Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis
Author: Claude Farrère
Release date: November 25, 2016 [eBook #53599]
Most recently updated: January 24, 2021
Language: French
Credits: Produced by Winston Smith. Images made available by The
Internet Archive.
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26
Il a été tiré de cet ouvrage:
trente-cinq exemplaires sur papier de Chine,
numérotés de 1 à 35,
cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 36 à 210,
deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin
des papeteries du Marais,
numérotés de 211 à 460,
et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe
hors numérotage,
imprimés spécialement pour l'auteur,
tous signés et parafés de sa main.
Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction
réservés pour tous les pays.
Copyright 1921
by Ernest Flammarion.
Page | ||
AVANT-PROPOS | v | |
JADIS: | ||
1. | L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis de France et ami de plusieurs sublimes princes | 27 |
NAGUÈRES: | ||
2. | Sept lettres de princesse | 133 |
DE TOUT TEMPS: | ||
3. | Conscience turque | 219 |
4. | Histoire de chat | 231 |
5. | Histoire de chiens | 239 |
6. | Tripolitaine | 253 |
7. | Celui qui est mort | 265 |
Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais de faire comprendre à mes compatriotes pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi je n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer à toute la France pourquoi des hommes tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille, tels qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac, tels que MM. Ribot, de Monzie, Rouillon, que sais-je? tels que moi-même!—gens, ce me semble, légèrement différents les uns des autres, on m'accordera cela!—s'entendent néanmoins pour crier tous ensemble, et sur tous les tons: «La défaite turque actuelle [Pg vi]serait une défaite française; la victoire grecque serait un recul pour la civilisation...»
Oui ... si j'essayais?
Pourquoi non? Le public français est assurément d'une ignorance en géographie qui rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance, n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter contre elle,—surtout lorsqu'elle risque,—et c'est le cas,—d'entraîner l'opinion nationale à des manifestations qui vont droit à l'encontre des intérêts français les plus évidents?
Essayons donc!
Il y a huit ans,—c'était exactement le 3 octobre 1913, soit quinze ou seize jours avant qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à toute l'Europe, car la Grande Guerre en est sortie!—j'écrivais, pour l'une des très rares feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre d'écrire ce qu'on pense[1], un article où je prédisais quelques-unes des choses qui se sont réalisées depuis, et quelques-unes de celles [Pg vii]qui se réaliseront à brève échéance. Et je terminais le dit article par une conclusion dans le goût de celle-ci:
«Dans la lutte injuste qui se prépare, mes sympathies vont au faible contre le fort, à l'assailli contre l'assaillant, au musulman contre le chrétien.»
Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en toute confiance la raisonnable vagonnée d'injures et de menaces,—toutes prudemment anonymes, il va sans dire,—que le retour du courrier ne pouvait manquer de m'apporter.
Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je reçus tout ce que j'attendais. Un journal du matin me qualifia de juif et de métèque. Une feuille italienne m'accusa de n'être pas Français. Bref, nombre de bonnes gens, borgnes ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence, contre mon audace d'avoir deux yeux et d'être clairvoyant. Cela n'était ni pour m'étonner, ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut, sans toutefois m'étonner, ce fut le trop gros tas de lettres très sincères que force lecteurs de l'Intransigeant jugèrent indispensable de m'adresser. Ces lettres-là ne contenaient guère d'injures et nulle menace. Mais toutes me [Pg viii]reprochaient, le plus candidement du monde, à moi, officier français, qu'on savait «très bon patriote», de prendre le parti «des turcs» contre «les victimes chrétiennes».
—Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en 1913, on n'oserait plus me l'adresser aujourd'hui. La Grande Guerre a passé. Et tous les soldats français de l'Armée de Salonique savent qu'en Orient la victime est plus souvent musulmane que nazaréenne, et le bourreau plus souvent arménien qu'osmanli...
Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé, de prendre, contre la civilisation, le parti des Barbares.—N'est-ce pas?—Les préjugés sont si forts, et la vérité si débile!—Soit! c'est donc à ce reproche-là que je veux d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les hommes de bonne foi et de bonne volonté que je publie, aujourd'hui, ce livre.
—Je précise d'abord.
Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs ennemis, c'est à double cause. J'ai deux raisons qui justifient ma sympathie: une raison d'intérêt et une raison de sentiment.
La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée, [Pg ix]dans trop d'articles et dans trop d'études dont j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues, les journaux, les magazines même. Je reviens encore là-dessus; car rien n'est plus important pour des lecteurs français désireux de bien comprendre le problème oriental:—dans tout le Proche-Orient, les intérêts français sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés, confondus avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours un pas perdu par la France. Chaque progrès des Bulgares, des Serbes ou des Grecs fut un recul pour nous, Français.
Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais mis les pieds hors de France pour en douter.
Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de l'état actuel de la question turque. La Turquie de 1914 a lutté contre nous aux côtés de l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire? Ceci simplement: que, menacée et entamée par ses ennemis slaves, menacée par la Russie tsariste qui voulait Constantinople, menacée par l'Entente de 1914, qui accordait Constantinople à la Russie, les Turcs ont dû chercher appui chez les ennemis des Slaves: en Autriche, en Allemagne. Est-ce la faute des Turcs [Pg x]si les Français de 1913 étaient devenus les très humbles serviteurs de la Russie,—jusqu'à lui sacrifier avec ardeur tous nos intérêts asiatiques[2], pour lesquels aucun de nos gouvernements de jadis n'hésita jamais à tirer l'épée? Est-ce la faute des Turcs si l'alliance franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence, et chaque fois que les deux politiques des nations alliées vinrent à s'opposer l'une à l'autre, ce fut toujours inéluctablement la France qui céda, et la politique française qui mît les pouces[3]. Cela n'empêchait pourtant pas [Pg xi]la langue française d'être, et de continuer d'être au même titre que la langue turque, tant qu'il y eut un Empire turc, la langue officielle de l'Empire. Cela n'empêchait pas nos écoles de rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela n'empêchait pas le peuple turc de nous connaître, de nous aimer[4],—comme l'unique nation qui fut toujours son alliée contre tous ses ennemis successifs, depuis le temps de François Ier jusqu'au temps de Napoléon III. Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman, [Pg xii]continuellement envahi et entamé par le Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement sur le Franc catholique et de le favoriser de toutes ses forces! Questionnez nos missionnaires latins, véritables pionniers de notre civilisation occidentale en Anatolie: tous se louaient du Turc et maudissaient l'orthodoxe. Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui furent toujours là-bas, que les anticléricaux de France le sachent ou l'ignorent, les vraies fêtes françaises (concurremment avec le 14 juillet, fêté musique en tête par tous les religieux latins d'Orient), à Pâques nouveau style, à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de Stamboul jusqu'à Diarbékir?—On voyait les garnisons ottomanes, baïonnette au canon, faire la haie sur le passage des processions françaises pour leur faire honneur et pour les protéger contre les injures, les cailloux et autres aménités dont toute la gent orthodoxe s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares et idolâtres.
Ainsi vont les choses, partout où flotte encore le drapeau rouge au croissant d'or. Et, naturellement, partout où ce drapeau a cessé de flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique [Pg xiii]et par Smyrne, les choses vont d'une autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion et slaves de race. Oui: la Grèce surtout! Et, sans même remonter à cent ans en arrière, sans rappeler qu'au combat de Breno, en 1807, les Monténégrins, vainqueurs d'une division française chargée de réprimer leurs brigandages en Illyrie, achevèrent et mutilèrent tous nos blessés,—sans rappeler qu'en 1854, Canrobert, alors général de division opérant en Bulgarie[5] contre les Russes, se plaignait, dans un rapport que j'ai lu aux Archives de France, de l'abominable cruauté des paysans contre nos soldats, il suffit de se reporter aux plus récents événements de la Grande Guerre, à la trahison grecque, au massacre d'Athènes perpétré le 1er décembre 1910, et à l'agression bulgare de la même année. La Turquie marcha contre nous contrainte et forcée: pas un Turc ne s'engagea volontairement, de 1914 à 1918, contre la France! Au contraire toute la Bulgarie, [Pg xiv]toute la Grèce royaliste,—qui nous devaient autant de reconnaissance historique l'une que l'autre,—se jetèrent avec enthousiasme dans le camp de nos ennemis.
N'oublions pas, enfin, que dans tout l'Orient, les termes de Français, de Francs et de catholiques sont pratiquement identiques. Qu'on le sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée grecque d'Anatolie, en cet instant même, refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie, comme jadis les armées serbe et bulgare nous rejetèrent hors des Balkans.
Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à la question de sentiment. Elle n'est pas d'importance moindre. J'ai montré qu'un Français «conscient» devait être du parti des Turcs. Un honnête homme, Français ou non, doit en être aussi, s'il a le courage de rejeter loin de lui le fatras des vieux préjugés héréditaires et d'oublier la boutade de Molière, plaisante, mais injuste: Vraiment oui! de la conscience à un Turc!
Les Turcs, en effet, ont de la conscience. Ils en ont même infiniment plus que les chrétiens [Pg xv]d'Orient, que les orthodoxes levantins.
Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder ici quelques faits tout personnels. Je serai, d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux, seulement qu'on soit bien persuadé que je n'invente rien de ce dont je parle et que j'ai appris ce que je sais par moi-même, sur place et à loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute factice en feuilletant des livres au hasard. Je n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur, en voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes investigations à un seul pays, n'interrogeant qu'an seul parti, et refusant d'écouter même les plus timides échos de la cloche adverse... Non. J'ai vécu en Orient deux ans et demi, de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911 à 1913. Je me suis promené en touriste, de Trébizonde à Corfou, par Sébastopol, Varna, Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne, Syra, Brousse, Beyrouth, Monastir, Samos et Candie. Entre temps, j'ai parcouru la Tunisie, l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de terres musulmanes. J'ai vu chez eux les princes et leurs cours, les paysans, les ouvriers et les bergers. Je me suis fait de très bons amis partout, et des amies. Tous et toutes me parlèrent [Pg xvi]toujours fort librement: je ne suis pas journaliste, je suis soldat: cela met les bavards à l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis jadis les officiers du roi Carol, allié de l'Allemagne, crier: Vive la France! A Andrinople, une petite Serbe me révéla, trois bons mois d'avance, que les officiers du royaume avaient fait partie d'assassiner leur reine et leur roi, du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du débarquement hellène, l'infamie des insultes à la population turque inoffensive, et l'horreur des meurtres, des viols, des tortures, tout cela lâchement perpétré, par une soldatesque immonde que ses officiers poussaient à faire pis, fut une tache de boue et de sang sur la soie déshonorée à jamais du drapeau grec. Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue par ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent en 1915 nos matelots sans armes fut prétexe à d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me dira-t-on, c'est la guerre.—Oui... Pas, néanmoins, la guerre ordinaire. Pas même la guerre telle que la faisaient MM. von Hindenburg et Ludendorf...—Mais enfin, soit! c'est la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en [Pg xvii]pleine paix, j'ai vu, partout, les banquiers arméniens, grecs et européens à l'œuvre. Et je vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient fort joliment!
Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais, parce que je l'ai vu. Et peu de gens l'ont vu d'aussi près que moi.
Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à l'été de 1902, j'étais parti de France turcophobe en diable, comme tout Français l'est au sortir du collège, où il s'est nourri des souvenirs antiques et des préjugés modernes. Et croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à l'automne de 1901, je repartais de Turquie turcophile de la tête aux pieds.
Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion, depuis, n'a jamais varié!
Et tous mes camarades, tous les officiers français qui ont comme moi vécu en Turquie, si peu que ç'ait été, partent comme je suis parti et reviennent comme je suis revenu. Sans exception.
Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme j'ai vu moi-même. Parce qu'ils savent tous comme je sais.
Ils savent que, toujours et partout, dans [Pg xviii]tout conflit oriental, le Turc a raison et ses ennemis tort[6].
Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a pas de journaux, lui, pour se défendre, ce Turc qui ne répond jamais quand on l'insulte,—il est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence, mais avec les plus délicates douceurs envers toute créature faible et douce. Dans les quartiers turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais pleurer femme ni enfant. Vous ne verrez jamais même une bête craintive. Les chats turcs ne se sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne [Pg xix]les maltraite pas. Il a fallu qu'un ramassis d'abjects coquins,—non turcs, certes!—revînt d'exil et s'emparât de la municipalité de Constantinople pour que fût décrété le massacre imbécile de ces chiens errants qui pullulaient par toute la ville[7].
D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de la sentence, pas un Turc n'accepta le rôle de bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux Arméniens, aux Levantins...
Et j'entends maintenant l'objection capitale qu'on m'oppose: cette douceur turque, comment s'arrange-t-elle des massacres, des tortures, des horreurs que toute la presse rapporte? Que deviennent les tueries arméniennes?
J'y arrive.—C'est ici surtout que je tiens à tout dire, à ne rien laisser dans l'ombre.
Commençons par le commencement: il est parfaitement exact qu'à plusieurs reprises les [Pg xx]Turcs ont massacré bon nombre de leurs ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine et des Arméniens un peu partout.—Oui[8].—Mais comment et dans quelles circonstances?
La réponse est facile! Toujours après provocations, toujours après qu'on eût déjà massacré ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans! Toujours en manière de représailles,—et, j'ose l'affirmer, d'horribles mais justes représailles!
Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares en Macédoine,—oui.—Mais après que les bandes bulgares des comitadjis eurent poussé à bout la population turque, après que le sang turc eut coulé par flots effroyables sous le couteau de ces orthodoxes féroces qui préparaient, vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant d'avance le plus possible de leurs futurs adversaires. Je le répète, et je l'ai moi-même éprouvé [Pg xxi]vingt fois, en Asie comme en Europe: le paysan turc est un être paisible et doux chez qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour les Bulgares, qu'on s'en souvienne: il ne subsiste pas en Europe de plus proches parents des Huns, d'agréable mémoire.
Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les listes, dressées par des israélites, juges fort impartiaux, des victimes musulmanes égorgées et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement, les journalistes russes d'alors ont eu grand soin d'étouffer ces listes-là, compromettantes pour le bon renom des Slaves.
Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire. Les Arméniens, quand les Turcs les ont massacrés, n'avaient pas eux-mêmes massacré le moindre Turc. Mais ils avaient fait mille fois pis que massacrer.
Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l'Orient,—je prends le mot juif dans son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses aux très nombreux israélites que je sais bien n'être pas plus juifs que moi-même.—Et les Arméniens sont des juifs tellement juifs,—tellement rapaces, tellement vautours et vampires,—que [Pg xxii]les vrais israélites, écrasés par la concurrence arménienne, meurent littéralement de faim en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend rigoureusement l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte aux questions de doit, d'avoir et d'intérêts composés, le Turc a toujours été tondu de si près par l'Arménien, prêteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en excuse. La faim fut toujours mauvaise conseillère, et les honnêtes gens écouteront toujours avec un dangereux serrement de cœur leurs femmes et leurs enfants pleurer faute de pain.—Le meurtre n'en est guère plus beau, je le sais. Mais je sais aussi des choses plus affreuses que le meurtre: par exemple, la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs sur gages dispersent quatre meubles boiteux et trois paquets de hardes sous les yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu et qui, tout à l'heure, grelottera sous la neige.—J'ai vu cela.
A présent, nul besoin d'en dire davantage. [Pg xxiii]Les gens de bonne foi sont convaincus depuis longtemps.
C'est à ces gens que je m'adresse pour les supplier de ne plus accepter désormais comme paroles d'évangile le flot de paroles mensongères qui coule sans interruption dans la presse occidentale. Ce flot-là, les seules bouches orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les Grecs, car les Bulgares, car les Serbes ont des journaux, des journaux que l'Europe lit. Ces peuples en profitent: ils écrivent, parlent, crient. Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il pas tort aux yeux du monde?
Le monde n'entend qu'un son de cloche. Toujours le même son, toujours la même cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il n'y a plus de Russie, la cloche anglaise a pris la suite de la cloche russe défunte.
Et voilà pourquoi, moi, Franc de France, j'ai voulu, une pauvre fois, faire entendre au moins à la France l'autre son, l'autre cloche:—non pas même la cloche musulmane, mais seulement la cloche latine,—la cloche française!
[1] L'Intransigeant, dont le directeur, en cet an-là, 1913, était déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon Bailby.
[2] Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant des deux mains dans le trésor français, ne fit que développer plus largement sa vieille politique agressive et aventureuse, poussant pointe sur pointe tour à tour vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule de nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées, et surtout, sans nul souci de respecter les intérêts particuliers de cette trop complaisante et trop ignorante alliée qu'est la France. En Extrême-Orient, comme en Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de la France, combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait la Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon III.
[3] Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là la France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant de reprendre ses provinces volées, et la Russie nous apparaissait devoir être la toute-puissante amie qui nous les rendrait, sans même combattre, rien qu'en portant la main à la garde de l épée.
Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la mesure! Certes, la France n'avait pas grandi dans l'intervalle. Et Fashoda, Tanger, Agadir sont là pour nous l'apprendre. Mais la Russie, elle, avait déjà rapetissé. Et, sans même parler de tant de milliards prêtés par nous, empruntés par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden...
[4] Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,—ceux-ci surtout, ont pu faire une politique anti-française. Le peuple turc aima toujours les Français. Interrogez tous ceux qui se sont promenés, comme j'ai fait, à pied, dans les villages du fin fond de l'Anatolie, et qui ont sollicité le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout chacun est admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins ne s'en enquièrent pas moins:—«Etes-vous Moskof (Russe)?—Iok (non)!—Allemand?—Iok! iok!...» A chacun de ces iok-là, vous aurez vu la figure du curieux s'épanouir...—«Etes-vous Anglais?—Non: je suis Français, Frank de la France...—Mash'Allah! Tout est à vous!»
[5] En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de Bulgares, Slaves ou Mongols.
[6] J'entends très bien qu'on va m'objecter:—Nous-mêmes, Français avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie, un conflit oriental; un conflit franco-turc! Est-ce à dire qu'en Cilicie et qu'en Syrie la France a tort, et les Turcs raison?
Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes, dépossédée par l'Europe entière et par l'Angleterre surtout des droits privilégiés qu'elle détenait en Turquie depuis François Ier (1527!) a raison de vouloir en dédommagement de ces droits qu'elle acheta par quatre cents années d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France a raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban...
Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France, a raison de défendre son bien contre tout le monde et contre chacun, même contre la France...
Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais pour la Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre à peu près toute l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora, Kemal-pacha!
[7] Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins ci-dessus désignés,—soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni jeunes!—ont d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant leur patrie (ou plutôt la patrie qu'ils prétendaient leur) à peu près aussi élégamment qu'ils avaient massacré les chiens turcs,—vraiment turcs, eux.
[8] Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les Turcs y sont vraiment allés de main morte, quand on compare leurs «massacres» à l'extermination systématique et ignoble à laquelle procédèrent les troupes régulières de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre de 1912–1913;—à laquelle procèdent actuellement les armées grecques d'Anatolie.
[Pg 28]
[Pg 29]
—La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul
Allah!...
(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le Prophète...)
Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut [Pg 30]même à vous, pauvres chiens d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...
A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au nom de Dieu!
Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la Merveilleuse Aventure d'Achmet [Pg 31]pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre!
Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral! alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, [Pg 32]l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous ensemble.
Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je mens, mentirait lui-même.
Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance, pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,—gens de Circassie,—sont moins [Pg 33]simples que nous, les Turkmènes,—gens du Turkestan—: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom, commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4].
Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que moi!...)
Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: [Pg 34]vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous, messires, notre Allah commande... la illah il Allah! Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!...
... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième—huit est le nombre divin! disent les initiés, savants ès la Kabbale!—Cette épouse huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième printemps...—quatorze, disent les savants initiés, est le nombre deux fois sage!—l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable, portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu.
En ce temps-là, messires et messeigneurs, le [Pg 35]propre père du plus sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah—louanges à Lui!—se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis, comme naguère Rechid Djemal.
Or, âgé de neuf ans,—et les initiés nomment le nombre neuf, nombre de la pleine promesse,—Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la Foi, de [Pg 36]tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.
Adonc, voilà devenu page au harem,—et sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,—adonc voilà, devenu tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était, le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh Harem...—Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur, si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page Achmet...
... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans [Pg 37]le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda:
—Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque!
Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua, recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il dit:
—J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à onze paires?
Lors, Souléïman commanda:
—A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente.
Lors, le page répéta:
—J'ai écouté pour obéir.
[Pg 38]Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.
Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:
—Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale.
—Tu sais faire vite ce que tu fais,—dit Souléïman,—et tu sais aussi le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les grandes choses comme dans les petites.
Il ajouta:
—Viens.
Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent.
—Pourquoi?—demanda le Padishah.
—Nous sommes au saint mois du Ramazan,—dit Achmet:—il sied de se montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente.
[Pg 39]Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire:
—Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,—dit-il:—tu es un bon serviteur.
Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et, demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y agenouilla.
—Pourquoi? dit encore Souléïman.
—Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.—S'il sied de se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que je suis: rien.
Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire:
—Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.
Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société des femmes, mérita de recevoir, d'un [Pg 40]Prince sublime entre les plus sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite de l'histoire le va prouver.
Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que je vais vous chanter:
En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se reposait de ses glorieux travaux dans son yali d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques [Pg 41]de sa grandeur et les insignes des hautes dignités dont la faveur du Padishah l'avait comblé. Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face au Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien aise de l'être, fumait un soir le tchibouk en contemplant d'un regard on ne peut plus heureux, satisfait et paisible, toute une escadre de ses plus beaux vaisseaux, ancrés autour de leur amiral—en demi-cercle—c'est-à-dire, messires, en croissant: et un tel croissant était bien fait pour enivrer de joie et d'orgueil tout cœur vraiment musulman, tout cœur vraiment turc! quand, au perron du palais, un caïque aborda, tout à coup, caïque à onze paires, donc caïque impérial, puisque les lois et la bienséance ne permettent que trois paires à n'importe quel Croyant, fût-il grand-vizir, grand-eunuque, ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse ... et pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle même Majesté, c'est-à-dire Valideh sultane.
Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas encore accosté la plus basse marche qu'Achmet pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était! et depuis beau temps!...) sur cette dernière marche, s'agenouillait, et très humblement tendait [Pg 42]le poing à la main impériale, pour que le Padishah—c'était lui, comme juste—pût mettre pied à terre sans éclabousser d'une seule goutte la semelle de ses babouches. Souléïman, ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et ami d'un signe de sourcils, s'appuya gentiment sur l'épaule offerte avant de lui dire:
—Pacha, te crois-tu donc encore mon page?
—Page ou pacha, que sommes-nous, sinon rien, auprès du Padishah? Auprès du Padishah, sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous les douze mois de l'année, de se montrer respectueux?
Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman se prit à rire. Car lui aussi se souvenait.
L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis dans le trône toujours préparé pour le Padishah par son serviteur et ami, Souléïman parla comme je vais chanter:
—Pacha, un grand malheur est advenu, une grande tâche nous incombe. Mon frère et allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est du sang de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!—mon frère et allié, cet autre Moi qui règne en Occident, vertueux comme j'essaie de régner en Orient: François, premier du [Pg 43]nom, Roi du pays franc ... celui qu'on nomme le Chevalier-Roi! François, le plus brave d'entre les plus braves! est triste, vaincu, captif. Son ennemi, celui qui s'ose intituler empereur... La illah il Allah!... il n'est qu'un Dieu: il n'est donc qu'un Empereur...
—Un,—dit Achmet;—l'Unique: toi, Padishah.
—Le soi-disant empereur Charles, cinquième du nom, s'est emparé du Roi-Chevalier François et l'a chargé de fers et traîné dans une geôle au fond de la barbare Espagne dans un village puant que ces chiens nomment Madrid; pacha, que dis-tu?
—Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah nous la fera légère: tâche de délivrer le Roi-Chevalier, François Ier de France.
Telle fut la réponse d'Achmet.
—Tu parles bien comme bien toujours tu as parlé,—dit Souléïman joyeux.—Puisqu'il en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je charge de la tâche.
—J'écoute pour obéir.
Ainsi répondit Achmet.
—Tu as écouté, obéis!—et le Padishah se leva.
[Pg 44]Appuyé sur le poing de son serviteur et ami, il descendit l'escalier, retournant à son caïque. Il posa dedans le pied droit; lors Achmet, oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on l'interrogeât:
—Padishah, comment ferai-je? Moi chétif, moi seul, moi dépourvu de toute sagesse et de toute prudence ... que pourrai-je inventer, essayer, réussir, pour délivrer des griffes de son ennemi le frère du Padishah?
—Cherche,—dit Souléïman,—tu trouveras.
—Daigne l'intelligence du Padishah éclairer la stupidité de son serviteur!
Ainsi Achmet implora Souléïman.
Et Souléïman, accueillant sa prière:
—Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou mépriser mes serviteurs. Comment moi, créature d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature d'Allah? Dieu seul est grand! Allah ek bar! D'ailleurs, pense, pèse, soupèse l'affaire, et dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah en peut savoir plus ou mieux que le pacha, ou que personne? Pour délivrer des griffes du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier, roi du pays franc, que peut-on?
[Pg 45]Achmet proposa:
—Combattre!
—Combattre? Connais-tu, pacha, le champ de bataille où mes janissaires pourraient rompre et tailler en pièces les soldats de l'empereur? L'empereur est trop loin.
Achmet hasarda:
—Traiter!
—Traiter? Pacha, en échange de mon frère le Roi franc, qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je moi-même, moi, le Padishah? Toutes les terres de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes palais, toutes mes mosquées, et moi-même, crois-tu donc qu'une si petite rançon serait digne d'un si grand capt.
Achmet se tut.
Le Padishah pesa sur son épaule:
—Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en sais un qui vaut beaucoup.
Achmet demanda:
—Ce moyen?
Souléïman embarqua tout à fait, lâcha l'épaule de son ami et s'étendit sur le voile impérial. Alors, sans se retourner, il prononça:
—Ce moyen réside en la personne d'un serviteur [Pg 46]d'entre mes serviteurs. Ce serviteur est pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé mon ami.
Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine ne demanda plus rien et répondit seulement par l'obéissance.
Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le manche renflé des avirons; et le caïque jaillit du perron, telle, de l'arbalète, une flèche. Souléïman donna un regard en arrière et, dégrafant de sa poitrine une étoile toute de diamants, la jeta vers Achmet:
—Prends,—dit-il:—c'est l'Ehrtogrul.
Et le pacha Achmet, comme jadis le page Achmet, s'agenouilla pour agrafer sur sa poitrine l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ... aux sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs sujets qui, plus grands et plus saints que les sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire.
Messires, messeigneurs, en si troublante occurrence, pensez-y bien!... et, comme disait mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère venait des lointains royaumes de la Chine: pensez-y à droite et pensez-y à [Pg 47]gauche!—à la place du pacha Achmet, tous qu'auriez-vous fait?
Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je sais ... encore qu'Allah sache assurément mieux que moi!... Je sais, parce que Achmet Djemaleddine lui-même me l'apprit, non pas certes de sa propre bouche, mais par la bouche du chanteur de contes, mon père, lequel me chanta jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui:
Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa tout justement comme je viens de vous le dire tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite, pensa à gauche ... puis, ayant pensé, rejeta vers l'alaïk[6] le tuyau de jasmin du tchibouk, se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette, ceignit son sabre dont il éprouva du doigt tout le tranchant de la pointe à la garde, puis, sortant du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid.
Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul [Pg 48]un vendredi soir, ce qui était certes d'un heureux présage; il entra dans Madrid un vendredi matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage encore. Par le fait, sitôt passée la porte de la ville, il fit la rencontre d'un homme de haute mine qui, par mégarde, le heurta au passage.
Inutile de vous dire, messires et messeigneurs, que notre Achmet, très avisé, s'était, dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque. Inutile pareillement de vous chanter que notre Achmet, très savant, parlait l'espagnol aussi bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement toutes langues de tous pays, comme il sied à tout véritable héros de roman, propre et préparé d'avance à toutes héroïques aventures. De la sorte, tous les Espagnols de toutes les Espagnes s'étaient, sans exception, trompés sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés sur son pays! Et tous, sans exception, le croyaient bonnement l'homme qu'il se disait: à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès théologie, don Alonzo Lupa, natif de Salamanque.
Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier pas dans Madrid, le licencié docteur don Alonzo [Pg 49]Lupa s'allait fâcher comme il convient, quand l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises excuses, courtoisement débitées: le chapeau à la main et l'autre main près de l'épée; ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non par crainte ou bassesse, mais par sagesse et justice.
—Señor, que votre Grâce me daigne pardonner d'être tout ensemble si grossier et si lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y Sylva; je suis grand d'Espagne et marquis; et je mets à vos pieds grandesse et marquisat, vous suppliant d'en user pour toutes choses. Si Votre Grâce exige cependant davantage, j'entends ne lui rien refuser! et mon épée serait mille fois honorée de se croiser contre la vôtre?
Achmet Djemaleddine pacha... C'est don Alonzo Lupa, natif de Salamanque, que je voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord avait toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à fait honorable de rendre courtoisie pour courtoisie. Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et tendit la main au marquis don Pedro:
—Señor,—dit-il,—je remercie les saints, protecteurs de tout voyageur Vieux Chrétien, [Pg 50]d'avoir voulu que le premier visage que je visse dans Madrid fût de si bonne rencontre et de si favorable augure! Nul doute que votre Grâce me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse ici dans toutes mes entreprises!...
Vous voyez ici, messires et messeigneurs, que l'irréprochable Achmet Pacha n'hésitait point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion utile! Mais cela ne saurait étonner les gens de cœur, puisqu'il est mieux que permis: ordonné de mentir pour la réputation des femmes et pour la gloire du prince et de l'État...
Le marquis don Pedro, noble gentilhomme, ne pouvait manquer de se prendre à ce noble mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour son plus grand honneur.
—Quoi donc? passez-vous cette porte pour la première fois?—demanda-t-il.
—Pour la première fois,—dit Achmet.
—Par la Marie Douloureuse! il me plaît grandement d'être favorisé comme je le suis, rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je mets à sa disposition mon crédit, mon bras, ma maison, tout ce que je possède et tout ce que je suis! Et si vous daignez accepter mon [Pg 51]offre, tout indigne qu'elle soit, je remercierai le Seigneur du Grand Pouvoir de m'avoir permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise dont je suis, señor, coupable aujourd'hui.
—Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter d'aussi bon cœur!—répondit sur-le-champ Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le patio du palais Ximenès, lequel avait façade sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même, entre ses dents, et parlant bonne langue turque:
—Il me déplaît toutefois qu'on trouve en cette maudite Espagne d'aussi bons gentilshommes!... Et s'il en est beaucoup qui vaillent celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à les combattre par ruse, fourberie ou traîtrise... Toutefois, s'il me les faut combattre autrement c'est-à-dire à face découverte et cimeterre au poing, comment réussirai-je, moi, seul contre eux, mille fois mille? et comment briserai-je les chaînes et percerai-je la prison du roi François Ier?
Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse [Pg 52]histoire:—Ai-je bien chanté, selon la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain de ce vendredi, il advint au soi-disant licencié,—c'est au Seigneur Achmet que je veux dire,—de rentrer tard au logis de l'Espagnol son hôte. Cela, parce qu'Achmet, tout plein de ses projets d'évasion, avait passé toute la brune à bayer aux corneilles, face à la maison que le faux empereur don Carlos, cinquième du nom, avait assignée pour geôle au bon roi frank, François de France. Achmet, donc, rentrant vers la cinquième ou la sixième heure à la turque,—et la cinquième heure turque tombait, ce jour là, vers la minuit des Francs,—Achmet fut assailli, à quatre pas de la plazza, par une douzaine de très méchantes gens, voleurs de profession, assassins d'occasion, et guère plus Espagnols que Turcs, Vénitiens, Hongrois ou Bougres.
Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois ou quatre douzaines de pareils pauvres gredins; mais avec son cimeterre au flanc, son poignard à la ceinture et ses pistolets chargés! toutes choses dont il n'avait en l'occurrence aucune.
[Pg 53]Si bien qu'assailli par derrière, assailli par devant, assailli par la droite, assailli par la gauche, par beaucoup d'ennemis, tous très bien armés, Achmet, seul et sans un couteau, se trouva vite en dangereuse posture. Il cria sur-le-champ: «La illah il...», puis, avec sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé qu'un homme vivant n'est jamais sûr de son heure, que certes lui-même voyait la mort de près, mais pouvait encore très bien y échapper, et qu'en cette heureuse alternative, force gens de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur de Salamanque eût n'importe quand psalmodié le témoignage du Prophète. Le reste du verset fut donc psalmodié bouche close, mais cœur large ouvert, avec toute ferveur et foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant la prière, se souvint de celui qui priait: comme Achmet esquivait, faute de le pouvoir parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant, haut le sabre, le premier coup de dague du premier des bandits ses agresseurs, le pied manqua à ce larron qui chuta lourdement, face contre terre, et lâcha sa dague dont le pacha se put saisir. Il la mania si terriblement que [Pg 54]nombre de ses adversaires tombèrent dans l'instant sous ses coups et ne se relevèrent point. Toutefois, une dague ne vaut guère contre force épées, sabres, haches et coutelas, sans parler des tromblons et autres aboyeurs à balles, dont les brigands étaient pourvus à foison. En sorte que le pacha Achmet eût probablement fini par succomber sous trop d'adversaires trop bien armés, si le marquis don Pedro, fort inopinément, n'était intervenu.
L'excellent marquis, en effet, soucieux de son hôte trop attardé, avait lui-même passé tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que, par bonne chance, le fracas lui parvint de la dague et les épées chaudement entrechoquées. En un clin d'œil, et sans même s'assurer du tout que l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don Pedro jaillit de sa fenêtre et tomba, les pieds joints, dans la rue. Ainsi font les gens de cœur!
Il s'abattit au milieu des bandits effarés, comme, sur un troupeau de moutons, s'abat un aigle en furie. Dans chacune de ses mains brillait une bonne épée. Et ce fut la meilleure des deux qu'il tendit au pacha, y ajoutant un pistolet de sa paire et sa propre miséricorde, [Pg 55]dont il se passa joyeusement. Les coups continuaient de pleuvoir. Mais le pacha, ayant maintenant rapière au poing, s'en souciait comme de neige en canicule. Tirant, parant, taillant, ripostant, bref, luisant loques et lambeaux de la bande assassine, il n'en prit pas moins tout le loisir de courtoisement remercier son noble second et ne manqua point de lui offrir, en échange de la miséricorde reçue, la dague qu'il avait prise à son premier adversaire. L'Espagnol, pour mieux faire honneur au présent, jeta au diable son pistolet, quoique encore tout chargé; et cependant il ne manquait, lui non plus, de répondre aux compliments par des compliments et aux révérences par des révérences. Le tout s'ajoutant à la malemort de six ou huit des malandrins occis, le débris de la bande malandrine, terrifiée, crut avoir affaire à deux géants plutôt qu'à deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle, hurlant de peur. Et, demeures seuls, le seigneur turc et le seigneur castillan n'eurent enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et l'autre. Ce qu'ils firent plus attentivement qu'ils n'avaient combattu, et sans rien négliger de toutes les cérémonies convenables.
[Pg 56]—Señor,—commença par dire Achmet pacha,—je tiens que vous m'avez sauvé...
—La vie, Señor! et rien que la vie,—commença par répondre le marquis don Pedro:—fort peu de chose, donc, en vérité, à l'estime d'un homme de cœur ... si peu de chose, même qu'il serait malséant d'honorer du plus simple merci un si simple service.
—Señor,—fit alors assez gravement Achmet pacha (quoique toujours déguisé, et sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),—señor, Votre Grâce a cent mille fois raison, et j'estime quant à moi la vie à beaucoup moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur, tant vaut la tasse. La vie quelquefois peut enfermer mieux qu'elle ne paraît. Señor, si Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est qu'il m'y fallait être pour l'accomplissement d'un vœu que je fis. L'honneur m'ordonne d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne donc de vivre. C'est par conséquent l'honneur que Votre Grâce me vient de sauver. La vie ne compte pas. L'honneur compte. Souffrez donc que je me dise votre obligé et que je vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme. La voici: je me déclare et me voue [Pg 57]dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme, à vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que Votre Grâce m'exprimera.
—Par Dieu!—dit le Castillan, très grave aussi,—il me faudra désormais prendre garde et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre Grâce!... Il me plaît grandement, au surplus, d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier de votre mérite et pouvoir compter si sûrement, pour le jour qu'il faudrait, sur deux épées au lieu d'une ... d'autant que la deuxième vaut mieux que deux fois la première!...
Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient galamment entre eux, sans souci ni prévoyance de l'avenir, le marquis don Pedro et le pacha Achmet. Car telle était la bonne mode au temps que vivaient ces magnifiques personnages.
Mais voici quelque chose de plus merveilleux encore que tout ce que j'ai dit jusqu'ici:—Ai-je bien chanté, comme la vérité l'exige, que tous ces beaux coups de taille et [Pg 58]d'estoc s'étaient distribués un samedi minuit sonnant?—Or, ce fut le dimanche, lendemain de ce samedi; ce fut le dimanche, midi sonnant, qu'à son tour le soi-disant licencié don Alonzo, ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine, à son tour, sauva la vie et l'honneur du marquis don Pedro, rendant ainsi pièce pour pièce et monnaie pour monnaie,—douze heures à peine après avoir reçu.
Ainsi les gens de cœur sont favorisés par Celui qu'attesta le Prophète, par l'Unique! Et, j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît ainsi, fort clairement,—sauf sacrilège de moi, chétif,—que l'Unique s'inquiète ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme nous faisons, nous, Croyants, messires ... soit Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs, faites, messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme à nous, Lui octroie parts égales de bienfaits.
Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième heure (qui tombait la dixième à la franque), le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne manqua pas d'aller ouïr la messe, qui est pour vous, messeigneurs les Francs, est-il vrai? ce qu'est pour nous, messires les Croyants, notre [Pg 59]prière du vendredi, jour saint. Et son hôte ... qu'il ne soupçonnait certes pas d'avoir hanté, plus souvent que les églises, les mosquées ... n'eut garde de ne pas l'y accompagner: vous imaginez combien le soi-disant licencié don Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur—l'erreur du marquis don Pedro sur la vraie qualité du licencié don Alonzo Lupa,—ne fut pas trop tôt dissipée.
Le hasard voulut que ce dimanche-là, le marquis don Pedro fût de service—et de service de sûreté—auprès de Sa Majesté le Roi-empereur. Comme tel il entendait la messe, debout, l'épée nue, montant la garde auprès d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie de la cathédrale, Sa Majesté Castillane devait faire retrait. Or, tout ensemble il advint qu'il y eut incendie et que la clef de la porte dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras du marquis don Pedro et plus grand son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son hôte, le soi-disant licencié, n'avait pas tenu à gloire de monter la garde avec lui. Achmet pacha, pour dire comme disent les incroyants, était fort comme un Turc, ce qui ne surprendra personne: il se précipita donc, épaule [Pg 60]en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier coup et le Roi-Empereur put se retirer sans encombre.
—Voilà qui paie au centuple le mince service que j'eus l'honneur de rendre à Votre Grâce hier!—déclara tout aussitôt le marquis.
—Je ne l'entends point ainsi,—répliqua Achmet pacha:—vous m'avez, au contraire, donné beaucoup et je vous ai rendu peu.
—Souffrez,—dit don Pedro,—que je ne sois pas de votre avis! Je n'ai d'ailleurs garde de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît de m'engager par un vœu semblable, et de me vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme à vous!... je prie Dieu, comme vous avez fait, qu'il couvre d'opprobre toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que Votre Grâce m'exprimera.
Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces deux très galants seigneurs.
Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici qu'il sied d'écouter des deux oreilles, voire de déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en [Pg 61]effet, messires et messeigneurs, que toutes ces si belles aventures dont je viens de chanter quelques-unes ne détournaient pas de sa mission sainte et sacrée la pensée constante de celui que le Padishah Souléïman avait, une fois pour toutes, nommé son serviteur et son ami.
Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié castillan qu'il fût devenu de la tête aux pieds, n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc nuit et jour, sans pause ni trêve, aux bons moyens de parvenir d'abord en la présence du fier roi chevalier, du grand roi franc François, pour l'heure prisonnier du méchant et faux empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu, aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier hors de sa dite prison, et de le ramener triomphalement soit en terre franque, soit en terre turque, celle-ci comme celle-là tirant d'avance grande gloire d'être ainsi, pour le royal captif, terre de délivrance et de liberté à jamais recouvrée.
Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,—de moins en moins pacha, de moins en moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don, et licencié, le tout de plus en plus, au fur et à [Pg 62]mesure qu'approchait le temps de justifier la confiance du Sultan Magnifique, en brisant la geôle du Roi Chevalier, Achmet, ou plutôt don Alonzo, s'assura que le premier point était, à n'en pas douter, de se faire connaître de celui qu'il venait secourir et de gagner sa confiance. Ce point-là gagné, mille chemins s'ouvriraient sûrement dont l'un ou l'autre, insh, Allah! (Dieu aidant!) serait le bon chemin pour le roi franc vers son royaume...
Audience du roi François Ier; l'obtenir.—Telle fut donc désormais la préoccupation fervente et le constant souci du licencié don Alonzo, hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise du marquis, c'eût été faveur tôt obtenue: don Pedro était homme de crédit autant qu'hôte de bon vouloir. Mais don Alonzo n'y songea pas le temps d'un seul éclair: car ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs, don Alonzo, tout Alonzo qu'il parût, n'en demeurait pas moins Achmet pacha Djemaleddine, Chef tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de ce sublime Prince, Souléïman le Magnifique. Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas un Tcherkess du sang Djemal, pas un eddine, qui vaut baron, pas un pacha, qui vaut marquis, [Pg 63]et moins encore aucun ami du Padishah, qui vaut Khalife ou Vicaire de Dieu même, ne songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant, je vous prie, que mêler un noble Espagnol à une entreprise menée contre l'Espagne et qui ne pouvait couvrir que de honte et de méchef le roi même des Espagnes, le propre don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce été, que félonie, traîtrise, dol et vilenie? Achmet pacha fût mort mille fois et de mille morts mille fois infamantes, et tout son clan tcherkess fût mort par surcroît avec lui, avant qu'une telle ignominie eût traversé aucune cervelle cousine, fût-ce au dernier degré, de sa cervelle de chef. Non! pour arriver au Roi Chevalier, captif, il était certes d'autres voies que celle-ci: abuser de la loyale confiance d'un irréprochable gentilhomme, dont le seul malheur était d'appartenir à l'autre roi, au roi soi-disant empereur, et geôlier.
Contraint pour lors de marcher par ces autres chemins, l'ami du Padishah sut en bon temps se souvenir qu'il est une clef magique, bonne pour toute serrure au monde, et qui, de tout temps et dans tous lieux, vint toujours à bout [Pg 64]des huis les mieux barricadés: portes de harem, grilles de geôles, poternes de forteresses même. Cette clef, pareille au soleil, tant par la couleur que par l'éclat, Achmet pacha quittant Stamboul n'avait eu garde de ne s'en pas munir très abondamment; tant et tellement que don Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en était point encore du tout dépourvu.
Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle sans trop d'efforts devant le pacha turc, plus licencié salamanquois en l'occurrence que jamais encore il n'avait été.
Messires, messeigneurs, je manquerais à tous devoirs: devoir de chanteur qui sait chanter, devoir d'humble serf de Vos Hautes Excellences, et de serf sachant servir, si je négligeais de vous retracer ce capital épisode de ma merveilleuse histoire: cette première entrevue du roi François, Premier du nom, et du pacha Achmet, ami du Sultan Magnifique:
Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et messires, et dans tout le détail qui convient:
Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton (et sa barbe vénérable y dut périr, rasée [Pg 65]court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah, parvint à remporter ce prélude de sa victoire, désormais imminente, sur le roi d'Espagne, et ce, dans la propre capitale de ce pauvre prince d'avance déconfit: dans Madrid, capitale de toutes les Espagnes.
Remplaçant fort à propos un marmiton, lequel, mystérieusement, s'était trouvé malade à décourager la médecine entière, Achmet pacha... don Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc, sur le chef et plat d'argent sur les mains, entra dans la salle basse où le Roi franc, François de France, assis dans son fauteuil et son tabouret sous ses semelles, attendait que la valetaille de Castille lui voulût bien servir à dîner.
Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant Sa Majesté Très Chrétienne,—ainsi se surnomment eux-mêmes, tout pieusement, les rois du royaume de France!—le marmiton Lupa se souvint d'être, à son ordinaire, mieux qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir eu souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi durement trempé que l'épée même qu'avait naguère brandie le roi captif, du temps qu'il était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort négligemment l'équilibre du plat qu'il apportait, [Pg 66]mit donc un poing sur sa hanche et considéra le Roi François, durant que, surpris un tantinet, le Roi François toisait le marmiton Lupa.
Deux nobles hommes qui se regardent face à face et l'œil dans l'œil ont tôt fait de se prendre l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer pour ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé son marmiton, se leva, marcha et, comme par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau de source, malédictions, menaces, injures et clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons mêmes, les autres gâte-sauces de la geôle, réputaient mal embouché.
Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate, leva sans mot dire le lourd bâton qui lui tenait lieu d'épée et l'abattit sur le braillard, lequel, net assommé, se tut pour fort longtemps. Je dis bâton: car d'épée, le Roi Très Chrétien n'en avait point. Son estramaçon milanais, celui-là même dont l'avait armé chevalier, après l'étonnante victoire de Marignan, l'étonnant chevalier Bavard, réputé par tout chacun, Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ... [Pg 67]son estramaçon, donc, son estramaçon de Roi Très Chrétien brillait maintenant au flanc du Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes surnommés les princes de Castille et d'Aragon, en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?—le savez-vous pas mieux que moi, messires et messeigneurs?...)
N'importe, au demeurant: il importe seulement que le bâton qui remplaçait l'épée caressa royalement l'échine du cuisinier butor. Et voilà, pour que celui-ci sût désormais de bonne science respecter tout ce qui est pacha, même sous l'habit de marmiton!...
Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le chef cuisinier quitta la place. Les marmitons l'allaient suivre, en corps, quand François, le Roi franc, ayant donné un second regard au marmiton dont l'apparence l'avait, d'abord et du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers lui ce même bâton dont le chef cuisinier s'était naguère trouvé si mal; puis, parlant haut:
—Demeure!—dit-il.
Et telle est la majesté des vrais princes,—vraiment sublimes,—telle est cette majesté unique, image de la majesté d'Allah même, [Pg 68]qu'Achmet pacha Djemaleddine, entendant et voyant le verbe et le geste de François le Chevalier, Roi de France, crut voir et entendre le geste et le verbe de Souléïman le Magnifique, Padishah.
—Dis ton nom?—commandait le Roi.
Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la promptitude de sa miséricorde à jaillir, si nécessité venait, du fourreau. Puis, la miséricorde étant bien comme elle devait être:
—Mon nom, sire Roi,—répondit-il, parlant, après avoir écouté, pour obéir, comme il se doit—mon nom n'est certes pas digne des trop nobles oreilles qui vont l'entendre! Mais, tout de même, ces oreilles-là, tout de bon franques, ont trop souffert depuis trop et trop de mois, à ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité les seuls noms,—chiens de noms! noms de chiens—de vos seuls geôliers, guichetiers, porte-clés et autres fieffés païens d'Espagnols! J'ose donc m'assurer qu'elles accueilleront bien ce nom mien, indigne, mais honorable ... puisque c'est le nom que porte le plus fidèle sujet d'un prince éternellement ami et perpétuellement allié du prince des Francs.
—Éternellement et perpétuellement?
[Pg 69]Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à sourire.
—Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un perpétuel allié!... Compère, es-tu donc au Padishah?
—Par le Croissant!... Oui...
—Evvet, Effendim!—s'écrie joyeusement François de France, parlant turc.
Il avait appris cette belle langue—la nôtre, messire!—lorsque Souléïman de Turquie avait lui même appris le français, avant de l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman, de pair avec le turc,—ainsi qu'elle est restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de tels procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus grande gloire du Créateur, deux princes tout de bon sublimes dont l'un ne peut souffrir que l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs peuples se trouvent fort bien, puisqu'ils en tirent paix, bons procédés réciproques, alliances, et facilités sans nombre, tant pour le commerce des marchands que pour les recherches des savants, la sécurité des voyageurs et la grandeur de l'un et de l'autre État, confiants dans la loyale assistance qu'ils sont prêts à se donner l'un à l'autre.
[Pg 70]—Par le Croissant, oui!—avait donc dit Achmet pacha:—je suis au Padishah, sire Roi, et le Padishah m'a commandé de venir ici pour être à vous et vous tirer des mains du faux et félon empereur, votre ennemi. Pour le reste, quoique ce reste soit bien insignifiant, mon nom est Achmet Djemal, et la faveur du Padishah m'a fait Achmet pacha Djemaleddine.
—Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne font qu'un seul et même Dieu!—s'écria le Roi franc,—tu dis mal, compère! et c'est moi qui vais dire en ta place: tu t'appelles Achmet Djemal, soit; mais la double faveur de tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et le Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha Djemaleddine! Fie-t'en maintenant à ton compère, moi, le Roi, pour que soient joints, à ce marquisat, des terres et des trésors qui ne le dépareront pas... Chut! chut! compère; point de génuflexions: on s'agenouille devant les princes, non devant les captifs... Debout donc, marquis! et parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici et remettre en mon royaume de France?..... Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par saint Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment vas-tu t'y prendre?... Je te vois, certes, [Pg 71]tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi: solide janissaire et rude compagnon, subtil par surcroît autant que vaillant. Mais si j'en vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul mille, que pèserons-nous, ce néanmoins, contre les onze cents fois mille soldats du Roi Carlos, qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?... Je serais sot de n'estimer pas ces gens-là aussi braves et bons guerriers qu'ils sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris, moi, le Roi, le Roi François de France!
Debout, mais respectueux,—car le respect ne tient pas dans les genoux ployés, non plus que dans les mains jointes,—debout devant le Roi captif, qui croisait familièrement sa jambe droite, au bas de soie brodée, sur sa jambe gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha songea un temps; puis, se souvenant des augustes paroles dont l'avait jadis favorisé le Padishah,—près de remonter en caïque:
—Sire Roi,—commença-t-il,—grande est ma confusion lorsque vous poussez la raillerie jusqu'à me priser mille fois plus que je ne vaux. Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage, et non seulement mille, que ma mission n'en serait pas mieux remplie et que vous [Pg 72]n'en seriez pas plus libre. Quand mon auguste souverain, votre ami et allié, me fit l'honneur suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me confier ce qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa Hautesse ce qu'à moi-même vient d'objecter Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire, et moi, chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité, il ne s'agit point ici d'une entreprise ordinaire. Ce ne sont en effet ni les soldats, ni les épées, ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et, si n'importe quel champ de bataille s'offrait aux armées turques pour combattre les armées de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire, sur les étendards du Padishah, assez de victoires décisives pour que, promptement, Votre Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais ce champ de bataille, où le trouver? Mon auguste maître vainement l'a cherché; et c'est parce qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici, moi, chétif.
—Montjoie!—dit le Roi franc,—si mon frère le Grand Seigneur n'a pas trouvé, je ne chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà dans Madrid et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce à dire? As-tu donc, pour venir à bout de ma délivrance, quelque autre moyen que [Pg 73]celui que j'aperçois dans le fourreau de ton poignard?
—Sire Roi,—répliqua Achmet,—lorsqu'il s'agit de délivrer le plus noble chevalier de la chevalerie, les moyens manqueraient-ils que tout chevalier digne du nom viendrait bien à bout de les inventer. Quand la force est trop faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas qu'elle soit à déshonneur.
—Par saint Denis! je ne sache pas non plus!—approuva le Roi.—Mais mon frère le Grand Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et payer ma rançon? Compère marquis, cela, cette fois, serait déshonneur à moi: si pauvre que je sois, je n'accepte point que personne paie mes dettes, et pas même mon éternel ami, ni mon perpétuel allié!
—Sire Roi,—dit Achmet,—ni Sa Hautesse, ni moi-même, jamais n'aurions osé faire cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si j'avais été si butor que d'y songer, le Padishah m'eût vite rappelé qu'Allah tout seul, mon Dieu, votre Dieu aussi,—l'Unique,—est seul assez riche pour payer la rançon du Roi François Ier. Tout l'Islam, et toute la chrétienté et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans [Pg 74]la balance, que plume et Votre Majesté qu'or pur.
—Marquis,—dit le Roi,—tu parles, cette fois, trop bien... Mais, s'il en est ainsi, me voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors, quoi donc?
Entendant ces paroles, messires, messeigneurs, qui fut fier? Je vous le laisse à deviner. Achmet cambra sa taille et pesa de son poing sur sa hanche:
—Sire Roi,—dit-il,—j'ai dit au Padishah les paroles mêmes que dans sa bonté me répète à l'instant même le Roi de France. Or, quand le Padishah entendit ma réponse et mon excuse, il me fit la grâce suprême de me répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau, où l'or n'est pas assez lourd pour le plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es, toi, mon serviteur et mon ami, ensemble. Va donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici.
—Mais, que feras-tu?—insistait le Roi.
—Sais-je?—dit Achmet.—Je m'en rapporte à la sagesse de Celui qui permit naguère que le vainqueur de Marignan fut vaincu à Pavie. Insh'Allah! l'épreuve ne peut être bien [Pg 75]longue; et le vaincu de Pavie, sous peu, s'évadera de Madrid.
Messires, messeigneurs, daignez permettre qu'ici le chanteur s'arrête et médite, son esprit tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes méditer avec le chanteur,—votre serf!—sur ce grand enseignement d'un Roi captif et d'un pacha marmitonné... Considérez ce Roi franc, sage à ce point que ses peuples l'adorent; brave à ce point que les rois l'appellent le Chevalier des Rois; noble à ce point que les chevaliers l'appellent le Roi des Chevaliers!... Considérez ce pacha turc, chef tcherkess, marquis français, amiral, compagnon de l'Ordre sublime d'Ehrtogrul, et, qui mieux est, serviteur et ami du plus grand Padishah de tous les Padishah qui furent et de tous les Padishah qui seront... Les voilà donc face à face, le prince assis, le chef debout, qui se regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre bon visage; fiers tous deux: celui-ci, du maître qu'il sert, celui-là, du serviteur dont il est servi. Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite! Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets, cuirasses. Les dalles des corridors résonnent [Pg 76]au choc des crosses et des éperons. Officiers, geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le péril est partout. Mais roi franc et pacha turc s'en soucient comme de leur premier ennemi abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures même et la mort, rien n'existe pour ces hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes, et vraiment sublimes l'un autant que l'autre; rien, dis-je! sauf leur honneur sans tache, leur vertu sans reproche et leur vaillance sans l'ombre d'une peur.
Méditons et puis poursuivons, car voici qu'approche le plus beau du chant; oyez, messires, et messeigneurs!
—Sire Roi,—dit Achmet,—je rougirais à mourir si, parlant au Roi Chevalier, je mentais du quart d'un mot; et davantage encore si c'était, de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi m'a fait la grâce de me demander comment il sortirait de ce lieu? Je n'en sais rien, messire! Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie seulement le Roi de me dire s'il répugnerait, le cas échéant, de devenir, comme me voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou [Pg 77]prêtre tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier de sa propre geôle?
—Marquis,—fit le Roi, grave,—fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus... (c'est le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi nomment les Francs, lesquels croient qu'il est Fils de Dieu ... est-il pas vrai, messeigneurs?... alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit jamais... Béni soit-Il!...) Marquis, fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai, pour redevenir libre et Roi, tout.
—Il suffit!—dit Achmet, content.—Désormais, sire Roi, qu'Allah nous garde l'un et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et daignez à présent m'accorder mon congé; je ferai, quant au reste, tout l'impossible: le possible devant toujours être déjà fait et d'avance.
—Béni sois-tu, marquis!—cria le Roi joyeux.—Montjoie Saint-Denis! (tel était, messires, le cri de guerre des vrais Rois francs, des Rois du royaume de France...) Montjoie Saint-Denis! tu es bien celui que j'espérais et escomptais, tant d'après ta mine que d'après les sentiments que t'a marqués ton maître, mon compère et frère germain, le Magnifique [Pg 78]Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs ont souvent donné, par amitié, estime et respect, à nos Padishah...) Vive Dieu!—continuait François,—je loue mon compère et frère de t'avoir nommé son serviteur, préférablement à tant d'autres fiers hommes qui le servent; et je le loue davantage de t'avoir élu pour ami... A présent, Dieu m'écoute! car je vais prêter devant Lui serment, et serment royal... Mais d'abord, marquis, écoute, et réponds-moi: j'aime ton maître; et je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu l'aimes. Tu me plais donc fort. Me veux-tu pour deuxième compère et compagnon, tel que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels que nous, unis comme trois doigts d'une seule main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt cage vide et faucon envolé!
Achmet s'agenouilla:
—Allah!—dit-il, acceptant et approuvant tant qu'il pouvait.—Sire Roi, je vous ai écouté comme jadis j'écoutais mon autre maître le Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir! Au demeurant, compère Roi, si je te plais, par le Croissant! tu me plais davantage! Je [Pg 79]suis donc tien, dès ce jour-ci, des pieds à la tête et du cœur à l'âme. L'Unique m'est témoin! Et je réponds devant Lui pour ma parole! et ma race répond entière avec moi!
—Amen!—conclut le pieux Roi, parlant comme parlent les prêtres francs dans leurs mosquées qu'ils nomment églises.—Ce que tu me donnes, compère pacha, je le prends de tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien. Et maintenant à mon tour. Voici mon serment de Roi: marquis, j'appelle à témoin Celui qui peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai repassé ces Pyrénées du diable, mon présent cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau, du plus riche et du plus illustre de mes marquisats, n'importe comme il sera vacant, par mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir! J'ajoute à cela, j'en jure la Sainte-Croix de Jésus—celui-là c'est toujours notre doux Prophète, messires, béni soit-il!—j'ajoute à cela que ton premier souhait qui viendra jusqu'aux oreilles de ton compère et ami, moi, le Roi, nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance. Le tout, foi d'homme, de chevalier, de prince et de Français!
[Pg 80]Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé.
—Mash'Allah!—cria-t-il.—Quand donne le prince, quel sujet refuserait? Sire Roi, merci! j'étais votre homme, me voilà votre féal et votre vassal. Compère le Roi, j'étais ton ami, me voilà ton obligé et débiteur. Dette n'est pas lourde, de brave homme à brave homme! Mais, puisque légère, souffre que je t'en charge à mon tour, comme tu m'en as chargé. Mon premier souhait, celui-là même que tu m'accordas sans le connaître, le voici: Puisse l'Unique permettre que je meure un jour, avec l'agrément de mon autre et premier maître, en te servant, toi, mon maître second! Pour le surplus de la besogne, Allah aide!
Hors la chambre royale, des pas sonnèrent, des armes aussi. Achmet pacha, soudain debout, redevint le licencié don Alonso Lupa... non! qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit sur son chef le bonnet des gâte-sauce.
La porte s'ouvrait:
—Mille ans de prospérité sur votre clémente Majesté! Puisque le roi François a daigné pardonner, à son butor de marmiton, la plus grossière des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à son dernier souffle, priera Dieu pour qu'il [Pg 81]assiste puissamment le roi François dans tout ses projets et entreprises et principalement dans celle qu'il médite en cet instant même!
Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme, le faux marmiton, faux licencié, mais vrai pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi de France, dévotement, se signa à la mode chrétienne, avant de répondre, à la mode chrétienne aussi et bien dévotement:
—Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu: cela pour moi te parachève.
Il parlait à voix fort basse; la porte déjà s'était ouverte et quatre gens d'armes de Castille, tout habillés de fer, pénétraient dans la prison royale.
Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur don Carlos: le Roi franc, son prisonnier, lorsqu'il dînait ou soupait, avait bien la faveur d'un couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le temps qu'il s'en servait, quatre gardes veillaient, l'épée nue, sur ce prisonnier redoutable dont le couteau à lame ronde, qui sait! était peut-être bien capable de crever cuirasses, casques, poitrines!... les Espagnols, au moins, le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce couteau à lame ronde put ainsi frayer passage [Pg 82]à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux montagnes neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et de ces montagnes-là jusqu'au Louvre de Paris, tant regretté du Roi de France!...
Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se ploya devant le roi, son front dans la poussière:
—Sire,—dit-il,—me retiré-je?
François de France inclina le front:
—Nous t'octroyons congé,—dit-il;—va!
Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours incertain, et nullement rassuré, songeait de plus belle, et non sans force hochements de tête:
—Il n'empêche que je n'en sais pas plus long que naguère, sur le moyen de changer ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah! quel chemin vais-je imaginer pour aller de cette ville de Madrid où je suis, jusqu'en cette ville de Paris où je voudrais être, mais où je risque de ne point arriver de si tôt?...
Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs: Achmet pacha ne savait encore nullement comment il viendrait à bout de sa tâche.—Tâche géante, je supplie vos Hautes [Pg 83]Excellences d'y songer: le bon Roi franc était enfermé dans une salle toute peuplée d'épées nues; cette salle, aux murs pareils à des remparts, gisait au plus profond d'un château plus fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une forteresse; ce château, bâti au milieu même de la plus grande cité des Espagnes, apparaissait tout de bon cerné par je ne sais combien de guerriers, de bourgeois et d'autres sujets du roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume franc pareillement; cette grande ville est en outre bâtie juste au centre du royaume de Castille, lequel est situé juste au milieu des autres royaumes de toutes les Espagnes; des centaines et des centaines de lieues la séparent donc du royaume de la vraie France des Francs, seule terre d'asile pour celui qui en était le Roi et qui ne pouvait nulle part ailleurs retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier obstacle, entre Espagne et France se dressent des montagnes tellement hautes, sauvages et glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette par avalanches, ne peut y fondre et que, d'hiver en hiver, les voyageurs en passent les cols avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes [Pg 84]gens du Turkestan ou du Caucase, même en nous rappelant les pics et les chaos de notre enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers en tels tas, ni tant de glaces trop éternelles. Voilà ce que le héros Achmet pacha, soi-disant licencié, parfois même marmiton, mais toujours seul de sa race et de sa foi, dans Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait à vaincre, surmonter, traverser ou dompter, pour se rendre digne tout à fait de la double et glorieuse confiance que ses deux sublimes princes et souverains, le Padishah Magnifique et le Roi Chevalier, lui avaient marquée, affirmée, confirmée et qu'il se jurait à soi-même de justifier entière, ou de mourir. Ainsi font les vrais seigneurs et nobles hommes quand ils servent leur prince, leur empire et leur Foi...
Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif, chanterait-il à de nobles hommes comme ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en connaît point d'autres, d'inutiles moralités, qu'eux tous pourraient, à meilleur droit, chanter à lui, tant indigne d'eux?
[Pg 85]Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen qu'imagina Achmet pacha, pour délivrer François, le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah imagina en son lieu et pour lui, Allah l'Unique!... parce que trop difficile était cette imagination-là!... et parce que, là où les hommes ne peuvent plus, l'Unique peut encore, et toujours!... et que jamais Il n'abandonne celles d'entre ses créatures qui s'en remettent à Lui de toutes leurs trop surhumaines affaires!... La illah il Allah! messires et messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui, l'Unique!
Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée des posadas tout à fait ignobles de Madrid,—posada, dans le patois de ces grossiers, est dit pour han ou auberge...—la plus vilaine, donc, des plus vilaines posadas de là-bas assemblait la plus laide des plus laides bandes malandrines que vous pouvez imaginer.—Comme juste, rien en cette posada ne pouvait advenir dont personne s'étonnât jamais, sauf ceci: qu'un homme de bien se hasardât à salir ses semelles en pareille caverne.—Le soir que je vous dis, un cavalier de la plus haute mine entra cependant tout à coup dans la posada, et s'assit, [Pg 86]tranquille et superbe à la fois, au milieu des cinquante ou soixante coupe-jarrets qui étaient là, buvant, bavardant et se divertissant ... je veux dire: s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant leurs écus par le moyen de maintes sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets, tarots, que sais-je!... Et voilà pour la compagnie qui emplissait la posada! compagnie bien faite pour déplaire aux délicats de la caravane. Et voici pour le cavalier qui troubla cette compagnie, de laquelle il différait, en vérité, comme l'eau du feu: c'était un gentilhomme tel que les plus sots n'auraient pu se tromper, au reste, sur sa qualité; un seigneur même, et très magnifique, quant à la taille et quant à l'habit: grand, large, fort, vêtu tout d'or, de soie et de pierreries, le tout bien visible, quoique bien enveloppé d'une cape très ample, qui le couvrait du collet aux éperons; quant à ses armes, elles crevèrent, si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun: car, sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son buffle et détacha d'abord une longue épée italienne qu'il posa sur la table; puis deux paires des meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là; enfin une miséricorde d'acier bleu, si [Pg 87]niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni Damas n'avaient trempé cette miséricorde-là, dont les armuriers de Perse[7] seuls avaient pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse encore que splendide: le cavalier, négligemment, en fournit la preuve, car, ayant dégainé, comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant, il ficha la pointe dans le bois de la table, à travers deux ou trois écus d'argent qu'il avait empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble d'un coup, comme si c'eût été galettes au beurre.
Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du gentilhomme si bien armé. Les grogneries se turent tout net, sitôt la miséricorde plantée dans la table à travers les écus.
Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul avantage. Au contraire, il commença de sourire très gracieusement, rejeta sa cape en arrière, prit ses aises sur l'escabeau qu'il avait choisi et, tout à coup, pour le plus grand étonnement de tout le monde, il abattit un [Pg 88]poing vigoureux sur la table et, toussant avec fracas, il apostropha l'assistance du ton le plus cordial, quoique brusquement:
—Compagnons!—dit-il... (et sa voix sonore usait d'un espagnol parfait, mais prononcé plus doux que ne font ces gens, rudes en toutes choses...), compagnons! à me voir passer sans façons votre porte, force bons lurons d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en pleine quiétude sur mes intentions; elles sont honnêtes, par ma foi!—Je viens chez vous rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien: cette bourse!
Et, dans sa main, dansa un sac ventru où tintait de l'or.
—Voici quelque cent carolus... (les carolus étaient les écus que frappait le Roi don Carlos d'Espagne...) ils sont à vous: car deux douzaines des vôtres m'ont demandé l'aumône, voilà quinze ou vingt jours, sur la plazza Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi, stupide, je n'ai pas compris la demande; en sorte qu'au lieu d'y souscrire, comme j'aurais dû ... comme je regrette de n'avoir fait ... j'ai sottement tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix ou quinze des quémandeurs ... paix sur eux! [Pg 89]Pardonnez, messires, au brutal et ne refusez pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les plutôt: elles sont bonnes catholiques, et vous y pouvez voir, luisante, sonnante et trébuchante, l'effigie de Sa Majesté d'Espagne...
Lestement lancée au milieu de la laide séquelle, la bourse aux carolus ne toucha même pas terre; cinquante griffes noires l'agrippèrent au vol et la déchiquetèrent; en un clin d'œil, contenant, contenu, tout s'évanouit; à telles enseignes que, des cent carolus annoncés, pas un ne montra sa couleur.
—Mort diable!—jura le si généreux tueur de tire-laines,—que voilà de fidèles sujets de l'Empereur et Roi, notre maître!... et que j'aime ce brave empressement à recueillir et préserver si bien les nobles effigies de Sa Majesté catholique, par Elle-même frappées dans cet or étincelant! Sangdieu! ce ne sont point de honteux ducats comme ceux-ci qui recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi bons Espagnols!...
Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une deuxième bourse tout aussi gonflée que la première, mais non pas de pareille monnaie. Il s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis [Pg 90]qu'à son tour le nouveau sac dansait dans sa large main:
—... Car ces laides images, qui salissent l'or de ces monnaies malsonnantes, sont images de rois français soi-disant Très Chrétiens: du défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi François, en cage ... viles richesses que celles-ci, et qui vont être fièrement dédaignées en si bon lieu, j'imagine!...
Et le harangueur, comme il avait jeté le sac des carolus d'Espagne, jeta le sac des louis de France.
Or, il advint cette chose extraordinaire: que les louis disparurent avant d'avoir chu, et tout justement aussi vite qu'avaient disparu les carolus!
—Tudieu!—jura de plus belle l'étrange cavalier cousu d'or,—voilà, d'honneur, que je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire? nous aurions donc, ici, parmi nos superbes hidalgos d'Espagne, quelques laides engeances de France?
Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être, et feignant si bien, que vous-mêmes, messires et messeigneurs, subtils comme je vous vois, n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait [Pg 91]pas. Habile homme, convenez-en, que cet étrange seigneur! étrange par sa richesse toute magnifique, et plus étrange encore par la façon dont il semait ses trésors comme sésame ou blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le front, il chercha une fois de plus aux plis de sa ceinture et, une fois de plus, en tira un sac aussi glorieusement pansu que les deux premiers, mais, tout de même, fort différent de l'un comme de l'autre par l'essentielle substance qui arrondissait si glorieusement sa panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le supporter à bout de bras, à bout de doigts, et tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit que c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures bien puantes....
—Tripes, cornes, fourches!—cria-t-il à tue-tête et, cette fois, n'appelant plus à témoin l'Unique, mais bien le Maudit:—Sabots, griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois Catholiques et Rois Très chrétiens, cela peut, à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!... Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que peut-elle faire avec ceci, qui est le Croissant?... oui! le Croissant d'Islam!...
Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange [Pg 92]seigneur le laissa choir avec dégoût, plutôt qu'il ne le jeta comme il avait jeté les précédents.
Sur quoi, voici la chose qui advint: le troisième sac était vieux; l'étoffe usée creva, avant que personne y eût touché; des pièces d'or s'en échappèrent; et on les put voir bien clairement, d'autant qu'elles tombaient celles-ci pile et celles-là face; et que, d'effigie, face ni pile n'en montraient... Vous devinez pourquoi, messires: c'est que ces pièces-là étaient monnaies non d'infidèles, mais de Croyants; c'est que le prince qui les frappait, pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait à la Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais tailler images d'hommes, car cela est vanité, non plus qu'images de Dieu, car cela est idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux entre les plus pieux, et qui ne timbrait son or que d'un sceau,—du sceau de Salomon, du sceau deux fois triangulaire!—C'est que ce prince s'appelait Souléïman le Magnifique; et que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux, si brave, si noble, si riche et si beau, s'appelait Achmet... Oui, Achmet pacha Djemaleddine!... qui, pour une heure, avait ainsi cessé d'être don Alonzo Lupa...
[Pg 93]Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent doublons turcs, cent souléïmaniehs d'or pur qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble posada ... justement de même que si les vitres crasseuses de la seule lucarne du lieu eussent laissé passer tous ensemble cent rayons de soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des écus de France et des carolus de Castille,—le sac éclaté en fut la cause,—n'avaient point été escamotés par les vide-goussets avant que d'avoir touché terre. Au contraire! et ce fut éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante fois au moins, le sceau des Fils d'Osman étincela, là où n'avait pas brillé la noble face franque du Roi François, non plus que la froide face flamande du roi don Carlos, soi-disant Empereur!
Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,—et voilà peut-être le plus extravagant, le plus fabuleux de l'aventure!—les doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme avaient fait les louis français et les carolus d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent, tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre ces cent paires de mains évidemment chrétiennes, pourtant; probablement aragonaises, [Pg 94]navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies, par conséquent, jusqu'à mort et jusqu'à géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie, Padishah, Coran, bien plus encore que de tout ce qui pouvait être peuple de France, Roi Très Chrétien et autres choses vraiment franques. De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane, aux écus panachés et à la fantastique hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour lui rendre définitivement son vrai nom, feignit encore une stupeur totale, mais courte; car, tout aûssitôt, reprenant son calme oriental, voire une joyeuse gaieté:
—Ah!—dit-il, bouffonnant un brin,—je me trompais tout à l'heure: voilà bien, comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très grand Roi; mais ce Roi-là n'est pas le Roi don Carlos!... ni le Roi François de France, à dire vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste maître!—Car Turc je suis, messires ... j'aime autant le proclamer!—Oui, Turc en vérité! Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en répondrais par Allah!... Cela vous est magnifiquement égal, compagnons!... Est-ce pas vrai?... Attendu que le si grand Souverain que, si fidèlement, vous servez tous, n'est autre que [Pg 95]Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale, l'Or!... sous toutes ses faces, formes, apparences ... qu'il soit livre, sol, doublon, quadruple, pièce de quatre, pièce de huit ... pistole, écu, ducat, ducaton ... et n'importe le coin dont les autres Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore osé le frapper à leur marque, ou monnaie ou lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh, louis, jacobus, carolus!—J'ai dit vrai: vous vous taisez!—Et c'est d'ailleurs bien. J'y souscris,—et j'en profite.—Toutefois, compagnons, sachez ceci: de ce souverain-là, votre Roi, je suis, moi, grand-vizir et premier ministre! Vous en doutez? Que non pas! Tâtez plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes lettres de créances, dont pas une n'a sonné faux!—Vous n'en doutez plus! voilà qui est bien...—Compagnons! vous me voyez ici tellement riche que j'ignore la somme de mes richesses!... et tant de fois seigneur que je n'ai jamais su le compte de mes duchés, marquisats, comtés, baronnies!... le tout bien hérité, acquis, octroyé ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien de bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ... ou de plaisir du Prince ... ou—droit, de tous, le meilleur: droit du plus fort...
[Pg 96]«Mieux, compagnons! si riche que je sois, vous me voyez puissant davantage. Et les quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché la plazza Mayor, le jour que vous m'avez attaqué, moi seul, et désarmé, vous, vingt-cinq ou trente que vous étiez, et tout hérissés d'épées, de dagues, de mousquets et de pistolets,—ces quinze cadavres, s'ils revenaient de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute entreprise que je mène est une victoire et que toute entreprise que je combats est une déroute. Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et, sur ce, laissons le passé mort, et parlons du présent, vivant:—Me voici! et je suis ici pour vous offrir de devenir comme je suis déjà, moi, riches à tout jamais.—Il vous suffira, pour cela, de m'accompagner une seule fois, et de livrer avec moi une seule de ces batailles que je ne sais pas perdre ... laquelle bataille vous fera, sans doute, traîtres, félons, sacrilèges et condamnés d'avance à toutes les sortes de tortures et de supplices dont on use en Castille, mais auxquels vous échapperez, j'en jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du fourreau...) auxquels, dis-je, vous échapperez pour demeurer sains, saufs et libres comme [Pg 97]vous êtes ... et pour devenir riches comme vous n'êtes pas ... c'est-à-dire, comme vous n'êtes pas encore...
«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés; et tous ceux qui m'accompagneront demain m'accompagneront plus loin que le Mançanarès!... Car c'est plus loin que j'irai!... En outre, là où j'irai, j'irai à cheval, salade en tête, cuirasse sur le bréchet, estocade au flanc, et pistolets aux fontes; les coups pleuvront! car l'on se battra un contre un si l'on peut, un contre deux s'il faut, un contre quatre si je préfère, un contre dix si je commande! sans trêve, ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois, quand je parle de mort, je ne pense, il va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui me voient l'épée au clair ne me revoient jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu la sottise de me voir face à face: j'en atteste l'épée que voici!... et ceux que je défends, la Mort en a peur! Qu'on se le dise!... A présent, j'ai tout expliqué, et n'ai plus qu'à finir.—Compagnons! à ma droite, ici! tous ceux qui me veulent obéir, et m'acceptent pour maître! et à ma gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une pause et se prit à rire.) Ceux qui ne veulent [Pg 98]pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en trouve, ils sont assurément bien libres de refuser ce que j'offre, et de sortir d'ici pour rentrer tout droit chez eux ... s'ils peuvent!... car, pourront-ils?... Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et, bien certainement, j'empêcherai!—Sus donc, mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent, ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne veulent pas, là!... où je pique mon poignard! Mon poignard pique bien: bon conseil à tout le monde.
Messires et messeigneurs, voici peut-être qui est beaucoup moins extravagant que tout le reste; voici peut-être même qui ne surprendra personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante bandits dans la salle de la posada; cinquante ... ou, même, davantage, soixante peut-être! ou quatre-vingts. Allah le sait mieux que moi, et Lui seul!... Toutefois, de tous ces bandits-là, à ne pas vouloir ce que voulait Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.—Non! pas un malandrin, sur cent ou cent vingt qu'ils étaient.—Tous obéirent. [Pg 99]Tous se vendirent à Achmet, comme ils auraient fait à Satan.
Holà!... est-ce pas le premier coq qui chante?... l'aube est-elle donc si proche? Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche si vite, à toi de hâter le chant!... Et, pour ne rien taire d'essentiel, passe, passe vite, et très vite et plus vite encore, sur toute partie, sur tout morceau, sur tout détail de la Merveilleuse Histoire dont l'omission n'enfoncera pas dans les fines et subtiles oreilles qui t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle serait obstacle à l'entendement facile de la dite Histoire Merveilleuse, si profitable à tout bon et pieux auditeur, tant par la splendeur des gestes héroïques que je célèbre que par la moralité irréprochable qu'on en peut tirer ... moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs, selon notre Coran comme selon votre Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage.
[Pg 100]... Oui dà!... c'était bien le chant du premier coq ... et voici le chant du second!... Hâte! hâte!...
L'hiver espagnol, mesures, est un hiver bien rude. Est-il pas vrai, d'autre part, messeigneurs,—et je crois certes l'avoir chanté,—que toutes ces glorieuses aventures se déroulaient vers la fin du dernier mois de votre année franque, du mois de décembre, pour le nommer comme vous faites? A l'époque donc où les Francs célèbrent leur grande fête de Noël, laquelle s'achève, justement comme notre saint Ramazan, par une belle et fervente prière nocturne, dite messe de minuit. Ainsi, comme nous-mêmes faisons le dernier jour du Ramazan, les Francs passent en oraisons, dans leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième nuit de leur décembre. Or, tout grossiers et brutaux que sont les gens de Castille, ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de fidèlement observer les rites chrétiens le jour et la nuit de Noël. Le Roi don Carlos, soi-disant Empereur, ne pouvait donc manquer d'aller prier, dès la nuit close, dans sa chapelle particulière; ce qu'il fit, en effet. Cette [Pg 101]chapelle était, comme juste, enclose dans le palais.
Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et plusieurs savants voyageurs me l'ont confirmé, est tout proche d'une rue de Madrid que les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi, pour aller de la chapelle du Roi don Carlos de Castille à la geôle du Roi François de France, il y avait à peine à marcher cent pas. J'ai chanté tout cela, seulement afin que ceux qui m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent comprendre et même voir, comme de leurs yeux, tout ce que, maintenant, je vais chanter ... ni plus ni moins clairement que s'ils étaient à Madrid, et sur ce chemin même qui, cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les deux logis royaux, celui du Roi captif à celui du Roi geôlier.
Or donc, la Noël de cette année-là commença comme elle devait commencer; rien d'imprévu n'arriva d'abord, et, chaque événement se déroula comme il devait.
Vers la dixième heure—dixième heure à la franque—le Roi soi-disant Empereur soupa [Pg 102]dans la salle basse et quelques gentilshommes, de ses plus intimes, soupèrent avec lui.
Une heure plus tard, il se leva de table, sortit de la salle basse, s'en fut dans son cabinet aux habillements, changea son pourpoint, d'or brodé de pierreries, pour un autre, tout de velours noir, dégrafa sa ceinture et ses colliers, quitta son épée, sa dague, son gantelet,—le tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps d'alors, et fort pieusement, avant d'aller prier l'Unique!—enfin, mit un manteau, noir aussi, un feutre sans plume, et s'achemina vers sa chapelle, laquelle était à l'autre bout du palais; il fallait, pour y arriver, traverser deux cours à cloître, une galerie de miroirs, la salle du trône, une galerie d'armes, une salle dite salle aux tapis, et, au bout d'un dernier corridor, l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en route et les gentilshommes de son souper, au nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes vêtus de noir, et tous sans épée ni dague, comme était leur prince.
Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes, ses gentilshommes toujours le suivant, traversa donc cours, galeries, salle du trône; et [Pg 103]puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai dite. Or, il n'y avait justement point de tapis dans celle salle-là: car les tapis n'en étaient pas encore tissés. En place, on avait mis de très grands tableaux, peints exprès pour servir de modèles aux brodeurs de laine, qui les devaient copier exactement. Ces tableaux-là, toutefois, n'étaient pas, comme devaient être plus tard les tapis, appuyés et tendus contre les murs de la salle, à toucher ces murs, non! pour la commodité des valets et des ouvriers, lesquels préparaient les murs pour la tenture qu'on commençait de mettre aux métiers, les tableaux étaient seulement dressés contre supports de bois, et écartés de la muraille assez pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là, tout à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère, évidemment, puisque je vois plusieurs des nobles voyageurs de la caravane hausser les épaules à cet excès d'explications.... J'ai tort, certes, et je chante trop lent!... Hâte! hâte!
Don Carlos de Castille, cinquième du nom, traversa donc la salle aux tapis, d'une porte à l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux, qui figurait le combat de deux femmes guerrières, [Pg 104]dont l'une terrassait l'autre, déjà blessée et près d'être achevée, le Roi, s'en allant, et ne songeant à rien, leva, par hasard, les yeux sur le tableau ... et son regard vivant rencontra le regard peint par le peintre dans les yeux de la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés de rage, de désespoir et de peur, étaient si habilement imités qu'ils semblaient vivre tout de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs qui admiraient une telle peinture. Certes, le Roi don Carlos avait vu déjà ce tableau, et l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don Carlos le Cinquième—il me souvient tout à coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ..., me trompé-je, messeigneurs?...—Charles-Quint, donc, apercevant la toile peinte, s'arrêta net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas précisément le tableau qu'il regardait, qu'il scrutait même, qu'il fouillait, de son regard de Prince, froid, brutal et profond, de son regard de Maître, accoutumé de percer, à travers le masque des yeux, l'âme des hommes sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce que regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant Empereur, c'étaient les yeux seuls, peints par [Pg 105]le peintre[8], sur le tableau... oui, quelque bizarre que soit la chose: les yeux que j'ai dits tout à l'heure; les yeux de la femme vaincue, blessée et près d'être achevée!...
Or, très véritablement, le Roi regarda ces yeux-là, et songea,—le temps de deux éclairs... Ho! messires et messeigneurs ... dirai-je toute la vérité?... Dirai-je que le Roi don Carlos avait cru voir ... folie! fantasmagorie!... avait cru voir, sous ses yeux, s'animer tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer, les yeux peints sur la toile? oui, ces yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux faits d'huile et de couleurs broyées.... Non, non! je n'oserai pas dire pareille chose. Je me tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint, ayant bien regardé, songea ... puis, haussant les épaules, s'en fut. Et, pareillement, ses gentilshommes s'étant arrêtés, ayant cherché à voir ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien vu ... haussèrent, comme lui, les épaules ... et comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas, toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent. Les prêtres saluèrent le Maître qui [Pg 106]entrait d'un salut,—du même salut dont ils saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de minuit commença...
Alors, du même coup, d'autres événements, moins prévus que ceux-là, commencèrent...
La messe de minuit, chez les Nazaréens, se chante fort solennellement... Est-il pas vrai, messeigneurs? Le rite en est aussi minutieux que magnifique... Messires, messeigneurs! ne croyez pas ici que le chétif, votre serf, chante pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah chante, son cœur et sa conscience le chantent avec sa bouche... Et tous ces chants font un seul chant, qui est le chant de la vérité!... La messe franque de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois superbe et complexe; si bien que, seuls, des prêtres habiles et experts, de longue date endurcis à leur culte ... bref, de ceux qui savent, comme nous autres disons pour rire, ne prendre point harem pour djami ni mihrab pour member ... sont capables de la bien chanter, psalmodier, et réciter, du premier au dernier mot, [Pg 107]sans erreur ni oubli!... Car, tout de bon, cette prière chrétienne, je vous l'atteste, est plus longue et plus difficile qu'aucune de nos prières de la Vraie Foi! D'autant qu'un seul officiant n'est pas assez, et que la règle des Francs en exige trois, lesquels prient ensemble! grand surcroît, certes! de splendeur et de majesté.
Or, don Carlos de Castille, cinquième du nom, Roi des Espagnes et soi-disant Empereur de toutes les Allemagnes ... car ainsi se prétendait-il ... le très puissant Charles-Quint, s'il vous plaît mieux, venait d'entrer dans sa chapelle, et s'y était d'abord prosterné, en pieux prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être. Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups d'œil alentour, il entr'ouvrit la bouche et ne la referma pas.
Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon prince ... ce méchant prince, ai-je voulu dire!... avait en vérité quelque raison de s'étonner si fort! D'abord, et pour commencer, pas un des trois prêtres, officiant à l'autel, ne lui montrait visage de connaissance ... non plus qu'aucun des autres prêtres, fort nombreux, qui [Pg 108]assistaient les prêtres officiants. Plus extraordinaire encore: ces susdits officiants, tout trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de messe, en savoir moins qu'un seul, voire qu'une moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements, enjambements; ce dont le Roi, théologien des plus diserts, s'indigna et s'irrita. Il était coutumier de colères froides qui s'achevaient toujours autrement qu'en paroles. Et le premier quart d'heure de la longue prière n'était pas encore écoulé, que sa décision était prise, et qu'il se jurait d'infliger aux trois malencontreux officiants un châtiment si terrible que les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient jamais qu'à voix basse. Sire Charles-Quint savait qu'un Empereur, le fût-il contre toute légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger son plaisir en loi souveraine, et le devoir de punir tout rebelle, comme sacrilège: car les Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et propres effigies de Dieu; et qu'il ne suffit pas de les respecter et vénérer: qu'il faut encore—l'Unique le commande!—les adorer genoux à terre, comme on adore l'Unique lui-même.
[Pg 109]Enfin sonna la quatrième heure,—quatrième heure à la turque,—qui, à la franque, valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle de la fête; cela parce que les chrétiens, pieux liseurs du Livre, y ont découvert, disent-ils, qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant l'Hégire[9], le très doux Prophète Jésus. Les trois prêtres officiants célébrèrent de leur mieux l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus mal que rien n'avait encore été; tellement que, grandement furieux, sire Charles-Quint se leva comme bondit un lion, renversa son trône de chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de simple bois, puis se jeta hors l'église plutôt qu'il n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre coururent après lui et ce fut moins un cortège royal qu'une fuite de cerfs ou de daims, qu'on vit traverser l'antichambre de la chapelle, passer la porte de la salle aux tapis, et galoper par cette longue salle, telle que j'ai déjà chanté... Mais voilà tout à coup que survint l'événement le plus imprévu de tous, et, tout ce qui avait précédé: prêtres inconnus, prières bredouillées, officiants ne sachant pas officier, [Pg 110]n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain, la femme du tableau ... du tableau que j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes ... la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être achevée ... oui bien! cette femme que le Roi, l'heure d'avant, avait si singulièrement regardée au fond des yeux ... eh bien! écoutez, tous!... cette femme peinte sur toile par la main d'un artiste, d'un homme,—dans l'instant que le Roi repassait devant elle, s'anima!—magie évidemment!—devint femme vivante, sauta hors le tableau, et marcha droit vers le sire Charles-Quint, lequel, stupide, épouvanté peut-être, s'était figé sur place et ne bronchait, tel un empereur de pierre; et ses onze gentilshommes non plus que lui, tous exactement cloués au sol.
Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit que je mens, ment.
La femme, naguère peinture, vivante alors, vint jusqu'à six pas du Roi. Et, tout d'un coup, elle disparut—magie encore!—A sa place, un homme surgit—magie toujours! et, cette fois, magie pire:—du moins, sire Charles-Quint n'en douta assurément pas; l'homme, songez-y! et songez que c'était en pleine Castille! [Pg 111]en plein Madrid! et dans le propre palais du sire lui-même!... l'homme, très magnifique au surplus des pieds à la tête, portait l'habit turc, portait le turban, très vaste et très haut dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée; et quatre pistolets d'Albanie y brillaient, avec, en place de dague, un yatagan à gaine toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place d'épée, un cimeterre bleu tout gravé, de cet acier persan qu'on ne retrouve plus et que Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais que bien mal. Pardon pour moi si j'ai l'honneur de chanter devant des seigneurs qui soient de ces cités illustres! mais je chante vrai: hélas! la vérité, souvent, n'est pas courtoise...
Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette d'amiral turc au front, sur le cœur l'Ehrtogrul, à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi avait ôté de son manteau pour en honorer la souquenille du marmiton qui l'était venu visiter dans sa geôle!...—cela, il va de soi, sans qu'aucun mécréant d'Espagne en aperçût rien!—Achmet pacha, plus royal que tous les rois, et seul, à sa coutume, contre douze adversaires, mais, par hasard, seul très bien armé contre [Pg 112]douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je, tira le cimeterre ... puis, très galamment, il en salua don Carlos de Castille, avant de lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre derechef rengainé:
—Sire!... au nom du Magnifique Padishah, Commandeur des Croyants, qui est mon maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer à Votre Majesté Impériale et Royale qu'Elle est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je La supplie de vouloir bien se considérer telle, et consentir à demeurer sous la garde de son serviteur très indigne, moi-même, qui suis Achmet pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie, prince vassal en Turquie, amiral des flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon de l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel.
Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne répondit pas. Mais Achmet, qui le regardait aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les yeux de ce prince, faux Empereur, mais, certes, vrai Roi, ni peur, ni colère, ni même étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait identique à Charles-Quint tout-puissant. Achmet, alors, parla de nouveau, et plus respectueusement [Pg 113]qu'il n'avait fait d'abord, et il dit:
—Sire, Votre Majesté Impériale et Royale me daignera suivre, j'ose l'en supplier. Je ne la conduirai, comme juste, nulle autre part que dans un logis princier.
Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois discours, répondit: vrai prince jamais ne méprisa vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la réponse:
—Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le Grand Seigneur qui me prétend garder captif ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma propre ville, au centre de mon principal royaume, donc à quinze cents lieues du plus proche de ses gens d'armes? Me garder, vous ne pouvez. C'est donc m'assassiner que vous allez faire?
—Et c'est donc du nom d'assassin que vous venez de me nommer? En Turquie, le Padishah peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant, non plus qu'aucun Infidèle.
Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et Charles-Quint, sur-le-champ, lui fit excuse.
—Il en va de même dans mon Espagne, comme dans mes Allemagnes!—affirma-t-il.—Un [Pg 114]gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne saurait croire que le premier des gentilshommes chrétiens ait jamais songé à lui faire injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais j'en ai le droit, car votre bouffonnerie est grosse! Moi, chez moi, prisonnier!
Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet grave comme sont graves nos Turcs, quand il n'est pas l'heure de plaisanter.
Le soi-disant empereur continuait cependant de rire et de railler:
—Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier du Grand Seigneur, lequel, de l'autre bout du monde, m'envoie pour me saisir un seul de ses Turcs à turban!... et me fait, au surplus, la grâce de m'octroyer un logis princier dans mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur, est un plaisant garçon!
C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet pacha Djemaleddine osa, contre toute étiquette, interrompre la prisonnière Majesté:
—Daigne m'excuser l'Empereur!...—cria-t-il:—Mais aurais-je, par mégarde, dit que Votre Majesté fut prisonnière du Padishah?
Don Carlos de Castille toisa l'homme qui l'avait interrompu:
[Pg 115]—Par extravagance, serait-ce de vous, monsieur, que je suis prisonnier?... Êtes-vous Empereur, Roi ou tout au moins quelconque monarque, pour m'oser prendre et retenir à votre compte?
Achmet pacha ne sourcilla pas:
—Allah m'en préserve! Votre Majesté ne saurait être prisonnière que d'une Majesté.
Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit la bouche et n'interrogea point. Achmet pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de répondre:
—C'est du Roi de France qu'est prisonnier le Roi d'Espagne et c'est au logis du Roi de France que je vais avoir l'honneur ... le très joyeux honneur, cette fois!... de conduire Votre Majesté Espagnole.
Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte, songea d'abord, puis, croyant encore goguenarder:
—Monsieur le Turc, combien de hallebardiers et combien de mousquetaires pensez-vous ne pas donc trouver entre ce mien logis et le logis du Roi de France?
—Oh!—fit Achmet, toujours respectueux, et de plus en plus!...—aucun.
[Pg 116]Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât:
—Votre Impériale Majesté sait assurément combien le palais royal de Madrid comptait naguère de mousquetaires et de hallebardiers!... Mais Votre Impériale Majesté ignore probablement combien les faubourgs de Madrid comptent, à toutes heures, de mauvaises gens, très peu fidèles sujets de leur prince. Ce sont quelques-unes de ces mauvaises gens qui tout à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi dans sa chapelle; c'en sont d'autres qui, maintenant, remplacent dans le palais du Roi la garde royale, désarmée par mes soins. Votre Majesté m'excusera si j'ai dû lever, pour la combattre, d'aussi traîtres soldats: c'est que je n'en pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas un seul de ces soldats-là n'offensera, de sa vue, le Roi qu'ils ont trahi! Ils en mourraient plutôt! tous ... et de ma main?
Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva, cette fois, plus rien à dire.
Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans être interrogé:
—J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir me suivre.
[Pg 117]L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis:
—Et ces gentilshommes qui sont à moi?—demanda-t-il.
Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur et Roi, qui donc, dans tout Madrid, était digne de son regard?
—Ceux-là?—dit-il seulement, et parlant d'une écrasante hauteur...
Sans un mot de plus, il continua de montrer le chemin à son prisonnier. Puis, par-dessus son épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il commanda:
—Que les chiens suivent le Maître!
Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ... je chante toujours vrai chant!... c'est ainsi que sire Charles-Quint quitta la chambre aux tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres cours, passa par la porte de son palais ... (et cette porte n'était gardée ni par mousquetaires, ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût: cette porte était ouverte!...) pour aller prendre place dans la geôle du Roi de France, du Roi François, ainsi devenu, miraculeusement, de captif, maître, et de prince vaincu, prince victorieux.
[Pg 118]Passé la porte du palais, le cortège: pacha, empereur, gentilshommes, tous se suivant l'un l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne, jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois moins somptueux que celui-là: car telle est la petitesse espagnole: au roi de France vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ... naguère!...) n'avait pas su donner un palais!... il l'avait enfermé, comme on enferme un meurtrier, voire un voleur!... Messires! nous autres, d'Islam, savons mieux être courtois.
Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties par lesquelles la Merveilleuse Histoire qui, peut-être, semblait d'ores et déjà finie à tout ce noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale, changer de dénouement plus de fois qu'il ne faut d'instants pour le chanter.
Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants encore, pour que l'aurore soit rose ... l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la Mecque sainte...
Hâte, hâte! La illah il Allah!
[Pg 119]Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien proches l'un et l'autre étaient les deux logis: le palais, la geôle?
Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un à l'autre, le cortège susdit du pacha, de l'Empereur et des gens qui suivaient s'y heurta contre la première des susdites péripéties!
Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant sire Charles-Quint, et, respectueux toujours de toute Majesté, et davantage encore de toute Majesté tombée, Achmet pacha n'avait donc rien dépouillé de sa parure, ni de ses ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était dans la nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice.
C'est pourquoi, justement à la moitié du chemin, quelqu'un, attiré, survint... Et, certes, Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis!
Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro. Le marquis don Pedro, passant par hasard, et voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ... mais, tout de même, il tira d'abord l'épée:
—Par saint Jacques!—cria-t-il:—holà! l'homme à turban! bas les armes ou je vous tue!...
Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha [Pg 120]pas à son cimeterre, non plus pour le jeter que pour le dégainer:
—Señor,—dit-il, tout simplement,—reconnaissez-vous pas votre hôte don Alonzo Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains de Votre Grâce.
Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait, eût répondu:
—Au surplus,—poursuivit-il,—ai-je pas votre serment? et devez-vous pas accomplir le premier souhait que je souhaiterai devant vous? Voici mon souhait, don Pedro! Je souhaite que Votre Grâce daigne ne pas voir ou ne se point rappeler aucun des douze seigneurs qui me suivent; et qu'elle oublie aussi, pour tout jamais, ce lieu, ce temps, cette rencontre et l'habit que je porte aujourd'hui.
Entendant ces paroles, le marquis don Pedro fut comme un homme que le tonnerre écrase: pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes tués par la foudre restent d'abord debout, puis, tout d'un coup, deviennent poussière. Le marquis don Pedro devint moins que cela. Beaucoup moins! Quand, après un long temps, il se reprit de broncher, ce fut, proprement, pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le [Pg 121]sujet qui, bien que fidèle à son Prince, le voit captif et, tout de même, sous les yeux de ce prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir combattu; et fait retraite, sans avoir dit mot; et boit sa honte, sans s'être justifié.
Cela, pour tenir, son serment! Honneur, messires et messeigneurs! honneur à don Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes de cœur.
Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro, et, parla, le pacha Achmet... Et celui-ci, certes! était triste autant que celui-là. Quant aux autres gens, Empereur et gentilshommes, ils suivirent en silence celui qu'ils devaient suivre.
Et parvint le cortège où il devait parvenir; chez le Roi franc François Ier, lequel, meilleur dévot que le Roi Charles-Quint, était encore à ses prières; ce dont il eut, de l'Unique, bien prompte récompense: car ce fut Achmet pacha qui interrompit la dernière des oraisons royales; et, sans plus de façons, entrant dans la geôle du Roi (que ses soldats-bandits avaient, une heure auparavant, pris et conquis, à l'escalade, [Pg 122]ni plus ni moins vitement et silencieusement qu'ils avaient fait, un peu plus tôt, pour le palais de l'autre Roi):
—Sire Roi,—dit-il, parlant au Roi François,—tu m'as, naguère, commandé ... et tu me commandais gentiment, comme de compère à compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!... Tu m'as donc commandé de te trouver le bon chemin de Madrid à Paris; de ta geôle à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su? Non!—Mais, naguère aussi, mon maître avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait commandé de te tirer d'ici. Et, comme je lui demandais moi-même: «Sera-ce par la force?» Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est trop loin!» Et comme je lui redemandais: «Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu: «François de France est trop précieux! Nul trésor, même celui du Sultan, ne vaut le Roi de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce pacha turc est l'amiral d'Islam; cet amiral d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne peux mieux dire qu'a dit le Padishah. Je répète donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris [Pg 123]comme de Stamboul, est trop lointain! François de France est trop précieux! Je ne sais donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince; ce Prince est un Roi; ses peuples l'appellent Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ... et je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.»
Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ... tels de tout petits pages du harem,—au Iéni-Séraï ... ayant baisé la main du Chevalier-Roi, sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra, captif de son captif.
Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en va, voici l'aurore qui s'en vient. Et voici donc venir la troisième des péripéties par quoi finit la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure la Merveilleuse Histoire finie:
Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait laissé l'Empereur et Roi dans l'antichambre de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes, les gentilshommes espagnols désarmés.
Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa bande de brigands tire-laine, déjà deux fois vainqueurs (lui les menant), des gardes royaux [Pg 124]du Roi des Castilles...—et ces gardes royaux, messires et messeigneurs! soyez-m'en tous témoins!... étaient certes les premiers soldats de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là qui avaient vaincu et capturé, sur un sinistre champ de bataille, le Roi François Ier lui-même!...—pour les bandits qui donc étaient ses gardes à lui, Achmet les avait postés aux portes et murs de la bastille...
Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien son prisonnier dans l'antichambre, et lui ouvrit, de sa main, la geôle royale... Mais, dans la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes du Roi Carlos: à leur place, et prisonniers à leur tour, et désarmés, et garrottés, étaient ses propres hommes, à lui: la bande entière des coupe-jarrets dont il avait fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus à leur tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt cessé d'être des guerriers, cessé d'être des hommes pour redevenir des vilains et des lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin d'œil vaincus et pris? Achmet s'en courut à la porte... Là, sur le seuil, avec tous les gentilshommes délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un qu'Achmet avait déjà vu peu avant, [Pg 125]l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait d'ailleurs, l'épée au fourreau pareillement ... mais qu'il eût mieux aimé voir changé en quelque autre, quelque autre, fût-il Iblis même glaive, griffes, cornes et dents nus.
Don Pedro salua, très bas:
—Señor—dit-il—je baise les mains de Votre Grâce ... et je rougirais de lui rappeler qu'elle daigna, l'autre mois...
Achmet pacha rendit salut pour salut:
—... Vous donner un serment, señor?... Je dis «donner!»: car, telle Votre Grâce elle-même, je donne ces dons-là et ne prête pas. Le tout est donc à vous. Oserai-je m'étonner de revoir si tôt et dans ce lieu?...
Don Pedro mit la main à l'épée:
—A la disposition de Votre Grâce!—s'écria-t-il:—Mais qu'Elle sache d'abord que c'était ma consigne, écrite de la main même du Roi mon maître ... ma consigne d'être ici, ce soir, à l'heure même où j'y suis venu. Et Votre Grâce peut voir que j'y suis venu seul!
La consigne écrite, qu'offrait don Pedro, tomba aux pieds d'Achmet, qui la ramassa, ne la lut point, et, pour la rendre à qui elle était, ploya le genou:
[Pg 126]—Je fais mes excuses au marquis don Pedro,—dit-il:—au marquis don Pedro, plus loyal que je ne suis!
—Beaucoup moins!—protesta don Pedro.
—Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?... Achmet pacha ne soupira point, et fit seulement le signe d'obéissance:
—Señor,—fit don Pedro,—je souhaite que Votre Grâce m'introduise elle-même auprès de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs Majestés!...
Ainsi fit Achmet.—Ainsi font, en pareilles occurrences, les hommes, qui sont vrais hommes de cœur.—Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, rentra donc dans la geôle royale, précédant don Pedro, l'épée nue.
Or, les princes, messires et messeigneurs! comprennent mille choses que les sujets ne comprennent jamais. Et ces mille choses, mille fois plus vite! La Merveilleuse Histoire, que nul chanteur jamais ne leur avait chantée, François Ier de France et Charles-Quint d'Espagne n'en ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors, Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, ne but nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée [Pg 127]nue ... car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé par l'Empereur et Roi:
—Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous rebelle? remettez!... Au fait... non! rendez!...
Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée nue:
—Don Pedro, recevez!—il le frappa aux deux épaules:—C'est la Toison...
(La Toison, messires et messeigneurs, valait le Saint-Michel qui valait l'Ehrtogrul).
Le Roi d'Espagne avait détaché son collier.
Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le Roi de France en portait, ce soir-là par extraordinaire, un pareil. Et le Roi d'Espagne lui dit:
—Mon frère, puisque vos bons sujets vous ont, ce soir, racheté contre rançon, avant même que ce compagnon-là n'ait failli vous échanger contre ce compagnon-ci,—il se touchait du doigt après avoir touché du doigt Achmet,—et puisque vous nous faites, en marque de réconciliation et d'amitié ravivée, l'honneur de porter nos Ordres comme je porte les vôtres, vous plaît-il de donner de notre part votre [Pg 128]propre Toison au pacha amiral que naguère vous fîtes marquis et chevalier?
—De tout cœur affectueux!—cria le Roi de France!—Compère, prends donc et sois fier: La Toison est grande. Mais à ton noble ami, donne toi-même, et de ma part, non pas mon manteau, mais le manteau du Roi-Empereur: qu'il prenne...
—Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si grande que soit la Toison, le Saint-Michel n'est pas plus petit.
Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les vrais Serviteurs.
L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires, messeigneurs! on bâte les chameaux, le chant est chanté, l'histoire est dite,—la Merveilleuse Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, pacha, vali, grand d'Espagne, marquis de France, amiral d'Islam, ami de trois Sublimes Princes: François de France, Carlos d'Espagne et Souléïman le Magnifique! Elle est dite, du premier mot au dernier mot messires, messeigneurs! A présent, bénédiction [Pg 129]d'Allah sur tous! Et de tous, sur le chanteur, générosité! générosité, messires, messeigneurs! générosité sur moi, votre serf, Abdullah, fils d'Atik-Ali, sur moi, le chétif! générosité! au nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà chante, tel le troisième coq: La illah il Allah!...
[1] Han, auberge ou caravansérail en Anatolie.
[2] Messires, en turc: effendi; appellation très courtoise, originellement réservée aux seuls musulmans.
[3] Messeigneurs, en turc: Tchelebi, appellation d'une égale courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.—Jules Verne, écrivant son Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner du «Seigneur Kéraban.» Il eût fallu: «Sire Kéraban,» puisque Keraban effendi était de la Foi.
[4] Le suffixe eddine équivaut à notre particule de; au von des Allemands; au van des Hollandais; au sir des Anglais; et octroie la noblesse.
[5] Vicaire, en turc Khalifa. Le Khalife de l'Islam n'est rien de plus que le Vicaire d'Allah.
[6] L'alaïk, l'esclave chargée du service des tchibouks, laquelle se tient à genoux auprès du maître, tout le temps que le maître fume le tchibouk,—qui est la longue pipe de merisier ou de jasmin.
[7] Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord trempées en Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède imita Damas. Et, à chaque fois, la qualité baissa d'un degré.
[8] Le peintre Ribeira.
[9] 683 ans musulmans,—ans lunaires,—qui valent 632 ans solaires de notre calendrier.
Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli, pour l'émir Mohammed Arslan, morts pour leur patrie.
[1] Le conte précédent,—L'Extraordinaire Aventure...—nous reportait aux premiers temps, aux temps les plus héroïques de l'amitié franco-turque. Les Sept Lettres de Princesse... que voici nous reportent à la très pire époque d'il y a dix années. C'est, en effet, vers 1911 que la France,—je veux dire l'opinion française, plus encore que le gouvernement français, oublia son histoire et ses intérêts, et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée, le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre vieille alliée. De cette stupide erreur découla le ressentiment turc, et l'alliance germano-turque de 1914. La Turquie en est tout innocente. Et je l'atteste sur mon honneur de marin et de Français.—C. F.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 18 zilhidjé 1328[1].
Ma sœur jolie, tant aimée,
C'est une terrible résolution que je prends là, de vous écrire en français! Jusqu'ici, vous le savez, j'ai toujours écrit toutes mes lettres en turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous, vous ne savez pas lire le turc ... ou, du moins, vous ne savez pas très bien ... vous épelez seulement... Alors, ce serait une corvée pour vous, une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer de droite à gauche![2]. Sûrement, vous [Pg 136]n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez pas, mes quatre pauvres pages. Alors, comme je tiens à ce que vous les lisiez ... même quand elles seront huit ... ou douze ... il faut bien que je me résigne et que je me risque à écrire en français... Par exemple, dites? mes deux chers beaux yeux[3]? vous ne vous moquerez pas trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment voulez-vous que je fasse? Je vais penser chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit parfois, jadis, que mes traductions faisaient en somme un français presque classique... En tout cas, soyez indulgente!
D'abord, il faut que vous soyez indulgente! Oui: il faut, parce que, si je fais trop de fautes, c'est vous qui serez responsable.—Vous, oui, vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez que je vous écrive des lettres difficiles... Vous comprenez, s'il avait suffi de vous dire les choses ordinaires, les choses simples, par exemple, les choses tendres dont mon cœur est plein à déborder, pour vous:—que je suis au désespoir, à cause de votre départ, que j'en [Pg 137]pleure à rider mes joues, que mon âme fidèle est partie aussi, avec vous, dans ce vilain Orient-express, que je n'ai pas ouvert une fois mon piano depuis que vous n'êtes plus là pour jouer à quatre mains ... oh! s'il avait suffi de dire cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit certainement en français, tout comme en turc. On s'aime avec les mêmes baisers dans tous les pays, n'est-ce pas?—Mais, vous autres Françaises, vous n'êtes pas du tout, du tout sentimentales! Je me souviens: du temps que vous étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je n'ai jamais pu vous dire trois paroles un peu douces sans vous faire éclater de rire, très méchamment. Et après, vous vous moquiez, vous vous moquiez! Alors, je pense bien qu'à présent, lointaine comme vous voilà, vous vous moqueriez dix fois plus méchamment, dix fois au moins. Et si vous saviez quelle peur nous en avons, toutes tant que nous sommes, de vos terribles moqueries françaises![4] Je ne vais pas m'y risquer, soyez tranquille!
[Pg 138]D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement ce que vous vouliez que j'y mette, dans ces longues lettres difficiles que vous exigez de votre petite sœur obéissante. Vous voulez que je vous donne les nouvelles d'ici, toutes les nouvelles, et les nouvelles vraies;—pas celles que choisissent, découpent, cuisinent et mijotent, prudemment, pour vos estomacs européens, nos journaux soi-disant libres[5]. Vous voulez que je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de détails, notre vie actuelle dans nos harems d'aujourd'hui,—notre vie modifiée, transformée, moderne, enfin! celle que nous vivons depuis la Révolution, «depuis l'Affranchissement!» comme vous dites.—Vous voulez que je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup de détails, nos idées, nos théories, nos vœux, nos revendications... (toujours comme vous dites); notre programme, enfin! Vous voulez que je vous fasse suivre le mouvement féministe en Turquie... Naturellement, je copie tout ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce [Pg 139]qu'il y a là un tas de mots que, moi, je n'emploie guère souvent, et dont le sens précis m'échappe même un peu...
Au fait, avant de commencer ... voyons, ma grande sœur bien chérie! vous me demandez là des choses ... des choses assez extraordinaires, savez-vous?... Vous n'êtes pourtant pas, vous, une de ces Françaises qui, jamais, au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds hors de France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes dont vous m'avez parlé jadis, et sur lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries: de ces Parisiennes qui vivent toute leur vie dans l'un des trois arrondissements vraiment parisiens,—oh! je me rappelle même leurs numéros: le septième, le huitième et le seizième!—de ces Parisiennes qui naissent là, meurent là, et n'en sortent pas plus que le pauvre vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait jadis de ses palais d'Yildiz: en tout et pour tout, une fois par semaine! le vendredi:—lui pour aller à sa mosquée, faire la prière; elles pour aller à l'Opéra, manger des fruits glacés.—Que j'avais ri avec vous, le jour où vous m'aviez raconté ça!—Oui! mais, vous, c'est autre chose!... Vous, sœur aimée, vous êtes [Pg 140]une voyageuse. Vous avez suivi M. de La Cherté dans tous ses postes diplomatiques, à Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous connaissiez plusieurs harems. Vous y étiez reçue familièrement, vous étiez mon amie la plus intime, et l'amie de beaucoup de mes amies. Alors? comment pouvez-vous employer des mots si considérables pour parler de nous? de nous qui sommes de si petites choses! Est-ce donc qu'à peine rentrée à Paris, Paris vous a fait oublier tout ce que Stamboul vous avait appris?
Alors, il faut donc que je vous redise tout?—comme je dirais tout à une étrangère?—mais, par exemple! plus franchement: car vous pensez bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais guère dire que ce que tout le monde sait.
Enfin!... commençons!—Mes deux chers beaux yeux, nous, femmes turques, nous sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues, je crois, que ne sont les femmes chinoises ou les femmes japonaises. Et pourtant, Pékin et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople tout près.
N'importe! on se figure à notre sujet des [Pg 141]choses impossibles, effarantes. On se figure que nous sommes des esclaves, vivant enfermées, encagées, presque enchaînées, et gardées à vue par d'autres esclaves, nègres et féroces, armés jusqu'aux dents, lesquels, de temps en temps, nous cousent dans des sacs et nous jettent dans des Bosphore. On se figure que nous vivons par groupes nombreux d'épouses rivales, chaque mari turc ayant pour soi seul tout un «harem», c'est-à-dire huit ou dix femmes, pour le moins. On se figure que, dans nos cages, nous vivons, vêtues de satin rose tendre ou de velours vert d'eau, d'une façon tout à fait poétique, parmi des danses, des chansons, des cigarettes et des confitures à la rose, parmi des narguilés, parmi des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,—depuis que notre cher grand Loti a écrit son si beau livre, si mal compris, les Désenchantées,—on se figure également que la plupart d'entre nous savent à merveille le grec et le latin, l'algèbre et la philosophie, et que toutes, femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement, jour et nuit, de secouer «notre joug» et de reconquérir «notre liberté, notre dignité et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on [Pg 142]se figure à Paris, au moins dans le monde des jolies dames qui jamais ne sortent des fameux septième, huitième et seizième arrondissements? Mais vous, ma grande sœur tant aimée, vous êtes une toute autre dame,—quoique la rue de Varenne en soit justement, ce me semble, des trois arrondissements sacrés?—N'importe! vous, vous savez!
Vous savez ce que nous sommes «pour de vrai»: des femmes, mash'Allah![6] à peu près pareilles aux autres ... à peu près pareilles à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes, un peu plus femmes-enfants; mais, somme toute, pas tellement différentes. Vous savez que nos maris sont aussi des hommes à peu près pareils à vos maris, quoiqu'un peu plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus neufs,—comme sont leurs femmes... Tels époux, telles épouses, chacun sait! Il n'y a pas là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez: nous sommes, tout bien compté, à peu près aussi libres que vous êtes:—Nous ne vivons pas à la maison beaucoup plus que vous; [Pg 143]nous sortons comme il nous plaît, à pied ou en voiture; nous recevons nos amies; nous lisons les livres qui nous plaisent; nous jouons la musique que nous aimons... Bref, il ne s'en faut pas de beaucoup que nous ne soyons des Parisiennes,—identiques, ma foi, à toutes celles qui habitent votre quartier si parfaitement parisien...
Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution. Vous le savez, vous l'avez vu de vos yeux, jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ... voilà tout...
Alors? je vous entends protester de toutes vos forces:—Quoi? elle n'aurait donc rien changé, cette Révolution si belle, si noble, si grande? Nous ne serions pas affranchies, après cet Affranchissement qui vous a si fort enthousiasmée? Est-ce possible, réellement?—Hélas! c'est très possible. C'est très certain.—Quoique... en y songeant bien ... il y ait peut-être quelque chose de nouveau parmi nous, quelque chose qu'il serait injuste de passer sous silence. Je vais vous expliquer en détail ce que c'est,—insh' Allah!—si Dieu permet...
Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui [Pg 144]est déjà beaucoup écrit, et ma main est très lasse. En outre, il me faut arranger les choses dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce soir, je n'y arriverais jamais.
Je vous récrirai donc par le prochain Orient, voulez-vous? D'ici là, ne dites pas trop de mal de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si jolie, tant et tant aimée. Au revoir... Je suis votre petite sœur tendre, tendre,
Séniha.
[1] 20 décembre 1910.
[2] L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par la droite.
[3] Mes deux chers beaux yeux, traduits mot à mot du turc, correspond au français: Ma très chérie ou ma préférée.
[4] L'ironie française est en effet une terreur, non seulement pour nos amis de Turquie, mais même pour tous nos autres amis étrangers, et surtout pour tous nos ennemis, n'importe d'où.
[5] C'était alors le temps du comité Union et Progrès, qui commença la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la presse,—prétendue libre,—l'était sensiblement moins qu'au temps d'Abd-ul-Hamid.
[6] Mash'Allah!... équivaut à peu près à notre: Mon Dieu!... ou à notre: Grâce à Dieu!... et Insh'Allah!... à notre: S'il plaît à Dieu!...
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 9 mouharrem 1329[1].
Mes chers beaux yeux bleus,
Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me gronder pour ma paresse. C'est vrai que voilà quinze grands jours bien comptés, depuis ma dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à faire, ces deux semaines passées. Trop, je vous jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey s'est marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous, ce sont des réjouissances à n'en plus finir... A propos: une de vos anciennes relations d'ici, Mrs Hockley, de la légation américaine, y a [Pg 146]assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et, comme elle n'a pas manqué de s'embrouiller à son ordinaire dans l'heure à la turque et à la franque[2], elle a fini par arriver en retard,—mais, là, en retard! vous ne vous figurez pas! Naturellement, par politesse, nous avions, nous, attendu, et le coltouk[3] s'est trouvé retardé d'autant, ce qui a mis la mariée dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley n'a pas eu l'air de s'en douter, et elle n'a pas dit un seul mot d'excuse. Vous auriez été autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que j'aime si fort, si fort! Mais sans doute cette Américaine se croyait-elle chez des sauvages qu'elle honorait déjà beaucoup en daignant venir à leur fête. Peu importe: tout cela n'est que pour vous prouver que, vraiment, mon temps n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers.
Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à vos terribles questions. Et, à force d'y penser, [Pg 147]je suis arrivée à croire que je saurai presque y répondre, ce qui représente une certaine présomption de la part d'une toute petite sœur cadette telle que moi, bonne seulement à vous aimer, à vous adorer de tout son cœur... Bon! qu'ai-je dit, vous allez encore vous moquer!... puisque vous m'avez répété une fois de plus, dans votre dernière lettre, que j'avais «à la rigueur» le droit de vous aimer, mais à la condition expresse «que ça ne se voie pas»!... Mash'Allah! que vous êtes peu sentimentales, vous autres Françaises! Nous, Turques, quand nous aimons, notre tendresse s'échappe hors de nous, et jaillit par toutes les paroles de notre bouche!...
Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des lettres douces que vous attendez de moi: ce sont des lettres «documentaires»,—pouah! quel mot! Vous voulez savoir ce que sont devenus nos harems depuis la grande Révolution. Vous voulez savoir où en est «le mouvement féministe» en Turquie, où en est «la femme turque»... Bon! votre petite sœur va vous obéir, docilement...
Pour commencer, par exemple, il faut faire quelques distinctions.
[Pg 148]«La femme turque»... Savez-vous que c'est un peu vague? Il y a beaucoup de femmes turques.—«Où en est la femme turque depuis la grande Révolution?»—Mais ... quelle femme turque?... Voulez-vous parler des princesses comme moi, des cadines, parentes ou alliées du Sultan? Voulez-vous parler des dames de notre aristocratie, des hanoums de ministres, ou de muchirs, ou de gouverneurs? Voulez-vous parler des femmes de la bourgeoisie, des femmes du peuple? Il faut s'entendre. En tout cas, j'espère que vous ne voulez pas parler exclusivement de ces rares, très rares Turques,—moins Turques qu'européennes,—de ces Désenchantées, comme les a très bien nommées Loti, qui aurait aussi pu les nommer les Déturquisées[4]. Car celles-ci sont terriblement loin de toutes les autres, par les idées comme par les désirs...
[Pg 149]Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma grande sœur si jolie! Écoutez-moi, car, maintenant, je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison...
Notre vie d'autrefois,—d'avant la Révolution,—vous la connaissiez. Vous savez qu'elle était, en somme, exactement pareille à votre vie occidentale, sauf en ce qui concerne le tchartchaf—le voile obligatoire, pas beaucoup plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes—et sauf en ce qui concerne cette interdiction qui nous est faite, absolue, de recevoir chez nous aucun homme étranger, et de jamais pouvoir, par conséquent, nouer aucune amitié masculine. Eh bien! cette vie-là, je vous l'affirme, je vous le jure ô mes deux chers yeux perçants comme deux flèches! cette vie-là, telle qu'elle était, telle qu'elle est encore, car la Révolution n'en a pas modifié un seul détail, cette vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf femmes turques sur cent, c'est le bonheur, le bonheur entier, complet, sans mélange et sans réserve!... oui, le bonheur.—Calculons plutôt:—D'abord, les femmes du peuple... Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la joie inconnue de montrer son nez aux passants et de flirter avec un chacun? Vos femmes du [Pg 150]peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et la besogne quotidienne ne constitue-t-elle pas les quatre quarts de leurs soucis quotidiens? Or, cette besogne est cent fois moins dure à Constantinople qu'à Paris. Dame! la femme voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture. Elle s'occupe uniquement de son ménage. Et, dans ce ménage, le mari ne rentre jamais ivre, jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne boit ni vin, ni bière, ni alcool. Donc, point de batailles abominables entre femme et mari, point de «bleus» ni de meurtrissures, point de larmes non plus. Il y a toujours du pilaf[5] au logis, et souvent du kébab[6], sauf quand l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une ménagère turque changerait de bon cœur avec une ouvrière de votre douce France?
Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de très petites bourgeoises, naturellement, parce qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous. Donc, de petites bourgeoises, femmes d'employés, femmes de marchands, femmes d'officiers, [Pg 151]même... Bon! vous figurez-vous que celles-ci diffèrent tellement de celles-là,—des femmes du peuple,—surtout dans notre Turquie si prodigieusement démocratique?... Souvenez-vous, sœur bien-aimée: vous avez ri, certain jour que nous nous promenions nous deux, de rencontrer un colonel en uniforme, lequel revenait du marché, un chou-fleur d'une main, une friture de l'autre. Allez! la femme de ce colonel n'est pas plus à plaindre qu'une femme de laboureur ou d'ouvrier.
Restent les femmes «du monde», les princesses, telles que moi;—moi, si vous voulez.
Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère! Et qu'était ma mère? une petite Circassienne de rien du tout! la fille d'un chef montagnard de race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une demi-douzaine de femmes très voilées qui, aujourd'hui encore, vivent sous une tente, au flanc d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas les romans de M. Bourget, sous cette tente-là; et on n'y rêve pas des «droits imprescriptibles de la femme». Ma mère, amenée un jour à Constantinople, pour le harem d'un effendi du sang d'Osman, crut entrer dans le palais d'Aladdin quand elle entra dans notre vieux conak [Pg 152]de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de jamais vouloir en sortir! Moi-même, mes deux chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par elle, j'avoue très humblement que la seule pensée d'ôter mon tchartchaf ou de parler à un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!... cette pensée me fait, à moi, le même effet qu'à vous celle d'ôter votre robe et votre chemise en pleine rue de la Paix!...
Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, de femmes pareilles à moi, dans notre société turque.
Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire, quelles femmes, pour souffrir de notre vie soi-disant murée? Exclusivement, les petites-filles des sœurs de ma mère—les filles de mes sœurs à moi; ma fille, tenez! ma mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que nous, demi-civilisées, élevons tout à fait à l'occidentale. Quand Leïlah sera grande, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose et flirter avec votre amour de petit garçon... Elle, oui... je ne dis pas...
Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans tout l'Empire? combien y en aura-t-il, plutôt? dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne [Pg 153]mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je ne crois pas qu'il y en aura cinq mille... Enfin, admettons! cinq mille donc, sur les dix millions de musulmanes qui peuplent l'Anatolie et la Roumélie—l'Asie et l'Europe!... Cinq mille, pour exagérer.—Celles-là souffriront, soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout par la faute de la Révolution qu'elles souffriront.
Eh oui!—Parce que, hier, elles étaient résignées; et parce que, demain, elles ne le seront plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle, les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,—de Paris ou de Londres, et de Berlin davantage, où ils avaient vécu longtemps et oublié la vieille Turquie, la vraie Turquie, à supposer qu'ils l'eussent jamais connue, ce dont je ne suis pas très sûre,—les Jeunes-Turcs, donc, promirent tout de suite à «leurs sœurs captives» l'affranchissement.
Ils ont peut-être promis de très bonne foi.
Mais ils n'ont pas tenu.
Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions de «sœurs captives», neuf millions neuf cent quatre-vingt-quinze mille—au moins—refusaient énergiquement d'être affranchies!
[Pg 154]Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie, voilà pourquoi la Révolution n'a encore rien changé à notre sort, et n'y changera rien, de très longtemps.
Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à vous dire...
Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah qui, de toutes ses petites forces, me tire par ma manche. Je lui dis que je vous écris, et qu'elle-même pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire aussi. Bon! il n'y a plus d'enfants turcs! Savez-vous ce qu'elle me répond, cette mignonne rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une main comme toi!»
Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre petite sœur aimante,
Séniha.
[1] 12 janvier 1911.
[2] L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième heure se règle sur le coucher du soleil.
[3] Le coltouk est la plus importante cérémonie du mariage turc. Il consiste en une sorte de promenade rituelle que le marié fait faire à la mariée, en la conduisant par le bras, d'une porte à l'autre, à travers la salle de réception, où attend l'assistance conviée.
[4] Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il n'est pas besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce mot-là, «déturquisées». Car ce n'est qu'au pur point de vue des idées, des goûts, bref de la vie intellectuelle, qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne patrie. Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement leur patrie nouvelle. Quiconque prend femme ne saurait renoncer à sa mère.
[5] Pilaf, plat national des Turcs, fait de riz cuit à l'étouffée.
[6] Kébab, viande de mouton.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 19 sepher 1329[1].
Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant!
C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours commencer mes lettres par des excuses... Cette fois encore, je suis en retard avec vous, en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de même, grondez-moi moins fort que pour ma dernière lettre, car je suis moins coupable: le mois passé, c'était seulement un mariage qui m'avait volé tout mon temps; ce mois-ci, c'est une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs [Pg 156]aussi bien que moi: les journaux en ont assez parlé, hélas! et assez sévèrement pour que mon cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien humiliant, ma sœur tant chérie, de constater ainsi, tous les jours, que l'Europe s'entête dans son injustice et ne veut pas admettre notre nation ottomane parmi les vraies nations—parmi les nations qui ont droit de cité, droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre préjugé chrétien est terrible! Sous prétexte que nous sommes des Musulmans, on ne veut pas que nous soyons des Européens! Les Russes sont des Européens![2] Les Serbes sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes! et jusqu'aux Bulgares! sont des Européens... (Quels Européens, dieux!) Mais les Turcs sont des Asiatiques, des barbares, des sauvages, des hors la loi; et contre eux tout est permis, tout est bon, tout est juste: le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire que [Pg 157]j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate français, vous qui savez! En Crète, où est le bon droit? Du côté des chrétiens bavards qui ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du côté des Musulmans silencieux, qui subissent sans se plaindre l'injure et la violence? Ce sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à ceux-là, sacrifie davantage chaque jour! En Macédoine, où est le bon droit? Du côté de ces comitadjis féroces, qui toujours trouvèrent asile, après leurs plus affreux crimes, dans les États voisins, faussement neutres? ou du côté des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours et toujours meurtris, auxquels l'Europe marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser les soldats et les gendarmes indispensables?[3] Je n'ai que faire d'essayer de vous convaincre, vous qui avez vu, et qui êtes convaincue. Mais je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre [Pg 158]vos amies de France, celles qui n'ont pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne suis pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais tort. Est-ce vrai, dites?
Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers yeux bleus, est-ce vrai que nous autres Turcs—hommes et femmes—ne sommes pas du tout de méchantes gens? Est-ce vrai, même, qu'il n'y a que nous, Turcs, à n'être pas du tout de méchantes gens, dans cette terrible péninsule balkanique où, vraiment, les chrétiens ont presque toujours joué de très vilains rôles? Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais, parce que son préjugé chrétien s'applique sur ses yeux chrétiens, comme un bandeau. Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout probes, droits, courageux et doux qu'ils puissent être—ils le sont! vous-même me l'avez avoué, vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans votre belle franchise de Française!—les pauvres Turcs n'en sont pas moins condamnés par l'Europe à disparaître, pour le plus grand bénéfice de leurs voisins, qui ne sont pourtant pas grand'chose de bien propre!...
Par exemple, mash'Allah! que me prend-il de vous parler ainsi, moi, à vous? Pardonnez, [Pg 159]c'est très absurde... Je me suis laissé emporter par ma petite colère contre tous ces affreux journaux d'Occident, si injustes envers nous... Et voilà...
Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai beaucoup attendu pour vous écrire, espérant pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre crise ministérielle, des choses intéressantes. Mais c'était un espoir bien chimérique! Et je ne sais, en vérité, rien de plus, aujourd'hui, que le premier jour. J'étais pourtant assez bien placée pour tout apprendre. Vous savez le rôle considérable que joue mon mari dans l'État. Toute la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage important. Chaque jour, du matin au soir, il galopait du palais à la Porte[4], et de la Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait plus de se précipiter dans ma chambre pour m'avertir: «Maîtresse! Le cheval du pacha arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha a ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre cheval!...» Oui ... et, néanmoins, je ne sais rien de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se passe... Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent [Pg 160]aussi bien que moi, sinon mieux: que les affaires de la Turquie vont très mal, mais cependant qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien davantage, et ma pauvre lettre risque, cette fois encore, de vous ennuyer sans grand profit...
Mon mari... Au fait, vous le connaissez—mieux que je ne le connais, peut-être?... Il est bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne regrette nullement de l'avoir épousé, même à notre mode turque, qui défend aux fiancés de se voir et de se parler avant la cérémonie du mariage... Évidemment, une union pareille est une loterie ... plus loterie encore, si possible, que ne sont vos unions occidentales!—Mais, encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré un bon, un très bon numéro, et je n'imagine guère de mari, en France non plus qu'en Turquie, qui vaille Ahmed pacha, mon mari! Vous me l'avez affirmé vous-même, et je m'en doutais déjà...
Pourtant...
Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante? est-ce vrai que, chez vous, les femmes jouent un rôle considérable, quoique discret, dans la vie de la nation?—je veux dire dans la [Pg 161]vie politique et diplomatique?—Est-ce vrai que beaucoup de vos grands hommes—hommes d'État, orateurs, écrivains, artistes—possèdent cette chose extraordinaire que vous m'avez jadis expliquée: une Egérie? une Egérie, c'est-à-dire une bonne fée doublée d'un ange gardien; une amie intime, femme de cœur et d'intelligence, qui consacre tout ce cœur et toute cette intelligence à l'homme qu'elle a choisi; une sœur d'élection, sûre et sage, qui conseille cet homme, le guide, le soutient, le protège, le défend, l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse et mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même guidée, conseillée, soutenue, dans la lutte commune, par cette tendresse merveilleuse qui est la sienne, tendresse clairvoyante infailliblement?—Est-ce vrai que ces influences féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce vrai que plusieurs de vos génies les plus vastes ont avoué, ont proclamé qu'ils devaient tout: succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme, dans les pas de laquelle ils avaient aveuglément marché, la main dans la main? Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à nous, femmes d'Orient, est moins belle! Oh! je vous le disais dans ma dernière lettre, et [Pg 162]je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous sont très heureuses! plus heureuses, certes, que ne sont les femmes d'Occident. Nous ne souffrons guère de cette prétendue claustration, dont l'Europe daigne nous plaindre avec tant de compassion. Mais peut-être souffrons-nous d'autre chose...
Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me semble pourtant que vous devinez déjà un peu...
Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne Léïlah, je vous écrivais:
«Quand elle sera grande, elle, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose, et flirter avec votre amour de petit garçon...»
Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement, je crois que ma Léïlah souhaitera autre chose,—plus et mieux qu'un simple droit au flirt.—Le flirt, c'est tellement loin de la femme turque d'aujourd'hui!...
Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce que je souhaite parfois moi-même, ce que souhaitent beaucoup de femmes turques—toutes les femmes turques dont le souhait conscient a quelque valeur!—ma Léïlah souhaitera connaître et fréquenter des hommes, non pour en [Pg 163]être désirée ou sollicitée, mais pour en être enseignée, instruite, armée; pour être élevée jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et l'égale de celui d'entre eux qui sera son mari. Elle souhaitera n'être plus, pour cet homme, une simple maîtresse légitime, une poupée très belle qui sait saluer, sourire, se taire, et aussi gouverner la maison, mais rien davantage. Elle souhaitera, comme je vous le disais tantôt, devenir plus que tout cela, et mieux: une amie, une alliée, une compagne,—une Egérie, au besoin ... quoique cela puisse être douloureux quelquefois, j'y songe ... très douloureux!... d'être une Egérie... N'importe! ma Léïlah le souhaitera.
Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant parfois de n'être qu'une petite chose insignifiante—aimée, certes! mais dédaignée, tenue à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que m'a-t-on dit, à moi, de cette crise ministérielle où se jouait, avec le destin de l'empire, de notre empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon mari? Rien.
On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait parlé, qu'aurais-je dit? Je ne sais rien. J'ai vécu toute ma vie en cage ... en cage, entendons-nous! [Pg 164]pas dans la vraie cage à barreaux qu'imaginent vos Parisiennes autour de nos harems! Il n'y a pas de barreaux à mes fenêtres, ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu dans la cage—peut-être pire—de nos préjugés, de nos coutumes... Et dans cette cage,—la cage de toutes les femmes turques!—pas un homme, jamais n'entre. Que saurais-je de ce que disent les hommes? Et quelle vraie femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en souciait?
Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il faille dire, à propos de la femme turque; la vérité absolue, équitable, celle qui domine d'égale hauteur tous les mensonges: la vérité «juste milieu», exempte de toutes les erreurs, en trop comme en trop peu:
—La femme turque n'est pas, ne peut pas être, dans l'entière acception du mot, la femme de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant.
Et, de cela,—de cela seul!—elle souffre un peu;—confusément;—davantage, toutefois, depuis qu'une ombre d'affranchissement lui a permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et de mesurer la place qu'elles occupent au foyer conjugal.
[Pg 165]Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place pareille. C'est tout ce que lui souhaite sa maman, qui vous embrasse, ma sœur très aimée, de tout son cœur enflammé pour vous, en vous disant au revoir!
Séniha.
[1] 18 février 1911.
[2] Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha voyait terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide encore que sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité envers les Trotsky et les Lénine, la Russie s'est prouvée, dès 1918, bien moins européenne que les Turcs, dont le nationalisme vigoureux, rejetant avant tout l'ingérence étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi.
[3] Il faut que le public français se pénètre de cette idée, que la lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le gendarme turc, fut une lutte frénétique de contrebandiers iconolâtres,—idolâtres—contre le douanier musulman, adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut que les chrétiens latins de France se souviennent que ces orthodoxes iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient à Jérusalem, au nom des Icônes, les pèlerins catholiques, les pèlerins latins, adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu...
[4] A la Sublime Porte.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329[1].
Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous, que faites-vous, que voyez-vous, dans cet instant que je vous écris? Cela m'est un souci de chaque minute, un souci délicieux et mélancolique... Je relis sans cesse vos lettres parisiennes, si courtes, et, tout de même, si pleines de choses pour la pauvrette que je suis... Vous me dites aujourd'hui: «Cette semaine, rien ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours hippique est fini... Les Salons et les [Pg 168]expositions battent leur plein, mais on n'y va guère. Au théâtre, seulement des vieilleries... J'ai pris le thé cinq après-midi sur sept place Vendôme, et les deux autres fois rue Cambon... J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et ç'a été bien quelconque... J'ai déjeuné jeudi au Bois, avec toute une bande... Et j'ai déjeuné aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête avec mon flirt, qui tenait à m'emporter là-bas en auto, histoire probablement de se donner l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre petit!... Enfin, vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans ma loge trois amis de mon mari, trois Anglais chez qui nous devons passer quinze jours cet été, au fond du Devon... Corvée!... Bref, vous constatez: rien.»
Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous pouviez comprendre ce qu'est un «rien» pareil pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner seulement... Oh! alors, vous ne m'interrogeriez plus sur le féminisme en Turquie, non, je vous le jure!... Car tout ce qui vous semble encore obscur, malgré mes pauvres explications, vous apparaîtrait d'un coup clair, clair, clair...
[Pg 169]Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre semaine j'essaie de vous faire voir ma semaine à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous amuse...
Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté qu'un seul jour... Oui: car les six autres ont été seulement remplis de l'attente du septième. Je ne suis pas sortie; je n'ai pas reçu de visite; je n'ai guère lu, ni écrit, ni brodé, ni touché au piano; j'ai seulement regardé le ciel, je l'ai regardé par toutes les fenêtres, avec une vraie terreur que ce ciel bleu devînt gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15 djemazi-ul-ewel—mon premier vendredi d'Eaux Douces... Mash'Allah!... qu'ai-je écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis! riez!... je m'en doute bien, allez! que nos pauvres Eaux Douces...—et surtout celles de printemps: les Eaux Douces d'Europe, tellement moins jolies que celles d'été, que les Eaux Douces d'Asie...—je m'en doute: ce n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me souviens à merveille de vos méchantes moues dédaigneuses du temps jadis, quand je vous emmenais dans mon caïque, et que nous remontions toutes deux la fameuse rivière ... [Pg 170]j'entends encore le son très ironique de votre voix: «C'est tout ça, ces Eaux Douces que vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux, c'était tout ça, et c'est tout ça encore,—et c'est tout ce que nous avons: un ruisseau marécageux, serpentant à travers une prairie mal boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois centaines de barques assez laides, pleines à chavirer d'une populace en goguette,—Juifs, Arméniens, Grecs! rayas de toutes castes,—et rien de plus, et rien de mieux!... sauf, de très loin en très loin, rompant la monotonie des barques vulgaires, un caïque, un vrai caïque turc, avec sa longue proue traînante, et, sur sa poupe, son beau voile brodé[2] dont les coins flottent dans le sillage; avec, aussi, parmi ses coussins de Perse, sa hanoum, muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf semble porter le deuil de notre noble Islam, chaque jour enfoncé plus profond dans sa tombe...
Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons [Pg 171]pourtant à nos Eaux Douces! Nous y tenons par souvenir, par tradition, par religion... Ce sont là des choses très vivaces en Turquie: la religion, la tradition, le souvenir ... très vivaces, oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que, le jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie serait bien près de mourir aussi...
Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait tellement dommage que la Turquie vînt à mourir!—Non, je vous assure! Ce n'est pas seulement la musulmane qui parle ainsi, ne le croyez pas!... C'est aussi votre petite amie: la femme que vous avez transformée, refaite un peu à votre image ... c'est la demi-Française, c'est la demi-artiste que je suis devenue, par votre contact, par votre exemple... Or, cette femme n'est plus une Turque pure et simple; elle peut devenir, par un petit effort d'imagination et de volonté, une étrangère, comme vous; et cette étrangère, sortie pour un moment de son harem, de sa ville, de son pays, réussit très bien à considérer impartialement, à juger sans indulgence ce harem, cette ville, ce pays. Alors, vous comprenez: je suis sûre de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans le vrai... Et, croyez-moi: ce serait triste, [Pg 172]triste, triste! que la Turquie disparût d'entre les nations...
D'abord, qui donc lui succéderait?—Je veux dire:—Quelle nation remplacerait, géographiquement, notre nation turque, sur la carte d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi? en Roumanie? en Anatolie?... Quel drapeau oserait flotter, à son tour, sur ces terres où flotte, depuis cinq siècles, et plus encore, notre noble drapeau couleur de sang pur?... sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien un peu, vous la dame diplomatique, si finement avertie de toutes les méchantes ruses qu'on trame perpétuellement autour de l'Homme prétendu Malade... Ce qui nous remplacerait dans l'enceinte de l'antique Byzance, ce ne serait ni la Russie, ni l'Angleterre[3], ni l'Autriche, ni l'Allemagne, toutes quatre [Pg 173]trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes, Ce serait une quelconque Bulgarie, ou une Grèce, ou une Serbie, voire une Roumélie ou une Macédoine;—une très petite nation, très petite et orthodoxe;—fétichiste, pas?—bref, deux raisons pour une d'être remuante, turbulente, intolérante, agressive, fanatique...[4]. Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les nations d'hommes sont pareilles aux individus chiens... Les plus minuscules sont les plus rageurs, les plus prompts à japper vers la lune et mordre aux mollets les passants... Du coup c'en serait fini de notre grave Islam, si modéré, si doux... Vous savez que je dis vrai! vous le savez, vous qui avez vu, à Jérusalem, nos soldats musulmans mettre la paix parmi les furieux pèlerins des sectes chrétiennes et les forcer au respect du tombeau de ce Christ que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles ne savent honorer que par des querelles hargneuses, [Pg 174]par des coups et par du sang... Vous savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans notre Stamboul même, et jusqu'aux portes de nos mosquées, les processions grecques, latines, persanes, arméniennes ou juives se promener librement—«plus librement qu'à Paris», me disiez-vous... Ah! quand nous n'y serons plus, comme c'en sera vite fini de la liberté et de la tolérance!... Comme les chrétiens... pardon! comme les iconolâtres, comme les Slaves adorateurs d'images, vainqueurs, auront tôt fait de renouveler ici les horreurs qui perpétuellement ensanglantent les Lieux Saints!... Et l'on se tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis les brutes grecques, dans les rues d'Athènes, pour un sermon prêché en grec moderne plutôt qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas autant autour de leur Hippodrome, à propos de cochers habillés de vert ou de bleu?
Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux que j'aime! Car, quand nous n'y serons plus, quelque chose s'en ira avec nous de notre terre turque;—quelque chose: la France![5]—Je [Pg 175]veux dire la langue française, que nous parlons tous et toutes, qui est la langue officielle de notre empire et qu'on ignore à Sophia comme à Belgrade, à Athènes comme à Cettinié ... je veux dire la pensée française, la culture française, le génie français—dont nous sommes tous et toutes imprégnés, alors que dans tout le reste des Balkans les seules influences slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie même, malgré la généreuse révolte de son sang latin!... Oui, ma sœur très aimée: la France, dans toute la Péninsule, n'a d'autre refuge qu'ici, au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le nom français cessât d'être prononcé en Orient?
Et puis ... et puis ... ma sœur très belle, dites?... vous vous êtes parfois promenée, le soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il advenu de regarder parfois, à la dérobée, dans quelques-unes de ces impasses fraîches et ombreuses qui sont l'une des plus charmantes beautés de chez nous?... Et alors avez-vous [Pg 176]parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée, cherchant à sa fenêtre, elle aussi, la douceur du crépuscule?... Elle se croyait toute seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a chanté... Oh! mes yeux aimés, vous souvient-il de sa chanson?... Vous souvient-il de nos chansons turques, enfantines et passionnées, mornes et ardentes, joyeuses à la fois et désolées,—déchirantes?... Sœur, je vous en supplie!... oubliez toutes les fautes, toutes les erreurs, toutes les sottises, toutes les cruautés même de nos gouvernants qui ne sont pas nous... Oubliez nos querelles maladroites et funestes, oubliez notre Parlement joujou, oubliez le sang répandu, oubliez les potences hideuses[6], oubliez aussi l'imbécile massacre de nos pauvres chiens errants tellement inoffensifs... et souvenez-vous seulement de l'impasse ombreuse et de la chanson dans l'impasse!... Car ... la femme dont le cœur sait [Pg 177]trouver de tels accents, dont la bouche sait les jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est bien doux, quand cet air est bien pur ... cette femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de quoi mettre au monde des fils plus nobles, plus fiers et de cœur plus juste et plus haut que n'importe quels autres fils de n'importe quelles autres femmes, sur toute la terre ronde... Adieu, ma sœur très aimée...
Séniha.
[1] 5 mai 1911.
[2] Les voiles des caïques sont des tapis souples, d'une soie vive brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la poupe, et qui semblent être ainsi la traîne ondoyante et moirée du bateau.
[3] Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an 1911... Et, depuis, la grande guerre est intervenue, au cours de laquelle les armées françaises sauvèrent l'Angleterre, et l'affranchirent à tout jamais,—à très longtemps au moins,—de la mortelle concurrence allemande. Alors, aujourd'hui,—1921,—les choses ont changé de face. Et c'est le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en avoir chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand, et français!... français surtout!—C. F.
[4] La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes pendant la guerre de 1912–1913, vérifia tristement cette prophétie de Séniha hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde trahison de la Grèce, massacrant, au 1er décembre 1914, à Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y ajoute une décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut toujours du pus ajouté à du sang.
[5] La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus bien clair. Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment d'amertume que sa correspondante d'alors ait été si perspicace!... (Note de l'éditeur.)
[6] Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an 1911, une princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an 1921?... Il est vrai que la Turquie de 1911 était sous le couteau de ses ennemis, et que la Russie de 1921 est sous son propre couteau... A chacun, donc, selon sa force, et pour chacun sa conscience.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris (viie)
Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329[1].
De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de Béikos je vous écris, et non plus de Stamboul:—Voici l'été; la ville devient trop chaude, et le conak[2] inhabitable.
Mon mari doit tout de même y rester encore quelques semaines, pour être à portée du Palais et du Parlement: car les affaires turques vont de mal en pis, vous le savez aussi bien que moi. Il s'est donc résigné à se séparer de son harem et à nous envoyer toutes quatre,—ma [Pg 180]belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et notre Léïlah,—respirer dès maintenant l'air toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me voilà, depuis huit jours, installée dans le vieux yali[3] que vous connaissez, à Béikos d'Anatolie[4]. Vous vous souvenez bien? la grande maison de bois, toute simple et sévère, qui trempe dans la mer sa longue façade couleur de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours vert, dont les cèdres, les cyprès et les pins parasols escaladent en rangs serrés les premières pentes de la colline, et font tache très sombre au milieu des platanes, des tilleuls et des chênes d'alentour. C'est là que je suis, et ma chambre, d'où je vous écris en ce moment, occupe tout juste l'angle sud du yali; en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur le Bosphore; et les trois autres[5] sur un coin [Pg 181]du parc, très ombreux et tout parfumé de résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute l'enfilade merveilleuse des coteaux d'Asie, avec leurs jolis villages qui rient au bord de l'eau:—Pacha-Baghtché, Tchibouchi, Kanlidja,—et, à main droite, le détroit, pareil à un grand, grand fleuve... C'est très beau, ma sœur aimée, et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de votre vie occidentale, avez-vous le temps de regretter quelquefois l'infinie douceur de nos soirs d'été sur le Bosphore?...
Vous rappelez-vous, seulement, la côte d'Europe, avec ses quais, ses villas de pierre, ses équipages piaffant et toute l'agitation bruyante quoique indolente de la «saison» diplomatique? Promenades, pique-niques, gymkhanas, polo, tennis... Rien de cela, bien entendu, n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est l'autre monde!... Je regarde tout de même du coin de l'œil, à travers la mousseline de mon tchartchaf, quand je passe en caïque le long du quai de Thérapia, ou quand une amie,—une amie voilée comme moi, bien entendu,—m'invite dans sa voiture et que toutes deux nous passons, fouette cocher! à travers cet autre [Pg 182]monde, à travers votre Occident ... nous, petites cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux aux bottines, et gardées à vue par deux nègres[6] à cheval, un peu comiques dans leurs redingotes pincées ... vous rappelez-vous?... vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie, tellement la plus charmante, avec ses prés et ses bois, ses palais, ses cabanes, tout ça dégringolant jusqu'à se baigner dans l'eau courante, sans quai ni route, sans équipage piaffant, sans tennis, sans pique-nique, sans gymkhana? Vous rappelez-vous nos vendredis[7] ensoleillés, vous rappelez-vous chaque coteau, chaque vallon peuplé de femmes turques assises en rond sur l'herbe et parsemant toutes les prairies comme de grandes fleurs multicolores?... car leurs grands voiles épanouis étaient—sont—jaunes, roses, bleus, blancs, verts, violets ... comme autant de narcisses, de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux chers yeux purs? Rien de cela n'est changé. C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie. [Pg 183]La Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...[8]
Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant que nous quittions le conak de Stamboul pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est presque un déménagement, pour nous autres Turcs. Dès le matin,—quatre bonnes heures d'avance,—trois landaus attendaient dans notre rue, et c'est tout juste si elle était assez large. Vous les voyez d'ici, les rues du quartier Sélimieh[9]! Dans la maison, c'était le pire tumulte, le pire tohu-bohu parmi les domestiques, les esclaves et les nègres. Midi avait déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore ficelé. Nous sommes parties enfin, nous quatre dans le premier landau, nos gens avec l'essentiel du bagage dans les deux autres. Et, bien entendu, nous étions, ma belle-mère, ma belle-sœur et moi, rigoureusement voilées. Léïlah seule, qui n'a pas treize ans[10], tant [Pg 184]s'en faut, montrait son minois aux passants.
Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or, où la mouche attendait à l'échelle du Phanar. Comme juste, quatre nègres trottaient aux portières, et, quand il s'est agi d'embarquer, ils ont fait les importants. Nous, dames et maîtresse,—hanoums—avons dû obéir ostensiblement, avancer, reculer, attendre, comme nos serviteurs noirs nous en donnaient l'ordre;—cela, pour que toute la populace présente sache bien et redise partout que le harem de Ahmed pacha Djalleddine est un harem comme il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un croyant de bonnes mœurs, digne de la haute faveur où le tient Sa Majesté Impériale, et du respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma sœur très chérie, je me souviens fort bien qu'il y a cinq ans,—au temps du sultan Abd-ul-Hamid,—nous avons, un matin d'été, quitté tout pareillement le même conak pour le même yali, et pris, devant la même populace, les mêmes soins de ne point du tout choquer ses opinions, ses préjugés, sa foi. Les lois changent;—hier encore, le Parlement bavardait à propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris trompés leur vieux droit sauvage de tuer les [Pg 185]épouses infidèles![11]. Mais les mœurs ne changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il advienne de ce pauvre féminisme turc que vous imaginiez déjà triomphant au lendemain de la déposition d'Abd-ul-Hamid!
Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux si bleus, vous ne verrez pas, de bien longtemps, la réalisation d'un pareil rêve. La femme turque émancipée? Mais qui l'émanciperait d'abord? je veux dire: quels hommes? de quelle race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de quel vilayet? de quelle province? D'où partirait cette révolution morale, mille fois plus extraordinaire que la révolution politique de 1908? Songez-y! notre empire compte les peuples les plus divers, et qui tous se jalousent et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas. Mettrez-vous sous le même fez les Osmanlis et les Albanais, les Kurdes et les Syriens, les Boukhariotes et les Tcherkesses[12]? Et, encore, je ne parle que des croyants... Certes, vous [Pg 186]n'avez pas oublié le bariolage des rues de Stamboul, aux époques des grands pèlerinages annuels... Que de pèlerins hétéroclites accourus des quatre coins de notre terre, pour contempler la face splendide du Khalife, ombre d'Allah! Que de visages, blancs, bruns, noirs, caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma sœur très chérie, nul doute sur ceci: que, par extraordinaire, l'une de ces races rivales qui composent notre nation s'avisât un beau jour de vouloir arracher du front de ses femmes le voile obligatoire, prétendu institué par le Koran même du Prophète,—il n'en faudrait pas plus pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse nous remplaçât nos tchartchafs de mousseline par des cagoules de toile à matelas.—Vous voyez comme elle est facile à résoudre, la question du féminisme en Turquie!
C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse d'un pacha membre influent du Grand Comité, moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout, n'allez pas le répéter jamais, même à M. de la Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez qui je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y crois pas beaucoup, beaucoup, au succès définitif [Pg 187]de cette Révolution à laquelle tous les miens se sont dévoués, corps et cœurs...
Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement appuyés par nos quelques loges maçonniques.—Et il a fallu d'abord que pareille aventure advînt en Turquie, dans une armée qui compte 50.000 officiers pour 200.000 soldats... dix fois plus d'officiers, proportionnellement, qu'il n'y en a dans votre armée française!—Si bien que le 24 avril 1909, quand éclata la guerre civile entre les uns et les autres, l'avantage du nombre ne fut pas assez fort pour empêcher les soldats d'être vaincus... Je vous jure par Allah que c'est vraiment comme cela que les choses se passèrent!—Il a fallu ensuite qu'une ville de l'Empire, Salonique, fût peuplée presque exclusivement de rayas,—de sujets non musulmans,—d'étrangers, en quelque sorte; de gens, au moins, en qui n'était nullement inné le sentiment d'ardent loyalisme qui lie tous les cœurs croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu... Dans Salonique, ville juive, une conspiration put s'organiser contre le Commandeur des Croyants, sans que, tout de suite, le vrai peuple turc la dénonçât et l'étouffât: parce [Pg 188]qu'il n'y avait pas de vrai peuple turc dans Salonique... Ainsi commença la révolution de Turquie. Par la suite, tout s'enchaîna tant bien que mal, avec beaucoup plus de chance que d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant gagner des libertés féodales plus grandes... Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher en eau trouble dans ce conflit musulman... Et vous savez le reste.
Oui! mais à présent?
Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez, ma sœur jolie. Inutile, n'est-ce pas? d'en ressasser, entre nous deux, tous les dangers, toutes les tristesses, toutes les hontes même. Mais, pour résumer trois ans d'un seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux ou trois cent mille hommes, au grand maximum, ont fait la Révolution turque; et que ces hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque, pour la plupart, Européens de naissance, d'éducation ou culture, ont fait leur révolution contre la volonté, plus ou moins formelle, de douze ou quinze millions d'autres hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.—Vous me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup d'imbéciles, et, qu'en cette occurrence, [Pg 189]les deux cent mille ont raison, et les quinze millions, tort.—J'y consens de grand cœur! Tout de même, expliquez-moi un peu: le suffrage universel, qu'en faites-vous, dans ce calcul-là?[13]
Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse tendrement vos paupières douces.
Séniha.
P.-S.—J'avais fermé ma lettre, je la rouvre. Ma petite esclave Fatima m'arrive, courant, avec une nouvelle vraiment féministe: la sœur de Sélim bey,—de Sélim bey que vous avez connu ministre sous l'ancien régime,—vient d'être jugée par la cour martiale, et condamnée à trois ans de prison,—à trois ans, oui,—pour avoir levé son voile dans le grand bazar, [Pg 190]et bu publiquement un verre de raki.—Que vous disais-je, que l'émancipation est en marche! Trois ans de prison aux Jeunes-Turques qui ont soif quand il ne faut pas!
Séniha.
[1] 28 juin 1911.
[2] Conak, palais situé en ville, maison d'hiver.
[3] Yali, villa, palais de campagne, maison d'été.
[4] Anatolie, Asie.—Les Turcs désignent toujours les deux rives du Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par les deux vocables d'Anatolie et de Roumélie.
[5] Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont plus aérées que les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses, parce que l'intervalle de muraille qui les sépare deux à deux est beaucoup plus étroit que dans nos constructions de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de yali compte par conséquent six ou dix fenêtres.
[6] Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques.
[7] Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est le dimanche pour les chrétiens.
[8] Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme, en France, l'an 1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919...
[9] Le quartier Sélimieh—ainsi nommé du nom de sa mosquée, la djami de Sultan Sélim—est un des plus vieux quartiers turcs de Stamboul.
[10] C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le tchartchaf aux filles turques, et qu'on les sépare des hommes.
[11] Séance du 18 avril 1911—Le parlement jeune-turc a d'ailleurs, au contraire, confirmé, par l'article 188 de son nouveau code, l'abominable barbarie en question.
[12] Les Jeunes-Turcs,—plus étrangers à la Turquie qu'un bourgeois du Marais,—tentèrent cette folie criminelle. Et la Turquie, comme on sait, en mourut.
[13] Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce qui se passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui s'est passé en Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes, tous venus de l'étranger, imposèrent leur volonté à quelque cent millions de Russes, indiscutablement partisans de l'ancien état de choses. Toutefois, en Russie, une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce que les vainqueurs ont fait du suffrage universel,—supprimé, purement et simplement, par les Soviets.—C. F.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Stamboul, 15 schaban 1329[1].
O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment aurai-je la force de l'écrire, cette lettre toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma sœur, qui allez tant pleurer, vous savez déjà le malheur immense, auprès duquel plus rien n'existe: Constantinople incendié! Vous le savez déjà par les journaux, par les récits; mais vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire. Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité [Pg 192]de la catastrophe; vous la rapetissez, d'instinct. C'est forcé, c'est inévitable; avant d'avoir vu cela, on ne peut pas se le représenter. Mes deux beaux yeux, tâchez de voir: vous vous rappelez notre Stamboul,—votre Byzance,—vous vous rappelez cette capitale qui est—qui était—une suite ininterrompue de villages et de hameaux, un pêle-mêle de ruelles, de venelles et d'impasses, avec profusion de maisonnettes, vieilles et neuves, les unes couleur de sapin frais coupé, les autres couleur d'ancien bois de violette; avec profusion de jardinets, de vergers, de potagers; avec profusion de cimetières aussi, de jolis cimetières turcs, souriants, aimables, de cimetières où l'on sent qu'il doit faire bon dormir et se reposer de cette lourde fatigue: la vie; cette capitale, enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde, qui, tout de même, s'enorgueillit des plus somptueux palais, des plus splendides temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses masures et à ses cabanes, comme une pauvresse-fée qui porterait des pierreries parmi ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous revoyez, rien qu'en fermant vos paupières, les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée [Pg 193]de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses six minarets, pareils à six cierges de marbre; la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident, non loin de cette Sélimieh djami[2] qui est ma «paroisse» à moi, comme vous dites, vous, chrétiennes;—la mosquée des Tulipes, au sud, dominant la Marmara; la mosquée de la Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à l'entrée du grand pont; et, au centre de ce carré-là,—qui enferme la moitié de Stamboul,—la perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où je vous ai menée tant de fois, pour admirer les colonnes du temple d'Ephèse[3]. Vous revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est plus que cendres, décombres, ou pierres noircies; [Pg 194]et les mosquées de marbre seules épargnées, parce que l'incendie des trop petites maisons de bois n'a pas eu le temps ni la force de les entamer, les hautes djamis, toutes revêtues de suie et de fumée, dominent à présent une sorte de farouche broussaille, la broussaille des débris épars. Là fut Stamboul. De nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines de la Rome d'Occident, trois seulement sont épargnées. La désolation de cela, vous ne la concevez pas! Deux cent mille malheureux n'ont ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées des mosquées servent de refuge à cette effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il d'une promenade que jadis nous avons faite ensemble, dans l'enceinte crénelée du vieux château de Roumélie[4]? C'était domaine du Sultan, ce château. Et quelques émigrés du Caucase, fuyant les sanglantes persécutions des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous nous étions arrêtées toutes deux devant une cabane de fer-blanc et de carton, chenil dont mes chiens à moi n'auraient peut-être pas voulu. Et deux femmes en étaient sorties, deux [Pg 195]Circassiennes, dont l'une portait un enfant dans ses bras... Comme vous les aviez trouvées misérables, ces deux pauvres créatures, si fières néanmoins qu'elles refusèrent notre aumône!... Car elles ne possédaient réellement rien, exactement rien,—sauf leurs haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.—Oui... Eh bien! aujourd'hui, un quart des femmes de Stamboul ne possèdent rien davantage. Et c'est une misère dont aucun cataclysme européen ne pourrait donner l'équivalent...[5]
En grande hâte, ma belle-mère et moi avons quitté le Bosphore pour rentrer en ville prendre notre part du deuil public et soulager un peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup de charité, beaucoup de solidarité parmi nous. Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes qu'on appelle ici les riches feraient à Paris figure de pauvres. Donner seulement à manger à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous?
Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui [Pg 196]reste de notre Stamboul aimé. Et pour vous donner plus de détails, le cœur me manque...
Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien. Chacun parle de malveillance et de mains criminelles. Je refuse de croire qu'une pareille chose soit même discutable. Quel monstre, quel fou épouvantable mettrait ainsi la flamme dans dix mille maisons de pauvres gens? Impossible, impossible! Le peuple, lui, veut voir la main d'Allah dans cette catastrophe, suite et couronnement d'une série d'autres malheurs dont il n'y a point de précédent dans notre histoire. L'impiété générale a provoqué la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous l'Archange Noir. La jeune Turquie a méprisé le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé mille nouveautés criminelles. Allah se venge et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez pas!... Moi-même, en écrivant cela, je me surprends à frissonner... Quelle incroyable succession d'infortunes, véritablement, pour notre nation! Au dehors, la Bulgarie et la Roumélie refusent le tribut; la Bosnie et l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète est en révolte ... au dedans, l'Albanie, la Macédoine, [Pg 197]la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan s'insurgent et déchirent à deux mains la patrie. Partout le sang turc coule comme l'eau des fontaines. Notre Parlement fantoche use ses dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger, de toutes parts, guette notre faiblesse; le Monténégro, lui-même, mobilise son armée, prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui du Monténégro pour mettre à bas les derniers vestiges de l'ancienne puissance ottomane... Hélas! il suffit peut-être de cela...[6]
Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer passionnément son pays, comme j'aime ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque jour précipitée!... Encore, si cette décadence s'accompagnait de beauté! Si nous mourions comme nous avons failli mourir en 1877, parmi beaucoup de gloire, et parmi de grandes batailles noblement perdues!... Mais non... Cette Révolution même, qui semblait d'abord nous promettre sinon la résurrection turque, du moins une éclatante agonie, notre révolution [Pg 198]s'achève dans de pauvres petites convulsions, petites, petites... Ah! ma sœur aimée! je n'oublie pas: il y a un an, c'était de féminisme que vous parliez, de ce féminisme proche que le nouveau régime ne pouvait manquer d'acclimater en terre turque... Savez-vous où nous en sommes, aujourd'hui? A ceci: que les femmes musulmanes, même voilées à triple voile, n'ont plus le droit de se promener en voiture découverte. Il faut relever les capotes des landaus, hausser les glaces, baisser les stores!... On n'avait jamais connu pareille rigueur du temps d'Abd-ul-Hamid...
Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il sera longtemps encore permis à votre petite sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne?
Séniha.
P.-S.—Oh! je suis égoïste, égoïste, égoïste... Toute à nos malheurs turcs, je ne vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos malheurs français... Qu'ils sont amers pourtant, et que mon cœur saigne en songeant à cette France, tant aimée des cœurs ottomans!... [Pg 199]Adieu. Qu'Allah ait pitié de vous aussi...[7]
Séniha.
[1] 10 août 1911.
[2] Djami, en turc, signifie mosquée importante,—église;—les simples chapelles sont appelées mesjid;—Sélimieh djami, ou Achmédieh, ou Souléimanieh:—mosquée de Sultan Sélim, ou de Sultan Ahmed, ou de Sultan Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière, construite vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée par les Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;—mosquée de la Valideh: mosquée construite par la Sultane Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid Ier, au xviiie siècle;—mosquée des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire d'une des mosquées du sud de Stamboul.
[3] A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre colonnes géantes, d'un très beau granit, qui proviennent d'une ancienne église grecque, et, antérieurement, de l'antique et célèbre temple d'Ephèse, dédié à Astarté.
[4] Rouméli-hissar, sur le Bosphore, côte d'Europe.
[5] A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne pour les affamés de Constantinople. Ce n'était que des Turcs, n'est-ce pas! et qui n'étaient pas même bolchevicks...
[6] Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua la Turquie. Il est vrai qu'il s'était assuré quelques alliances...
[7] Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse où, sur la menace prussienne, la France, abandonnant son droit, cédait à l'Allemagne la moitié du Congo français, jadis découvert, exploré et conquis par notre Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha tressaillait à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors, un malheur français n'avait trouvé les cœurs turcs indifférents.
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, à Paris.
Corne d'Or, 19 scheval 1329[1].
O mes deux yeux tant aimés, je vous écris aujourd'hui la plus triste, la plus douloureuse lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie très mélancolique pourtant! Je vous écris la dernière lettre que je vous écrirai peut-être jamais...
La dernière lettre... En traçant ces trois mots-là, ma plume s'est cassée sur mon papier. Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et j'ai songé... Est-ce possible?... Est-ce moi qui [Pg 202]écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui jette vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,—mortel?... Est-ce moi, qu'on vient d'embarquer sur ce grand navire étranger, dont le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais partir pour ce voyage sans fin, d'où je ne reviendrai peut-être jamais plus,—jamais, jamais?...
Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut que je vous dise...
C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je pas prévu? Comment n'avons-nous pas prévu, tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas attaché, exprès, un bandeau sur les yeux?
L'agression italienne[2], vous l'avez connue en même temps que nous ... avant nous, même... La première, vous m'avez écrit, alors, pour me dire toute votre indignation, pour protester contre cette chose abominable, ce vol à main armée, que l'Europe a toléré, comme elle fit jadis pour le partage de la Pologne... Mais la suite,—qui s'en doute, dans votre France, toujours si indifférente aux choses du dehors, et si insouciante?...
[Pg 203]Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps aveugle, notre peuple, qui avait salué la révolution avec tant de joie profonde, notre peuple, qui avait cru avec une telle foi que c'en était fini de toutes les misères, de toutes les humiliations, notre peuple, à présent, commence à s'apercevoir de sa naïve erreur. Cette révolution qu'on acclamait, et dans laquelle on avait mis tout espoir et toute confiance,—qu'a-t-elle fait? qu'a-t-elle réalisé? quel est son bilan?—Au dedans, tyrannie, état de siège, cours martiales, recul évident des questions féministes, gaspillage de tous les trésors, de toutes les réserves, de tous les budgets, de tous les emprunts. Au dehors, perte de la Bulgarie, perte de la Roumélie orientale, perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine, perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la Crète, inimitié de l'Angleterre, inimitié de la France, alliance allemande—l'alliance du loup et du mouton![3]—révolte de l'Yémen, révolte de l'Albanie, révolte du Kourdistan, [Pg 204]révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce que le peuple turc commence à mesurer de ses yeux tout d'un coup larges ouverts!
Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il veut se venger—se venger, dût-il souffrir et mourir de sa vengeance!
Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance, sur qui va-t-elle tomber—sur qui, sinon sur nous, sur nous, oui?
Sur quels autres, en effet? Quand le comité,—le comité Union et Progrès ... quels noms? quelle ironie affreuse!... quand ce comité fatal et funeste arracha le pouvoir des vieilles mains d'Abd-ul-Hamid, il n'était encore que la jeune, la très jeune réunion d'hommes honnêtes et intelligents, courageux, dévoués au bien public, mais inexpérimentés, inexpérimentés jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à l'impossible! Ces gens naïfs crurent, eux aussi—comme le peuple—que c'en était fini, par leur seule victoire, de tous les malheurs turcs, et que, pour guider la Turquie vers le bonheur et vers la puissance, il suffisait à ses chefs d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre l'universelle perversité de tous les gouvernements [Pg 205]du monde. Et le comité, tout irréprochable qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins fait plus de mal à l'empire qu'ensemble Medjid, Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont, en trois quarts de siècle, coûté moins cher à la Turquie que les Jeunes-Turcs en trois années...
Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous, bons et mauvais—car il en reste encore de bons, même aujourd'hui, même après ces trois années où tant de brebis galeuses sont venues s'ajouter au premier troupeau!—si bien que l'honneur même ne sortira pas intact de la lugubre aventure. Hier encore, rentrant du Palais, mon mari, se jetant en larmes sur notre divan, me criait cette phrase épouvantable:
«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront après que c'est moi, moi, qui ai perdu la patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être vrai...»
Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me renvoie, avec ma Léïlah, avec tout le harem. Il ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera plus habilement contre l'ennemi du dehors et contre l'émeute du dedans. Toutes, nous [Pg 206]venons de nous embarquer sur le paquebot français qui part pour Beyrouth. Toutes quatre, sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth, nous irons à Damas. De Damas, plus loin. Je ne sais où, au juste. Une ville perdue, dans le désert des sables, hors de toute atteinte. Le pacha possède là-bas un vieux domaine. C'est dans ce domaine que nous attendrons ... que nous attendrons la fin...!
Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette Allah le miséricordieux que cette fin-là soit seulement la mort, la mort douce et prompte!...
Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils ont commis aussi un assassinat. Ils ont tué notre nation,—tout à fait comme, jadis, les Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment, de sang-froid, avec préméditation. La Turquie était comme une femme qui accouche. Elle accouchait de sa liberté, de sa civilisation, de son progrès. Elle accouchait, geignante et douloureuse, désarmée, au centre du cercle hostile de nations voisines et avides, la Grèce venimeuse, la Serbie inquiète, la Bulgarie féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne, la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur, [Pg 207]peut-être, nulle de ces nations-là n'avait encore osé se jeter à la gorge de la malade sacrée. Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne, ni l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie, ni la Bulgarie[4], l'Italie l'a osé. Maudite à jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute. Tous les appétits, toutes les convoitises vont surgir. D'heure en heure, le danger augmente. L'instant suprême approche,—l'instant de la mort.—Maudite soit l'Italie, et maudite l'Europe! Maudits, les mauvais bergers, gardiens de peuples, qui, tous ensemble, ont détourné la tête, et laissé s'accomplir le crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités, plus de serments. Puisse donc tout le sang versé retomber sur chaque main coupable, sur chaque tête complice, sur chaque cœur perfide! Et puissent mes larmes aussi retomber, lourdes, amères, empoisonnées!...
On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma [Pg 208]sœur tendre... Je dis adieu à tout ce que j'ai aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez jamais!...
N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un peuple qui est le plus brave, le plus loyal, le plus honnête et le plus doux de tous les peuples au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais comment et par qui ce peuple va mourir...
Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur triste, triste infiniment,
Séniha.
[1] 11 octobre 1911.
[2] L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie pour le rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.
[3] Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement dans les bras de l'Allemagne, la faute en fut à l'Angleterre et à la France, qui prirent contre la Turquie, toujours, le parti de tous ses ennemis.
[4] Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en 1911. Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la Bulgarie et la Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la gorge de la Turquie malade: mais c'était pour attendre que la Turquie fût, en outre, blessée grièvement par le poignard italien. Alors, tout de suite, les nations balkaniques, dès 1912, «osèrent».
Ces lettres, la princesse Séniha les avait écrites au cours de cette mauvaise année 1911, qui vit le commencement de la catastrophe ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:—Vaincue par l'Italie; vaincue par la quadruple alliance des Grecs, des Serbes, des Monténégrins et des Bulgares,—lesquels, d'ailleurs, n'eurent pas plutôt déchiré leur proie qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes sur cette proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de sang chaud;—bafouée par toute l'Europe, oui, toute!... laquelle Europe s'empressa de donner le coup de pied de l'âne au vieux lion turc expirant; trahie même par la France qui, dans son ignorance enfantine de toutes les [Pg 210]questions extérieures, de toute la géographie et de toute l'histoire,—de toute sa propre histoire même! applaudit alors stupidement à la défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui avait été son alliée, sans jamais manquer au pacte d'alliance, de 1527 à 1914;—bref, écrasée, dépecée et saignée à blanc, la Turquie perdit coup sur coup toutes ses possessions d'Afrique et d'Europe, et beaucoup de ses provinces d'Asie, encore que toutes fussent turques de cœur et d'âme, turques légitimement, turques pour les trois quarts de leur population, les immigrants mêmes y compris! Ce n'était vraiment pas à tort que la princesse Séniha, quittant Constantinople pour l'Anatolie,—pour Angora peut-être,—abandonnait toute espérance et priait seulement Allah, le Miséricordieux, que désormais la fin, pour elle et pour sa race, fût simplement douce, s'il se pouvait, et, s'il ne se pouvait pas, prompte...
Depuis...
Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la pauvre princesse?...
[Pg 211]Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en savons rien...
En 1913, il semblait véritablement que la Turquie eût bu la lie de son calice. Pour elle, un pire malheur ne pouvait guère s'envisager:—Gardien des détroits,—gardien des Dardanelles et du Bosphore,—le Sultan n'était-il pas l'état-tampon par excellence? l'état-tampon fait exprès pour écarter l'une de l'autre ces deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre et la gigantesque Russie?—Londres, comme Pétersbourg, se fût alors opposé systématiquement à toute modification d'un statu quo qui, seul, s'était prouvé capable de maintenir en équilibre la balance européenne...
Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su profiter des fautes, des ignorances et des lâchetés du reste de l'Europe. Constantinople, ulcérée par l'injustice occidentale, était mûre pour les projets allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc, criminel une fois de plus, précipita la Turquie—sans même qu'elle s'en rendît compte—dans le conflit. Et ce fut le désastre final. Quand la paix revint, la perfidie anglaise [Pg 212]avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire qu'il n'y avait plus de Russie; et la France ne sut pas mesurer à temps le nouveau péril dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés. Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y opposer, et Paris n'y songeant pas[1], Londres jugea unique cette occasion de se substituer soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet d'Espérey avait pris Constantinople: les généraux anglais se chargèrent de l'occuper,—à titre définitif.—Une fois de plus, Bertrand avait tiré les marrons du feu, et Raton les mangeait.
Quant à la princesse Séniha...
Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore de ses nouvelles. Un des derniers rois qui règnent en Europe, et le dernier je crois, qui soit tout à fait un grand roi,—qui soit aussi tout à fait un galant homme, un gentilhomme et un grand cœur,—ce roi-là, prenant en [Pg 213]pitié la douce infortune de notre princesse lointaine, chassée d'abord de sa maison, puis de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son pays, daigna lui servir de vaguemestre ... lui fit passer des courriers d'Europe—malgré la guerre!—et fit aussi passer en Europe les quelques lettres qu'elle écrivait encore.
Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus anglais, plus rigoureux que l'autre, exila définitivement du monde occidental, du monde parisien, la pauvre petite princesse Séniha, qui aimait tant Paris...
Définitivement?...
Au fait, qui sait? La Turquie était un corps si sain qu'il semble que ce corps, même amputé de sa tête, se résout difficilement à mourir. L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous ses valets athéniens, le dernier mot n'est peut-être pas dit! Et peut-être reverrons-nous un jour, dans une Turquie obstinément libre, une princesse Séniha libre, elle aussi, d'écrire à qui bon lui semble, et de raconter véridiquement toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré l'Arménie, malgré les soviets,—et malgré l'Angleterre.
[1] Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait peut-être pas non plus où est Constantinople? Ou, peut-être encore, Londres avait-il mis, sur les yeux de Paris un bandeau d'or?
En ce temps-là, il était une Turquie...
C'était il y a longtemps,—avant que je n'eusse maison, femme et tout ce qui s'ensuit. J'étais donc parfaitement heureux, ou du moins, je crois me souvenir que je l'étais, ce qui revient au même...
Il y a longtemps!... J'habitais alors du 1er janvier à la Saint-Sylvestre à bord de mon vieux Saint-Albans... Vous vous rappelez?... Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la coupe du prince de Naples. Je l'avais un peu transformée; j'en avais fait un bon bateau de croisière, confortable assez pour les longues flâneries. Et le fait est que, l'année dont je [Pg 220]parle, le Saint-Albans me promena, six mois durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre: Nice, Gênes, Naples, la Corse, la Sicile, Malte, Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe, Athènes, Santorin, Rhodes, Chypre,—et Brousse, et Stamboul, et Trébizonde,—et le Caucase, et cette émeraude sertie d'aigues-marines qu'est la Crimée,—je ne sais fichtre pas où mon ancre n'est pas tombée, par quelque soir d'or rouge ou quelque matin d'émail bleu!...
Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps de ma vie. Et il durerait encore, si j'avais été alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma fantaisie. Mais, contrairement au proverbe, jeunesse ne peut jamais. L'entretien d'une goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire d'un pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage qui mangeaient comme seize, et un patron qui exagérait les galons d'or de ses manches: des galons à douze francs le mètre! En outre,—et c'est là que j'en voulais venir,—dans chaque port où s'imposait un ravitaillement, les indigènes nous écorchaient vifs. Italiens, Maltais et Grecs guettent aujourd'hui les yachts comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté les galères chargées d'épices. L'abordage et [Pg 221]l'incendie n'en sont plus; mais c'est tout juste!—simple concession à la gendarmerie internationale.—On ne massacre plus l'étranger; mais on continue de le piller jusqu'à fond de cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt lui-même se ruinerait à acheter trop d'olives noires aux aubergistes de l'Archipel. J'ai souvenance, spécialement, d'un pope de Chalcis en Eubée, lequel, épicier à ses moments perdus, nous rançonna, nous, chrétiens, comme il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète! Et je songeai ce jour-là, non sans terreur, que la prochaine escale devant être Chanak en Turquie, ma bourse de giaour achèverait assurément de s'y vider d'un seul coup. Qu'attendre, en effet, des mécréants, quand les purs orthodoxes nous traitaient de Turcs à Maures?
Cependant, le Saint-Albans cinglait vers les Dardanelles. Un beau matin, je vis à main gauche les falaises thraces, jaunes et blanches, et à main droite, les douze moulins à vent qui dominent le tumulus d'Achille et le tumulus de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu.
Le Saint-Albans y entra. En trois bordées, nous fûmes devant Chanak, qui est une petite ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient, [Pg 222]en ce temps reculé, qui fut le bon temps, les postes ottomans gardiens des détroits.
Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour aller à terre. La veille au soir, nous avions soupé d'une boîte de conserves, la dernière. L'achat d'un mouton n'était point un luxe.
Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais mon élan pour sauter sur le quai, quand ne voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat turc, en sentinelle, jailli de sa guérite comme un diable de sa boîte, nous couche en joue sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le moins cordial de faire demi-tour et de m'en retourner d'où je venais! J'avais oublié, assez stupidement, qu'il fallait un passeport pour débarquer sur terre ottomane[1].
Le cas était épineux. Demander au consulat d'intervenir? Oui, évidemment. Mais je ne m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait lent. La diplomatie française est formaliste. Et je ne tenais pas à mourir de faim en l'honneur du protocole.
[Pg 223]—Que diable!—pensai-je,—nous sommes en Turquie, et la Turquie est la patrie du backchich!
(Je le croyais sur la foi des on-dit.)
Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,—c'était encore aussi l'époque fabuleuse des monnaies qui trébuchaient!—une livre turque de vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté Impériale Elle-même. Et, ayant montré de loin la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil se relever aussitôt.
J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva pas du tout. Et ma livre turque, dédaigneusement renvoyée d'un coup de botte, vint retomber au milieu du canot. L'Osmanli n'avait même pas voulu souiller, en la touchant, ses mains incorruptibles. J'en demeurai bleu! Depuis mon départ de France, c'était la première fois qu'un indigène méditerranéen refusait mon argent.
La situation n'en était pas plus drôle pour cela. Il n'y avait rien d'autre à faire que de retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis, mélancoliquement.
La journée se passa, lente. J'échangeai tous [Pg 224]les télégrammes imaginables avec le consul. Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une solution fût intervenue. Et nous commencions d'avoir faim.
A minuit, je pris un parti:
—Armez le canot!—commandai-je.—Allons, garçons, du leste! et surtout, pas de bruit!
Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un quai, cela ne se remarque guère. Et puis, quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats turcs!
De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne recélait plus personne. Et notre débarquement à la cloche de bois s'effectua sans encombre.
Je laissai le canot accosté, sous la garde d'un seul homme. Et je me hâtai, avec le reste de mon monde, de m'écarter prudemment du quai, et même de la ville. Chanak me semblait plein d'embûches. Pour l'achat du mouton, objet de mes rêves, le moindre village suffisait évidemment, et ne laissait pas d'être préférable.
A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes une sorte de hameau pourvu d'une place et d'un marché. L'aube naissait comme nous y [Pg 225]arrivions. Déjà les bergers parquaient leur bétail entre les piquets reliés par des cordes; et les maraîchers étendaient à même le sol leurs choux, leurs carottes, leurs artichauts et leurs asperges, cependant que s'amoncelaient de réjouissants sacs de pommes de terre, et que tous les fruits d'Anatolie, apportés à dos de bourricots, descendaient des bâts et des hottes, et s'alignaient sur des nattes d'osier.
Tout de suite, j'entamai les négociations. Et tout de suite ma stupéfaction fut immense. Le mouton, les légumes, les pastèques, le raisin, tout était d'un bon marché inouï, fantastique, invraisemblable. Quelque paradoxal que cela fût, les marchands turcs ne volaient point. J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception unique de Gibraltar à Constantinople!
Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai rubis sur l'ongle. Les bonnes gens n'en profitèrent point. Et il ne me parut pas que ma dernière emplette fût moins avantageuse que la première.
Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la Turquie, je chargeai finalement ma petite cargaison sur deux ânes loués à l'ânier du village. Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le [Pg 226]jour s'était levé et je n'envisageais pas sans crainte l'opération du rembarquement sous les yeux de la sentinelle, probablement réveillée à l'heure qu'il était.
Je poussais donc de mon mieux mes deux ânes, quand, tout à coup, un cavalier, lancé du village à notre poursuite, nous rejoignit et nous intima l'ordre très net de rebrousser chemin.
—Aïe!—pensai-je.—Ça marchait trop bien. Voici l'ère des difficultés qui s'ouvre.
Sur la place du village, au beau milieu du marché en rumeur, cinq ou six longues barbes nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables. Je jugeai politique de saluer cérémonieusement. On me rendit mes révérences avec la plus grave courtoisie.
Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs. Derrière le cadi, je voyais, rangés sur une ligne et l'air penaud, tous les marchands à qui j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres gens, coupables d'avoir vendu leurs comestibles à des chiens d'infidèles, allaient expier ce forfait séance tenante. Et j'étais cité comme complice...
J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit [Pg 227]décharger d'abord mes deux bourriques, et procéda à un véritable inventaire. Tout fut examiné, retourné, pesé. On compta jusqu'aux pommes de terre.
Comme vous pensez, je n'avais garde de protester le moins du monde: je ne tenais point à aggraver mon cas.
Les marchands s'avancèrent ensuite l'un après l'autre. Il y eut interrogatoires et plaidoiries, auxquels bien entendu je ne comprenais rien. Le cadi, implacable, désignait d'un doigt vengeur chaque tomate et chaque concombre. Les coupables, très contrits, avouaient leur crime, humblement.
Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand sortit son escarcelle, et paya en la main du cadi une amende de quelques piastres. Le cadi vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser l'argent dans le sac béant. Quand tout le monde fut quitte, on ferma le sac et on le lia d'une cordelette.
Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse! Écoutez bien:—Sur un signe du cadi, on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes. On me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez, écoutez! le cadi, me congédiant d'un geste [Pg 228]affable, me remit, à moi, le petit sac plein de piastres...
J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de la mosquée, vieillard très vieux, vaguement polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de français, pour m'expliquer:
—C'est parce que les marchands avaient gagné sur toi,—prononça-t-il.—Oui, ils avaient gagné le dix pour cent. Et il ne faut pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est écrit dans le Livre[2]:
Tu traiteras l'étranger comme ton hôte...
Lors, je m'en retournai vers le Saint-Albans, méditant ce qui est écrit aussi, ailleurs ... dans notre Molière, je crois:
Vraiment oui, de la conscience à un Turc...
[1] En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait guère de passeport que pour débarquer en Turquie, en Russie et en Perse. Mais, depuis, le progrès a marché; et actuellement, aucune frontière n'est exonérée de cette coûteuse formalité.
[2] Le Livre, le Coran.
A mon maître Pierre Louÿs.
Le commencement de l'histoire, ce fut aux marches de marbre du débarcadère d'artillerie, à Top-Hané.
En ce temps-là, Constantinople était encore turque, tout à fait. C'est-à-dire qu'on y était presque en France; comme on y est presque en Angleterre, aujourd'hui.
Le canot de notre croiseur était à quai. Nous étions trois officiers près de rentrer à bord. Comme nous allions embarquer, un chat gris surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de l'eau flairer nos avirons.
[Pg 232]—Tiens!—dit quelqu'un,—un chat turc!
Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait pas peur de nous. Les chats de Constantinople, en effet, se divisent en deux catégories bien tranchées: les chats turcs, qui habitent les quartiers musulmans où tout chacun fut toujours bon pour les bêtes; et les chats grecs ou arméniens, qui habitent les quartiers rayas, où les chrétiens d'Orient, grégoriens ou orthodoxes, sont assez bassement cruels pour tout ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci se sauvent tant qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent figure humaine.
Le chat gris de Top-Hané était un chat turc; en sorte qu'après une hésitation très courte il prit son parti et, d'un bond, fut au milieu du canot français.
Un canotier, gentiment, le happa par la peau du cou:
—Faut-il le remettre à terre, capitaine?
Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien officier. Je haussai les épaules:
—Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument mettre son sac à bord!...
Le sourire des hommes approuva. Sur les vaisseaux de la République, on est exactement [Pg 233]comme dans les villes de Turquie: bon pour les bêtes.
Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché sur mon épaule, passa la coupée du croiseur. Et, l'instant d'après, je le déposai sur les coussins du carré[1]. Un carré, c'était du nouveau, pour un chat. La petite tête grise, curieuse, mais confiante, tendit vers les quatre points cardinaux un museau triangulaire et deux yeux ronds. Nous n'étions pas des gens somptueux, il s'en fallait: on mangeait sans nappe à notre table. Sur cette table de simple teck, perforés en quinconces pour les chevilles à roulis, le chat turc estima qu'il pouvait bien sauter; et nous estimâmes qu'il n'avait pas eu tort. C'était l'heure du dîner. On mit un poisson dans une assiette et l'on poussa l'assiette sous le nez du chat, qui ne fit point de cérémonies.
C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans les quartiers turcs de Constantinople, il n'y a [Pg 234]jamais beaucoup à manger pour les animaux parce qu'il y a toujours très peu à manger pour les hommes.
Et ce qui devait arriver arriva: le chat mangeant trop vite s'étrangla; s'étrangla tout de bon, une longue arête lui ayant percé la gorge.
Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre pattes écartelées, le nez en l'air, la gueule désespérément ouverte.
Immédiatement, chacun repoussa sa chaise, et l'on fit cercle autour du chat. Les yeux dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous, les uns après les autres, comme pour un suprême recours en grâce.
Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le médecin du bord:
—Docteur, on ne peut rien faire pour cette bête?
—Peut-être bien!... pourquoi pas?...
Notre docteur était un vieil homme qui s'était jadis conduit en héros dans je ne sais plus quelle épidémie coloniale terrible comme une grande guerre. Il y avait gagné un galon, une rosette, et une infinie douceur dont il ne faisait [Pg 235]pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes en obtenaient leur part.
Cependant, nous avions débarrassé un coin de la table, et nous nous étions comptés quatre pour y renverser le chat. Il gisait maintenant sur le dos, les quatre pattes empoignées par quatre mains, les deux mâchoires large écartées et solidement tenues. Et le docteur, penché sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où suintait un peu de sang. Au bout d'un temps, le docteur se releva:
—L'arête,—dit-il,—est entièrement sous la muqueuse, impossible de la saisir ainsi. Il faut un coup de bistouri!
Quelqu'un plaignit le chat:
—Pauvre bête!
—Oh! il s'en tirera,—fit le médecin.—Un coup de bistouri, ce n'est rien à donner. Je vais faire le nécessaire... Mais tenez bien le chat!... qu'il ne bouge pas!...
Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais l'une des pattes. Je sentis dans toute ma paume et le long de tous mes doigts le profond tressaillement de la bête entamée par l'acier. Le chat râlait, il ne pouvait miauler.
[Pg 236]L'instant d'après, c'était fini. L'arête était extraite.
—Attention!—fit l'opérateur:—lâchez tous ensemble, au commandement ... sinon, gare les griffes!... et sautez en arrière!—Attention!... un, deux, trois... hop!
Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous avions tous reculé. Très inutilement d'ailleurs: le chat, roulant doucement sur lui-même, s'était remis sur ses quatre pattes sans violence, et ne montrait aucune colère.
Quelqu'un dit:
—On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il a l'air de comprendre...
Il comprenait sans doute. Il comprenait même si bien, et il nous en voulait si peu, qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut gravement vers le médecin tout éberlué, et, levant vers lui le beau regard de ses yeux verts, lui lécha les deux mains l'une après l'autre...
C'était un chat turc...
[1] Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait des choses de la mer, que la coupée d'un navire est exactement la porte par laquelle on y peut entrer, et que la grand'chambre des officiers s'appelle un carré?
Pour la Souléïmanieh djami.
Pour commencer, il faut qu'on le sache: j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme, animal égoïste au plus haut point, prise d'abord chez les animaux, ses voisins, la servilité, l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus «chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance, l'orgueil et la dignité, trois vices que les chats possèdent et cultivent. Rien ne m'est plus odieux que de subir, à propos de rien, la tendresse exubérante du premier chien inconnu, et son entêtement à lécher la poussière de mes bottes. Rien ne me plaît autant que d'obtenir, à grand effort de politesse délicate [Pg 240]et d'attentions choisies, la sympathie rarement exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs, a toujours refusé de se considérer comme mon esclave et consent seulement à être mon ami.—Vous me trouvez ridicule?—Soit! Mais dites-vous bien que si je ne vous rends pas, moi, la pareille, c'est par pure et simple courtoisie! Je me tais, mais je n'en pense pas moins...
Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. A cette règle, j'apporte toutefois une exception: il est une race de chiens que j'ai aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle. Il ne s'agit ni de colleys, ni de loulous, ni de fox. Je professe à l'endroit de toutes ces bêtes de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai guère moins de mépris pour les bêtes de garde ou pour les bêtes de chasse. La seule race canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas une race domestique: c'est la race très primitive des chiens errants de Turquie, chiens véritablement libres, sans maître ni chenil, sans laisse ni collier, chiens dédaigneux et faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout dire, très peu «chiens», et presque dignes d'être «chats».
[Pg 241]A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante a conservé des vertus qui ne se trouvent plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les chiens turcs,—chiens de Scutari, chiens de Brousse, chiens de Konia, et jadis chiens de Constantinople[1],—les chiens musulmans, chiens libres, sont graves, raisonnables, pensifs et philosophes. Ils endurent en silence la pluie et la neige, mais, par contre, n'endurent d'aucune façon les injures des méchants hommes, et ne savent pas lécher la main qui les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de très bons chiens, pacifiques et courtois, mordant seulement quand il est indispensable de mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes, les hommes turcs, leur a servi d'éducation: car les hommes turcs sont eux-mêmes des hommes excellents, très courtois et très pacifiques, et qui jamais n'ont abusé de leur force pour battre enfants, femmes ni animaux. Peu importe, d'ailleurs: éduqués on non, les chiens errants de Turquie sont d'irréprochables chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui, sous prétexte de civilisation, prétexte aussi [Pg 242]vaniteux que barbare, en massacra naguère soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à Galata, à Péra, et dans tous les villages du Bosphore, se montra dans cette occurrence infiniment plus cruel et sanguinaire que jamais n'avait été le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu Rouge. Par la suite, ce même gouvernement massacra pareillement la Turquie elle-même. Il ne fallait pas être grand prophète pour prévoir ceci, ayant vu cela...
Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non d'hommes,—insh'Allah!...
Or, les chiens errants de Turquie ne vivent pas du tout, comme vous pourriez le croire, en chiens anarchistes, sans traditions, coutumes, code et lois. Leur République est, au contraire, un État merveilleusement policé. Et il me fut donné jadis d'en admirer la civilisation pittoresque, à Constantinople même, au temps où Constantinople possédait encore sa population de chiens libres. Constantinople, capitale à peine moins vaste que Paris, se divise en une centaine de quartiers. Pareillement, les chiens de Constantinople se répartissaient en une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée dans un quartier qui lui était propre, [Pg 243]n'en sortait jamais, et veillait avec rigueur à ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât ses pattes. Moyennant quoi, la République vivait en paix. Chaque mère de famille élevait sans bataille sa progéniture, et obtenait de plein droit la meilleure place aux tas d'ordures d'où la communauté tirait le plus clair de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient point là festins, ni banquets. Mais le chien turc est sobre. Et il sait attendre patiemment l'aubaine rarissime du passant débonnaire, en humeur d'acheter, pour les pauvres chiens, deux métallicks[2] de pain noir, régal miraculeux dont toute une famille se pourlèche plusieurs jours durant.
Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire, d'être ce débonnaire passant.
Je me souviens d'un jour très ensoleillé... C'était il y a bien des années, un jour de juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire est vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là, j'étais, aux approches de midi, sur le point d'entrer dans le harem de la Souléïmanieh djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus [Pg 244]splendide des splendides mosquées de Stamboul, et l'on nomme harem la grande cour carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires musulmans.
J'allais donc entrer là. Non pas seul: une amie m'accompagnait, une amie qui, ce 20 juillet-là, m'accompagnait pour la première fois, et qui, depuis, n'a jamais cessé, même après qu'Allah eut séparé nos destinées, de marcher à côté de moi sur tous les plus durs chemins de ma vie...
Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la porte de la mosquée, trois grandes colonnes de porphyre gisaient, renversées par les siècles; trois colonnes qui, sans doute, soutinrent quelque portique du temple byzantin debout, il y a six cents ans, en ce même lieu... Et, sur le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie et moi nous assîmes.
Alors, tout à coup, une chienne turque sortit d'un trou creusé sous la colonne; une très jeune chienne dont les mamelles longues et plates attestaient un allaitement tout juste achevé: une pauvre chienne, dont les côtes saillaient pointues sous la peau. Évidemment, il n'y avait guère à manger dans le quartier, [Pg 245]surtout pour une maman dont les bébés, sevrés de la veille, commençaient probablement d'avoir faim sans rime ni raison.
Mon amie appela la chienne, et la chienne, ayant d'abord réfléchi prudemment, vint. Un marchand de pain noir passait fort à propos sur la grande place déserte. Je le hélai et mon amie acheta beaucoup, beaucoup de pain noir. La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une semaine pour le moins de liesse et de bombance...
Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,—une maman chienne,—voulut prouver sur-le-champ sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire, elle fit comme auraient fait toutes les autres mamans de l'univers: plongeant avec précipitation dans son trou, sous la colonne, elle en émergea l'instant d'après, portant à bout de gueule deux chiots, qui étaient les siens, et qu'elle nous présenta dans toutes les règles les plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots: aussi potelés, aussi grassouillets que leur mère était elle-même étique, ce dont elle semblait tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux, pour que nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette maigreur et de cet embonpoint [Pg 246]significatifs, notre nouvelle amie partagea à coups de dents, entre ses deux marmots, le repas du jour, puis s'en fut remiser en lieu sûr le surplus des provisions. Après quoi, revenant, elle dîna des restes de ses petits, et les chiots laissaient peu de restes. Puis, enfin, la famille entière réintégra sa façon de terrier.
—Quand je ne serai plus ici,—me dit alors mon amie... (elle allait s'en retourner vers son pays très, très lointain, et plus froid que neige et que givre...)—quand je ne serai plus ici, vous reviendrez sur cette place, et vous achèterez encore du pain pour ces mioches et pour leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?...
Je promis. Et je tins. Je revins...
Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le même fût de colonne je me rassis. Et la place autour de moi brilla de sa même magnificence. Il faisait le même soleil, éblouissant. Et pourtant, parce que, cette fois, j'étais seul là où nous avions été deux, il me parut que toute la splendeur du lieu était ternie.
Le trou sous la colonne ouvrait son boyau sombre. La mère chienne n'était pas là. Mais je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le code canin lui interdisant toute excursion [Pg 247]hors du quartier. J'attendis donc. Et, en attendant, l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la tanière. Les chiots y devaient être. Ma main rencontra, en effet, le petit tas de chair tiède. Alors, pour les voir à mon aise, je pris les deux bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil. Ils pleurèrent incontinent, pas très fort.
Pas très, mais assez! Dans le temps de trois gémissements, le quartier entier, flairant un crime possible, accourut à la rescousse. Je fus le centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous hurlant à plein gosier. Aucun, d'ailleurs, ne montrait les dents: les petits chiots, intacts à mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je crois bien que, coupable, mes mollets, pour le moins, eussent couru quelques risques.
Et, alors, un véritable coup de théâtre se produisit:
La mère chienne, avertie, arrivait déjà, galopant au secours de sa progéniture. Elle se précipitait, toute langue dehors, craignant sans doute le pire. Mais tout à coup, elle me vit et me reconnut.
Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux spectacle! En un clin d'œil, il n'y eut plus un seul chien sur la place. Tous, informés [Pg 248]par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et la chienne, à plat ventre dans le sable, et la langue sur mes souliers, me suppliait, visiblement, d'accepter mille excuses, et les plus humbles, pour l'inconvenante réception qui venait de m'être faite, de m'être faite à moi! un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés stupides n'avaient même pas su reconnaître!... outrage inconcevable, qu'on me conjurait de daigner oublier!...
Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et hélé le marchand de pain noir, pour sceller d'un festin notre réconciliation, la mère, relevée d'un bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes. Mais ensuite, ramenée au souci de son devoir maternel, elle me stupéfia par la plus extraordinaire preuve d'intelligence et de civilisation qui jamais m'ait-été donnée par aucune bête au monde:
Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux chiots l'un après l'autre, elle vint les secouer, sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en manière de correction indispensable et légitime. Il seyait évidemment de ne pas molester les hommes charitables qui achètent pour les chiens affamés le précieux pain noir. Et il seyait [Pg 249]d'enfoncer dans la caboche des bébés chiens cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de dents dans les oreilles...
P.-S.—Il est superflu de rappeler ici l'abominable, le hideux massacre qui supprima les chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais Turcs musulmans, de ce crime imbécile. C'était alors le règne despotique du comité Union et Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement l'Empire ottoman vers sa ruine. Et la municipalité constantinopolitaine, qui décréta la suppression de ces cent mille chiens inoffensifs, comptait dans ses membres toutes sortes d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne dominait pas.
Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental, le Jeune-Turc, encanaillé par trop de contacts avec les Levantins, qui furent de tout temps les mauvais génies de la Turquie, ne m'a jamais rien dit qui vaille. Mais ce Turc-là n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le [Pg 250]vieux Turc insouciant de politique, le Turc simple et doux qui ne sait que bêcher son champ, paître son troupeau, et travailler de ses mains à quelque honnête métier villageois, ce Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah! croyez-m'en! nulle part au monde n'existe homme plus digne d'être respecté, honoré, aimé, nul homme dont l'humanité puisse, à meilleur droit, s'enorgueillir!
[1] Cf. le post-scriptum de ce conte.
[2] Un métallick, ou sou (piécette de métal, d'un métal autre que l'or ou l'argent).
Pour le capitaine de vaisseau Pierre Loti.
Hors du prétoire, un feu de peloton crépita. Lors, Antonio Onaglia, greffier de la cour martiale, tourna sa face napolitaine, glabre et grasse, vers le profil busqué du colonel Carlo Torelli,—Piémontais, président,—pour annoncer d'une voix ânonnante:
—Justice est faite!
A quoi le colonel président répliqua d'un ordre bref:
—Appelez la cause suivante!
Et trois nouveaux accusés entrèrent, garrottés si prudemment que le sang leur sortait par-dessous les ongles.
C'étaient trois Arabes encore, tout comme [Pg 254]ceux qu'on venait d'exécuter; trois Arabes fort pouilleux: un vieillard, un enfant et un homme. Tous trois portaient le burnous et le fez,—deux chefs d'accusation déjà majeurs;—et, pour comble, leurs six mains, étalées sous les yeux des juges, montraient des traces noires bien suspectes. Cela sentait la poudre à plein nez. Donc, point d'erreur probable: la cour, une fois de plus, se trouvait en face d'un trio de ces bandits coupables d'avoir, quelques heures plus tôt, traîtreusement attaqué les braves troupes italiennes. Le crime était patent. La fusillade s'imposait donc.
Carlo Torelli, colonel et président, s'inclinait déjà vers ses assesseurs, et ceux-ci déjà opinaient. Toutefois, le double geste ébauché ne s'acheva pas. Dans le prétoire, ouvert à deux battants, comme la loi l'exige, deux hommes venaient d'entrer, deux Européens, deux étrangers, deux journalistes, comme en témoignaient leurs kodaks en bandoulière et leurs carnets sans cesse crayonnés. D'un coup d'œil gêné, Carlo Torelli toisa ces deux hommes. L'un était Anglais, l'autre Français. Ironiques et impassibles, tous deux considéraient la cour. Carlo Torelli, président, toussa [Pg 255]d'abord, hésita ensuite, et se résigna enfin,—par égard pour la presse occidentale, et quel que fût le temps perdu,—à ne pas condamner sans interrogatoire.
Il appela donc:
—Interprète!
Et le drogman s'étant précipité:
—Vous trois, qui êtes-vous?
Or, avant même que l'interprète eût traduit en arabe la question, l'un des accusés,—celui qui n'était ni l'enfant, ni le vieillard,—avança d'un pas, haussa ses mains garrottées, et, parlant d'une voix nette, en italien très pur, répondit:
—Monsieur le président, je suis, moi, Ahmed bey Alledine, colonel au service de Sa Majesté Impériale le Sultan; et ceux-ci sont mon père, Mehmed pacha, général de brigade en retraite, et mon fils, Arif, soldat volontaire.
Sur la cour martiale, une stupeur s'abattit. Ces gens-là,—déguenillés, hirsutes,—ces va-nu-pieds, pris tels quels, sans insignes et sans galons, au coin d'une haie?—des soldats?—de vrais soldats? des officiers turcs? des officiers?!! Allons donc! Carlo Torelli se [Pg 256]retint d'éclater de rire, et d'envoyer, sans plus ample information, ces trois mauvais plaisants au mur. Sous l'œil trop attentif des deux journalistes occidentaux, il crut bon toutefois de questionner encore:
—Avez-vous des papiers, des papiers officiels, à l'appui de vos dires?
Ahmed bey Alledine, de ses deux mains liées, fouilla dans les plis de son burnous:
—Voici ma commission.
Il précisa, durant que le Piémontais, encore incrédule, examinait de tout près cette commission inattendue:
—Veuillez faire constater par votre drogman que le séraskier[1] m'accrédite comme colonel commandant le deuxième régiment des volontaires arabes du vilayet de Tripoli. Ceci pour vous bien démontrer que, chef de soldats sans uniforme, j'ai dû, pour ne pas me distinguer de mes hommes, renoncer moi-même à mon ancienne tenue de colonel ottoman.
Ahmed bey Alledine, ayant ainsi dit, se tut.
Et un tel silence succéda qu'on put entendre, dans tout le prétoire, le grattement léger des [Pg 257]crayons sur le papier des carnets, durant que les deux journalistes griffonnaient leurs notes.
Carlo Torelli, à la fin, se ressaisit pourtant, et reprit contenance.
Froissant d'une main brusque l'importune commission, il fit tête, les yeux relevés vers le Turc impassible:
—Admis!—dit-il, la voix sèche.—Admis. Vous êtes le colonel Ahmed.—Il n'ajoutait pas le titre, ni le nom noble, inconscient peut-être de son insolence.—Vous êtes le colonel Ahmed. Et après?
Muet, l'accusé haussa les sourcils.
—Oui, après?—répéta Carlo Torelli, président.—Cela change-t-il quoi que ce soit à l'affaire? Vous êtes accusé d'avoir, le 26 octobre dernier, avant-hier, attaqué traîtreusement, par derrière, les troupes italiennes. Niez-vous le fait?
Ahmed bey, dédaigneux, sourit:
—Il n'y a point de traîtrise chez nous, Turcs, monsieur! et pas même dans notre façon de déclarer la guerre, sachez le bien! Je ne vous ai pas attaqués traîtreusement: je vous ai attaqués, tout court.
—Par derrière!
[Pg 258]—Par derrière, en effet! puisque, comme jadis en Abyssinie, vous avez été assez mauvais soldats pour vous laisser tourner par un adversaire inférieur en nombre.
—Supérieur.
—Inférieur! Vous êtes 50.000 Italiens. Nous sommes 3.000 Ottomans, appuyés par 18.000 Arabes. Mon régiment, avant-hier, ne comptait pas 400 fusils.
—Où sont-ils, ces fusils?
—Ne vous en inquiétez pas! Ce n'est point en vain que notre arrière-garde s'est sacrifiée pour assurer la retraite. Des quatre cents, vous en retrouverez trois cent cinquante en face de vous à la prochaine affaire. Restent cinquante. De ceux-là, je veux dire des braves gens qui les portaient, quinze sont tombés au feu,—quinze seulement: vous tirez assez mal!—et trente-cinq, l'arrière-garde, tombent en ce moment même au mur, assassinés par vous, cour martiale.
Le Piémontais bondit dans son fauteuil.
—Exécutés, monsieur! exécutés légalement, après jugement en forme! Vos soi-disant soldats ne sont que des bandits, et c'est après avoir fait leur soumission à l'Italie qu'ils [Pg 259]ont repris les armes contre elle, et tiré dans notre dos!
Pour la première fois, le Turc fronça les sourcils:
—Monsieur,—dit-il rudement,—il faut être bien lâche pour insulter des morts!
Et comme l'insulteur cherchait une réplique:
—Tout ce que vous dites est d'ailleurs faux,—reprit Ahmed bey Alledine;—et vous le savez. Mes soldats ne se sont jamais soumis à vous,—non plus qu'aucun autre Arabe des régiments volontaires, non plus qu'aucun caïd indépendant. Pas un chef n'est venu reconnaître votre drapeau.
—Allons donc! Cent, deux cents chefs sont venus, solennellement.
—Cent, deux cents mendiants, juifs pour la plupart, par vous-mêmes déguisés en chefs! Cela peut compter aux yeux de l'Europe, complice de votre brigandage[2]. Cela ne compte pas à nos yeux musulmans. Cela ne [Pg 260]compte pas non plus aux yeux d'Allah, notre juge à tous deux, vous et moi.
Carlo Torelli, colonel et président, jeta vers les deux journalistes, qui écrivaient toujours, un coup d'œil oblique. Puis:
—Injures et calomnies!—prononça-t-il, solennel.—Peu importe! d'un prisonnier, rien ne blesse. Je passe donc outre. A présent, veuillez moins parler, et mieux répondre. Vous avouez avoir participé à l'attaque du 26 octobre?
Ahmed bey inclina la tête:
—Je l'ai commandée.
—Bien. Les deux hommes qui sont là y ont pris part aussi?
—Oui. Mon fils est soldat, et mon père, général en retraite, est redevenu soldat en s'engageant dans mon régiment.
—Bien. Tous trois, vous vous êtes battus sans uniforme?
—Oui. Vous savez pourquoi.
—Bien. Et vous avez commandé ou encadré des indigènes tripolitains?
—Des Arabes du vilayet turc de Tripoli, citoyens ottomans, soldats ottomans, oui.
—Bien. Il suffit.
Cette fois, Carlo Torelli, président de la [Pg 261]cour martiale, se pencha tout de bon vers ses deux assesseurs, et ceux-ci, tout de bon, opinèrent du chef.
Souriants, méprisants, les trois Turcs attendaient la sentence. Pour la prononcer, Carlo Torelli, par égard pour la presse occidentale encore, jugea décent de se lever:
—La cour,—dit-il, parlant à présent du ton le plus courtois,—la cour, après interrogatoire des accusés, et retenant leur aveu formel d'avoir fait partie d'un corps irrégulier, lequel a porté les armes et combattu après soumission jurée, les condamne à la peine de mort et ordonne qu'il soit procédé sur l'heure à l'exécution
—Jugement sans appel, enregistré!—ânonna Antonio Onaglia, greffier, Napolitain.
Des trois condamnés, pas un n'interrompit son sourire.
L'homme, Ahmed bey, dit seulement, du ton le plus ferme:
—Padishah'm tchok yacha[3].
Et le vieillard, Mehmed pacha, ajouta, d'une voix sereine:
Quant à l'enfant, respectueux devant ses père et grand'père, il se tut.
Les carabiniers les emmenèrent.
Hors du prétoire, un feu de peloton crépita.
Lors Antonio Onaglia, greffier, annonça:
—Justice est faite!
Et Carlo Torelli, président, ordonna:
—Appelez la cause suivante.
Or, comme il prononçait le dernier mot, il rougit légèrement et détourna la tête, pour ne pas voir les deux journalistes, le Français et l'Anglais, qui, tous deux, s'étaient levés l'instant d'avant pour saluer chapeau bas les trois martyrs marchant à la mort, mais qui, maintenant tête couverte, tournant le dos à la cour martiale, sortaient du prétoire, et, passant le seuil, y crachaient[5].
[1] Le séraskier,—le ministre de la guerre de l'empire ottoman.
[2] Complice en effet, puisque personne en Europe ne protesta contre l'agression italienne, et que seule l'Allemagne, par une adroite habileté, sut exprimer alors sa sympathie aux Turcs. Qu'on s'étonne après cela qu'en 1914 la Turquie s'en soit souvenue!...
[3] Vive l'empereur!
[4] Dieu est grand!
[5] Écrit avant 1914. L'auteur toutefois, n'ayant rien avancé que la vérité, n'en retire rien. D'autant que, lui-même ayant eu l'honneur de servir sous le maréchal Lyautey, sait qu'il est d'autres méthodes que les fusillades pour importer en terres d'Islam notre civilisation d'Occident.
Aux derniers Turcs encore debout.
C'est à Constantinople que je fis sa connaissance. Il y a longtemps de cela. C'était, si j'ai bonne mémoire, en 1902 ou 1903. J'étais alors officier de quart à bord du stationnaire français; et lui, capitaine d'état-major, aide de camp de Sa Majesté Impériale, Sultan Abd-ul-Hamid II. Nous fûmes tout de suite très bons amis; d'abord parce qu'il parlait un irréprochable français, délicieux à savourer, quand on s'était longuement usé l'intelligence à interpréter le français tout autre, et vraiment spécial, que pratiquent les chrétiens du cru, les rayas; [Pg 266]ensuite, parce qu'il portait un superbe uniforme rouge et bleu, étonnamment pareil aux uniformes de chez nous, aux chers uniformes pimpants de notre ancienne armée, de celle qui remporta les victoires d'Inkermann et de Solférino... Mon père en avait été, toute sa vie durant, de cette armée-là, et ce capitaine turc me fit l'effet d'un lointain cousin retrouvé tout à coup, par très grand hasard.
Il s'appelait Arif,—Arif bey, car il était bey, étant fils de pacha. La démocratique Turquie admet cette noblesse à deux degrés, semi-héréditaire, et qui ramène à la roture le petit-fils de l'homme anobli. Le père d'Arif, vieux soldat naïf comme une jeune fille, avait conquis son titre sabre au poing, sur dix champs de bataille, de Sébastopol à Plewna. Peut-être s'était-il battu en Crimée à côté de mon père à moi.
Tant qu'il y aura par le monde des Français et des Turcs, ils feront ensemble bon ménage, car les uns et les autres sont frères en bravoure. Cette fraternité-là en vaut d'autres.
Bref, je devins l'ami très intime d'Arif bey.
C'était un beau grand gars à longues moustaches [Pg 267]blondes, et dont les yeux très bleus vous regardaient toujours droit au visage sans jamais se dérober ni fléchir. Il plaisait fort. Aux mercredis de l'ambassadrice d'Angleterre, chez qui nous nous étions rencontrés pour la première fois, maintes jolies femmes très occidentales le regardaient avec intérêt, et plusieurs d'entre elles ne se firent guère prier, j'en ai peur, pour frotter leurs peaux chrétiennes contre le cuir mécréant de cet infidèle, cuir d'ailleurs fort appétissant, circonstance bien atténuante. Un Turc, n'allez pas vous figurer que ça ressemble de près ni de loin à aucune espèce de nègre! Dieux, non! Au milieu du pêle-mêle balkanique,—parmi les Grecs à cheveux bleus, les Bulgares à pommettes jaunes, les Arméniens à nez crochu,—les vrais Osmanlis, mi-Circassiens, mi-Turkmènes, font plutôt figure d'hommes du nord, d'Anglais ou de Flamands, voire de Français, fourvoyés, Allah sait pourquoi! dans la galère levantine.
Peu nous chaut d'ailleurs. Tel que sa mère l'avait fait, Arif n'était nullement haï d'un respectable nombre de belles dames européennes; et lui-même ne les détestait point, n'en détestait aucune. Bon musulman,—sans doute pratiquait-il [Pg 268]envers elles toutes la plus équitable polygamie? Rien à redire là-dessus. J'en parle du reste au jugé: Arif était trop gentilhomme pour se jamais permettre, sur le chapitre de ses multiples amies, la plus imperceptible confidence. Mais le Tout-Constantinople est bavard. Et les potins étaient légion.
Je me souviens, entre dix autres malheureuses, d'une adorable Athénienne, tellement dédaigneuse et silencieuse que le clan diplomatique l'avait surnommée la Muette. Arif lui délia si bien la langue que lui-même en fut surnommé, du coup, Portici.—Portici, l'homme qui a fait parler la Muette... Ne me battez pas! c'est de l'esprit à la mode chrétienne d'Orient, à la mode pérote.—Si vous ne savez pas ce qu'est Péra, demandez à Pierre Loti de vous l'apprendre.
En tout cas, polygame ou le contraire, mon ami Arif bey semblait s'accommoder à merveille de la vie qu'il menait. Et de ma vie je ne connus homme plus évidemment heureux, plus constamment en joie et liesse. Amoureux, j'imagine qu'il ne rencontrait guère de cruelles. Soldat, j'ai lieu de croire que sa carrière lui valait mainte satisfaction. Enfin, le fait est que, [Pg 269]de 1902 à 1904, je ne le vis pas trois jours de suite mélancolique, et que j'appris de sa bouche, sans nulle leçon préméditée, un véritable répertoire de vieilles chansons musulmanes, chefs-d'œuvre d'une extravagante drôlerie. J'y ai puisé d'ailleurs une bonne gart de ce que je sais aujourd'hui sur l'Islam. Et si j'ai fini, notamment, par comprendre et sentir, mieux peut-être que la plupart des hommes d'Occident, Kipling et Loti exceptés, tout ce que cet Islam méconnu recèle encore d'héroïque insouciance et de résignation dédaigneuse, après tant et tant d'années d'une famine véritable, subie du fait des usuriers de Grèce et d'Arménie, du fait aussi des financiers cosmopolites, complices ... oui, si j'ai compris et senti ces choses, c'est probablement grâce aux éclats de rire d'Arif bey, mon ami! et grâce aux chansons qu'il me chantait, chansons turques, ironiques et courageuses...
Ensuite la vie nous sépara. Ce fut à l'automne de 1904. Un nouvel embarquement m'expédia du Levant au Ponant. Arif quitta Stamboul et s'en fut guerroyer au Hedjaz. Et le [Pg 270]temps se chargea d'allonger la distance entre nous.
Or, quatre ou cinq ans plus tard ... quatre ans et quart, pour préciser: le 24 décembre 1908 ... une bonne chance me fit débarquer à Paris juste à point pour le réveillon.
Minuit sonnant, je m'asseyais en bruyante compagnie avenue de l'Opéra, au café de Paris. La boîte, naturellement, était pleine comme un œuf. Je ne pus donc moins faire que remarquer, à main droite, au fond du salon select, une table vraiment somptueuse, en ceci qu'elle était assez grande pour six convives au moins, et qu'un seul couple s'y prélassait. Couple d'ailleurs élégant, et de la bonne élégance. A coup sûr, des gens bien, et discrets. Rien du prince cosaque, ni du roi transatlantique. La dame, fort belle, me faisait face et je pus l'examiner à mon aise. Elle ressemblait avec exactitude à n'importe quelle Parisienne, et je m'y serais trompé, si je n'avais bientôt remarqué, dans le regard et dans l'allure de cette Parisienne-là, un étonnement contenu, mais perpétuel, un effarement véritable,—l'effarement d'une créature naguère sauvage ou [Pg 271]recluse, et tout d'un coup lâchée en pleine bacchanale civilisée,—en plein café de Paris un 24 décembre, à minuit.—Je m'avisai alors du cavalier. Il me tournait le dos. Mais au bout d'un moment, je réussis à l'entrevoir de profil. Et je le reconnus du premier coup: c'était Arif bey.
Sitôt que je pus, je me levai de ma table, et je parvins à me faufiler jusqu'à la sienne. Lui aussi me reconnut sur-le-champ. Il renversa sa chaise pour venir à moi plus vite. Et nous nous serrâmes la main comme si nous nous étions quittés la veille.
Après quoi, et tout de go, Arif voulut me présenter à sa compagne. Il me la nomma: Natiché hanoum. Elle était une cousine à lui, turque, bien entendu, et débarquée de l'Orient-express le matin même. Il avait trouvé plaisant la débaucher un peu dès son premier soir, pour qu'elle oubliât plus vite le harem. Moi, de rire, et je protestai: «Quoi donc? c'était ainsi qu'on quittait le voile? qu'était devenu le sévère tcharchaf,—la grande draperie noire, à peine transparente, dont les dames musulmanes s'enveloppent entières, des cheveux aux chevilles, sitôt qu'elles mettent le bout [Pg 272]de leurs petits pieds hors de la maison?»
Mais Arif riait plus fort que moi:
—Eh! très cher! vous n'y songez donc plus? Nous sommes en Révolution, ne l'oubliez pas!
Rien n'était plus juste. Six mois plus tôt, le Sultan Abd-ul-Hamid avait octroyé une constitution à ses peuples. 1908, aux yeux des Turcs, c'était,—pour un temps, pour le temps d'alors!... pour un très petit temps!—1789. Et quand Arif bey, à propos du visage nu de sa belle cousine, prononça ce mot,—Révolution,—je ne pus m'empêcher de songer à nos propres révolutionnaires de l'avant-dernier siècle. Eux aussi l'avaient cru,—et de très bonne foi, la Bastille à peine prise!—que l'heure des libertés, de toutes les libertés, venait de sonner pour la France...
Le lendemain, 25 décembre 1908, je fis visite à mon ancien ami. Il s'était logé coquettement entre Passy et Auteuil. Son séjour à Paris pouvait se prolonger: le nouveau régime ottoman l'avait chargé d'une mission en France.
—D'une mission militaire, je suppose?
—Militaire, barbare que vous êtes? non, dieux! d'une mission agricole.
[Pg 273]Qu'un soldat fût chargé d'acheter des moissonneuses, cela ne me surprit pas outre mesure. Les gouvernements révolutionnaires ont assez l'habitude de ne pas s'obstiner sottement à toujours mettre «the right man in the right place»,—l'homme qu'il faut où il faut. Les autres gouvernements aussi, pour être juste.
Mais je n'eus garde de souffler mot de ces réflexions à Arif bey, car j'avais déjà constaté qu'Arif bey, jadis aide de camp de Sa Majesté Impériale, était présentement révolutionnaire, Jeune-Turc. Il ne s'en cachait d'ailleurs pas.
—Très cher,—me dit-il le plus chaleureusement du monde,—la Turquie dormait, la Turquie se réveille. Nous étions un peuple arriéré, nous étions une nation de troisième ou quatrième ordre; nous serons demain à l'avant-garde de l'Europe, et l'Europe comptera avec la puissance ottomane comme elle compte avec la puissance anglaise ou avec la puissance allemande.
Malgré moi, je hochai la tête. Arif bey me saisit les deux mains:
—Vous n'y croyez pas!—s'écria-t-il.—Mais je sais que vous nous aimez! et alors, [Pg 274]grâce à Dieu, vous aurez bientôt fait d'être convaincu... Réfléchissez seulement une minute: l'empire turc est-il moins vaste que l'Allemagne ou que la France?
—Certes non, tout au contraire.
—Ne sommes-nous pas vingt ou vingt-deux millions d'Ottomans? En 1789, vous n'étiez guère davantage de Français.
—C'est exact.
—Enfin, vous avez vécu parmi nous. Eh bien! répondez-moi en toute franchise: trouvez-vous les Turcs moins braves, moins honnêtes, moins intelligents qu'aucune autre race orientale, et même que n'importe quelle autre race d'Europe?
Pour lui répondre, je me levai:
—Arif, écoutez-moi bien...: ceci n'est pas une flatterie:—Sur mon honneur d'officier français, j'affirme que les Turcs musulmans, vos compatriotes, sont parmi les plus courageux, les plus loyaux, les plus probes de tous les hommes. J'affirme pareillement qu'ils sont doux et humains, contrairement aux monstrueuses légendes sans cesse répandues par vos ennemis, les chrétiens orthodoxes et les Arméniens, tous gens fourbes et menteurs. [Pg 275]J'affirme encore que le Turc est intelligent et industrieux, au moins autant que le Serbe et que le Hongrois plus que le Russe et que le Bulgare...
—Alors, très cher?
—Alors... Alors, Arif, vous étiez hier encore un peuple moyenâgeux, égaré parmi les nations modernes; vous êtes, aujourd'hui encore, un peuple mahométan, égaré parmi les nations chrétiennes... Arif, au lieu d'acheter des moissonneuses en France, je regrette que vous n'achetiez pas des canons.
—Oh!—dit-il,—j'ai plus de confiance que vous dans la parole d'honneur de l'Europe[1]. L'Europe a garanti l'intégrité de la Turquie. Serait-ce donc au moment que nous tentons un effort vers une civilisation plus haute, que?...
—Bon, bon!—lui dis-je.—Vous avez sans doute raison. Parlez-moi plutôt de votre jolie cousine ... que pense-t-elle de Paris, et du souper de Noël?
Alors Arif oublia la révolution turque. Il me [Pg 276]parla de sa cousine. Et lui, l'homme infiniment discret, qui jamais n'avait, par sa propre faute, compromis la moindre maîtresse, n'en ayant jamais aimé aucune, il bavarda cette fois, et me dit tant et tant de choses que j'eus vite fait de deviner la seule chose qu'il ne me disait pas.
Natiché hanoum, fille d'un demi-frère du pacha père d'Arif bey, avait été, à la mort de ses parents, confiée au harem[2] de son oncle. Arif l'avait alors connue et aimée. Mais le pacha, soucieux de vite caser une nièce aussi grande fille,—elle touchait à ses vingt ans,—l'avait mariée en trois mois, la consultant tout juste. Beau parti d'ailleurs; fortune, situation, jeunesse même et bonne grâce de l'époux, tout y était, sauf ceci que Natiché hanoum n'aimait pas, ne pouvait pas aimer cet époux, puisque déjà Arif l'aimait, et qu'elle aimait Arif...
Pour cet amour encore, la Révolution était survenue fort à point.
—Nos femmes peuvent à présent voyager.
[Pg 277]Et ma cousine, qui, je vous l'ai dit, ne peut souffrir sa brute de mari, s'est découvert très à point une neurasthénie qu'il faut soigner en France. A titre de parent, je l'ai naturellement accompagnée!...
—Naturellement... Mais, dites-moi, Arif... quand Natiché hanoum retournera en Turquie, ne craignez-vous pas que le tcharchaf ne lui paraisse dur à reprendre, au sortir de la liberté parisienne?
—Pensez-vous, très cher!... le tcharchaf! Mais c'est ancien régime en diable, le tcharchaf! Quand nous retournerons en Turquie, la Révolution aura déchiré le tcharchaf depuis beau temps, et nos femmes, affranchies, marcheront par les rues comme marchent les vôtres, visage découvert et front haut!
—Arif bey ... heu ... ainsi soit-il!
Ils s'aimaient très passionnément, Arif bey et Natiché hanoum. J'eus maintes fois l'occasion de les rencontrer tous deux, seul à seule, ou s'imaginant qu'ils l'étaient. Et rien ne m'apparut jamais plus émouvant que la folle tendresse de ces deux êtres, d'ores et déjà condamnés à l'impitoyable et proche séparation. [Pg 278]Le destin était suspendu sur leurs têtes comme une épée au bout d'un cheveu.
Or, l'épée tomba. Car voici la fin de cette histoire.
C'était hier. La rue Royale venait de me renvoyer du Ponant au Levant. Et, pour rallier du côté de Beyrouth mon nouveau croiseur, il m'avait fallu prendre passage à Marseille sur le courrier de Turquie, qui passe par Constantinople et s'y arrête trente-six heures.
Je profitai de cette escale pour revoir en grande hâte la vieille ville tant aimée. Et j'avais pris, au pont de Kara keuy, le chirket[3] à vapeur qui remonte le Bosphore en zigzags, de Stamboul à Cavak. Soudain,—nous venions de dépasser l'échelle de Candilli,—un Turc en uniforme s'approcha de moi et me salua. Je lui rendis son salut sans le reconnaître: il dut se nommer... C'était Arif encore. Mais changé! changé, oh! à n'y pas croire!... Sa moustache blonde était devenue grise. Sa tempe s'était creusée. Ses yeux bleus, assombris, brillaient de fièvre sous l'ombre des [Pg 279]sourcils froncés. Il ne riait plus!... jamais plus...
Nous ne causâmes point, ni lui, ni moi.—Que dire? L'avant-veille, la confédération balkanique avait forcé la Turquie à la guerre, identiquement comme Bismarck, en 1870, y força la France. Arif n'avait, ni je n'avais la moindre illusion sur l'issue. Immobiles l'un et l'autre, nous regardions fuir le long du chirket les chères rives d'Europe et d'Asie, également merveilleuses...
Cependant, au bout d'une heure de silence, Arif, tout à coup, se retourna vers moi. Nous passions devant Thérapia, où sont groupés les palais d'été des grandes ambassades. Arif me les montra:
—C'est vous qui aviez raison!—dit-il:—la parole d'honneur de l'Europe ... pouah!...
Je lui demandai alors:
—Où allez-vous?
Il me répondit, avec un signe de tête vers l'Occident:
—Là-bas!
Et il expliqua:
—Je pars ce soir pour le front. Avant, j'ai voulu, comme vous, revoir tout le Bosphore...—il [Pg 280]baissa la voix:—revoir tout le Bosphore ... avec elle...
Étonné, je regardai autour de nous, et je ne vis personne. Mais, des yeux, il me montra le salon des hanoums, le salon des dames turques voilées, le salon interdit aux hommes, à tous les hommes, musulmans aussi bien que chrétiens.
—Elle est là,—murmura-t-il.
Je me taisais. Que dire, cette fois encore? Une angoisse de pitié serrait ma gorge.
Lui reprit, un peu plus haut:
—Oui, très cher! elle est là!... Ah! dieux! quelle faillite!... Tous nos espoirs, toutes nos chimères, tous nos enthousiasmes, ils sont là, eux aussi: dans le salon clos, sous le tcharchaf!—Et ils n'en sortiront plus, plus jamais!... Vous vous rappelez, notre réveillon du café de Paris? Vous avez eu raison, encore, ce soir-là! Pauvre révolution turque, si noblement commencée! Pauvre nation chimérique, qui voulait vivre, respirer, être libre, être grande! Union, Progrès! Ah! l'Europe y a vite mis bon ordre...
Je lui pris la main droite, et je comptai sur ses doigts:
[Pg 281]—Arif, de 1908 à 1912, quatre ans. De 1789 à 1793, quatre ans. Vous n'en êtes qu'à 1793. Patience! Ce ne fut qu'en 1796 que Bonaparte vint.
—Parbleu!—dit-il,—Bonaparte! Vous, on vous a laissé le temps de l'attendre! Nous, l'Europe n'aura garde!
Quand le chirket accosta derechef le pont de Kara keuy, nous descendîmes ensemble. Le salon des hanoums se vidait aussi, et les dames turques, quittant le bateau, s'en allaient, chacune de leur côté, toutes impénétrablement voilées du sombre tcharchaf. En vérité, non! elle n'avait rien changé à rien, la révolution!
Arif et moi demeurions cependant sur le trottoir du pont, la main dans la main. Une hanoum, à mes yeux pareille aux autres, passa devant nous, plus lentement peut-être que les autres; son voile s'agita, très peu.
—C'est elle,—me souffla Arif bey.—A présent c'est comme cela que je la vois. Jamais mieux!...
Il serra fortement ma main:
—Et maintenant, adieu! La comédie est finie.
[Pg 282]Je retenais sa main dans la mienne:
—Pas adieu, Arif!... Au revoir!
Il haussa les épaules:
—Non, très cher! pas au revoir: adieu! Après cette chose-là, que voulez-vous qu'il me reste à faire, sauf mourir?
Il mourut.
Méditerranée, an 1330 de l'hégire.
[1] Il est déshonorant d'être contraint à constater que, vingt fois, de 1830 à 1914, l'Europe entière, et spécialement la France et l'Angleterre, garantirent sur leur parole et sur leur signature l'intégrité de l'Empire Ottoman.—Chiffons de papier, sans doute?
[2] Au harem de son oncle, c'est-à-dire aux dames qui habitaient la maison: épouse, mère, sœurs, cousines, etc. N'oublions pas que le Turcs d'aujourd'hui sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, monogames.
[3] Chirket-i-haïrié, vapeurs à passagers qui faisaient le service des deux rives du Bosphore.