Title: L'Illustration, No. 3739, 31 Octobre 1914
Author: Various
Release date: August 27, 2017 [eBook #55446]
Language: French
Credits: Produced by Juliet Sutherland, Hélène de Mink, and the
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
«Elle est là-bas, avec le roi Albert, au milieu des troupes qui combattent. Elle est venue de ville en ville, de camp en camp, de tranchée en tranchée. Elle console de vivre et console de mourir; elle sourit, elle panse des blessures. Elle est toute la douceur et toute la pitié dans ce pays de Flandre où la brume lourde enveloppe le paysage triste, linceul de grisaille sur tant et tant de linceuls de lin... Reine errante, mais reine comme ne le fut jamais l'épouse du roi le plus puissant, elle symbolise toute la patrie meurtrie et qui ne veut pas mourir. Loin des cités orgueilleuses et des palais somptueux, elle va vers les soldats tombés sous la mitraille et, quand elle passe près d'eux, les paupières des agonisants se soulèvent pour un dernier regard, une dernière larme...»
ROLAND DE MARÈS (Le Temps).
Comme un cri étouffé, comme un mot d'ordre, comme un frisson qui se propage... en un instant cette phrase: «Voilà des blessés!» court du haut en bas de l'ambulance, traverse les salles ainsi qu'un grand courant d'air agitant tout sur son passage: les pensées, les êtres et les choses, les robes et les rideaux.
Les blessés! D'où viennent-ils? Peu importe. Du feu. Cela suffit. On ne les attendait pas et cependant leur arrivée ne cause aucune surprise, car on les espère toujours. Ils n'ont pas d'heure. Ils apparaissent brusquement le matin, le soir, en pleine nuit, sans prévenir, comme l'ennemi. Aussi sont-ils reçus de la belle façon: à bras ouverts. Ceux qui ont été les chercher à une gare de banlieue ou quelquefois très loin, au front, et qui les ramènent à bon port, se secouent, soulagés, en sautant du siège: «Cristi! Ça n'a pas été sans peine. Enfin, les voilà. C'est à vous de faire.»
On les sort donc des voitures et des autos et on les dépose à petits pas, comme de précieuses cargaisons tirées des flancs d'un navire que l'on croyait perdu corps et biens et qui arrive du bout du monde. Jamais les escaliers n'ont été aussi durs et aussi longs à monter qu'avec eux. Tous, exténués de souffrance ou de fatigue, tombent anéantis, incapables d'un geste, d'une parole. Ils ne donnent signe de vie qu'en respirant. Même ceux qui se tiennent sur leurs jambes marchent en plein sommeil et croulent dès qu'ils s'arrêtent. C'est dans ce lamentable état qu'il faut d'abord les déshabiller. Que de difficultés et de soins nécessite ce travail aussi douloureux déjà qu'une «opération»! D'une main délicate et pourtant résolue on retire, on décolle les vêtements glorieux et en lambeaux qui font aux soldats des costumes de splendeur épique si bien adaptés et rompus à tous les actes de la bataille; les pieds gonflés sont délivrés du boulet des grosses chaussures qui ont foulé tant de routes et qui, lassées par les étapes, heurtent le sol avec un bruit lourd, comme des haltères. Les corps meurtris et vigoureux sont mis à nu. Nous voyons apparaître les larges poitrines, nos seuls et vrais remparts, plus résistants, que ceux des forteresses. Alors l'eau, l'alcool, répandus sur les chairs, rafraîchissent et purifient les membres harassés recouvrant aussitôt sous ce baptême l'instinctif entrain de la vie, et les infirmières, transfigurées par le respect de ces ablutions, prennent, sans qu'elles s'en doutent, les nobles attitudes qui agenouillent les saintes femmes dans les mises aux tombeaux. Près d'elles il y a toujours debout un vieux brancardier méditatif et grisonnant, qui ressemble à Joseph d'Arimathie.
Mais, après que les malheureux ont été emportés, l'étrange sensation produite tout à coup, dans la pièce vide, par les tas individuels de leurs vêtements affaissés et réunis! Quoi? Ces monticules de guenilles... ce sont eux? Oui. Voilà leur dépouille émouvante. Ils ont fondu. Je pense à des corps consumés dont ces restes seraient les cendrés. Et si petites! A tenir dans un boisseau! Comment? Ce paquetage?... C'est tout cela un cuirassier?—Vous l'avez dit.—Et ce résidu?—C'est un zouave... un chasseur.—Quelle misère! On soulève et l'on trie, le cœur serré, les pauvres nippes imprégnées de sueurs brûlantes et froides, qui ont bu tant de sang, l'eau de la pluie et des fleuves passés à gué ou à la nage,... ces loques si belles qui à la 3 minute pendaient tout le long des blessés ainsi que des drapeaux noircis dont leur corps était la hampe... Et quand on les a rassemblées, on ficelle, en inscrivant le nom, pour que les guéris retrouvent, le jour du départ, ces hardes qui sont tout leur bien.
Mais eux, en attendant, où sont-ils, les soldats qui n'ont plus d'uniforme?
Ils sont couchés, au lit. Dans un lit...
Ah! ce lit! Ce lit frais, tiède, chaud, dont ils ont rêvé depuis des jours et des semaines sous les rideaux de balles et d'obus, courbés dans l'alcôve des tranchées, durant les longues nuits, noires de froid et de ténèbres... ils le possèdent enfin!... ils y campent... Ces draps de blancheur, si doux, qui les enveloppent comme un grand pansement... ils les touchent de tous leurs membres qui les jonchent et craquent d'aise, de tout leur corps étendu, étalé, de leurs mains aux paumes insatiables, de leurs pieds remués sans cesse, heureux de se frotter dans tous les sens à la bonne toile qui vient de l'armoire... Ce lit, c'est l'oasis,... ils s'y laissent aller, couler, avec la complaisante inertie du plongeur qui s'enfonce en sécurité, car il sait qu'il remontera. Ils ferment les yeux et les rouvrent en soupirant: «Oh! qu'on est bien!» Et puis, dans une confiance absolue, dans une indifférence sereine, à partir de ce moment redevenus petits, ils font âme neuve. Ce sont des enfants. L'ambulance opère en une heure cette métamorphose mystérieuse et qui favorise la guérison.
Aussitôt couchés dans les draps marqués au chiffre de la Croix-Rouge, les soldats, qui étaient des hommes, sont ramenés à l'arrière, loin des lignes de leur âge; ils se replient au temps de leurs jeunes années. Tout contribue au succès de ce mouvement de retraite: le calme du lieu, l'éveil et le choix des souvenirs, la position même qui les tient allongés sur les matelas et les coussins de plume, comme à l'époque de leurs lits étroits et de leurs premiers songes. Et ils voient de nouveau se pencher sur eux des femmes aux traits maternels qui leur parlent tout près, tout bas, qui savent écouter, deviner, comprendre et se taire. Ils sentent se poser sur leur front, sur leurs cheveux, des mains accoutumées qui n'ont pourtant pas l'air d'être des mains humaines, dont le contact est un langage. A travers le voile de leurs paupières, jusque sous le bandeau qui les isole, ils perçoivent la surveillance des regards et l'inquiétude des pensées. On prévient leurs moindres désirs et on trouve le moyen de ne pas les contrarier même quand il est impossible de les satisfaire.
Plus que partout ailleurs les blessés se montrent là dans le plein de leur naturel. Les expansifs «se racontent». Les muets, les fermés, rabattus sur eux-mêmes, butés à des choses qu'il est inutile d'essayer de leur arracher, fixent encore du fond de leurs sombres prunelles le champ de bataille où ils ont langui jusqu'au surlendemain, la cave molle et fétide où ils gisaient parmi les rats affolés dans un cloaque sans nom, le bois sinistre et mouillé de sang qui répercutait leur éternelle et vaine plainte, l'oiseau de proie qui tout à coup, la nuit, s'est posé sur leur face, dont la patte onglée s'est crispée un instant sur leur nez, dont ils ont vu le bec tandis qu'il s'apprêtait à leur manger les yeux. Des bruits leur reviennent aux oreilles: fracas d'obus, sifflements de fer, miaulements d'acier, crépitements d'incendie, 5 cris rauques, aboiements d'un chien, tonnerre sec des canons, chute d'une gamelle, sonnerie d'un clairon mais si loin, si loin... A ceux-là 6 il faut des heures et même des jours pour se remettre, revenir au temps présent, à la surface du flot apaisé... Et puis tout à coup, comme on n'y comptait plus, un sourire se dessine enfin, germe et fleurit sur le visage douloureux et balaie tous les fantômes...
Il y a les blessés gais, les musiciens du rire, les fifres de l'esprit français qui forment la fanfare de ce régiment de la souffrance. Leurs joyeux propos donnent du ton et fouettent la convalescence. Et après les petits blessés et les moyens... viennent ceux qu'on appelle les grands... A ces mots, la voix baisse et se teinte de gravité. Les grands blessés! Dès qu'on entre ils captent l'attention, un peu à l'écart, abrités par des paravents... Leur immobile vie reste suspendue. Le visiteur fait un détour, n'ose pas s'avancer près de leur lit plus solennel. Les yeux de ceux-là, quand ils s'ouvrent avec lenteur, demeurent vagues, brumeux, lointains... Ils vous regardent et ne vous voient pas... tout leur semble étranger... Ils sont sans être... On les sauvera. Mais on n'ose pas trop le dire, en face de leur faiblesse et de leur fragilité. On n'en parle qu'avec des hochements de tête et des espoirs d'une extrême prudence...
Et pourtant les blessés rendent tous aux médecins, aux femmes et à ceux qui les soignent la tâche agréable, facile. D'un incroyable et tenace courage, ils ne se plaignent jamais. C'est leur façon de s'acquitter. Il faut leur arracher l'aveu que «ça ne va pas très bien» pour apprendre que ça va mal. Ils sont candides, sympathiques, touchants, de la plus familiale gentillesse quand ils ouvrent un portefeuille éreinté, bon à jeter, pour vous montrer avec orgueil le portrait 7 d'une maman, d'une femme, d'un bébé... ou bien qu'ils vident leurs inépuisables poches, extraordinaires de contenance comme des sacs à malice, et dans lesquelles s'entassent du tabac, de la ficelle, un morceau de sucre, une pipe, un mouchoir à carreaux, des sous, du chocolat, une caricature «de la tête à Guillaume...» Et convenables, polis, bien élevés, simples, naturels, sans affectation d'aucune sorte, d'une qualité d'accueil égale, aimable et digne, avec un sourire des yeux et de toute la personne, même empêchée, qui dit bonjour et remercie. Leur immobilité la plus cruelle trouve toujours ingénieusement la façon de manifester de la reconnaissance. Pour parler des parents, de la ville «d'où ils sont», de leur champ, de la maison, d'un cheval, d'une ferme ou d'un clocher, ils emploient sans effort des termes d'une noblesse grave qui sont saisissants et beaux comme des paysages. A peine s'approche-t-on de leur lit qu'ils vous font, ainsi qu'à un chef, l'honneur du salut militaire. Ils adorent les friandises, la confiture, les bonbons... Si l'on osait, on leur apporterait des joujoux... des soldats de plomb. Il n'y a nul inconvénient à les gâter, car ils n'ont pas volé les douceurs qui ne sauraient les amollir. Ils en prennent à leur appétit... Tiens! Pendant qu'ils y sont... Et ils font joliment bien... Mais ils repartiront, une fois rétablis, plus belliqueux et plus ardents, à tel point leur confiance est inébranlable, vissée: «Ils sont perdus, monsieur. Ça y est. N'y a qu'à attendre.»
Ainsi, dans la douleur, dans le repos et la docilité, dans la réparation physique et le maintien du grand moral, nos blessés, parmi nous, passent un temps, plus ou moins long, de sanglantes vacances, choyés du moins par les tendres femmes françaises dont ils ont écouté si souvent, la tête sur leur poitrine, battre comme une horloge le cœur inaltérable et fort, la source de bonté régulière, infinie...
Plus tard, dans des années, quand ils feront aux jeunes gens le récit de leurs campagnes, ils se rappelleront, entre deux batailles: «Ah! l'ambulance!... mon ambulance de 1914! j'ai été soigné là... non... je ne peux pas dire! Des femmes!... des dames du Paradis!»
Et puis ils se tairont, pendant qu'une larme, pour mieux couler, choisira sur leur joue le ravin d'une cicatrice.
HENRI LAVEDAN.
Nous reprenons la publication du récit, par M. Gaston Chérau, du bombardement et de l'incendie d'Arras. Les photographies prises par notre collaborateur augmentent encore l'intérêt de cette émouvante narration:
Arras, 16 octobre.
Les malheureux habitants qui s'étaient réfugiés dans leurs caves, à la fois guettés par les obus et par l'incendie qui faisaient rage au-dessus d'eux, ne savaient plus à quelle mort se vouer. L'incendie ne leur donna pas longtemps le choix: les vieilles maisons s'effondrèrent presque subitement et les issues des caves furent bouchées...
De l'une de ces retraites mortelles, sortirent—dans la nuit du jeudi au vendredi—quarante-cinq personnes; elles y étaient emprisonnées depuis le mardi matin et, pour se tirer de là, il leur fallut déblayer des décombres brûlants sur une épaisseur de plus de trois mètres.
Ce ne fut que le vendredi que le désastre de leur ville fut révélé aux Artésiens. La mitraille tombait encore, mais, comme me l'a dit l'un d'eux, «elle n'était plus bien portante... et puis on était au courant». On apprit alors que les Allemands avaient surtout visé les monuments anciens, les usines et les ambulances.
Qu'ils s'enorgueillissent du résultat: ils ont encore une fois anéanti des asiles où l'on endormait les douleurs et des maisons qui parlaient du génie de la paix.
Si le beffroi résiste encore, à la date où j'écris, l'Hôtel de Ville est vidé de ses trésors de bois, de pierre et de fer forgé. Les salles gothiques se sont volatilisées, les cheminées sculptées ont éclaté, les frisés se sont émiettées, le balcon d'où l'on regardait la place a reçu à lui seul plus de plomb qu'il n'en faut pour détruire dix maisons. Les façades renaissance 10 tiennent, mais ce ne sont plus que des écrans. Des maisons, du quartier, il n'y a plus que des monceaux de décombres, des murs menaçants, des escaliers qui montent dans le vide, des poutres qui ne parviennent plus à rejoindre leur appui, des fûts de colonnes braqués comme des canons, des enseignes bosselées, des balcons tordus, des amas de tuiles, d'ardoises, de vaisselle brisée, de cuivres noircis...
Mais ça n'est pas tout!
Cinq ambulances étaient installées dans Arras. Les cinq ont été bombardées!
Sous la mitraille qui défonçait les toits de l'école des garçons, les trois médecins militaires descendirent eux-mêmes leurs cent soixante blessés dans les caves. Au Saint-Sacrement, au Collège communal, aux Ursulines, les projectiles pleuvaient sans discontinuer.
A l'hôpital Saint-Jean, dans la matinée du 7 octobre, une sœur venait d'achever le pansement d'une femme qui avait été blessée la veille, dans la rue, et qu'on avait recueillie avec ses deux enfants, une fillette de six ans, un bébé de six mois. Un obus crève la toiture, éclate dans la salle, blesse une deuxième fois la femme blessée le 6, tue sa fillette, abat la sœur qui meurt en articulant doucement: «J'offre ma vie à mon pays!»
Elle était vouée à la mort, cette souriante et tendre petite religieuse de vingt-neuf ans! L'obus qui précédait immédiatement celui qui l'a tuée venait de tomber dans la cellule voisine de l'oratoire, précisément celle de sœur Sainte-Suzanne, et la supérieure courait, demandant si sœur Sainte-Suzanne se trouvait chez elle... Sœur Sainte-Suzanne était dans son service! Mais la mitraille, qui l'avait manquée là, devait 11 la retrouver ici.
Et d'autres obus tombaient encore, achevant trois soldats blessés, tuant un employé, tuant un autre enfant...
Voilà la besogne des terribles soldats teutons!
Le bureau de bienfaisance lui-même n'a pas été épargné. Il n'était pourtant pas facile de le dénicher dans cette rue qu'abritent les hautes terrasses du jardin de l'évêché! C'était, aussi, une victime bien innocente, mais il faut croire que son étiquette et sa destination le désignaient pour le sacrifice. Des obus sont tombés sur lui.
Le jour où j'ai pu y pénétrer, je n'ai pas été peu étonné d'entendre chanter dans ce qui restait de la maison voisine. C'était un serin qui s'en donnait à cœur-joie! Il y avait près de sa cage trois autres cages où le petit monde qui y était faisait le gros dos, attendant la mort devant les mangeoires vides et les buvettes desséchées. Depuis onze jours, les pauvres abandonnés n'avaient pas reçu de visites! Il y avait une petite perruche qui, les yeux clos, dodelinait de la tête comme si, au seuil de l'agonie, elle avait réfléchi aux atrocités de cette époque. La tourterelle, tassée dans ses plumes hérissées, ne bougeait pas; quant au tarin, ce n'était plus qu'une petite boule accrochée à son perchoir. Autour d'eux, la cloison était crevée; un rideau, arraché à une fenêtre, avait été fixé sur le mur par des éclats de vitres; les chaises, la table, les assiettes, les verres, le linge, le fourneau de la cuisine, tout était bouleversé ou réduit en miettes. Le plafond était défoncé, et ce qui demeurait intact après le cataclysme c'étaient précisément les êtres les plus fragiles! Aidé de l'économe du bureau de bienfaisance, j'ai recherché la provision de graines et nous leur avons donné à manger.
Nous étions bien un peu honteux d'avoir une telle préoccupation en un pareil moment, mais c'est que nous nous imaginions que nous nous surveillions l'un l'autre. D'ailleurs, dès que nous avons vu de quelle façon on accueillait notre offre, nous nous sommes regardés et nous nous sommes compris.
Quand je suis sorti de là, le serin chantait encore.
Dans les rues, les ménagères balayaient et lavaient leur maison, et je me souviens d'avoir vu un commerçant qui frottait avec conviction la glace de sa porte sans penser que de la devanture de son magasin il ne restait que les montants.
Rien ne peut contre l'habitude et il n'y a pas de guerriers qui en aient raison.
Les obus ronflaient toujours et occupaient l'air; une maison achevait de se consumer sur la Grande Place, que des enfants continuaient leur partie d'al'-guise et que les pigeons s'abattaient sur leur endroit préféré.
Je poursuivis ma promenade dans les ruines, dans les cendres et dans le sang et je vis d'autres ruines, d'autres cendres et d'autre sang. Il y en avait partout, mais partout il y avait des gens qui s'activaient pour déblayer les lieux.Il fallait faire place nette à la Vie.
A l'église Saint-Jean-Baptiste, le doyen me fait visiter les dégâts: les obus ont plu ici comme ailleurs. Les voûtes sont percées à jour, les vitraux n'existent plus, la toiture est pulvérisée; cela n'empêche pas de songer à demain et une petite équipe d'ouvriers nettoie la nef.
Et des ruines, d'autres ruines! Des gens, hier riches, aujourd'hui ruinés, vont voir la place de leur foyer. Ils n'ont pas de colère, pas de larmes; ils regardent, fouillent dans les décombres pour essayer de retrouver quelque chose, et puis, incapables de persévérance, ils s'en vont, plus fatalistes encore. Ce qui doit être anéanti périt à son jour.
Dans le quartier de la gare j'ai vu, sur l'emplacement d'un grand immeuble, douze cheminées que les bombes et l'incendie ont respectées. Elles sont accrochées comme des nids et, sur certaines d'entre elles, des cafetières sont encore posées. Près de l'une, j'ai aperçu un réveille-matin.
Un peu plus loin, à l'endroit où passait la rue Saint-Géry, s'élevait un hôtel particulier dont il ne reste plus que la porte monumentale qui encadre dans le lointain des colonnes et des frontons. On dirait une riche villa de Pompéi.
Et partout il y a des ruines, ruines de pauvres, ruines de riches, réunies aujourd'hui dans le sort commun; et partout s'étale cette épouvantable odeur d'incendie.
14 Lorsque tombe le soir sur cette ville anéantie, aux rues encombrées de fil de fer, aux toits qui, à chaque minute, laissent échapper de leurs tuiles, les heures deviennent soudain lugubres. Les ménagères sont rentrées; on n'entend plus le bruit du balai qui lave, le bruit de l'eau qui coule du seuil sur le trottoir. La vie qui s'essayait vaillamment à reprendre s'est tout à coup découragée. L'odeur de brûlé devient plus lourde et plus écœurante, et le canon qui tonne durement tout autour de la ville ne dissipe pas l'angoisse qui vous étreint.
Je me rappelle mes promenades du soir dans les rues d'Arras, autrefois,—il y a quatorze ans. Et je revois ces petites lumières qui éclairaient le fond des maisons où les cuivres reluisaient, où tout était rangé selon un ordre invariable, où il semblait que la vie avait raison du temps...
C'est à Albert, quelques jours après, que l'auteur de ces lignes a appris qu'un nouveau bombardement avait aggravé l'œuvre du premier:
Albert, 23 octobre.
De nouveau, l'ennemi bombarde la malheureuse petite ville d'Albert, et c'est là, sur des cendres toutes chaudes et sous les trajectoires des obus, que j'apprends l'achèvement du désastre d'Arras! Le beffroi est tombé, le lion des Flandres est abattu; 15 ce qui restait debout de la Petite Place est, m'affirme-t-on, détruit; les ambulances ont, encore une fois, servi de cible...
Nos ennemis, en effet, ne pouvaient pas se retirer en laissant derrière eux autre chose que des ruines! C'est un surcroît de torture pour nous, mais c'est aussi un peu plus de dégoût, un peu plus de mépris, un peu plus de colère qu'ils ajoutent en nos âmes.
Que le beffroi soit à bas, que des monuments séculaires soient en flammes, que des ambulances soient en cendres, le son qu'ont rendu les vieilles cloches en tombant est le glas de celui qui, criminel insensé, a outragé toute une histoire et toute l'humanité.
GASTON CHÉRAU.
Nous avons reçu la lettre suivante:
20 octobre 1914.
Mon cher directeur et ami,
Je crois de mon devoir d'apporter une rectification à l'article de M. Julien Tinayre paru dans L'Illustration du 17 octobre.
«Compiègne, pendant l'occupation allemande, y est-il dit, n'a presque pas souffert, grâce au sang-froid et au courage 16 de M. Martin, adjoint au maire, et de M. Gabriel Mourey, conservateur du Palais.»
En ce qui me concerne, rien n'est moins exact. C'est à d'autres que revient tout l'honneur du salut de la ville de Compiègne: d'abord à M. H. de Seroux, adjoint délégué, dont la prudence, la fermeté et le dévouement méritent notre admiration et toute notre reconnaissance; ensuite à M. Lefèvre, qui a assumé et rempli avec un tact et une patience rares les périlleuses fonctions de chef de la police municipale.
Quant à moi, je me suis simplement borné à protéger, du mieux que j'ai pu, le Palais dont j'ai la garde...
GABRIEL MOUREY,
Conservateur du Palais
national de Compiègne.
M. Martin nous a écrit lui-même pour reporter sur M. de Seroux tout l'honneur de la protection de Compiègne, et le président du tribunal de cette ville, dans une lettre sur le même sujet, nous prie de citer également le nom de M. le Dr Wurtz qui, malgré son âge, a soigné nuit et jour les malades et les blessés.
Dans notre dernier numéro nous avons montré, unis à l'ombre du drapeau pour remplir, en se prêtant mutuelle assistance, un même devoir, des aumôniers militaires appartenant à des religions différentes. A l'exemple de nos vaillants mobilisés qui ont fait table rase de 17 toutes leurs querelles, prêtres catholiques, pasteurs protestants et rabbins oublient leurs dissentiments confessionnels et donnent l'exemple de la plus parfaite confraternité devant les blessés ou les mourants qu'ils ont mission d'assister. Le rabbin qui figurait sur notre photographie attesta cette union de façon aussi glorieuse que tragique. Ses nombreux amis ont, en effet, reconnu M. Bloch, tué il y a quelques semaines aux environs de Saint-Dié. On évacuait une ambulance sous le feu de l'ennemi. Un de nos soldats, dangereusement blessé, aperçoit le rabbin qu'il prend pour un prêtre catholique; il lui demande un crucifix. Le prêtre israélite court aussitôt à la recherche du pieux emblème; au moment où il va le remettre à l'agonisant, il est lui-même mortellement frappé. M. Bloch est le premier rabbin victime de la guerre; il est tombé en brave, comme tant de prêtres catholiques tués au feu ou brutalement fusillés.
Les Parisiens, les vieux, ou ceux encore qui possèdent bien leur histoire de la guerre de 1870-1871 et du grand siège, n'ont pas perdu le souvenir des services éminents que rendirent alors à la défense les marins, fusiliers et canonniers. Aussi, lorsque, au début des hostilités actuelles, on vit reparaître sur les boulevards leurs grands cols bleus, leurs mâles figures halées, les accueillit-on avec cordialité. Quelques jours ils furent employés à des besognes de police. Ils pouvaient mieux faire, et bientôt ils étaient répartis dans certains forts du camp retranché: la tâche de protéger Paris ne pouvait être confiée à de meilleures mains. Après la rude alerte on les vit revenir en petit nombre. A l'approche des froids, on les avait dotés de la longue capote d'infanterie, qui leur enlevait bien un peu de leur allure dégagée, mais n'allait point les gêner pour faire, dans les combats du Nord, d'excellente besogne. On a, pour la première fois, mentionné leur collaboration efficace, le 13 octobre, à la reprise d'Ypres, où ils marchaient à côté des Anglais. Ce fut une chaude affaire. Mais les marins sont bons pour toutes les tâches qui exigent de la vigueur et de l'agilité, de la vaillance et de l'allant. Leur magnifique entrain, à la baïonnette, ne le cède même pas à celui des turcos. Ils enlevèrent alertement les positions dont on leur confia l'attaque. La déroute des 18 Allemands, repoussés à plusieurs kilomètres au delà d'Ypres, fut complète; ils firent là des pertes considérables. Cette irrésistible poussée fut le commencement d'une offensive qui étendit bientôt notre front jusqu'à la mer, paralysant la marche en avant de l'ennemi.
Altmunsterol redevenu Montreux-Vieux: les anciens poteaux frontières allemands, sur la route et sur la voie ferrée de Belfort à Mulhouse, repeints aux couleurs françaises.
M. Aristide Briand, garde des sceaux, vice-président du Conseil, et son collègue, M. Albert Sarraut, ministre de l'Instruction publique, ont passé toute la semaine dernière dans l'Est, au milieu de nos soldats, témoins de leurs généreux sacrifices, de leur magnifique ardeur au combat, de leur foi inébranlable dans le succès. Mardi ils retournaient auprès de leurs collègues, auxquels ils allaient rendre compte de la mission qu'ils venaient d'accomplir, communiquer l'impression d'admiration et de confiance que leur a laissée tout ce qu'on leur a montré, faire part aussi des besoins de cette vaillante armée qu'ils ont vue à la peine, et de l'effort à poursuivre afin de lui permettre de parfaire son œuvre victorieuse. Il suffit d'avoir causé quelques instants seulement avec M. Aristide Briand, à son bref passage à Paris, pour entendre de quelle voix chaleureuse, persuasive, en quels termes enthousiastes il dut, pour sa part, raconter au Conseil cet émouvant voyage. Au surplus 19 prêchait-il à des convertis, et il n'aura pas, certes, été besoin de toute son éloquence pour convaincre le gouvernement entier du devoir qui lui incombe jusqu'au bout, d'aider de tout son pouvoir, de toutes ses forces vives et sans marchander, ceux qui luttent, de collaborer de la plus étroite façon, et, pour tout dire d'un mot, de communier avec eux.
Les premiers spectacles qui apparurent aux ministres, quand ils arrivèrent à l'arrière de nos armées, sur les territoires d'où elles venaient à peine de repousser l'ennemi, furent des tableaux de désolation et de deuil. Partout des ruines. Et quelles ruines, que celles de villes, de bourgades, de villages, dont certains tour à tour ont été pris, repris, reconquis enfin par les nôtres de haute lutte, après les plus rudes alternatives; que l'ennemi, le plus souvent, a systématiquement dévastés, mettant au service d'une haine féroce les procédés de destruction les plus infaillibles; et que, dans la rage que lui causait sa défaite, il s'est appliqué, avant le décisif recul, à effacer de la surface du sol comme firent autrefois, de villes maudites, des cataclysmes dont la mémoire des hommes demeure à jamais horrifiée! Ce fut ainsi, sous les plus lamentables couleurs, qu'ils aperçurent au passage de petits pays naguère si florissants et si quiets, Nomeny, Revigny, Gerbeviller, Clermont-en-Argonne, Lerouville, Sermaize-les-Bains, Lunéville, Vaubécourt, tant d'autres dont les noms évoquent d'inoubliables souffrances, et qui portent encore les stigmates de la sauvagerie raffinée—si les deux mots ne heurtent pas d'être accolés—dont ils furent les victimes.
Pourtant, ô miracle de la vitalité, du courage de la race, de sa confiance inébranlable en l'avenir! 20 pourtant l'activité partout reprend en ces lieux martyrisés. Les routes qui avaient vu le pitoyable exode de tous ces pauvres gens chassés de leur foyer par l'invasion se sont de nouveau animées, à mesure que les nôtres regagnaient le terrain abandonné, de longs cortèges où des piétons las, inquiets de ce qu'ils allaient retrouver à la place de leurs maisons délaissées, mais non découragés, se mêlaient aux chariots chargés en désordre, aux grinçants véhicules de fortune. Et les voilà, ces pauvres sans feu ni lieu, qui se remettent à l'œuvre dans leurs champs criblés de trous d'obus, s'appliquant à réédifier leur toit familial, et attendant la paix, la paix glorieuse à laquelle leurs âmes croient de toute la ferveur dont elles sont capables.
Cette foi vive, agissante, les représentants du gouvernement allaient la retrouver, exaltée encore par l'ardeur de la lutte, aux lignes de bataille qu'ils gagnaient bientôt.
21 Ce fut là que les deux ministres apprirent la mort de M. Emile Reymond, le sénateur de la Loire, leur collègue au Parlement, leur ami, dont nous racontons d'autre part la fin héroïque. Quelques heures auparavant, ils lui avaient donné, en se détournant pour cacher leurs larmes, la suprême poignée de main. Lui, souriait, sans illusion pourtant sur son sort: «Dites-moi seulement que vous conserverez de moi un bon souvenir», murmuraient ses lèvres prêtes à se clore à jamais. En évoquant cette 22 vision, les traits si mobiles de M. Aristide Briand se contractaient encore.
Des Hauts de Meuse, la position que l'ennemi nous a si désespérément disputée, M. Aristide Briand et M. Albert Sarraut assistèrent à une action dans laquelle 200.000 hommes, peut-être—100.000 de chaque côté—étaient engagés. Un temps radieux les favorisait. Dans un ciel bleu de panorama—ces vieux panoramas devant lesquels germèrent, voilà longtemps, dans nos âmes d'enfants, et l'horreur du Teuton et l'espoir des revanches—ils voyaient s'épanouir, puis se dissoudre au vent d'automne, les blancs flocons des shrapnells. Parfois, dans la terre en friche, dans les champs désertés, un gros obus s'enfouissait sous leurs yeux, à quelques centaines de mètres, avec un fracas sourd. Des crépitements de fusillades alternaient avec les grondements lointains du canon. Mais la plaine demeurait vide en apparence. Pas un être ne s'y agitait. Nul autre indice de la bataille que des fumées, de-ci de-là, des lueurs d'incendies, et du bruit tout alentour. Etrange impression, et si différente, confessait M. Aristide Briand, de celle qu'on s'attend à recevoir d'un pareil carnage. On a rêvé d'un classique Wouwerman ou d'un Van der Meulen, avec de pittoresques groupes épars de cavaliers, des charges furieuses: on n'a devant soi qu'un immobile paysage de Lorraine. La tâche, désormais, sera bien difficile pour les peintres de bataille!
Ce n'est pas de lui, en revanche, que je tiens ce détail: comme, en compagnie des officiers qui les guidaient dans ce voyage, les ministres déjeunaient à la hâte, non loin de l'hôpital où agonisait leur ami, un avion allemand vint planer sur la ville—par hasard, sans doute—et laissa choir quelques bombes. Un tir violent l'accueillit, si bien réglé qu'on crut un moment l'avoir descendu et qu'il fut contraint de prendre la fuite.
Une émotion plus forte, une émotion indicible, était réservée aux deux représentants du gouvernement à l'extrême étape de leur randonnée, à Belfort, la fière cité où l'ombre de Denfert-Rochereau semble exciter et soutenir encore les dignes héritiers de sa magnanimité.
De la citadelle dominant la plaine, le gouverneur montrait à ses hôtes la frontière ancienne, maintenant débordée, effacée par la bravoure de nos soldats, la terre d'Alsace, hier encore «annexée». Alors, un violent, un impérieux désir les anima, irrésistible: aller là, être les premiers, après les vainqueurs, à fouler ce sol reconquis, si longtemps et si ardemment convoité. On déféra à leur vœu. Et bientôt, avec leurs guides, avec leur petite suite, ils étaient à «Alt Münsterol» redevenu Montreux-Vieux. Ces lieux me sont familiers depuis une enquête dont, autrefois, L'Illustration me chargea par là. Je revois la petite gare, le passage à niveau, puis, tout proche, le poteau frontière de la route qui, bariolé de noir et de blanc, semblait porter le deuil de la province violemment séparée de la patrie, si bien que, par une sorte de timide pudeur et de fierté, je ne voulus pas même l'atteindre. Plus heureux, 23 les nouveaux pèlerins français purent éprouver la légitime et la troublante volupté de se grouper à son pied, de le toucher, de le caresser, pour mieux dire, de délecter leurs yeux à ses couleurs toutes fraîches... Car il est maintenant tricolore, comme le mât qui, sur la voie ferrée, indique encore l'ancienne limite entre la civilisation et la barbarie. De ce terme, leurs regards purent s'élancer, brillants d'un rêve radieux, sur la route bientôt libre qui s'enfonce vers l'Est, vers le Rhin. Et il faut espérer que, quelque jour prochain, dans un de ces frémissants discours qui soulèvent les foules, M. Aristide Briand dira quels sentiments à cette heure l'agitèrent, et quelle fierté gonfla sa poitrine, quel sain orgueil d'avoir été si prévoyant, si vigilant serviteur du pays, au jour où, à peu près seul contre l'opinion entière, il se fit le champion passionné du retour «aux trois ans».
GUSTAVE BABIN.
D'après des récits de témoins et des croquis, des artistes anglais ont reconstitué des épisodes de la lutte ardente qui a précédé la chute d'Anvers.
C'est, d'une part, la suprême résistance du fort de Bornhem. Ce fort était du même type que tous ceux qui entouraient Anvers, pas très impressionnant à voir, sans doute, anodin d'aspect en temps de paix, mais redoutable dans le combat alors que ses tourelles cuirassées échangeaient leurs lourds obus avec les gros canons de siège allemands. Les lignes de tranchées se développaient tout autour, sous la protection de l'artillerie de campagne, dissimulée selon un artifice courant, sous des branchages qui rendent chaque pièce pareille à un gros buisson.
Malheureusement, ces défenses ne pouvaient absolument pas préserver Anvers d'un sort fatal. Sa dernière nuit héroïque fut d'une sinistre beauté. Toutes les puissances destructrices semblaient liguées contre la cité illustre des Rubens, des Van Dyck, des Plautus, et le fameux siège de 1832 apparaît, auprès de ces horreurs, comme un simulacre, un tableau des grandes manœuvres. A l'horizon, la lueur rouge de l'incendie des réservoirs de pétrole, auxquels les Belges avaient mis le feu. Au ciel ardent, les mouvants faisceaux de lumière pâle des projecteurs électriques. Dans l'Escaut, de hautes colonnes d'eau soulevées par la chute des obus. Et, dominant ce spectacle de dévastation, la svelte tour de Notre-Dame, dressée comme un hautain défi aux pires sauvageries qu'ait vues l'histoire...
Notre dernière gravure représente le duel d'artillerie qui précéda la reprise de Malines par les Allemands, avec un épisode assez curieux: la destruction, par un obus belge, de l'un des deux ballons d'où les Allemands observaient et dirigeaient le combat, et qu'on voit, à gauche, retourné comme un gros hanneton qui se serait brûlé les ailes sur la lampe.
Marchant sur ce sol criblé, où la tourmente de mitraille a laissé à peine une touffe d'herbe çà et là, un peu de mousse, une pauvre fleur, j'atteins d'abord une ligne de défense que l'on prépare, qui sera la seconde, pour le cas improbable où la première, plus en avant, viendrait à céder. Nos soldats, transformés en terrassiers, y travaillent, la pelle et la pioche en main, tous décidés et joyeux, s'empressant de la finir, et elle sera terrible, entourée des pires embûches. Ce sont les Allemands, je le veux bien, qui ont imaginé, dans leurs cervelles prudentes et mauvaises, tout ce système de galeries et de pièges; mais, comme nous sommes plus fins qu'eux et d'esprit plus prompt, en peu de jours nous les avons égalés, sinon dépassés.
Un kilomètre plus loin, voici la première ligne. Elle est pleine de monde, cette tranchée qui arrêtera le choc des barbares; elle est nuit et jour prête à se hérisser de fusils. Et ceux qui vivent là, terrés à peine pour le moment, savent que d'une minute à l'autre les obus recommenceront leur arrosage quotidien, enlevant les têtes qui se risqueraient dehors, crevant les poitrines ou déchiquetant les entrailles. Ils savent aussi qu'à n'importe quelle heure imprévue, au pâle soleil ou dans l'obscurité du milieu de la nuit, il y aura contre eux des ruées de ces 27 barbares, dont la forêt d'en face est encore pleine; ils savent comment ils arriveront en courant, avec des cris pour essayer de faire peur, se tenant tous par le bras en une seule masse enragée, et comment, avant de s'empêtrer pour la mort dans nos fils de fer barbelés, ils trouveront moyen, comme chaque fois, de faire beaucoup de mal. Ils savent, car ils ont déjà vu tout cela, mais quand même ils sourient avec une dignité grave. Depuis bientôt huit jours ils sont dans cette tranchée, attendant la relève qui va venir, et ils ne se plaignent de rien: «On est bien nourri, disent-ils, on mange à sa faim. Tant qu'il ne pleut pas, on se tient chaud la nuit, dans nos trous de renard, avec une bonne couverture. Mais, des vêtements de dessous en laine pour l'hiver, nous n'en avons encore pas tous, et il nous en faudra bientôt. Quand vous rentrerez à Paris, mon colonel, vous pourriez peut-être rappeler ça au gouvernement et à toutes ces dames qui travaillent pour nous.»
(Mon colonel, c'est le seul titre que les soldats connaissent pour les officiers à cinq galons. Pendant la dernière expédition de Chine, j'avais déjà été mon colonel, mais je ne m'attendais pas à le redevenir un jour, hélas! pour une guerre sur le sol de France!)
Ceux qui causent avec moi, au bord ou du fond de cette tranchée, appartiennent aux plus diverses classes sociales; les uns furent des élégants et des oisifs, les autres des ouvriers, des laboureurs; il y en a même, avec le képi trop sur l'oreille et l'accent de barrière, dont il vaudrait mieux sans doute ne pas sonder le passé, et qui sont devenus ici quand même, non seulement des garçons braves, mais des braves 28 garçons. Cette guerre, en même temps qu'elle aura supprimé nos distances, nous aura tous purifiés et grandis: les Allemands, sans le vouloir, nous auront fait au moins ce bien-là, qui certes en vaut la peine. Et puis nos soldats savent tous aujourd'hui pourquoi ils se battent, et c'est leur suprême force; l'indignation les stimulera jusqu'à leur dernier souffle: «Quand on a vu, me disent deux jeunes paysans de Bretagne, quand on a vu de ses yeux ce que font ces brutes-là dans les villages où ils passent, c'est tout naturel, n'est-ce pas, de donner sa vie pour tâcher qu'ils ne viennent en faire autant chez nous.» Et la canonnade accompagne d'une basse incessante et profonde cette déclaration naïve...
Or, il en est ainsi d'un bout à l'autre de la ligne sans fin; partout même décision et même courage. Ici ou là, causer avec eux est aussi réconfortant et commande une admiration égale.
Mais c'est étrange de se dire qu'à notre vingtième siècle, pour nous garer de la sauvagerie et de l'horreur, il nous a fallu établir, de l'Est à l'Ouest de notre cher pays, de pareilles tranchées, des doubles, des triples, courant ininterrompues sur des centaines de kilomètres, comme une sorte de muraille de Chine cent fois plus redoutable que la vraie qui gardait des Mongols, une muraille qui serpente, presque souterraine, en tapinois, et que garnit toute une héroïque jeunesse française sans cesse en alerte et sans cesse ensanglantée...
Le crépuscule ce soir, sous le ciel épais, se traîne tristement et n'en 29 finit plus; il me semble qu'il est déjà commencé depuis deux heures, et cependant on y voit encore. Devant nous se distingue toujours, ou se devine, le déploiement à perte de vue de deux plans de forêt, dont le plus lointain n'a presque plus de contours dans les ténèbres. Le vent continue de se refroidir. Et le cœur se serre dans l'impression plus poignante encore d'une replongée, sans abri et sans recours, au fond des primitives barbaries.
—«Mon colonel, voici l'heure où, depuis une semaine, nous avons tous les soirs notre petit arrosage d'obus; si vous avez le temps de rester un peu, vous verrez comme ils tirent vite et presque au hasard.»
Le temps, non, je ne l'ai guère, et puis l'occasion m'a déjà été donnée ailleurs de voir «comme ils tirent vite et presque au hasard». On dirait quelquefois un feu d'artifice pour parade, et c'est à croire qu'ils ont des projectiles à n'en savoir que faire. Cependant je resterai bien volontiers un moment de plus, pour revoir ça en leur compagnie.
Ah!... En effet, voici en l'air une espèce de bruissement de vol de perdrix,—des perdrix qui passeraient très vite, avec des ailes en métal. Cela nous change de la canonnade sourde de tout à l'heure, et c'est dans notre direction que cela commence à venir. Mais c'est beaucoup trop haut et surtout beaucoup trop à gauche. Tellement trop à gauche que ce n'est pas nous qu'ils visent cette fois, certainement; il faudrait qu'ils fussent par trop bêtes... Tout de même nous cessons de causer, l'oreille aux aguets... Une dizaine d'obus, et puis plus rien.
30 —«C'est fini, me disent-ils alors. Maintenant leur heure est passée. Et c'était pour les camarades là-bas. Vous n'avez pas de chance, mon colonel; voilà bien la première fois que ce n'est pas nous qui écopons... Et puis, on dirait qu'ils sont fatigués, ce soir, les Boches.»
Il fait nuit et je devrais déjà être loin. D'ailleurs ils vont se coucher tous, ne pouvant pas, bien entendu, risquer d'allumer des lumières; des cigarettes tout au plus. Je serre beaucoup de mains à la file et je les quitte, les pauvres enfants de France, dans leur dortoir qui tout à coup, avec le silence et l'obscurité, est devenu funèbre comme une longue fosse commune au cimetière.
PIERRE LOTI.
Tahiti, chère au cœur de Pierre Loti, Tahiti la patrie de la petite Rarahu, a connu, elle aussi, les horreurs de la grande guerre. «Le 22 septembre, à 6 h. 45 du matin, nous écrit notre correspondant. M. L. Gauthier, deux croiseurs allemands, les deux plus 31 fortes unités de la division de Chine (le Scharnhorst et le Gneisenau, sans doute), se présentèrent devant Papeete. Au coup de canon à blanc tiré par une batterie de la côte, ils hissèrent leur pavillon, s'approchèrent de la passe et envoyèrent leur premier obus. Le commandant de la marine à Tahiti donna aussitôt l'ordre de détruire les balises et amers de la côte et de mettre le feu aux approvisionnements de charbon. Un bombardement en règle du port commença aussitôt. La petite canonnière la Zélée, bien inapte à se défendre, paya cher les quelques prises quelle avait pu faire au début de la guerre. La ville fut fort éprouvée aussi. Elle ne reçut pas moins de deux cents obus en quatre heures de temps, à peu près. Dix incendies éclatèrent sur divers points. A la fin de cette canonnade terrible, les décombres de ses murailles légères, de ses toitures de tôle ondulée, jonchaient le sol de toutes parts. On s'attendait à un débarquement de marins allemands, et tous les hommes valides de la colonie, mobilisés dès le début de la guerre et bien exercés, s'apprêtaient déjà à résister jusqu'au bout. Ils n'eurent pas l'occasion de combattre: leur brutale besogne achevée, les deux croiseurs reprirent le large.
L'histoire de la guerre de 1914 démontrera combien les Allemands ont profité des leçons des plus récents conflits. La guerre du Transvaal, la guerre russo-japonaise et les guerres balkaniques ont été minutieusement étudiées par eux et toute leur préparation, toutes leurs méthodes de combat, toutes leurs ruses de guerre sont inspirées des enseignements qu'ils en ont retirés.
C'est tout particulièrement en matière de tranchées que nos ennemis ont beaucoup vu, beaucoup appris et beaucoup retenu.
Nous nous étions cantonnés depuis 1870 dans les trois types de tranchées réglementaires: tranchée pour tireur assis, tranchée pour tireur à genoux, tranchée pour tireur debout. A l'instruction, on a appris à l'homme à se protéger momentanément, durant les bonds classiques du combat tel qu'on le prévoyait, en creusant un peu le sol et en se couchant derrière une toute petite levée de terre. Le soldat devait, en outre, s'abriter des coups de l'adversaire en dressant son sac devant lui.
D'où protection insuffisante et visibilité extrêmement dangereuse, puisque l'ennemi n'a plus qu'à compter les sacs pour connaître l'effectif qui lui fait face.
Pour assurer le creusement de ces abris, la compagnie française disposait de 80 pioches et 80 pelles-bêches, soit 160 outils pour 250 hommes. Ces outils 34 sont fixés sur le sac, d'où manœuvre assez longue pour disposer de l'outil.
Les Allemands ont adopté des méthodes de tranchées défensives et offensives toutes différentes. Chaque homme a un outil et l'outil est adapté à l'étui du sabre-baïonnette.
Dès qu'il y a lieu de combattre, la ligne se cache, et, dès qu'elle combat, cette ligne prévoit la retraite. Elle prépare, à cet effet, de fortes positions qui assureront le ralliement, la défensive à outrance, puis la contre-attaque.
Et c'est en vertu de ces principes très substantiels que tous les fronts de combat sont organisés suivant un ordre qui varie très peu.
Ces fronts présentent généralement une, deux ou trois lignes de tranchées-abris de 0 m. 50 à 0 m. 60 de largeur, parallèles, de longueur proportionnelle aux effectifs qui les occupent, reliées entre elles par des cheminements tracés en zigzag et reliées en dernier lieu à une ligne de tranchées fortifiées armées de mitrailleuses. Ces dernières tranchées renforcées sont à l'abri presque absolu des projectiles des fusils, des mitrailleuses et des canons.
Les tranchées légères, dont les dimensions sont indiquées au croquis, sont absolument invisibles à 300 mètres, distance qui permet déjà un feu extrêmement meurtrier. On se rend compte que si l'ennemi dispose de trois lignes successives et d'une ligne de retranchements fortifiés, c'est au minimum sur un parcours de 600 mètres que la ligne assaillante est susceptible d'être décimée par un feu d'infanterie déclenché à 300 mètres et par le feu des 35 mitrailleuses placées dans les retranchements fortifiés, feu extrêmement rapide et lançant avec une précision absolue de 300 à 600 balles à la minute et par pièce sur la ligne qui avance.
Le soldat, dans la tranchée de campagne, jouit d'une sécurité beaucoup plus grande que le fantassin couché à plat ventre, derrière son sac, dans une excavation offrant à peine 0 m. 40 de dénivellation. En se baissant un peu, il disparaît au-dessous du niveau du sol et se trouve garanti d'une façon absolue du feu de l'infanterie; de plus, il permet à ses mitrailleuses de tirer sans danger pour lui. Ce même mouvement l'amenant à faire le gros dos, c'est son sac qui se trouve placé dans le sens horizontal, et ce sac constitue alors avec le casque une protection relative contre les shrapnells et les éclats d'obus.
Derrière la tranchée allemande, des trous sont creusés pour le chef de l'unité et les sous-officiers. Le trou du chef de l'unité est relié avec le cheminement. Ceux des sous-officiers ne le sont pas.
Si l'on ajoute que le talus ou plutôt le déversement des déblais de la tranchée occupe une largeur de 4 à 5 mètres et qu'il est soigneusement gazonné ou replanté avec les cultures environnantes, on concevra que cette très légère dénivellation ne laisse visible qu'à très courte distance la «saignée» de terre où se trouve dissimulée et à l'abri la ligne allemande.
Quant aux tranchées fortifiées, nos dessins en montrent nettement la conception et le dispositif. Elles sont à l'abri des balles et des shrapnells. Seuls les obus percutants ont le pouvoir de les pulvériser et de décimer leurs défenseurs. Les détails à l'intérieur varient à l'infini, suivant l'ingéniosité des occupants, la tranquillité relative dont ils jouissent et aussi la nature du sol.
C'est ainsi que les trois dernières figures de cette page montrent un dispositif tout différent où les tranchées sont composées de fossés pour quatre tireurs 37 chacun, profonds de 1 m. 50, larges de 0 m. 80 environ, communiquant avec des chambres de repos disposées entre eux et en arrière. Des cheminements couverts, ici encore, relient les chambres de la première ligne à celles de la seconde. Tout le système, les chambres de repos surtout, est installé de façon à procurer aux hommes le maximum de confort et de sécurité: des volets, des portes arrachés aux maisons les abritent, ou encore des branchages recouverts de terre.
Dès le début de la guerre, en Lorraine, et il faut bien le dire, après quelques dures expériences, nos troupiers ont rapidement compris les avantages des tranchées allemandes, ce qui prouve en passant que pour les étudier ils les avaient conquises. Tout aussitôt, les officiers, les sous-officiers et les soldats du génie furent détachés dans toutes les unités pour enseigner à nos fantassins la façon de construire ces abris. L'éducation fut rapide, et très vite aussi on parvint à compléter l'outillage nécessaire, indispensable à là protection commune. Les outils des 38 disparus, les pioches et les bêches abandonnées dans les villages, les outils de parc même furent arrimés sur les sacs par ceux qui geignaient autrefois sous le poids de la petite pelle-bêche réglementaire.
Dès la première accalmie du feu, dès la nuit tombée, les «trous» furent entrepris. Quelquefois dans le silence de la nuit, à moins de 500 mètres les uns des autres, les soldats des deux partis entendaient mutuellement les coups de pioche, les jets de pelle, les paroles d'encouragement des chefs, et ils s'accordaient tacitement l'armistice nécessaire pour le creusement du fossé protecteur d'où ils jailliraient en trombe dès le jour revenu.
DEUX AVIATEURS BLESSÉS AU-DESSUS DES LIGNES ALLEMANDES
Ayant le talon traversé par une balle, tandis que l'officier observateur était lui-même blessé au pied, le pilote Verrier réussit cependant à ramener son appareil et son passager dans les lignes françaises.
LE 109e ANNIVERSAIRE DE TRAFALGAR A LONDRES: DEUX INSCRIPTIONS A LA BASE DU MONUMENT DE NELSON
Voici plus de quinze jours que se poursuit entre la mer du Nord et les bords de la Scarpe, près d'Arras, la plus violente bataille de cette terrible et sanglante campagne. Peut-être durera-t-elle une semaine encore, tant les Allemands mettent d'acharnement à tenter la rupture de nos lignes, afin de faire une trouée grâce à laquelle ils pourraient réaliser leur rêve: assiéger Dunkerque et Calais.
Dans ce but, ils procèdent plus que jamais à la ruée par des masses énormes, se renouvelant à mesure que le fusil et l'obus renversent les rangs qui accourent comme les flots sur la plage. Le littoral de la mer du Nord, les dunes, les rives de l'Yser, les villes de Nieuport, Dixmude et Roulers offrent le terrifiant spectacle de milliers et de milliers de cadavres, sans que tant de vies sacrifiées en vain aient brisé la volonté des chefs qui espèrent, à force de violence, enfoncer sur quelque point la vivante muraille offerte par les armées des alliés.
La grande bataille commença vers le 13 par le balayage du territoire français au Nord de la Lys. La cavalerie allemande qui l'avait envahi fut rejetée sur la rive droite de la rivière. Nous avons dit, la semaine dernière, comment, jusqu'au 20, se succédèrent les événements.
41 Ce jour-là et le 22 furent marqués par des rencontres très violentes sur tout le front, sans que nous ayons fléchi. Le 23, seulement, les alliés perdaient un peu de terrain au Nord de Dixmude et autour de la Bassée; partout ailleurs nous progressions, surtout sur la côte et entre Ypres et Roulers. L'Yser ne pouvait être forcé par les Allemands qui, le 24, cependant, réussissaient le passage sur un point. Le 25, tentative générale jusqu'à la Somme, par des attaques de nuit que les alliés repoussaient. Le 26, effort non moins violent de Nieuport à Lens. En même temps, aux mêmes heures, en Picardie, en Champagne, en Argonne, sur la Meuse, en Woëvre, les divers corps allemands, obéissant à un évident mot d'ordre, essayaient de reprendre l'offensive. Sur tous les points cette attaque a échoué.
Le communiqué du 28 signalait une sorte d'apaisement dans tes attaques allemandes au Nord, par contre sur les points où nous avions l'offensive nos progrès continuaient.
Voyons maintenant, sur chaque partie du front, comment les événements de cette tragique semaine se sont déroulés.
C'est dans la Flandre belge que la bataille a pris le plus d'ampleur, la défense de l'étroit chenal de l'Yser canalisé, la lutte sur la chaussée d'Ostende à Nieuport, au pied de la dune littorale, eurent un caractère effroyable. La flotte anglaise et quelques petits navires français ont participé à la lutte en écrasant de leurs feux les Allemands parvenus dans les stations balnéaires, si coquettes hier encore, qui se succèdent d'Ostende à la frontière française. Middelkerke, Westende, Lambaertzyde, Nieuport-Bains, furent le théâtre de rencontres violentes entre l'armée belge et les Allemands, dont les masses offraient une cible aux canons de marine, grâce aux reconnaissances par les ballons captifs et les hydravions des Anglais. Les plages furent couvertes de cadavres. C'est à partir du 22 et du 23 surtout que cette coopération de la flotte s'affirma.
Le 19, lutte sur tout le cours de l'Yser et le canal d'Ypres; le 20, violentes rencontres de Nieuport à Dixmude et d'Ypres à Menin; le 21, le choc s'étend jusqu'à Warneton et se poursuit le 22 avec la même violence; 43 le 23, les Belges sont ramenés du Nord de Dixmude sur la ville, mais les Anglo-Français refoulent l'ennemi au Nord-Est d'Ypres et commencent à se diriger vers Roulers, qu'ils devaient atteindre, perdre et reprendre. Sur la côte, la flotte écrase les Allemands; des monitors de rivière embossés dans l'Yser maritime participent à la bataille. Le 24, a lieu la traversée de l'Yser par l'ennemi en un lieu non précisé entre Nieuport et Dixmude, succès suivi d'une destruction partielle des Allemands par les Anglais. Le 25, continuation de ces farouches assauts; Nieuport, bombardé, résiste vigoureusement. Sur aucun point les lignes alliées ne sont forcées. Le 26 et le 27, mêmes infructueux efforts de la part des Allemands tandis que nous nous maintenons près de Roulers et avançons même. Et les Belges progressent au Sud de Dixmude.
Le 28, l'acharnement de l'ennemi semblait s'apaiser sur ce front; par contre nous continuions à avancer au Nord et à l'Ouest d'Ypres.
Trois zones d'action: entre Armentières et Lille, autour de la Bassée, vers Lens et Arras. Les communiqués ont été très sobres de détails sur les événements de ce côté.
Le 20, les Allemands tenaient les avancés de Lille; le 21, nous approchions de la grande ville jusqu'à 6 kilomètres des remparts, à Radinghem; le 22, nouvelle avance; le 24, nos lignes vers Lille sont attaquées et l'ennemi est repoussé; depuis lors les attaques allemandes sont demeurées infructueuses.
Sur la Bassée et Lens, plus vagues encore ont été les indications. Les Allemands y firent toute la semaine d'énormes efforts, avec des forces tellement supérieures que, le 25, on annonçait un recul à l'Ouest des deux villes; depuis lors les Allemands n'ont pu poursuivre ce succès; nous avons même réalisé de légers progrès. Pendant ce temps, on se battait toujours aux environs d'Arras; l'artillerie allemande, placée à grande distance, continuait la destruction méthodique de la vieille cité, mais nos troupes paraissaient contenir et repousser l'ennemi qui avait dirigé de violentes attaques au Nord de la ville, du 19 au 22; le 25, la surprise de nuit échouait comme dans les autres secteurs; le 26, on apprenait que nous étions à l'Est de la ville, c'est-à-dire, sans doute, dans la direction de Douai.
44 Le 28, le communiqué signalait qu'au Sud-Ouest de la Bassée, vers Cambrin, petit chef-lieu de canton, l'ennemi avait reculé. Et l'état-major faisait connaître que les pertes des Allemands étaient énormes dans les Flandres.
Au Sud d'Arras, aux confins de l'Artois et de la Picardie, les Allemands montraient moins d'activité, ils renouvelaient cependant, vers le 20, leurs tentatives pour percer nos lignes à hauteur d'Albert, mais ne réussissaient pas à nous entamer.
Sur toute cette ligne sinueuse partant de Bray-sur-Somme pour aboutir à la Meuse verdunoise, il y eut de nombreux et rudes combats qui se sont traduits, on en a l'intuition, par de sensibles progrès pour nous. Nous devons nous borner à marquer, d'après les communiqués, les principales phases de cet ensemble de rencontres.
Vers la Somme, c'est, le 22, une attaque infructueuse des Allemands autour de Rosières-en-Santerre. Au Nord de l'Aisne, on constate des progrès lents, mais sérieux, sur le réseau des tranchées et des cavernes allemandes.
L'artillerie joue un rôle important: le 22, nous détruisons par nos obus trois batteries ennemies. Pendant que 46 nous remontons ainsi pas à pas dans la direction de Noyon et de Tergnier, une avance plus sensible se produit vers Craonne et la plaine champenoise, au Nord de l'Aisne, où il semble que nous approchons du camp de Sissonne.
47 Près de la vallée de la Suippe, dans ce qu'on appelle la région de Souain, des attaques allemandes sont repoussées le 21. Depuis lors, silence sur cette zone. A la lisière de la forêt d'Argonne, nous montons vers le Nord en partant de Vienne-la-Ville. Les Allemands nous avaient attaqués, le 21, à l'Est de ce bourg, en pleine forêt d'Argonne; au Nord du hameau du Four-de-Paris, nous les avions rejetés dans les bois; les jours suivants, on se battait encore au sein de la forêt et, le 24, nos troupes, cernant un régiment dans le défilé de la Chalade, l'anéantissaient.
La veille, au-dessus de Vienne-la Ville, nous avions enlevé brillamment le hameau de Melzicourt, près de Servon, d'où partent, à travers l'Argonne, deux chemins conduisant à Varennes.
Le 19, la forte position de Vauquois, près de Varennes, où nous nous sommes retranchés face au bourg de Montfaucon fortifié par les Allemands, avait été attaquée; l'ennemi fut repoussé; de même autour de Malancourt.
Saint-Mihiel continue à être le but de combats acharnés; les Allemands qui l'occupent sont de plus en plus pressés par nos troupes. Celles-ci sont parvenues à trois kilomètres à peine de la ville, dans la presqu'île du Camp des Romains et sur la route d'Apremont, au bois d'Ailly, non moins proche de Saint-Mihiel.
Sur les Hauts de Meuse, nous avons eu raison de tous les assauts; la lutte d'artillerie y semble terrible; une attaque violente fut repoussée le 19; le 24, nos canons détruisaient trois batteries allemandes dont une de ces batteries lourdes qui ont une portée si considérable. Tout le long des Côtes, ce que l'on pourrait appeler la défense mobile du camp retranché de Verdun tient l'ennemi à distance des forts; elle l'a repoussé à Champlon et a gagné sur lui, au Nord de la place.
Dans la plaine de Woëvre même, nous tenons une longue ligne depuis Apremont jusqu'à Pont-à-Mousson. Le 21 nous pénétrions dans le bois de Mort-Mare, au Nord de cette ligne; nous faisons un nouveau bond dans ces bois le 23 et, le même jour, débordions la forêt dite Bois-le-Prêtre, au Nord de Pont-à-Mousson. Nous paraissons progresser beaucoup sur cette rive gauche de la Moselle.
Entre Nancy et la Seille nous reprenons nettement l'offensive.
Aux dernières nouvelles, nous avions chassé les Allemands 49 entre les forêts de Parroy, au Nord-Est de Lunéville, et de Bezange-la-Grande, entre cette ville et la Seille, et nous pénétrions en Lorraine annexée.
L'extrême importance des combats dans les Flandres nous a obligé d'insister assez longuement sur cette partie des opérations, il nous reste peu de place pour les mouvements des armées russes. Ceux-ci, il est vrai, ont consisté uniquement, pendant la semaine, dans la poursuite des ennemis battus à Varsovie et Ivangorod. Ces deux batailles durèrent chacune sept jours, du 13 au 20, sans que les Allemands aient pu attaquer sérieusement les camps retranchés des deux villes et celui de Novo-Georgiewsk.
Les Russes débouchant de ces trois places se sont portés hardiment vers l'Ouest. Au Nord de la rivière Piliza, leurs colonnes ont atteint l'ennemi autour des villes de Lowicz, Skernewitz et Rawa et l'ont rejeté à la baïonnette 50 dans la direction de Lodz; il serait déjà à 130 kilomètres de la Vistule. Au Sud de la Piliza, les Allemands résistent plus vigoureusement autour de Radom, grâce aux forêts dont le pays est couvert, mais les Russes ne les refoulent pas moins vers la Silésie. Au Sud, sur la rivière San, jusqu'à Przemysl, des combats acharnés ont lieu entre Russes et Autrichiens: le 22 à Jaroslaw, le 23 et les jours suivants à Sandomir, autour de Przemysl, et au Sud de Sambor. Les Lignes autrichiennes ont été rompues et l'offensive russe s'accentue; les Autrichiens paraissent faire un effort désespéré pour défendre la route de Cracovie.
ARDOUIN DUMAZET.
C'est avec une émotion particulière qu'on a appris la mort glorieuse devant l'ennemi du docteur Emile, membre du Sénat, qui comptait parmi nos meilleurs et nos plus anciens aviateurs. Le docteur Reymond avait réclamé l'honneur d'accomplir une reconnaissance 52 importante, mais que rendait fort périlleuse l'obligation de voler assez bas; il partit sur un monoplan avec le brigadier aviateur Clamadieu. Quelques instants plus tard, ce dernier était tué, le docteur Reymond dangereusement blessé, et l'appareil tombait doucement entre les deux camps. Les Allemands occupaient une position, dominant la Woëvre, devant laquelle ils nous tenaient en échec depuis plusieurs jours. Dans leur joie d'avoir abattu l'appareil, ils se précipitent hors de leurs tranchées pour s'emparer des aviateurs qu'ils peuvent supposer encore vivants; nos soldats s'élancent aussitôt, et, après un corps à corps d'une violence effroyable, ils réussissent, non seulement à dégager leurs deux camarades, mais encore à refouler l'adversaire à 3 kilomètres et à garder la position que les aviateurs avaient été chargés de reconnaître. Le docteur Reymond fut transporté à l'hôpital de Toul où il expira deux heures après avoir reçu la visite des deux ministres en tournée sur le front, MM. Briand et Sarraut. Jusqu'au dernier moment, il conserva une lucidité parfaite, et, avec un sang-froid magnifique, il indiqua, sans omettre un détail, le résultat de ses observations.
Né à Tarbes en 1865, M. Emile Reymond fit ses études de médecine à Paris. Elève, puis collaborateur du professeur 53 Terrier, il acquiert rapidement une grande renommée comme chirurgien. A la mort de son père, survenue en 1905, il est élu sénateur de la Loire.
Dès le début de l'aviation, il est des premiers à entrevoir l'importance du rôle militaire qu'elle est appelée à jouer, et il devient le protecteur officiel de tous ceux qui travaillent à son développement. Bientôt il se passionne lui-même pour le nouveau sport; il passe son brevet de pilote en 1910. Ses randonnées audacieuses ne tardent pas à lui donner dans le monde parlementaire une autorité exceptionnelle et un prestige original dont il ne tire d'ailleurs aucune vanité. La campagne électorale de 1912, qu'il s'amuse à faire en aéroplane, achève de rendre son nom populaire, et, placé à la tête du Comité national d'aviation militaire, il se voue désormais tout entier à l'organisation de la quatrième arme.
Appartenant au service de santé comme médecin 54 major de 1re classe, le docteur Reymond demanda et obtint, à la déclaration de guerre, son affectation au corps d'aviateurs et il partit dans une escadrille de l'armée de l'Est où il rendit de grands services. Quelques jours avant sa mort, il était cité à l'ordre du jour de l'armée.
M. Emile Reymond a donné sa vie au pays comme tant d'autres héros obscurs; il avait peut-être encore mieux servi la France avant la guerre, car c'est à son énergie et à son dévouement que nous devons en grande partie d'avoir possédé, dès les premiers jours du conflit, l'armée aérienne qui, dans une large mesure, aura préparé la victoire.