d'ailleurs en pleine harmonie avec toutes les notions vitales: quand l'esprit positif aura suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé, essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres en beaucoup de cas importans, ne puisse vraiment faciliter, en biologie, l'essor des conceptions judicieusement systématiques. Or, il est clair que le but et les conditions de l'art doivent y permettre une application bien plus étendue de semblables moyens, dont l'usage théorique deviendrait aisément abusif. Chacun sent d'ailleurs que leur emploi esthétique devra principalement se rapporter à l'organisme humain, supposé modifié, soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter convenablement les effets d'art, sans cependant jamais violer les lois fondamentales de la réalité. Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique propre à la philosophie positive, j'ai dû me borner à considérer explicitement le premier de tous les beaux-arts, celui qui, par sa plénitude et sa généralité supérieures, a toujours dominé l'ensemble de leur développement. Mais il est évident que cette régénération de l'art moderne ne saurait être limitée à la seule poésie, d'où elle s'étendra nécessairement aux quatre autres moyens fondamentaux d'expression idéale, suivant l'ordre indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée au cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui, tant qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a dû sembler mériter les reproches habituels de tendance antiesthétique, que lui adresse encore injustement une appréciation routinière, deviendra finalement, au contraire, d'après son entière systématisation sociologique, la principale base d'une organisation esthétique non moins indispensable que la rénovation mentale et sociale dont elle est nécessairement inséparable. Cette triple élaboration positive, toujours dominée par un même principe fondamental, conduira donc certainement l'humanité au régime universel le plus conforme à sa nature, où tous nos attributs caractéristiques trouveront habituellement à la fois la plus parfaite consolidation respective, la plus complète harmonie mutuelle, et le plus libre essor commun. Immédiatement destinée à l'ensemble de l'occident européen, les cinq élémens essentiels de cette noble élite de notre espèce y apporteront chacun l'indispensable participation continue de son génie propre, annonçant déjà, par un tel concours, leur intime combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance, également philosophique et politique, assurée à l'esprit français d'après l'ensemble de la transition moderne, l'esprit anglais y fera puissamment sentir sa prédilection caractéristique pour la réalité et l'utilité, l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement pénétrer son admirable spontanéité esthétique, enfin l'esprit espagnol y introduira son double sentiment familier de la dignité personnelle et de la fraternité universelle. * * * * * En achevant ici cette rapide indication générale de l'action définitive propre à la philosophie positive que je me suis efforcé de constituer par l'ensemble de ce Traité, j'ai donc enfin terminé complétement la longue et difficile opération que j'ai osé concevoir et exécuter pour renouveler convenablement aujourd'hui la grande impulsion philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se rapporter surtout à l'élaboration préliminaire de la positivité rationnelle, devait se trouver essentiellement épuisée depuis que, d'après le suffisant accomplissement d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit à aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu être d'abord que confusément entrevue, et qui maintenant devait correspondre aux irrécusables exigences d'une situation sans exemple, où l'intervention philosophique doit radicalement dissiper une anarchie toujours imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire en activité organique. Dans le cours d'un travail que les embarras de ma position ont fait durer douze ans, mon intelligence, à l'âge de la pleine ardeur, a nécessairement marché, en reproduisant personnellement, avec une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les principales phases successives de cette moderne évolution mentale. Mais cet inévitable progrès a toujours été, j'ose le dire, entièrement homogène, comme chaque lecteur peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait accord de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales avec les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale: la longue élaboration intermédiaire est d'ailleurs restée constamment conforme aux conditions scrupuleuses d'une exacte continuité, à la fois logique et scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale des matières et le tableau synoptique initial pourra même aisément rappeler ci-dessous que le plan originaire n'a jamais subi aucune altération réelle, au moins quant à l'ordre des diverses parties, dont l'extension proportionnelle a seule éprouvé un accroissement imprévu envers la science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence, ne pouvait d'abord être aussi précisément mesurée que les différentes sciences préliminaires déjà constituées. Même en ayant égard à cette unique exception, tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels propres à la philosophie fondamentale, chacun d'eux a reçu spontanément le développement effectif que méritait, au fond, sa véritable importance philosophique. Par cette universelle élaboration, mon intelligence, aussi complétement dégagée de toute métaphysique que de toute théologie, se trouve donc parvenue enfin à l'état pleinement positif, où elle tente d'attirer tous les penseurs énergiques, pour y construire en commun la systématisation finale de la raison moderne. Il me reste maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me propose de prendre ultérieurement à cette construction directe, après l'avoir convenablement instituée dans le Traité que je viens d'achever, et qui devient désormais le simple point de départ général de tous les travaux réservés à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces quatre ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant l'ordre où je les ai successivement conçus, dès la première origine de ce Traité fondamental, mais en avertissant déjà que je ne m'engage nullement à le suivre, et que je me réserve, à cet égard, toute la liberté d'exécution que me procure désormais la base universelle que je viens de poser, et dont je puis toujours, sans aucune inconséquence, varier à mon gré l'application spéciale, soit d'après les exigences plus ou moins éventuelles du grand mouvement philosophique, soit même selon les seules convenances de ma situation personnelle: tandis qu'il ne pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible nécessité de suivre scrupuleusement, à tout prix, l'ordre unique qui correspondait à une telle fondation, en écartant avec une invariable opiniâtreté les divers conseils irrationnels qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait souvent donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par la discussion rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration, étant d'ailleurs très-disposé maintenant à accueillir avec reconnaissance les réflexions que pourraient m'adresser à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie, s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur. Deux de ces ouvrages seront directement destinés à consolider méthodiquement le nouveau système philosophique; les deux autres se rapporteront surtout à son application générale. Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce Traité original, je devais essentiellement apprécier chaque élément fondamental de la systématisation finale en restant, autant que possible, dans la situation d'esprit conforme à sa constitution actuelle, afin de m'élever ainsi successivement, en même temps que le lecteur, avec une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée, jusqu'à l'état définitif que j'avais d'abord aperçu, mais qui ne pouvait être suffisamment caractérisé que par cet essor graduel, reproduction spontanée, suivant le précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution moderne. Or, quels que dussent être les avantages essentiels de cette marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été certainement manqué, il en résulte nécessairement que les diverses philosophies spéciales, d'après lesquelles je crois avoir enfin fondé la vraie philosophie générale, ne sauraient avoir ici leur véritable caractère définitif, qui ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle intervention normale de la nouvelle unité philosophique, régénérant ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont dû concourir à sa propre formation. Cette réaction nécessaire, qui, convenablement accomplie, constituera directement, au moins dans l'ordre abstrait, l'état final de la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature, autant de Traités philosophiquement spéciaux, tous dominés par l'esprit sociologique, qu'il existe réellement de différentes sciences fondamentales. Mais l'évidente impossibilité d'exécuter dignement cette entière élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même quand le temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a d'avance déterminé à me restreindre, à cet égard, aux deux termes extrêmes, qui doivent être, en effet, les plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers: ce qui me conduira donc à systématiser méthodiquement, d'une part, la philosophie mathématique, d'une autre part, la philosophie politique; laissant ainsi à mes divers successeurs ou collègues à constituer semblablement les quatre philosophies intermédiaires, astronomique, physique, chimique et biologique. La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un ouvrage spécial en deux volumes, dont le premier se rapportera naturellement à la mathématique abstraite, ou analyse proprement dite, et le second à la mathématique concrète, spontanément décomposée en géométrie et mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai composé, il y a douze ans, le tome premier du Traité actuel, j'avais encore une opinion beaucoup trop favorable de la portée philosophique propre aux géomètres de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique, qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement inaperçues, faute d'avoir été assez distinctement caractérisées pour des esprits maintenant parvenus, à force de dispersion empirique, à un degré de rétrécissement dont j'avais moi-même d'abord une trop faible idée avant une telle épreuve, quoique je sois forcé de vivre au milieu d'eux. Ainsi, outre le motif fondamental ci-dessus indiqué, qui m'impose l'obligation directe de construire spécialement, d'après mon point de vue actuel, une vraie philosophie mathématique, on voit que des considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes, doivent me faire mieux sentir le besoin d'accomplir une portion aussi décisive de la construction générale. Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la philosophie politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis le début du tome quatrième, qu'il serait maintenant superflu d'en signaler expressément la destination et l'urgence. Il se composera de quatre volumes, dont le premier traitera de la méthode sociologique, le second de la statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et le dernier de l'application générale d'une telle doctrine. Tous ceux qui auront convenablement apprécié ma création de la sociologie dans la seconde moitié de ce Traité sentiront aisément, d'après mes nombreux avis incidents, qu'elle ne rend nullement superflue cette nouvelle composition, à laquelle se trouve seulement ainsi préparée une base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes à l'élaboration originale de la sociologie dynamique, on doit d'abord craindre qu'un seul ne puisse pas me suffire ultérieurement pour sa propre construction finale: mais il faut considérer que j'ai été forcé de mêler, à beaucoup d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives à la partie statique, et même à la méthode, qui auront été alors suffisamment constituées d'avance; en sorte que, d'après l'ensemble des préparations antérieures, ce volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation abstraite de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent à exécuter; puisque le Traité actuel ayant finalement abouti à l'universelle prépondérance mentale, à la fois logique et scientifique, du point de vue social, on ne saurait, à tous égards, plus directement coopérer à l'installation finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant l'état normal de la science correspondante, quand même les hautes nécessités pratiques ne commanderaient pas évidemment une telle construction spéciale. Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application générale du nouveau système philosophique, je dois d'abord annoncer, en troisième lieu, un Traité fondamental sur l'éducation positive, qui, d'après la maturité actuelle de mes idées, me semble réductible à un seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé chez les modernes d'une manière convenablement systématique, puisque la marche générale de l'éducation individuelle ne peut être, à tous égards, suffisamment appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec l'évolution collective, seule immédiatement jugeable, suivant les explications directes du cinquante-huitième chapitre. Mais, la vraie théorie de cette évolution fondamentale étant maintenant établie, on peut enfin traiter aussi de l'éducation proprement dite. D'une autre part, la destination sociale d'un tel travail est ici nettement posée d'avance, en même temps que son principe philosophique, comme devant constituer la première base universelle de la régénération politique, dont l'inévitable avénement se trouve déjà démontré et caractérisé. Ce troisième ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle, du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne saurait être douteuse, surtout à cause de l'organisation positive de la morale, qui constituera la principale partie d'une telle élaboration, et qui doit aujourd'hui déterminer avec le plus d'efficacité l'entière élimination de la philosophie théologique, dont la domination surannée entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance, l'essor fondamental de la pensée et de la sociabilité modernes. Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un seul volume, consistera en un Traité systématique de l'action de l'homme sur la nature, qui n'a jamais été, à ma connaissance, rationnellement appréciée dans son ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet, il n'y saurait être conçu que dans son institution philosophique; puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment, d'après mes principes encyclopédiques, la construction préalable de la science concrète, encore essentiellement prématurée. En cet état, il est aisé de concevoir l'intime connexité de cette dernière composition avec le Traité fondamental: car son principal objet consistera à organiser directement la vraie relation finale qui doit exister, à tous égards, entre la science et l'art. La fluctuation radicale qui persiste encore à ce sujet, surtout envers les cas les plus importans, et qui suscite ou maintient tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie et la pratique sont également compromises, caractérise certainement l'une des plus intimes difficultés de la situation moderne. Il est donc aisé de sentir aussi l'importance spéciale d'un ouvrage destiné surtout à dissiper directement ces obstacles intellectuels à l'établissement durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens nécessaires de l'organisme positif. D'après cette indication successive, le lecteur voit maintenant que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble de mon élaboration ultérieure peut indifféremment affecter un ordre quelconque envers ces quatre ouvrages essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever la constitution originale, et au plein ascendant de laquelle tous sont réellement indispensables. Si j'étais certain de pouvoir l'accomplir entièrement, malgré la brièveté de ma vie et les graves embarras d'une position que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée, je serais encore disposé à conduire cette exécution suivant l'exposition précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt ans, en arrêtant déjà la conception et la destination de ces divers travaux philosophiques, tous incidemment promis, quoique avec une inégale insistance, dans ce Traité: ce serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins finalement, pour le progrès général de la raison publique. Mais, une telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi, je serai sans doute conduit à exécuter d'abord, pendant les quatre ou cinq années qui vont suivre, le second de ces ouvrages, comme étant à la fois le plus étendu et le plus décisif. Le quatrième est assurément le moins urgent, quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième n'a probablement pas autant besoin que le second d'une exécution immédiate à laquelle le public actuel est d'ailleurs moins préparé. D'une autre part, quelque éminent avantage logique que dût offrir aujourd'hui l'apparition directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent maintenant au premier degré de l'initiation scientifique, son ajournement n'offre peut-être aucun grave inconvénient réel; puisque les géomètres actuels semblent peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les élever méthodiquement à la dignité philosophique, que le mouvement universel les forcera bientôt de rechercher. Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir terminer enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer désormais une simple introduction fondamentale aux divers travaux essentiels du reste de ma carrière spéculative, si je n'y suis pas trop entravé d'après l'état, à la fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses explications de ma préface, se trouve encore, au milieu de ma quarante-cinquième année, ma laborieuse existence personnelle, toujours exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux accomplissement continu de mes divers devoirs spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle ou malveillante impulsion des préjugés et des passions propres à notre déplorable régime scientifique. FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER. TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LES SIX VOLUMES DE CE TRAITÉ[36]. Note 36: D'après les motifs indiqués à la fin de la Préface, j'ai cru devoir ici noter exactement l'époque et la durée de chacune des parties successives de cette longue composition, dont les diverses vicissitudes deviendront ainsi plus aisément appréciables. TOME PREMIER, CONTENANT LES PRÉLIMINAIRES GÉNÉRAUX ET LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE. (Tout ce premier volume a été écrit dans le premier semestre de 1830.) Pages. DÉDICACE V AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VI Tableau synoptique de l'ensemble du Cours de philosophie positive 1 1re Leçon. Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur la nature et la destination de la philosophie positive 1 2e Leçon. Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie fondamentale des sciences positives 57 3e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science mathématique 117 4e Leçon. Vue générale de l'analyse mathématique 165 5e Leçon. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes 197 6e Leçon. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes 225 7e Leçon. Tableau général du calcul des fonctions indirectes 273 8e Leçon. Considérations générales sur le calcul des variations 315 9e Leçon. Considérations générales sur le calcul aux différences finies 337 10e Leçon. Vue générale de la géométrie 349 11e Leçon. Considérations générales sur la géométrie _spéciale_ ou _préliminaire_ 397 12e Leçon. Conception fondamentale de la géométrie _générale_ ou _analytique_ 429 13e Leçon. De la géométrie générale à deux dimensions 469 14e Leçon. De la géométrie générale à trois dimensions 511 15e Leçon. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux de la mécanique rationnelle 539 16e Leçon. Vue générale de la statique 587 17e Leçon. Vue générale de la dynamique 647 18e Leçon. Considérations philosophiques sur les théorèmes généraux de mécanique rationnelle 691 TOME DEUXIÈME, CONTENANT LA PHILOSOPHIE ASTRONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE PHYSIQUE. (L'une a été écrite dans le mois de septembre 1834, et l'autre dans le premier trimestre de 1835.) 19e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science astronomique 7 20e Leçon. Considérations générales sur les méthodes d'observation en astronomie 47 21e Leçon. Considérations générales sur les phénomènes géométriques élémentaires des corps célestes 93 22e Leçon. Considérations générales sur le mouvement de la Terre 139 23e Leçon. Considérations générales sur les lois de Kepler, et sur leur application à l'étude géométrique des mouvemens célestes 179 24e Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation 219 25e Leçon. Considérations générales sur la statique céleste 261 26e Leçon. Considérations générales sur la dynamique céleste 301 27e Leçon. Considérations générales sur l'astronomie sidérale et sur la cosmogonie positive 351 28e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique 389 29e Leçon. Considérations générales sur la barologie 465 30e Leçon. Considérations générales sur la thermologie physique 507 31e Leçon. Considérations générales sur la thermologie mathématique 549 32e Leçon. Considérations générales sur l'acoustique 595 33e Leçon. Considérations générales sur l'optique 637 34e Leçon. Considérations générales sur l'électrologie 677 TOME TROISIÈME, CONTENANT LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE BIOLOGIQUE. (La philosophie chimique a été écrite dans le mois de septembre 1835.) 35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie 7 36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement dite ou _inorganique_ 79 37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies 133 38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique 179 39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite _organique_ 227 40e Leçon. (_Écrite du 1er au 30 janvier 1836._) Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science biologique 269 41e Leçon. (_Écrite du 1er au 6 août 1836._) Considérations générales sur la philosophie anatomique 487 42e Leçon. (_Écrite du 9 au 15 août 1836._) Considérations générales sur la philosophie biotaxique 537 43e Leçon. (_Écrite du 20 novembre au 15 décembre 1837._) Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative ou _organique_ 609 44e Leçon. (_Écrite du 17 au 22 décembre 1837._) Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie _animale_ proprement dite 693 45e Leçon. (_Écrite du 24 au 31 décembre 1837._) Considérations générales sur l'étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales 761 TOME QUATRIÈME, CONTENANT LA PARTIE DOGMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE. (Tout ce quatrième volume a été écrit, avec très-peu d'interruption, du 1er mars au 1er juillet 1839.) AVIS DE L'ÉDITEUR V AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR VII 46e Leçon. Considérations politiques préliminaires sur la nécessité et l'opportunité de la _physique sociale_, d'après l'analyse fondamentale de l'état politique actuel 1 47e Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la science sociale 225 48e Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux 287 49e Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale avec les autres branches fondamentales de la philosophie positive 471 50e Leçon. Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des sociétés humaines 537 51e Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale, ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité 623 TOME CINQUIÈME, CONTENANT LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT CE QUI CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE. 52e Leçon. (_Écrite du 21 avril au 2 mai 1840._) Réduction préalable de l'ensemble de l'élaboration historique. --Considérations générales sur le premier état théologique de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du régime théologique et militaire 1 53e Leçon. (_Écrite du 7 au 30 mai 1840._) Appréciation générale du principal état théologique de l'humanité: âge du polythéisme. Développement graduel du régime théologique et militaire 115 54e Leçon. (_Écrite du 15 juin au 2 juillet 1840._) Appréciation générale du dernier état théologique de l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale du régime théologique et militaire 297 55e Leçon. (_Écrite du 10 janvier au 26 février 1841._) Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés modernes: époque critique, ou âge de transition révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble du régime théologique et militaire 492 TOME SIXIÈME ET DERNIER, CONTENANT LE COMPLÉMENT DE LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, ET LES CONCLUSIONS GÉNÉRALES. EXTRAIT DU JUGEMENT rendu le 29 décembre 1842 PAR LE TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS III AVIS DE L'ÉDITEUR IV PRÉFACE PERSONNELLE (_Écrite du 17 au 19 juillet 1842._) V 56e Leçon. (_Écrite du 20 mai au 17 juin 1841._) Appréciation générale du développement fondamental des divers élémens propres à l'état positif de l'humanité: âge de la spécialité, ou époque provisoire, caractérisée par l'universelle prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble. Convergence progressive des principales évolutions spontanées de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique 1 57e Leçon. (_La partie historique de cette Leçon a été écrite du 25 juin au 14 juillet 1841, et la partie dogmatique du 23 décembre 1841 au 15 janvier 1842._) Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution française ou européenne.--Détermination rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail 344 58e Leçon. (_Écrite du 17 mai au 16 juin 1842._) Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive 645 59e Leçon. (_Écrite du 23 au 28 juin 1842._) Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive 786 60e et dernière Leçon. (_Écrite du 9 au 13 juillet 1842._) Appréciation générale de l'action finale propre à la philosophie positive 839 FIN DE LA TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES. * * * * * Corrections. Note 1: «inpudemment» remplacé par «impudemment» (qui lui furent ensuite impudemment attribuées). Page 63: au lieu de «de plus en pacifique» il faut sans doute lire «de plus en plus pacifique». Page 112: «irrationelle» remplacé par «irrationnelle» (loin de justifier l'irrationnelle surprise). Page 161: «pure-rement» remplacé par «purement» (en travaux purement préparatoires). Page 296: «public» remplacé par «publique» (ce que d'abord la raison publique jugeait impie). Page 307: «hapitre» remplacé par «chapitre» (au quarante-cinquième chapitre). Page 308: «Mallebranche» remplacé par «Malebranche» (quand Malebranche s'en fut exclusivement emparé). Page 413: «Histo-toriquement» remplacé par «Historiquement» (Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance). Page 413: «un» remplacé par «une» (une telle rénovation préalable). Page 415: «plongé» remplacé par «plongée» (où demeure plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité). Page 434: inséré «l'» (de ceux de l'antiquité). Page 478: «posivité» remplacé par «positivité» (sa positivité le rendrait plus efficace). Page 536: «dis-discussion» remplacé par «discussion» (la discussion rationnelle). Page 565: «corrrespondante» remplacé par «correspondante» (l'esprit de la philosophie correspondante). Page 599: «et et» remplacé par «et» (continue d'éclairer et de défendre). Page 599: «un» remplacé par «une» (une certaine similitude). Page 644: inséré «y» (il y a douze ans). Page 645: «le» remplacé par «la» (la plus importante et la plus difficile). Page 649: «le» remplacé par «la» (a été la plus complète). Page 675: inséré «ai» (la constitution que je lui ai imposée). Page 701: «rationellement» remplacé par «rationnellement» (susceptibles d'être rationnellement prévus). Page 734: «l'évolu-lution» remplacé par «l'évolution» (l'état correspondant de l'évolution humaine). Page 771: «offert» remplacé par «offerts» (quatre modes essentiels que nous a successivement offerts). Page 791: «tendante» remplacé par «tendant» (ce principe incontestable, tendant à dénaturer). Page 853: «tout» remplacé par «toute» (toute autre systématisation). *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. (6/6) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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