The Project Gutenberg eBook of Molière et Shakespeare

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Title: Molière et Shakespeare

Author: Paul Stapfer

Release date: March 20, 2016 [eBook #51505]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MOLIÈRE ET SHAKESPEARE ***

MOLIÈRE ET SHAKESPEARE

PAR

PAUL STAPFER

Doyen de le Faculté des lettres de Bordeaux

Ouvrage couronné par l'Académie française

QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1899

Table des matières

AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION

L'ouvrage en deux volumes in-8°, Shakespeare et l'Antiquité, que l'Académie française a couronné en 1880, était suivi d'un opuscule intitulé Molière, Shakespeare et la Critique allemande.

C'est cet opuscule que nous réimprimons aujourd'hui, après y avoir fait certaines additions et des changements sensibles qui s'étendent jusqu'au titre lui-même.

Les rares lecteurs qui se souviennent encore d'un volume publié en 1866, Petite comédie de la Critique littéraire ou Molière selon trois écoles philosophiques, reconnaîtront dans la publication présente quelques débris sauvés du naufrage de ce premier essai.


[Pg 1]

MOLIÈRE ET SHAKESPEARE


INTRODUCTION

Un apologiste allemand de Molière.—Des comédies de Shakespeare en général.—Universalité de Molière.—Les disputes de goût.—Shakespeare et Aristophane.—Shakespeare et Plante.—Shakespeare et Molière.

Molière, Shakespeare und die deutsche Kritik[1]: tel est le titre d'un volume in-octavo de cinq cents et quelques pages publié en 1869 à Leipzig par le docteur G. Humbert.—M. Rümelin, chef de la réaction anti-shakespearienne en Allemagne, avait opposé et préféré Schiller et Gœthe à Shakespeare; M. Humbert lui oppose[Pg 2] et lui préfère Molière, pour lequel il professe un culte enthousiaste.

Comment n'aimerions-nous pas un si brave homme? Qui, en France, aurait le cœur assez dur pour lui dire que son livre est long, diffus, mal composé? Et, si l'on se croyait permis de critiquer la forme, oserait-on sans rougir faire des réserves sur le fond, avertir l'auteur qu'en prouvant trop il risque de prouver moins, qu'en attribuant à Molière toutes les perfections il tombe dans l'excès même reproché par lui aux shakespearomanes, et qu'il eût agi plus habilement dans l'intérêt de la cause s'il avait dédaigneusement laissé à l'adversaire quelques os à ronger?

Tout! M. Humbert admire tout,—jusqu'au discours de l'exempt à la fin du Tartuffe, jusqu'à la dissertation du frère d'Argan sur la vanité de la médecine, jusqu'aux sermons du sage Cléante en faveur de la modération! Il y a quelque chose de touchant dans son dévouement absolu à Molière. «Notre amour pour Molière, écrit-il dans sa préface, s'est renouvelé à chaque lecture que nous avons faite de ses œuvres; et cet amour (nous osons ajouter: notre amour pour la littérature française en général) pourrait malaisément nous être reproché, puisque nous le partageons avec Gœthe et plusieurs autres grands esprits de notre nation. Mais ce sentiment[Pg 3] nous autorisait-il à parler avec irritation des contempteurs de Molière et de la littérature française? Non, sans doute, si ces derniers par leur conduite ne nous avaient provoqué à prendre un ton pareil; or c'est ce qu'ils ont fait, à tel point que nous aurions pu donner pour épigraphe à notre livre le mot fameux de Juvénal: «L'indignation fait ... le critique».

On excusera sans peine quelques vivacités d'expression dans l'ouvrage du docteur Humbert, si l'on veut tenir compte de l'agacement bien légitime que devait causer à un si chaud partisan de Molière la manie des critiques de son pays de lui préférer Shakespeare sur tous les points. La patience, la subtilité allemande s'appliquant avec piété à ce grand sujet, l'analyse du génie de Molière, devait trouver et mettre au jour une quantité de jolies idées, fraîches et neuves, qui ne sont pas encore tombées dans le domaine de la critique banale. Par exemple, M. Humbert ne consacre pas moins de cinquante-neuf grandes pages à cette question: convient-il d'appeler prosaïque le genre de Molière, par opposition au genre de la comédie shakespearienne qui serait seul poétique? Nous n'avons rien d'analogue en France, où l'on a renoncé depuis longtemps, comme à un sujet complètement épuisé, à toute étude esthétique des comédies de Molière, et où ce grand[Pg 4] homme n'est plus, comme Shakespeare pour les Anglais, que l'objet d'une érudition aride et d'une curiosité purement matérielle. Dans l'ordre des recherches historiques, biographiques, philologiques, M. Humbert n'a pas la prétention d'apprendre la moindre chose à son lecteur; mais il nous fait assister à une grande bataille rangée d'idées et de doctrines. Comme il ne manque jamais de citer très au long les opinions qu'il combat, et comme il s'efface lui-même avec un empressement modeste derrière tous les maîtres dont la pensée est en harmonie avec la sienne, son livre est un répertoire commode de ce qui a été écrit en Allemagne de plus curieux et de plus profond sur Molière. Je compte mettre largement à contribution le volume de M. Humbert dans l'étude qui va suivre, et je commence le pillage en volant à l'auteur la meilleure moitié de son titre: «Molière et Shakespeare».


La première édition complète des œuvres de Shakespeare, l'in-folio de 1623, donne à quatorze pièces de son théâtre le nom de comédies. Les voici dans leur ordre: la Tempête, les Deux Amis de Vérone, les Joyeuses Bourgeoises de Windsor, Mesure pour mesure, la Comédie des méprises, Beaucoup de bruit pour rien, Peines d'amour perdues, le Songe dune nuit d'été, le Marchand de Venise, Comme il vous plaira, la[Pg 5] Méchante Femme mise à la raison, Tout est bien qui finit bien, le Soir des Bois ou Ce que vous voudrez, le Conte d'hiver. Ce serait une naïveté d'avoir le moindre égard à cette classification; elle a été faite sans aucune critique. Qui ne sait que le mot comédie a souvent servi autrefois pour désigner indistinctement toute espèce de pièce de théâtre? C'était l'usage en Espagne au XVIe siècle, et encore au XVIIe en France. Aussi les commentateurs de Shakespeare ne se sont-ils point gênés pour refaire à leur idée la classification de 1623.

Gervinus réduit le nombre des comédies proprement dites à onze, par l'élimination du Marchand de Venise, de la Tempête et de Mesure pour mesure. Ulrici, au contraire, le porte jusqu'à seize, en y ajoutant deux pièces: Cymbeline et Troïlus et Cressida. M. Kreyssig, avec un discernement judicieux, sépare nettement du groupe des comédies cinq pièces qu'il appelle des drames, parce que ce sont de véritables tragédies dont le dénouement seul est heureux: ces cinq pièces sont les trois déjà retranchées par Gervinus, et en outre Cymbeline et le Conte d'hiver. M. Kreyssig aurait bien pu ranger parmi les drames au moins deux pièces encore: Tout est bien qui finit bien et les Deux Amis de Vérone, et, s'il lui avait plu de débaptiser aussi Beaucoup de bruit pour rien, ni le rôle brillant de Béatrice[Pg 6] et de Benedict, ni les personnages grotesques de Dogberry et de la garde ne me feraient réclamer en faveur de cette pièce, assez tragique au fond, le nom de comédie.

D'ailleurs, toutes ces classifications relèvent du goût, c'est-à-dire de l'arbitraire. Pour qu'elles pussent être rigoureuses, il faudrait avoir d'abord défini avec certitude ce qu'est la comédie en soi; mais l'espoir de trouver une telle définition, comme je me propose de le démontrer plus loin, n'est qu'un leurre. Les poètes dramatiques font des ouvrages pour le théâtre, et ils se moquent bien de savoir dans quelle catégorie esthétique ces ouvrages doivent rentrer! Si l'on avait dit à Molière que ses deux chefs-d'œuvre, le Misanthrope et le Tartuffe, sortaient du domaine de la comédie pure et empiétaient sur celui de la tragédie, j'imagine que cette révélation l'aurait peu troublé; et Shakespeare a raillé la manie des classificateurs, lorsqu'il a fait dire au pédant Polonius présentant au prince Hamlet une troupe de comédiens: «Monseigneur, ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comico-historique, les pièces avec unité et les poèmes sans règles».

Il n'est guère possible d'analyser aucune pure[Pg 7] comédie de Shakespeare, la plus grande valeur de ces œuvres légères consistant en général dans le charme poétique de la forme, c'est-à-dire dans un élément qui se dérobe au commentaire comme à la traduction. Ce sont, pour la plupart, moins des comédies de caractère ou meme d'intrigue que des comédies fantastiques, des féeries, dont le nœud est naturellement assez faible et où la psychologie est superficielle, comme il convient aux productions de ce genre. Le narré pur et simple de ces sortes de fables, tel que l'ont fait Charles Lamb et sa sœur dans leurs jolis Contes tirés de Shakespeare, ne peut intéresser que l'enfance. Commenter ces poèmes gracieux, où le génie glisse et se joue sans appuyer ni creuser jamais, serait une entreprise imprudente qui risquerait de faire rire à nos dépens les gens d'esprit, comme Henri Heine riait du docteur Samuel Johnson: «Le docteur Johnson, cette énorme cruche de porter, ce John Huit de l'érudition, ne savait pas pourquoi il éprouvait, en commentant le Songe d'une nuit d'été, tant de démangeaisons aux narines et une si forte envie d'éternuer; c'est que, pendant ce temps, la reine Mab exécutait sur son nez les plus drôles de cabrioles».

Des œuvres si délicates occupent je ne sais quelle région intermédiaire entre la poésie et la musique; elles n'ont pas été faites pour être[Pg 8] profondément étudiées; et elles doivent être lues dans ces heures de rêverie où l'imagination se laisse aller au charme du vague, où sommeillent les facultés de l'esprit qui raisonnent et qui jugent.

Un moyen facile de rendre piquante l'analyse des comédies de Shakespeare serait d'en faire une critique rationnelle, en montrant sur combien de points elles choquent cet esprit raisonneur, auquel précisément nous refusons le droit de donner ici son avis et qui doit dormir pendant leur lecture: mais à quoi bon prouver que le poète n'a pas su atteindre un certain idéal de perfection qu'il ne s'est jamais proposé? Il ne voulait, avec ces charmants ouvrages, qu'amuser la fantaisie; il ne prétendait point satisfaire la raison. Un homme qui portait dans son cerveau le poids de tant de grandes tragédies pouvait apparemment, sans le congé de la critique, se délasser l'esprit à des œuvres moins fortes, et ce serait manquer lourdement de tact que de venir reprocher à l'auteur de Macbeth d'avoir négligé dans ses comédies les caractères et l'intrigue. Il faut, au contraire, s'émerveiller de ce que ces jeux du génie ont encore de puissant et d'original, de ce que ces productions moindres,

De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.

[Pg 9]

M. Humbert a fait, il est vrai, des comédies de Shakespeare une critique sévère qui, à la réserve de quelques excès de langage, est juste, spirituelle et utile; mais M. Humbert se trouvait placé dans de tout autres conditions que nous. Il avait à redresser le jugement de ses compatriotes égaré par les incroyables aberrations des Gervinus et des Ulrici. Ces critiques trop pénétrants avaient découvert dans les comédies du grand tragique de profondes intentions morales, des idées, comme ils disaient, dont le germe même n'a jamais existé que dans leur propre cerveau; ils considéraient son théâtre comique comme réunissant toutes les perfections, et au lieu de prendre le Songe d'une nuit d'été simplement pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un charmant libretto d'opéra fantastique, ils prétendaient y voir le chef-d'œuvre de la comédie de caractère! M. Humbert a donc bien fait de montrer aux Allemands qu'il n'y a point de caractères dans le Songe d'une nuit d'été, non plus que dans les autres comédies féeriques de Shakespeare; qu'un solide aliment pour l'esprit, semblable à celui qu'offre le théâtre de Molière, manque en général aux productions de sa veine comique; que ses meilleures pièces en ce genre sont des fantaisies pures, et que le poète n'a jamais eu d'autre idée que d'amuser l'imagination des spectateurs par des[Pg 10] aventures romanesques. En principe, ce n'est point Shakespeare que M. Humbert attaque dans son livre, c'est la superstition absurde des shakespearomanes; mais, comme il arrive inévitablement en pareil cas, le respect pour le dieu lui-même ne laisse pas de souffrir un peu des railleries lancées contre ses adorateurs indiscrets.

Semblable critique serait superflue et même tout à fait déplacée en France, où les comédies de Shakespeare ne sont point surfaites. Jamais les divagations d'outre-Rhin n'ont altéré la santé du goût français en matière de comédie. Nous qui avons l'honneur de compter dans notre littérature le plus grand de tous les poètes comiques, nous aurions mauvaise grâce à nous montrer avares d'éloges pour ceux des autres nations, et nous devons au contraire nous piquer de rendre à Shakespeare sur ce point quelque chose de mieux que la stricte justice.

Une pièce de son théâtre répond assez à l'idée que nous nous faisons en France de la comédie: c'est la Méchante Femme mise à la raison[2]. Ici l'élément fantastique est nul; l'action, pleine de verve et de gaieté naturelle, se développe raisonnablement et logiquement, et une idée morale d'une clarté parfaite s'en dégage à la fin. Par[Pg 11] malheur, cette farce excellente ne saurait être comptée au nombre des richesses vraiment personnelles de Shakespeare sans injustice pour le poète antérieur qui lui en a fourni non seulement le sujet, mais presque toute l'ébauche et la première façon; elle n'est qu'un rifacimento. La Méchante Femme mise à la raison, par l'imitation des réalités de la vie bourgeoise, constitue une exception dans le théâtre comique de Shakespeare, ainsi que les Joyeuses Bourgeoises de Windsor. Ces deux pièces, les plus franchement comiques que le poète ait signées de son nom, sont aussi les moins propres à caractériser son génie. D'après une tradition qu'on a tout lieu de croire vraie, la farce des Joyeuses Bourgeoises de Windsor fut écrite en quinze jours, sur un ordre de la reine Élisabeth, qui voulait rire aux dépens de Falstaff amoureux; elle est presque tout entière en prose, contrairement à l'usage de Shakespeare, et, par une dérogation plus grave aux habitudes du grand poète, le fond en est presque aussi prosaïque que le style. Jamais personnage de théâtre n'a subi une dégénération plus complète que Falstaff, en tombant du drame historique de Henry IV sur la nouvelle scène où Shakespeare le replaçait pour le divertissement d'une reine de peu de goût. Le brillant et vaillant humoriste est devenu un lourd coquin, sans esprit, sans[Pg 12] invention, qui se laisse berner par deux femmes, s'avoue vaincu au dénouement et fait amende honorable. «Ce drôle, s'écrie un critique anglais, n'est qu'un vulgaire imposteur qui a volé au vrai Falstaff son gros ventre et son nom!»

Nous touchons ici à une distinction extrêmement importante: celle des comédies ou prétendues comédies de Shakespeare et de son génie comique en général; pour avoir de son génie comique une idée juste et complète, ce ne sont pas seulement les ouvrages qui portent, à tort ou à raison, le nom de comédies, c'est tout l'ensemble de l'œuvre shakespearienne qu'il conviendrait de considérer. En France, la tragédie et la comédie se sont rigoureusement séparées, celle-là vivant dans un monde idéal, celle-ci dans le monde réel: voilà pourquoi dans notre théâtre la comédie se détache avec un relief d'une incomparable netteté; mais ailleurs les choses se sont passées tout autrement. Les deux muses ne craignaient pas de faire ménage ensemble, et il y avait déjà tant de réalisme comique dans les œuvres de la tragédie, que, lorsqu'il a plu à la comédie d'habiter un domaine à part, elle a dû se construire dans les airs un palais de fantaisie.

M. Guizot a très clairement expliqué ce point dans une page de son étude sur Shakespeare[Pg 13] qui a toujours beaucoup frappé par sa justesse les critiques étrangers, et qui jette en effet la plus vive lumière sur la question.

«A l'arrivée de Shakespeare, écrit M. Guizot, la nature et la destinée de l'homme, matière de la poésie dramatique, ne s'étaient point divisées ni classées entre les mains de l'art... Le comique, cette portion des réalités humaines, avait droit de prendre sa place partout où la vérité demandait ou souffrait sa présence... En un tel état du théâtre et des esprits, que pouvait être la comédie proprement dite? Comment lui était-il permis de prétendre à porter un nom particulier, à former un genre distinct? Elle y réussit en sortant hardiment des réalités ... elle ne s'astreignit point à peindre des mœurs déterminées ni des caractères conséquents; elle ne se proposa point de représenter les choses et les hommes sous un aspect ridicule, mais véritable; elle devint une œuvre fantastique et romanesque, le refuge de ces amusantes invraisemblances que, dans sa paresse ou sa folie, l'imagination se plaît à réunir par un fil léger, pour en former des combinaisons capables de divertir ou d'intéresser sans provoquer le jugement de la raison. Des tableaux gracieux, des surprises, la curiosité qui s'attache au mouvement d'une intrigue, les mécomptes, les quiproquos, les jeux d'esprit que peut amener un[Pg 14] travestissement, tel était le fond de ce divertissement sans conséquence...»


Une comédie de Shakespeare en général est un roman d'aventures ou un conte de fées dont les héros sont deux amoureux. Une séparation arrive pour un motif ou pour un autre entre l'amant et sa maîtresse; celle-ci, sous un déguisement d'homme, suit ou rejoint son amant qui ne la reconnaît pas. Ce fait, sans cesse reproduit, donne la mesure de ce que le poète croit pouvoir oser dans l'ordre des choses invraisemblables et impossibles. Les personnages principaux de la pièce n'ont jamais d'autre folie que l'amour, qui chez eux n'a rien de ridicule, puisqu'ils sont deux jeunes gens; leur passion n'est donc point comique. Les jeunes premiers du théâtre de Molière ne sont pas comiques non plus; mais chez Molière ils n'occupent pas le premier plan du tableau; ce sont des figures autrement caractérisées, Harpagon, Chrysale, Orgon, Tartuffe, Argan, M. Jourdain, avec la diversité de leurs ridicules et de leurs vices, qui attirent surtout et retiennent l'attention du spectateur: chez Shakespeare ce sont toujours des amoureux et des amoureux jeunes.

De tels personnages n'ayant rien de plaisant par eux-mêmes, et leur situation étant souvent tragique, le poète, afin d'égayer leur[Pg 15] rôle, a recours à la vivacité spirituelle du dialogue. L'esprit de mots, extrêmement rare et presque introuvable dans le théâtre de Molière, surabonde dans celui de Shakespeare. Les calembours, les concetti, les équivoques, les assauts brillants et les vives ripostes constituent certainement le plus clair de ses ressources comme auteur comique. Il n'est pas nécessaire que ces traits d'esprit soient en même temps des traits de caractère et de nature; il n'est pas même nécessaire qu'ils aient quelque rapport avec le sujet: il suffit qu'ils brillent. Comme ils ne tiennent aux personnages par aucun lien profond, on peut les transporter indifféremment d'une bouche à l'autre, ils sont également bons en toute circonstance; aussi peu variés qu'ils sont nombreux, ce sont le plus souvent des joyeusetés égrillardes sur le rapport des sexes, auxquelles des femmes modestes prêtent l'oreille et répondent dans le même style sans aucun embarras.

A côté de ces personnages spirituels, il y a généralement dans les comédies de Shakespeare un groupe d'idiots dont la bêtise est démesurée et idéale, je veux dire hors de toute proportion avec ce que la réalité offre communément en ce genre; leur stupidité consiste principalement à prendre les mots les uns pour les autres, et ces grosses balourdises constituent,[Pg 16] après les traits d'esprit, la seconde source ordinaire du rire dans la comédie shakespearienne.

Le hasard, autrement dit le caprice et l'arbitraire, joue dans ces pièces un rôle suprême; c'est un heureux hasard qui délie subitement le nœud de Beaucoup de bruit pour rien, donnant ainsi un dénouement de comédie à cet imbroglio tragique. Les figures principales n'étant point des pères de famille vicieux ou ridicules, mais de jeunes et sympathiques amoureux, ces œuvres légères ont pour cadre non pas, comme chez Molière, le foyer domestique, mais l'espace illimité du monde réel et du monde idéal ouvert à l'imagination. Les titres sont vagues: Comme il vous plaira, le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez, le Songe d'une nuit d'été, Peines d'amour perdues, parce qu'il n'y a jamais de caractère central qui puisse donner son nom à l'ouvrage.—Tels sont les traits généraux de la comédie shakespearienne.

Le docteur Johnson a prétendu que le génie de Shakespeare était instinctivement plus porté vers la comédie que vers la tragédie, qu'il était comique par nature, tragique par la volonté et l'art. L'assertion contraire serait évidemment moins fausse. Ce n'est certes pas dans ses comédies proprement dites que Shakespeare a donné toute sa mesure comme poète; et quant[Pg 17] aux éléments comiques de ses tragédies, dont on fait tant de bruit, ils ne sont ni plus nombreux ni plus remarquables que les éléments tragiques de ses comédies. Il y a toujours dans celles-ci un côté pathétique; nous avons noté ailleurs cette part du sentiment dans la Comédie des méprises[3]; l'émotion ne fait pas défaut non plus à Ce qu'il vous plaira, au Soir des Rois, même au Songe d'une nuit d'été. Shakespeare a généralement besoin d'agrandir et de relever ses sujets comiques par quelque inspiration demandée aux pensées plus hautes de la tragédie; la pure farce n'est point de son goût, et les deux pièces de son théâtre qui appartiennent par exception à cette catégorie ne sont pas, comme nous l'avons remarqué tout à l'heure, des productions vraiment originales de sa muse.

On ne sait rien de certain sur le caractère du poète; mais une tradition très vraisemblable le présente comme un homme d'humeur gaie, bienveillante et sereine. Cette disposition optimiste est beaucoup moins favorable qu'on pourrait le croire d'abord au développement du véritable génie comique. «Je me figure, a dit Sainte-Beuve, que, dans la vie commune, Shakespeare, le poète des pleurs et de l'effroi, développait volontiers une nature plus riante et[Pg 18] plus heureuse, et que Molière, le comique réjouissant, se laissait aller à plus de mélancolie et de silence.» Avec un peu de réflexion, on reconnaîtra que ce qui semble un paradoxe est la vérité même, et que la comédie est plus triste au fond que la tragédie.

Le poète tragique s'amuse à peindre les crimes et les grandes passions de l'homme; cela ne peut pas le toucher beaucoup, parce que l'objet de sa peinture est trop éloigné de lui et trop exceptionnel; mais le poète comique étudie des vices, des ridicules, des folies que le spectacle du monde met en abondance sous ses yeux: comment, pour peu qu'il ait de sérieux dans l'âme, conserverait-il une inaltérable gaieté naturelle au milieu de tant de misères intellectuelles et morales?

Shakespeare a pu garder toute sa gaieté, parce qu'il n'a fait qu'effleurer la comédie. Productions de sa jeunesse pour la plupart, ses œuvres comiques se distinguent toutes par un optimisme que rien ne déconcerte; les méchants s'y convertissent à la fin, et les malheureux y voient changer leur infortune en joie. Vive la gaieté, la jeunesse et l'amour! chante l'heureux poète, et à bas leurs ennemis! à bas les puritains, les philistins, les pédants, la raison morose, l'esprit de discipline et de morgue, les graves et lourds censeurs de la folie et du plaisir, tels[Pg 19] qu'ils sont personnifiés dans Malvolio: ce sont les seules victimes de Shakespeare. Son esprit n'est jamais blessant ni cruel; il ne fond pas sur les ridicules pour les mettre en pièces et les dévorer à la façon d'un oiseau de proie; il rit, chante et prend son essor en plein ciel bleu, comme l'alouette. Sa gaieté est celle d'un enfant; de même que les enfants, elle s'amuse de rien. «Je supplie votre Grâce de me pardonner, dit Béatrice; je suis née pour ne dire que des folies sans conséquence:» voilà l'épigraphe qu'il faudrait mettre à tout le théâtre comique de Shakespeare.

Nulle amertume ne trouble l'innocence de ces aimables jeux. Le poète eût applaudi de bon cœur au sentiment de Sterne disant dans un de ses sermons: «Il y a bien de la différence entre ce qui est amer et ce qui est piquant, entre la malignité et la verves spirituelle. L'une est sans humanité, et c'est un talent du diable; l'autre descend du père des esprits, si pure, si inoffensive dans sa généralité, qu'elle ne fait individuellement de mal à personne; lorsqu'elle effleure un ridicule, c'est d'une touche délicate et légère; le seul coup qu'elle donne à la sottise, c'est, en passant, un coup de pinceau.»—Nulle amertume, avons-nous dit; mais prenons-y garde: ces mots ne sont-ils pas synonymes de superficiel et sans profondeur? l'arrière-goût[Pg 20] de tout ce qui est profond, en fait de comédie, n'est-il pas toujours plus ou moins amer?


Henri Heine s'amusait beaucoup de la difficulté particulière qu'éprouvent les Français à goûter sincèrement les comédies de Shakespeare, à cause de leur prédilection marquée pour ce qui est raisonnable, clair, logique et substantiel en littérature:

«Ils regardent d'un air stupéfait à travers la grille dorée; ils voient se promener sous les grands arbres les chevaliers et les nobles dames, les bergers et les bergères, les fous et les sages; ils voient l'amant et sa maîtresse qui, couchés sous l'ombre fraîche, échangent de tendres propos; de temps en temps, ils aperçoivent quelque animal fabuleux: par exemple, un cerf à ramure d'argent, ou une licorne effarouchée qui sort en bondissant de dessous un bosquet et vient poser sa tête sur le sein de la belle jeune fille... Ils voient encore sortir des ruisseaux les ondines avec leur chevelure verte et leurs voiles brillants, et tout à coup la lune qui vient éclairer ce tableau... Ils entendent ensuite le chant du rossignol... Et ils secouent leurs petites têtes raisonneuses en présence de toutes ces folies incompréhensibles pour eux! C'est que les Français qui comprennent le soleil, sont incapables de comprendre la lune, et encore[Pg 21] bien moins les sanglots délicieux et les trilles du rossignol dans son ravissement mélancolique... Ils entendent des mots connus, mais ces mots ont un tout autre sens. Ils prétendent alors que ces gens-là n'entendent rien à la passion ardente, à la grande passion, que c'est de l'esprit à la glace qu'ils se servent les uns aux autres, en guise de rafraîchissement, et non le breuvage brûlant de l'amour... Et ils ne s'aperçoivent pas que ces gens ne sont que des oiseaux déguisés qui conversent dans une langue à part, langue qu'on ne peut apprendre qu'en rêve.»

Cette page délicieuse est aussi une page profonde. Il est certain que les personnes (peuples ou individus) qui ne goûtent pas les comédies de Shakespeare, sont moins habiles et moins heureuses que celles qui les goûtent, puisqu'elles manquent d'un sens et d'un plaisir. Le but propre de l'éducation esthétique n'est point de fermer avec une sévérité chagrine, mais au contraire d'ouvrir et de multiplier les sources de jouissance pour l'esprit. D'une manière générale on peut dire que, plus un homme a d'instruction, plus il sait apprécier de fruits différents dans ce paradis terrestre des beaux-arts et de la poésie, où les gens d'un esprit étroit et contentieux prétendent que les seuls arbres bons sont ceux de leur petit verger, et du haut de leur ignorance regardent dédaigneusement[Pg 22] tout le reste du jardin. L'homme dans l'esprit duquel le mot comédie n'éveille pas d'autre idée que celle du genre cultivé par Molière, est exclusif et borné; d'autant plus borné que ce genre n'est nullement, à tout prendre, le plus répandu. Bien des œuvres, dans notre littérature elle-même, peuvent nous préparer à l'intelligence de Shakespeare et nous acclimater en quelque sorte à l'air de sou théâtre comique. De ce nombre sont les six comédies de Corneille avant le Menteur; le théâtre de Marivaux, où les jeux de l'amour et du hasard constituent, comme dans celui de Shakespeare, le fond même et toute la substance des pièces; enfin le théâtre d'Alfred de Musset. La comédie selon Molière et la comédie selon Shakespeare se ressemblent comme le jour et la nuit, rien de plus juste que cette comparaison de Heine, mais elles ont chacune leur beauté: le jour a le soleil divin; la nuit a ses délicieux mystères et son ordre de splendeurs aussi, ses clairs de lune, son ciel étoilé et la musique des rossignols.

Cela dit, je me permettrai d'opposer à la jolie page d'Henri Heine, en style moins poétique que le sien, une remarque dont la portée me semble considérable: c'est que, si les Français ont besoin de tant d'éducation pour goûter les comédies de Shakespeare, la réciproque n'est pas vraie et que la même étude n'est point nécessaire[Pg 23] aux étrangers pour goûter les comédies de Molière. On parle beaucoup du caractère étroitement national de cette forme de l'art dramatique: oui, cela est certain, la tragédie, vivant dans un monde plus ou moins idéal, vague et conventionnel, se fait aisément comprendre partout, au lieu que la comédie, puisant généralement ses sujets dans la réalité contemporaine et locale, devient vite inintelligible pour les autres âges et les autres peuples; mais prétend-on, par cette remarque banale, clore toute discussion et renvoyer en paix chacun chez soi? Je suis plus intolérant que cela, et je réclame formellement pour Molière le sceptre souverain de tout l'empire comique.

En l'année 1800, un célèbre acteur anglais, Kemble, vint à Paris. Ses confrères de la Comédie-Française lui offrirent un banquet. A table on causa d'abord des poètes tragiques des deux nations; la supériorité de Shakespeare sur Racine et sur Corneille était vivement soutenue par l'Anglais contre ses hôtes, qui, par politesse ou par conviction, commençaient à céder le terrain, quand tout à coup le comédien Michot s'écria: «D'accord, d'accord, Monsieur; mais que direz-vous de Molière?» Kemble répondit tranquillement: «Molière? c'est une autre question. Molière n'est pas un Français.—Bah! un Anglais peut-être?—Non, Molière est un[Pg 24] homme. Le bon Dieu voulut un jour faire goûter au genre humain dans toute leur perfection, dans toute leur plénitude, les joies dont la comédie peut être la source. Il fit alors Molière et lui dit: «Va, dépeins les hommes tes frères et amuse-les; rends-les meilleurs, si tu peux.» Puis il le lança sur la terre. Sur quel point du globe allait-il tomber? au nord ou au midi? de ce côté-ci ou de l'autre côté de la Manche? Le hasard a fait qu'il est tombé chez vous, mais il nous appartient autant qu'à vous-mêmes. N'a-t-il peint que vos mœurs? n'amuse-t-il que vous? Non, il a peint tous les hommes, et nous jouissons tous également de ses œuvres et de son génie. Devant lui s'évanouissent les petites différences de temps et de lieux; aucun peuple, aucun siècle ne peut le revendiquer comme sien: il est à tous les âges et à toutes les nations.»


Un savant professeur de littérature étrangère, M. Karl Hillebrand, dans un article de la Revue critique[4] consacré à l'appréciation du livre de M. Humbert, fait cette réserve à ses éloges: «Le tort de M. Humbert, c'est d'établir dans les genres une hiérarchie que rien ne justifie. Pourquoi la comédie à caractères serait-elle supérieure[Pg 25] à la comédie fantastique? Pourquoi l'Arioste serait-il inférieur à Cervantes, et Rembrandt au Corrège? Ce sont là affaires de goût... Le Songe d'une nuit d'été et le Petit Poucet me font rire ou me touchent, me plaisent en un mot autant que le Festin de Pierre ou le Malade imaginaire, et point n'est besoin, ce me semble, d'établir des comparaisons et de mesurer le degré de plaisir qu'on éprouve.»

Je ne saurais être de l'avis de M. Hillebrand, quel que soit le crédit de l'adage sur lequel il s'appuie: «Il ne faut pas disputer des goûts.» Il est vrai que les disputes littéraires sont sans fin, de même que les disputes politiques, de même que les disputes religieuses; pourquoi? parce que l'esthétique, la politique, la religion, ne sont pas des sciences, et qu'il n'y a point, dans cet ordre de questions, de principe assez évident ou assez démontré pour fermer la bouche à l'adversaire. Il y a longtemps que Socrate l'a dit:

«Si nous disputions ensemble sur deux nombres, Eutyphron, pour savoir lequel est le plus grand, ce différend nous rendrait-il ennemis et nous armerait-il l'un contre l'autre? et en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d'accord?

—Cela est sûr.

—Et si nous disputions sur les différentes[Pg 26] grandeurs des corps, ne nous mettrions-nous pas à mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute?

—Sur-le-champ

—Et si nous contestions sur la pesanteur, notre différend ne serait-il pas bientôt terminé par le moyen d'une balance?

—Sans difficulté.

—Qu'y a-t-il donc, Eutyphron, qui puisse nous rendre ennemis irréconciliables, si nous venions à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle nous puissions avoir recours?... Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête, le bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur lesquelles, faute d'une règle suffisante pour nous mettre d'accord dans nos différends, nous nous jetons dans des inimitiés déplorables? Et quand je dis nous, j'entends tous les hommes.»

Il en est de même dans l'ordre du beau. La différence des goûts peut exaspérer jusqu'à une «inimitié irréconciliable» les natures passionnées; et les haines littéraires, aussi bien que les haines politiques et les haines religieuses, ont une singulière amertume, provenant sans aucun doute du sentiment humiliant de l'impuissance où nous sommes de convaincre et de convertir notre adversaire. Voilà, semble-t-il, une bonne raison pour supprimer toute dispute de ce genre; et en[Pg 27] effet les sages de ce siècle, professant en matière de goût une indifférence très philosophique, ont enseigné qu'il fallait désormais remplacer la critique des œuvres par l'analyse des talents; mais ils n'ont pas réussi à imposer silence, ni autour d'eux ni dans leurs propres ouvrages, aux libres manifestations du sentiment littéraire. C'est qu'il s'agit ici d'un instinct naturel et, par conséquent, indestructible.

La critique littéraire repose, il est vrai, sur une contradiction: la légitimité des disputes de goût et l'impossibilité d'y mettre un terme; mais cela ne l'empêche pas de vivre et de se bien porter, au contraire. Il y a autre chose, dans le monde de la pensée, que des faits de science et des vérités de l'ordre logique; Dieu merci, l'idéal du positivisme n'est pas encore réalisé. Parce que je ne puis pas vous prouver mathématiquement que j'ai raison, dois-je me taire? Non pas; j'aurai besoin seulement, pour communiquer mon sentiment à autrui, d'une éloquence plus persuasive, il n'y a point de mal à cela. La nature intime d'une conviction ne prouve pas que cette conviction soit vaine, et les vérités impossibles à démontrer ne sont pas celles qui s'emparent de nos âmes avec le moins de puissance.

La préférence de M. Humbert et de bien d'autres pour Molière et pour la comédie à caractères[Pg 28] n'a point de fondement logique, c'est vrai; elle ne peut pas s'imposer victorieusement à l'adversaire rendu muet par un syllogisme péremptoire: mais est-ce à dire qu'elle ne soit pas fondée en raison et qu'elle ne puisse se justifier par des arguments très forts et des considérations excellentes? M. Hillebrand soutient que rien n'autorise à établir dans les genres une hiérarchie, que la comédie à caractères n'est point supérieure en soi à la comédie fantastique: est-ce bien sûr? A sa comparaison de Cervantes et de l'Arioste, de Rembrandt et du Corrège, j'en opposerai une autre, qui me paraît plus juste.

Les opéras du style italien ont leur charme: tant pis pour les personnes qui ne les goûtent pas: mais n'est-ce pas une chose reconnue par ceux même qui comprennent mal la musique allemande, qu'elle est d'un ordre supérieur? Les grandes compositions de Molière, où tout est vrai, profond, sérieux, où nul mot n'est inutile, où nul trait ne s'égare, me semblent être aux spirituelles extravagances de la comédie shakespearienne ce que la puissante harmonie d'un Beethoven est aux mélodies agréables, mais sans rapport avec le sujet, qui caractérisent le style italien. Les Mille et une Nuits sont des contes amusants; mais qui oserait les mettre en parallèle avec Don Quichotte?[Pg 29] Il y a un comique d'homme et un comique d'enfant: Molière a choisi le premier. La haute raison, la profondeur morale, sont en littérature quelque chose de plus relevé que les caprices riants de l'imagination et de l'esprit; l'homme est un objet plus digne de l'étude d'un poète que le monde fantastique des lutins et des fées. Je ne puis pas prouver cela, mais je le sens, et je me crois parfaitement autorisé à le dire.

Répliquera-t-on que si Molière l'emporte sur l'auteur du Songe d'une nuit d'été comme penseur et comme moraliste, il lui est inférieur comme poète? Je ne demande pas mieux que de faire regagner à Shakespeare en poésie ce qu'il me paraît perdre du côté de l'étude des caractères et des passions; mais, d'autre part, je ne suis nullement disposé à faire bon marché de Molière comme poète. Il y a là sur la nature et sur l'objet de la poésie la matière d'une discussion sans fin, comme toutes celles du même genre, mais non point vaine pour cela; car si les gens éclairés se taisent, le vulgaire, que ces questions éternellement à l'ordre du jour ont le privilège d'intéresser, ne s'en mêlera pas moins de donner sur elles son avis et dira encore un peu plus de sottises.


Que les critiques consultent leurs forces et[Pg 30] suivent la voie à laquelle lu nature et l'éducation les destinent. Parmi les hommes qui ne sont ni des créateurs ni des inventeurs et qui doivent, faute d'un génie original, se contenter du rôle utile et modeste d'interprètes de la pensée d'autrui, les uns mettent leur étude à constituer le texte exact des grands écrivains, à en commenter la lettre, à remonter aux sources des idées et des mots: ce sont les philologues. D'autres ont à cœur de réunir le plus grand nombre de faits positifs relativement à la personne des auteurs, au lieu et au temps où ils ont vécu, afin d'expliquer par les influences de la race, de la famille, de l'éducation, du moment et du milieu la nature particulière de leur talent: ce sont les historiens. D'autres enfin ne craignent pas d'exercer, en présence des œuvres du génie, une fonction de l'esprit vraiment bien délicate et bien aventureuse; elle consiste à traduire en jugements plus ou moins absolus et généraux les impressions diverses que la sensibilité a reçues: ce sont les critiques littéraires proprement dits, ou, pour employer un terme d'une parfaite exactitude, les esthéticiens. Le mot esthétique, tiré du grec αἰσθάνεσθαι, sentir, a été introduit au XVIIIe siècle par un philosophe allemand pour désigner ce qu'on appelle faussement la science du beau; néologisme excellent, parce que sa racine transparente empêche qu'on se fasse[Pg 31] illusion sur le caractère foncièrement subjectif de cette prétendue science.

Il n'est pas impossible à un même individu de réunir en sa personne les aptitudes diverses du philologue, de l'historien et de l'esthéticien, et de remplir ainsi les conditions du critique complet; mais en tout la perfection est chose rare, et la différence naturelle des goûts, la division de plus en plus fine du travail intellectuel, sont cause que la plupart des critiques choisissent entre ces trois tendances et en suivent une avec une prédilection assez marquée pour qu'il soit permis de les classer par genres. Aujourd'hui, deux fonctions de la critique sont en honneur: ce sont la philologie et l'histoire; la troisième, l'esthétique, est méprisée. Ce mépris a sa source dans l'esprit positif du siècle, qui a besoin de certitude et de notions concrètes, et que les vaines discussions et les vaines théories ont abreuvé jusqu'au dégoût. Quelques-uns des adeptes les plus enthousiastes de la philologie sont des transfuges de l'esthétique, apportant comme d'usage dans leur foi nouvelle la passion et l'intolérance propre aux néophytes. Épouvantés un jour du néant, ou, pour rappeler une expression célèbre, du grand creux qui se trouve au fond de toutes les idées purement littéraires, ils se sont jetés tout à coup dans les bras de la science comme un sceptique se jette dans ceux de la religion.

[Pg 32]

Je comprends trop bien ce découragement, et je n'essaierai pas de défendre l'esthétique contre la philologie et l'histoire en revendiquant pour elle un caractère scientifique quelconque, car je n'y crois point. J'ai cherché, parmi les idées littéraires qui ont été mises en circulation depuis Aristote jusqu'à Hegel, des vérités à la fois assez sûres et assez riches en conséquences utiles pour servir de pierres d'assise à la critique: je n'en ai point trouvé; les propositions incontestables sont toutes plus ou moins insignifiantes, et les seules qui vaillent la peine d'être avancées sont sujettes à contestation.

Cependant, j'oserai dire quelque chose en faveur de l'esthétique. De même que l'homme ne vit pas seulement de pain, l'esprit ne saurait se nourrir uniquement de science et de faits. Le degré de culture intellectuelle d'un individu ne se mesure pas par la simple addition de ses connaissances exactes et positives. La politesse, l'esprit, le goût, le sentiment exquis des nuances, le doute prudent et l'ignorance modeste, sont aussi des fruits de l'éducation, et de l'éducation littéraire, non point scientifique. Les lettres sont l'agent civilisateur par excellence, humaniores litteræ, tandis que le triomphe exclusif des sciences et l'avènement d'un état purement positif du monde, rêvé par quelques philosophes modernes, ferait tomber l'humanité sous le joug de[Pg 33] la plus féroce tyrannie. La douceur et le charme seront bannis de la société des hommes le jour où l'on n'aura plus le droit de se tromper librement sur aucun sujet, et où toute erreur se verra brutalement enregistrée au compte de l'ignorance.

Donnons-nous garde d'introduire dans les questions littéraires, qui relèvent avant tout du sentiment, c'est-à-dire de la liberté, un esprit de roideur scientifique, et continuons à les traiter, non avec l'âpreté de cuistres convaincus qu'ils ont seuls tout à fait raison contre leurs adversaires, mais avec le tact et la bonne grâce d'hommes éclairés qui savent que dans cet ordre de choses rien ne saurait être absolument vrai ni absolument faux. Si un jour je dois faire comme tant d'autres, et abandonner à mon tour le sol incertain des jugements de goût pour me reposer et m'affermir sur le terrain plus commode et plus sûr de la philologie ou de l'histoire, qu'au moins ce ne soit pas sans avoir donné â l'esthétique un banquet d'adieu et fait avec les pures idées littéraires une dernière orgie..


J'ai comparé, dans un autre ouvrage, Shakespeare et les Tragiques grecs. Il n'y a point lieu de faire la même comparaison entre Shakespeare et Aristophane, car ici les rapports[Pg 34] deviennent extrêmement superficiels. La matière et l'inspiration des deux théâtres diffèrent autant qu'il est possible. Quand on a dit que l'un et l'autre sont pleins de fantaisie, quand on a nommé la féerie des Oiseaux, cette brillante exception dans l'œuvre toute politique d'Aristophane, on a complètement payé sa dette envers une comparaison des deux poètes. Au fond, quoi de moins semblable au doux et inoffensif Shakespeare que ce violent pamphlétaire athénien, animé de terribles haines littéraires, politiques, religieuses, poursuivant ses ennemis sur la scène et faisant du théâtre un pilori? Quel rapport sérieux peut-on établir entre des imaginations si pures, si éthérées, si détachées du monde réel, qu'elles donnent un démenti à la définition vulgaire de la comédie, et un théâtre cynique qui ne s'écarte pas moins de cette définition, mais dans l'autre sens, et qui, à force de réalisme au contraire et d'actualité, ressemble à une polémique de journal, ou, comme on l'a si vivement dit, à «une tribune dressée sur des tréteaux, où l'orateur improvisé venait faire de la politique à sa manière, gambadant à droite et à gauche et tirant la langue aux hommes d'État[5]»?

L'habitude de rapprocher les noms d'Aristophane[Pg 35] et de Shakespeare est une tradition de la critique qui doit probablement son origine moins à des qualités communes aux deux poètes qu'à ce qui leur manque à l'un et à l'autre: peu ou point d'intrigue, encore moins de caractères, composition décousue et capricieuse. Plutarque a dit, non sans justesse, mais avec dureté et dans un esprit malveillant: «Chez Aristophane, le choix et l'arrangement des mots est tantôt tragique, tantôt comique, fastueux ou terre à terre, obscur et commun, enflé et prétentieux, mêlé de bavardage et de futilités qui donnent la nausée. Ce style qui a tant d'incohérence et d'inégalité ne prête pas à chaque personnage le ton qui lui convient et lui est propre. Un roi devrait parler avec majesté, un orateur avec adresse, les femmes avec naturel, les simples citoyens sans recherche, le marchand de l'agora sans façons; mais chez Aristophane, c'est le hasard qui met dans la bouche de chaque personnage les premières paroles venues, d on ne peut reconnaître si c'est un fils, un père, un paysan, un dieu, une vieille femme ou un héros qui parle.»

Pareillement, si l'idée venait à quelqu'un de rapprocher Plaute de Shakespeare, ce ne pourrait être que pour les bizarreries ou les faiblesses qui se mêlent à leur comique; parce que chez l'un et chez l'autre l'esprit est surtout dans[Pg 36] les mots, et parce que le hasard joue dans la conduite de leurs pièces un rôle prépondérant. Il n'y aurait donc point de base solide pour une comparaison du poète anglais avec les grands comiques anciens.

Je me propose, dans ce volume, de traiter, à l'occasion des comédies de Shakespeare, quelques questions générales de critique littéraire plus instructives et même plus amusantes (je l'espère, du moins) que ne pourrait l'être la critique particulière de ces charmantes productions, insaisissables à l'analyse, musique aérienne faite pour être écoutée en rêvant, non pour être commentée.

Le point de départ de nos considérations sera l'examen des jugements que certains admirateurs trop exclusifs de Shakespeare et d'Aristophane en Allemagne ont portés sur Molière, et j'aime à penser que cette étude fortifiera en nous la double conviction que Molière et Shakespeare sont les deux plus grands noms du théâtre moderne, l'un dans la comédie, l'autre dans la tragédie. Je ne voudrais nullement abaisser Shakespeare; mais je prétends, contre la critique allemande, élever Molière à son niveau. Les qualités qu'on a toujours le plus admirées dans le théâtre tragique de Shakespeare, la profondeur psychologique et morale, la vie des caractères, la puissante objectivité dramatique,[Pg 37] la poésie, oui, la poésie, nous les retrouvons toutes dans Molière. Il ne faut pas que les sottises des pédants qui voudraient brouiller ces deux grands hommes nous empêchent de reconnaître et de saluer en eux deux frères. Ils avaient, comme nous le verrons, les mêmes idées sur le théâtre, la même poétique.

La parenté de leurs génies a vivement frappé le plus excellent des critiques français:

«Molière, écrit Sainte-Beuve, est, avec Shakespeare, l'exemple le plus complet de la faculté dramatique et, à proprement parler, créatrice ... Corneille, Crébillon, Schiller, Ducis, le vieux Marlowe, sont sujets à des émotions directes et soudaines dans les accès de leur veine dramatique. Souvent sublimes et superbes, ils obéissent à je ne sais quel cri de l'instinct et à une noble chaleur du sang, comme tes animaux généreux, lions ou taureaux; ils ne savent pas bien ce qu'ils font. Molière, comme Shakespeare, le sait; comme ce grand devancier, il se meut, on peut le dire, dans une sphère plus librement étendue, et par cela supérieure, se gouvernant lui-même, dominant son feu, ardent à l'œuvre, mais lucide dans son ardeur. Et sa lucidité néanmoins, sa froideur habituelle de caractère au sein de l'œuvre si mouvante, n'aspirait en rien à l'impartialité calculée et glacée, comme on l'a vu de Gœthe, le Talleyrand de[Pg 38] l'art: ces raffinements critiques au sein de la poésie n'étaient pas alors inventés. Molière et Shakespeare sont de la race primitive[6]

Ajoutons qu'à eux seuls, parmi les grands génies dramatiques, il a été donné de ravir également le goût des délicats et celui du peuple.

Une touchante conformité de destinées achève la ressemblance et leur fait traverser l'histoire littéraire la main dans la main. Des légendes ont eu cours sur l'un et sur l'autre, honneur qui n'appartient qu'aux poètes populaires. La sotte envie les a tous deux accusés de plagiat; en effet ils ont pillé largement, sans prendre la peine de démarquer le linge, avec le sans façon de l'âge d'or où tout était en commun[7]: la belle affaire! dévoré par de tels princes, le menu fretin de la littérature meurt pour entrer dans une vie plus haute...

... Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur.

D'infâmes calomnies ont tenté de noircir la réputation morale de Molière comme de Shakespeare. Ils ont l'un et l'autre connu de près la multitude et fréquenté la cour, subissant ainsi la double et salutaire influence, du peuple avec lequel leur profession les mettait en contact, et[Pg 39] de la société élégante. Ils ont tous deux souffert des affronts attachés au métier de comédien. Tous deux ils étaient riches, ils aimaient le luxe, et n'affectaient nullement la gueuserie de la bohême littéraire. Shakespeare entendait fort bien ses affaires de directeur de théâtre; Molière avait trente mille livres de revenu et donnait d'excellents dîners.

Bref, ils ont pleinement joui des réalités de la vie présente; ils ont connu toutes les joies, toutes les douleurs de l'humanité, et ils ont usé rapidement leur existence dans le tourbillon dévorant d'une incessante activité dramatique. A la différence des hommes de cabinet et de tranquille étude, le théâtre, le monde était leur laboratoire. Tout entiers à l'œuvre du moment, leur modestie ne paraît pas avoir deviné quelle gloire immortelle et grandissante ils auraient dans l'avenir: les premières éditions complètes de leurs œuvres ne furent pas publiées de leur vivant ni préparées par leurs soins; elles parurent sept ans après la mort de Shakespeare, neuf ans après celle de Molière.


[1] Molière, Shakespeare et la Critique allemande.

[2] The taming of the Shrew. Nous donnons l'analyse de cette comédie en Appendice à la fin du présent volume.

[3] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. VII.

[4] 1er janvier 1870

[5] Edelestand du Méril.

[6] Portraits littéraires, t. II.

[7] Sainte-Beuve, ibid.


[Pg 41]

CHAPITRE PREMIER

PARADOXES ALLEMANDS SUR MOLIÈRE

Guillaume Schlegel.—Point de départ de son argumentation.—Sa théorie de la gaieté.—Prétendue incompatibilité du comique et du sérieux.—Perfection d'Aristophane, prosaïsme de Ménandre et de Molière selon Schlegel.—Le Roi de Cocagne de Legrand.—Étrange paradoxe de Hegel.—L'AvareLe Médecin malgré lui.Peines d'Amour perdues.

Il faut être juste envers tout le monde, même envers les Allemands. J'ai vu jouer à Munich quelques comédies de Molière: elles ont fait grand plaisir, et le succès du poète est le même, assure-t-on, sur tous les théâtres d'Allemagne. La nation allemande, les hommes de génie qui sont les représentants les plus éminents de l'esprit germanique, partagent sur Molière le sentiment de la France et de l'Europe. Ne nous lassons pas de citer les belles paroles de Gœthe:[Pg 42] «Molière est si grand que chaque fois qu'on le relit on éprouve un nouvel étonnement ... Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple les gravures d'après les grands maîtres italiens, pour me maintenir toujours en commerce avec la perfection. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions.»

Et néanmoins il est vrai de dire que la critique allemande en général est hostile à Molière. Chez les gens du métier, professeurs, historiens de la littérature, philosophes, critiques de profession, une tradition s'est établie de l'autre côté du Rhin, en vertu de laquelle Aristophane et Shakespeare sont les seuls poètes qui réalisent vraiment l'idée de la comédie, tandis que le genre inauguré en Grèce par Ménandre et porté par Molière au plus haut point de perfection est prosaïque, inférieur et vulgaire. Le nom d'Aristophane ou celui de Shakespeare ne se rencontre guère sous la plume d'un esthéticien allemand sans qu'il en prenne occasion de dire quelque chose de désobligeant pour Molière, et rien n'est plus agaçant que ce parti-pris de dénigrement systématique; ou bien encore, ces savants critiques construisent leur théorie de la comédie,[Pg 43] multiplient les exemples tirés des théâtres d'Aristophane et de Shakespeare, et passent sous silence celui de Molière, absolument comme s'il n'existait pas[1].

D'où vient une si étrange dissidence? Il convient de l'attribuer d'abord, en grande partie, à une révolte bien légitime de l'esprit national. La littérature française, non contente de régner sur l'Europe comme une reine doublement glorieuse, doublement digne d'admiration et de respect, par l'ancienneté de sa naissance et par l'incomparable éclat de ses œuvres, l'avait trop longtemps gouvernée et régentée à la façon d'un maître d'école. Lessing commença la réaction, elle était juste et nécessaire alors; mais Guillaume Schlegel en fut l'instrument attardé et passionné sans motif littéraire sérieux. Quand on lit ces fameuses leçons sur la littérature dramatique faites à Vienne en 1808, pendant que Napoléon amassait la haine de l'Europe contre la France, l'intérêt esthétique que pourrait offrir la critique du professeur est gâté désagréablement par le souvenir d'une parole que Lord Byron raconte avoir entendu tomber de sa bouche: «Je médite une terrible vengeance[Pg 44] contre les Français, je leur prouverai que Molière n'est pas un poète.»

Cependant, tout n'est pas fureur aveugle dans la critique de Schlegel; elle a un côté rationnel et philosophique qu'il serait injuste de méconnaître. Schlegel reste, après tout, un écrivain d'une valeur considérable, un éloquent vulgarisateur d'idées fécondes, comme Villemain l'a été en France, et de plus un érudit et un artiste; sa traduction de Shakespeare, faite en collaboration avec Tieck, est un ouvrage classique en Allemagne. Nous n'avons point le droit de traiter un tel homme de haut en bas, comme pouvait le faire Gœthe ou Henri Heine[2].

«Pour un être comme Schlegel, disait Gœthe, une nature solide comme Molière est une vraie épine dans l'œil; il sent qu'il n'a pas une seule goutte de son sang et il ne peut pas le souffrir. Il a de l'antipathie contre le Misanthrope, que[Pg 45] moi, je relis sans cesse comme une des pièces du monde qui me sont les plus chères; il donne au Tartuffe, malgré lui, un petit bout d'éloge, mais il le rabat tout de suite autant qu'il lui est possible. Il ne peut pas pardonner à Molière d'avoir tourné en ridicule l'affectation des femmes savantes, et il est probable, comme un de ses amis la remarqué, qu'il sent que, s'il avait vécu de son temps, il aurait été un de ceux que Molière a voués à la moquerie... Sa critique est essentiellement étroite; dans presque toutes les pièces il ne voit que le squelette de la fable et la disposition; toujours il se borne à indiquer les petites ressemblances avec les grands maîtres du passé; quant à la vie et à l'attrait que le poète a répandus dans son œuvre, quant à la hauteur et à la maturité d'esprit qu'il a montrées, tout cela ne l'occupe absolument en rien... Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, le trouve tout ce qui constitue le mauvais critique, à qui manque tout organe pour honorer la perfection, et qui méprise comme la poussière une nature solide et un grand caractère.»

Il est doux de répéter ces paroles de Gœthe; mais ce serait faire beaucoup trop bon marché de Schlegel que de nous en tenir à ce jugement, ou de nous contenter de dire avec Heine qu'«il prit Molière en aversion, comme Napoléon prit en aversion Tacite».

[Pg 46]

Un penseur bien autrement profond que Schlegel, un homme aussi exempt de sot patriotisme littéraire que fêlait Gœthe lui-même. Hegel, a prouvé par raisons démonstratives que Molière n'avait pas fait de bonnes comédies.

Il y a là un phénomène des plus curieux pour les personnes qu'intéresse l'histoire des singularités de la critique, et je voudrais m'y arrêter quelque temps. A quoi bon? m'a dit quelqu'un. Mais pourquoi serait-il permis au naturaliste, à l'antiquaire, d'examiner en détail dans l'ordre des faits certaines bizarreries de la nature ou de l'art, et défendrait-on au philosophe de faire la même chose dans l'ordre des idées? Un paradoxe est plus amusant qu'une vérité triviale, et j'estime d'ailleurs que les erreurs humaines ont toute espèce de droit à l'indulgente et sérieuse attention des personnes modestes, assez sages pour ne pas prétendre avoir seules la raison de leur côté. Craindrait-on par hasard de se fausser l'esprit en prenant connaissance des idées cornues de ces logiciens qui, par le raisonnement, sont arrivés à cette conclusion rare, que la lune (pour rappeler la jolie comparaison de Heine) est plus brillante que le soleil, et que les comédies de Shakespeare sont plus belles que celles de Molière?

J'ose promettre que les résultats de cette étude seront sains et réellement instructifs: nous en recueillerons l'utile enseignement de la[Pg 47] vanité du dogmatisme en littérature. Je ne m'amuserai pas à réfuter les idées particulières des ennemis de Molière, mais j'attaquerai la méthode générale sur laquelle toute leur critique se fonde: je prouverai, contre ces raisonneurs, qu'il n'y a point d'idée, ni rationnelle, ni même empirique, du beau, du comique, de la poésie; que leurs prétentions doctrinales sont une chimère, et que tout jugement esthétique se réduit en dernière analyse à un sentiment libre, spontané, qui est susceptible de culture, mais qui se moque de la science. Je les renverrai au principe éternel, posé par Kant dans sa Critique du jugement de goût et d'abord par Molière dans sa Critique de l'École des femmes: «Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.»


Guillaume-Auguste Schlegel part de ce principe, que la comédie doit offrir avec la tragédie un contraste parfait. De tous les genres de poésie la tragédie est le plus sérieux: de tous les genres de poésie la comédie est donc le plus gai; le sérieux est l'essence de la tragédie: donc l'essence de la comédie, c'est la gaieté. Voilà la pierre de l'angle de tout le système. Pour donner à son assise une sorte de consécration,[Pg 48] Schlegel cite un passage du Banquet de Platon, où Socrate déclare qu'«il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai poète tragique, qui l'est avec art, est en même temps poète comique». Personne, assurément, ne se serait avisé que ces paroles de Socrate pussent être invoquées à l'appui de la théorie; mais admirons ici la subtilité allemande: selon Schlegel, le philosophe grec a voulu dire par là que la connaissance des contraires est une, ou (pour employer les termes mêmes dont Socrate s'est servi ailleurs et les comparaisons qui lui sont familières), qu'on ne peut connaître les choses opposées que l'une par l'autre, et qu'en conséquence il est impossible d'approfondir la nature de la santé sans savoir ce que c'est que la maladie; du contentement, sans savoir ce que c'est que la tristesse; du sérieux, sans savoir ce que c'est que la gaieté; de même il est impossible de pénétrer un peu profondément dans l'essence de la tragédie, sans découvrir du même coup l'idée de la comédie, qui est son contraire.

Je me suis profondément assimilé la pensée de Schlegel, et je me propose de la développer avec autant de soin que si c'était la mienne propre. Foin de ces résumés avares et iniques qui mutilent et qui défigurent la thèse de l'adversaire! Je préviens le lecteur que, dans l'exposé[Pg 49] qui va suivre, il trouvera beaucoup de choses qui lui sembleront justes et qui le sont en effet. La vérité est l'alliage grâce auquel l'erreur a cours: il convient, si l'on veut comprendre le succès qu'ont eu dans la critique allemande les idées de Schlegel sur la comédie et sur Molière, de n'y point séparer le faux d'avec le vrai.

Le sérieux et la gaieté, dit Schlegel, ont assez souvent la même apparence pour qu'il puisse nous arriver presque à chaque pas, si nous n'y sommes pas très attentifs, de prendre l'une pour l'autre deux choses si profondément contraires. Qu'on veuille bien y réfléchir: ne sommes-nous pas enclins à croire qu'il n'y a pas de disposition vraiment sérieuse sans une ombre marquée de tristesse, et que le rire qui éclate sur les lèvres d'un homme ou dans les pages d'un livre est un signe non équivoque de gaieté? Eh bien, c'est justement là notre erreur; le sérieux n'est pas toujours triste, et le rire est si peu identique à la gaieté, qu'il peut être sérieux jusqu'à la tristesse. Que dis-je? il peut être tragique. C'est l'arme la plus terrible de l'indignation, du mépris, de la haine; c'est le coup de massue qui terrasse et achève l'ennemi. La gaieté, cette chose vive, ailée et légère, fuit bien loin devant un tel rire. Elle voltige au-dessus du monde réel et glisse, sans jamais s'y abattre, sur nos misères et nos passions. C'est l'hôte d'un monde[Pg 50] aérien et fantastique, qui, de loin en loin, vient visiter notre vie lasse et désenchantée, traverse nos ténèbres d'un rayon de lumière et remonte au ciel avec la poésie. L'enfance est gaie; mais combien d'hommes, combien de poètes, ont su conserver ou rappeler les joyeux éclats de rire de l'enfance? Ne vous y trompez pas, nous avertit Schlegel: la plupart des inventions soi-disant comiques appartiennent au fond à la tragédie; car leur rire est sérieux ou même triste. La gaieté, voilà le signe, le seul signe auquel se reconnaît la bonne et franche comédie. Qu'est-ce donc que la gaieté, en langage précis et sans métaphores? Montrons d'abord tout ce qui lui ressemble sans être elle; nous dirons ensuite ce qu'elle est.

La gaieté comique n'a rien de commun avec le rire amer et moqueur ou l'ironie. Pour cesser d'être comique et gaie, il n'est pas nécessaire que l'ironie soit terrible; la plus fine, la plus légère, fût-ce celle de Voltaire, est toujours grave au fond, quelque enjouée qu'en soit la forme; elle trahit une disposition sérieuse, qui est contraire à l'essence de la comédie. Que la colère et le mépris lui inspirent une satire, ou la malice une épigramme, si elle ne tue pas, elle blesse toujours. La gaieté comique, au contraire, est inoffensive et douce: le jeu varié d'une intrigue, les accidents imprévus, les contrastes bizarres,[Pg 51] voilà les matières où elle s'exerce, et, si quelquefois elle se moque des travers des hommes, c'est d'une manière si générale qu'elle fait rire tout le monde sans offenser personne.

Il existe, poursuit Schlegel, une autre espèce de gaieté triste et fausse qu'il ne faut pas confondre avec la gaieté comique. Dans le Légataire universel de Regnard, un pauvre vieillard, accablé d'infirmités, touche à sa fin; des scélérats le tourmentent pour son héritage et fabriquent en son nom un faux testament pendant qu'ils le croient à l'agonie. On rit, parce qu'il est impossible de ne pas rire en voyant Crispin s'envelopper dans la robe de chambre du moribond et contrefaire sa voix cassée: mais quel triste sujet de gaieté, grand Dieu! un malheureux qui se débat contre la mort entre les mains avides de ses héritiers!

Ce que Schlegel ajoute est fin et délicat. Je ne demande point, dit-il, au poète comique une morale positive; je ne lui demande même pas de s'interdire la représentation de la ruse, du mensonge, de l'égoïsme, des mauvaises passions, de l'immoralité en un mot; la comédie ferait mieux de ne rien peindre de pire que des ridicules, mais il lui est permis de produire sur la scène le vice lui-même, pourvu que le poète ait une assez grande intelligence de son art et assez de tact moral pour empêcher que ma conscience[Pg 52] ne vienne élever sa voix au milieu de la fête qu'il donne à mon esprit. Il ne faut pas que j'aie compassion des victimes de la fourberie, il ne faut pas que je m'indigne contre les fourbes. Si le poète laisse la moindre place à l'indignation ou à la pitié, c'en est fait de toute franche gaieté comique, il ne me fait rire qu'à contre-cœur; je suis mécontent de moi-même, parce que je ris malgré moi; mécontent de sa société de coquins, parce qu'ils sont moins plaisants qu'odieux, mécontent de lui tout le premier, parce qu'il blesse ma conscience en m'amusant. Le théâtre de Regnard et celui de Lesage, ainsi que son plus illustre roman, n'excitent guère que cette gaieté fausse et triste, qui est aussi éloignée du vrai comique que l'ironie.

Enfin (et c'est ici un point capital dans la théorie de Schlegel) il ne faut pas confondre le comique avec le ridicule. Le ridicule n'est qu'un motif de la gaieté comique, le motif le plus ancien et le plus nouveau, la source la plus riche, j'y consens; mais il est si peu la gaieté elle-même, qu'il ne réussit pas toujours à la provoquer, et que celle-ci peut très bien prendre ses inspirations ailleurs.

Nous avons, dans la Métromanie de Piron, l'exemple d'un ridicule qui n'est point gai, en d'autres termes, qui n'est point comique. Que cette pièce manque absolument de gaieté, je ne[Pg 53] prétends pas cela, dit notre auteur; il y a de la gaieté dans deux ou trois situations fort plaisantes: mais le comique n'égaie que les parties accessoires de l'œuvre; le ridicule qui en est l'objet principal, la manie de faire des vers, n'a produit qu'une peinture froide et incomparablement moins gaie que le reste.

Le Roi de Cocagne du poète Legrand nous offre l'exemple opposé: ici, point de ridicule, mais seulement du comique; car la folie du roi, tant qu'il a au doigt l'anneau magique, n'a rien qui ressemble à ces travers du caractère ou de l'esprit qu'on appelle proprement des ridicules. Et néanmoins «cette petite pièce est d'un comique achevé, la gaieté s'y élève jusqu'à une sorte de délire...» Qu'est-ce que cette pièce? Qu'est-ce que cet anneau? Qu'est-ce que le Roi de Cocagne? Nous le saurons tout à l'heure. L'analyse de la comédie de Legrand doit être le couronnement logique de notre petit exposé. L'admiration de Guillaume Schlegel pour cette farce inepte est célèbre et a voué son nom à un ridicule immortel.

Après avoir distingué la gaieté comique de tout ce qui a la même apparence, il ne reste plus à Schlegel, pour en trouver l'exacte définition, qu'à appliquer le grand principe de Socrate. N oppose à la gaieté son contraire et se demande en quoi consiste le tragique ou le sérieux.

[Pg 54]

Nous sommes sérieux toutes les fois que les facultés de notre âme sont dirigées vers quelque but. Quand ce but concentre tellement toutes nos forces intellectuelles et morales qu'en dehors de lui nous n'avons ni sentiment ni activité pour rien, alors le sérieux nous domine et nous possède exclusivement; et quand ce but est un objet infini, l'accomplissement d'un devoir sublime ou la satisfaction d'une passion profonde, alors l'état de notre âme est tragique. Ce qui constitue le sérieux, c'est donc la direction de notre activité vers un but; et ce qui élève le sérieux jusqu'au tragique, c'est le caractère infini du but proposé à notre activité.

La tragédie, en nous offrant le spectacle agrandi de nos devoirs, de nos passions, de notre destinée, nous invite à rentrer en nous-mêmes et à réfléchir profondément sur la vie; c'est là sa mission: mais que la comédie s'en garde bien! elle doit, au contraire, nous faire sortir de nous-mêmes, nous enlever à toute préoccupation sérieuse et nous inviter gaiement à l'oubli.

Le sérieux, qui est le fond de la tragédie, donne aussi à la forme du drame tragique un caractère spécial: cette forme est une, simple, grande, sévère; le poète marche rapidement et nous entraîne à sa suite vers un but qu'il ne perd pas de vue et qu'il nous fait entrevoir de moment en moment; il écarte les accessoires[Pg 55] étrangers à l'action et tous ces incidents minutieux, importuns, qui entravent dans la vie réelle le cours des grands événements, afin de concentrer toute l'attention des spectateurs sur la catastrophe où il précipite le drame. Quelle doit être, par opposition, la forme de la comédie? La tragédie se plaît dans l'unité: la comédie aime donc le chaos; la variété, la bigarrure, les contrastes, les contradictions même, voilà son empire. Le poète comique doit éviter par-dessus tout de fixer sur un seul et même objet l'attention de ses spectateurs; car la direction de notre esprit vers un point unique, c'est le sérieux, et la gaieté ne peut s'épanouir librement que lorsque tout but sérieux est écarté et toute impression sérieuse dissipée. Elle ne supporte aucun travail, aucune gêne, aucun effort; la moindre attention suivie lui est un tourment et une fatigue. Elle rit de tout et ne s'intéresse à rien; elle touche à toutes les idées de la raison et n'en épouse aucune; elle joue avec toutes les passions de la nature humaine et demeure indépendante en face d'elles; elle voltige d'objet en objet, dans le monde réel et dans tous les mondes imaginaires, sans se poser plus d'un instant sur chaque fleur.

Qu'est-elle donc, en dernière analyse? Je la définirais volontiers, conclut notre philosophe, une sorte d'oubli de la vie, un état de bien-être[Pg 56] et de vitalité plus haute, où nous nous sentons enlever non seulement à toute idée triste, mais à toute idée sérieuse; alors nous ne prenons rien qu'en jouant, tout passe sans laisser de trace et glisse légèrement sur la surface de notre âme. Le spectateur qui est dans cet état aime à promener ses regards vaguement, sans but et sans suite, sur une infinie diversité de choses, et si le poète ose lui faire violence en exigeant de lui la disposition sérieuse qui ne convient qu'au spectateur d'une tragédie, je veux dire en voulant arrêter jusqu'à la fin ses yeux sur un objet unique, sans incidents, sans interruptions et mélanges bizarres de toute nature pour le distraire, sans jeux d'esprit ou mots piquants pour l'éveiller à toute minute, sans inventions inattendues, amusantes, pour le tenir sans cesse en haleine, la gaieté tombe, le sérieux reste et le comique s'évanouit.

Telle est toute la théorie du comique ou de la gaieté, selon Schlegel.—Voyons maintenant l'application qu'il en fait à la critique des différents théâtres.

Méconnaissant pour les besoins de son système le côté sérieux, et sérieux jusqu'à la violence la plus âpre, du théâtre d'Aristophane, Schlegel ne veut y voir que la fantaisie poétique et la gaieté. C'est la réalisation la plus parfaite, selon lui, de l'idée de la comédie. Car, dit-il.[Pg 57] l'imagination du poète est affranchie de toute contrainte de la raison. Tandis qu'une tragédie de Sophocle ou d'Eschyle rappelle, par sa structure grande et simple, la monarchie des temps héroïques, le théâtre d'Aristophane offre dans sa constitution intérieure une fidèle image de cette démocratie excessive contre laquelle le poète dirigeait ses coups. Il est plaisant de voir avec quelle ingénieuse subtilité Schlegel fait tourner à la louange d'Aristophane et à la confirmation de sa théorie du comique les choses qui y semblent le plus contraires.

Il n'y avait, dit-il, qu'une partie sérieuse en apparence dans les comédies d'Aristophane, c'était la parabase et les chœurs; et cela même, h bien prendre la chose, était au profit de la gaieté. En effet la parabase, ce morceau étranger à la pièce, avait beau être sérieux en lui-même, il montrait que le poète ne prenait pas au sérieux la forme dramatique; et les chœurs, tout sublimes qu'ils étaient, et précisément parce qu'ils étaient sublimes, faisaient voir avec quelle liberté il se jouait même de la comédie, en illuminant soudain de toutes les magnificences du lyrisme les bas-fonds de la plus grossière obscénité. Si Sophocle, s'adressant à l'assemblée par l'entremise du chœur, eût vanté son propre mérite et dénigré ses compétiteurs, ou si, en vertu de son droit de citoyen d'Athènes, il eût fait des propositions[Pg 58] sérieuses pour le bien public, assurément toute impression tragique aurait été détruite par de semblables infractions aux règles de la scène. Mais les incidents épisodiques, les bizarreries de toute espèce reçoivent de la gaieté un favorable accueil, lors même que ces hors-d'œuvre sont plus sérieux que tout le reste du spectacle; car la gaieté est toujours bien aise d'échapper à la chose dont on l'occupe, et toute attention prolongée, quel qu'en soit l'objet, lui est pénible. C'était pour les spectateurs un plaisir de se soustraire un instant aux lois de la scène, à peu près comme dans un déguisement burlesque on s'amuse quelquefois à lever le masque.

Il était nécessaire, pour des raisons étrangères à l'art, que la forme de l'ancienne comédie fût abolie bientôt; mais son esprit, c'est-à-dire la fantaisie poétique et la gaieté, pouvait et devait lui survivre, et lui a survécu en effet dans les comédies de Shakespeare, dans le Roi de Cocagne de Legrand, dans le Désespoir de Jocrisse, «ouvrage classique» s'écrie Schlegel dans sa douzième leçon, «ouvrage qui a conquis la palme de l'immortalité»!

De Ménandre, Térence et Plaute, Schlegel fait peu de cas, parce que chez les auteurs comiques de cette école la forme de la composition est sérieuse; tout y est régulièrement ordonné et dirigé avec effort vers un but. L'unité[Pg 59] d'impression est le grand souci de ces poètes: de peur de l'affaiblir ou de la troubler, ils évitent soigneusement tout ce qui pourrait distraire les spectateurs en les égayant hors de propos; ils n'admettent les saillies de la verve comique que dans la mesure où elles concourent à l'effet principal. Et le sérieux n'est pas seulement dans la contexture de leurs poèmes, où tout se lie, où tout se tient comme les scènes d'une tragédie: il est dans l'esprit de ces pièces, qui s'appellent pourtant des comédies et qui ne sont que des moralités lourdes ou des drames gonflés de pathétique. Quant au prosaïsme, il est partout: dans l'imitation de la vie réelle, dans le but instructif que se propose le poète, dans le dénouement de ces œuvres graves et raisonnables qui se terminent régulièrement par un mariage. En les lisant, on croit entendre Euripide s'écrier, dans les Grenouilles d'Aristophane:

Grâce à moi, grâce à la logique
De mes drames judicieux,
Et surtout à l'esprit pratique
De mes héros sentencieux,
Le bourgeois plus moral, plus sage,
Apprend à mener sa maison,
Car il rencontre à chaque page
Des maximes pour sa raison
Et des conseils pour son ménage!

Arrivons à Molière.—Il y a dans son théâtre[Pg 60] des scènes pleines de folie poétique et de gaieté, et que Schlegel, conséquent avec ses doctrines, fait profession d'admirer beaucoup; telles sont: les ballets du Malade imaginaire; les coups de bâton que les archers donnent à Polichinelle; les coups de plats de sabre que les Turcs distribuent en cadence à M. Jourdain; la danse des dervis: Dara, dara bastonara ... «Mamamouchi, vous dis-je, je suis mamamouchi;» M. de Pourceaugnac poursuivi par des apothicaires armés des outils de leur profession; ou bien encore cette petite scène de la Princesse d'Élide où Moron caresse un ours:

«Ah! monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon cœur. De grâce, épargnez-moi. Je vous assure que je ne vaux rien du tout à manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens là-bas qui seraient bien mieux votre affaire. Eh! eh! eh! monseigneur, tout doux, s'il vous plaît. Là, là, là, là. Ah! monseigneur, que votre altesse est bien faite! elle a tout à fait l'air galant et la taille la plus mignonne du monde. Ah! beau poil! belle tête! beaux yeux brillants et bien fendus! Ah! beau petit nez! belle petite bouche! petites quenottes jolies! Ah! belle gorge! belles petites menottes! petits ongles bien faits!...»

Voilà, selon Schlegel, les endroits magistraux de Molière. L'auteur des Plaisirs de l'île[Pg 61] enchantée excelle, quand il veut, dans cette gaieté inoffensive, dans ces douces et poétiques folies qui ne font de mal à personne; il connaît le grand art des intermèdes, ces interruptions si éminemment comiques dans la suite naturelle des scènes et des actes, surtout quand elles n'ont aucun rapport avec le sujet de la pièce; il dit parfois de pures bêtises: par exemple, quand le docteur Pancrace prie Sganarelle de passer de l'autre côté, «car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et l'autre est pour la vulgaire et la maternelle»; quand Clitandre, pour savoir si Lucinde est malade, tâte le pouls à son père, ce sont là, Dieu merci! de vraies gaietés comiques et nullement des traits de caractère.

J'ai entendu dire à M. Guizot que Schlegel, dans ses conversations, professait une admiration particulière pour les Fourberies de Scapin.

Malheureusement, Molière a écrit le Misanthrope et le Tartuffe, sans parler de l'Avare, des Femmes savantes et de tant d'autres erreurs d'un homme qui n'était pourtant pas sans génie comique. Le Tartuffe est une assez belle satire en forme de drame; mais, à quelques scènes près, ce n'est point une comédie. Sauf la gaieté obligée de la soubrette, tous les personnages sont sérieux, la mère et le fils par leur bigoterie, le reste de[Pg 62] la famille par sa haine pour l'imposteur, et le beau-frère par ses sermons, où il prêche avec tant d'onction que les dévots de cœur ne doivent

Jamais contre un pécheur avoir d'acharnement,
Mais attacher leur haine au péché seulement.

Quant à Tartuffe lui-même, le théâtre tout entier n'a point de personnage moins gai que ce scélérat, qui fait passer le pauvre Orgon par «une alarme si chaude», que le dénouement de cette prétendue comédie allait être tragique, si Molière ne se fût avisé à temps que Louis XIV était «un prince ennemi de la fraude». Après le discours inopiné du messager royal, on conçoit l'allégresse de toute la famille, le soulagement du public et notre reconnaissance pour le poète qui, par un coup de son art, vient de nous délivrer de la terreur et de la pitié tragiques et de sauver la comédie; mais nous comptions sans le beau-frère, qui nous interdit toute joie profane et nous ramène à des sentiments sérieux par cette exhortation finale, tout à fait édifiante:

... Souhaitez que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Et puisse du grand prince adoucir la justice.

Le crime puni, cela est tragique; mais le[Pg 63] crime repentant, cela s'éloigne encore davantage de la gaieté et de la comédie. En sorte que le Tartuffe est une satire entremêlée de sermons et terminée comme un drame moral, à laquelle l'auteur a eu soin d'ajouter un personnage superflu, Dorine, pour avoir au moins un rôle gai et ne pas faire mentir tout à fait le titre de comédie qu'il a donné à son œuvre.

Et le Misanthrope? Soyons sérieux; on n'assiste pas à la représentation de cette pièce pour s'amuser:

Ah! ne plaisantez pas, il n'est pas temps de rire!

nous dit Alceste d'un ton courroucé, et s'il nous arrive de nous dérider à la scène comique de Dubois ou à la plaisante description du «grand flandrin de vicomte» qui, «trois quarts d'heure durant, crache dans un puits pour faire des ronds,» le drame étonné et indigné s'écrie, par l'organe de son principal personnage:

Par la sambleu, messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis!...

Tel est le jugement de Guillaume Schlegel sur Molière, ou, plus exactement (car je laisse de côté, pour l'heure, mainte critique de détail plus ou moins curieuse), la partie de ce jugement qui est en relation directe avec sa théorie du comique.

[Pg 64]

Il me reste à faire connaître aux lecteurs de ce fidèle exposé le Roi de Cocagne de Legrand, poète français (1673-1728), l'héritier d'Aristophane en France, comme Shakespeare est son héritier en Angleterre, le seul écrivain de notre prosaïque nation qui ait vraiment réalisé l'idéal de la comédie. Schlegel a malheureusement omis de donner à ses auditeurs de 1808 l'analyse du chef-d'œuvre; je comblerai cette lacune, mais le critique allemand fera lui-même le commentaire.

La pièce est précédée d'un prologue. Legrand en personne, sous le nom de Geniot, s'efforçant d'escalader le Parnasse, rencontre Thalie, qui cherche précisément un poète. Elle vient de rebuter Plaisantinet, parce qu'il aime la gaillardise et qu'il ne sait pas faire rire sans choquer l'honnêteté. Geniot lui propose son sujet, le Roi de Cocagne. Thalie en est charmée, et l'auteur, impatient du dieu qui l'agite: Allons, s'écrie-t-il,

Allons, Muse, il est temps! Se m'abandonne pas!
Déjà tous m'inspire! du badin, du folâtre,
Du bouffon.

Ce petit prologue est, sans doute, peu de chose; mais «il ne faut pas qu'un prologue ait trop d'importance». Shakespeare est tombé dans le défaut qu'a su éviter Legrand: «Dans la Méchante Femme mise à la raison, le prologue[Pg 65] est plus remarquable que la pièce même.»

Philandre, chevalier errant, Zacorin, son valet, et Lucelle, infante de Trébizonde, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l'enchanteur Alquif. Bombance, ministre du roi, les accueille avec bonté au nom de son maître et leur fait une description merveilleuse de l'empire:

Quand on veut s'habiller, on va dans les forêts,
Où l'on trouve à choisir des vêtements tout prêts.
Veut-on manger? Les mets sont épars dans nos plaines,
Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines;
Les fruits naissent confits dans toutes tes saisons;
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons;
Le pigeonneau farci, l'alouette rôtie,
Nous tombent ici-bas du ciel, comme la pluie.

«Si les critiques français ne se montraient pas indifférents ou même contraires à tous les élans de la véritable imagination, ils ne dédaigneraient pas une petite pièce dont l'exécution est aussi soignée que celle d'une comédie régulière, par cette seule raison que le merveilleux y joue un grand rôle et y occupe la première place. L'esprit fantastique est rare en France, et Legrand n'a dû qu'à son génie l'idée d'un genre alors absolument neuf; car il est probable qu'il ne connaissait pas le théâtre comique des Grecs.»

Dès la seconde scène, le théâtre change, et[Pg 66] l'on voit s'élever le palais du roi; les colonnes en sont de sucre d'orge et les ornements, de fruits confits.

«Les critiques français affectent de mépriser les changements de décoration. Au milieu d'un peuple léger, ils ont pris le poste d'honneur de la pédanterie; pour qu'un ouvrage leur inspire de l'estime, il faut qu'il porte l'empreinte d'une difficulté péniblement vaincue; ils confondent la légèreté aimable, qui n'a rien de contraire à la profondeur de l'art, avec cette autre espèce de légèreté qui est un défaut du caractère et de l'esprit.»

Au moment où les étrangers se disposent, en dépit du désespoir de Bombance, à manger le palais, le roi s'avance au bruit de la symphonie:

Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
Bombance, demeurez, et tous, Ripaille, aussi.
Cet empire envié par le reste du monde,
Ce pouvoir qui s'étend une lieue à la ronde,
N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit
Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire;
Quel diable de plaisir! toujours manger et boire!
Dans la profusion le goût se ralentit;
Il n'est, mes chers amis, viande que d'appétit.


Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l'abandon...
Le trône, cependant, est une belle place:
[Pg 67] Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse?
Je m'en rapporte à vous, et par votre moyen
Je veux être empereur ou simple citoyen.

«Folie aimable et pleine de sens! La parodie des vers tragiques est un des meilleurs motifs de la comédie.»—Toute cette scène est excellente. Je regrette seulement que Bombance dise au roi:

Si le trop de santé vous cause des dédains,
Souffrez dans vos États deux ou trois médecins:
Ils vous la détruiront, je me le persuade.

L'influence de Molière est sensible ici; mais elle est rare partout ailleurs, et à part deux ou trois traits mordants de la même nature, une gaieté douce règne dans ce petit poème exempt de fiel et parfaitement inoffensif.

Cependant le roi tombe amoureux de Lucelle, et Philandre est mis en prison. Cet embarras du héros de la comédie n'est point pénible pour le spectateur, comme celui d'Orgon, victime des machinations de Tartuffe. Pourquoi? parce que le poète a eu bien soin de ne nous intéresser à aucun des personnages de sa pièce, et que dans le monde purement idéal où il les a placés nous savons qu'ils ne manqueront jamais d'expédients pour se tirer d'affaire. En effet, le sage Alquif possède une bague fée, qui a la propriété de rendre fou l'imprudent qui la met à son doigt. Zacorin, devenu échanson, cherche un moyen[Pg 68] de la substituer à l'anneau royal. Il présente au roi un bassin avant son repas.

ZACORIN.

Sire...

LE ROI.

Que voulez-vous? tous ce apprêts sont vains.

ZACORIN.

Quoi?...

LE ROI.

Je viens là-dedans de me laver les mains.

ZACORIN.

Et ne voulez-vous pas les laver davantage?

LE ROI.

Et par quelle raison les laver, dis?

ZACORIN bas.

J'enrage.

Haut.
Sire, dans nos climats, la coutume des rois
Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois.

De guerre lasse, il imagine de répandre, comme par mégarde, un encrier sur la main du roi. Le roi quitte son diamant pour se laver, et quand il a fini, Zacorin lui présente à la place la bague enchantée. Mais l'infortuné prince ne l'a pas plutôt mise à son doigt que la tête lui tourne ... il ne sait plus ce qu'il dit ni ce qu'il fait. Il chasse Lucelle de sa présence en l'accablant d'injures; il donne l'ordre d'élargir Philandre,[Pg 69] et entre autres extravagances du meilleur comique il s'écrie:

Gardes!

UN GARDE.

Seigneur?

LE ROI.

Voyez là-dedans si j'y suis.

Telle est la comédie que Guillaume Schlegel met au-dessus de tout le théâtre de Molière: rien de plus logique, c'est la conséquence de ses principes,—et voilà ce qu'on appelle une réfutation par l'absurde.

On peut omettre sans inconvénient le côté métaphysique de la théorie de Hegel, en ce qui concerne la comédie. Si la métaphysique hegelienne de la tragédie, vraie ou non, je veux dire conforme ou non à la réalité historique et à la pratique des poètes, est en soi une construction de premier ordre, d'une grandeur et d'une beauté incontestables, la métaphysique hegelienne de la comédie est obscure et sans intérêt. Je la néglige, et je vais droit à la partie originale de la doctrine de Hegel—originale, dois-je dire? ou étrange, inconcevable, inouïe, renversant toutes nos idées et tous les faits!

S'il y a dans l'ordre esthétique une vérité qui nous semblait sûre et certaine, c'est que, pour[Pg 70] qu'un individu soit comique, il faut qu'il se prenne lui-même au sérieux. A partir du moment où nous nous apercevons qu'il n'a plus en sa propre personne une foi naïve, il peut continuer à nous égayer par sa brillante humeur, à nous faire rire par son esprit, mais il a cessé d'être comique. Et cela est si bien senti par tout le monde, que le premier talent des pitres de société consiste à garder autant que possible l'apparence du sérieux et à être, comme on dit, des pince-sans-rire. La naïveté humaine, voilà incontestablement (nous le pensions du moins) la source du vrai comique. Dans le rire provoqué par l'esprit, nous rions avec le personnage; dans le rire provoqué par le comique, nous rions du personnage, qui lui-même ne rit pas.

Prenons un exemple bien simple. Quand Dogberry, fonctionnaire imbécile dans Beaucoup de bruit pour rien, vient faire des lapsus de cette force: «La dissemblée est-elle au complet?... Qui de vous est le plus indigne d'être constable?... Corbleu! je voudrais vous faire part d'une affaire qui vous décerne»; ou quand le paysan Thibaut, dans le Médecin malgré lui, consulte Sganarelle en ces termes: «Ma mère est malade d'hypocrisie, monsieur.—D'hypocrisie?—Oui. C'est-à-dire qu'allé est enflée partout ... alle a de deux jours l'un la fièvre quotiguenne avec des lassitudes et des douleurs dans les mufles des[Pg 71] jambes,» cela est d'un comique assurément très vulgaire et très bas, mais enfin cela est comique, parce que Thibaut est naïf, parce que Dogberry est sérieux. Ce genre tout à fait inférieur de comique consistant en inconscientes bévues de langage abonde jusqu'à l'excès dans les comédies de Shakespeare; mais une chose y surabonde encore: ce sont des jeux de mots, pointes, concetti, calembours, qui, étant voulus et ayant l'intention d'être spirituels, n'ont absolument rien de comique à nos yeux.

Ducis, succédant à Voltaire comme membre de l'Académie française, faisait des comédies de son prédécesseur la critique suivante dans son discours de réception[3]: «Il y a quelquefois dans les comédies de M. de Voltaire un comique de mots et d'expressions, au lieu du comique de situations et de caractères. On dirait que le personnage qu'il fait parler veut se moquer de lui-même. Le poète paraît sourire à sa propre plaisanterie. Mais plus il montre le projet d'être comique, plus il diminue reflet... Rien n'est si différent que la plaisanterie et le comique.» Ces vérités-là sont élémentaires en France; on peut dire quelles traînent partout; le hasard ayant fait tomber entre mes mains une feuille perdue de[Pg 72] l'Année littéraire, j'eus la curiosité d'y jeter les yeux, et voici ce que je lus: «Les personnages de la comédie des Plumes du paon ne sont ni de la bohême, ni du demi-monde, ni d'aucune fraction du monde: ce sont, en argot d'atelier, des bonshommes impossibles; ils ont plus de bizarrerie que d'originalité; pleins de contradictions dans leurs mœurs, leurs sentiments, leur langage, leur excentricité n'est pas prise assez au sérieux pour nous en faire rire.» La langue est incorrecte, mais la pensée est juste.

Eh bien, croirait-on que Hegel change tout cela, met le cœur à droite et le foie à gauche, et, sans avoir l'air de se douter que sa doctrine est un paradoxe contredisant le sens commun et l'évidence, enseigne tranquillement que le personnage comique ne doit point se prendre lui-même au sérieux!

«On doit bien distinguer, dit-il, si les personnages sont comiques pour eux-mêmes ou seulement pour les spectateurs. Le premier cas seul doit être regardé comme le vrai comique. Un personnage n'est comique qu'autant qu'il ne prend pas lui-même au sérieux le sérieux de son but et de sa volonté...

«Aristophane, le vrai comique, avait fait de ce dernier caractère seulement la base de ses représentations. Cependant, plus tard, déjà dans la comédie grecque, mais surtout chez Plaute[Pg 73] et Térence, se développe la tendance opposée. Dans la comédie moderne celle-ci domine si généralement, qu'une foule de productions comiques tombent ainsi dans la simple plaisanterie prosaïque, et même prennent un ton âcre et repoussant... Il faut excepter Shakespeare, chez qui les personnages comiques conservent leur bonne humeur et leur gaieté insouciante malgré les mésaventures et les fautes commises... Mais Molière, dans celles de ses fines comédies qui ne sont nullement du genre purement plaisant, est dans ce cas.

«Le prosaïque, ici, consiste en ce que les personnages prennent leur but au sérieux avec une sorte d'âpreté. Ils le poursuivent avec toute l'ardeur de ce sérieux. Aussi, lorsqu'à la fin ils sont déçus ou déconfits par leur faute, ils ne peuvent rire comme les autres, libres et satisfaits. Ils sont simplement les objets d'un rire étranger. Ainsi, par exemple, le Tartuffe de Molière, ce faux dévot, véritable scélérat qu'il s'agit de démasquer, n'est nullement plaisant. L'illusion d'Orgon trompé va jusqu'à produire une situation si pénible, que pour la lever il faut un deus ex machina... De même, des caractères parfaitement soutenus, comme l'avare de Molière, par exemple, mais dont la naïveté absolument sérieuse dans sa passion bornée ne permet pas à l'âme de s'affranchir de ces limites, n'ont rien,[Pg 74] à proprement parler, de comique. L'avarice, aussi bien quant à ce qui est son but que sous le rapport des petits moyens qu'elle emploie, apparaît naturellement comme nulle de soi; car elle prend l'abstraction morte de la richesse, l'argent comme tel, pour la fin suprême où elle s'arrête. Elle cherche à atteindre cette froide jouissance par la privation de toute autre satisfaction réelle, tandis que dans cette impuissance de son but comme de ses moyens, de la ruse, du mensonge, etc., elle ne peut arriver à ses fins. Mais maintenant, si le personnage s'absorbe tout entier dans ce but, en soi faux, et cela sérieusement, comme constituant le fond même de son existence, au point que, si celui-ci se dérobe sous lui, il s'y attache d'autant plus et se trouve d'autant plus malheureux, une pareille représentation manque de ce qui est l'essence du comique. Il en est de même partout où il n'y a, d'un côté, qu'une situation pénible, et de l'autre que la simple moquerie et une joie maligne[4]

Je ne trouve guère dans tout le théâtre de Molière qu'un seul personnage principal qui soit comique selon la formule de Hegel: c'est Sganarelle, dans son rôle de médecin malgré lui. Comme il est fagoteur de son état et qu'on l'a[Pg 75] fait médecin à son corps défendant, il est clair qu'il ne peut pas se prendre au sérieux dans sa nouvelle profession. Le bon, c'est qu'«il finit par prendre goût à son métier de médecin. Son esprit inventif y trouve beau jeu, et, par plaisir plus encore que par nécessité, il se lance, il brode, il argumente, il pérore, il extravague, il embrouille le cœur et les poumons; il va chercher au fond de sa mémoire quelque bribe rouillée de son latin d'autrefois, et la fait resservir à merveille, s'admirant lui-même de jouer si bien avec l'inconnu[5]».

Certes, Sganarelle est amusant; mais il n'y a pas en France un homme de goût qui ne trouve les deux Diafoirus, père et fils, plus comiques dans le vrai sens du mot, lorsqu'ils tâtent sérieusement le pouls d'Argan: «Quid dicis, Thomas?—Dico que le pouls de monsieur est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien,»—plus comiques, dis-je, que Sganarelle, si plaisant qu'il soit d'ailleurs, lorsqu'il gesticule dans sa robe et déblatère en son latin: Cabricias arci thuram catalamus singulariter, nominativo, hæc musa la muse, bonus bona bonum, Deus sanctus, est ne oratio latinas? Etiam oui, quare pourquoi, quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum et casus.

[Pg 76]

Il y a toute une grande comédie de Shakespeare conforme d'un bout à l'autre à la théorie de Hegel, et je ne lui en fais pas mon compliment: c'est Peines d'amour perdues.

Le roi de Navarre et trois seigneurs de sa suite font vœu, on ne sait pourquoi, de consacrer trois années à l'étude, de ne point voir de femme durant tout ce temps, de ne dormir que trois heures par nuit, de jeûner complètement un jour par semaine et de ne manger qu'un plat les autres jours. Il est manifeste que ce serment n'est pas sérieux, et dès le début de la comédie les quatre partenaires se trouvent placés dans des conditions telles, qu'ils sont obligés par la force des choses de le violer partiellement. A dater de cet instant, la situation a entièrement perdu le peu d'intérêt qu'elle pouvait avoir. Ils ne tardent pas à se parjurer tout à fait et à se moquer ouvertement de leurs vœux: «Considérons ce que nous avons juré: jeûner, étudier, et ne pas voir de femme! Autant d'attentats notoires contre la royauté de la jeunesse. Dites-moi, pouvons-nous jeûner? Nos estomacs sont trop jeunes, et l'abstinence engendre les maladies. En jurant d'étudier, chacun de nous a abjuré le vrai livre... Les femmes sont les livres et les académies... L'amour enseigné par les yeux d'une femme se répand, rapide comme la pensée, dans chacune de nos facultés; à toutes[Pg 77] nos forces il donne une force double en surexcitant leur action et leur pouvoir, etc., etc.»

Cette tirade, quoique d'une longueur excessive, est juste et spirituelle; mais l'absence de tout sérieux, de toute naïveté dans les rôles, est évidemment la cause principale de l'insipidité de Peines d'amour perdues en tant que comédie.

Falstaff est un autre exemple, et le plus intéressant qu'on puisse produire, d'un personnage comique qui ne se prend pas au sérieux, s'associe au rire qu'il excite et se moque de lui-même. «Que voulez-vous? dit ce bon vivant, c'est ma vocation; et ce n'est pas péché pour un homme que de suivre sa vocation. Si, dans létal d'innocence, Adam a failli, que peut donc faire le pauvre John Falstaff dans ce siècle corrompu? Vous voyez bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un autre, partant, plus de fragilité.» «Me voici, moi, dit-il encore, le plus vieux et le plus gros des honnêtes gens qui en Angleterre aient échappé à la potence!»

Je me contente ici d'indiquer ce trait du caractère de Falstaff; pour peu que j'insistasse à présent sur ce point, je toucherais à une question réservée, et que je désire garder intacte à cause de son importance: la question du genre d'esprit nommé humour et de la littérature humoristique. Hegel, dans la page citée tout à l'heure, a confondu, je crois, deux choses très différentes:[Pg 78] l'humour et le comique proprement dit.

La théorie hegelienne de la comédie ressemble beaucoup au fond à celle de Guillaume Schlegel. Elles aboutissent toutes de deux à cette même conclusion absurde, mais logique, que le prix de l'art appartient à des farces telles que le Roi de Cocagne, l'Œil crevé, etc., et que le théâtre des Folies-Dramatiques est plus vraiment comique que celui de la Comédie-Française! Qui se serait attendu à tant de légèreté de la part des doctes professeurs allemands? J'aime bien l'Œil crevé dans son genre, et je serais fâché que ce genre n'existât point; seulement je ne crois pas qu'il y ait des raisons logiques et scientifiques de penser que cette pièce réalise mieux que le Misanthrope l'idéal de la comédie: c'est ce que je me propose de montrer dans le chapitre qui va suivre.

[1] Il y a de très honorables exceptions, parmi lesquelles il convient principalement de nommer MM. Devrient, Arndt, Schweitzer, Lotheissen, Laun, Paul Landau, Léopold de Ranke, sans reparler de M. Humbert.

[2] Dans son intéressant volume sur Henri Heine et son temps, M. Louis Ducros rend à Schlegel ce bel hommage: «Il avait réussi à faire passer dans la langue allemande les beautés du théâtre espagnol et des poésies italiennes; mais surtout, par son théâtre de Shakespeare, que Heine appelle «un chef-d'œuvre incomparable», il s'était montré, le mot n'est que juste, traducteur de génie... Schlegel a si bien réussi à faire entrer Shakespeare tout vivant, à l'incorporer dans la littérature allemande, que David Strauss a pu dire, dans son remarquable essai sur Schlegel: «L'Homère de Voss et le Shakespeare de Schlegel sont devenus les fondements de notre culture esthétique.»—Il est vrai que M. Ducros appelle Schlegel un peu plus loin «le plus grand fat qu'ait produit la littérature allemande».


[3] Ce discours ne put être prononcé, parce que la critique, dit-on au récipiendaire, n'était pas de mise dans un discours académique.

[4] Cours d'Esthétique, traduit par M. Bénard, t. V.

[5] Rambert.—Corneille, Racine et Molière.


[Pg 79]

CHAPITRE II

CRITIQUE DU DOGMATISME EN LITTÉRATURE

La Critique de l'École des femmes de Molière et la Critique du jugement de Kant.—L'ancien et le nouveau dogmatisme.—Critique de l'idée a priori ou rationnelle de la comédie.—Critique de l'idée du beau.—Critique de l'idée a posteriori ou empirique de la comédie.—Critique de l'idée de la poésie.—Vanité de la méthode dogmatique.

Nous venons de voir à l'œuvre la méthode par laquelle on prouve, en vertu de certains principes généraux dogmatiquement formulés d'avance, que Molière est un assez méchant poète comique, tandis qu'Aristophane et Shakespeare sont les vrais maîtres dans l'art de la comédie. On pourrait, par le même procédé, prouver tout aussi pertinemment le contraire et réfuter ainsi d'une façon indirecte les paradoxes[Pg 80] de l'école allemande. Mais ce n'est pas ce que je me propose de faire. J'aime mieux entreprendre franchement la critique du dogmatisme en littérature, et montrer que dans les jugements de l'ordre esthétique rien ne relève de la science et tout dépend du goût.

Ce n'est pas une petite satisfaction, pour celui qui veut faire cet utile travail, de sentir qu'il a pour lui Shakespeare et Molière. Shakespeare, nous l'avons vu ailleurs, professait à l'égard de toutes les doctrines littéraires la plus superbe indifférence[1]. Le grand esprit de Molière pensait de même sur ce point. Tous ses principes de critique sont résumés dans le dialogue suivant de Dorante et d'Uranie, les deux personnages sensés et sérieux de la délicieuse petite comédie intitulée la Critique de l'École des femmes.

«DORANTE.—Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrappé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu'il y prend?

URANIE.—J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui parlent le plus[Pg 81] des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.—Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

URANIE.—Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort et si les règles d'Aristote me défendaient de rire.

DORANTE.—C'est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.

URANIE.—Il est vrai, et j'admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.

DORANTE.—Vous avez raison, Madame, de[Pg 82] les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire; nos propres sens seront esclaves en toutes choses; et jusques au manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon sans le congé de messieurs les experts.»

Cette petite comédie de Molière est l'image la plus charmante et la plus vraie de la grande et éternelle comédie de la critique. On y voit un savant, M. Lysidas, qui dit exactement comme Guillaume Schlegel: «Ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies.» On y voit une femme d'esprit, Élise, dont l'agréable ironie traduit bien l'impression que les élégants sophismes de Schlegel ont dû faire sur l'esprit de plus d'un lecteur: «Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce était bonne; mais Madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment, malgré qu'on en ait.» Et n'est-ce pas Hegel que Dorante désigne lorsqu'il parle des personnes que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumières?


La fausse méthode contre laquelle Molière protestait par la bouche de Dorante est abandonnée depuis longtemps, un autre abus lui a[Pg 83] succédé; mais l'argumentation de Dorante reste éternellement bonne et prévaudra toujours contre tous les dogmatismes.

Le dogmatisme littéraire du XVIIe siècle invoquait non la raison, mais l'autorité, l'autorité d'Aristote d'abord et des autres anciens; puis, chose bizarre, celle des Pères de l'Église, d'Heinsius, de Grotius, et de tous les savants de quelque renom qui avaient pu glisser dans leurs énormes in-folio une pensée relative à la poésie. En ce temps-là, prouver une proposition quelconque sur l'art, c'était purement et simplement citer une autorité à l'appui; le mot preuve n'avait pas d'autre sens dans la langue de la critique au XVIIe siècle.

Boileau s'étonne, dans la troisième préface de ses œuvres, que l'on ose combattre les règles de son Art poétique, après qu'il a déclaré que c'était une traduction de celui d'Horace. Racine avait trop d'esprit pour s'engager avec une confiance aveugle dans cette voie; cependant, lorsqu'une de ses tragédies avait réussi, il expliquait très bien son succès par les règles: «Je ne suis point étonné, écrit-il dans la préface de Phèdre, que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie.» Et dans la préface de[Pg 84] Bérénice: «Je conjure mes critiques d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche et qui leur donne du plaisir puisse être absolument contre les règles.»

Molière poussait le scepticisme peut-être un peu plus loin que Racine, pas aussi loin pourtant qu'on serait tenté de le croire. Il n'allait pas jusqu'à prétendre que les fameuses règles pussent être fausses; il soutenait seulement que la connaissance n'en était point utile, si ce n'est pour fermer la bouche aux pédants:

«Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote.» Quand Lysidas dit à Dorante: «Enfin, Monsieur, toute votre raison, c'est que l'École des femmes a plu; et vous ne vous souciez point qu'elle soit dans les règles, pourvu...—Tout beau! M. Lysidas, interrompt Dorante avec feu, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art[Pg 85] est de plaire, et que, cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle et qu'elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne ne cite contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu'un autre, et je ferais voir aisément que peut-être n'avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.» Dorante prend contre le marquis la défense des jugements du parterre, «par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.»

Mais rien n'égale, en présence des règles et de l'autorité, la soumission crédule de notre grand Corneille. Il repousse avec indignation le système de défense adopté par les plus zélés partisans du Cid: «Ils se sont imaginé avoir pleinement satisfait à toutes les objections, quand ils ont soutenu qu'il importait peu que le Cid fût selon les règles d'Aristote, et qu'Aristote en avait fait pour son siècle et pour des Grecs, et non pour le nôtre et pour des Français Cette erreur n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi... Certes, je serais le premier[Pg 86] qui condamnerais le Cid, s'il péchait contre les grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe.» Dans le même écrit, la préface du Cid, Corneille appelle la poétique d'Aristote un traité divin. Par une subtilité qui était bien dans la nature de son génie, ce naïf grand homme avait besoin de trouver dans les anciens des exemples et des règles pour faire autrement que les anciens, et il voulait leur rester soumis en leur désobéissant. Voici comment il justifie l'une de ses pièces, Don Sanche, d'être sans modèle dans l'antiquité: «L'amour de la nouveauté était l'humeur des Grecs dès le temps d'Eschyle, et, si je ne me trompe, c'était aussi celle des Romains.

Nec minimum meruere decus, vestigia græca
Ausi deserere.

Ainsi, j'ai du moins des exemples d'avoir entrepris une chose qui n'en a point.»

L'histoire des erreurs de l'esprit humain n'offre pas de page plus curieuse que cette longue aberration du monde lettré au sujet d'Aristote et de sa Poétique. Aristote n'avait pu faire et sans doute n'avait voulu faire que la poétique des Grecs, et des Grecs de son temps. C'est à peine si, par le regard divinateur du génie, il pouvait entrevoir une bien faible partie[Pg 87] du développement futur de la poésie en Grèce, sans qu'il put aucunement prétendre à lui imposer à l'avance des lois; quant à la marche de l'art à travers les âges, elle était tout à fait hors de ses conjectures commode sa juridiction. Cependant les générations successives ont pris les informations de sa Poétique sur les poètes qui l'avaient précédé pour autant d'arrêts définitifs réglant la forme de toute la poésie à venir, et ce document d'histoire a conservé jusqu'au XVIIIe siècle l'autorité d'un code dans la république des lettres.

Lessing, grand polémiste, critique de beaucoup de sensibilité et de talent, mais trop étroitement renfermé dans les questions de métier et de main d'œuvre pour ne pas mériter, lui aussi, le reproche fait à Schlegel par Gœthe de ne jamais voir dans les ouvrages dramatiques que le squelette de la fable et son arrangement extérieur, Lessing gardait encore dans son intégrité le culte d'Aristote, «Je n'hésite pas à déclarer, écrit-il vers la fin de sa Dramaturgie, dût-on se moquer de moi en ce siècle de lumière, que je tiens la Poétique d'Aristote pour aussi infaillible que les éléments d'Euclide. Les principes n'en sont ni moins vrais ni moins sûrs que ceux d'Euclide; seulement ils sont moins faciles à saisir et par conséquent plus exposés à la chicane. Et particulièrement pour la tragédie,[Pg 88] puisque le temps nous a fait la grâce de nous conserver à peu près toute la partie de la Poétique qui la concerne, je me fais fort de prouver victorieusement qu'elle ne saurait s'écarter d'un seul pas de la direction qu'Aristote lui a tracée sans s'éloigner d'autant de sa perfection.» Voilà l'ancien dogmatisme dans toute sa ferveur et sa roideur.

Notre siècle a enfin renversé l'idole, puis il l'a relevée avec un soin respectueux et intelligent, en la cataloguant à son numéro d'ordre dans sa collection d'antiques. L'ancien temple de la superstition est devenu un musée. Nous ne croyons plus à l'«infaillibilité» d'Aristote. Ses doctrines littéraires ont perdu pour nous leur autorité singulière et absolue; objet de curiosité érudite plutôt que d'indispensable étude, nous ne sommes plus obligés même d'en tenir compte, et nous écrivons librement sur l'art sans nous inquiéter de ce que le philosophe grec a pu dire. Les théories de ce sage se trouvent-elles d'accord avec les nôtres, nous louons hautement la sagacité extraordinaire de son perçant génie; sommes-nous d'un autre avis que cet ancien, nous trouvons cela tout naturel, et celui que nos pères révéraient comme un oracle ou comme un dieu à cause de son antiquité, c'est à cause de son antiquité que nous l'excusons et lui pardonnons ses erreurs.

[Pg 89]

L'opinion générale du XIXe siècle sur la Poétique d'Aristote est assez fidèlement exprimée dans cette note de M. Cousin: «On ne peut dire le mal qu'a fait à la poésie nationale l'admiration dont se prirent les pédants d'autrefois, à la suite de ceux d'Espagne et d'Italie, pour cet ouvrage d'Aristote, assez médiocre en lui-même, sauf quelques parties qui tranchent fort sur tout le reste. Cette Poétique, qu'on a voulu imposer à l'Europe entière, n'est pas autre chose, en ce qui concerne le drame, que la pratique du théâtre grec, ou plutôt d'un bien petit nombre de pièces de ce théâtre, érigée en théorie universelle: comme si une poésie éteinte depuis deux mille ans pouvait servir de type à la poésie d'une autre nation, et d'une nation chrétienne et moderne!»

Le principe d'autorité est ruiné aujourd'hui, on ne se survit qu'à peine à lui-même chez quelques rares revenants d'un autre âge. Le dogmatisme moderne ne prétend plus que l'excellence d'une comédie consiste dans sa conformité avec les règles posées par les anciens; il soutient qu'une comédie est bonne lorsqu'elle est conforme à l'idéal de la comédie: en conséquence, il détermine l'idéal de la comédie et montre que Molière n'est pas comique, il définit l'idée de la poésie et fait voir que Molière n'est pas poète. Mais je crois que sa méthode,[Pg 90] plus rationnelle que par le passé, n'est pas moins chimérique, et qu'il fait toujours comme un homme qui voudrait vérifier «si une sauce est bonne sur les préceptes du Cuisinier français,» au lieu d'en faire l'essai sur son palais et sur sa langue. L'unique différence, c'est qu'autrefois le chef de cuisine était un Grec, qui s'appelait Aristote, tandis que les pédants nouveaux composent eux-mêmes leurs recettes, leurs formules et leur dogmes au fond des laboratoires de l'Allemagne.

Les comparaisons de l'ordre culinaire sont naturelles et presque inévitables toutes les fois qu'on agite la question du goût esthétique. Le livre de «haulte gresse» auquel Dorante fait allusion dans la Critique de l'École des femmes était l'œuvre d'un sieur de la Varenne, écuyer de cuisine de M. le marquis d'Uxelles; il avait paru en 1651 à Paris sous ce titre: «Le Cuisinier Français, enseignant la manière de bien apprêter et assaisonner toutes sortes de viandes grasses et maigres, légumes, pâtisseries et autres mets qui se servent tant sur les tables des grands que des particuliers, avec une introduction pour faire des confitures.»

Le fondateur de la philosophie critique au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant, dans sa Critique du Jugement, dit exactement comme Molière: «On peut bien m'énumérer tous les ingrédients[Pg 91] qui entrent dans un certain mets et me rappeler que chacun d'eux m'est d'ailleurs agréable, en m'assurant de plus avec vérité qu'il est très sain: je reste sourd à toutes ces raisons, je fais l'essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c'est d'après cela et non d'après des principes universels que je porte mon jugement... Les critiques ont beau raisonner d'une manière plus spécieuse que les cuisiniers, le même sort les attend; ils ne doivent pas compter sur la force de leurs preuves pour justifier leurs jugements... Il semble que ce soit là une des principales raisons qui ont fait désigner sous le nom de goût cette faculté du jugement esthétique.»

On pourrait faire une édition de la Critique de l'École des femmes avec un commentaire perpétuel de Kant. Le grand ouvrage auquel j'emprunte cette citation, et dont je continuerai à m'inspirer, n'est que la traduction en langue philosophique des principes pleins de bon sens que Molière a placés dans la bouche de Dorante et dans celle d'Uranie.


On peut déterminer l'idée de la comédie de deux manières: a posteriori, c'est-à-dire d'après les œuvres des comiques; ou a priori, c'est-à-dire d'après les considérations de la raison. L'esthétique allemande définit la comédie a priori.

[Pg 92]

Commençons par être juste envers elle et ne lui prêtons pas une absurdité gratuite; elle est assez riche de ce côté-là sans que nous ajoutions à son avoir. Pour introduire un élément a priori dans la définition de la comédie, il n'est point nécessaire de faire complètement abstraction des œuvres des comiques. Il serait impossible au logicien le plus hardi de faire ainsi table rase de toutes ses connaissances littéraires. Quoi de plus inconcevable qu'une définition a priori de la comédie, si cette définition devait être absolument pure de toute donnée empirique? Comment une idée qu'Aristophane, Ménandre, Shakespeare, Molière ont mis plus de vingt siècles à composer partie par partie, sortirait-elle en un seul bloc du cerveau d'un penseur allemand, comme Minerve armée de pied en cap s'élança de la tête de Jupiter? Une définition a priori de la comédie ne saurait donc être une création de la raison pure; mais qu'est-ce alors? Voici, je pense, ce qu'il convient d'entendre par là.

Un os, un fragment d'os suffit, dit-on, à la science et au génie pour reconstruire l'animal entier. Si, devant un fragment de la comédie universelle, le théâtre d'Aristophane, par exemple, ou bien encore l'ensemble du théâtre comique depuis son origine sur notre globe jusqu'à nos jours, nous avons et l'idée de ce fragment et celle de quelque chose de plus, que ce fragment[Pg 93] ne contient pas, ce quelque chose de plus est une notion a priori. Dans cette hypothèse, quel avantage n'aurions-nous pas sur Aristote! Le pauvre Stagyrite ne possédait qu'un os, la comédie antique; au lieu que nous, par notre vaste connaissance de la comédie chinoise, russe, grecque, latine, espagnole, anglaise, française, allemande, italienne, etc., nous sommes en mesure de composer bien plus facilement l'idée totale de la comédie. Toute la question est de savoir si nos notions idéales dépassent en fait ou peuvent dépasser les données de la réalité.

Voilà ce que j'entends par une définition a priori de la comédie, et ce sens est évidemment le meilleur.—En voici un autre qui est moins bon. J'ai peur que ce ne soit le sens allemand.

Il y a des maladies qui nous font perdre partiellement la mémoire; nous nous souvenons nettement de certaines choses, point du tout de quelques autres, confusément de la plupart. Cette dernière condition est justement celle de certaines définitions a priori. Une profonde méditation philosophique a pour effet, en nous entretenant d'idées pures, d'affaiblir en nous, sans l'effacer complètement, le souvenir de la réalité. Alors, par une application nouvelle du principe de contradiction, les choses que nous nous représentons avec netteté nous servent à[Pg 94] reconstruire a priori quelques-unes de celles dont l'image est devenue confuse.

Prenons un exemple, et supposons que deux naturalistes, bons logiciens, aient perdu, à la suite d'une maladie, le souvenir net et complet de la nature. Ils profiteront sur-le-champ de cette heureuse circonstance pour écrire a priori l'histoire naturelle, et pour communiquer ainsi à certaines parties de cette science un caractère nouveau de certitude rationnelle que l'empirisme est incapable de lui donner. Arrivés à la définition du singe, ils se rappelleront confusément que le singe est un animal comique, dont l'aspect donne envie de rire; mais tous les caractères de la bête seront entièrement sortis de leur mémoire: précieuse condition pour l'exercice de la logique. Voici à peu près comme ils pourront raisonner.

L'un d'eux dira: Le singe est le contraire de l'homme. En effet, l'homme est l'être le plus sérieux de la création. Rien ne donne plus de gravité à la figure humaine qu'une grande barbe: donc le singe est absolument dépourvu de poils; mais, comme l'homme est un animal à deux pieds sans plumes, il est nécessaire de nous représenter comme emplumé le singe, qui est son contraire: cette bête est donc un oiseau. Voilà une déduction a priori assez logique de l'idée du singe. Il est vrai que l'autre logicien[Pg 95] pourra se lever et dire: Votre principe est faux. Le singe n'est pas le contraire de l'homme. Car l'homme n'est pas toujours sérieux; il lui arrive de faire des grimaces et, soit dit sans vous offenser, de dire des choses ridicules. Le singe est le contraire de l'éléphant. Y a-t-il, en effet, un animal plus grave? Son aspect est sublime, il éveille en nous l'idée de l'infiniment grand; donc le singe doit éveiller en nous l'idée de l'infiniment petit: c'est un insecte.

Guillaume Schlegel raisonne ainsi:

La comédie est le contraire de la tragédie. En effet, quand je ferme les yeux, quand j'oublie tout ce que je sais, quand je noie dans la rêverie philosophique mes notions empiriques de la comédie, une idée vague surnage encore dans mon esprit: c'est que la comédie est quelque chose de gai. Or, la tragédie est ce qu'il y a de plus sérieux en poésie; donc la comédie est son contraire. Ce qu'il fallait démontrer.

Partant de là, il en détermine l'idée, superficiellement, selon son usage, avec cette préoccupation dominante des choses extérieures que Gœthe lui reprochait. La structure de la tragédie est simple et forte: donc le nœud de la comédie doit être lâche et embrouillé; la tragédie est rapide dans sa marche et va droit au but: donc la comédie doit être pleine de digressions et de hors-d'œuvre; les personnages de la tragédie[Pg 96] sont nobles, ils nous montrent le principe moral vainqueur du principe animal: donc les personnages de la comédie doivent nous montrer le triomphe du principe animal sur le principe moral; ils doivent être ivres, poltrons, vains, débauchés, paresseux, gourmands et égoïstes.

Mais notez bien que Guillaume Schlegel n'a pas dit: Les personnages de la tragédie marchent sur leurs deux pieds: donc les personnages de la comédie doivent aller à quatre pattes. Cette lacune dans sa théorie est absolument remarquable; elle suffit pour nous faire voir que sa définition de l'idée du comique n'est point a priori. En effet, il s'arrête dans la voie de l'absurde. Mais pourquoi s'arrête-t-il? La logique le pousse; il a bon vent, bon courage... Il s'arrête net, parce qu'une connaissance a posteriori lui barre le chemin. Il sait que dans le théâtre d'Aristophane les personnages ne vont pas habituellement à quatre pattes. Or, c'est d'après le théâtre d'Aristophane qu'il a défini le comique, et d'a priori point d'affaire. Pourquoi d'après le théâtre d'Aristophane? Parce qu'il le préférait à tous les autres, soit par une prédilection véritable, soit plutôt (j'incline à le croire) par affectation, et parce que cet amour prétendu pour Aristophane était une forme de la haine qu'il avait jurée à Molière.

«Nous ne cherchons, a dit Bossuet, ni la[Pg 97] raison ni le vrai en rien; mais après que nous avons choisi quelque chose par notre humeur ou plutôt que nous nous y sommes laissé entraîner, nous trouvons des raisons pour appuyer notre choix.» M. de Roannez disait avec finesse à Pascal: «Les raisons me viennent après; mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite.» Mais Pascal lui répondit avec plus de finesse encore: «Je crois non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.» Guillaume Schlegel ne devait pas dire: Je préfère Aristophane à tous les poètes comiques, parce que la comédie a tel et tel caractère que je trouve seulement dans son théâtre. Il devait dire: Je déclare que la comédie a tel et tel caractère, parce que je préfère Aristophane à tous les poètes comiques.

Un esthéticien allemand que je n'ai point cité au précédent chapitre (mon dessein étant de réfuter non les idées particulières, mais la méthode générale), il était superflu de multiplier les exemples, Jean-Paul-Frédéric Richter, raisonne tout autrement que Schlegel.

La comédie, dit-il, n'est pas le contraire de la tragédie; le théâtre de Shakespeare, où les deux genres sont mêlés, en est la preuve. Elle[Pg 98] est le contraire de l'épopée, et le comique est l'ennemi juré du sublime. Or le sublime est l'infiniment grand: donc le comique est l'infiniment petit.

Mais pourquoi un autre logicien, à son tour, ne raisonnerait-il pas en ces termes:

La comédie est le contraire de l'ode. En effet, Jean-Paul a démontré qu'elle n'est pas le contraire de la tragédie; et, quant à la considérer avec lui comme le contraire de l'épopée, cela est impossible, puisque Thersite est une caricature, l'épisode du Cyclope une scène comique, et la mésaventure de Mars avec Vénus un objet capable d'exciter le rire inextinguible non seulement des dieux, mais des hommes. Il faut donc, de toute nécessité, que la comédie soit le contraire de l'ode; car, autrement, elle ne serait le contraire de rien: ce qui apporterait une perturbation fâcheuse dans l'esthétique, considérée comme science a priori. Or, quels sont les principaux caractères de l'ode? Il y en a trois: la personnalité du poète s'y révèle; l'enthousiasme l'emporte dans un monde imaginaire; son style est métaphorique. Les caractères de la comédie sont donc: 1° l'impersonnalité (l'auteur doit disparaître derrière ses personnages); 2° la peinture de la réalité; 3° un style naturel. Donc Molière, qui remplit mieux que personne ces trois conditions, est le poète comique[Pg 99] par excellence.—Ce syllogisme ne vaudrait ni plus ni moins que ceux de Schlegel et de Jean-Paul.

En fait, ni Schlegel, ni Jean-Paul, ni Hegel lui-même, ni aucun philosophe, n'a encore défini la comédie a priori.

Demandons-nous maintenant si une telle définition est possible, et posons la question dans les termes qui sont les seuls raisonnables: peut-il y avoir une notion de la comédie, contenant quelque chose de plus que ce que donne l'analyse des œuvres, contenant une idée qui ne soit pas dans la réalité, contenant un élément a priori? Si la connaissance étendue et approfondie du théâtre comique nous suggère une idée telle du comique parfait, qu'elle puisse nous servir de criterium unique, absolu, pour juger et pour classer toutes les œuvres, cette idée, quelles que soient les conditions empiriques de sa formation, renferme une part d'a priori qui constitue le grand principe de nos jugements et de notre classification. Mais je soutiens qu'une telle idée n'est qu'une chimère, et bien loin d'accorder que nous puissions avoir la notion d'un comique plus parfait que celui de Molière, d'Aristophane et de Shakespeare, je prétends que nous n'avons pas même l'intuition de l'idéal d'une seule de leurs comédies.

La France compte un certain nombre de philosophes[Pg 100] qu'on appelle spiritualistes et qui, pour la magnificence et l'antiquité d'une doctrine qui remonte à Platon, sont naïvement persuadés d'une chose véritablement fantastique. Au spectacle ou à la lecture d'un chef-d'œuvre, disent-ils, l'image de quelque chose de plus parfait surgit dans notre esprit; nous comparons la réalité à ce modèle divin, et nous avons trouvé le principe de la critique littéraire. L'analyse dissipe cette illusion.

Prenons le Tartuffe. Cette pièce, il faut le reconnaître, nous paraît imparfaite. Le dénouement en est artificiel; plusieurs critiques, sans être allemands, trouvent même qu'il est bien sérieux pour une comédie, et que le personnage qui le rend nécessaire est un peu trop terrible et un peu trop odieux pour être franchement comique. Qu'est-ce donc dans leur idée que le Tartuffe parfait? Un Tartuffe qui ne nous ferait point passer par une alarme si chaude. Rien de plus; leur intuition de l'idéal se réduit à cette correction toute négative.

Le Misanthrope aussi est imparfait. Il a deux ou trois vers, quelques-uns disent quatre, mal écrits. Cela devait être! s'écrient nos philosophes spiritualistes, la perfection n'est pas de ce monde! Il est vrai, elle habite le monde intelligible. Mais qu'est-ce que le Misanthrope idéal? Tout simplement le Misanthrope réel, moins[Pg 101] ces trois ou quatre vers mal écrits. Quelques raffinés ajoutent, j'en conviens: «Molière, ce moraliste, n'est pas assez gai pour être comique; la satire et la raison prévalent trop sur l'imagination dans son théâtre; on n'est poète et poète comique que lorsque la Muse est en délire et tient un thyrse à la main.» A la bonne heure! Voilà une idée positive de la perfection; mais est-elle a priori? Aristophane sait bien que non, et son ombre se moque des théoriciens allemands.

«Vous me faites, leur dit-elle tout bas, bien de l'honneur. L'idéal que vous avez extrait de mes œuvres est plus pur et plus parfait que mes œuvres mêmes; car voici comment vous l'avez formé: vous avez retranché de mon théâtre deux fautes, les allusions personnelles et les indécences. Vous n'avez rien pu ajouter au tableau que j'ai fait de main de maître; mais vous avez eu soin d'en effacer quelques taches qui le déparaient. En sorte que l'archétype et le prototype de la comédie dans vos doctes traités, le modèle éternel et universel des poètes comiques à travers les peuples et les âges, c'est mon théâtre—moins les indécences et les allusions personnelles. Encore une fois, vous me faites beaucoup d'honneur; mais rendez-moi ce qui m'appartient.»

Pendant que l'ombre d'Aristophane murmure[Pg 102] ces choses à l'oreille des critiques d'outre-Rhin, ceux de la patrie de Molière disent en chœur: «Aristophane, ce rieur, n'est pas assez moraliste pour être comique; l'imagination, dans son théâtre, prévaut trop sur la satire et sur la raison; on n'est poète et poète comique que lorsque la Muse se fait psychologue et porte son flambeau jusqu'au fond du cœur humain.» A la bonne heure encore! Voilà une idée positive, et non plus seulement négative, du comique parfait. Mais que les critiques français ne s'avisent pas de dire qu'elle est a priori, de peur que l'ombre de Molière ne vienne aussi se moquer d'eux et réclamer ce qui lui est dû.

Les pièces de Molière nous font penser à celles d'Aristophane ou de Shakespeare, qui sont différentes; et les pièces de Regnard, de Destouches, de Brueys, de Dancourt, de Lemercier, de Piron, d'Étienne, nous font penser à celles de Molière, qui sont plus parfaites. Les comédies d'un maître nous remettent en mémoire celles d'un autre maître, et les comédies d'une école celles de son chef. Nous pouvons établir une certaine hiérarchie entre les diverses imitations d'un même modèle, parce que nous avons une commune mesure pour les comparer; nous ne pouvons point établir de hiérarchie sûre et claire entre deux modèles, parce que nous n'imaginons pas d'exemplaire idéal supérieur à l'un et[Pg 103] à l'autre. Il est vrai que nous pouvons découvrir des défauts dans l'un et dans l'autre: mais il ne faut pas confondre la faculté d'apercevoir des taches au soleil avec celle de concevoir un soleil plus beau.

Je conclus que nos idées a priori de la perfection sont purement négatives, et que nos idées positives de la perfection sont purement empiriques.

Faisons toutefois cette réserve, qu'il ne s'agit que de nos idées à nous, humbles critiques. Car il est raisonnable de supposer dans le génie des grands poètes originaux des images idéales de leurs œuvres et des idées plus ou moins obscures, mais positives et a priori de la perfection, comparables à ces idées créatrices que la métaphysique platonicienne faisait résider dans l'intelligence divine. S'il existe un critique capable de concevoir avec clarté un idéal positivement supérieur aux œuvres de l'art, ce critique-là a du génie, mais un génie analogue à celui des poètes. Nous en avons rencontré un, et nous avons admiré ailleurs un rare et magnifique exemple de cette application du génie poétique à l'analyse littéraire dans la théorie hegelienne du chœur antique [2]. Cette théorie, supérieure à la pratique d'Eschyle et de Sophocle, est l'œuvre[Pg 104] d'une imagination hors ligne; c'est une création idéale, et c'est en ce sens glorieux qu'elle n'est point vraie. Les grands métaphysiciens sont des poètes, et Hegel, en croyant écrire l'histoire de l'art, en a fait l'épopée [3].

Poursuivons notre œuvre de destruction. Lors même que la critique pourrait avoir une idée a priori et positive du comique parfait, elle n'aurait pas encore trouvé la pierre philosophale, j'entends un principe unique et absolu. Car une comédie pourrait être parfaite selon la définition sans être belle, ou belle sans être parfaite.

Nous avons cité d'Uranie, dans la Critique de l'École des femmes, une remarque bien fine et bien juste: «J'ai remarqué une chose, disait cette femme d'esprit, c'est que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres font des comédies que personne ne trouve belles.» S'il fallait accepter les oracles de Guillaume Schlegel et sa définition du comique, force nous serait bien de convenir que le Roi de Cocagne est plus parfait que le Misanthrope;[Pg 105] mais le Roi de Cocagne n'en resterait pas moins une platitude, et le Misanthrope une merveille. Nous dirions bien: Bien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses; rien ne manque au Roi de Cocagne, ni la folie, ni la bêtise, ni le mélange exquis de tous les éléments du comique. Mais s'il lui manque ce charme secret dont l'œil est enchanté, nous ne saurions nous empêcher d'aimer davantage, d'admirer davantage une pièce moins comique, moins folle et moins bête, mais plus belle.

La perfection d'une chose, c'est son harmonie intérieure, l'accord des moyens qui concourent à sa fin, l'union des qualités qui conviennent à son idée. Mais la beauté est essentiellement un charme secret, un je ne sais quoi. Nous ne pouvons ni la nier, ni la définir. Semblable à ces déesses d'Homère et de Virgile qui apparaissaient aux mortels, elle enchante nos yeux, subjugue nos cœurs; mais si nous voulons la saisir, nous embrassons une nuée.

Kant dit dans son langage exact et sévère: «La finalité objective interne ou la perfection se rapproche du prédicat de la beauté, et c'est pourquoi de célèbres philosophes l'ont regardée comme identique à la beauté, en y ajoutant cette condition, que l'esprit n'en eût qu'une conception confuse... Mais c'est une erreur de croire qu'entre le concept du beau et celui du[Pg 106] parfait il n'y ait qu'une différence logique, c'est-à-dire que l'un soit confus et l'autre clair... La différence est spécifique... Un jugement de goût ne nous donne aucune connaissance même confuse... Le motif du jugement que nous portons sur le beau ne peut jamais être un concept, ni par conséquent le concept d'une fin déterminée... Pour décider si une chose est belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet, au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet, et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l'imagination. Notre jugement n'est pas logique, mais esthétique, c'est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif.»

Ne disons donc pas que nous comparons les chefs-d'œuvre de Molière à une certaine idée du beau qui existe dans notre esprit; car cette hypothèse est fausse et ce langage incorrect. Il est contradictoire de poser comme terme d'une comparaison une idée aussi indéterminée, dans l'esprit du commun des hommes, que celle de la beauté; quant aux philosophes qui l'ont définie, il faut les plaindre, si le fantôme de leur formule abstraite les poursuit durant la lecture du Misanthrope. Se laissent-ils aller au plaisir d'admirer la beauté sans se souvenir de leur formule? Il est démontré alors que le sentiment[Pg 107] du beau n'est pas le résultat d'une opération logique.

Il n'y a point d'idée du beau; il n'y a point de notion rationnelle et a priori du comique ni de la comédie.—Voyons maintenant ce qu'il faut penser d'une définition plus modeste, qui serait a posteriori et empirique.


Un certain nombre d'œuvres à la fois semblables et diverses sont comprises sous la dénomination commune de comédies. Il semble donc que, sous la diversité des formes particulières, toutes ces œuvres doivent avoir une essence commune, et que, pour dégager ce caractère général qui constitue le fond de chacune d'elles, l'analyse et l'abstraction soient suffisantes.

Ici pourtant un scrupule m'inquiète et m'arrête. Je ne suis point sûr que le langage humain ne se trompe pas, et que toutes les œuvres qui portent le nom de comédies soient vraiment des comédies. Un philosophe m'affirme que le Misanthrope est une tragédie et le Tartuffe une satire. Le monde a beau se récrier et dire: «C'est absurde!» je n'en sais rien; Guillaume Schlegel est un homme de beaucoup d'esprit, de beaucoup de savoir, et le sens commun, le langage, sont faillibles. Voilà deux autorités considérables qui se contredisent. Pour décider entre elles la question, il faudrait que[Pg 108] j'eusse une notion a priori du comique et de la comédie. Mais cette notion est impossible. Quel étrange embarras! Je me croyais hors de l'impasse, et d'abord je me trouve en plein cercle vicieux.

Passons sur cette première difficulté; supposons que rien ne fasse obstacle à une définition empirique de la comédie. Je dis qu'une telle définition est condamnée à être superficielle et insignifiante si elle est vraie, à être fausse si elle est intéressante et précise.

Je ne suis pas sceptique au point de ne pas croire que des rivages de l'Attique à ceux de la Nouvelle-Hollande, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à la consommation des siècles, on a ri partout et on rira toujours de voir un lourdaud perdre l'équilibre, un étranger faire des quiproquos, une vieille dame lutter contre le vent qui soulève ses jupes, un nain se baisser en passant sous un portique, un homme grave laisser tomber ses lunettes dans sa soupe. Je crois aussi que du commencement à la fin du monde, des bords de l'Atlantique et du grand Océan à ceux de toutes les mers intérieures, une comédie a été et sera une pièce dramatique, représentant des actions ridicules, des discours ridicules, des personnages ridicules, en un mot, le petit côté de la nature humaine; oui, je crois encore cela, et pourtant je n'en suis pas[Pg 109] aussi sûr. Voilà ma profession de foi; voilà mon idée a posteriori du comique et de la comédie. La voilà tout entière, et je trouverais singulièrement hardi quelqu'un qui en croirait plus long sur cet article.

Cependant les téméraires ne manquent pas, et leur audace m'étonne. Fénelon dit, et le Dictionnaire de l'Académie française a répété d'après lui, que «la comédie représente une action de la vie commune que l'on suppose s'être passée entre des personnes de condition privée»: voilà une définition qui exclut du domaine de la comédie tout le théâtre politique d'Aristophane et tout le théâtre fantastique de Shakespeare. Mme de Staël écrit: «Le comique exprime l'empire de l'instinct physique sur l'existence morale.» Elle oublie donc Philaminte, Armande et Bélise, ainsi que Vadius, les pédants de Molière en général, et Alceste: rien que cela. Boileau définit la comédie: une peinture fine et fidèle des caractères, ne songeant pas ou ne voulant pas considérer qu'on chercherait en vain un caractère dans beaucoup de pièces modernes, et que les caricatures de l'ancienne comédie n'étaient assurément ni fidèles ni fines.

Grecs et Latins, Anglais et Français, étrangers et nationaux, anciens et modernes, sont des hommes; si les poètes sont des hommes aussi, s'ils méritent vraiment qu'on inscrive sur[Pg 110] leurs œuvres ce beau vers, devenu banal, de Térence:

Homo sum, humani nihil a me alienuim pulo,

on doit pouvoir noter dans leurs comédies un certain nombre de traits, d'expressions, de gestes, comiques pour toutes les époques et pour toutes les nations. Certes, ce travail aurait son utilité, et j'estime que Molière en retirerait une singulière gloire. Pourtant, ce n'est point la tâche la plus instructive que puisse se proposer la critique.

Car, ce qui nous instruit, ce n'est pas de savoir que Phidippide, ronflant dans cinq couvertures et rêvant courses et chevaux, pendant que Strepsiade, son père, compte en gémissant ses dépenses, serait encore comique sur une scène française [4]; ou que ce valet espagnol énumérant ce qu'on épargne à recevoir de la main d'un maître un habit tout fait, aurait pu être un personnage de Ménandre[5]; ou que les amis de Timon d'Athènes, refusant de le secourir dans sa détresse, font valoir pour justifier leur abandon des excuses que Molière aurait signées [6]; ou que le Malade imaginaire éprouvant par une[Pg 111] mort feinte l'affection des siens est une idée aussi vieille que la comédie, comme Schlegel le remarque avec un dédain absurde. Non, ce qui nous instruit surtout, c'est d'apprendre qu'Aristophane ne développe pas d'intrigues, ne peint pas de caractères; que son comique est une gaieté sans frein et une fantaisie sans bornes poétisant la satire des mœurs publiques; qu'il est tantôt lyrique et tantôt grossier, à la fois cynique et charmant, tel enfin que Voltaire a pu l'appeler un bouffon indigne de présenter ses farces à la foire, et que Platon a pu dire: Les Grâces, choisissant un tombeau, trouvèrent l'âme d'Aristophane. Ce qui est instructif, c'est de montrer que les personnages de Calderon sont des idées abstraites, leurs discours une rhétorique pompeuse parée de toutes les splendeurs de la poésie, et le comique de ces pièces froides et brillantes un ingénieux imbroglio. Ce qui nous instruit encore, c'est la page où M. Guizot définit avec tant de netteté les caractères de la comédie shakespearienne [7], et celle où Henri Heine oppose si spirituellement ces caractères à la nature de l'esprit français [8]. Ce qui nous intéresse enfin, c'est d'entendre répéter, fût-ce pour la millième fois, que Molière seul a surpris le comique au sein de la[Pg 112] nature, qu'il n'a pas cherché à dire de bons mots, à faire briller son imagination ou son esprit, mais à peindre le cœur humain et à être vrai, qu'en un mot son comique est un comique moral.

Les caractères spéciaux de chaque grand poète et de chaque grand théâtre, voilà la seule chose vraiment instructive et intéressante dans les études de la critique; quant aux caractères généraux qui peuvent être communs à tous les théâtres et à tous les poètes, les regarder comme l'objet principal de l'analyse littéraire, c'est, sous une apparence d'esprit philosophique, s'attacher à ce qui est superficiel, c'est prendre l'ombre pour le corps. La recherche des idées générales est la chimère du platonisme; Aristote n'a-t-il pas démontré aux platoniciens qu'en toutes choses l'étude des espèces est plus instructive que celle des genres, et qu'à mesure qu'on remplace davantage les abstractions et les généralités par des notions particulières et concrètes, on augmente, avec l'intensité de la vie, l'intensité de l'intérêt?


Ce que je viens de dire de l'idée du comique, je le dirai de l'idée de la poésie; fausse, si elle est originale et précise; vague et banale, si elle est vraie.

Il n'est pas possible de la définir a posteriori;[Pg 113] car on nie que toutes les œuvres en vers soient poétiques, on conteste que tous les genres même de versification le soient, et pour savoir où prendre les éléments de notre définition, pour décider si le poème didactique, la satire et la comédie nouvelle doivent être éliminés d'emblée, comme quelques-uns le veulent, il faudrait avoir une idée préalable de la poésie: ce qui fait un cercle vicieux.

Il n'est pas possible de la définir a priori; car ou ne le peut qu'au moyen de la grande méthode des contraires, qui n'est, on l'a bien vu, qu'une mauvaise farce de sophiste. On oppose la poésie à la prose, mais qu'est-ce que la prose? et pourquoi ne l'opposerait-on pas tout aussi pertinemment, comme Lessing l'a fait, aux arts du dessin, ou bien encore à la musique? Que sort-il de cette opposition? ce qu'on veut, suivant le terme de contradiction qu'on a choisi.

Les Allemands disent qu'il n'y à point de poésie quand la réalité est peinte telle qu'elle est, quand la raison gouverne et tempère l'imagination, quand les mathématiciens, les épiciers, les notaires, bref les esprits exacts, positifs ou pratiques, ne font pas au poète l'honneur de ne l'entendre point. Quelle étrange étroitesse! Pourquoi restreindre le domaine de la poésie à celui de la fantaisie? Pourquoi défendre à l'imagination de faire alliance avec la raison et, si[Pg 114] cela lui plaît, de se subordonner librement à elle? Pourquoi exclure Molière du céleste chœur, parce qu'il est le poète, non de quelques rêveurs, mais de l'humanité, et parce que sa pauvre servante le comprenait mieux que certains savants? Pourquoi Orgon, Tartuffe, Chrysale, Argan, Alceste, seraient-ils des objets moins dignes de la poésie qu'Obéron, Titania, Fleur-des-Pois ou Grain-de-Moutarde? Pourquoi «la lune» enfin serait-elle plus poétique que «le soleil»?

Mieux vaut s'en tenir aux vieilles définitions de la philosophie grecque et appeler la poésie une imitation belle avec Aristote, ou avec Platon une création: cela ne veut pas dire grand'chose et ne mène pas bien loin; mais, au moins, cela est vrai.

On voit à présent toute la vanité de la méthode qui consiste à déterminer l'idée de la comédie pour montrer que Molière est ou n'est pas comique, et à définir celle de la poésie pour faire voir qu'il est ou n'est pas poète [9]. Ce que je reproche aux critiques allemands, ce n'est point de préférer Shakespeare ou Aristophane à[Pg 115] Molière, c'est d'avoir la prétention de fonder leur préférence sur la plus petite raison de l'ordre scientifique et logique. On est toujours libre de ne pas trouver une sauce excellente; mais, si nous la trouvons bonne, c'est perdre son temps et sa peine que de nous démontrer qu'elle est mauvaise et qu'une autre vaut mieux, soit d'après les règles du cuisinier grec, comme le voulait l'ancien dogmatisme, soit d'après l'idée de la sauce en général, comme le fait le nouveau.

Je me propose, toujours sur les pas de Molière et de Kant, de montrer dans le chapitre qui va suivre qu'il n'y a point d'autre principe de la critique littéraire que le goût, c'est-à-dire le libre choix de l'intelligence, avec tous ses périls d'erreur, avec l'esprit de prudence et les autres qualités que l'expérience et l'éducation peuvent lui faire acquérir, mais sans rien absolument qui relève de la science ni de la logique, sans gage aucun de certitude.


[1] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. III.

[2] Voy. Shakespeare et les Tragiques grecs, chap. VI.

[3] M. Ribot a parfaitement senti et rendu cette poésie des grands métaphysiciens originaux: «Quand on lit les grands métaphysiciens, Schelling ou Hegel, on éprouve, même sans croire à leurs hypothèses, une impression puissante comme celle que donne la grande poésie. On se sent sur une haute montagne, dans un air très raréfié, à peine respirable, mais en vue d'un immense horizon.» Schopenhauer, p. 176.

[4] 1re scène des Nuées.

[5] Calderon, Maison à deux portes.

[6] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, p. 327 et suiv.

[7] Voy. plus haut, p. 13.

[8] Page 20.

[9] C'est en suivant une méthode exactement pareille que Lessing, grand définisseur, a porté sur La Fontaine un jugement célèbre par son impertinence. Il a défini la fable, et, en vertu de sa définition, il a démontré que l'auteur des Animaux malades de la peste n'est pas un bon fabuliste.


[Pg 117]

CHAPITRE III

ANALYSE OU JUGEMENT DE GOUT

Comment Molière définit le goût dans la Critique de l'École des femmes.—Liberté du jugement de goût; sens et limites de cette liberté: union nécessaire du goût avec l'intelligence.—Comment se fait la culture du goût.—Les classiques.—Que le goût ne peut rien prouver logiquement, et que néanmoins il doit raisonner; fausseté de la maxime De gustibus non disputandum.—Double sens de ce mot, perfectionnement du goût: 1° élargissement; 2° épuration.—Impossibilité de concilier théoriquement ces deux choses, et nécessité de les admettre l'une et l'autre.—Antinomie de l'intelligence et de la sensibilité.—Que la sensibilité est l'âme de la critique; prétention vaine de l'école historique, qui veut la supprimer.—Services immenses rendus d'ailleurs à la critique littéraire par la connaissance de l'histoire.

Molière, dans la Critique de l'École des Femmes, définit ainsi le goût:

«Du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde on se fait une manière[Pg 118] d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants.»

Cette manière d'esprit me remet en mémoire ce que Socrate, dans Platon, dit de la rhétorique. Au grand scandale de Gorgias et surtout de Polus, disciple naïf de ce rhéteur, Socrate ose avancer que la rhétorique n'est ni un art ni une science, et l'appelle une espèce de routine, ἐμπειριά τιζ. Car, dit-il, «c'est l'instinct qui la dirige et non des principes. Et, par les dieux, Polus! si je ne craignais de faire de la peine à Gorgias, je te dirais une chose; mais j'ai peur que ce ne soit un peu impoli.—Quelle chose donc, Socrate, s'il te plaît?—C'est que la rhétorique me semble une profession du même genre que la cuisine.» La critique littéraire n'est point une science, et, ne lui en déplaise, ce n'est pas un art non plus: c'est un métier, «une espèce de routine»; le principe ou, pour mieux dire, l'instinct qui la dirige est une manière d'esprit, qu'on appelle le goût.

A égale distance de l'homme de goût se trouvent: d'une part le pédant, qui juge de la beauté d'une œuvre d'art non d'après l'impression directe que sa sensibilité a reçue, mais d'après des règles ou des théories; d'autre part l'ignorant, le sot, qui s'en tient à la sensation pure dans ce qu'elle a de superficiel.

[Pg 119]

Le sot est celui qui, à une représentation de l'École des Femmes, par exemple, voyant Arnolphe recevoir un coup par la maladresse d'un lourdaud qu'il a pris à son service à cause de sa simplicité, rit, non parce que ce coup est comique et tout à fait en situation, mais parce que c'est un coup; le sot est encore celui qui, entendant le même Arnolphe faire à Agnès cette question d'un comique sublime:

Pourquoi ne m'aimer pas, madame l'impudente?

n'est point frappé de l'incomparable beauté du trait, mais ne prend plaisir qu'aux roulements d'yeux et aux contorsions du pauvre homme. Qu'un acteur, traversant le théâtre, vienne à trébucher par hasard et tombe sur son nez, le sot s'amusera de cette chute autant que de la comédie elle-même. Ce personnage sans éducation et sans esprit, ce sot, en trois lettres qui disent tout, on le rencontre assez souvent pour que tout le monde le connaisse; il se nomme «le marquis» dans la Critique de l'École des Femmes.

Nous connaissons à fond le pédant, nous avons tout à l'heure étudié et critiqué son rôle; dans Molière, son nom est «monsieur Lysidas».

Aussi loin du marquis que de M. Lysidas, aussi loin du sot que du pédant, voici maintenant la personne de goût: c'est celle qui, ayant[Pg 120] un simple bon sens naturel, cultivé par le commerce du monde, dit Molière, et nous pouvons ajouter par le commerce des livres, «se laisse aller de bonne foi aux choses qui la prennent par les entrailles». Dans la Critique de l'École des Femmes il y a un homme de goût. Dorante, et une femme de goût, Uranie.

Voyons-les à l'œuvre. M. Lysidas avait dît: «Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre? Car enfin le nom de poème dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'actions; et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.» Que répond Dorante? «Les récits eux-mêmes sont des actions, suivant la constitution du sujet; d'autant qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, à Arnolphe, qui par là entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu'il peut pour se parer du malheur qu'il craint.—Pour moi, ajoute Uranie, je trouve que la beauté du sujet de l'École des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle; et ce qui me paraît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse,[Pg 121] et par un étourdi qui est sou rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.»

M. Lysidas avait dit encore: «Est-il rien de si peu spirituel ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des enfants par l'oreille?»—«L'auteur, répond Dorante, n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme.»

«La scène du valet et de la servante au-dedans de la maison n'est-elle pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente?»—«Pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu'elle n'est pas sans raison, et de même qu'Arnolphe se trouve attrapé, pendant sou voyage, par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure, au retour, longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin qu'il soit partout puni par les choses dont il a cru faire la sûreté de ses précautions.»

Ainsi, Dorante et Uranie ne s'en tiennent pas à la sensation de plaisir que la comédie de Molière leur a fait éprouver; ils ne se bornent pas à répondre à ceux qui l'attaquent: «Cette comédie est fort belle; je la trouve fort belle; n'est-elle pas en effet la plus belle du monde?» Ils rendent compte de leur sentiment: ils jugent, ils raisonnent; ils ont une réponse nette et[Pg 122] précise à toutes les objections du dogmatisme.

Comment cela peut-il se faire? D'où viennent tant de fins aperçus, dont la variété piquante ne semble point impliquée dans la simple sensation du comique ni du beau? Où est le lien subtil entre l'impression agréable qui leur fait goûter l'École des Femmes, et les remarques si justes et si élégantes qui sortent de leur bouche sur la valeur dramatique des récits d'Agnès et d'Horace, sur la logique profonde de l'art de Molière et sur la haute portée psychologique et morale de ce qu'on appelle ses plaisanteries? Par quelle mystérieuse analyse ont-ils su tirer toutes ces choses du seul fait d'être émus et d'admirer?

L'explication du mystère se trouve dans l'union intime du goût avec l'intelligence; mais les lois de cette union, les conditions qui régissent les rapports de l'intelligence et du goût sont obscures.


Le jugement de goût est libre, en ce sens qu'il n'a rien de logique, ni par conséquent de nécessaire; il ne se fonde point (pour parler le langage de Kant) sur un concept, c'est-à-dire sur une idée qui, s'imposant à la raison avec autorité, engendre une conséquence forcée. Mais, de ce que le goût est libre par rapport aux prétendus principes, de ce qu'il ne dépend point de ces notions particulières de l'intelligence qu'on[Pg 123] appelait autrefois règles et qu'on appelle aujourd'hui idéal, théories, etc., il ne s'ensuit pas que le goût soit indépendant de l'intelligence en général; au contraire: «Par cela même, dit Kant, que le jugement de goût ne peut être déterminé par des concepts et des préceptes particuliers, le goût est précisément, de toutes les facultés et de tous les talents, celui qui a le plus besoin d'une culture générale.»

Il n'y a point de goût sans intelligence, et sans une intelligence cultivée. Le sot n'a pas de goût, l'ignorant n'a pas de goût; le logicien qui s'est formé certaines idées et qui juge d'après ces idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût: la véritable personne de goût, c'est cet homme poli, c'est cette femme distinguée, qui sent et qui juge à la fois, tout naturellement, sans savoir comment, de même qu'on respire sans effort et sans en avoir même conscience. Pour jouir d'une liberté raisonnable et digne de ce nom, le goût doit franchement accepter la tutelle et la suprématie de l'intelligence. La distinction si souvent faite entre la vraie liberté, qui se soumet à des lois, et la fausse liberté, qui prétend rejeter toute espèce de joug, est d'une profonde justesse. On obéit toujours à quelque chose: si ce n'est pas à la raison, c'est aux passions; si ce n'est pas à la science et à ses lumières, c'est à l'ignorance[Pg 124] et à ses préjugés: en sorte que cette prétendue liberté sans frein n'est qu'une servitude inconsciente. Le goût, affranchi des règles tyranniques et des formules étroites, doit donc, s'il ne veut pas retomber dans une servitude pire encore, se soumettre à la souveraineté douce et libérale de l'intelligence.


Comment se fait la culture générale du goût? Elle se fait au moyen d'une étude comparée, aussi étendue et aussi approfondie qu'il se peut, des formes diverses que le beau a revêtues dans les différents âges et chez les différents peuples. Il faut faire, comme dit Sainte-Beuve, «son tour du monde», et se donner le spectacle des diverses littératures dans leur infinie variété.

Parmi les œuvres que nous présente l'histoire littéraire universelle, il y en a quelques-unes qui se recommandent particulièrement à notre attention par l'admiration générale et durable dont elles sont l'objet de la part des hommes. Cette admiration générale et durable est le seul indice extérieur que nous possédions pour savoir où est le beau, en dehors de l'impression produite sur notre sensibilité, et rien n'est plus faible qu'un tel criterium; car le consentement des hommes est sujet à des variations importantes et même à de complets revirements. L'histoire des réputations littéraires est[Pg 125] à tout le moins l'histoire d'une onde, quand elle n'est pas l'histoire d'un flux et d'un reflux. Le XVIIIe siècle ne mettait pas Corneille à son rang et estimait Racine un peu plus qu'on ne le fait généralement aujourd'hui; Shakespeare est, de nouveau, très vivement discuté depuis quelques années, et les attaques de ses adversaires rencontrent une faveur secrète dans le public, las d'entendre toujours vanter ses perfections; la gloire d'Homère lui-même a eu ses périodes d'éclipse ou d'épreuve; le XIXe siècle n'a ni grandi ni diminué Molière, mais on a vu se produire, sous l'influence du romantisme, un changement de point de vue très curieux dans l'évaluation comparative de ses œuvres: deux comédies, le Malade imaginaire et Don Juan, ont acquis de nos jours une valeur que nos pères ne songeaient pas à leur attribuer.

Les écrivains dont les œuvres se recommandent ainsi par une beauté relativement universelle et éternelle (si ces expressions contradictoires peuvent être hasardées), constituent dans la république des lettres l'élite de ceux qu'on nomme les classiques. «On vante avec raison, dit Kant, les ouvrages des anciens comme des modèles, les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple... Le goût a besoin d'apprendre par des[Pg 126] exemples ce qui, dans le progrès général de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s'il ne veut pas redevenir bientôt inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais.»

Les classiques sont donc les grands exemplaires d'après lesquels surtout le goût doit se former; mais les classiques ne sont pas les anciens seulement, et le judicieux conseil de Kant n'est pas suffisamment large. Ce qui fait que la plupart des définitions de ce mot sont si peu satisfaisantes, c'est qu'on y introduit trop d'éléments négatifs, des conditions de régularité, de sagesse, de pondération, de mesure, qui les rendent étroites et exclusives. Sainte-Beuve l'a senti, et dans sa charmante causerie intitulée: «Qu'est-ce qu'un classique?» cherchant pour ce terme une définition flottante et généreuse, il dit excellemment:

«Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque mérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui[Pg 127] se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologismes, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.»

Cette définition a l'avantage de s'appliquer aussi bien et même mieux encore à Shakespeare qu'à Racine. «Les plus grands noms qu'on aperçoit au début des littératures sont ceux qui dérangent et choquent le plus certaines idées restreintes qu'on a voulu donner du beau et du convenable en poésie. Shakespeare est-il un classique, par exemple? Oui, il l'est aujourd'hui pour l'Angleterre et pour le monde; mais du temps de Pope, il ne l'était pas.» Il en est de Molière comme de Shakespeare. «Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine; et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu: bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle?»

Molière étant à nous, la consécration de sa qualité de classique par un étranger a naturellement plus de prix que toutes celles qu'il reçoit de la main des Français, et je ne veux pas manquer[Pg 128] cette occasion de citer Gœthe de nouveau:

«Il ne faut pas étudier nos contemporains et nos rivaux, disait Gœthe, mais les grands hommes du temps passé, dont les ouvrages ont conservé depuis des siècles même valeur et même considération... S'il y a quelque part une poésie comique, Molière doit être mis au rang le plus glorieux dans la première classe des grands poètes comiques. Naturel exquis, soin des développements, habileté d'exécution, voilà les qualités qui règnent chez lui avec une harmonie parfaite; quel plus grand éloge peut-on faire d'un artiste?... Molière est un homme unique; ses pièces touchent à la tragédie. Son Avare, où le vice détruit toute affection, toute piété entre le père et le fils, a une profondeur extraordinaire et est tragique au plus haut degré... Dans une pièce de théâtre chaque situation doit être importante en elle-même et ouvrir une perspective sur une situation plus importante encore. Le Tartuffe est, sous ce rapport, un modèle. Quelle exposition que la première scène! Tout est intéressant dès le début et fait pressentir des événements graves. L'exposition de Minna de Barnhelm de Lessing est fort belle aussi; mais celle du Tartuffe est unique au monde, c'est en ce genre ce qu'il y a de plus excellent.»

L'étude comparée des formes littéraires les plus diverses, et particulièrement des formes[Pg 129] classiques: voilà donc le moyen de cultiver le goût, cette «manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants»; ce que Pascal nommait l'esprit de finesse dans son opposition avec l'esprit géométrique.


Dans la comédie de Molière, la logique de M. Lysidas est sans prise sur la finesse de Dorante et d'Uranie; et, réciproquement, la finesse de Dorante et d'Uranie est sans influence sur la logique de M. Lysidas. En effet, l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie ne peuvent rien l'un sur l'autre; la critique littéraire qui se fonde sur le goût et celle qui procède par voie de dialectique sont condamnées aune réciproque impuissance, «On voit à peine les choses de finesse, écrit Pascal; on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes ... On ne peut les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas les principes et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de raisonnement.»

M. Lysidas, je veux dire l'esprit de géométrie, démontre que Molière n'est ni un comique ni un poète, à peu près comme on démontre le carré[Pg 130] de l'hypoténuse: Uranie et Dorante, j'entends l'esprit de finesse, ne sont pas de cette force; il leur est absolument impossible de prouver que Molière est un poète comique; mais ils s'y résignent, en considérant que les vérités les plus simples, comme les vérités les plus hautes, ne sont pas susceptibles d'une démonstration rationnelle, et que pour prouver qu'il fait jour, comme pour prouver Dieu, il ne faut point raisonner, mais ouvrir les yeux et sentir. Les preuves les plus convaincantes de M. Lysidas sont perdues pour Dorante et pour Uranie, comme celles de ce sophiste qui niait le mouvement; les preuves les plus persuasives de Dorante et d'Uranie sont perdues pour M. Lysidas, comme le seraient celles d'un homme éloquent qui voudrait par ses discours expliquer et faire sentir la lumière à un aveugle. Le pouvoir que le texte a par lui-même pour remplir tous les hommes, sains de cœur et d'esprit, du sentiment de sa beauté, le commentaire ne l'a point pour rendre cette beauté sensible aux esprits rebelles et aux cœurs indifférents. Ceux qui ne reconnaissent pas le génie de Molière dans le Misanthrope, ne le découvrent point dans les analyses de la critique; ceux qui ne voient pas l'astre du jour au firmament, ne l'aperçoivent point à travers le prisme qui le décompose en sept couleurs.

[Pg 131]

Pénétré du sentiment de son impuissance, le goût se taira-t-il? Non. Quel que soit le peu d'effet immédiat de ses arguments, il a le droit et même le devoir de disputer, parce que, s'il n'a point de fondement logique, il est néanmoins fondé en raison. Croire qu'on a raison, avoir l'âme remplie d'une certitude intime qui défie tous les doutes, brûler du désir de la communiquer à autrui, être d'humeur batailleuse et même un peu intolérante: c'est là un caractère distinctif, essentiel, du pur jugement de goût, et il n'y a rien de plus faux dans l'ordre esthétique que la maxime: De gustibus non disputandum.

«Il est une vérité, dit Kant, dont, avant tout, il faut se bien convaincre: un jugement de goût en matière de beau exige de chacun la même satisfaction, sans se fonder sur un concept; et ce droit à l'universalité est si essentiel au jugement par lequel nous déclarons une chose belle, que, si nous ne l'y concevions pas, il ne nous viendrait jamais à la pensée d'employer cette expression; nous rapporterions alors à l'agréable tout ce qui nous plairait sans concept; car en fait d'agréable on laisse chacun suivre son humeur, et nul n'exige que les autres tombent d'accord avec lui sur son jugement de goût, comme il arrive toujours au sujet d'un jugement de goût sur la beauté... Le goût esthétique exige[Pg 132] l'universalité pour chacun de ses jugements, et le dissentiment entre ceux qui jugent ne porte pas sur la possibilité de ce droit, mais sur l'application qu'on en fait dans les cas particuliers.»

Amusons-nous, pour animer ces abstractions par un exemple, à personnifier poétiquement le goût dans l'aimable Uranie de la Critique de l'École des Femmes, et supposons que cette femme d'esprit ait invité à sa table quelques critiques allemands.

Si entre les convives la discussion tombait, comme il arrive souvent même entre des convives philosophes, sur les qualités agréables d'un mets ou d'un vin, Uranie arrêterait la controverse en disant: «Messieurs, vous paraissez oublier ce que vous avez écrit dans vos livres, qu'en matière de goût physique il ne faut point disputer.» Et si, la conversation passant des vins d'Europe aux fleuves du nouveau monde, les buveurs échauffés agitaient en tumulte la question de savoir si le Tennessee se jette dans l'Ohio ou dans le Mississipi, Uranie terminerait encore le débat; elle enverrait Galopin chercher un atlas, et tout le monde serait bientôt renseigné et en paix. Mais, sur Molière, sur les choses de l'art, comment clore la dispute, et comment ne pas disputer? Si Uranie prétend que l'auteur du Tartuffe, du Misanthrope, de l'École des Femmes, est un grand comique, un grand poète, et si[Pg 133] Guillaume Schlegel ou Jean-Paul le conteste, est-ce l'Esthétique de Hegel que Galopin ira chercher pour décider la question?

Il n'y a point d'idée du comique; il n'y a point d'idée du beau; il n'y a point d'idée de la poésie; mais il y a des intelligences qui comprennent diversement la poésie, le comique, le beau: la dispute est donc nécessaire, et la dispute est interminable.

Uranie cependant ne perd pas courage. Loin de se renfermer dans un vain et dédaigneux silence, elle accepte de bonne grâce la nécessité d'une discussion sans terme possible. Elle sait qu'elle ne convaincra pas directement des logiciens; mais elle sait aussi que plus ses idées seront nombreuses, variées, justes et frappantes, plus elle aura d'action lente et inavouée sur l'esprit des hommes savants qui l'écoutent et la contredisent. Oui, ce succès-là, elle peut raisonnablement l'espérer, et il vaut la peine qu'on le tente. C'est un défaut d'intelligence, il faut bien le reconnaître, qui tient caché aux regards de Schlegel, de Jean-Paul et de Hegel lui-même l'ordre particulier de beauté exprimé dans les comédies de Molière; avoir trop d'esprit, c'est exactement la même chose que de ne pas avoir assez d'esprit. Si leur intelligence est capable de s'agrandir et de se compléter, pourquoi Uranie ne contribuerait-elle pas à ce progrès par[Pg 134] la richesse de sa conversation? Laissez-la parler, et peu à peu, sans qu'ils s'en rendent compte, sans qu'ils s'en limitent, l'esprit de ces profonds métaphysiciens deviendra plus libre et plus large, leurs préjugés touilleront, leur éducation s'achèvera. Ils se seront instruits à l'école de cette femme sensée et spirituelle. Alors, s'ils rouvrent Molière, peut-être seront-ils frappés de ses beautés; mais il se garderont bien de reconnaître qu'ils doivent cette révélation à Uranie, et ils continueront de disputer fort et ferme avec elle pour couvrir leur retraite et sauver l'honneur de la logique.

«On disputera fort et ferme de part et d'autre, sans que personne se rende:» tel est le programme des acteurs de la Critique de l'École des Femmes. Mais, quand la compagnie s'est dispersée et que chacun est rentré chez soi, c'est alors qu'on réfléchit et qu'on se rend tout bas à la raison. Si les disputes de goût ne laissent jamais sur la place un vainqueur et un vaincu, elles font quelque chose de bien plus utile: elles laissent dans l'esprit des adversaires des idées nouvelles qui germeront. Dans la discussion on s'échauffe, on n'écoute pas, on va au delà de sa pensée, et, croyant lui donner plus de force, en l'exagérant on l'affaiblit; mais, le soir, on se dit en se couchant: «Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai dans ce que j'entendais dire[Pg 135] ce matin; voilà une idée qui ne m'était jamais venue; voilà un fait que j'ignorais; voilà un rapprochement nouveau qui m'a frappé; voilà un point de vue où je ne m'étais pas encore mis; il faudra songer à cela.» Là-dessus on s'endort, et, comme la nuit est bonne conseillère, on s'éveille ayant fait un pas de plus dans le chemin de la vérité.

Tel est le genre de victoire que l'éloquence du goût peut remporter. Uranie n'est point un géomètre, répétant la démonstration d'un théorème, remontant aux principes, redescendant aux conséquences, jusqu'à ce qu'il ait forcé la conviction: je la comparerais plutôt à un orateur sacré, plein de grâce et de modestie, qui compte sa propre parole pour rien et croit avoir fait par ses commentaires tout ce qu'il peut faire, s'il persuade à ses auditeurs de sonder d'un cœur et d'un esprit purs le texte de la Parole divine.


Le goût étant avec l'intelligence dans un rapport de dépendance très étroit, à mesure que l'intelligence se développe le goût se perfectionne. Mais que faut-il entendre par là? deux choses très différentes: d'une part, que le goût s'élargit; de l'autre, qu'il s'épure. La première de ces idées est claire comme le jour.

Le goût s'élargit; c'est tout simple: plus l'instruction d'un homme est étendue et son intelligence[Pg 136] ouverte, plus il sait apprécier d'œuvres, d'écrivains, de styles, d'écoles, de littératures, de siècles, d'esprits nationaux, d'esprits individuels et de formes diverses de la beauté. Cette capacité de jouir de tout est une source de bonheur et une marque de sagesse. Le sage se défie de son jugement quand il blâme et s'y abandonne avec confiance quand il loue, sachant combien le blâme est plus commun, plus aisé, partant, plus sujet à erreur que l'éloge. «Si quelqu'un, écrit Kant, ne trouve pas beau un édifice ou un poème que vantent mille suffrages, il devra commencer à douter qu'il ait suffisamment cultivé son goût par la connaissance d'un nombre assez considérable d'objets de cette espèce.»

L'homme de goût, qui est en même temps un homme de sens, inquiet de voir qu'il ne comprend pas encore la beauté d'un ouvrage vanté de tout un peuple ou seulement de quelques personnes éclairées, garde un silence modeste; il doute de lui-même; il se demande, comme Kant le lui conseille, s'il a suffisamment cultivé son goût par l'étude et la comparaison des beautés de l'espèce dont il s'agit; puis il étudie, il compare, et attend d'avoir mieux compris. Il ne croît pas avoir raison contre tout le monde. Bien plus: qu'un seul bon juge loue ce qu'il condamne, il ne croira pas avoir raison[Pg 137] contre lui; car il sait qu'il faut plus d'intelligence pour pénétrer jusqu'au beau que pour s'arrêter aux taches qui en obscurcissent la splendeur, et que, la laideur fût-elle dominante, il y a plus d'esprit dans la bonté qui cherche encore et découvre quelque chose à louer, que dans la sévérité facile qui condamne tout.

Nous comprenons trop bien aujourd'hui le perfectionnement du goût, en tant que ce perfectionnement est un progrès dans le sens de plus de libéralité et de largeur, pour qu'il soit utile d'insister sur ce point; rien de plus clair, encore une fois, que cette première idée: le goût s élargit.—Il n'en est pas de même de la seconde: le goût s'épure. Qui dit épuration dit le contraire d'élargissement, et la contradiction devient plus sensible encore si au mot «s'épure» on substitue le mot «s'affine». Comment le goût peut-il à la fois s'élargir et s'épurer, s'élargir et s'affiner?

Dans l'impossibilité de concilier ces deux termes, on a généralement supprimé l'un ou l'autre et créé ainsi une situation des plus nettes. Autrefois, on n'avait pas même l'idée que le goût dût devenir plus large par la culture. Trop de largeur était considéré plutôt comme un trait de nature, de barbarie, d'ignorance, et l'éducation avait pour but unique de rendre l'esprit plus délicat; les gens de goût alors étaient les dégoûtés.

[Pg 138]

Le type de l'homme de goût, ainsi entendu, est ce Damis dont Célimène a tracé pour tous les âges le portrait, dans le Misanthrope:

Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile.
Rien ne touche son goût, tant il est difficile;
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit;
Que c'est être savant que trouver à redire;
Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire,
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps
Il se met au-dessus de tous les autres gens.

L'ancien dogmatisme enseignait qu'il y a un bon et un mauvais goût, déterminait les règles du bon goût et en montrait l'application dans un petit nombre de classiques qu'il proposait comme les seuls modèles, après les avoir corrigés. Mais cette vieille rhétorique est tombée en ruines le jour où une connaissance plus étendue des littératures a fait voir que les formes de l'art sont infiniment diverses, qu'il n'y a point d'étalon de la beauté, et que tout le principe de la distinction du bon et du mauvais goût se réduisait à cette prétention naïve: le bon goût, c'est le mien; le mauvais goût, c'est le vôtre.

Aujourd'hui, on évite de parler d'un bon et d'un mauvais goût, sentant combien il est difficile de mettre cette distinction à l'abri du reproche d'arbitraire et de lui donner un fondement rationnel. Tant qu'il s'agit d'admirer et de[Pg 139] louer, nous avons dans le consentement d'un grand nombre d'hommes ou de quelques personnes éclairées un semblant de criterium, et dans cette réflexion, qu'il faut plus d'intelligence pour découvrir certaines qualités cachées que pour apercevoir des défauts superficiels, une règle assurément fort sage; mais, en matière de blâme, toute apparence de criterium et de règle nous manque absolument et nous errons à l'aventure dans les ténèbres de la pure subjectivité. L'impossibilité bien reconnue de concilier un goût pur avec un goût large nous a donc fait tomber dans l'autre extrême; nous avons supprimé l'idée importune d'épuration, et tandis qu'autrefois, les plus gens de goût étaient les plus dégoûtés, les plus gens de goût sont aujourd'hui ceux dont l'estomac est à toute épreuve comme le palais.

Où se trouve le secret de l'accord logique entre les deux grandes qualités contradictoires du goût? J'avoue que je ne le sais point; mais toutes deux sont légitimes, toutes deux doivent donc vivre et s'arranger ensemble comme elles pourront: supprimer l'une, c'est faire offense à la raison; supprimer l'autre, c'est faire violence à la nature.

Louons, aimons les beautés les plus diverses; mais conservons et affirmons hautement notre droit de blâmer, de haïr tout ce qui nous semble laid, mauvais, médiocre, faux, affecté, commun,[Pg 140] prétentieux, vide, froid, déclamatoire, boursouflé, ridicule. En blâmant ainsi, nous pourrons nous tromper, je l'avoue, et nous tromper gravement; il pourra nous arriver de mettre notre aversion déclarée là même où un regard plus perçant et plus sûr nous fera découvrir plus tard des raisons d'admirer; mais qu'y faire? l'erreur est le redoutable privilège des êtres libres, et tout le domaine de l'art et du goût est un pays de liberté. Nous nous tromperons, soit; mais nous exercerons notre droit de censure: la perfection du sentiment littéraire est à ce prix, et qui n'est pas capable de vives impatiences et d'antipathies fortes n'est pas capable non plus de vraies admirations. Il est impossible de préconiser, au nom du goût, une tolérance universelle, une prodigalité banale de louanges qui n'est que de l'indifférence et qui, en peu de temps, émousse et supprime le sens même du beau.

Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.

En littérature, comme à table, il n'est pas de bon ton d'avoir un appétit goulu, et quand on me vante le grand goût de quelqu'un, il me semble toujours entendre les deux premières syllabes du nom de Grandgousier, père de Gargantua. Sainte-Beuve, après avoir recommandé aux libres esprits de faire leur tour du monde[Pg 141] pour se donner le spectacle des littératures diverses dans leur variété infinie, ajoute: «Il faut choisir; la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s'asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n'éteint plus le goût que les voyages sans fin. L'esprit poétique n'est pas le Juif errant.»

Voltaire n'avait pas tort de trouver qu'on ne perd rien à être difficile, et qu'il n'y a en poésie de vrai plaisir que pour les connaisseurs que la culture de leur esprit et la finesse de leur organisation rendent le plus sensibles à toutes sortes de défauts. Quand, par exemple, Gœthe déclare que Klopstock n'avait aucun talent pour peindre le mon le matériel; quand il trouve ridicule cette ode le poète suppose une course entre la muse allemande et la muse britannique; quand il ne peut supporter «l'image qu'offrent ces deux jeunes filles, courant à toutes jambes en faisant de grands pas et en soulevant la poussière avec leurs pieds»: il est certain qu'à ce moment-là Gœthe éprouve moins de plaisir que Mme de Staël, qui traduit avec enthousiasme cette même ode et proclame fort heureux tout ce que Gœthe juge ridicule. Mais cet avantage que Gœthe perd un moment, il le recouvre an centuple le moment d'après, quand la lecture d un pur chef-d'œuvre de l'art grec fait couler à[Pg 142] longs traits dans tous ses sens et dans son âme des délices que probablement ne goûta jamais Mme de Staël.

Les délicats sont malheureux;
Rien ne saurait les satisfaire,

a dit La Fontaine: non, ils sont heureux à leurs heures, et ils préfèrent leurs rares et vives jouissances à celles des esprits faciles que tout satisfait.

L'antinomie qui rend le problème du goût logiquement insoluble apparaît aussi sous la forme d'une contradiction naturelle entre l'intelligence et la sensibilité.

L'intelligence est froide; c'est une lumière sans flamme; elle ne s'étonne et ne s'offense de rien, parce qu'elle comprend tout, et, par la même raison, elle n'admire et ne loue jamais que modérément: grand signe de médiocrité chez un critique, s'il faut en croire Vauvenargues. «L'enthousiasme, disait Suard, est la seule manière de sentir les arts; qui n'est que juste, est froid.» La sensibilité, au contraire, est une source d'erreurs pour la critique, mais en même temps c'est un principe de vie.

«Qu'est-ce que la sensibilité, s'écrie Diderot, qui s'y connaissait, sinon cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l'imagination,[Pg 143] de la délicatesse des nerfs, qui incline à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à n'avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou? Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplieriez dans la même proportion les éloges et les blâmes outrés.» Diderot n'a point tort de maudire la sensibilité comme une source d'erreurs: mais Mlle de Lespinasse a raison de l'exalter comme un principe de vie:

«Si je suis exagérée, écrivait cette femme passionnée, je ne suis jamais exclusive, et savez-vous pourquoi? c'est que c'est mon âme qui loue, c'est que je hais le dénigrement, et que d'ailleurs je suis assez heureuse pour aimer à la folie les choses qui paraissent le plus opposées... J'aimerai le paisible, le doux Gessner; il portera le calme et la paix dans mon âme; et j'adorerai le passionné Jean-Jacques, parce qu'il agitera mon âme ... je l'aimerai même pour ses défauts; je lui saurai gré de me séduire au point de m'égarer... J'admirerai dans Clarisse la noble simplicité de Richardson; et dans Marivaux j'irai jusqu'à aimer sa manière et même son affectation, qui est souvent originale et piquante, et qui est toujours spirituelle. J'aime Racine avec passion, et il y a dans Shakespeare des morceaux qui m'ont transportée; et ces deux hommes-là sont absolument opposés: on est[Pg 144] attiré, entraîné par le goût de Racine, par l'élégance, la sensibilité et le charme de sa diction; et Shakespeare dégoûte, rebute par la barbarie de son goût; mais aussi on est enlevé, surpris, frappé de la vigueur de son originalité et de son élévation dans de certains endroits: oh! permettez-moi donc d'aimer l'un et l'autre. J'aime la naïveté, la simplicité de La Fontaine, et j'aime aussi le fin, l'ingénieux et le spirituel Lamotte. Enfin, je ne finirais point, si je parcourais tous les genres; car je dirais que je raffole du bon Plutarque et que j'estime le sévère La Rochefoucauld; j'aime le décousu de Montaigne, et j'aime aussi l'ordre et la méthode d'Helvétius... Souffrez que je dise, que je répète que je ne juge rien, mais que je sens tout; et c'est ce qui fait que vous ne m'entendez jamais dire: Cela est bon, cela est mauvais; mais je dis mille fois par jour: J'aime; oui, j'aime et j'aimerai à aimer autant que je respirerai, et je dirai de tout, ce que disait une femme d'esprit en parlant de ses neveux: «J'aime mon neveu l'aîné parce qu'il a de l'esprit, et j'aime mon neveu le cadet parce qu'il est bête.»

La contradiction que Mlle de Lespinasse essayait de se faire pardonner, l'amour des choses les plus opposées, n'a rien qui choque notre goût moderne, habitué en ce genre à tous les excès et à tous les paradoxes. Mais comment concilier[Pg 145] l'esprit de largeur, propre à l'intelligence, avec la sensibilité, lorsque celle-ci, au lieu de tout aimer avec un généreux enthousiasme, se dégoûte et s'irrite, exclut, préfère et choisit? Encore une fois je ne concilie point ces deux choses, je constate seulement leur coexistence et j'en affirme la nécessité. Tout critique complet doit unir l'intelligence, qui admet tout parce qu'elle comprend tout, avec la sensibilité, qui a ses étroitesses naturelles. La critique littéraire n'est pas une science; elle ne possède pas la certitude logique et elle a de quoi s'en consoler, puisque ce qu'elle perd de ce côté-là elle le regagne en originalité personnelle, en éloquence, j'allais dire en invention et en génie: qu'elle prenne donc franchement son parti d'une condition si acceptable, et qu'elle réclame en toutes lettres son droit d'erreur, le droit qu'elle a de se tromper, qui n'est autre chose en définitive que le droit même de la liberté.

Est-il donc si difficile de consentir à être homme, c'est-à-dire faillible et limité? Non seulement personne n'a l'âme assez bonne pour apercevoir dans chaque œuvre de la médiocrité ce coin de talent, qu'avec un peu de patience, disait Mme de Sévigné, on finit toujours par découvrir; mais personne n'a l'esprit assez grand pour comprendre et pour aimer toutes les œuvres du génie. Mlle de Lespinasse a beau[Pg 146] dire, elle avait ses limites, elle aussi. Si nous faisons candidement notre examen de conscience, nous découvrirons dans l'art et dans la littérature plus d'un auteur du premier ordre, auquel nous rendons bien par convenance le tribut de notre hommage avec le reste du genre humain, mais que nous ne pouvons pas aimer d'un amour vraiment personnel et sincère. Et ce ne sont pas seulement les esprits inférieurs qui ont ces bornes-là: les plus grands et les plus forts n'échappent point à ce que j'ose à peine appeler une faiblesse en songeant combien cette faiblesse est naturelle; si naturelle, en vérité, qu'un homme qui en serait exempt serait en dehors de l'humanité, soit au-dessus d'elle une pure intelligence, soit au-dessous d'elle une chose insensible.

Reculons tant que nous pourrons nos limites, mais ayons la bonne foi de les reconnaître et le bon sens de les accepter. Il n'est pas plus possible qu'un homme ait tous les goûts qu'il n'est possible qu'un homme possède toutes les vérités. Les uns sont attirés par la perfection et la grâce, les autres par la puissance et la grandeur; celui-ci par Racine, par Raphaël et par Mozart, celui-là par Corneille, par Michel-Ange et par Beethoven; vous préférez Shakespeare et les romantiques clartés de la lune (je répète le refrain de la chanson de Heine): nous aimons mieux Molière et l'éclat du soleil. Qui aime tout également[Pg 147] n'aime rien, et cette belle équité dont il se vante n'est que l'équité de l'indifférence.


Notre siècle a vu se former une grande école de critique littéraire qui, frappée de l'incertitude des jugements de goût et convaincue du néant de tout dogmatisme, a dit: A quoi bon la sensibilité? l'intelligence suffit. La sensibilité ne peut que nuire en mêlant ses fumées à la pure lumière de la science. Les choses sont ce qu'elles sont, et nous n'y changerons rien. N'est-ce pas assez de savoir pourquoi les choses sont ce qu'elles sont? Que pouvons-nous désirer de plus? Quelle paix cette intelligence donne au cœur de l'homme! Et quelle faiblesse de s'étonner, de s'impatienter, de s'indigner, d'avoir des dédains, des exclusions, d'avoir même des faveurs et des préférences!

L'école historique a donc tenté d'éliminer de la critique littéraire cette cause d'erreur, la sensibilité, de n'admettre que l'intelligence pure et simple des faits, et de reconstituer ainsi l'édifice de la science sur des bases solides et positives; mais proscrire la sensibilité de la critique, c'est tuer son âme: malgré tous ses efforts, l'école historique ne pouvait pas le faire et ne l'a point fait.

D'ailleurs, on ne la remerciera jamais assez des services que sa ferme raison nous a rendus. En aucun temps, la critique littéraire n'a montré un plus libéral esprit d'intelligence, de sympathie,[Pg 148] d'hospitalité universelle, que celui qui ranime depuis une soixantaine d'années. Comme elles sont loin de nous ces querelles qui passionnaient nos pères, querelle des anciens et des modernes, querelle des classiques et des romantiques, querelle des nationaux et des étrangers! Nous avons appris à aimer les anciens et les modernes, les classiques et les romantiques, les auteurs de notre patrie et ceux des pays étrangers. Nous croyons à la fraternité des peuples (au moins dans le domaine des choses de l'esprit), à la fraternité des grands hommes, sinon des hommes, à la fraternité de tous les génies et de toutes les gloires. Nous sentons que nous sommes «concitoyens de toute âme qui pense[1]», et nous savons voir dans les premiers poètes de chaque contrée les poètes du genre humain.

Nous ne fabriquons plus avec nos préjugés, nos passions exclusives et nos idées étroites, un certain type artificiel du beau, appelé modèle ou idéal, pour y comparer pédantesquement les œuvres que nous voulons juger: nous nous élançons sur les ondes de la réalité toujours changeante; nous parcourons sa surface et nous en admirons l'immensité, nous plongeons dans son sein et nous sommes éblouis des richesses infinies de cet abîme sans fond.


[1] Lamartine


[Pg 149]

CHAPITRE IV

LE COMIQUE ET LA POÉSIE DANS MOLIÈRE ET DANS SHAKESPEARE

L'imitation de la nature recommandée par Shakespeare et par Molière.—Comment Shakespeare n'a pas suivi son propre précepte dans ses comédies.—Comment Molière est supérieur à tous les autres poètes comiques par la vérité de ses traits.—Rareté des jeux d'esprit dans son théâtre.—Sérieux de Molière et de l'esprit français.—Que néanmoins la raison de Molière et du XVIIe siècle n'est pas la plus haute qui se puisse concevoir.—La poésie de Molière.—Différence entre la fantaisie et la poésie.—La pastorale dans Shakespeare et dans Molière.—Jugements de Victor Hugo et de Sainte-Beuve sur le style de Molière.—Poésie du Misanthrope.

La chose est entendue, il n'y a point d'autre méthode en critique littéraire que l'usage libre et intelligent du goût, avec les périls d'erreur auxquels la liberté est toujours exposée, avec l'esprit de prudence que l'expérience acquiert,[Pg 150] avec les lumières que donne l'instruction en général et particulièrement l'histoire. Schlegel et les autres théoriciens de la comédie ont incontestablement le droit de dire tout ce qu'ils pensent et sentent; la seule chose que nous leur ayons retirée, c'est l'impertinente prétention de présenter leurs jugements sous la forme rigoureuse de propositions scientifiques et logiques.


Nous choisirons dans Shakespeare et dans Molière, pour les étudier et les comparer au point de vue du goût, quelques parties de leur talent comique, poétique et dramatique; mais auparavant il est opportun de dire un mot des idées littéraires de ces deux auteurs.

Reconnaissons d'abord que ni l'un ni l'autre ne peut être égalé à Aristophane pour la finesse, la vivacité, la portée de l'esprit critique en littérature. La polémique du pamphlétaire athénien contre les innovations d'Euripide, quelque opinion qu'on ait sur le fond du débat, est, par l'importance de la question comme par l'ardeur de la querelle, quelque chose de plus relevé et de plus sérieux que les escarmouches de Molière contre les mauvais poètes de son temps, les cuistres, les femmes savantes et les précieuses. Quant à Shakespeare, nous avons maintes fois constaté à son honneur le caractère exclusivement pratique de son activité créatrice et sa profonde indifférence[Pg 151] pour les disputes de goût. Aussi le peu qu'on trouve de critique littéraire dans son théâtre a-t-il relativement peu de valeur. Nous pourrions relever dans Timon d'Athènes, dans le Songe d'une nuit d'été, dans Peines d'amour perdues, quelques passages sur les poètes et sur la poésie: ils n'ont guère d'importance. On se rappelle peut-être[1] avec quelle majesté le Temps en personne, dans le Conte d'hiver, vient revendiquer son indépendance contre les pédants qui voudraient assujettir le drame à la règle étroite des vingt-quatre heures; mais la page de littérature la plus intéressante qui soit dans tout le théâtre de Shakespeare, c'est la célèbre allocution d'Hamlet aux comédiens:

«Dites, je vous prie, cette tirade comme je l'ai prononcée devant vous, couramment; mais si vous la braillez, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par les crieurs de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large avec vos bras; mais usez de tout sobrement; car, au milieu même du torrent de la tempête et du tourbillon de la passion, vous devez avoir et conserver une modération qui lui donne de l'harmonie. Oh! cela me blesse jusqu'au fond de l'âme d'entendre un[Pg 152] robuste gaillard, à perruque échevelée, mettre une passion en lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les oreilles du parterre, qui généralement n'apprécie qu'une pantomime absurde et le bruit. Je voudrais faire fouetter ce gaillard-là qui exagère ainsi le matamore... Ne soyez pas non plus trop châtiés, mais que votre propre discernement soit votre guide: mettez l'action d'accord avec la parole, la parole d'accord avec l'action, en vous appliquant spécialement à n'outrepasser jamais la nature; car toute exagération s'écarte du but du théâtre, qui, dès l'origine comme aujourd'hui, a été et est encore de présenter, pour ainsi dire, un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque transformation du temps sa figure et son empreinte. Si l'expression est affaiblie ou exagérée, elle aura beau faire rire l'ignorant, elle choquera à coup sûr l'homme judicieux, dont la critique a, fût-il seul, plus de poids que l'opinion d'une salle entière. Oh! j'ai vu jouer des acteurs, j'en ai entendu louer hautement, qui n'avaient ni l'accent ni la tournure d'un chrétien, d'un païen, d'un homme! Ils se carraient et beuglaient de telle façon que, pour ne pas offenser Dieu, je les ai toujours crus fabriqués par quelque manouvrier de la nature, qui, voulant faire des hommes, avait manqué son ouvrage, tant ces[Pg 153] gens-là imitaient abominablement l'humanité!»


Restez fidèles à la nature: telle est la recommandation que Shakespeare fait aux comédiens, et, du même coup, aux poètes dramatiques.—C'est exactement ce que dit Molière, avec moins d'ampleur et d'éloquence, sous une forme plus familière et plus comique. Et notons bien qu'en parlant ainsi, ces deux grands hommes faisaient un acte de raison indépendante et d'opposition au goût de leur siècle.

Dans les Précieuses ridicules, le marquis de Mascarille se vante d'avoir fait une comédie. «A quels comédiens la donnerez-vous? lui demande une des deux pecques provinciales à qui il fait visite.—Belle demande! aux grands comédiens (c'est-à-dire à ceux de l'Hôtel de Bourgogne). Il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses; les autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle; ils ne savent pas faire ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit: et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête et ne vous avertit par là qu'il faut faire le brouhaha?»

Dans l'impromptu de Versailles, Molière, qui se met personnellement en scène, donne à ses comédiens, toujours sous une forme ironique, la leçon de déclamation qu'on va lire:

«J'avais songé une comédie où il y aurait eu[Pg 154] un poète, que j'aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. «Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage? car ma pièce est une pièce...—Eh! monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé.—Et qui fait les rois parmi vous?—Voilà un acteur qui s'en démêle parfois.—Qui? ce jeune homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi de taille galante! Voilà déjà un grand défaut; mais que je l'entende réciter une douzaine de vers.» Là-dessus le comédien aurait récité quelques vers du roi de Nicomède:

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi;
Augmentant mon pouvoir...

le plus naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète: «Comment? vous appelez cela réciter? C'est se railler: il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi:

Te le dirai-je, Araspe? etc.

[Pg 155]

Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation et fait faire le brouhaha.—Mais, monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu'un roi qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque.—Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante.» Là-dessus une comédienne et un comédien auraient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace:

Iras-tu, ma chère âme, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
—Hélas! je vois trop bien, etc.

tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auraient pu. Et le poète aussitôt: «Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comment il faut réciter cela:

Iras-tu, ma chère âme...
Non, je le connais mieux...

Voyez-vous comme cela est naturel et passionné? Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions.»

[Pg 156]

Lorsque Oronte a récité son sonnet, que lui dit Alceste?

Vos expressions ne sont point naturelles...
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature.

La nature, la vérité: voilà le mot d'ordre de Molière et de Shakespeare comme chefs de troupes et comme poètes; voilà toute leur rhétorique.

Mais, eux-mêmes, sont-ils restés toujours fidèles à cette grande devise? leur pratique a-t-elle été de tout point conforme à leur doctrine?

Les tragédies de Shakespeare sont hors de la question. Shakespeare est dans son théâtre tragique un peintre sans égal de l'humanité. Il ne s'agit ici que de ses comédies proprement dites. Or, il faut le reconnaître, l'usage de la comédie shakespearienne n'est point d'être fidèle à la nature, et il convient d'ajouter que tel n'est pas non plus son principe. La fantaisie, je veux dire l'imagination capricieuse et le pur bel esprit, dans les situations, les personnages, les incidents, le dialogue, les mots, caractérise ces œuvres plus charmantes que solides.

Il y a de ce fait deux ou trois bonnes raisons. D'abord, les comédies de Shakespeare appartiennent[Pg 157] presque toutes à la jeunesse du poète, à une période d'imitation et d'apprentissage où son génie subissait encore l'influence italienne et celle des écrivains à la mode dans son pays, particulièrement de ce fameux John Lilly qui a joué en Angleterre un rôle analogue à celui des précieux et des précieuses en France.—A cette considération, qui n'a que la valeur d'une excuse, joignons-en une autre, beaucoup plus importante: la tragédie shakespearienne ayant (à la différence de notre tragédie classique) une couleur très prononcée de réalisme, la comédie ne pouvait avoir sa raison d'être qu'à la condition de se faire plus ou moins idéale et fantastique; c'est le point si bien mis en lumière par M. Guizot[2].—J'ajouterai enfin, en ce qui touche l'art de jouer sur les mots, cette «affectation» si choquante pour le goût d'Alceste et de Molière, parce qu'elle s'écarte de «la nature» et de «la vérité», que la langue anglaise se prête complaisamment à ce genre d'abus et qu'elle offrait dans ses richesses mêmes une tentation perpétuelle à Shakespeare, de même que la langue grecque à Aristophane et la langue espagnole à Calderon. Des auteurs qui écrivaient en latin, langue au moins aussi grave que le français, Térence et Plaute, n'ont pas su résister à l'attrait[Pg 158] des jeux de mots; il faut croire que cette séduction est bien puissante sur l'esprit des poètes comiques. Les allitérations, les calembours, les équivoques, les cliquetis de sons analogues, les bizarres associations d'idées, en un mot l'usage et l'abus de l'esprit sous toutes ses formes, composent une partie essentielle du talent et sont un des ressorts principaux du rire, non seulement chez Shakespeare, mais chez tous les poètes comiques avant Molière et chez la plupart de ceux qui lui ont succédé[3].

Molière, en ce point, fait exception. Je ne me contenterai pas de remarquer historiquement que sa pratique diffère de celle des autres poètes; j'aurai assez de confiance en mon goût pour oser soutenir qu'elle appartient à un art supérieur, et s'il y a jamais eu un jugement esthétique qui soit légitime et sûr, c'est celui-là.

Rien n'est plus charmant que l'esprit; mais, réduit à lui-même, rien n'est plus vide de substance et de réalité; c'est une chose conventionnelle et passagère, qui varie d'un lieu à un autre, d'un temps à un autre, et change avec la mode; les traits d'esprit que nous pouvons saisir[Pg 159] encore dans le théâtre d'Aristophane nous laissent complètement froids aujourd'hui. La nature seule existe et reste éternellement la même. Étant donné un personnage ou une situation, un écrivain de belle humeur et d'imagination vive trouvera sans peine une quantité de traits d'esprit qui éblouiront, amuseront ses contemporains, et ne seront plus compris des autres âges; un écrivain profond découvrira par le génie, la patience et l'étude un petit nombre de traits de nature qui seront toujours vrais. L'instinct qui nous fait mesurer (en partie du moins) notre estime pour une œuvre d'art au degré de l'effort dépensé et de la difficulté vaincue, n'est point un sentiment trompeur; il est fondé sur cette notion très juste, que la vraie beauté est une perle de grand prix cachée au fond des mers et hors de la portée des lutteurs sans courage et des plongeurs superficiels.

Le comique de Molière est naturel, réel, ou, pour employer un terme que je n'évite ni ne cherche, mais dont je me sers volontiers quand il s'offre, à cause de sa parfaite précision, il est objectif; c'est-à-dire qu'il nous fait l'effet d'être non dans l'esprit du poète, mais dans les choses et dans les hommes: il n'y a pas moyen de qualifier d'un mot plus juste ni de mieux louer son génie, et là est le secret de sa supériorité sur tous les autres poètes comiques.

[Pg 160]

Faut-il rappeler quelques exemples? Sganarelle, improvisé médecin, reçoit la visite de Léandre, et d'abord lui tâte le pouls. «Voilà un pouls qui est fort mauvais.—Je ne suis point malade, monsieur, et ce n'est pas pour cela que je viens à vous.—Si vous n'êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc?» Cette exclamation n'est pas une simple drôlerie, elle a en soi une valeur, parce qu'elle exprime naïvement la vanité de la médecine; elle est de plus dans la donnée du caractère de Sganarelle, elle en sort naturellement, j'allais dire nécessairement: c'est un trait de logique et non de fantaisie. Des mots comme le fameux «Sans dot!» d'Harpagon, ou «Que diable allait-il faire dans cette galère?» sont au-dessus des traits d'esprit, de toute la distance qui sépare les faux brillants de la vérité nue et l'artifice de la nature.

Je ne prétends pas qu'en cherchant bien on ne pût trouver çà et là dans le théâtre de Molière des traits sans valeur morale et sans autre prétention que d'assaisonner agréablement le dialogue; mais on les compterait, tant ils sont rares! Tel est, par exemple, ce spirituel duo de Covielle et de Cléonte dans le Bourgeois gentilhomme:

«Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette perfidie de l'ingrate Lucile?—Et à celle, monsieur, de la pendarde de Nicole?—Après tant[Pg 161] de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j'ai faits à ses charmes!—Après tant d'assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine!—Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!—Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!—Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même!—Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!»

Les calembours s'appellent dans la langue de Molière des turlupinades; voici ce qu'il en pensait.

Élise, dans la Critique de l'École des Femmes, entre la première chez Uranie et cause avec sa cousine des divers visiteurs qui viennent habituellement la voir. «Je goûte ceux qui sont raisonnables, dit la sage Uranie, et me divertis des extravagants.—Ma foi, répond Élise avec vivacité, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades perpétuelles?—Ce langage est à la mode, et on le tourne en plaisanterie à la cour.—Tant pis pour ceux qui le font et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur! La belle chose de faire entrer aux[Pg 162] conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans! et qu'un homme montre d'esprit quand il vient vous dire: «Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil», à cause que Boneuil est un village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?—On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.—Tant pis encore, de prendra peine à dire des sottises et d'être mauvais plaisant de dessein formé! Je les tiens moins excusables; et si j'en étais juge, je sais bien à quoi je condamnerais tous ces messieurs les turlupins.»

Plus loin, Dorante dit au marquis déclarant qu'il n'a pas trouvé le moindre mot pour rire dans toute l'École des Femmes: «Pour toi, marquis, je ne m'en étonne pas: c'est que tu n'y as point trouvé de turlupinades.»

La plus belle devise de l'art de Molière, celle qu'il faudrait choisir entre toutes comme épigraphe pour une édition de ses œuvres, c'est la réponse déjà citée de Dorante à Lysidas critiquant dans l'École des Femmes un mot qu'il[Pg 163] qualifie de plaisanterie basse: L'auteur n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme.


Cette préoccupation constante de la nature et de la vérité trahit chez notre grand comique une disposition d'esprit bien autrement sérieuse que l'humeur fantasque et folâtre, qui est chez tous les autres auteurs de comédies la source principale du plaisir qu'on goûte à les lire. La lecture de Molière est une fête moins pour l'imagination que pour la raison. La logique règne dans la conduite des événements comme dans la contexture des scènes; le hasard, arbitre souverain du sort des personnages chez Plaute, Shakespeare et la plupart des comiques, est éliminé ou ne joue un rôle que dans les dénouements défectueux et sacrifiés: c'est l'intelligence subtile, c'est la volonté persévérante qui d'ordinaire lèvent les obstacles et dissipent les contre-temps. La victoire est toujours au plus habile, au plus prudent, au plus sensé. Et ce n'est pas seulement par la leçon finale qui résulte des faits, mais encore par de véritables sermons placés tout exprès dans la bouche des Cléantes et des Aristes, que les comédies de Molière sont la glorification du bon sens.

Tout ce qui est paradoxal et outré, tout ce qui s'écarte, dans l'ordre moral comme dans l'ordre[Pg 164] intellectuel, des règles de la nature, est dénoncé et raillé par lui. Il semble que ce soit pour la définition de son théâtre qu'ont été écrits ces jolis vers de Marie-Joseph Chénier:

C'est le bon sens, la raison qui fait tout,
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
Qu'est-ce vertu? raison mise en pratique;
Talent? raison produite avec éclat;
Esprit? raison qui finement s'exprime;
Le goût n'est rien qu'un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime.

Cette poétique, prenons-y garde, est la vraie poétique française. Si le siècle de Louis XIV est le plus grand et le plus beau de notre histoire littéraire, c'est apparemment parce que le génie national a trouvé alors sa plus complète expression; or le caractère de la littérature du grand siècle, c'est la suprématie de la raison. Aimez donc la raison, disait Boileau,

Que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.

Rien de moins léger, rien de plus grave au fond que la littérature française.

Si cela est vrai de la littérature, il faut savoir remonter de l'effet à la cause et oser dire, en dépit du paradoxe: rien de moins léger, rien de plus grave au fond que l'esprit français. La surface trompe, il est vrai; les Français ont la coquetterie de la légèreté: c'est qu'ils redoutent[Pg 165] l'ennui et haïssent la pédanterie; ils se font donc aimables et veulent paraître frivoles pour mieux plaire. Mais pénétrez sous cette enveloppe que la politesse leur impose: vous serez étonnés de voir combien graves sont leurs goûts, combien solide est leur esprit, et comme la nourriture qu'il exige et peut seule supporter longtemps est excellente et substantielle.

Quelles sont les comédies de Molière que les Français apprécient surtout? Les plus sérieuses, celles que recommande à la raison et au cœur soit la portée de renseignement moral exprimé ou sous-entendu, soit même le pathétique de quelques situations, au risque de compromettre un peu la gaieté et la joie. Les étrangers ne sont point de notre avis; leurs professeurs d'art poétique nous reprochent d'aimer moins la «gaie science» que la satire, et, à l'inverse de Boileau, ils préfèrent le sac de Géronte aux discours d'Alceste. Un amusant imbroglio, des situations bouffonnes, des mots pour rire, cela suffit à nos voisins; si le style est poétique, ils n'en demandent pas davantage pour appeler la pièce un chef-d'œuvre; ils n'exigent pas qu'elle renferme une leçon ou une étude. Mais nous, il nous faut de la raison; il nous en faut même dans le vaudeville et dans la farce, il nous en faut jusque dans les caricatures. Une folie soi-disant aristophanesque peut être soutenue quelque temps[Pg 166] au théâtre par les acteurs; mais elle n'aura point droit de cité dans notre littérature si l'on n'y découvre pas le coin de philosophie.

Il y a une chose en particulier qui ne saurait entrer dans le cerveau des Français: c'est la fantaisie, le caprice sans but et sans règle. Ils veulent tout comprendre, même ce que les grands humoristes ont écrit pour jeter un défi à la raison. Ils se creusent la tête pour trouver le sens du Pantagruel. Ils cherchent avec le même sérieux dans les albums de Topffer où est l'épigramme, la satire, l'argument, et, s'ils ne l'aperçoivent pas, les pures extravagances de l'imagination sont impuissantes à leur dilater la rate. Leur rire est toujours un jugement, un témoignage de satisfaction rendu par l'esprit à l'esprit, avec beaucoup de vivacité, comme tout ce qu'ils font, mais l'opération de la logique n'en est pas moins complète; l'Allemand, au contraire, rit d'abord, ce qui est plus sûr: car, s'il lui fallait commencer par comprendre, il rirait trop longtemps après[4]. L'Anglais parcourant le Punch, avant même de savoir de quoi il s'agit, est capable de s'amuser, comme un enfant, au seul aspect d'un contraste ou d'une disproportion,[Pg 167] d'une jambe maigre comme un fuseau et d'une figure démesurément bouffie... Les étrangers, en cela, sont moins raisonnables que nous, mais sont peut-être plus heureux. Le seul vrai rire est le rire enfantin; si les Français étaient plus gais naturellement, auraient-ils donc besoin qu'on fit une si grande dépense d'esprit pour les faire rire? Selon une remarque profonde de Vinet, les natures les plus sensibles au ridicule ne sont pas celles dont la gaieté est la plus franche.

Voilà le fond du procès que le goût allemand fait à Molière. On reproche à notre grand philosophe d'être trop raisonnable, en d'autres termes, de n'être pas assez poétique. Ulrici trouve contraire à l'esprit de la vraie poésie et de la vraie comédie, comme de la saine morale, que le bon sens pratique et les calculs intéressés d'une prudence terre à terre remportent toujours la victoire au dénouement. Les sages auxquels Molière aime à donner la parole pour les mettre en opposition avec les sots et les fous de son théâtre, et qui prêchent si judicieusement la mesure et la règle en toute chose, paraissent à nos voisins au moins inutiles et ennuyeux. La comédie, disent-ils, se rapproche par là beaucoup trop du poème didactique, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus prosaïque en fait de prose rimée, et ils opposent à l'esprit satirique, agressif, militant des pièces de Molière la[Pg 168] gaieté pure, qui, étant sans but et sans malice, est poétique par cela même. La gaie science: tel était l'aimable nom de la poésie dans le langage de nos aïeux.


Mon dessein, dans cet examen des jugements portés sur Molière à l'étranger, n'est nullement de revendiquer pour l'émule de Shakespeare toutes les perfections; s'il avait toutes les perfections, il serait plus grand que Shakespeare, et cela, je n'ai garde de le dire ni de le penser. Je fais bon marché, au point de vue de l'art et de la poésie, des sages du théâtre de Molière, quelle qu'ait pu être d'ailleurs, historiquement, leur utilité, leur nécessité même pour montrer que le poète ne partageait pas certaines exagérations compromettantes. J'irai plus loin, et je ferai aux détracteurs de notre grand comique une concession très importante: je ne crois pas que la raison de Molière, ni la raison française en général, telle surtout qu'elle est apparue au XVIIe siècle, soit la plus haute qui se puisse concevoir; elle est beaucoup trop respectueuse pour le sens commun, pour les formes, pour les conventions, pour les préjugés, pour les idées moyennes et pour les grandeurs officielles; il lui manque cette sagesse «confite, comme disait Rabelais, au mépris des choses fortuites». Je reviendrai à fond sur ce sujet quand je traiterai de l'humour. Il y a néanmoins[Pg 169] diverses observations à faire qui atténuent considérablement, si elles ne les réfutent pas tout à fait, les critiques que je viens de résumer.

D'abord, la bonne comédie, comme Schiller l'a remarqué, occupe surtout la raison; elle met en jeu les facultés logiques et intellectuelles, à la différence de la tragédie, qui s'adresse davantage au sentiment. «Le monde, a dit Horace Walpole, est une comédie et une tragédie; une comédie pour l'homme qui pense, une tragédie pour l'homme qui sent.» Molière considérait le comique et le tragique comme identiques au fond, comme deux aspects différents d'une seule et même chose. Mettons-nous bien dans l'esprit que ni lui ni Shakespeare ne se sont jamais souciés des distinctions que fait l'esthétique entre les diverses catégories du drame. Alceste, qui se croit trahi, fait à Célimène une scène de tragédie, et quelle scène! jamais la passion n'a parlé un langage plus ému et plus enflammé; c'est du lyrisme. Marianne, menacée d'être livrée à Tartuffe, se jette aux genoux de son père et lui adresse une prière si touchante, si suave, si pleine de tendresse et de larmes, qu'elle ornerait un chef-d'œuvre de Racine.

Pas plus qu'entre la tragédie et la comédie, Molière ne distingue entre la haute comédie et la farce: il mêle tous les genres; son Misanthrope a des mots qui sont du style burlesque, et ses[Pg 170] pièces bouffonnes sont pleines de traits d'une profonde observation. Molière sentait qu'à une certaine profondeur le comique doit toujours être sérieux, car à une certaine profondeur le comique touche au tragique. Rien n'est plus superficiel et plus faux que l'opposition du tragique et du comique sur laquelle est fondée toute la théorie de Guillaume Schlegel. Jean-Paul a dit avec beaucoup plus de raison: «Nous manquons de comique parce que nous manquons de sérieux et que nous avons mis à sa place l'esprit.»

On reproche à Molière de manquer de libre inspiration poétique et d'avoir fait, dans une intention morale trop ostensible, la satire des ridicules et des vices: je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a dans cette critique du parti pris et du système plutôt que l'expression naïve et sincère d'un jugement de goût. Il n'est pas vrai que le ton général des comédies de Molière soit didactique, et que l'impression dominante qu'elles nous laissent soit celle d'une leçon reçue. L'art du grand poète se maintient avec beaucoup de tact et d'habileté dans cette région intermédiaire si bien définie par Schiller, quand il dit: «Le but du poète ne comporte ni le ton d'un homme qui châtie, ni le ton d'un homme qui amuse. L'un est trop sérieux pour un libre jeu de l'esprit, et la poésie ne doit jamais perdre ce caractère; l'autre est trop frivole pour le sérieux[Pg 171] que nous voulons au fond de toute espèce de jeu poétique.»

Ajoutons que si Molière est sérieux, plus sérieux que Shakespeare dans ses comédies, il est gai aussi, très souvent, et d'une gaieté folle, étourdissante, qui égale celle du poète anglais, «Il n'y en a certes pas de plus vive, a dit Vinet. Molière ne rit pas du bout des lèvres, il ne raille pas à demi-mot; il est hardi, rude parfois, insolent même dans son comique; il boit à longs traits et largement à cette coupe d'ivresse qui rappelle Rabelais.»

Je comprends que la satire âpre et amère, quelque éloquente qu'elle puisse être d'ailleurs, soit bannie par les gens d'un goût délicat du chœur joyeux de la pure et libre poésie; mais tel n'est point en général le style de Molière. Chez lui la satire, loin de tomber jamais dans la violence et la roideur d'un Juvénal, se joue constamment sur des cimes encore plus riantes et plus éthérées que celle d'Horace. Quoi de plus léger, de plus vif, de plus frais, quoi enfin de plus poétique, au sens que le goût attachera toujours à ce mot sans le définir, que ce portrait qu'un petit marquis à la fois ridicule et charmant fait de lui-même dans le Misanthrope:

Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine,
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.
[Pg 172] J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,
Et l'on m'a vu pousser dans le monde une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai, sans doute, et du bon goût,
A juger sans élude et raisonner de tout;
A faire, aux nouveautés dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ahs.
Je suis assez adroit, j'ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois sans me flatter
Qu'on serait mal venu de me le disputer;
Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe et bien auprès du maître:
Je crois qu'avec cela, mon cher marquis, je crois
Qu'on peut par tout pays être content de soi.

J'appelle cette aisance et cette grâce poétiques au plus haut degré. Certes, si les œuvres de la comédie, depuis que le genre de Ménandre a succédé à celui d'Aristophane, étaient toujours écrites dans ce goût, il n'y aurait pas lieu de faire la question qu'Horace pose en ces termes: «On s'est demandé si la comédie était ou n'était pas un poème, parce que l'inspiration et la force ne s'y rencontrent ni dans les mots, ni dans les choses, et qu'à la mesure près c'est[Pg 173] une pure conversation toute semblable aux entretiens ordinaires.»


C'est avoir une idée singulièrement étroite de la poésie que de la faire consister par excellence dans les fictions fantastiques de l'imagination pure. Je tiens Aristophane pour un grand poète; mais ce n'est pas du tout parce qu'il a déguisé des personnages en oiseaux, en guêpes, en nuées, ni parce qu'au commencement de sa comédie de la Paix Trygée monte jusqu'au trône de Jupiter, à cheval sur un escarbot; nous avons vu dans les opéras bouffes d'Offenbach des fantaisies semblables avec plaisir, mais sans nous pâmer d'admiration pour leur auteur; le genre admis (et il ne faut pas un génie extraordinaire pour l'inventer), la prodigalité d'extravagances de toute nature dans cette donnée appartient à une espèce d'imagination vulgaire et facile. Je regarde le Songe d'une Nuit d'été comme une des productions les plus charmantes de la poésie; mais ce n'est point parce que la fée Titania tombe amoureuse, par les maléfices d'Obéron, d'un homme métamorphosé en âne, ni parce que l'action se passe dans un pays enchanté, où les philtres et les sortilèges jouent un rôle: les mêmes imaginations se rencontrent dans le Roi de Cocagne de Legrand, et le Roi de Cocagne est une platitude. Les féeries ne sont point,[Pg 174] au regard du goût, l'œuvre la plus haute de la poésie; une grande comédie de caractères et de mœurs, telle que le Misanthrope ou le Tartuffe, restera toujours, au regard du goût, une production poétique bien supérieure à toutes les féeries.

Il y a sur ce sujet d'excellentes remarques dans le livre de M. Humbert. Le critique allemand proteste contre cette rhétorique fausse, ou tout au moins incomplète, qui prétend identifier la poésie avec la faculté de produire des fictions. Pourquoi Homère est-il le père de toute poésie? Est-ce parce qu'il nous montre Jupiter ébranlant le ciel et la terre d'un mouvement de ses sourcils; l'armée des Grecs couverte par l'ombre du casque de Pallas; les coursiers de Mars franchissant d'un seul bond autant d'espace que le regard d'un homme assis sur un rocher élevé, devant la mer, peut embrasser d'étendue? Non, c'est parce que, le premier, Homère a peint l'humanité avec des couleurs vraies: c'est parce que le petit Astyanax se renverse en criant sur le sein de sa nourrice, saisi d'effroi à l'aspect du casque de son père; c'est parce que le vieux Priam pleure aux genoux d'Achille et le supplie de lui rendre le cadavre d'Hector avec des accents et des mots qui feront éternellement battre les cœurs. L'homme est le grand objet de la curiosité de l'homme. Cela est si vrai, que les dieux,[Pg 175] les diables, les anges, les monstres et les fées ne nous intéressent qu'à la condition d'être des hommes et dans la proportion où ils sont des hommes. Les dieux d'Homère sont intéressants, parce qu'ils sont des hommes agrandis; mais les hommes d'Homère sont plus intéressants encore, parce qu'ils sont des hommes tout simplement. Dieu le père, les anges et toute l'armée des séraphins de Milton nous font mourir d'ennui; mais son Satan nous intéresse, parce qu'il a les passions de l'humanité. L'éloge que donne Gervinus aux fées du Songe d'une Nuit d'été, c'est qu'elles ressemblent à des femmes.

Étrange illusion de la poésie fantastique! elle croit s'élancer dans un monde libre où elle s'affranchira de la réalité, et elle est obligée, si elle veut avoir quelque valeur et offrir quelque intérêt, d'imiter la réalité. Elle revient, par une voie détournée, à son éternel objet, la nature humaine. Laissons-la faire, si ces caprices et ces détours l'amusent; mais que cette leçon l'instruise, et qu'elle ne prenne pas de grands airs avec Molière parce que son art est toujours resté dans le vrai et qu'il a suivi la ligne droite.


Il y a un monde qui tient le milieu entre le monde réel et le monde fantastique: c'est celui de la pastorale. Avec le Songe d'une Nuit d'été, qui est une féerie, la plus jolie comédie de[Pg 176] Shakespeare est une pastorale, Comme il vous plaira. Ce qui fait le charme singulier de cet ouvrage, c'est un mélange d'imagination poétique et de bon sens pratique à la mode de Molière. D'après ce que nous permettent de conjecturer les deux premiers actes de Mélicerte, ce gracieux poème, malheureusement inachevé, nous aurait laissé une impression semblable. J'aime à rapprocher Molière de Shakespeare pour la poésie, et Shakespeare de Molière pour le bon sens. Ces deux grands hommes, qu'on veut brouiller, se seraient compris l'un l'autre merveilleusement. S'il n'y a rien de plus poétique que la comédie de Comme il vous plaira, il n'y a rien, en même temps, de plus sensé. Le poète jette doucement le ridicule sur les exagérations sentimentales et romanesques. Il se laisse aller à toute la poésie de la nature, il la décrit, il la chante avec son lyrisme habituel, et cependant il n'est pas dupe de son propre enthousiasme. Peintre complet de l'humanité, il a des personnages pour célébrer naïvement le retour de l'âge d'or, et il en a aussi pour railler la vie champêtre et trouver que la civilisation et la société ont du bon. Cette douce ironie du grand poète, ce sourire du bon sens mêlé au sourire de la belle nature, compose l'exquise distinction de cette comédie, plus faite d'ailleurs, comme toutes celles de Shakespeare, pour être goûtée comme[Pg 177] en fruit savoureux ou respirée comme un parfum que pour être analysée. Ou analyse Tartuffe, on analyse Coriolan, mais non pas As you like it, ni Mélicerte.


Au point de vue de la poésie du langage, il ne faut pas prétendre égaler Molière à Shakespeare. Molière, comme Racine, a tiré de son instrument le plus heureux parti; mais celui que Shakespeare avait à son service était plus riche sans comparaison. Le malheur de notre poésie, depuis Malherbe jusqu'au jour où les romantiques renouvelèrent sur la langue la tentative généreuse de Ronsard, c'est de n'avoir été trop souvent que de la belle prose rimée. Durant cette période il y a cependant eu quelques hommes si bien doués par la nature que, sans faire aucune violence à la bonne langue maternelle et en suivant tout simplement leur génie, ils ont été poètes autant qu'on peut l'être en français; et ces hommes-là sont par excellence les poètes de la nation. Tels furent Molière et La Fontaine. Tel avait été précédemment avec autant de verve, mais avec moins d'élégance, Mathurin Regnier.

A la différence des écrivains seulement éloquents, qui ne savent

Que proser de la rime et rimer de la prose,

Molière pense poétiquement; je veux dire que[Pg 178] chez lui, comme chez La Fontaine et chez Regnier, l'image fait corps avec l'idée et n'en est point séparable. Un critique distingué de la Suisse, M. Rambert, a bien vu ce mérite du style de Molière:

«Molière, écrit M. Rambert, a l'image poétique, animée du souffle de la vie. Que de traits nous aurions à rappeler! ce Damis dont parle Célimène, et dont le portrait s'achève par deux vers admirables:

Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit;

ces Femmes savantes, qui savent citer les auteurs

Et clouer de l'esprit à leurs moindres propos;

ces gens enfin dont Tartuffe est le modèle,

Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du ciel courir à leur fortune.

Parmi les poètes comiques de la France, il n'en est pas qui aient eu comme Molière cette puissance de création poétique dans le style[5]

Les premières pièces en vers de Molière, l'Étourdi, le Dépit amoureux, avec leur style franc du collier, étincelant d'imagination, plein[Pg 179] de la fougue de deux jeunesses—la jeunesse de l'auteur et celle de la littérature française—étaient l'objet de la prédilection d'un grand poète contemporain, qui a eu quelquefois des aperçus de grand critique. J'ai entendu Victor Hugo réciter avec l'accent de la plus vive admiration deux passages de l'Étourdi. Au troisième acte, Lélie reproche à Mascarille d'avoir dit du mal de celle qu'il aime:

... Sur ce que j'adore oser porter le blâme,
C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme,

«Il n'y a rien de plus beau dans la poésie française du XVIIe siècle, s'écriait Victor Hugo, comme expression d'un amour profond.» Au quatrième acte, c'est Mascarille qui reproche à Lélie une de ses nombreuses étourderies;

Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps;
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts.
Attaché dessus vous comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensais retenir toutes vos actions
En faisant de mon corps mille contorsions.

Voilà le style poétique. Au goût de Victor Hugo, ce style ne brille nulle part avec plus d'éclat que dans les premières pièces de Molière[6]:

[Pg 180]

D'un autre côté, Sainte-Beuve remarque que Molière jusqu'à sa mort a été continuellement en progrès dans ce qu'il appelle la poésie du comique.

«On a, dit-il, loué Molière de tant de façons comme peintre des mœurs et de la vie humaine, que je veux indiquer surtout un côté qu'on a trop peu mis en lumière, ou plutôt qu'on a méconnu. Molière, jusqu'à su mort, fut en progrès continuel dans la poésie du comique. Qu'il ait été en progrès dans l'observation morale et ce qu'on appelle le haut comique, celui du Misanthrope, du Tartuffe, des Femmes savantes, le fait est trop évident, et je n'y insiste pas; mais autour, au travers de ce développement, où la raison de plus en plus ferme, l'observation de plus en plus mûre, ont leur part, il faut admirer ce surcroît toujours montant et bouillonnant de verve comique très folle, très riche, très inépuisable, que je distingue fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un peu bouffonne et de la lie un peu scarronesque où Molière trempa au début. Que dirai-je? C'est la distance qu'il y a entre la prose du Roman comique et tel chœur d'Aristophane ou certaines échappées sans fin de Rabelais... C'est ce que n'ont pas senti beaucoup d'esprits de goût, Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l'appréciation de ce qu'on a[Pg 181] appelé les dernières farces de Molière. M. de Schlegel aurait dû le mieux sentir; lui qui célèbre mystiquement les poétiques fusées finales de Calderon, il aurait dû ne pas rester aveugle à ces fusées, pour le moins égales, d'éblouissante gaieté, qui font aurore à l'autre pôle du monde dramatique. Il a bien accordé à Molière d'avoir le génie du burlesque, mais en un sens prosaïque, comme il eût fait à Scarron, et en préférant de beaucoup le génie fantastique et poétique du comédien Legrand... Quoi qu'on en ait dit, M. de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, attestent au plus haut point ce comique jaillissant et imprévu, qui, à sa manière, rivalise en fantaisie avec le Songe d'une nuit d'été et la Tempête. Pourceaugnac, M. Jourdain, Argan, c'est le côté de Sganarelle continué, mais plus poétique, plus dégagé de la farce du Barbouillé, plus enlevé souvent par delà le réel... De la farce franche et un peu grosse du début, on s'élève, en passant par le naïf, le sérieux, le profondément observé, jusqu'à la fantaisie du rire dans toute sa pompe et au gai sabbat le plus délirant[7]


A la remarque de Victor Hugo sur les premières comédies de Molière, à celle de Sainte-Beuve[Pg 182] sur les dernières, j'en ajouterai une autre sur le chef-d'œuvre dont la composition signale le milieu de sa carrière dramatique et l'apogée de son talent: le Misanthrope.

J'ose dire qu'Alceste est la création la plus poétique de Molière au sens même que les Allemands donnent à ce mot. Que reprochent-ils à la poésie française en général, à celle de Molière en particulier? d'être trop claire, trop didactique; de faire évanouir par excès de jour ce crépuscule où la rêverie aime à se jouer, et de ne montrer que la splendeur crue du soleil aux dépens des vagues et mystérieuses lueurs de la lune. Eh bien, j'accepte le principe de cette critique, et je demande quel commentateur allemand ou français a jamais trouvé qu'une leçon morale parfaitement nette se dégagent de la lecture du Misanthrope?

Cette grande œuvre est suffisamment obscure pour qu'on en ait beaucoup discuté le sens, et pour que les erreurs de jugement les plus graves aient été commises à son sujet par des hommes qui ne sont pas les premiers venus. Fénelon, J.-J. Rousseau et M. Kreyssig à leur suite, ont pris la défense d'Alceste contre Molière, croyant que Molière avait voulu ridiculiser la vertu! Il est impossible d'imaginer un plus lourd contresens. Alceste est si peu la victime de Molière, que c'est au contraire le fruit le plus cher et le[Pg 183] plus personnel de son génie, comme Hamlet était l'enfant chéri de Shakespeare.

Mais pourquoi donc alors Molière a-t-il jeté quelques ridicules sur ce noble Alceste, qu'il aimait? Par la même raison qui fait que Shakespeare a précipité son Hamlet jusque dans le crime; parce qu'ils étaient l'un et l'autre des poètes dramatiques et qu'ils pouvaient bien prendre dans leur propre cœur la donnée première de leurs ouvrages, mais qu'en définitive ils peignaient l'homme. Les grands artistes finissent toujours par s'affranchir de leur sujet et par le traiter objectivement.

Hamlet et le Misanthrope sont le principal trait d'union de cette fraternité que j'ai à cœur d'établir entre Molière et Shakespeare. Il n'existe point d'œuvres mieux faites pour déconcerter cette critique prosaïque qui se demande toujours ce qu'un poète a voulu prouver. Que prouve Hamlet? rien, puisque l'irrésolution du héros, source de ses malheurs, est fondée et n'a rien de coupable en soi. Que prouve le Misanthrope? rien non plus, puisque le dénouement laisse le principal personnage au point où il en était au début.

Des «philistins» demandaient à Gœthe quelle idée il avait voulu exposer dans ses tragédies du Tasse et de Faust... «Quelle idée? répondit-il avec humeur, est-ce que je le sais? J'avais[Pg 184] la vie du Tasse,; avais ma propre vie; en mêlant les différents traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l'image du Tasse... Je peux dire justement de ma peinture: elle est l'os de mes os et la chair de ma chair... Vous venez me demander quelle idée j'ai cherché à incarner dans mon Faust! Comme si je le savais! comme si je pouvais le dire moi-même... J'ai reçu dans mon âme des impressions, des images... Faust est un ouvrage de fou.»

Moralistes de fait, mais non pas d'intention, moralistes sans moraliser, selon une expression excellente de Schlegel, les vrais poètes sont simplement des peintres de la nature humaine, et ils ne se proposent jamais d'avance un but expressément didactique. Ils ne conçoivent pas d'abord une idée abstraite pour l'incorporer ensuite dans une image et une forme sensible: dans le mystérieux travail du génie poétique, l'opération de la raison et celle de l'imagination sont simultanées et inséparables.

Ainsi a fait Molière pour la conception de œuvres comme pour les détails de son style, et c'est dans ce double sens qu'il est poète.


[1] Voy. Drames et poèmes antiques de Shakespeare, chap. III.

[2] Voy. plus haut p. 13.

[3] De nos jours et en France, M. Théodore de Banville, que le culte superstitieux de la rime riche a conduit, par une conséquence logique, à l'indulgence, puis à l'estime et à l'admiration pour le calembour, arrive finalement à y voir l'avenir même de la comédie!

[4] «Il y a, dit Mme de Staël, une gaieté allemande douce, paisible, qui se contente à peu de frais; qu'un mot, que le son bizarre de quelques lettres singulièrement assemblées provoquent et satisfont.»

[5] Corneille, Racine et Molière, p. 433.

[6] Voyez nos Artistes juges et parties; Causeries parisiennes.—Deuxième causerie.

[7] Portraits littéraires, t. II.


[Pg 185]

CHAPITRE V

LES CARACTÈRES DE MOLIÈRE COMPARÉS A CEUX DE SHAKESPEARE

Brusque révélation des caractères comiques de Molière.—Leur exagération.—Leur généralité.—Critique du personnage d'Harpagon.—Individualité de Tartuffe.—Mélange du tragique et du comique dans Molière comme dans Shakespeare.—Caractères d'Orgon et de Chrysale.—Moins riche que la galerie d'originaux de Shakespeare, celle de Molière est complète aussi.

Les caractères de Molière, dans leur contraste avec ceux de Shakespeare, ont été analysés et discutés d'une manière quelquefois très intéressante par les critiques allemands.

J'ai dit ailleurs un mot de la différence de l'art des deux poètes dans la conception des caractères, lorsque, à propos de Lady Macbeth[1], j'ai[Pg 186] remarqué que Shakespeare, contrairement à son propre usage, avait construit son héroïne tout d'une pièce, sans gradation, sans complication, sans nuances,—enfin à la Molière. La méchanceté de Lady Macbeth, dès son entrée en scène, se trouve montée à un tel diapason, qu'il sera impossible de la hausser encore et de la renforcer, et qu'elle ne pourra plus ensuite que rester la même ou faiblir. De même Harpagon est complet, de prime abord; il n'y aura pas moyen pour le poète de renchérir sur la scène avec La Flèche, et tout ce que son art sera capable de faire, c'est de maintenir le personnage au même ton. Alceste commence par déclarer à Philinte que sa misanthropie est absolue et qu'il hait tous les hommes; voilà qui est net, entier, définitif. Tartuffe paraît:

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais, aux prisonniers.
Des aumônes que j'ai partager les deniers.

Le tableau est achevé; quel trait reste-t-il à ajouter à cette plénitude parfaite, à ce nec plus ultra d'hypocrisie?

On peut très bien se demander si cette méthode de Molière est la meilleure, ci si celle de Shakespeare, procédant d'habitude par degrés successifs au lieu de pousser d'abord les choses à[Pg 187] l'extrême, n'appartient pas à un art dramatique plus habile et plus profond.


L'auteur d'une thèse distinguée sur le poète comique danois Holberg considéré comme imitateur de Molière, M. Legrelle, très imbu des idées allemandes (avant de présenter sa thèse à la Sorbonne il était déjà docteur en philosophie de l'Université d'Iéna), ne balance pas à donner tort à Molière sur ce point. Après avoir soutenu qu'on s'est exagéré en France les mérites de Molière en fait de variété, qu'on ne peut pas dire de lui ce qu'on a dit de Gœthe et de Shakespeare, à savoir, qu'il n'y a point dans tout leur théâtre deux âmes qui se ressemblent, et que, dans cette partie du procès fait à notre poète, Guillaume Schlegel a raison, M. Legrelle ajoute:

«Chez Molière l'action n'est-elle pas pour les individus bien plutôt une occasion de se manifester qu'une occasion de se développer, et les incidents qui surviennent n'ont-ils pas pour objet de mettre en lumière leurs travers ou leurs vices, sans les faire avancer ou reculer dans ces travers ou dans ces vices? Ce qu'il s'agit pour Molière de produire sous le regard du spectateur, n'est-ce point toujours quelque défaut comique déjà formé, en pleine sève, en plein rapport?... Sa méthode psychologique comporte-t-elle enfin ces progrès continus de la[Pg 188] passion ou ces brusques contradictions du cœur qui semblent le fond même de l'homme et le mystère de sa nature? Un écrivain allemand, fort compétent en ces matières, M. Devrient, n'hésite pas à déclarer qu'à ce point de vue il manque quelque chose à Molière, et nous ne saurions le contredire.

«Comparez, par exemple, un instant Shakespeare à Molière, et voyez de quelle manière différente l'étude du cœur humain est comprise et pratiquée par l'un et par l'autre. Ce n'est pas seulement le spectacle d'une passion bonne ou mauvaise, héroïque ou comique, que nous donne le poète anglais, c'en est toute l'histoire. Othello n'est point tout d'abord jaloux, mais il le deviendra. Bénédict et Béatrix, Biron et Rosalinde, se raillent longtemps de l'amour auquel ils doivent finir par succomber. Macbeth n'est point dès le début ambitieux, c'est sa femme qui le poussera à l'ambition. Shakespeare, en un mot, étudie chaque passion, c'est-à-dire chaque affection aiguë et violente de l'âme, soit dans ses sources, soit dans ses effets, et, quand il tient à faire une pièce complète, à la fois dans ses sources et dans ses effets. Il fait, en quelque sorte, la biographie des passions.

«Ce n'est nullement ainsi que procède Molière. Harpagon, dès la première scène où nous le voyons, se montre un parfait avare; il ne[Pg 189] saurait plus perfectionner son avarice. Elle ne peut plus croître, elle ne peut que continuer. Il est clair pour nous qu'Harpagon mourra dans l'avarice finale. Voulez-vous prendre Tartuffe? Qui l'a jeté dans l'hypocrisie? quelles infortunes de sa vie ou quels méchants instincts de son âme? A-t-il lutté contre l'effroyable envahissement de ce vice? Dans quel abîme de honte et d'infamie finira-t-il par le précipiter? Ce sont là des points sur lesquels Molière ne nous dit pas un mot. Argan de même s'est voué à la médecine par la plus bizarre des maladies d'imagination; mais à quel propos? à quelle époque? Notez aussi que sa manie n'empire ni ne diminue de la première scène à la dernière. Il n'y a ni progrès pour elle ni décroissance sensible; elle se maintient dans une égalité parfaite d'un bout à l'autre de la comédie. En somme, le quod sibi constet d'Horace a été évidemment la loi d'après laquelle Molière a conçu tous ses caractères, que d'ailleurs la règle sévère de l'unité de temps ne lui eût guère permis de suivre à travers les diverses phases de leur développement.»

Voilà l'acte d'accusation très habilement dressé. Pour que rien n'y manque, j'ajouterai que les critiques allemands voudraient en particulier rencontrer plus fréquemment chez Molière ces monologues où Shakespeare met à nu les âmes, et grâce auxquels ses personnages[Pg 190] ressemblent, selon une comparaison de Gœthe, à des montres dont le cadran serait en cristal et laisserait voir tous les rouages intérieurs.

La réponse à faire est si aisée que je suis presque embarrassé de sa simplicité enfantine, de son évidence sans réplique, de sa clarté aveuglante. Oh! que Dorante avait raison de dire: «Il y a des gens que le trop d'esprit gâte et qui voient mal les choses à force de lumières!» Les ingénieux critiques de Molière n'ont oublié qu'un point: c'est que ses ouvrages sont des comédies.

Il est tout naturel que la tragédie développe peu à peu les caractères de ses héros, parce qu'elle doit nous intéresser à leur destinée; elle nous fait donc assister à la naissance et aux progrès de la passion qui les entraîne vers leur ruine; elle nous montre le germe menaçant, l'occasion tentatrice et toutes les circonstances atténuantes. De là vient la sympathie plus ou moins vive que nous portons à des personnages d'ailleurs criminels, Brutus, Macbeth, Hamlet, et presque tous les héros tragiques de Shakespeare. Nous sentons, nous souffrons, nous tremblons avec eux. Mais la comédie n'a aucune sympathie de sentiments à établir entre nous et les personnes ridicules qu'elle voue à la moquerie. Le rire, cette «véhémente concution de la substance du cerveau», comme l'appelle Rabelais, ne peut être[Pg 191] excité que par surprise; comment ne voit-on pas que si les progrès lents d'un vice ou d'un travers psychologiquement expliqué se substituaient à la soudaineté imprévue, tout effet comique serait détruit?

M. Humbert, qui fait à nos critiques allemands et français cette réponse si nette et si péremptoire, rappelle avec beaucoup d'à-propos les premiers chapitres de Don Quichotte, où l'auteur espagnol raconte tout au long comment est née la manie de son héros, et il fait observer combien ce début, très intéressant au point de vue psychologique, est pauvre et languissant au point de vue comique. Ce qui est bon dans un roman ne le serait pas dans un drame; si Cervantes avait transporté sur le théâtre son chevalier errant, il avait trop d'intelligence des lois de la comédie dramatique pour conserver sur la scène les longues préparations qui ouvrent son récit, et il est probable qu'il aurait fait brusquement débuter Don Quichotte par l'attaque des moulins à vent.


On à fait aux caractères de Molière une autre critique, qui me paraît mieux fondée. On leur a reproché de manquer de finesse et d'être souvent exagérés jusqu'à a charge, même dans celles de ses comédies qui ne sont point des farces et qui appartiennent au genre le plus relevé.

[Pg 192]

Des écrivains classiques de notre littérature, Fénelon, La Bruyère, Vauvenargues, se rencontrent dans cette critique avec Guillaume Schlegel, qui refuse à Molière le don de la fine comédie et ne lui reconnaît de talent que pour la farce. «Molière, écrit Fénelon, a outré souvent les caractères; il a voulu, par cette liberté, frapper les spectateurs les moins délicats et rendre le ridicule plus sensible. Mais, quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré et par ses traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisemblable.» Pour avoir l'expression perfectionnée de la pensée allemande sur ce point, il suffira de citer de nouveau M. Legrelle:

«Il y a du grotesque dans Aristophane comme dans Shakespeare, écrit le savant auteur de la thèse sur Holberg; mais ce que je ne vois guère avant Molière, dans l'histoire du théâtre comique, c'est une insanité morale jetée en pâture à la risée publique, c'est le grotesque poussé jusqu'à la folie ou la folie tournée au grotesque. Les personnages chargés par les autres poètes de divertir particulièrement la foule sont, en général, soit d'habiles coquins qui mystifient les autres et quelquefois aussi finissent par être mystifiés à leur tour, soit des gens d'esprit, de brillants causeurs, qui ne se vengent de leur[Pg 193] mauvaise fortune que par leur bonne humeur, et, bien loin de nous laisser rire à leurs dépens, nous font presque toujours rire aux dépens d'autrui. L'esclave, le proxénète de la comédie latine sont au nombre des premiers. Le gracioso de la comédie espagnole, le clown de la comédie anglaise se distinguent parmi les seconds. Mais ce qu'il faut surtout remarquer chez les uns comme chez les autres, c'est qu'ils sont comiques sans la moindre trace de folie. Leurs facultés intellectuelles, bien loin d'être affaiblies par une monomanie, ont au contraire une vigueur et une finesse exceptionnelles. Ceux-là mêmes qui ont le moins de pénétration et qui subissent le plus de railleries, ont toujours des intervalles lucides, des retours de raison, des mots pleins de bon sens, qui font que l'auditeur, un peu dépaysé à de certains moments par tant de rectitude d'esprit et tant de bonhomie dans le caractère, ne sait plus trop de qui l'on se moque sur la scène.

«Avec Molière, au contraire, si impartiale et si exacte que soit d'ordinaire son observation, nous voyons certains personnages précipités du premier coup et pour toujours dans l'irrévocable ridicule d'une sottise incorrigible. C'est plus même que de la sottise, plus que du ridicule; c'est de la monomanie, et de la mieux caractérisée. Ne nous y trompons pas, il y a dans Molière[Pg 194] de véritables cas d'aliénation mentale. Vadius a le délire du pédantisme, M. Purgon a la démence de la médecine, M. de Pourceaugnac pousse la rusticité jusqu'à un degré voisin de l'idiotisme. Pour eux le mal est désormais incurable, leur âme est envahie tout entière. Avec eux nous dépassons le réel, les limites extrêmes du possible et du croyable.»


Ici la contre-critique m'inspire un peu moins de confiance que tout à l'heure. Essayons toutefois, avant de faire les concessions nécessaires, d'opposer ce qu'il est possible de résistance à ce deuxième assaut beaucoup plus sérieux que le premier.

Il convient de remarquer d'abord que la méthode de grossissement employée par notre grand comique est bonne en général et conforme aux lois bien connues de l'optique du théâtre. La plupart des exagérations qu'on serait tenté de lui reprocher à la lecture sont des exagérations scéniques, qui disparaissent si l'on se place au point de vue de la scène. Le masque matériel dont les anciens étaient obligés de se servir à cause des vastes dimensions de leurs théâtres ouverts en plein ciel a cessé d'être en usage; mais le masque moral, je veux dire la nécessité pour l'artiste dramatique de faire un peu plus grand et un peu plus gros que nature,[Pg 195] subsistera toujours. Il y a des peintures et des statues qui sont faites pour être vues de loin; les figures du poète tragique ou comique sont dans le même cas. La reproduction trop fine et trop exacte de la réalité ne serait ni appréciée, ni comprise à distance. «La perspective du théâtre, dit Marmontel, exige un coloris fort et de grandes touches, mais dans de justes proportions, c'est-à-dire telles que l'œil du spectateur les réduise sans peine à la vérité de la nature.»

Le mérite que nous avons loué par-dessus tout, dans Molière comme dans Shakespeare, c'est la vérité; mais il ne peut s'agir que d'une vérité relative. Shakespeare est vrai, comparé à Marlowe, de même qu'Euripide, Racine et Gœthe sont vrais, comparés à Eschyle, à Sophocle, à Corneille et à Schiller; ils ne sont pas vrais, ils ne sauraient être absolument vrais, comparés aux réalités vulgaires que la prose de la vie nous met journellement sous les yeux. Par cela seul qu'un artiste fait œuvre d'artiste, à quelque école qu'il appartienne et qu'il le veuille ou non, il transforme toujours la réalité et l'idéalise plus ou moins. Il faut maintenir bien haut les droits de l'idéal et de la poésie en face d'un réalisme naïf, dont les prétentions trahissent une profonde ignorance des conditions les plus élémentaires de l'art.

[Pg 196]

Il n'est pas suffisamment exact de dire, comme on le fait souvent, que le poète recueille dans la réalité les traits divers de ses peintures; on s'exprimerait avec plus de justesse en disant qu'il conçoit, à propos de la réalité, un type idéal et supérieur. La réalité ne lui sert que comme point de départ et comme point d'appui pour son génie; elle l'excite et elle le soutient; elle le guide et, au besoin, elle le corrige; mais elle ne lui fournit pas tout, elle ne lui fournit même pas l'essentiel. Le principe de vie, l'âme, qui fait que son œuvre existe et ne mourra point, est toujours sa propre création. Il y a dans la littérature d'ingénieuses compositions faites de pièces et de morceaux, qui ne sont que des corps sans âme, parce qu'il leur manque le souffle créateur. Tels sont, en général, les portraits de La Bruyère, et particulièrement cet Onuphre qu'il a prétendu opposer au Tartuffe de Molière.

Onuphre est plus vrai que Tartuffe, en ce sens que nous rencontrons tous les jours dans la vie des Onuphres, c'est-à-dire des hypocrites ordinaires, «aux yeux baissés, à la démarche lente et modeste,» au lieu que Tartuffe est un géant qui n'a paru qu'une fois dans le monde de la pensée; mais cette apparition unique, idéale, est précisément le miracle du génie poétique. «Molière, a dit excellemment Vinet, n'a jamais entendu nous offrir le fac-similé de ce que nous pouvons[Pg 197] côtoyer tous les jours... Il prolonge jusqu'à l'idéal les lignes partant du vrai, et nous donne la poésie de l'imposture... Shakespeare va jusqu'à la comédie fantastique, Molière s'en tient à la comédie poétique.»

Et voyez ce qui arrive: Onuphre, à force d'être réel, est un personnage indistinct à nos yeux; nous ne le voyons pas, parce que nous le voyons trop; personne ne peut donner un corps et une physionomie à Onuphre; il se perd dans la foule, il fait nombre, il s'appelle légion.—«Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,» dit Tartuffe en entrant: et voilà une figure à jamais fixée, à jamais vivante dans l'imagination des hommes. La Bruyère prétend qu'il ne doit point parler de sa haire et de sa discipline, parce qu'il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et qu'il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot. La critique est juste et fine; mais, quand La Bruyère passe à l'exécution et veut appliquer son idée, son exemple prouve qu'un bon critique est tout autre chose qu'un grand poète; l'exemple de Molière montre au contraire que la poésie a des secrets que la critique ne connaît point.

Tartuffe continue:

... Ah! mon Dieu, je tous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

DORINE.

[Pg 198] Comment?




TARTUFFE.

Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

Ce n'est pas naturel, pense La Bruyère, ce n'est pas vraisemblable; non, mais cela est vrai, au point de vue de la poésie dramatique, ou, comme Sainte-Beuve l'a si bien dit, «cela parle, cela tranche, et la vérité du fond et de l'ensemble crée ici celle du détail. Voyez-vous pas quel rire universel en rejaillit, et comme toute une scène en est égayée? Avec Molière, on serait tenté à tout instant et à la fois de s'écrier: quelle vérité et quelle invraisemblance! ou plutôt on n'a que le premier cri irrésistible; car le correctif n'existerait que dans une réflexion et une comparaison qu'on ne fait pas, qu'on n'a pas le temps de faire. Il a fallu La Bruyère avec sa toile en regard pour nous avertir; de nous-mêmes nous n'y aurions jamais songé.»

L'auteur d'une thèse sur la Tragédie française au XVIe siècle, M. Faguet, note en passant cette différence «entre l'étude morale et l'œuvre de théâtre, que l'étude morale (portrait, caractère, roman) admet les nuances et même en fait sa matière propre, au lieu que l'œuvre dramatique, excitant des impressions rapides, et non des réflexions, force le trait, grossit l'effet, va à l'extrême, c'est-à-dire au point net et lumineux où[Pg 199] l'idée éclate aux yeux dans toute sa force».


Toutes ces remarques sont justes et utiles; mais, à mon avis, elles ne sauraient complètement réfuter la critique qui reproche à Molière certaines exagérations.

Il faut de bonne grâce le reconnaître, Molière force parfois les traits de ses peintures comiques plus que ne l'exige l'optique du théâtre. Valère, voulant flatter la manie d'Harpagon, dit ironiquement à Élise: «L'argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l'honnête homme de père qu'il vous a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on s'offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là dedans, et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse et de probité.» Là-dessus, Harpagon s'écrie: «Ah! le brave garçon! Voilà parler comme un oracle. Heureux, qui peut avoir un domestique de la sorte!» Quelle portée exacte a ceci? Est-ce qu'Harpagon se raille, comme certains personnages d'Aristophane et de Shakespeare, comme Sganarelle dans son rôle extravagant de médecin malgré lui? Non, il reste sérieux, et quoi qu'en pense Hegel, c'est parce qu'il ne cesse pas un instant de se prendre lui-même au sérieux qu'il[Pg 200] est comique. Mais alors, si ce trait doit être considéré comme naïf, est-il vraiment dans la nature?

Argan, auquel on représente qu'Angélique n'étant point malade n'a que faire d'épouser un médecin, répond avec une excessive brutalité d'égoïsme: «C'est pour moi que je lui donne ce médecin; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.»

Le cynisme d'Orgon, louant Tartuffe, est pareil:

De toutes amitiés il détache mon âme;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.

Vadius ne trouve rien de plus sot que les auteurs qui vont lisant partout leurs vers, et à l'instant même où il dit cela, il tire de sa poche un manuscrit pour en donner lecture. Les Femmes savantes ne sont pas moins outrées; Armande dit sérieusement:

Nous serons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis.
Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.

Avouons-le, cela n'est pas fin. L'infatuation poussée à ce degré et s'étalant avec cette effronterie est trop invraisemblable. Il n'y a pas à dire, Molière a le comique insolent.

[Pg 201]

Quand nous avons comparé les personnages de Shakespeare à ceux de la tragédie antique[2], aucun contraste n'a plus vivement saisi ni plus longtemps occupé notre attention que celui qu'on aperçoit d'abord entre les caractères profondément individuels du poète anglais et les caractères hautement généraux des poètes grecs. Notre théâtre français est, à cet égard, l'héritier de la tradition classique; il affectionne les procédés larges et sommaires de la généralisation, il ne se pique guère de scruter, de fouiller, comme celui de Shakespeare, les recoins mystérieux de l'individualité humaine.

C'est là un effet de l'humeur différente des deux nations, comme aussi des aptitudes et des goûts propres à l'un et à l'autre génie. Les individus originaux sont plus nombreux en Angleterre qu'en France, où l'esprit de société, développé à l'excès, tend à effacer les aspérités, à arrondir les angles des caractères afin de tout ramener à une uniformité polie. En outre, l'Anglais aime les choses concrètes, les faits, the matter of fact: de là son érudition lourde et matérielle, sa politique pratique et terre à terre, et son drame réaliste. L'esprit philosophique des Français se complaît au contraire aux abstractions, aux idées générales: de là leur impatience[Pg 202] de conclure en toutes choses, leur politique idéaliste et révolutionnaire, et les types éminemment généraux de leur théâtre. Passant par-dessus les individus, l'ambition de nos poètes est de s'élever d'abord à l'homme; la rhétorique française a toujours ce grand mot à la bouche: le cœur humain. Shakespeare répondrait volontiers avec Alfred de Musset:

Le cœur humain de qui?...
Celui de mon voisin a sa manière d'être,
Mais, morbleu! comme lui, j'ai mon cœur humain, moi!

Si Shakespeare a peint l'homme en général, c'est à force de peindre des hommes particuliers. Aucune de ses tragédies, pas même Hamlet, n'a la prétention de se présenter au monde avec ce frontispice: Ecce homo! Shakespeare a étudié la variété infinie des caractères individuels, plutôt qu'il n'a analysé les cinq ou six grandes passions du cœur humain. Othello, Timon d'Athènes, Macbeth, ne sont pas la jalousie, la misanthropie et l'ambition; mais Othello est un jaloux, Timon d'Athènes un misanthrope, et Macbeth un ambitieux. Il y a mille autres manières de manifester les mêmes passions, suivant la diversité extrême des natures, des esprits, des tempéraments, des humeurs.

Molière généralise beaucoup plus. Entre toutes ses créations morales, il en est une dans laquelle[Pg 203] ce procédé de généralisation a été poussé tellement loin, que nous oserons respectueusement nous demander si cette fois il n'y a pas eu excès, et si l'on retrouve un fond suffisant de réalité concrète et vivante sous tant d'abstraction et d'idéal. Ce caractère, c'est Harpagon. Harpagon n'est pas un certain avare comme le Grandet de Balzac ou même encore l'Euclion de Plaute: c'est l'avarice, l'avarice absolue, l'avarice sous toutes ses formes et dans tous ses modes imaginables.

La critique du caractère d'Harpagon est la partie la plus solide du procès que Guillaume Schlegel a fait à Molière; cependant, on ne l'a jamais honorée, que je sache, d'un examen attentif et d une réponse sérieuse.

On voit dans la pièce de Molière, dit à peu près Schlegel (je traduis librement sa pensée en la développant et en la commentant), un homme qui prête sur gages, un homme qui a de l'argent caché, un homme qui par vanité entretient un grand train de maison et qui le néglige par économie, enfin un vieil avare amoureux. Je sais bien que tous ces gens-là s'appellent Harpagon; mais Harpagon n'est qu'une abstraction, car un avare réel ne saurait être tous ces gens-là. La manie d'enfouir ce qu'on possède ne va guère avec celle de rien prêter, même à gros intérêts. L'avarice ne se concilie point avec l'amour; elle exclut toute autre passion, mais surtout celle-là,[Pg 204] et un vieil avare amoureux est une contradiction dans les termes ou un contresens de la nature. Les monstruosités morales appartiennent de droit à l'extravagance voulue de la farce; c'est pourquoi le rôle de vieil avare amoureux est un des lieux communs de l'opéra bouffe italien. Harpagon laisse mourir de faim ses chevaux: mais comment se fait-il qu'il ait des chevaux et un carrosse? Ce luxe ne convient qu'à une autre espèce d'avare, à celui qui veut soutenir l'éclat d'un certain rang sans faire les dépenses que ce rang exige. Un usurier aurait soigné ses chevaux pour les revendre à bénéfice. Harpagon se met dans une colère comique contre Cléante, qui lui prend son diamant au doigt pour le donner à Marianne: mais pourquoi donc a-t-il un diamant? Un enfouisseur l'aurait converti en «bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes» qu'il aurait ajoutés à son trésor. Le répertoire comique serait bientôt épuisé s'il n'y avait qu'un seul caractère pour chaque passion. Harpagon n'est pas tel ou tel avare, c'est l'avarice sous toutes ses formes, et Molière n'est pas exempt défaut capital des tragiques français: il met sur la scène non des individus réels, mais des abstractions personnifiées.

Telle est en substance la critique de Schlegel. Prenons bien garde ici de blâmer dans Molière ce que nous avons loué ailleurs dans Shakespeare.[Pg 205] Les fins contrastes de caractère, les vives inconséquences morales, que la nature présente en si grande abondance, sont le moyen le plus heureux qu'emploie l'art dramatique pour enlever à ses personnages la froide roideur d'une logique abstraite et leur communiquer la souplesse et la variété de la vie.

Il n'est nullement impossible, par exemple (bien que Schlegel dise le contraire), que l'avarice et l'amour, la plus égoïste et la plus généreuse des passions personnelles, se combattent dans le cœur d'un même individu, et le spectacle de cette lutte ne peut manquer d'offrir beaucoup de vie et d'intérêt. Il n'est pas impossible non plus qu'un être sordide et crasseux ait, malgré sa gueuserie, de la vanité, et veuille jeter de la poudre aux yeux du monde.

L'exemple le plus dramatique qui soit dans le théâtre de Molière de contradictions naturelles de ce genre, est Alceste. En dépit de ses principes, il aime une coquette, et Philinte s'étonne avec raison de cet étrange choix où s'engage son cœur; mais Alceste lui répond avec plus de raison encore:

Il est vrai, la raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

En dépit de ses maximes et de l'engagement formel qu'il vient de prendre, le Misanthrope[Pg 206] commence par envelopper dans les plis et les détours d'une politesse embarrassée sa critique du sonnet d'Oronte. Rien n'est plus vivant, rien n'est plus vrai que cet amour déraisonnable d'un sage, que ces allures obliques et timides d'un homme franc et hardi. Ces contrastes se fondent dans l'unité morale du héros, qui est tout cœur et tout flamme à travers sa misanthropie, et qui appartient à la meilleure société malgré ses doctrines de loup-garou.

Mais j'avoue que, chez Harpagon, les contrastes me paraissent plutôt juxtaposés que fondus. Ils sont là, moins pour augmenter la vie et la vérité du personnage que pour offrir le thème le plus riche à la verve du poète, qui en tire d'irrésistibles effets comiques. Pourquoi Harpagon veut il épouser Marianne? ce n'est pas par intérêt car elle est pauvre; ce n'est pas par amour, il n'est point passionné: c'est parce que cette situation fournissait à Molière le motif des scènes les plus amusantes. Il s'est royalement diverti, et nous rions avec lui à cœur joie. Est ce là tout ce qu'il a voulu? à la bonne heure mais alors, qu'on n'appelle pas l'Avare une grande comédie de caractère, et qu'on ne met pas cette pièce tout à fait au même rang que le Misanthrope et le Tartuffe.

Si l'Avare reste une œuvre du premier ordre ce n'est point, à mon avis, le caractère d'Harpagon[Pg 207] qui en fait l'excellence; c'est plutôt la grandeur tragique, la haute portée morale du spectacle d'un vice par lequel sont détruits tous les liens de nature entre le père et ses enfants. En réunissant dans la personne du seul Harpagon toutes les variétés possibles d'avarice, Molière semble avoir voulu épuiser d'un coup l'étude dramatique de cette passion. Il y a là, si j'ose le dire, une sorte d'accaparement littéraire; le poète fait main basse sur les comédies de ses prédécesseurs et mène dans son chef-d'œuvre, selon Riccoboni, jusqu'à cinq imitations de front. Il prend tout pour lui et fait de l'avarice une représentation si complète, que c'est comme une défense faite à ses successeurs de représenter des avares.


Quoi qu'il en soit du caractère d'Harpagon, il n'est pas juste de prétendre que Molière, dans ses autres grandes figures, ait abusé de la généralisation; la plupart des héros de son théâtre ne sont rien moins que des abstractions personnifiées. Ils résolvent à merveille ce grand problème de l'art dramatique, le plus haut et le plus difficile de tous, la fusion harmonieuse du général et du particulier, l'incarnation d'un vice ou d'un ridicule commun et connu, dans des individus ayant une physionomie bien distincte.

Ce terme d'abstractions personnifiées appliqué[Pg 208] aux figures du théâtre français est une de ces formules piquantes et commodes dont l'emploi doit être évité par les critiques qui ne se paient pas de mots; elles sont trop absolues pour la vérité littéraire, qui est toute de nuances et de délicatesse, qui se compose de réserves, de retouches et de repentirs. Sans doute il deviendrait impossible de classer par ordre ses idées si l'on ne pouvait plus dire que le génie de Molière et de Racine aime à généraliser; celui de Shakespeare, à individualiser, au contraire, comme celui d'Euripide, à raisonner; que les Français et les Grecs visent naturellement à l'idéal tandis que les Anglais et les Russes étudient d'instinct le réel: mais combien d'exceptions importantes et de fines restrictions ne faut-il pas apporter ensuite à ces formules pour atténuer la proportion sensible d'erreur qui les remplit, et pour faire de ces vérités approximatives des vérités de plus en plus vraies!

Les créations poétiques de Racine, des abstractions personnifiées! Cela est-il juste d'Andromaque, de Monime, de Néron? Les meilleurs personnages de Molière ont beau être généraux, ils ne sont pas moins individuels, pas moins vivants que ceux de Racine; ils le sont même beaucoup plus encore.

Voyez Tartuffe. Quelle vive individualité est la sienne! «Il a l'oreille rouge et le teint bien[Pg 209] fleuri.» Il n'est pas seulement hypocrite, il est sensuel et ambitieux. Molière note son tempérament, sa constitution physique avec autant de soin que Shakespeare a noté la force d'Antoine et la maigreur de Cassius. Tartuffe est «gros et gras». Il est homme à manger pour son souper «deux perdrix et la moitié d'un gigot», à boire à son déjeuner «quatre grands coups de vin». Certains hoquets troublent sa digestion.

A travers les railleries de Dorine nous devinons que Tartuffe est beau, et il faut bien qu'il ait quelque agrément personnel pour que les scènes avec Elmire soient possibles, pour que l'inquiétude jalouse de Valère puisse paraître fondée. Tartuffe doit être «capable, écrit Théophile Gautier, d'inspirer une tendresse mystico-sensuelle... Il était, nous en sommes sûr, fort propre sur soi, vêtu d'étoffes fines et chaudes, mais de nuances peu voyantes, noires probablement, pour rappeler la gravité du directeur; le linge uni mais très blanc, une calotte de maroquin sur le haut de la tête, comme en portaient les personnages austères du temps. Ses façons étaient polies, obséquieuses, mesurées; il avait l'air d'un homme du monde qui se retire du siècle et donne dans la dévotion, et non la mine de bedeau sournois et libidineux qu'on lui prête... Comme Don Juan, qui, lui aussi, joue sa scène d'hypocrisie, Tartuffe ne[Pg 210] craint ni Dieu, ni diable; il est l'athée en rabat noir, comme l'autre est l'athée en satin blanc... Comment supposer qu'un homme si fin, si habile, si prudent, se laisse prendre au piège mal tendu d'Elmire, qu'il soit dupe un instant de ses coquetteries et de ses avances invraisemblables, s'il eût été le cuistre immonde qu'on se plaît à représenter? Ce n'était pas sans doute la première fois qu'il se trouvait en semblable posture, et cette bonne fortune qui se présentait n'avait rien dont il eût lieu de se méfier et de s'étonner beaucoup.»

Il n'y a peut-être point de personnage au théâtre qui soit un homme plus que Tartuffe, un homme en chair et en os, et non pas seulement un vice incarné dans un homme. L'hypocrisie, dont il est le symbole poétique par excellence, n'est même pas le fond de sa nature; le fond de sa nature, c'est l'amour des voluptés, la luxure et la gourmandise, et l'hypocrisie ne lui sert que de moyen pour satisfaire ses ardentes convoitises charnelles. De là les impatiences et les maladresses qui se mêlent chez lui à l'astuce. Il n'a pas la profonde habileté d'Iago, parce qu'il n'est pas comme Iago un pur génie d'enfer faisant le mal sans intérêt et par amour de l'art; il a des passions basses qui rendent gauche son adresse et qui aveuglent sa clairvoyance.[Pg 211] M. Guillaume Guizot a consacré à l'analyse des contrastes qui font de Tartuffe un personnage si vivant une des meilleures pages de son livre sur Ménandre:

«Tartuffe est à la fois rusé et maladroit, sagace et aveugle; à l'église, il a vu du premier coup qu'Orgon est une proie faite pour lui: après une longue habitude de vivre auprès d'Elmire, il n'a pas vu qu'elle le méprise et le hait. Il sait de longs détours pour capter ou retenir la tendresse d'Orgon: à peine se trouve-t-il seul avec Elmire, qu'il pose le masque et agit en effronté. Tout à l'heure il commandait au son de sa voix et combinait la moindre de ses attitudes: mais il est l'esclave irréfléchi de ses désirs brutaux, qu'il raconte maintenant dans le plus étrange langage, en même temps mystique et sensuel. C'est tantôt un fourbe consommé qui se cache, tantôt un aventurier imprudent qui se perd en voulant pousser à bout sa fortune, et qui va s'offrir de lui-même à la justice, dont il rencontre la vengeance quand il réclame son appui. Personnage plein de contrastes, mais dont les contrastes mêmes s'accordent et s'expliquent l'un l'autre: il est hypocrite de religion, précisément parce qu'il a des passions grossières: il fallait ce voile à ses vices. Il est adroit tant qu'il réussit: ne devrait-il pas l'être surtout au moment de la crise et quand le succès[Pg 212] chancelant réclame les suprêmes efforts? Non, le danger l'égare au lieu de l'éclairer; et quand sa propre ruse a tourné contre lui, pendant que sa prison s'apprête, il croit qu'il vient de réussir et qu'il n'a plus qu'à s'établir dans sa maison: le grand imposteur devient la dupe d'un exempt.»

Voilà sur Tartuffe la vérité exacte exprimée avec autant d'élégance que de mesure. L'éminent critique suisse que j'ai déjà cité, M. Rambert, a cru pouvoir aller un peu plus loin que M. Guillaume Guizot et accentuer plus vivement cette maladresse mêlée à la fourberie, qui fait de l'imposteur, selon lui, un personnage comique.

Schlegel avait dit que le Tartuffe, à quelques scènes près, n'est point une comédie. M. Rambert, ayant à cœur de prouver que le comique ne réside pas seulement dans les parties accessoires et chez les personnages secondaires, mais dans le fond même et chez le héros du drame, répond à Schlegel:

«Molière a trouvé le secret de déposer le germe comique dans le cœur de Tartuffe lui-même. Il l'a fait en donnant à son héros, outre l'astuce du faux dévot, l'effronterie du parvenu, du pied-plat qui a réussi. Ce trait de caractère est de toute importance, quoiqu'il ait passé inaperçu de la plupart des critiques... Ce qui rend Tartuffe comique, c'est qu'arrivé au moment où[Pg 213] il se croit sûr de son fait, où il pense avoir assez serré le bandeau sur les yeux d'Orgon, il perd toute retenue, et, par son impudence, devient l'artisan de sa propre ruine. Il a la jactance de l'hypocrisie... La plupart des commentateurs n'ont vu que le côté odieux de Tartuffe: ils le comparent à Iago; mais la comparaison n'est pas juste... Iago est assez habile pour prendre dans ses filets un homme de la force d'Othello; il n'y a qu'un Orgon qui puisse tomber dans les grossiers panneaux de Tartuffe. La gaieté à part, Tartuffe ressemble plutôt à Scapin; on peut aussi le rapprocher de Narcisse; et Narcisse et lui, s'ils eussent vécu dans d'autres circonstances, n'eussent été que des valets obscurs et fripons. On parle toujours de la profonde scélératesse de Tartuffe; profonde, elle l'est en un sens, mais cela ne l'empêche point d'être plate et grossière.

«On n'a pas encore remarqué, si je ne me trompe, que le jeu de Tartuffe est exactement celui de Scapin dans la scène de la bastonnade. Orgon, comme Géronte, se laisse mettre la tête dans le sac. Tartuffe croit le tenir et se joue de lui comme Scapin. Un moment il semble qu'Orgon va être délivré; mais, tout aussi facilement que Géronte, il se laisse remettre la tête dans le sac; et cette fois, Tartuffe, toujours comme Scapin, joue son jeu avec si peu de façons, se dispense à tel point de tout ménagement, frappe[Pg 214] si fort, se trahit et s'accuse si bien, qu'il se dupe lui-même en croyant duper autrui. Une hypocrisie adroite et ne suivant que dos voies souterraines, comme celle d'Onuphre, n'aurait rien de comique; mais l'hypocrisie qui s'affiche, qui frise la galanterie et l'ostentation: voilà un contraste heureux, propice à la comédie.

«De là vient, par parenthèse, que, malgré le dire de plusieurs critiques, on n'éprouve pas une angoisse bien vive en voyant les malheurs dont la famille d'Orgon est menacée.»

Cette assimilation du rôle de Tartuffe à celui de Scapin est fine, mais à mon avis elle est trop fine. Je veux dire qu'un critique très exercé et très cultivé pourra bien (surtout après avoir été averti par M. Rambert) apercevoir l'analogie qu'il signale, mais qu'elle n'est point conforme à l'impression immédiate que produit l'œuvre de Molière sur l'esprit d'un spectateur naïf et non prévenu.

Quels sont, à la représentation du Tartuffe, les sentiments non des délicats, mais du peuple, pour lequel en définitive Molière écrivait? On déteste l'imposteur, on tremble pour la famille d'Orgon, lorsque le scélérat, se dressant dans toute sa hauteur tragique, répond à Orgon qui le chasse de chez lui:

C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez eu maître,
La maison m'appartient...

[Pg 215]

Et finalement on est soulagé d'un grand poids quand le dieu vengeur descend sur la scène sous la forme de la justice de Louis XIV. Que la divinité n'intervienne pas sans besoin absolu, a dit Horace: eh bien! le nœud du drame exigeait ce dénouement. «L'intervention de la police est très naturelle et très bien accueillie,» remarque Gœthe avec simplicité.

Dans Beaucoup de bruit pour rien, il est vrai, Shakespeare, en faisant entrevoir le dénouement d'avance, a eu l'art d'écarter l'angoisse qui, sans cela, eût péniblement oppressé l'âme des spectateurs à la vue de l'odieux complot tramé contre le bonheur d'un couple innocent. Molière a négligé cette précaution; j'approuve ici Shakespeare sans désapprouver Molière, parce que je n'attache aucune importance à la question qui préoccupait tellement M. Lysidas, celle de savoir si la comédie de Molière est «proprement une comédie». Il me suffit qu'elle renferme des scènes de comédie, une en particulier qui est le sublime de la littérature comique et à laquelle toutes les comédies du monde n'ont rien de comparable: la scène où Orgon tombe aux genoux de Tartuffe agenouillé. Si à côté de cela, le Tartuffe renferme des éléments tragiques, que m'importe? Il m'est impossible de comprendre pourquoi nous blâmerions dans Molière ce que nous louons dans Shakespeare:[Pg 216] l'union ou, pour mieux dire, le rapprochement du risible et du terrible, du gai et du pathétique. La seule différence est que dans les grands drames de Shakespeare le tragique domine, et que c'est le comique dans les grands drames de Molière.

Vinet observe que dans le Tartuffe et le Misanthrope Molière touche hardiment aux problèmes les plus graves et aux premiers intérêts de la conscience et de l'humanité: «Certes, ajoute-t-il avec un grand sens, le Misanthrope de Molière est infiniment plus sérieux que la Bérénice de Racine.»

Pourquoi donc le sérieux, qui fait le fond de ces grandes œuvres, ne se traduirait-il pas aussi quelquefois dans la forme? Croit-on rendre un important service à Molière en revendiquant pour ses comédies un caractère exclusivement comique? Soyons bien persuadés qu'il attachait lui-même fort peu de prix à cette démonstration et qu'il partageait sur ce point la dédaigneuse indifférence de Shakespeare.


La préoccupation pédantesque de l'idée du comique a lourdement égaré la plupart des critiques allemands dans leur appréciation du caractère de Tartuffe; mais on a très finement apprécié en Allemagne celui d'Orgon. M. Otto Marckwaldt, longuement cité et souvent combattu[Pg 217] dans le grand ouvrage de N. Humbert, admire sans réserve la vérité parfaite du personnage et fait à son sujet deux jolies remarques, que je crois assez neuves.

Il note dans les plus minces détails du rôle d'Orgon, jusque dans son vocabulaire et sa phraséologie, la puissante influence de Tartuffe sur cet esprit faible. Quand Cléante demande au père de Marianne quels sont ses desseins relativement à la démarche de l'amoureux Valère, il répond en vrai petit Tartuffe qui profite des leçons de son maître:

... De faire
Ce que le ciel voudra.

Plus loin il dit à sa fille, qu'il veut donner pour femme à Tartuffe:

Mortifiez vos sens avec ce mariage.

Orgon, écrit encore M. Marckwaldt, est un de ces hommes chez lesquels le début de force et d'intelligence se traduit par des exagérations perpétuelles, par un manque complet de mesure; ils sont toujours dans les extrêmes. L'opposition qu'on fait à leurs idées ne sert qu'à les y entêter davantage. L'expérience les contraint-elle à changer d'avis, ils ne font que changer d'exagération; ils ne mettent aucun ménagement, aucune retenue dans leur ardeur à maudire[Pg 218] ce qu'ils avaient élevé jusqu'au ciel.

Le ridicule des Femmes savantes est trop contemporain et trop local pour intéresser la postérité et le monde autrement qu'à titre de curiosité littéraire; vrai sans doute à l'époque où Molière vivait, il nous paraît outré aujourd'hui; mais Chrysale est de tous les temps. Molière, qui force quelquefois les traits de ses tableaux, n'a pas de peinture plus fine.

Chrysale est faible comme Orgon, mais d'une autre manière; c'est la faiblesse du caractère, après celle de l'esprit: nuance délicate très habilement saisie et rendue par le poète. Ni l'un ni l'autre n'est une abstraction personnifiée; ce sont deux tempéraments, deux originaux, deux hommes.


On voit que ce qui distingue les personnages de Molière, ce n'est pas seulement la netteté logique de la conception rationnelle, c'est aussi la vie et la variété de la nature.

Je reconnais d'ailleurs que ni lui ni aucun poète ne saurait être égalé à Shakespeare pour le nombre et la diversité des figures individuelles. Mais, s'il n'a pas créé une aussi grande profusion de types de toutes sortes, il a du moins parcouru d'un bout à l'autre l'échelle morale et dramatique, du règne de la matière[Pg 219] à celui de l'esprit et de Sganarelle à Alceste, comme Shakespeare et Cervantes l'ont parcourue de Falstaff à Hamlet, de Sancho Pança à Don Quichotte, et c'est par là qu'il est grand comme eux. «On montre sa grandeur, a dit Pascal, non en étant à une seule extrémité, mais en touchant les deux extrémités à la fois.»


[1] Voy. Shakespeare et les Tragiques grecs, chap. XV.

[2] Voy. Shakespeare et tes Tragiques grecs, chap. III et VII.


[Pg 220]
[Pg 221]

CHAPITRE VI

DÉFINITIONS PARTIELLES DE L'HUMOUR

Sens du mot humour dans Corneille; dans Diderot; dans Sainte-Beuve.—Une colère inutile de Voltaire et de M. Genin.—Montaigne.—Les digressions de Sterne.—Définitions données par M. Hillebrand et par M. Montégut.—Le docteur Samuel Johnson.—Le bon ton, selon Duclos.—Une scène du Voyage sentimental.—Antipathie de l'esprit français et de l'esprit humoristique.—Exemples particuliers d'humour.—L'esprit dans la bêtise.—L'esprit dans le sentiment.—Définitions données par Thackeray; par Carlyle; par M. Taine.—Le style de l'humour.

Shakespeare est un plus grand humoriste que Molière: telle est; à l'étranger, l'opinion générale. En France, nous n'avons pas le moindre avis dans la question, parce que nous ignorons ce que c'est que l'humour. Il me paraît donc utile de chercher le sens de ce mot, et j'ai quelque[Pg 222] espoir de le trouver; voici sur quoi est fondée une espérance si présomptueuse.

La plupart des auteurs qui entreprennent de définir un mot plus ou moins obscur de la langue esthétique, commencent par critiquer toutes les définitions qu'on en a données avant eux; puis, sur les débris qu'ils ont faits, ils installent celle qui a leur préférence, jusqu'à ce qu'un nouveau critique arrive et la ruine à son tour comme les autres. C'est ainsi que le travail de la philosophie est une vraie toile de Pénélope. Ma méthode sera toute différente et beaucoup plus modeste.

Je crois que toutes les définitions de l'humour proposées par des hommes de sens, de goût et de savoir, ont du bon, et je n'en connais aucune qui soit fausse. Mais en même temps je n'en connais aucune qui soit complète. D'où leur vient ce caractère de vérité partielle? Évidemment de ce que les mots de la langue esthétique sont trop riches, de ce qu'ils expriment des idées trop nuancées et trop complexes pour que leur sens puisse être enveloppé tout entier dans une formule, dans une explication brève. «La trame de nos sensations est si compliquée, a dit Lessing, qu'à grand'peine l'analyse la plus subtile en peut-elle saisir un fil bien séparé et le suivre à travers tous ceux qui le croisent. Et lors même qu'elle y a réussi, elle n'en lire aucun avantage. Il n'existe pas dans la nature de sensations[Pg 223] absolument simples; chacune d'elles naît accompagnée de mille autres, dont la moindre l'altère entièrement; les exceptions s'accumulent sur les exceptions et réduisent la prétendue loi fondamentale à n'être plus que l'expérience de quelques cas particuliers.»

Voilà pourquoi les gens bien avisés n'ont garde de définir trop rigoureusement les notions esthétiques. Mais, quand ces notions sont obscures ou controversées, que faut-il faire? Il faut les expliquer sans les définir; il faut les éclaircir et, comme on dit en anglais, comme on disait en latin, les illustrer, c'est-à-dire les rendre sensibles à l'intelligence par toutes sortes d'exemples, de rapprochements, de comparaisons et d'images; il faut, loin de viser à une concision et à une rigueur pédantesques, prodiguer les développements, multiplier les citations, tenir la porte toujours ouverte aux exceptions, aux différences, aux contrastes, à toutes les nuances si nombreuses et si variées des choses de l'esprit, et se bien persuader qu'on n'a jamais tout dit.

Je me propose d'étudier de cette manière la notion de l'humour. Commençant par les définitions les plus générales et les plus superficielles qui aient été données de ce mot, j'arriverai progressivement à celles qui sont de plus en plus spéciales et profondes. Suivant une[Pg 224] remarque déjà faite à propos de la notion du comique, l'intérêt de notre étude ira en augmentant à mesure que l'idée que nous cherchons, se dégageant du vague et de la banalité des premiers aperçus, deviendra plus précise et plus restreinte. La définition totale de l'humour se composera de tout ce que nous aurons dit—et de ce qui nous resterait à dire encore.


Le mot est français d'origine. Sous sa forme anglaise humour, sous sa forme allemande Humor, il a pris une signification spéciale dont on retrouve quelque chose dans le huitième sens d'humeur selon le dictionnaire de Littré: «Penchant à la plaisanterie, originalité facétieuse.»

M. Littré cite deux passages des comédies de Corneille où le mot humeur a cette acception. Dans l'Illusion comique, Matamore, achevant de vanter ses hauts faits, voit approcher sa maîtresse en compagnie de son rival, et d'abord tourne les talons.

CLINDOR.

Où vous retirez-vous?

MATAMORE.

Le fat n'est pas vaillant,
Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.

Dans la Suite du Menteur, Cléandre, à une[Pg 225] plaisanterie que dit son valet, s'écrie: «Cet homme a de l'humeur!» et Dorise ajoute:

C'est un vieux domestique
Qui, comme tous voyez, n'est pas mélancolique.

Avoir de l'humeur voudrait dire tout le contraire aujourd'hui; mais on voit par cet exemple de Corneille que le mot humeur, employé absolument, pouvait signifier belle humeur, de même que le mot santé, quand nous l'employons sans adjectif, signifie bonne santé.

Les écrivains qui aiment les archaïsmes n'ont pas complètement renoncé à un usage discret du mot humeur ainsi entendu. On lit dans les Salons de Diderot, à propos d'un tableau de Beaudouin: «Toute la scène du confessionnal voulait être mieux dessinée; cela demandait plus d'humeur, plus de force.» Sainte-Beuve écrit encore, mais dans un sens un peu différent: «La gaieté, chez M. de Chateaubriand, n'a rien de naturel et de doux; c'est une sorte d'humeur ou de fantaisie qui se joue sur un fond triste.»

Voltaire, dans une lettre à l'abbé d'Olivet, revendique pour la France la propriété du mot et de la chose: «Les Anglais, dit-il, ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute, et[Pg 226] ils rendent cette idée par le mot humour, qu'ils prononcent youmor. Et ils croient qu'ils ont seuls cette humour, que les autres nations n'ont point de terme pour exprimer ce caractère d'esprit; cependant c'est un ancien mot de notre langue employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille.»

M. Genin, qui cite ce passage de Voltaire dans ses Récréations philologiques, souhaite très ardemment que, «mieux éclairés sur leurs droits, les Français reprennent la possession d'un mot qui n'a pas cessé de leur appartenir et laissent désormais aux fils d'Albion leur humour ou youmor, dont ils se croient les inventeurs.» «Il est honteux, s'écrie-t-il avec une fureur comique, de demander la charité quand on est millionnaire, et ridicule de recevoir à ce titre une obole publiquement dérobée dans notre propre escarcelle!» Voilà bien une indignation de philologue! Il est très vrai que notre mot national suffit pour exprimer une partie assez considérable de la signification du mot anglais, mais non pas certes la plus originale ni la plus importante; ce n'est que dans un sens encore vague et peu intéressant que l'humeur et l'humour sont choses identiques.

Je crois d'ailleurs qu'on peut suivre sensiblement plus loin que ne l'ont fait MM. Genin et Littré le parallélisme des deux mots. Il n'y a[Pg 227] pas de raison, par exemple, pour appeler humour l'humeur de Montaigne.

Montaigne est humoriste en ce sens qu'il écrit d'humeur, et cette expression est d'une clarté parfaite; elle ne cache aucun mystère ni aucun raffinement. Il a lui-même complètement défini sa méthode lorsqu'il a dit: «Ce sont icy mes humeurs et opinions; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire; je ne vise icy qu'à découvrir moi-mesme, qui seray par adventure autre demain, si nouveau apprentissage me change.»—«Ceux qui écrivent par humeur, dit La Bruyère, sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n'est pas toujours fixe et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.» Et il explique ce qu'il faut entendre par «ceux qui écrivent par humeur»: ce sont les écrivains «que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier». Justifiant d'avance par son propre exemple la remarque de La Bruyère, Montaigne disait: «Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite.»

Les Essais de Montaigne sont des causeries[Pg 228] où il se laisse aller à toutes les digressions que lui suggéré son humeur, marchant, selon son expression, «d'autant plus picquamment que plus obliquement». C'est pourquoi Balzac remarquait que «Montaigne sait bien ce qu'il dit, mais non pas toujours ce qu'il va dire».

Donnant à la même idée une expression bouffonne, un autre humoriste, Laurence Sterne, écrit: «De toutes les manières de commencer un livre en usage dans le monde connu, je suis persuadé que la mienne est la meilleure; je suis sûr, au moins, qu'elle est la plus religieuse: car je commence par écrire la première phrase, et je me confie au Tout-Puissant pour la seconde.» Les ouvrages de Sterne ne sont, en effet, qu'une suite de digressions. On rencontre dans son roman de Tristram Shandy mainte extravagance comme celles-ci: «Une impulsion soudaine me traverse l'esprit: Baisse le rideau, Shandy! Je le baisse. Tire ici une ligne en travers du papier, Tristram! Je la tire. Allons! à un nouveau chapitre. Du diable si j'ai aucune autre règle pour me diriger dans cette affaire.»—«Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit; pourquoi en fais-je mention? Demandez à ma plume: c'est elle qui me mène, je ne la mène pas.» —«Ce chapitre, je le nomme le chapitre des CHOSES, et mon prochain chapitre, c'est-à-dire le premier du volume suivant, si je vis sera[Pg 229] mon chapitre sur les MOUSTACHES, afin de conserver quelque liaison dans mes ouvrages.»

Notons toutefois, dès à présent, une nuance importante entre l'humeur de Montaigne et l'humour de Sterne. Le désordre de l'écrivain français est plus naturel que systématique, et l'on s'en aperçoit bien quand on compare le premier texte des Essais, où le plan de l'auteur est encore assez net et assez suivi, à celui des éditions subséquentes, où des surcharges et des digressions à l'infini viennent embrouiller de plus en plus son idée principale. Le désordre de l'écrivain anglais, au contraire, est plus systématique que naturel; c'est évidemment l'effet d'un dessein arrêté d'avance, d'un parti pris et de quelque théorie bizarre et paradoxale de l'art d'écrire. Or, pour désigner cette humeur artificielle, il me semble que notre mot français, quoi qu'en pense M. Genin, cesse de suffire, et qu'il devient nécessaire d'employer un terme aussi exotique, aussi étrange que la chose qu'il doit désigner: il faut dire l'humour et non plus l'humeur.

Quels sont, en somme, les sens dans lesquels les deux mots peuvent être employés indifféremment l'un pour l'autre? Ce sont tous ceux où l'humeur est naïve, bonne enfant, sans prétention à l'originalité et d'autant plus originale, sans ambition de former dans la littérature un[Pg 230] genre de style et d'esprit complètement distinct et à part.

Notre vieux mot national suffît pour désigner l'humour tel que le définit M. Hillebrand: «Ce bon plaisir arbitraire du poète qui, au lieu de se proposer un plan, de poursuivre un but, de se conformer à des règles, n'écoute que son humeur momentanée, rit ou pleure, s'agite ou rêve selon les ordres qu'il reçoit de son seul maître, le caprice[1]

Notre vieux mot national suffît encore pour désigner l'humour tel que le définit M. Montégut: «Qui dit humour dit esprit de tempérament, traduction exacte de ce mot si controversé, par conséquent spontanéité, candeur, naïveté, bonhomie, génialité[2]

Oui, tant que l'humour n'est que l'humeur, c'est tout bonnement le vif esprit naturel, heureux don de naissance et de tempérament, par opposition à l'esprit qui s'acquiert plus ou moins, que l'étude développe, que la méditation aiguise, et qui n'est autre chose que la raison parlant avec finesse. Saillies, boutades, calembredaines, disposition joyeuse et joviale de l'âme, drôleries imprévues, tous les éclairs d'une vivacité spirituelle, toutes les grâces d'une feinte niaiserie, voilà l'humeur, voilà le sens primitif, étymologique[Pg 231] d'humour, et quiconque possède ce talent ou plutôt ce don peut à bon droit s'appeler humoriste.

M. Montégut a raison en un sens de définir l'humour comme il l'a fait; mais il a tort de croire que sa définition soit complète et de s'appuyer sur elle pour contester à Sterne une partie de son renom d'humoriste. «Sterne, écrit-il, mérite le nom d'humoriste pour sa sensibilité, qui est très vraie, très fine, très riche en beaux caprices, mais non pour son esprit, qui est plus ingénieux que naïf et plus artificiel que spontané.»

Il faut prendre garde d'attribuer à l'étymologie une importance qu'elle n'a pas, qu'elle ne peut pas avoir pour la fixation du sens actuel des mots d'une langue vivante. Que fait aux choses le nom dont on les nomme? et que dirait-on d'un critique qui, voulant aujourd'hui définir la tragédie, fonderait toute sa définition sur les antiques racines du mot, τράγοζ et ῴδἠ, c'est-à-dire chant du bouc?


A partir du moment où l'humour cesse d'être simplement l'humeur, il devient quelque chose de singulièrement peu français.

L'humoriste, dans un des sens les plus usuels de ce mot si complexe, est un homme excentrique, un original, comme nous disons en mauvaise[Pg 232] part avec une intention de mépris et l'impression vive d'un ridicule. Tel était, par exemple, ce docteur Samuel Johnson dont M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, nous fait la caricature suivante:

«On voyait entrer un homme énorme, à carrure de taureau, grand à proportion, l'air sombre et rude, l'œil clignotant, la ligure profondément cicatrisée par des scrofules, avec un habit brun et une chemise sale, mélancolique de naissance et maniaque par surcroît. Au milieu d'une compagnie, on l'entendait tout d'un coup marmotter un vers latin ou une prière. D'autres fois, dans l'embrasure d'une fenêtre, il remuait la tête, agitait son corps d'avant en arrière, avançait, puis retirait convulsivement la jambe. Son compagnon racontait qu'il avait voulu absolument arriver du pied droit et que, n'ayant pas réussi, il avait recommencé avec une attention profonde, comptant un à un tous ses pas. On se mettait à table. Tout d'un coup il s'oubliait, se baissait et enlevait dans sa main le soulier d'une dame... Lorsque enfin son appétit était gorgé et qu'il consentait à parler, il disputait, vociférait, faisait de la conversation un pugilat, arrachait n'importe comment la victoire, imposait son opinion doctoralement, impétueusement, et brutalisait les gens qu'il réfutait: «Monsieur, je m'aperçois que vous êtes un misérable whig.—Ma[Pg 233] chère dame, ne parlez plus de ceci; la sottise ne peut être défendue que par la sottise.—Monsieur, j'ai voulu être incivil avec vous, pensant que vous l'étiez avec moi.» Cependant, tout en prononçant, il faisait des bruits étranges, tantôt tournant la bouche comme s'il ruminait, tantôt claquant de la langue comme quelqu'un qui glousse...»

L'antipode de l'humoriste anglais ainsi entendu, c'est le Français aimable et poli, tel que Duclos, au milieu du XVIIIe siècle, en traçait le portrait: «Le bon ton, dans ceux qui ont le plus d'esprit, consiste à dire agréablement des riens et à ne pas se permettre le moindre propos sensé si on ne le fait excuser par les grâces du discours; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois quand il s'agissait d'exprimer quelque idée libre.»

L'esprit français, l'esprit de société, naturellement ennemi de l'excentricité individuelle, est, en ce sens, tout ce qu'il y a de plus opposé à l'humour. La moindre infraction aux usages, aux manières généralement adoptées, passe chez nous pour une inconvenance, et l'obligation de ressembler à tout le monde étouffe la croissance des originaux. On devient ridicule pour peu qu'on se distingue; en France, la crainte du ridicule «congèle tout», selon l'expression de Stendhal.[Pg 234] «Armés du ridicule, écrit aussi Vinet, les Français ont ramené à l'ordre, c'est-à-dire, sur chaque sujet, aux idées convenues ou à la convention de n'en point avoir, tous les esprits rebelles». Joubert appelle la politesse «une sorte d'émoussoir». Mme Geoffrin comparait la société de Paris à une quantité de médailles renfermées dans une bourse, lesquelles, à force de s'être frottées l'une contre l'autre, ont usé leurs empreintes et se ressemblent toutes.

Les Anglais oui ont voyagé en France au XVIIIe siècle, Smollett, Horace Walpole, Sterne, Arthur Young, ont trouvé la société française, malgré tout son esprit, un peu grave, voire même ennuyeuse, parce que les individus leur ont paru manquer de cette originalité rude, mais vive, de cette mâle indépendance qu'ils étaient accoutumés à voir en Angleterre.

«Si je puis hasarder une remarque sur la conversation des salons français, écrit Arthur Young, le savant agronome, j'y louerai volontiers l'égalité du ton, mais j'en blâmerai la fadeur. Il est tellement interdit à toute pensée forte de s'exprimer, que les gens d'esprit et les hommes nuis se trouvent presque absolument pareils. Élégante et froide, polie et dénuée d'intérêt, la conversation française n'est qu'un échange de lieux communs aussi inoffensifs qu'ils sont vides d'instruction. Là où il y a[Pg 235] excès de politesse, il y a peu de place pour la discussion, et si vous ne pouvez ni raisonner ni discuter, que devient la conversation? La bonne humeur, une facilité aimable, sont les premiers éléments de toute société privée; mais l'esprit, le savoir, l'originalité doivent briser çà et là cette surface unie et produire quelque inégalité de sentiment; sans quoi la conversation est comme un voyage à travers des plaines d une monotonie sans fin.»

Sterne rapporte dans son Voyage sentimental un entretien piquant et instructif qu'il eut avec le comte de Bissie sur le caractère français:

«Parlez-moi franchement, me demanda le comte: trouvez-vous chez les Français toute l'urbanité dont le monde nous fait honneur?—Je n'ai rien vu, dis-je, qui ne confirme cette réputation.—Vraiment, dit le comte, les Français sont donc polis?—A l'excès, repartis-je.»

«Le comte releva le mot excès, et prétendit que je pensais là-dessus plus que je ne disais. Je me défendis longtemps de mon mieux. Il soutint que j'avais une arrière-pensée, et me pressa de déclarer franchement mon opinion.

«... Une nation polie, mon cher comte, dis-je, rend chacun son débiteur, et d'ailleurs l'urbanité, comme le beau sexe, a tant de charmes par elle-même, qu'il en coûte de dire qu'elle puisse tomber en faute; pourtant, je crois qu'en[Pg 236] toutes les choses humaines il n'y a qu'un certain degré de perfection que l'homme ait le pouvoir d'atteindre; ce point dépassé, l'homme ne perfectionne pas ses qualités, il en change. Je ne puis avoir la présomption de dire jusqu'où cette remarque s'applique aux Français dans le sujet dont nous parlons; mais supposez que les Anglais arrivent, par le raffinement progressif de leur civilisation, à ce même extérieur poli qui distingue les Français: si nous ne perdions pas la politesse du cœur, qui incline les hommes plutôt à des actions charitables qu'à des actes de civilité, nous perdrions du moins cette originalité personnelle, cette variété de caractères qui nous distingue non seulement les uns des autres, mais de tout le reste du monde.

«J'avais dans ma poche quelques shillings du roi Guillaume aussi polis qu'une glace, et prévoyant qu'ils serviraient à rendre sensible mon idée, je les avais pris dans ma main.—Voyez, monsieur le comte, poursuivis-je en posant les shillings devant lui sur la table, à force de tinter et de se frotter l'un contre l'autre depuis soixante-dix ans dans la poche du tiers et du quart, les voilà tous devenus si pareils qu'à peine pouvez-vous les distinguer. Les Anglais, comme d'anciennes médailles qui, tenues plus à part, ne passent que par un petit nombre de mains, conservent le relief tranchant que la[Pg 237] belle main de la nature leur a donné; ils ne sont pas si agréables au toucher; mais, en revanche, la légende est si visible qu'au premier coup d'œil vous voyez de qui ils portent l'image et l'inscription. Mais les Français, monsieur le comte, ajoutai-je (désirant adoucir ce que j'avais dit), ont tant d'excellentes qualités qu'ils peuvent bien se passer de celle-ci; c'est un peuple loyal, brave, généreux, spirituel et bon, s'il en est sous le ciel. S'ils ont un défaut, c'est d'être trop sérieux.

«—Mon Dieu! s'écria le comte en se levant. Mais vous plaisantez?» dit-il, corrigeant son exclamation. Je mis la main sur ma poitrine et, du ton le plus grave et le plus pénétré, lui affirmai que c'était mon opinion bien arrêtée.»

Pendant que les Anglais trouvaient fade l'urbanité française, les Français ont souvent trouvé désagréable et offensante la verve âpre et rude des Anglais. Voici de petits vers où Colin d'Harleville accuse avec vivacité la différence de l'esprit des deux nations:

Ces Anglais ont dans leur gaieté
Et surtout dans la raillerie,
Un fiel mordant, une âcreté
Insupportable en vérité,
Quand des Français on a goûté
Le sel et la plaisanterie.

M. Mézières remarque que les Anglais se permettent[Pg 238] d'introduire la plaisanterie dans des sujets et dans des occasions où ce mélange blesserait, comme une faute de goût des plus choquantes, la gravité française. «Aucun orateur politique, dit-il, ne se permettrait en France les plaisanteries de Lord Palmerston dans ses discours... Childe-Harold riant d'un gros rire et faisant des calembours, au retour de son odyssée mélancolique, quelle lumière cela jette sur la complexité du caractère anglais! Notre René n'a pas de cos contrastes: il est resté jusqu'au bout grave et fier.»

J'ai développé plus haut ce paradoxe de la gravité de l'esprit français[3], et je craindrais d'autant plus de trop insister sur ce point que cette gravité ne forme évidemment qu'une partie de notre caractère national, la moins généralement reconnue, c'est vrai, et, à cause de cela, la plus utile à mettre en lumière; mais il faut prendre garde d'oublier les vérités communes à force de chercher les vérités ignorées Le fait est qu'on distingue deux grands courants dans la littérature française: une veine d'esprit, de gaieté, de malice et aussi de licence, qu'on appelle proprement la veine gauloise; et une veine de gravité, de noblesse, de majesté et de grandeur, qui est notre[Pg 239] héritage latin. Il y a sur ce parallélisme—ou cet antagonisme—dos deux traditions la matière d'un développement à perte de vue, que je ne veux pas entamer ici et dont on trouvera la substance dans un article de Sainte-Beuve sur M. Renan au tome II des Nouveaux lundis.

Des deux esprits qui, par leur réunion, composent l'esprit français, le premier, l'esprit gaulois, quoique différent de l'humour des peuples du Nord, est son cousin germain et s'entendrait peut-être assez bien avec lui; le second, l'esprit latin, a pour l'humour une profonde antipathie. Ce n'est pas à cause de notre fond celtique, c'est à cause de notre éducation latine, que l'humour est devenu pour nous quelque chose d'étranger et d'étrange. «Mot intraduisible, car la chose nous manque, a dit M. Taine: l'humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord; il convient à leur esprit comme la bière et l'eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d'une autre race, il est désagréable; nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer.»

Le XVIIe siècle nous montre la victoire de l'esprit latin sur presque toute la ligne, et M. Nisard loue la «discipline» de ce grand siècle, de ce qu'elle était «plus jalouse de perfectionner dans chacun la raison générale que d'y encourager l'humeur et le caprice de l'individu».[Pg 240] Mais à d'autres moments l'esprit celtique a pris sa revanche, et même au XVIIe siècle il n'a pu être complètement étouffé.

L'ethnologie ferait bien d'étudier avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'ici ce curieux phénomène que présente l'histoire du peuple français: l'éducation venant corriger et transformer la race; elle expliquerait par là mainte contradiction de notre esprit et mainte révolution de notre existence tant politique que littéraire.

Comment ce peuple si bien morigéné est-il capable, par instants, de tels accès de violence et de folie? Pourquoi le voit-on se révolter soudain contre tout son passé et rompre brusquement avec sa tradition? C'est qu'il y a de la barbarie sous notre civilisation; c'est qu'il y a un fond d'humour celtique sous notre politesse et notre gravité latine. Dans un livre écrit en allemand et consacré à l'étude de la France et des Français[4], M. Hillebrand propose de modifier à notre usage le dicton populaire: «Grattez le Russe, et vous trouverez le Tartare.» On pourrait dire plus justement, assure-t-il: «Grattez le Français, et vous trouverez l'Irlandais.» Or, l'Irlande est la terre classique de l'humour; elle a donné naissance ou asile aux plus grands humoristes[Pg 241] de la littérature anglaise, notamment à Swift et à Sterne.


Un Irlandais, au XVe siècle, le comte de Kildare, accusé d'avoir commis un sacrilège en brûlant la cathédrale de Castel, répondit, pour s'excuser, qu'il croyait que l'archevêque était dedans. Voilà une plaisanterie humoristique. Cherchons en quoi consiste son originalité, et rendons-nous compte de ce qui la distingue d'un trait comique ou spirituel.

Le trait comique nous offre toujours une naïveté essentiellement inconsciente. M. Jourdain, faisant un assaut d'armes avec Nicole et recevant d'abord plusieurs coups de bouton, lui crie: «Tout beau! holà! doucement! tu me pousses en tierce avant que de pousser en quarte, et tu n'as pas la patience que je pare!» Nous rions ici d'une naïveté pure, d'une bêtise.

A la différence du comique, le trait spirituel consiste toujours dans une finesse ou une malice logiquement exprimée et consciente d'elle-même. Un Gascon, après avoir donné par politesse son assentiment à une histoire incroyable, ajoutait: «Mais je ne la répéterai pas, à cause de mon accent.» Nous rions ici, ou plutôt nous sourions, parce que notre raison est chatouillée de la façon la plus agréable par la piquante épigramme du Gascon.

[Pg 242]

Dans l'humour, la bêtise et l'esprit se mêlent de telle sorte qu'il est impossible de les séparer: ce n'est pas assez de dire, avec quelques auteurs, que l'une sert de vêtement à l'autre: l'union est plus intime et n'est pas seulement dans la forme. Mélange contradictoire de bêtise et d'esprit, toute vraie plaisanterie humoristique a pour caractère de déconcerter la raison, de jeter à la logique un défi et d'être un composé d'éléments rebelles à l'analyse. Notre Irlandais de tout à l'heure, accusé d'un crime, présentait en manière d'excuse une circonstance aggravante, et riait. Les plaisanteries d'Agnelet, dans la farce de Maître Pathelin, appartiennent à ce genre simultanément bête et spirituel.

L'amiral Nelson complimentait un de ses capitaines en lui disant que, «quoiqu'il n'eût point pris part au combat, il avait le mérite d'avoir conservé son navire intact». Je pourrais, comme les Philaminte et les Bélise des Femmes savantes, me pâmer d'admiration sur ce quoique. Ce quoique vaut un poème. Ce quoique m'ouvre l'infini. L'absurdité profonde de ce quoique est précisément ce qui en fait le sublime.

Enfin, quoique en dit beaucoup plus qu'il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j'entends là-dessous un million de mots.

La gloire de l'humour, c'est de faire ouvrir de[Pg 243] grands yeux ronds à M. Joseph Prudhomme, je veux dire à la sagesse et à la logique bourgeoise. Devant ses paradoxes surprenants et d'une profondeur insondable, M. Prudhomme reste là, bouche béante et les bras pendants, comme ce bonhomme d'un fabliau allemand qui essayait de consoler une pauvre veuve au convoi funèbre de son mari. Elle sanglotait; il en eut pitié: «Calmez-vous, lui dit-il, soyez raisonnable; n'avez-vous pas dans la boutique un jeune compagnon, bien fait de corps, actif au travail, qui pourra quelque jour avec avantage prendre la place du défunt?—Ah! répondit-elle, j'y ai bien pensé; mais ce qui me désole, c'est qu'on ne peut pas se marier avant Pâques.»

Dorine est impertinente avec Orgon déjà exaspéré par la résistance de Marianne, et Orgon lui donne un soufflet: c'est bien; mais M. Squeers, personnage d'un roman de Dickens, fait mieux. M. Squeers est un maître de pension en voyage, qui s'est ruiné à remplir d'annonces les journaux; personne n'a répondu à son appel, et cela le met de fort mauvaise humeur. Dans la chambre de l'hôtel où il se morfond à attendre les visites, un de ses élèves est en pénitence, debout sur une malle. «De plus en plus agacé, M. Squeers regarda le petit garçon pour voir s'il faisait quelque sottise qui put lui donner un motif pour le battre; comme le petit garçon ne[Pg 244] faisait rien du tout, il se contenta de lui appliquer un bon soufflet en lui disant de ne pas recommencer[5]

Dans la fable du Loup plaidant contre le renard par devant le singe, il y a un trait humoristique. Le singe, après avoir entendu les deux parties, prononce l'arrêt en ces termes:

Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et tous deux vous paierez l'amende:
Car toi, loup, tu le plains quoiqu'on ne t'ait rien pris.
Et toi, renard, as pris ce que l'on te demande.

Ce qui fait l'humour de ces deux derniers vers, c'est leur illogisme, plein d'un sens profond; mais la moralité qui suit et qui conclut la fable n'a rien d'humoristique:

Le juge prétendait qu'à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.

Cette explication est trop claire, trop logique, trop raisonnable. Le poète aurait mieux fait de nous laisser sur la contradiction paradoxale de la sentence du singe, qui nous rendait rêveurs et ouvrait à notre imagination des perspectives infinies.

[Pg 245]

On cite un mot délicieux de Fontenelle sur La Fontaine: «M. de La Fontaine est si bête qu'il croit que les anciens ont plus d'esprit que lui.» Essayez donc de ramener cette phrase à une proposition logique! c'est impossible: les éléments en sont réfractaires à toute espèce d'analyse, et c'est justement de cela que se compose le charme particulier de l'humour. En ce sens on peut dire que l'infini est au fond des plaisanteries de l'humour, à la différence des traits simplement spirituels ou comiques, dont la signification est toujours nette et la portée limitée[6].

Voici quelques exemples d'humour consistant dans une contradiction infinie entre la situation où se trouvaient certains personnages et les sentiments qu'ils ont exprimés.

Le colonel Turner fut pendu après la Restauration, comme coupable d'un vol infâme; au moment de monter à la potence, il dit à la multitude[Pg 246] qu'une réflexion le consolait puissamment: c'était qu'il avait toujours ôté son chapeau en entrant dans une église.

Montaigne parle d'un criminel qui, mené au gibet, disait qu'il ne voulait pas passer par une certaine rue, «car il y avait danger qu'un marchand luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux.» Dans les Essais de critique et d'histoire de Macaulay, nous rencontrons une anecdote toute pareille: un voleur, marchant au supplice, demandait aux shériffs de lui tenir un parapluie au-dessus de la tête, depuis la porte de Newgate jusqu'à la potence, parce que le brouillard était humide et qu'il craignait de s'enrhumer.


La niaiserie apparente et le renversement de toute logique qui entrent comme éléments dans l'humour ont fait croire à trop de gens qu'il suffisait de dire des bêtises et d'être absurde pour mériter le nom d'humoriste. Ben Jonson proteste, dans le prologue d'une de ses comédies, contre la prétention ridicule des personnes qui voudraient se faire passer pour humoristes parce qu'elles affectent une excentricité quelconque. «Quoi! s'écrie-t-il, un drôle, en portant des[Pg 247] plumes bariolées et un câble à son chapeau, une fraise à triple étage, trois pieds de ruban à ses souliers et un nœud à la suisse sur des jarretières à la française, se donnera par là un caractère humoristique! Ah! c'est quelque chose de plus que le comble du ridicule!» Un philistin berlinois vantait devant Henri Heine le grand nombre d'humoristes qu'on voit à Berlin, et, à cause de cela, nommait sa ville la moderne Athènes. Heine lui dit:

«Mon bel ami, l'humour est une invention des Berlinois, le peuple le plus spirituel de la terre. Vexés d'être venus trop tard au monde pour inventer la poudre, ils ont cherché à s'immortaliser par une autre invention qui fût aussi utile et qui pût rendre des services particuliers précisément à ceux qui n'ont pas inventé la poudre. Jadis, quand quelqu'un avait dit une sottise, que trouvait-on à faire? Rien. On ne pouvait pas empêcher l'accident d'être arrivé, et les gens disaient: «Voilà un sot!» C'était désagréable. A Berlin, cette ville de tant d'esprit, mais où il se dit tant de sottises, ce désagrément était senti plus vivement que partout ailleurs. Le ministère essaya d'employer des mesures sérieuses contre le fléau: la presse seule eut la permission de publier les grosses sottises; la conversation dut se contenter des petites,—avec un privilège spécial, toutefois, pour les professeurs et les hauts fonctionnaires; mais aux gens des basses[Pg 248] classes on n'accorda le droit de dire tout haut des sottises que dans l'intérieur de leurs maisons. Toutes ces mesures restèrent impuissantes; les sottises comprimées n'en éclatèrent qu'avec plus de force dans les occasions extraordinaires; elles étaient même secrètement protégées par l'autorité; le mal devenait intolérable, lorsque enfin fut imaginé un expédient de génie à effet rétroactif, qui du même coup anéantissait toutes les sottises et les métamorphosait en sagesse. Ce moyen est très simple: il consiste à déclarer que toutes les absurdités qu'on a commises, c'est uniquement par humour qu'on les a dites ou faites. Ainsi tout va se perfectionnant dans le monde: la sottise devient de l'ironie; la plate adulation qui a manqué son but devient de la satire; la balourdise naturelle se change en adroit persiflage, l'absurdité pure et simple en humour, la sotte ignorance en esprit et en sagesse, et toi-même, enfin, mon bel ami, en Aspasie de la moderne Athènes[7]

Schopenhauer condamne, lui aussi, «la tendance qui nous porte à donner aux choses un nom supérieur à celui qui leur convient. De même que chaque auberge s'intitule hôtel, chaque changeur banquier, chaque manège ambulant cirque, la moindre salle de concert académie[Pg 249] de musique, toute boutique de marchand bureau, tout potier sculpteur; de même le dernier farceur se fait appeler humoriste! Grands mots et petites choses: telle est la devise du noble siècle où nous vivons.»


L'esprit dans la bêtise, comme toutes les définitions sommaires qu'on a données et qu'on donnera encore de l'humour, n'est qu'un côté de cette chose si complexe; d'autres éléments, d'une importance égale ou supérieure, entrent dans sa composition, et d'abord, l'esprit dans le sentiment.

C'est ainsi que Schlegel définit le mot. Il y a dans tout véritable humour (et ce trait est des plus remarquables) de la sensibilité et de la bonté. L'auteur comique ordinaire ne touche et n'amuse que l'esprit: nous rions des personnages qu'il met en scène, mais notre cœur reste sec pour eux; si nous leur savons gré du bon sang qu'ils nous font faire, on ne peut aller jusqu'à dire que nous les aimions, à proprement parler. L'humoriste a le pouvoir extraordinaire d'intéresser les cœurs à des grotesques et à des ridicules, comme aux héros les plus chéris de la tragédie ou du roman.

Une des créations les plus délicieuses de la littérature humoristique est l'oncle Toby, personnage de Sterne. L'oncle Toby est un vieil[Pg 250] enfant qui a une manie très étrange, un dada, et dans le cerveau duquel l'araignée de la folie épaissit sa toile en silence depuis nombre d'années. Mais en même temps il est si parfaitement bon, aimable et vénérable, qu'il n'y a pas dans toute la poésie d'être qui nous soit plus cher, et que, si nous rencontrions sur notre route un type aussi noble de l'humanité, le besoin de nos cœurs serait de nous agenouiller devant lui et de saisir sa main pour la baiser. Nous respectons de même, nous admirons, nous aimons don Quichotte, si loyal, si généreux, si galant homme et même si sensé à travers ses extravagances. La grandeur «horrificque» des bons géants de Rabelais s'oppose seule à ce que nous les portions, eux aussi, sur notre cœur.

Ce n'est pas seulement en créant des caractères où la bonté se mêle à quelques ridicules, que l'humoriste montre sa sensibilité; elle déborde chez lui de toutes parts sur l'homme et sur la nature, et il n'y a pas de talent qui se pique moins d'une froide et impassible objectivité que l'humour. Sterne, rencontrant un âne qui n'a pas l'air heureux, s'émeut sympathiquement a sa vue et, le cœur serré d'une pitié naïve ou étudiée, il en fait le tableau suivant:

«Un pauvre âne venait d'entrer sous la porte avec deux grands paniers sur le dos; il se tenait dans une attitude hésitante, les deux pieds de[Pg 251] devant en dedans du seuil, les deux pieds de derrière dans la rue, ne sachant pas très bien s'il devait avancer ou non.. Il mangeait la tige d'un artichaut et l'avait déjà laissée tomber par dégoût une demi-douzaine de fois et ramassée par faim. Dieu t'assiste, dis-je, mon bon! tu fais là un amer déjeuner, et tu as d'amères journées de travail, et, j'en ai peur, des coups amers pour tes gages... Tu n'as pas un ami peut-être dans le monde entier, qui te donne un macaron. Disant ces mots, j'en tirai de ma poche un paquet que je venais d'acheter et je lui en donnai un... Quand l'âne eut mangé son macaron, je le pressai d'entrer; la pauvre bête était lourdement chargée; ses jambes tremblaient sous elle: comme je tirais son licou, il se cassa net dans ma main. L'âne me regarda d'un air pensif: «Ne me frappez pas, semblait-il dire; mais si vous le voulez, vous le pouvez.»

Deux humoristes anglais, Thackeray et surtout Carlyle, ont bien connu et bien décrit cet élément considérable de l'humour: l'esprit dans le sentiment. Dans la préface d'un livre où Carlyle donne la traduction de quelques romans de Jean-Paul, voici ce qu'il écrit à ce sujet:

«L'humourvrai, l'humour de Cervantes et de Sterne a sa source dans le cœur plus encore que dans la tête... On dirait le baume qu'un esprit généreux verse sur les blessures de la vie,[Pg 252] et que seul un esprit généreux a le pouvoir de dispenser. L'humour ainsi entendu est compatible avec les sentiments les plus sublimes et les plus tendres, ou, pour mieux dire, il ne saurait exister en l'absence de ces sentiments... Un incident chétif est jeté négligemment sous nos yeux: nous sourions à sa vue, mais d'un sourire plus mélancolique que les pleurs, et le passage sans prétention, dans sa brièveté fugitive, pénètre plus profondément dans nos âmes que des volumes de sentimentalité. Les personnages favoris de Jean-Paul ont toujours une teinte de ridicule, soit dans leur situation, soit dans leur caractère et quelquefois dans tous les deux; souvent ce sont des hommes de rien, vains, pauvres, ignorants, faibles, et nous ne savons pas pourquoi nous les aimons, mais cependant nous les aimons. Ils s'insinuent dans nos affections; nous leur faisons dans notre cœur une place plus intime qu'à beaucoup de héros illustres de la tragédie et de l'histoire: voilà la marque de l'humour vrai.»

Dans un feuilleton du Journal des Débats, daté du 12 mai 1867, la femme d'esprit qui écrivait alors sous le pseudonyme d'Horace Lagardie, a dit finement: «L'humour fait que la griffade elle-même a quelque chose de la caresse.»

M. Taine, dans son Histoire de la littérature[Pg 253] anglaise, a défini partiellement, mais avec beaucoup de force et d'éclat, le style de l'humour:

«Entre autres choses, dit-il, ce talent contient le goût des contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d'un ecclésiastique qui officie, et développe, en homme convaincu, les absurdités les plus grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de bouffonneries. Heine se moque de ses émotions au moment où il s'y livre[8]. Ils aiment les travestissements, mettent une robe solennelle aux idées comiques, une casaque d'arlequin aux idées graves.—Un autre trait de l'humour est l'oubli du public. L auteur nous déclare qu'il ne se soucie pas de nous, qu'il n'a pas besoin d'être compris ni approuvé, qu'il pense et s'amuse tout seul, et que si son goût et ses idées nous déplaisent, nous n'avons qu'à décamper. Il veut être raffiné[Pg 254] et original tout à son aise; il est chez lui dans son livre et portes closes; il se met en pantoufles, en robe de chambre, bien souvent les jambes en l'air, parfois sans chemise.—Un dernier trait de l'humour est l'irruption d'une jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses. L'indécence saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un instant. Vous voyez une grimace, un geste de polisson; puis tout rentre dans la solennité habituelle.—Ajoutez enfin les éclats d'imagination imprévus. L'humoriste renferme un poète; tout d'un coup, dans la brume monotone de la prose, au bout d'un raisonnement, un paysage étincelle: beau ou laid, il n'importe: il suffit qu'il frappe. Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique, imaginatif, amateur de contrastes violents fondés sur la réflexion personnelle et triste, avec des retours imprévus de l'instinct physique, si différent des races latines et classiques, races d'orateurs ou d'artistes, où l'on n'écrit qu'en vue du public, où l'on n'est heureux que par le spectacle des formes harmonieuses, où l'imagination est réglée, où la volupté semble naturelle.»

M. Taine dit encore: «L'humour consiste à dire d'un ton solennel des choses extrêmement comiques et à garder le style noble et la phrase[Pg 255] ample au moment même où l'on fait rire tous ses auditeurs.»

Il est très vrai que tel est souvent le style de l'humour. Sterne, qui s'y connaissait, écrit dans une de ses lettres: «Je suis persuadé que le charme principal de l'humour de Cervantes consiste en ceci, que l'auteur prend soin de décrire la moindre bagatelle avec toute la pompe d'un grand événement.» Et Thackeray cite comme le meilleur trait d'humour de Swift un passage des Voyages de Gulliver où le style a bien le caractère particulier défini par Sterne et par M. Taine. Gulliver, chez les Houyhnhnns, prend congé de son maître, le cheval: «Je pris, dit-il, une seconde fois congé de mon maître; mais, comme j'allais me prosterner devant lui pour baiser la corne de son pied, il me fit l'honneur de la lever lui-même doucement jusqu'à ma bouche. Je n'ignore pas combien on m'a blâmé pour avoir mentionné cette dernière circonstance. Les envieux se plaisent à penser qu'il est trop improbable qu'un aussi illustre personnage ait pu condescendre à donner une telle marque de distinction à une pauvre créature comme moi. Je n'ignore pas non plus combien les voyageurs sont quelquefois enclins à s'enorgueillir des faveurs extraordinaires dont ils ont été les objets. Mais si mes censeurs connaissaient mieux la noble et gracieuse nature des[Pg 256] Houyhnhnns, ils changeraient bientôt de sentiment.»

Cependant, le caractère noté par M. Taine, par Sterne, par Thackeray, et généralement par tous les auteurs qui ont traité la question, ne suffit pas pour distinguer et définir le style de l'humour dans sa propriété la plus originale. Ce style a un autre caractère bien curieux qui lui est peut-être plus spécial encore, et que Jean-Paul a signalé: c'est d'éviter soigneusement les termes généraux, de rechercher la familiarité pittoresque et le détail précis, de diviser et de subdiviser l'expression de la pensée jusqu'aux limites les plus extrêmes de la particularisation.

Rabelais écrit par exemple: «Il luy passa la broche un peu au-dessus du nombril vers le flan droit, et luy perça la tierce lobe du foye, et le coup, haussant, luy pénétra le diaphragme, et par à travers la capsule du cœur luy sortit la broche par le haut des espaules, entre les spondyles et l'omoplate senestre... Dont tomba par terre, et tombant rendit plus de quatre potées de soupes, et l'asme meslée parmy les soupes... Puis, se donna à tous les diables, appelant Grilgolh, Astaroth, Rapalus et Gribouillis par neuf fois... Quoy voyant, j'eus de peur pour plus de cinq sols.»

Sterne ne dit pas: «Mon père devint tout rouge»; il ne lui suffit même pas de dire: «Mon[Pg 257] père rougit jusqu'aux oreilles ou jusqu'au blanc des yeux»; voici comment il s'exprime: «Mon père rougit de six teintes et demie, sinon d'une pleine octave, au-dessus de sa couleur naturelle.» Au lieu d'écrire: la patience de Job, il écrit: le tiers, le quart, la moitié ou les trois cinquièmes de la patience de Job, indiquant exactement quelle dose de la vertu de ce patriarche est nécessaire pour supporter telle ou telle vexation. Il mesure avec le même scrupule chaque nombre, chaque grandeur, chaque somme d'argent. L'expression «laveuse de vaisselle» a plus de couleur à ses yeux que celle de «fille de cuisine», et s'il nous montre une laveuse de vaisselle à l'ouvrage, il ne lui suffit pas de dire qu'elle est à nettoyer des assiettes, il tiendra à nous apprendre qu'elle récure une poissonnière. La blessure de l'oncle Toby, il faut que nous le sachions, a été reçue à environ trente toises de l'angle de retour de la tranchée, en face de l'angle saillant du demi-bastion de Saint-Roch; l'os pubis et le bord extérieur de la partie du coxendix appelée os ilium ont été horriblement écrasés, et «c'est un grand bonheur que le considérable fait à l'aine de mon oncle ait été produit plutôt par la grosseur et l'irrégularité de la pierre que par sa force projectile».

M. Henri Rochefort, qui de nos jours a repris et poussé singulièrement loin ce curieux procédé[Pg 258] de style, voulant énoncer ce fait bien simple, que tous les sénateurs sont vieux, dédaigne les vieilles images dont un écrivain banal se contenterait pour nous montrer dans la haute assemblée une collection de crânes chauves ou de mâchoires dégarnies; il écrit: «On a calculé qu'en mettant bout à bout tous les wagons de la compagnie d'Orléans, le premier serait à Blois que le dernier serait encore à Paris; en réunissant sur une seule ligne les âges de tous les sénateurs, on remonterait facilement jusqu'aux Ptolémées, et M. Nisard, en qualité de dernier nommé, se trouvant à la fin de la colonne, pourrait serrer la main à Rhamsès IV.»

Sterne a rendu cette idée: Quand une femme est en couches, toutes les femmes de la maison prennent un air important,—dans une phrase qui est le nec plus ultra, le chef-d'œuvre du style humoristique, et après laquelle il faut, comme on dit, tirer l'échelle:

«De toutes les énigmes de la vie conjugale, dit mon père en traversant le palier afin d'appuyer son dos contre le mur pendant qu'il exposerait son idée à mon oncle Toby, de toutes les énigmes embarrassantes de l'état de mariage—et vous pouvez m'en croire, frère Toby, il y en a plus de charges d'âne que toute l'écurie des ânes de Job n'en aurait pu porter,—il n'en est aucune qui me semble aussi pleine[Pg 259] d'inextricables mystères que celle-ci: Pourquoi, dès l'instant où madame est portée dans son lit, toutes les femelles de la maison, depuis la femme de chambre de madame jusqu'à la fille qui balaye les cendres, en deviennent-elles plus grandes d'un pouce et se donnent-elles plus d'airs pour ce seul pouce que pour tous les autres pouces ensemble?»


J'ai achevé de collectionner toutes les définitions partielles de l'humour, en les éclaircissant par de nombreux exemples, et l'impression qui résulte pour mes lecteurs, sans nul doute, de cette longue revue préliminaire, c'est que l'humour est un genre d'esprit et de talent singulièrement complexe.

L'humoriste aime l'excentricité; il se réjouit de déconcerter la logique et la raison; il donne à ses personnages grotesques des qualités morales qui nous les rendent chers et sympathiques; il a une prédilection de cœur pour les humbles, les fous, les ignorants, les sots, pour tous les déshérités de la nature; il s'attendrit, en passant, sur une pauvre bâte qui souffre, et an fond il estime qu'il

Un âne,
Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu'un ânier[9];

[Pg 260]

affectionne les contrastes entre les choses qu'il dit et la façon dont il les dit; il est volontiers cynique et brutal; il attache bout à bout la poésie la plus haute à des objets obscènes ou immondes, comme un brillant bouquet de plumes de paon à la queue d'un porc; enfin il prend, dans sa manière d'écrire, exactement le contrepied du précepte de Buffon, évite les ternies généraux qui ont de la noblesse, et recherche la familiarité pittoresque et le détail précis qui anéantissent le sérieux.

Comment ramener à un principe unique cette extrême diversité d'éléments contradictoires et incohérents en apparence? Où est la source, l'idée mère, la cause génératrice de ce talent si bizarre? Quelle est, en un mot, la philosophie de l'humour? C'est ce que je me propose de chercher dans le chapitre qui va suivre.


[1] Revue critique, 1er janvier 1870.

[2] Revue des Deux Mondes, 15 juin 1865.

[3] Voy. pages 164 et suiv.

[4] Frankreich und die Franzosen in der zweiten Hœlfte des XIXten Jahrhunderts.

[5] Much vexed by this reflexion, Mr. Squeers looked at the little boy to see whether he was doing any thing he could beat him for: as he happened not to be doing any thing at all, he merely boxed his ears, and told him not to do it again.

[6] On ne peut trop multiplier les exemples quand ils sont significatifs et piquants. Citons encore une plaisanterie où éclate bien ce caractère d'impossibilité logique et d'absurdité infinie. Dans une fantaisie charmante de M. Eugène Chavette, Aimé de son concierge, un personnage se vante de ressembler à Henri IV; un autre, voulant flatter sa manie, lui dit: «Serait-il quelqu'un qui osât nier votre ressemblance parfaite avec ce souverain!... Quand vous êtes entré tout à l'heure, j'ai cru que c'était Henri IV, le vert galant, qui venait me voir. J'ai regardé si la belle Gabrielle ne vous suivait pas... C'est même à dire que de vous et de Henri IV, c'est encore vous le plus ressemblant!»

[7] Reisebilder.

[8] Dans son livre sur Henri Heine, M. Ducros note naturellement cette singularité, mais sans prendre garde que c'est précisément en cela que l'humour de Heine consiste et en jugeant, avec la juste sévérité du Français classique et de l'honnête homme, ce qui lui Tait l'effet d'une simple inconvenance: «Heine nie et raille lui-même l'idéal, la naïveté et la sincérité de l'inspiration, au moment même où il semblait le plus naïvement et le plus sincèrement inspiré... L'auteur des Reisebilder n'a garde de se laisser aller bonnement et naïvement à sa propre émotion: il veut pouvoir, à la fin d'un développement ému ou d'une description enthousiaste, nous mystifier par une plaisanterie inattendue, qui est souvent brutale et vulgaire.»

[9] Alfred de Musset, Mardoche.


[Pg 261]

CHAPITRE VII

PHILOSOPHIE DE L'HUMOUR AVEC UN APERÇU SUR L'HISTOIRE DE CE GENRE D'ESPRIT

L'humour considéré comme le contraire de la gravité.—Idée du néant universel.—Différence entre l'humoriste et l'auteur comique ordinaire.—Explication de l'amour de l'humoriste pour ses personnages grotesques.—Rapprochement insolent de tous les contrastes.—Loi de contradiction de l'humour en tant que forme de l'art.—L'humour chez les Babyloniens; chez les Perses; dans la décadence romaine; au moyen Age.—La fête des fous.—La danse des morts.—L'Ecclésiaste.—L'humour des Espagnols.—L'humour des Anglais.—Rabelais.—Villon.—Pascal.—Voltaire.—Humoristes divers du XIXe siècle.

J'emprunterai un instant à Guillaume Schlegel sa fameuse méthode des contraires[1] pour[Pg 262] donner une dernière définition de l'humour, plus précise, plus profonde, plus intéressante que toutes celles qui ont passé devant nos yeux, mais peut-être aussi moins applicable à la grande généralité des cas où les hommes ont coutume d'employer ce terme. J'opposerai à l'humour l'état d'esprit qui lui est le plus contraire: cet état, c'est la gravité.

Écartons avant tout les idées de tristesse et de morgue qu'on associe d'habitude au mot gravité, mais qui sont étrangères à la notion de la chose. Qu'est-ce qu'un homme grave? c'est simplement un homme qui se prend lui-même au sérieux et qui prend les choses au sérieux; c'est, selon l'étymologie, un homme qui pèse. J'entends le verbe peser dans les deux sens, au sens neutre et au sens actif: l'homme grave, gravis, a du poids,—du lest, comme on dit par métaphore; dans l'ordre général du monde il pèse pour sa part—on croit peser; et, en outre, il a une balance dans laquelle il pèse toutes choses. Cette double idée de poids, figurée sous les deux symboles du lest et de la balance, telle est la signification complète du mot gravité.

L'homme grave, ai-je dit, prend tout au sérieux, et d'abord sa propre personne.

Rire de lui-même, manquer au respect qu'il[Pg 263] se doit, se donner un petit soufflet sur la joue ou la moindre chiquenaude sur le bout du nez, déroger tant soit peu à sa dignité de sénateur, de député, de ministre, de prêtre, de capitaine, de professeur, de juge, la pensée ne saurait lui en venir.

Il envisage avec le même sérieux le monde, la société, les hommes, toutes choses. Cela, répétons-le encore, ne signifie point qu'il voit tout en noir, qu'il prend tout au tragique; non, c'est un esprit juste, parfaitement réglé, mesuré et sensé. Chaque chose à sa place; rien de trop: voilà ses devises. Il sait qu'il y a un temps pour rire et un temps pour pleurer; il sait qu'il y a des choses qui sont gaies et d'autres choses qui sont tristes. L'homme grave rit donc lui aussi et s'égaie, mais seulement des objets convenables et aux heures convenables. Il croit à une valeur réelle et relative des choses. Il a des opinions arrêtées, des principes, des convictions. Il a aussi des passions: elles donnent du sérieux à la vie.

La gravité est l'état normal de l'homme, son état de santé et d'équilibre. Mais, de même que la vertu, elle a ses hypocrites, et l'immense majorité des hommes n'en possède que quelques faux dehors. «La forme, la fo-orme, disait Bridoison; on-on doit rem-emplir les formes.»—«Dans toutes les professions, écrit La Rochefoucauld,[Pg 264] chacun affecte une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on le croie; ainsi on peut dire que le monde n'est composé que de mines.» Et encore: «La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l'esprit.»

Voilà l'humour presque défini, mais négativement et par son contraire; nous n'avons qu'à retourner les termes de notre définition de la gravité.

L'humoriste ne prend rien au sérieux, ni les hommes, ni les choses, ni lui-même.

Pourquoi? veut-il simplement contredire cette gravité fausse qui n'est qu'hypocrisie et mensonge? ou bien serait-ce seulement qu'il n'a pas su s'élever jusqu'à la vraie gravité et atteindre les sommets d'où l'on découvre le rapport et la raison des choses? Non; il a tout vu, tout compris, et il a jugé que tout n'est qu'une farce. L'idée du néant universel est le fond de sa philosophie. Il méprise tout, ou plutôt il rit de tout, sans colère, sans amertume et sans passion, car la passion est chose sérieuse. Rien, à ses yeux, ne mérite l'honneur d'être distingué dans ce grand amas de vanités qui constitue l'univers moral; surtout il ne fait pas de distinction entre la folie et la sagesse. Il n'y a point de sages, il n'y a point de fous particuliers; mais «tout le monde est fol», comme[Pg 265] dit Panurge, et lui-même non moins que les autres. Car il ne se prend pas plus au sérieux que le reste de l'univers, et à la folie il ajouterait la sottise, si, «fol estant, fol ne se reputoit.» Un de ses traits les plus caractéristiques est une perpétuelle raillerie intérieure qui a pour objet sa propre personne; l'humoriste possède par excellence l'art de se dédoubler et d'offrir la moitié de son individu en spectacle à l'autre moitié. A toute heure, je veux dire en temps et hors de temps, il se coiffe du bonnet à grelots; et léger, turbulent, irrévérencieux, brouillant tout, confondant tout à plaisir, il brise d'un petit coup de sa marotte la balance de la gravité.

Par là, l'humoriste se sépare profondément des auteurs ordinaires de satires et de comédies.

Le satirique ordinaire flagelle les vices ou fustige les ridicules du ton âpre et caustique de l'homme exempt lui-même, par hypothèse, des infirmités dont il fait le tableau. Le poète comique ordinaire produit sur son théâtre des sottises spéciales: l'avarice, l'affectation, la couardise, l'ignorance, la pédanterie, etc. Et quelles sortes de personnes invite-t-il au spectacle? des dames et des messieurs bien raisonnables, pour lesquels il témoigne la considération la plus respectueuse, des femmes très graves et des hommes très haut juchés sur leur cravate, qui se rengorgent dans leur sagesse, rient d'un[Pg 266] rire sec et hautain en regardant la scène, et rendent grâce au ciel, comme le Pharisien orgueilleux, de n'être point pareils à ces gens-là: Ridicules personnages de la comédie, nous sommes beaucoup plus sages que vous, et nous nous rendons parfaitement compte que vous êtes des sots.

H. Hillebrand, dans un mémoire couronné par l'Académie de Bordeaux sur les Conditions de la bonne comédie, dit fort justement: «L'esprit ravale et rapetisse l'objet qu'il frappe. Or, pour pouvoir faire cela, il faut de toute nécessité qu'il soit au-dessus de cet objet, que celui qui l'exerce se trouve sur un point plus élevé d'où il puisse lancer ses dards... L'esprit n'est comique et n'atteint son but qu'autant qu'il s'élève au-dessus de son objet... Toute la force du talent comique est là. Lui-même supérieur à ce qu'il attaque, il nous élève, nous spectateurs, à sa propre hauteur.»

Oui, voilà bien le point de vue du bon sens et de ce que nous appelons orgueilleusement la raison; mais quel mépris cette courte et présomptueuse sagesse n'inspire-t-elle pas à l'humoriste! Écoutons Jean-Paul sur ce point. Suivant mon habitude quand je cite les esthéticiens allemands, je ne traduis pas littéralement ses expressions, je développe et commente sa pensée:

[Pg 267]

Pygmée grimpé sur des échasses, dit à peu près Jean-Paul, l'auteur comique vulgaire attaque et poursuit vaillamment de pauvres sottises individuelles: l'amour-propre, la vanité aristocratique ou bourgeoise, les charlatans, les précieuses, les coquettes, les dupes, les imposteurs, les cuistres. Ce vainqueur rabaisse ce qui est bas, rapetisse ce qui est petit, terrasse ce qui est déjà à terre et croit, par cette généreuse exécution, se rehausser lui-même ainsi que tous les riches en esprit! Fou un peu plus fou que les autres dans la maison de fous du globe terrestre, il prononce orgueilleusement, du haut de sa folie qu'il ignore, un sermon triomphant contre ses frères les fous.—L'humoriste, plein d'indifférence à l'égard des sottises individuelles, se dresse sur la roche tarpéienne d'où sa pensée précipite l'humanité tout entière: tel nous apparaît Swift dans son Gulliver; ou bien, comme Sterne, il pose sur la tête de l'Humanité une couronne de fleurs et la mène en souriant aux Petites-Maisons.

Jean-Paul est, avec Henri Heine, le seul auteur, à ma connaissance, qui ait profondément compris la philosophie de l'humour.

L'humoriste n'éprouve pas pour son public la déférence ni pour les personnages qu'il met en scène l'ironie dédaigneuse que professe le poète comique ordinaire. Il ne divise pas les[Pg 268] hommes en fous et en sages, les sages instruisant et guérissant les fous. Il n'est d'aucun parti, d'aucune église, d'aucune école, d'aucune coterie ni d'aucune secte. S'il a percé à jour les meneurs de la populace, ce n'est pas pour être la dupe des chefs de l'aristocratie; Nicias, à ses yeux, ne vaut pas mieux que Cléon: ce sont deux variétés de la grande folie humaine. De quel droit insulterait-il Trissotin? est-ce que les plus grands savants de la terre ne sont pas aussi de triples sots? est-ce que toute la science de l'homme est autre chose que vanité? Quelle illusion, quelle outrecuidance, chez les spectateurs comme chez le poète, de s'imaginer qu'ils sont supérieurs aux personnages de la comédie! Le petit monde qui grouille sur la scène, le monde tout aussi microscopique qui est assis dans la salle, sa propre personne et l'univers entier, tout est confondu aux yeux de l'humoriste dans l'égalité du néant.

Non seulement l'humoriste n'éprouve aucun sentiment de dédain pour ses grotesques; mais, par une conséquence naturelle de son mépris général du monde et comme pour humilier le sot orgueil de la galerie, il les aime, il a pour eux une prédilection secrète, une tendresse de cœur.

C'est ici le trait le plus profond de l'humour. Nous l'avons noté dans notre dernier chapitre, mais sans explication, sans dire de quelle idée[Pg 269] il procédait, parce que nous n'étions pas encore remontés à la source philosophique de ce genre d'esprit. Nous comprenons maintenant ce curieux amour de l'humoriste pour tous les déshérités du royaume de Dieu. L'humoriste part de ce grand principe, que le poète ne doit point immoler quelques misérables victimes pour l'amusement égoïste d'une élite intellectuelle qui n'existe pas, et il raisonne ainsi:

Vous donc qui savez que vous êtes fou, ô poète! ne soyez pas méchant, ne soyez pas avare pour vos frères les fous. Protégez-les, au contraire, avec un tendre et maternel amour, contre la malignité des sots; puissent les sots sécher d'envie en voyant combien ce pauvre fou leur est supérieur en bonté, en esprit, en imagination, en sagesse! Ne faites pas comme les comiques vulgaires, qui emprisonnent leurs mannequins dans des camisoles trop justes et qui croiraient l'art et la morale compromis s'ils donnaient de l'esprit à Harpagon, de la délicatesse à Sganarelle, du cœur à Scapin ou de l'imagination à Vadius. Leurs avares, à eux, sont des imbéciles; leurs maris jaloux n'ont point d'habileté; leurs faux savants sont lourds et bêtes, et leurs visionnaires manquent d'idées. Vous, au contraire, ornez vos grotesques de toutes sortes de grâces; enrichissez-les généreusement de talents et de vertus. Ajoutez aux débauches[Pg 270] de Falstaff la philosophie de Falstaff pour contre-poids; ne laissez pas Hamlet perdre la raison sans réparer aussitôt cette perte au centuple par les saillies brillantes de l'esprit et les clartés mystiques de la seconde vue; faites sortir de la bouche édentée de don Quichotte les discours d'un sage, et mettez dans ses membres amincis par le jeûne et roidis par un long usage des coups la grâce polie et les gestes courtois d'un parfait gentilhomme; que la science et l'adresse de Panurge nous étonne et nous ravisse autant que sa poltronnerie nous amuse, et que l'ex-capitaine Toby Shandy, ce vieil enfant qui joue avec des canons et des forteresses pour rire, reçoive de vos mains libérales un cœur d'or et l'innocence des anges!

Je ne dis pas qu'il n'y ait point de contradiction dans ce mélange de tant de grâce avec tant d'absurdité. Comment Panurge, ce vaurien qui «toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet», a-t-il pu avoir le temps et la volonté d'apprendre treize langues? Et comment ce même Panurge, mourant de faim, a-t-il le cœur de donner un échantillon complet de ce prodigieux savoir linguistique?

Mais l'humoriste, loin d'éviter les contradictions, y prend un vif plaisir; car elles apportent leur contingent d'appui à la seule doctrine qu'il professe, celle du néant de toute chose. Son amusement[Pg 271] par excellence, sa plus délicieuse joie, est de détruire de ses propres mains ce qu'il vient d'édifier. A la suite d'un développement qui paraît sérieux, il lâche une sottise et fait une gambade, pour bien montrer que tout cela n'a aucune importance et qu'il n'est pas assez dupe de lui-même pour en croire un seul mot.

Voilà pourquoi il aime à rapprocher, à confondre des choses que notre point de vue borné de gens graves nous fait considérer comme contraires: les larmes et le rire, la tristesse et la joie, la sagesse et la folie, la grandeur et la petitesse; voilà pourquoi il débite gravement des plaisanteries, signale avec soin le côté grotesque de tout ce que les hommes vénèrent et, dans le récit d'une scène émouvante ou douloureuse, ne manque jamais de faire entrevoir l'ombre de ridicule qui se projette impitoyablement sur tous les accidents de la vie humaine. Le rire tout à coup surgit de quelque coin, comme le gros bras nu du Suisse endormi dans le tableau célèbre où Saint-Simon peint la cour de Versailles à la mort de Monseigneur.

L'humoriste est effrontément cynique, non pas tant par goût pour le libertinage, que par mépris pour le décorum hypocrite, afin de rire des pudeurs effarouchées, de retourner l'envers de l'étoffe et d'exhiber à nu la bête qui est dans l'homme. Soulever tous les voiles; produire sur[Pg 272] la scène les mystères des coulisses et les secrets du machiniste; livrer aux regards téméraires le cabinet de toilette de la beauté; traîner sous les yeux du public les héros tels qu'ils sont pour leur valet de chambre, en pantoufles, chemise de nuit et casque à mèche; humilier tout ce qui est fier, exalter tout ce qui est humble: c'est la volupté de l'humoriste.

En bonne logique, l'humour est la négation même et la ruine de l'art, puisque le mépris de l'univers, principe de l'humour, embrassant tout ce qui existe, doit comprendre l'art comme les autres choses; et nous voyons, en effet, les humoristes conséquents faire profession de mépriser jusqu'à la forme qu'ils donnent à leur pensée.

Ils altèrent à cœur joie la beauté de leur œuvre, en dérangent l'harmonie, en bouleversent les proportions, se livrent à des écarts de toute sorte, bizarreries, lazzis et zigzags de plume. S'ils ne se sentent pas de folie naturelle, ils se font une folie par raison. Coiffés du bonnet à clochettes, affublés d'une veste d'arlequin, ils saluent la noble compagnie le dos tourné, en lui montrant «le lieu que les Arabes appellent al-katim[2]», ouvrent généralement leur livre par une culbute et le ferment sur une pirouette.[Pg 273] Rabelais remplit six colonnes avec une liste d'adjectifs. Sterne s'échappe en perpétuels hors-d'œuvre: ici l'histoire d'une abbesse des Andouillettes, là une fable de Hafen-Slawkenbergius, de Nasis, en latin; au beau milieu de son roman, il s'amuse à dessiner une table composée de petits carrés blancs et noirs en défiant le lecteur d'en deviner le sens, et il commence un chapitre ainsi: «Pt ...r ...ing—twing—twing—prut—trut (c'est un abominable violon). Tr...a...e...i...o...u—twang...Diddle, diddle, diddle, diddle, diddle, diddle, dum dum ... twaddle diddle, twiddle, diddle, twoddle diddle, twuddle diddle—prut—trut—krish—krash—krush.»

Mais il est clair que l'humour est obligé de se modérer lui-même. Car son extrémité logique, son dernier terme, serait la destruction de toute espèce de plaisir et d'intérêt, l'anéantissement du fond et de la forme, le rien pur et simple,—zéro. Aussi l'humoriste a-t-il beau se piquer d'excentricité, il s'impose une règle et une mesure; il n'échappe point, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, à la grande loi de tout art, qui est de se tracer une limite. Sous son masque de folie, il se surveille et se possède très bien; ce Socrate en démence n'est pas si fou qu'il le prétend et sait parfaitement ce qu'il fait.

Inconséquence piquante! il a du goût, ce grotesque[Pg 274] briseur de lignes; si vous pouviez le surprendre aux heures de composition, vous le verriez tranquillement assis dans son cabinet de travail (et non pas toujours sous la table, comme il s'en vante), mesurer son coup, calculer son effet, appliquer certains principes mystérieux. C'est ici la contradiction intime de l'humour. Comme tant d'autres contradictions du même genre, elle n'est pas un principe de mort, mais de vie, puisque c'est à elle que l'humoriste doit d'exister littérairement et d'être à sa manière un artiste. L'humour, qui semble à la plupart des personnes qui le définissent ce qu'il y a de naturel et de spontané par excellence, est donc aussi quelque chose de très factice et de très voulu. Il devient aisément choquant par affectations, et alors rien n'est plus insupportable; ici comme partout, la nuance entre l'art et le procédé, entre le style et la manière, est le mystère du goût, le secret du talent.


Je voudrais maintenant sortir des considérations générales et plus ou moins abstraites, pour considérer l'humour dans les faits de l'histoire et dans les œuvres de la littérature; mais je ne saurais avoir la prétention d'esquisser en un chapitre l'historique, même sommaire, de ce genre d'esprit, et mon seul dessein est de produire çà et là quelques exemples, sans[Pg 275] m'astreindre à un ordre logique rigoureux.—Je réserve Shakespeare, Aristophane et Molière, dont le génie dans ses rapports avec l'humour sera plus loin l'objet d'un examen spécial.

On s'est souvent demandé si l'antiquité classique en général avait connu et pratiqué l'humour? La réponse dépend naturellement de l'explication qu'on donne de ce mot: à l'entendre dans toute la plénitude du sens que je viens de développer en dernier lieu, il est évident que l'esprit grec et l'esprit humoristique sont deux choses profondément contraires. La seule supposition d'une existence possible de l'humour au siècle de Périclès et de Phidias serait une témérité sacrilège. Aux époques primitives et aux époques classiques, l'humour, fleur artificielle d'une civilisation raffinée en train de se corrompre, cache au sein de la terre ses couleurs de mauvais goût et le poison enivrant de ses parfums. Car alors l'homme est plein de santé, et l'humour est une maladie; l'homme est heureux, croyant, et l'humour est une forme du scepticisme; l'homme est dans un état d'équilibre parfait, et l'humour est le renversement frénétique de tous les rapports et de toutes les proportions.

Quel est le principe de l'immortelle beauté de l'art et de la nature humaine en Grèce, sinon l'harmonie idéale de la matière avec l'esprit?[Pg 276] «Les anciens, a dit Jean-Paul, aimaient trop le monde et la vie pour les mépriser à la façon de l'humour

Dans la décadence de l'antiquité l'humour fit éclosion; mais, pour qu'il s'épanouît dans tout son faux éclat, deux conditions étaient nécessaires: il a fallu d'abord que le christianisme révélât à l'individu sa valeur infinie comme être spirituel et moral, son prix supérieur à celui «des corps, du firmament, des étoiles, de la terre et de ses royaumes»; il a fallu ensuite que le scepticisme philosophique inclinât l'individu à penser qu'il n'est lui-même qu'une illusion fugitive au sein d'un univers illusoire, rêve d'une ombre qui passe, création fantasmagorique d'un fantôme.

Les peuples de l'antique Orient avaient eu la bizarre idée de consacrer un ou plusieurs jours à la fête de la Folie, et cet usage, transmis aux nations occidentales par les Latins de la décadence, n'a pas disparu de nos mœurs; il se retrouve dans les mascarades et les débauches par lesquelles nous disons adieu au carnaval.

Dans son beau livre sur les Fragments cosmogoniques de Bérose, commentés d'après les textes cunéiformes et les monuments de l'art asiatique. M. François Lenormant rapporte que les Babyloniens avaient coutume de célébrer cinq jours de suite une fête humoristique appelée[Pg 277] Sacée, durant laquelle les esclaves commandaient à leurs maîtres; un d'entre eux était revêtu d'un costume pareil à celui du roi. Les Perses empruntèrent cette mode aux Babyloniens en la perfectionnant: au lieu d'un esclave, ce fut un condamné à mort qu'on chargea pendant quelques jours du rôle du roi; puis, la fête terminée, il était dépouillé, battu de verges et pendu. Séimiramis avait été d'abord une esclave du harem de Ninus; lors des Sacées, ce fut elle qu'on choisit pour l'asseoir sur le trône comme reine de la fête; elle prit son rôle au sérieux, donna l'ordre de mettre à mort le monarque, et c'est ainsi qu'elle s'empara du pouvoir.

M. Gaston Boissier, dans le chapitre de son grand ouvrage sur la Religion romaine où il raconte l'invasion des religions étrangères à Rome, fait de bien curieuses citations d'Apulée et d'Hérodien.

«Apulée, dit-il, a décrit la procession grotesque qui précédait au printemps les fêtes d'Isis: c'était un véritable carnaval. On y prenait les costumes les plus bizarres, on y montrait les spectacles les plus variés. Après avoir dépeint les gens qui s'habillent en soldats, en femmes, en gladiateurs, en magistrats, en philosophes, il ajoute: «Je vis un ours qui était vêtu en matrone et qu'on portai t dans une litière; un singe avec un chapeau de paille et une tunique phrygienne, qui[Pg 278] tenait une coupe d'or et représentait le berger Pâris; un âne couvert de plumes qui précédait un vieillard décrépit: l'un était Bellérophon et l'autre Pégase.» Hérodien rapporte précisément la même chose des fêtes de Cybèle qui se célébraient aussi au printemps: «Alors, dit-il, on a liberté entière de faire toutes les folies et toutes les extravagances qui viennent dans l'esprit. Chacun se déduise à sa fantaisie: il n'est dignité si considérable, personnage si sévère dont on ne puisse prendre l'air et les vêtements.»

Au moyen âge, une sorte d'humour en action nous est également offerte dans la fameuse fête des Fous. C'était une mascarade où l'État, l'Église et toutes les choses respectées étaient livrées au ridicule pendant un jour. Un prédicateur en chaire justifiait ainsi cet usage: «Les tonneaux de vin crèveraient si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fausset pour leur donner de l'air. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal cerclés, que le vin de la sagesse ferait rompre si nous le laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin. C'est pour cela que nous donnons quelques jours aux joies et aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de ferveur à l'étude et aux exercices de la religion.»

D'autres scènes humoristiques, mais du plus lugubre caractère, appartenant à la fois aux représentations[Pg 279] de l'art et à l'histoire réelle, nous apparaissent dans la Danse des morts. Quel théâtre que ce cimetière des Innocents où, en l'année 1424, une foule de misérables, atteints de je ne sais quelle démence épidémique, vinrent danser sur les fosses béantes qu'ils allaient tout à l'heure remplir! Et quel histrion de comédie que ce grimaçant squelette aux formes anguleuses et gauches, tel qu'il est figuré dans les peintures du XVe siècle, venant convier à la danse tous les états et toutes les classes: pape, empereur, cardinaux, évêques; riches et pauvres, nobles et vilains; l'avare couvant ses monceaux d'or et la belle dame à sa toilette, qui, dans la glace de son miroir, voit en pâlissant l'horrible fantôme ricaner derrière elle!


L'humour peut être triste, triste jusqu'à la mort; certes il a de quoi être mélancolique, puisque son principe est le sentiment profond du néant de toute chose:

«Vanité des vanités, disait l'Ecclésiaste; vanité des vanités; tout est vanité!... Moi, l'Ecclésiaste, j'ai été roi sur Israël à Jérusalem... Ayant vu toutes les choses qui se font sous le soleil, je n'y trouvai que vanité et pâture de vent... Je me disais en moi-même: «Me voilà grand; j'ai accumulé plus de science qu'aucun de ceux qui ont vécu avant moi à Jérusalem;[Pg 280] mon intelligence a vu le fond de toute chose; j'ai appliqué mon esprit à connaître la sagesse et à lu discerner de la folie.» J'appris vite que cela aussi est pâture de vent; car

Beaucoup de sagesse,
Beaucoup de tristesse;
Grandir son savoir
Est peine vouloir.

«Alors, je me dis à moi même: «Voyons; essayons de la joie; goûtons le plaisir.» Je devais reconnaître bientôt que cela aussi était vanité... Je fis de grandes œuvres; je me bâtis des maisons, je me plantai des vignes, je me fis des jardins et des parcs; j'y fis venir des arbres fruitiers de toute sorte; je fis creuser des réservoirs d'eau pour arroser mes arbres de haute futaie; j'achetai des esclaves des deux sexes; si bien que le nombre des enfants de ma maison, de mes bœufs et de mes brebis surpassa celui que personne eût jamais possédé avant moi à Jérusalem. En même temps, j'entassai dans mes trésors l'argent, l'or, l'épargne des rois et des provinces; je me procurai des troupes de chanteurs et de chanteuses et toutes les délices des fils d'Adam... Et je ne refusai à mes yeux rien de ce qu'ils souhaitèrent; je n'interdis à mon cœur aucune joie... Puis, m'étant mis à considérer les œuvres de mes mains et les travaux auxquels je m'étais[Pg 281] livré, je reconnus encore une fois que tout est vanité et pâture de vent... Je me tournai alors à étudier quelle différence il peut y avoir entre la sagesse d'une part, la folie et la sottise de l'autre... Je crus d'abord que la supériorité de ta sagesse sur la sottise est comme la supériorité de la lumière sur les ténèbres.

Le sage a ses yeux dans sa tête,
Et le fou marche dans la nuit.

«Or bientôt je vis qu'une même fin est réservée à tous deux. Alors, je pensai en moi-même: Si la destinée qui m'attend est la même que colle du fou, que me sert d'avoir travaillé sans relâche à augmenter ma sagesse? et je dis en mon cœur: Encore une vanité!... Ces réflexions me firent prendre la vie en haine; j'eus en aversion tout ce qui se passe sous le soleil, voyant que tout est vanité et pâture de vent[3]

Telle est l'expérience de l'humanité depuis Salomon jusqu'à Faust.

Cependant, si l'humour se confondait en dernière analyse avec le pessimisme et la mélancolie, il ne formerait pas dans la littérature un genre suffisamment original. Son caractère propre consiste dans l'alliance paradoxale d'un tempérament optimiste et joyeux avec ridée du[Pg 282] néant de l'existence. Le parfait humoriste pense, connue l'Ecclésiaste, que tout est vanité sous le soleil; mais au lieu de dire cela ou pleurant, il rit. La tristesse est pénible et fâcheuse, elle est trop parente de la gravité; le rire affranchit l'âme; chose ailée, légère, il voltige, secouant toute révérence pour les majestés qui inspirent aux hommes la vénération ou l'effroi.

L'humour triste est d'ailleurs beaucoup plus fréquent que l'humour gai. Les grands romans russes, révélés à la France depuis quelques années, initient l'esprit français à l'humour slave, plein de mélancolie douce et d'humaine pitié. La littérature italienne a beau fleurir sous un soleil plus chaud, elle manque essentiellement de joie; M. Marc Monnier remarqué que Giusti lui-même, le plus spirituel des poètes de l'Italie moderne, rit amèrement; l'Arioste seul fait exception par «l'ironie bienveillante et presque attendrie de sa conception du monde[4]».

Les Espagnols sont, paraît-il, beaucoup plus gais que les Italiens. M. Victor Cherbuliez, arrivant de Genève, ville très grave, en Espagne, a été frappé de cette gaieté d'une nation malheureuse, «qui éclate dans leur vie publique et privée en dépit des nombreuses tourmentes politiques, et dans toute leur littérature, même[Pg 283] dans les œuvres des grands infortunés, comme Cervantes». Cette union étrange et contradictoire de la gaieté avec des raisons d'être triste constitue précisément le tempérament humoristique.

Le Français est trop logique et se prend lui-même trop au sérieux pour être gai à la façon l'humour; il redoute excessivement d'être l'objet du rire. Il est très moqueur, mais de quoi se moque-t-il? Ce n'est pas de l'homme, ce n'est pas du monde, comme l'humoriste; c'est du voisin et de la voisine, des académiciens et des juges, des jésuites et du parlement, de Fréron et de Nonotte: petit persiflage qui est fort différent de l'humour et de la grande ironie. Le persiflage se moque des individus; la grande ironie se moque de l'homme, et le hait; l'humour se moque aussi de l'homme, mais il l'aime.

L'humour anglais, plus riche d'ailleurs et plus fécond que celui d'aucune autre nation, manque généralement, lui aussi, de gaieté et de joie. «Ils se réjouissaient tristement, écrit déjà Froissart au XIVe siècle, suivant la coutume de leur pays.» En plein renouveau de la Renaissance, Surrey, brillant poète, n'imagine rien de plus opportun que de traduire en vers l'Ecclésiaste. «Le désenchantement, remarque à ce propos M. Taine, la rêverie morne ou amère,[Pg 284] la connaissance innée de la vanité des choses humaines, ne manquent guère dans ce pays et dans cette race.»

Quand les voyageurs anglais au XVIIIe siècle venaient nous dire: «Messieurs les Français, vous êtes trop graves,» nous leur répondions: «Vous êtes trop tristes.» Une dame française en 1749, écrivait de Londres à une personne de ses amies: «On s'enivre ici au cabaret aussi tristement que si l'on y était forcé par le parlement pour augmenter les droits de l'accise. Le paysan, malgré son aisance et sa liberté, qu'il fait consister à nommer dans un cabaret à bière ses députés à la chambre des Communes, n'est pas plus gai à la campagne; il danse, il court le lièvre ou le renard avec le même chagrin qu'il s'enivre.» Charles Lamb, écrivain d'ailleurs délicat, prend un plaisir bizarre à intituler ses chapitres: «Du caractère du croque-mort.»—Des inconvénients qui résultent de la pendaison.» Thomas Warton, à l'âge de dix-sept ans écrit un poème sur les Plaisirs de la mélancolie. Shelley s'écrie sous le ciel de Naples: «Pour moi le désespoir est doux, comme ces vents et ces eaux!» Swift célébrait chaque année l'anniversaire de sa naissance en lisant le chapitre de la Bible où Job maudit le jour auquel il fut dit dans la maison de son père qu'un enfant des hommes était né.

[Pg 285]

Le fond de la plaisanterie de Swift est extrêmement amer. Il a plus d'ironie que d'humour. Il hait et méprise l'humanité. Qu'est-ce que l'homme, suivant lui? un animal égoïste, envieux, menteur, lâche, cupide, brutal, sanguinaire; et, pour que nous n'en doutions pas, Swift arrache le voile de fausse politesse et de civilisation prétendue qui cache à nos yeux notre nature, et il nous montre dans le troupeau des humains les bêtes féroces primitives, se poursuivant d'arbre en arbre pour se faire le plus de mal possible, s'atteignant et se déchirant de leurs griffes, fuyant de terreur à l'approche des autres animaux qui sont leurs maîtres, et se disputant avec d'horribles cris une charogne dont ils n'ont pas besoin! Dans la grande ironie, personne n'égale Swift; il est l'Homère du genre.

Sterne, au contraire, a plus d'humour que d'ironie. Son esprit, comme celui de tous les vrais humoristes, est sans méchanceté. Il n'a pas la plus petite goutte amère, et si, de place en place, des ombres légères passent dans son ciel bleu, sa mélancolie fugitive est comme la fraîcheur d'un jour d'été. L'optimisme est le fond de sa nature.

Entre Thackeray et Dickens, il y a à peu près le même parallélisme qu'entre Swift et Sterne: Thackeray, plus amer et plus fort; Dickens, plus aimable et plus riant.

[Pg 286]

Le plus grand de tous les humoristes est Rabelais. Il est dans l'humour ce qu'Homère est dans l'épopée, ce que Swift est dans l'ironie: le père, la source, sacrum caput.

Qu'y a-t-il de si grand dans l'humour de Rabelais? C'est que chez lui le mépris de l'univers, le sentiment de la vanité et du néant des choses, que nous avons tant de peine à nous figurer autrement que triste et amer, est accompagné de bienveillance et de joie. Cette bonté profonde du patriarche des humoristes, ce rire large et serein font de son livre, qui est par excellence Bible de l'humour c'est-à-dire d'un art raffiné, corrompu et malade, un livre sain comme fis écrits des classiques. «J'en ai vu par le monde (ce ne sont fariboles) qui, étant grandement affligés du mal de dents, après avoir tous leurs biens dépensés eu médecins sans en rien profiter, n'ont trouvé remède plus expédient que de mettre nos chroniques pantagruéliques entre deux beaux linges bien chauds et les appliquer au lieu de la douleur, les sinapizant avec un peu de poudre d'oribus. Est-ce rien cela? Trouvez-moi un livre, en quelque langue, en quelque faculté et science que ce soit, qui ait telles vertus, propriétés et prérogatives, et je vous paye chopine.»

Une autre grandeur de Rabelais, c'est qu'il est naturel, à tel point que chez lui l'écrivain[Pg 287] humoriste et l'homme ne font qu'un. La leçon de philosophie contenue dans le premier verset de l'Ecclésiaste, et qui est tout renseignement de l'humour, il l'a donnée dans sa personne en même temps que dans ses écrits: il a d'abord construit dans sa vaste mémoire, dans sa puissante intelligence, l'édifice tout entier de la science humaine; il est devenu l'homme le plus savant de son siècle, plus savant qu'Erasme, que Calvin, que Guillaume Budé; puis, culbutant d'un coup de pied cette pyramide orgueilleuse, il s'est mis à gambader sur ses ruines afin qu'on sût que tout est vanité.

Mais admirez ici le grand sens de l'artiste: il a su contenir et borner l'humour. S'il ne nous avait offert que des ruines, son livre n'aurait aucun intérêt. Or, c'est un livre «de haulte gresse» et plein d'«une substantificque moelle», c'est-à-dire plein de sagesse et de raison, mais d'une sagesse et d'une raison (notez bien ce point, c'est l'essentiel) que l'auteur a toujours soin d'anéantir poétiquement, à mesure qu'elles se produisent, de peur que nous ne les prenions trop au sérieux.

Voyez, par exemple, la lettre que Gargantua écrit à Pantagruel, sou fils, sur ses études: cette lettre est excellente; il ne se peut rien de plus solide, de plus sensé, de plus juste; un noble enthousiasme y respire pour la science[Pg 288] et pour la vertu; mais cherchez bien, et vous trouverez l'humour qui se cache et rit en un coin: c'est dans la signature de la lettre, datée du pays d'Utopie. De même, dans les chapitres sur l'éducation,—chapitres si judicieux qu'ils ont servi de type à tous les moralistes qui se sont occupés du même sujet, jusqu'à MM. Jules Simon et Waddington dans leurs plans d'une réforme de l'Université,—Rabelais a le bon goût de chasser doucement le sérieux par quelques détails, quelques images, quelques impossibilités grotesques. La taille seule de ses géants suffirait pour nous rappeler à chaque instant que nous sommes dans un monde de fantaisie, et quand Pantagruel raconte une lamentable histoire touchant le trépas des héros, si l'émotion nous gagnait, nos larmes sécheraient bien vite en voyant celles du narrateur «couler de ses œilz grosses comme œufs d'autruche».

Mais, quels que soient la finesse et l'esprit de Rabelais, donnons-nous garde d'exagérer la fonction de l'art proprement dit chez un tel humoriste. Ce qui domine dans son génie, c'est la spontanéité, la nature; il abonde, il excède, il déborde, il a quelque chose d'inconscient qui rappelle encore une fois sous ma plume le nom et le souvenir d'Homère. O l'erreur, l'erreur des critiques, qui, cherchant le sens du Pantagruel,[Pg 289] veulent y voir tantôt une satire de la société contemporaine, tantôt un protestantisme caché, et tantôt je ne sais quels symboles platoniciens! Comme cela montre bien l'impuissance naturelle de nos petits esprits à concevoir la haute universalité de l'humour, l'impuissance particulière de la raison française à comprendre la folie poétique! Platon, la société contemporaine, les protestants, les catholiques, le roi, le pape... qu'est-ce que ces pygmées? Rabelais se moque bien de cela[5]!

C'est une vraie plaisanterie humoristique de la destinée que le plus grand des humoristes soit né en France, pays où l'humour est si rare.

Avant Rabelais et après lui il y a cependant eu dans notre littérature et dans notre histoire un certain nombre d'humoristes plus ou moins complets. Le fond de l'humour étant, en somme, le sentiment que tout est néant et vanité sous le soleil, on peut d'avance affirmer qu'il n'y a point d'esprit vraiment supérieur, philosophe ou poète, qui n'en possède une certaine dose. Une histoire de l'humour en France serait un travail intéressant et très neuf. Je ne prétends point le faire, ni même en tracer le plan général;[Pg 290] je ne veux que citer quelques noms ça et là.

Le génie de Villon, au XVe siècle, a été résumé par un érudit dans une phrase que je me plais à transcrire ici, parce qu'elle contient les termes mêmes de notre dernière définition de l'humour. «Dans les vers de Villon, dit fort bien M. Anatole de Montaiglon, la bouffonnerie se mêle à la gravité, l'émotion à la raillerie, la tristesse à la débauche; le trait piquant se termine avec mélancolie; le sentiment du néant des choses et des êtres est mêlé d'un burlesque soudain qui en augmente l'effect.»

Au XVIIe siècle, l'humour de Pascal, désespéré, battu des flots, est venu aborder au christianisme comme dans un port mal abrité contre la tempête et toujours plein d'une tragique agitation.

Au siècle suivant, Voltaire, polémiste passionné, prend trop au sérieux les choses de ce bas monde pour qu'il pût mériter le nom d'humoriste, s'il ne lui arrivait parfois, comme le dit très justement Jean-Paul dans son langage bizarre, de «se séparer des Français et de lui-même par l'idée anéantissante». Ses romans, Micromégas surtout et Candide, sont des œuvres qui s'élèvent fort au-dessus de la satire et du simple persiflage, et qui appartiennent à l'humour ou du moins à la haute ironie.—De tous les écrivains de notre littérature, le plus étranger à toute espèce[Pg 291] d'humour est certainement Buffon. Dans son discours de réception à l'Académie française, Buffon apparaît à nos yeux comme l'oracle par excellence de la gravité, lorsqu'il recommande à ses confrères d'employer dans leur style les expressions les plus générales, parce qu'elles sont les plus nobles. Le style de l'humour, nous l'avons vu, affectionne le procédé directement inverse: fuyant par dessus tout les termes généraux, il recherche la familiarité pittoresque et le détail précis, qui anéantissent le sérieux et rendraient ridicule le sublime lui-même.

Napoléon Ier, dans un autre genre et sur une autre scène, était, lui aussi, totalement dépourvu d'humour. «On ne trouverait pas dans sa vie entière, écrit son historien le plus rigoureux, une seule de ces philosophiques ironies sur soi-même, qui nous ravissent dans un César ou dans un Frédéric, parce qu'elles nous montrent que l'homme est supérieur au rôle, qu'il se juge lui-même, qu'il n'est pas dupe de sa propre fortune. Écoutez Frédéric exposant les motifs qui le poussèrent à s'emparer de la Silésie: «L'ambition, dit-il, l'intérêt, le désir de faire parler de moi décidèrent de la guerre.» Napoléon, au contraire ... Même, lorsqu'il a vendu Venise ou fait fusiller le duc d'Enghien, il prétend avoir agi en bienfaiteur de l'humanité. Il n'a pas cette suprême grandeur de[Pg 292] l'homme qui consiste à s'apprécier soi-même à sa juste valeur; il reste, par son incurable infatuation, au niveau des petits esprits. Il n'a pas même ce sublime quart d'heure d'Auguste mourant, qui demande en souriant à ses amis «s'il leur semble avoir bien joué le drame de la vie[6]». Mme de Rémusat raconte dans ses Mémoires que Napoléon reprochait à Henri IV d'avoir manqué de gravité. «C'est une affectation qu'un souverain doit éviter, disait-il, que celle de la bonhomie. Que veut-il? rappeler à ceux qui l'entourent qu'il est un homme comme un autre? Quel contresens! Dès qu'un homme est roi, il est à part de tous; et j'ai trouvé l'instinct de la vraie politique dans l'idée qu'eut Alexandre de se faire descendre d'un dieu.»


La littérature de notre siècle compte un certain nombre d'humoristes partiels, dont Sterne mesurerait exactement l'esprit en disant qu'ils possèdent la moitié, le quart ou les deux cinquièmes de l'humour.

Par exemple, ce n'est pas le scepticisme qui manquait à l'auteur du Génie du christianisme, depuis l'Essai sur les Révolutions, ouvrage de sa jeunesse, où Chateaubriand disait de Chamfort: «Je me suis toujours étonné qu'un homme qui[Pg 293] avait tant de connaissance des hommes eût pu épouser si chaudement une cause quelconque», jusqu'au jour où, las de vivre et rassasié d'années, il écrivait à Béranger: «La politique, vous savez que depuis longtemps je n'y crois plus; peuples et rois, tout s'en va; liberté et tyrannie ne sont à craindre ou à espérer pour personne. Une seule chose seulement me fait rire, c'est qu'il y ait des hommes d'esprit qui prennent tout ce qui se passe au sérieux.» Mais chez Chateaubriand, la forme, qui est toujours grave, emporte le fond; il y a dans ses boutades plus de pose que de véritable humour, et surtout il était vain et infatué de lui-même à un degré incompatible avec ce genre d'esprit.

Courier, persifleur excellent à la vraie mode de France, n'a pas le moindre grain d'humour. Stendhal en a un peu plus, et il en affecte encore davantage. Mérimée en a autant que Stendhal, mais sans affectation. L'humour, chez ce parfait écrivain, est sévèrement mesuré et réglé par le goût; l'artiste et l'homme du monde se sont unis en lui pour tenir l'humoriste en échec. Mais je reconnais l'humour au plaisir que prend l'auteur de Lokis et de la Vénus d'Ille à mystifier le lecteur ébahi.

Mérimée raconta un jour à M. Jules Sandeau une anecdote qui est, à mon sentiment, le dernier mot de l'humour, en ce sens qu'elle nous[Pg 294] fait toucher du doigt la limite extrême que l'humour ne peut pas dépasser et où il confine au scandale:

«Le 29 juillet 1830, quand la lutte touchait à sa fin, un enfant de Paris, un de ces intrépides vauriens qu'on est sûr de trouver mêlés dans toutes les insurrections, tirait d'un point de la rive gauche sur le Louvre, qu'on attaquait. Il ne ménageait ni le plomb ni la poudre; seulement il tirait de loin, et, novice encore dans le maniement des armes, il tirait mal et perdait tous ses coups. Témoin de sa maladresse, touché de son inexpérience, un particulier qui flânait par là en simple curieux l'aborda civilement, lui prit son fusil des mains, et après quelques bons conseils sur la façon de s'en servir, voulant joindre l'exemple au précepte, il ajusta magistralement un garde suisse qui, debout dans l'embrasure d'une fenêtre, brûlait ses dernières cartouches et faisait tête aux assaillants. Le coup partit, le garde suisse tomba. Là-dessus, l'obligeant inconnu remit gracieusement le fusil à son propriétaire, et comme celui-ci, tout émerveillé, l'engageait à le reprendre et à continuer: «Non, répliqua-t-il, ce ne sorti pas mes opinions[7]

[Pg 295]

Il n'y a rien au delà de ce trait. La seule chose que je puisse, non point égaler à un tel paradoxe d'humour, mais lui comparer dans une certaine mesure, c'est une histoire, extraite par Bayle des Aventures de Charles d'Assoucy; il s'agit d'un voleur qui se contentait, le jour de Pâques, d'ôter la bourse aux passants et qui leur laissait le manteau, «en considération, disait-il, de ce que je viens de communier et du grand mystère que nous célébrons aujourd'hui».

M. Renan est un humoriste aux trois quarts parfait; personne n'a compris plus profondément que lui la philosophie de l'Ecclésiaste; mais dans la cathédrale «désaffectée» où ce grand-prêtre du scepticisme proclame le néant des espérances humaines et la farce divine de la création, il dit toujours la messe avec une gravité que le bon Rabelais eût prise pour de la foi.


Il ne faut pas demander aux critiques français dont la culture est trop exclusivement classique une bonne définition de l'humour; on en chercherait vainement une dans Sainte-Beuve, qui n'a jamais su goûter Rabelais que du bout des lèvres. Pour comprendre comme il faut l'humour, il est nécessaire d'avoir reçu le baptême de l'esprit étranger; M. Scherer remplissait cette condition, et dans un article du Temps (24 mai 1870) recueilli plus lard dans la sixième[Pg 296] série de ses Études sur la littérature contemporaine, il a défini le mot aussi complètement qu'il est possible de le faire en trois pages.

Bien que l'Angleterre soit, avec l'Irlande, le pays de l'humour, il ne faut pas attendre non plus de la critique anglaise une notion générale et abstraite de l'esprit humoristique. La critique anglaise s'est toujours fort peu souciée d'esthétique; les faits l'intéressent plus que les idées. Dans son livre sur les humoristes anglais du XVIIIe siècle, Thackeray n'a pas jugé utile de définir vraiment l'humour une seule fois. Carlyle aussi s'en est tenu à une définition partielle. M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, a fort brillamment décrit quelques-uns des caractères extérieurs de l'humour, mais sans remonter à l'idée génératrice de ce genre d'esprit et de talent.

En Allemagne, la Poétique de Jean-Paul, livre extravagant et obscur, est le vrai code de d'humour, et plusieurs chapitres des admirables Reisebilder d'Henri Heine en sont le commentaire lumineux.—Le grand sens de Hegel a condamné l'humour avec la dernière sévérité. Il y voit la fin du romantisme et la ruine de l'art. La subjectivité infinie, en d'autres termes le sentiment du moi spirituel, principe de l'art moderne, finit fatalement par tomber dans le plus détestable excès. L'humour, c'est la personnalité[Pg 297] de l'artiste gonflée, débordée et envahissant toute son œuvre. Un humoriste est un écrivain rempli de vanité ou d'orgueil, qui se regarde lui-même comme le personnage le plus important et le plus intéressant de ses écrits, ou plutôt comme le seul qui ait de l'importance et qui soit digne d'intérêt. Il est l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. Les sujets qu'il traite sont tous égaux et sont tous indifférents. Moïse et les Israélites traversant la mer Rouge, Léonidas et les trois cents Spartiates mourant aux Thermopyles, n'ont pas plus de valeur, pas plus de dignité à ses yeux ... qu'un vieux balai, un mouchoir de poche de couleur ou un morceau de pipe cassée, puisque la seule chose substantielle dans l'art et dans ses productions, c'est l'esprit, l'imagination, la sensibilité, la grâce et les grâces de l'artiste.

Rien de plus juste que cette magistrale sentence de condamnation. Mais Hegel se trompe en donnant à entendre que l'humoriste a foi en lui-même et n'a pas d'autre foi: non, s'il met ainsi sa personne en avant, ce n'est ni par vanité ni par orgueil; c'est pour l'anéantir, elle aussi, sur les débris de l'univers.


[1] On se rappelle que Schlegel fonde toute sa théorie de la comédie sur une prétendue contradiction du tragique et du comique.

[2] Rabelais.

[3] Traduction de M. Renan.

[4] Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 200.

[5] Je n'ai garde de révoquer en doute certaines allusions contemporaines qui sont incontestables; ce que je nie, au nom de la poésie comme de l'humour, c'est que le Pantagruel soit le développement logique et suivi d'une allégorie particulière.

[6] Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. II, p. 336.

[7] Séance de l'Académie française du 8 janvier 1878. Réponse du directeur, M. Jules Sandeau, à M. de Loménie, récipiendaire.


[Pg 298]
[Pg 299]

CHAPITRE VIII

L'HUMOUR DANS SHAKESPEARE, ARISTOPHANE ET MOLIÈRE

Les Oiseaux d'Aristophane.—La raison moyenne dans le théâtre de Molière.—Humour du Malade imaginaire et du Misanthrope.—Les clowns et les philosophes de Shakespeare.—Falstaff.—Les sept âges de la vie humaine.—Le banquet de la lin.—Conclusion générale.

L'humour signifie maintenant pour nous quelque chose, grâce au soin que nous avons eu de exclure aucun des sens partiels de ce mot, depuis le plus superficiel, où il se confond avec le huitième sens du mot français humeur, selon le dictionnaire de Littré, jusqu'au plus profond, où cette bizarre forme d'esprit nous est apparue comme l'alliance paradoxale d'un tempérament optimiste et joyeux avec l'espèce de philosophie[Pg 300] si amèrement exprimée dans le premier verset de l'Ecclésiaste.

J'ai essayé de rendre sensible à l'imagination l'idée générale de l'humour par toutes sortes d'exemples tirés de la littérature et de l'histoire; je craindrais, en résumant cette longue investigation, de prêter une précision trop rigoureuse à une définition qui, pour être vraie, doit rester, à mon avis, un peu vague et flottante. S'il faut en rassembler une dernière fois les termes principaux, j'aime mieux ne pas prendre moi-même la responsabilité d'une besogne si délicate, et je cède la parole au critique français qui a donné de l'humour la plus juste définition que je connaisse.

«Le rire, écrit M. Scherer[1], est excité par le ridicule, et le ridicule naît de la contradiction entre l'usage d'une chose et sa destination. Un homme tombe à la renverse; nous ne pouvons nous empêcher de rire, à moins pourtant que sa chute n'entraîne un danger, et qu'un sentiment ne soit ainsi chassé par l'autre ... Grossissons maintenant les choses, étendons les termes: la disparate n'est plus dans le double sens d'un mot, entre une attitude et le décorum habituel, entre la folie du moment et la raison qui forme le fond de la vie; elle est entre l'homme même[Pg 301] et sa destinée, entre la réalité tout entière et l'idéal... Supposons maintenant qu'un artiste ait saisi dans toute sa vivacité cette ironie de la destinée. Non pas, toutefois, pour s'en irriter ou s'en indigner. Il a appris à être tolérant... Il supporte, avec une sorte de pitié et presque de sympathie, toutes ces tristesses, ces misères, ces petitesses, ces pauvretés... Il se plaît à recueillir partout des vestiges d'une noblesse première et inaltérable. Seulement, il sait en même temps qu'à tout cela il y a un envers, et il aime à retourner l'envers de l'étoffe, à montrer la vertu dans son cortège d'étroitesses et de ridicules, à signaler le grotesque jusque dans les choses vénérables et vénérées. L'ironie de notre artiste est tempérée d'une sorte de mélancolie; il s'amuse de l'humanité, mais sans amertume. La perception des disparates de la destinée humaine par un homme qui ne se sépare pas lui-même de l'humanité, mais qui supporte avec bonhomie ses propres faiblesses et celles de ses chers semblables,—telle est l'essence de l'humour. On comprend le genre de plaisanterie qui en résulte: une sorte de satire sans fiel, un mélange de choses drôles et touchantes, le comique et le sentimental qui se pénètrent réciproquement.

«Ce n'est pas tout cependant. L'humoriste, en dernière analyse, est un sceptique. Cette[Pg 302] tolérance «les misères de l'humanité qui le caractérise ne peut provenir que d'un affaiblissement de l'idéal en lui. D'où il résulte que notre humoriste joue volontiers avec sou sujet. Sou but principal est de s'amuser et d'amuser les autres. Et c'est pourquoi il outrera facilement le genre de plaisanterie auquel il se livre; il multipliera les contrastes et les dissonances; il cherchera le bizarre pour le bizarre même. Il lui faudra la drôlerie à tout prix; il aura des inventions burlesques; il tombera dans l'équivoque et la bouffonnerie. Ce qui n'empêche pas que la disposition de l'humoriste ne soit probablement, en somme, la plus heureuse qu'on puisse apporter dans la vie, le point de vue le plus juste d'où l'on puisse la juger... L'humoriste est sans doute le vrai philosophe—pourvu cependant qu'il soit philosophe.»


Il nous reste à examiner l'humour dans Shakespeare et dans Molière, à chercher si ces deux poètes sont des humoristes, et dans quelle mesure ils le sont.—Un mot d'abord sur Aristophane.

Incompatible avec la saine raison, avec la beauté simple et sévère de l'art classique en général, l'humour s'est cependant glissé dans l'ancienne comédie grecque à cause de la licence extraordinaire qui la distingue à tous les points de vue.

[Pg 303]

Dans la comédie de la Paix, Trygée, traversant les airs à cheval sur un escarbot, s'écrie: «Machiniste, fais bien attention à moi, car la peur commence à me prendre au ventre.» Cette plaisanterie, dont l'effet est de détruire l'illusion théâtrale, est un trait d'humour, et il y en a mille de même espèce dans le théâtre d'Aristophane. La forme générale en est humoristique par le décousu de la composition, par les digressions, les allusions et les saillies de toute nature qui escamotent continuellement l'idée principale sous l'inattendu et l'accessoire; par la parabase elle-même, intervention directe et brusque de la personne du poète dans son œuvre, sorte de préface bizarrement jetée au beau milieu de l'action dramatique; enfin, par le rapprochement ou le mélange des trivialités les plus ignobles et du lyrisme le plus pur et le plus éclatant.

Mais, à considérer d'autres choses plus importantes—l'inspiration habituelle du poète, ses préoccupations favorites, son caractère, bref le fond de son théâtre et de sa pensée—Aristophane m'apparaît comme le contraire même de l'humoriste. Il est plein de petites passions et de préjugés étroits. On n'a jamais été plus homme de parti, et quel parti! celui du passé contre l'avenir et le progrès, des ténèbres contre la lumière. Sa polémique violente contre Euripide et contre Socrate ne fait pas honneur à la[Pg 304] portée de son esprit aux yeux de la postérité. S'il raille avec une verve acharnée les démagogues et le peuple, c'est qu'il est très passionnément du parti conservateur et qu'il pense en politique comme les aristocrates. En combattant Cléon, il fait simplement les affaires de Nicias. Il est avant tout citoyen, et je ne lui en fais pas un reproche; mais ce degré de passion civique est inconciliable avec la haute philosophie de l'humour. Il est impossible d'être moins dégagé des préjugés de son temps, plus claquemuré dans le point de vue borné du passé et de la routine.

Une œuvre, cependant, fait exception dans le théâtre tout politique d'Aristophane: c'est la fantaisie aérienne des Oiseaux. Cette comédie charmante est le chef-d'œuvre de la poésie humoristique dans l'antiquité. Ici, le poète s'élève bien au-dessus de la simple satire individuelle ou sociale; son ironie universelle, exempte d'amertume, se joue de toutes les classes de la société indistinctement, philosophes, devins, poètes, avocats, magistrats, législateurs; montant plus haut encore, elle s'envole jusque pardessus l'Olympe; elle se moque des hommes et des dieux, de la terre et du ciel. Il n'y a rien de plus gracieux ni de plus hardi.


Dans les champs libres de l'air, les oiseaux[Pg 305] imaginent de bâtir une ville forte et de devenir les maîtres du momie en interceptant toute communication entre les dieux et les hommes. Les dieux, inquiets, dépêchent en éclaireur la messagère Iris. Menacée de mort par les oiseaux» elle s'écrie:

«Je suis immortelle!

—Tu n'en mourrais pas moins. Ah! ce serait vraiment intolérable! Quoi! l'univers nous obéirait, et les dieux seuls feraient les insolents, et ne comprendraient pas encore qu'il leur faut à leur tour subir la loi du plus fort! Mais, dis-moi, où diriges-tu ton vol?

—Moi? Envoyée par Jupiter auprès des hommes, je vais leur dire de sacrifier aux dieux olympiens, d'immoler sur les autels des brebis et des bœufs, et de remplir leurs rues d'une épaisse fumée de graisse grillée.

—De quels dieux parles-tu?

—Desquels? mais de nous, des dieux du ciel.

—Vous, dieux?

—Y en a-t-il d'autres?

—Les hommes maintenant adorent les oiseaux comme dieux, et c'est à eux qu'ils doivent offrir leurs sacrifices, et non à Jupiter, par Jupiter[2]

[Pg 306]

Rien de plus humoristique que ce dernier trait.—La situation devient tout à fait intolérable pour les dieux, qui se décident à envoyer aux oiseaux une ambassade composée de Neptune, d'Hercule et d'un dieu triballe, personnage grotesque. Ils se présentent dans la nouvelle cité au moment où Pisthétérus, organisateur de la république des oiseaux, est occupé à faire la cuisine.

«PISTHÉTÉRUS.—Esclave, donne la râpe au fromage; apporte le silphium, passe-moi le fromage, veille au charbon.

HERCULE.—Mortel, nous sommes trois dieux qui te saluons.

PISTHÉTÉRUS.—Attends que j'aie mis mon silphium.

HERCULE.—Qu'est-ce que ces viandes?

PISTHÉTÉRUS.—Ce sont des oiseaux punis de mort pour avoir attaqué les amis du peuple.

HERCULE.—Et tu les assaisonnes avant que de nous répondre?

PISTHÉTÉRUS.—Ah! Hercule, salut! Qu'y a-t-il?

HERCULE.—Les dieux nous envoient ici en ambassade pour traiter de la paix... Nous n'avons pas intérêt à vous faire la guerre; pour vous, soyez nos amis, et nous promettons que vous aurez toujours de l'eau de pluie dans vos citernes et la plus douce température. Nous[Pg 307] sommes, à cet égard, munis de pleins pouvoirs.

PISTHÉTÉRUS.—Nous n'avons jamais été les agresseurs; et, aujourd'hui encore, nous sommes disposés à la paix selon votre désir, pourvu que vous accédiez à une condition équitable; c'est que Jupiter rendra le sceptre aux oiseaux. Cette convention faite, j'invite les ambassadeurs à dîner.

HERCULE.—Cela me suffit, je vote pour la paix.

NEPTUNE.—Malheureux! Tu n'es qu'un idiot et un goinfre. Veux-tu donc détrôner ton père?

PISTHÉTÉRUS.—Quelle erreur! Mais les dieux seront bien plus puissants, si les oiseaux gouvernent la terre. Maintenant les mortels, cachés sous les nues, échappent à vos regards et parjurent votre nom; mais si vous aviez les oiseaux pour alliés, qu'un homme, après avoir juré par le corbeau et par Jupiter, ne tienne pas son serment, le corbeau s'abat sur lui à l'improviste et lui crève l'œil.

NEPTUNE.—Bonne idée, par Neptune!

HERCULE.—C'est aussi mon avis ... je vote pour que le sceptre leur soit rendu..?

PISTHÉTÉRUS.—Ah! j'allais oublier un second article: je laisse Junon à Jupiter, mais à condition qu'on me donne en mariage la jeune Royauté.

NEPTUNE.—Alors, tu ne veux pas la paix. Retirons-nous.

[Pg 308]

PISTHÉTÉRUS.—Peu m'importe; cuisinier, soigne la sauce.

HERCULE.—Quel homme bizarre que ce Neptune! Où vas-tu? Ferons-nous la guerre pour une femme?

NEPTUNE.—Et quel parti prendre?

HERCULE.—Lequel? conclure la paix.

NEPTUNE.—O le niais! veux-tu donc toujours être dupé? Mais tu fais ton malheur. Si Jupiter meurt après avoir abdiqué la puissance royale à leur profit, tu es ruiné; car c'est à toi que reviennent toutes les richesses qu'il laissera.

PISTHÉTÉRUS.—Ah! mon Dieu! comme il t'en fait accroire! Viens ici à l'écart, que je te parle. Ton oncle t'entortille, mon pauvre ami. La loi ne t'accorde pas une obole des biens paternels, puisque tu es bâtard et non fils légitime.

HERCULE.—Moi, bâtard! Que dis-tu là?

PISTHÉTÉRUS.—Mais sans doute; n'es-tu pas né d'une femme étrangère? D'ailleurs, Minerve n'est-elle pas reconnue pour l'unique héritière de Jupiter? Et une fille ne le serait pas, si elle avait des frères légitimes.

HERCULE.—Mais si mon père, au lit de mort, voulait me donner ses biens, tout bâtard que je suis?

PISTHÉTÉRUS.—La loi s'y oppose; et ce Neptune même qui t'excite maintenant serait le premier à revendiquer les richesses de ton père,[Pg 309] en sa qualité de frère légitime. Écoute; voici comment est conçue la loi de Solon: «Un bâtard ne peut hériter s'il y a des enfants légitimes; et s'il n'y a pas d'enfants légitimes, les biens passent aux collatéraux les plus proches.»

HERCULE.—Et moi, je n'ai rien de la fortune paternelle?

PISTHÉTÉRUS.—Rien absolument. Mais, dis-moi, ton père t'a-t-il fait inscrire sur les registres de sa phratrie?

HERCULE.—Non, et il y a longtemps que je m'en étonnais.

PISTHÉTÉRUS.—Qu'as-tu à montrer le poing au ciel? Veux-tu te battre? Mais sois pour nous, je te ferai roi et te donnerai monts et merveilles.

HERCULE.—Ta seconde condition me semble juste; je t'accorde la jeune fille...

PISTHÉTÉRUS.—Voilà des oiseaux découpés fort à propos pour le repas de noces.»


Tout est humoristique dans cette scène prodigieuse, notamment la plaisante attribution que le poète fait aux dieux des usages et de la législation des hommes. On a obtenu de nos jours un grand succès de rire en travestissant d'une manière semblable les personnages célestes; mais, bien entendu, on n'a osé parodier qu'une mythologie morte, au lieu que la témérité, presque inconcevable pour nous, de l'humour[Pg 310] d'Aristophane se jouait de la vivante religion du peuple.

C'est peu de dire que l'ironie du poète n'épargne pas les dieux. Elle ne ménage pas même les oiseaux, ces nouveaux maîtres du monde. Pisthétérus en fricasse quelques-uns pour le repas d'Hercule et de Neptune, et il ose dire au chœur entier des oiseaux, qu'il veut exciter contre les hommes: «Une foule d'oiseleurs vous tendent des lacets, des pièges, des gluaux, des filets de toute espèce; on vous prend, on vous vend en masse, et les acheteurs vous tâtent, pour s'assurer si vous êtes gras. Encore si l'on vous servait simplement rôtis sur ta table! mais on râpe du fromage dans un mélange d'huile, de vinaigre et de silphium, auquel on ajoute une autre sauce grasse, et on verse le tout bouillant sur votre dos!»


Arrivons enfin à Shakespeare et à Molière. Aux yeux des critiques étrangers (nous l'avons dit en commençant cette élude sur l'humour) Shakespeare est plus humoriste que Molière. Je partage le sentiment de ces critiques: mais je ne suis pas du tout disposé à faire de la qualification d'humoriste un éloge absolu et sans réserve. J'accorde que l'humoriste est le vrai sage; il est seul déniaisé; il n'est la dupe de rien; il connaît trop les secrets des coulisses[Pg 311] pour prendre au sérieux la comédie humaine; le monde lui apparaît comme une grande foire aux vanités, et en même temps il est né avec un tempérament si heureux qu'au lieu de pleurer et de s'indigner au spectacle de tant de misères et de sottises, il rit. Reste à savoir si ce désintéressement, cette indifférence suprême doit être l'idéal du véritable artiste.

Si l'on croit avec Malherbe qu'un bon poète n'est pas plus utile à l'État qu'un bon joueur de quilles (et ce paradoxe est soutenable), alors tout ce qui peut élever le poète sur les stériles sommets de cette philosophie, même aux dépens de l'activité pratique et des services rendus, est à souhaiter pour son propre perfectionnement et pour notre plaisir. Si, au contraire, on regarde le poète, non comme un individu complètement isolé du monde dans ces temples sereins dont parle Lucrèce, mais comme un membre du corps social; si l'on pense avec Aristote que l'homme est un animal politique et que l'auteur comique doit à sa manière, pro sua parte virili, satisfaire, lui aussi, à cette définition, alors il ne faut pas que le poète plane trop au-dessus de l'univers et se dispense ainsi de contribuer de sa personne au mouvement de la machine. Il doit pousser aux roues et, pour cela, marcher franchement avec nous sur la roule poudreuse et, s'il le faut, dans l'ornière. «Montre moi ton[Pg 312] pied, génie, dit quelque pari Victor Hugo, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. Si tu n'as pas de cette poussière, si tu n'as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t-en!»

Il n'y a de réellement utiles en ce monde que les gens naïfs et bornés; quant à ces sages, si affranchis de nos passions et si désintéressés de nos affaires, on s'en passerait, car ils ne font rien.

Molière croyait ingénument que «l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes[3]»; il s'en tenait à la bonne vieille devise: Castigat ridendo mores, et il agissait en conséquence. Les dilettanti de l'esthétique, qui sourient de cette prétention, sont-ils bien sûrs qu'elle n'ait pas été justifiée par le succès? Sont-ils bien sûrs que le progrès moral et intellectuel de la France aurait été aussi rapide si Molière n'avait pas fait, en homme honnête et convaincu, la guerre aux vices et aux ridicules de son temps?

L'auteur du mémoire que j'ai déjà cité sur les Conditions de la bonne comédie, M. Hillebrand, pense que ce qui manque à notre comédie contemporaine pour rivaliser avec celle de Molière,[Pg 313] c'est avant tout le courage et te bon sens de ce grand homme, et il dit éloquemment:

«Si aujourd'hui le poète avait la hardiesse de peindre d'après nature, comme dit Molière, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde; s'il osait attaquer les engouements du moment; si, au lieu de la glorifier, il flétrissait la bohême de l'art et des lettres; s'il mettait à nu l'ineptie de nos «grands hommes» ou la pauvreté de nos «brillantes» réputations; s'il portait impitoyablement sur la scène nos grands écrivains organisant la réclame à défier le charlatan de foire; s'il riait de la littérature pompeuse et guindée que personne n'ose ne pas admirer; s'il flagellait un peu nos hommes aux grands principes humanitaires, aux idées généreuses; s'il raillait nos ni voleurs insatiables, nos défenseurs pathétiques du droit nouveau, nos belliqueux apôtres de la Révolution et de la civilisation; s'il défendait avec verve la société contre les attaques creuses et emphatiques qu'on accumule contre elle, et s'il découvrait l'inanité des idoles du temps, ne trouverait-il personne qui voulût rire avec lui[4]

Pour suivre le programme que M. Hillebrand trace à nos auteurs contemporains et que Molière[Pg 314] a suivi, il faut que le poète ait la naïveté sublime de croire qu'il est, lui aussi, un homme d'action et qu'il peut faire quelque bien. Cette illusion généreuse ou cette noble confiance n'est guère possible à l'humoriste, qui est désabusé, sceptique, comme le dit fort justement M. Scherer, et chez qui la tolérance philosophique pour toute l'humanité provient d'un affaiblissement de l'idéal. Voilà la vilain côté de l'humour, le revers de la médaille. Et voilà pourquoi, en convenant que Shakespeare est un plus grand humoriste que Molière, je ne saurais attribuer à ce mot la valeur d'un éloge absolu pour le premier de ces poètes ni d'un blâme quelconque pour le second.

L'humour universel de Shakespeare a peut-être été moins utile à la civilisation que la lutte en champ clos soutenue par Molière pour la vérité contre l'erreur. L'humanité les admire également tous les deux; mais son cœur a plus d'estime pour la foi vive du combattant que pour la haute indifférence du philosophe et de l'artiste, et Molière est plus aimé que Shakespeare.


L'horizon du poète français est plus étroit que celui de son grand rival, j'aime mieux dire de son frère aîné; cela n'est vraiment pas contestable, et il ne sert à rien de le nier, comme l'a fait son apologiste allemand, M. Humbert,[Pg 315] dans l'ardeur un peu indiscrète de son zèle; reconnaissons plutôt les bornes de Molière, et montrons, ce qui n'est pas difficile, que ces bornes faisaient sa force.

Une des barrières qui se dressaient devant lui était la puissance royale; notre grand comique l'a toujours respectée, et pour cause. Faut-il appeler Louis XIV la limite de Molière, ou bien sa force et son appui? Oublie-t-on que sa verve n'aurait pu s'exercer librement contre la noblesse si le roi ne l'avait protégé? Protection parfois dure et humiliante, j'en conviens, mais intelligente en somme, et dont on doit féliciter le poète, au lieu de l'en blâmer ou de l'en plaindre, comme font des libéraux qui se trompent de siècle.

Une autre borne du génie de Molière était l'Église et la foi catholique. Le comique français n'a jamais osé prendre avec cette puissance sacrée la moindre des libertés que se permettait l'humour d'Aristophane. Il n'aurait plus manqué que cela! C'est assez, c'est beaucoup, qu'il ait eu l'audace d'écrire et de jouer Tartuffe. La critique contemporaine en prend fort à son aise; elle trouve que la comédie, la poésie et l'humour se passeraient bien de cette froide personnification de la sagesse à laquelle l'auteur a donné le nom de Cléante: mais le rôle et les discours de Cléante étaient[Pg 316] le laissez-passer indispensable du Tartuffe.

Ce point de fait bien établi, ne craignons pas de reconnaître la gravité, la pondération, la mesure de l'esprit de Molière, et son manque total d'humour en ce sens. Il est à mille lieues de la hardiesse et de la liberté sans frein de Rabelais, qui ne ménageait personne, ni le peuple, ni les savants, ni la cour, ni l'Église même, qui osait s'attaquer à tout ce qui avait nom dans le monde et allait chercher ses victimes jusque sur le trône et sur le saint siège. L'idéal de Molière est une sorte de raison moyenne, de sens commun, qui n'est en somme que le préjugé du grand nombre, et que l'Ariste de l'École des maris définit fort prosaïquement en ces termes:

Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui dans ses excès, dont ils sont amoureux,
Seraient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux:
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous
Que du sage parti se voir seul contre tous.

[Pg 317]

Molière représente l'un après l'autre les ridicules du siècle et de la société; comme sa galerie de portraits est riche et comme son pinceau est un pinceau de génie qui élève chaque modèle particulier à la hauteur d'un type général, il se trouve qu'en définitive il a peint l'humanité; mais il ne paraît point avoir eu et il n'a jamais exprimé, non pas même par la bouche d'Alceste, la profonde idée humoristique de l'humaine folie. Il n'a pas la haute sagesse de Rabelais proclamant par l'organe de Panurge que «tout le monde est fol». Le spectacle actuel du monde, dans le rôle nettement défini de chaque acteur, absorbait uniquement son attention; il n'avait pas le loisir ou le goût de laisser s'envoler bien haut sa rêverie et de contempler les tréteaux où s'agitent un moment les marionnettes humaines, du point de vue de l'éternité.


En un sens cependant Molière est humoriste. Il a su se dédoubler et rire de lui-même avec une telle sérénité, que, si l'on n'était pas averti pur l'histoire mélancolique de sa vie, on ne se douterait jamais que c'est sa propre personne qu'il livre à la raillerie dans plusieurs de ses œuvres. «Il s'est joué le premier», écrit son camarade Lagrange, «en plusieurs endroits, sur les affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique.»

[Pg 318]

Ce n'est pas tant dans l'Impromptu de Versailles (la seule pièce de Molière louée expresse-meut par Jean-Paul) que j'admire cette puissante objectivité humoristique du poète, que dans George Dandin, le Malade imaginaire et le Misanthrope. Voilà les œuvres où Molière s'est réellement élevé par le rire au-dessus de ses propres douleurs, el il n'y a rien de plus fort, rien de plus étonnant. Ce miracle d'humour a tellement frappé M. Humbert, qu'il n'hésite pas à dire que l'objectivité même d'un Shakespeare ou d'un Gœthe n'a rien d'aussi extraordinaire. Shakespeare et Gœthe, en effet, offrent-ils quelque chose de comparable au rire de Molière malade, de Molière mourant sur la scène en jouant le personnage d'Argan, et faisant précéder les folies de la pièce et du ballet qui la termine, de ce prologue triste comme la mort:

Votre plus haut savoir n'est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins;
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère!...

Nous avons fait ailleurs une assez ample connaissance avec l'humour de Shakespeare quand nous avons étudié la tragédie d'Antoine et Cléopâtre[5], et nous avons signalé la scène qui se[Pg 319] passe à bord de la galère de Sextus Pompée comme la plus humoristique de son théâtre. D'autres pièces, Hamlet par exemple et le Roi Lear, sont hautement humoristiques, en ce sens qu'elles nous laissent l'impression profonde du néant du monde et de la vie.—Mais ce n'est point par ce dernier mot de la sagesse qu'il convient de commencer une revue générale de l'humour du grand poète.

Partons du clown, qui est, dans ses tragédies comme dans ses comédies, le personnage humoristique par excellence. Pourquoi humoristique? Ce n'est pas seulement parce qu'il dit des facéties et fait rire par sa balourdise; cette fonction vulgaire est la partie inférieure de son rôle; le vieux théâtre anglais et les poètes qui ne sont point de vrais humoristes se sont contentés de cela. Shakespeare a élevé le clown ou plutôt le fou (car ce mot indique dans la hiérarchie un degré supérieur, et bon nombre des clowns de son théâtre ne sont que de gros balourds sans esprit), Shakespeare, dis-je, a élevé le fou à la hauteur d'un interprète bouffon de sa propre sagesse. Il a personnifié en lui son humour ou son ironie.

«Le fou, dit finement Ulrici, est avec conscience ce que les autres personnages de la comédie sont sans le savoir, un fou; et par cette vue juste il cesse d'être fou, il acquiert le droit[Pg 320] de dire: Le plus fou de nous tous n'est pas celui qu'on pense; et il devient pour son entourage le miroir de la vérité.»

Le galimatias de Pierre-de-Touche, dans Comme il vous plaira, renferme la pensée intime de cette comédie, où le bon sens de Shakespeare a raillé doucement la vie pastorale pendant que son instinct de poète se complaisait à en célébrer lyriquement les charmes. «Et comment trouvez-vous cette vie de berger, maître Pierre-de-Touche? demande Corin.—Franchement, berger, en tant qu'elle est solitaire, je l'apprécie fort; mais en tant qu'elle est retirée, c'est une vie misérable. En tant qu'elle se passe à la campagne, elle me plaît beaucoup; mais en tant qu'elle se passe loin de la cour, elle est fastidieuse. Comme vie frugale, voyez-vous, elle sied parfaitement à mon humeur; mais, comme vie dépourvue d'abondance, elle est tout à fait contre mon goût.»

L'idée de revêtir la raison d'un masque de folie est d'ailleurs vieille comme le monde, et Shakespeare n'a eu qu a la transporter de la réalité dans son théâtre. Dans l'antiquité, Solon et le premier Brutus sont des exemples classiques de ce genre de travestissement. Au moyen âge, les bouffons chargés d'amuser les princes répondaient, quand ils se faisaient une idée élevée de leur rôle, à la définition de l'humoriste.[Pg 321] Les fous de cour out disparu des palais des rois; mais on les retrouve dans nos assemblées politiques: il n'en est presque pas qui n'ait son humoriste, faisant entendre du haut de la tribune des vérités qu'on lui pardonne à cause du déguisement plus ou moins extravagant et burlesque dont les affuble l'art ou la nature.

Ce n'est pas seulement un contraste bizarre que recherche l'humour, c'est, au fond, une preuve d'intelligence philosophique qu'il donne, en choisissant des insensés pour être les organes de la raison. Un auteur allemand qui vivait au XVIIe siècle a écrit un roman intitulé Simplice, où il signale les abus contemporains et avise au moyen de les corriger; mais, pour montrer son peu de foi en la sagesse humaine, il met ses plans de réforme dans la bouche d'un fou.

L'humour de Shakespeare se plaît à faire briller l'esprit des personnages frappés de folie réelle, d'un éclat qui redouble au milieu de leur égarement. «Comme ses répliques sont parfois grosses de sens!» s'écrie Polonius en écoutant divaguer Hamlet; «heureuses reparties qu'a souvent la folie, et que la raison et le bon sens ne trouveraient pas avec autant d'à-propos!»—«O mélange de bon sens et d'extravagance! s'écrie de même Edgar en entendant parler le roi Lear; la raison dans la folie!»

Les meilleurs grotesques de Shakespeare[Pg 322] sont plutôt spirituels que comiques, et leur esprit a naturellement pour effet qu'au lieu de rire à leurs dépens nous rions de concert avec eux, et que, loin de les mépriser, nous pouvons éprouver de la sympathie pour leur personne. L'art de rendre aimables les grotesques a été soigneusement relevé dans nos deux chapitres précédents comme le trait le plus caractéristique de l'humour considéré en général; ce trait distingue particulièrement l'humour de Shakespeare.

Ses ivrognes, ses gueux, ses fripons, ses débauchés, ne se confinent point dans les limites étroites de leur rôle de mauvais sujets. Ils sont indépendants, et leur âme affranchie promène sur leur personne et sur le monde un regard philosophique. Shakespeare relève par la poésie ces pauvres diables ou ces méchants diables, et fait abonder sur leurs lèvres folles de brillantes images et des sentences d'or. «Par l'éclat de l'esprit qu'il leur prêle, dit admirablement Hegel, par la grâce avec laquelle ils se peignent eux-mêmes à leurs propres yeux, Shakespeare fait de ces hommes des créations poétiques et, en quelque sorte, des artistes d'eux-mêmes.»


Considérons Falstaff.—Le problème le plus délicat que la critique puisse se poser au sujet de Falstaff, est celui-ci: Comment se fait-il que[Pg 323] cette «grosse panse», comme l'appellent ses compagnons de débauche, cette «énorme tonne de vin d'Espagne», ce «coquin au ventre omnipotent», ce «doyen du vice», cette «iniquité en cheveux gris», n'excite point notre dégoût, et que nous lui portions, au contraire, une tendresse si réelle et si vive que la sévérité du prince Henry à son égard nous peine lorsque, devenu roi d'Angleterre et homme sérieux, il renie son ancienne connaissance avec de dures paroles?

D'ingénieux moralistes ont remarqué, il est vrai, que le vice est plus aimable que la vertu; mais pour que le vice soit aimable, encore faut-il qu'il soit élégant, et cette condition manque au vieux et corpulent Falstaff.

«Combien y a-t-il de temps, Jack, que tu n'as vu ton propre genou?» lui demande le prince. La réponse de Falstaff est pleine de fantaisie, de bonne humeur et d'esprit sans fiel: «Mon genou! Quand j'avais ton âge, Hal, j'avais ia taille plus mince que la serre d'un aigle; je me serais glissé dans la bague d'un alderman. Peste soit des soupirs et des chagrins! ils vous gonflent un homme comme une vessie.»

L'imagination, l'esprit, quand il est inoffensif, l'ensemble des qualités qui constituent ce qu'on appelle un bon caractère, sont choses aimables en soi; Falstaff nous plaît par cette[Pg 324] heureuse disposition de sa nature et par la bonne grâce avec laquelle il se moque de lui-même. Rien de plus agréablement impertinent que la scène où notre humoriste suppose qu'il est le roi et gronde le prince de Galles, afin de l'accoutumer à soutenir l'éclat de la colère de son père. Il y a une idée semblable dans les Fourberies de Scapin; mais combien Scapin est plus sec, plus brusque, plus direct, moins inventif dans le détail! Scapin dit à Octave:

«Ça, essayons un peu pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle, et voyons si vous ferez bien. Allons. La mine résolue, la tête haute, les regards assurés... Bon. Imaginez-vous que je suis votre père qui arrive, et répondez-moi fermement comme si c'était à lui-même.—Comment, pendard, vaurien, infâme, fils indigne d'un père comme moi, oses-tu bien paraître devant mes yeux après tes bons déportements, après le lâche tour que lu m'as joué pendant mon absence? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud, est-ce là le fruit de mes soins? le respect qui m'est dû? le respect que tu me conserves? (Allons donc!) Tu as l'insolence, fripon, de t'engager sans le consentement de ton père? de contracter un mariage clandestin? Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons... Oh! que diable, vous demeurez tout interdit.»

[Pg 325]

Écoutons maintenant Falstaff:

«Si le feu de la grâce n'est pas tout à fait éteint en toi, tu vas être ému... Donnez-moi une coupe de vin d'Espagne, pour que j'aie les yeux rouges et que je sois censé avoir pleuré; car il faut que je parle avec émotion... Henry, je m'étonne non seulement des lieux où tu passes ton temps, mais aussi de la société dont tu t'entoures. Car, bien que la camomille pousse d'autant plus vite qu'elle est plus foulée aux pieds, cependant plus la jeunesse est gaspillée, plus elle s'épuise. Pour croire que tu es mon fils, j'ai d'abord la parole de ta mère, puis ma propre opinion; mais j'ai surtout pour garant cet affreux tic de ton œil et cette dépression idiote de ta lèvre inférieure. Si donc tu es mon fils, voici ma remontrance. Pourquoi, étant mon fils, te fais-tu montrer au doigt? Voit-on le radieux fils du ciel faire l'école buissonnière et aller manger des mûres sauvages? ce n'est pas une question à poser. Verra-t-on le fils d'Angleterre devenir filou et coupeur de bourses? voilà la question. Il est une chose, Harry, dont tu as souvent ouï parler, et qui est connue à bien des gens dans notre pays sous le nom de poix. Cette poix, selon le rapport des anciens auteurs, est salissante; il en est de même de la société que tu fréquentes. Harry, en ce moment je te parle dans les larmes et non dans l'ivresse,[Pg 326] dans le désespoir et non dans la joie, dans les maux les plus réels et non en vains mots!... Pourtant il y a un homme que j'ai souvent remarqué dans ta compagnie; mais je ne sais pas son nom.

LE PRINCE HENRY.—Quelle manière d'homme est-ce, sous le bon plaisir de Votre Majesté?

FALSTAFF.—Un homme de belle prestance, ma foi! corpulent, l'air enjoué, le regard gracieux et la plus noble attitude; âgé, je pense, de quelque cinquante ans ou, par Notre-Dame, inclinant vers la soixantaine. Et je me souviens maintenant, son nom est Falstaff. Si cet homme est d'humeur libertine, il me trompe fort; car, Harry, je lis la vertu dans ses yeux. Si donc l'arbre peut se connaître par le fruit, comme le fruit par l'arbre, je déclare hautement qu'il y a de la vertu dans ce Falstaff. Attache-toi à lui, et bannis tout le reste.»


L'absence de tout sérieux dans le rôle de Falstaff en tempère l'immoralité et le rend presque innocent; il se moque du monde et se joue de lui-même en virtuose, en artiste, avec une véritable poésie, selon la remarque profonde de Hegel. Le moyen d'attacher la moindre importance à ce qu'il dit, lorsque dans la même phrase il se contredit effrontément?

«Tu m'as fait bien du tort, Hal, Dieu te le[Pg 327] pardonne! Avant de te connaître Je ne connaissais rien; et maintenant, s'il faut dire la vérité, je ne vaux pas mieux que ce qu'il y a de pis. Il faut que je renonce à cette vie-là, et j'y renoncerai; pardieu, si je ne le fais pas, je suis un coquin! Je ne me damnerais pas pour tous les fils de rots de la chrétienté!

LE PRINCE HENRY.—Où prendrons-nous une bourse demain, Jack?

FALSTAFF.—Où tu voudras, mon garçon! J'en suis. Si je me récuse, appelle-moi coquin et moque-toi de moi.»

La partie est organisée. On attaquera le lendemain matin, à quatre heures, des pèlerins qui vont à Cantorbéry avec de riches offrandes. Mais le prince, avec un de ses joyeux compagnons, médite une farce excellente: les pèlerins détroussés, pendant que Falstaff se partage le butin avec le reste de la bande, ils fondront tous deux sur les voleurs, masqués, et les détrousseront a leur tour. Cette seconde partie du plan s'exécute aussi aisément que la première. Le prince Henry et Poins n'ont qu'à s'élancer à l'improviste sous leur nouveau déguisement, pour que la bande se disperse et pour que Falstaff se sauve le premier, suant et criant grâce! Tout cela, ce n'est que le préparatif de la fête. La vraie fête doit consister dans le récit que Falstaff fera de l'aventure, dans les mensonges[Pg 328] énormes qu'on attend de lui et dans la confusion finale qu'on se promet bien de lui infliger.

Les amis se réunissent le soir dans une salle d'auberge. Falstaff raconte, en effet, comment il a croisé le fer avec une douzaine d'adversaires deux heures durant, comment son bouclier a été percé de part en part, son épée ébréchée comme une scie à main; et, pour convaincre les incrédules, il montre son épée, qu'il vient d'ébrécher dans l'antichambre avec sa dague.


«POINS.—Je prie Dieu que vous n'en ayez pas égorgé quelques-uns!

FALSTAFF.—Ah! les prières n'y peuvent plus rien! car j'en ai poivré deux; il y en a deux à qui j'ai réglé leur compte, deux drôles en habit de bougran. Je vais te dire, Hal: si je te fais un mensonge, crache-moi à la figure, appelle-moi cheval. Tu connais ma vieille parade; voici ma position, et voici comme je tendais ma lame... Quatre coquins vêtus de bougran fondent sur moi...

LE PRINCE HENRY.—Comment? quatre! Tu disais deux tout à l'heure...

FALSTAFF.—Ces quatre s'avançaient de front, et il ont foncé sur moi en même temps. Moi, sans faire plus d'embarras, j'ai reçu leur sept pointes dans mon bouclier comme ceci.

[Pg 329]

LE PRINCE HENRY.—Sept! mais ils n'étaient que quatre tout à l'heure...

FALSTAFF.—Fais attention, car la chose en vaut la peine. Les neuf en bougran, dont je te parlais...

LE PRINCE HENRY.—Bon! deux de plus déjà!

FALSTAFF—... ayant rompu leurs pointes, commencèrent à lâcher pied. Mais je les suivis de près, je les attaquai corps à corps et, en un clin d'œil, je réglai le compte à sept des onze.

LE PRINCE HENRY.—O monstruosité! de deux hommes en bougran il en est sorti onze.

FALSTAFF.—Mais, comme si le diable s'en mêlait, trois malotrus, trois goujats, en drap de Kendal vert, sont venus derrière mon dos et ont foncé sur moi; car il faisait si noir, Hal, que tu n'aurais pas pu voir ta main.

LE PRINCE HENRY.—Ces mensonges sont pareils au père qui les enfante, gros comme des montagnes, effrontés, palpables. Ah! énorme montagne de chair, magasin d'humeurs, muid humain, coffre à mangeaille, pain de suif graisseux, bœuf gras rôti avec la farce dans son ventre, comment donc as-tu pu reconnaître que ces hommes portaient du drap de Kendal vert, puisqu'il faisait si noir que tu ne pouvais voir ta main? Allons, donne-nous une raison! Qu'as-tu à dire?

POINS.—Allons, une raison, Jack, une raison!

[Pg 330]

FALSTAFF.—Quoi! par contrainte? Non, quand on m'infligerait l'estrapade et tous les supplices du monde, je ne dirais rien par contrainte. Vous donner une raison par contrainte! Quand les raisons seraient aussi abondantes que les mûres des haies, je n'en donnerais à personne par contrainte, moi!»


Le prince de Galles rétablit enfin la vérité des faits et prétend confondre l'impudent menteur. Vain espoir! on ne désarçonne point Falstaff, toujours ferme et bien en selle sur le coursier de la fantaisie:

«Pardieu! je vous ai reconnus aussi bien que celui qui vous a faits. Ah çà, écoutez-moi, mes maîtres: vouliez-vous donc que j'allasse escofier l'héritier présomptif? Était-ce à moi à tenir tête à mon prince légitime?.. Pardieu, mes enfants! je suis charmé que vous ayez l'argent. A quoi allons-nous nous amuser?»


Le caractère des mensonges de Falstaff, c'est d'être humoristiques, je veux dire d'être faits sans dessein sérieux de tromper le monde, mais pour la gloire de l'invention et le plaisir de l'art. Ils ne sont pas une manie morale comme ceux du Menteur de Corneille; ils sont une création poétique de l'esprit. Leur invraisemblance même est une garantie que la vérité n'est pas sérieusement[Pg 331] menacée par eux; leur propre énormité les réduit à néant.

En parfait humoriste, Falstaff est un fanfaron de toutes sortes de vices qu'il n'a pas, et il vaut personnellement beaucoup mieux que la mauvaise réputation qu'il semble avoir à cœur de se faire à lui-même et qu'il travaille à obtenir avec une joie et une rage de possédé. Il y a chez les humoristes un besoin véritablement démoniaque de jeter le ridicule sur eux-mêmes et de se perdre dans l'estime des gens sérieux. Oh! qu'il est aisé d'atteindre ce beau résultat! Le monde ne croit rien plus volontiers que le mal que nous disons de nous-mêmes. Aussi la première règle de conduite de quiconque tient à sa bonne réputation doit-elle être de ne jamais se permettre la moindre plaisanterie sur sa propre personne. «Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute», dit un homme de bon conseil dans une comédie d'Alfred de Musset; «eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n'en démordez pas pour un diable et faites-vous plutôt assommer.»

La plus grande duperie des gens naïfs et sans expérience est la modestie. Ce n'est point la réalité de la vertu ou du vice qui décide de la réputation des hommes et, par suite, de leur destinée: c'est l'apparence de ces deux choses;[Pg 332] la prudence la plus élémentaire consiste donc à montrer l'une et à cacher l'autre. Falstaff méprisait cette prudence; il s'est amusé à passer pour un vaurien: le monde n'a pas demandé mieux que de le prendre au mot. Mais, en réalité, sans être un parangon de toutes les vertus. Falstaff n'était pas plus vicieux que vous ou moi, et s'il avait voulu être prudent, s'il avait appliqué son brillant esprit à faire valoir l'honnête médiocrité morale de sa nature, au lieu de la vilipender à cœur joie, il pouvait, en restant au fond le même homme, devenir l'objet de l'estime du monde superficiel et dupe dos apparences.

Un critique anglais du XVIIIe siècle, Maurice Morgann, a écrit sur le caractère de sir John Falstaff un essai vraiment délicieux, humoristique comme le personnage même auquel il est consacré, mais sans s'écarter jamais du bon goût et de la distinction la plus exquise. L'écrivain fait l'apologie du héros, réhabilite sa réputation, et soutient en particulier ce piquant paradoxe, que Falstaff était un homme de courage. S'il passe pour un poltron, ce n'est pas à cause de ce qu'il a fait, c'est à cause de ce qu'il a dit; sur ce point-là surtout, par son imprudence volontaire, il est l'auteur de la mauvaise opinion que le monde a de lui; mais ses actions vident mieux que ses paroles.

[Pg 333]

Sans aller jusqu'à faire de Falstaff un Bayard, ou peut, en toute justice et en toute vérité, soutenir qu'il n'était pas plus poltron qu'un autre et que, s'il est cité partout comme un type de poltronnerie, c'est que son humour a ambitionné ce singulier honneur et, comme il arrive toujours, l'a sans peine obtenu. Il avait le degré de vaillance compatible avec son grand âge et son énorme masse de chair; et dans toutes les occasions où nous le voyons lâcher pied ou faire le mort, l'équité oblige de reconnaître qu'à moins de se faire tuer comme un Romain de Corneille, ce vieux et gros homme ne pouvait pas, s'il voulait conserver sa chère guenille, agir autrement qu'il n'a fait.

Il est clair que si Shakespeare avait voulu faire de Falstaff un type de miles gloriosus, c'est-à-dire de vantardise et de lâcheté, il aurait dû le représenter dans la fleur et la force de l'âge; un vieil infirme qui fuit n'est point ridicule. Mais Falstaff n'est pas un soldat fanfaron; il ne se vante pas d'avance d'exploits qu'il n'accomplira point; ses rodomontades ne viennent qu'après l'action et sont une libre et joyeuse invention de l'humour brodant sur des faits particuliers.

Sur le champ de bataille de Shrewsbury, en pleine ardeur de la lutte, Falstaff plaisante, et le prince Henry lui dit: «Ah çà! est-ce le moment[Pg 334] de plaisanter et de batifoler?» Non sans doute; un caractère sérieux ne voudrait pas plaisanter en pareille circonstance; mais un lâche ne le pourrait pas[6].

Un vigoureux gaillard de l'armée ennemie, Archibald, comte de Douglas, s'élance contre Falstaff qui, à sa vue,

Plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l'ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.

Il fait, parbleu! joliment bien. «Sandis! il était temps de simuler le mort, ou ce bouillant dragon d'Écossais m'aurait payé mou écot. Simuler? je me trompe, je n'ai rien de simulé. C'est mourir qui est simuler; car on n'est que le simulacre d'un homme quand on n'a plus la vie d'un homme; au contraire, simuler le mort, quand par ce moyen-là on vit, ce n'est pas être un simulacre, mais bien le réel et parfait modèle de la vie. La meilleure partie du courage, c'est la prudence; et c'est grâce à cette meilleure partie que j'ai sauvé ma vie.»

Je vous demande un peu à quoi il eût servi que Falstaff se fît tuer? Sans profit pour la société,[Pg 335] il aurait donc cherché—l'égoïste!—la satisfaction personnelle d'un fantastique bonneur?

«L'honneur! est-ce que l'honneur peut remettre une jambe, un bras? enlève-t-il la douleur d'une blessure? s'entend-il à la chirurgie? Qu'est-ce que l'honneur? un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot? un souffle ... Les morts y sont insensibles, et il ne peut vivre avec les vivants, car la médisance ne le permet pas... L'honneur n'est qu'un écusson funèbre, et ainsi finit mon catéchisme.»

Falstaff fait le mort, non en lâche, mais en bouffon; sans doute, c'était d'abord une ruse, et la plus légitime des ruses; mais c'était aussi (ce qu'il aimait par-dessus tout) une bonne farce; car, le danger passé, il ne se relève pas de suite, il continue à faire le mort, pour entendre l'oraison funèbre que fera sur lui le prince de Galles, et pour rire. Cet incident de la bataille servira de matière à son humour, comme l'aventure des voleurs volés. Le cadavre de Hotspur est étendu à côté de lui; il lui donne un grand coup de poignard et le charge sur son dos.

«Voilà Percy! Je m'attends à être duc ou comte.

LE PRINCE HENRY.—Mais c'est moi qui ai tué Percy, et toi, je l'ai vu mort.

FALSTAFF.—Toi?... Seigneur! Seigneur![Pg 336] que ce monde est adonné au mensonge! Je vous accorde que j'étais à terre et hors d'haleine, et lui aussi; mais nous nous sommes relevés tous deux au même instant, et nous nous sommes battus une grande heure à l'horloge de Shrewsbury ... Je soutiendrai jusqu'à la mort que c'est moi qui lui ai fait cette blessure à la cuisse; si l'homme était vivant et qu'il osât me démentir, je lui ferais avaler un pied de mon épée.»


Falstaff est l'humoriste le plus plaisant du théâtre de Shakespeare.

D'autres ont une tournure d'esprit plus chagrine et plus sombre. Tel est Jacques dans Comme il vous plaira. Le tableau que ce mélancolique personnage fait de la vie humaine est une grande page de philosophie à la façon de l'humour:

«Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Ils entrent et ils sortent, et chacun y joue successivement les différents rôles d'un drame en sept âges. C'est d'abord l'enfant, vagissant et bavant dans les bras de sa nourrice. Puis l'écolier pleurnicheur avec son petit sac et son frais visage du matin, qui, aussi lent qu'un limaçon, rampe à contre-cœur vers l'école. Et puis l'amoureux, ardent comme une fournaise et soupirant une ballade plaintive dédiée aux sourcils de sa[Pg 337] maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurons étrangers, barbu comme le léopard, jaloux sur le point d'honneur, brusque et vif à la querelle, poursuivant la réputation, cette fumée, jusque sous la gueule du canon. Et puis le juge, dans sa belle panse ronde garnie d'un gras chapon, l'œil sévère, la barbe taillée bien gravement, plein d'antiques adages et de maximes banales et jouant, lui aussi, son rôle. Le sixième âge nous offre un maigre Pantalon en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une grande poche à sa robe de chambre; les bas bien conservés de sa jeunesse, infiniment trop larges pour son mollet maigri; sa voix, jadis pleine et mâle, revenue au fausset des premières années et modulant un aigre sifflement. La scène finale, qui termine ce drame historique plein d'accidents inattendus, est une seconde enfance, état de pur oubli: sans dents, sans yeux, sans goût,—sans rien!»


Et après?

Hamlet va nous le dire.

«Où est Polonius? lui demande le roi.

—A souper.

—A souper! où donc?

—Dans un endroit où il ne mange pas, mais où il est mangé. Un certain congrès de vermine politique est en affaire avec lui en ce moment.[Pg 338] Le ver, voyez-vous, est l'empereur qui préside à toute votre diète. Nous engraissons les autres créatures, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots. Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu'un service différent pour la même table. Voilà la fin... Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d'un roi, et manger du poisson qui a mangé ce ver.

—Que veux-tu dire par là?

—Rien. Je veux seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers l'intestin d'un mendiant.»


Une fresque sublime d'Orcagna représente la Mort armée de sa faux et planant au-dessus d'une brillante société de jeunes gens et de jeunes filles, qui rient et se parlent à l'oreille amoureusement inclinés, et, pendant que la musique joue, caressent leurs faucons et leurs chiens.

Voilà le frontispice qu'il faudrait mettre aux œuvres de Shakespeare. La Mort est la seule majesté que ce grand poète ait révérée. Sa supériorité consiste en ceci, qu'il contemplait la vie humaine du point de vue de l'éternité. Il n'a pas épousé avec l'ardeur d'Aristophane les passions et les préjugés d'un parti à vue courte; il ne s'est pas incliné respectueusement, comme Molière, devant des institutions politiques et religieuses, vénérables sans doute, mais humaines[Pg 339] et, comme tout ce qui est humain, condamnées à périr. Il reste en dehors de nos querelles d'une heure; il s'élève au-dessus de notre sagesse d'un jour. Voilà pourquoi son théâtre est le plus profond de tous et le plus universel.

«C'est un divin bateleur, a-t-on dit[7]. Le monde lui apparaissait comme un tréteau de saltimbanques, les vivants comme des masques de théâtre forain, la vie comme une pièce de marionnettes. Il pose devant nous ses personnages dans les attitudes les plus tragiques, il tire de leur poitrine des accents qui nous remuent les entrailles et nous glacent le cœur, et soudain il leur crie par la voix d'un fou: Othello, Macbeth, aimable Ophélie, et toi, gentil Roméo, vous avez beau faire, vous n'êtes que des poupées; j'aperçois au travers de votre pourpre le bois et le carton dont vous êtes faits. Nous sommes ici dans la baraque de Polichinelle, et c'est l'aveugle Destinée qui tient les fils.»


Quand les enfants, ayant fait des progrès dans l'intelligence, commencent à devenir de petits singes et à pouvoir imiter les gestes qu'ils voient faire, leurs mamans leur apprennent à remuer comiquement leurs petites mains au rythme d'une chansonnette humoristique qui renferme[Pg 340] tout le sens de la vie humaine selon Shakespeare:

Ainsi font, font, font
Les follettes
Marionnettes,
Ainsi font, font, font
Trois p'tits tours—et puis s'en vont.


[1] Études sur la littérature contemporaine, t. VI, p. 210.

[2] Traduction de M. Poyard.

[3] Préface du Tartuffe.

[4] Écrit en 1883.

[5] Voy. Les Tragédies romaines de Shakespeare, chap. VII.

[6] Maurice Morgann, An Essay on the dramatic character of sir John Falstaff.

[7] Victor Cherbuliex, Études de littérature et d'art.


[Pg 341]

APPENDICE[1]

UNE CURE D'HOMÉOPATHIE MORALE DANS LE THÉATRE DE SHAKESPEARE

LA MÉCHANTE FEMME MISE A LA RAISON

Shakespeare nous enseigne, dans une de ses comédies, comment on guérit les méchantes femmes de leur méchanceté par une sorte de traitement qu'on peut appeler homéopathique, quoique ce terme date d'une époque postérieure. Cette comédie a donc un sens, et un sens très utile. C'est probablement la raison pour laquelle[Pg 342] elle plaît davantage à notre goût français qu'au goût des étrangers; car il arrive le plus souvent que les comédies de Shakespeare n'ont pas de sens, et c'est même ainsi que les Anglais et les Allemands les préfèrent. Ils disent que la poésie ne doit pas être trop claire ni trop sensée, et ils nous accusent de prosaïsme parce que nous avons toujours aimé à trouver dans les pièces de théâtre l'intérêt d'une étude ou l'utilité d'une leçon.

La comédie de la Méchante Femme mise à la raison parut pour la première fois sous le nom de Shakespeare en 1623, sept ans après sa mort, dans la première édition complète de ses œuvres. Mais il y avait déjà eu, du vivant de Shakespeare, trois éditions sans nom d'auteur d'une première ébauche de cette pièce: en 1594, en 1596 et en 1607. L'apprenti anonyme était-il Shakespeare, ou bien ce grand poète, qui ne se gênait pas plus que Molière ou Dumas pour piller ses contemporains, a-t-il accaparé et refait l'ouvrage d'un confrère? C'est un point débattu. Le fait est que les Anglais sont choqués d'un certain défaut d'unité dans le style de la comédie en question; nous sommes naturellement moins sensibles à cette disparate, et de là on peut tirer cette conclusion paradoxale, mais vraie, qu'il est quelquefois avantageux, pour mieux goûter un poète, de ne pas connaître[Pg 343] trop bien la langue dans laquelle il a écrit. Si le fond est solide et la forme défectueuse, une traduction habile vaut et remplace heureusement le texte.

La scène est en Italie, et les noms de tous les personnages sont italiens. L'action est double, comme dans la plupart des comédies de Shakespeare; mais mon analyse laissera dans l'ombre l'histoire médiocrement originale de Bianca, sœur de la méchante femme, et de ses prétendants, histoire tirée tout entière d'une pièce de l'Arioste. Ce que je ne puis omettre, c'est le prologue qui précède ou plutôt qui encadre notre comédie; car l'idée en est si ingénieuse qu'on a pu dire qu'il était plus piquant et plus philosophique que la pièce même.

Un seigneur anglais, revenant de la chasse avec ses piqueurs, ses valets et ses chiens, aperçoit un ivrogne endormi devant la porte d'un cabaret. Pendant qu'il l'examine avec dégoût, la pensée lui vient de faire une excellente plaisanterie. Il ordonne à ses gens de transporter cette brute dans un lit magnifique, entouré de tous les objets les plus somptueux, les plus agréables qui puissent éblouir la vue et flatter les sens; à son réveil, une musique céleste jouera. Un domestique dira en s'avançant: «Quels sont les ordres de monseigneur?» Un mitre lui présentera un bassin d'argent rempli[Pg 344] d'eau de rose, avec du linge damassé, en disant: «Votre Grandeur veut-elle se rafraîchir les mains?» Un troisième lui parlera de sa meute et de son faucon, en ajoutant que Milady est très affligée de sa maladie. A ses questions étonnées, à ses mines stupéfaites, on répondra qu'il vient d'avoir un accès de folie, et s'il persiste à soutenir qu'il est Christophe le chaudronnier, on lui répétera qu'il rêve et qu'il est un puissant seigneur.

Aussitôt fait que dit. Pendant qu'on emporte l'ivrogne, des comédiens se présentent. Le seigneur anglais les retient pour jouer la comédie devant son homme.

En s'éveillant, Christophe demande de la bière. Trois serviteurs s'empressent autour de lui, et l'appelant avec respect Votre Seigneurie, Votre Honneur, lui offrent du vin d'Espagne, des conserves, etc... «Je m'appelle Christophe Sly. Ne m'appelez ni Votre Honneur ni Votre Seigneurie: je n'ai jamais bu de vin d'Espagne de ma vie, et si vous voulez que je mange des conserves, donnez-moi des conserves de bœuf.—Que le ciel guérisse Votre Honneur de cette manie bizarre! Oh! la déplorable chose qu'un homme de votre rang, de votre naissance, possesseur de si riches domaines, jouissant d'une considération si haute, soit ainsi possédé de l'esprit malin!—Quoi! vous voulez donc me[Pg 345] faire passer pour fou? Ne suis-je pas Christophe Sly, fils du vieux Sly de Burton-Heath? porte-balle de naissance, cardeur de laine par éducation, montreur d'ours par métamorphose, et pour le présent, chaudronnier de mon état? Demandez à Cécile Hacket, la grosse cabaretière de Wincot, si je ne suis pas inscrit sur son compte pour quatorze sous de petite bière...—Oh! voilà ce qui désole Milady votre épouse, voilà ce qui fait sécher vos gens de chagrin, voilà ce qui a mis en fuite tous vos parents, chassés de ce superbe château par les tristes égarements de votre folie. Allons, noble Lord, souvenez-vous de votre naissance, revenez à une notion saine de la réalité, et bannissez de votre esprit tous ces rêves abjects.»

Bref, les mystificateurs du pauvre Sly lui en disent tant et tant qu'il finit par les croire. «Suis-je un Lord? est-il vrai que je possède pour femme une grande dame? ou bien est-ce un rêve que je fais? mais plutôt n'aurais-je pas rêvé jusqu'à ce jour? car je ne dors pas; je vois, j'entends, je parle, je sens ces suaves odeurs, je touche ces moelleux oreillers. Sur ma vie, je suis un Lord en effet, et non pas un chaudronnier, ni Christophe Sly. Allons, amenez-nous un peu madame notre femme, que nous la voyions; et encore un coup, de la bière!—Oh! que nous sommes joyeux de voir votre raison[Pg 346] revenue. Voilà quinze ans que vous étiez plongé dans un songe continuel.—Quinze ans! ma foi, c'est un bon somme. Mais n'ai-je jamais parlé pendant tout ce temps?—Oui, Milord, des mots vagues, dépourvus de sens. Couché comme vous étiez dans ce bel appartement, vous racontiez toujours qu'on vous avait mis à la porte; vous vous querelliez avec je ne sais quelle maîtresse de cabaret, vous disiez que vous la citeriez en justice parce que ses bouteilles n'avaient pas la mesure. Quelquefois, vous appeliez Marianne!—Oui, la fille du cabaret.—Allons donc, Milord; vous ne connaissez ni ce cabaret, ni cette fille, ni tous ces hommes que vous nommiez, comme Étienne Sly, le vieux Jean Naps. Pierre Turf, Henri Pimprenel et vingt autres noms et individus de la sorte qui n'ont jamais existé et qu'on n'a jamais vus.—Eh bien, que Dieu soit loué de mon heureux rétablissement!»

L'illusion de Sly nous fait rire; mais elle n'a rien de contraire à la raison, car il n'existe aucun signe certain pour distinguer la réalité du rêve.

«Personne, a dit Pascal, n'a d'assurance s'il veille ou s'il dort, vu que dans le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons; on croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé... La moitié[Pg 347] de notre vie se passant en sommeil, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir?... Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan... La vie est un songe un peu moins inconstant... Comme on rêve souvent qu'on rêve, entassant un songe sur l'autre, écrit enfin Pascal (mais il a cru devoir, je ne sais pourquoi, barrer ces lignes dans son manuscrit), il se peut aussi bien faire que cette vie n'est elle-même qu'un songe sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort.»

Des systèmes entiers de philosophie sont fondés sur cette impossibilité où nous sommes de conclure logiquement de l'apparence à la réalité, de l'impression que font sur nous les choses à leur existence effective.

Supposons que le chaudronnier Christophe Sly passe deux jours, huit jours, autant de jours que vous voudrez dans les grandeurs et l'opulence, puis, qu'on le replace tout doucement, pendant son sommeil, à la porte du cabaret de[Pg 348] Mrs Hacket, il est clair qu'à son réveil il croira avoir rêvé. Ce beau rêve pourra demeurer dans son souvenir avec une intensité inaccoutumée, un degré de vie exceptionnel; mais il ne différera pas essentiellement d'un rêve ordinaire.

Shakespeare a oublié d'ajouter à son prologue cet épilogue naturel. Les Allemands, qui aiment que les œuvres poétiques n'aient pas de sens déterminé, afin de pouvoir leur en prêter un de leur invention, ont voulu nous faire admirer ici la «générosité» du grand poète qui n'a pas eu le cœur de rendre l'ivrogne à son cabaret et à ses chaudrons après l'avoir ravi dans les régions de l'idéal! mais la vérité est que l'omission de Shakespeare est une simple distraction de l'auteur ou une lacune de l'édition de 1623. Cette scène finale, si manifestement requise et attendue, de Sly rendu à son état primitif, ne manque point aux éditions plus anciennes.

C'est pour le divertissement du chaudronnier métamorphosé en grand seigneur, que des acteurs de passage jouent devant lui la comédie, dont je vais maintenant faire l'analyse, de la Méchante Femme mise à la raison. L'illusion d'une représentation dramatique, la surprenante histoire de guérison mentale et morale qu'on met sous les yeux de notre homme, tout cela contribue à rendre plus confuses encore, dans l'esprit[Pg 349] de ce spectateur émerveillé, les limites indécises de la réalité et du rêve.


Un riche gentilhomme de Padoue, nommé Baptista, avait deux filles: l'aînée, Catherine, était si méchante qu'on l'appelait Katharina the shrew, c'est-à-dire Catherine la mégère, Katharina the curst, c'est-à-dire l'exécrable Catherine, et comme si chacun de ces termes eût été trop faible à lui seul, Katharina the curst shrew, Catherine la mégère exécrable. La cadette, Blanche, Bianca, était un ange, et plusieurs amoureux aspiraient à sa main. Mais la volonté bien arrêtée de Baptista est de ne point se séparer de l'ange avant de s'être défait de la diablesse.

«Messieurs, ne m'importunez pas davantage. Vous connaissez ma ferme résolution de ne point donner ma plus jeune fille avant d'avoir trouvé un mari pour l'aînée. Si l'un de vous aime Catherine, il a ma permission de la mettre en ménage...—En ménage! dites donc à la ménagerie[2]... Un mari pour Catherine! un démon plutôt... Parlez-moi de la dot sans la fille, à la bonne heure; j'aimerais mieux cela et recevoir le fouet tous les matins sur la grande place du marché.»

Les prétendants à la main de Bianca désespéraient[Pg 350] de découvrir un homme assez fou pour vouloir épouser Catherine, lorsque Petruchio, gentilhomme de Vérone et ami de l'un de ces jeunes seigneurs, arriva à Padoue. Devenu seul maître de ses actions par la mort de son père, il s'était mis en voyage pour chercher fortune, se faisant un programme de vie heureuse dont l'article premier était de se marier richement.

«Petruchio, lui dit Hortensio son ami, veux-tu que je te mène droit au but? J'ai à ton service une damnée mégère... Merci bien, me diras-tu, et pourtant je te promets qu'elle sera riche, et très riche ... mais tu es trop mon ami, je ne puis te la souhaiter pour femme.—Seigneur Hortensio, répond Petruchio, entre amis tels que nous un mot doit suffire. Si tu connais une femme assez riche pour être l'épouse de Petruchio, fût-elle aussi revêche et aussi acariâtre que la Xantippe de Socrate, aussi furibonde que les flots de l'orageuse Adriatique, cela ne saurait m'inquiéter ni m'arrêter le moins du monde. Je suis venu à Padoue pour faire un mariage riche; une fois marié richement, comptez sur moi pour vivre heureux.»

Petruchio, on le voit, est un homme pratique qui tient que «l'argent est plus précieux que toutes les choses du monde[3];» mais bien d'autres[Pg 351] très que lui l'ont cru et se sont grossièrement trompés dans leur rêve de bonheur, parce que leur prétendue sagesse pratique n'était que platitude et vulgarité, et n'avait rien de commun avec une philosophie éclairée et solide, fondée sur l'expérience de la vie et sur la connaissance du cœur humain. Petruchio, lui, est un vrai sage. Le sang-froid étonnant avec lequel il déclare qu'il épousera Mégère en personne, pourvu qu'elle soit riche, n'est point de sa part légèreté téméraire; c'est la ferme et tranquille expression de sa confiance dans une méthode infaillible qu'il possède pour mettre à la raison la pire des furies. Jamais homme ne fut plus sûr de son fait. Cette intrépide assurance, cette vue nette des choses ne laisse place dans son esprit à rien d'obscur, dans sa conduite à rien d'hésitant; il va toujours droit en besogne, avec une rapidité d'exécution admirable, mais qui surprend et scandalise son entourage peu habitué à des allures d'une brusquerie aussi choquante.

Hortensio s'inquiète de l'étonnante déclaration de principes que vient de faire son ami, et il essaie de l'arrêter: «Petruchio, lui dit-il, puisque nous nous sommes avancés si loin, je vais reprendre sérieusement l'idée que j'avais d'abord jetée en avant par pure plaisanterie. Il est vrai que je puis te procurer une[Pg 352] femme qui ne manque pas de biens, jeune encore, et belle, et dont l'éducation a été celle qu'on donne aux personnes du meilleur monde; son seul défaut, mais il est grave, c'est qu'elle est abominablement méchante, oui, méchante à tel point que, ma fortune fût-elle dans un état cent fois pire, je ne voudrais pas l'épouser, moi, pour une mine d'or.—Silence, Hortensio! tu ne connais pas le pouvoir de l'or. Dis-moi seulement de qui elle est fille, le reste me regarde.» On lui indique le nom et la demeure du riche Baptista, et voilà Petruchio parti pour faire sa demande.

Avant d'introduire Petruchio auprès du père de Catherine, le poète nous la présente elle-même dans son intérieur domestique et nous fait assister à une petite scène de famille entre elle et sa jeune sœur. Elle a attaché les mains de la douce Bianca, et elle lui ordonne de dire celui de tous ses galants qu'elle aime le mieux, en la menaçant de la battre si elle ne répond pas catégoriquement. Bianca, dont le cœur n'est pas encore pris et qui craint surtout d'irriter sa terrible sœur en nommant imprudemment tel ou tel gentilhomme pour lequel celle-ci pourrait avoir de l'inclination, Bianca répond d'une façon aimable mais évasive; Catherine l'injurie et la soufflette. Au bruit du soufflet et des pleurs de Bianca, Baptista paraît, console la cadette,[Pg 353] gronde l'aînée, les sépare, les congédie, et c'est à ce moment que Petruchio entre.

«Pardon! n'avez-vous pas une fille nommée Catherine, jolie et vertueuse?

—J'ai, monsieur, une fille nommée Catherine.

—Vous êtes trop brusque, dit à Petruchio un ami, le tirant par sa manche. Procédez méthodiquement.»

Petruchio prie cet ami de le laisser tranquille et continue:

«Je suis, monsieur, un gentilhomme de Vérone. Ayant ouï célébrer la beauté de votre fille, son esprit, son affabilité, sa réserve modeste et sa douceur de caractère, j'ai pris la liberté de m'introduire sans façon chez vous pour contrôler de mes propres yeux la vérité de l'éloge que j'ai entendu faire d'elle si souvent.»

Le bonhomme Baptista ne sait trop ce qu'il faut penser d'un préambule si abrupt et si étrange. Il hésite, il se demande s'il doit honnêtement prévenir ce monsieur qu'on le trompe sur les qualités aimables de sa fille aînée; et, pour ménager un peu de temps à la réflexion, il engage son visiteur à faire un tour de promenade dans le jardin.

«Seigneur Baptista, reprend Petruchio, mon temps est occupé et précieux, et je ne puis tous les jours venir faire ma cour... Abrégeons, et[Pg 354] veuillez me dire quelle dot votre fille m'apportera en mariage?

—Après ma mort la moitié de mes terres, et dès à présent vingt mille écus... Mais d'abord il vous faut obtenir l'amour de ma fille, car tout dépend de là.

—Bah! c'est la moindre des choses. Écoutez-moi bien, mon père, je suis aussi résolu qu'elle est fière et hautaine... Je vais être pour elle un ouragan, et il faudra bien qu'elle me cède. Car j'ai de la poigne et je ne fais pas ma cour en enfant.»

Le consentement du père de Catherine, ainsi emporté par surprise, n'a rien au fond qui puisse nous choquer. Le poète a eu soin de nous apprendre que Baptista connaissait la parenté de Petruchio, sa position, sa fortune, et d'ailleurs comment ne se sentirait-il pas tout porté pour le premier brave garçon qui vient lui offrir de le débarrasser de la mégère? Us sont encore en conférence lorsqu'on voit entrer sur la scène, avec une bosse énorme à la tête, Hortensio, sortant de l'appartement des jeunes filles où il s'était introduit sous le déguisement d'un maître de musique, afin d'approcher de Bianca.

«Eh bien, mon ami, lui demande Baptista, pourquoi donc as-tu l'air si pâle?

—Si j'ai l'air pâle, c'est de peur.

—Catherine deviendra-t-elle bonne musicienne?

[Pg 355]

—Elle deviendra plutôt bon soldat. Le fer, entre ses mains, tiendra mieux que le luth.

—Est-ce que vous ne pouvez pas la rompre au luth?

—C'est elle qui a rompu son luth sur moi. Je lui disais seulement qu'elle se trompait de touches et je voulais prendre sa main pour lui montrer à placer ses doigts, lorsque, dans un accès d'impatience diabolique: «Ah! s'est-elle » écriée, vous appelez ça des touches? Vous allez » voir comment je louche, moi!» et à ces mots, elle m'a frappé sur la tête, si fort que ma pauvre caboche a passé tout entière à travers l'instrument, et je suis resté abasourdi, comme un homme exposé le carcan au cou, pendant qu'elle m'appelait coquin de ménétrier, mauvais racleur de cordes, avec une profusion d'autres noms injurieux.

—Ah! s'écrie Petruchio émerveillé, par l'univers! c'est une vaillante fille! Je l'en aime encore dix fois davantage. Combien donc il me tarde d'avoir avec elle une petite causerie!»

Il nous tarde aussi de voir aux prises cette mégère et cet original, et nous attendons leur première entrevue avec le genre de curiosité et d'inquiétude qu'on éprouve au moment où un dompteur de bêtes féroces se glisse dans la cage de l'hyène ou de la panthère. Car Petruchio est un dompteur, je veux dire un homme absolument[Pg 356] froid, calme et maître de lui, au milieu de toutes les mines qu'il va faire, de toutes les fureurs et de toutes les extravagances qu'il va feindre pour étonner, intimider, réduire la terrible fille de Baptista. Le plaisant de son rôle consiste par excellence dans le contraste de ses emportements simulés avec son flegme réel, de l'apparente folie de sa conduite avec la profonde sagesse du plan dont il poursuit très méthodiquement l'exécution.

Ajoutons que ce motif de rire étant donné, Petruchio, ou, si l'on veut, Shakespeare, s'y complaît et s'y amuse. Notre poète n'est pas homme à contenir sa gaieté gigantesque dans les justes mesures de la fine comédie. Il s'en donne à cœur joie. Il exagère. Il tombe dans la farce et dans la charge. Petruchio va sans doute nous paraître plus fantasque, exigeant, absurde et bizarre que la vraisemblance ne le comporte et que la nécessité ne l'ordonne; mais, de même que ses manières excentriques ne sont qu'une livrée d'emprunt sous laquelle l'honnête homme et l'habile homme demeure reconnaissable, ainsi les débauches de fantaisie auxquelles le poète se livre ne peuvent cacher qu'à des esprits superficiels le solide sens moral de sa comédie.

Petruchio sera pour Catherine un ouragan, comme il l'a promis. Il va faire sa cour, tambour[Pg 357] ballant, s'annonçant dès l'abord en maître, brusquant tout, emportant la position comme à la pointe de la baïonnette. Il débute avec une familiarité insolente.

«Bonjour, Cateau; car c'est votre nom, m'a-t-on dit.

—Vous ayez entendu, mais un peu de travers; ceux qui parlent de moi me nomment Catherine.

—Allons donc! on vous appelle Cateau tout court... Cateau, écoute-moi! Ayant entendu dans toutes les villes parler de ta douceur, célébrer tes vertus et vanter ta beauté, bien moins cependant qu'elles ne le méritent, l'idée m'est venue de te rechercher pour femme...»

Un bon soufflet est la réponse de la demoiselle.

«Je jure que je vous le rendrai si vous recommencez... Allons, Cateau, ne montrez pas tant d'aigreur... Au fond, je vous trouve excessivement aimable. On m'avait dit que vous étiez revêche, hargneuse et sauvage; mais je vois que la renommée est une menteuse, car tu es charmante, enjouée, on ne peut plus courtoise, lente à parler et douce dans ton langage comme une fleur du printemps. Tu ne sais pas seulement froncer le sourcil, ni regarder de travers, ni te mordre la lèvre, comme font les filles d'humeur colère; tu ne prends point plaisir à la[Pg 358] contradiction, mais tu accueilles les soupirants avec douceur, avec un langage gracieux, caressant et affable.»

La scène est longue dans Shakespeare, déparée par quelques grossièretés. Elle gagne à être résumée et réduite à l'essentiel. Au bruit des pas de Baptista qui approche, Petruchio conclut ainsi l'entretien:

«Laissons de côté tout ce babil, et expliquons-nous en termes clairs. Votre père consent à ce que vous soyez ma femme, votre dot est une affaire réglée, et bon gré, mal gré, je vous épouse. Croyez-moi. Cateau, je suis le mari qu'il vous faut, et je jure par cette lumière qui me fait voir ta beauté, ta beauté pour laquelle je t'aime, je jure que tu ne seras point mariée à un autre homme que moi. Voici votre père. Ne vous avisez pas de refuser. Je veux avoir et j'aurai Catherine pour femme.»

Baptista entre, et Petruchio lui dit que la noce est fixée à dimanche prochain.

«Je te verrai plutôt pendre dimanche!» gronde Catherine entre ses dents. Ce rugissement inspire à Baptista quelque doute sur la parfaite harmonie des fiancés; mais Petruchio se hâte d'expliquer à son beau-père, comme il l'appelle déjà, qu'il a été convenu entre elle et lui que, dès qu'ils ne seraient plus seuls, elle ferait semblant d'être méchante, «Beau-père, je vous le[Pg 359] jure, on n'a pas idée comme elle m'aime. Oh! la bonne et tendre Catherine! Elle se suspendait à mon cou, elle me prodiguait baiser sur baiser... Donne-moi la main, Cateau: je vais à Venise acheter tout ce qu'il faut pour la noce. Je réponds que ma Catherine sera belle. Vous, beau-père, préparez la fête, et invitez les convives. Adieu jusqu'à dimanche!»

Il va sans dire que Catherine est furieuse, et que sa colère, plus ou moins comprimée d'abord par l'ouragan de Petruchio, éclate après son départ en mille imprécations. «C'est un fou! un brutal!» s'écrie-t-elle; mais dans le vocabulaire de Catherine de pareilles épithètes ne constituent point un refus; elle consent à épouser ce brutal, ce fou, et il faudrait être médiocrement versé dans cette science du cœur de la femme qui faisait la force de Petruchio, pour s'en étonner outre mesure. Tout le monde à Padoue est persuadé que Catherine coiffera la sainte, sa patronne: comment laisserait-elle échapper cette occasion unique d'infliger un démenti éclatant à tout le monde? Ses bonnes amies rient d'elle et se marient; sa sœur Bianca, la péronnelle! est courtisée par un tas de jeunes muguets: pourquoi donc n'aurait-elle pas, elle aussi, comme toutes ces mijaurées, son prétendant et son épouseur? Sans doute, le sien est bizarre; mais ses manières un peu rudes ne[Pg 360] valent-elles pas mieux, après tout, que les mines langoureuses de ces fades soupirants qu'elle jetterait par terre d'un coup de poing? A la bonne heure! voilà au moins un gaillard avec lequel elle pourra causer. Son humeur querelleuse se réjouit au fond d'avoir de quoi s'exercer, et elle aiguise déjà ses griffes pour la lutte; car, si elle a rencontré dans Petruchio un compagnon digne de se mesurer avec elle, elle n'a pas encore reconnu son maître.

Elle va maintenant apprendre à le connaître. Devant la volonté de fer, ou, pour mieux dire, devant la tyrannie systématiquement absurde et injuste de cet habile mari, sa hautaine obstination finira par comprendre qu'elle n'a qu'à se soumettre, et dans ce cœur violent et dur, brisé par la main d'un homme vraiment fort, chose merveilleuse mais naturelle, la fleur de l'amour germera. Alors Petruchio relèvera et embrassera sa femme, devenue, par sa tendre obéissance et par sa raison, le modèle de toutes les épouses. C'est dans la peinture en action de cette étonnante cure morale que nous allons voir la fantaisie du grand poète s'ébattre en liberté joyeuse et se donner largement carrière.


Le dimanche, jour fixé par Petruchio pour la noce, tous les parents, tous les amis, invités en grand nombre, attendaient dans la maison de[Pg 361] Baptista le marié, qui n'arrivait pas. Et Catherine pleurait de rage, disant qu'on s'était moqué d'elle. Tout à coup un valet s'élance, porteur d'une grande nouvelle: Petruchio arrive enfin, mais dans quel attirail, grands dieux!

«Petruchio arrive avec une vieille jaquette, des culottes retournées pour la troisième fois, une paire de bottes bonne à servir d'étui à chandelles, l'une bouclée, l'autre lacée; à son côté pend une épée antique toute couverte de rouille, prise dans l'arsenal de la ville, avec une garde rompue et point de fourreau; juché de travers sur une selle rongée des mites et sur des étriers dépareillés et inégaux, il monte un cheval déhanché, infecté de la morve, efflanqué et pelé comme un rat, affligé d'un lampas au palais, atteint du farcin, rempli d'écorchures, embarrassé dans sa marche par les éparvins, rayé de jaunisse, plein d'avives incurables et absolument hébété par le vertigo. Pour tenir sa bête de court et l'empêcher de broncher, il a une bride composée d'une seule guide et d'une têtière en peau de mouton, cent fois rompue et raccommodée avec des nœuds. Derrière sa selle est une croupière de velours pour femme, marquée des initiales de la mariée par de gros clous dorés en relief, et rapiécée çà et là avec de la ficelle.»

Ainsi annoncé et décrit, Petruchio ne tarde[Pg 362] pas à paraître en personne aux yeux de toute la noce stupéfaite et consternée.

«Qu'y a-t-il donc, messieurs? vous me semblez avoir la mine bien sombre. Pourquoi toute cette belle compagnie reste-t-elle ébahie, comme si elle voyait quelque étrange monument, une comète, un phénomène extraordinaire?

—Monsieur, vous savez que c'est aujourd'hui le jour de votre mariage. Nous étions tristes d'abord, dans la crainte que vous ne vinssiez pas; mais nous le sommes encore plus maintenant, de vous voir venir si mal accoutré... Ce n'est pas dans ce costume sans doute que vous comptez vous marier.

—D'honneur, tout comme me voilà. Ainsi, trêve de discours; c'est moi qu'elle épouse, et non mes habits. Mais où est donc Catherine? La matinée se passe, nous devrions déjà être à l'église.»

Shakespeare n'a pas mis en action les incidents prodigieux de la cérémonie nuptiale. Il s'est contenté d'un récit, mais le récit est si vivant qu'il égale, qu'il surpasse en couleur et en mouvement dramatique le spectacle de la chose même.

«Seigneur Gremio, venez-vous de l'église?

—Ah! d'aussi bon cœur que je suis jamais sorti de l'école.

—Et le marié et la mariée reviennent-ils au logis?

[Pg 363]

—Le marié, dites-vous? joli mari! fi, le brutal! la pauvre fille en saura quelque chose.

—Quoi! plus bourru qu'elle? c'est impossible.

—Je vous dis qu'il est un démon.

—Eh bien, comme elle est une diablesse, les deux font la paire.

—Elle? mais c'est un agneau, une colombe, une sotte auprès de lui. Je vais vous raconter l'histoire. Lorsque le prêtre a demandé s'il voulait Catherine pour femme, oui, de par tous les diables, a-t-il crié, et il s'est mis à jurer si horriblement que le prêtre, abasourdi, a laissé tomber son livre de ses mains, et comme il se baissait pour le rattraper, ce fou furieux de mari lui a porté un si rude coup de poing qu'il a jeté par terre le prêtre et le livre, le livre et le prêtre. Et maintenant, a-t-il crié, qu'on vienne les ramasser, si l'on ose!

—Mais qu'a dit la mariée, quand le prêtre s'est relevé?

—Elle tremblait de tous ses membres; car il frappait du pied et disait en jurant que le prêtre avait voulu se moquer de lui. Enfin, après diverses cérémonies, il a demandé du vin. Une santé! a-t-il crié comme s'il eût été à bord d'un vaisseau, trinquant avec des camarades après une tempête; et il a avalé des rasades de vin muscat, en jetant le fond du verre à la barbe du sacristain,[Pg 364] roide et sèche broussaille, disait-il, qui avait besoin d'être humectée. Cela fait, il a pris la mariée par le cou et lui a donné sur les lèvres un baiser si bruyant que l'écho en a retenti dans toute l'église. Et moi, à ce spectacle, je me suis enfui de honte, et toute la noce me suit. Jamais on n'a vu de mariage si extravagant.»

Un banquet somptueux avait été préparé, comme d'usage, à la maison de la mariée. Mais il n'entre pas dans le plan de Petruchio d'y assister avec sa femme, et après avoir remercié en excellents termes les parents et les amis d'avoir bien voulu honorer la cérémonie de leur présence et se rendre «témoins de la foi qu'il vient de donner à sa vertueuse épouse, si douce et si patiente,» il déclare son dessein d'emmener Catherine sur-le-champ. Tout le monde le presse de rester, et Catherine elle-même, ô premier et surprenant effet de la cure qu'il a entreprise Catherine, à son tour, le supplie humblement «C'est moi, dit-elle, qui vous en prie.»

Mais Petruchio juge l'épreuve insuffisante, et il a raison; car, mal guérie encore, la terrible fille de Baptista, après cet éclair de bon sentiment, se révolte, se fâche, et toute son ancienne nature reparaît: «Je ne partirai pas! vous pouvez partir, monsieur; les portes sont ouvertes; vous pouvez vous mettre en route, pendant que vos bottes sont fraîches. Mais moi, je resterai. Messieurs,[Pg 365] en avant marche dans la salle du festin!»

Un murmure d'approbation accueille cette fière bravade de l'épousée, qui se sent encouragée par le secret appui de toute l'assistance, et l'autorité du mari est sur le point de subir un échec; mais avec quelle prestesse d'esprit, avec quelle verve d'imagination inventive Petruchio sait redevenir en un instant le maître de la situation! «Messieurs, dit-il, obéissez à la mariée. Ces messieurs vont aller dîner, Catherine, suivant ton ordre. Allez au banquet, vous autres; buvez, riez et réjouissez-vous! Mais, pour ma belle Catherine, il faut qu'elle vienne avec moi. Elle est mon bien, elle est mon tout, et j'entends rester le maître de ce qui m'appartient. La voyez-vous près de moi? qu'aucun de vous ose la toucher! je mettrai à la raison l'homme assez hardi pour oser nous barrer le chemin à travers Padoue. Aux armes, Grumio! dégaine et sauve ta maîtresse, si tu as du cœur. N'aie pas peur, chère petite! Ils ne te toucheront pas, ma Catherine! Je serai ton bouclier contre un million d'ennemis!»

Et Petruchio, faisant le moulinet avec sa vieille épée, sort et emmène Catherine, aux éclats de rire des gens de la noce.

Les incidents du voyage, comme ceux de la cérémonie nuptiale, nous sont présentés sous forme de récit; dans ce second récit la figure de[Pg 366] langage qu'on appelle en rhétorique prétérition est employée d'une façon assez plaisante. Cette figure bien connue consiste à faire semblant de passer sous silence des choses qu'on dit en réalité. «Vous ne saurez pas,» dit, par exemple, un personnage de Molière,

Vous ne saurez pas qu'avec magnificence
Le roi vient d'honorer Tempé de sa présence:
Qu'il entra dans Larisse, hier sur le haut du jour;
Qu'à l'aise je l'y vis avec toute sa cour;
Que ces bois vont jouir aujourd'hui de sa vue...
Je garde ma nouvelle, et ne veux dire rien[4].

De même, dans la comédie de Shakespeare, Grumio, plusieurs fois interrompu par un camarade auquel il veut conter le voyage de son maître et de sa maîtresse, finit par s'impatienter et lui dit: «Alors, raconte toi-même l'histoire. Si tu ne m'avais pas interrompu, tu aurais appris comment le cheval est tombé, et elle sous le cheval, dans une mare de boue; comment il l'a laissée avec le cheval sur elle; comment il m'a battu parce que le cheval était tombé; comment elle s'est glissée hors de son bain de boue pour courir à nous et l'empêcher de m'assommer; comment il jurait; comment elle suppliait, elle qui jusque-là n'avait jamais supplié personne; comment je criais, comment les chevaux se sont échappés;[Pg 367] comment la bride s'est rompue et comment j'ai perdu ma croupière: avec mille autres circonstances mémorables, qui maintenant périront dans l'oubli, et toi tu descendras au tombeau avec toute ton ignorance.»

Ainsi précédé et annoncé par Grumio, Petruchio, accompagné de sa nouvelle femme, entre, toujours semblable à un ouragan, dans sa propriété de campagne:

«Où sont donc ces drôles? Quoi! personne à la porte!... où est Nathaniel, Grégoire, Philippe?

TOUS LES VALETS.—Voilà, voilà, monsieur, voilà!

PETRUCHIO.—Voilà, monsieur, voilà, monsieur! Têtes de bûches! lourdauds que vous êtes! quoi! plus de service! plus de prévenance! plus de respect! où est le stupide coquin que j'avais envoyé en avant?

GRUMIO.—Me voici, monsieur.

PETRUCHIO.—Manant! espèce d'idiot! est-ce que je ne t'avais pas ordonné d'aller à ma rencontre dans le parc et d'amener avec toi tous ces chenapans-là?... allez, butors, allez me chercher à souper.»

Catherine, abasourdie, demeure bouche close, et Petruchio continue à brutaliser ses valets. Il en frappe un qui lui fait mal en lui tirant ses bottes. Il en frappe un autre qui présentait à[Pg 368] Catherine de l'eau pour se laver les mains avant souper, et qui, bousculé à dessein par son maître, a laissé choir l'aiguière.

«Patience, je vous prie, dit alors la jeune femme, c'est une faute involontaire.» Quelle nouveauté qu'une parole semblable dans la bouche de celle qui la prononçait! quel succès, quel triomphe de la méthode suivie par Petruchio, et comme son cœur dut tressaillir de joie! Catherine prêchant la patience! Catherine intercédant pour un serviteur! Nous serions tentés, à son exemple, d'intercéder pour elle et d'implorer sa grâce... Mais Petruchio ne fait pas les choses à demi, et très encouragé par ce premier beau fruit de l'épreuve commencée, il n'a garde de s'arrêter en si bonne voie.

Les domestiques ont cependant servi le souper. «Allons, Cateau, asseyez-vous. Je sais que avez de l'appétit. Voulez-vous dire le Benedicite, ou bien le dirai-je? Qu'est ceci? du mouton!... mais il est brûlé! Chiens que vous êtes! où est ce gueux de cuisinier? comment, maroufles, avez-vous osé apporter çà du fourneau, et le servir ainsi, à moi qui n'aime pas la viande calcinée?»

Disant ces mots, il jette tout le souper par terre.

«CATHERINE.—Je vous en prie, cher mari, ne vous emportez pas ainsi. Cette viande était bonne, si vous vous en étiez contenté.

[Pg 369]

—Je le dis, Cateau, qu'elle était brûlée et desséchée; et il m'est expressément défendu de la manger ainsi, car elle engendre la colère et fait durcir la bile. Pour nous, qui sommes tous deux assez irascibles de nature, il vaudrait mieux rester à jeun que de nous nourrir de viande trop cuite. Prends patience; demain on fera mieux. Et pour ce soir, nous jeûnerons de compagnie. Viens, je vais te conduire à la chambre nuptiale.»

Un monologue de Petruchio nous instruit de ses projets pour la nuit de noces: «Je trouverai quelque défaut imaginaire à la manière dont le lit est fait, comme j'en ai trouvé au souper, et alors je jetterai l'oreiller par ici, le traversin par là, la couverture d'un côté et les draps de l'autre. Et au milieu de ce tohu-bohu, je répéterai sans cesse que tout ce que j'en fais, c'est par égard et prévenance pour elle. Conclusion: elle veillera toute la nuit, et s'il lui arrive de fermer l'œil, je la réveillerai par mon tapage assourdissant. C'est ainsi que je finirai par courber son humeur hautaine et intraitable.»

Il va sans dire que les valets de Petruchio n'étaient pas habitués, dans le train ordinaire de leur vie, à essuyer de sa part des bourrasques comme celle qui les attendait à son retour, et la surprise qu'ils éprouvent d'abord à une manière d'agir si nouvelle pour eux doit être sur la scène[Pg 370] un spectacle assez amusant. Mais ils ne tardent pas à pénétrer le motif de sa conduite et à entrer dans le jeu de leur maître. Restés seuls, ils se communiquent le secret de la comédie:

«Pierre, as-tu jamais rien vu de pareil?

—C'est tout simple. Il la bat avec sa propre humeur. He kills her in her own humour.»

Le lendemain, Catherine montre qu'elle n'est pas encore complètement guérie, car elle soufflette Grumio qui, agissant par ordre, lui refuse à déjeuner de la moutarde avec son bœuf, puis le bœuf lui-même, et en fin de compte ne lui offre que de la moutarde sans le bœuf; mais il faut avouer qu'on se fâcherait à moins, et qu'il n'est pas nécessaire d'être une mégère pour trouver intolérable une pareille insolence de la part d'un valet et une rigueur pareille de la part d'un mari.

Shakespeare abuse. Petruchio tend la corde jusqu'à la rompre, ou, puisque c'est à un dompteur que nous l'avons comparé, on peut dire que le succès le rend téméraire et qu'en le voyant irriter inutilement la bête fauve que son pied presse et foule, nous sommes à la gêne et lui crions: Assez! Une scène, trop semblable pour le fond à celles qui précèdent, mais où le poète montre au moins sa verve de virtuose à multiplier les variations sur un même thème, fait passer sous nos yeux successivement un marchand[Pg 371] de modes el un tailleur auxquels Petruchio a commandé divers objets de toilette pour Catherine.

«Fi! dit Petruchio au marchand de modes, ce chapeau ressemble à une soupière. C'est ridicule! c'est indécent! enlevez ça.

CATHERINE.—Je n'en veux pas d'autre; il est à la mode. Toutes les dames comme il faut les portent ainsi... Je ne suis pas une enfant et on ne me mène pas comme un singe.

PETRUCHIO.—Tu dis vrai, ma Catherine; ce chapeau te ferait une tête de singe. On dirait une omelette soufflée, un flan monumental en soie jaune... La robe, à présent. Allons, tailleur, montre-nous la robe. O mon Dieu! miséricorde! qu'est-ce que cette mascarade? Ça, une manche! ... Au nom du diable, tailleur, comment appelles-tu ça?

LE TAILLEUR.—Vous m'avez commandé de la faire à la mode du jour.

PETRUCHIO.—Oui, morbleu! mais je ne vous ai pas dit de la gâter à la mode du jour. Allons! enjambez-moi tous les ruisseaux jusque chez vous, et vivement; car vous n'aurez point ma pratique.

CATHERINE.—Je n'ai jamais vu de robe mieux faite, plus gracieuse, plus élégante, plus noble. Il paraît que vous voudriez faire de moi une poupée?

[Pg 372]

PETRUCHIO.—Bien tapé! ma foi! cet homme voudrait faire de toi une poupée.

LE TAILLEUR.—Pardon, monsieur, madame dit que c'est votre seigneurie qui voudrait faire d'elle une poupée.

PETRUCHIO.—O monstrueuse arrogance! tu mens, fil; tu mens, dé à coudre; tu mens, aune, trois quarts d'aune, demi-aune, quart et pouce d'aune! tu mens, puce, œuf de pou, pointe d'aiguille cassée! Je me verrai bravé chez moi par un écheveau de fil! Hors d'ici, loque, chiffe, bout, reste, rognure, ou je m'en vais si bien te mesurer avec ton aune, que tu te souviendras toute ta vie des inconvénients du bavardage!»

La scène dernière du quatrième acte nous montre Catherine et son mari en route pour Padoue où ils se rendent pour faire leur visite de noce à la maison paternelle.

A ce moment, la victoire de Petruchio est complète. Non seulement sa femme n'a plus sur ses lèvres une seule parole de révolte ou de murmure, mais elle n'a plus dans son cœur un seul sentiment amer, et c'est avec un bonheur intime qu'elle accepte sa défaite. La fille aînée de Baptista qui, après tout, n'est pas un animal sauvage, mais une personne bien née, douée par la nature de sensibilité et de raison, n'était devenue si méchante que par la faute d'une éducation maladroite ou faible: un éducateur[Pg 373] nouveau a paru, le mari a refait l'ouvrage des parents, Catherine a trouve son véritable maître, et chose admirable, mais conforme à l'observation de tous les moralistes, elle aime l'homme qui a su la prendre, la plier, la soumettre à l'empire de sa volonté despotique. Ce n'est point d'ailleurs à la force qu'elle cède ainsi d'un cœur joyeux: le triomphe de la force brutale n'a rien que d'affligeant: c'est devant la supériorité reconnue de l'homme dont elle porte le nom qu'elle est heureuse, et si j'ose le dire, fière de s'incliner. Très intelligente, elle a parfaitement compris la raison des violences fantasques de Petruchio, et elle s'amuse désormais à entrer d'elle-même dans les plus extravagantes lubies de son cher seigneur, en renchérissant sur elles avec tant de bonne grâce, qu'il faudra bien que celui-ci y mette un terme, plus que satisfait du succès de sa leçon, émerveillé, ravi, amoureux de son élève.

Les dernières exigences de ce tyran d'époux ont un caractère de haute fantaisie. C'est comme le bouquet de son feu d'artifice.

Il veut qu'à l'avenir il soit l'heure qu'il lui plaît: Catherine consent à n'avoir plus d'autre horloge que le bon plaisir de sa majesté maritale. Regardant le soleil, il s'écrie: «Grands dieux! comme la lune est brillante et sereine!—Soit, c'est la lune, répond Catherine après[Pg 374] une très courte protestation où elle a d'abord essayé de rappeler les sens de son compagnon de route à une notion plus juste de la réalité, c'est la lune, ce n'est plus le soleil, du moment que vous dites que ce n'est pas lui; et s'il vous plaît de déclarer que c'est une chandelle, désormais, je vous le jure, ce sera une chandelle pour moi.»

Les deux voyageurs rencontrent un vieillard: «Charmante demoiselle, dit Petruchio au vieux bonhomme, bonjour. Où allez-vous de ce pas?» Et s'adressant à Catherine: «Dis-moi, ma chère Catherine, as-tu jamais vu une jeune fille plus fraîche? quelle rivalité de lys et de roses sur ses joues! Où trouver dans tout le firmament deux diamants comparables aux yeux qui illuminent cette figure céleste? Aimable et jolie fille, encore une fois, bonjour! Douce Catherine, embrasse-la pour l'amour de sa beauté.» Et la spirituelle Catherine fait chorus; elle ne veut pas rester en arrière de ce lyrisme, et ce sont des vers mêmes d'Homère qu'elle récite à son tour au vieillard mystifié et stupéfait: «Jeune vierge, frais bouton de rose, où vas-tu? Quelle est ta demeure? Heureux les parents d'une si belle enfant! plus heureux l'homme auquel un astre favorable te donnera pour aimable compagne de sa couche!» Brusquement, Petruchio fait cesser le jeu. «Eh bien, Cateau, qu'est-ce que cela signifie? Tu n'es pas folle, j'espère. C'est un vieillard ridé,[Pg 375] fané, flétri, que tu vois, et non une vierge, comme tu dis.—Vénérable vieillard, reprend Catherine sans se déconcerter, pardonnez à mes yeux leur absurde méprise; ils ont été tellement éblouis par l'éclat du jour, que tout ce que je vois me paraît vert.» Appréciez-vous la fine et agréable raillerie contenue dans cette allusion au soleil nié tout à l'heure par Petruchio?

Maintenant le mari et la femme se connaissent, ils se comprennent, ils s'aiment, et nous pouvons arriver à l'édifiante conclusion de cette comédie morale.

Une autre noce vient d'avoir lieu dans la maison de Baptista; la douce Bianca a épousé Lucentio. On est à table. Les convives sont, entre les nouveaux mariés, Baptista, Petruchio, Catherine, Hortensio, qui vient de prendre femme, lui aussi, et qui, à défaut de Bianca, s'est contenté d'une veuve; enfin, plusieurs autres joyeux invités. Selon l'usage anglais, les dames se sont retirées au dessert, laissant les messieurs en face des bouteilles. Les maris causent de leurs femmes. «Çà, mon gendre, dit Baptista à Petruchio, pour parler sérieusement, je crois que c'est vous qui avez la plus méchante femme de toutes.

PETRUCHIO.—Eh bien, moi, je dis que non, et je le prouve. Que chacun de nous fasse chercher sa femme. Celui qui aura l'épouse la plus[Pg 376] obéissante, la plus empressée à se rendre à son appel, gagnera un prix dont nous allons convenir.

HORTENSIO.—D'accord. Quelle est la gageure?

LUCENTIO.—Vingt ducats.

PETRUCHIO.—Vingt ducats! Je risquerais cela sur mon faucon ou sur mon chien; mais sur ma femme je veux risquer vingt fois plus.

LUCENTIO.—Eh bien! cent ducats.

HORTENSIO.—Accepté.

PETRUCHIO.—Marché fait.

HORTENSIO.—Qui commencera?

LUCENTIO.—Ce sera moi. Va, Biondello, dis à ta maîtresse de venir me parler.»

Biondello sort et revient un instant après en disant:

«Monsieur, ma maîtresse vous fait dire qu'elle est occupée en ce moment et qu'elle ne peut venir.»

C'est le tour d'Hortensio. «Va, dit-il à Biondello, et prie ma femme de venir me parler tout de suite.

—Oh! oh! prie ma femme... Comment pourrait-elle résister?» dit ironiquement Petruchio.

Mais Biondello rentre avec la réponse suivante: «Elle dit que vous devez avoir quelque bonne farce en tête; elle ne veut pas venir, elle vous fait dire d'aller la trouver.»

Petruchio montre enfin aux autres comment il faut s'y prendre: «Maraud, dit-il à son valet,[Pg 377] va dire à ta maîtresse que je lui ordonne de venir.

HORTENSIO.—Je sais sa réponse.

PETRUCHIO.—Quoi?

HORTENSIO.—Qu'elle ne veut pas.»

Catherine paraît. «Par notre dame! s'écrie le vieux Baptista qui n'en croit pas ses yeux, voilà Catherine qui vient.

CATHERINE.—Que voulez-vous, monsieur? vous m'avez fait appeler.

PETRUCHIO.—Où sont votre sœur et la femme d'Hortensio?

CATHERINE.—Elles causent dans le salon, assises près du feu.

PETRUCHIO.—Allez les chercher. Si elles refusent de venir, houspillez-les-moi vigoureusement jusque entre les mains de leurs maris. Allez, vous dis-je, et ramenez-les ici sur-le champ.»

Catherine sort. «Voilà un prodige, dit Lucentio, si jamais il en fut.

HORTENSIO.—Oui, en vérité, et je me demande ce qu'il présage.

PETRUCHIO.—Ce qu'il présage? Mais la paix, le bonheur, l'amour, une vie tranquille, la légitime suprématie du mari, enfin tout ce qu'il y a de doux et d'heureux.

BAPTISTA.—Gloire à vous, brave Petruchio! vous avez gagné la gageure. Ils vous doivent deux cents ducats; j'y en ajoute vingt mille, c'est une autre dot que je donne à une autre[Pg 378] fille, car elle est changée comme si elle commençait une seconde existence.

PETRUCHIO.—Je vous donnerai de plus grandes preuves de son obéissance et de sa patience nouvelles. Tenez! la voilà qui revient et qui vous amène prisonnières vos rebelles épouses. Catherine, le chapeau que vous avez ne vous va pas. Otez-moi ce colifichet, mettez-le sous vos pieds.»

Catherine ôte son chapeau et le jette à terre.

«Fi donc! s'écrie la douce Bianca révoltée. Quelle folie est-ce d'obéir à des ordres pareils!

LUCENTIO.—Je voudrais, Bianca, que votre obéissance pour moi fut aussi folle. Car votre sage conduite, ma belle amie, m'a coûté cent ducats depuis le souper.

BIANCA.—Vous êtes un grand fou de risquer cent ducats sur mon obéissance.

PETRUCHIO.—Catherine, je te charge d'expliquer à ces deux mauvaises têtes le respect qu'elles doivent à leurs époux, leurs seigneurs et leurs maîtres.

LA FEMME D'HORTENSIO.—Vous vous moquez de nous. Nous n'avons pas besoin de leçon.

PETRUCHIO A CATHERINE.—Allons, fais ce que je te dis, et commence par elle.

CATHERINE.—Fi! fi! madame! déridez ce visage sombre et menaçant; ne lancez plus ces regards courroucés à l'adresse de votre maître,[Pg 379] de votre seigneur, de votre roi. Ce front plissé vous défigure, comme la gelée flétrit les prairies; il vous ôte toute grâce et vous perd dans l'opinion du monde, comme un tourbillon de vent d'hiver détruit les bourgeons délicats. Une femme en colère est semblable à une source troublée et fangeuse; jusqu'à ce qu'elle ait repris sa transparence, personne, dans l'excès même de la soif, ne daignera en boire une seule goutte ni seulement y mouiller ses lèvres. Votre mari est votre seigneur, votre protecteur, votre guide, votre chef, votre souverain; celui qui a souci de vous et de votre subsistance, qui livre son corps à de pénibles travaux et sur mer et sur terre, qui veille nuit et jour par la tempête et par le froid, tandis que vous reposez chaudement au logis eu paix et en sécurité; et en retour de pareils services, il n'exige d'autre tribut que l'amour, d'affectueux regards et une cordiale obéissance: faible rétribution pour une dette aussi grande! Le respect et la soumission qu'un sujet doit à son prince, la femme les doit à son mari; et quand elle est indocile, revêche, acariâtre et morose, quand elle n'obéit pas à ses ordres honnêtes, qu'est-elle sinon une rebelle coupable, une traîtresse indigne de pardon envers son tendre époux? Je rougis de voir des femmes assez folles pour déclarer la guerre, lorsqu'elles devraient demander la paix à genoux;[Pg 380] assez insensées pour s'arroger le sceptre et le commandement, quand leur destinée est de servir, d aimer et d'obéir. Pourquoi la nature nous a-t-elle donné une constitution faible, sensible et délicate, incapable de soutenir les fatigues et les agitations du monde, sinon pour que nos qualités morales, conservant leur douceur aimable, restassent en harmonie avec notre condition physique? Allons, allons, vermisseaux révoltés et impuissants, mon caractère était naturellement aussi impérieux que le vôtre, mon cœur aussi altier, et peut-être avais-je plus de raison que vous pour riposter à l'injure par l'injure, à la menace par la menace; mais je vois aujourd'hui que nos lances ne sont que des fétus de paille, que notre force n'est que faiblesse, que notre faiblesse passe toute comparaison, et que, lorsque nous paraissons être le plus, nous sommes le moins en réalité. Allons, fléchissez votre orgueil, car il ne vous sert à rien, et placez vos mains sous les pieds de vos maris, en signe de l'obéissance qui leur est due; si le mien l'ordonne, si c'est son bon plaisir, voici mes mains, elles sont prêtes.

—Ah! s'écrie Petruchio transporté de joie et d'amour, voilà ce qui s'appelle une femme! Viens m'embrasser, Catherine.»

Telle est la comédie de la Méchante Femme mise à la raison.

[Pg 381]

Il est clair qu'elle appartient au genre de la farce par ses exagérations, ses excentricités, par l'absence totale de la notion des droits, des travaux, des douleurs et de la dignité de la femme, comme aussi par une lacune grave dans la représentation du caractère de l'homme à qui revient l'honneur d'une guérison si merveilleuse. Pour rendre entièrement vraisemblable le changement moral de Catherine et le tendre amour qu'elle conçoit pour Petruchio, vainqueur de sa mauvaise nature, il aurait fallu que cet homme habile, cet homme fort nous fût expressément donné aussi pour un homme excellent, non moins supérieur par les qualités du cœur que par celles de l'esprit et de la tête. C'est ce qu'a très bien compris de nos jours l'auteur du Maître de forges, drame romanesque qui n'est point sans rapport avec la comédie de Shakespeare, puisqu'il a de même pour sujet un cœur de femme orgueilleux et rebelle ramené par le talent du mari au joug de l'amour et de la raison. Mais il n'était pas dans les habitudes des poètes du XVIe et du XVIIe siècle d'introduire dans leurs comédies un élément sérieux; ils aimaient mieux pencher du côté de la farce que du côté du drame, et Shakespeare se proposant d'abord d'amuser les spectateurs, il suffisait à son dessein de faire briller chez Petruchio les qualités purement intellectuelles des héros ordinaires de[Pg 382] comédie: la clairvoyance, la raison pratique, l'adresse, le sang-froid, la possession de soi-même.

Les extravagances et les bouffonneries de la pièce de Shakespeare ne l'empêchent pas d'être pleine de sens pour qui sait, selon le conseil de Rabelais, «rompre l'os et sucer la substantifique moelle». Le système original suivi par Petruchio, faisant le diable et le fou furieux afin de guérir Catherine de sa méchanceté diabolique, est celui même que plus tard un célèbre médecin, le docteur Hahnemann, devait appliquer scientifiquement à la cure des maladies du corps. L'homéopathie, quelle que soit sa valeur en médecine, est, pour le redressement de certains travers intellectuels ou moraux, une méthode d'une efficacité non douteuse, que les gens habiles, de toute antiquité, ont pratiquée d'instinct, puisque déjà le vieux Lycurgue, législateur de Sparte, savait utiliser l'ivresse pour la guérison de l'ivrognerie.

Dans la fable intitulée le Dépositaire infidèle, La Fontaine nous offre divers exemples de traitement homéopathique de cette maladie d'esprit si commune qui consiste à tout exagérer:

J'ai vu (dit Paul) un chou plus grand qu'une maison.
Et moi (dit Pierre) un pot aussi grand qu'une église.
Le premier se moquant, l'autre reprit: Tout doux;
[Pg 383]On le fit pour cuire vos choux.

Quand l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De vouloir par raison combattre son erreur:
Enchérir est plus court, sans s'échauffer la bile.

Il y a des gens dont l'âme est si basse, l'esprit si vulgaire, la conversation si plate, que ce serait en vérité jeter ses perles aux pourceaux que de prendre la peine de causer sérieusement avec eux. Ne prenez point cette peine inutile; durant les heures maussades qu'une destinée cruelle vous oblige à passer dans la compagnie des philistins, proposez-vous comme un exercice amusant de vous mettre à leur niveau, et si possible, de descendre encore plus bas, en rivalisant de sottise avec toutes les idées, de platitude avec tous les sentiments dont l'expression vous choque et vous irrite. Ce sera le seul moyen de changer votre supplice en divertissement salutaire pour vous d'abord, qui pourrez y tremper votre esprit et votre caractère, salutaire aussi pour vos interlocuteurs s'ils sont capables d'un reste de pudeur et de réflexion. On raconte qu'un homme d'esprit, fatigué des propos indécents qu'il entendait tenir dans un salon, les fit brusquement cesser en lâchant une indécence tellement forte que tous les amateurs de gravelures restèrent bouche close: il avait éteint leur feu d'un seul coup.

L'avarice comme la prodigalité de certaines femmes ou de certains maris (car je ne voudrais[Pg 384] pas avoir l'air de donner à entendre que dans tous les ménages ce soit la femme seule qui ait besoin d'être mise à la raison) peut quelquefois être guérie par l'excès affecté ou réel de l'avarice ou de la prodigalité de l'autre conjoint.

L'homéopathie s'emploie avec succès dans toutes sortes de circonstances de la vie domestique, moins cependant pour l'éducation des enfants que pour celle des parents, car c'est une méthode médicale spécialement destinée à l'usage des adultes et qu'il ne serait peut-être pas très prudent d'essayer avant l'âge de raison, je veux dire avant l'âge où l'on devrait être raisonnable.

Je suppose, pour borner avec Shakespeare mes exemples au cercle de la vie conjugale, que vous ayez projeté avec votre femme une partie de plaisir, un voyage, dont l'attente la rend toute joyeuse. Par un de ces cas de force majeure auxquels on ne peut rien, le départ est devenu impossible et il vous faut annoncer à votre femme ce fâcheux contre-temps. Madame votre épouse est nerveuse (c'est une simple supposition que je fais), nerveuse, c'est-à-dire que chez elle la sensibilité est beaucoup plus vive que la raison n'est ferme; vous savez qu'elle prendra la chose en véritable enfant, qu'elle se répandra en lamentations assommantes, que sa[Pg 385] mauvaise humeur la rendra insupportable, finira par aigrir la vôtre, lui fera du mal à elle-même, et vous entrevoyez avec effroi, au bout d'une journée perdue par elle à gémir, par vous à prêcher, à consoler, à gronder, une nuit blanche et deux migraines pour le lendemain. Allez-vous pour la soixante-dix-huitième fois faire une belle morale à madame? mais vous savez bien que c'est inutile; et puis, c'est si ennuyeux! Essayez donc de l'homéopathie. Prenez hardiment les devants: feignez un violent désespoir, maudissez avec un emportement puéril cette fatalité contre laquelle il est si vain de se fâcher, puisque, comme le dit Euripide, cela ne lui fait rien du tout; étonnez votre femme par l'excès de votre absurdité et rendez-vous enfin tellement ridicule, tellement digne de pitié et de risée, qu'elle sente tout ce qu'il y a de raison en elle s'éveiller glorieusement au spéciale de cette folie; alors, fière d'avoir le beau rôle, c'est elle qui vous sermonnera et vous fera de la morale, pendant que vous rirez dans votre barbe de médecin et de comédien.

Madame aime-t-elle le monde un peu trop pour son repos et pour le vôtre? aimez-le plus qu'elle pendant une semaine; menez-la tous les soirs au bal, au théâtre: elle criera grâce avant le huitième jour, et cette héroïque vaillance vous vaudra, pour une semaine[Pg 386] perdue, un hiver de travail paisible et tranquille.

Vos femmes, enfin, ont la tête près du bonnet (c'est toujours une simple supposition); elles s'emportent avec une facilité extrême contre les domestiques; vous êtes, vous, messieurs, la douceur et la patience mêmes, et vous vous figurez que le spectacle de cette patience, de cette douceur est fait pour édifier et calmer à la longue mesdames vos épouses: quelle naïveté! que cela est pauvre! c'est la vieille médecine allopathique; elle n'est bonne, en contrariant les humeurs, qu'à les exaspérer, comme tous les homéopathes le démontrent.

Les tempêtes de femmes s'évanouissent subitement, semblables à une bougie qu'on souffle, dès que s'élève le vent impétueux de l'ouragan du mari. Quand donc l'omelette ne sera pas cuite à point ou que les pommes de terre seront brûlées, prenez feu comme la poudre; devancez l'impatiente vivacité de vos femmes et rendez les muettes par l'explosion de la vôtre. L'esprit de contradiction leur fera trouver l'omelette bonne et les pommes de terre délicieuses. Que si, contre toute attente, elles faisaient avec vous chorus, ayez seulement soin de donner toujours dans ce concert les notes les plus hautes: si elles parlent fort, criez; si elles crient, frappez sur la table, et si elles trépignent rageusement,[Pg 387] faites voler le plat à la tête de la cuisinière. Mais je serais bien surpris qu'elles attendissent cette dernière extrémité pour vous dire, comme Catherine à Petruchio: «Patience, cher mari, c'est une faute involontaire.» Elles commenceront par là si vous savez vous y prendre.


Tel est l'enseignement pratique, aussi juste qu'originel, qui ressort de la comédie de Shakespeare. En ce temps de pédagogie où les questions d'éducation sont à l'ordre du jour, il m'a semblé qu'il y aurait peut-être quelque intérêt et quelque nouveauté à montrer comment la méthode homéopathique peut s'employer avec succès pour la cure morale des adultes, et notamment dans certains cas difficiles de l'existence à deux.

Comme on met à la raison les méchantes femmes, il y a un art aussi de soumettre et de dompter les hommes; mais c'est de tous les arts le moins utile à enseigner au sexe qu'on appelle à tort sexe faible. Car il règne généralement sur nous par le double ascendant de la beauté et de l'esprit. Les maris maîtres dans leur ménage comme Petruchio sont une exception dés plus rares. La plupart des femmes dominent et ne sont point dominées. L'empire que nous leur cédons d'abord par galanterie,[Pg 388] elles s'entendent merveilleusement à le saisir d'une main habile et ferme, à le consolider de jour en jour et à l'étendre par un progrès constant jusqu'à la fin. Comptons sur leur adresse naturelle pour rester nos maîtresses; elles n'ont pas besoin de nos leçons.


[1] Voy. Notre chapitre d'introduction p. 10.

[2] Jeu de mots heureusement imaginé par M. François-Victor Hugo comme équivalent de celui du texte: Leave shall you have to court her...—To cart her rather!

[3] L'Avare, V, 1.

[4] Mélicerte, I, 3.


[Pg 389]

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Un apologiste allemand de Molière.—Des comédies de Shakespeare en général.—Universalité de Molière.—Les disputes de goût.—Shakespeare et Aristophane.—Shakespeare et Plante.—Shakespeare et Molière.

CHAPITRE PREMIER

PARADOXES ALLEMANDS SUR MOLIÈRE

Guillaume Schlegel.—Point de départ de son argumentation.—Sa théorie de la gaieté.—Prétendue incompatibilité du comique et du sérieux.—Perfection d'Aristophane, prosaïsme de Ménandre et de Molière selon Schlegel.—Le Roi de Cocagne de Legrand.—Étrange paradoxe de Hegel.—L'AvareLe Médecin malgré lui.Peines d'Amour perdues.

[Pg 390]

CHAPITRE II

CRITIQUE DU DOGMATISME EN LITTÉRATURE

La Critique de l'École des femmes de Molière et la Critique du jugement de Kant.—L'ancien et le nouveau dogmatisme.—Critique de l'idée a priori ou rationnelle de la comédie.—Critique de l'idée du beau.—Critique de l'idée a posteriori ou empirique de la comédie.—Critique de l'idée de la poésie.—Vanité de la méthode dogmatique.

CHAPITRE III

ANALYSE OU JUGEMENT DE GOUT

Comment Molière définit le goût dans la Critique de l'École des femmes.—Liberté du jugement de goût; sens et limites de cette liberté: union nécessaire du goût avec l'intelligence.—Comment se fait la culture du goût.—Les classiques.—Que le goût ne peut rien prouver logiquement, et que néanmoins il doit raisonner; fausseté de la maxime De gustibus non disputendum.—Double sens de ce mot, perfectionnement du goût: 1° élargissement; 2° épuration.—Impossibilité de concilier théoriquement ces deux choses, et nécessité de les admettre l'une et l'autre.—Antinomie de l'intelligence et de la sensibilité.—Que la sensibilité est l'âme de la critique; prétention vaine de l'école historique, qui veut la supprimer.—Services immenses rendus d'ailleurs à la critique littéraire par la connaissance de l'histoire.

CHAPITRE IV

LE COMIQUE ET LA POÉSIE DANS MOLIÈRE ET DANS SHAKESPEARE

L'imitation de la nature recommandée par Shakespeare et par Molière.—Comment Shakespeare n'a pas suivi son propre précepte dans ses comédies.—Comment Molière est supérieur à tous les autres poètes comiques par la vérité de ses traits.—Rareté des jeux d'esprit dans son théâtre.—Sérieux de Molière et de l'esprit français.—Que néanmoins la raison de Molière et du XVIIe siècle n'est pas la plus haute qui se puisse concevoir.—La poésie de Molière.—Différence entre la fantaisie et la poésie.—La pastorale dans Shakespeare et dans Molière.—Jugements de Victor Hugo et de Sainte-Beuve sur le style de Molière.—Poésie du Misanthrope.

[Pg 391]

CHAPITRE V

LES CARACTÈRES DE MOLIÈRE COMPARÉS A CEUX DE SHAKESPEARE

Brusque révélation des caractères comiques de Molière.—Leur exagération.—Leur généralité.—Critique du personnage d'Harpagon.—Individualité de Tartuffe.—Mélange du tragique et du comique dans Molière comme dans Shakespeare.—Caractères d'Orgon et de Chrysale.—Moins riche que la galerie d'originaux de Shakespeare, celle de Molière est complète aussi.

CHAPITRE VI

DÉFINITIONS PARTIELLES DE L'HUMOUR

Sens du mot humour dans Corneille; dans Diderot; dans Sainte-Beuve.—Une colère inutile de Voltaire et de M. Genin.—Montaigne.—Les digressions de Sterne.—Définitions données par M. Hillebrand et par M. Montégut.—Le docteur Samuel Johnson.—Le bon ton, selon Duclos.—Une scène du Voyage sentimental.—Antipathie de l'esprit français et de l'esprit humoristique.—Exemples particuliers d'humour.—L'esprit dans la bêtise.—L'esprit dans le sentiment.—Définitions données par Thackeray; par Carlyle; par M. Taine.—Le style de l'humour.

[Pg 392]

CHAPITRE VII

PHILOSOPHIE DE L'HUMOUR AVEC UN APERÇU SUR L'HISTOIRE DE CE GENRE D'ESPRIT

L'humour considéré comme le contraire de la gravité.—Idée du néant universel.—Différence entre l'humoriste et l'auteur comique ordinaire.—Explication de l'amour de l'humoriste pour ses personnages grotesques.—Rapprochement insolent de tous les contrastes.—Loi de contradiction de l'humour en tant que forme de l'art.—L'humour chez les Babyloniens; chez les Perses; dans la décadence romaine; au moyen Age.—La fête des fous.—La danse des morts.—L'Ecclésiaste.—L'humour des Espagnols.—L'humour des Anglais.—Rabelais.—Villon.—Pascal.—Voltaire.—Humoristes divers du XIXe siècle.

CHAPITRE VIII

L'HUMOUR DANS SHAKESPEARE ARISTOPHANE ET MOLIÈRE

Les Oiseaux d'Aristophane.—La raison moyenne dans le théâtre de Molière.—Humour du Malade imaginaire et du Misanthrope.—Les clowns et les philosophes de Shakespeare.—Falstaff.—Les sept âges de la vie humaine.—Le banquet de la lin.—Conclusion générale.

APPENDICE

UNE CURE D'HOMÉOPATHIE MORALE DANS LE THÉATRE DE SHAKESPEARE

La Méchante Femme mise à la raison