The Project Gutenberg eBook of Poussières de Paris

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Title: Poussières de Paris

Author: Jean Lorrain

Release date: January 29, 2020 [eBook #61270]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

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Au lecteur

Table des noms cités dans l’ouvrage

Poussières de Paris

DU MÊME AUTEUR


La Petite Classe 1 vol.
Histoires de Masques 1 vol.
(Couverture de Henry Bataille).
Monsieur de Phocas 1 vol.
(Couverture de Geo-Dupuis).

Pour paraître très prochainement:
Le Vice errant (Coins de Byzance) 1 vol.
Princesses d’ivoire et d’ivresse 1 vol.

EN PRÉPARATION:
Le Châtiment de la Lumière.
Le Valet de Gloire.

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S’adresser, pour traiter, à la librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.

JEAN LORRAIN


Poussières
de Paris

— CINQUIÈME ÉDITION —

PARIS

SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50


1902
Tous droits réservés.

Il a été tiré à part cinq exemplaires sur papier de hollande.

POUSSIÈRES DE PARIS


Dimanche 1er janvier:

J’aime ma vie et j’aime aussi la vie,
Toute la vie éparse et douce malgré tout,
Comme on aime l’année avec ses raisins d’août,
Avec sa neige de janvier, avec sa pluie.
Georges Rodenbach.

Et cet amant fervent de la vie, de la vie avec ses joies et ses douleurs, dont il a rendu les plus fugitives nuances, vient de mourir, à peine âgé de quarante ans. Cette année 98 l’a emporté, comme elle en a emporté tant d’autres; elle a cruellement fauché parmi le clan des artistes (puisqu’on ne peut plus écrire intellectuels, l’intellectualité étant devenue un parti politique). Oui, elle a été farouchement meurtrière de poètes et de penseurs, cette veule et vénéneuse année 98. Déjà lourde de mensonges et de trahisons, elle a été aussi assassin: elle a tué chez nous Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Stéphane Mallarmé, Auguste Lauzet; [p. 2] en Angleterre, Burne Jones. Et voilà qu’en s’enfuyant comme une voleuse, elle nous ravit le pur et délicat poète que fut M. Georges Rodenbach.

M. Octave Mirbeau a dit ici la genèse de cette poésie ardente et triste; mieux que personne, M. Mirbeau a expliqué les frissonnements de cette âme de sensitif, en racontant l’enfance de Georges Rodenbach passée toute dans les cimetières de Bruges, cette Bruges-la-Morte dont il a noté, dans un style de reflets et de larmes, l’atmosphère de jadis reflétée dans l’étain des canaux et pleurée goutte à goutte par la chanson des carillons.

Quelque chose de moi dans les villes du Nord,
Quelque chose survit de plus fort que la mort.
En leurs quartiers lépreux qu’affligent des casernes
Quelque chose de moi pleure dans les tambours,
Et par les soirs de pluie, en leurs mornes faubourgs,
Quelque chose de moi brûle dans les lanternes.
Et, tandis que le vent s’exténue en reproches,
Quelque chose de moi meurt déjà dans les cloches.

Poète de la vie, certes, mais poète de la vie attristée par la perpétuelle obsession du néant, poète déjà frappé de mort et poursuivi dans toutes ses œuvres par le souvenir d’une enfance assombrie; et dans la mélancolie de ce 1er janvier, la plus morne journée de l’année, celle dont M. Edmond de Goncourt a pu écrire dans son journal: «Le jour de l’An, pour moi, c’est le jour des Morts», c’est à Rodenbach que je songe, Rodenbach dont je n’ai pas voulu suivre le convoi par horreur du mensonge des visages de circonstance et de la banalité prévue des discours. Il me semble que c’est un peu de son âme que je respire à travers les pages feuilletées de son ultime et dernier poème, le Miroir [p. 3] du ciel natal. Oui, tout Rodenbach s’évoque dans la résignation et la somnolence apaisée de ces beaux vers:

La vieille église rêve en un vaste silence;
La ville morte, avec sa tristesse, est autour;
On en sent comme d’un malade, la présence,
Et tout est assombri par l’ombre de la tour.
Oh! cette maladive odeur de vieille église,
Fade, mais sensuelle, et qui fait qu’on défaille;
Lys, crèches de Noël dont se fane la paille.
Encens irrésolu qui meurt dans l’ombre grise:
Vin d’or évaporé des burettes, bougies
Dont la souffrance aura racheté nos péchés;
Et tant d’odeurs encor: les nappes défraîchies
Et les voiles de noce aux bouquets d’orangers.
Et vous aussi, votre immortelle odeur humaine,
Foule venue ici dont Dieu seul sait le compte;
Larmes du repentir et sueur de la honte,
Odeur des siècles, lourde et qui toujours se traîne...
Odeur de mort aussi, car tout ici se meurt!
Cette église est trop vieille et la ville est trop morte;
Ce ne sont que tombeaux dans les nefs et le chœur,
Et combien de cercueils en ont franchi les portes!
Oui! tout est mort! Oui! tout se meurt sans cesse ici!
L’encens dans le néant, aujourd’hui dans naguères;
Les visages des vieux tableaux meurent ainsi;
Et chacun pense aux ossements des vieux reliquaires...

Mercredi 4 janvier.—Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. —«Et vous y êtes allé, à ces luttes? —Oh! le Casino de Paris m’a suffi, depuis que j’ai vu Pons y étrangler Pytlasinski. —C’était ignoble? —Je vous crois: Pytlasinski était plein de sang. —Aussi ignoble que la séance des lutteurs turcs au Cirque d’Hiver? —Celle où Yousouf?... —Parfaitement, celle où Yousouf essayait, à travers le caleçon de cuir... de [p. 4] préparer son adversaire à entrer au sérail... —Quelle horreur! Et dire qu’Héloë n’en manque pas une! —Comme on écrit l’histoire! je n’ai été que deux fois au Casino. C’est surtout la physionomie de la foule qui m’amuse; les spectacles de force y développent une atmosphère spéciale très curieuse à observer: les femmes ont, en regardant ça, une acuité d’œil et un brusque avancement de mâchoire très démonstratifs. J’ai vu là de vraies figures d’une fête sous Néron, tant elles étaient atroces et crispées de luxure, de vraies physionomies de meurtre! Pour peu que ces spectacles durent et que l’Affaire s’éternise, d’ici peu on se massacrera dans les restaurants de nuit. —Non. —Attendez un peu les bals de l’Opéra; je guette mes contemporains à la sortie, chez Paillard ou au café de Paris, à l’heure du chaufroid de bécasses. Une fois les femmes grises, pour peu que les hommes parlent révision, on se tuera, je vous le dis.»

Jeudi 5 janvier.—Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. Autres délicieux. —Et aux Folies-Bergère? —Oh! ceux-là valent la peine; il y a là Sabès et Pietro II qu’on peut regarder. Moi, je n’admets que les lutteurs du Midi. —Constant le Boucher, pourtant? —Constant le Boucher! Oui, c’est tout à fait la jeunesse de Guitry. —Non. —Vous ne l’avez donc pas regardé? Vous avez vu Georgette Lemeunier? —Deux fois. Hein, comme c’est joué! —Au naturel, c’est Guitry dans les rôles de Guitry. Il a vraiment trop l’air de se moquer du public. Un rôle, il faut sembler y croire. —Moi, je le trouve parfait. —Mais vous êtes vous-même un petit Guitry; et puis, il n’y a pas de pièce. —Voilà qui m’est égal si je m’amuse. —Avouez que cette erreur du bijoutier, ces bagues [p. 5] envoyées l’une pour l’autre, faire reposer quatre actes là-dessus, ce n’est pas du théâtre, c’est trop facile. —Trop facile! Essayez donc pour voir. —Si c’était mon métier. Et puis une pièce jouée par Réjane, ça a toujours du succès. —Servez Calice. —Resservez au contraire, car au fond c’est la même pièce. Si vous regardez bien, c’est toujours Amoureuse de Porto-Riche, accommodée par Vandérem aux endives tragiques ou par Donnay potage bonne femme au kari. —En effet, il devient bien popote, Maurice. —Vous savez que Réjane ne veut plus jouer que des rôles de femmes honnêtes. —La conversion de Zaza. Je l’aime mieux autrement. —Le fait est que c’est surtout une amoureuse. —Ah! elle joue avec sa peau, elle a la science innée du frôlement. Déjà, dans Viveurs, elle avait une façon de prendre contact avec Mayer. —Et dans Zaza, une manière de mettre ses seins sous le nez de Gautier. —Cette Réjane, quand elle joue, toutes les maisons de nuit font recette. —Quand Réjane va, tout va. —Qu’est-ce qu’on reprend à la Renaissance? —La Dame aux Camélias. —Et avec quoi ouvre le théâtre des Nations? —Avec la Tosca. —J’aime autant retourner voir la Reine Fiammette. —Vous avez aimé Yahne là-dedans? —L’idéale mercière? Aucun abandon, aucune nature, tout cela est sec, étudié, voulu; pas de recul dans le passé; elle a l’air d’une petite bourgeoise costumée tout le temps. Savez-vous qui j’aurais voulu là-dedans? —Dites? —Lucy Gérard. C’est bien la petite folle du rôle. —En effet... Avez-vous vu Otero valser la valse tourbillon?

Samedi 7 janvier.—Aux Folies-Bergère, entre quatre et cinq dans les limbes d’une répétition. Sur scène, le clair-obscur d’un décor de roches et de montagnes peint [p. 6] par Jusseaume, trente danseuses, engoncées de lainages et en jupons de dessous, évoluent d’un pas frénétique sous la direction de Mariquita, debout devant le trou du souffleur. Nous sommes dans la chaîne libyque, et les danseuses qui tourbillonnent et s’agitent, étroitement épaulées l’une à l’autre et comme enchaînées par une guirlande de bras, figurent la ronde du sabbat au milieu duquel Tylda, reine des sorcières, torturera demain Jeanne Margyl, princesse d’Egypte. L’orchestre, dirigé par Ganne, entonne maintenant une sorte de marche sacrilège sur le thème du Dies iræ, et tout le corps de ballet, s’écartant et se groupant en quatre files humaines, figure une énorme croix de Saint-André qui tourne et vire sur le mode funèbre au pied des montagnes abruptes, tout à coup apparues singulièrement reculées sous la lune montante, et mon impression de messe noire et de rites maudits est encore aggravée par mon voisin de loge, le sculpteur Carabin, qui me raconte ses souvenirs d’enfance paysanne dans la superstitieuse Alsace, l’Alsace, où la croyance au sabbat, encore vivace dans l’esprit des populations, veut que la sorcière, surprise par l’aube hors de son logis, n’y puisse rentrer que dépouillée de tout vêtement, sa nudité voilée sous la chevelure éparse... Des paysannes ont été ainsi souvent rencontrées au coin d’une ruelle de village, à l’orée des champs, et comme je hoche la tête, Carabin, pour me convaincre, me raconte la sauvage et belle légende de la pauvresse, la mendiante de campagne qui, le jour de Noël, monte sur le Ballon d’Alsace, et là, s’y étant mise nue, secoue du charbon pilé sur les champs de tous ceux qui lui ont refusé l’aumône dans le courant de l’année; et ce charbon jeté est la malédiction qui stérilise la terre des avares.

[p. 7]
La nuit, quand des cheveux de lune
Baignent, lisses et froids, les épaules des dunes,
Elle s’éveille en leur lumière bleue;
Sa volonté se darde alors de lieue en lieue;
Les vieux pays et leurs minuits de flamme
Hallucinent si vivement son âme
Qu’elle en devient voyante et prophétesse,
Et démêle, parfois, la joie ou la tristesse,
Et les sombres ou lumineux présages
Qui font des gestes d’encre et d’or dans les nuages.
Les feuilles choient sur les chemins
Immensément de bruines trempés,
Comme des mains
Coupées.
Et la vieille point ne mourra.
Emile Verhaeren.

Ce qui prouve que toujours les artistes se rencontrent.

Mercredi 11 janvier.—Galerie Georges Petit, exposition annuelle des femmes-artistes. Il ne faut pas frapper une femme même avec une fleur, mais pourquoi ces dames s’acharnent-elles à broyer tant de bleus et de jaunes inutiles sur tant de pavots, de bleuets, de roses et de capucines! Et je passe les œillets et les roses-trémières, et les chardons que j’oubliais (chardons, éventails, un rien comme vous voyez), toutes pauvres et innocentes corolles, toutes attristées et déconfites de se voir portraiturées, peinturlurées et exposées dans des cadres dorés ou laqués de blanc ou de vert.

Que de beaux cadres! et que de beaux noms! Des noms connus même, du moins par les maris, Brouardel, Fleury, Métra, Dampt et Séailles, et que de Madeleines, comme si toutes aspiraient à signer Lemaire. Beaucoup d’aspirations en somme, beaucoup de convictions, pas mal de prétentions et même de la sincérité; [p. 8] oh! cela, je n’en doute pas; l’enfer est pavé de bonnes intentions, et les toiles de ces dames en sont pleines; mais sur quarante peintresses représentées, chacune, par une moyenne de six envois, pourquoi n’y en a-t-il que trois qui m’attirent et me retiennent? Madame Madeleine Carpentier, encore une Madeleine qui fait vraiment l’aquarelle comme l’autre, même perfection de dessin, mais plus d’humidité et de moelleux dans la matière. Madame Carpentier envoie des violettes de Parme, des anémones simples et des prunes, mais surtout des artichauts et des pêches qui condamnent toutes les fleurs et natures mortes exposées auprès des siennes.

Madame Hélène-Gertrude Cohen, des tableaux de genre, des petites figures de femmes Louis XV dans des intérieurs du siècle dernier: des intérieurs froids et secs aux tons délavés, où de mélancoliques et frêles madame de Warens, à moins qu’elles ne soient d’Epinay, s’accoudent en peignoir à des petites tables de marqueterie ou s’accotent, nonchalantes, à des canapés un peu raides, tendus de vieux lampas à gros bouquets.

Et les déshabillés d’un bleu de lin ou d’un mauve assombri s’éparpillent en jolis plis sur le satin des meubles; les tailles qu’on sent fines et souples ont, les unes des redressements de guêpe, les autres d’adorables langueurs, telles les Belles Ecouteuses chères à Paul Verlaine et c’est le Bouquet et c’est au Boudoir, délicieux tableautins à peine peints, mais si savamment nuancés de coquetteries et de nonchaloirs.

Enfin, Louise Desbordes: le mystère de l’eau, l’attirance et le sourire ambigus des profondeurs glauques, des ténèbres mouvantes des étangs et de la mer.

Des luminosités les traversent et, dans de l’or en fusion, de la chair ou de l’ivoire s’irradie découpé, [p. 9] déchiqueté, enroulé autour de souples tiges, ivoire ou chair qui sont des visages de nymphes ou de fleurs.

Les fleurs regardent, les yeux fleurissent.

Et c’est le Printemps et c’est Méduse, légende des algues ou tout simplement des fleurs. A côté de ces fantasmagories un précieux, un hallucinant paysage représente les quais de Paris vus du pont de Sully, un Paris de brume et de rêve à l’heure où s’allument les premiers réverbères et cette élève de Stevens me fait pour la première fois songer à Whistler.

Jeudi 12 janvier.—A l’Opéra-Comique: A Fidelio, une loge de délicieux, c’est le second acte: —Il est tout à fait bien, ce décor. —Cette citadelle de briques rouges! Vous allez voir comme elle va s’éclairer tout à l’heure au soleil couchant, et quelles belles ombres portées; inutile de demander de qui elle est. —C’est un Jusseaume? —Naturellement. —Très Vélasquez le gouverneur et ces arquebusiers de Philippe III. —Si vous nous laissiez écouter Beethoven! —Si on ne peut plus admirer la mise en scène! —Surtout chez Carré. (Un silence, puis les hostilités reprennent.) —Décidément Caron est maladroite au travesti. —Vous perdez toujours la belle occasion de vous taire; ce n’est pas un travesti, puisque Léonore est déguisée en homme pour parvenir jusqu’au cachot de son mari, son travestissement ne doit tromper que le geôlier et la garnison de la citadelle, mais non le public qui, dès son entrée en scène, doit savoir qui elle est: le rôle est très bien composé au contraire. —Oh! vous d’abord, dès qu’il s’agit de Caron. —Oh! comme la citadelle rougit, on dirait le feu. —Mais non, c’est un crépuscule d’Espagne; les premiers plans s’obscurcissent, [p. 10] tandis que les lointains et les hauteurs s’exaspèrent dans la clarté: vous n’avez donc jamais vu un soleil couchant à Valence ou à Grenade, ou même à Alger? —Oh! vous savez, moi, quand je vais à Monte-Carlo!... —C’est vrai, vous avez découvert la Riviera. Il paraît qu’il y fait un temps de chien. —Comme ici, pluie et vent. —Si vous consentiez à nous laisser écouter cependant.

Pendant le dernier entr’acte, dans les couloirs: —Mais c’est tout à fait l’Affaire, ce livret de Fidelio; ce Beethoven avait tout prévu; le bon geôlier ou le major Forzinetti. —Vous délirez, vous la voyez partout, l’Affaire; il faut soigner ça, mon cher. —Superbe, hein! tout l’acte, ce trio, puis ce quatuor. —Cet acte, dans le noir; je croyais lire les Mystères de l’Inquisition; et puis, ce prisonnier dont on creuse la tombe dans son cachot, ça m’impressionne, moi. Si on allait faire un tour aux Folies? —Allez, monsieur, allez, vous êtes bien de votre siècle; allez subodorer la sueur de vos lutteurs.

Vendredi 13 janvier.—L’Elysée à Georgette Lemeunier, ou le spectacle dans la salle... Tous les yeux sont en effet fixés sur la grande avant-scène de droite, où Monsieur Félix Faure vient de faire son entrée avec Mademoiselle et Madame, Mademoiselle toute scintillante de jais noir, Madame épanouie en un superbe velours mauve broché sur satin blanc: dans la pénombre de l’avant-scène, des chapeaux clairs et des fracs, la Cour. La Cour à Fontainebleau, la Cour à Rambouillet, la Cour au Vaudeville. Monsieur Félix Faure s’installe entre Madame et Mademoiselle; il bedonne un peu, Monsieur Faure, et en bon souverain ne trompe pas son peuple, car il offre exactement la silhouette [p. 11] vulgarisée par Hermann Paul. Sur scène, c’est le papotage élégant de Réjane et de Suzanne Avril, avocates, l’une du mariage et l’autre de l’adultère; mais la salle est toute à l’avant-scène présidentielle, chacun escomptant, dans son for intérieur, la joie d’observer et de dévisager le Président pendant l’acte politique, l’acte du fameux déjeuner où l’on parlera de l’Affaire.

L’acte a eu lieu, Monsieur Faure a sauvé la situation en gardant obstinément sa lorgnette collée sur ses yeux durant toute la scène entre le Magistrat et le Général; mieux, il a évité de lorgner les acteurs, et, pour ne marquer aucune préférence, absolument neutre entre la magistrature et l’armée, cette lorgnette diplomatique, il l’a obstinément tenue braquée dans la salle.

Mademoiselle Emilienne d’Alençon, qui se trouve être ma voisine de baignoire, prétend être l’objet et le but des regards de Monsieur Faure. —Peut-être qu’il me prend pour... —Et j’ai toutes les peines du monde à convaincre la douce enfant que cette attitude de nos gouvernants est voulue par le Protocole.

Samedi 14 janvier.—Cinq heures du matin, rue Pirouette, aux Halles, à l’Ange Gabriel. On n’est pas des saints, mais on n’est pas non plus des bœufs: public de loupeurs, de maraîchers, de filles, de garçons bouchers, de calicots en bordée et de rôdeurs des Halles. On a commencé par Maxim’s, et, du Grand Comptoir au Caveau, on s’est échoué devant une soupe au fromage et des huîtres, escortés d’une bande de joyeux inconnus, tricots marrons et casquettes molles, attachés à nos pas depuis le Grand Comptoir.

C’est Mademoiselle Odette Vallery, qui nous vaut ce cortège et cet honneur, Mademoiselle Odette Vallery, jeune Grecque un peu cosmopolite aussi, émigrée de [p. 12] la Scala de Milan sur la scène des Folies-Bergère, Mademoiselle Odette Vallery, la souple, la nerveuse, la bien musclée aussi, la chercheuse d’inconnu, voire même d’impossible, qui a voulu, cette nuit, connaître les bas-fonds de Paris et demandera demain, si la lubie lui prend, de remplacer de Max dans le duc de Reichstadt, Mademoiselle Vallery fait, cette nuit, la tournée des grands-ducs.

Au fond de l’étroite salle en boyau à l’atmosphère épaisse tant elle est bondée de consommateurs, Pierre et Jacques tour à tour se font entendre; chacun en pousse une de sa façon: Pierre vocalise et Jacques déclame les Cuirassiers de Reichshoffen, après Ma Gigolette elle est perdue! tout le répertoire populo. Deux demoiselles de la rue Joubert, deux superbes filles, ma foi, reprennent les refrains en chœur; le maître de l’établissement dégoise lui-même pour amuser sa clientèle, et je vois le moment où l’on va demander à Odette Vallery de vouloir bien esquisser un pas, tout comme il y a huit jours, les soupeurs du Café de Paris, le demandaient, à la même heure, à la señora Carolina Otero.

Aux millions près, c’est la même atmosphère et le même public, mais nous n’aurons pas à répondre l’apostrophe devenue légendaire de la belle malagaise. Il n’y a ici que des loqueteux, des ouvriers et, à part notre bande d’artistes, des turbins et des gens de métier, quelques-uns inavouables d’ailleurs; nous sommes tous pauvres, il n’y a que des chrétiens. Dehors, c’est l’heure où les maraîchers déchargent leurs légumes autour des pavillons incendiés de lumière électrique. Paris s’éveille, c’est l’heure du mal aux cheveux, de la gueule de bois et des calamiteux retours en fiacre dans l’aube grognonne et la boue de six heures du [p. 13] matin; la pluie bat aux vitres et l’on a les moelles transies. Et maintenant, dormir jusqu’à midi.

Vendredi 20 janvier.—Le «Monsieur aux camélias»; les soiristes n’ont pas exagéré, c’est le «Monsieur aux camélias». M. de Max semble vouloir gâter à plaisir des dons admirables.

Servi par un physique, une voix et un tempérament qui le classent immédiatement après Mounet-Sully, il compromet ce capital dans des mièvreries, des pâmoisons gracieuses et des râles qui en font le plus dangereux parodiste du jeu de madame Sarah Bernhardt. A propos du Roi de Rome, la presse a lancé le mot travesti; il y a de la vraisemblance dans cette rosserie. Corseté comme un vieux beau sous l’habit de satin blanc du duc de Reichstadt, un tour de cou de velours épinglé sous le menton, haut cravaté, sanglé, busqué, il se cambre, plie sur les jarrets, marche sur les pointes, pirouette, roucoule, gémit, tousse et s’abandonne, et, sous sa perruque blonde bouclée à l’enfant, arrive à ressembler à une Déjazet tragique, lui, Napoléon II, le futur Aiglon.

L’Aiglon, que doit créer en 1900 madame Sarah Bernhardt, si bien que le Nouveau-Théâtre semble paraître, sans s’établir pour cela, prendre à tâche de démolir les établissements rivaux. Aux Courses, un mois avant le Résultat des Courses, malice évidente de M. Paul Franck à M. Antoine; Roi de Rome, un an avant l’Aiglon de M. Rostand.

M. de Max a cependant des moments superbes et c’est justement là ce qui enrage de le voir tour à tour si bon et si mauvais. Il donne princièrement sa main à baiser à la princesse Camarata pendant le bal de la cour; sa scène de révolte contre le prince de Metternich (ils [p. 14] prononcent tous Metterniche! pourquoi?) est jouée avec une émotion et un mouvement admirables; son ode à la Colonne, alternativement reprise par lui et le demi-solde Chambert, fait prime dans les milieux bonapartistes et chaque soir emplit à heure fixe toutes les loges.

M. de Max est une mode, il est de bon goût de venir conspirer rue Blanche en l’écoutant; mais, s’il est un déclamateur passionné, M. de Max est un amoureux déplorable: il s’agenouille comme M. Mérante, ses duos d’amour relèvent du maître de ballet. D’ailleurs M. de Max révolutionne le cœur des danseuses, et quant à son agonie, elle est aujourd’hui classique: râles, petits spasmes et adieux au miroir, c’est, à côté de la mort de Croizette dans le Sphinx et de celle de madame Sarah Bernhardt dans la Dame, l’agonie à grand orchestre du «Monsieur aux Camélias».

Le «Monsieur aux Camélias», le duc de Reichstadt! et M. de Max a créé le roi Christian III des Rois, le Yoghi d’Izeïl, l’évêque Sophron de Gismonda, le vieil empereur byzantin d’Héracléa et le provençal aventurier tout de langueur et de rêve de la Princesse lointaine. M. de Max se doit une revanche à lui-même dans quelque rôle de vieil évêque, de vieux pape ou de vieil empereur.

Samedi 21 janvier.

La condamner, Lorelle! une femme aussi blonde!
Regarde cette bouche et le rose ingénu
De ses seins. La beauté, c’est le philtre inconnu
Souverain et vainqueur qui corrompt tout au monde.
Ils l’absoudront.
(Auteur inconnu.)

8, chaussée d’Antin, chez Landolff, 7 heures du soir, [p. 15] dans un des salons d’essayage.—Debout devant une grande glace, Jane Margyl, la Princesse au Sabbat de mercredi prochain, essaie son costume du un: le gaz flambe haut dans la petite pièce claire; et, gaînée dans sa robe d’or de reine orientale, son lourd manteau ocellé de bleu, déployé derrière elle comme une immense queue de paon, Illys s’étudie et s’épie dans l’eau de la vaste glace, et, soucieuse de ses effets, joue là au naturel, dans le petit salon du costumier à la mode, son rôle de coquette et futile princesse aux miroirs. Deux essayeuses sont accroupies à ses pieds, occupées à disposer savamment les plis du manteau. Fine et souple dans ses habituelles robes tailleur, madame Landolff les dirige et les observe; et, sous l’ibis diamanté qui la diadème, Margyl évolue, lente et majestueuse, règle sa marche et tente des effets.

Je ne l’avais pas rêvée si nue, je l’avais songée plus hermétique, plus close, le manteau royal lui descendant des tempes et tombant à plis droits sur le devant de sa robe, énigmatique et à peine entrevue sous les pendeloques de turquoises et d’opales, moins féerique et plus princesse, sorte de pyramide d’or et d’émail mouvante à la façon des Esclarmonde et des Théodora. Je risque une objection, manifeste un désir; mais Margyl résiste, Margyl est belle et le sait, et, comme Aphrodite, tient à faire la royale aumône de sa beauté aux spectateurs. Conflit.

Ah! il n’est pas facile de costumer une jolie femme! La femme, être de coquetterie immédiate, ignore toujours les effets réflexes de l’idée suggérée et la grande puissance, que dis-je, la triple et sûre incantation du mystère, du masque et du voile, et je me désespère: mais madame Landolff m’a compris. Le temps d’ouvrir une porte et la voici qui, avec des mètres de gaze bleu-ciel [p. 16] et quelques fils de perles fausses, échafaude autour de la tête de Margyl des ennuagements d’azur, des enroulements de nacre, des fumées et des lueurs, l’enveloppe de légères retombées de tulle, et, de toutes ces brumes et de toutes ces clartés évoque une impérieuse et hiératique princesse d’Egypte et de légende, Illys!

Lundi 23 janvier.—A l’Opéra-Comique, Manon. Je ne sais pas si jamais en France on a poussé plus loin que M. Albert Carré la science et l’art de la mise en scène.

Manon! avant lui, c’était la partition, toute d’élégance et de passion, du seul cri d’amour du dix-huitième siècle: Manon, c’étaient les airs fameux populaires dès la troisième représentation, et populaires demeurés depuis bientôt vingt ans qu’on les chante, les adieux à la petite table: «N’est-ce plus ta main que ma main caresse?» la valse, le duo de Saint-Sulpice, les ensembles de l’hôtel de Transylvanie, etc., etc. Manon! ce fut surtout Heilbronn, Manon! ce fut aussi Sanderson.

A-t-on jamais chanté Manon depuis? et voici qu’avec un Des Grieux d’un invraisemblable physique pour le «cher Chevalier» et une Manon un peu de province, M. Albert Carré, plutôt trahi par l’interprétation, grâce à une ingéniosité de décors et de costumes inconnus avant lui, arrive à nous reconstituer, on dirait estampe par estampe, le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost!

Oh! la vie et le mouvement de tout ce peuple de bateleurs et de belles promeneuses et de flâneurs qui vont et viennent sous les charmilles taillées en arcades du bord de l’eau, dans l’acte du Cours-la-Reine, la danseuse de corde évoluant entre ses deux poteaux, les marchandes de parfilage dans leurs boutiques en plein vent, les grâces et les minauderies des caillettes et le pourchas [p. 17] des abbés galants, le ridicule du financier Guillot, l’hôtel des Invalides au fond, dans un décor qui s’enfuit et recule, et cette délicieuse entrée du corps de ballet de l’Opéra, de ces dames de l’Académie de musique dans le comique et fastueux costume du temps, corps baleinés et tonnelets, coiffures d’héiduque empanachées et des pompons partout sur le torse allongé des danseurs comme sur le corsage guêpé des danseuses, et le plongeon des révérences et le taqueté des pointes et toutes ces pirouettes d’ensemble inclinant à la même seconde l’édifice volumineux de toutes les coiffures.

Ah! ce divertissement de Manon! Si mademoiselle Chasles, jolie comme un Latour sous le rouge et la poudre, a l’air de la Camargo elle-même, M. Albert Carré a plus que du talent et madame Mariquita pas beaucoup moins que du génie.

Mardi 24 janvier.—Boulevard Pereire, quatre heures du soir, le plus beau coucher de soleil de cet hiver, un ciel soyeux du jaune évaporé, mais cependant intense de la jonquille et du citron, un horizon d’or pâle sur lequel les fumées des cheminées s’exaspèrent en bleu et les squelettes des arbres dépouillés en violet, tour à tour arborescences d’agate et longues spirales d’encens dans une atmosphère d’aventurine.

C’est fin comme une aquarelle et rutilant comme de la laque. Oh! la magie de certains crépuscules parisiens, crépuscules d’hiver atténués, délicats et touchés de si belles lueurs pourtant, quels décors de Rubé, de Chapron et même de Lavastre pourraient lutter avec ces transparences et ces évanouissements dans la couleur, quel peintre fixera jamais la ténuité de ces silhouettes!

Et je songe qu’en ce moment aux Folies-Bergère, où [p. 18] l’on répète devant la presse les trois tableaux de mon ballet, la maladresse voulue des éclairages incendie et brutalise des décors peints pour les lumières bleues et des costumes combinés pour chatoyer dans le clair-obscur.

Et je songe à Landolff, et je songe à Jusseaume: ce sont eux qu’on égorge en ce moment; et dire que je n’ai pu les défendre! Je n’ai pu faire comprendre aux intéressés que tout est mensonge et fiction au théâtre et que les ciels en toile peinte et les portants en carton, les chairs fardées et les étoffes pailletées de faux cabochons ne peuvent exister que dans des lumières truquées et que la première condition de toute bonne mise en scène est l’enveloppement.

Mercredi 25 janvier.—Neuf heures du soir: Au bord du Quai.

En un pays de canaux et de landes,
Mains tranquilles et gestes lents,
Habits de laine et sabots blancs,
Parmi des gens mi-somnolents,
Dites, vivre là-bas, en de claires Zélandes,
Vers des couchants en or broyé,
Vers des caps clairs mais foudroyés,
Depuis des ans, j’ai navigué.
Dites, vivre là-bas,
Au bord d’un quai piqué de mâts
Et de poteaux, mirés dans l’eau;
Promeneur vieux de tant de pas,
Promeneur las.
Vers des espoirs soudain anéantis,
L’orgueil au vent, je suis parti.
La bonne ville, avec ses maisons coites,
Canaux étroits, portes étroites,
[p. 19] Pignons luisants de goudron noir,
Où le beffroi, de l’aube au soir,
Tricote,
Maille à maille, de pauvres notes.
Les Visages de la Vie.
Verhaeren.

C’est soir de première; dehors, il gèle, et, du coin de mon feu, où je les lis, les nostalgiques vers du poète belge m’emmènent au pays des canaux et des landes, au bord des quais, dans quelque bonne petite ville ensommeillée de Flandre.

Devant des chalands bruns,
Devant des barques brunes
Dormant dans un grand bain de clair de lune
A l’heure d’immobilité d’or
Où rien ne bouge au fond du port,
Sauf une voile mal carguée
Qui doucement remue encor,
Au vent qui lui vient de la mer!

Samedi 28 janvier.—Théâtre Sarah Bernhardt, la Tosca. La Tosca! la pièce de Sardou qui fut la plus malmenée par la Presse: une pantomime, écrivait Francisque Sarcey; du sadisme, prétendit Jules Lemaître en protestation contre les horreurs du troisième acte, ce fameux acte de la torture, que ne put supporter la sensibilité de mademoiselle Brandès. Il y a plus de onze ans de tout cela, et personne n’a encore oublié le sensationnel évanouissement de la jolie pensionnaire des Français, à la vue de Mario rentrant en scène avec du sang aux tempes; pâmoison d’autant plus touchante, que la jeune actrice, experte en l’art de manier le rouge et le blanc de théâtre, ne pouvait se méprendre sur les plaies de M. Dumény et que sa pâleur, son abandon et sa défaillance [p. 20] furent tout à l’éloge des dons d’émotion de M. Sardou, qui négligea pourtant de lui confier un rôle.

Traité de fait-divers par les uns et de truquage par les autres, le drame de la Tosca n’en fit pas moins salle comble, ce fut un nouveau et colossal succès à l’actif d’un auteur qui déjà ne les comptait plus; tout Paris voulut y frissonner d’angoisse et de terreur. L’habile, qu’est M. Sardou, avait choisi pour son intrigue un cadre si savamment troublant! On pouvait si bien se croire au milieu d’une scène de la Terreur, dans ce coin d’Italie corrompue et sombre avec le grand nom de Bonaparte claironnant à la cantonade et précipitant les événements! Le baron Scarpia, marchandant à la Tosca sa complaisance et la vie de son amant, faisait songer aux Fouquier-Tinville et aux Carrier de Nantes; la Révolution française avait dû voir de semblables horreurs, des femmes, des filles de ci-devant dans la longue robe blanche à taille courte de madame Sarah Bernhardt, se traînant, les matins mêmes d’exécution, aux pieds des égorgeurs d’aristocrates et rachetant, pantelantes et à demi-violées, la vie d’un père ou d’un mari déjà monté dans la fatale charrette, et cela par des baisers enragés de luxure, où l’amour devait avoir le goût du sang.

C’est cette atmosphère de libertinage, d’agonie et de sadisme, qui fit accourir tout Paris frémissant; et puis il y eut les côtés bibelots, l’art des reconstitutions, dans lequel M. Sardou est passé maître; le Debucourt du premier acte avec Sarah en fourreau de mousseline de soie rose et sa gerbe de fleurs sous le bras, Sarah et son chapeau Directoire, en feutre vert grenouille, sa touffe de plumes et son écharpe verte! Et puis, après le Debucourt, il y eut un Worms, l’acte du palais Farnèse, le Worms du Luxembourg, le Worms des femmes Empire [p. 21] en fourreau de satin blanc, ceinturées d’orfèvrerie, les bras nus gantés plus haut que la saignée, et le front bas diadème de perles; le Worms des soirées de musique dans des intérieurs somptueux et froids de palais romains pavés, dallés, comme mouillés, de marbre, et puis il y eut la Sarah de ce deuxième acte, la Sarah en fourreau de satin glacé, coiffée de laurier d’émail comme une muse de la Malmaison, et sa fameuse révérence au moment d’entonner la fameuse cantate, la révérence à jarrets pliés, qu’on eût dite enseignée par Vestris tant elle courbait majestueusement la Tosca devant Sa Majesté Caroline de Naples, la révérence demeurée légendaire avec le frétillement d’un coquin de petit pied pointant au bas de la robe, un pied cérémonieux et moqueur, solennel et impatient, vif et joli comme un bec d’oiseau.

Et puis, il y eut la pièce et il y eut, longue, harmonieuse, presque nue sous les plis droits et serrés de la draperie antique, mais d’une nudité chaste, une nudité de nymphe grecque ou d’archange de Botticelli, il y eut la Sarah des autres actes, c’est-à-dire la tragédie elle-même, la grandeur et la noblesse de la ligne et de l’attitude, l’âme devenue soudain tangible et visible dans la simplicité d’un bas-relief d’Egine et la volupté d’un Prud’hon. Or, cette Tosca, je ne l’avais pas retrouvée depuis, même aux reprises de la Renaissance. Etait-ce le cadre trop étroit? le souvenir du théâtre de Donnay flottant dans l’air, le scepticisme de M. Guitry demeuré dans la salle, mais le drame de Sardou m’y avait paru étouffé, étriqué, la Tosca semblait y retenir ses gestes de peur d’y crever les décors.

Je retrouve aujourd’hui ma vision première, et quand, dans sa robe blanche de victime, la Tosca, qu’un monstre de luxure vient de torturer durant les douze heures [p. 22] d’une longue nuit, s’empare lentement du couteau qu’elle vient de découvrir sur la nappe, quand l’homme enfin frappé, elle s’avance pâle et triste et si calme dans la lueur des deux flambeaux élevés au bout de ses bras, pour les déposer de chaque côté du cadavre, j’ai retrouvé la Tosca d’il y a onze ans et j’ai pensé que madame Sarah Bernhardt était ici dans son cadre, que ses gestes n’y crevaient plus le décor, qu’elle pouvait tout oser avec un Scarpia enfin digne d’elle; que M. Calmettes est plus qu’un acteur de comédie; que madame Sarah Bernhardt est dans son élément dans le grand drame, qu’elle est, avant tout, la femme du costume, de l’épopée, du rêve et de l’au-delà de l’espace et du temps, et que son théâtre mérite enfin son nom, le théâtre Sarah-Bernhardt.

Mercredi 1er février.—Au Luxembourg, dans la salle Charles Hayem. Un don royal, une offrande de quinze cent mille francs à deux millions que vient de faire à l’Etat le collectionneur du boulevard Malesherbes.

J’y retrouve les plus beaux Gustave Moreau de sa galerie, ces coruscantes et nostalgiques aquarelles où l’art du lapidaire semble lutter avec celui de l’émailleur pour sertir des conceptions de poète. Théogonies d’Orient et stupres des religions antiques, il y a là, fixés, que dis-je? burinés et en même temps sculptés dans des violets de sardoine et des bleus de lapis, le mystère et la philosophie des plus belles fables des vieux mondes. C’est Œdipe et le Sphinx et son attitude si étrangement inquiète d’éternel voyageur; le Jeune Homme et la Mort, et le léger enveloppement du voile de la déesse s’enroulant autour de l’éphèbe prédestiné. Au milieu des deux œuvres éclate et fourmille le tapis persan de la [p. 23] Péri; et puis, voici la merveille des merveilles, la fameuse aquarelle de l’Apparition, la Salomé dansant devant Hérode dans sa nudité cuirassée de joyaux, le geste fatidique de son bras tendu vers la tête décollée du prophète, et l’énigmatique et muette figure voilée du bourreau: figure sombre, comme tout l’Orient mystérieux de la Bible et que nous retrouvons dans une autre petite aquarelle voisine, comme dans toute cette architecture de splendeur et de rêve, empruntée on dirait à un prestigieux Saint-Marc: voûtes de porphyre, de métal et de jaspe sous lesquelles Gustave Moreau aime à asseoir la songerie accablée de ses rois; puis voici le Phaéton précipité dans la mer, entre la fureur du lion du Zodiaque et la gueule menaçante du serpent Python; enfin cet émail et ce prisme, l’Amour et les neuf Muses, et un tableautin on dirait du Vinci, un chef-d’œuvre, on croirait de l’école lombarde, une Descente de croix pleurée, par une Pieta, et puis d’autres encore, le camaïeu tendrement gris et blanc de la Plainte du poète et le plus beau peut-être à mon gré parmi tous ces dons, la Bethsabée sur la terrasse, admirable par la composition du jardin de ruines et de verdures dont s’entoure la femme d’Urie, frondaisons d’un vert sombre et pilastres rougeâtres d’une douceur de velours et d’un éclat de gemmes dans la sourde intensité de la couleur.

Un très beau portrait de M. Charles Hayem, signé Delaunay, et, lui faisant face, une toile magistrale représentant M. Franck,—M. Charles Hayem est le gendre de M. Franck,—le Franck de l’Institut, de la Kabbale et des Origines du peuple hébreu, sont là pour imposer à la foule ignorante le souvenir du donateur.

Samedi 4 février.—L’attirance des chefs-d’œuvre. Au Luxembourg, retourné là ou plutôt ramené par [p. 24] l’obsession des Gustave Moreau, admirés il y a trois jours. Il y a de l’envoûtement dans les œuvres de Gustave Moreau, et ce n’est pas par hasard que Fourcaut l’a appelé un maître sorcier. Retourné aussi pour voir le portrait de Verlaine, la peinture de Chantalat, qu’une Société de fervents du poète a presque imposé à l’Etat. Elle est vivante et sourit étrangement à travers une grisaille fauve empruntée à Carrière, la peinture de M. Chantalat; le côté faunesque et triste de l’auteur des Romances sans paroles et de Parallèlement y menace, y inquiète et y survit; on y voit, embusqué sous les paupières, ce terrible regard qui mûrissait les enfants; mais un autre portrait me sollicite d’un homme que j’ai bien plus connu, celui de M. d’Aurévilly.

Le d’Aurévilly de Lévy, le sensationnel portrait du Cercle des Mirlitons, il y a quatorze ans, celui dont le portraituré disait avec un grand geste d’insouciance hautaine: «Mes ennemis me reconnaissent... moi, pas.»

Sanglé dans une redingote à plis, une cravate noire bordée de dentelle d’or bouffant sous le col, M. d’Aurévilly lève haut un nez en bec d’aigle et crispe une bouche aux lèvres serrées et fines, ponctuée par les deux virgules d’une moustache teinte; le menton pointu mais volontaire, le regard dédaigneux, la narine retroussée et vibrante, tout cela est vu de bas en haut. Insolent, campé, busqué et musqué, M. d’Aurévilly plafonne, M. d’Aurévilly plastronne aussi, mais c’est le plastron d’un grand seigneur qui offre aux attaques sa poitrine toute grande et l’on attend la riposte prête à siffler en flèche de cette bouche tendue comme un arc le: «Je vous ai déjà donné hier», fastueusement reproché à Bourget qui, à l’avis de ce remueur d’idées, multipliait trop ses visites, ou bien le fameux: «Je n’ai [p. 25] rien à y mettre», répondu, à la porte de Gil Blas, par le piteux Nicolardot, congédié la veille et revenant humblement tendre la main.

Lundi 6 février.—Rue Broca, au diable vauvert, plus loin que le Panthéon et le Val de Grâce, dans le voisinage du boulevard de l’Hôpital et du marché aux chevaux, au centre même d’un quartier autrefois de crime et de misère, entre les rues de la Santé et Mouffetard, l’hôpital Broca, qui fut autrefois l’hospice de Lourcine. Lourcine! un nom presque sinistre dans les annales populaires; Lourcine, dont les salles jadis réservées aux vénériennes s’ouvrirent plus tard au dénuement des femmes du peuple en mal de grossesse et à la détresse des filles-mères; Lourcine, effroi des unes et refuge des autres; Lourcine, dont le nom cité à propos d’une femme évoquait une tare; Lourcine, où l’épidémie puerpérale était si notoirement en permanence, que les plus misérables préféraient le grabat de leur taudis à la propreté infectieuse de ses salles; Lourcine, enfin, où la Germinie Lacerteux de M. de Goncourt va échouer comme une bête à l’abattoir, après avoir donné à Jupillon l’argent économisé pour ses couches...

L’initiative et la persévérance opiniâtres, la volonté d’un homme de science et de pitié en ont fait, aujourd’hui, l’hôpital Broca, la maison de salut de la femme atteinte dans la source même de la vie, au plus intime de son être, une chaire pratiquante de gynécologie, une salle enseignante de chirurgie, où, tous les jours, les savants de la province et de l’étranger peuvent venir assister aux opérations du Maître de l’ovariotomie et apprendre de lui l’art de prolonger la vie à de [p. 26] pauvres êtres, que la médecine eût jadis condamnés irrémédiablement.

Ces opérations, il y a dix ans encore, seules les femmes de l’aristocratie et de la haute finance pouvaient en bénéficier; les soins minutieux d’antisepsie qu’elles réclament, les conditions de calme, de confortable et de bien-être nécessaires à la convalescence, la cure pour ainsi dire morale, indispensable pour mener à bien la guérison physique, le traitement de toute heure et de toute minute qu’exige, pour être menée à bien, une opération qui atteint aussi profondément l’être nerveux qu’est la femme, tout cet ensemble d’exigences imposait aux opérées des intérieurs ouatés, sinon de haut luxe, mais du moins de maisons de santé coûteuses, interdites aux petites bourses; et quand un cas de gynécologie se présentait dans les hôpitaux, les suites d’opérations se compliquaient trop souvent d’accidents fâcheux. Talent d’opérateur à part, il y avait là une question de milieu et d’atmosphère, et la femme de l’ouvrier, comme la petite rentière, atteintes dans l’intimité de leur être, étaient par cela même vouées fatalement à la mort; il y avait là une criante injustice dans cette chirurgie apte seulement à sauver les riches, tandis que les pauvres étaient infailliblement condamnées.

Un homme a remédié à tout cela, et quel homme! le chirurgien même, que sa science et son habileté ont fini par imposer à la vogue, comme le plus adroit et le plus heureux des opérateurs; celui dont le bistouri délivre et guérit, et le chirurgien des banquières et des princesses opère aujourd’hui les pauvres et les humbles dans un hôpital voulu, fondé et organisé tel par lui.

J’en visite, ce matin, les bâtiments neufs, récemment édifiés sur les jardins de l’ancien Lourcine. Un [p. 27] interne m’en fait les honneurs: hauts plafonds, hautes et larges fenêtres, le jour coule à flots dans ces grandes salles blanchies à la chaux et comme teintées de la tendre laque bleue des mobiliers anglais; des revêtements de faïence montent jusqu’à mi hauteur des murs. Partout c’est une impression de netteté et de clarté qui rassure et égaie; les échaudoirs, les fours stérilisateurs pour les pansements et les vêtements des infirmières, tout cela reluit d’un calme éclat dans la belle lumière. Comme nous sommes loin de la pierre grise et morne des anciens bâtiments du siècle dernier affectés aux autres hôpitaux de Paris, Beaujon, la Pitié, Laënnec. Jour d’hôpital, jour de prison, maison de géhenne et de souffrance!

Tout, ici, au contraire, a la clarté, la gaieté rajeunie d’une heureuse convalescence, et, dans les quelques salles que nous traversons, entre deux rangées de lits de femmes couchées, je ne rencontre aucun de ces regards de bête malade que j’ai trop vus ailleurs. Non, mais dans les faces trop blanches, mais reposées, dans les yeux agrandis, mais si clairs, il y a de la gaieté et du sourire, de la reconnaissance pour la grande blouse et le tablier de l’interne qui m’accompagne et qui, pour toutes ces femmes, ne représente pas le bourreau, mais un libérateur.

Mieux, aux murs de certaines salles courent et se déroulent des fresques riantes, des figures de déesses et de fées, allégories consolatrices de la jeunesse et de la santé parmi des paysages de rêve et de soleil; et c’est, peinte par Georges Clairin, toute une théorie de nymphes accueillantes aux longs cheveux criblés de fleurs; un horizon de roches et d’eaux lumineuses les auréole, qui peut être aussi bien la Riviera à Vintimille que l’idéale baie de Naples; puis voici l’harmonieuse [p. 28] composition d’Auguste Lauzet, l’Invitation au voyage, admirée, l’année dernière, dans son atelier de Marseille. Dans une autre salle, des grandes esquisses, où je reconnais les rochers de Capri, me révèlent le pinceau de Dubuffe, et dans un vaste hall converti en atelier, je surprends, à l’état encore d’ébauches, des grandes toiles qui seront demain des fresques de Kœnig et de Ballery-Desfontaine; des galères de songe et des sommeils enlacés de femmes florentines dans des paysages de calanques, toute la poésie de lumière et d’indolence que la Faculté ordonne aux délicats hiverneurs du Midi et qu’un chirurgien psychologue et artiste a tenu à imposer aux yeux avides d’espoir et d’irréalité des lentes convalescences. «Car j’ai voulu (et c’est le docteur Samuel Pozzi qui maintenant me parle) j’ai voulu que mes opérées n’aient devant elles que des spectacles de douceur, de gaieté et de calme; la réalité ici n’est que trop douloureuse; j’ai voulu leur infuser du rêve, d’où cette idée de fresques. On ne parle aux enfants que par l’imagination et les sens, et la femme malade est un enfant; j’ai fait un appel aux artistes, et tous ceux dont vous venez de voir les noms m’ont donné spontanément leur temps et leur talent; mais j’ai fourni les couleurs et les toiles, et cela représente quelque dix milliers de francs... Dépenses inutiles, objecteront certains grincheux; je ne le crois pas. Chez un malade, il n’y a pas que le corps qui souffre; c’est le cerveau et le système nerveux que j’ai voulu soulager et que je soulage avec ces fresques. D’ailleurs, l’idée n’est pas de moi, je n’ai fait que la reprendre à la Renaissance. Vous avez visité l’Italie? Rappelez-vous les Titien, non, les Tintoretto de l’Ospedale à Venise, les faïences d’Urbino de l’hospice à Pistoya, ce sont les plus belles du monde; et les décorations de [p. 29] l’hôpital de Beaune, en France, toutes du Bourguignon, et enfin les beaux Murillo de l’hôpital de Madrid. Ce que la piété catholique a fait jadis pour les malades de la Renaissance, j’ai essayé de le demander à la pitié moderne pour les opérées de nos jours.»

Mardi 7 février.—Roueries de femme. Dans sa loge (la loge d’une des plus belles, d’une des plus en vogue etc). Onze heures; comme elle n’est que du trois, elle est déjà presque rhabillée; somptueuse robe de mousseline de soie blanche brodée d’énormes papillons gris-perle et d’iris bleuâtres sur fond rose changeant. Elle soupe, ce soir comme tous les autres soirs, au Café de Paris, et démaquillée de son fard de théâtre, mais remaquillée pour la ville, elle fait jouer sa taille souple sur ses hanches remuantes en s’étreignant à la ceinture, debout devant sa haute psyché; une amie est là qui l’attend, car le baron est en bas à la sortie des artistes.

—«Mais qu’est-ce que tu as donc là sur le cou, demande l’amie en désignant une tache rouge sur le derme blanc de l’actrice, on dirait un... —Tais-toi, je me suis fait ça avec mon rouge, il est même assez mal réussi, attends.» Et s’emparant de son bâton de raisin, elle travaille et finit artistement l’ecchymose factice. —«Mais tu es folle! tu ne vas pas sortir comme ça? —Tu crois? il est jaloux comme un tigre et je lui demanderai dix mille demain: il faut qu’il croie que c’est de Ritta.» Et avisant une énorme gerbe de lilas semée de grosses roses rouges et jaunes, la gerbe de dix louis de Paul Néron: —«Surtout, prends-la, qu’il la voie bien.» Mais auparavant la jeune femme ôte la carte piquée sur une des tiges, la carte d’un cercleux connu, et la remplace par celle d’une de nos jolies [p. 30] mondaines, la femme d’un grand banquier de Bruxelles (sic).

Mercredi 8 février.—A l’Odéon, les Antibel! les Antibel, quelque chose comme les Héraclides ou les Atrides du Quercy, une famille de paysans tragiques, poursuivie par la vengeance d’une morte, comme jadis les races de rois coupables par la colère des dieux.

M. Pouvillon, qui possède à fond George Sand et son Cladel, s’est également souvenu de Phèdre et a merveilleusement joué de l’inceste dans un nouveau Benoît Le Champi. M. Paul Steck, le dessinateur et le conseil de M. Ginisty, s’est souvenu, lui, bon Provençal, d’Alphonse Daudet et de l’Arlésienne, si bien que ce drame héroïque de paysans Quercynois, se déroule dans le merveilleux paysage de la Sainte-Baume. Ce sont les cimes déchiquetées et bleuâtres du Garlaban et du Baou du Roy, leurs murailles de falaises épiques qui dominent toute l’action sur des ciels tour à tour ocre rouge et de cendre, des ciels savamment mouvementés et dégradés, selon les heures, nuances infinies du paysage où se révèle une science d’éclairage jusqu’alors inconnue à l’Odéon. Il y a aussi de jolies scènes et surtout de jolis groupements de personnages: la lecture de la lettre de Jan par la petite Miette et l’émotion grandissante de l’Ancienne en écoutant la prose de son gars sont d’une sincérité parfaite; le retour du marsouin à la ferme natale, son amour spontané pour sa marâtre éclatant en haine, tout cela est bien gradué et d’un beau mouvement. Au dernier acte, les attitudes de la Jane et de Jan sont réglées de façon à faire songer à l’Angelus de Millet, et il y a de la grandeur dans le geste meurtrier d’Antibel, levant sa faux sur son fils; bref, un parfum d’honnêteté et de passion saine [p. 31] et sauvage court et réconforte à travers cette pièce, malgré qu’elle repose, somme toute, sur un inceste.

Madame Tessandier a bien campé sa figure de l’ancienne, vieille aïeule vindicative qui ne peut admettre près de son fils, veuf, la présence d’une autre femme. Chelles, dans Antibel, a de la vigueur et de la rondeur; Janvier est toujours le paysan idéal, Jan, le Tonkinois incestueux, joue avec un dos trop rond; on le voudrait plus émacié, plus rongé d’amour et de fièvre. M. Dorival devra maigrir. Mademoiselle d’Arcylle, comme physique et comme jeu, m’a rappelé madame Liane de Pougy. C’est la même mièvrerie exquise, mais si peu paysanne. Somme toute, le succès de la soirée en a été la curiosité; on était venu là pour voir comment se tirerait de ce rôle de servante de ferme mademoiselle Cécile Sorel, et l’on a applaudi mademoiselle Sorel!

Car mademoiselle Sorel n’est pas seulement une des plus jolies femmes de Paris, mais c’en est aussi une des plus élégantes; ses robes et ses chapeaux font loi, mieux, son ameublement préoccupe les collectionneurs; son installation de l’avenue des Champs-Elysées est une des plus belles que je sache: le goût le plus sûr, la sélection la plus avisée ont présidé au choix de la tenture et du meuble; c’est du sublimé dix-huitième siècle, un arrangement qu’auraient dirigé à la fois M. Groult et M. Jacques Doucet. La malignité publique a même prêté à mademoiselle Sorel des liaisons gouvernementales sinon princières; la vraisemblance eût voulu, en effet, une favorite dans cette installation digne de la Dubarry ou d’une Pompadour: c’était vous dire avec quelle joie on eût trouvé mauvaise ou simplement maladroite dans son rôle une femme aussi comblée de faveurs.

[p. 32] Déception! Mademoiselle Cécile Sorel a été une actrice. Naturelle, simple, conseillée à miracle, elle a consenti à être une vraie paysanne, et les bras rougis, le visage masqué de hâle, la gorge libre sous la chemise de toile bise, elle a été la faneuse, la sarcleuse d’herbe, la trayeuse de vache et la fille de ferme. Tout Paris en la voyant a pu croire respirer la senteur des foins et l’odeur de l’étable, et mademoiselle Sorel n’a pas créé une ribaude, mais une femme honnête; mieux, mademoiselle Sorel a failli être violée en scène et tout Paris a été volé qui était venu pour assister à ce viol.

Mademoiselle Sorel a plus qu’aucun talent d’actrice; à la scène même, elle demeure spirituelle.

Jeudi 9 février.—A Toulouse, non, pardon, villa Chaptal, à Levallois-Perret, chez Gailhard, dans l’atelier voisin de sa villa mauresque.

Il y a là Gailhard pétrissant la glaise et raffermissant à coups de pouce le muscle d’épaule d’une superbe gaillarde nue, une nymphe tueuse d’aigles d’au moins quatre mètres; il y a là Gheusi du Gaulois, l’auteur de la Cloche du Rhin et des Danses grecques; il y a là mademoiselle Bréval, la Brunehilde de la Valkure et la Hilda de la Burgonde, fier et calme profil de vierge guerrière, et il y a là Badin, le sculpteur de la Fontaine d’or, l’année dernière admirée au Champ de Mars, Badin, le neveu de Gailhard même, en train de modeler un bien curieux bas-relief, toute une descente d’anges longs vêtus de robes traînantes au-dessus d’une Florentine de la Renaissance assise à un orgue; des vitraux et des arceaux de cathédrale jaillissent derrière les anges descendant en spirale, et coloré d’acides, teinté et bruni par des huiles, tout le bas-relief semble baigné dans une lumière diffuse et diaprée de vitrail.

[p. 33] C’est somptueux, mystique et musical, très vénitien, d’une piété élancée et décorative de moine d’Italie.

Gailhard, Gheusi, Badin, et l’on attend à déjeuner Vidal... J’avais bien dit que nous étions à Toulouse; mieux, il n’est question que d’un divertissement de danses grecques, exécuté par Sandrini cet été à Toulouse, devant M. Leygues et les Cadets de Gascogne, lors de la fameuse tournée des Cape de dious, et qu’enthousiasmé, réclame pour une de ses réceptions M. Paul Deschanel! C’est tout le Midi de Joseph Montet qui bouge, le seul Midi dont il faut être, paraît-il, car l’autre n’existe pas; déshonorée par les Italiens et les Levantins, la Riviera et la divine Provence... et moi qui pars demain soir pour Marseille! Ah! ces Cadets! Et le dîner d’Esparbès dont je ne pourrais être! Me permettrait-on seulement d’y assister, à moi qui suis Normand et presque d’outre-Manche. Ah! ces terribles d’Artagnan de Gascogne!

Samedi 18 février.—Galerie Kleinmann, rue de la Victoire, les Bottini, cinquante aquarelles: Bals, Bars, Théâtres, Maisons closes.

Silhouettée d’un trait mince, l’air de frêles découpures sur des fonds d’une somptuosité sourde, c’est toute la flore de Montmartre évoquée et saisie dans ses cadres familiers. Le pinceau d’un artiste, épris de gracilités et de tons chauds, l’a surprise et fixée; et, dans des décors capiteux de couloirs de théâtres et de maisons de filles, au milieu des luisances nickelées de buvettes et de bars, c’est le défilé un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses fardées et des pâleurs, et des langueurs d’anémies, l’air de petites bêtes malfaisantes et malades, des petites prostituées de la place Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs [p. 34] faisandées, pleurées par Jean de Tinan et célébrées par Maurice Barrès.

Ballerines impubères du Foyer de la Danse, figurantes de Music-Hall, gigotteuses salariées du Moulin Rouge, idoles amoureuses de la Souris et du Hanneton, soupeuses et rôdeuses; délicates, anguleuses, effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux dévorés de luxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c’est sous le carrick rouge à trois collets, l’énorme feutre empanaché de la noctambule ou dans les grègues bouffantes de la cycliste le charme sûr, mais frelaté, le ragoût de piment et d’odeurs d’hôpital, le baiser au picrate et au phénol de la Dame aux Camélias et du Manchon de Francine, mais tout cela rajeuni dans des cadres d’une brutalité toute moderne par un artiste inquiet et obscur; c’est maladif, cynique et solliciteur. Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des bouches de proie et d’agonie, des morphinées, des éthéromanes et des buveuses d’absinthe, il y a de pauvres petites filles qui n’ont pas mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de Lesbos, il y a beaucoup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n’y a pas de hideur.

M. Bottini a négligé de portraiturer leurs mères! C’est la boue de Paris, son atmosphère fuligineuse et lourde de miasmes et de gaz qui ont décharné ces jolies nudités blêmes de mangeuses de pommes vertes; il y a aussi de l’élégance innée, de la somptuosité même dans les attitudes et les gestes de ces petites filles de concierges. Leur beauté de cimetière et de théâtre est le crime de Paris, mais elle en est aussi la parure et la fleur. Rats d’Opéra, lys du Rat Mort, pierreuses et diamanteuses, Bottini a silhouetté toutes ces filles-fantômes sur des fonds opulents et sourds allant du rouge [p. 35] de laque au rouge tan, fonds réveillés çà et là de bleus paon et de charme plutôt imaginé que vu dans la réalité, mais d’une tonalité savoureuse et savante. Il a été beaucoup parlé de M. Bottini ces temps-ci, et à propos de lui des noms ont été cités, Goya et Constantin Guys par les uns, Degas et Forain par d’autres. A la vérité, M. Bottini connaît ses maîtres et s’en souvient, mais sa vision est bien personnelle, sa couleur surtout requiert et enchante. J’aime moins son dessin qu’on dirait volontairement lâché et que je crois inexpérimenté, tant il est maladroit; dessin malheureux qui a fait dire à quelqu’un: «Oh! Bottini. Un Goya de Montmartre qui s’inspire de Forain et peint comme un Degas qui dessinerait mal.»

Lundi 20 février.—Faubourg-Saint-Honoré, 233, chez Valgren, Des Buveuses de clair de lune. Malheureusement, l’épithète n’est pas de moi; mais elle s’applique si adéquate à l’élancement fuselé, à la souplesse étirée du rameau et de tige des figurines de Valgren, elle convient si justement à la sorte d’arabesque mystique qu’affectent les longs corps chastes et trop longs, mais si chastement frêles et longs, de ses femmes, que je le risque et le maintiens, ce vocable de poète romantique, Buveuses de clair de lune. Et c’est, en effet, le clair de lune et son philtre argenté de songe et de féerie que boivent, ardemment penchées sur de longs et sveltes calices, ces statuettes elles-mêmes, si sveltes et si longues, qu’on dirait d’étranges filles-fleurs. Moirées d’inquiétantes patines, comme baignées de reflets d’eau glauque et plus loin de reflets de lune morte, dans quelle matière inconnue vivent-elles de leur vie dolente et chimérique, dans du bronze, de l’argent terni ou de la cire peinte? On ne sait. La fluidité de leurs corps [p. 36] allicie et déconcerte, les cheveux coulent comme de l’eau, comme de l’eau choient leurs épaules et fluent leurs hanches fines, c’est une coulée d’eau que leur robe qui traîne et, dressée dans un élan de ferveur, toute leur grâce mélancolique et pure fond et se dissout dans l’écume d’un flot, le floconnement d’une brume!

Ce sont des nixes, ce sont des elfes, ce sont des fées, mais ce sont aussi des femmes, car ce sont des symboles de désir, de regrets, d’abandons et d’attirances; ce sont aussi des Rêves, des Désespoirs, de l’Angoisse et de la Douleur.

Elles boivent du clair de lune et nous en abreuvent, car leur attitude, ici brisée et attristée, plus loin gracieusement adorante, nous verse l’ivresse de la Beauté en nous en communiquant la joie, la fièvre et aussi le frisson. Elles nous en donnent la nostalgie; la nostalgie, fille des illusions de l’Amour et de l’Art, et ce sont des contes d’Andersen, et ce sont aussi de brumeuses légendes du vieux Rhin qui revivent pour moi dans les poses simples et voulues de ces femmes; un coin d’enfance et de rêves danois fleurit dans cet atelier de sculpteur-poète et d’artiste visionnaire, qu’est le Finlandais Valgren.

Vendredi 24 février.—Marseille!... du soleil, mais un petit froid vif, comme un motif aigu de fifre, dans l’allégresse ensoleillée de la symphonie d’odeurs et de couleurs du marché aux fleurs des Allées (Prononcez les Allllées!), les Allées de Meilhan, leurs allées, d’où le vieux port apparaît dans une brusque traînée de lumière, aquarelle fauve et dorée, gouachée de terre de sienne et d’ocre, entre les devantures de la Cannebière et son prodigieux mouvement; la Cannebière, le légitime orgueil de tout Marseillais. Il fleure la jonquille et [p. 37] la violette, le marché aux fleurs des Allées, mais discrètement, froidement; les marchandes et leurs gerbes de roses thé grelottent; les fleuristes ont la pâleur mate et délicate de leurs fleurs, mais les mimosas égrènent une si belle clarté d’or: printemps du Midi, printemps menteur.

Sous les platanes, les flâneurs des Chartreux et les nervi du Course font les cent pas, gouaillent, se croisent et s’accostent; la nomination du nouveau Président met tout le Midi en joie: M. Loubet est de Montélimar, c’est le nougat national, c’est surtout un enfant du pays, un Provençaou, té, comme toi et moi... Et Marius et Baptistin s’en félicitent avec des étreintes comme pour une lutte, des bras passés autour du cou, des accolades et des bourrades: «Hé! mon bon, c’est la bonne affaire; nous l’avons, té, le gars Loubet!»

Samedi 25 février.—Marseille: un hôtel de la rue Tubaneau, une des rues chaudes avoisinant le cours Belzunce; croquis de trois fenêtres pris de l’étal en plein vent d’un vendeur d’oursins et praires... Onze heures du matin...

Première fenêtre: Un Arabe en burnous s’y profile, visage de patriarche pensif; attentivement penché sur un vieux soulier, il en rapetasse la semelle, les doigts noirs de poix, et tape et coud et cloue; barbu, blanc et chenu, on dirait quelque ancestral Eliézer; dans une cage suspendue en dehors, un merle gai siffle et sautille.

Seconde fenêtre. Deux Marseillais en bras de chemise, les reins sanglés de la tayolle, deux nervi, je le jurerais, s’y font la barbe devant un morceau de miroir; couple faraud, jovial et désinvolte, dont l’un savonne et l’autre rase les joues de son compagnon!... [p. 38] La troisième croisée, enfin: Une hallucinante figure assise y sirote une tasse de chocolat, un cabotin ou une vieille femme: engoncé dans un plaid, coiffé d’un capulet rouge, à la fois funambulesque et dantesque, est-ce un cardinal en voyage ou une vieille comtesse de Die! tête hoffmanesque qui fait songer à la fois à un prince de l’Eglise et à quelque vecchia strega (vieille sorcière).

A la porte, deux marins, deux navigateurs lutinent une fillasse en cheveux, solide et brune; heureux trio qui ne se dérange même pas devant le bagage que descend le garçon d’hôtel! Un voyageur en capa noire doublée de velours rouge suit le bagage, le sâr Peladan ou un hidalgo.

Au milieu de la rue un portefaix du port pilote trois Indous enturbannés de blanc et long gaînés de toile noire. A dix pas, le course bruit et grouille.

O Marseille, porte de l’Orient et palette de sensations et de couleurs!

Mardi 1er mars.—Nice. —La baronne de Rhaden, l’écuyère du Nouveau-Cirque, la souple et svelte baronne de Rhaden, nerveuse comme un cheval de race, et si pâle, si pâle, si étrangement pâle sous ses cheveux si blonds, tels une fumée d’or. Une légende tragique la précédait à Paris, où ses débuts affolèrent à la fois les clubs, les écuries, les boudoirs; il y avait, disait-on, du sang à l’ourlet de sa robe, la robe d’amazone qui la gaînait à la fois si délicate et si fièrement droite. Femme d’un officier hongrois, le baron de Rhaden, des hommes s’étaient tués pour elle, et belle d’une beauté décevante et froide, belle de l’impérieuse beauté de la neige qui ne fond pas, elle apportait avec elle, toute passionnante et trouble, une atmosphère de drames, de [p. 39] suicides et de duels! Tout Paris hennit, cabré de désir, à cette odeur de femme et de mort: René Maizeroy fanatique écrivit pour elle un bloc-note où il la comparait à une héroïne de d’Aurévilly, et en effet cette centauresse aux yeux clairs et au profil si calme faisait songer à l’impassible et terrible amoureuse du Bonheur dans le crime: tous les sensitifs, tous les friands de littérature et d’émotions fines se plurent à rêver des Diaboliques devant cette écuyère titrée et mariée qui, d’un coup de sa petite main gantée de peau de chien, quitte à les renverser après sur la piste, faisait si dextrement prendre le mors aux dents et aux hommes et à son cheval; et puis, la baronne venait de si loin!!

La baronne de Rhaden... je la retrouve ici au programme d’une troupe italienne au Cirque de Nice, et j’ai l’impression d’une déchéance: la baronne de Rhaden au Cirque de la rue Pastorelli... Une curiosité néanmoins m’y fait entrer, dans ce cirque; l’écuyère tragique était encore si jolie il y a cinq ans, la dernière fois que je la vis..., la baronne hongroise est encore svelte et souple, mais le masque s’est virilisé, durci, elle manie toujours merveilleusement sa bête au milieu d’un corps de ballet travesti en écuyers, culotte blanche et habit rouge, et je regrette le plastron immaculé et l’habit noir de M. Loyal.

Mon idole d’antan m’apparut ici amoindrie, diminuée. Nice, ville cosmopolite et rastaquouère, démode et démonétise, il me semble, les talents et les femmes; c’est par excellence la ville refuge des santés compromises, des réputations avariées, des talents finis, des tares et des suprêmes avatars; toutes les déchéances y viennent prolonger au soleil factice une agonie dont on ne veut plus ailleurs, et autant, par exemple, le nom de la baronne Rhaden m’attriste et me gêne sur cette affiche [p. 40] de la rue Pastorelli, autant j’admets et comprends au programme du Casino le nom de madame Tarquini d’Or.

Mercredi 2 mars.—Fleurs de Nice, autre épave. Onze heures du soir, dans un bar des Anglais de la place Masséna, bodega ou posada selon qu’y miaule entre dix et onze un orchestre de bar-maid irlandaises ou de guitaristes espagnols. Quatre Napolitains tourmentent des mandolines dans celui où nous sommes attardés, ce soir: au comptoir, juchés sur les hauts tabourets, cinq ou six dégusteurs de cocktail, figures louches de croupiers de cercle ou des bookmakers...: un petit Italien assez joli, quinze ans à peine, se déhanche, mime une tarentelle... Entrent deux femmes, deux rôdeuses en quête du monsieur de la nuit, le visage plâtreux, reculé entre des bandeaux crêpés et bouffants, comme au fond d’un manchon d’astrakan noir: volumineux mantelet de velours à la mode de l’an dernier, épaisse voilette rabattue sur les yeux, l’air de bêtes nocturnes et malfaisantes avec leur face de morte et leur rictus saigneux de fard...

L’une d’elles vient à nous, se nomme et nous interpelle, la baronne Chipola. C’est elle et sa grâce simiesque, son visage allongé et son sourire aigu de gitane; la baronne Chipola a un œil au beurre noir; n’importe, elle s’installe, et avec des cajoleries, des minauderies et des boniments de romanichel en parade, c’est la fatale bouteille de champagne et les fâcheuses cigarettes du khédive, quatre francs le paquet, qu’elle nous extirpe d’abord; suit le vulgaire tapage du louis prévu, réduit par nous à un louis de voyageurs, les dix francs qu’on ne refuse pas à la fille en dèche. «J’ai tout perdu à Monte-Carlo, j’ai joué sur le 17 plein et c’est le 11 [p. 41] qui est sorti, c’est bien ma veine... Je touche trois mille demain, mon amant m’a télégraphié ce soir. Venez-vous souper au London House. C’est moi qui vous invite, j’y loge, j’y suis descendue, parole d’honneur... Allez demain à Monte-Carlo... Vous verrez, j’y fais sauter la banque, cette fois j’ai une martingale.»

Nous déclinons ses offres et évinçons la dame. A peine dehors: —«Monte-Carlo, nous tuyaute un Niçois qui nous accompagne, elle se gardera bien de s’y risquer, on l’a expulsée des salles, la principauté lui est interdite, elle y a vécu deux mois sans mettre un sou en banque, rien qu’en faisant le tour des tables, les jetons lui sautaient dans les poches, oh! une dextérité de main... pas sa pareille pour étouffer les orphelins, madame—la Mort aux gosses, quoi, ou Gare aux poches, le phylloxéra des joueurs.»

Vendredi 4 mars.—Nice. —Le Phare du Littoral, hier très tard dans la soirée, m’a appris la triste nouvelle.

Le Journal reçu ce matin me la confirme, endeuillé d’un encadrement noir: Fernand Xau est mort, Fernand Xau, qui fut le créateur et l’âme même de ce Journal, Fernand Xau, à qui nous devons tous dans la littérature l’exceptionnelle situation faite à la plupart d’entre nous dans un journalisme avant lui hostile et fermé aux artistes de rêve et d’imagination. J’ai télégraphié à Grasse la veille, dès le douloureux événement, appris très tard dans la nuit, et j’attends la réponse à ma dépêche, la réponse qui m’autorise à aller là-bas, à la maison mortuaire.

Grasse, Fernand Xau! et voilà que dans mon souvenir s’évoque et se précise, visions de calme et de chaleur, le doux paysage ensoleillé au milieu duquel [p. 42] je trouvais Xau, installé à peu près à pareille époque, l’année dernière, dans sa villa des Quatre-Chemins. Ancien mas provençal perdu dans un repli de terrain avec à l’horizon les hautes montagnes de Grasse, chaud cagnard du pays du soleil à l’abri de la brise de mer et des vents, comme il fleurait bon la lavande, le thym et la menthe sauvage, le cher abri trouvé par Xau pour y rétablir, il l’espérait du moins, une santé irréparablement détruite! et, si atteint qu’il fût par son mal, si maigre qu’il fût devenu avec sa voix changée, ses joues creuses et sa mine défaite, nous voulions nous faire illusion et espérer avec lui... Il y avait de telles ressources de volonté, une si tenace et si belle énergie dans ce Breton obstiné et trapu, et je le revois me faisant gaiement les honneurs de sa retraite de convalescent, admirant et me faisant admirer les cinq hectares d’oliviers, verger biblique aux troncs noueux et tordus s’étendant tout à l’entour de l’habitation, le jardin fleuri d’iris, le puits moussu dans la courette et la gloriette et la tonnelle. Et madame Xau nous suivait, dévouement attentif et ferveur touchante désormais attachés à une ombre. Et c’est à ce dévouement et à cette douleur que vont aujourd’hui mes pensées, car, avec une précision cruelle, je me souviens aujourd’hui d’une phrase échappée à madame Xau dans ce calme et somnolent décor d’oliviers et de soleil, phrase typique et dont la joie confiante, ce jour-là, me fit peur: «Je voudrais toujours demeurer ici, jamais je ne me suis sentie si heureuse!»

Et ce télégramme qui n’arrive pas! De toute façon je ne pourrais pas partir avant cinq heures. Nice aujourd’hui m’étouffe! et c’est sur le Montboron, dans les pinèdes et les pierrailles, que je rôde et cherche à tromper l’angoisse d’attendre qui m’oppresse, le Montboron, [p. 43] dont la masse énorme menace en promontoire, entre le port de Nice et de la baie de Villefranche... Oh! le merveilleux panorama qui s’offre de ces hauteurs! Ce sont des lieues et des lieues de mer et de montagnes qui se déroulent à l’infini dans le bleu du ciel et le bleu du large.

Ici c’est le miroir uni du petit port de Nice, la baie des Anges, et alors, dans des lointains qui se violacent, la pointe d’Antibes, la courbe du golfe Juan et jusqu’aux cimes vaporeuses de l’Estérel, au delà de Cannes; de l’autre côté, c’est le bassin clair et profond de Villefranche, propice aux escadres, la petite ville bâtie en amphithéâtre, la pointe Saint-Jean, chère aux pêcheurs, et au delà, dans des brumes lumineuses de nacre bleuissante, les contreforts ruineux et déchiquetés des Alpes, depuis Beaulieu jusqu’au Carnier, les sommets d’Eze et de la Turbie avec Monte-Carlo au ras de la ligne des flots, là-bas, là bas...; paysages de golfes et de promontoires, visions de roches et d’eau, d’azur et de lumière qui me rappellent la splendeur ensoleillée des rivages de Sicile, et voilà qu’au détour d’un sentier de pierrailles, entre des verdures grises de genévriers, s’échelonne un troupeau de chèvres; un petit berger aux jambes enveloppées de toison de brebis les conduit; c’est l’accoutrement même des montagnards de Taormina. Svelte et brun, musclé et agile, c’est avec ses cheveux crépus et ses larges yeux humides, silhouette et profil, un vrai pâtre sicilien; il flotte ici un parfum de la Grande Grèce...

O pâturages bleus et fables de Sicile,
Récits de vieux pilote et légendes des îles,
Lourds gâteaux de pavots,
Qu’offraient à des autels vêtus d’ombre de mousse,
Des trayeuses de lait au front ceint de fleurs rousses
Et de gestes dévots!

[p. 44] Quelle douceur de vivre dans ce paysage antique, et je songe à la phrase entendue l’an dernier, dans le verger fleuri d’iris de Grasse, à l’ombre dentelée d’idylliques oliviers: «Jamais je ne me suis sentie si heureuse, je voudrais toujours demeurer ici.»

Dimanche 5 mars.—La Turbie, à l’Eden Hôtel. Les costumes de Messaline. C’est madame Héglon qui m’en fait les honneurs: madame Héglon, l’incomparable Dalila de Samson, la Hilda de la Cloche du Rhin, la remarquable et remarquée Pyrrha de la Burgonde, la divine Astarté de l’Opéra de Xavier Leroux, que nous applaudirons l’an prochain.

Madame Héglon est ici à la Riviera, où elle va créer la Messaline d’Isidore de Lara. Entre Bouvet et Tamagno, personnifiant deux frères ennemis, elle incarnera l’ardente et l’insatiable impératrice, lassata, sed non satiata, de Suétone et de Juvénal.

Créature de luxure et de perdition, MM. Armand Silvestre et Eugène Morand, ont, paraît-il, transformé en amoureuse, avide d’inconnu, cette grande figure libertine de la décadence romaine et, dans leur livret, les caprices effrénés de l’Augusta se réduisent à une passade avec un poète des rues et une nuit d’amour avec un gladiateur. Après une Nuit de Cléopâtre, c’est bien plutôt une journée que la vie de l’héroïque débauchée, un épisode, que l’histoire de l’impératrice; mais ne soyons pas indiscrets, la future interprète se repent déjà d’en avoir trop dit et je dois me borner à raconter ce qu’on me montre: les merveilleuses tuniques et les splendides manteaux (on les dirait peints par Alma Tadema) dans lesquels se draperont tour à tour la grâce impérieuse et l’ardeur lascive de la femme de Claude.

C’est d’abord la robe safran du premier acte, une [p. 45] transparente étoffe orange, toute constellée de rosaces d’or, la robe de Messaline dans son palais; de hautes arabesques marron clair, en broderie, en forment la bordure; un immense manteau mandarine complète le costume; c’est orageux et chaud de couleur, comme un soir de vendanges de la campagne de Naples. Puis, voici la robe de Suburre, la tunique de Lyscisca la courtisane; une avalanche de fleurs brodées sur un tissu qu’on dirait de nacre, où transparaîtra la nudité de la prostituée, et le manteau bleu, couleur de nuit, d’un bleu qui sombre et se dégrade et dont s’encapuchonnera Messaline à la façon d’un Tanagra pour pénétrer dans le bouge. De larges iris, mauves, jaunes et violets, et d’éclatants pavots couronneront alors le front de Messaline, et c’est bien l’impériale et enivrante courtisane de Suburre, que j’évoque sous cette pluie de gaze et de pétales, en regardant madame Héglon en train de déployer maintenant, sous mes yeux, la splendeur rouge de son manteau d’impératrice à l’acte du cirque.

Dehors, c’est la nuit et la Méditerranée, dont on entend râler dans les ténèbres la plainte douce et monotone; toute la Turbie est endormie, quel silence! Le train, qui me ramènera à Nice, ne passe que dans une heure; je sens autour de nous la solitude hautaine de la montagne et il me plaît que la tragédienne lyrique, qui porte si bien son beau nom d’Héglon, ait choisi pour séjour, au lieu de Nice ou de Monte-Carlo, ce promontoire de roches et de cimes ardues, où le Dante exilé erra, il y a trois siècles: la Turbie, jadis refuge d’aigle, aujourd’hui nid d’aiglonne, en face de la mer.

Lundi 6 mars.—Une lettre de Paris. Fragment: «Je ne vous raconterai pas le Lys rouge, vous l’avez lu, restez-en là. Du poète Choulette, personnage exquis [p. 46] dans le roman, il ne reste rien dans la pièce; Réjane y arbore une robe surprenante, qu’on dirait rêvée par Sarah, tant elle la fait nue et cependant voilée. Est-ce de la soie peinte ou du tulle imprimé? on ne sait. C’est jaune, c’est rose, c’est chatoyant surtout, avec des fleurs qui se dégradent et se foncent partout où l’étoffe plaque, et je vous jure qu’elle plaque cette robe-là, mon cher; quand Réjane s’asseoit, on voit la nacre des genoux sous la robe.

»Il y a aussi le décor de Fiesole, vaporeux, lumineux, bleuâtre, avec des clochers à l’horizon et, à la cantonade, des cloches qui tintent; des sons filés se répandent, puis s’éteignent. C’est voluptueux comme une page d’Annunzio et mélancolique comme un vers de Rodenbach; c’est surtout de l’Anatole France. Le malheur est que madame de Bécassinet est toujours dans la salle et, quand on songe que la délicieuse héroïne de ce Lys rouge a été écrite d’après les yeux de hibou de cette dondon, prétentieuse et boulotte, rouge comme une tomate et haute comme une botte, on ne sait si l’on doit déplorer ou envier l’imagination des poètes. Moi, la présence de cette Polymnie me coupe tout mon enthousiasme et Dieu sait si j’aime Anatole. Réjane a beau être charmante, la grâce de l’interprète ne peut faire oublier la hideur de l’original.

»Il y a aussi l’exposition de Vogler, chez Vollard, rue Laffitte. Avez-vous une opinion sur ce peintre? Moi, il me paraît tout à fait supérieur. Il rend comme personne l’atmosphère humide. Il y a de lui trente-sept toiles dont une douzaine d’effets de neige tout à fait délicieux. La neige par un temps sec avec un ciel d’un bleu pur, tendre, fin, un ciel de porcelaine de Sèvres et les terrains ouatés de blancheurs des petites maisons tapies au fond d’un vallon cotonneux. Il y a aussi de [p. 47] la neige par le dégel, de grands arbres roux sous un ciel tout sale et des ombres violettes, de grandes traînées de bleu qui se violace, qui font des trous dans le givre. C’est d’un impressionnisme moins exaspéré que Monet, moins sec que Pissarro, solide tout de même; une peinture plantureuse qui se rapprocherait plutôt de Manet avec une palette où le bleu remplacerait les anciens bitumes. Il y a aussi un effet de brouillard sur la Seine et un effet de pluie en pleins champs dont je ne vous dis que ça. L’eau qui tombe cache la moitié du paysage, tandis que des gris très fins enveloppent la partie visible d’une lumière argentée et diffuse. C’est à en avoir la nostalgie de la pluie.

»Vous avez aussi manqué la fête foraine du boulevard Diderot. Imaginez-vous qu’on a eu l’idée de faire tourner des chevaux de bois à l’emplacement même de Mazas. En passant près de la gare de Vincennes, j’ai lu sur des grandes pancartes ces mots suggestifs: Fête à Mazas...

»J’ai été voir: à la lueur de lampes Popp, un grand terrain jonché de gravats avec, tout autour, des matériaux de démolitions et de hautes palissades. C’est là que campent les banquistes. Pas mal s’y firent des cheveux blancs derrière de hautes murailles. Peu nombreux, les banquistes. De grands espaces vides séparent les baraques, tels de vastes carrefours noirs coupés de lumières blafardes; tout cela est pauvre et sordide. Des fillasses empaquetées de maillots rose vif gigottent sur des tréteaux; deux dromadaires dépaysés promènent un regard morne sur des groupes de badauds en casquettes. Quelle variété de casquettes! Elles s’ornent de rouflaquettes, coiffent des faces émaciées et chafouines, de gros visages papelards et des bajoues livides; têtes de gosses ou de souteneurs déjà mûrs, toutes sont [p. 48] glabres, du glabre des pensionnaires des maisons centrales. Fête à Mazas! Attraction pour les chevaux de retour, joie de baguenauder en liberté où l’on vécut à l’ombre d’interminables heures qui s’appelaient des plombes. Evidemment, nombre de ces badauds ont connu un Mazas moins gai. Quelques messieurs bien mis dans cette foule, attirés, eux aussi, par des souvenirs personnels? Chi lo sa. Peut-être étaient-ils des illustres fournées qui firent de Mazas un endroit très parisien pendant les temps difficiles célébrés par Forain dans le Doux pays!

»Aux Français, l’Othello d’Aicard intéresse surtout les deux Mounet qui y rugissent, moins bien que Tamagno pourtant; aux Funambules, porte close. L’établissement est fermé pour cause d’insuffisance de recette. L’Enlizement a enlizé le succès. Liane auteur a tué son théâtricule. Il faut toujours tuer quelque chose; elle avait mieux réussi son suicide. Le public n’a pas du tout mordu à la littérature de la jolie femme. Ses sourires demeurent ses œuvres les plus éloquentes.»

Mardi 21 mars.—Monte-Carlo. —La première de Messaline; ce qu’ils en pensent, ce qu’ils en disent, huit heures et demie dans l’atrium. Deux sorties de bal en tulle pailleté et semé de fleurs; l’une, en tulle gris cendre, garniture de plumes et d’acacia rose, l’autre, en tulle jonquille, broderies d’argent, semis de violettes de Parme; chapeaux catapultueux. Deux smokings fleuris d’œillets blancs les accompagnent. Ils et Elles viennent de se casser le nez à la porte. Le spectacle est commencé, les ordres émanés du palais sont obéis à la lettre; on n’entre pas pendant la représentation: les huissiers sont inflexibles; fureur des deux sorties de bal qu’essaient en vain de calmer les smokings:

[p. 49] «Alors, nous n’entrerons qu’au second acte? —Apparemment. —Et nous allons faire l’atrium comme des grues? —Nous ne sommes pourtant pas à Bayreuth! —Il paraît que si. Vous savez que l’orchestre est invisible, en contre-bas de la scène, comme là-bas. —Alors, ce monsieur se prend pour Wagner.... le Bayreuth des rastas...?»

Une demi-heure après, le quatuor une fois installé aux fauteuils: —«Il y a une très belle salle. —Tout Cannes et tout Monte-Carlo. —Oh! cette jolie femme, là-bas, quelles épaules! —Et quel corsage, Blanche Thyl. —Cette barbe blonde auprès d’elle. —Le Doyen. —Oh! mes ovaires, racontez-moi le premier acte. —Oh! ça, non, vous le lirez demain. —Le décor, bien? —Oui, mais pour moi, il n’y en a qu’un de vraiment réussi, celui du quatrième: la loge impériale, de Lavastre; les autres sont terriblement italiens. —On dit Héglon superbe. —Au quatrième surtout. —Alors, la pièce commence au quatrième? —Je ne vous dis plus rien, vous êtes insupportable. —Chut, voici le rideau.»

La toile se lève sur l’acte de Suburre: «Oh! c’est parfait, comme ça grouille, comme ça remue! Mais il est délicieux, ce décor,—un peu celui de la Martyre. —Oui, mais bien mieux mis en scène; on voit que Morand a passé par là. —Et l’imprévu des costumes! Charmantes, les deux petites courtisanes montées sur la table. Et comme c’est éclairé. —J’aime moins la citharède aveugle.

Je vais chanter un chant tiré de l’Odyssée.

—Cette femme drapée de bleu? —Héglon, Messaline, vous allez la revoir. —Ah! Bouvet.

Elle m’avait pris, elle m’a laissé.

[p. 50] —Déjà! —Quelle adorable voix! Mais cette «nuit d’amour, répands sur moi, répands ton onde» est du bon Gounod, ou je n’ai pas de mémoire. —C’est comme le refrain de la bacchanale! j’ai entendu cela sur les quais de Naples: c’est une chanson du basso porto. —A Messaline, maintenant. —Est-elle bien drapée! un Tanagra. —Et l’idée de cette résille d’or posée comme un masque! Est-elle assez goule avec cette face métallique et figée, où les deux yeux vivent seulement. —Elle a bien dit son invocation. —Oh! attention, vous allez rire: c’est l’entrée de Myrrhon.

Viens aimer, les nuits sont trop brèves.
Viens rêver, les jours sont trop courts.

—L’air est joli, mais Soulacroix et sa couronne de roses. —Ce gros homme glabre entre ces deux jolies filles, on dirait leur mère! —Et il va rebisser le morceau; raccroche-t-il assez son public! —Moi, je le trouve très barrière de l’Ecole. —Oui, très Suburre. —Ah! l’entrée d’Hélion:

Dans le cirque étincelant,
Le sable est blanc.»

La voix claironnante de Tamagno éclate et tonitrue; stupeur sur la scène et stupeur dans la salle; puis, tous les étrangers de l’assistance s’effondrent en applaudissements: —Vous aimez cette voix-là, vous? —Oui, comme phénomène, ça me fait l’effet d’un exercice de force, d’un acrobate introduit dans une comédie. —Moi, c’est plus fort que ma volonté, je crois entendre une sonnerie de régiment, et j’ai envie d’aller chercher ma gamelle. —Une gamelle de dix mille francs. Et le débinage continue, d’autant plus féroce qu’aucun de ces quatre délicats et délicates n’ont payé leur place au bureau; fauteuils de faveur, fauteuils de dénigrement.

[p. 51] Vendredi 24 mars.—Une Lettre de Paris (fragment): «Et vous n’aurez pas vu Sarah dans Dalila! D’un rôle vide et démodé, elle avait fait merveille. Avez-vous remarqué le goût des acteurs de talent pour les pièces bêtes? Ils peuvent mettre du leur autour, mieux, ils font la pièce! Nous avons donc revu la femme fatale, mangeuse d’hommes, Sapho d’un grand monde de paravent, sirène du second Empire à qui le jeune premier poitrinaire dit à certain moment: «Vous êtes, ce soir, belle et froide comme une bacchante au repos.» Tout cela datait comme un tableau de Winterhalter, corsages à la Berthe et crinolines, ce temps où tout poète devait être élégiaque et phtisique, où la pâleur seule était intéressante, où celles enfin, que nous appelons les grandes amoureuses, étaient des monstres de perversité parce qu’elles attelaient à trois ou quatre! Pauvres petites chattes! on les canoniserait, maintenant.

»Je parle à l’imparfait, car naturellement Dalila a déjà cessé de vivre, la pièce n’a pas tenu l’affiche.

»Sarah, ensorceleuse de poète, y apparaissait pourtant dans un étonnant costume, une de ces robes dont elle a le secret: fourreau de satin blanc brodé de larges fleurs dans le bas, épaules nues, rivières de diamants en épaulettes et deux écharpes! et quelles écharpes! l’une, de soie légère vert Nil autour des reins, les deux pans en retombée sur le devant de la robe; l’autre, de gaze jaune serin, comme glissée du cou sur les bras et s’arrondissant sur la croupe en schall.

»L’éloquence que Sarah prêtait à ces écharpes, vous la devinez! Tantôt roulées en corde, tantôt déployées comme des ailes, elles étaient le soulignement de chaque attitude, elles s’envolaient au bout d’un bras, se ramenaient d’un geste frileux sur les épaules pour se rejeter en arrière, coudes au corps, en accompagnant [p. 52] la dignité ressaisie! C’était puéril et charmant. Mais, c’était et c’est toujours notre Sarah de divines attitudes. Et la coiffure en boucles à l’enfant avec une grappe de glycine rose en oreille de chien sur l’oreille! Que n’avez-vous vu cela, mon cher! Un portrait de Devéria, non, un père Stevens de la bonne époque, Dalila, Sarah!

»Magnier était bien un peu musclé pour un jeune poète poitrinaire, le Monsieur aux Camélias; j’aurais préféré de Max; mais il réalisait assez bien le type du pseudo-tzigane aimé d’une princesse; Dalila l’enivrait de luxe et des parfums d’Orient de ses mouchoirs.

»Il y avait beaucoup de mouchoirs dans cette pièce, celui que trouvait le poète musicien dans un bosquet, celui aux parfums d’Asie, celui enfin où il crachait ses poumons et qu’il apportait, trempé de sang à la princesse, pour l’attendrir.

—»Tous les poètes crachent le sang, lui répondait Dalila. L’amour littéraire était gai sous l’Empire.

»Il y avait encore un dernier tableau: un merveilleux clair de lune sur la mer avec des arbres et des ruines au premier plan, un Carle Vernet. Il y passait une berline noire traînée par des chevaux noirs, emportant le cadavre de la jeune fiancée morte d’avoir été délaissée... la gracieuse Thomsen, tout à fait exquise de naturel... Malheureusement, malgré tant de grâces et tant d’écharpes, le public a résisté à cette berline, à Carle Vernet et à tous ces mouchoirs: c’était tout à fait un livret pour Raynaldo Hahn.»

Dimanche 16 avril.—Paris, le retour. Un Paris noyé dans une petite pluie fine, un ciel couleur d’ardoise, d’un gris très doux, la joie de retrouver les quais, [p. 53] les tours de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, et les silhouettes aimées du vieux Paris.

Paris, la vieille pierre y a des tons fins et pourtant profonds, inconnus sous les ciels crus du Midi; là-bas, tout est fauve et safrané, de Vintimille à Marseille; ici, c’est un bleu très tendre qui dort sous tous les gris; et puis, les jolies verdures pâles pareilles à des fumées qui flottent aux bords de la Seine.

Mais déjà l’enchantement cesse: c’est l’affreuse trouée de la Cour des Comptes, où s’élèvent déjà les bâtiments neufs de la gare d’Orléans, c’est tout ce coin de quai veuf de ses beaux ombrages et la blancheur morne d’énormes blocs de pierre sur l’emplacement de la petite forêt vierge jaillie des ruines d’un palais. Le fiacre roule toujours, et voilà que je retrouve de moins en moins mon Paris à mesure que j’avance: deux mois l’ont-ils pu changer à ce point?

Voici la masse énorme, toute en hautes colonnades, du nouveau Palais de l’Industrie, au milieu des Champs-Elysées, puis, la seule arche droite et massive du pont Alexandre; elle enjambe tout le fleuve et obstrue une perspective que je ne reconnais plus; le Trocadéro en paraît tout enfoncé dans la Seine; on a gâché le Cours-la-Reine! Que de tranchées! que de palissades! des baraquements s’y élèvent déjà: tout grillagé de vert, c’est le théâtre des Bonshommes Guillaume; puis, ces clochetons, ces pignons, ces tourelles, pans coupés et fenêtres à meneaux, la rangée de vieux logis moyenâgeux qu’on me dit être le Vieux Paris; logis encore plâtreux d’un blanc triste et froid sur ces bords de Seine; plus loin, c’est le jardin du Trocadéro, déjà bouleversé, le jardin du Trocadéro où l’on creuse et où l’on pioche, où l’on détruit et où l’on bâtit: Section de l’Inde française, l’Andalousie au temps des Maures. Une armée [p. 54] d’architectes et de démolisseurs s’est donc abattue sur la ville; jamais on n’en a si profondément fouillé et remué les entrailles; on sent l’influenza embusquée et tapie dans toutes ces fosses et tous ces trous.

L’Influenza, fille de l’Exposition, devant tous ces terrains saccagés, je ne m’étonne plus qu’elle soit si pernicieuse.

Même jour, onze heures du soir. Aux Folies-Bergère, Labounskaya dans ses danses, mademoiselle de Labounskaya, étoile russe au ciel de l’Alliance et comète historique a, pour nous, l’attrait d’un passé presque politique. C’est la Lola Montès d’un pays plus lointain que la Bavière et pourtant moralement plus près de nous, immoralement aussi; les danses et les danseuses ont toujours joué un grand rôle en Russie; il y a un an, les annales humoristiques des Romanoff nous étaient révélées dans un livre piquant: Sur les Pointes, qui restera une des œuvres les plus curieuses de ce temps.

Mademoiselle de Labounskaya danse-t-elle? c’est un mystère à éclaircir.

Cette longue mante de satin changeant dans laquelle elle se cambre, se renverse et se livre, et puis, qu’elle traîne et déploie ensuite en drapeau derrière elle; ses attitudes abandonnées et toujours ce corps en offrande, tout cela constitue-t-il une danse? En Russie, peut-être, mais en France, assurément pas, même aux Folies-Bergère. Mais, quelle tumultueuse robe mademoiselle de Labounskaya a ce soir, machinée comme les dessous d’un théâtre, avec ce devant fendu en triangle sur le ventre et la rondeur des cuisses apparue dans des écartements de gaze, telle à une lucarne d’idéal... une robe d’une transparence argentée soulignée par d’aguichantes jarretières de velours noir, une robe que l’on dirait signée Félicien Rops, tant elle est d’un goût obscène [p. 55] et tentateur; impossible d’aller plus loin dans le canaille et le joli.

Un danseur, tout de blanc vêtu, pirouettant et maniéré avec, sur l’abdomen, un énorme nœud de satin rose, complète cet ensemble; il a le costume du roi de Rome, ce danseur, et s’appelle Maxagora... de Max angora, chuchote-t-on dans la salle.

Mardi 18 avril.—Galerie Georges Petit, rue de Sèze, aux Pastellistes. Aman-Jean, Léandre, Helleu, Lévy-Dhurmer, je ne veux retenir que ces quatre noms, sans prétention de faire là une critique ou décerner des couronnes; c’est à ces quatre peintres que je vais, impressionné, attiré par l’ensemble de leur envoi sans même avoir consulté le catalogue, requis par la qualité de la vision.

Oh! la merveilleuse Mère France qu’expose cette année Léandre sous le titre de Romance, quelle vérité et quelle ironie dans cette grosse mafflue pinçant de la guitare, quelle mesure dans l’exagération, quel tact dans la déformation, qui d’un portrait fait un symbole, et quelle fraîcheur, et quel éclat dans la couleur! A côté, un mélancolique et calme paysage, une gentilhommière se reflétant dans l’eau, une eau bleue déjà sombre de crépuscule, a le charme apaisé d’un vers de Francis Jammes.

Helleu envoie d’élégants et fins portraits de femmes et toute une étude d’hortensias: femmes et fleurs sont peintes dans des gris fauves et atténués sur des fonds d’une sobriété voulue et un peu sèche, qui met dans un étrange relief la hardiesse du dessin: encore un peu, cela serait macabre; toute la maigreur est accusée dans ces sveltes Parisiennes. Peinture d’artiste et affinée, presque maladive de recherche tant l’impression [p. 56] en est volontaire; on dirait que le squelette, le troublant squelette adoré des décadences apparaît dans la femme comme dans la fleur.

Helleu est décidément le peintre des Avrils frileux et des fragiles automnes, ses hortensias hallucinent comme des spectres, ses femmes ont le charme élégant et précis des bois dépouillés par l’hiver. De Lévy-Dhurmer, un masque de Paul Ollendorff.

Aman-Jean, lui, a consenti à sortir de ses limbes ses ondoyantes et vivantes figures de femmes; ses portraits, même les plus modernes, semblaient jusqu’ici peints derrière la trame obscure des siècles. Jusqu’ici, il avait tissé de merveilleuses tapisseries; cette fois, il a rompu le canevas qui tenait captives les têtes de ses portraits, il en a éclairé la pénombre, et du mystère archaïque, mystère un peu enfantin en somme, il a fait dans un éclairage violent, osé et tout ensemble exquis, de vraies chairs et de vraies chevelures, des yeux d’eau et des bouches en fleurs.

Besnard continue à éclairer ses figures à l’intérieur comme des lanternes vénitiennes, Besnard père, entendons-nous. Les paysages et les scènes rustiques de M. Lhermitte ont les vibrations énervantes d’un cinématographe. Pourquoi?

Mercredi 19 avril.—A l’Opéra-Comique, la répétition générale du Cygne. Trois clous. L’agilité, la grâce lascive, la hardiesse et la joie de respirer et de vivre de mademoiselle Chasles, dans le rôle du faune, le petit faune hilare et dansant qui conseille à Pierrot d’arrondir le dos et d’agiter comme des ailes ses larges manches de satin blanc.

Deuxième clou, la plastique impeccable, la majesté, [p. 57] la ligne onduleuse et les beaux bras levés, implacables et nus, de madame Dehelly, dans la Tyndaride Léda: on n’accueille pas plus amoureusement le Cygne, on n’est pas plus Diane outragée et vengeresse en tendant l’arc et en visant le coupable... Pierrot ou Actéon.

Troisième clou, le délicieux pas du déshabillement, une trouvaille de Mariquita, cette trouveuse, que ces groupes de femmes se dévêtant en cadence, et tour à tour agenouillées l’une devant l’autre, puis enlacées et désenlacées déjà s’aident à la nudité et s’enlèvent et leurs peignes et leurs voiles dans une série adorable de poses, parmi l’éclat barbare de miroirs de métal; et puis, il y aurait aussi les plongeons trépidants des quatre Ethiopiennes tournoyant en cadence au rythme des cymbales, l’envol de leurs larges manches dorées, la vision grecque du cortège et l’idylle licencieuse de la Tyndaride au bain; puis, s’il fallait tout citer, il y aurait aussi la poésie, le lointain, le clair-obscur et le bleuté du décor. M. Catulle Mendès me pardonnera-t-il d’aimer moins l’entorse donnée par lui à la légende par la comédie italienne introduite dans un mythe arien?

Le cygne est divin, son bec rose
Cache un baiser de Jupiter.
L’amour fit la métamorphose,
La source a subjugué l’éclair.

Dans la fable antique, Léda, de femme, devient presque déesse en aimant l’oiseau qui cèle un dieu; en faisant le cygne mortel, en le faisant tuer par Pierrot, M. Mendès a changé la reine de Sparte en femelle, puis, en oisonne puisque la reine enamourée pousse la méprise jusqu’à prendre ensuite Pierrot pour un [p. 58] cygne, du satin blanc pour de la plume et un homme pour un oiseau.

On n’est pas plus spirituellement impertinent et cruel; les erreurs de la Léda de M. Catulle Mendès sont une délicieuse satire de la bêtise de la femme, une espièglerie de poète, une outrance de lettré amusé de jongler avec les mythes et les symboles, une irrévérence d’aède vis-à-vis des dieux..., d’ailleurs le plus joli ballet du monde, encadré à souhait dans une mise en scène d’Albert Carré et musiqué avec une langueur et une volupté tout à fait imprévues, du moins insoupçonnées chez M. Lecoq.

Le coq, le cygne, le moyen aussi de ne pas écrire une musique ailée avec un tel nom et un tel titre.

Sur les amours du cygne antique
La source a coulé trois mille ans,
Lavant la marche du portique
Où Léda baignait ses pieds blancs,
Et depuis trois mille ans, sans ride,
Dans le miroir du flot glacé,
Le beau corps de la Tyndaride
Resplendit au cygne enlacé.

Et l’homme-neige a tué l’oiseau-lys.

Mardi 25 avril.—A la Scala, dans une loge, deux sorties de bal de tulle clair et de plumes, trois habits noirs; c’est un peu avant la revuette, Fragson est en scène. —Moi, il ne m’amuse plus. —C’était bon deux ans après la mort de Gibert, on ne vit pas huit ans sur un cadavre. —Oui, quand on croyait entendre l’autre, ça allait encore: mais, à Paris, les morts vont vite, on a «oublié». —Vous êtes dures, mesdames. —A propos, et Lucien Noël? Vous l’avez vu dans la nouvelle pièce de la Gaîté? —Non. —Il paraît qu’il a une culotte, ah! mesdames, pour une culotte, quelle [p. 59] culotte! —Et celle de Fordyce dans la revue que nous allons voir, vous m’en direz des nouvelles. —Un poème. —On dit prose en argot.

Dans une loge à côté, une sortie de bal de tulle sombre et de fleurs, un smoking et deux habits noirs. —Et vous réhabituez-vous à Paris? —Difficilement. —Vous jouez les Calypso? —Comment? —Calypso ne pouvait se consoler du départ de Nice. —Quel horrible à peu près; et qu’avez-vous vu depuis votre retour? —Oh! rien encore, le Cygne. —Ballet de génération spontanée! Vous savez qu’on a supprimé les trois œufs de Pâques de l’apothéose. —Je le regrette, c’était très gentil, ces petits Pierrots dans l’œuf. —Oui, les Funambules sur le mont Olympe, une suite au moineau de Lesbie de Catulle, Pierrot cygne ou le moineau de Léda. —Il y a une très belle salle. —Oui, à cause de Fordyce...

Quarante minutes après, la toile tombée sur les applaudissements. Dans la première loge. —Eh bien, un peu longuet, ça gagnerait à être coupé: mais Fordyce est étourdissant. —A-t-il assez bien pigé Delmet! et quel brio dans ses danses, tous les talents. —Tous! et quelles performances! —Oui, ce pantalon gris est une révélation. —Odette Valéry elle-même. —Non, vous exagérez, mais enfin la Direction a bien fait les choses, elle a suppléé à ce qui manque à Balthy: Fordyce en a pour deux. —Sans compter qu’il parle comme Caran d’Ache, il dit trrrésor et cherrrie avec le trrriple grrrasseyement de Caran. —Trrrès rrrusse en effet, caviarrr et confiturrre, on ne rrroule pas les r plus abominablement. Fordyce est tout à fait l’homme de ces petites revuettes. —Et Balthy?... —Oh! plus mystérieuse que jamais, avec quoi peut-elle donner le coup de rein qui fait si drôlement évoluer sa jupe?... —Très [p. 60] mystérieuse en effet. —Moi, je la trouve langouste atmosphérique. —Atmosphérique est le mot, ça ne veut rien dire, mais c’est tout à fait ça. —C’est picraté et décousu, clownesque, macabre et vraiment hilare; elle dit à miracle les couplets de la Grande Roue, et puis, c’est si drôle d’entendre ici chanter quelqu’un avec une voix! —C’est surtout neuf.

Dans la seconde loge. —Moi, je n’ai lu que l’Anneau d’Améthyste. —Et ça vous a enthousiasmé? —Enthousiasmé. Il n’y a que des juives converties là-dedans, c’est observé par un Maître. Si M. Bergeret était moins indépendant, ce serait un livre tout à fait admirable; la scène du fiacre est digne de Balzac, et l’officier de fortune, l’officier taré, entretenu par madame de Bourmont, cette chère Elisabeth, quel chef-d’œuvre! Si France nous avait donné un portrait de professeur aussi bien campé, aussi vrai que celui de son officier! —Si, si, si, avec des si, on changerait le monde; il faut prendre France comme il est et l’aimer sans si. —C’est Max Lebaudy qu’il a voulu peindre dans le jeune de Bourmont à la caserne? —Comme Esterhazy dans Raoul Maruex. —Vous avez lu les notes de Daudet? —Non, j’en suis à l’Inimitable. —Ou les notes de la Nouvelle Athènes?... —Le mot est de Juliette, la première de chez Doucet; M. La Jeunesse est très populaire, rue de la Paix. —Vous parlez par énigmes. —Je vous présenterai Fanny.

Une heure après, chez Maire. —Oh! Vieux Marcheur, c’est impossible. —La pièce m’a déjà déplu aux Variétés, entendre encore la parodie! —Le Vieux Marcheur vous a déplu? du Lavedan, vous blasphémez. —Je n’aime pas les vieux au théâtre, c’est pénible. —D’autant plus que Brasseur devrait bien changer son jeu, il n’a pas varié depuis la somnambule, la [p. 61] fameuse somnambule de Paris qui marche. —Et quelles voix de fausset! ils jouent tout ça un ton trop haut avec des voix de tête fatigantes. —Pas Granier, pourtant. —Oh! elle, toujours parfaite, une façon de se ployer en deux. —Des révérences à plongeon étonnantes, oh! elle a de la hanche, et Lender n’est pas mauvaise du tout, vous savez. —Comment donc. Très bonne au premier acte et d’une veulerie bien fille. —Et au quatrième donc, quand elle entre en roulement de la cave au grenier. —Ah! oui, quand elle supplée, je trouve qu’il manque d’eau, moi, ce quatrième acte. —D’eau? —Mais oui, réfléchissez. —D’Héloë, vous êtes ignoble.

Autre groupe. —Et comme expositions, qu’avez-vous vu depuis votre retour? —Oh! rien absolument que les Abbéma qui viennent d’ouvrir. —Ah! oui, ses femmes et fleurs, suite d’éventails chez Georges Petit, à la rue de Sèze, très vaporeux. —On voit ça toute l’année aux vitrines de Duvelleroy. —C’est ce qui vous trompe, elle s’est révélée. Elle envoie, cette année, trois portraits, deux d’officiers surtout dont je ne vous dis que ça; elle est très cocardière, mademoiselle Abbéma. Ce qu’elle réussit bien l’uniforme! —Mieux que les fleurs. —Notre amie est un vrai peintre d’hommes.

Mercredi 26 avril.—Avant l’Exposition, 20, rue Thérèse, quelques Lalique. —En attendant les faux Lalique, dont vont être inondées toutes les vitrines, section des Champs-Elysées et section du Champ de Mars, monté admirer quelques originaux au second de la rue Thérèse. C’est dans les émaux que triomphe cette année le maître joaillier révélé par M. de Montesquiou: émaux translucides d’une qualité de nuances et d’une [p. 62] intensité d’éclat qui en font de véritables pierreries; la gemme est cette fois détrônée ou du moins mise en échec par un émailleur de génie. Ce sont toujours les aspects de nature qui fournissent à Lalique ses plus beaux motifs d’ornementation; deux chaînes de cou aux décors inspirés, l’une par la pomme du pin et l’autre par le chrysanthème, défient dans leur ingénieuse simplicité les plus beaux spécimens de musée connus; feuilles et fleurs, cette fois, ne sont plus stylisées, mais reproduites dans leurs formes et leurs couleurs propres. La perle baroque et l’opale brute ont, cette année, la préférence de Lalique. C’est tout en merveilleuses perles de couleur, perles grises, perles roses et perles bleues même, toutes baroques, d’un orient admirable et comme baignées de reflets de lune et de mer, la chaîne de cou de la baronne Oppenheim, d’énormes iris d’émail les relient entre elles; puis, voici, chardons bleus et feuillages argentés sur fond de corne blonde, le peigne de madame Sarah Bernhardt. Des paons ocellés de diamants et de saphirs s’irradient dans des pendentifs, des plumes de paon s’égrènent entre les chaînons et les perles de colliers.

Dans l’orgueil ocellé du paon multicolore
Dorment des ciels d’orage et des levers d’aurore,
Tout un trésor gemmé de prismes querelleurs,
Somptueux incendie aux doigts des ciseleurs;
Et dans l’or émaillé des rosaces fleuries
Voici qu’arde et revit l’âme des pierreries
Et la fournaise ardente et sombre des vitraux
Allume, après les paons, l’eau froide des joyaux.

Ici, un dragon d’émail glauque et céruléen, frère des paons par le reflet changeant de ses écailles, se crispe et se convulse en vomissant des nuages découpés dans de l’opale, et ces prismes tourbillonnants sont une [p. 63] agrafe; opales aussi, découpées en fumée, le motif de ce pendentif; plus loin, ce sont des volutes d’écaille blonde que crachent, en jets de feu, les serpents d’une tête de Gorgone, peigne arrogant de quelque Euménide; enfin, pour clore ce musée de joaillier poète, un carcan de perles arbore dans son fermoir un délicat profil de reine égyptienne couronné, envahi, environné, noyé d’une remuante ascension de grenouilles, des grenouilles en émail vert translucide, dont les corps en relief et en creux enserrent d’un grouillement glauque le front pensif de la princesse Illys.

La Princesse au Sabbat! veut bien me dire Lalique, je me suis inspiré de votre ballet.

Inspirer Lalique! Comment n’être pas sensible à une flatterie si délicate.

Jeudi 27 avril.—A l’hôpital Saint-Antoine, au diable vauvert, là-bas, là-bas, bien au delà de la Bastille en plein faubourg populeux, salle Bichat. C’est l’heure de la visite, de deux à trois. Autour de chaque lit, ce sont des groupes de parents et d’amis, venus réconforter le malade dressé sur son séant, en chemise bien propre et qui sourit ragaillardi; la salle très blanche et dont les murs semblent laqués sous les couches de Ripolin fleure bon le lilas, la mandarine et l’orange; et en effet, il y en a sur tous les lits, les infirmières sont tassées à l’entrée, laissant les malades aux familles. Il n’y a qu’un lit où je ne vois personne; un homme à la barbe longue s’y tourne et retourne impatiemment, une main posée sur ses yeux. Je m’informe. C’est un malheureux artiste, un chanteur, qui, il y a deux ans, était encore au théâtre, Figaro dans le Barbier, et Obéron dans Obéron. Il a perdu la vue, ses yeux se sont usés à déchiffrer les partitions à la lumière [p. 64] meurtrière des loges et des foyers de répétition, et, aveugle, sa situation perdue, il doit à sa sœur, surveillante dans l’hôpital, ce lit numéroté où son agitation douloureuse m’a averti de son désespoir.

Ces détails, c’est le convalescent que je viens y visiter qui me les donne, un artiste aussi, un danseur, mais lui entouré, choyé de toute sa petite famille, sa femme, figurante à la Scala, son frère, machiniste aux Folies-Bergère, et jusqu’au bébé de six ans qui défile tous les soirs dans le pensionnat des petites filles, au troisième acte du Vieux Marcheur, celui de la Scala, entendons-nous, la parodie. Ils sont tous là, la femme, l’enfant et le frère, tous émus de ma visite avec sur les lèvres des remerciements et le nom de Jane Thylda, Jane Thylda, qui a eu l’idée de cette collecte en faveur d’un camarade malade, et, la somme trouvée en un clin-d’œil, un soir, dans les coulisses, m’a prié puisqu’elle joue en matinée elle-même, de porter ces dix louis pour elle à l’effarant corbeau de l’antre de Plango, à la sauterelle fantastique qui la terrifiait chaque soir à l’acte du Sabbat et la forçait à danser la ronde maléfique entre le nain Youmafre et le crapaud Croachis.

—Monsieur Marcenay, il paraît qu’il est bien bon dans son rôle de vieux magistrat, m’a dit ma femme, soupire le corbeau Blancard; vous ne l’avez pas vu, vous, Monsieur, dans le Vieux Marcheur? Il parodie M. Guy des Variétés, et tout le monde dit qu’il est superbe: c’est un ami; ce que j’aurais voulu le voir!

Et c’est touchant cet intérêt d’artiste pour un autre.

—Et c’est aujourd’hui notre centième et je ne suis pas là, gémit le pauvre Blancard.

Autour de moi, ce sont des allées et venues d’infirmières, des recommandations de parents, des adieux, [p. 65] des doléances de malades que l’on quitte, les Blancard, mari, mère et frère me remercient encore une fois et je me sens vaguement l’âme de Séverine.

Vendredi 28.—A la Porte-Saint-Martin, Plus que Reine. —Les lettres de Paris à Nice m’ont trompé. Elle est charmante, elle est charmante, elle est charmante, elle n’imite pas Sarah, elle a consenti à être elle-même, et quoiqu’elle n’ait ni le type, ni la taille, ni le teint, ni la couleur des cheveux de Joséphine, cette créole, la Plus que Reine qu’est madame Jane Hading est coquette à souhait, câline à miracle, et arrive surtout à donner l’impression d’une femme vraiment bonne. C’est la bonne Joséphine, avec, sur les épaules et sur les seins, une nacre et des blancheurs rosées que n’a jamais eues l’impératrice.

La pièce, c’est du Frédéric Masson découpé en tranches, anecdotique au premier tableau du Palais-Royal, tragique à l’acte de Fontainebleau et de la porte murée, où l’épouse répudiée va se heurter le front, intéressante en somme comme une suite d’estampes.

M. Coquelin, pour jouer Napoléon, a arboré un faux nez; il avait déjà abordé les nez d’emprunt dans Cyrano; faux nez dans le Rostand, faux nez dans le Bergerat, c’est une vocation tardive, mais c’est une vocation. L’appendice extravagant et riche en métaphore du cadet de Gascogne seyait mieux au type de M. Constant Coquelin que le nez impérieux de César; il y tâche de tout son talent, mais le rate de même. On ne refait pas un profil:

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce,
Et jamais Sarcey quoi qu’il fasse
Ne pourra passer pour galant.

[p. 66] En revanche, M. Desjardins est beau comme une médaille antique dans Lucien Bonaparte et, qu’il soit de Frédéric Masson ou de madame Campan, M. Bergerat a écrit un bien beau quatrième acte.

Malheureusement, les autres s’en ressentent.

Samedi 29 avril. —Au théâtre Sarah-Bernhardt, les coulisses d’un samedi littéraire. Dans la loge de la grande artiste, vaste, aérée et claire avec son salon Liberty, tout encombré de fleurs (fleurs rares et poétiques qu’on sent choisies par Sarah elle-même, arums, iris et clématites, et les plus bleues parmi ces clématites), c’est la légion sacrée, comme a écrit Sarcey, la légion des amis de la première et de la dernière heure, les inséparables. Mademoiselle Louise Abbéma est leur chef, Loulou dans l’intimité, et c’est aussi Rostand, d’élégance impeccable, comme peint à même la peau dans des complets adéquats de drap uni et sombre, la face d’ascète creusée sur des hauts cols-carcans, où la cravate assortie au costume en continue la couleur. Madame Sarah Bernhardt, qui rit aux larmes, leur raconte et leur mime même un peu la parodie que M. Guitry vient de lui faire de Coquelin et de Jane Hading dans Plus que Reine. Madame Sarah Bernhardt parodiant Jane Hading. La chose a d’autant plus de piquant que maintenant madame Jane Hading ne l’imite plus.

Dans les coulisses, adossés à un portant, cette somptueuse et traînante robe de dentelle blanche, ce manteau de cour, cet éclat des yeux et des lèvres, cette fraîcheur éclairant l’ombre poussiéreuse de l’endroit, madame Héglon. Amenée là par M. Catulle Mendès, dont elle va dire les Chansons de route, Myriam Héglon, qu’hospitalise aujourd’hui, Sarah Bernhardt, est [p. 67] traitée par elle en souveraine; une fois n’est pas coutume. MM. Catulle Mendès et Xavier Leroux font escorte, le poète et le musicien; plus loin, c’est M. Guitry, en représentation aujourd’hui chez son ancienne directrice. M. Guitry a aussi son cortège: Jules Renard, dont il va dire une des amusantes Bucoliques; M. Tristan Bernard, tout le clan des auteurs gais enfin, les auteurs gais de M. Guitry, qui va triompher dans le Petit Lapin.

M. Gustave Kahn, l’autre organisateur de ces matinées, erre, assez désemparé dans les limbes du fond; on sent qu’il n’a amené personne. M. de Max rôde, dépareillé comme lui, dans le clair-obscur des vieilles toiles.

Sarah pénètre dans les coulisses, et aussitôt les groupes se rapprochent; il y a concentration subite autour de la Muse; mais la Muse en complimente une autre: la robe blanche de Sarah s’incline et se ploie devant la traîne neigeuse de madame Héglon. C’est l’entrevue de deux reines. Berthe Bady, Mellot, qui va créer ici Ophélie et Blanche Defresne, mélancolique et blonde comme une élégie, passent et repassent au second plan. Ulmann apparaît à la porte, et son retour paraît de bon augure à tous, après les bruits inquiétants qui avaient couru sur l’Aiglon. N’avait-on pas dit que M. Edmond Rostand, cédant aux prières de M. Le Bargy, avait porté sa pièce à la Comédie-Française? Sa présence dans les coulisses du théâtre Sarah-Bernhardt est un formel démenti à de tels racontars, et le concours de madame Héglon, l’éclat d’un heureux présage; tout cela est commenté, chuchoté, interprété par chacun et par chacune. Dans la salle, les applaudissements saluent les tirades des artistes en scène: mais le vrai spectacle, la comédie d’intrigue, est derrière le décor.

[p. 68] Dimanche 30 avril. Dans le monde.

Des larmes sont en nous. C’est la sécurité
Des peines de savoir qu’il y a des larmes toujours prêtes.
Les cœurs désabusés les savent bien fidèles;
On apprend, dès l’enfance, à n’en jamais douter.
Ma mère, à la première, a dit: «Combien sont-elles?»
Des larmes sont en nous et c’est un grand mystère!
Cœur d’enfant, cœur d’enfant, que tu me fais de peine
A les voir prodiguer ainsi et t’en défaire
A tout venant, sans peur de tarir la dernière...
Et celle-là pourtant vaut bien qu’on la retienne...
Non, ce n’est pas les fleurs, non ce n’est pas l’été
Qui nous consoleront si tendrement: c’est elles.
Elles nous ont connus petits et consolés;
Elles sont là en nous, vigilantes, fidèles;
Et les larmes aussi pleurent de nous quitter.

Ces vers d’émotion et de charme de Henri Bataille, c’est mademoiselle Berthe Bady qui vient de les dire, après le Madrigal triste et la Nuit de Baudelaire. Elles les a dits, et avec quel don de sensibilité communicative et contenue, quelle simplicité de diction prenante et pourtant savante! Tous ceux qui l’ont entendue le savent, et même aussi le public puisque Edmond Sée, dans son feuilleton de la Presse ce matin même, vient de la consacrer par cette phrase: «Mademoiselle Berthe Bady est la vraie gloire des matinées du théâtre Sarah-Bernhardt, mais déjà dans le salon, où sa récitation vient de mettre un peu d’au-delà, la banalité des conversations reprend pour déplorer l’horreur de cette matinée du Vernissage.»

C’est bien fini, le vernissage est mort, la réunion des deux Salons a été son glas; ça n’a pas été journée des dix mille, mais des trente mille badauds, et, d’un tacite accord, le monde élégant désormais s’en abstiendra; autant inaugurer la foire de Neuilly ou la fête du [p. 69] Trône, d’autant plus que des kilomètres de toiles exposées là ne sont pas beaucoup meilleures que celles des baraques foraines. Quant aux envois de la sculpture, il y a des musées de cire ambulants qui les valent... Avez-vous vu les Rodin? et l’on cite le mot de Gérôme devant l’Eve du maître: «—Frémiet a donc exposé cette année?» Et tout le monde de rire.

Quelle salutaire idée j’ai eue en n’allant pas me fourvoyer dans cette cohue! Habits noirs et épaules diamantées continuent de salonner comme Arsène Alexandre ou Gustave Geffroy, et je songe en moi-même au mot de Goncourt: «Ce qui entend dire le plus de bêtises, c’est un tableau d’exposition, le jour du Vernissage.»

Lundi 1er mai.—Galerie des machines, aux deux Salons... pour faire comme tout le monde.

D’abord à la section des objets d’art, aux Champs-Elysées. On est cueilli, là, happé au passage par un tas de bibelots curieux et affriolants; c’est comme une halte avant de pénétrer dans le labyrinthe effarant des galeries.

Retrouvé là un joli groupe de Ferrari Renaud et Angélique, albâtre, acier, marbre et cuivre: un amalgame, un ragoût très savoureux de pierre et de métal, le mélange de sculpture et de ciselure déjà apprécié l’an dernier dans le groupe du Cygne et Léda. M. Ferrari est fidèle à son modèle: je reconnais la souple et fine nudité d’Angélique pour l’avoir admirée dans le sommeil abandonné de Léda. Très drôles et curieusement modelées, les sept étendues de femmes nues d’Henri Loisel, intitulées: Une semaine, et la jolie jeune femme, qui a posé trois d’entre elles, en est tout honteuse: le public la reconnaît et la déshabille sous le drap [p. 70] sombre de son costume tailleur. Retrouvé, là aussi, la féerie des émaux et des pierreries de Lalique. Quoique similaires, les vitrines de MM. Fouquet et Foy méritent d’être remarquées. Un merveilleux tapis; toute une flore de forêt, longues tiges vertes fleuries d’ombelles, blancheur de ciguë et d’orties, doit être de Ballery-Desfontaine; enfin, un buste de M. de Max me requiert. Etrangement maquillé et peint, il semble une cire et est de marbre: il représente, dans son rôle de Roi de Rome, le jeune et talentueux tragédien; ce sont bien ses cheveux roux, son pur et fin profil de diplomate, nez aux ailes vibrantes, bouche étroite et sans lèvres, menton aigu, galochard même, buriné, l’on dirait, dans de l’insolence et du flegme hautain; une très jolie créature est arrêtée devant, en extase, invraisemblablement mince avec une inquiétante opulence de hanches et c’est mademoiselle Odette Vallery en personne, l’étoile du music-hall de la rue Richer; et l’à-propos de la rencontre me fait songer à la bizarre destinée du comédien. Sculpté dans le marbre, il faut qu’on le maquille et qu’il prenne les aspects d’une cire peinte; traduit en buste, au lieu de l’exposer à la sculpture, on l’envoie aux objets d’art au milieu de bijoux, de bracelets et de peignes, et là, il faut qu’une femme se pose en point d’admiration devant lui, et cette femme est Vénus Callipyge elle-même.

La destinée de M. de Max est vraiment celle d’un empereur byzantin.

Mercredi 3 mai.—A la Comédie-Française, à la répétition générale du Torrent.

Ne forçons point notre talent!

Le délicieux ironiste d’Amants et de Georgette [p. 71] Lemeunier, le fournisseur breveté des mots exquis, des impertinentes allusions, des mordantes boutades et des réticences cruelles de mesdames Réjane, Granier et de M. Guitry, le Maurice Donnay un peu chatnoiresque et d’autant plus charmant, le maître de l’adultère et des liaisons dangereuses, l’auteur dont nous raffolons toutes! le tendre et sceptique amoureux de Douloureuse, ce chef-d’œuvre, ému quand il se souvient et implacable quand il se reprend, a voulu cette fois, écrire pour mademoiselle Bartet, MM. Duflos et le Bargy et la Comédie-Française. Mieux ou pis, il a voulu réhabiliter l’amour et la passion auxquels il ne croyait pas naguère; cet amour et cette passion qu’il a si finement raillés même; que dis-je? il a voulu proclamer le droit à la vie, le droit de vivre sa vie (dangereuse thèse qui peut conduire au droit au meurtre, au droit à la débauche, et au droit au vol, puisqu’il établit déjà l’adultère), et pour nous faire accepter tout cela, le railleur et le joli faiseur de mots rosses qu’est M. Maurice Donnay nous a conduits au prêche.

Si charmeur et fin psychologue en chambre que soit M. Le Bargy dans le désillusionné Morins, si parfait abbé tout de bonhomie et d’indulgence que soit Féraudy-Bloquin, leurs consultations autour de la détresse de madame Lambert ne parviennent pas à intéresser le public à un malheur d’exception; la faute de Bartet n’a d’excuse que dans la bassesse d’âme de son honnête homme de mari, et si M. Donnay n’avait pris soin de faire de madame Versannes la plus adorable et la plus haïssable des poupées parisiennes, son type de Julien Versannes ne serait qu’un mari bien ordinaire, courtisan indiqué de toute jolie femme et prenant son plaisir dans un ménage voisin; mais il y a cet odieux Lambert, type œuvré de main d’artiste du bourgeois [p. 72] autoritaire, libre-penseur, sûr de lui-même, horrible produit des immortels principes et inévitable petit-fils de la Révolution, Lambert armé de la loi et des conventions contre toutes les délicatesses du cœur; et il y a aussi les jolis couplets de Le Bargy, et les sottises à fleur de peau et à cœur vide de cette jolie oiselle de madame Versannes.

Mademoiselle Muller y est délicieuse, et MM. Le Bargy et Féraudy ont trouvé, dans les deux raisonneurs, une occasion difficile de créer deux vrais rôles: la pièce a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour réussir: une soutane d’abbé et un décor d’usine.

Coquelin cadet et M. Beer, chacun dans des rôles de célibataires, l’un humoriste et l’autre flirteur honoraire, ont des entrées de clown assez divertissantes.

Vendredi 5 mai.—Au salon. Ces dames:

«Je ne sais pas bien ce que je veux, mais je sais que je veux.» Oisonnerie délicieuse d’une femme de peintre rembarrant son mari. Réponse typique et rare d’une épouse en mal d’humeur et de névrose, et que me rapportait, avec la joie exultante d’un trouveur de trésor, un peintre ami de la maison.

Si cruellement qu’une femme ait jamais pu nous faire souffrir, ce genre de boutade nous venge et nous console de tout.

Décidément, la femme est un refuge. Et me consolaient-elles assez de certaines critiques salonnières, partis pris dogmatiques et rageurs d’écrivains têtus et sectaires, la reposante inconscience, la sincérité d’élan et la sympathie irraisonnée vers le joli, le poncif et le léché des trois exquises petites madames, mesdames de Versannes, de Versatile et de Futile aussi, que [p. 73] je me plus à suivre, aujourd’hui, à travers les Salons Champ de Mars-Champs-Elysées.

Etaient-elles assez mannequins de chez Doucet, avec leurs tailles longues et leurs hanches étroites, sanglées dans les robes plates et remuantes du jour; et la bonne odeur, oh! combien douce à respirer, que laissaient derrière elles, tel un troublant sillage, le fringant roulis de leurs croupes! étaient-elles assez délicieusement femmes, femmes de gestes voulus, de poses étudiées et de babillage puéril, et comme instinctivement, spontanément, elles allaient droit à la peinture qui devait leur plaire et qui leur ressemblait: «Les jeunes hommes de Courtois, sont-ils assez chair de pêche et duvetés, et les Carrier-Belleuse, ma chère! on voudrait être danseuse pour être peinte ainsi.» Oh! les trois charmantes poupées!

En vérité, je leur en aurais voulu si leurs préférences n’avaient été aux peintres mêmes que je leur devinais, car elles allèrent naturellement aux envois de M. Jean Béraud, à cause de Le Bargy, aux tableaux de Gervex, parce que les élégances de la scène du yacht, comme au portrait de M. Paul Robert, parce que le prince Henri, leur prince!

Les La Gandara, les retinrent un moment, parce que la princesse de Brancovan-Chimay et les étoffes si curieusement peintes... «Un peintre à la toilette, tant il comprend le satin! mais il n’embellit pas, il enlaidit plutôt.» Les nudités de Stewart, tachetées d’ombre et de soleil, leur plurent comme une inconvenance, l’une chuchota aux autres le nom de... Gordon Bennet et l’histoire des séances de modèle dans le parc, mais elles hâtèrent le pas devant les Simon, dédaignèrent les Cottet et pâmèrent en extase devant les Madeleine Lemaire... Oh! ce triptyque! cette femme en hennin, [p. 74] ces lys, ces roses et ces pains et les vers, la poésie, ma chère! Sainte Roseline, Rosa, la rose, ça se décline.

Roseline! Je reconnais le miracle de sainte Elisabeth de Hongrie, la transmutation des pains d’aumône en roses fleuries de la légende des saints; je reconnais aussi Juliette, l’ancien modèle de Picard, l’adorable Juliette des naïades des années précédentes, Juliette, la figurante unique de la Lépreuse. C’est elle qui, cette année, a posé la sainte moyen-âgeuse de madame Lemaire.

Vous n’avez pas gagné au change mademoiselle Juliette, et, rendue par Picard, votre beauté avait un autre caractère. Qu’est devenu le côté puéril et terrible à la fois de votre profil de petite nymphe primitive et la belle ligne inquiétante de votre menton trop long et de votre nez trop court sous l’entêtement du front bombé et bas; tout cela s’est édulcoré, fondu, adonisé, sous les doigts de peintresse et de modiste aussi de madame Lemaire, et comme sainte Elisabeth de Hongrie, vous êtes devenue Roseline, mousseline et vaseline! J’aimais mieux la Juliette d’autrefois.

—Maintenant il faudrait trouver le portrait de Rostand et celui de Deschanel. —On dit le Boutet de Monvel délicieux, une vraie tapisserie du douzième. —Oui, Jeanne d’Arc.

Et elles vont au Boutet de Monvel. Sont-elles assez gentilles! Je les embrasserais si j’osais, et quelles jolies nuques elles ont sous la soie dorée de leurs cheveux, des nuques d’une chair satinée, savoureuse et menue; comme je les aime d’être si d’accord avec elles-mêmes. Je suis sûr qu’elles vont hurler devant les Carrière: Carrière!

Geffroy, vous qui passez,
Daignez me secourir.

[p. 75] En effet, ça ne manque pas! Quel joli Salon elles écriraient, celles-là, si elles notaient leurs impressions.

Lundi 8 mai.—A l’Opéra, première de Briséïs, de MM. Ephraïm Mikhaël et Catulle Mendès, musique d’Emmanuel Chabrier.

Briséïs a seize ans: son front veiné d’iris
A la douce pâleur des aubes matinales
Et ses pieds transparents aux doigts cerclés d’opale,
Font rêver au calice étincelant des lys.
Elle songe au Scamandre où dans les joncs fleuris
Elle se baignait nue, au temple aux larges dalles,
Où ses pieds bondissaient au son clair des crotales,
Ses pieds frais, aujourd’hui, de lourds joyaux meurtris.
Elle revoit en rêve au fond des crépuscules
Le chœur plaintif et doux des blanches hiérodules,
Chantant l’hymne du soir sous les cieux solennels,
Et, triste au souvenir de ses vœux éternels,
Sous ses bras nus, parmi la gaze violette
De ses voiles, pleurante, elle cache sa tête.

Briséïs, la captive d’Achille, les intrigues d’Agamemnon, la colère du fils de Thétis contre le roi des rois contraint de rendre enfin sa conquête, la dissension au camp des Grecs et la splendeur épique du poème d’Homère. J’en veux presque à MM. Mendès et Mikhaël de m’avoir fait espérer les féeries d’or et d’airain de l’Iliade pour m’offrir la fable fanatique et sombre de la Fiancée de Corinthe; mais il y a la musique de Chabrier, la caresse enveloppante, toute de brise alizée et de parfums du large; le chant d’aurore et de mer matinale des rameurs de la galère d’Hylas, il y a le duo balbutiant d’amour puéril et charmeur des deux fiancés sur le banc de marbre, dans l’ombre des lauriers roses, il y a la plainte et la crainte de Briséïs redoutant pour Hylas les courtisanes des mauvaises [p. 76] îles et les embûches des traversées lointaines, il y a... il y a tout cet acte enfin, troublant et nostalgique par le mystère des autres inachevés, tel un fragment de fresque retrouvé, une de ces merveilleuses peintures de Pompéï, dont les personnages survivants font d’autant plus regretter les figures disparues, les couleurs périmées, et l’ensemble aboli.

Samedi 13 mai.—La mort de Henry Becque.

Sa carrière fut longue et peu remplie. Aucune de ses œuvres n’eut un succès éclatant et immédiat. Il était venu au monde sans fortune et s’en va de même... Néanmoins, il fut glorieux, moins peut-être qu’il ne le désirait, mais presque autant qu’il le méritait, et plus assurément qu’une foule d’ennemis ne lui aurait permis s’il leur en avait demandé la permission. Son nom était universellement connu, même par ceux qui ne connaissaient pas son œuvre. Il jouissait d’une grande considération, surtout parmi les écrivains dramatiques de la jeune génération, qui l’avaient élu pour maître. On le recherchait presque autant qu’on le craignait. Il dînait en ville tous les soirs. Il était officier de la Légion d’honneur. Un fauteuil à l’Académie lui était réservé. Sa pauvreté officielle et «reconnue d’utilité publique» lui avait valu différentes pensions assez larges. Il était entretenu comme un grand fonctionnaire, et sa fonction, depuis quinze ans qu’il s’était mis volontairement à la retraite, était de faire des mots cruels. Reconnaissons qu’il les faisait bien et avec bonheur.

Le morceau funèbre pourrait être signé du mort lui-même, c’est du Becque posthume, et du meilleur. Quel portrait! Le pauvre cher défunt ne l’aurait pas mieux buriné; mais oyez la suite:

C’était un homme qui avait du caractère, et le caractère peu endurant. Il était violent, amer, sarcastique, dépourvu d’indulgence et d’un esprit désobligeant. Il ne pardonnait pas à ses ennemis, et on dit qu’il ne ménageait guère non plus ses amis. Il aimait beaucoup à haïr. Il faut dire, à sa louange, que ses haines, comme ses rancunes, n’avaient [p. 77] rien de bas, de personnel, ni même peut-être de très profond; elles étaient l’aliment nécessaire de son génie si particulier, et elles entretenaient constamment sa verve. S’il invectivait souvent certains hommes, c’est qu’il n’aimait pas leurs idées et qu’il était dans son tempérament assez direct de s’attaquer plus volontiers aux hommes qu’aux idées, car ceux-ci lui offraient plus de prise que celles-là. Ou bien, c’est qu’ils lui avaient fait tort en quelque chose. Il était du reste assez facile de le contrarier, et je crois qu’il était né susceptible, facilement irritable, et plutôt malveillant.

Il ne suffisait pas, quoi qu’on en ait dit, d’avoir du succès pour devenir son ennemi. Mais il ne pardonnait pas les succès faciles et obtenus par des moyens de mauvais aloi, car sa conscience d’artiste ne lui en avait jamais permis de tels. Au demeurant, c’était un fort honnête homme de lettres et aussi un fort honnête homme qui ne fit jamais de tort à personne qu’avec des mots. Il est vrai que, contrairement au dicton, quelques-uns de ses mots ne s’envoleront pas et resteront comme des écrits.

Il n’aimait pas beaucoup la plupart de ses confrères. Il n’aimait pas non plus beaucoup les directeurs!... Ah!... Il n’aimait pas non plus beaucoup les critiques. Il avait ses raisons pour cela, et il les donnait volontiers sans trop se faire prier. Il racontait sur les uns et sur les autres beaucoup d’anecdotes où ils ne jouaient pas, en général, des rôles très favorables.

Mais il aimait beaucoup la société des femmes, et je crois qu’elles ne détestaient pas la sienne. Il était fort galant et empressé auprès d’elles. Il savourait leurs mots et d’autant plus qu’elles le régalaient davantage par leur bêtise, leur cruauté ou leur rosserie, et réalisaient ainsi son idéal qui n’était point tendre. Ai-je besoin de dire qu’il était fort misogyne.

Et cette page, parue en tête d’un grand quotidien du matin, est anonymement signée Tout-Paris; pis, l’impression en petits caractères décourage presque le lecteur. Quelle prudence et quelle modestie! Parmi tant d’encre sympathique répandue sur la tombe du mort, j’ai pensé que ces quelques lignes étaient celles qui lui ressemblaient le plus. Comme Henry Becque les [p. 78] eût aimées, ces lignes, surtout écrites sur un autre; et même imprimées de son vivant, je crois qu’il les eût préférées à l’éloge de certains.

Voilà pourquoi je les reproduis.

Mardi, 16 mai.—Onze heures, aux Folies-Bergère. —La souplesse étirée et robuste des corps d’acrobates et des nudités de danseuses, l’aspect de longues fleurs des unes dans le remous des jupes évasées en calice, les jambes fines apparues comme deux pistils, le cambrement brisé des tailles renversées en arrière, tels des grands lys après la pluie, et, balayant soudain le sol, les flots éployés des chevelures; tout cela en vérité forme un vivant, capiteux et captivant spectacle... et après la valse-tourbillon des Dante, cette valse où, vibrante comme une tige d’acier et puis fluide, on dirait comme l’eau, une si étrange fille se contourne et se ploie avec des mollesses d’étoffe, après les exercices de force des hallucinants Paxton, pareils à deux Dioscures dans la soie brillantée de leurs maillots blancs: c’est la gaieté, la furia, la fleur de sang, de santé et de joie, le parfum d’œillet, de jeunesse et de jasmin aussi de cette incomparable fille, toute de souplesse et de déhanchement dans sa mantille et ses pampilles noires, qui a nom la Guerrero.

La Guerrero, c’est-à-dire l’Andalousie en personne cambrée et cabrée dans une Malagueña qui flambe, pétille et qui sent bon, la Guerrero, le plus délicieux visage que j’aie encore vu depuis Miss Saint-Cyr, sur la scène des Folies, la Guerrero, ce bijou rose et noir, cet œillet de chair vive, cette jonquille qui danse, ce grelot d’or d’une veste de torero.

Un vrai spectacle où conduire une femme grosse; on serait sûr d’améliorer la race, si toutes les Parisiennes, [p. 79] en voie d’être mères, allaient voir jouer chaque soir les muscles des Paxton et la taille onduleuse des Dante et de la Guerrero.

Jeudi 18 mai, 9 h. 1/2.—La fête de Vaugirard, boulevard Pasteur, à l’angle des rues de Sèvres et Lecourbe. C’est là que le mouvement, le tumulte et le brouhaha sévissent, c’est le rond-point choisi par tous les manèges: manèges de chevaux de bois, manèges de cochons, balançoires, ballons et montagnes russes. Tous sont pris d’assaut, et, chargé de familles, tout cela tourne, se croise, se rencontre ou paraît se rencontrer, s’effleure et se frôle presque, emporté dans tous les sens, sens parallèles et sens inverses, dans un tourbillon de lumière et de cris.

C’est un vertige: des paillons luisent, des jupes s’envolent, des têtes se renversent, des animaux se cabrent, fantasques et chamarrés d’étoffes: une vraie charge de l’apocalypse.

C’est une chevauchée de garçons et de filles: les uns gouaillent, les autres délirent. Que de chatouilles, que de bras éperdus et que de rires, que de virginités compromises! C’est la course à l’abîme se ruant en cercle au-dessus des têtes et des épaules de la foule; il y a là des vestons et des blouses, des chapeaux, des casquettes et des casques de cuirassiers permissionnaires; et tous, bouches bées, les yeux écarquillés et ravis, regardent monter dans le ciel les couples des balançoires, passer dans une trombe, sur le dos des licornes, les couples des manèges, Polyte avec Titine et Mélie avec Dumanet; des prunelles s’allument quand se découvre une cheville; et ce fracas qui roule là-haut, dans les cimes d’arbres, c’est le wagonnet des Montagnes-Russes. C’est un sabbat, c’est [p. 80] une féerie, et l’assourdissante rumeur des orgues! Et tout cela, dans la lueur verte et mouillée, comme laiteuse, des marronniers en fleurs, toute une avenue d’arbres pareils à de grandes girandoles de cire, et parmi les feuillages, c’est le papillotement continu, le clignotement imprévu de tant de lampions et de tant de verres de couleur! là-bas, dans le carrefour, c’est l’incendie tournant, ce sont les geysers de flammes des manèges en marche, et les omnibus passent, ébranlant les pavés, et passent aussi, hués par la foule, des fiacres et des fiacres. L’azur nocturne est troué d’un va-et-vient de balancelles; la Grande Roue de l’Exposition, illuminée, se profile en clartés au-dessus des toits; c’est fou, abracadabrant, grouillant et coloré comme un tableau de Cornélis de Moor: c’est compliqué, fantasque et virevoltant comme une composition de de Feure. A l’angle de la rue de Sèvres, sous un immense dôme peint de pseudo-fresques de Tiepolo, tournoie un manège de lapins blancs gigantesques; ils galopent trois par trois, les oreilles droites et droite la queue, enrubannés de bleu-céleste et mordant sournoisement un énorme louis d’or: c’est le clou de la fête.

La foule se rue sur les lapins, les femmes surtout. Oh! la joie des petites apprenties enfourchant l’animal détesté... la course aux lapins: Parisiennes, quel symbole!

Le manège concurrent est installé près de la rue du Château, des pancartes en promènent l’annonce dans la foule: «Elles arrivent, les Vaches sont arrivées.» Les vaches et les lapins; les cochons ont vécu, les cochons sont détrônés.

Les vaches et les lapins, l’engouement et la joie populaire de Paris, à la veille de 1900. Quel document pour la postérité!

[p. 81] Lundi 22 mai.—Théâtre Sarah-Bernhardt: la Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark. Hamlet, le rôle le plus complexe et le plus difficultueux peut-être de tout le théâtre de Shakespeare, mettons même de tout le théâtre, celui, dont la philosophie hésitante et triste a fourni le plus de gloses et de commentaires aux penseurs comme aux critiques, le personnage dont l’interprétation a déchaîné le plus de polémique et passionné et divisé le plus de partisans: l’Hamlet gras et robuste, sorte de géant blond, l’irrésolu et mélancolique Hamlet des Anglo-Saxons, qui veulent voir dans le prince à l’haleine courte de Shakespeare un Danois lymphatique et lourd de bière aux indécisions tout à coup écroulées en colères de brute, puis l’Hamlet raisonneur et soudain égaré, espèce de fou furieux déjà mûr et barbu, qu’ont imposés ici, à l’imagination des foules, l’Hamlet-Faure de l’opéra d’Ambroise Thomas et l’Hamlet Mounet-Sully de la traduction de Paul Meurice, et enfin l’Hamlet rêveur et halluciné, marchant à travers les brumes de sa folie parfois feinte et réelle parfois, volonté tour à tour naufragée et surnageante, que tout Londres applaudit et chérit dans Irving, un Hamlet imberbe, cette fois; et puis, s’il faut les nommer tous, l’Hamlet travesti qu’abordèrent déjà la tragédienne Leroux et la Diligenti dans ses tournées de Milan à Nice;... personnage d’autant plus écrasant que chacun après la lecture (et tout le monde a lu Shakespeare), s’est fait un idéal différent du héros, héros de drame ou de légende, selon les tempéraments: autant de moules à briser, pour qui veut imposer à nos souvenirs un autre Hamlet de sa création.

Il appartenait à la créature d’énergie et de volonté qu’est madame Sarah Bernhardt d’avoir cette généreuse audace.

[p. 82] Dans une ingéniosité de mise en scène qu’elle a trouvé moyen de renouveler, elle donne un Hamlet contracté, volontaire, obstiné, aux yeux aigus et à la bouche amère; un douloureux et torturé Hamlet, ivre de dégoûts et de tristesse, dont les éclats de fureur ont plutôt l’air de spasmes; un Hamlet malade de la maladie du siècle, dont les nausées se crachent en soudaines invectives, conseils à Ophélie, bourrades à Polonius, pour retomber dans des lassitudes qui sont des dédains accablés.

Cet Hamlet-là est peut-être un peu cousin germain de Lorenzaccio... à moins que le souvenir obsédant d’une création fameuse n’ait gêné mon libre arbitre! madame Sarah Bernhardt avec son profil délicat et pur, la souplesse nerveuse de son corps si jeune, sa bouche de menace et ses yeux qui parlent, a peut-être, à mon gré, trop de race et trop de félinerie italienne pour l’indolent et lourd prince de Danemark; le Danois devient presque un Florentin avec elle; mais cela tient à la finesse même de son physique.

Toutes ses scènes avec Polonius, ses dialogues avec Ophélie, ses reparties aux comédiens, ses façons d’éconduire Guildestein et Rosencrantz, le ton dont elle dit «des mots, des mots», son «Va-t’en au couvent!» à son effarée et implorante fiancée, ses couplets sur la flûte et sur le nuage à forme de belette, puis de chameau, sa tristesse écœurée des railleries, la fatigue énorme de son mépris pour cette cour cynique et criminelle de sicaires et de complaisants; tout cela est merveilleux et saisissant de composition, de mimique et d’attitudes.

A l’acte de la comédie dans le palais, pendant la représentation du Meurtre de Gonzague, madame Sarah Bernhardt a, pour surprendre le trouble et l’aveu du [p. 83] roi, des rampements et des fixités d’yeux de chat sauvage, une façon d’approcher sa torche de la face du coupable qui donne froid dans le dos, et la captivante mise en scène d’un archaïsme si précieux de tout cet acte!

Dans la salle, quantité d’Anglais et d’Anglaises, curieux de voir interpréter le rôle d’Irving par mistress Sarah Berneart, quantité surprenante aussi de dames en cheveux courts, en jaquette de drap et petit col d’homme, que tous les John Bull de l’assistance s’obstinent à prendre toutes pour autant de Louise Abbéma.

Jeudi 25 mai. —31, rue Washington, dîné chez madame Judith Gautier, la fille du grand Théo, cette médaille syracusaine devenue, par la culture d’elle-même, une Japonaise d’Hokousaï, face régulière et pâle, on dirait modelée dans du kaolin, sous les cheveux noirs comme de l’encre de Chine.

Madame Judith Gautier est aussi directrice de théâtre, un merveilleux théâtre de marionnettes, où à la fois impresario, machiniste, décorateur, régisseur et costumier, elle modèle et sculpte de ses mains les personnages des drames qu’elle représente. Un petit cercle d’élus a déjà applaudi sur cette scène la Valkyrie et Parsifal pour l’œuvre de Wagner, et Une larme du Diable, de Théophile Gautier; et les drames wagnériens furent bel et bien joués avec chœurs et orchestre comme à Bayreuth. Cette année, enfreignant les statuts de la Société des auteurs, madame Judith Gautier monte sur sa scène un drame en vers dont elle est l’auteur, Tristane.

Comme elle me dit elle-même en me communiquant les maquettes des décors: «Cette fois, j’aurai tout fait, les acteurs et la pièce» et comme je m’extasie sur [p. 84] l’ingéniosité de ces maquettes: «Que serait-ce si vous aviez vu celles de la Valkyrie? soupire-t-elle; j’avais alors un collaborateur précieux, un jeune peintre, René Gérin. Pauvre garçon! mort à trente ans! Voyez s’il avait du talent...» Et prenant une lampe, elle l’approche d’un grand tableau où trois sirènes à la chevelure d’algues bercent le sommeil d’un chevalier d’une musique de coquillages, de madrépores et de coraux. «Quelle jolie imagination! et pourtant, ce n’est qu’une ébauche!»

Sur l’andrinople des murs, autour de nous, dans le salon, rasant presque les coussins des divans, c’est une galopade grimaçante de dieux indous, de masques japonais, d’armes d’Orient, de foukousas et de Bouddhas çà et là, un portrait de Wagner, le dieu du lieu, un autre de Gautier, puis un de Leconte de Lisle, et des pochades, dont l’une de Sargent, représentant la maîtresse de céans, interrompent cette fresque de soie et de bronze. Sous le rond lumineux de la lampe, nous feuilletons maintenant les albums du Japon. Il y a là des estampes amusantes aux détails exquis et minutieux: des poissons et des fleurs; des singes se balançant dans des guirlandes, et toute une animalité s’ébroue, souriante et malicieuse, parmi une végétation de rêve, que je préfère même aux scènes de personnages et de guerriers. Une page me requiert entre toutes, celle où deux lapins, un noir et un blanc, s’allongent en courant sur la crête des vagues; et l’atmosphère de ce logis de chimère et de rêve, l’ambiance même de cet appartement parisien où la fille de Gautier s’attarde et se complaît dans des évocations d’un Orient légendaire, me semblent résumés dans cette estampe du Japon, représentant la galopade de deux lapins-fées sur la mer!

[p. 85] Dimanche 4 juin.—Aux Acacias, onze heures du matin. Soleilleuse, poussiéreuse, avec ses maigres ombrages et ses verdures comme farineuses, c’est, sans contredit, la plus laide et la plus banale des avenues du Bois; aussi la mode l’a-t-elle adoptée; et sous les tricycles à vapeur et les automobiles, qui la sillonnent à des allures de locomotive, elle s’étend, ce matin, plus particulièrement laide encore, déshonorée par les buvettes en plein vent et les éventaires de flore commune installés là en vue de la Fête des Fleurs, la fête de la veille qui va se continuer aujourd’hui après le Prix d’Auteuil.

Sur tout son parcours, ce sont des tables dressées, des bâches tendues et des tréteaux les uns chargés de piles de verres, les autres de tas de pivoines et de bleuets amoncelés par les marchands; des litres rafraîchissent à l’ombre dans l’eau douteuse de seaux en zinc; des papiers gras jonchent déjà les gazons et dans les taillis, des fleuristes populaires ont apporté leurs chaises et ficellent fiévreusement des petits bouquets de deux sous, tandis que, vautrés dans l’herbe, les hommes ronflent à poings fermés, cottes de velours et vestes de toile bleue de rôdeurs de barrière, qui se réveilleront vendeurs à l’heure de la fête. Dans toute la travée de l’avenue, c’est une colonne d’âcre et chaude poussière, et le bois cher à M. Alphand fleure aujourd’hui une odeur canaille et commerçante de matinée du 14 Juillet.

De rares promeneurs, mais d’une élégance vernie, nickelée presque, des robes trop neuves, des jaquettes trop sanglées, des bijoux trop voyants et parmi les chaises de la Potinière, un bavardage à voix trop haute, des voix de tête aiguës, tout un vacarme de perruches en délire, mais pas une figure où l’on puisse mettre un [p. 86] nom; mademoiselle Charpentier, cependant, la fille de l’éditeur, mademoiselle Frantz Jourdain, Lucien Muhlfeld, Helleu, le peintre des élégances frêles; Zadoc-Kahn, et dans les teuf-teuf qui descendent à fond de train sur Longchamp, toutes les têtes des courtiers du bibelot et des commissaires-priseurs des ventes célèbres, tous les profils aperçus, l’avant-veille encore, aux enchères de la vente Talleyrand-Valençay, très peu de Viv’ l’armée pour parler le langage du jour, mais pas mal d’amis du colonel Picquart et de petites madones de la Revision... L’arrêt de la Cour de cassation, l’arrestation de du Paty de Clam et le retour de Zola, songez quelle victoire! On sent que tout ce monde-là est en joie et vient étaler là son triomphe. Deux promeneurs mélancoliques: «Nous sommes vaincus. —Nous n’y avons pas mis le prix, que voulez-vous?»

Devant le tir aux pigeons, toute une escouade de braves Pandores, les sergots réquisitionnés pour la fête déjeunent gaiement, installés sous les arbres.

Midi et demi.—Au Pavillon d’Armenonville, à l’avoine. —Ici, de la fraîcheur, une lumière douce, atténuée par de profonds et grands ombrages, un cadre d’élégance affinée et de haut luxe; le miroitement des argenteries et des cristaux à travers les glaces sans tain de la véranda, l’ombre verte des feuilles reflétées dans les tables laquées de bleu tendre, et parmi les ébrouements des chevaux, les cliquetis des mors et des gourmettes, les grincements des roues et les étincellements des harnais, des shake-hands, des jolis rires, des propos à bâtons rompus, des bonjour pour le plaisir de montrer les dents et de tendre une petite main surchargée de bagues, un va-et-vient de robes claires et de souples tailles gaînées de broderies sous d’imprévus virements d’ombrelle.

[p. 87] Ce sont les édifices extravagants et pointant haut vers le ciel des chapeaux de femmes, que lance aujourd’hui la mode; les premiers pantalons blancs arborés en même temps que les grands feutres gris à ruban de couleur par les hommes, et c’est Balthy anguleuse et dégingandée, tel un croquis de Toulouse-Lautrec, et c’est Cahen d’Anvers dans une charrette-tonneau bondée de jolies femmes, et c’est Nelly Newstraten, rose de la tête aux pieds dans une écumante robe de guipure, et si blonde, Nelly qui déjeune avec un grand seigneur vénitien, et combien d’autres encore! Les uns arrivent, les autres passent. Impossible de trouver une table, et parmi les nuances fondues des toilettes et du décor, pareil à une gerbe rouge de coquelicots, sanglé de vestes écarlates, l’orchestre prévu des Tziganes versant là sur tous ces déjeuners la veulerie égrillarde de leurs polkas et la fadeur langoureuse de leurs valses.

Propos d’une heure: quelques tables: —Vous avez vu les Acacias ce matin? —Oui, ils étaient tous sortis. —Très gai, l’avenir qu’ils nous réservent; ça va être pour nous la captivité d’Egypte...

A une table plus loin. —Ballot-Beaupré est insoupçonnable, c’est une conscience, tandis que votre Quesnay... —Ballot-Beaupré, je vous conseille d’en parler.

Autre table. —«Les La Gandara, moi je ne sors pas de là; sa princesse de Brancovan-Chimay sera un des portraits du siècle; avez-vous remarqué les mains, comme c’est traité, et quelle race dans la raideur un peu voulue de la taille; on sent que cette femme-là s’assoit sans jamais s’appuyer, comme nos aïeules au grand siècle, et cette maigreur, et la tête trop petite, accentuée encore par la volumineuse coiffure; et je [p. 88] vous fais grâce du fini des étoffes: il fait chanter le satin comme Velasquez. —Oui, on sent que cette petite femme-là est née pour être duchesse, mais j’aime autant le portrait de madame Salvator; c’est campé comme un personnage de musée, et la trouvaille des deux mains mettant la rose à la ceinture, on dirait un objet d’art, je ne sais quelle précieuse et vivante agrafe! Quel motif de fermoir pour Lalique! Voyez-vous, en jade, là, ces dix doigts posés sur une fleur d’émail, et puis le rose mat de la bouche, est-ce assez la manière de Whistler —Ou de Vélasquez. —Vous l’avez déjà dit, vous savez de qui il a commande pour portrait? —Non. —De Joseph Reinach; il est en pourparlers pour peindre mademoiselle Reinach. —Naturellement, peintre attitré des princesses, il peint la fille du souverain: c’est la consécration officielle du talent. —Mieux, je parie qu’il a demande d’achat pour le Luxembourg.

Autre table. —Et vous n’avez pas vu Marchand? —Non. —Vous avez perdu: très intéressant, tête sympathique, des yeux clairs regardant droit devant eux, un air de force et de confiance, le sourire un peu triste. —Il y a de quoi. —Mais si simple et un joli geste de mains croisées sur la poitrine, l’air apôtre. —Oui, Jules-Lemaître l’a dit, une tête de missionnaire. —Qui connaîtra le martyre. —Et la foule, la rue, si vous aviez vu sa physionomie ce jour-là! ça valait la peine. —Oui, l’atmosphère des fêtes russes à la venue du tsar. —Soit, mais tout l’élan d’un peuple, l’ivresse des foules vers le symbole d’une force. —Oui, le besoin de se donner un maître. —Au lieu d’en avoir trois cents, j’aimerais mieux un seul. —Oh! oh! Seriez-vous du coup d’Etat! —Coup d’Etat, quelle folie! Oh! ils en ont eu assez peur; l’ont-ils assez escamoté, [p. 89] le héros de Fachoda? On avait même caché son itinéraire, et l’absence de drapeaux aux monuments, et les brigades centrales campées dans les massifs des Champs-Elysées, tout à coup debout pour barrer le passage à la foule ruée, hurlante de joie, derrière le landau de Lockroy et, si la police n’avait pas joué des poings... —Et du plat du sabre. —Peut-être, mais il faut l’ordre avant tout; oui, sans cela cinq cents voyous entraient à l’Elysée derrière la voiture du ministre. —Seriez-vous révolutionnaire à ce point? —Non, j’attends.

Autre table. —Et madame Paulmier, dans la foule, sous le balcon du Cercle militaire. —Oui, et criant à tue-tête: «Vive l’armée!» —Dans la matinée j’ai vu bousculer par des agents un pauvre homme qui n’en disait pas plus. —Alors, ce soir-là, il aurait fallu arrêter plus de cinq cents femmes, c’étaient les plus enragées. —Le mystère des foules, l’ivresse de la force. —C’était beau quand même, ce balcon pavoisé, toutes ces chamarrures, ces dorures d’uniformes tassées autour de la poitrine de ces moustaches grises, l’émotion de tous ces officiers, de tous ces généraux en s’entendant acclamer par le peuple, les fleurs jetées du balcon sur les manifestants, toutes les fleurs envoyées depuis le matin au Cercle militaire que les officiers lançaient sur la foule en remerciement, et la face illuminée, presque extatique de Marchand, la poitrine haletante d’émotion, trop ému pour parler et, au moment où il allait le faire, Lockroy le prenant gentiment par la taille et lui faisant quitter le balcon, Marchand et sa tête brunie de héros doucement emmené par le petit vieillard blanc. Et le lendemain, il partait dans sa famille en congé de convalescence, et voilà comment on évite les révolutions.

[p. 90] Trois heures.—Auteuil, au pesage, devant la tribune des courses. —Que de toilettes en guipure et en broderie écrues! Onduleuses, étroites, moulant les hanches, jamais les robes n’ont été si merveilleusement adéquates au corps, et jamais les femmes n’ont eu si accusé l’aspect de longues fleurs sur tiges ou de merveilleuses vipères dressées sur elles-mêmes. Mais que de broderies, mon Dieu! Il y a abus; on croirait que toutes se sont donné le mot pour s’enrouler dans leurs stores, les stores en broderies bise et crème des somptueux appartements.

Tout à coup, des cris: «Vive Loubet! Vive le Président!» Ils retentissent à l’entrée du pesage: ce sont les amis de l’Elysée qui l’acclament. Cette ovation se passe derrière la tribune; M. Loubet vient d’y pénétrer avec les ministres et le président du conseil. Devant la pelouse, des cris de: «Vive l’armée!» répondent; c’est comme une traînée de poudre, la foule se porte en masse devant la tribune présidentielle, hurlant et vociférant des «Vive l’armée!» et «Vive la France!». Les «Vive Loubet!» sont étouffés, et comme des agents interviennent, malmenant les manifestants, on crie maintenant à tue-tête: «Panama!» et «Démission!» M. Loubet se lève et répond en saluant à ceux qui l’acclament. Sous la tribune, ce sont des scènes de pugilat, des injures, des gifles et des coups de poing; des femmes frappent à coups d’ombrelles, on se traite de juif, de faussaire, d’Esterhazy, de Prussien et de Paty de Clam. —M. le comte de Dion, venu se camper sous la tribune avec quelques jeunes gens pour y crier: «Vive l’armée!» est bousculé, appréhendé, frappé et jeté à terre par les agents: on l’emmène. Le tumulte est indescriptible, la mêlée générale. Dans l’effarement, l’escalier qui conduit à la [p. 91] tribune présidentielle est demeuré libre: un homme s’y précipite, l’escalade et arrive à niveau du Président, l’interpelle avec violence et lève sa canne. Le huit-reflets de M. Loubet est bossué, l’homme immédiatement cerné par la police est saisi, frappé et emmené sanglant: c’est le baron Christiani.

Quatre heures. —Derrière la tribune, même tumulte, même foule hurlante et houleuse, altercation très vive du comte Boni de Castellane et du préfet de police, M. Blanc. Des escouades de sergents de ville arrivent au pas de course: encore des pugilats, et encore des arrestations. Puis, voici un détachement des gardes républicains à cheval demandé en toute hâte à la préfecture. Vive l’armée! encore; ce sont les gardes qu’on acclame; ils viennent assurer le départ des ministres et du Président. M. Dupuy, déjà sur le perron avec M. Lockroy et son secrétaire M. Ignace, scrute obstinément dans la foule; les cris augmentent, les gardes repoussent la foule de la croupe de leurs chevaux; ils ont le sabre au clair, et sous la protection de la force armée, M. Loubet monte dans la première voiture avec le général Bailloud. Les autres suivent, et l’Elysée défile entre les sabres au clair et les cuirasses de l’escorte. A la sortie, des œufs crus lancés par la foule viennent s’écraser dans le landau du Président, M. Loubet s’essuie la joue, c’est la journée des œufs après celle des harengs.

M. le Président de la République a pu savourer, aujourd’hui, toutes les joies de la popularité.

Lundi 5 juin.—Onze heures du matin, au Bois, entre le champ de courses et la mare d’Auteuil. C’est la solitude de l’été sous les couverts comme sur la pelouse, tant la journée s’annonce accablante; les [p. 92] tribunes, toutes proches, apparaissent lointaines, comme évaporées de chaleur; des cris de cigales dans les gazons ardents; un silence fait de mille bruits d’insectes et d’herbes qui se fanent; le silence crépitant des lourdes matinées d’août. Pas une amazone, pas un cavalier sous la verdure immobile des allées; à l’ombre chaude d’un chêne, un groupe de faucheurs déjeunent, leurs faulx posées près d’eux.

Un bruit de grelots, un glissement rapide et velouté dans la poussière; pantalonné de blanc, le torse droit dans le veston de drap noir, le panama sur les yeux, c’est M. Henri de Rochefort qui passe à bicyclette; madame de Rochefort le précède, quelques amis les accompagnent, une victoria les suit.

Le temps de soulever mon chapeau, ils sont déjà loin! Loin, les acclamations, les cris et le tumulte de la journée d’hier!

Je rentre en traversant la piste même du steeple, paysage anglais coupé de haies et de rivières, qu’une passerelle de bois traverse en semaine, pour la commodité des piétons; dans les osiers et les lentilles d’eau des grenouilles coassent, leur chœur rauque et monotone monte au soleil comme le chant même de la prairie, et, à plat ventre dans les graminées, un charpentier, un des ouvriers employés à la réparation des tribunes, guette, épie la rêverie somnolente des grenouilles, et allongeant brusquement le bras au fond de l’eau, cherche à saisir l’une d’elles. Voilà un électeur que n’a guère ému, j’en suis sûr, la manifestation dont les feuilles, aujourd’hui, sont pleines; et l’ami qui m’accompagne et qui a lu dans mon sourire, résume en trois phrases courtes la philosophie de la situation. «La grenouille, le peuple la pêche, les députés la mangent, il y en a même qui l’épousent.»

[p. 93] Même jour, dix heures du soir.—Hamlet, l’avant-dernière représentation de madame Sarah Bernhardt. Salle comble, l’annonce du départ de la tragédienne ne laisse plus une place au bureau, la moyenne des recettes est de dix mille; mais le prince de Danemark est bien las, il a joué deux fois dans la journée d’hier, le soir et en matinée, et sa voix demande grâce. Un ami, qui revient de la loge de l’artiste, me dit qu’Hamlet rayonne; madame Sarah Bernhardt est une ardente révisionniste et les événements de samedi, ceux de la veille aussi, qui donnent gain de cause à ses amis, la mettent en joie. Comme je m’informe des visiteurs de la loge, sur le nom du docteur Pozzi (je viens de le voir dans la salle). —«A propos, elle va fonder un dîner, le dîner des opérées, toutes celles que Pozzi a guéries; naturellement, aucun homme, excepté l’opérateur. C’est Sarah elle-même qui en prend l’initiative avec Séverine.»

Séverine! madame Sarah Bernhardt! Toutes unies dans le culte du colonel Picquart, c’est la communion nouvelle, la religion des belles âmes et des intelligences hautes; et puis il n’est pas mauvais de proclamer l’amour de l’Innocent à la veille d’une tournée à l’étranger. A Londres comme à Milan, à Naples comme à Munich et même à Bruxelles. Allemands, Italiens, Anglais, Hollandais et Belges, tout le monde est révisionniste, et c’est l’acclamation de la femme avec le triomphe de l’artiste.

Dans la salle, au balcon, vêtu de gris cendre, le gris velouté et doux des costumes de femmes, le Sâr Joséphin Péladan, Sâr, Mage et Ethopoète; une barbe, et une chevelure assyriennes le dénoncent à la curiosité du public; la Sârine auprès de lui, coiffée d’un volumineux chapeau blanc, où s’érigent deux ailes [p. 94] de cygne, le casque de Lohengrin... Que de gestes, que de cycles!

Jeudi 8 juin.—A l’Opéra-Comique, Cendrillon.

Si Peau d’Ane m’était conté
J’y prendrais un plaisir extrême.

Ah! le joli conteur qu’est M. Albert Carré, et quels bons illustrateurs de son texte il a trouvés dans Carpézat, Rubé et Jusseaume. Madame de la Haltières et ses deux pécores de filles sont parties au bal de la cour, et Cendrillon Cendrillonnette est demeurée assise, seule, au coin de l’âtre, où elle rêve, et du prince et des splendeurs du bal; et voici que les tapisseries s’animent, que le fond de suie de la cheminée s’éclaire et sous leurs grandes ailes de phalènes, voici l’essaim des fées et des lutins, fées diaphanes et farfadets bleuâtres tissant au clair de lune la robe d’apparat, la robe argentée et changeante qui fera princesse l’humble Cenerentola du conte; puis voici, affalé sur son trône et incurable de mélancolie, le Prince Charmant Emelen, le prince obstinément silencieux et désespérément inattentif au concert champêtre des jolis sonneurs de viole et de flûte d’amour; puis voilà l’adorable ballet des dames joueuses de mandoline.

Oh! le joli plongeon de leur robe bouffante sous le galant manteau de cour, les saluts et les passades de leurs cavaliers en pourpoint busqué vert-amande et le papillotement, le mouvement et la coquetterie altière de ce divertissement de Mariquita, que pourrait signer Roybet, tant il chatoie de satins et de velours... Et le Corot du troisième acte, la symphonie lunaire de l’arbre des fées avec les rondes de nymphes dans les lointains de brumes, et la descente lente, lente de la branche de l’arbre au-dessus des amants... et la [p. 95] véranda toute ruisselante de fleurs du quatrième, la ville vue à vol d’oiseau à travers des échevèlements de pivoines, de roses et de volubilis frissonnant et mouvant comme dans une estampe d’Hokousaï; et dans le palais italien l’apothéose, à travers les colonnades de marbre, d’onyx et d’agate, le défilé des princesses, celles d’Orient et celles des Pôles, des Byzantines et des Barbares venant tenter en vain l’emprise d’un cœur que le prince n’a plus.

Si Cendrillon m’était chanté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

Mais voilà, la musique est de Massenet et les coccinelles sont couchées et l’inspiration du musicien a imité les coccinelles. La Cendrillon qu’il nous donne n’est que la petite fille d’Esclarmonde et de Manon, et combien affaiblie! une très neurasthénique petite fille qu’il faudra conduire à la Bourboule, pour la débarrasser de gênants souvenirs.

Mais M. Albert Carré demeure un bien beau conteur; que n’a-t-il aussi écrit la musique!

Vendredi 16 juin.—Leurs derniers vendredis; quatre heures et demie, à la sculpture au milieu de la jolie colonnade en hémicycle du Champ de Mars, devant l’Eve de Rodin. Un suave et deux délicieuses. —Non, par cette chaleur nous conduire ici, c’est de la folie! —Regardez le Rodin, ça vous rafraîchira. —En effet, cette Eve donne froid, si jamais l’on m’y repince. —Oui, c’est bien la dernière fois. —Fleuve du Tage, je fuis vos bords heureux. —De quoi vous plaignez-vous,—je vous ai révélé les Auburtin. —La pêche au gangui, une belle mer bleue, mais que de soleil! j’en avais chaud. —Je vous crois, en rade de Marseille. —Mais sa forêt de la mer est d’un glauque frigide. —On avait besoin [p. 96] de cela après l’Anquetin; vous aimez les Blanche? —Oui, c’est un peintre. —Mais quelles détestables opinions; antirevisionniste, il retarde. —Mais sa peinture avance, j’aime surtout ses Liseuses en blanc, parce que le portrait de l’Ouvreuse avec madame Willy et le chien. Vous savez? Monsieur, madame et bébé. —Vous en êtes là, un peu vieux, mon cher, je préfère son Chéret. —Peuh! le Paganini du pinceau, ça plafonne. —Comme une affiche, c’est un symbole. Tout ça ne vaut pas la petite femme en jaune de Prinet. La petite femme au canapé, c’est peint comme en 1840, mais cela vous plaît à vous; vous êtes rétrograde, vous étiez mercredi chez Bailby? —La revue de Francis de Croisset, étourdissante, ma chère. —Dire que je n’ai pas vu ça, on ne va pas la donner chez Marguerite Deval? —Non, Félicia a créé un Hamlet, non! C’est inimaginable comme elle a pigé les trucs de Sarah, le décorticage le plus féroce, le débinage le plus spirituel des tics et des procédés de la Divine, quelle caricaturiste que cette Félicia! Que n’ose-t-elle jouer cela à la Renaissance, elle ferait courir les foules. Eh! l’Hamlet prodigue. —Non, prodige. A propos, est-ce que l’infante Eulalie y était? —Non, ni elle, ni la comtesse de Lima.

Samedi 17 juin. —La conspiration de l’Œillet blanc, le complot de muscadins, la dernière invention de M. Dupuy, le legs du ministère d’hier au ministère de demain... Dire que nos gouvernants n’ont trouvé que cette bourde pour expliquer la mobilisation de troupes de dimanche; un véritable corps d’armée mis en marche autour de la promenade de M. Loubet à Longchamps: trente mille fantassins et cavaliers, sortis de toutes les casernes de Paris, pour protéger le Président [p. 97] contre un coup de main de royalistes, prudemment déposés à l’ombre.

Et l’interrogatoire des accusés, celui du comte de Dion entre autres, renouvelé, on dirait, des tribunaux comiques de Jules Moinaux, et, à la réponse du comte de Dion: «J’ignore complètement le club de l’Œillet blanc, et me demande même où le tribunal a puisé les renseignements établissant l’existence d’un cercle de ce nom», le président de la correctionnelle ne trouvant que cette brid’oisonnerie: «L’existence de cette Société a été affirmée par la presse.»

La presse renseignant la police et la magistrature... le club du Canard blanc, alors!...

Ce pauvre Œillet blanc! si M. Charles Dupuy, au lieu d’être le lourd et madré Auvergnat qu’il est, était un tant soit peu Parisien, il eût hésité avant de lancer ce chimérique bateau de l’Œillet, prudemment averti par un joyeux souvenir, car cet Œillet blanc a existé il y a quelque quinze ans... hélas! Société ultra-élégante et féministe, dont j’ai failli faire partie, sollicité que je fus par le président du cercle d’en être le chroniqueur!

Le président, non, la présidente, car cette Société de l’Œillet blanc, composée de mondaines, de femmes de théâtre et de peintresses, tout unies dans le but de la glorification de la femme, avait comme présidente et fondatrice madame Louise Abbéma elle-même.

Parfaitement. Des noms? Hé, si j’en crois mes souvenirs, mademoiselle Cerny, alors pensionnaire de M. Porel à l’Odéon; madame de Guerre, la sculpteuse; madame Manoël de Grandfort, l’écrivain, en étaient membres; j’omets à dessein les noms de femmes du monde. C’était même plus qu’un club, c’était un régiment dont mademoiselle Abbéma était le colonel. [p. 98] Madame Sarah Bernhardt, sollicitée, déclina l’honneur et le titre de maréchal; enfin, détail piquant, M. Joséphin Peladan, mage, sâr et éthopoète, dirigeait la conscience esthétique de ces dames comme aumônier confesseur; car c’était un régiment de beauté, se mouvant en beauté et se devant à lui-même d’évoluer en beauté, bien avant les théories d’Ibsen. Et tout un roman à cycle du sâr raconta en détail la vie et la psychologie de ses ouailles.

Mais où sont les œillets d’antan?

Dimanche 18 juin.—Trois heures du matin, chez Maxim’s. —Dans le décor fade et lumineux du restaurant remis à neuf: fresques mythologiques et frises de glaces rondes enroulées, on dirait, dans des volutes de bois clair: des faux Ranson pour le motif des encadrements et des pseudo-Franc Lamy pour fresques, ensemble hétéroclite, à la fois brutal et pastellisé qui sonne le glas du Modern Style, des robes de soie fastueuses et pâles, des miroitantes sorties de bal, des chevelures empanachées, des épaules nues, des diamants et même des jaquettes tailleurs; un parterre de femmes trop parées sur plate-bande d’hommes, pareille à un jeu de dominos blanc des plastrons immaculés et noir mat des habits noirs. On soupe par petites tables, les petites tables à globes roses, et sur le va-et-vient des garçons, vogue le térébrant crescendo des valses versées par l’éternel orchestre des tsiganes écarlates, bedonnants et sanglés, œillades et effets de torse, l’insolent escadron des Rigo, tout bouffis de graisse jaune, avec des moustaches en virgules cirées et des gros yeux en boule bordés de deuil comme des billets de faire-part. Et d’autres soupeurs arrivent, on se bouscule, on s’installe. Pas mal de mondaines et de [p. 99] ménages d’artistes, mêlés, cette nuit, au public des cocottes; les uns sortent de la soirée Ollendorff, les autres de la redoute de Gil Blas.

—Georgette Leblanc, quel triomphe, elle a dit le Balcon, de Baudelaire. —Comme Bady! —Non, c’est autre chose et puis quelle ligne, quelle attitude! Cet élan de tout son être, comme jailli hors du sol, dans cette gaîne de velours noir, et la soudaine éclosion des bras et de la gorge, cette nudité sertie comme une fleur de chair rare hors de cette tige d’ombre. —Et vous l’avez éreintée dans Carmen. —Naturellement. Mon admiration n’a pas signé le bail. —Et la revue de Max Maury. —Hé, heu, il y a une scène drôle. —La parodie du Vieux Marcheur, la série des amoureux du quatrième avec les pancartes, Un Monsieur monte. —Oui, d’un raide, mais Chambéry est impayable, il a des révérences, des plongeons de croupe et de buste devant les clients sérieux, c’est l’idéale sous-maîtresse de... —Parfaitement, ce garçon-là a la science innée du travesti; moi, je rêve pour lui d’une revuette avec Balthy, lui en fâcheuse androgyne, petit costume Belbœuf, cheveux courts, chapeau cape de Londres, en peintresse fin de sexe, et Balthy en cotte de velours et en veste, ceinture rouge et casquette, en fin déménageur!

Et les nouveaux venus s’abordent, échangent une phrase, un bonjour, mais peu de couples fusionnent; l’affaire, l’odieuse, l’interminable, la sempiternelle Affaire a divisé en deux camps bien tranchés les meilleurs compagnons de l’ancien Paris viveur: ici, le ménage Caran d’Ache soupe avec Fordyce et le peintre Paul Robert; là, les Alexandre Nathanson avec Hermann Paul et Privat d’Anglemont, ex-anti-dreyfusard qui se défend encore.

[p. 100] Parmi les soupeuses de la garenne, une stupéfiante aux cheveux couleur d’étoupe empanachés de plumages mauves et roses; le maquillage est comme praliné, les seins ballottent dans une robe sans corset couleur chair; des perles fausses s’étagent sur un cou rosâtre et poudrederisé du ton des bonbons fondants, et sous ces plumes ébouriffées en crest cette élégance exagérée, érupée et factice, prend un aspect tout clownesque et comique: c’est le grotesque abracadabrant d’un pitre du Nouveau-Cirque, d’un Footit en falbalas de marquise, la folie de prétention d’un chienlit de Bullier, et c’est aussi la vision sinistre d’un voleur à la tire déguisé en femme. Cette fille est vraiment extraordinaire, elle arrive, à force d’extravagance de maquillage et de parure à la beauté d’un symbole, à une grandeur caricaturale: c’est un Beardsley et c’est aussi un Rowlandson; tout le dix-huitième siècle fardé, maniéré, sec, hautain, libertin et cruel se cambre et s’échevèle en cette orgie d’aigrettes, et de plumes, et de mauve, et de rose; c’est la chevalière d’Eon et c’est la marquise de la Houspignolles, et c’est peut-être aussi le marquis de Sade.

Trois jeunes gens en habit noir s’empressent et galantisent autour de ce spectre ou de cette volaille. Les soupeuses de Paris, ah! le beau livre à faire; mais on y perdrait sa santé, toute son énergie, et il faudrait tabler sur vingt-cinq louis par soir.

Mardi 20 juin.—59, rue Lepic, à la soirée Léandre, minuit et demi:

De la chaleur du jour encore tout accablés,
Dyos et Théréa sont blottis dans les blés.

Ces sensualités rythmées de M. Francis de Croisset, c’est la voix chaude et captivante de mademoiselle [p. 101] Laparcerie qui, tour à tour, les mord et les caresse; une voix savante, un peu sombrée, qui, par moments, devient rauque et défaille, comme un roucoulement de colombe pâmée d’amour.

Dans les bras de Dyos, parmi les épis d’or,
Théréa, souriante, un peu lasse, s’endort.

Une musique de Thomé souligne et soutient les gestes et la voix de la tragédienne; comme une ardeur s’émane de toutes ses attitudes, et le public d’artistes entassés là, peintres, graveurs, journalistes et poètes, croient voir s’animer et prendre vie dans la personne même de la diseuse, la voluptueuse image de Théréa.

La chair brûle ses doigts, elle est ardente et rose,
La caresse se fait plus lente et se repose,
Dyos sent le parfum des cheveux le griser.

Dans l’assistance des visages connus, Thaulow, Henry Bauër, Jules Huret, Willy, l’ovale allongé, le sourire à la Vinci de mademoiselle Moreno, le profil arrêté, impertinent de Félicia Mallet et, splendidement belle, mais un peu massive, madame Clovis Hugues apparue sur l’escalier de la loggia.

Vendredi 23 juin.—La cuisine des mots historiques. —Les mots qu’on leur prête, les mots avec lesquels l’anecdote, cette médisance de l’histoire, les clouera au pilori de la postérité, sont-ils inventés pour les besoins de la cause? Qu’importe, s’ils sont vraisemblables et ressemblent à ceux qui les ont soi-disant prononcés.

Mots du soir d’Auteuil échappés, paraît-il, à madame Loubet, après la bagarre du pesage et du coup de canne; la pauvre femme, encore trépidante et bouleversée par les émotions de la journée des huées et des œufs: «Mais c’est indigne, ces cris de Panama, jetés à [p. 102] la face de mon mari; il est absolument étranger à l’Affaire. C’est une calomnie et c’est une victime: c’est tout à fait l’affaire du Collier.»

M. Emile Loubet comparé à la reine: Se non e vero, bene trovato.

Samedi 24 juin.—A Saint-Philippe-du-Roule, midi et demi, le mariage de Pierre Louys, le dernier événement littéraire de la semaine. La bénédiction nuptiale de l’auteur d’Aphrodite aura clos la série des cérémonies élégantes où il faut être vu, où l’on doit se faire voir.

Naturellement, tout Paris est là, le Paris des revues littéraires, le Paris politique (MM. Leygues et Hanotaux), le Paris des salons (les ménages Ganderax et de Bonnières) et même le Paris cosmopolite, puisque la duchesse Paul de Mecklembourg! tous ces Paris-là venus bien plus pour M. Jose-Maria de Heredia que pour le poète harmonieux et l’écrivain sensuel de Bilitis; événement très parisien, comme dirait M. Arthur Meyer, dont les incidents sensationnels et les gloses à commentaires sont fournis par la robe de madame une telle, plus ou moins en beauté, et la tenue du jeune marié. La redingote à collet de velours de M. Pierre Louys, sa cravate mauve et son pantalon gris perle réunissent tous les suffrages. On ne se mariera plus que comme ça; on trouve aussi très bien que M. Pierre Louys ait pris comme premier témoin M. François Coppée; cela est très crâne et a une belle allure indépendante par ces temps de dreyfusisme intellectuel. MM. René Maizeroy et Jean de Mitty ont le succès de boutonnière: on remarque l’œillet blanc de l’un et les bleuets de l’autre, on n’est pas impunément du Petit Chapeau. Madame Henri de Régnier a une bien jolie [p. 103] robe d’un cerise mourant, couleur robe dite singe malade, c’est elle qui veut bien m’en informer, et la princesse de Caraman-Chimay, d’une souplesse mouvante dans une robe si ajustée qu’on la dirait peinte sur elle-même, a plus de grâce encore que son portrait. MM. Paul Hervieu, Abel Hermant et Vandérem, impeccables et lustrés, semblent sortir de chez le même tailleur; M. Auguste Dorchain, avec des gestes d’Antigone, dirige la marche chancelante de M. Sully-Prudhomme. On cherche des yeux la comtesse Diane, elle n’y est pas; madame de Bonnières, d’une fragilité d’héroïne de keepsake dans une humble petite robe de faille noire (on n’est pas plus volontairement simple) promène une langueur si lasse, une beauté si frêle, qu’à la porte de la sacristie, il lui faut une chaise pour s’asseoir; trop faible pour se risquer dans la foule, elle attend patiemment le défilé et recueille les hommages au passage, madame de Bonnières et sa cour; madame Valette, la Rachilde de la Tour d’amour, délicieusement amincie, elle aussi, le profil amenuisé et d’une pâleur de perle, arrive à lui ressembler. Dans un groupe de mondaines, affairée et très agitée, la comtesse Récopé. Enfin, moulée dans une robe vert Nil ou plutôt vert du Rhin tant l’étoffe en est pâlement glauque, voici la baronne Deslandes (la petite Ilse de l’île bienheureuse).

Dimanche 25 juin.—Versailles, les fêtes en l’honneur du général Hoche. Versailles et la solitude de ses grandes avenues ensoleillées, que ne parviennent pas à animer les trôlées de promeneurs et de badauds; il en est venu pourtant des environs et de Paris tout proche de ces trains de plaisir, et de la gare Saint-Lazare et de la gare Montparnasse, et par les tramways [p. 104] de l’avenue de Versailles; les foules processionnent depuis l’aube, attirées là par la charpente du feu d’artifice qu’on tirera le soir. Il y a eu revue de huit régiments dans la matinée. La fête des cyclistes militaires organisée par le Journal a amené aussi pas mal de monde, mais les peuples endimanchés paraissent disséminés dans les interminables voies rayonnant en face du château de Louis XIV.

Le grandiose de ses avenues est tel que les buvettes, les tirs et les restaurants installés sous leurs ombrages ne leur donnent même pas une physionomie foraine; malgré les lampions et les oriflammes, c’est la ville morne et c’est la ville morte, la nécropole et, pis, la caserne, la vaste et froide cour de prytanée militaire où les heures sont sonnées par les fanfares de quartier... atmosphère de préau de prison qui se dégourdit seulement dans les rues avoisinant la petite place; là les mains de filles attirent les uniformes; là c’est la lourde promenade de pantalons à basane; là, ce sont aussi des fanfaronnades pataudes de pauvres permissionnaires engoncés et farauds, toute la pauvre joie de collégiens pressés de jouir de leur jour de sortie et courant vite, dans leur détresse d’êtres abandonnés et simples, retrouver là un peu de famille et de foyer absents. Sur les avenues, attablés aux devantures des cafés, les sous-officiers prennent l’absinthe! Hoche, né en 1768, soldat à seize ans, général à vingt-neuf ans!!!

Mardi 27 juin.—Paulo minora canamus, 27, rue Christophe-Colomb, la soirée de la baronne Deslandes, audition d’œuvres de Gabriel Fauré, récitation par mademoiselle Brandès des Perles rouges, de M. de Montesquiou.

[p. 105] Tout petit incident dans les annales mondaines, mais gros événement pourtant dans le rayon des cénacles et des chapelles littéraires que cette officielle réconciliation des deux âmes longtemps rivales et divergentes dans leurs prétentions à régenter la mode et diriger le goût.

Hortensias bleus d’un côté, iris noirs de l’autre, s’est-on assez longtemps fait la guerre à coups de poètes, de peintres et de tapissiers; Ossit, pseudonyme littéraire de madame Deslandes, avait à peine inventé Oscar Wilde, que M. de Montesquiou exhumait madame Desbordes Valmore; tous deux allaient se faire peindre à Londres et le Burne Jones de l’une répondait au Whistler de l’autre. Y eut-il jamais personne au monde dont les portraits en pied furent plus exposés que ceux de madame Deslandes et de M. de Montesquiou; c’était la course à la réclame. Tous deux avaient leurs poètes, leurs musiciens, leurs peintres attitrés; tous deux, des journaux dévoués à leur gloire; chacun prétendait imposer des nuances et des fleurs, des styles de meubles et de bijoux; le comte aimait les chauves-souris, c’était même là le titre de son premier livre; la baronne avait riposté en affichant une soudaine passion pour un énorme crapaud de bronze en permanence dans son boudoir et s’appelait elle-même la princesse aux grenouilles; et c’était une guerre latente, sinon ouverte, entre l’iris et l’hortensia, la grenouille et la chauve-souris.

Et voilà qu’aujourd’hui l’on fusionne et l’on s’aime! Enterrement des vieilles rancunes, réclame bien entendue ou bien épithalame, et les curieux de la galerie sont navrés.

Vendredi 30 juin.—L’agonie du Salon, le dernier [p. 106] jour de deux Sociétés, la fin des avenues de toile peinte et du hall aux statues de la Galerie des Machines, l’heureuse fermeture... Oh! oui, la chute implorée du rideau sur les dix-huit mille horreurs, pis, les trente-six mille insignifiances du Champ de Mars et des Champs-Elysées... avec la bonne nouvelle, enfin confirmée, de la formation d’un troisième Salon... car, en dépit des démentis, il est né et il existe ce troisième Salon d’une élite, et l’année 1900 verra les envois de la Société nouvelle des peintres et des sculpteurs.

Salon d’une élite! et, en effet, que de promesses et de sécurité dans la liste publiée des membres du nouveau groupe! Et comme elle rassure et nous fait espérer, la Société d’artistes qui réunit les noms de M. Albert Baertsoen, Aman Jean et J. W. Alexander; puis, voici Franck Brangwyn, l’homme à la vision prestigieuse, le peintre aux toiles rutilantes, harmonieuses et fondues comme d’admirables tapis persans; Charles Cottet, le maître de l’observation sincère et puissante, le Cottet du Finistère et des Bretons; André Dauchez et la mélancolie prenante de ses paysages, la sécheresse voulue, la consciencieuse étude de ses terrains et ses ciels, André Dauchez, le poète austère et combien attendri des vastes étendues, le Dauchez des marais, des berges abandonnées et de la rase campagne... Gaston La Touche, fantaisiste lumineux, qui se souvient de Turner, peintre de somptuosité et de rêve, dont je revois encore la vasque et le jet d’eau s’échevelant dans le fondu d’un crépuscule de féerie, parmi un tourbillon de cygnes nageant... le Sidaner, cette poésie et cette intimité, le coloriste de l’ombre, le Sidaner et ses canaux de La Haye; Henri Martin, René Menard, classique et nostalgique comme un soir de la grande Grèce; René Prinet et la grâce exquise, la sobriété de [p. 107] haut goût de ses intérieurs; Lucien Simon, le Monsieur des Lutteurs bretons, un des hommes de demain, disons même, d’aujourd’hui, et, alors, le maître de tous et la gloire du Champ de Mars de cette année, la palette la plus savoureuse, l’homme à la matière admirable, le poète du ciel et de l’eau; Fritz Thaulow, dont les deux toiles me hantent encore... Oh! le bleu profond et si léger pourtant du ciel de sa cour de ferme, l’ombre portée des branches de pommiers sur les terrains vert-de-grisés d’humidité, et le vitreux, le glauque, on dirait strié de fiel, du large remous de ses vagues, dans son coin de mer démontée.

Si, à ces noms de peintres, on joint ceux d’Alexandre Charpentier, de Camille Lefebvre et du grand Constantin Meunier, du côté des sculpteurs, on voit à quelle forte partie vont avoir affaire, en l’an 1900, les vanités remuantes et réclamières du groupe du Champ de Mars et les vieilles gloires ankylosées de ces pauvres Champs-Elysées, sultanes invalidées des médaillés de la critique et du monde officiel.

Pour bien accentuer leur programme, les séparatistes ont élu, comme président de leur groupe, un tout jeune homme, ardent propagateur et passionné champion des idées nouvelles, érudit et solide écrivain, peut-être encore plus apprécié à Londres que parmi nous, M. Gabriel Mourey, l’heureux traducteur des poèmes de Swinburne, plus heureux notateur encore des choses et des visions londoniennes et cela nous est une joie que de féliciter la nouvelle Société de son choix; rien ne pouvait mieux signifier les tendances et les aspirations d’art du troisième Salon que cette élection du pamphlétaire averti, indigné et convaincu du Règne de la Laideur.

[p. 108] Samedi 1er juillet.—La fête de Neuilly, oh! l’étrange et troublante lumière, que retenait le ciel, ce soir, longtemps après le soleil tombé, et comme la transparence de cet horizon livide et translucide, au-dessus des massifs du Bois de Boulogne, vous conseillait de vous attarder au bord de la Seine dans la fraîcheur des pelouses de Longchamps plutôt que d’aller à cette fête!

Le jour est pâle encor d’avoir été la nuit,

soupire un beau vers d’Henri de Régnier; ce soir, c’est l’antithèse même de ce vers, qui flotte dans ce ciel lumineusement blême:

La nuit est claire encor d’avoir été le jour.

Mais c’est Neuilly, Neuilly et l’ignominie de ses interminables arcades de verres de couleur, autant d’œufs rouges et verts allumés dans l’ombre; ce sont deux kilomètres de grosses boules lumineuses violant brutalement le ciel de cette douce soirée, qui, meurtrie, se fonce, défaille et s’évanouit.

Sous ces éclairages, de la foule et du bruit: manèges et ménageries grouillent, tournent, glapissent, odorent ferme et rugissent dans du mouvement, de la sueur, de la sottise et du hourvari. C’est la hideur habituelle aux foules foraines aggravée ici de prétention et de snobisme, car elles doivent être vues chez les lutteurs, et sous leurs longues mantes de mousseline jonquille et de cachemire cendre de rose, elles aiment à battre des mains et à s’énerver, au milieu de l’élégance morne des hommes de leur monde, pour les pectoraux suants et velus de tel ou tel, toutes convaincues qu’elles soient du mensonge de la parade et du convenu de l’issue de chaque lutte; mais il leur plaît de prendre des attitudes et de risquer des gestes, [p. 109] elles se passionnent à froid, sûres d’être regardées pour elles. Les exercices d’Arpin ne sont que des prétextes à simagrées d’effroi ou d’enthousiasme, et sur la sciure de bois de l’arène, comme aux fauteuils à deux francs des premières, c’est partout du chiqué, du chiqué, pour parler l’argot des voyous et des forains, le chiqué, cette blague de l’émotion qui nous pourrit tous. Le tangage et le roulis des manèges de bêtes, mal de mer momentané qui engourdit les dyspepsies en appuyant délicieusement sur les lombes, ont moins de succès cette année. Toutes, naturellement, ont chevauché les lapins. Il y avait une drôlerie hardie dans cette cavalcade, mais ce n’est déjà plus la vogue des cochons de l’année dernière; on a toujours le cheval qu’on mérite, et la suprématie de la femme s’affirmait mieux sur le goret sensuel et poussif que sur le lapin furtif et narquois. Il y a même, cette année, des manèges de chats: s’y risquer est presque un aveu et beaucoup hésitent; les vaches ont moins d’amazones que de cavaliers: c’est la revanche de l’homme humilié par le cochon. Les manèges d’écrevisses, qui devaient tourner à reculons, ont été discrédités par les feuilles dreyfusardes, les cavaliers de ces crustacés ayant été traités d’antirevisionnistes.

Le Carnet des heures de la presse a consacré aux dompteurs un très curieux passage d’une observation très exacte des ménageries. Les hommes y verdissent, le nez sur leur mouchoir visiblement bouleversés par une intolérable odeur de toison et d’urine; les femmes, elles, et les plus élégantes, vont, viennent, rient et sourient à la lionne comme à l’Hamadryas et semblent comme chez elles dans cette atmosphère d’ammoniaque... Pourquoi? On a cru longtemps qu’elles venaient là pour le dompteur: quelle méprise, quelle [p. 110] incommensurable méprise! Elles viennent là pour les fauves, elles coquettent avec le tigre et aguichent l’orang-outang; il y en a même qui risquent des œillades à la tigresse. Elles se savent belles et veulent éprouver leur beauté sur les fauves; anesthésiées par le désir de plaire, elles ne sentent même plus l’effroyable remugle des sexes moites et des litières.

Les poupées n’ont pas d’odorat.

Samedi 8 juillet.—Bergen, la petite ville aux maisons peintes, où le Kaiser vient d’imposer sa visite à notre marine à bord de l’Iphigénie... Bergen et ses pêcheurs, son port grouillant d’embarcations, ses quais bâtis sur pilotis et ses logis, on dirait de poupées, dédoublant leurs façades roses, jaunes et vertes dans l’eau profonde et bleue des fiords; Bergen, où se tient le plus grand, le plus important marché de poissons de l’univers; Bergen, où l’on voit des barbues de cinquante kilos et où un saumon de vingt livres est vendu couramment quatre francs...

Une lettre d’amis en ce moment en route pour le Cap Nord, le soleil de minuit et la région glacée des aurores boréales, me donne en quelques traits de plume un croquis de Bergen, pareil à une illustration de quelque conte d’Andersen.

Les Norvégiens, très fiers de Bergen, l’appellent pompeusement la Venise du Nord.

Venise, que de souvenirs!

Il n’y a pas un an, j’y voyais le Kaiser s’embarquer pour la Terre-Sainte et, dans une pompe d’apothéose, y dater son exode pour l’Orient, où sa croisade avait surtout pour but l’abaissement de la France et de notre influence en Syrie et au Saint-Sépulcre, auprès des sujets du sultan. Et la Venise des doges et de [p. 111] Saint-Marc avait alors été le lieu élu par lui pour encadrer ce prestigieux départ d’empereur chrétien et conquérant.

Et voilà qu’à neuf mois de distance, le Kaiser, voyageur et impresario de lui-même, choisit la Venise norvégienne, la Venise brumeuse aux petites maisons de bois peint des pêcheurs, pour y faire des avances à cette France qu’il voulait abaisser en novembre, en présence de la reine Marguerite et du roi Humbert.

Nous sommes, d’ailleurs, dans l’ère des gracieusetés et des avances. Avant la visite à bord de l’Iphigénie et le cordial discours à l’Ecole des aspirants, c’est un chirurgien français que le Kaiser avait tenu à faire venir en consultation à Berlin pour sa propre santé impériale. Doyen, à peine de retour il y a une quinzaine de jours de Potsdam, où Guillaume II le comblait de prévenances et d’honneurs.

Avant ces invites à la France scientifique et à notre corps médical, Guillaume II avait eu la préoccupation de plaire à la France des artistes et des lettres: il avait fait monter par ordre à Berlin un opéra inédit d’un musicien français; malheureusement, il y eut cette fois méprise, et l’attaché aux beaux-arts en est encore tout piteux: l’opéra, une fois monté et représenté à Berlin, on découvrit que le musicien français était belge. M. L. B.... le maestro joué par ordre, avait bénéficié de la terminaison française de son nom.

Les tournées de Guillaume II sont loin d’ailleurs d’être toujours triomphales: la fameuse mission Cook en Orient a même été un assez joli four. M. Gheusi, actuellement à Constantinople et qui a visité les lieux parcourus par l’Empereur, publiait hier dans le Gaulois un article assez concluant sur la bonne impression laissée par le Kaiser à Damas: Guillaume II n’y eut pas [p. 112] la notion orientale des pourboires; le mark allemand ne se prêta pas aux combinaisons du baschich ottoman et l’Asie, encore éblouie des fastes et des magnificences des califes des Mille et une Nuits, l’Asie, déçue par ce Kaiser pratique et économe, a déjà effacé sous les coups de pierres et les pâtés d’ordures le nom du visiteur auguste gravé sur une plaque de marbre, intercalée dans l’autel de Jupiter solaire, dans les ruines grandioses de Balbeck.

Dimanche 9 juillet.—L’odeur des foules. —Six heures du soir, la dernière réunion d’Auteuil; à la sortie des courses... un grouillement de parieurs, de bookmakers et de sportsmen bon marché foisonne devant la gare et dans la rue d’Auteuil; sueur et poussière; tout ce beau monde a rudement peiné durant le jour: assauts des baraquements du pari mutuel, allées et venues pour un tuyau, piétinement sur le terre-plein de la pelouse, émotions des paris sans parler des kilomètres préalablement avalés, car pas mal d’amateurs sont venus à pied. Aussi toutes les tables des marchands de vins sont prises, les trôlées de consommateurs débordent sur les trottoirs, devant chaque café; la plupart sont nu-tête, ou en manches de chemise; on s’est mis à l’aise pour boire à la fraîche: on l’a bien gagné. Quelques-uns ont emmené avec eux leur famille, femmes en camisole et mioches mal mouchés; tout le Gros-Caillou, Javel et le Point-du-Jour, ont donné. Aussi, que de tricots, de cottes de velours et de pantoufles en tapisserie! Ces messieurs de Montmartre se révèlent par des cravates sang de bœuf et des complets gris pommelé, et de tous ces pieds harassés, de toutes ces aisselles moites et de ce linge humide monte une odeur de hareng-saur, de saumure et de marée qui est l’odeur des foules en été.

[p. 113] En hiver, la foule des faubourgs et des banlieues exhale, à l’assommoir comme au bal musette, une âcre et fade odeur de hanneton, que Georges Eckoud, l’auteur des Communions et du Cycle patibulaire, a très consciencieusement notée.

L’odeur du hanneton est reconnue à la préfecture pour être l’odeur spéciale du vagabond, de l’homme qui couche sous les ponts, l’odeur du forçat et du prisonnier.

Mardi 11 juillet.—Le Paris des échafaudages. Il s’élevait depuis bientôt six mois, comme une nouvelle ville dans la ville, en vue de l’Exposition, mais cette fois la cité fée vient de surgir aux yeux brusquement, tout à coup et de toutes parts, géométrique et parallèle d’une délicatesse infinie dans son enchevêtrement de voliges et de poutrelles, telle une magique Venise de charpentiers... Et soudain, apparents par la hauteur atteinte avec leur joli ton de bois clair, ils donnent, ces échafaudages, à nos quais, à nos places, à nos monuments trop blancs et pierreux des douceurs teintées d’aquarelle, et du pont d’Iéna à celui de l’Alma escortent et accompagnent l’eau boueuse du fleuve de portiques élancés et de frêles galeries à jour.

Ce défilé de charpentes légères où s’effilent çà et là des pignons, des toits pointus et des clochers, le Vieux Paris de 1900! Les tours de Notre-Dame semblent le saluer de loin, et quand les nuits de lune, la frêle architecture du Paris reconstitué se mire dans la Seine, la cathédrale assise là-bas dans son île paraît se rapprocher; mais quand les échafaudages auront disparu, que restera-t-il de cette cité fée?

Que restera-t-il du Sacré-Cœur, dont l’ensemble pesant s’alourdit d’heure en heure et paraît s’accroupir [p. 114] au-dessus de Paris, au sommet de sa butte, quand il sera sorti de l’aérienne dentelle des charpentes qui l’irradient autour de ses deux dômes, telle une toile d’araignée gigantesque?

Quelque Trocadéro mystique, plus hideux que le vrai Trocadéro sans doute, et ce monument lubrique, avec ses deux tours tendues en avant, comme deux jambes écartées, voudra dire: religion et piété.

Et nous en sommes là de par le déplorable goût de nos architectes à redouter la disparition des échafaudages, à jouir du mensonge de leur fragilité provisoire et à désirer la prolongation de leur durée, tant nous craignons, douloureusement avertis par d’atroces expériences, les monuments qu’ils nous préparent!

Le règne de la laideur, par eux, est amoindri, atténué.

Et nous en arrivons là, à préférer l’ébauche à l’œuvre, à glorifier l’échafaudage. Gustave Coquiot, l’écrivain subtil et passionné de l’aspect des êtres et des choses, des bals publics, des villas et de la Seine, qui aime Paris, ses beautés et ses tares, en artiste et en amoureux, la Seine qu’il a dévotieusement décrite et que nous remontons entre une double rangée d’architectures illusoires, de portiques et de propylées, me donne l’explication de l’absolue beauté de l’échafaudage et de sa supériorité sur la chose bâtie.

«L’échafaudage est une épure, me dit-il, une équation; il a la beauté parfaite d’un théorème, il repose sur la raison pure et doit son équilibre à des lois aussi nécessaires qu’un système de Descartes ou qu’une pensée de Pascal, d’où son caractère éternel dans sa fragilité!»

Et j’admire et je me tais devant tant de subtilité; une objection me vient pourtant aux lèvres: Si [p. 115] l’échafaudage a nécessairement la beauté, comment expliquer l’indéniable, la prodigieuse laideur de la tour Eiffel, qui est l’échafaudage type, l’échafaudage idéal avec ses montants, ses arcs-boutants et son armature de fer, la tour Eiffel, cette gigantesque charpente sans proportion et sans légèreté, plantée comme un chandelier de cuisine sur ce Paris, qu’elle déshonore?

Encore si on l’avait peinte en bleu-gris, couleur du ciel indécis des horizons parisiens, au moins se serait-elle confondue avec l’air et les nuées, et aurait-elle, imprécise et fantômatique, pris une irréalité qui en aurait corrigé la lourdeur!

Mais non, nos édiles ont décidé de la badigeonner du haut en bas en jaune d’ocre, un jaune de déjections, qui fait du chandelier Eiffel un colossal obélisque ordureux, symbole vivant, sans doute, de la bêtise et du terre à terre de ce temps.

Mercredi 12 juillet.—Ce qu’ils en pensent. Entre le Bas-Meudon et Billancourt, sur la terrasse à balustres de pierre de la plus ombreuse et de la plus discrète des villas du bord de l’eau, dans l’île!... quelques délicieux et délicieuses sont étendus, qui sur des rocking-chairs, qui sur des fauteuils en bambou retour de l’Inde, poses accablées; sur des tables, des sodas, des brochures, des revues, la Revue Blanche, le Mercure, la Vogue, la Revue de Paris, et des livres; mais personne ne lit, la journée est trop chaude; des nattes sont étalées sur le dallage en marbre de la terrasse; pas une saute de vent ne fait trembler les cimes des peupliers, l’heure est atrocement lourde, les bateaux-mouches seuls en passant sous l’arche du pont apportent un peu de fraîcheur en déplaçant un peu de l’air de la voûte. Ils et [p. 116] elles sont en alpaga beige, en batiste à fleurs ou en piqué blanc:

—Qu’est-ce qui parlait d’aller dîner aux Ambassadeurs ce soir? —Ah ben! mon cochon, celui-là en a une couche! —Ne le nommez pas, nous ne voulons pas le maudire. —A Paris, de cette chaleur, quand nous avons ici la Seine. —Pour aller entendre Yvette! Vous savez qu’elle ne fait plus un sou. —Allons donc! ils ont tous les soirs salle comble. —C’est le four le plus noir. —Après celui de Sarah à Londres. —Mais laissez donc: Hamlet a fait le maximum. Salles de curieux; ils ont tous voulu voir mistress Sarah Bernhardt dans le rôle du grand Will, mais la critique a été terrible... ment injuste: en Angleterre, ils n’admettent que des Anglais dans le rôle. C’est un rôle national. Il faut être des trois royaumes pour comprendre et interpréter Shakespeare: c’est un théâtre fermé. —Comme leur cercle. —Soit, n’empêche que l’Hamlet de Sarah était bien plus un étudiant d’Oxford que le prince d’Elseneur; cela, avouez-le. —Je n’avoue rien, et puis, il fait trop chaud; ces discussions esthétiques délacent trop l’atmosphère. —Justement, il n’y en a pas. —Taisez-vous, vous êtes insupportable, et passez-moi ce livre de Jean d’Hoc, l’Aventure sentimentale. —Voilà, et lisez-nous quelques passages. Tenez, celui-là, c’est très rafraîchissant:

Un clair de lune ensorcelant,
Prête aux cygnes mélancoliques,
Dans le bassin de marbre blanc,
Des airs de bêtes symboliques.
Et tandis que, profusément,
Tu jettes du pain, je reluque,
Pour y goûter sournoisement,
Des friandises de ta nuque.
[p. 117] Sans voir, au seuil de l’avenue,
Où sa malice s’évertue,
Sur un piédestal de granit,
Ricaner la face camuse
D’un chèvre-pied tout décrépit
Que notre enfantillage amuse.

—Oui... c’est bien l’homme des mots qu’on égrène à genoux.

Des mots en satin blanc, inconsistants et doux.

—Un bon élève de Verlaine, ce Jean d’Hoc.

Et les bateaux-mouches continuent de filer sur le fleuve, les cimes de peupliers d’être immobiles dans l’air; les éventails des femmes seuls voltigent d’un mouvement, très las, comme de lourdes palmes: l’atmosphère est étouffante; mercredi, 12 juillet, la plus chaude journée de l’année.

Vendredi 14 juillet.—Billancourt, au bord de l’eau. —Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille, de Francis Jammes: Naïve et tragique aventure d’une petite âme de dix-sept ans dans le cadre démodé, suranné d’une vieille demeure estivale: quelque chose de tendre et de touchant comme un livre d’enfance tout à coup retrouvé, la délicate et simple histoire d’une petite fille scrupuleuse, que son innocence même conduit au suicide; le tout mêlé d’intimes et familiers paysages, préaux de pensionnat et de pelouses d’ancien parc, paysages rehaussés de détails exquis et précis dont je n’ai jamais rencontré la qualité d’émotion autre part... Tout chante, enchante, peint et porte dans ce style liquide et frais de M. Francis Jammes; les mots y acquièrent une sonorité et un sens auparavant insoupçonnés... «Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus et noirs où éclate le cri d’une cigale. [p. 118] L’air tremble et sue. Un souffle chaud, empli d’âmes de fleurs lourdes, se traîne...» Plus loin: «Clara d’Ellébeuse s’éveille sous ses boucles et bâille contre son bras nu. Elle est ronde et blonde, et ses yeux ont la couleur du ciel quand il fait beau temps. Le soleil de ses anciennes grandes vacances fait bouger, sur les rideaux transparents d’indienne à ramages, à la fenêtre de l’Est, l’ombre du tulipier.» Et puis ce sont des souvenirs de la Pointe à Pitre, un drame d’amour romantique entre un Joachim d’Ellébeuse, un grand-oncle de l’héroïne, et une certaine Laura Lopez, jeune créole exilée, dont Clara surprend, avec la correspondance le secret douloureux, secret dont elle mourra! Car elle mourra, pauvre petite âme troublée, par les illustrations du Musée des familles et la crainte de son confesseur... Et ce sera le suicide de la tendre héroïne dans le petit cimetière du village, parmi les jacinthes blanches en fleurs, entre le caveau des d’Ellébeuse et la tombe de cette Laura..., bref, un des plus jolis livres que j’aie jamais eu la joie de lire et qu’il faut lire au plus vite, brillant comme une fleur, tiède comme une larme, et mélancolique et touchant comme un bracelet en gourmettes et à petit boulet d’or qu’on portait en 1850 et que nous avons tous vu au poignet de nos mères!

Clara d’Ellébeuse? Puissiez-vous avoir la sensuelle et délicate joie de feuilleter ces pages innocentes et passionnées, dans le silence d’un vieux parc, à l’heure où l’azur vibre aux cimes d’arbres luisantes dans la solitude de l’été!

Samedi 15 juillet.—Lendemain de fête. Rentré à Paris en hâte pour y prendre mon courrier.

Dans la rue chaude encore des danses prolongées jusqu’au grand jour, un halo de poussière âcre flotte [p. 119] en colonne jusqu’aux balcons des cinquièmes; entre les feuillages de l’estrade où l’orchestre se démena toute la nuit, éteintes et fripées, des lanternes vénitiennes sèment de lamentables oranges en papier peint et déteint, et toute la rue sent la sueur et l’absinthe... Et dire qu’ils recommenceront ce soir!

Dans la loge de mon concierge, un pot de géranium s’épanouit sur la fenêtre, dans lequel une main patriote a planté deux drapeaux tricolores, deux petits drapeaux de jouets d’enfant.

Oh! joies populaires! Et je ne puis m’empêcher de songer à la boutade de M. Edmond de Goncourt, le cher et grand défunt dont je vois presque les toits de ma fenêtre (je les devine plutôt derrière les hauts ombrages de la villa Montmorency): M. Edmond de Goncourt qui, dans son horreur des fêtes nationales et des manifestations de joies chauvines, prétendait que, le jour de l’inhumation de Victor Hugo, toutes les filles des maisons publiques avaient arboré des jarretières tricolores ornées d’un crêpe funèbre sur leurs professionnels et classiques bas noirs.

Dimanche 16 juillet.—Surlendemain de fête. Dix heures du soir, Boulogne, au coin de l’avenue de Versailles et du boulevard de Strasbourg. —Un petit bal de marchand de vin y grouille et remue, installé sur la chaussée avec les obligatoires ombrages de lauriers-roses en caisses et des éternelles lanternes en papier, un petit bal de quartier où toutes les familles sont venues, en voisines regarder se trémousser leur progéniture, car, Ils et Elles dansent encore.

C’est une maladie endémique, une épidémie renouvelée de celle du moyen-âge que ces danses du 14 Juillet [p. 120] abattues tous les ans, à époque fixe, sur la ville et y faisant rage pendant trois jours.

Le croirait-on? Ces banlieusards dansent un pas de quatre, le pas de quatre cérémonieux des beaux soirs de Deauville et de Biarritz, et il faut voir avec quel sérieux tous ces jeunes premiers en casquette et en cotte de velours mènent leur danseuse par le bout des doigts, et avec quels saluts, quels cambrements de torse! tous pénétrés de leur importance et quelques-uns, ma foi, vraiment élégants.

L’élégance réelle des corps jeunes et des tailles souples. Ces demoiselles en corsage clair affectent des petits airs pincés tout à fait divertissants; on tient à faire voir qu’on peut être distinguée quand il le faut: on sait aussi avoir de bonnes manières, tout comme dans le grand, ma chère!

Entassés sur les bancs du marchand de vin qui n’a pas perdu sa journée et ne perdra pas sa nuit, les pères et mères de toute cette jeunesse se prélassent, s’emplissent de bocks et, l’estomac noyé de liquide, se félicitent et s’attendrissent sur les grâces de leurs garçons et de leurs demoiselles... Ça finira peut-être par un mariage, est-ce qu’on sait!

Tout à coup, une espèce de tapissière, lancée au grand trot, s’arrête, une voiture de blanchisseur; les guides, jetées à toute volée, retombent lâches sur le collier du cheval; et, prestement descendu, un gros gars jovial et faraud tend les bras en avant pour y recevoir une gosseline, une petite femme mince en tenue de travail; et, plantant là voiture et cheval au beau milieu de la chaussée, le blanchisseur et la blanchisseuse entrent bravement dans le bal, et gai, gai, gai, aux sons des crincrins attaquant une polka, se mettent ensemble à en suer une.

[p. 121] Minuit, sur le pont de Billancourt. —La lune brille très haut, dans le ciel, au-dessus des grands ombrages de l’île; tout est noir sur la berge, les guinguettes sont éteintes; un cor de chasse sonne encore des fanfares, là-bas, du côté de Meudon, dans quelque villa et, comme un incendie, le Pavillon de Bellevue flambe rouge dans l’ombre. Son reflet flotte en fanal, entre les mille et une facettes de miroir du fleuve baigné de clair de lune; dans un frôlement, c’est le glissement sans grelots, à lanternes éteintes, de bicyclistes qui regagnent Paris.

Mardi 18 juillet.—Levallois, villa Chaptal, huit heures du soir; des souvenirs, des souvenirs, des souvenirs....

La table est mise dans le jardin, des phalènes errent mollement autour de la lampe et, tandis que le valet de chambre remporte dans l’habitation deux Monticelli et un Jongkind que Gailhard a tenu à me faire voir, l’amphitryon, de sa voix chaude et bien timbrée de toulousain, scande des racontars, des anecdotes de jeunesse, souvenirs de théâtre, de baryton et de directeur, souvenirs sur souvenirs que le conteur essaime et remue d’une main nonchalante où pointe le feu d’un cigare.

«—Ce pauvre Albert Wolff, il était d’une laideur de déshérité, mais il avait au jeu une chance infernale, une chance qui enrageait tous les autres pontes; mais aussi un à-propos qui désarmait et lui conquérait les rieurs. Je me rappelle, un soir, au cercle de la Presse, un soir où il abattait neuf comme tous les autres soirs, un joueur malheureux, exaspéré de sa série, à chaque gloussement de Wolff, annonçant de sa voix de sérail la carte de son jeu... neuf! neuf! neuf! mâchonnait, [p. 122] lui, de coléreux: chameau! chameau! chameau! Wolff enfin, ramasse et se lève; il emportait, ce soir-là, une bagatelle de cinquante louis, et un de ses amis lui demandant où il allait maintenant. «Où je vais? Au désert!» gloussait, de sa petite voix, le fameux figariste et, le dos rond, il s’esquivait et rentrait effectivement chez lui retrouver son lit, le désert...

Jeudi 21 juillet. —«Le corps humain, quelle source de joies et de surprises inespérées pour l’œil de l’artiste! Depuis quarante ans que je l’étudie, je découvre tous les jours en lui des aspects que j’ignore... Mes modèles, c’est quand ils quittent la pose qu’ils me révèlent le plus souvent leur beauté; il en est des attitudes et des mouvements comme des vagues de la mer: elles et ils varient à l’infini; toute la beauté humaine est contenue dans la fable de Protée. Toute une vie, toute une œuvre d’artiste arrive à peine à fixer, je dis fixer, pas même, à ébaucher, à saisir quelques aspects de la nature, la nature aux formes mouvantes et illimitées.»

C’est Rodin qui parle, le Rodin de l’Eve et de la Porte de l’Enfer, le Rodin du Balzac tant attaqué et tant discuté, exalté par les uns et renié par les autres, le Rodin des dithyrambes, des huées et des polémiques, Rodin à l’œuvre duquel le Conseil municipal, pour une fois sorti de ses errements et de ses préjugés, vient d’accorder tout un emplacement et presque un square à la grande gloire de l’an 1900.

Paul Escudier est aussi à cette table, où les convives charmés ont fait soudain silence pour écouter parler le Maître, enfin départi de sa réserve ou de sa timidité; Paul Escudier, le jeune et le remuant conseiller municipal dont l’intelligence et la volonté surent, [p. 123] Dieu sait à travers quelles difficultés, écarter les objections, vaincre les partis pris et réduire à néant les animosités soulevées autour du projet Rodin, ce projet imposé et enfin voté grâce aussi, il faut le dire, à l’aide de MM. Quentin-Bauchart et Labusquière, projet qui, au milieu des tracasseries inutiles et des petitesses dont nos édiles sont malheureusement coutumiers, restera à leur honneur pour le rejaillissement de renommée, que l’œuvre de Rodin spécialement exposée va nous valoir devant l’étranger.

Et tandis que le sculpteur achève sa phrase dans le silence et le recueillement de l’assistance, il me plaît de comparer les deux hommes, l’artiste créateur, le pétrisseur de rêve et de réalité, l’homme dont le cerveau enfante et dont le pouce anime, le sculpteur de conception grandiose et d’exécution géniale, et, presque vis-à-vis de lui, le dilettante, l’homme politique et moderne, d’intelligence avertie et de culture affinée, le Parisien en éveil qui, à travers les soucis d’une situation à garder ou à prendre, les intérêts de la ville à défendre et les sollicitations des partis, a su, conseiller municipal de Montmartre (et pesez ce mot, Montmartre, l’art de la Butte!), a su imposer aux politiciens étroits de l’Hôtel de Ville ce Titan de l’Humanité; et c’est en opposition à la physionomie aiguë du conseiller, face pâle et tourmentée de nerveux, petite tête d’aristocratie et de volonté, yeux clairs et mobiles dans un visage de roux, comme en ont peint Porbus et Clouet, l’air presque d’un Valois, s’il ne rappelait aussi un portrait d’échevin flamand sous la régence de Marie d’Autriche, au gré du souvenir bourgeois têtu de Gand ou même Charles-Quint; et c’est donc en opposition à cette fine et coupante physionomie, l’aspect de bonhomie et de timidité un peu fruste de Rodin, sa [p. 124] barbe de fleuve ou d’apôtre, ce visage en apparence fermé, le nez et le front d’un seul plan comme dans certaines faces d’anachorète, les yeux on dirait endormis sous les sourcils en broussailles, derrière le verre des lunettes, le geste tâtonnant et hésitant des mains, l’air d’ennui que l’artiste traîne un peu dans ce salon comme un chèvrepied au milieu de l’Olympe, et c’est l’image du faune qui s’impose à moi et qui me reste; le faune capturé par Apollon et mené par l’oreille, au milieu de l’empyrée, pour avoir traité la forêt en femme, et qui tout à l’heure éblouira et terrifiera les dieux quand il entonnera son hymne à la Beauté, et c’est le poème même de Victor Hugo, l’aventure de Pan, de sa Légende des siècles, qui m’empliront tout et m’apparaîtront dans la réalité quand, l’œil tout à coup allumé derrière ses lunettes, le rustique et le timide que semble être Rodin va s’animer dans l’éloge passionné des formes mouvantes de la Nature et de la Beauté!... Et dans ce long visage d’anachorète, sous ce front rocheux de solitaire, tressailleront de vibrantes narines, s’épanouiront d’imprévues pommettes; et des mains tout à coup devenues éloquentes aux veines gonflées des tempes, et jusque dans l’œil inspiré éclatera une divine et formidable sensualité.

La sensualité frissonnante, intense et douloureuse qui court le long de ses gorges et de ses torses, le cri de volupté, désir et convoitise, désespoir et regret, qui tord des muscles dans ses marbres et y fait palpiter de la chair, la joie de vie et de souffrance de l’Homme et son Rêve et des Femmes damnées, l’audace de ses symboles, leur infinie tristesse, le Premier baiser, la Dernière étreinte, l’ivresse éperdue et peureuse de ses monstrueux chèvrepieds, la cruauté inconsciente, [p. 125] l’indifférence imméritée et pourtant vengeresse de ses femmes, l’hallucinante séduction de leurs nudités, tout Rodin et son œuvre me sont tout à coup expliqués, tout et même l’immense effort de son Balzac dans la soudaine illumination de ce visage artiste, révélation de tout un être qu’Escudier, penché à mon oreille, résume d’une phrase: «Rodin, c’est le faune guettant la Beauté.»

Vendredi 22 juillet.—Une heure, rue de Rivoli. Paris fournaise, la chaleur la plus torride, une odeur de bitume et de terre échauffés; de tout le sol éventré pour les travaux du Métropolitain montent des effluves et des bouffées, effluves d’étuve mal tenue et bouffées de brasier; le jardin des Tuileries crépite dans du soleil et de la poussière, le ciel est bas, comme craquelé; des trôlées de provinciaux, d’Anglais Bon Marché et de nègres coloniaux processionnent en s’épongeant, sous les arcades; sur la chaussée, des équipes de terrassiers, Piémontais blonds aux moustaches cendreuses, Bretons trapus aux joues cuites de soleil, yeux verdâtres de Celtes sous des fronts bas ternis de poussière, peinent fort, suent ferme et odorent. Des camelots dans la foule: le marchand d’éventails: Un sou mon petit vent du Nord, Demandez mes petits vents du Nord. Le marchand de journaux: Demandez l’Antijuif, voyez le portrait du Traître!

Le traître est délaissé pour le petit vent du Nord, le vent du Nord ne vient plus de Bretagne: l’Affaire de Rennes laisse on ne peut plus froids les Anglais de Cooks et les messieurs colorés, en ce moment à Paris.

Le vent qui souffle à travers la Bretagne
Ne les rend pas fous.

[p. 126] Dimanche 21 juillet.—Après dîner stagnante et torride. —«Que je serais malheureux si j’avais des seins et étais nourrice! Ou si, un de ces musiciens militaires, je devais, sanglé dans un uniforme, souffler dans un trombone des Danaïdes, au jardin public! Ah! être une mouche dans une cuisine au carrelage arrosé, en province! Ou plutôt une éponge passive, un corail au fond de la mer... ou une fleur de rideau dans le salon propret et nu d’une vieille fille à Quimper!»

Vendredi 28 juillet.—Aux Ambassadeurs, au concert annuel offert par Jules Rocques à ses abonnés, la fête de Cabotinville, car ils sont tous là, les Mastuvu des beuglants, et ceux que les engagements expirés font maîtres de leurs loisirs avant le départ pour le bagne estival des villes d’eaux et des bains de mer, et ceux qui ne figurent pas au programme de la fête, et ceux qui ne reprendront le collier de misère que ce soir: ils sont venus applaudir et débiner les bons camarades et les petites amies, tous frais, bien rasés, les cuisses moulées dans des pantalons tendres, tous uniformément coiffés de chapeaux carrés de picador.

Des demoiselles les accompagnent, du bâtiment ou de celui d’à côté, des grues aussi, de tout poil et de toute espèce, troupeau de volailles bruyantes, voyantes et pavoisées de toutes les nuances des jardins en fleurs; tout ce monde papote excité, rougeaud, l’œil émérillonné et la chair moite: on sort de table et l’on va voir des filles, songez!

En effet, sur la scène, la toile à peine levée, des femmes grasses et charnues sont là, groupées en cercle, la poitrine offerte; la légendaire et désuète «corbeille», aujourd’hui disparue des cafés-concerts. Les seins saupoudrés de farine, le bas de la face coupé comme d’un [p. 127] trait rouge par le fard mouillé des bouches: c’est l’étal, le morne et sexuel étal; à tour de rôle, les poupées se lèvent et bêlent, ou tout à coup émoustillées, se trémoussent sur des musiques de ménageries ou de gourbis, on boit, des marronniers, déjà cuits par juillet, des feuilles choient et tombent dans les verres. C’est, à la lumière crue du plein jour, la hideur, maquillée le soir par le clair-obscur et le jeu des éclairages, de cette chose hideuse: le café-concert.

Des danseuses espagnoles suivront, tout le clan déhanché des fausses Otero et des Guerrero au rabais, l’inquiétante armée des «noires comme des taupes», toutes une fleur rouge piquée derrière l’oreille, et toutes si chevelues des aisselles que les narines se crispent alarmées! Il sévit une telle chaleur.

Et c’est l’intermède d’une revue, et puis défile le dessus du panier des concerts, et c’est Sulbac, et c’est Jane Avril, flexible, et longue, et mince, mince, et sa danse, un gigottement preste et fol, un pas fouetté qu’elle mène avec une grâce de fille heureuse de jouer avec ses jambes comme avec des lanières! Et ce sont encore des danseuses, et des robes orange, et des robes turquoise, et des robes rouge-sang et bouton d’or, et dans des clameurs et dans du délire voici Polin, l’imperator des Dumanet, accueilli avec de tels trépignements de joie que la vision de mademoiselle Guilbert défaillante de dépit s’impose immédiate dans l’air.

Mais la voici qui fait son entrée, entrée savante, entrée voulue après l’ennui d’un numéro plutôt répugnant: une lutte de femmes.

Sèche et les lèvres en fil de couteau, l’air d’une chauve-souris dans une robe gris-cendre, mademoiselle Guilbert annonce l’Idiotie du café-concert, et d’une voix acide blague les Grosses Dames, puis, neurasthénique, [p. 128] épuisée, mademoiselle Guilbert débite ingénument pour la neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième fois l’Eros vanné de M. Maurice Donnay, que le public applaudit à tout rompre, cette fois enfin reconnaissant à l’artiste de la sincérité de son répertoire et de la conscience de son choix.

Pour finir, les torsions de ventre cosmopolite de mademoiselle Fougère; d’abord en Espagnole, ajustée d’orange et de brun chocolat, et puis en Bersaglière avec le ruban de l’Annonciade en sautoir sur de jolis dessous et de savoureux coins d’épaule. Mademoiselle Fougère roule les mots comme des cailloux dans une bouche vraiment appétissante, et sait mettre en valeur la provocation hardie d’une croupe de picador.

Clôture, et maintenant, jusqu’à l’année prochaine: Mastuvus coiffés de sombreros, demoiselles aux cheveux vrais et faux éclaboussés de toute la flore des jardins, la foule s’écoule, heureuse et repue. Propos de sortie: —Vous êtes donc encore à Paris? —Non, je suis à la campagne, dans la forêt de Marly. —Et vous êtes venu exprès pour cette fête? —Oui, tous les ans, j’y viens avant de quitter définitivement Paris, l’ipéca final, je viens m’y griser une bonne dernière fois de l’horreur de ça et du boulevard; alors je vomis mon Paris et je pars pour trois mois, guéri de tout regret, de tout revenez-y... n, i, ni, fini et bien fini, Paris et ses plaisirs, Paris et ses potins, Paris et son snobisme, son immense snobisme et ses petites gloires. —Et vous allez? —Moi? à Luchon ou à Allevard.

Lundi 31 juillet.—Rue de Grenelle, au ministère de l’instruction publique et des beaux-arts, les dernières audiences de M. Leygues: Le comte Prozor, le traducteur de Tolstoï, d’Ibsen et de Dostoïevski, le comte [p. 129] Prozor de la Puissance des Ténèbres, de l’Ennemi du peuple, des Revenants, de Peer Gynt et de la Dame de la mer, le comte Prozor, que j’ai retrouvé dans l’antichambre du ministre, où nous attendons tous deux notre tour, me documente assez curieusement sur son ami Tolstoï, et prend un évident plaisir à démentir la fameuse légende établie sur le cordonnier qui serait devenu l’écrivain de Guerre et Paix et d’Anna Karénine. Tolstoï ne s’est jamais fait cordonnier par humilité ou zèle nihiliste; à un moment donné, très surmené et exténué par vingt ans de production continue, tout travail intellectuel lui étant interdit, pour occuper ses journées et tromper son ennui, il eut l’idée de demander à un cordonnier de son village de lui apprendre à confectionner une paire de chaussures. Il fit de la cordonnerie pour passer le temps; les reporters s’emparèrent du fait et créèrent la légende: mais il ne parvint même jamais à tailler un talon de soulier parfaitement rond, ce qui est, paraît-il, la difficulté du métier.

De là, naturellement, la conversation tombe sur l’Affaire, et de l’Affaire remonte à l’empereur d’Allemagne qui n’est pas du tout pour les Allemands le grand homme qu’il est pour nous. Ses côtés décoratifs, sa perpétuelle agitation étonnent et détonnent au milieu du sérieux des cerveaux de là-bas, et le Kaiser se trouve être bien plus près du caractère français que de l’esprit de ceux de sa race. Son amour affiché des artistes et des littérateurs n’est, d’ailleurs, pas encore près de leur faciliter l’accès de la cour; il n’y a qu’en France, affirme le comte Prozor, où l’art est une aristocratie et prête un véritable prestige à l’artiste. En Allemagne comme en Russie, en Autriche comme en Angleterre, la noblesse et la haute société ont la curiositéC’était un géant de Nubie. du poète comme du sculpteur, du peintre comme de [p. 130] l’écrivain, mais ne les tiennent pas moins à distance respectueuse.

En attendant, ce sont les députés et les sénateurs qui pénètrent chez le ministre, sur la présentation de leur carte; le comte Prozor est enfin reçu. Quand passerai-je? Je ne suis ni cadet de Gascogne, ni Allemand, ni Russe; j’ai bien peur de ne pas encore être reçu aujourd’hui.

Mardi 1er août.—Maisons-Laffitte, dans une des jolies villas de l’avenue Eglé: Eglé, Cléante, Araminthe, Tyrcis! quelles suggestions dans tous ces noms! et comme ils évoquent bien les lointains bleus et les hauts ombrages de l’ancien parc à la Watteau, qu’est encore, à certains endroits, le parc de Maisons. Huit heures du soir, la table est mise parmi les hautes roses trémières du jardin, l’ombre de leurs grandes hampes fleuries tremble sur la nappe. Ils causent: —Et vous avez eu le courage de voir ça? —Et en pleine canicule! —La douceur d’y croire, la douceur de ne pas l’aller voir surtout, ça dépasse tout ce que j’imaginais. —Et même ce qu’en a dit la presse? —C’est une honte d’avoir reçu ça aux Français, c’est même au-dessous de l’imagerie d’Epinal! Epinal, c’est brutal, mais naïf; mais ça c’est de la bondieuserie de l’Augustinerstrasse à Munich, c’est une douceâtre et rondouillarde chromo-lithographie allemande. Une fable bête comme une panade et des phrases comme celle-ci: Des yeux chéris où ton image est peinte. —Non. —Et des vers de cet acabit:

Des mains blanches et lisses,
Ouvertes en calices

—Et ils ont reçu ça à l’unanimité? —Mieux, ils viennent de lui en recevoir une autre. —Ah! c’est beau le décret de Moscou, et nous pouvons être fiers du Comité. [p. 131] —L’auteur est si bon garçon! —Et il donne de si bons dîners.

Oui, de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et c’est à ses dîners que chacun rend visite.

Nos sociétaires connaissent leur répertoire. —C’est beau, la fortune. —Et les Romanesques? —Toujours le joli décor, le fameux «le long, le long, le long du mur», et Leloir, merveilleux en portrait de famille dans l’avisé Bergamin. —Et la nouvelle interprétation? —M’a fait regretter l’ancienne, la petite Henriot n’est pas la Sylvette qu’était Reichenberg. —Vous regrettez Reichenberg, vous? —J’y arrive. —Et Beer, dans Percinet? —Percinet, Coquelinet, vous voulez dire, on ne pastiche pas à ce point l’accent d’un comédien, Frontinet, si vous aimez mieux; Effrontinet même au besoin; mais jouer avec ce physique de valet, le Léandre de conte bleu créé par Le Bargy, il ne manque pas d’aplomb, ce petit Beer. —Et Straforel, par Coquelin II? —Joué en pitre, comme tout ce qu’il fait; il serait si bien au Palais-Royal: d’ailleurs, public d’été, tous les trains de plaisir de province, il y avait toute une loge de bicyclistes. —En costumes? —En costumes. Jamais je n’ai tant aimé les vers des Romanesques. —Je vous crois, après du Jacques Normand. —Parole d’honneur, j’ai l’idée que c’est Rostand qui lui fait recevoir ses pièces. —Vous n’êtes pas rosse à moitié. —Je vous assure qu’il en prépare une pour Sarah.

Jeudi 3 août.—Au fil de l’heure, au fil de l’eau, Poissy, dans l’île aux Bœufs, dite aussi l’île de Migneaux... L’île de Migneaux, que de souvenirs!

Le soir tombait, soulignait d’un trait rouge les lointains coteaux de Triel, et dans l’île de pêcheurs où nous étions [p. 132] venus dîner en tête-à-tête, relativement sûrs de ne rencontrer âme qui vive dans cette auberge de canotiers; de vastes pelouses de folle avoine ondulaient devant nous, pareilles à des vagues, avec au bord des berges, des frissons argentés de roseaux et de saules.

Du côté des Migneaux, un grand rideau de peupliers, de ces peupliers d’Italie au feuillage éternellement inquiet, jalonnait ses hautes quenouilles, à la fois grises et vertes, sur la profondeur orangée du ciel; au loin, de l’eau luisait.

C’était comme un soir des temps antiques, un soir de légendes et d’idylle, comme en ont noté, dans d’impérissables rythmes des poètes amoureux, inspirés de jadis: une fraîcheur montait des berges en même temps qu’un vent léger s’élevait dans les feuilles, et, délicieusement ému, je gardais le silence, les yeux attachés sur les siens, comprenant que l’instant que nous vivions était irréparable, unique, et que la fuite de l’heure n’en amènerait jamais le retour.—(Tiré de Buveurs d’âmes.)

Après neuf ans passés un hasard me ramène ce soir dans l’île... Les hautes quenouilles des peupliers sont aujourd’hui immobiles sur l’or enflammé du ciel; à droite et à gauche, c’est toujours la grande allée d’eau sombre doublant les hauts ombrages de Migneaux et de Villennes; mais un restaurant parisien a remplacé l’auberge de pêcheur; il y a maintenant un lac, des escaliers compliqués entre des balustres, des tables sous véranda, des balançoires et des tonnelles, et sur la terrasse du restaurant des couples de dîneurs; le propriétaire du lieu, qui s’y connaît, a fait photographier par un amateur les différentes vues de l’île qui paraîtront l’été prochain en album et seront distribuées à qui de droit, dans Paris, pour lancer le site et l’établissement avec... On veut bien m’en communiquer la primeur.

«Mon petit Rosa Bonheur», insiste le propriétaire, en me faisant remarquer une curieuse vue de prairie semée de bétail. De l’autre côté de l’eau, dans le noir [p. 133] des ombrages et de la nuit, la trépidation d’une automobile et une voix d’homme hélant et réclamant un madrier pour caler les roues. «Ce sont mes pensionnaires. On y va; ils rentrent de Meulan; ils sont partis depuis six heures. Ohé le passeur!...» Et c’est, accompagnée d’un homme en casquette de chauffeur, l’entrée d’une grande femme blonde, cache-poussière d’alpaga, des flots de tulle blanc lui encageant la tête, qui, gantée de frais, rayonnante et toute rose, déclare qu’on ne respire vraiment bien qu’en teuf-teuf, jeunesse exubérante de santé et de grand air.

O ma petite auberge d’il y a neuf ans où ne fréquentaient que des pêcheurs!

Maison triste et charmante, ô maison du passé, au fil de l’eau, au fil de l’heure.

Vendredi 4 août.—Maisons-Laffitte: la baignade des forains. —Par l’étroit raidillon encaissé de grands murs de villas, qui conduit à la Seine, ils remontent disséminés par groupes, les forains dont la dernière séance a lieu ce soir. Ils viennent de se baigner dans l’émoi des feuilles et la fraîcheur des grands peupliers de la berge, dans le joli établissement de bains froids dont on voit le ponton du pont du chemin de fer. C’est là que les familles des boursiers et des coulissiers en villégiature à Maisons viennent prendre le frais, le soir de six à sept, avant d’aller cueillir les pères et les maris à la gare; et c’est un clapotis, et une joie de se tremper dans l’eau et de s’y sentir revivre, rafraîchi par la caresse fluide du fleuve, qui font des bains de Maisons-Laffitte une minuscule plage de casino.

Depuis quinze jours que la fête bat ici son plein, les forains sont devenus assidus de l’endroit, et, tout ragaillardis par le bain, les voici qui reviennent, et ce [p. 134] sont, les cheveux crépus encore emperlés d’eau, minces sous les camisoles de percale claire, les deux danseuses de la baraque de la Danse du ventre. Un jeune colosse blond les accompagne, de la baraque d’Adrien Marseille, celui-là, Raoul le Boucher. Ce grand brun est le pétomane, en blouse dans la journée, en habit rouge le soir, et voici Ajax connu pour l’avoir vu cet hiver aux Folies-Bergère, et voici Marius de Rennes, le modèle de l’atelier Gérôme, et le clou des tableaux vivants, une gloire foraine rencontrée jadis à Toulon (excusez du peu), Raoul de Bel-Castel, tout l’armorial des entresorts.

Brun, olivâtre, trapu, les cheveux grisonnants, méridional d’allure et d’assent, Olivier de Perpignan, vieux rempart du Midi, dont les camarades blaguent le physique, déclare d’une voix tonitruante: «Té! si vous m’aviez connu zeune, z’étais si mignon qué ma pauvre mère, elle, a usé plus de cent francs de çandelles pour me regarder dormir!»

Boutade emphatique qui me remémore la réponse quasi-shakespearienne entendue, il y a dix ans, dans la bouche d’un forain désemparé et triste, échoué lui, dans je ne sais quelle fête d’hiver. Comme on lui demandait s’il avait une famille, des enfants, une femme: «Moi, répondait le bohème, je suis marié avec la lune, pour engendrer le brouillard.» Vraie boutade de bouffon dans la lande où rôde le roi Lear.

Samedi 5 août.—Le dernier dîner de la saison. Poissy dans l’île. La table est dressée sous la véranda, devant le grand bras du fleuve et les coteaux de Triel; un vase bleuté de Lachenal, d’après madame Fumery, s’y contourne en spirale sous l’ardente chevauchée d’une nudité de sorcière; autour d’elle, un orchestre [p. 135] de grenouilles, en vieux saxe, s’évertue, et, çà et là, entre les couverts, des crapauds de bronze et des magots de grès japonais, très grimaçants et très hideux, grouillent parmi des jonchées de glaïeuls roses: délicate attention à un ballet déjà oublié, la Princesse au Sabbat.

Ils et elles dînent. «Cette fois, est-ce bien sérieux, au moins, vous partez? —Et pour trois mois. —Alors, ça tient toujours, ce séjour à Venise? —Si ça tient, je ne pars que pour ça. —Mais vous commencez par Luchon: de la santé d’abord et de la joie ensuite. —Oui, vous dépenserez là-bas vos réserves et rentrerez encore malade à Paris. —Courte et bonne, que voulez-vous! Le présent est à nous, l’avenir est à Dieu. —M’avez-vous apporté des livres, au moins! —Mais oui, Voluptés, de Maxime Formont, ça vous plaira, et Reflets sur la sombre route. —Du Loti: cela se lit toujours; cela se relit surtout. Ah! son Désert et sa Galilée! Que faut-il relire pendant cet été? —Mais du d’Annunzio, du Renan, du Paul Adam ou de l’Anatole France! —Vous vous moquez, Bysance, est-ce bien de Jean Lombard? —Très beau, mais connaissez-vous l’Agonie? —L’Agonie? —Oui, son roman sur Héliogabale. —Sur Héliogabale? —C’est surtout cela qu’il faut lire. —Vous savez qu’on en a tiré une pièce? —Ah! —Tout un drame en vers et qui sera joué cet hiver. —Qui ça et où ça? —Villeroy, l’auteur d’Héraclée, et au Cirque d’Hiver. —Au Cirque d’Hiver? —Oui, avec un déploiement de foule et de mise en scène inouï, extraordinaire, une série... de représentations limitées, dix soirées en tout et cent francs le fauteuil; c’est un richissime Américain qui en fait les frais. —Et l’interprétation? —Hors pair... Marie Laurent dans l’aïeule Mœsa, Segond-Weber dans l’impératrice Sœmia, [p. 136] Laparcerie dans la Vestale, Liane de Pougy dans la Courtisane et de Max dans Héliogabale. —De Max dans Héliogabale! Il sera superbe. —Et le drame est osé? —Je vous crois, à la fin du troisième, à l’acte du Palatin: Héliogabale, tout en écarlate, en prêtre du soleil, coiffé d’une tiare en cône, avec, enchâssée au frontal, la fameuse Pierre Noire, apparaît au milieu des huées et des clameurs du peuple tassé au pied des terrasses, et les insultes de la foule ameutée montent avec d’horribles invectives: —«Es-tu prêtre ou grande prêtresse? Es-tu l’Auguste ou bien l’Augusta?» Ce sont, crachées et vomies sur le César asiatique, toutes les ordures de bouges de Suburre et des poètes des Attelanes. Alors, César, avec un geste d’une obscénité grandiose et que cherche et n’a pas encore trouvé de Max, quelque chose comme une épique bazane, se tourne vers le peuple, et dans une pose cynique: «Qui je suis? La Vestale que je violerai cette nuit, te le dira demain!» C’est chaud, vous en avez de bonnes! —Ah! l’an 1900 nous en promet des raides. —Nous n’aurons pas froid aux yeux, pendant l’Exposition.

Et le dîner continue dans la chaleur lourde, suffocante; pas une feuille ne bouge... Au loin, dans un ciel d’encre, des grondements d’orage: tout près, des luisances d’eau sombre entre des herbes pâles, la Seine.

Dimanche 6 août.—A la Morgue, lendemain de catastrophe. —Entré là, par hasard, au courant d’une promenade dans la Cité et dans Saint-Louis-en-l’Ile, le long de ces vieux quais ombragés et discrets, dont les anciens hôtels gardent seuls dans la ville yankee, qui partout s’élève, le vrai caractère de notre Paris... La veille des départs, quand les malles sont faites, c’est [p. 137] là que j’aime à rôder une dernière journée, du terre-plein du Pont-Neuf, où cavalcade l’immobile statue du Vert-Galant, à la pointe de Saint-Louis-en-l’Ile, que surplombent les lourds entablements de pierre et la haute rotonde de l’hôtel Lambert... Quai de Béthune, quai de Bourbon, quai d’Anjou, coins de province aux noms discrets et charmeurs, où chaque vieux logis a une histoire; c’est l’hôtel Lauzun et tous ses souvenirs, des amants de la Grande Mademoiselle aux bibelots du baron Pichon; plus loin, ce grand balcon de fer forgé, où se balance un écriteau à louer, l’appartement naguère occupé par Linné et, débouchant toutes sur le fleuve, des rues étroites et fraîches, demeurées de jadis, les rues Le Regrattier, des Deux-Ponts, Poulletier, Bretonvilliers, dont les rues des Nonnains-d’Hyères, du Petit-Musc et de la Cerisaie semblent le prolongement de l’autre côté de l’eau; et c’est, pareil à un Canaletto, tout ce coin d’architectures et d’eau dormante, que forment et Saint-Paul et son dôme, et Saint-Germain et sa tour, au-dessus de la baignade des chevaux des Célestins.

Ah! tout ce décor dolent et pourtant si vivant de la Seine, qu’a si bien saisi Gustave Coquiot, le bijou de pierre guilloché de l’hôtel Walesky et de sa loggia, le décor hollandais de l’estacade, un Ruysdaël, on dirait, installé en plein Paris moderne, et, après le panorama soleilleux de Bercy avec le chaos plâtreux de la Montagne-Sainte-Geneviève, où ballonne un faux Saint-Pierre de Rome, la hideur de notre Panthéon... la fraîcheur et le friselis des feuilles en émoi de Saint-Louis, en retour auprès du pont Notre-Dame avec le chevet de la basilique en silhouette hardie et si gothiquement fine sur le bleu évaporé du ciel.

Devant la Morgue, une affluence de foule arrête notre [p. 138] voiture. Une curiosité de l’ami que j’accompagne m’y fait entrer, et, le dirai-je? pour la première fois de ma vie. Comment se comporteront mes nerfs devant le funèbre étal? J’en ai le cœur pincé d’angoisse. Je redoute une émotion que je pourrai toujours attribuer à la chaleur et j’entre bravement.

L’étal m’est une déception: quatre noyés sont là, couchés derrière une vitre épaisse, dans une buée verdâtre, comme dans la cage de verre d’un aquarium. Sont-ce des cadavres? J’ai la sensation d’avoir devant moi quatre figures de cire; l’appareil frigorifique donne à ces chairs mortes un aspect gras et vernissé que j’ai déjà vu au musée Grévin. La foule défile, d’ailleurs indifférente; des fillettes entrent en curieuses, qui ressortent et puis rentrent avec des amies; des ménages endimanchés détaillent curieusement les cheveux et les cils des morts. C’est tout juste si on n’amène pas les enfants voir la gueule que font les macchabées: le père voudrait bien, mais c’est la bourgeoise qui ne veut pas. C’est un plaisir de quartier.

La foule me semble pourtant plus surexcitée qu’à une fête ordinaire, et puis il y a renfort de gardes municipaux. Je m’informe; on vient de transporter dans les caveaux les victimes non reconnues de la catastrophe d’hier: les tués de Juvisy, je n’y songeais pas. C’est pour le coup que j’ai bien envie de m’en aller; mais mon ami insiste et je prends sur moi de faire passer ma carte au commissaire de service.

Ganneron, du Journal rencontré, là, dans la salle d’attente, me présente au juge d’instruction et l’on veut bien m’admettre à l’épreuve d’une reconnaissance. Un petit couloir à traverser, et me voici avec les sergents de ville dans une salle blanchie à la chaux, où sont rangés onze cercueils. Un ouvrier avec un bandeau [p. 139] sur l’œil et un jeune homme d’une trentaine d’années sont déjà venus là pour réclamer des morts, et, un à un, les couvercles de bois blanc glissent sur les boîtes.

C’est un cauchemar. Bouffies, tuméfiées et noirâtres, les têtes apparues ont des faces de nègres, des faces congestionnées et huileuses, avec du sang coagulé dans les narines et d’atroces prunelles révulsées sous des paupières, où on ne voit que du blanc.

Ce sont des cadavres d’étranglés, des chairs injectées qui évoquent des idées de supplices, des yeux jaillis de leurs orbites comme dans les plus horrifiantes planches de Goya. Tout à coup, autour de moi, des cris et des pas qui s’empressent: un des hommes admis là vient de reconnaître son père et sa mère, et le malheureux se débat dans une attaque de nerfs.

Je m’esquive, honteux de moi-même et poursuivi par une suffocante odeur d’éther.

Ah! dehors, c’est bon la foule et le soleil! L’ami à qui je transmets ces détails ne veut plus rien savoir; sa curiosité s’est brusquement éteinte.

«Si nous entrions à Notre-Dame? —Non, il fait encore trop jour, et l’on voit les vitraux, les ignobles vitraux dont le Chapitre a déshonoré les ogives où flamboyaient, avant la Commune, la braise ardente et l’or en fusion de splendides verrières. Il n’y a plus de mystère à Notre-Dame qu’avec la nuit tombée. Allons simplement sur le Pont-Neuf contempler au soleil couchant la féerie de la Seine bordée de palais.»

A côté de nous, dans la foule, trois horribles vieilles au nez rongé, vendent aux enfants des bonbons et des oranges. Ce sont les Pasques de la Morgue. «Cocher, au Pont-Neuf, et de là à la Colonnade du Louvre.»

Mercredi 9 août.—Neuf heures du soir, Saint-Cloud, [p. 140] Pavillon-Bleu, dîner avec Mounet-Sully et La Gandara... Les fêtes d’Orange! Les Cigaliers et les Cigales auront Mounet-Sully dans Alceste et Paul Mounet dans Athalie, pour le rôle de Joad, avec madame Favart dans la reine d’Israël... madame Favart!... Et l’on avait compté sur madame Sarah Bernhardt dans la Médée de M. Catulle Mendès et dans la Samaritaine de M. Edmond Rostand.

C’est presque un désastre. Mariéton éperdu a beau multiplier les invitations, ce sont les représentations de Béziers et les deux cents musiciens dirigés par Saint-Saëns en personne avec Laparcerie dans Déjanire qui tiendront cet été le record du théâtre antique dans tout le Midi soulevé.

Gascons contre Provençaux. La défection de madame Sarah Bernhardt aura donné le pas aux Cadets de Gascogne. Photime devait bien cette palme à l’auteur de l’Aiglon... Défection de madame Sarah Bernhardt! Aux Beaux-Arts, on est là-dessus assez explicite. Paul Mariéton, déçu et compromis fulmine, tonne et détonne; M. Catulle Mendès, en jeu avec sa Médée, avoue avoir reçu de son interprète, en ce moment à Belle-Isle, une lettre explicative de vingt-quatre pages, mais toujours chevaleresque et appuyé sur l’épée qu’il mit si hardiment au service d’Hamlet, déclare que madame Sarah Bernhardt ne saurait jamais avoir de tort.

Mounet-Sully, lui, à propos de madame Favart, déclare qu’il n’y eut jamais qu’une Doña Sol, l’Athalie de demain... Amusante, la critique de l’Hamlet de la place du Châtelet par celui de la Comédie-Française... Entretemps, les Tziganes font rage; d’étincelantes, de passionnées improvisations entraînent et soulèvent, tour à tour violentes et caressantes comme les vents de la [p. 141] Pusta à travers les ajoncs et les genêts parfumés de leur pays.

«Ils jouent ce que leur âme rêve», conclut La Gandara, le peintre de la princesse de Chimay, qui comprit si bien l’âme de Rigo; et, versé tout à coup sur le terrain des chansons populaires, l’entretien se termine sur cette habanera espagnole entendue un jour par Mounet-Sully sur les lèvres d’un muletier:

Mes peines et mes joies sont comme les vagues de la mer.
Les vagues qui viennent sur moi sont mes peines,
Celles qui s’en vont de moi sont mes joies.

Il y a encore les Parisiens à Paris.

Lundi 14 août.—Dernière vision. —Paris, dix heures du soir: un Paris morne aux rues désertes, vide d’habitants, un Paris à peine éclairé et dont l’atmosphère brûle, une ville de solitude et de chaleur gardée par des équipes de puisatiers qui, à la lueur du gaz acétylène, éventrent les chaussées, piochent, halètent et peinent. Tout à l’heure quai de Passy, c’était, devant les murs de l’usine à gaz, la veillée accablée et bougonne de toute une escouade de sergents de ville échouée sur des bancs... La grève d’hier.

Maintenant, devant le Trocadéro, c’est, béante sous des torses et des bras nus qui se démènent, l’énorme tranchée ouverte en vue du Métropolitain... Peut-être la grève de demain?

Nous gagnons la gare d’Orléans à travers une ville morte et chaude, en proie de place en place à des chantiers nocturnes, le long d’un fleuve sombre bordé d’échafaudages. Dans les rues étouffantes, aux approches de la gare, l’animation reprend; d’humbles silhouettes se hâtent encore avec des bouquets ou des pots de fleurs dans les mains... Vers quelles destinations inconnues? [p. 142] De prétentieux papiers ajourés déshonorent et les roses et le pot de géranium; les dernières fêtes à souhaiter, c’est demain le 15 août, l’Assomption de Marie.

Mardi 15 août.—Bordeaux autre ville morte au bord d’un fleuve aux eaux de boue, aux quais déserts; j’en ai le regret de la Seine... Oh! ce fleuve et les quais de Bordeaux un 15 août!

Tout ce qui se respecte ici est à Royan: Royan, comme une immense machine pneumatique, a pompé, attiré sur sa plage poudreuse quiconque n’est pas à Luchon, Bigorre ou Arcachon: quiconque ici n’a pas sa bastide au milieu de ses vignes dans le haut ou le bas Médoc, arbore aujourd’hui sur la plage aux fritures un tumultueux complet de toile blanche: Royan, le Trouville des Bordelais.

Pas une âme sur les quais. Sur la baie jaunâtre de la Gironde, pas même un de ces petits bateaux plats, chargés en semaine de morue et de paille et dont le débarquement donne à la morne étendue des berges un faux aspect de vieille estampe. J’erre au hasard par de petites rues étouffantes et sombres, aux volets clos, aux portes closes, et dont les trottoirs exhalent une âcre odeur de saumure et de sel; dans l’une d’elles, un pantin de carton flotte et se dandine à hauteur du premier étage, au bout d’une ficelle: penché à une mansarde sous les combles, un enfant s’amuse à l’agiter ainsi dans la solitude de la rue chaude, un pauvre enfant que je ne vois pas! Là-bas, dans la poussière et l’air qui brûle, grésillent les allées de Tourny.

Mercredi 16 août.—Bordeaux. —Ils sont enfin revenus: les Bordelais sont rentrés de Trouville, Royan nous les a rendus; ils fourmillent rue Sainte-Catherine, [p. 143] ils arpentent le cours de l’Intendance, ils font les cent pas place du Théâtre, ils prennent le frais aux tables des cafés, astiqués, sanglés, haut cravatés de soies voyantes, pantalonnés de blanc, coiffés de sombreros d’afficionados, les larges feutres gris lancés à Biarritz et très anglais de raideur et d’attitude (on voit qu’ils y tendent de tous leurs efforts), arrivent à ressembler à d’élégants Brésiliens, mais à des Brésiliens muets dans la plus triste et la plus ennuyeuse des villes!

Bordeaux, la ville des merveilleuses églises, Saint-Jean, Sainte-Catherine, la cathédrale; le Bordeaux du Palais Galien et des allées de Tourny; le Bordeaux des marchés rutilants, savoureux et gourmands; le Bordeaux des grands crus et de la chère exquise! en avoir fait cette ville de gourme protestante, de pose triste et suante d’ennui! Mauvais goût méridional et morgue anglaise, c’est là tout l’aspect de Bordeaux. Ah! combien je regrette la gaieté bon enfant et l’entrain et le bruit de Marseille, Marseille à la vie débordante. Heureusement, rencontre de Cora Laparcerie; ses beaux yeux noirs ensoleillés et doux me remettent un peu de joie au cœur; elle part, elle aussi, le lendemain, pour Royan, mais sera le 27 à Béziers. «N’oubliez pas, vous y venez, vous avez promis. —Oui, j’irai, Déjanire!»

Jeudi 17 août.—Bagnères-de-Bigorre. —Bigorre et sa somnolence heureuse de petite ville assoupie sous un éclatant ciel bleu; Bigorre et le jet d’eau jaseur de son jardin public aux beaux ombrages, ses rues étroites aux maisons closes, aux toits irréguliers et sa large allée abritée de platanes de ses fameux «Coustous», la promenade des oisifs attablés aux cafés et [p. 144] des naturels du pays échoués sur les bancs; Bigorre et l’Adour torrentueuse et bleue sur un lit de pierrailles, Bigorre et son cirque lumineux de montagnes indécises et grises de chaleur.

O petite ville de mon cœur, on a changé ta physionomie benoîte et provinciale, on a troublé ton reposant ensommeillement. Là aussi, l’Affaire, la terrible Affaire et le procès de Rennes ont partagé la population en deux camps, et aux Coustous, dans l’étonnante estampe du siècle dernier que forment toutes ces vieilles demeures à balcon de fer forgé apparues dans l’ombre verte des platanes, vous croyez peut-être que baigneurs et touristes, installés au frais, sont venus humer leur café en écoutant l’orchestre du Casino juché sur une estrade ornée de branches de pins, comme l’estrade de musique d’une gouache de Saint-Aubin? Non pas: tous et toutes y sont venus lire les nouvelles et dévorer les feuilles de Paris et de Bordeaux que vient d’apporter le dernier train.

Les camelots inondent aussi la ville: «Demandez le Journal, l’article de Barrès; l’article de Judet. Qui veut le Petit Journal, l’Aurore, la Libre Parole, le Gaulois, la Petite Gironde, le Petit Parisien?» Les crieurs font prime, vont de table en table; chaque groupe commente les nouvelles, discute les événements, se roule des regards torves; on se mesure de l’œil, on affiche, on étale hostilement la feuille que l’on lit; chaque attitude est un défi, il y a une provocation dans le geste avec lequel on déplie son journal. Tout ce monde de flâneurs est près d’en venir aux mains. L’attentat Labori a déchaîné toutes les haines; le Comité du Salut public siège en permanence; Sébastien Faure dénonce et la milice arrête... L’Affaire nous aura fait reculer d’un siècle; nous sommes en 93.

[p. 145] Mercredi 23 août.—Bigorre. —Une lettre de Paris... Croquis d’émeute: —«Vous êtes loin des muffes, vous! Mais, ce qui me console, c’est, qu’en ce moment, ils sont en train de se casser soigneusement les mâchoires. J’ai revu Gavroche, pas plus tard que dimanche dernier, au plus beau de l’émeute: un gosse qui, grimpé sur le dos d’un agent et accroché à son cou par le bras gauche, lui pilait du poing droit dans le nez et les yeux. Et le petit était preste et rageur; il devait se venger de tous les horions que lui avait octroyés l’autorité.

»Le «fort Chabrol», c’est ça, aussi, un plaisir de quartier; un 14 Juillet de l’émeute. On s’attroupe, on braille, mais, somme toute, on s’amuse. Ceux qui s’embêtent, ce sont les agents et les gardes, et Jules Guérin qu’on ne laisse pas dormir. Le bougre a maintenant le faciès d’un fanatique, les orbites creuses, les yeux luisants et une résolution véridique dans ses poings qui martèlent de coups, par instant, la barre d’appui de sa fenêtre. Les petits marchands de glaces arborent des pancartes «fusils à vendre»; les anarchistes tiennent la rue et les journaux conservateurs les appellent «ouvriers parisiens qui n’approuvent pas les doctrines antisémites»! Les Dreyfusards bafouillent et écrivent «la Rue livrée aux Antisémites.» Ils ne peuvent plus s’entendre.

»Ces gueules d’anarchos: tous de seize à vingt ans. J’ai vu là la racaille des ergastules, les bas fonds de maisons centrales, des faces blêmes et vertes, des triques sèches de voyous rageurs, des lèvres pincées de vieilles filles soumises, des gueules jaunes aussi de soldats malades et de garçons plongeurs. La Rue! elle puait, elle malodorait vraiment: elle sentait l’égout, le vin bleu, les odeurs humaines, et le soleil ardait, [p. 146] faisait sur les nuques, sur les fronts, aux plis de toute la trogne, ruisseler la sueur. Villégiatures d’été!

»Les cuves des théâtres sont vides, la Comédie s’exténue; aux cafés-concerts, c’est l’annuelle venue de la province et de l’étranger: on nous promet, à Marigny l’arrivée de J. Jeffries, le fameux boxeur américain. On se cassera la gueule partout.

»Tout ce qui ne boxe pas va à bicyclette, et c’est des automobiles aussi; toutes les routes puent désormais: sueur et pétrole, pétrole et sueur. C’est bon, l’air pur de la campagne à la fin du dix-neuvième siècle!

»Le monument de Bartholomé au Père Lachaise est achevé; quant à l’architecture et à la sculpture, c’est une merveille.

»Odette Valéry, par ses danses, a troublé des gens qui étaient allés aux villes d’eaux pour s’y soigner, sinon s’y guérir. J’ai lu qu’un médecin demandait l’interdiction de ces spectacles scandaleux. Pauvre fille, elle est la bête impure!

»Les temps sont troubles. Un journal libertaire demande la mise en jugement de nos princesses de Lamballe et votre ami Coquiot, qui, l’autre lundi, à propos du portrait de La Gandara, dénonçait à l’opinion la beauté de la comtesse de Noailles.

»La Gandara, vos dîners du Pavillon-Bleu. Revenez-y. On hante le parc de Saint-Cloud, les pages d’Hugo (les Misérables) consacrées à Tholomyes et à Fantine revivent; mais la grisette est bien défunte; elle a maintenant, celle qui la remplace, un égout dans la bouche. Elle hante les vidangeurs.

»Le décor est toujours là, mais ce ne sont plus les mêmes couples. Des fourrés du parc il y a des filles qui surgissent en tas: des émules des revisionnistes, [p. 147] des démolisseuses de l’armée! J’en ai vu une qui n’avait qu’un bras! Une autre cognait aux arbres une rotondité d’aérostat, toute la semence d’une caserne. Et le soleil était bon, le ciel léger.

»J’ai revu aussi Ringel le sculpteur, installé là en pleine forêt, dans une ancienne faisanderie de l’empereur! Oh! ses masques! Il fait maintenant du motocycle comme un enragé. Il vit en philosophe, cultive son jardin et mange, aux saisons favorables, des petits pois onctueux et des pêches juteuses et douces. C’est un sage!»

Mardi 29 août.—Béziers, quatre heures de l’après-midi, aux Arènes:

Béziers, noble cité, sœur des cités latines,
Salut! Ferme et debout sur d’antiques ruines,
Ta haute basilique aux féodales tours,
Ainsi qu’une Acropole, aux clairs rayons du jour,
Se dresse, et tes regards, entre les Pyrénées,
Et les Cévennes vont à l’horizon lointain
Chercher, sous le grand ciel, la Méditerranée,
Ondoyante et changeante, aux reflets de satin,
Où chantent dans l’azur les antiques sirènes,
Où les voiles d’argent des légères carènes
Passent dans le brouillard transparent du matin.

Et la coryphée remonte lentement les degrés qui conduisent à la scène, balaye de ses longs voiles les dalles du proscenium: encore un escalier, et les portes de bronze du gynécée se referment sur elle.

Sur la piste, un orchestre de trois cents musiciens éclate: le bâton de Fauré les conduit; les arènes sont combles. Dans l’immense hémicycle des gradins est entassée, vibrante et haletante, attentive et en joie, la foule multicolore et gesticulante des courses de taureaux: larges sombreros de feutre gris, pantalons [p. 148] blancs, vestons clairs, fleurs éclatantes des chapeaux et nuances fleuries des corsages de femmes, tout cela papillote et remue au soleil comme un mouvant kaléidoscope, et sous la gaze comme sous le feutre, c’est l’éclair des yeux et des sourires, et, chauffée de soleil, la face de médaille de la race latine.

Béziers, noble cité, debout.

Tout le Midi est là: on est venu de Toulouse; Narbonne et Perpignan sont émigrées sous les allées Paul-Riquet; Agde a donné, et tous les environs de récoltes et de vignes; on est même venu de Marseille, et d’Arles en Provence, et d’Avignon en royaume d’Avignon; on est même venu de Paris, car dans ce tohu-bohu de clartés et de couleurs, je reconnais des visages: le marquis de Castellane, le prince Edmond de Polignac, Ferdinand Herold, le poète; la baronne de Lansdorf, Durand, l’éditeur. D’Esparbès, qui assistait à la représentation du dimanche, est parti hier... Et pendant que le chœur des Héraclides défile et évolue avec le chœur des Œchaliennes autour du proscenium, l’œil ne peut se rassasier de la merveille, jusqu’alors inconnue, de la gigantesque et prodigieuse décoration de Jambon, un décor de plein air envahissant le tiers de ces arènes où s’entassent douze mille spectateurs, et d’escaliers en escaliers, de praticables en praticables et de portiques en portiques, montant par de vertes pelouses et des jardins plantés d’oliviers et de cyprès jusqu’aux remparts d’une Acropole antique, toute de palais, d’arcs de triomphe et de temples: héroïque silhouette se profilant dans le vrai ciel, non plus dans des frises, mais dans le bleu aujourd’hui presque blanc de chaleur du ciel de Béziers...

Des glaciers d’un côté, des crêtes rocheuses de l’autre [p. 149] se hérissent en demi-cercle autour de l’Acropole, et, avec les jeux de l’ombre, se violacent ou s’éclairent, selon l’heure, harmonisés avec l’espace et la couleur de l’air par le talent d’un prodigieux artiste.

Et l’orage de la partition de Saint-Saëns, déchaîné par l’orchestre et les chœurs, tour à tour gronde, menace, et s’apaise, et soupire.

Comme la Ménade en délire,
Comme le souffle ardent de son dieu,
Comme la pâle Tysiphone
Dans le vol noir de ses cheveux,
Déjanire accourt, furieuse,
Les doigts crispés, les yeux ardents.

Des clameurs! Interrogeant l’horizon, le revers de la main sur les yeux, la foule se porte en avant et mime la terreur et l’attente, et, sur un char attelé de quatre chevaux, quatre chevaux mal maintenus par quatre hommes suspendus à leurs mors, Déjanire entre au galop sur la piste; Déjanire et Phénice, Cora Laparcerie et Odette de Fehl; Déjanire et son grand manteau orangé déployé comme une nuée derrière elle. Déjanire! Hercule aura beau invectiver le destin et les dieux; Philoctète maudire les rigueurs de l’Héraclide et la tendresse d’Iole; Iole, blanche et pure dans sa robe de vierge, développer des gestes étudiés d’après les plus authentiques Tanagra, maintenant je ne connais et je ne verrai plus que Déjanire!

A la minute où elle a mis le pied sur le proscenium, elle a conquis la scène et le public, elle est à la fois la pièce et l’intrigue, et la fable et l’intérêt du drame: elle est Déjanire!

Déjanire impérieuse, Déjanire outragée, menaçante, irritée, et puis tendre, implorante, toute de caresse et de langueur, Déjanire éperdue se traînant à genoux, [p. 150] les bras jetés, comme deux liens, autour du torse cabré d’Hercule. Et quelle éloquence dans le moindre geste, quel sentiment et quelle pensée dans chaque attitude!

Son entrée d’épouse et de reine offensée dans le gynécée où gémit la princesse captive devenue sa rivale, la mimique de son apostrophe à Iole... puis, à l’acte suivant, quand elle a décidé la jeune fille à fuir le palais d’Œchalie et à la suivre à Calydon pour échapper à l’amour du héros, son apparition furtive à la porte du palais, enveloppée de la tête aux pieds dans son manteau d’or safrané, toute sa souple nudité comme sculptée dans les plis de l’étoffe, et le geste dont elle en écarte la traîne au-dessus de son front, le rythme de la voix et des attitudes pendant le récit du meurtre de Nessus, et la remise à Iole du coffret qui contient la précieuse tunique destinée à rallumer l’ardeur de son époux.

Comme me le chuchote le marquis de Castellane à mon oreille:

Reine de l’attitude et princesse de geste.

Nous en avons deux maintenant.

Mais voici le dernier acte, le plus tragique et le plus propre au développement des masses et à l’émotion!

Autour du bûcher nuptial, la foule se presse pour assister à la cérémonie; les Œchaliennes et les Héraclides se livrent à des danses, et le cortège descend les marches: les présents qu’Hercule destine à sa nouvelle épouse sont portés par de nombreux serviteurs.

Iole sort du gynécée; elle offre à Hercule la tunique de Nessus: Hercule va la revêtir et prie Iole d’aller de son côté se parer du voile nuptial.

Et Déjanire!... L’angoisse et l’ardeur mal contenue [p. 151] de l’épouse répudiée et amoureuse encore, retirée à l’écart et figée dans l’attente du prodige, cette immobile et passionnée statue de deuil que donne alors Laparcerie, toute voilée de crêpe noir, telle une aurore sous une nuée, et muette et droite, et comme raidie dans du silence et de la douleur!

L’inoubliable et saisissante figure de bas-relief et d’éternité qu’atteignent là la grandeur et la simplicité de son attitude: une des plus belles choses que j’aie vues, jamais au théâtre, en vérité, et tout à l’heure, quand, dévoré par le feu de la tunique empoisonnée, Hercule, la poitrine saignante, hurlera, tonnera de douleur, et essaiera en vain de l’arracher de ses épaules, avec des meuglements de taureau; en vain, au milieu de l’épouvante du peuple et la colère des dieux, Déjanire se traînera-t-elle, éperdue, auprès de l’Héraclide agonisant avec des cris d’horreur et de détresse; en vain quand le bûcher libérateur s’enflammera, aura-t-elle, pour tomber poignardée dans les bras de ses femmes, des grâces et des affaissements de colombe blessée, rien n’effacera, rien ne pourra effacer l’impression de grandiose et d’esthétique par elle atteinte, au moment où, muette et voilée, la reine de Calydon attendait l’arrêt même de son sort!

«Saint-Saëns! Saint-Saëns! Castelbon de Beauxhôtes! Castelbon de Beauxhôtes!» Ce sont toutes les arènes en délire, les douze mille spectateurs des gradins, debout, les bras tendus, les paumes retentissantes, qui acclament et réclament à grands cris et le musicien de Déjanire et l’organisateur, l’homme d’initiative, et d’enthousiasme et de foi artiste à qui Béziers est redevable de ce spectacle, M. Castelbon de Beauxhôtes, l’âme et l’impresario de ces représentations, le Biterrois qui, le premier, en eut l’idée, demanda la pièce à [p. 152] Gallet, la partition à Saint-Saëns, sut réunir les fonds, chercher, amener les artistes, commanda le décor unique à Jambon, et de tous ces éléments divers fit l’ensemble prodigieux qui fait aujourd’hui de Béziers une sorte de Mecque artistique, un pèlerinage national de Beauté, la rivale d’Orange, un Bayreuth français.

«Bravo, Saint-Saëns! Bravo, Fauré! Castelbon sur la scène! Vive Castelbon!»

On crie, les chapeaux volent, on tapage, on acclame; des spectateurs envahissent la piste.

Quel enthousiasme! Oh! c’est beau, le Midi! Dans le toril et les écuries convertis en coulisses, un peuple de figurants se rhabille; des choristes demi-nues s’enfuient ou plutôt s’envolent dans un frisson de tuniques et d’étoffes... Cela sent la sueur, le fard, l’œillet et l’orangeade; un relent de sang s’y mêle d’une âcreté fade: nous traversons la place où l’on achève les chevaux, lo matadère. Ces baraquements de planches: les loges des artistes. Ici, Laparcerie; ici, Segond-Weber; ici, Dorival, Hercule; plus loin, Beryl; là, Odette de Felh, très allurale Phénice. Une des loges s’entr’ouvre: un bras nu, un coin d’épaule de femme, une voix. «Apportez-moi un poète.» Un poète, mais oui. Autre entrebâillement de porte, autre demi-nudité entrevue, une autre voix: «Qu’on m’envoie un poète.» Encore un poète... Mais il en pleut donc? Le fait est qu’ils pullulent. Il y avait Congrès, hier, en l’honneur des fêtes de Déjanire, et tout le Parnasse et tout le symbole du Midi ont donné: il en est venu de Lyon, de Toulouse, d’Agen, de Dax et de Marseille, toutes les jeunes revues du Languedoc et de la Provence ont dû, la soirée de la veille, déclamer leurs rimes au théâtre. Je reconnais et salue au passage [p. 153] Maurice Magre, Varenne, Louis Payen et Pol de Levengard... L’Odéon.

Autre loge, autre voix: «Il n’y a donc plus de poètes, ils sont déjà partis? —Je vous crois, Laparcerie les a tous dans sa loge, Laparcerie, «princesse de sang, de mort et de luxure», comme écrit en dédicace d’un poème enivré un poète qui certes la connaît mal ou ne la connaît pas.

Il prend Laparcerie pour Déjanire! Oh! c’est beau la jeunesse!

Dans les arènes, la foule s’écoule: devant un marchand de limonade, une femme est arrêtée avec un enfant. «Veux-tu faire une petite pompette?... combien le verre, monsieur? —Vingt centimes. —Et que vous ne la donnez pas, votre marchandise; donnez tout de même. (A l’enfant.) Hé! mon joli miroir, et pompe donc, et ne le suce pas!»

Il me semble être à Marseille! Ah! le Midi! Les voitures regagnent au grand trot les allées; au loin les clameurs continuent:

Vive Castelbon! Vive Saëns! Vive Fauré, Laparcerie!

Et dehors il y a des couples beaux et sains, des gars découplés et rieurs, et de jolies filles en cheveux, attablés, et qui boivent; les vendanges ont commencé hier. Ah! comme nous sommes ici loin de Rennes, et des Labori, et des Picquart.

Béziers, noble cité, sœur des cités latines,
Merci.

Dimanche 3 septembre.—Toulouse, allées La Fayette. —Courses de taureaux à Bayonne: Frascuelo, Mazantini et toute la cuadrilla; à Luchon, le soir, concert aux Quinconces et embrasement de parc; à Bigorre, [p. 154] inauguration du buste de Roland, le chanteur campagnard: discours, déclamations de vers sur les Coustous et toutes les sociétés de musique de la ville; fête populaire et officielle; toutes les Pyrénées en joie, depuis Bigorre jusques au pays basque, et, comme de partout des lettres me sollicitent, je me terre prudemment en Toulouse et, faute du don d’ubiquité, me tiens coi. Et puis je me suis attardé à me laisser vivre en ce riche et joyeux pays de Biterre, et je ne suis plus au courant des journaux, je ne sais plus rien de l’odieuse Affaire.

Comme elles me rassurent et me confirment dans mon opinion première, la ferme attitude et les dépositions nettes et précises des généraux en réponse à la phraséologie vide et déclamatoire des témoins de la défense. Autant de plaidoyers individuels où chacun vient expliquer les motifs de ses tendances, exposer ses opinions, mais n’apporte aucun fait, aucune preuve: des hypothèses, des manuels de méthodes philosophiques et des redondances... quelle misère! et le déplorable défilé des officiers défroqués, et le comique des nullités prétentieuses de l’Ecole des Chartes; là-dessus, les questions insidieuses, les traquenards et les gestes papelards de Me Demange, «l’air d’un maître d’hôtel essayant de placer au conseil de guerre des morceaux douteux», et comme finale, les coups de tête ou plutôt de hure de Me Labori, le sanglier du Syndicat, fonçant sur les témoins de l’accusation, les défenses en arrêt, et essayant de culbuter dans le maquis de la procédure MM. du Breuil et de Cernusky; Labori, par son attitude, ses provocations et ses violences arrivant à charger encore son client, Dreyfus, devenu non pas sympathique, mais un objet de pitié de par la maladresse et l’arrogance de ses partisans!

[p. 155] Et les manifestations de la presse étrangère aux débats, je ne sais quelle dame Crarford réclamant la communication des pièces secrètes! Comme il apparaît maintenant dans son ensemble, le vaste complot ourdi depuis trois ans par les cosmopolites contre la France. Par quelles ramifications et quelles sapes profondes nos ennemis, réunis sur un terrain d’occasion, ont fait, depuis 94, un lent et sûr chemin! Comme il ressort maintenant clairement que Dreyfus n’a été qu’un prétexte, que le mal vient de plus loin et que la vieille haine européenne, en marche depuis les guerres de l’Empire, a saisi avec joie le motif offert par les juifs pour s’allier et marcher contre nous et nous ruiner par l’anarchie, et cela au nom de l’Humanité et de la Justice... la Justice de l’Europe, qui a assisté impassible aux massacres d’Arménie et laisse tous les jours égorgiller un peu plus l’Irlande sous la main de la Grande-Angleterre, notre amie de demain!

Et comme je sais gré à Maurice Barrès et à Jules Lemaître qui me donnent dans leurs articles un aperçu net et vrai de ce cloaque qu’est l’assistance du procès de Rennes, et, rares exemples d’écrivains au-dessus des influences salonnières et des ordres de banque du Syndicat, me permettent en les lisant de m’éveiller en patrie!

Dans l’air chaud et parfumé d’odeur d’absinthe et de vanille, une volée de cloches s’ébranle, annonçant la sortie des vêpres; la foule sort des églises; c’est l’heure de retourner admirer à loisir la nef vide de Saint-Sernin.

Mardi 4 septembre.—Bigorre. L’heure du courrier: une lettre de Saint-Gervais-les-Bains, Saint-Gervais-Savoc, Saint-Gervais la catastrophe.

[p. 156] «Ne conseillez jamais, même à votre pire ennemi, de venir à Saint-Gervais... C’est mortel. Pas la moindre distraction, pas le moindre casino, pas le moindre journal! On est ici d’un arriéré invraisemblable. Ni l’établissement des bains, ni l’hôtel des Bains ne sont abonnés à une seule feuille parisienne, et il faut se précipiter le matin à la gare et se battre pour se procurer un numéro du Petit Journal ou du Lyon républicain. Quant au Journal, au Figaro, au Gaulois, ignorés ici complètement... Que dites-vous d’une station pareille par ce temps où les nouvelles sont si palpitantes? Et quel établissement! L’autre jour, on nous a refusé la douche faute de linge. On n’a pas de peignoir de rechange, et quand il pleut par malheur, le linge ne pouvant sécher d’un matin à l’autre, il faut s’en passer. A l’hôtel des Sapins, qui est le premier d’ici, pas de meubles: un lit, une petite commode, une table de nuit, et c’est tout. On ne sait où fourrer ses affaires, et les vêtements restent empilés dans les malles. Et quel triste public de baigneurs! Un tas de bonnes familles de province, pas de jeunesse, pas de femmes: rien que des vieux malades ou des trôlées de nourrices et d’enfants! Pas le moindre visage de connaissance; c’est d’un bourgeois à faire frémir: un tas de merciers et d’épiciers de Toulouse, de Genève et de Lyon. La grande distraction, ici, c’est de se donner des surnoms: à la table d’hôte, nous avons Don Quichotte, Sancho Pança, Cyrano et Louis XIV (une vieille femme qui rappelle à s’y méprendre un profil de cire de la chambre à coucher de Versailles.)

Si pourtant, la famille de Cassagnac, la mère et les deux fils, deux grands gaillards bruns et découplés, tout le portrait de leur père, accompagnés d’un père jésuite dont ils servent la messe à tour de rôle (le fleuret [p. 157] et l’autel!). Nous avons aussi la comtesse de Kergolay, qui vit seule et retirée, ne parlant à personne; le docteur Roustan de Cannes, aimable, parisien et causeur.

Ah! j’expie cruellement les orgies de coquillages de notre dernier séjour à Venise... Il y a un an, vous souvenez-vous, comme c’est déjà loin! Vous y retournez, vous... Heureux mortel. Mais au moins, en Bigorre, vous soignez-vous?

J’ai reçu une amusante lettre de Biarritz, de notre amie miss Flarck... Il paraît que Rennes ne possède pas toutes les petites vérités en marche, et le golfe de Biscaye en réunit quelques-unes, tout un lot de jolies syndiquées qui clament et proclament l’innocence de Dreyfus et la divinité de Picquart. Ils sont tous divins, dans l’ineffable parti: Picquart est divin, Sarah est divine, Réjane est divine aussi. Avez-vous remarqué que tous les comédiens sont dreyfusards? Il y a dans cette affaire un côté théâtral, une atmosphère de mélodrame et de complot ourdi qui les enchante et ravit: le parfum des coulisses; mais le Labori est leur maître à toutes et à tous. Quel tempérament et quelle science des effets dramatiques! C’est un grand acteur pour le boulevard du Crime; malheureusement, il retarde, son jeu est démodé; trente ans plus tôt, il eût été le cabot idéal. Excellent en 1860, pour l’année 1899 il a forcé les effets: c’est l’homme qui rate... et qu’on rate.

Et les arrestations et les perquisitions gouvernementales, qu’en dites-vous? Ces gens-là feront partir les fusils tout seuls. A ce propos, croyez-vous à la balle de Labori?

Gerde près Bigorre, 14 septembre.—«Kill d’Herodo»—fils d’Hérode... Des gars en béret, au cours d’une [p. 158] querelle, viennent de se lancer l’injure à la tête: «Kill d’Herodo», fils d’Hérode... L’invective, passée dans le peuple et le dialecte, est fréquente de Saint-Bertrand de Comminges à Bayonne, dans la Bigorre et le pays basque... le souvenir d’Hérode est encore vivant dans ces montagnes. Salomé y vécut.

«Elle suivit ses parents à Rome et partagea leur exil dans les Gaules. Le voyage sur mer l’attrista. La manœuvre des voiles l’inquiétait. Les splendeurs de la capitale de l’empire, les hommages que lui attirait sa grâce étrange et le bruit de ses aventures qui l’y avait devancée, ne dissipèrent point sa mélancolie.

»Près de Lyon, l’âpreté du paysage lui fut une souffrance. Les voies blanches qu’on venait de construire, le fleuve glauque bouillonnant, les plaines rases et la nudité des collines lui faisaient regretter la mollesse des campagnes d’Orient, et elle s’affligeait d’être éloignée du pays des grenadiers, des palmes et des cèdres qui versent une ombre transparente... Ses regards tournés à l’Est devinaient, au delà de cette nature sèche, les longues fleurs rouges et les digitales pareilles à des flammes qui, là-bas, figuraient sur les murs des cités, d’héroïques incendies, et le scintillement des rivières qui s’écoulaient sans hâte vers des lacs tranquilles... Elle cherchait en vain un attrait chez les hommes: les yeux d’acier des Gaulois la glaçaient.

»En Espagne, elle se sentit moins étrangère. Le Tétrarque disgracié s’était établi dans une province méridionale de la Péninsule. Elle y retrouva quelques souvenirs de la terre bien-aimée, dans les feuilles larges des plantes, l’haleine des orangers, les plantations symétriques d’oliviers, l’ondulation des champs de maïs. La peau brune des habitants, leurs yeux sombres, une préférence pour les étoffes multicolores, [p. 159] lui rappelaient, dans une atténuation qui adoucissait son regret, la Galilée et son peuple.

»La Galilée!!!»

La Possession de Charles-Henri Hirsch. Et voilà que toute la prose voluptueuse, nostalgique et savante de M. Charles-Henri Hirsch s’évoque et fleurit dans mon souvenir: toutes les morbides et vénéneuses pages consacrées par lui à la gloire de Salomé, une injure en patois pyrénéen me les a soudain déployées devant les yeux; le début de l’histoire de Salomé, comme il me devient présent surtout.

«Salomé ne vit même pas la tête saignante dans la coupe où, tout à l’heure encore, les figues enflées de lait et les raisins cendrés de Béthunie qu’on dirait pleins de soleil, entouraient des grenades fendues, resplendissantes comme le feu. Elle ouvrit presque ses yeux longs, toujours à demi fermés, sur le bourreau qui apportait l’offrande.

»C’était un géant de Nubie. Il avait sur les reins une peau de tigre d’où le torse, nu, s’élançait tel une colonne d’ébène, avec les bras noueux. L’immobilité de son visage fascinait...

»Toute la nuit Salomé avait pleuré.

»Insensible à l’amoureuse prière de ses yeux longs et aux paroles de miel qu’elle avait murmurées en le frôlant, le Nubien l’avait quittée à la porte pour rejoindre sur le chemin un jeune garçon vêtu d’une tunique hyacinthe que fermait la ceinture bigarrée des courtisanes.

»Elle les avait vus disparaître sans pouvoir contenir ses larmes.

»Comme elle avait éprouvé le pouvoir de sa beauté sur les hommes, l’indifférence de celui qu’elle préférait [p. 160] la faisait souffrir immensément. La douleur lui inspirait les pires desseins et la mort n’apaisait pas ses rancunes. Pour oublier, elle cédait à des soldats, sans jamais se donner d’amour. Personne n’avait encore assouvi ses désirs. Ils étaient infinis et devaient remplir le monde, avec la renommée de son habileté à la danse.»

Et voilà qu’après Gustave Flaubert, et Gustave Moreau, et le doux Laforgue, et l’obscur et preneur Mallarmé, et l’Anglais Wilde lui-même, et tant de peintres de la Renaissance italienne et de la vieille Allemagne, et les Cranach, et les Luini, je subis à mon tour la redoutable emprise de la goule légendaire et biblique, surgie du fond des siècles avec ses lourds bijoux, ses colliers cliquetants, ses caleçons fendus, ses parfums, et ses fards, Salomé, fleur vénérienne et toujours jeune des civilisations disparues; Salomé, récemment rajeunie par M. Henri Hirsch, et dont le spectre et la luxure viennent de m’être imposés, dans le calme et montagneux pays de ma cure, par une patoisante invective: Kill d’Herodo, fils d’Hérode!

Lundi 9 octobre.—Trois heures, entre Arles et Marseille, dans un wagon de première. —Ah! ce Midi soleilleux, bon enfant, facile et bavard, où rien ne tire à conséquence, les propos qu’on y entend, les aveux qu’on y surprend. Deux bons vivants, tous deux quadragénaires et d’aspect cossu, yeux vifs, ventres replets, grosses chaînes d’or et larges feutres, l’un monte à Arles et l’autre à Miramar, après force tapes et bourrades, devisent et s’interrogent gaîment.

«Et ça va bien, les affaires, tu es content! —Mais oui, ça va, ça vient, et toi? —De même, et le ménage, madame Pétécoul va bien? —Mais oui, elle se devient à merveille. —Et ta bourgeoise? —La mienne [p. 161] de même. —Tant mieux, et tes deux fils, ils doivent être grands? —Plus grands que moi, deux gars superbes; si tu les voyais! L’aîné surtout, Marius. Il a des yeux; toutes les filles en veulent, elles lui courent toutes après; lui, un vrai coq, il ne boude pas le cotillon le coquin, et c’est bien ce qui navre sa pauvre mère; mais que veux-tu, il a vingt ans, je n’y peux rien. —Et l’autre? —L’autre, le cadet, aïe, lui Baptistin, c’est autre chose, il se préfère.» Et le train file à toute vapeur le long des eaux mornes de l’étang de Berre.

Samedi 14 octobre, Paris.—Une lettre... adressée à Marseille de Paris; elle me rejoint ici; on me croit encore dans le Midi: «Restez au soleil, puisque vous y êtes; attardez-vous dans cette Provence qui vous inspire et vous ravit. Ici, c’est la boue dans les rues, la boue dans le ciel, la boue dans les yeux, la politique... Le Paris de l’Exposition, le Paris yankee, le Paris forain des foules cosmopolites, se bâtit tous les jours, crevant les chaussées de tranchées, hérissant les squares de palissades, déshonorant les quais, encombrant les places et gâtant d’heure en heure un peu plus irrémédiablement le Paris des artistes, des bibliophiles, des amoureux de belles architectures et des fervents du vrai Paris... Que nous réserve la ville d’échafaudages qui empiète aujourd’hui sur le lit même de la Seine? Je n’ose y songer, tant je la pressens grosse de mécomptes, sinon de désastres. D’ailleurs, rien dans les théâtres qui vaille la peine d’être vu: partout de lamentables reprises.

»Froufrou à la Comédie vaut la Dame de Monsoreau à la Porte-Saint-Martin; à l’Odéon, Ma Bru, s’éternise; au boulevard les concessions à perpétuité sont la Dame [p. 162] de chez Maxim et le Vieux Marcheur. Parole! la Dame aux Camélias manque à la série; je suis tout étonné de ne pas la voir sur l’affiche du théâtre Sarah-Bernhardt. Sans cela, ce serait le cycle complet des rossignols. Yvette Guilbert, aux Folies, y semble la Fauvette du Temple; c’est toujours la suite des vieux galons, vieux habits. Yvette a engraissé; elle s’est faite lourde et ronde; elle a perdu toutes les arêtes et toutes les acidités de son talent de poupée macabre. Qu’est devenue la fantastique mademoiselle Macchabée, qui détaillait au pèse-gouttes de la névrose et de l’épouvante aux bons bourgeois? Elle a même renoncé à ses gants noirs, elle n’a plus sa robe vert livide, et c’est aujourd’hui une grasse madame dodue, cossue, qui grasseye et imite Judic. Encore une qui est mûre pour l’Exposition.

»Si, une pièce nouvelle, autant dire mort-née, car d’ici trois jours elle aura vécu, et la même quinzaine aura vu l’acte de naissance et l’acte de décès: la Bonne Hôtesse, de M. Janvier de la Motte. Il a remis encore une fois à la scène les salonneux de Mon Enfant. Nous avions déjà vu cette grosse dame dans le Monde où l’on s’ennuie de Pailleron et Révoltée de Jules Lemaître. La Bonne Hôtesse est une mauvaise action. Jamais l’aimable femme, peut-être un peu grotesque, qui a posé pour le portrait ne prit plaisir à protéger l’adultère, et c’est calomnie pure que d’en avoir fait une complaisante et voyante de faiblesses d’autrui. Très sévère sur la morale, la chère défunte (car la pauvre femme a fini par en mourir) se piquait, au contraire, d’avoir un salon psychique, un salon pour âmes, où les cerveaux seuls s’échauffaient, mais où les sexes ne se pénétraient pas.

»Les familiers y portaient des dessous de nuances atténuées, assortis à l’arc-en-ciel défaillant de leurs [p. 163] âmes. Ce salon abrita cependant quelques flirts: quelques-uns aboutirent au divorce, des intellectuelles y détournèrent des philosophes; M. Bergeret s’y déprava. De tout cela, M. Janvier de la Motte s’est souvenu, mais un peu tard: les actes après décès ne comptent pas.

»Les vrais tréteaux restent à la politique; la Cour du roi Pétaud est le titre de la pièce; les journaux officiels appellent cela la Haute-Cour. Pour la besogne qu’on y mène, c’est, vous le savez, plutôt la Basse. Las de platitude (on en demande trop vraiment à ce brave homme), M. Béranger s’en prend aux photographes. Il poursuit comme des obscénités les instantanés que l’on tente de faire de ses interrogatoires et traite la Vérité en carte transparente. Ah! les temps sont bien changés. Ce n’est plus la Vérité qui marche: c’est la pauvre Suzanne entre dix-huit vieillards.

»Autre incident gai: le président Melcot a joué le Roman chez la portière, et madame Gibou a tenté de servir du mauvais café à un confrère. Une dame, en dînant chez M. Melcot, avait raconté qu’elle avait dîné chez M. Grosjean, où dînaient, ce jour-là, toute sorte de gens que le Syndicat eût fait volontiers saisir au collet par les agents; mais le jour où l’on prit les renseignements, c’étaient des menteries et des boniments; une dame du Midi avait fait le cancan, histoire de se donner un air important. Les dames du Midi sont très à l’évent; le mensonge hystérique après l’historique. Où allons-nous donc, mon Dieu! mes enfants! Et M. Melcot est très melcontent. Scène de revue pour fin d’année. Voyez-vous Félicia dans ce rôle! Quel succès.

»A part cela, rien de drôle: le général de Galliffet continue à être le collaborateur assidu du Figaro et à communiquer à M. de Rodays les arrêtés du ministère [p. 164] avant de les communiquer à l’Officiel. Le Figaro a mené une assez belle campagne en faveur de l’armée pour mériter cette faveur. Le premier au combat, le premier à l’honneur.»

Dimanche 29 octobre.—Paris, l’horreur du retour, tous ces livres que je trouve en arrivant empilés sur ma table. Les éditeurs n’ont pas chômé pendant mon absence; déjà, dans le train qui me ramenait, hier, j’avais l’épouvante de tous ces volumes en embuscade dans mon logis, car une force supérieure m’oblige à les feuilleter, sinon à les lire.

Voici enfin (et ceux-là, je les mets à part pour les relire, car je les ai déjà parcourus et délectés par morceaux dans la Vie Parisienne, la Revue Blanche et le Mercure), voici donc les Femmes du Colonel de cette chère Gyp; la Câlineuse, de M. Hugues Rebell, et la délicieuse Route d’Emeraude, d’Eugène Demolder.

Voilà enfin le second livre de la Jungle, de Kipling. Une lettre l’accompagne; elle est datée de Shizar (Petit Thibet) et a été écrite le 1er octobre:

Vous le saviez donc, perfide, que vos Pall-Mall étaient le pain de mon exil et l’aliment de ma solitude, que je n’en ai pas manqué un depuis mon départ et que je trouverais votre souvenir indulgent! J’ai lu vos appréciations sur Tim, le Tim de la Vie Parisienne, au bord d’un torrent de l’Himalaya,—le coolie qui m’apportait mon courrier m’a rencontré par hasard au retour d’une visite à un glacier; j’ai immédiatement donné votre nom à un pic, c’est une distraction que je m’offre dans ces régions peu connues. Elle est sourcilleuse... J’ai lu avec joie l’article de Paul Adam sur vous, et avec trouble votre mention de la scène à faire de Max dans Héliogabale; j’ai mille fois été sur le point de vous écrire, je vous ai fait des vers! La preuve, les voici. Je comptais les envoyer au Mercure.

En tout cas, je voulais vous parler de la traduction de [p. 165] Kipling que j’ai faite avec Fabulet. Le second volume paraît dans quelques jours, on vous l’enverra comme on a fait du premier. L’avez-vous lu? Je ne pense pas, car vous auriez éprouvé le besoin d’en parler; en tout cas vous allez prendre le second et lire une seule nouvelle que je recommande à votre admiration: elle s’appelle le Miracle du Purun-Bhagat. Faites cela pour moi, je ne suis pas inquiet de ce que vous ferez ensuite. Entre parenthèses, le premier livre de la Jungle est à sa huitième édition. Mais assez sur ces jungles-books, dont je ne vous parlerais pas tant si je ne les trouvais si conformes à votre génie.

Vous allez donc à Venise, homme heureux; j’y ai passé, il y a trois ans, quatre mois inoubliables. Je logeai Palazzo de Mula, sur le Canale Grande, un vieux logis du quatorzième siècle avec une vue extraordinaire; je voyais une église par jour et j’avais une grande passion à Padoue, tous les dimanches, la passion et moi, nous explorions la Vénétie: Chioggia, Este, Trévise. Vicence, où j’ai passé une nuit de toutes les nuits... J’ai peur que ceci vous arrive trop tard; mais rappelez-vous d’aller voir à Arquâ, dans les monts Euganéens, la maison et le tombeau de Pétrarque. Shelley passa un hiver tout près, et, si vous le demandez, on vous montrera, sur le registre, les noms de Byron et de la Giuccioli. Le vin d’Arquâ est exquis.

Une autre chose adorable à Venise et que personne ne connaît, c’est l’île de San Francesco del Deserto.

C’est là que saint François d’Assise fit le miracle des oiseaux. Vous la trouverez entre Murano et Torcello (vous connaissez Torcello, naturellement). Sentinelles extrêmes de la lagune vénitienne; deux couvents: Saint-Georges-des-Algues et Saint-François-du-Désert... Cher pays! Que vous dire de celui-ci? J’ai laissé mes chevaux ici, il y a quinze jours, à cause de l’impossibilité des chemins, et je reviens hier, ayant fait trois cent soixante kilomètres à pied, sans un jour de repos, par des passes de cinq mille mètres et sur des monts de six mille, le tout culminant dans le panorama de deux glaciers: l’un, le Biafo, le plus long du monde; l’autre, le Baltoro, dominé par quatre ensembles de pics de huit mille mètres, à l’Ouest et au Sud, tandis qu’au Nord se dresse la seconde cime de l’Himalaya et de la Planète, à près de dix mille mètres dans le ciel. Au loin, [p. 166] c’est la Chine. Toute arithmétique ne vous dit peut-être pas grand’chose, mais vous auriez été comme moi ravi de voir un spectacle certainement unique sur ce globe dreyfusard.

Et quelle vie, cher ami! quelle glorieuse et libre vie nomade parmi de la Beauté toute neuve—qui se donne pour la première fois!

Je pars après-demain avec toute ma caravane pour le Ladakh, le vrai Petit-Thibet bouddhiste, le pays des Lamas-Rouges, le long de l’Indus, à travers des districts polyandres. Je regagnerai le Kashmir dans six semaines, après trois mois en tout de cette vie inimitable; puis je verrai le Sud de l’Inde et Java, d’où je rentrerai peut-être au printemps si l’Affaire est finie, remettant le Pacifique à plus tard.

Je veux un de nos soirs de faubourg et d’absinthe,

afin de vous parler d’Asie et d’en rêver avec vous, et je serai plein d’entrain à notre prochain dîner.

Adieu, soyez heureux et répondez-moi, si vous pouvez.

Votre
Robert d’Humières

Mardi 31 octobre.—Nouveau-Théâtre, pendant le deuxième acte de Tristan. —Eh bien! non, je ne suis pas mûr, dussé-je encourir les foudres de M. George Vanor! Les térébrances, les vibrances, et les piétinements sur place, les reprises et les surprises de cet interminable duo d’amour qui n’aboutit jamais, ces efforts vers une explosion attendue, oh combien! à travers tant d’accords, tant de cris et de phrases torturés par le même leitmotiv, tout cela me donne la migraine, et la Litivine a beau être admirable (cela est convenu et j’en conviens), la métaphysique même de cet amour passionnément allemand me dépasse et surpasse, et j’en arrive à oublier les délicieuses sonorités de la chasse du roi Mark et la nostalgie mélancolique de ces appels de cor dans la nuit, et j’aspire avec une impatience de [p. 167] neurasthénique, atteint de claustrophobie, à la chute du rideau pour pouvoir sortir.

Oui, je sais, le premier acte est un chef-d’œuvre; la chanson du matelot dans les vergues: «O fille d’Irlande», tout le récitatif d’Iseult racontant à Brangiane sa haine et son amour, le chant de guerre de Kourvenal, les bruits de mer et de cordages de l’orchestre, tout cela est merveilleux et formidablement génial; toutes les phrases du breuvage, surtout, et le grésillement orchestré du philtre, quand son ardeur monte et flambe dans le cœur des deux amants pour éclater en cris de stupeur et en aveux enivrés sur leurs lèvres, tout cela est incomparable et sans précédent dans le monde musical; mais, Dieu! que madame Brêma est insistante et lourde, comme elle appuie sur tout ce rôle de suivante tragique! Avec quelle pesanteur elle joue à l’avant-scène, empiétant sur le rôle d’Iseult, qui devient sa rivale pour un spectateur non averti! Qu’elle est Allemande, bon Dieu! et d’un art massif et cruellement voulu! C’est une fatigue de suivre son jeu figé dans de longues attitudes, un surmenage que de l’écouter prendre toujours sa voix d’en bas et d’en racler, pour ainsi dire, les motifs de la partition.

Et puis, vraiment, il y a trop de chauves-souris dans cette salle. D’où sortent tous ces bandeaux plats que je n’avais pas revus depuis les premières de l’Œuvre, ces faces blêmes de maîtresses d’esthètes, ces grosses dames en tuniques grecques et ces jeunes gens haut cravatés et colletés de velours comme autant d’Alfred de Musset? L’atmosphère est lourde de snobisme, de germanisme, de piquardisme et fleure l’encens raréfié des petites chapelles. Comme je suis loin du soleil et de la brise du large! Et puis cette sensation atroce de se sentir encagé dans son fauteuil [p. 168] d’orchestre et de ne pouvoir sortir sans faire scandale, cela est vraiment au-dessus de mes forces. Dans les couloirs, on se congratule et l’on se pâme. Je ne suis pas au diapason de toutes ces extases, je ne suis plus Parisien.

Deux habits noirs près de moi. —Heureusement que nous allons avoir la Prise de Troie, à l’Opéra; c’est la réponse de Gailhard à Lamoureux. Vous rentrez pour le troisième acte? —non, j’ai vu les têtes, ça me suffit. Venez-vous au Cirque Medrano voir la demi-finale des luttes? —Oui, allons voir les lutteurs.

Mercredi 1er novembre. —La Toussaint, le Monument aux Morts, le Bartholomé, au Père-Lachaise; les chrysanthèmes, la visite aux cimetières, tous les clichés connus.

En pleut-il, des sonnets, depuis le commencement de la semaine, sur le frissonnant défilé d’humanités de Bartholomé! Les vers s’y mettent déjà comme à une très vieille gloire, et c’est comme une décomposition de plus dans ce cimetière, que tous ces alexandrins s’attaquant aux nudités épeurées et plaintives du Maître de la Mort.

Je n’irai pas le voir aujourd’hui.

Les chrysanthèmes! Combien de premiers-Paris de ce matin ont leurs marginalia encombrées de ces fleurs, fleurs d’imprimerie tant que cela en dégoûte. Leur odeur amère emplit toute la pièce où je m’attarde à relire dans la Route d’Emeraude le chapitre neigeux et frais de Gésina. Gésina, après la cantharide et l’odeur de venaison et d’orange des pages brûlantes de Siska! Devant moi, comme pour réhabiliter les fleurs dépréciées par l’actualité du jour, triomphent les dernières [p. 169] photographies de Cora Laparcerie gaînée dans une étroite robe ramagée de fougères et que coiffent, comme un jeune Gismonda de deux énormes touffes de chrysanthèmes, deux temporaux de fleurs qui la font hiératique, Japonaise, et telle une idole, mystérieusement attirante dans sa nudité souple jaillie d’une robe feuillagée et bruissante.

Une autre femme de théâtre m’apporte le mot de la journée: Eugénie Nau, qui part le soir même pour Bruxelles et vient m’annoncer son engagement à la Porte-Saint-Martin, dans la reprise des Misérables; elle doit y créer le rôle d’Eponine, la petite prostituée résignée et éprise de Marius à côté de Berthe Bady, la Bady de Lépreuse, de Ton sang, dans l’inoubliable figure de Fantine. Mesdemoiselles Eugénie Nau et Berthe Bady, deux engagements dont on ne peut que féliciter la direction Coquelin.

Eugénie Nau revient du Père-Lachaise où elle a voulu voir le monument de Bartholomé. La foule y était grande et parmi les curieux des gens de lettres et de théâtres affluaient; je m’informe des noms et comme Nau me cite entre autres une antique gloire de Cythère, comme je me récrie et clame: «Mais que pouvait bien faire ce vieux débris au Père-Lachaise? C’est très dangereux à son âge de s’aventurer là-dedans: les gardiens auraient très bien pu l’empêcher de sortir!» Nau, qui a de la littérature: «Bah! elle venait rafraîchir ses souvenirs; elle doit bien en avoir quelques-uns au Père-Lachaise, collaborateurs ou victimes au jardin des Complices!»

Dimanche 5 novembre.—Dans la féerie tout en or du parc de Saint-Cloud, par le plus beau dimanche de [p. 170] ce fol automne, déjeuner à la Faisanderie, chez Ringel d’Illzach, dans l’ancien pavillon des gardes des chasses de l’empereur, qu’occupe maintenant, toute l’année, le sculpteur de la Perversité et de la Marche de Rakovski.

Ringel, l’homme des cires peintes et modelées à la manière florentine et des transparents masques de verre, le Benvenuto Cellini des veillées légendaires, le pistolet au poing, autour d’une de ses œuvres proscrite par les tardives pudeurs d’un jury (les artistes n’ont pas oublié la si amusante épopée de la garde montée par lui autour de sa Perversité de 1878); Ringel, dont Gustave Coquiot vient dans la Presse de camper, il y a quinze jours, la curieuse et vivante silhouette de praticien aux gestes agiles de clown, attentif et léger; Ringel s’est fait aujourd’hui paysan, et, en dehors des cinq heures passées, par jour, à son atelier de la rue Chardon-Lagache, à Auteuil, vit retiré, toute l’année, dans les hauteurs de Garches, sur la route de Marnes, à l’ombre des futaies du vieux parc impérial.

Plus de soirées au théâtre, plus de descentes aux parlottes littéraires du Napolitain ou de la Nouvelle-Athènes, plus d’apparitions aux premières, plus de visites aux expositions des rues de Sèze et Le Peletier; Ringel se couche maintenant à neuf heures et se lève à l’aube, boit le lait de sa chèvre et mange les œufs de ses poules, et, robuste, musclé et svelte, rissolé par le grand air, l’allure d’un Velasquez dans son velours bleu déteint de compagnon charpentier, mène l’existence d’un sage loin des fumées et du fumier de Paris.

Ses masques le consolent des visages qu’il ne voit plus, et la souple nudité de ses statues, de l’horreur [p. 171] des bedonnantes et quadragénaires célébrités de nos boudoirs.

Et c’est une joie de le voir, dans la lumière attiédie de cette belle journée, accueillir les arrivants dans sa châtellenie des bois, d’une bonne poignée de main cordiale, les asseoir à table et, chaleureux et gai, présider ce déjeuner de plein d’air dans ce décor lumineux de pelouses aux tons roux et de futaies dorées.

Il y a là Coquiot, l’ami du maître, le Coquiot des Bals publics et des Dimanches parisiens; Odette Valéry, étrangère et étrange avec ses larges prunelles d’agate et son torse moulé dans un étroit corsage, échancré sur un cou rond et fort de jeune empereur romain, Odette Valéry et sa croupe mouvante, «la croupe du roi de Thune», chuchote un des convives. —«J’y voudrais boire», ajoute un autre. Il y a aussi Rose Demay et son profil de Gavroche, Rose de Paris et même de faubourg, si Odette est d’Athènes; et puis des sculpteurs, des poètes, tous grisés de soleil, d’odeurs de feuilles et de liberté, avec, dans le regard, la joie de tant de beauté apportée là par les femmes.

Et, comme on boit chez Ringel une eau merveilleusement fraîche et pure, l’ivresse gagne toutes les têtes et chacun cause, et s’excite, et divague. —Regardez-moi ces branches défeuillées, leur effet sur ce ciel tendre, une agate arborisée, n’est-ce pas, l’on dirait? Est-ce assez fin? —Et les toits rouges de Garches dans la rouille des collines, quelle aquarelle, comme ça se compose! —Et les yeux d’Odette, ces yeux de pierre dure, et le calme robuste de cette chair froide, comme on sent qu’elle est de la race des statues, la belle race! —J’aime autant l’absinthe battue de Rose Demay. —Une mominette, elle est d’une jolie meurtrissure; et regardez-moi ces traînées d’ouate rose [p. 172] dans ce ciel bleu et frais! —Est-ce assez convalescent? Vous ne regrettez plus les ciels du Midi? —Ah! le Midi, c’est une autre note, il y a plus de plastique dans les choses et dans les êtres; ici, il y a plus d’art. —A propos, vous avez vu le monument de Bartholomé? —Oui. —Ça vous enchante? —Moi, je trouve ça de la cire fondue: les hanches coulent et fluent, les torses sont poitrinaires, les deux figures qui entrent au tombeau ne sont pas du nu, ce sont des mannequins; mais c’est de la sculpture poétique, il y a des intentions dans les poses, du sentiment dans les groupes. Ça fera très bien, réduit au centième chez Barbedienne, ça se vendra à cent mille aux Anglais Cook de l’Exposition. —Vous êtes sculpteur, monsieur? —Oui. —Pourquoi demandez-vous cela? —Pour en avoir la certitude. C’est comme moi, je trouve Leconte de l’Isle très inférieur, mais il est vrai que je suis poète. —C’est une leçon? —Non, un constat. —Vous avez désolé Coquiot, c’est un fervent de Bartholomé. —Bartholomé, Mercié, Falguière, je n’admets que Rodin. —Et Ringel, puisque vous êtes chez lui.

Lundi 6 novembre.—Casino de Paris, dans une loge, trois habits noirs; ils causent. —C’est bien l’endroit le plus terne de Paris. —Mais les femmes y sont jolies. —Angèle Héraud surtout, n’est-ce pas! Elle a fini de danser? Je te crois. Moi, je viens toujours ici après le ballet. —Ne pleurez pas, vous allez la voir, l’Autre, dans ses danses grecques modernes. Modernes est de trop, elle est de tous les temps.

Ton corps est un beau fruit dont la saveur enivre,
Ta croupe est une coupe où je veux boire encor,
Ton aisselle est un vase aux ciselures d’or
Où la sueur d’amour met comme un goût de cuivre.
Viens!

[p. 173] —C’est chaud. —Et mérité. —On mérite toujours ce qu’on inspire. Le malheur est qu’elle ne danse pas. —Comment? —Voyez le programme, c’est Labounskaya qui la remplace. —Cette grosse Charlotte russe! Ah! non, cette meringue à la crème à la place du sorbet au raki que j’espérais déguster, ce n’est pas de jeu; et puis, il y a son danseur, avec un nœud de satin sur le ventre, tantôt vert, tantôt rose et bleu de ciel! Cet arc-en-ciel enrubanné ne me dit rien qui vaille. Partons, allons à la fête de Montmartre. —Mais il y a le Championnat, restons pour les lutteurs. —Je ne les aime que dans les foires, dans la sciure de bois, au claquement des toiles, dans le brouhaha des parades. Il faut l’ambiance des foules, et des foules de faubourgs à ce spectacle de force. Ici, ils ont un air lavé et postiché d’athlètes pour femmes du monde. Allons plutôt les voir au cirque Medrano ou chez Marseille. Il tombe justement une petite pluie fine qui complète tout à fait Montmartre. A propos de Montmartre, vous avez manqué un beau spectacle au lion de Belfort. —? —Chez Juliano, la Goulue, en coquetterie avec une panthère, une passion au Désert, oui, la nouvelle de Balzac présentée au public par l’ex-danseuse du Moulin-Rouge. —Non. —Si. —La Goulue se couchait tout entière sur la bête affalée dans sa cage et la bouche de la femme entrait dans la gueule du fauve; et la bête pâmée, les paupières appesanties, les prunelles luisantes, s’étirait et râlait sous le baiser humain. Mais la police est intervenue. —Et l’on a fait cesser le spectacle. —Et Béranger continue à présider le Sénat; il n’y a plus de plastique en France.

Mercredi 8 novembre.—A l’Opéra pendant le deuxième acte de Salammbô, dans une loge: —Je ne [p. 174] retrouve plus du tout l’opéra de Reyer. —Vous ne prétendiez pas retrouver le Flaubert! —Vous dites des bêtises: Flaubert s’écoute et Reyer s’entend. Mais, du moment qu’on avait accepté le massacre du roman à la scène, je croyais trouver des décors et une interprétation. —Mais ça vous avait plu, la première? —Oui, avec Sellier dans Matho et Caron Salammbô. Mais Bosman dans la fille d’Hamilcar, et Lucas dans le Libyen, c’est mieux chanté au théâtre de Toulouse. —Mieux joué surtout, car Bosman a de la voix. —Oui, c’est une bonne utilité et la première des seconds rôles, parfaite dans l’Hilda de Sigurd; mais elle n’a ni la ligne, ni le caractère pour jouer la sainte Thérèse carthaginoise qu’était Salammbô. —Ah! dame, quand on a vu Caron! —Qui n’avait qu’un geste, mais qui le déployait si bien. —Et puis, l’orchestration me paraît d’un maigre! —Ah! ce n’est plus du Wagner. —C’est un fait. Quand on a entendu Tristan et Iseult, si dure qu’en soit la partition, on ne peut plus entendre d’autre musique. —Vous y venez donc? Je vous croyais rétif à Wagner? —Moi, c’est-à-dire que je le sens trop pour l’écouter sans fatigue. C’est la musique élémentale par excellence: cela vous prend comme le bruit du vent ou la plainte de la mer. Wagner, c’est la voix même de la nature, et les autres c’est le langage des instruments. On ne supporte pas un ouragan comme un solo de flûte; les sonorités de Wagner m’enchantent, me ravissent et m’accablent; je sors de là anéanti comme d’une grande débauche, et les grandes débauches sont toujours suivies... —De déperdition de forces nerveuses, nous le savons. —Oui, offrez-vous ma tête, mais je vous soutiens que ceux qui prétendent admirer et saisir une œuvre de Wagner à la première audition, mentent effrontément par pose [p. 175] et par chic: c’est de la mélomanie de snobs, de la prétention d’imbéciles en mal d’intellectualité. On se décerne ainsi des brevets de facultés supérieures. Ce sont comme les clichés de justice et d’humanité en cours dans le monde des écrivains déclassés, ces petites déclarations d’immortels principes vous ouvrent toujours la porte d’un grand salon juif, et l’on passe même parfois à la caisse auparavant. —Pas d’allusion, la musique adoucit les mœurs. —Et la basse-cour apprivoise les oies. —Si vous parlez de Béranger!

Jeudi 9 novembre, 10 heures du soir.—A la fête de Montmartre. —Entré chez Juliano, moins pour ses lions que pour la Goulue et la légende de sa panthère. C’est avec des lionnes qu’opère maintenant l’ex-étoile des bals de Montmartre, mais prudemment, en tenant toujours à distance, avec la fourche du belluaire, son quatuor de fauves engourdis. La Goulue, grasse à faire craquer le maillot qui la moule, évolue dans l’ondoiement d’une traîne de satin vert chou-fleur attachée à sa trousse; c’est aussi brutalement laid que possible, mais d’une laideur canaille qui eût enchanté Rops. La séance finie, je m’informe auprès de la dompteuse de la panthère qu’elle aimait. —Ne m’en parlez pas, m’est-il répondu, je l’ai perdue, on me l’a empoisonnée. Des jaloux! —Des jaloux! Un homme ou une femme? —Les deux!

Et sur cette réponse byzantine, qui symbolise bien cette fin de siècle, la Goulue fait volte-face et s’en va.

Dehors, des boniments: le Musée des horreurs, le Pétomane, Alfred Dreyfus dans sa prison.

Mardi 14 novembre.—De Prométhée à madame Aubernon. L’annonce d’un Prométhée au théâtre des Arènes [p. 176] de Béziers ne laisse pas que d’inquiéter les organisateurs des représentations d’Orange. Si M. de Max y incarne la figure héroïque du légendaire allumeur de feu, ce ne sera pas la faute de la dynastie des Mounet qui ont fait tout au monde pour y jouer Œdipe. Aujourd’hui, c’est M. Paul Mariéton, le félibre des félibres, qui essaie d’organiser une semaine du Midi en essayant de faire coïncider à huit jours de distance les représentations d’Orange et celles de Béziers. Et puis, il y aurait, paraît-il, encombrement de Prométhées sur la place; M. Mariéton en a lui-même deux dans son lot de manuscrits: un de M. Lionel des Rieux, un de M. Grandmougin, et un autre enfin de M. Pedro Gailhard, musique de Vidal, sans parler d’un autre Prométhée sur le métier. Prométhée serait-il un article de province? Et sur ce mot de province, Paul Mariéton, ce Provençal de Lyon, m’en raconte une bien bonne sur cette chère madame Aubernon.

L’aimable femme, madame Geoffrin au petit pied qui croyait régenter la cour et la ville, affectait des ignorances un peu impertinentes pour tout ce qui n’était pas Louveciennes et Paris.

Nul n’aura de l’esprit que nous et nos amis.

Hors de son salon, pas de salut: hors de Paris, pas d’Académie, et madame Aubernon, c’était l’Académie. Un soir qu’elle était en verve autoritaire: «La province, mais qu’est-ce que c’est que ça?» disait-elle à Mariéton, et l’ami de Mistral, avec son plus gracieux sourire: «Mais la province, madame, c’est votre salon.» Mariéton n’y remit jamais les pieds. «Mais, veut-il bien ajouter, je suis le seul des gens qu’elle a reçus qui ne l’ai pas mise en livre ou au théâtre. J’ai dîné [p. 177] chez elle sans jamais en rien écrire: les autres ont eu plutôt des digestions bruyantes.»

Mercredi 15 novembre.—Dix heures, à l’Opéra, la Prise de Troie. Après le deuxième acte, propos de couloirs. —Moi, je trouve ça pompier, oh! mais pompier en diable! —Vous êtes difficile: la douleur d’Andromaque est une page. —Et puis, il y a les bras de mademoiselle Flahaut. —Destinée tragique que la sienne, c’est la première fois qu’on l’applaudit et elle ne chante pas. —Succès de mime pour un contralto. —Oui, elle chante avec ses bras, et cela constitue une très belle voix de théâtre, mon cher. C’est la statue de la Douleur même qu’elle donne là dans Andromaque. —Vous y reviendrez? —Je reviendrai. —Pour les lutteurs? —Vous êtes absurde, il y en a cinquante tous les soirs au Casino de Paris, et sur les six qui sont en scène, il y a trois modèles pour ateliers. —Vous les connaissez? —Je puis même vous les nommer: Bibi Poirée, de l’atelier Rochegrosse; Eugène Lorrain, de l’atelier Gérôme; Quéniat... —Inutile, je ne sculpte pas... et Crest, de l’écurie Lebaudy. —Ne parlez pas si haut, Malvina Brach est là, et Crest est son modèle.

Même soir, à la sortie. —C’est une cantate, ce n’est pas un opéra. —Et la finale est d’un commun! —J’aime assez, moi, cette Marseillaise de l’égorgement de Cassandre. —Cette Delna, quelle voix! C’est comme une eau qui coule. —Oui, mais il ne faut pas la regarder; vous avez vu ses mains? —Palmées! Oh! ce geste unique et comique, les doigts étalés, les paumes tendues, on dirait des pattes de canard. —Un canard à voix de rossignol. —Vous trouvez cela très ridicule, ce cheval de bois du deuxième? —Non... d’abord il est très Phidias, et puis toute cette foule qui le précède, [p. 178] attelée à des cordages, son entrée à la manière d’un vaisseau halé dans un port, cela a du caractère. Il n’y a pas à dire, les chœurs de cette entrée sont superbes, et puis quel beau décor! —Vous avez aimé cette apparition d’Hector? —Le spectre vert! Heureusement, Naudette Stanley était dans la salle, je me suis hypnotisé sur elle pendant toute la scène. —A distance? —Non, dans sa loge. —Vous m’en direz tant. Qu’est-ce qu’ils nous donneront, à l’Opéra, après la Prise? —Un opéra de Joncières, Lancelot du Lac. —Vous avez des tuyaux? —Des tas, je vous dirai cela demain au cercle.

Vendredi 17.—A l’Opéra.—A la seconde de la Prise, dans une loge, après le troisième acte. —Il y a une très belle salle. —Vous trouvez? Toutes les loges sont données, personne n’est encore revenu. —Là-bas, c’est bien madame Fourton, dans cet entre-colonnes? —Ou madame Bernardacki; elles n’ont pas la même voix, mais elles se ressemblent. —Comme la Norwège à la Russie.

Autre loge. —Vous aimez ces lutteurs? —Je trouve Renaud bien mieux qu’eux tous. —N’est-ce pas qu’il est beau? —Et le costume grec n’avantage pas. —Au théâtre. —Vous l’avez vu en Grec à la ville? —Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. —Expliquez-vous! (Bruit d’éventails et chuchotements.)

Autre loge. —C’est bien elle à l’amphithéâtre? —Elle a toujours son nœud de velours noir. —C’est un vœu, elle a juré de le porter tant que Picquart ne serait pas rentré dans l’armée. —Elle avait déjà cessé de chanter durant l’emprisonnement de Dreyfus et elle a une voix splendide. —La protestation du silence; elle a retrouvé sa voix, maintenant? —Mais arbore [p. 179] toujours son nœud: la dame au nœud révisionniste, c’est une profession de foi. —Une déclaration de principes. —Naturellement, elle devrait chanter dimanche au Triomphe de la République. —Elle aurait du succès, elle a le physique. —Oui, l’air d’une statue de Dalou. —Beauté populaire.

Dans l’aquarium, deux habits noirs. —Apéritif en diable, ce corsage à jours losangés. —Le corsage à lucarnes, elle est au Casino tous les soirs. (A une petite femme blonde.) Bonsoir, Hélène; nous partons toujours pour Saint-Pétersbourg? —Cimenter l’alliance russe; on ne s’appelle pas Chauvin pour rien. —Le chauvinisme à l’étranger! exquis, je l’enverrai à Déroulède (Hélène Chauvin.) Datez votre lettre de chez Maxim’s.

Dimanche 19 novembre.—Le Sauve-qui-peut du Président ou le Triomphe de la République. —Après la bagarre d’Auteuil, celle de la place de la Nation. M. Loubet n’a pas de chance: à Auteuil, il s’esquivait devant les coups de canne; aujourd’hui, il détale devant les drapeaux: les départs précipités de son Président semblent la caractéristique de la troisième République.

A Auteuil, les classes dirigeantes le huaient avec voies de fait sur son gibus; aujourd’hui, les classes dirigées lui secouent des loques rouges dans le nez et l’accueillent avec les cris de: «Vive la Commune! A bas l’armée!» et «Mort aux flics!» C’est une présidence troublée.

—Ça ira, les bourgeois on les pendra... et que faut-il au bon républicain! Du plomb, du fer, un peu de pain, voilà les cris pacifiques avec lesquels le peuple de Paris —(celui qu’on nous affirme être le peuple)—il y en a un autre!— accueille le triomphe du régime [p. 180] actuel. On ne procédait pas autrement à l’égorgement des aristocrates à la veille des massacres de l’Abbaye; même figuration dans le défilé de tantôt, que dans la bande armée de piques et de faux qui se ruait il y a un siècle à Versailles; égoutiers et dames de la Halle. «Dansons la Carmagnole, et vive le son du canon.»

Comment MM. Trarieux et de Pressensé n’ont-ils pas conduit leurs troupes au Luxembourg? Il y avait là des prisonniers désarmés, et c’est un peu moins loin que Versailles.

Le Triomphe de la République... non, de la Révolution! Seulement, les insurgés de 89 criaient éperdument: «A la frontière,» et à la frontière d’alors, c’étaient Jemmapes et Valmy et le siège héroïque de Verdun. Aujourd’hui, c’est: «Plus de frontières» que braillent les hordes libertaires, ce qui supprime le courage en même temps que la Patrie, le service militaire et les em...dements.

Doux pays! ces partisans de la liberté ont assommé un officier de paix, et dans la nuit malmené les habits noirs et les robes décolletées du bal de l’Hôtel-de-Ville. Ç’a été un pillage, une orgie; des femmes ont été bousculées, frappées, des mains de pochards ont palpé des épaules nues; on se battait autour des buffets; sous un escalier, on ramassait ivre-mort un conseiller municipal et, pour faire évacuer les salles au pillage, à trois heures et demie, on éteignait le gaz.

Le Triomphe de la République! le mardi-gras des dreyfusards! A quand le mercredi des Cendres?

Et pendant les saturnales, l’alliance est en train de se faire entre l’Angleterre, la Russie et l’Allemagne: naturellement, notre indignité nous exclut.

Le Triomphe de la République!

[p. 181] Mardi 21 novembre.—Au Père-Lachaise. —Dans la mélancolie de ce tiède novembre, retourné voir le monument de Bartholomé. L’emphase et la redondance des figures de Dalou m’ont donné, avec la nostalgie des formes pures et frêles, l’idée de ce pèlerinage, et dans le cimetière, aujourd’hui désert, les groupes symbolisant la détresse et l’effroi du Maître de la Mort prennent, dans la clarté jaune de ce jour d’automne, une grandeur émue et significative... C’est une pauvre humanité qui s’achemine là, défaillante d’angoisse et de terreur, vers la porte fatale, et j’admets, devant ces torses déjetés et ces hanches fuyantes, tous les reproches qui ont été faits au sculpteur: l’anatomie de presque toutes ces figures est défectueuse; mais n’est-ce pas une humanité de misère déjà déchue et presque frappée, puisque déjà, pour la plupart, entrée dans la mort? Une suprême pitié se dégage de toutes ces nudités chancelantes, tassées les unes contre les autres, quelques-unes écroulées de désespoir et prostrées d’épouvante, et c’est le tragique affaissement de la figure assise, les coudes aux genoux, et pleurant, voilée de sa chevelure, et c’est la courbe, l’ondoiement de tige de la femme nue qui, désespérément, refuse d’écouter l’homme penché à son oreille et ne veut pas être consolée; et c’est le geste, le baiser d’adieu de la jeune fille à la Vie, délicieuse nudité accroupie, comme trop faible pour se soutenir et dont le bras mince lance un dernier appel à la joie du soleil. Leurs blancheurs menues processionnent et souffrent contre la pierre de l’hypogée, merveilleusement enveloppée dans la cendre du crépuscule. C’est bien un peuple d’ombres qui se presse, pleure et hésite au seuil de l’inconnu; autour d’elles, s’étagent des mausolées et des tombes, et dans la solitude du cimetière, le long des chemins bruissants de feuilles mortes, c’est ce [p. 182] détail exquis, puéril et touchant, d’un bouquet de violettes insinué furtivement, glissé sous la porte de bronze d’un caveau funéraire: une idée certainement d’une âme restée très jeune ou d’un tout petit enfant, que cette furtive offrande posée sous cette porte, quand on aurait pu la suspendre aux grilles, et, comme un billet doux, poussée plus près du mort.

Mercredi 22 novembre.—Cinq heures, au Café de Paris, au thé qu’on essaie d’y lancer en concurrence à ceux du Palace et du Ritz-Hôtel. Public excessivement smart ou se piquant, du moins, de le paraître; atmosphère ouatée, parfumée, chuchoteuse et délicieusement amortie, atmosphère de chambre de malade presque, mais de malade élégante; probablement la réputation, sinon la vertu des jolies buveuses de thé de cinq heures, car beaucoup de Tendresses escortées de leurs flirts. Pourtant égarées là, mais avec des maris, quelques femmes du monde, venues en curieuses regarder picorer les poules. On cause.

Dans le poulailler. —Elle en a une chance, cette Augustine, elle a mis la main sur le gros sac. —Et n’est pas prête à le lâcher, oh! elle le tient! Ce qu’il est gentil avec elle, lui qui était si raide avec les autres! —Mais on ne s’appelle pas de Lierres pour rien, «je meurs où je m’attache». —Ils vont partir au Caire, vous savez. —Le Caire cet hiver, ça sera dur pour les Français. —A cause? —Eh! des affaires, le Transvaal, des Boërs et des débours. —Des giries tout cela; j’arrive de Londres et l’on m’a reçue... —A draps ouverts; mais attends le Rire de demain. —Tu as vu le numéro? —Je ne te dis que ça, tout entier de Willette, un V’là les English! qui ne va pas les faire rire à Londres. Ce qu’ils vont être exaspérés! —Oh! ce sera un [p. 183] prêté pour un rendu. Tiens, Georgette Villois! —Moi, je la gobe, cette femme-là. —Elle a des yeux! —On dit qu’elle entre à l’Olympia. —Pour créer? —Le rôle de la Morphine dans un ballet de Maizeroy. —La Morphine! tu n’es rien rosse. —Bon! Jane Derval. —Et ses cochons.

Côté smart. Ils et Elles. —Une trouvaille, ce gilet vert. —De chez qui? —De chez Charvet. —Et combien? —Dix louis. —Matoche, le prix d’une bague d’art. Votre opale, vous ne l’avez plus? —Elle me portait la guigne. —Vous allez demain au Vaudeville? —Le Faubourg. Andral et Sizos. Moi, le Vaudeville sans Réjane, ça ne me chante qu’à demi, c’est comme la Renaissance sans Sarah; quand j’y ai vu la Meute avec Lina Munte et Cerny, ça m’a fait l’effet d’une église désaffectée. —Vous n’aimez pas Abel Hermant? —Si, le Frisson de Paris comme roman à clé. —Il abuse des clés, ne trouvez-vous pas? —Oh! ses clés ne sont que des passe-partout, elles n’ouvrent que les portes-cochères, on a tout juste les potins d’antichambre. —Ceux que tout le monde sait. —Et demain, vous avez des tuyaux sur la pièce de demain? —Le Faubourg? non, si, de vagues réminiscences de la princesse de Chimay, et un héros campé comme Sabran-Pontevès, un pur racé, petit manteau bleu des classes pauvres de la Villette. —C’est tout ce que vous savez? —Ah! j’oubliais, Guitry, paraît-il, nous réserve un autre Guitry. —Enfin! —Un nouveau Guitry. —Tant mieux. —Un Guitry inspiré et façonné par un milieu d’artistes (de vrais, ils ne s’embêtent pas dans la jeune école), un Guitry à gestes philosophiques. Philosophiques! cela il faut l’écrire! —Le mot est d’une femme de la bande, d’une maîtresse, si vous voulez. Oh! on ne fréquente pas impunément la fine fleur des humoristes; [p. 184] nous allons voir, paraît-il, le Guitry élève de Tristan Bernard et de Jules Renard. —Le Guitry définitif, quoi! —Vous avez des tuyaux sur les Misérables? —La pièce de la Porte-Saint-Martin? On a allongé le rôle de Fantine; Coquelin est ravi de Bady, il paraît qu’elle y est admirable, elle va même y chanter... vous savez, la fameuse chanson: Les bleuets sont bleus! les roses sont roses; oui, la chanson du roman. —Elle a donc de la voix, Bady? —Comme Laparcerie, on va la faire chanter dans Prométhée. —Laparcerie, une des trois souplesses de Paris. —Nommez les autres? —Mais, Lucy Gérard et Bady, je parle des souplesses de théâtre. —Et Hading? Ah! souplesse déjà plus mûre; avec ce système-là, naturellement Sarah aussi. —Et Félicia Mallet, si nous parlons travesti. —Et Lavallière. —Ce que je grille de la voir dans Oreste. —A propos de travesti, vous savez ce que va monter Sarah après l’Aiglon? —Non. —Le Faust de Marlow. —Le rôle de Marguerite? —Non, de Méphisto. —Serviteur fidèle, vous en avez de bonnes, pourquoi pas les Enfants d’Edouard? Oh! la jolie femme là-bas et l’adorable toque tout en violettes. —Vous ne la reconnaissez pas? elle est avec son mari pourtant, madame Lucien Muhlfeld.

Samedi 25 novembre.—Aux Variétés, la Belle Hélène:

Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde,
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu?

Une reprise presque sacrée que celle de ce soir et qui a le caractère d’une manifestation: manifestation aussi curieuse dans son genre que la première au Nouveau-Théâtre de Tristan et Iseult. Après les Wagnériens quand [p. 185] même, les Offenbachistes irréductibles, la Belle Hélène, Meilhac et Halévy, Schneider et Silly, la distribution de la première, Grenier dans Calchas, Ménélas Kopp et Couderc Agamemnon, et dans Parthénis et Lœéna, les deux courtisanes de Nauplies, Amélie Latour et je ne sais quelle autre grande impure d’alors! Le grand genre ce soir est de s’en souvenir, de citer des noms et des dates, mieux, d’y avoir assisté. Chose amusante, ce sont les tout petits jeunes qui ont les mémoires les plus nettes; les vieux chevronnés, les piliers croulants de la Critique, n’avouent que la reprise avec Judic et Dupuis.

Que donnera Simon-Girard dans la reine de Sparte? Reine de bateau-lavoir, murmurent des grincheux, dont M. Muhlfeld recueille le propos; l’un y aurait voulu la belle Germaine Gallois, celui-là y regrette Méaly. Brasseur a créé, paraît-il, un étourdissant Ménélas, un fantoche hoffmanesque, dans le goût de son Duc d’En-face; mais, au troisième acte, Guy, en Agamemnon, le mettra dans sa poche, et c’est le flux et le reflux à travers les couloirs des indiscrétions d’avant le lever du rideau, débinages et papotages, au milieu desquels reviennent incessamment les noms de Mariquita, de Samuel et de Landolff.

Landolff, Samuel, Mariquita, c’est-à-dire l’imprévu dans le luxe et la fantaisie des costumes, le génie même de la mise en scène et la prodigalité dans les décors, tous les atouts en un mot, sans parler de la carte biseautée et parfois transparente qu’est mademoiselle Lavallière; Lavallière, l’androgyne fétiche et la pensionnaire porte-veine de la Maison, Lavallière dans Oreste, dans le rôle de Silly!

Ses autres créations, paraît-il, n’existent plus auprès de celle-là; elle y est le Gavroche attique, le petit [p. 186] Bob de la Grèce et voilà que sur elle tous les mots sont dits.

Quant à Simon-Girard, un monsieur informé, qui n’écrit pas dans les feuilles, veut bien m’avertir qu’elle y sera plutôt la bonne Hélène. Il achève de me tuyauter en me donnant en sous-titre à la reprise de ce soir ses deux phrases énigmatiques: la Belle Hélène aux Variétés en l’an dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf, l’année où de Samuel expire le privilège.

L’invite à Ludovic ou la levée d’interdit.

Lundi 27 novembre.—Basile et Sophia, de Paul Adam. A travers les phosphorescences d’une civilisation pourrie, c’est, exécutée avec une rare inquiétude de vision et dans un style gemmé, coruscant et pourtant fluide, l’évocation peut-être la plus curieuse qu’on ait faite de Byzance depuis le fameux roman de Jean Lombard.

Le livre est d’ailleurs dédié au puissant écrivain de l’Agonie, et c’est là un acte de probité pieuse dont il faut louer l’auteur de la Force, du Mystère des foules et de tant d’autres œuvres, belles et fortes; mais la chose ne nous étonne pas de M. Paul Adam.

Par les temps troublés que nous traversons, M. Paul Adam est à la fois un écrivain et un honnête homme et c’est dans cette honnêteté qu’il puise cette impassibilité dédaigneuse dont il stigmatise les coquins de ses livres, impassibilité autrement cinglante que les plus passionnées indignations.

L’aventure des deux Arsacides à travers les intrigues, les émeutes et les factions des Verts et des Bleus; leurs ambitions et leurs calculs autour de la loge impériale, et, de luxure en luxure, la montée lente de leur infamie jusque sur le trône où les assoit un crime; toutes [p. 187] ces étapes d’un frère ruffian et d’une sœur prostituée, décidés à toutes les audaces et à toutes les bassesses pour arriver à l’Augustalité, constituent une œuvre d’art d’une vie si chaude et si intense, qu’il en est de certaines pages comme de ces philtres de Thrace qu’on ne pouvait respirer impunément.

Que M. Paul Adam nous montre Sophia en jeteuse de couronnes, debout, sur l’Epine, entre les jambes de bronze de saint Christophe, et là, du milieu de l’hippodrome, pâle comme une perle sous les plis alternés de ses robes vertes et bleues, dominant l’ouragan des attelages et des chars; ou bien qu’il nous détaille avec l’initiation des Purs les stupres de la communion paulicienne, les grands nègres en croix, tour à tour possédés par les dévotes hystériques de la secte; soit qu’il déchaîne sur les toits en terrasses et les dômes émaillés de Byzance l’émeute multicolore, assourdissante et prompte de ses vingt mille perroquets, ses descriptions, d’une écriture à la fois raffinée, vivante et grandiose, ont la couleur, le mouvement, le contact et le parfum. A les lire, on sent l’odeur des foules et le fumet des croupes des juments; à les relire, on a la sensation des chairs froides des femmes et de l’acier rude des casques des soldats. Et quelle profonde et cruelle connaissance des lâchetés de l’histoire et des instincts de la bête humaine! Et puis, il y a Bardas et l’érotique et délicieuse figure d’Eudoxie Lugerina, la concubine impériale; la débauche épaisse et les caprices brusques de Michel, l’adolescent joufflu; la veulerie des fonctionnaires, la dévotion entremetteuse d’Euphrosine, et des scènes de viol et d’incestes tragiques, comme celle où les deux favorites de Michel livrent au jeune empereur sa propre sœur Thécla.

Pourriture splendide et fardée de Byzance, le cocher [p. 188] macédonien, et sa sœur la Paulicienne, Basile et Sophia.

Mardi 28 novembre.—Les Cantharides de Paris. Aux Variétés, à la fin du deuxième, pendant la bacchanale, quand les rois titubants et couronnés de roses déroulent dans la chambre d’Hélène l’effarante théorie de masques et de grimaces de Guy-Agamemnon, de Baron-Calchas et de Brasseur-Ménélas, svelte et frisque, sanglé de mauve et si court vêtu qu’on ne peut plus douter de son sexe, cet éphèbe aux gestes saccadés et si drôlement démantibulés de polichinelle, ce Polyte de l’Orestie si cyniquement voyou, si consciencieusement ivre et pourtant, dans sa canaillerie, si Grec de la vraie Grèce par l’esprit de ses jambes et la pureté de ses formes, ce pochard de Sparte qui va, dodelinant sur des épaules gamines un mystérieux visage d’ange de Gozzoli! Ces grands yeux en cavernes, cette bouche ciselée, cet ovale de visage amaigri presque souffrant, s’il n’y avait l’entrain endiablé de son rire, cet Oreste, fils d’Agamemnon, qui met en rumeur les femmes et les hommes de Paris et tient béants tous les habits de l’orchestre, cette cantharide mauve de la reprise d’Offenbach, mademoiselle Eva Lavallière dans le rôle de Silly.

L’autre, la cantharide d’or, à la Scala, vers dix heures moins le quart, entre le répertoire trop connu de Fragson et les valses chantées de Paulette Darty, Polaire! l’agitante et l’agitée Polaire. Le petit bout de femme que vous savez, une taille douloureuse de minceur, mince à crier, mince à se briser dans un corsage étroit jusqu’au spasme, la plus jolie maigreur! et dans l’auréole d’un extravagant chapeau de gommeuse, un galurin orange empanaché de feuilles d’iris, [p. 189] la grande bouche vorace, les immenses yeux noirs, cernés, meurtris, bleuis, l’incandescence de prunelles, l’éperdue chevelure de nuit, le phosphore, le soufre et le poivre rouge de cette face de Goule et de Salomé, qu’est l’agitante et l’agitée Polaire!

Mais cela n’est rien. Quelle satanée mimique, quel moulin à café et quelle danse du ventre! Haut troussée de jaune, gantée de bas à jours, Polaire gambille, se trémousse, frétille, balle des hanches, des reins et du nombril, mime toutes les secousses, se tord, se cambre, se cabre, tortille du..., fait des yeux blancs, miaule, pâme et... s’évanouit... et sur quelle musique et sur quelles paroles!

La salle, figée de stupeur, en oublie d’applaudir. Seuls, les vieux messieurs enthousiasmés rappellent.

Hildebrand, Hildebrand
Com t’es excitant!
Tu joues toujours dans le vif!
Ah r’dis-moi ton motif!

La cantharide d’or et la cantharide mauve, mademoiselle Lavallière et mademoiselle Polaire.

«Quand les peuples sont blets, les mouches s’y mettent.»

Mercredi 29 novembre.—Les défenseurs de la République. M. de Galliffet, dont le sabre protège en ce moment les hauts faits de la Haute-Cour (suppression de témoins, escamotage de plaidoiries et tout ce qui s’en suit), n’eut pas toujours en odeur de sainteté le régime auquel il doit son portefeuille. —Au beau temps où il était encore dans l’active et d’opinion monarchiste, étant à la division de Lille, il lui arriva de donner une fête et de réunir, avec la haute société [p. 190] de la ville, les autorités, celles de la mairie et de la préfecture, voire même un peu de menu fretin du conseil général et des gros bonnets électoraux...: situation oblige. Vers les minuit, un des maîtres d’hôtel vient prévenir en catimini le général qu’il n’y a plus de champagne à l’office: les sommeliers sont dépourvus, le buffet à sec; et l’homme ajoute même qu’on ne peut plus compter sur la citronnade ni sur la marquise, tout a été bu.

Alors le général, en stratégiste habitué à tourner la défaite et même à la changer en victoire: «Plus de champagne! Qu’on dise aux musiciens de jouer la Marseillaise: les gens propres s’en iront. Resteront les muffes, on leur donnera de la bière.»

Les muffes! le général leur avait déjà donné du plomb, mais c’était quelque vingt ans avant.

Samedi 2 décembre.—Date lilia. Mademoiselle Masteaux à l’Opéra-Comique. Qu’elle est douce et reposante à regarder et quelle rosée aux lèvres, après le poivre de Cayenne et la rascasse de mesdemoiselles Polaire et Lavallière, la frêle et blonde Angiola du deuxième acte de Proserpine! Quel charme contenu dans le geste, et la candeur de ses paupières baissées, et la candeur plus touchante encore de ses larges yeux grands ouverts, le charme de cette démarche glissante, la pureté délicate de ce profil et la suave, la délicieuse figure du Pérugin donne là mademoiselle Masteaux dans la petite novice amoureuse de la partition de Saint-Saëns.

Et quelle voix! une voix à vous ravir au ciel, comme le chantonne à mi-voix Squaroca, le Saltabadil aux gages de Proserpine, et c’est l’ensoleillé décor du cloître, sa charmille découpée en formes de couronnes et [p. 191] de croix, les ébats des petites novices sous l’indulgente surveillance des nonnes, les toits de tuiles d’une romantique Florence, et, à la grille du porche, poussée par les mendiants et les éclopés de la ville, toute la troupe des miséreux auxquels Angiola et les nonnes distribuent si gentiment du pain et des soupes, aux sons de quelle prenante et magistrale musique!

Cette partition de Saint-Saëns, comme elle nous repose aussi des vulgarités de la Prise de Troie et de certaines longueurs, mais si métaphysiques des duos de Tristan! Quelle plénitude de force et quelle abondance d’inspiration, et puis madame Nuovina a de si splendides épaules et M. Isnardon de si belles jambes! Que ne puis-je en dire autant de celles de M. Clément! Tous trois ont d’ailleurs de la voix, de très belles voix et rossignolent à miracle.

Date lilia.

Lundi 4 décembre.—Les trois clous de l’Olympia: les gigues renversées de M. Vanola, Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires, la Loïe dans ses nouvelles danses. —Quelle prestesse et quelle agilité possède donc dans ses chevilles et dans ses pieds ce jongleur acrobate étalé sur une sellette de bateleur, et, d’une souple détente du jarret, d’un invisible effort des reins en apparence immobiles, faisant bondir et voltiger, que dis-je! tourbillonner, valser, giguer et mazurker, sur tous les rythmes et toutes les mesures, un léger tonneau de bois au bout de ses orteils? Ses pieds frétillants, tantôt pointés pour lancer le tonneau, tantôt à plat pour le recevoir, battent de tels entrechats et font baller avec une telle précision le barillet qu’ils animent, que cela en devient une joie de raison pure, pimentée de tout l’imprévu d’une vision inverse: un danseur au torse [p. 192] immobile, dont les pas et les jetés-battus mettent en branle les objets qu’ils touchent, et les pieds dansants font danser.

Léonidas et ses quarante-cinq pensionnaires, quarante-cinq toutous de toutes tailles, de tous poils et de toutes races: gordons, épagneuls, sloughis, chiens du Saint-Bernard, bulls et fox-terriers, jusqu’aux glabres et charnus chiens comestibles de la Chine, en passant par les bichons, bouffis de graisse et comme truffés, des vieilles marquises, et le comique et intelligent caniche et l’élégante et sotte levrette! Tous et toutes ont répondu à l’appel: ils évoluent comme les quadrilles d’un corps de ballet, obéissent au doigt et à l’œil, font les beaux, les pattes de devant en manchon, drôlatiquement dressés sur leurs pattes de derrière, processionnent par petits bonds saccadés et peureux, les levrettes effarées et comiques, angoissées et hésitantes, les gordons et les épagneuls patauds et bons enfants, avec des yeux humains et de larges langues roses pendant hors de la gueule! Oh! leurs mines désopilantes, la drôlerie des tournures des uns, le déjà vu de l’arrière-train des autres et le caricatural de toutes ces dégaines de chiens, que le panache de la queue souligne!

Des chiens savants, me dira-t-on, bah! le beau spectacle! Mais ceux-là surpassent tous les autres. C’est un ballet, un véritable ballet de chiens, bien plus qu’une exhibition. Soit qu’ils miment une variation, un pas de deux ou exécutent un ensemble, l’effet obtenu est tel qu’on le croirait réglé par madame Mariquita; le jeu du ballon bondissant et rebondissant sur le museau d’Azor m’enthousiasme autant que le pas de trois de mademoiselle Lavallière; la levrette Mirza, affublée d’une jupe-cloche, d’un talma et d’un bonnet à [p. 193] fleurs, et appuyée des deux pattes de devant sur une voiture d’enfant, qu’elle pousse en gouvernante de chiens en bas âge, rappelle à la fois de gestes et de profil mademoiselle Moreno de la Comédie-Française; d’autres chiens empêtrés de falbalas sont autant d’effroyables madame Gorgibus, et c’est un sabbat dessiné, on croirait, par Granville et retouché par Capiello, tant cette armée de bestioles travesties rappelle dans son comique nombre de nos illustres contemporains et de nos plus charmantes actrices, surtout si vous ajoutez à la troupe tout un bataillon de chats, de minets souples, indolents, langoureux et lustrés, des chats à emplir les rêves et les nuits de mademoiselle X..., qui en porte un maintenant sur sa tête.

«Oui, ma beauté, comme jargonnent ces dames, une innovation de Lewis, nous les portons maintenant sur nos chapeaux.»

Mardi 5 décembre.—Chez Georges Petit, rue de Sèze, beaucoup d’appelés et peu d’élus. A tout seigneur, tout honneur. Whistler avec cinq des symphonies dont il a l’habitude, or et violet, rose et argent, bleu et or, or et rose, etc. C’est toujours la magie de nuances, le mariage heureux et pourtant imprévu des tons les plus simples et les plus savamment dégradés, la science des complémentaires pratiquée par le visionnaire le plus voluptueux et le pinceau le plus caressant des trois îles, mais c’est à son étude dite Rose et Brun, que nous nous arrêtons, remués et chatouillés par l’atmosphère moelleuse dont il a enveloppé son philosophe; oh! le petit œil malin et presque fripouillard de ce vieil homme en redingote marron, le rose ivoirin de son crâne!

Une incantation charnelle se dégage également impérieuse de la nudité de femme, apparue dans de longs [p. 194] voiles, qui s’intitule Rose et Argent; mais, si alliciante qu’elle soit, nous avons déjà vu cette souplesse de tige et ces retombées d’étoffes dans les fresques de Pompéï. Les figures d’Or et Violet et de Bleu et Or sont également des réminiscences du musée de Naples; mais que dire des autres?

Les rios de Venise de M. Alfred Smith, le Centaure et la Nymphe, de Franz Stuck, Franz Stuck, le Baudry bavarois, un Baudry sensuel qui aurait dans les veines quelques gouttes de sang de Rops, et dont l’intensité de vie a conquis l’admiration de M. Jean de Bonnefon. Dire que c’est sur la foi de photographies de tableaux de Stuck, admirées, villa Reine, à Asnières, que j’entrepris, il y a deux ans, mon voyage de Munich! Je ne vivais plus, dans l’espoir et l’attente de visiter l’atelier de Franz Stuck.

Munich, Franz Stuck! J’en suis revenu avec l’admiration des Rubens, qui sont incomparables à la Pinacothèque.

Et d’autres suivent, combien connus, mais qui ne me retiennent pas, Grimelund, Harrisson, Umpheys-Johnston, Legout-Girard, Prins et Réalier-Dumas: c’est un désert d’impressions. M. Franz Charlet trahit dans ses femmes maures et son asile en Flandre une dangereuse obsession de François Millet, le grand Millet des paysans. Charlet, Millet, les deux noms riment, mais non pas les talents.

M. Besnard, membre d’honneur, continue à voir et à peindre jovial et groseille. Une jeune femme en papier buvard et coiffée d’étoupes roussâtres se tord de rire en respirant un bouquet de roses en stuc, évidemment cueillies dans le salon pompéien de M. de Max. Du même, un portrait d’enfant nous montre un malheureux gosse surmonté d’une expressive tête de [p. 195] Juive, une tête chevaline et ambrée, échappée d’un ghetto d’Amsterdam.

«L’affaire Dreyfus en germe» chuchote à mon oreille l’ami qui m’accompagne et, me désignant la jeune fille rose et aux cheveux d’étoupe, miss Etoupettes; et dire que ce Besnard a eu, que dis-je, a parfois encore un immense talent!

Pour nous remettre d’une alerte aussi chaude, presque à la sortie, le Pont de Neuilly et les Bords de la Seine, de mademoiselle Delasalle, une artiste douée d’un beau don de déformation pour avoir trouvé dans la banlieue de Paris ces ciels enflammés de soufre et d’or vert, on dirait de Toulon, et ces silhouettes de parcs et de verdure, on dirait croquées sur les bords de la Garonne, à Toulouse!

Jeudi 7 décembre. —Une perle! Dans la Clef des songes, le volume que feuillettent et consultent attentivement ces dames, mettons ces demoiselles, toujours inquiètes en vue de leur avenir et de leurs digestions difficiles..., on soupe si tard à ce café de Paris!

Page 4, à la lettre A, Asperge.—Bonheur domestique (authentique).

Dimanche 10 décembre.—Dans le salon-hall un peu trop modern style déjà décrit. Ce qu’Elles en disent, ce qu’ils en pensent: —«Alors la Loïe? —Ses nouvelles danses! Qu’est-ce qui a bien pu lui conseiller cela? —Parbleu, on voit bien ce qu’elle a voulu faire, un ballet de Loïes avec tous ses gestes et ses attitudes répétées dans des glaces, mais elle n’a pas réfléchi que sa danse est coupée, morcelée dans chaque glace même, et que ce sont des tronçons de Loïe, ses mains, ses bras et son cou amputés qui s’agitent à l’infini dans [p. 196] des compartiments d’aquarium. —Aquarium! Oh! c’est le mot, je me croyais à l’Acclimatation. —Celui de l’Acclimatation est mieux. Et puis quel horrible décor! Ces pendeloques de toile grisâtre pour imiter des stalactites, on dirait des peaux d’éléphant. —Et ça s’appelle la Danse des Sylphes! —L’avez-vous pourtant assez prônée, cette Loïe! —Que voulez-vous? Le mieux est l’ennemi du bien: elle a voulu trop bien faire. —Et son truc de l’Archange! Vous aimez cela? —La Loïe en chemise de nuit sur ce garde-manger qui, lentement, sort des dessous et la piédestalise, telle une mère Gigogne en un simple appareil? Mais c’est hideux, c’est une couveuse. Cela m’a rappelé la grotte des Trolls dans Peer-Gynt. —Pauvre Loïe! Mais il y a sa mère. —Oui, en mantelet d’hermine, l’air d’un portrait de M. Ingres, raide, droite, qui vient s’accouder, tous les soirs, au rebord d’une avant-scène, avec toute une suite de clergymen et de young ladies: on dirait l’Armée du Salut. Et là, pâle, les lèvres décolorées, d’une distinction de pairesse anglaise, mais presque fantômale, elle suit de deux grands yeux vides les danses de la Loïe; et puis, à la fin du spectacle, elle se dresse lentement et lui envoie des baisers. Et la Loïe, qui ne danse que pour elle, se penche dans l’envol de ses longues robes blanches, et, de son haut piédestal, lui renvoie gentiment ses baisers. N’est-ce pas que c’est touchant? —Oui, un chapitre de Dickens... Vous n’étiez pas à l’Odéon, hier? Pourtant, Laparcerie... —Je devais y aller; mais j’ai lu, dans le Gaulois, un extrait de la pièce: Blanche de Castille, le comte Hugonnel, Robert Sorbon, ça m’a fait peur! —Je vous comprends: vous savez que Segond-Weber est parfaite. —Oui, je sais, France... d’abord! ou la revanche de Segond-Weber.

[p. 197] Mardi 12 décembre.—50, Chaussée-d’Antin, à la Société d’Editions Littéraires et Artistiques, l’exposition Lévy-Dhurmer. Si M. Lévy-Dhurmer était personnel, M. Lévy-Dhurmer aurait du génie. Les vingt-huit peintures et pastels, qu’hospitalise la librairie Ollendorff, rappellent à la fois le faire de Giotto, la manière de Vinci, le talent de Burne Jones, voire même d’Holbein le jeune et de Leconte du Nouy.

C’est un mélange heureux d’imprévues réminiscences, une perpétuelle hantise de toutes les écoles, un voyage exquis à travers tous les musées avec une tendance, mieux, une attirance évidente du peintre vers les décors de Léonard, les figures chères aux préraphaélites, la magie du clair de lune et les somptuosités glauques des algues, des coraux et des madrépores. Il était une fois une princesse est un Gustave Moreau, les Mystères de Cérès, si voluptueusement bleus, promènent des personnages d’Alma Tadema dans l’azur fluide d’un bon Leconte du Nouy; la Jeune fille à la médaille pourrait être signée Agache; Notre-Dame-de-Penmarc’h, une peinture solide, minutieuse et brillante, est un Dagnan-Bouveret réussi; le portrait de Madame C... est un Thévenet, et à travers tant de figures mystérieuses, symboliques ou légendaires, profils de songes, s’ils n’étaient de souvenirs, c’est au pastel intitulé Une malade, ainsi qu’au beau tumulte or et roux de la Bourrasque, que je m’arrête, requis vraiment par une cuisine savoureuse de couleurs. Là, se révèle au moins une palette personnelle.

D’une adorable imagination aussi, les féeries d’aquarium intitulées: la Vague furieuse et le Crabe, et un pastel d’un joli sentiment: les Bergers; et nous nous y laisserions peut-être prendre, si M. Lévy-Dhurmer en exposant les masques de MM. Coquelin Cadet, Jules [p. 198] Claretie et J. Cornély, ne nous avait révélé dans trois saisissantes caricatures un vrai tempérament de polémiste.

Mercredi 13 décembre.—105, rue de Courcelles, chez Myrille de Myrillon, la jeune femme de lettres et un peu héroïne de ses romans, si cruelle dans ses livres pour ceux qu’elle a aimés au vrai sens du mot, si, du moins, fidèle à ses amis.

Myrille de Myrillon a pris au sérieux son rôle de princesse enchantée, le personnage qu’elle incarna jadis sur la scène d’un music-hall dans le rôle de la fée Oriane. C’est William Busnach qui, cette fois, l’a préfacée.

Très blanche, très frêle, d’une souplesse de tige, roulée dans des tapis de fourrure d’un gris d’argent, Myrille de Myrillon s’ennuie par ce jour jaune et triste de décembre; à ses mains diaphanes, gemmées de toutes les pierres de la Russie et de l’Allemagne, une bague étrange étincelle, lourde et comique, que j’ai vue il y a un mois au doigt de M. de Max. Madame Valtesse (de lettres aussi, sous le nom de la Bigne), distrait les ennuis de Myrille, et quelques autres jeunes femmes encore; et Myrille se désole, en quête d’un préfacier pour son prochain volume Idylle saphique.

Que Myrille de Myrillon se rassure. Le préfacier est tout trouvé. M. Georges Vanor, le conférencier du Baiser, devant un public exclusif de femmes... Parfaitement, voyez l’affiche, M. Georges Vanor, conférences de la Bodinière, traitera du Baiser. Les hommes ne sont pas admis.

Eleusis, Eleusis, nous avons, à Paris, un temple de la Bonne Déesse!

Jeudi 14 décembre.—La comtesse de Castiglione. [p. 199] —On sait de quel mystère la favorite de Napoléon III avait entouré le déclin de sa beauté. Désespérée de voir se faner la splendeur d’une chair aimée par un roi et par un empereur, la comtesse de Castiglione s’était retirée du monde, cloîtrée vivante dans un petit appartement de la rue Saint-Honoré, tout près de chez Voisin, d’où on lui apportait ses repas; et, là, dans l’obscurité des persiennes toujours closes, devant des miroirs voilés, pour que son image même ne lui apparût plus, ne sortant qu’à dix heures du soir, masquée d’une épaisse voilette, elle vient de s’éteindre dans le désir et la volonté de mourir invisible, loin des yeux, toute à son passé, elle, cette attardée dans notre temps, qui n’aspirait qu’à l’oubli:

Le silence et la nuit sur la beauté fameuse,
L’oubli sur le scandale!

Or, il s’est trouvé que les volontés de la morte ont été trahies; les sommes d’argent que la comtesse de Castiglione avait affectées aux journaux pour qu’on ne parlât pas de son décès n’ont pas été remises à temps à destination; la presse s’est emparée de sa mort et les chroniques prévues ont été publiées: mieux, un homme s’est trouvé, et du monde de madame de Castiglione, pour forcer la porte de cette recluse qui voulait disparaître ignorée, et aller contempler sur son lit le mystère espéré du cadavre.

C’est une attitude si exquise que cette fantaisie macabre, et les jolis frissons de peur dont se plissent, le soir, les épaules moirées des snobinettes, quand leur sont contés, par le menu, les rides de la morte et les plis de son linceul.

Nous avions déjà l’exhumation de madame Desbordes-Valmore, les visites à l’hôpital et les fleurs au [p. 200] tombeau de Verlaine, l’oraison funèbre de Leconte de l’Isle, le lamento de Rodenbach et les couronnes à M. Henri Becque; l’autopsie de madame de Castiglione va-t-elle clore enfin la série? C’est effarant, cet amour du cadavre.

Il est donc sous le ciel des choses plus funèbres
Que Juliette morte au fond de son tombeau!

Dimanche 18 décembre.—Venise en danger; Venise, mal défendue par une municipalité coupable ou imbécile, va voir déshonorer, pis, moderniser l’allée de palais et d’eau du Canale Grande.

C’est le peintre Maxime de Thomas, retour d’Italie, qui me navre de l’odieuse nouvelle. Je l’eus comme voisin, il y a dix-huit mois, dans la ville des Doges, pendant près de six semaines. Sur ce même Grand Canal, de Thomas habitait le palais Dario, ce joyau d’art presque mauresque, et moi, dans le palais Veniere, un long rez-de-chaussée de palais dix-huitième demeuré inachevé, un grand appartement avec terrasse et escalier baignant dans l’eau, entre les gris d’étain du Grand Canal même et les citronniers d’un immense jardin, un des rares jardins de Venise, le jardin de la Casa Barbiere, dont les cyprès noirs et les frondaisons luisantes vont disparaître et n’enchanteront plus l’œil entre l’Académie et les Dômes de la Salute.

Ce palais Veniere, d’illustres hôtes l’avaient eu comme demeure; Sudermann, avant moi, avait occupé la même chambre, le Sudermann de Magda et de la Salomé; Hugues Rebell y avait revécu la Nichina... et cette oasis de verdure en plein désert d’eau et de pierres historiques qu’est Venezia va être rasée. Une faillite met le palais Veniere en adjudication; il est convoité par le syndicat anglais, naturellement, des [p. 201] verreries de Venise, pour être démoli d’abord et remplacé ensuite par une fonderie, une usine, un horrible établissement industriel installé en plein Canale Grande, presque en face le palais de Desdémone.

Comme si ce n’était pas assez de la honte de tous ces anciens palazzo transformés en hôtels, hôtel de Paris, hôtel de la Lune, avec leurs atroces grosses lettres d’or masquant la dentelle de pierre ajourée des balcons! Et ce grand jardin du palais Veniere va disparaître pour permettre aux bailleurs de fonds londoniens d’écouler la hideur tarabiscotée, multicolore et ridicule de ces verroteries fanfreluchées de rubans et de dentelles, lisérées de bleus et de si vilains roses, qu’on fabrique aujourd’hui sous le nom de verres de Venise, les verres de Venise, cette autre décadence dont les seuls beaux spécimens sont identiquement copiés sur d’anciens modèles.

Mieux, non, pis; ces Vénétiens parlent d’innover un trottoir le long du Grand Canal pour y attirer les bicyclistes; la bicyclette au pays des gondoles, quel titre pour une pièce de M. Tristan Bernard!

Auteurs gais, proses de vélodrome!

Et les journaux, ce matin, annonçaient la catastrophe d’Amalfi, l’éboulement d’une partie de la montagne et la destruction des Capuccini, le merveilleux couvent transformé en auberge pour les touristes de la Corniche. Amalfi, les Capuccini, la splendeur même du golfe de Salerne, un des seuls paysages du monde avec Taormina en Sicile, Innsbruck en Autriche et Neuschwanstein en Bavière.

Les dieux s’en vont!

Vendredi 22 décembre.—A l’Opéra-Comique, la seconde d’Orphée. Ils et Elles, dans une loge; la mise [p. 202] en scène de Carré, la musique de Gluck: naturellement, de l’enthousiasme. —Ce Carré! —Il n’y a que lui. —Est-ce compris! —Ce bois de cyprès et de bouleaux dans les ténèbres de ce crépuscule qui saigne, ces troncs d’arbres comme des fûts de colonnes, ce tombeau que l’on voit à peine et ces libations silencieuses, ces théories de femmes muettes, drapées de voiles prune et violet! —Deux couleurs qu’on n’ose jamais au théâtre. —Naturellement, elles sont d’un effet sûr, mais il faut des éclairages réglés. —Et les éclairages de Carré! —Et la débutante, comment la trouvez-vous? —Mal costumée. —On ne la voit pas. —C’est peut-être une chance. —Le fait est que la robe est ou trop courte ou trop longue; on dirait qu’elle va sauter à la corde. —La voix est belle. —Avec des trous. —Je ne trouve pas, elle est émue, certainement, puis le rôle est écrasant. Vous en doutez-vous, du rôle? —Raunay! —Mais Orphée n’est pas le rôle d’Iphigénie, Orphée n’est pas dans la voix de Raunay.

Entr’acte: C’est superbe. Je n’aime pas l’amour Pompadour; l’air d’un pastel de Latour dans son buisson de myrtes, mais cette mise en scène est géniale. —Et la musique donc (Il lorgne.); mais il y a une très jolie salle; Héglon, Félicia Mallet; tiens, Xavier Leroux, Laparcerie dans une loge. —Et sa mère! —Là-bas, M. et madame Le Bargy; décidément, je ne viendrai plus qu’aux secondes, c’est beaucoup moins muffe qu’aux premières. —Il y a beaucoup moins de professionnels.

A la sortie, en mettant les manteaux. —Quelle soirée! —J’y reviendrai. —Tu parles, oh! ce séjour des âmes heureuses, ce Puvis de Chavannes, car c’est un Puvis, c’est le Bois vu de Longchamps avec des [p. 203] lauriers en plus (Stupéfaction.), mais oui, Puvis n’a jamais peint que le Bois de Boulogne, mais dans des tonalités mauves qui déroutaient l’œil et l’esprit. Ici, ils ont ajouté l’eau et les fameux éclairages dont Carré restera l’inventeur, mais c’est Puvis, un vrai Puvis, vous dis-je. —Un Puvis avec personnages de Botticelli, vous n’avez pas reconnu la fresque, la fameuse fresque de Florence? —La Primavera! —Parfaitement. Un moment, les danseuses reproduisent exactement les groupes, les trois figures dansantes, les autres en théories; et la ballerine à la chevelure blonde toute semée de fleurs, des fleurs tressées sur son corsage, et la figure même de Sandro, celle à laquelle ressemblait tant Sarah Bernhardt. —Sarah Bernhardt? —Oui, il y a quinze ans, dans Cléopâtre. —Et la débutante? —Mon impression? S’est attaquée à trop forte partie, ne sait ni marcher, ni pleurer, ni... —Si, elle chante. —Et Eurydice? —Bréjan-Gravière, c’est une Eurydice de char de blanchisseuses; cette ombre frêle a des appas de charcutière. —Et des yeux de Bébé-Jumeau. —Mais elle chante. —Oui, elle chante. —Que vous faut-il de plus à l’Opéra-Comique? —La mise en scène vous gâte, vous voulez maintenant des nymphes dans les rôles. —Des nymphes, vous l’avez dit.

Samedi 23 décembre.—Le monde d’aujourd’hui.—Un mot, non un aveu, d’une des plus belles madames en vedette de la société dreyfusarde: —Nous sommes allées très peu dans le monde cette semaine; il n’y a pas eu de premières.

Quand les salons se ferment, on ouvre les théâtres.

Lundi, 24 décembre.—Dans la nuit de dimanche à lundi, chez Voisin, ils réveillonnent, et comme les [p. 204] soupeuses appartiennent au monde du théâtre, c’est du théâtre qu’ils causent, et de Coquelin et de Sarah, les gloires du siècle, ce siècle qu’ils résument à tous deux, et par l’âge et par le talent. —Et bien, l’Aiglon, ç’a été un succès de lecture? —Mais il y a eu des larmes avant. —Comment? —Ç’a été surtout une réconciliation. Les effusions ont été précédées d’une terrible scène, boulevard Pereire. —Non! —Comme je vous le dis, la pièce a cinq actes, il n’y en a que trois de faits, deux sont encore sur le chantier, et Sarah a bondi à la nouvelle. —Songez, l’Aiglon, c’est son Exposition. —A moins qu’elle ne reprenne la Dame aux Camélias. —Elle la reprendra. —Ou bien Médée ou la Princesse lointaine. —Médée surtout. —Mais revenez à vos moutons; comment Sarah a-t-elle accueilli ce plat du jour Rostand, ce demi-poulet ou plutôt ces trois quarts d’Aiglon. —Mais comme une trahison, par des cris et des larmes; elle a sommé Rostand de finir la pièce, et, comme la lecture était annoncée pour le jour même, l’a enlevé dans son cab, emmené au théâtre, et on a lu les trois actes de l’Aiglon. —Superbe! Superbe! mais il y a un mais. —Encore! —Il se trouve que le premier rôle n’est pas celui du duc de Reichstadt, qu’il y a à côté un personnage de vieux grognard héroïque et dévoué, une espèce de Champaubert, qui dirige toute l’action. C’est ce rôle-là qui soutient la pièce, et pour ce rôle imprévu dans le premier scénario, Rostand réclame et veut Coquelin, le Coquelin de Cyrano. Il n’en voit pas d’autre dans le rôle, en dépit de Sarah qui propose Calmettes. Il ne s’ennuie pas, M. Rostand, Coquelin et Sarah dans le même drame; il tiendra le succès de l’Exposition, mais Coquelin chez Sarah, c’est cent mille francs de moins dans sa caisse. —Et voilà le succès de lecture de l’Aiglon. —Je vous crois, un [p. 205] vrai succès d’émotion. —Oh! une bombe n’aurait pas plus ahuri, tombant dans un potage. —Avez-vous des tuyaux sur les Misérables? —Non. —Sarah et Coquelin, quelles inoubliables figures! Ils survivront à ce siècle. —Comme les momies aux Pharaons.

Lundi 8 janvier 1900.—Marseille. Là, le courrier, les lettres de Paris soigneusement reléguées, mises en quarantaine à la poste restante pour échapper à tous et à toutes, être bien à moi durant ces deux derniers jours.

Le badysme! Toutes célèbrent la jeune gloire d’hier, la nouvelle étoile enfin descendue des hauteurs du «Balcon» de Baudelaire sur la scène de la Porte-Saint-Martin.

Vous me demandez des détails sur les Misérables... Mon Dieu, mon cher ami, le grand événement de la soirée a été le triomphe de votre amie Berthe Bady, Bady qui nuance et scande si merveilleusement vos vers. Touchante et frissonnante à la répétition générale, elle a été superbe à la première. La salle était debout, et on interrompait chaque phrase presque d’un applaudissement. Votre ami Rochefort criait tout haut dans les couloirs: «C’est du grand art... c’est admirable!» Et les enthousiasmes se propageaient, ardents, jusque dans les coulisses; on en parlait encore le lendemain et le surlendemain aux premières du Vaudeville et des escholiers... Maintenant, ce que l’ex-Belle au Bois-Dormant, d’Henry Bataille et de Robert d’Humières, a fait de ce rôle de Fantine, il faut le voir: cela ne se raconte plus. De rien, elle a fait tout; d’un bout de rôle, une grande figure. Vous reviendrez, ne serait-ce que pour cela!

La pièce? Les décors et les costumes, copiés d’après des éditions populaires des Misérables, ont un charme prenant et réellement exquis. Ils sont tristes, mélancoliques et passés comme certaines pages de Balzac. Le rôle n’est pas fait pour Coquelin; mais il a dans la vieillesse de Jean Valjean un désarmant optimisme à la Béranger, un [p. 206] républicanisme vieillot tout à fait joli et particulier. Mais ce que tout cela est loin de l’ancien forçat! C’est l’abbé Constantin du bagne. Le rôle est d’ailleurs par trop monotone dans le sublime; cela finit par donner l’impression d’un agent de propagande électorale socialiste chrétienne. La barricade, sur laquelle on comptait pour susciter des mouvements populaires aux petites places et garnir le poulailler, a laissé tout le monde très calme: c’est une émeute à recommencer. Somme toute, grande réussite. Rostand verdissait un peu dans sa loge, à mesure que s’affirmait le succès, car on comptait sur quelques représentations des Misérables et l’on voyait déjà Coquelin, dans l’Aiglon, à côté de Sarah: on l’avait même mieux que désiré: quelque peu imposé, ma foi! Sarah peut maintenant dormir tranquille: Coquelin est forcé de rester chez lui. Il paraît qu’elle va prendre Brémond pour le remplacer; ce ne sera pas tout à fait la même chose, mais il y aura économie... Le cauchemar de la grande tragédienne est dissipé!... Le joli serait que Rostand réclamât et imposât Bady, la gloire de l’année, pour créer le duc de Reichstadt chez Sarah; pour récupérer sa pièce, il en serait bien capable. Il paraît que Le Bargy guette et n’a pas renoncé à créer le rôle à côté de Guitry dans le fameux grognard... Quant à Bady, ne croyez pas que je me paie votre tête. C’est une épidémie depuis dix jours: tous les auteurs la veulent pour interpréter leur rôle, et la famille Hugo prétend l’imposer aux Français pour la reprise de Marion... Ainsi va le monde!

A côté? Le théâtre Maguera tient, paraît-il, un succès, enfin! dans la Reine de Tyr de Jacques Richepin. A la Gaîté, les sourires en porcelaine émaillée et les maillots de M. Lucien Noël emplissent les loges, et la musique de Ganne les deuxièmes balcons; la pièce s’appelle les Saltimbanques. Au fond, c’est la Mignon déjà désorganisée par Ambroise Thomas, tout à fait mise en pièces par Ordonneau Maurice: cela, n’en doutez pas.

A perpète... perpétue du Decourcelle à l’Ambigu.

En somme, Orphée, à l’Opéra-Comique, et Iphigénie, à la Renaissance, aident seuls à supporter le froid et la boue de Paris. Gluck triomphe, Gluck est le grand dieu du jour; le chevalier aimé de la reine est devenu le roi de Paris. La vogue de Wagner elle-même en pâlit... Bady, chez [p. 207] Coquelin, tient le record avec lui. Qui sait ce que l’année nous réserve? En attendant, la devise de ce mois commençant est: Bady Gluck, Gluck Bady!

Une nouvelle cependant!... Des Mathurins, Francis de Croisset émigre à l’Athénée-Comique; ce jeune seigneur semble voué aux Deval. Croisset s’agite et Wiener le mène, comme le disent les auteurs gais.

Vendredi 19 janvier.—A l’Opéra-Comique, dix heures, au moment où, la main sur les cordes de sa lyre, Orphée apparaît en silhouette sur le ciel d’orage du merveilleux tableau du second,

Laissez-vous toucher par mes larmes,
Spectres, larves!

sur la dramatique orchestration de Gluck, rythmée par les mouvements d’ensemble de tout un peuple d’ombres blêmes, les maigres bras tendus de formes enlinceulées et verdâtres, échelonnées là par un artiste passé maître dans la science de la mise en scène, le long des praticables du plus étonnant décor.

Dans une loge. Ils et Elles causent. —C’est du Gustave Doré. —Non, du Carré, ce qui vaut mieux. —Moi, ces nudités bleuâtres drapées de suaires, savez-vous ce que cela me rappelle? —Dites, ne nous faites pas languir. —«Languir!» Comme on voit que vous venez du Midi! Se languit-on toujours de vous à Marseille? —Tu parles, on se l’espère. —Comme on se la manze, l’oranze, mais cela est du toulousain. Elles vous rappellent donc les larves de Carré? —Mais les figurines de madame de Fumery, dans les vases de Lachenal, vous vous souvenez, ces ondoiements de femmes souples, autour des poteries, ces gracilités de dos et d’épaules, sous des coulées de cheveux en flots et des remous d’étoffes? —Et la matière [p. 208] d’une douceur étrange, d’un bleu verdi de turquoise qui meurt! Oui, il y a de cela, mais laissez-nous écouter la musique.

Pendant l’entr’acte. —On a été très dur pour mademoiselle Gerville-Réache, elle a de la voix. —Et n’est pas si maladroite que cela, je l’ai beaucoup aimée dans le bois de cyprès du premier. —Le rôle est écrasant, songez donc. —Si vous aviez vu Crema!... qui écrasait si bien le rôle de Brangiane, dans «Tristan». Ah! je pense, elle était de taille à tenir celui-ci. —«Tristan»! Pauvre Lamoureux, vous savez qu’il en est mort. —Comme Bertrand est parti, lui, de son enterrement: il a cueilli son influenza aux obsèques. —Et Capoul cingle vers les côtes de France pour le remplacer à l’Opéra. —La malice des choses. Lamoureux monte «Tristan» au Nouveau-Théâtre et Capoul devient directeur de l’Opéra, aux côtés de son ami Gailhard. —Tristan Bernard intitulerait ça «La Revanche de Toulouse». —Mais il s’agit d’Yseult et non pas de Bernard. —Vous ne le guérirez pas, il est influenzé de coq-à-l’âne, il a pris ça aux auditions des «Auteurs gais»: le vent qui souffle à travers le Gymnase l’a rendu fou. A propos, vous allez demain à la conférence de Franc-Nohain? «La Grenouille et le Capucin», ça ne vous chante pas, ce titre? —Ah! Franc-Nohain, quel génie! «Le pied s’en va depuis l’Empire». —Mais Claretie nous reste aux Français.

A un des invités qui rentre dans la loge. —Eh bien? —C’est du délire, on est émerveillé de cette mise en scène, je viens de rencontrer Pozzi et Georges Petit; ils ne tarissent pas. —Pozzi! où est-il? —Là-bas, à l’orchestre. Chut! on reprend.

Pendant le second, au tableau des ombres heureuses. [p. 209] —Mais c’est la fresque de Botticelli. —Dans un décor de Puvis. On l’a déjà écrit. —Cette mademoiselle Charles, quelle souplesse et quel esprit! —Oui, elle fait danser les statues; on voit que Mariquita a passé par là. —Mariquita et Carré. —Ah! voici Gerville, vous savez qu’elle est très bien, on a été d’une injustice pour elle! —Halte-là, c’est qu’elle est maintenant autrement mieux qu’à la première. Si vous l’aviez vue, même à la seconde! Ce soir, elle joue, elle ose; il y a quinze jours, elle était en bois, toujours empêtrée dans le même geste, avec une pauvre face toute crispée d’angoisse et une voix qui ne sortait pas. —Mais c’est qu’il y avait un motif à tout cela! —Ah? —On aurait perdu la tête à moins, songez. —Dites-nous... —Elève de Rosine Laborde, il y a deux ans qu’elle travaillait le rôle avec elle; c’est sous sa direction qu’elle l’avait répété chez Carré, quand trois jours avant la première, je ne sais qui lui met en tête d’aller trouver madame Pauline Viardot. «C’était elle qui avait créé le rôle, une création inimitable, elle devait aller la voir, lui demander conseil; la démarche s’imposait, elle ne pouvait s’attaquer au rôle d’Orphée sans avoir été trouver l’ancêtre, etc., etc. Bref, cette pauvre Gerville-Réache se laisse endoctriner, va trouver la créatrice, l’auguste, la vénérée! Madame Viardot la reçoit, lui fait chanter le rôle et, naturellement, démolit tout ce qu’avait enseigné madame Laborde, si bien que voilà la débutante à la veille de la première désorientée, dépaysée dans un rôle qu’elle possédait et ne possédait plus, terrorisée, annihilée, dans la crainte de mécontenter madame Laborde et l’effroi de ne pas satisfaire son public. Avouez que son embarras des premières représentations s’explique. —Mais aussi quelle idée d’aller consulter madame Viardot! [p. 210] Voyez-vous, dans dix ans, Laparcerie ou Bady, à la veille de créer la «Tosca», allant consulter Sarah pour l’interprétation du rôle! Si vous vous en tenez à l’accueil fait à la Duse, jugez des bons avis qu’on leur donnerait. —Irez-vous à la «Gitane?» —J’attendrai les comptes rendus pour m’y risquer. —Oh! alors... —Quoi, alors? —Rien. Vous n’irez pas.

Samedi 20 janvier.—L’emploi smart d’une soirée en janvier 1900.—Dîner au café de Paris; dans la salle de gauche, en évitant soigneusement le fond de la salle de droite réservée à ces demoiselles et dite le «Poulailler». L’absence totale des valeurs anglaises sur le marché (les affaires du Transvaal ne font pas celles de Londres) ont singulièrement aigri le caractère de ces dames, l’avenir est sombre, la Côte d’Azur est veuve d’étrangers, et si l’on ne peut pas se refaire à Monte-Carlo comme les autres hivers!!!

Pour se consoler ces dames doublent, triplent et quadruplent la dose de morphine et débarquent au café de Paris, singulièrement excitées, et il en résulte un caquetage et un abatage tel que les petites femmes du monde qui s’aventuraient, il y a un mois, parmi les impures, ont complètement déserté la droite pour la gauche et se tiennent maintenant tassées à l’entrée de l’établissement. Les autres défilent.

Neuf heures et demie, aller aux Folies-Bergère, siffler la reine Victoria passant en revue les troupes du Transvaal et applaudir le défilé des Boërs au cinématographe déroulant toutes les scènes de la guerre de l’Or.

C’est le dernier chic: on piaille, on hurle, on se chamaille, on vocifère les légendes du «Rire» et, si on soupçonne son voisin d’opinion contraire, on lui [p. 211] met son chapeau en accordéon; l’obscurité régnante aide à l’impunité des déprédateurs. C’est de l’obscurité justicière, on se croirait à la Haute-Cour. Quand le cinématographe déroule une scène de massacre le dernier cri est de lancer celui-ci: «On demande un sénateur!» Vu la nuit persistante, on peut aussi pincer et explorer le corsage des voisines, une exploration au Transvaal, et la «Chartered» devient le charme raide, pour parler la langue de M. Francis de Croisset. Portons les armes aux défenseurs de Prétoria!

Dix heures et demie, aller à l’Ambigu, figurer dans l’acte du restaurant de nuit d’«A Perpète».

Une sortie de théâtre élégante, toute fanfreluchée de mousseline de soie et de fleurs à exhiber, et la joie est de pénétrer dans les coulisses, avec une carte apostillée de Pierre Decourcelle, et de souper à la limonade, au milieu des filles et des escarpes du drame, non du méli mélodrame de MM. Le Pelletier et Xanrof! Escarpes en habit noir, chevaux de retour échappés de Nouméa, cambrioleurs et voleurs modern-style, assassins au chloroforme, quelle délicieuse sensation pour une petite âme de 1900, de se frôler et de se frotter à tout cela. Et puis on voit de près Castillon, le beau Castillon, dans le rôle de l’ingénieur, Castillon qui, Castillon que... parfaitement, avec Lucien Noël, celui qui les trouble toutes. Et puis, enfin, pour les hommes aventurés là avec quelque chérie, il y a l’attrait de «la Rouge», cette splendeur de chair et de forme qu’est mademoiselle Suzanne Munte, la plus grande fleur humaine que possède Paris avec mademoiselle Armande May, de la «Fronde» et mademoiselle Flahaut, de l’Académie nationale de musique.

Onze heures et demie, même soir, retourner aux [p. 212] Folies-Bergère voir Kara-Ahmed trépaner Pytlasinski et se documenter pour réfuter l’article que le «Temps» publiera, demain soir, contre les luttes.

Une heure du matin, aller s’abreuver de soda chez Larue et regarder souper mademoiselle Mariette Sully, flanquée de quatre cavaliers, mademoiselle Balthy ornée de deux, et M. Fordyce en strapontin dans un jeune ménage... Le dernier cri, avoir passé la soirée avec le marquis de Castellane et posséder les derniers tuyaux sur le bateau lancé par le «Figaro».

Dimanche 21 janvier.—22, rue Monsieur-le-Prince, quatre heures et demie, dans l’atelier de M. Antonio de la Gandara (pour la description, voir dans un dernier «Phocas», l’inventaire de l’atelier de Claudius Ethal), atelier nu très haut, intentionnellement froid, l’air d’une pièce hantée, où deux toiles, deux portraits de femme, l’un datant de dix ans, l’autre d’hier, dressent dans la nuit tombante comme deux spectres attifés d’étoffes.

Le premier, celui d’il y a dix ans, d’un faire plus moelleux et moins sec que ceux que le peintre signe aujourd’hui, évoque le charme félin et rose d’une femme étonnamment blonde, une créature à la carnation de fleur, aux yeux violets d’une expression ambiguë, une femme slave par le mystérieux de la physionomie et de la pose, et que je reconnais pour une actrice, aujourd’hui disparue du théâtre, Sarah Valanoff. L’autre, qui sera un des portraits sensationnels de l’Exposition de 1900, montre, assise sur un somno tendu d’un satin bleu glacé, une énigmatique femme du Premier Empire, gaînée dans un fourreau de satin bleu lunaire. Le nu des bras et des épaules luit du blanc froid des nénuphars; de grands yeux étonnés, à [p. 213] la fois aqueux et sombres, s’irradient dans la pâleur d’un visage de nymphe, une chevelure brune la coiffe de nuit. Sa pose, avec l’eurythmie de ses deux bras écartés de sa taille, est celle d’une pythonisse attendant le dieu; ils ont, ces bras frêles et froids, la courbe lente d’un cou de cygne, et, dans les luminosités bleues qui la baignent, cette femme est surtout lunaire et nocturne, elle est Hécate aux trois visages, elle est prêtresse d’Arthémis en Tauride, ou la Léda de Pierre Louÿs, et cette délicieuse et sombre figure, où l’on voudrait voir une nymphe de l’Erèbe, est le portrait de la comtesse de Noailles.

Samedi, 27 janvier.—Trois heures et demie, à la Bodinière, les chansons de la «Fleur de Lys».

Sur la scène c’est M. Georges Vanor, le Vanor du «Baiser» (conférence réservée aux femmes) qui, aujourd’hui, nous documente sur la chouannerie, les guerres de Vendée, les atrocités des Bleus et les exploits des faux blattiers du Bocage; paysans déguenillés, groupés en farouches martyrs autour de généraux en soutane, nobles tombés aux mains des pourvoyeurs de guillotine, délivrés et mis hors des prisons de la République par une poignée de chouans déguisés, gars du Roy surpris agonisant dans les haies, et dont les bleus arrosent les blessures avec de la poudre, puis les représailles des soldats branchés aux arbres de Machecoul; toutes les sauvageries et tous les héroïsmes dont frémit et palpite l’inoubliable prose d’un Balzac, d’un Victor Hugo et d’un Barbey d’Aurévilly. Une espèce d’atmosphère épique agite la salle, et c’est l’atmosphère des «Chouans» et c’est aussi celle du «Chevalier Destouches» et celle de l’«Ensorcelée» avec sa hautaine et tragique figure de l’abbé de la [p. 214] Croix-Jugan. Victor Hugo n’a pas trouvé mieux dans «Quatre-Vingt-Treize» et pourtant quel beau souffle de tempête bouleverse et fait vibrer les pages du roman!

M. Vanor, qui a de l’érudition, cite à propos ses auteurs en entrelardant, toutefois, ces citations d’allusions politiques et de coups de boutoir à messieurs nos gouvernants. Un public spécial les accueille d’un murmure approbateur, au passage, et cela tournerait à la conspiration en chambre si, le masque énergique, le geste sobre et indigné avec des yeux de menace, mademoiselle Eugénie Buffet ne se dressait de temps à autre, telle une belle fleur violente, et d’une voix sourde et concentrée, qui tout à l’heure éclatera frémissante, ne souffletait toutes les lâchetés du dernier siècle et les veuleries du nôtre, de ses chansons de la «Fleur de Lys».

«Jean Cottereau», le «Mouchoir de Cholet» et la coquetterie meurtrière, les répons émouvants de la «Messe en mer», le sourire d’agonie du «Dernier Madrigal», la joie héroïque d’«A la santé du Roy» et la mélancolie légendaire de «la Cloche d’Ys», toute la poésie de broussaille, de grève et de suprême escarmouche des gars du Bocage et des blattiers du Roy; et Eugénie Buffet, l’ex-Nini Buffet de la «Sérénade du Pavé», tonne et pleure, soudain, grandie à la hauteur d’un Tyrtée royaliste; des voix d’hommes lui répondent, moqueuses ou tristes, toujours profondes et c’est un chœur, tantôt de chouans proscrits, tantôt de matelots; des hululements de chouettes glapissent entre deux refrains: ce sont les «hou! hou!» bien connus des gens de M. de Charette, le cri de ralliement des compagnons de Jean Cottereau, et, gaînée dans une longue robe blanche, Eugénie Buffet s’agite, tel un [p. 215] grand lys tumultueux, dans le répertoire rouge et blanc de M. Théodore Botrel.

Dix-sept cent quatre-vingt-treize, les Chansons de la «Fleur de Lys!»

Mercredi 31 janvier.—14, rue La Rochefoucauld, le legs Gustave Moreau. —Sur l’emplacement de l’ancien petit hôtel, habité par le peintre des «Salomé» et de l’«Orphée», un véritable musée s’élève, musée et mausolée aussi, puisque les hautes salles, les claires et vastes salles de deux étages édifiées sur les plans de l’auguste mort, y contiennent toute l’œuvre laissée par le maître, l’œuvre inconnue du public jalousement dérobée aux yeux des amateurs, le trésor occulte, pour ainsi dire, de toute une vie de labeur solitaire et de rêve grandiose; et c’est un étourdissement qui vous prend dès le seuil, un étourdissement et une admirante stupeur à la vue des chefs-d’œuvre entassés là par un seul homme, et comme un vertige aussi à la pensée qu’une vie unique a pu suffire à l’amoncellement de tant de toiles, qui sont en même temps des pensées et des rêves, et quels rêves et quelles hautaines pensées!

C’est là que Gustave Moreau apparaît non seulement comme un grand peintre, mais aussi comme un prestigieux et génial poète, un symbolique et divin penseur, le véritable frère en évocations légendaires et mythologiques des Leconte de l’Isle, des Gustave Flaubert et des Richard Wagner. C’est l’œuvre d’un maître sorcier, qui rutile et flamboie, tel un trésor de prince hindou, dans l’hôtel de la rue La Rochefoucauld. Il y a de l’incantation dans toutes ces figures évoquées du fond des siècles et du mystère et, telles des fleurs magiques, jaillies de la nuit des temps et épanouies [p. 216] dans des bleus et des violets de gemmes rares et de ciels nocturnes par la seule puissance d’un pinceau. Gustave Moreau seul a compris et rendu la divinité, et quelles nostalgiques architectures au-dessus de ses rois vieillards et de ses Moïse enfants! dans quels imposants Saint-Marc il fait danser ses Salomé! sur quels trônes il fait asseoir ses rois Hérode! dans quelles solitudes effroyables et livides il égare ses héros: «Hercule au lac Stymphale», «Hercule et l’Hydre»! dans quelles mélancolies de forêts et de soleils couchants il fait pleurer Orphée! de quelles étoffes de songe, tissées de sardoines et d’étoiles, il drape la nudité pensive de ses princesses Hérodias ou Hélène!

Une main pieuse a classé toutes ces aquarelles, pendu aux murs toutes ces toiles déjà de son vivant, Gustave Moreau avait abandonné son hôtel et s’était retiré dans un appartement de la rue Pigalle pour permettre aux architectes d’élever le musée de son œuvre, musée dont toute sa fortune a fait les frais; et, sur l’acceptation de cette œuvre colossale, une des œuvres, sinon l’œuvre du siècle, l’Etat, auquel l’illustre mort l’a léguée, ne s’est pas encore prononcé. Depuis deux ans, la succession est ouverte et le ministre des beaux-arts n’a pas encore su prendre une décision. Si l’Etat refuse, le legs Gustave Moreau va à la Ville de Paris; si la Ville de Paris se récuse, toute l’œuvre colossale du peintre demeure à M. Rupp, l’exécuteur testamentaire et l’ami du mort.

M. Rupp, qui a voué à Gustave Moreau un culte et une admiration connus seulement en d’autres siècles, se désole et se désespère de l’indifférence de l’Etat vis-à-vis d’une des gloires de ce temps.

L’Etat a accepté d’emblée le legs Cernuschi, qui [p. 217] n’est, en somme, qu’une collection d’amateur d’objets de l’Extrême-Orient, d’une valeur marchande bien plus qu’artistique.

Grâce à M. Paul Escudier et un peu aux menées de toute une bande de critiques plus avides de réclame que de justice, mais qui, cette fois, avait bien choisi le tréteau de leur parade, Rodin, notre grand Rodin, déclaré gloire nationale, a obtenu du Conseil municipal un emplacement particulier pour exposer son œuvre, et nous avons applaudi des deux mains au pavillon Rodin, devenu le grand attrait du Paris de 1900.

Alors, pourquoi cette indifférence, sinon cet oubli volontaire de la gloire d’un grand artiste français, sinon du plus grand du siècle, avec Delacroix et Puvis?

Samedi 3 février.—A l’Opéra-Comique, «Louise», de Gustave Charpentier.

Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!
N’en mangez pas, mesdames, ça fait grossir!
Voilà l’ plaisir, messieurs, voilà l’ plaisir!
N’en mangez pas, messieurs, ça fait mourir!

Sur ce banal refrain des rues dramatisé en leitmotiv et dont le cri traînant emplit toute la partition, M. Gustave Charpentier, musicien et poète, a voulu nous montrer le Paris des fêtes et du luxe, bruissant au pied de Montmartre, la Butte sacrée, tel un gouffre, un enfer où viennent s’abîmer les virginités des filles des faubourgs; un Paris minotaure fatal à la jeunesse et à la beauté, qu’il attire et qu’il engloutit pour les vomir ensuite en détresse et en misère aux bas quartiers des pauvres et des déchus.

[p. 218]
Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

Voilà le cri du monstre, l’appel de la ville-sirène, qui vient troubler dans sa mansarde la petite apprentie échouée, après sa dure journée, entre le père ouvrier et la mère ménagère; c’est encore le cri qui la trouble au seuil de l’atelier; le cri qui la saluera, reine et muse, au milieu de la mascarade et des cortèges en liesse des peintres de la Butte; le cri qui l’arrachera, à peine de retour dans le logis familial, au chevet d’agonie de son père.

Voilà l’ plaisir, mesdames, voilà l’ plaisir!

En somme, c’est le vertige de Paris, le Paris du Moulin-Rouge, de l’Olympia et des Folies-Bergère, le Paris des music-halls et des bals publics, sur les sens excités et la précoce imagination de la petite ouvrière. Paris! la ville qui les prend toutes, déjà maudite au dernier acte de «Germinie Lacerteux», par madame de Varandeuil, comme M. Charpentier la fait couvrir d’anathèmes par son chiffonnier symbolique et son non moins symbolique père!

Willette, dans sa fameuse fresque du Chat-Noir, intitulée: «Miserere», nous avait déjà montré ce Paris de luxure et de perdition, entraînant du haut de Montmartre toute une chevauchée de nudités fragiles et délirantes: cocottes haut troussées, premières communiantes, blanchisseuses éveillées, petites femmes pantalonnées de batiste et corsetées de satin noir; tout le sabbat moderne de la prostitution se ruant à la curée de l’or.

Sur cette donnée, pas très neuve, sinon «chatnoiresque», Gustave Charpentier a écrit la symphonie la plus séduisante, la plus papillotante et la [p. 219] plus colorée qu’on ait jamais encore entendue dans une salle subventionnée. C’est l’Opéra «modern-style» dans toute sa gloire; on ne peut pas pousser plus loin l’art tumultueux du pittoresque. C’est de la musique de peintre, tant elle rend savoureusement ce qu’elle veut dire. Les cris de Paris qui s’éveille, le duo des amants enthousiasmés et leur salut à ce Paris de joie et de boue resteront, comme tout le premier et tout le dernier acte, des pages documentaires de la musique de demain.

Pour encadrer cette aventure banale d’une petite fille qui se dérange, M. Jusseaume a peint quatre décors que M. Emile Zola pourrait revendiquer pour illustrer «Une Page d’amour»: Paris vu de la mansarde, cette mansarde du premier tableau, estompée comme un Carrière, le Paris des échafaudages, des démolitions et des grimpettes du vieux Montmartre, tout bleuâtre dans la brume, et puis tout rose dans l’aurore; puis c’est le Paris du 14 Juillet, un Paris d’illuminations aux lignes faufilées de points d’or avec, dans le ciel, des fusées de feu d’artifice et des pluies d’étoiles; et, enfin, vu de la mansarde du premier, un Paris sinistre et noir, aux allures de bête embusquée dans l’ombre, le Paris où Louise va s’engouffrer pour toujours...

Louise, c’est mademoiselle Riotton, la fragilité capiteuse et blonde; le rapin séducteur, c’est M. Mareschal; le père Préjugé, comme nous l’apprend le livret, c’est l’inimitable Fugère.

La mise en scène est de Carré, et c’est tout dire.

Le public aurait-il accepté l’œuvre de M. Charpentier sans cette mise en scène??

Le public loue fort la musique; les peintres la figuration, et les musiciens les décors, naturellement.

[p. 220] «La belle carotte! qui veut d’la belle carotte?» chante un des cris de Paris, à l’acte de Montmartre; cela aurait fait aussi bien un leit-motiv que «Voilà l’plaisir, mesdames», prétend un jeune maestro dans les couloirs.

Lundi 5 février.—La pluie, la torrentielle et monotone pluie, le Paris de boue, d’humidité et de ténèbres rousses que salue si éperdument l’enthousiasme de Louise dans l’opéra de M. Charpentier. Besoin de rêver, de m’arracher à la tristesse et à l’ennui de la réalité. Du rêve, de la féerie: je retourne 14, rue Larochefoucauld.

Avec Gustave Moreau je suis sûr de pouvoir m’isoler dans du fabuleux et du grandiose. Une des preuves incontestables du génie du peintre, c’est l’obsession enracinée chez lui, la hantise presque occulte de certains types et de certaines figures; et dans cette salle du premier, où je rôde, sollicité par plus de soixante toiles, combien d’Orphées, combien d’Hélènes errant, maillées d’or, sur les remparts de Troie! Combien de Salomés dansant devant Hérode! combien de sirènes jaillies, pareilles à trois fleurs diadémées, d’une même tige, et combien de cygnes posant impérieusement leur bec sur des têtes de Léda, dénoncent et proclament la persistance de sujets caressés et chéris dans la pensée du maître? Et quel labeur énorme décèlent ces tableaux entrepris et repris jusqu’à cinq et six fois! Une esquisse, entre autres, une magistrale et énorme esquisse me requiert et me retient. Je dis «esquisse»; c’est un vrai tableau: les «Rois Mages», à peine ébauché, celui-là; une lente et pourtant ardente chevauchée de trois figures de femmes drapées de lourds manteaux, toutes trois couronnées d’or, les [p. 221] yeux fixés sur une étoile. Une théorie d’enfants les précède: enfants chantant, l’air de néophytes, avec des branches de lys appuyées sur leur cœur. Ils marchent par rangs de quatre et six, et, derrière le premier rang, ce sont d’autres enfants encore, jouant du théorbe et des cymbales, et leurs profils et leur attitude font songer aux merveilleux musiciens de Donatello. Derrière les cavaliers, une foule de figures à peine indiquées se presse: toute l’Humanité. C’est, montée à la hauteur d’un symbole, la légendaire Marche à l’étoile, marche triomphale de tous les peuples, où les trois figures couronnées évoquent, la pensive, l’Europe, l’extatique, l’Asie, l’ardente, l’Afrique; et leurs regards différenciés les caractérisent chacune.

Mercredi 7 février.—Arrivisme et réclame.—Chez le coiffeur. —L’artiste qui m’accommode, entre une barbe et un shampoing, veut bien me confier qu’il a un sujet épatant de pièce, une pièce qui ferait courir tout Paris et qui en ferait, un argent! Toutes les femmes du monde iraient, pour sûr. Et, sans me proposer tout à fait une collaboration, Figaro condescend à m’en communiquer la donnée... Un peu scabreuse à raconter... Bah! avec des périphrases... Bilitis, une Bilitis moderne pour obtenir les faveurs d’une jeune Grecque du quartier Monceau se donne à l’amant de celle-ci, amant complaisant et partageur qui, en échange des lèvres de Bilitis, consent à une substitution d’alcôve et substitue la Mytilénienne amoureuse à sa propre personne auprès de son amie... Scène de déshabillage des deux femmes, clou certain, etc.

Et, comme j’objecte la raideur de la situation: «Ça n’est pas plus fort que du Francis de Croisset, m’est-il répliqué, et ça en fait, un argent, sa machine. —Vous [p. 222] avez donc vu la pièce? —L’ «Oreille coupée», nous l’avons tous vue: l’auteur se fait servir ici et il nous apporte chaque fois des billets, mais avec recommandation de chuter et de siffler tout le temps. —Bref, le chahut organisé. —Et ce que ça remplit la salle?

La bonne, la belle, l’adroite réclame!

Dimanche 11 février.—Une heure du matin, au pont de l’Alma. Le «Vieux Paris» sous la neige. —Le Paris des hauts toits, des pignons fantasques, des tourelles et des clochetons surgi depuis trois mois sur les bords de la Seine, en vue des visiteurs de l’Exposition, le Paris de Robida, épanoui là comme une illustration de la «Passion de maître François Villon», le beau roman de Pierre d’Alheim; le Paris des clapiers, des étuves, des bordeaux, des cabarets de la Pomme de pin, des vieux cloîtres et des petites chapelles, le Paris de Louis XI, du poète Gringoire, de la cour des Miracles, du capitaine Phébus et de Quasimodo, tout à coup dégagé des constructions en carton peint et des fragiles échafaudages d’un ingénieux décor par la toute-puissante magie de la nuit et de la neige.

Et c’est une fantastique planche de Victor Hugo qui se silhouette, cette nuit, sur le bord du fleuve, avec tous ses toits encapuchonnés de blanc et ses sculptures ourlées de givre; et c’est la floconnante et moelleuse, et lente neige, dont la descente silencieuse évoque, en plein Paris de 1900, sur un ciel de mouvante hermine, cette vision de la vieille cité, la cité d’Olivier le Daim et des compères Tristan et Coytier.

On voit arriver de Norvège,
Avec les premiers froids d’hiver,
[p. 223] De grandes abeilles de neige,
Leurs essaims blancs couvrent la mer.
Elles vont en Bohême, en Flandre,
Tourbillonnant par les cieux froids,
Par l’horizon couleur de cendre
Et les pignons sculptés des toits.
Aux clochetons, aux girouettes,
Aux balustres des vieux balcons
On voit en blanches silhouettes
Luire et trembler leurs gros flocons.
Dans un reflet crépusculaire
L’essaim blanc voltige en tremblant
Et, comme sous un grand suaire,
Les quais, les ponts, tout devient blanc.

A l’Opéra le bal masqué bat son plein. Ici, c’est la solitude étincelante des quais et des berges. Les cochers refusent de marcher; le fiacre dont j’étais descendu pour m’aller accouder au parapet du pont et regarder couler l’eau noire entre la féerie argentée des rives (tous les échafaudages de l’Exposition soulignés dans leurs moindres détails d’un trait vif et brillant), mon fiacre ne consent à s’ébranler que pour la forte somme; et, jusqu’à Auteuil, ce sera le morne et pâle abandon d’une steppe, avec une seule rencontre: toute une file de voitures de la Compagnie Richer en détresse, avec leur équipe nocturne, et s’échelonnant du Trocadéro à Passy, leurs grosses roues enlisées dans la neige et ne pouvant pas avancer.

Même jour, onze heures du soir, dans le monde. Après l’étincelante vision de la nuit dernière, l’étincelante causerie du premier causeur peut-être de ce temps. L’aubaine d’un paradoxal, et vertigineux et divertissant entretien de M. Catulle Mendès, énonçant ses opinions sur le théâtre.

C’est le «Béguin», de M. Pierre Wolff, qui en a été [p. 224] le point de départ. M. Catulle Mendès est ravi de la pièce. Il n’y en a pas, mais qu’importe? M. Catulle Mendès s’y est amusé; il n’en demande pas plus à un auteur. Au théâtre, tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. Il n’a jamais compris les restrictions de certains critiques: «cela est ou n’est pas du théâtre». Dès qu’une chose est représentée sur une scène, pour lui, elle est une pièce. Ainsi, il a vu, la veille, à l’Odéon, cinq actrices évoluer, à demi costumées, dans le clair-obscur d’un décor de forêt, et il les a entendues réciter, chacune à leur tour, de vagues sonnets sur de plus vagues musiques: il y avait des costumes, un décor, des actrices... Il a donc assisté à une pièce. C’est la négation de la composition même, et, dans la bouche du plus précieux artiste de ce temps, de celui dont tout le théâtre et tout le roman sont justement le triomphe de la composition, la thèse soutenue a du piquant et du charme. De là, de merveilleuses observations sur le génie latin et le génie saxon, le besoin d’intrigue et d’action que réclament les races latines dans les pièces qu’elles applaudissent, et, si désarticulées qu’apparaissent les comédies de la jeune école, presque toutes tombées dans le dialogue, la charpente classique toujours présente dans un semblant d’exposition et de dénouement, tandis que les races saxonnes, au fond plus éprises de réalité et de pittoresque, ne demandent au théâtre qu’une suite de scènes et de tableaux, des tranches de vie, pour ainsi dire, qui vont parfois jusqu’à l’incohérence; et, comme preuve de la différence des deux tempéraments, Mendès nous cite l’exemple de l’«Avare», l’«Avare» de Molière, représenté en Allemagne en dix-sept tableaux, scène par scène, et la «Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark» divisée chez nous en cinq actes.

[p. 225] Lundi 12 février.—La «Double Maîtresse», de M. Henri de Régnier. —Le plus joli livre, en vérité, qu’on ait commis depuis trois ans: érotique, galant, voluptueusement encadré de paysages d’Italie et de descriptions de vieux parcs; un des romans les plus français que j’aie lus depuis la «Rôtisserie de la reine Pédauque», de M. Anatole France, plein de déguisements et de mascarades avec les mille et une friponneries de l’amour, le hardi et le clandestin du plaisir, le détail des petites maisons et le récit des petits soupers, tout ce que le libertinage inventif du dix-huitième siècle imaginait pour aiguiser et faciliter le désir; mais, en plus de tous ces condiments à la Crébillon fils, une mélancolie, une pitié attendrie pour les êtres et les choses, un souci de vérité, de décor et de coins de nature, où s’affirme l’influence des frères de Goncourt, et, depuis l’enfance compassée et la triste jeunesse en tutelle de Nicolas de Galandot, tenu en chartre privée et même purgé par autorité maternelle, jusqu’à la piteuse et tragi-comique fin du héros, tombé entre les mains du plus cynique et joyeux couple de fille et de ruffian romains.

Ce sont, à travers une intrigue ténue et serrée comme la plus belle toile de Frise, des reconstitutions d’intérieurs du temps et de personnages de l’époque, à ravir les bibelotiers, les historiens et les érudits. Et quelle variété dans les types, depuis la dure et prude madame de Galandot jusqu’à la galante et frivole Julie de Mausseuil, si curieusement corrompue par le gros de Portebise et si bien préparée par lui à devenir la belle Julie des soupers du Régent, et la délicieuse gouache du ménage du Fresnay, tout préoccupé de musique et de friandise; les innocentes et dangereuses tentatives de la petite Julie pour déniaiser son lourdaud de cousin, [p. 226] tout, enfin! Et ce bon abbé d’Hubertet, qui élève chez lui des petits sujets de la danse, jusqu’à cette fragile et délicieuse figure de la Damberville, l’étoile de l’Académie de musique, d’un charme irréel et libertin de pastel signé, on dirait, Latour; tout dans cette «Double Maîtresse» satisfait l’imagination, le goût et les sens par un heureux et pondéré mélange d’érudition artiste et de sensualité spirituelle.

Du même auteur les «Médailles d’argile», d’une poésie à la fois chaude et classique, déjà pressentie dans l’«Aréthuse» du poète.

Mercredi 14 février.—Trois heures, quai Malaquais, Ecole des beaux-arts, à l’exposition des Alfred Stevens.

«Stevens, le dernier —et peut-être le premier!— de ces petits maîtres flamands qui furent des grands maîtres, puisqu’il surpasse Terburg et ne le cède point à Van der Neer;

»Stevens que j’appellerais volontiers le sonnettiste de la peinture, pour l’art qui lui fait concentrer harmonieusement, en des panneaux exquis, tous les reflets des miroirs et des satins, des laques et des émaux, des yeux et des gemmes;

»Stevens, le subtil monographe de l’éternel féminin...»

(Comte Robert De Montesquiou.)

En dépit du cher comte, qui vient de faire communier tout le faubourg sous les espèces d’Alfred Stevens et la présidence de la comtesse Greffulhe, l’exposition des Beaux-Arts me semble plutôt un document de l’histoire du costume qu’une œuvre de grand art. Ce sont les maladroites et curieuses modes de l’Empire notées [p. 227] par un œil de peintre et non un œil d’artiste, car, en dehors du châle de l’Inde dont il a drapé merveilleusement ses modèles, il n’a su tirer de l’époque dont il fut témoin ni la déformation, ni l’idéalité qui consacrent un maître.

Dans une pâte, une richesse et une saveur de tons qui font de Stevens le premier coloriste flamand des coloristes français, il a rendu, en les aggravant parfois d’afféterie et d’une pointe de sentimentalité de romance, la prétention des robes à volants, la nullité des corsages à Berthe, la canaillerie bourgeoise du pouff et la majesté oisonne de la crinoline.

Il y a de lui des «printemps», des «rêveries» des «femme à la colombe» et des «femme à l’ombrelle» tout auréolées de tourterelles et de papillons, depuis trente ans guettées par la chromolithographie; la composition en ferait sourire un directeur de journal de modes d’aujourd’hui. Mais, à côté de cela, une palette inimitable, un amour de la chair de la femme et une science quasi sensuelle dans le rendu du derme et du grain de la peau. Un Monsieur en somme, et un très gros monsieur dans les annales de la peinture de chevalet... mais que M. Alfred Stevens surpasse Terburg et Vermeer, M. de Montesquiou le persuadera peut-être à des Belges, mais à des Parisiens, jamais.

Mais de magistrales études de châles et de leurs plis sur des tailles de femmes affaissées ou cambrées dans de soyeux intérieurs, et c’est la «Douloureuse Certitude», «Souvenirs et Regrets», d’un dessin serré assez rare chez Stevens et d’un coloris doux et blond qui fait vivre la chair, et c’est aussi la figure de la «Liseuse» toute blanche sur une peau de lévrier blanc, symphonie exquise de douceurs fauves et de blancheurs atténuées; c’est encore la «Femme allaitant [p. 228] un enfant», qu’on me dit être madame Stevens donnant le sein à Léopold, figure chef-d’œuvrale de vie, et de mouvement où la gorge de la nourrice et l’avidité de l’enfant qui tète sont traités par un maître, et enfin, vrai morceau de musée, d’une pâte blonde et solide déjà patinée on dirait par l’admiration des siècles, un petit portrait d’enfant, le portrait de M. René Péter, digne de tous les trésors de la Haye et de Harlem.

Devant celui-là, il faut s’agenouiller.

Sur le quai Malaquais, toute une file d’équipages: l’œuvre est patronnée par madame Greffulhe, lancée par M. de Montesquiou. C’est une répétition de pèlerinage au pavillon des Muses, comme la préface du charmant comte Robert est une délicate flatterie à la famille de Chimay.

On est belge, savez-vous?

Jeudi 22 février.—Paris qui s’en va. Une lettre d’inconnu me signale la démolition de l’ancien pavillon de chasse du duc du Maine et le morcellement d’un des plus beaux parcs de Paris, parc jusqu’alors demeuré intact, et, chose incroyable, épargné jusqu’à nos jours par la pioche des entrepreneurs. C’est rue du Château, une étroite et populacière rue située derrière la gare Montparnasse, que s’étendait le beau domaine royal. Une vieille dame habitait un des étages du pavillon se réservant de louer les autres à d’hypothétiques locataires, puisque nul n’était admis à les visiter et que, fidèle observateur des ordres d’une maniaque, le concierge de l’immeuble ne laissait pénétrer personne même dans le jardin, et tout cela va disparaître. Nous n’avons plus le culte du passé. Cet amour de la tradition, qui fait la force et la grandeur de l’Angleterre et de l’Allemagne, toute une nouvelle société [p. 229] s’est efforcée de l’abolir en nous, et y a presque réussi; les hommes d’aujourd’hui n’admettent plus ce qui les a précédés: il faut que tout date de leur avènement dans le pays; et la vieille France, condamnée parce que les vieux souvenirs français sont gênants, doit disparaître des monuments publics, de nos rues et de nos places, comme elle est déjà rayée des cerveaux des enfants dans les nouveaux manuels d’éducation. Et, à l’appui de ce qu’il avance, mon inconnu me cite la place Vendôme, aujourd’hui déshonorée par des enseignes de couturiers et de magasins de luxe, la belle ordonnance de ses façades à jamais compromise dans son harmonie par le goût différencié des fournisseurs; et toute cette belle place, d’un style si pur et si noblement français, menacée, dans un temps prochain, du même sort que la place des Victoires, naguère un des plus beaux lieux de Paris, avec sa ceinture de grands hôtels Louis XIV précédés de jardins, le tout aujourd’hui démoli et devenu un carrefour de maisons de commerce; mais les Conseils municipaux de la Démocratie ont été si heureux de voir se gâter à plaisir les beautés d’un Paris monarchique, dont le souvenir leur est même odieux! On ne défend pas ce qu’on n’aime pas.

Dimanche 25 février.—Une lettre de Nice. —«Et Julien le costumier vient de débarquer, le Carnaval peut se lancer.

»Il y a ici les mille et une créatures; jamais on ne vit pareil déballage de demoiselles de tous rangs, de toutes rues et de toutes races, c’est plus Côte d’Azur que la Côte d’Azur elle-même, et c’est intéressant comme un spectacle qui ne peut avoir de lendemain. Malgré cela, il est temps de boucler les valises; tant de joie devient à la longue écœurante, et, dans quinze [p. 230] jours, je m’embarque en automobile pour regagner une patrie moins prostituée.

»C’est ici que vous auriez dû écrire «Histoires de masques». Dès l’aurore, c’est le masque qui est roi, la folie et l’orgie ont pris possession de la ville; mais les taciturnes comme moi sentent s’aggraver leur mélancolie devant cette Salpêtrière du Soleil.

»Vous me demandez des nouvelles. Lesquelles? On parle d’un vendeur du «Journal» enlevé par une étoile de la rampe, du mariage de Melba avec le violon Joachim. «Messalina» règne toujours à Monte-Carlo et Isidore de Lara est le maëstro le plus acclamé de l’univers dans la principauté de Monaco. Ici, les Russes russifient et reçoivent quelques leçons de chant sans distinction de rang et de sexe, c’est la continuation de l’alliance; les batailles de fleurs ont été plus encombrées, mais aussi moins riches en décors; beaucoup de monde, plus que les autres années, mais de plus en plus vulgaire: les nababs se font rares.

»Les tendresses de Monte-Carlo attendent aux arrivées des trains les rajahs qui ne viennent pas. Liane a risqué un nouvel empoisonnement, cette fois pour un baron du Bas-Rhin; la baronne Chocolat vous attend, Rose Demay perd ce qu’elle veut; toutes ces dames sont ici en famille, les Lévy-Kohn de Londres sont à Monaco.

»Il y a un bien gros scandale à propos de la dauphine d’Ibérie, une scène effroyable qui aurait eu lieu à un déjeuner chez le baron X... entre l’Altesse et le comte Tripetta; les détails s’en chuchotent sous le manteau, mais je ne puis rien vous affirmer, je ne suis pas assez sûr de mes tuyaux.

»Je vais me renseigner, et, si des détails peuvent vous intéresser, «a la disposicion de usted».

[p. 231] Vendredi 2 mars.—Salle Georges Petit, les aquarelles de Rochegrosse pour l’illustration de «Salammbô».

Une œuvre colossale en vérité que ces cinquante-deux aquarelles pour illustrer le rêve punique de Gustave Flaubert, une œuvre qui a demandé quatre ans de labeur à l’artiste, un séjour de neuf mois à Tunis, en face du Bou Cornin, des marais de sel, et combien de journées d’étude contemplative entre la Goulette et la Marsa! Mais grâce à l’âme d’enfant, pétrie par un poète, qu’est M. Georges Rochegrosse, la vision, si prompte chez les imaginatifs, a surgi pour lui de l’ambiance des regards et des choses. Il a perçu Carthage vivante encore autour de lui; les indigènes rencontrés, leurs profils de dromadaires, leurs toisons laineuses et leurs noirs yeux puniques ont fourni à sa fantaisie l’appui d’une réalité évocatrice. Il a vu le culte de Moloch et connu celui d’Astarté et, le texte de Flaubert en main, il a lu dans les hiéroglyphes des faces humaines et des ruines légendaires la cruauté de l’or, les mercenaires en croix, les lions suppliciés aux avenues de la ville immonde, les flaques rouges du défilé de la Hache et, plus tragique encore que les charniers, la tourbe des parasites lécheurs de sanie, et les suffètes au teint de lèpre blanche, et la pourriture des ventres obèses et des goîtres lourds, et, sur cette société en décomposition, l’odeur des sanctuaires et des charognes; Carthage enfin, Carthage vaincue en vain par Rome et le génie latin, la Carthage étouffante et suant l’or et la gloutonnerie cruelle, que Flaubert éclaira du terrible soleil d’Afrique.

Toutes ces horreurs somptueuses, tous ces rêves effarants et grandioses d’une religion de stupres, les aquarelles de M. Georges Rochegrosse nous les donnent, [p. 232] œuvre imprévue surtout dans les grouillements de foule, les effondrements de corps, d’armes et de machines des sujets de bataille; et la reconstitution visionnaire des architectures donc et l’ingéniosité de composition de certaines planches dont les marges sont comme encombrées de trompes d’éléphant.

A côté de l’œuvre du peintre, celle de la collaboratrice; les bleus translucides et les violets nocturnes, gemmés d’opales et de sardoines, du Zaïmph, le voile de la déesse, reconstitué par madame Rochegrosse, et les joyaux lunaires tout de perles verdâtres et bleuâtres, de coquillages et de scarabées composés par la vaillante jeune femme de l’artiste pour la «Salammbô» qu’elle lui posa.

Mardi 6 mars.—Les belles chéries, elles jabotent (il est cinq heures) dans le petit salon bleu et or; elles parlent influenza, naturellement, complications, suites et décès de la grippe. Ce ne sont qu’enterrements; à Londres, ils meurent comme des mouches; le Midi lui-même est contaminé: petite vérole et typhoïde; Paris est triste à en mourir, et sans les travaux de l’Exposition... Les travaux de l’Exposition! L’une trouve ça ignoble. Paris est une tranchée ouverte; ce ne sont que remblais, déblais et démolitions; toute la ville perd ses entrailles. D’où tant d’épidémies; tous ces miasmes... Paul Escudier a la jaunisse. «—Avez-vous des tuyaux sur l’«Aiglon»? —Et l’«Education de prince», aux Variétés? —Quelle interprétation: Brasseur, Lavallière, Mégard et Granier! —Il a toutes les chances. —Vous avez vu sa lithographie par Bataille? —Il ne l’a pas trop esquinté. —Bataille n’éreinte que ses amis; les passants, il les respecte. —Vous avez vu son Lorrain et son Henri de Régnier? [p. 233] —Des exécutions. —Et le Muhlfeld donc: l’air d’un oiseau carnassier! —Et il a fait un joli Vandérem. —Ce Bataille, c’est le chercheur de tares dans toute sa cruauté. —Il les découvre. —Il les fait naître. —Son album sera documentaire pour la postérité. —Et sa pièce? L’ «Enchantement», au Gymnase? —On répète autour de son lit: il est aussi influenzé. —Est-ce Bady ou Hading? —Hading. —Hading dans une pièce de Bataille! Alors, Bady? —Oh! mes beaux yeux, pleurez! —Et il paraît que, pour recevoir Hading au lit... —Vous dites? —Mais on répète à son chevet. —Oui, pour ses répétitions privées, Bataille arbore des chemises roses. —De soie, ma chère! —Oh! ça, c’est une version d’Edmond Sée. —Oh! alors, ce n’est plus l’influenza: c’est la peste! —Et Fregoli? —Assez! je l’ai vu trois fois. —C’est qu’il n’y a rien à voir au théâtre. —On ne peut pas toujours voir «Louise». —Moi, je suis retournée au «Béguin». —Encore! Mais vous en avez un dans la troupe, de béguin: Grand ou Gautier? —C’est ce qui vous trompe; je ne gobe que Lérand. —Le Foucher de «Madame Sans-Gêne» et le M. Dupont de ses trois filles. S’est-il assez composé! —Mais ce rôle de Naudet est délicieux. —Un peu emprunté à «Amants». —Mais plus poussé. —Oui, c’est d’un joli effacement, d’une note délicate et atténuée. —Et il y a des mots charmants dans cette pièce: la scène de reprise entre Paul et Yvonne: «Console-moi de tout le chagrin que j’ai pu te faire.» —C’est très humain. —Très femme, surtout. —Ça m’a étonné de Pierre Wolff. —Pourquoi? C’est une aventure personnelle. —Tout comme «Amants» et la «Douloureuse»: ces messieurs n’ont qu’à sténographier. —On appelle ça vivre sa vie. —C’est un peu plus vécu que «Diane de Lys». Avouez. [p. 234] —Est-ce assez dix-huit cent cinquante, la chaise de poste et l’ambassade. «Nous partons pour l’Allemagne ce soir.» —Vrai, c’est plus coco qu’«Antony» et qu’«Elle me résistait je l’ai assassinée». —Je n’ai pas retrouvé Bartet. Bien bourgeoise au troisième acte. —Vous ne l’avez pas retrouvée? Prenez garde! vous faites son éloge: cela prouve qu’elle se renouvelle. —Les hommes sont-ils assez ridicules! —Des chiens savants, n’est-ce pas? sauf cependant Baillet. —Albert Lambert est à crier. —Et Fenoux? Quel Devéria avarié! —Les acteurs de la «Dame aux Camélias» tenaient mieux à la Renaissance. —La pièce aussi. —Mais c’est Sarah qui l’avait montée. —Bartet est bien charmante dans sa robe verte, corsage à pointe et col plat. —Oui, la douleur lui sied. —Et, dans sa robe de deuil, tout en crêpe, au quatrième, est-elle assez mélancolieuse! —Le noir est le fard des blondes. —Aussi toutes les veuves le deviennent. —La femme est le seul animal qui blondisse en vieillissant. —Moreno, pourtant... —En effet, très bien, avec ses acacias qui allongent encore sa tête vipérine. —Oui, quelle parfaite duchesse de Maufrigneuse elle évoque avec sa souplesse blanche de levrette... empoisonneuse. —Quant à Renée du Minil, au quatrième, avec sa robe grise à volants et son chapeau à bavolet, elle m’a rappelé Bob Walter. —Et Persoons, dans sa robe de velours noir, et même la petite Henriot, dans son tulle bleu pâle! —Ah! celle-là est exquise! —Quelle ingénuité! Et jolie! A propos, avez-vous vu la dernière création de Suzanne Després? —Dans «Poil-de-Carotte», de Jules Renard? Je ne vais jamais chez Antoine: cela me fait l’effet d’un théâtre de quartier. —On n’y joue plus que du Trarieux. —Et l’«Empreinte»? Que dit-on de l’«Empreinte»? —D’Abel [p. 235] Hermant? —Une suite aux «Beau Four». —Comment, «Beau Four»? —Mais oui, le «Faubourg», que le lac de Genève lui a inspiré. —Son «Char de l’Etat» est pourtant bien amusant. —Oui, l’affaire Dreyfus retournée; mais à ce char-là personne n’a collaboré. —Alors, à votre avis, il faut se méfier des muses? —Des muses du picquardisme surtout. —A ce propos, vous savez que le beau colonel y a dîné? —Non. —Parfaitement, avec Zola, dans l’intimité: une curiosité qu’a eue la petite comtesse. —Oh! les snobinettes!

Mercredi 7 mars.—Saint-Cloud, rue Dailly, dans l’atelier de Gaston Latouche. Gaston Latouche, pourrait-on dire, le peintre des faunes et des cygnes (oh! sa féerie en or fluide de tous ces cygnes nageant dans l’éclaboussement ambre et perlé d’une vasque jaillissante de je ne sais quel Versailles, ces fameux cygnes à propos desquels la critique compara le peintre à Turner), Gaston Latouche, le maître des nuances et des reflets, le commentateur visionnaire des intérieurs du dix-huitième et des jeux auliques des anciens parcs, l’homme des jaunes surtout, ces jaunes en fusion transparents comme de l’aventurine, fins et nacrés comme des laques et bouillonnants, flavescents dans des roux et des orangés de crépuscule et d’incendie, Gaston Latouche, une des sensibilités d’œil les plus averties que je sache, et un métier d’artiste d’une souplesse et d’un mouvement, pour ainsi dire tournoyants. «Tournoyants» je maintiens le mot, en souvenir d’une mince plaquette intitulée le «Tournoiement dans l’art» où un paradoxe ingénieux exaltait la vibration et le mouvement dans la poésie comme dans la peinture, en opposition au hiératisme et à son immobilité.

Dans son atelier souterrain, assez semblable à la [p. 236] crypte de quelque abbaye, Latouche nous fait les honneurs de ses prochains envois: envois pour la nouvelle Association de peintres, qui s’ouvrira samedi prochain chez Georges Petit, envoi pour l’Exposition universelle...

Et c’est le «Matin», une fantasmagorie de coin de parc, où s’animent les ébats de nymphes et de faunes, on dirait descendus de leurs piédestaux; debout, dans la vasque d’un jet d’eau, des nudités de femmes se dressent et se peignent; un chèvre-pied s’ébroue et renifle de joie sous les stalactites liquides d’une nappe d’eau retombante; il est tout balafré d’ombres vertes qui le font étrangement vivant; dans le fond, des silhouettes de faunes déchirent les longs voiles de brume d’une figure épeurée, qui doit être la «Rosée»; des cimes de hêtres mordorés fusent dans le ciel: c’est chimérique et charmant.

Puis, c’est l’ «Adieu», la nuque et le dos nacrés d’une délicieuse femme en peignoir, donnant ses mains à baiser à un cavalier presque invisible dans l’embrasure d’une porte; le décor est celui de la chambre à coucher de Louis XV à Versailles: eau pâle des hauts miroirs, or fondu des consoles, délicats lambris en grisaille. «Innocence» nous montre une ronde de jeunes marquises accroupies autour d’un terme de faune qui s’anime; les ombres et les feuillages de la clairière sont en or, un or amorti et doux de feuille de platane en octobre. Et ce sont d’autres toiles encore: des intérieurs de chapelle succèdent aux évocations Louis XV, d’imprévues aquarelles d’une facture absolument déroutante aux tableaux à l’huile, des croquetons de Venise à des notations de Saint-Cloud et de Versailles. Les heures passent légères et roses comme teintées par le pinceau du maître. Et un invincible attrait me [p. 237] ramène toujours devant un groupe confus d’amours et de satyres érigeant une vasque au milieu d’un bassin, dans une allée abandonnée de parc, le tout grouillant de luminosités vertes et bleues, qui donnent à l’eau du bassin le ton gemmé d’une queue de paon; et le peintre n’a mis que deux jours à fixer cette vision prestigieuse.

Nous remontons dans l’habitation. Dans le salon vaste, clair et d’un agencement inconnu aux tapissiers à la mode, madame Gaston Latouche et sa fille offrent le thé aux visiteurs.

Jeudi 8 mars.—Une aubaine: Degas raconté par Forain, Forain, l’inimitable et l’admirable causeur, parce que notateur d’une observation sagace, exercée, toujours en éveil et doué d’un esprit imprévu, primesautier, tout français, un esprit que l’autre génération ne connaîtra plus, l’esprit à la fois léger et profond, Forain qui a le mot et l’épithète, en somme, le dessin et la légende. Et c’est, rapportée de Degas cette critique définitive: «Whistler fait mystérieux dans le clair obscur; Manet, lui, peignait mystérieux dans le clair»; et ce testament de Degas à son peintre et ami: «Au cimetière, s’ils veulent prendre la parole et faire des discours, tu leur sauteras à la gorge et tu diras: «Degas..., il aima le dessin... et un peu moi»... Et chaque mot, qu’il détache comme à l’emporte-pièce, d’une voix mordante, découpe l’idée, silhouette le personnage et fait flèche. C’est une joie de l’entendre, un régal que de suivre son geste accompagnant la phrase. L’auditoire est sous le charme, et l’auditoire c’est Octave Uzanne, Jean de Mitty, Grosjean, Maurice Barrès. Et, sur la déclaration d’Uzanne, de son horreur pour le truqué, le mensonge du théâtre, cet art juif, et [p. 238] la psychologie de commande des comédiennes, c’est cette anecdote authentique rapportée par Forain: L’attendrissement de romance d’un auteur dramatique s’extasiant sur la délicatesse d’âme d’une ancienne maîtresse, une sociétaire de la Comédie-Française (ne la nommons point), et citant cette aventure à l’appui (c’est Forain qui parle, imitant à miracle la voix tremblée, la diction presque psalmodiée de l’amant): «Une âme exquise, des trouvailles de cœur... Ainsi, au début de notre liaison, un matin d’avril, l’idée nous vint d’aller déjeuner ensemble dans le bois de Sèvres, à l’étang de Villebon. Nous marchions sous bois; tout à coup nous voilà devant une pelouse, une pelouse toute fleurie de pâquerettes. Elle, alors, devant cette floraison, eut un mot charmant: «De la neige oubliée», me dit-elle.

Nous pouffons. Là-dessus, entre Musurus, qui nous annonce que la Comédie-Française est en feu; le théâtre de Molière brûle une heure avant la matinée.

De la braise oubliée sans doute... Et la commission des théâtres l’a visité la veille!

Samedi 10 mars.—Deux heures, Saint-Honoré d’Eylau, au convoi de la petite Henriot. On sort de l’église, et la badauderie parisienne entasse là des rangs de curieux venus pour voir les cabots et les ministres. C’est avec plus d’élégances, plus de fourrures et plus de retenue, l’enterrement de la petite Delobelle. Toutes les faces glabres pontifient; Mounet-Sully, seul, semble vraiment navré, et son aspect fait peine. Tous et toutes se comptent de l’œil. Madame Réjane affiche d’adorables larmes; il y a là de bien beaux yeux rouges d’authentiques pleurs, mais les lèvres ne le sont pas moins d’authentiques fards. On se sourit avec des yeux de cinquième acte. Toutes, je veux le croire, sont [p. 239] profondément émues: la victime était si jeune! et ses vingt ans, sa joliesse plaident pour elle; mais aucune des belles pleureuses n’a négligé son maquillage. Mademoiselle Moreno seule est vraiment pâle, et mademoiselle Sorel, vraiment rose: mais la palme de la beauté demeure à mademoiselle Mégard. Dans la foule, Paul Hervieu, Maizeroy, très ému, lui, car il connaissait la morte, Lehideux, Grosjean, Caran d’Ache; l’événement est très parisien.

Le catafalque est une monumentale gerbe de fleurs, une montante avalanche de daturas, de gardénias et de roses blanches; il s’ébranle dans la foule avec des allures de galère enrubannée et fleurie de fête galante; les fêtes de la Virginité et de la Mort.

Dimanche 11 mars.—Venise à Paris. Rien des échafaudages qui dressent le théorème de leurs silhouettes géométriques le long de la Seine, rien des coupoles et des façades de palais qui transforment le panorama du fleuve en je ne sais quelle monstrueuse ville du vingtième siècle, à moitié Amsterdam, à moitié ville des doges, mais surtout très Byzance; mais vingt études de la «Regina della mare e della sorella della luna», vingt tableautins sur Venise, reine de la mer et sœur de la lune, vingt toiles éveilleuses de rêve et consolatrices sous les ciels froids et gris d’un printemps grincheux.

L’exposition de mademoiselle Marie Sommer à la galerie Georges Petit, et voici les «Derniers rayons de soleil sur le canal Grande», le «Quartier Ogni Santi», «Fondamenta Nuova» et la mélancolie de la lagune morte, «San Trovaso», l’ «Eglise della Salute», qui fut un mois mon horizon des fenêtres du palazzo Veniere, que j’habitais; le «Pont des Soupirs», [p. 240] naturellement; la «Giudecca» et l’infinie tristesse de ses canaux bordés de prairies; la solitude de «San Francesco del Deserto», et tant d’autres souvenirs! toutes mes heures vénitiennes, toutes mes songeries déjà lointaines évoquées par une palette soleilleuse: le ton de brique écorchée des vieux palais, la dorure ternie des statues, les noirs profonds des embrasures de porte, le gris bleuâtre des très anciens balcons, toute la vie des pierres du vieux Venise reflétée et doublée dans l’eau lourde, l’étain figé des canaux animé et enflammé par la lèpre des façades et la zébrure des ciels; tout Venise, enfin, et sa décomposition splendide, toute sa somptuosité de pourritures sublimes, que seul Barrès a su rendre et chanter, exprimées cette fois par une amoureuse et une compréhensive de sa déchéance grandiose.

Chez le même Georges Petit, l’exposition de la Société nouvelle, l’exposition Gabriel Mourey... Alexander, Aman Jean, Brangwyn, Latouche, et Le Sidaner, etc., etc... rien que des noms de peintres chers, rien que des talents aimés, sympathiques, si personnels et si vrais... Mais ce serait beaucoup de peinture pour aujourd’hui... J’ai trop de Venise dans la tête: je reviendrai.

Je vais prendre le bateau-mouche à la Concorde et je descends la Seine entre une double rangée de donjons, de terrasses, de dômes et de palais... Oh! cette traversée de l’Exposition au crépuscule! quel spectacle vaudra cette immense allée d’eau bordée d’alhambras, de généralifes, de pagodes, de cathédrales et de kremlins?... C’est le tohu-bohu architectural d’un rêve de fumeur d’opium; toutes les époques ont entassé là, sur les bords du fleuve, des spécimens de monuments hétéroclites, fastueux et bizarres. Quel dommage qu’il [p. 241] n’y ait pas un beau coucher de soleil ce soir!... Oh! toutes ces villes hindoues, birmanes, et italiennes, et espagnoles, se détachant sur un ciel d’or! L’Exposition de 1900 nous promet pour la fin de cet été de bien beaux Turner!

Lundi 12 mars.—Les superstitions de madame Sarah Bernhardt. Par déférence pour la Comédie-Française, la «Maison du feu», qui débutait hier soir à l’Académie nationale de musique, madame Sarah Bernhardt, qui est très bonne et a oublié l’accueil fait à la Duse par nos aimables sociétaires, le banquet d’Armenonville et les stances de M. de Féraudy, madame Sarah Bernhardt a reculé sa répétition générale, ce qui mettait la première de «l’Aiglon» à mardi soir, un 13.

Or, comme madame Sarah Bernhardt est superstitieuse, elle a délibérément reculé de deux jours, et l’œuvre de M. Rostand affrontera le feu du public jeudi soir.

Madame Sarah Bernhardt (cette âme exquise d’artiste!...) est coutumière de ces faiblesses. D’ailleurs, madame Sarah Bernhardt ne serait pas de théâtre si elle ne professait pas le culte du fétichisme, dont sont atteints pas mal de directeurs. Après l’opération qu’elle subit, il y a deux ans, rue d’Armaillé, dans la maison de santé du docteur Pozzi, elle prit l’horreur subite de ses opales, les merveilleuses opales qui larmaient et ruisselaient le long de ses dix doigts: elles l’avaient trahie, disait-elle; elle ne voulait plus les voir, les pierres traîtresses! Toutes ses bagues furent envoyées chez le joaillier, et Lalique, à la place des gemmes condamnées, des opales maudites, y enchâssa tout un jeu de turquoises, la turquoise, la pierre qui porte [p. 242] bonheur. Madame Sarah Bernhardt eut désormais des mains céruléennes. Les mains pâles baignées de lueurs blêmes et changeantes seyaient mieux à sa beauté impérieuse et délicate; l’opale la faisait davantage «Princesse lointaine». Quelle gemme napoléonienne arborera l’impérial travesti de demain?

Je ne le verrai pas, car je pars. J’avais retardé d’un jour mon voyage pour applaudir la tragédienne dans l’uniforme blanc déjà porté par M. de Max; les superstitions de la femme, en retardant indéfiniment la première, m’ont privé de ce plaisir. Je ne verrai donc pas Sarah coiffée de ses seuls cheveux coupés court, Sarah, qui a sacrifié à la vérité et à la plastique du rôle une toison d’or universellement célèbre (un coffret de bois de rose a reçu la précieuse relique, d’indiscrets reporters ont pris soin de nous en informer). Madame Sarah Bernhardt coiffée à l’enfant, cela était pourtant tentant, et cela me tentait; mais il est vrai que j’éviterai aussi le public de la première et les propos de couloirs d’une salle d’invités... Il y a des compensations!

Même jour, au «Journal», six heures du soir. Un joli mot de Whistler. C’est Jean de Mitty, le Mitty de «Napoléon» et de «Stendhal», qui sera demain le Mitty de «Brummell», qui me le rapporte.

Un richissime Américain visite l’atelier de la rue du Bac, et, en amateur sagace, émoustillé, affriandé par la cuisine savoureuse des études du peintre (tant de symphonies en or et rose, en bleu et gris, en fauve et vert!), mais en même temps en Yankee sûr du pouvoir de sa fortune: «Combien?» demande-t-il négligemment au peintre en lui montrant les murs de l’atelier. Alors, Whistler, imperturbable: «Combien? Quatre millions.» Et, comme l’amateur se récrie, «Mes prix [p. 243] posthumes», conclut modestement le portraitiste de Théodore Duret.

Mercredi 14 mars.—A la salle Georges Petit, à l’Exposition de la Société nouvelle. Gabriel Mourey, rencontré hier dans les couloirs de la maison Ollendorff, m’a tellement pris à partie pour que je ne quitte pas Paris sans être allé voir ses peintres que j’en ai manqué le rapide de 8 h. 25... Bref, m’y voici. J’arpente à mon tour les dédales du temple. Tous à la cimaise. Les voilà bien, les avantages des expositions particulières!

Et c’est, à l’entrée, le panneau (Venise et paysages), de M. Eugène Vail. Les Lucien Simon ne lui font pas trop de tort, et Simon, ce sont pourtant les magistrales études du «Cabaret breton» et du «Jour de pardon». Oh! le dessin serré et la substance éclatante des rouges et des blancs de ce bon peintre. Les Cottet, autre bretonnant, me prennent moins; les Griveau, moins personnels encore, attristent l’œil de leur sécheresse. Mais voici les féeries d’or fluide de Gaston Latouche.

Les Henri Martin ne m’enthousiasment point: c’est d’une maîtrise déjà routinière. Et la véritable attraction de la Société nouvelle réside, il me semble, avec les intérieurs de Walter Gay, déjà nommé, dans les mélancolieuses études de province de M. Henri Duhem (oh! son «Soir de givre» et son «Humble Jardin») et dans le Bruges mystérieux et crépusculaire des six envois de Le Sidaner: une interprétation, on dirait, des «Vies encloses», de Georges Rodenbach. C’est le même charme pénétrant de tristesse, de résignation et de songerie quiète, quelque chose à la fois d’apaisé, de provincial, de lointain et de très doux qui dort et [p. 244] trouble cependant, nostalgique comme une oraison psalmodiée de béguine, dans l’eau morte de ses «Berges» et de l’étude intitulée le «Miroir»... Et l’impression de logis-fantôme, de maison Usher, que donnent les grandes fenêtres bleuâtres de son «Orangerie», et le mystère d’au delà de ses pignons enveloppés de brouillards.

Les «façades ensoleillées», d’Emile Claus, et ses maisons tout en rose sous le jeu d’ombres des pommiers de leurs vergers d’hiver m’étonnent encore sans tout à fait me charmer. D’Alexander, un portrait d’homme hors pair; j’aime moins ses études de femmes; d’Albert Baertsoen, une «Neige» tout à fait étourdissante, une neige qui, par ses ombres vertes et ses merveilleux gris impose le souvenir de Whistler. De Brangwyn enfin, une éclatante et prestigieuse tapisserie persane, qu’il intitule «Potiers au bord de l’eau».

Même jour, cinq heures et demie, sur le boulevard, une rencontre. —Et vous partez toujours ce soir! —Toujours ce soir. —Heureux veinard! Et vous brûlez l’«Aiglon»? —Je le trouverai au retour. L’oiseau a bec et ongles; avec une presse aussi soignée, la centième est assurée. —Oui, j’ai lu les interviews. Mais vous manquerez une belle chose; la première sera curieuse. —J’emporte le «Roi de Rome», de Pouvillon. —Comme provision de route? —Non, comme consolation. Je le lirai à Marseille en songeant à M. de Max, demain soir.

Jeudi 15 mars.—Madame Sarah Bernhardt dans l’«Aiglon».

J’allais partir. Doña Balbine
Se lève et prend à sa bobine
Un fil doré.
[p. 245] A mon bouton elle le noue,
Et puis me dit, frôlant ma joue:
«Vous resterez.»
Théophile Gautier.

Je suis resté.

L’«Aiglon» a été le triomphe de madame Sarah Bernhardt. Elle a été l’Hamlet blanc, le mélancolique et nerveux et charmeur Habsbourg dans lequel, par instants, se révolte et bouillonne le fougueux sang corse, le fils de l’Homme brisé et convulsé sous la serre de Metternich, qui le dompte en le traînant devant la glace, la glace fatale où surgit, évoquée par lui, la lamentable file des ancêtres, et Jeanne la Folle, et Rodolphe de Souabe, et Philippe II, et Charles-Quint, et c’est à la lueur des autodafés et des torches des cryptes que le blond, le trop blond fils de Marie-Louise, voit s’ébrouer et s’envoler, hélas! les Aigles et leurs sœurs les Victoires que Bonaparte avait mis en lui!

Paris n’acceptera jamais le bleu de ses yeux bleus.

Comme personne avant elle et personne après elle, madame Sarah Bernhardt a personnifié le petit prince français, blanc dans son costume de colonel autrichien, comme une hostie expiatoire, le petit Bonaparte au front de nostalgie et d’énergie parfois, mais bien allemand et déjà exsangue de sang latin quand il se cabre et tournoie, secoué d’épouvante au milieu des rumeurs plaintives et des voix d’outre-tombe de la plaine de Wagram.

Un Habsbourg pouvait seul fixer tant de fantômes.

Un neurasthénique comme M. Edmond Rostand pouvait seul évoquer, avec cette acuité de visionnaire, les transes et les cauchemars du neurasthénique épique qu’a été le duc de Reichstadt.

Le drame, tout en tirades, a été surtout goûté des comédiens.

[p. 246] Le «Roi de Rome» par le Roi de la Gomme.

Je suis resté pour la grande tragédienne. Maintenant, je pars!

Lundi 19 mars.—Marseille. Une lettre de Paris: «Je vous retiens! Vous me demandez de vous adresser en Riviera une impression de première sur l’«Aiglon», parce que vous quittez Paris mardi, et l’on vous a vu à la répétition générale!

»Que vous apprendrai-je que vous ne sachiez? que vous dirai-je que n’ayez vu? L’enthousiasme d’une salle d’amis admirablement composée et triée et surchauffée depuis des jours et des mois; les partisans douteux mis sous la surveillance immédiate des fanatiques, dans un habile méli-mélo de loges et de fauteuils; toute une police embrigadée allant, à chaque entr’acte, rendre compte à l’Empereur... non, au duc de Reichstadt, dans sa loge, de la tiédeur des uns et du zèle des autres; toute la phalange sacrée aux écoutes des propos de couloirs. Bref, le triomphe organisé d’avance, les ovations à chaque entrée de Sarah, d’ailleurs émouvante, épique, tragique, admirable, et l’orage des bravos et des hourras déchaîné à chaque chute du rideau dans une folie, un hourvari, un tumulte et un délire comme en connurent seules les arènes de Rome au temps des Césars, et le cirque à Byzance. Mendès, le buste hors de sa loge, debout, applaudissant à tout rompre; mademoiselle Feydeau, pâle, les yeux étincelants; l’air d’une jolie Euménide; Coquelin cadet encombrant de ses «ah!», de ses «oh!» et de sa mimique affolée l’encombrement des couloirs; Busnach baigné de douces larmes: «On n’a rien fait de pareil depuis Hugo! —Pas même Meurice, allons, dites-le!» Et tous les pitres, tous les cabots, tout ce qui, dans [p. 247] Paris, touche à la scène et au théâtre, se congratulant, se cajolant, égosillés de joie et criant au chef-d’œuvre; Cabotinville manifestant comme un seul homme en l’honneur de son auteur favori, préféré, le seul qui sache écrire pour les comédiens!

»D’ailleurs, vous avez lu la critique! Tous ont marché. Victorien Sardou, seul, a connu cet ensemble et cet accord parfait dans l’admiration et l’éloge, et encore, vous le savez comme moi, Sardou n’a-t-il jamais amené à résipiscence ni Mendès, ni Bauër. Et pourtant vous le savez comme moi, Sardou et Rostand, c’est le même théâtre, tout d’habiletés et de trucs, trop théâtre même: épisodes et petits faits cousus et rapportés, un travail de marqueterie historique, émaillé de trouvailles de bibelotier, travail, à mon avis, bien supérieur chez Sardou que chez Rostand, qui englue le tout d’une très médiocre poésie et, malgré tout, n’a encore commis ni la «Haine», ni une «Théodora».

»Mais allez donc faire entendre cela à un public tympanisé par les cymbales de toute la presse et affriandé, mis en goût et tenu en éveil par les sensationnelles interviews que vous savez, les costumes de velours noir du sympathique et jeune maître, et sa main fine et pâle de seigneur florentin pour accueillir les reporters! Quelle réclame! «Quel génie! quel dentiste!» comme gouaillait Oudry dans les «Saltimbanques».

»Et dire que cela, vous, vous ne l’avez pas dit. Vous n’avez rien dit du «Roi de Rome» d’Emile Pouvillon. Vous avez, comme les autres, «dithyrambé» sur l’épique Hamlet blanc et fait bénéficier l’auteur du triomphe incontesté de l’interprète. Vous avez flanché, mon cher, et pourtant, vous, vous n’avez pas de pièce reçue chez madame Sarah Bernhardt, et vous n’avez [p. 248] aucun espoir d’y être joué un jour. Donc, vous étiez en toute indépendance.

»Vous avez trahi là tous les poètes, les Henri de Régnier, les Stuart Merril, comme vous avez trahi les Vielé-Griffin, les Verhaeren et les Henri Bataille, auxquels une critique qui sait ce qu’elle veut oppose soi-disant de bonne foi les hexamètres de «Cyrano» et de la «Samaritaine».

»Du théâtre, certes, M. Rostand fait du théâtre, mais pas celui que nous aimons. Il y a dans son drame joli et pimpant dans ses détails comme un Debucourt (après la fête costumée du quatre, quelqu’un a prononcé le nom de Watteau, en souvenir, sans doute, des «Romanesques»); il y a dans son drame un acte d’exposition délicieux, chatoyant, exquis: celui de Baden-Baden; mais, déjà au second, la trame de la pièce montre les ficelles!

»Oui, je sais, le sentimental qui est en vous a aimé la scène de «Je déchire, je déchire», et celle entre Marmont et le duc de Reichstadt; je vous accorde même la leçon de tactique et le truc des soldats de plomb, qui fournissent une belle tirade, déjà lue ailleurs, dans les «Châtiments», je pense... La belle tirade abonde dans l’«Aiglon»; c’est même écrit surtout en monologues. Mais le rôle de Flambeau, dit Flambard, le vieux grognard qui les repeindra, les soldats de plomb. Vous acceptez ce fantoche de la Grande Armée, vous et sa verte semonce au maréchal Marmont? Mais, mon cher ami, les soldats de l’Empire avaient le respect de leurs officiers, si nous avons le mépris des nôtres! Vous me direz que c’est du théâtre. Soit, mais de l’affreux et routinier théâtre, aux effets faciles et prévus!... Flambard, dit Flambeau, ou Flambeau, dit Flambard... Et l’apostrophe de Metternich au petit chapeau [p. 249] et la terreur du même Metternich, halluciné devant Flambard montant la garde en uniforme de grenadier... en plein Schœnbrunn, dans l’appartement du prince, et c’est les souvenirs de Raffet. Mais cela est de l’Ambigu et se supporterait à l’Ambigu, si c’était signé Decourcelle! L’homme qui a écrit la «Princesse lointaine» doit, dans son for intérieur, mépriser la grossièreté de tels effets: c’est de l’imagerie d’Epinal destinée au public des troisièmes galeries, des coups de théâtre dédiés aux titis du poulailler. Mais il faut bien remplir la salle, et M. Rostand a songé à sa trois centième.

»Vous avez aimé et loué la scène du miroir, où Metternich évoque aux yeux du jeune prince terrorisé les fantômes de toute sa race! Moi, pas. Elle est tout entière dans Shakespeare (voyez Macbeth dans l’antre des sorcières), et dans «Hernani», à la scène des portraits. Je vous fais grâce du reste. A partir du quatre, malgré le luxe et le papotage du bal masqué, le public bâille ostensiblement. L’«Aiglon» n’en fera pas moins le tour de l’Europe, parce que toutes les ficelles ont été merveilleusement graissées, la réclame savamment cuisinée, et que notre Sarah y est de premier ordre!

»D’ailleurs, la pièce a eu les parrains qu’elle mérite, l’enthousiasme de MM. Coquelin cadet et William Busnach. Mieux, l’«Echo de Paris» publie ce matin une lettre versifiée du vicomte de Borrelli à l’auteur de l’«Aiglon». Le cher vicomte acclame et proclame M. Edmond Rostand triomphateur et libérateur: cela, c’est le sacre!

»L’«Aiglon», écrit M. de Borrelli: l’«Aiglon» nous a délivrés d’Ibsen, d’Hauptmann, Strindberg, Bjornstjerne Bjornson, Dostoïevsky et autres gêneurs; [p. 250] nous sommes du coup retournés au théâtre du père Alexandre Dumas, c’est-à-dire cinquante ans en arrière.

»Je trouve tout naturel que les «Deux Orphelines», le «Vicomte de Bragelonne» et même «Education de Prince» fassent des salles combles et des tas d’argent comme les «Deux Gosses»; mais c’est du théâtre et non pas de l’Art, et il ne faut pas alors nous citer Victor Hugo, Shakespeare et Schiller. Dans ce théâtre, Sardou, à mon avis, demeure l’homme supérieur, avec un bien autre souci d’exactitude et de vérité dans l’épisode et le détail. Sardou et Rostand resteront les auteurs de madame Sarah Bernhardt. Et malgré «Izeïl», et malgré même «Médée», et «Lorenzaccio», parce que Musset, et «Hamlet», parce que le grand Will, notre grande et géniale Sarah aura surtout été la muse de ce genre de théâtre, parce qu’elle est le théâtre elle-même,

Reine de l’attitude et princesse du geste;

mais par cela même, c’est le métier qui le veut.

Princesse du battage et reine du Chiqué;

... Souvenez-vous de Donnay... En somme, le théâtre de l’Insincérité.»

Toute violente qu’elle soit, cette lettre a de l’accent dans sa violence et n’est pas sans justesse, toute restriction faite sur les personnalités.

Le piquant est de l’avoir reçue et transcrite pour le «Journal» à Marseille même, le pays de la bouillabaisse et de M. Edmond Rostand.

Mardi 20 mars.—Cannes. Une lettre de Paris. —«Mon cher ami, je n’ai pu profiter du coupon Donnay, n’étant pas rentré ce jour-là chez moi. Mais, si vous [p. 251] tenez à des renseignements sur Mégard, Diéterle, etc., j’irai les chercher avec un double plaisir. Il paraît que c’est joué à ravir, mais que la pièce n’est pas de grand crû, mais de la légère tisane frappée; ces dialogues de la «Vie parisienne» mis à la scène sont loin du «Mumm» de «Douloureuse» et d’«Amants». Granier y est parfaite; là-dessus, l’avis est unanime.

»Pour Henri Rivière, son exposition est sans intérêt; c’est l’éternelle répétition d’un éternel procédé et une facture compliquée de détails sans importance et qui disséminent l’effet. Si vous voulez quand même des lignes, je vous les enverrai sans retard en me contentant d’analyser les décors. Mais il y a, en ce moment, des expositions meilleures. A ce propos, je m’étonne que, dans votre dernier Pall-Mall, dans votre prose consacrée aux Venise de Marie Sommer, vous ayez omis de parler des huit toiles envoyées là par Forlina... Forlina quel est ce peintre? Un Vénitien sans doute. Comment le remarquable envoi de ce coloriste vous a-t-il échappé? C’est d’une bien autre facture que les luminosités or et rose de mademoiselle Sommer, d’un métier solide et puissant. L’eau y est traitée à la manière de Thaulow, tout en vibrations de lumière et d’ombres papillotantes, chatoyantes. Cela miroite, et cela rêve, et cela vit. Et la truculente cuisine des couleurs dans le rendu des pierres et des briques des monuments! Il n’est pas possible que vous ayez vu son «Clair de lune», par exemple, ou ses «Derniers Rayons»: vous les eussiez signalés; cela, j’en suis certain.

»Dans votre paragraphe consacré à la Société nouvelle, est-ce aussi à dessein que vous avez oublié Prinet, Dauchez et Aman-Jean? Ce sont pourtant là de bons peintres. Je sais que les intérieurs de Prinet pâlissent un peu auprès de ceux de Walter Gay: ils n’ont [p. 252] ni leur enveloppement ni leur élégance, c’est plus sec et plus neutre. Mais il y a là un parti pris de peindre sobre et neutre bien intéressant. Les ciels de Dauchez demeurent un peu durs; mais quelle mélancolie dans ces mornes étendues de plaines et de marécages! J’aime moins la nouvelle manière d’Aman-Jean. Il a rompu la trame de clair-obscur au fond de laquelle il enfermait ses personnages; ils se sont évadés de la mystérieuse tapisserie dont il les faisait captifs; mais maintenant ils se contorsionnent et se cambrent avec des gestes d’acrobate dans des éclairages rougeâtres et violents. La manière de Besnard l’obsède évidemment; j’aimais mieux la sienne.

A l’Ambigu, la «Duchesse de Berry», autre drame historique... L’«Aiglon» suffit. Et enfin les transes et les angoisses des hauts seigneurs de la Comédie, la Comédie, un moment sans asile, dans la rue, comme de vulgaires ambulants, et enfin hospitalisés à l’Odéon, qui déménage. Ginisty passe l’eau et s’installe au Gymnase... au Gymnase, oui, au «théâtre de Madame», où Tarride et Jeanne Hading sont engagés pour l’«Enchantement» de M. Bataille (Henry). Enfin, hier, aux Folies-Bergère, spectacle plutôt coupé d’incidents: pall-mall débuts de Jane Derval, de Rita del Erido, de Séverin et de Guerrero dans la «Flamenca»: la Corse et l’Espagne, Madrid et Ménilmontant. Un Chinois a renversé sur l’orchestre un baquet d’eau qu’il devait escamoter. La «Flamenca» a plu: c’est de la tauromachie «ad usum Lutetiæ». Et Séverin s’est enfin esquivé du sempiternel suaire-souquenille du Pierrot des Funambules; il remplit également bien sa culotte et son rôle de toréador aimé et tragique. La Guerrero, fort jolie, a mimé de façon plaisante, inattendue. Otero, elle, débute samedi au Gymnase. C’est la pantomime endémique. [p. 253] «Catullus nobis hæc otia fecit...» Mais la grande comédie de la semaine va être l’interpellation qui nous est promise à la Chambre pour jeudi: le gouvernement va être pris à partie et sommé de s’expliquer sur la décoration Paquin... Le ministère du commerce fleurissant du ruban des braves la boutonnière d’un couturier... Au ministère des beaux-arts, on eût compris; mais du commerce!... Renseignements pris, ce ne sont pas les mérites esthétiques du monsieur qu’on a récompensés, mais son dévouement à la bonne cause.

»M. Paquin a été décoré, il est vrai, le mardi gras, ce qui permet au ministre interpellé de répondre que cette paquinade est un travesti: décoration de carnaval, une diversion d’un gouvernement qui se divertit.

»M. Lewis, le modiste bien connu, va, paraît-il, fonder un journal où la cause des employées de maisons de couture sera énergiquement défendue; titre: les «Droits de la femme».

»A quand la décoration de M. Lewis?»

Samedi 24 mars.—Nice, la dernière bataille de fleurs. Sous un ciel dur, on dirait plâtreux, et devant une mer d’un bleu cru, les attelages enrubannés défilent; des barrières contiennent et retiennent la foule. Devant le Cercle de la Méditerranée, des toilettes voyantes et des échafaudages de fleurs artificielles et de plumes signalent le public des tribunes. La lumière brutale de trois heures accuse violemment la cernure des yeux, la fanerie des teints cuits et le crépi violacé des fards; ces dames étaient mieux jeudi, sous le masque. Aux balcons et aux terrasses des grands hôtels en façade sur la Promenade, on parle anglais, allemand, italien, espagnol du Sud et surtout rastaquouère; un [p. 254] public de paquebot jargonne et foisonne de l’hôtel West et End à la place Masséna, et jamais je n’ai eu aussi profonde la sensation de détresse et d’exil.

Entre temps, landaus, victorias, drags et buggies défilent, décorés de fleurs criardes, d’un jaune violent et d’un violet maussade sous ce mistral et ce soleil. Que sont devenues les odorantes symphonies en blanc, en mauve et en rose des œillets, anémones, narcisses et giroflées du marché des Ponchettes, la féerie de nuances des matins niçois, aux étals des marchandes de fleurs?

Dans un break tout de mimosas, des hommes ont arboré des complets blancs et des canotiers à ruban orange qui font paraître leurs faces éreintées plus avachies et d’un brun plus sale. Le mauvais goût des ornementations fleuries horripile dans ce cadre faux et luxueux de restaurants et de grands hôtels; le bleu de la mer, l’arête des montagnes en prennent un aspect factice et voulu abominablement théâtral. La Juniori, de fondation, ici, dans toutes les manifestations de plaisirs niçois, passe et repasse, très comité-des-fêtes, dans une voiture criblée d’œillets trop roses et d’anthémis trop jaunes. Les cris des vendeurs de journaux assourdissent. C’est l’heure du «shopping» devant les somptueux étals de la rue Masséna et de la place. J’ai hâte de gagner la promenade solitaire du Château par les ruelles colorées et grouillantes du vieux Nice.

Dimanche 25 mars.—Vintimille. —Pendant qu’à Nice le concours des automobiles fleuries attire le roi et la reine de Saxe, il nous a plu d’aller rôder dans la sauvagerie de la vallée de la Roya et l’incurie, tout italienne, d’une petite ville de frontière.

[p. 255] Amusant, le vieux Vintimille, haut perché, comme le vieux Monaco, sur sa presqu’île en éperon dans la mer. Ce sont les mêmes rues, étroites et montantes, pavées de larges dalles, comme celles d’Eze et de Roquebrune, avec des arches et des voûtes enjambant d’une maison à l’autre; rues froides et baignées d’ombre, que les offices du dimanche font désertes, toute la population tassée dans les sanctuaires lambrissés et peints en trompe-l’œil des églises du littoral. Et ce sont de pauvres étalages chamarrés de foulards multicolores et d’indiennes voyantes, chers aux race latines. Dans la solitude des rues, c’est la rare silhouette d’un bersagliere empanaché de plumes de coq. Et, dans cette ville froide et muette, on aurait la sensation d’une cité vidée par une panique de tremblement de terre ou de peste, sans la sonnerie cuivrée d’un fortin voisin, caserne moderne surgie des ruines de l’ancien château des marquis de Vintimille. A chaque bout de rue, c’est, encadré entre deux maisons, souvent peintes, le bleu du large et le bleu de la mer; des citronniers y égrènent l’or de leurs fruits, et derrière nous, les cimes grises et violacées des Alpes se hérissent de pinèdes et de bois d’oliviers.

Auprès de la gare, dans le mouvement de la nouvelle ville, une trouvaille de chapellerie dédiée au ministère du commerce: le portrait d’Alfredo Dreyfus orne la coiffe de satin blanc des chapeaux. Le capitaine est toujours le grand Français de l’Italie. Nous tenons l’adresse de ce chapelier à la disposition du ministre qui a décoré M. Paquin (Isidore).

Lundi 26 mars.—Monte-Carlo.—Pansémitisme. A la villa Hersilia, aux Deux-Moulins. M. Raoul Gunzbourg, l’ingénieux metteur en scène des divertissements [p. 256] russes et monégasques de Pétersbourg et de Monte-Carlo, l’ethnographe érudit que le feu tsar chargea de limiter les frontières de l’Oural sur les populations asiatiques, nous communique de curieuses observations sur les races. A l’entendre, trois races seules couvrent le globe, multipliées à l’infini par des abâtardissements, qui sont la race jaune, la race blanche et la race noire. Cham, Sem et Japhet, et, dans la théorie exposée par Gunzbourg, Sem, à lui seul, résume toute la race blanche. Les théories d’Humboldt, les légendes du «Cosmos» disparaissent. Le plateau du Caucase, la descente de la race pure vers l’Est et vers l’Ouest et le mythe du Celte et de l’Hindou apparentés à travers les distances s’effondrent. Nous autres Aryens, nous ne sommes plus que des sémites déchus, et la race pure est celle d’Isaac et d’Ismaël.

Cette conception du pansémitisme est curieuse à écouter dans la bouche de l’homme qui a inventé le panslavisme. A table, Henry Fouquier, qui conférencie mercredi, Baron, des Variétés, et quelques métis aryens protestent; je suis du nombre.

Mardi 27 mars.—Monte-Carlo, au César-Palace. —Dans le hall blanc décoré de plantes vertes et doucement éclairé par des électricités tamisées de soie myrthe, dîner avec Frank Harris, le grand publiciste anglais et l’historiographe de Shakespeare, Frank Harris, un des plus gros remueurs d’affaires de Londres, et Henri Davray, le traducteur attitré de Wells, dont le «Mercure» vient de publier la «Guerre des mondes».

Après le déjeuner sémite d’hier, le dîner aryen. Frank Harris, enthousiaste, lui, de la Sicile et de [p. 257] l’Hellade, amoureux de la lumière et des mythes ensoleillés de l’archipel ionien, se réclame énergiquement du polythéisme grec et y reconnaît le caractère même de la race pure.

Celtes, Hindous, Basques même, amoureux des forces du monde et poètes d’instinct comme tous les êtres sensibles à la beauté extérieure, ont peuplé les éléments de dieux. Le polythéisme est l’hommage ému de l’homme à la nature, et le premier joug que la race sémite ait imposé à l’univers, c’est justement le christianisme, cette religion juive née à Bethléem, développée à Jérusalem, étroite de morale et sanglante et triste, ennemie de la beauté et des libres instincts de l’amour, la religion de Jéhovah implacable et exclusive, réclamant du sang et des supplices, comme Moloch et Baal. Et, pendant que la conversation artiste et verveuse va du palais Pitti à la pinacothèque de Munich, avec des haltes aux temples de l’île de Philé et aux «Peseurs d’or» de Rembrandt, la pluie crépite aux vitres, la neige floconne sur les montagnes de la Turbie, et un hiver attardé attriste le paysage de promontoires et de golfes de la Riviera, comme le deuil même du catholicisme a enténébré la joie d’exister des vieilles civilisations. Et c’est la prière sur l’Acropole, la divine prière de Renan qui nous hante... «Et cette splendeur, cette extase et cette beauté divine, un petit Juif est venu qui a chassé tout cela.»

Mardi 17 avril.—Toulon. L’«Adversaire», de Bernard Douay. La fièvre, une atroce fièvre prise à Cannes, influence du mistral ou rechute d’influenza, me cloue dans ma chambre d’hôtel. Et, de dehors, c’est le plus beau soleil, le ciel limpide et le bleu de la rade, un soleil de Pâques en triomphe depuis dimanche et [p. 258] et qui doit noyer de lumière les côtes boisées de Sainte-Mandrille, de Tamaris et de Balaguet! Trois jours d’excursions perdus! Des brassées d’œillets soufre et orange, que j’ai envoyé chercher au cours Lafayette, me consolent de leurs corolles de parfums et de clartés; l’air vif entre à flots par mes fenêtres ouvertes, et les rumeurs aussi de vie et de gaieté de ce mardi de Pâques. Et je prends mon mal en patience parce qu’un livre aussi me console et me conforte comme un cri de France et comme un cri de guerre longtemps attendu et enfin poussé.

L’«Adversaire»! Quel adversaire? Ecoutez plutôt un des personnages du livre, M. de Jagellon, en parler. Je transcris:

«—Vous vous demandez sans doute, continua Jagellon, pourquoi, quand je parle ainsi, je hante céans. J’y ai souvent réfléchi moi-même. C’est peut-être qu’au fond je les aime... Leur haute philosophie pratique les rend d’un commerce agréable. A force d’avoir roulé à travers les peuples et les patries, ils ont usé tous leurs angles; ils sont lisses et doux à manier comme des galets... Enfin, c’est une loi profonde de nature que ce qui périt aille à ce qui se décompose. Peut-être y a-t-il une joie farouche pour le passé qui meurt en moi à mesurer ce que le monde perd de noblesse en changeant de maîtres. Car ils sont les vôtres. Les mailles du filet d’or sont tissées plus solidement sur les peuples que ne furent jamais celles du réseau de fer de la féodalité. La féodalité financière durera sans doute plus longtemps que l’autre. Et ce n’est pas MM. Jaurès, Clémenceau et consorts, qu’ILS emploient à mater les dernières forces qui leur sont rivales, qui leur feront obstacle.

»—Vous le dirai-je...

[p. 259] Le regard de Jagellon, tout à l’heure railleur, s’éclaira d’une lueur mystique.

»Cette domination actuelle du peuple «témoin» me frappe comme une des preuves terribles que Dieu, dans son omniscience, appesantit sur la chrétienté qui le nie. Parce que vous oubliez la Vérité du Christ, dont Israël, indestructible et dispersé, demeure comme la vivante pierre de témoignage, le Seigneur l’élève au-dessus de vous et pose son pied sur vos têtes, afin que l’énigme de sa mystérieuse existence vous convainque enfin, et vous force à revenir à lui.»

C’est assez explicite, l’«Adversaire». Et, en regard de cette page un peu sainte-russie, cette profonde, aiguë et spirituelle étude d’âme parisienne, une âme d’élite et élégante bien connue des milieux parisiens.

«Cette âme chatoyante et débile, elle la connaissait comme une petite maison à elle, dont toutes les portes secrètes, les escaliers dérobés lui étaient de longue date familiers. Elle la connaissait d’autant mieux qu’elle pouvait se dire avec orgueil qu’elle l’avait sinon construite, du moins aménagée selon ses plans et ses goûts. Et le monde s’était accordé à admirer son œuvre. Elle avait pris cet homme encore incertain de son propre génie, tâtonnant pour trouver sa voie hors l’obscurité. Ame de seconde main pour ainsi dire, comme en produisent les civilisations vieillissantes, dont la sève créatrice a tari et qui ne sont plus peuplées que de formes et d’échos. Dans cette presse de sensations ténues, reflets de reflets, éclairs de miroirs à facettes, qui le fatiguaient sans résultat de leurs vibrations courtes, s’effaçant l’une l’autre, pareilles aux rides d’un étang mort, cette femme avait jeté le petit morceau de bois sec —cela seulement— autour duquel avait pu s’opérer enfin la cristallisation brillante. Qu’était-ce donc [p. 260] pour accomplir ce prodige? Précisément: rien; la Négation, le Néant. Autour du Vide universel, gentiment réduit aux proportions d’une salonnière, il avait tissé de fils d’araignée la formule ironique et voluptuaire de l’existence qui fut l’Evangile des adultères de cinq à sept. Elle lui avait insufflé ce mépris parfait de l’âme humaine, dont l’élégance ravit ses contemporains. La rencontre de ces deux êtres, ç’avait été comme la mainmise d’Israël sur l’âme de Paris, anémiée par la défaite: Sem vengeant son long abaissement en empoisonnant la race des «goym» de cette science exclusive des basses parties de l’homme où l’ont parqué lui-même deux mille ans d’opprobre.»

L’«Adversaire», signé du nom Bernard Douay, un pseudonyme qui cache mal une des femmes les plus brillantes de la colonie danoise, est dédié à M. Maurice Barrès.

Dimanche 22 avril.—Onze heures du matin avenue des Acacias. Dans la fraîcheur verte du Bois, rajeuni par Avril: des feuillages légers comme des fumées; du côté de Suresnes, des horizons clairs et doux, on dirait peints au pastel, et, sous l’émoi des feuilles nouvelles, dans le bleu du matin, que chauffe déjà la montée du soleil, la promenade au trot des buggies, des tonneaux et des charrettes, avec les chevaux steppant, lustrés et peignés comme des filles, dans des harnais de cuir fauve et de nickel; un luxe gai et matinal, où tout est clair et vif, lavé et frais à l’œil, le vernis des souliers des promeneurs comme le visage émoustillé des promeneuses. Et, dans l’émerveillement de cette belle matinée de printemps, toilettes claires, chapeaux fleuris, jaquettes impeccables, attelages astiqués et luisants, acteurs et décors seraient dignes du [p. 261] pinceau de Caran d’Ache —Caran d’Ache, qui fait les cent pas, escorté de Cappiello et de Jane Thylda, cambré et sensationnel dans un nouveau complet dont le carreau congestionne et ameute— oui, en vérité, tout serait digne de ce pinceau élégant et précis sans la trépidante irruption des autos, et des triplettes à pétrole, et leur hideur brutale, encore aggravée par les grosses lunettes des chauffeurs, l’allure de masques à bésicles des nobles seigneurs qui les montent.

Engoncés de peaux de bêtes, écrasés dessous des casquettes monumentales, c’est l’effarante laideur du vingtième siècle qui passe... et l’odeur de ce pétrole dans cette allée tout odorante de senteurs de jeunes pousses et du sillage embaumé des femmes.

Helleu les guette, embusqué là sous un arbre, Helleu, le notateur des attitudes et des cambrures de la femme, attentif et charmé... Il défile tant de jolies tailles, les matins d’avril, dans les allées du Bois, et c’est, en lumière sur le clair-obscur des taillis; le «shopping» escorté de flirts de jeunes et frêles femmes du monde ou du théâtre, fleurs d’avant-scène et de premières descendues triomphalement affronter ce matin, la clarté du grand jour et le décor vert du Bois.

Un groupe. «—Vous voilà revenu? —A mon grand regret! —Cette Exposition pourtant? —Je n’y mettrai pas les pieds. Je veux la voir finie. —En juin, alors? —Mais les palais des Puissances! C’est ce qu’il y a de plus beau et ça se voit de la Seine? —Oui, ce sera bien quand ce sera cuit. —N’appelez pas l’incendie! —Je veux dire estompé, patiné par le temps. Ça serait très bien dans cinq ans. —Vous êtes dur. —Mais juste. J’y passe tous les jours sur le bateau, et je vous jure que c’est bien mieux le soir, quand ça [p. 262] s’enveloppe des brumes. Il y a alors des effets de ville hindoue très amusants. —Vous êtes l’homme des soirs! —Oui, l’après-midi est hostile: il y a un jour cru de midi à trois heures... —... qui conseille la sieste... L’êtes-vous devenu, l’homme du Midi! —Et comme j’ai raison! Regardez-moi ce ciel. Il fait beau temps, et nous sommes au Bois; regardez-le bien; il est couleur de suie. —Que voulez-vous! l’azur étroit des villes...»

Autre groupe. «—Cette Académie Goncourt? —Ça n’a pas fait grand bruit. —Pourtant Céard... —Droit à l’ancienneté. —Alors Paul Alexis aussi. —L’Alexis de Zola, ce vieux pâtre oublié sous le hêtre de Médan. Alors aussi Toudouze... —... qui, pendant vingt ans, consciencieux et fervent, prit, tous les dimanches, son aller-et-retour Saint-Lazare-Auteuil. —Pour figurer au Grenier. —Honneur au courage malheureux. —Moi, après le succès de la «Double Maîtresse», je m’attendais à Henri de Régnier. —Prrtt! Lui, la vraie Académie l’attend. Mais votre candidat, à vous, qui eût-il été? —Georges Lecomte. —Georges Lecomte? —Oui, avez-vous lu «Espagne»? —Non. —Eh bien, lisez «Espagne» et la «Maison en fleurs».

Autre groupe. «—Vous avez été dur pour Rostand! —Non. J’ai vu l’«Aiglon» à Marseille. —Et... —C’était mieux à Paris, quoique Jeanne Grumbach... —Voyons, elle ne fait pas oublier Sarah? —Non, mais elle n’en impose pas le souvenir. —Et le rôle de Flambeau? —Par Jean d’Aragon? Le Flambeau est sans pitié. —Comme le Gendarme de Tristan Bernard. C’est un rôle qui tue son homme! —Et Guitry le joue vrai, et voilà pourquoi il y est absolument inférieur. Ce Rostand, c’est lui le roi de l’attitude et le prince [p. 263] du geste. —Encore? Ça recommence? Vous êtes impitoyable! —Bah! «les morts que je fais se portent assez bien». C’est l’«Aiglon» qui l’a mis dans cet état, si vous voulez la vérité. Les trois actes qu’on l’a mis en demeure d’achever, son inspiration partie, coupée par le revirement d’opinion que vous savez. Le moyen d’écrire un duc de Reichstadt épique quand on est devenu dreyfusard? —Chut! une amie de la maison qui passe.»

Sous un immense chapeau enguirlandé de violettes s’avance la jolie madame Lucien Muhlfeld. «Oui, une amie intime des Rostand.»

Mardi 24 avril.—Neuf heures du soir, à l’Opéra-Comique, le «Juif polonais». Pouvait-on aller plus loin dans l’art des éclairages et de la mise en scène que ne l’a été M. Albert Carré dans la reprise d’«Orphée» et la création de «Louise», de Charpentier? Non, semblait-il, quand on se rappelle l’ingénieuse plantation du bois de cyprès où dort le tombeau d’Eurydice, le Puvis de Chavannes peuplé de nymphes botticellesques du «séjour des ombres heureuses» et surtout la tragique et ténébreuse descente d’Orphée aux enfers, ce décor de ténèbres et d’épouvante où les profondeurs de l’abîme s’éclairent de gestes blêmes et de masques verdâtres de larves et de spectres.

Puis il y eut, pour encadrer la musique papillotante et chatoyante de «Louise», les échafaudages et les hautes maisons du réveil de Montmartre, tout le pittoresque de la Butte s’animant aux clartés de l’aube, et puis enfin l’étourdissant panorama de Paris un soir de 14 Juillet, cet horizon de dômes et de toits tout crépitants d’étincelles, de fusées et de feux de Bengale dans le bleu profond de la plus belle nuit [p. 264] d’été, et la mise en scène déconcertante de grouillement, de mouvement et de vie: lanternes vénitiennes, oripeaux et paillons, du couronnement de la muse dans le jardin du poète.

Je ne reviens pas ici sur la valeur des œuvres. En dehors de la «Prise de Troie», de Berlioz, l’Académie nationale de musique n’a pas, depuis deux ans, monté un opéra équivalent à ceux de MM. Charpentier et Erlanger. Eh bien, dans la dernière création de la salle Favart, M. Albert Carré, si l’on peut dire, s’est encore surpassé. Je ne parlerai pas de la musique, d’une science d’orchestration toute moderne, sérieuse et prenante et d’un charme frais dans les scènes pittoresques, donnant tout le parfum d’idylle et de bien-être de la prose d’Erckmann-Chatrian. L’interprétation est également hors pair, et Victor Maurel, dans le rôle de Mathis, joue, mime et chante le personnage de l’aubergiste assassin par amour de son foyer, comme ne l’ont jamais joué le créateur du rôle à l’Ambigu et l’acteur qui le reprit quand le «Juif polonais» passa au Théâtre-Français.

L’émotion du public a été grande, et la scène de la folie, où Mathis s’épeure et divague en valsant, frénétique, aux fiançailles de sa fille, sur l’air bien connu de la valse du Lauterbach, demeurera une des belles créations de sa carrière.

Des garçons qui faisaient grand tapage
De leurs biens au soleil,
Sont venus me parler mariage
En pompeux appareil.

Madame Gerville-Réache, l’Orphée d’hier, dans le rôle de Catherine, et de Carbonne dans celui du docteur complètent une interprétation d’élite. J’ai moins aimé, dans Suzel, mademoiselle Guiraudon, si exquise dans [p. 265] la Mimi de la «Vie de bohème» et la Cendrillon de Massenet. Elle a toujours sa voix de fleur qui chante, mais le costume alsacien l’engonce et lui fait des gestes de poupée, à l’unisson, d’ailleurs, du jeu de M. Clément, raide comme un morceau de bois dans son rôle de gendarme. Mais ce qu’on ne saurait trop louer et assez répéter, c’est le soin et la minutie, le culte du détail et de la vérité apportés dans la reconstitution de l’atmosphère du drame, le poêle en faïence et les boiseries de l’auberge, le froid prenant des effets de neige de cette nuit de Noël, l’adorable, la pittoresque et touchante descente à la messe, tout le village dans le décor d’aubépines, de frondaisons légères et de ruelles escarpées, campé là par Jusseaume sur un fond de vallée où revit toute l’Alsace. Je reviendrai sur les effets de la cour d’assises, au troisième acte, où des surgissements de fantômes et la mise en valeur d’une main de magnétiseur sur le crâne du patient révèlent plus qu’un metteur en scène de talent, mais affirment presque un artiste de génie. Ce sera là, je crois, le clou de l’Exposition.

Dimanche 29 avril.—Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. —«Alors, vous la boudez toujours cette Exposition? —Vous avez tort: il y a des coins charmants. —Tu parles! —Plâtras et patatras. Quel jour inaugurons-nous une passerelle? —Pour une imprudence! Si l’on peut dire!... —Attendez les autres: c’est une ère qui commence. —La statistique des cadavres. Vous les comptez? Les pyramides ont coûté plus d’hommes. —Mais elles auront duré davantage. —Bénissez le ciel que ces architectures-là ne restent pas. Ça vous enthousiasme, vous, le style nougat? Vous avez vu les palais de l’Esplanade, tous [p. 266] ces dômes en couvercle de soupière: c’est l’apothéose de la marmite, le style soutien... non, souteneur de l’Etat. Et la porte Binet, la fameuse salamandre avec la dame mannequin qui accueille l’univers! Le populaire en a fait justice, car il ne manque pas de bon sens, l’ouvrier parisien. Vous savez comment on l’appelle, la dame à Binet? —Non. —Flora Paquin. —Paquin, couture. —Allons, je vois que c’est un parti pris. Il est de bon ton de la débiner, cette Exposition, et vous marchez tous comme un seul homme, parce qu’entre chapeaux à huit reflets et robes à ventre avalé il a été convenu... Eh bien, ce que vous faites là, mes petits, c’est du dernier snob. Vous obéissez à un mot d’ordre et, ce qui est du dernier stupide, vous dénigrez sans avoir vu. —Mais les palais du Champ de Mars, ce tohu-bohu de boîtes à jouets mises à sac, ce brouhaha de dômes et de coupoles jaillis là au petit bonheur, vous trouvez ça beau, vous, cette champignonnière en délire de faux Kremlins et de pagodes? —Ce que vous dites là tient d’autant moins que rien de tout cela ne restera. Ça, c’est la foire de Nijni-Novgorod pour les agences Cook et Lubin. Mais il y a des merveilles que vous ne voulez pas voir dans cette Exposition: les deux palais aux Champs-Elysées, le petit surtout. C’est la continuation du style de Trianon dans ce qu’il y a de plus pur; les proportions sont exquises. Mais vous êtes aveugle par rancune: c’est le gouvernement que vous boudez à travers l’Exposition. Cette travée de palais est unique, vue des Champs-Elysées. Et le pont, le pont Alexandre III, quelle courbe dans le vide! Mais c’est beau comme un théorème de géométrie, cette ellipse d’acier enjambant tout le fleuve. Ah! j’aime moins les bronzes des lampadaires, cela est certain: [p. 267] l’ornementation est surchargée; mais les quatre pylônes à chaque bout avec leurs lions en or ont une fière allure, et, l’Exposition finie, quand on aura balayé les gâteaux de Savoie de l’Esplanade, pour peu qu’on dore les armatures des toits des deux palais, mais très légèrement, pour leur ôter leur aspect de halle vitrée et les appareiller au dôme des Invalides, vous verrez que cela fera très, très bien. —Vous croyez? —Parfaitement, et ce sera un coin de Paris vingtième siècle que vous pourrez opposer à la place de la Concorde et aux deux palais de Gabriel. —Le ministère de la marine et le Garde-Meuble? —Absolument comme je vous le dis. Vous verrez et vous jugerez, les choses une fois mises en place. —Quel enthousiasme! Vous voulez vous faire décorer le 14 juillet? —Vous émargez aux fonds secrets. Il y a huit jours, vous déclariez ne pas vouloir y mettre les pieds. Quel revirement! —Je vois, je crois. —J’ai vu! La foi m’inonde! —Polyeucte, va! Moi, je n’ai vu que la rue des Nations. —Le bord de l’eau. —Oui, la rangée des palais. Eh bien, mon ami, voilà ce qui devrait rester. Ce n’est que de la reconstitution, mais ça vous a un autre air que le style nougat. La Hongrie est une merveille; l’Italie chahute comme couleur, mais a de l’arabesque; l’Autriche est d’un joli à se mettre à genoux devant; la Belgique nous a sorti une de ces maisons de ville dont elle a le secret. Ah! le style d’Audenarde est autrement mieux que le style Binet! Monaco nous a envoyé une tour presque aussi haute que celle de l’Allemagne, l’Allemagne peinte et dorée comme un logis du vieux Bâle. A nous, Holbein! C’est un décor et, je suis désolé de le constater, le plus réussi de l’Exposition. Et il n’est pas de nous: c’est l’étranger qui nous l’envoie. Voyez-vous le Vieux Paris à côté [p. 268] de cela? —Et la rue de Paris donc! —Moi, je n’aime que le Trocadéro. —En effet: comme hideur, on n’ira jamais plus loin. 78 est une date; la porte Binet n’atteint pas encore à ça. —Je n’y mettais pas tant de malice. J’aime le Trocadéro à cause de... —A cause?... —Oui, parfaitement, tous ces petits beuglants exotiques: danses du ventre, soukhs de Tunis, rue d’Alger, thé de Ceylan, Andalousie au temps des Maures. —Et morues «a la disposicion de usted». —Moi, je regrette la rue du Caire. —Parbleu! Quel voyou que ce d’Héloë!

Mardi 1er mai.—Le Grand Bazar. La rue de Passy à sept heures du soir. —Dans la tiédeur de la rue échauffée, parmi le fracas des tramways et des omnibus, à travers la course un peu ralentie des apprentis et des employés de bureau regagnant au logis le souper du soir, un arrêt et une joie, ou plutôt une stupeur joyeuse qui met toute la rue en gaieté.

Et voici les femmes aux fenêtres, les commerçants aux seuils des boutiques; les ouvriers en train de s’absinther au comptoir des marchands de vin sont du même coup dehors; l’œil rigoleur et la mine allumée, ils regardent. Et trottins en cheveux, vestes plâtreuses, cravates flambantes de garçons coiffeurs, cottes de velours d’ouvriers puisatiers, tabliers blancs de garçons bouchers, redingotes élimées, jaquettes fleuries de muguet malgré l’usure, tabliers bleus de cuisinières et camisoles claires de blanchisseuses, tout ce petit monde se presse, se bouscule, se coudoie et se fait place avec des yeux ronds, des mains peloteuses et des bouches hilares pour voir défiler sur deux rangs, telle une procession, tout un exode d’Arabes en burnous, de nègres enturbannés et de mamamouchis en [p. 269] gandouras de soie voyante, escortant de leurs silhouettes exotiques tout un troupeau de femmes enveloppées du haïck, hermétiques et voilées.

Deux grands flandrins d’un noir d’ébène ouvrent la marche, dégingandés et simiesques dans des vestes de soie vert et or; ils portent haut deux grands étendards aux couleurs du Prophète, très fiers. Les gandouras et les burnous suivent, pieds nus, sur deux rangs; au milieu oscillent de lourds paquets d’étoffe blanche qu’écarte au sommet un triangle de peau brune et tatouée, tel un loup de soie fauve posé sur deux yeux noirs, le peu de visage que le Coran permet aux femmes de laisser voir: les odalisques et les danseuses des cafés maures de la rue d’Alger.

Tous ces banquistes d’Orient campent pêle-mêle à quelque cent mètres de là, à Passy même, et, soir et matin, leurs oripeaux de soie, leurs yeux d’émail et leurs gestes de singe amusent et mettent en joie la rue, un peu comme un groupe de masques un jour de carnaval, mais de masques d’Orient. La curiosité du quartier n’en est pas encore fatiguée. Paul quitte son bureau, et Nini son atelier dix minutes plus tôt pour jouir tous les soirs, du coup d’œil; lui, donnerait tout pour connaître une Mauresque; elle, voudrait bien qu’un des nègres au drapeau la regardât. Il flotte dans l’air un peu de l’atmosphère de la «Princesse lointaine».

Tripoli, Césarée, Héliopolis, Assur,
Lointaines cités d’or, d’ambre rose et d’azur!

Au bout de la rue, les arbres du Ranelagh fusent dans le crépuscule des frondaisons d’une transparence verte; des escouades d’ouvriers maçons boivent, installées sur les trottoirs, devant les débits de vin. La [p. 270] procession sainte défile, lente, au milieu de la chaussée, forçant innocemment, inconsciemment aussi, fiacres et tramways à s’arrêter. C’est un rêve de l’Islam qui passe; la rue sent la sueur, l’absinthe, le muguet fané et un peu l’Arabe.

Mercredi 2 mai.—Quatre heures; à l’Olympia, dans les coulisses, pendant la répétition de la «Belle aux cheveux d’or». —Perrinet-Thalès a tué le géant Dagmar, et sur les luisantes armures des chevaliers massacrés, la cuirasse d’argent du chevalier blanc, le bouclier d’acier du chevalier bleu et le casque radieux du chevalier d’or, il vient de traverser le ravin périlleux, guidé par le sceptre en fleurs de la fée Urgande. Et maintenant c’est le trois, l’obscurité subite, le claquement des portants à transformation, brutalement rabattus, cette fois, en longs roseaux; la descente des frises des triples gazes qui simulent les brumes, et le groupement des danseuses, libellules et nénuphars, derrière les gazes flottantes de l’«étang du Sommeil».

Et, dans l’affolement des machinistes, les recommandations suprêmes aux électriciens pour les éclairages, la musique de Diet chuchote et bruit comme un battement d’ailes, rythmant par petits bonds la valse hésitante des phalènes. Derrière les roseaux, sur scène, c’est l’effarement de Curti, le maître de ballet, endoctrinant une dernière fois ses danseuses, et avec de grands gestes, les mains comiquement jointes, très italien de mimique et d’accent: «Mesdames, ze vous en supplie, zouvenez-vous bien que vous êtes des flours. De la graze, de l’abandonne dans les poses! Zouvenez-vous, vous n’êtes plous des femmes, mais des libelloules, tout ce qu’il y a de plous zoli sous le ciel, la libelloule [p. 271] et les flours! Soyez pouétiques: de la poésie, beaucoup de poésie! Sonzez à cela, le réveil des nénouphars caressés par des insectes. Ayez la poudour des flours.»

«Qu’est-ce qui m’a donné cette salope?» C’est la voix de Thalès remarquant l’absence d’une figurante sur la galère, où il est en train de grouper les joueurs de viole et les pages roses et blancs de la Belle aux cheveux d’or.

«On m’a pris ma perruque? Je ne trouve pas ma perruque!» C’est la Belle elle-même, Hélène Chauvin à demi-nue, qui court d’une coulisse à l’autre en quête de sa toison qu’elle ne retrouve plus. Les cheveux d’or de la Belle sont demeurés dans son manteau; c’est Polette de Seyr, la fée Urgande, qui les lui donne. Tout s’arrange.

Contre un portant. —«Granier est dans la salle. —Granier? —Où ça? —Dans cette loge, tout en rouge. —Hein? quelle reine de Silistrie! L’a-t-elle assez pigé, le «caviar et confiture» de la prononciation des grands ducs! l’est-elle assez, balkan, chaîne-de-l’oural et moscovite! Et sa scène de guzla, quand elle s’offre à Brasseur! C’est tout de même un peu mieux que Réjane. —Enfin, voilà quelqu’un de mon avis! —Alors, au vôtre, c’est la première actrice de Paris? —Assurément, et la plus en forme. Depuis «Amants», comme naturel, comme diction, comme entrées et sorties de scène, je n’ai jamais rien vu de tel. —Et la pièce? —La pièce? J’aime moins la pièce, mais tous les actes dont elle est deviennent si amusants! —Guy aussi! Oh! étonnant. Mais regardez-moi Granier: quelle taille! comme elle est redevenue mince! —L’influenza. —Non, un bon médecin. —Ou un bon masseur. —Tiens. Renée Du Minil, là-bas, dans cette loge. —Et sa mère. Là, le masseur s’impose. —Et le bon rôle [p. 272] aussi: on ne lui donne que des pannes. —Tiens, Rose Demay! —Ancienne pensionnaire de la maison. Elle guettait ce rôle de la «Belle aux cheveux d’or». Parce qu’écrit pour Liane. —Peut-être; mais l’auteur la voulait pour la fée. —Quelle fée? —Celle que crée cette jolie fille de Marseille, cette grande blonde souple, Polette de Seyr. Quelle silhouette! C’est Lorrain qui l’a fait engager; elle chantait au Palais de cristal. —Alors, ils sont tous de Marseille ici: Talès, Polette; les Isola, d’Alger. Et Chauvin? —Comme Gunzbourg, de Saint-Pétersbourg et de Monte-Carlo. —Vous en avez de bonnes! Mais regardez danser Campana. Quel ballon! Comme elle fuse du sol! On ne danse pas mieux à l’Opéra. —Parbleu! c’est une Italienne: elle a la danse dans le sang, cette fille-là. —C’est la «libelloule» elle-même. —Qu’ont-ils aux Folies-Bergère?... Tiens, Thylda. —Où ça? —Dans le promenoir. —Son engagement chez Marchand finit le 15: elle cherche peut-être un rôle. —Vous l’avez vue dans «Cythère»? —En ingénue. C’est tout à fait écrit pour elle. On voit que l’auteur y a pensé. —Ça vous a plu, ce ballet? —On y voit Thylda couchée dans un pucelage. —Comment, un pucelage? —Oui, un grand coquillage: ça s’appelle comme cela. —Très bien, j’y suis. —Et Thylda dort là-dedans? —Oui, au troisième tableau, avec Ducastel; toutes les deux sommeillent dans ce pucelage. —Mâtin! tout Paris voudra voir ça.

Vendredi 4 mai.—Le Grand Bazar.—Coin de l’Exposition. —Au thé derrière le pavillon de Ceylan, section anglaise, un coin frais et calme du Trocadéro, où, sous des ombrages par quel miracle intacts, on prend le thé par petites tables autour d’un kiosque tout en claires-voies d’une netteté réjouissante à l’œil avec [p. 273] ses piliers laqués et ses nattes de couleurs. De grands gaillards à face de bronze, sveltes et blancs dans des vestes de piqué boutonnées sur des tabliers faisant jupe, y déconcertent par leurs longs cheveux noirs tordus en chignon et le luisant de leurs yeux d’émail; des barmaids, fraîches et roses, font avec eux le service. C’est déjà le coin achalandé, adopté par les élégantes et les curieuses qu’hypnotisent la démarche souple et les prunelles veloutées des hommes de Ceylan. On m’en désigne un qui déjà ne compte plus ses conquêtes.

Quelques belles. —«Je ne les trouve pas aussi bien que cela. —Regrettez-vous les âniers? —Pourquoi pas les ânes, pendant que vous y êtes? —Montrez-moi celui qui... le ravageur de cœurs. —Ce petit? Mais il me viendrait à l’épaule. —Avouez qu’il a un joli profil. —Il rappelle beaucoup «la Gandura». —Le peintre? —Le peintre, naturellement; pas l’acteur, celui qui a préparé la princesse Chara à Rigo. —Le fait est qu’il lui ressemble. —Moi, je trouve à tout ce qui n’est pas européen un air animal, même Pépé, le danseur gitano à l’«Andalousie», dont nous sortons. Moi, il me fait peur, cet homme avec son teint d’olive verte et ses cheveux ramenés en rouflaquettes. —Il vous fait peur? Vous savez que c’est le coq de son troupeau de gitanes. Deux hommes y suffisent: lui et le capitan. —Mes compliments! Elles doivent être voraces: elles sont si laides, ces danseuses! —Vous trouvez? —Oh! moi, je les trouve atroces. —Celles des Folies sont mieux. —C’est-à-dire que je préfère leurs danses; mais, au fond, kif-kif bourricot, olives et pruneaux, pruneaux et olives. —Mais celles de Marchand sont de Séville, tandis que celles-ci sont de Grenade, non plus des cigarières, mais des gitanes de cavernes, celles qui campent hors de la ville et couchent dans [p. 274] d’anciennes carrières; très honnêtes d’ailleurs, ne forniquant qu’avec des mâles de leur sang et tout à fait rebelles à l’étranger, mais, malgré cela, tout à fait méprisées tra los montes, au ban de la société, là-bas. Savez-vous ce que m’a raconté Rosero, leur «manager»? Quand il est allé les chercher en Espagne, il a fallu faire venir les gitanes dans un train à part: les Madrilènes et les Andalous ont déclaré qu’ils ne partiraient pas si on les faisait voyager avec les maudits de Grenade. Et, ici, il a fallu aussi les loger à part, très loin des autres Espagnols, qui n’auraient pas admis de coucher sous le même toit qu’eux. Et pourtant tout ce peuple vit du tambourin et de la castagnette, du tango et de l’habanera. —Ce qui prouve que l’homme est partout le même et que le climat n’y fait rien; préjugés de caste, haines de race. —Le Christ devrait bien revenir. —Bah! on ne le crucifierait même plus; il pérorerait pour rien dans les carrefours: Jean Rictus chante aux Quat’ z’arts. —Le Pavillon japonais ouvre demain. —Madagascar aussi. —Ça commence donc, enfin? —Ça commence. On dit que les soldats malgaches...

Lundi 7 mai.—La Délivrance. C’est dans la joie que Paris s’éveille, encore étonné d’avoir secoué le joug. Les candidats dreyfusards sont restés sur le carreau, et les sièges gagnés par les nationalistes ont donné du revif à toute une population accablée et quasi découragée de tous les trafics dont elle est témoin depuis deux ans. La lutte a été chaude, mais c’est un peu du bleu de France que l’on voit ce matin dans le ciel et dans les yeux. Quelle alerte et belle matinée! On dirait que la nature est en fête, tant l’air est léger et limpide!

[p. 275] Levé de bonne heure, je n’ai rencontré que des regards brillants et des mines heureuses; et c’est bien le peuple de Paris que je croise depuis une heure, bureaucrates et employés, ouvriers et trottins de modiste se rendant au labeur quotidien; les repus et les stipendiés font encore la grasse matinée à cette heure, cuvant le mauvais vin de leur déboire ou de leur succès. Et, sur la place Clichy, où je flâne avant de me présenter rue Moncey, chez mon ami Paul Escudier, que je tiens à être un des premiers à féliciter, lui, le premier élu de la veille, le conseiller de Montmartre renommé avec la plus forte majorité, j’assiste à des petites scènes bien amusantes, des riens qui, pour un observateur, sont tout un enseignement: les mines réjouies et les clignements d’yeux amicaux des sergents de ville de service aux vendeurs des feuilles ennemies du gouvernement, leur bienveillance marquée pour les crieurs de la «Libre Parole» et de l’«Intransigeant». Ce sont les deux journaux que s’arrache et se dispute la foule des laborieux qui descend vers Paris. Le premier «Rochefort» et le premier «Drumont» excitent la curiosité de tous ces opprimés du capital: des ouvriers, des employés en vêtements propres et usés paient dix centimes les feuilles à un sou des deux violents polémistes, et si grande est la joie du triomphe de leur liste qu’ils ne réclament pas la monnaie et disent au camelot: «Gardez tout.» C’est la revanche, anodine encore, de la petite épargne contre la tyrannie et l’agiotage de la ploutocratie cosmopolite, la première fanfare de clairon en réponse aux cymbales d’or de la colonie asiatique installée chez nous. Le sang gaulois si longtemps exploité se réveillerait-il? Paris sent la poudre et la joie.

Et dire que c’est à M. Joseph Reinach que nous [p. 276] devons ce mouvement de toute une ville, à M. Joseph Reinach et au discours de Digne!

M. Reinach, de Francfort, déclarant avoir accordé une trêve à la France (le temps sans doute à ses coreligionnaires de s’enrichir pendant l’Exposition), mais qu’on reprendrait les hostilités dès la clôture du Grand Bazar, là-bas, au bord du fleuve, et que, coûte que coûte, on réhabiliterait et on réintégrerait dans l’armée décimée le malheureux otage de leur haine, l’exténué et excédé gracié de Carpentras, qui ne veut même pas les recevoir quand ils tentent auprès de lui de pieux pèlerinages et a consigné à sa porte l’ex-colonel Picquart et Zola!

Et le «Temps» appelle ce ressaisissement du peuple parisien par lui-même une «bigarrure»! C’est une «fissure» qu’il fallait écrire, une fissure dans le plâtras et le pisé du grand caravansérail d’opinions et de consciences qu’ils avaient voulu élever sur notre sol gaulois. Mais la façade se lézarde, le sol tremble, et, après la clôture, nous renverrons, avec les exotiques du Trocadéro les cosmopolites de Paris d’où ils viennent.

Assez de chameliers et de chameaux. Que tout ce monde retourne à la Mecque. C’est le suffrage universel qui, cette fois, y pourvoira.

Mardi 8 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition.—Trois heures et demie, la promenade dans les feuilles. Un charme, un bien-être et une gaieté des yeux qu’une heure passée sur ce trottoir roulant. Rue des Nations, dans les branchages et les feuillages tendres des hêtres du quai d’Orsay, l’exode devient délicieux et cela sera certes un des clous de l’Exposition que cette sensation d’immobilité dans la vitesse et ce voyage à vol d’oiseau (je dis «d’oiseau»... mettons [p. 277] «de pinson» et «de moineau franc») à niveau de toit et de cime d’arbre. Mais le voyage sera-t-il jamais plus agréable que maintenant, dans la jeunesse des frondaisons, leur légèreté papillotante à l’œil, la clarté verte des pousses nouvelles et la fraîcheur de tout un printemps attardé, bourgeonnant clair et frissonnant? Et, pendant que les groupes en extase se laissent emporter, appuyés aux rampes, c’est un défilé d’architectures sculptées et peintes, des rencontres imprévues de chevets de cathédrale, de grands toits guillochés et ouvrés de lucarnes (le palais de l’Autriche) de tours dorées comme celle de l’Allemagne, de loggias comme celle de Monaco, des bow windows de l’Angleterre, et des phares et des campaniles ajourés de la Suède et de la Finlande. Tout cela se succède dans un désordre apparent mais voulu, sur des fonds d’eau bleue qui sont la Seine et des armatures de fer et de serres vitrées qui sont l’Horticulture du cours la Reine et les deux palais des Champs-Elysées, de l’autre côté de l’eau.

Ce qu’on y entend. —«Vous aussi? —J’y passe mes journées. —Hein? quelles sensations voluptueuses! Je me sens devenir hirondelle. —Et moi colis. —Non, télégramme entre les cinq fils d’un poteau: c’est tout à fait la même hauteur. —Charmante, cette Exposition vue à travers les feuilles. Comme tout y gagne! —J’y viens tous les jours. —Moi aussi, et sans nous rencontrer. —C’est là le charme: on se rencontre toujours partout où l’on va. —J’y reviendrai. —Moi aussi. C’est une autre patrie que j’ai retrouvée là. —Ne le dites pas trop. —A cause? —A cause du mot «trottoir».

Mercredi 9 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition: le théâtre égyptien au Trocadéro. Une colonnade [p. 278] à hauts pilastres d’un temple du Nil. D’épaisses murailles la dominent, montent dans le ciel avec des airs de forteresse; dans la façade, çà et là, des moucharabiehs surplombent pour rappeler que les harems du Caire ont remplacé maintenant, en Egypte, la cour des Ptolémée, Thèbes aux cent portes et les lointaines Memphis.

Le théâtre égyptien: Des sons de derboukhas y ronronnent; des flûtes de roseau y glapissent, la flûte aigre et stridente des Arabes, déjà entendue dans le Sahara, à la lisière des oasis et des cris s’y mêlent, gutturaux et rythmés dans une mélopée qui voudrait être gaie et qui bourdonne triste, si triste et monotone, si désespérément. La foule intriguée et amusée fait cercle, et des yeux s’écarquillent, et des cous se tendent pour mieux voir. Les uns empaquetés d’étoffes blanches avec la face reculée dans des enturbannements de soies voyantes, les autres gaînés dans la longue robe noire des fellahs, cinq musiciens (tout un orchestre): deux Egyptiens, deux Druses et un Syrien, dont les profils étranges, l’indolence du geste et le regard profond et gouaché déconcertent. Et ce sont des tambourins assourdis de drap rouge que frappe toujours au même endroit une fatidique baguette, de bizarres instruments de bois, dont les cordes effleurées, résonnent comme du bronze, et la flûte bariolée des sables au son continu et plaintif: toute une musique engourdissante de nirvâna et d’envoûtement.

Indifférents aux regards, dans une nonchalance animale et si ensommeillée qu’elle n’en est plus hautaine, ils tapent sur les tambours, grattent sur leurs instruments et forment, entre ces hautes colonnes, un groupe à la fois barbare et légendaire, qui n’est d’aucun pays ni d’aucune époque, d’Asie, d’Afrique, surtout d’ailleurs, mais cependant bien d’une autre race.

[p. 279] Le spectacle est en dedans, bonimenté d’une voix grave par un gros Levantin en costume du Caire, qui est un juif d’Orient.

L’Orient! Et c’est une aubaine et un plaisir rare que d’entendre en parler, de l’Orient, dans ce cadre et devant ces êtres, par madame Judith Gautier, la fille du grand Gautier, rencontrée là au hasard et trouvée devant ces musiciens, les yeux agrandis, attentive à leurs mélopées somnolentes qu’elle vient pour surprendre et noter.

Un grand travail qu’elle entreprend là et commence déjà à mener à bien, cette notation de toutes les musiques exotiques de l’Exposition.

A l’intérieur, ce sont, paraît-il, des danses du ventre, des remous de nombril et des ondulations de serpent, une figuration de trois cents nègres, Egyptiens et Syriens mimant des scènes de leurs pays, des épisodes de fête, de mariage et de combat dans des décors et des jeux de lumière aménagés par un barnum de là-bas.

Nous pourrions entrer les voir, mais il me plaît davantage d’écouter et de regarder Judith Gautier me raconter son érudition et ses projets de sa voix douce d’eau qui parle, la voix charmante et caressante de madame Judith Gautier... Et ce merveilleux cerveau d’orientaliste, échauffé au contact de cet Orient d’exportation, anime et transfigure dans un verbe on dirait écrit, tant il est pur, les objets et les êtres de notre entourage. Comme elle sait lire dans les yeux enveloppants et farouches de ces Druses, la bonne autoresse de la «Marchande de sourires» et du «Dragon impérial»! Elle y lit la sauvagerie, l’audace, la lâcheté, le dévouement, le lucre et la luxure, toutes passions instinctives des peuples raffinés et puérils. La [p. 280] derboukha et la flûte de roseau ronflent toujours. Au café cairiote, où nous sommes assis devant des tasses fumantes, une délicate et frêle Egyptienne, quatorze ans à peine, au visage d’ambre clair modelé finement, nous sourit de toutes ses petites dents d’émail et de ses deux grands yeux verdâtres; une soie mordorée la gaîne et la fait semblable à quelque serpent luisant. Elle se tient près de nous immobile et muette, amenée là par un nègre à qui nous l’avons demandée; sa grâce de jeune animal intéresse madame Gautier. Elle s’appelle Fatma, naturellement, comme son cornac se nomme Mohammed: l’on sent si bien que ce sont des noms d’emprunt pour l’Exposition! Hiératique et souriante sous ses cheveux châtains tressés en petites nattes, Fatma impose dans son exotisme l’idée d’une héroïne de Pierre Louys ou de Pierre Loti. Une horrible matrone, d’une bouffissure toute levantine, avec des yeux bistrés et des bajoues pendantes, la surveille du comptoir, engoncée, la matrone, dans une pelisse de peluche bleu saphir d’un modernisme canaille, la pelisse des filles du Moulin-Rouge et des banquistes de la foire de Neuilly. Fatma, elle, déguste à petites gorgées un sorbet au citron qu’elle a demandé en zézayant au nègre qui nous l’a amenée. Madame Gautier a tiré son carnet et, sur un coin de table, la crayonne de profil.

Jeudi, 10 mai.—Le Grand Bazar, coin d’Exposition. Celui qu’eût aimé Goncourt: le clos japonais, avec ses hautes palissades, ses pelouses vertes, ses pagodes aux toits recourbés et lambrissés d’écailles, le bruit jaseur de ses cascades et dans le gazon ras des pentes, la neige mauve des paulownias en fleurs, les paulownias sans feuilles, tout en fusées violet [p. 281] pâle, embaumant ce décor de calme et de fraîcheur.

Au fond, c’est le bariolage aérien des lanternes, des grosses lanternes de papier peint accrochées devant les boutiques des marchands, et, du pavillon, où Octave Uzanne, rencontré, me force à goûter le fameux «saki» (une horreur, ce vin de riz célébré par tous les poètes de l’Extrême-Orient), c’est, dans le clair-obscur de ce coin frais et sombre, la joie d’y noter les larges taches de clarté de clématites énormes et de pivoines folles.

Des merveilles, ces pivoines du Japon, que j’admirais, jadis, chez l’auteur de la «Fille Elisa», dans le jardinet d’Auteuil, les blanches surtout, d’un blanc de papier de riz, échevelées et soyeuses, et comme violemment ouvertes sur des pistils d’un jaune d’or. D’autres flambent d’un rose de Chine ou d’un orangé rouge d’orange sanguine, encore avivé par le voisinage des clématites. Des mousmés, la taille remontée par l’énorme nœud de leur ceinture, font le service en silence, amusantes par le trait net de leurs grands sourcils. Dans le café en face, ce sont des Japonais qui servent; on mange des gâteaux et des feuilles de lis en sucre offerts sur des serviettes de papier historié et joli. Les portes du grand pavillon d’exposition aujourd’hui closes ajoutent à tout ce décor exotique un air de mystère. On y voit, paraît-il, d’inestimables laques; mais le public n’est pas admis aujourd’hui.

«—C’est autrement mieux que la rue d’Alger! Quel coin canaille et vulgaire! —Le café avec des cantinières de zouaves! L’infamie de cela! Ces malheureuses figurantes de Montmartre affublées d’uniformes, ça m’a rappelé les revues de barrière! —Et, dans le fond, cette vieille mère zouzou avec ses médailles. —Et l’Ouled-Naïl d’à côté, celle qui fait la porte [p. 282] du «Harem du Rachid de Mistikuya», cette guenuche tatouée empaquetée d’un vieux rideau sur une robe de soie rayée bleu et jaune! et l’horreur de ces tresses de crins noirs et de son diadème de plumes! Et les danses du ventre qui se trémoussent derrière, et le repaire que l’on devine à l’intérieur aux cris et aux musiques qui y tapagent! —Mohammed Vermine et Gouapette Fatma... Il y a bien plus de tenue aux Indes anglaises. —Vous avez vu Ceylan? —Ils ont des perles! —Et des saphirs bleu paon, je ne vous dis que cela! —Vous avez vu les faïences du Danemark, leurs poissons et leurs grenouilles, et le blanc de leurs porcelaines? Il n’y a pas à dire, ils nous dament le pion. Leur céramique... —Il faut dîner au restaurant hongrois. —On m’avait dit qu’à l’espagnol... —Dîner? C’est encore bien noir, cette Exposition sans électricité. —A propos de restaurant, avez-vous vu le «Pavillon-Bleu» de Saint-Cloud, l’établissement qu’il a installé près de la tour Eiffel, vis-à-vis le «Palais lumineux», près du petit lac? C’est délicieux d’architecture, très modern-style; mais ces poutrelles peintes en bleu sont d’un effet charmeur! —Oh! si vous parlez d’architecture, allez voir le musée de marine de l’Allemagne, dans l’allée Nicolas II, de l’autre côté du «Tour du Monde»: il y a une espèce de phare de Hambourg, mi-hollandais et mi-saxon, qui est une merveille de couleurs et de lignes. C’est peut-être ce qu’il y a de plus complet dans toute l’Exposition! —Moralité: jusqu’ici, les étrangers nous font la pige. —Allez-vous à l’«Enchantement» ce soir? —La première de Bataille, la première d’un ami? Jamais! On dirait que tout le monde vient là comme à une exécution: c’est le soir où la Critique condamne! —Mais le public ne ratifie pas toujours le jugement. —C’est [p. 283] toute une révolution dans l’art dramatique que tente là Bataille. Bataille, un beau nom pour engager la lutte! Cette bataille-là! ce sera la victoire, et une vraie victoire littéraire... enfin!...

Mardi 22 mai.—A l’Odéon, l’«Enchantement», d’Henry Bataille. L’«Enchantement»! Quelque chose de louche et de malsain qui trouble, comme une ivresse équivoque qui décage les appétits et désagrège la volonté. Les meilleurs y deviennent mauvais, les mauvais y deviennent pires; c’est comme un philtre et c’est comme une contagion aussi; c’est une atmosphère de folie créée et installée dans la maison par le foyer d’amour qui est une petite fille qu’on croit d’abord vicieuse, parce que l’instinct a chez elle toutes les audaces, et qui n’est, en somme, qu’un pauvre petit être douloureux et plaintif.

Janine, pendant le flirt très sage de sa grande sœur Isabelle et de son fiancé Georges, deux amoureux d’habitude, sinon de raison, s’est prise pour son futur beau-frère d’une espèce d’affolement farouche qui la conduit jusqu’au suicide, suicide ou plutôt tentative de suicide, qui met l’homme bien-aimé dans la situation la plus ridicule entre les deux sœurs, énervées, attendries et en larmes, et cela le soir même de ses noces.

Le plus simple serait d’envoyer la petite suicidée au couvent; mais Isabelle, nature idéalement fausse, pseudo-femme supérieure, éprise de grandes idées et surtout de grands mots, s’est mis en tête de guérir l’enfant malade. Elle croit se devoir à cette œuvre et, campée dans son rôle de sœur maternelle, pour mieux surveiller la convalescence de cette petite âme contaminée, elle installe le mal au foyer conjugal. Oui, elle impose cette petite fille incandescente à Georges, mari [p. 284] débonnaire et peut-être flatté de cette passion enfantine, et voilà, du coup, l’amour, la jalousie, l’hypocrisie et tout l’attirail du mensonge sentimental à demeure dans le ménage: autant dire le feu dans la maison.

Les procédés du dialogue et de l’intrigue... le plus bel éloge à faire de la pièce, c’est qu’il n’y en a pas. L’«Enchantement» est vrai comme la vie, triste comme l’amour, aveugle comme la force, hardi comme la beauté. C’est une œuvre puissante et osée, où la complexité des caractères, le comique et le dramatique, douloureusement mêlés, font monter à la fois le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux, et, comme tous les vrais spectacles observés de la vie, c’est une œuvre d’un enseignement supérieur et d’une haute immoralité.

C’est, enfin, la vérité et la pitié au théâtre et la première trouée dans la quincaillerie mal étamée du panache et du faux romantisme. Une bouffée d’air vif et de sincérité circule enfin dans l’atmosphère empuantie des séculaires coulisses. Avec Henry Bataille, c’est enfin de la vie et un jeune, c’est-à-dire du sang nouveau, sur la scène encombrée de vieux clichés, de vieux pots à fard et de tirades rances, le premier coup donné, et victorieusement, à l’art vieillissant, sinon déjà fossile, des mensonges désuets et des procédés!

Vendredi 25 mai.—Le Grand Bazar, au petit Palais. Entre les meubles de Crescent et les commodes en bois satiné signés Riesener, les terres-cuites de Clodion et les Antoine Watteau de collections particulières, section de l’art français, du dix-huitième siècle, un bibelot sans prix, une merveille exquise de fantaisie et de style: la pendule à jeu d’orgue et l’orchestre de [p. 285] singes en vieux saxe, ayant jadis appartenu à la duchesse du Maine.

La pendule est à musique et joue peut-être encore des menuets de Lulli; mais la curiosité en est le peuple de vieux saxe.

Il faut aller voir ces vingt babouins enrubannés, figurines roses et vertes, hautes au moins d’un doigt, jouer, dans les poses les plus divertissantes et de l’air le plus sérieux du monde, qui d’un violon, qui du basson, qui du hautbois, qui de la flûte, et même de la viole de gambe et de la viole d’amour... le comique achevé des mines et contremines de cet orchestre costumé, la diversité surprenante des attitudes de ces babouins et de ces guenons attifées à la mode de la Régence et le côté mélomane de leurs figures solennelles et enamourées... Du Lulli sûrement que joue tout ce petit monde cérémonieux et pâmé. Et tout un siècle revit dans ces amours de singes musiciens, prétentieux, délicats et gourmés! Ne pas manquer de s’y arrêter et d’y vivre une minute de Versailles, une minute de mouches, de falbalas, de menuets et d’élégances poudrées dans le recul des heures à jamais mortes.

Samedi 26 mai.—Toujours le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent. Au Thé de Ceylan, cinq heures. Deux groupes. «—Ce n’est pas éclairé le soir. —Encore une légende! Tous les soirs, ça rutile. —Le palais de l’Electricité pourtant... —Il y a eu un accident; ce n’est pas la faute du gouvernement. —Ni de l’architecte, n’est-ce pas? Il faut entendre monter les plaintes et les malédictions! —Le chœur des mécontents, quel clou pour les revues de fin d’année! —Riez! Le ministère pourrait bien tomber contre ce [p. 286] mécontentement-là! —Oh! là là! Il a les reins solides, le ministère, pour une bigarrure de l’opinion parisienne! —Oh! oui, la fameuse bigarrure: les nationalistes au Conseil et Lucipia à la porte. Vous lisez le «Temps»: ça se voit; vous êtes le vieil abonné. Essayez donc un peu d’aller au théâtre égyptien le soir: vous verrez s’ils ont de la lumière! —Pourtant? —A propos, vous savez comment on l’appelle, la Parisienne de la fameuse porte? —Flora Paquin! Oui, nous savons; c’est Isidore qui a fourni les modèles du manteau et de la robe! —Flora Paquin, c’est déjà vieux; tout le monde le sait. Non, un autre nom tout neuf. —La Victoire de Chameaustrass! —De Chameauthrace... —Oui, de Chameau en souvenir de l’autre, celle du Louvre, la belle Victoire ailée du musée, celle de Samothrace... —Le fait est que le sculpteur a dû y penser: c’est la même attitude, la même pose accueillantes. —Oh! la raideur en moins et l’envolée en plus! —Madeleine Lemaire donne un bal costumé mardi, le bal dit de l’Exposition... —Oui, le bal où tout le monde veut être invité. Je connais des gens qui font des bassesses... —Chaque costume doit rappeler un monument de l’Exposition.»

Autre groupe. «—Moi, j’ai dîné l’autre mardi rue des Nations. Il faisait un froid! —L’autre mardi? Parbleu! le dernier saint de glace. Le gouvernement n’y est pour rien, avouez! —Et puis ça rabat l’étranger sur Paris; ça fait gagner les théâtres. —Pour ce qu’on nous y donne!... —Le fait est que la reprise sévit; mais la reprise plaît à l’étranger. —On dit la Loïe merveilleuse. —A l’Olympia, et renouvelée: des effets de couleurs inconnues dans le prisme. —Et «Cythère» aux Folies? —S’y taire depuis que Thylda a quitté. —On dit que Nau dans la «Clairière»... —Mais [p. 287] c’est un peu bien loin, le théâtre Antoine; pourquoi pas Cluny, pendant que vous y êtes?... —«Zaza» au Vaudeville! —«Zaza», fini; «Zaza», c’est «Madame Sans-Gêne» maintenant! —Vous avez vu la «Robe rouge»? —Le magistrat qui fait sa carrière sur le cadavre d’un accusé... J’ai craint une allusion à l’Affaire et me suis abstenu. —De peur de vous passionner? —La veuve Henry est-elle admise à poursuivre Reinach? —Après l’Exposition peut-être! —Vous avez revu «Cyrano»? —Non... Quelle ovation pour célébrer la guérison du jeune et sympathique auteur!... Hugo, Banville, Heine et Mathurin Régnier, quelle chambrée! Aucun maître n’a été oublié! —Oui, on a étranglé quelques poètes! —Quelques jeunes?... —Naturellement! —Ça rétablit la hiérarchie dans les lettres. —Rostand est un heureux mortel. —Les dieux l’admettent! —C’est l’entrée vivant dans l’immortalité! —Et l’«Aiglon», toujours la grosse recette? —Onze mille! Sarah a introduit un cinématographe à l’acte de Wagram; ça fait salle comble. Le champ de bataille s’anime: les morts défilent, hurlent et râlent... et Jean Lorrain fait une tête!... —Une tête?... —C’était la fin de son second acte dans «Ennoïa», la pièce que Sarah lui a gardée cinq ans dans son tiroir et qu’il a enfin réclamée! —Alors? —Alors non; mais moralité: ne jamais confier un manuscrit à un directeur. Les auteurs ont la mémoire inconsciente: voir d’Annunzio, Sardou et autres producteurs.

Dimanche 27 mai.—Reflets du Grand Bazar. 11 heures du soir, la fête des Invalides. De la lumière et du bruit, de la poussière, de la joie, de l’entrain et les farces un peu grosses d’un public de barrière, mais quel vertige de clarté!

[p. 288] Dans un fracas d’Apocalypse, les manèges de cochons, de girafes, de chameaux, d’automobiles et de bicyclettes, le roulis circulaire des montagnes russes, tout cela tourne, passe, flamboie, rutile et scintille, étincelant d’oripeaux, de dorures et de miroirs, emportant, dans un cycle en vérité dantesque, des remous de jupes, des éclats de cuirasse, des lueurs de casque, des envolements de blouses et des flammes éparses de soies et de chevelures, crinières, mantelets et chignons.

La lumière électrique incendie à blanc couleurs et silhouettes; l’atmosphère lourde pue le vin bleu, la sueur, le musc et le pétrole. Des cochons passent, fantastiques, chevauchés par des noirs, les Sénégalais du Trocadéro, d’une splendeur sombre dans l’envolement de leur gandoura blanche; tous les soukhs de Tunis, toute la rue d’Alger, turbans et chéchias, galopent en débandade, qui sur les autruches, qui sur les léopards des manèges voisins; toutes les casernes permissionnaires, toutes les brasseries de femmes du Gros-Caillou leur font la haie, enthousiastes, et, couronné de fleurs, avec deux petits Arabes en burnous, je reconnais dans un wagon de montagnes russes le charmeur de serpents du jardin de Djelbirb, à Tunis, le psylle haillonneux aux prunelles de jais noir de la place des Conteurs.

Lundi 28 mai.—La journée des pickpockets. L’éclipse annoncée et la curiosité parisienne ont fait le jeu de ces messieurs.

A partir de trois heures, sur les trottoirs, ce n’étaient que grosses dames, trottins et apprentis, toute la flâne de la rue arrêtée, occupée à découvrir l’éclipse à travers des morceaux de verre noircis; des camelots obligeants circulaient dans la foule, trop heureux de les prêter aux badauds. Mais, une fois le client absorbé dans [p. 289] sa contemplation lunaire, gare aux poches: rafles de chaînes, cueillettes de montres, éclipses de porte-monnaie.

Même jour.—Sept heures. Au Grand Bazar, le coin des exotiques.

Au Trocadéro, l’heure où les attractions font trêve, l’accalmie où derboukhas, tambourins et flûtes de roseau cessent de secouer les danses du ventre. Almées, Ouled-Naïls, Bédouins et danseurs maures regagnent les proches Passy ou les lointains Grenelle pour aller pitancer (les badaboums reprendront à neuf heures, après le repas du soir), et, sous les marronniers du boulevard Delessert, ce sont des processions de femmes voilées, des groupes de fellahs, d’amusants ensembles de Druses et de noirs, toute la figuration du théâtre égyptien et des soi-disant harems algériens qui fait les cent pas, se hâte ou s’attarde, offrant des attitudes, des profils et des silhouettes à la curiosité artiste des flâneurs.

Heure favorite et coin bien connu des peintres et des littérateurs, mine inépuisable de tableautins et de chroniques. Et c’est madame Louise Desbordes, la peintresse des étranges femmes-fleurs, une familière des exotiques, retrouvée là, contemplative et ravie, sur la même chaise que l’avant-veille devant le pavillon de l’Algérie, et c’est madame Judith Gautier, une habituée aussi, toujours en quête de renseignements pour son étude sur la musique d’Orient.

Attablé devant le café égyptien, Lucien Muhlfeld cause longuement avec Kaby Ben Amor, le trop fameux courtier pisteur de Tunis, et se documente pour un piquant Courrier de Paris du «Journal».

Mardi 29 mai.—Toujours le Grand Bazar. Dix heures du soir, au Pavillon Bleu. «—Et ça fait de l’argent [p. 290] la pièce de Bataille? —Tous les soirs, deux mille, et c’est la vingt-cinquième. Le public grogne un peu à la scène des deux sœurs, au troisième acte; mais il y mord quand même, en dépit de la critique. —Et les Français qui ne font que quinze cents là-bas, de l’autre côté de l’eau. —L’autre côté de l’eau! A ce propos, vous connaissez le mot prêté à Ginisty.... Ginisty, directeur au Gymnase? On lui demandait s’il était content de sa nouvelle installation et de ses recettes au boulevard. «Pas mal, pas mal, a-t-il répondu, mais ma clientèle a bien du mal à passer les ponts.» —«Si non e vero, e bene trovato.»

Dans l’embrasure des larges fenêtres, d’un modern-style amusant, le ciel nocturne s’encadre, d’un bleu profond, d’un bleu de saphir exaspéré par le jaune clair des boiseries et des murailles; de l’autre côté du petit lac, le Palais lumineux flamboie, allumant comme des lanternes japonaises dans l’interstice des feuillages. Du jardin, des valses tziganes montent, dansent et pleurent, raclées par un orchestre invisible. A une des fenêtres ouvertes, un des musiciens se penche avec des contorsions de torse et des roulements de prunelles qui semblent accompagner son rythme. «Vovos Elek, me chuchote-t-on à l’oreille, le plus demandé des tziganes de Budapest et un peu mieux que Rigo, n’est-ce pas?»

Et pas une femme à table pour nous glisser à l’oreille: «Donne donc cinq louis au tzigane.» Il n’y a que des hommes: Dulong, l’oseur de tant de jolies architectures du Champ de Mars; Soulié, autre architecte, autre artiste; Lafitte, l’homme de tous les sports; Chincholle, qui vient de porter un toast; Octave Uzanne, etc.

Onze heures. «—Branle-bas sur le pont: c’est l’heure [p. 291] où Madeleine Lemaire s’habille en porte Binet pour son bal. —En porte Binet! Non, cette chose monstrueuse et grotesque... —Oui, elle en paraîtra coiffée, comme jadis du buste de Dumas, feu madame Aubernon. —Madeleine Lemaire coiffée de la porte Binet! Ses pires ennemis n’auraient pas trouvé cela!»

Mercredi 30 mai.—A l’Opéra-Comique, dix heures. «Hænsel et Gretel». Le charme frais, l’émotion attendrie de l’éternelle légende des enfants perdus dans la forêt, le plus fin joyau d’art peut-être de toute cette année que cette représentation —dans quel cadre exquis et voulu!— du conte théâtral de madame Adélaïde Wette et de M. Humperdinck.

Et, dans des décors d’une réalité légendaire, intérieur de chaumière et forêt de sapins, déjà rencontrés en Allemagne, aux bords des lacs du Tyrol bavarois, ce sont les chansons, les danses, les querelles, les extases, les angoisses et les épouvantes d’Hænsel et de Gretel, fuyant la correction maternelle pour tomber aux mains de l’horrible fée Grignotte, l’ancestrale ogresse de toutes les histoires et de tous les contes de fées, l’abracadabrante «baba Yaga» des légendes russes, si merveilleusement rendue avec ses gestes hésitants, ses mines voraces et sa démarche cauteleuse par Mme Delna, Delna, qui vient de trouver là une création en tous points digne de son talent comique et l’unanime succès une fois déjà rencontré dans «Falstaff».

Autour de sa silhouette fantômatique et grotesque de «maman Lèchefrite», ce sont les ébats et les mines effarées des deux plus jolies poupées de Nuremberg qu’aient jamais rêvées buveur de bière et fumeur d’opium: Rioton-Gretel et de Craponne-Hænsel, toutes [p. 292] deux si gosses, si démantibulées de gestes et d’une terreur si touchante dans l’ombre crépusculaire et hantée de la forêt; et c’est, silhouette exquise de rêve, Mlle Mastiana dans l’«Homme au sable», à côté de —vision matinale trop vite évanouie— Mlle Daffetye dans l’«Homme à la rosée». Et alors des trouvailles de mise en scène où se reconnaît le génie de Carré: l’escalier d’or où s’étage en deux rangs d’ailes harmonieuses la descente des anges penchés sur le sommeil des enfants; les mirages de l’étang, où l’horreur des souches grimaçantes s’aggrave de phosphorescentes prunelles de hiboux et la chevauchée à travers les sapins de l’ogresse, le fatidique balai du sabbat entre les jambes.

A la partition colorée et chantante de M. Humperdinck, d’une orchestration si substantielle et si savante, d’un charme populaire de vieux lieds et de rondes célèbres en pays de Rhin, la traduction de M. Catulle Mendès prête une poésie ailée et puérile qui restitue à toute l’œuvre son atmosphère wagnérienne, son parfum de petite fleur légendaire tombée de la couronne d’Elisabeth dans les «Maîtres chanteurs».

Vendredi 1er juin.—Le Grand Bazar. Ce qu’ils en disent, ce qu’ils en pensent, ce qu’il faut avoir vu: «—Les tapisseries tissées de fils d’or au pavillon de l’Espagne. —Les Watteau de l’empereur au pavillon de l’Allemagne. —Les Espagnols à la feria. —Les ciboires, les ornements d’église et les vêtements d’apparat bossués d’émaux du pavillon de la Hongrie. —Le mobilier de l’Angleterre. —Les faïences du Danemark. —De l’extase pour la Finlande est bien portée. Remarquez l’atmosphère de calme et d’honnêteté dégagée par les peuples du Nord; venir se reposer dans [p. 293] l’ombre fraîche de leur vertu de la luxure brutale de l’Orient, sujet de conversations et de chroniques. —Divagations tout indiquées sur les clochetons et les toits ajourés de la Suède et de la même Finlande; les opposer aux moucharabiehs et minarets plâtreux de l’Algérie, vomir sur les soukhs tunisiens, dithyramber encore, au besoin, sur le phare de l’Allemagne, conspuer le style italien. —Au petit palais, n’admettre que le dix-huitième siècle, reconnaître à première vue un Riesener d’un Crescent, se pâmer sur l’enseigne de Watteau, la fameuse enseigne, éviter de parler des «Trois Grâces», la trop clamée et réclamée pendule de M. de Camondo (le sujet commence à être rebattu), découvrir si possible d’autres Falconnet, affecter le plus profond mépris pour les œuvres entassées dans le grand palais, dédaigner la peinture contemporaine, être très documenté sur l’exposition des voitures, carrosses de sacre, berlines de l’émigré, coucous, pataches et diligences, connaître par le menu les noms des propriétaires des anciennes vinaigrettes: pour éviter les gaffes, relire au besoin le beau livre d’Octave Uzanne. —Ne pas se vanter de dîner tous les soirs à l’Exposition: on vous croirait sans famille ou au ban de vos relations; éviter de dire: «Nous en sommes à notre trentième restaurant», pour ne pas s’entendre répondre: «Ça fait l’éloge de votre estomac.»

Bal Madeleine Lemaire. Paraître très informé sur la genèse de chaque costume, admirer sans restriction le fabuleux rajah bleu turquoise de M. de Montesquiou, savoir que les bijoux étaient prêtés par Sarah. —S’étonner de la mise en loge des Altesses et de la complaisance des invités consentant à défiler la parade devant la princesse Hélène et les grands-ducs, lancer d’un ton indigné: «Moi, jamais je n’aurais voulu me [p. 294] donner en spectacle», pour risquer aussitôt cette restriction perfide: «Bah! il y avait tous les théâtres».

Scandale du jour, fausse nouvelle «—Et ce mariage Pougy-Lorrain? Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela? —Le plaisir que Liane a à le démentir. —Et Lorrain à le laisser croire. —Pourquoi? —Par rosserie pour rappeler des mariages précédents —identiques— et embêter le ménage... —Ne le nommez pas.»

Samedi 2 juin.—Le Grand Bazar. La merveille du Trocadéro et peut-être de toute l’Exposition, le Pnom et la pagode des Bouddhas, à l’Indo-Chine, derrière les pavillons de la Martinique et de la Réunion.

Très haut dans les arbres, au-dessus des longues feuilles des bananiers, les toits recourbés d’une pagode luisent, éperonnés d’or et lambrissés, comme d’autant d’écailles, de petites tuiles de nuances délicates. Ils luisent très haut dans le ciel, ces toits on dirait laqués, gardés le long d’une vaste terrasse par vingt chimères, vingt monstres hilares, moitié dogues et moitié requins, écartant tous une croupe rebondie d’où s’élance une rigide queue verticale.

C’est la pagode des Bouddhas. Une admirable frise représentant une guirlande de bayadères court le long de la terrasse; des idoles mitrées veillent quatre par quatre, enclavées dans un pylône, aux bords des parapets. Ce sont des déesses accroupies, la fleur de lotus à la main, et leur solennité tranquille encadre, aux quatre coins du temple, le rire immense et répété des monstres. Une énorme coupole aux enroulements de turban hindou se renfle et s’effile derrière les toits; elle couronne un vaste cube de pierre, percé de trois ouvertures; quatre géants flanquent l’entablement du dôme et le gardent, appuyés sur des massues. [p. 295] Architecture religieuse et barbare, un peu menaçante et pourtant harmonieuse, tant elle est voulue. Chaque angle, chaque ligne, chaque statue y renferme un symbole, et tous les détails d’ornementation concourent, on le sent, comme dans les cathédrales gothiques, à l’affirmation d’un dogme ou d’une foi. C’est le lent et magnifique épanouissement d’un mythe inscrit dans la pierre et le métal, un «credo» d’architecture où chaque marche d’escalier, chaque statue a un sens mystique. Et une grande admiration vous prend pour les peuples disparus (car la race Khmer, dont ce monument atteste la puissance, est depuis longtemps abolie), et une grande admiration, dis-je, vous prend pour ces peuples lointains chez qui l’idée religieuse fut si forte qu’à travers les siècles et les espaces la reconstitution rapetissée d’un de leurs temples nous impose, à nous autres modernes, le respect d’une ferveur et le regret d’une foi.

Un raide escalier y conduit par quarante marches, gardées par dix monstres, les mêmes dogues hilares, dentés comme des requins: ils sont là musclés et trapus, toutes les cinq marches, escortant de leur grimace immobile la lente montée des visiteurs... autrefois, des pèlerins. Deux géants appuyés sur des massues font sentinelle à la porte du temple, à niveau de la terrasse... et, le long des lourds parapets, à la pointe recourbée des toits, comme au faîte de grands mâts plantés çà et là parallèles aux arbres, des clochettes tintinnabulent avec des cliquetis de métal, mélancoliques et mystiques sonneries qui, là-bas, dans les forêts de l’Inde, dénoncent l’approche des lieux saints à la dévotion des fidèles comme à l’effroi des parias.

De chaque côté de l’escalier, à niveau des soubassements du temple, deux petits dômes enturbannés se [p. 296] bombent et tirebouchonnent au-dessus de deux cubes de pierre: l’entrée des souterrains.

Dimanche 3 juin.—Le Grand Bazar, neuf heures du soir. Marchera-t-il? Ne marchera-t-il pas? C’est du château qu’il s’agit, le château d’eau dont les frises illuminées devaient éclairer tout le Champ de Mars pendant que, dans le cintre, des fontaines jaillissantes, des retombées d’eau liquide et des cascades d’écume devaient offrir à l’ébahissement des foules une apothéose hydraulique incendiée de toutes les lueurs et de toutes les nuances du prisme.

Des hauteurs du Trocadéro jusqu’au fond du Champ de Mars, une marée humaine, un océan de têtes curieuses se tient figé, enlizé par la masse même des groupes, dans l’attente du spectacle promis. Cette foule! On n’y jetterait pas une aiguille! Les trains de plaisir de la Pentecôte y ont versé, depuis le matin, de véritables caravanes. Les journaux du lendemain publieront la statistique des entrées avec les recettes fabuleuses du trottoir roulant: plus de six cent cinquante mille visiteurs auront fait réaliser à la Compagnie du trottoir-clou de l’Exposition, pour ce seul dimanche, quatre-vingt-dix mille francs de recette. On est revenu aux plus beaux jours de 1889. Mais que de papiers gras, que de débris de charcuterie et que de litres vides sur les degrés des palais, les gazons des rares pelouses et les assises de la tour Eiffel!

Oui, tous les trains de plaisir ont donné, tous les arrivages de province et de banlieue et tous les faubourgs ouvriers aussi. Public de kermesse, tout ce monde a dîné dehors, sur des bancs ou sur des chaises, les autres assis par terre, à la bonne franquette, comme en plein bois de Vincennes ou de Boulogne; personne [p. 297] d’entre ces pèlerins de M. Picard n’est rentré dîner au logis ou à l’hôtel: tous ont emporté le panier de provisions, avec le rond de saucisson et le cervelas à l’ail obligatoires.

Aussi la cohue est-elle énorme et mal odorante. «Ça fouette», selon l’expression consacrée dans l’argot imagé de l’atelier. C’est, mêlée à la senteur âcre de la poussière, l’odeur de paquebot mal tenu spéciale à la foule, car tout ce monde a beaucoup marché depuis l’aube. Mais, dans l’excitation de la joie de voir enfin fonctionner le château d’eau et l’électricité, tous surmontent leur lassitude, tous attendent, heureux, les yeux fixes et la bouche bée.

Marchera-t-il ou ne marchera-t-il pas? Tous les journaux, depuis deux jours, annoncent pour ce soir... enfin, le fonctionnement complet de cette huitième merveille. Des cris d’admiration anticipée courent à travers les groupes. Quand ça va-t-il commencer? Tout autour, l’embrasement des palais éclairés «a giorno» fait plus obscur et plus noir le grand trou d’ombre où dort encore l’hypothétique apothéose du château d’eau.

Eh bien, le château d’eau marche mal ou plutôt ne marche pas. Les frises s’allument bien, rouges et vertes, comme envahies dans leurs détails d’ornementation par des serpents versicolores; mais les jaillissements d’eau et les cascades des bassins étagés du bas s’obstinent à demeurer dans l’ombre. Cela ne s’éclaire que sous les projections intermittentes de la tour Eiffel.

Parfois, comme des lueurs vertes sourdent au ras de terre, des lividités vaporeuses s’échevèlent peut-être à un mètre au-dessus de la foule; mais le motif central demeure noir. Et, tout à coup, toutes les frises [p. 298] s’éteignent. Quand elles se rallument, les lueurs vertes des jets d’eau s’évanouissent à leur tour: impossible d’obtenir un ensemble. C’est une déception pour tous et pour toutes que ces crissements d’eau et ces vagues blancheurs écumantes devinées dans le clair-obscur.

Jeudi 7 juin.—Le Grand Bazar, au Petit Palais.

A droite en entrant, dans la claire et haute rotonde en lanterne qui termine chaque galerie, parmi la lumière fine et pure des grandes fenêtres Louis XVI ouvertes sur la travée du fleuve et la verdure des jardins, trois bibelots merveilleux requièrent et retiennent au seuil des longues salles, où triomphe l’art français du dix-huitième siècle: un traîneau et deux chaises à porteurs.

Le traîneau: Une immense tortue d’eau s’écartèle, éperdue, sur deux montants dorés et peints, à soixante centimètres du sol, une énorme tortue brune à la tête et aux pattes dardées hors de sa carapace dans la tension d’un violent effort. Elle soutient une conque dorée du plus pur style Louis XV, où s’enchâssent un siège et des coussins de vieux velours vert. La sellette du cocher s’érige en arrière sur la queue dressée d’un dauphin; des branches de chêne en or moulu courent le long de la coquille.

Aujourd’hui immobile et remisé dans une galerie de musée, ce traîneau, qui dut jadis emporter sur la pièce d’eau des Suisses les terreurs amusées de quelque favorite, toute de zibeline et de velours sous le loup de satin qui protégeait du froid, raconte d’anciennes splendeurs entre deux chaises à porteurs du temps, l’une de cardinal, dont le panneau principal porte encore les insignes entre des nudités de déesses envolées sur fond d’or; l’autre, bibelot choyé de quelque petite [p. 299] maîtresse, encadre de guirlandes et de fins rinceaux du plus pur style rocaille des marines on dirait de Claude Lorrain, tant elles sont pompeuses et décoratives dans le vert de leurs eaux et l’ambre de leurs ciels.

Mais ne cherchez pas à connaître la provenance de ces pièces précieuses. Une déception cruelle attend au Petit Palais les amoureux nostalgiques du passé: aucune autre indication n’existe que le petit carton écrit à la main, mentionnant, au-dessus de quelques-uns, qu’ils appartiennent à des marchands.

Le catalogue du Petit Palais n’existe pas... en français, mais tout le monde peut lire en anglais la nomenclature détaillée des trésors entassés là. Il fait bon d’être d’outre-Manche. «Les Anglais chez eux», telle pourrait être la devise de ce temple de notre art rétrospectif. Son catalogue en français ne paraîtra que dans quelques jours. Or nous sommes le 7 juin; l’Exposition est ouverte le 15 avril.

Samedi 9 juin.—Pour Jean de Bonnefon. Le Saint-Siège en coquetterie avec le ministère et le gouvernement.

A un des derniers dîners du comte d’Haussonville, en plein orléanisme intransigeant et militant du Faubourg, le nonce se répandait en éloges et en aménités sur le ministère actuel, se félicitant des bons procédés de nos Excellences vis-à-vis Rome et la papauté, vantant l’urbanité de Pierre et de Jacques et ne se plaignant que d’une chose: le quartier affecté à la résidence apostolique, ce quartier de Monceau, un peu trop mondain, un peu trop élégant pour le caractère ecclésiastique d’un mandataire papal. C’est le faubourg Saint-Germain qu’il eût fallu à la nonciature pour y [p. 300] trouver un logement plus en rapport avec son caractère. Une première mise de fonds de cinquante mille francs eût fait le reste. C’était à la jeunesse catholique, à la noblesse française de se remuer, de se saigner un peu pour assurer au représentant du Saint-Père une résidence digne de lui. Et, comme l’assistance, un peu refroidie par les précédents éloges du monsignor, accueillait sans enthousiasme l’insinuation domiciliaire et son appel de fonds, notre Italien, sans se démonter: «On dit M. de Rothschild très aimable, très généreux et d’une cordialité parfaite quand on veut bien s’adresser à lui; il est on ne peut mieux disposé pour nos œuvres et l’intérêt de l’Eglise prime tout, n’est-il pas vrai? Comme la première vertu chrétienne est l’esprit de sacrifice, peut-être devrais-je lui rendre visite, aller trouver M. le baron?»

A quoi un des convives, un peu impatienté: «Vous y êtes déjà allé, monseigneur!»

Dimanche 17 juin.—Le Turf à domicile. Il y a huit jours, c’était la grande poussière, la grande chaleur et la grande cohue du Grand Prix de Paris, six cent mille curieux de province et d’ailleurs rués à Longchamps et mijotant au soleil sur le gazon de la pelouse; il y a huit jours, c’étaient les ovations au roi de Suède, le triomphe de Semendria et le jeu de massacre de la tribune officielle.

Aujourd’hui, dans l’ombre fraîche des persiennes closes, c’est la contemplation muette, secouée de petits rires, de tout le pesage évoquée par Sem dans son album le «Turf». Ils défilent tous, les gros propriétaires et les entraîneurs, princes du paddock et rois de la cote, et c’est, silhouettés avec une verve bon-enfant et à peine caricaturale, les carrures et les maigreurs, les [p. 301] dos voûtés ou les sveltesses connues des hautes personnalités des courses; leur tenue habituelle a même été saisie, le chiffonnage de leur cravate et la façon de porter en arrière ou en avant la jumelle ou la sacoche. Et c’est la barbe blanche et carrée de M. Aumont à côté du petit pardessus mastic de M. Edmond Blanc. Voici la canne de M. Abeille et le melon-cap de Morand, le pince-nez de Veil-Picard, la moustache et le pantalon tirebouchonné du baron Finot, la rose rouge de M. Schickler, les sourcils méphistophéliques de Rochefort, et les favoris en nageoires du baron de Rothschild, et c’est Pratt, et c’est, démantibulé et ressemblant à crier, M. Ledat. La lorgnette et la canne de Brémond voisinent avec l’ombrelle et la cravate à pois de Saint-Albin, et c’est Deschamps, voûté et pensif, et c’est la baronne de Rothschild et, merveilleux entre tous, les trois joyaux comiques de cette série: le prince Troubetskoï indiqué par trois traits de maître, le comte Boni de Castellane, pincé, sanglé, cambré, d’une jolie prétention précautionneuse et proprette, l’air d’un chat de marquise déguisé en clubman, et alors une Polaire écrasée sous l’auréole d’un immense chapeau rouge, l’air d’une goule d’Egypte hilare et lubrique avec son long sourire et ses yeux plus longs encore, sur une taille de guêpe exaspérée, douloureuse de minceur.

Lundi 18 juin.—Le Grand Bazar. Coins d’Exposition. La douleur d’Aïscha. A l’«Andalousie», dans la petite courette des Ouled; huit heures du soir, avant la représentation.

Les Ouled viennent de dîner, et, avant de descendre dans le patio dallé de la cour des Lions, l’amusante reconstitution du Généralife où les visiteurs peuvent les admirer tous les soirs, pittoresquement groupées [p. 302] autour de la fontaine, affalées en tas dans les oripeaux barbares du désert et des poses abandonnées de fauves au repos, elles «farnientent» et prennent le frais sur la petite terrasse de terre battue, fumant, qui une cigarette, prenant, qui une tasse de kaoua, disséminées au hasard des chaises, toutes bruissantes de joyaux et de soie, le coude aux tables, le geste las et la pensée ailleurs.

C’est l’heure où les Ouled songent à la patrie absente. Oh! le bois de palmiers de l’oasis de Biskra!

Dans un petit groupe formé de trois Ouled, l’une tient une lettre déployée à la main et furtivement s’essuie les yeux: elle pleure. Une curiosité me prend et aussi une pitié. La lettre est écrite en arabe; j’ai longtemps habité l’Algérie, je m’approche de l’Ouled: «Vous vous ennuyez ici? vous regrettez l’Afrique? —Oh! oui, ici, jamais sortir, jamais libre. Si j’avais su, serais jamais venue... Je compte les jours... Encore cinq mois! C’est mes parents qui ont voulu! Les reverrai-je jamais?» Et elle me montre la lettre.

Aïscha (elle s’appelle Aïscha) n’est pas une Ouled, c’est une danseuse.

Elle est née à Constantine et danse à Biskra dans le café-concert des spahis, auprès du quartier de cavalerie; ses parents viennent la voir deux fois par an dans l’oasis. Aïscha n’est pas une vulgaire Ouled, une fille du désert vouée par sa naissance même à la prostitution; elle n’est pas de la tribu décriée: c’est sa famille qui lui a fait embrasser la carrière de danseuse, comme elle l’a contrainte à suivre un barnum à Paris pour l’Exposition.

Paris! Elle est venue aussi un peu par curiosité de ce Paris qu’elle ne visitera jamais, ce Paris qu’elle sent gronder, rire et haleter derrière les murailles de [p. 303] l’Andalousie, et où on ne la mène jamais! Les danses commencent à deux heures de l’après-midi et finissent à onze heures et demie du soir. Aïscha et ses compagnes partiront fin octobre sans connaître la grande ville monstrueuse et sonore dont le mirage les a sûrement attirées du fond du Sahara, au delà des immensités bleues de la Méditerranée. Et une langueur de prisonnière accable le front et les yeux d’Aïscha. Une lettre reçue, ce soir même, de Constantine a réveillé sa peine et la danseuse arabe pleure.

D’autres danseuses, toutes sonnaillantes d’anneaux, cuirassées de pierreries et luisantes de soie, se sont approchées de nous, curieuses. Leurs grands yeux noirs gouachés de kohl nous observent; leurs regards cherchent à comprendre, à saisir.

Là-bas, au théâtre espagnol, les contorsions de Pepe le gitane commencent à attirer la foule, qu’appellent les «olle» et les battements de main de sa troupe... et j’abandonne la courette des Ouled et la douleur d’Aïscha.

Mardi 19 juin.—Le Grand Bazar. M. de Max, directeur de théâtre; un drame de M. le comte de Pesquidoux au théâtre égyptien.

C’est dans ce cadre que M. de Max va monter et incarner le «Ramsès» de M. de Pesquidoux, le poète mondain, qui donna, il y a un an, une «Salomé» au Nouveau-Théâtre.

Ramsès au théâtre égyptien, les Pharaons dans le temple de Dandour, sous la colonnade de Philæ et parmi les Osiris et les dieux à tête de chien des Memphis et des Thèbes aux cent portes de l’Egypte légendaire, voilà de la couleur locale ou je ne m’y connais pas.

Et l’on parle d’un décor prestigieux, d’une Memphis [p. 304] verte tout en bronze et en marbre vert, avec toute une figuration vêtue de vert, un immense et mouvant joyau d’émail vert, ciels de turquoise malade, costumes mordorés et glauques, où, parmi des lueurs de métal et des frissonnements de palmes, M. de Max, drapé d’étoffes changeantes et vertes, paré de colliers de jade et casqué de l’épervier d’or, apparaîtra comme un grand scarabée humain à côté de madame Eugénie Nau en Juive, l’unique et délicate blancheur de ce drame... de clair-obscur et de cauchemar...

Mercredi 20 juin.—Le Grand Bazar. Au Trocadéro. Le Stéréorama mouvant. Une des plus belles choses de l’Exposition, le coin hanté, visité par les artistes et les peintres, une vision d’art et de réalité comme n’en ont jamais encore donné les panoramas et maréoramas des précédentes Expositions, une joie et une émotion, toute l’envolée et la sensation du départ, de la vie libre des traversées dans la mélancolie et la gaieté des ciels changeant d’heure en heure, sous la large et remuante caresse de la mer.

Et c’est Bône apparue dans les gris de lin et le rose émoi d’une aurore en mer; des barques de pêcheurs sortent du port; les vagues remuent des paillettes de nacre. Puis voici le bleu profond et la dureté d’émail de la Méditerranée au large. Des lames courent, éperdues, dans des festons d’écume; des lueurs tombent d’un ciel orageux qui les étament; elles déroulent un remous de plomb en fusion sous un horizon blanc de vapeurs... Le cap Carbon s’y dresse; ses pentes d’un gris qui se violace, montent, grandissent et pointent en éperon sur vous..., un promontoire de roches abruptes d’une douceur à l’œil de soie et de pétales de fleurs: ce sont des mauves et des roses atténués et fondus où [p. 305] les montagnes ont l’air de grandes arabesques... O lumière de l’Algérie! Puis voici les fumées et les hautes coques de l’escadre. Alger apparaît comme une carrière entre les hauteurs vertes de Mustapha et les rochers de Saint-Eugène. Voici sa kasbah soleilleuse et blanche et son aspect de vieille falaise. Qui reconnaîtrait une ville dans cette brèche de pierre calcaire? C’est Alger pourtant!

Et puis voilà la mer encore, une mer d’huile caressée par une lumière jeune et calme et enfin, dans des zébrures d’or rose et des floconnements de braise éparse sur du vert, voici Oran et Mers-el-Kébir dans l’ardeur enflammée d’un coucher de soleil!

Le bruit de la machine à vapeur, qui fait mouvoir les cylindres invisibles où se développent toutes ces toiles, ajoute encore à l’illusion: c’est bien le halètement d’une machine de paquebot, l’effort continu, trépidant d’une hélice. On est à bord d’un steamer.

Auprès de moi, dans l’ombre, une dame chancelle, se cramponne éperdument au bras de l’homme qui l’accompagne. On la conduit au banc qui règne au fond de la salle, on la déplace, on la fait asseoir. L’illusion est trop forte: la spectatrice a le mal de mer.

Une réflexion: «Epatant! murmure un peintre. Il n’y a plus de peinture: tous les tableaux f... le camp à côté de cela!»

Et l’auteur de cet émerveillement est un M. Gadan, un nom hier inconnu et que maintenant il faut retenir.

Vendredi 22 juin.—La «ville en feu». Dix heures du soir, sur le pont de la Concorde. La ville en feu, c’est l’autre ville, la provisoire, celle dont les palais, les restaurants, les mosquées, les buvettes, les pagodes et les beuglants, les tréteaux et les cathédrales [p. 306] flambent et rougeoient, tous les dimanches, pour la foule et, tous les vendredis, pour les privilégiés à cinq tickets, du pont de la Concorde à la passerelle d’Iéna: le Paris de l’Exposition silhouetté, ce soir, dans un reflet d’incendie sous la voûte nocturne, apparue plus profonde et comme reculée devant toutes ces lueurs.

Le château d’eau marche enfin et dans un braisillement de vitrail encadre sous son fronton versicolore des jaillissements et des cascades de saphirs et de rubis liquides, puis de topazes et de sardoines («Orgeat, absinthe, limonade, bière!» comme goguenardaient déjà les curieux devant les fontaines lumineuses de 1889). Le Trocadéro, faufilé de gros points d’or dans tous les détails de son architecture, échafaude dans la nuit un Orient de ramadan et de bazar: minarets auréolés de lampions, dômes et terrasses illuminés a giorno pour la grande joie des yeux, amusés par ces jeux de l’électricité et des ténèbres. Mais le grand spectacle est dans la travée sombre et miroitante du fleuve, dans la Seine brusquement étranglée par les palais de la rue des Nations et les serres de la rue de Paris et charriant dans ses eaux des reflets et des flammes, la Seine changée en une coulée de lave incandescente entre les pierres des quais et les piliers des ponts.

Oh! la magie de la nuit, de la nuit multiforme et changeante! La porte Binet et ses grotesques pylônes devenus d’émail translucide y prennent une certaine grandeur. Symbole de ce temps, c’est une porte de Byzance, le dôme de je ne sais quelle entrée de Tiflis ou de Samarcande que domine la «Parisienne». Paris, ville d’Orient, Paris conquis par le Levantin, voilà ce qu’enseigne à la foule, s’écrasant sur les ponts et dans les Champs-Elysées, le quotidien incendie de la monstrueuse foire qui bat, là-bas, son plein.

[p. 307] Dans les groupes. «—Ça devient presque beau, cette architecture salamandre. —Oui, quand on ne la voit pas! —La nuit arrange tout. Et puis c’est de l’architecture provisoire: ça ne restera pas. —On a voulu nous éviter des regrets... attention délicate des architectes de M. Picard!... —Aussi, ce que Paris me paraît beau depuis l’Exposition! J’y découvre tous les jours d’anciens coins qui me ravissent. —En dehors des guichets? —Naturellement! —Ainsi, du pont Alexandre (et celui-là, je vous l’accorde, il est d’une belle audace), le grandiose du Louvre et du pont Neuf apparus après les verdures des Tuileries. —Et les fonds de Billancourt et des coteaux de Meudon, le vaporeux même des usines de Javel, commandées par la grande «Liberté» du pont de Grenelle, comme cela se compose, le soir, vers les six heures, vu du pont d’Iéna! —Et les dômes du Sacré-Cœur, dont on a tant médit, comme ils couronnent bien Montmartre et en font une jolie ville italienne, on dirait d’un primitif, vus de l’avenue Montaigne! —En effet, ils s’échelonnent bien, ces dômes romans, et vous consolent quand on sort de la rue de Paris. —Ils en ont pourtant fait couler, de la bonne encore! L’a-t-on assez insultée et vilipendée, cette architecture du Sacré-Cœur! —Mais c’était avant le Manoir à l’envers. —Et la fresque des «Bonshommes Guillaume». —Et l’île Saint-Louis? Jamais je ne l’ai tant aimée que maintenant. —Et le chevet de Notre-Dame! —Vous voyez que l’Exposition a du bon.»

Dimanche 24 juin.—Au Val-Meudon, chez Rodin, une heure après midi.

«Ce qui entend le plus de bêtises, c’est un tableau un jour de vernissage», est-il écrit dans le journal des [p. 308] Goncourt. Ce qui a fait couler le plus d’encre et de toutes les nuances, c’est bien ce pauvre grand Rodin, que les uns ont voulu voir satanique, les autres mage, astrologue et même thaumaturge, quand il est simplement un grand artiste amoureux et fervent de la beauté sous toutes ses formes, la beauté multiple et diverse, dont il a su saisir et fixer les aspects sous son pouce de sculpteur génial.

Il est là, présidant la table, amusant à regarder avec sa longue barbe d’anachorète, ses petits yeux embusqués sous son grand front de penseur, toute la sensualité de sa nature éprise de beauté indiquée dans la vibration des narines et la mobilité du long nez bougeur: tête fruste, intelligente et madrée de faune devenu ermite et qui, sous la bure du moine, guetterait encore la dryade dans le mystère des soirs. Il y a là Thaulow et sa femme, tous deux bien norvégiens avec leurs tailles de géant et leurs regards limpides; l’air d’un roi de légende en vérité, Thaulow, avec sa belle barbe ondée et ses grands yeux rieurs, mais d’un roi Gambrinus, monarque débonnaire et grand buveur de bière. Il y a là Escudier et sa face nerveuse Paul Escudier, le promoteur du pavillon Rodin et de l’exposition de l’avenue de Montaigne; il y a là de Braisnes et d’autres encore.

On parle du congrès féministe, du roi de Suède et de la soirée de la veille. Rodin en a rapporté le programme. L’Institut ne s’est pas mis en frais: on dirait un prospectus de parfumeur. Thaulow, qui en sa qualité de Norvégien goûte juste le roi de Suède, explique sa popularité dans une phrase définitive: «Il descend si bien le perron du château!» Escudier, qui, l’avant-veille, a reçu le congrès féministe à l’Hôtel de Ville, est forcé de constater, à quelques exceptions [p. 309] près, l’inélégance des femmes progressistes et leur indéniable laideur. «—Mais que veulent-elles, en somme, toutes ces féministes? —Quand une femme se préoccupe tant de la question sociale, c’est que les hommes ne s’occupent plus d’elle. —Le rêve de la féministe, je vais vous le dire, moi: avoir un homme pour elle seule, tandis que l’homme rêve de se partager toutes les femmes des autres. D’où le désaccord... —... éternel. —Question sociale, question sexuelle. —En somme, ce qu’elles veulent, c’est autre chose. —Et ce que c’est femme!»

Par les fenêtres ouvertes, c’est le plus merveilleux panorama peut-être des environs de Paris, toute la vallée de la Seine dominée et commandée depuis le pont de Billancourt jusqu’à celui de Saint-Cloud, toute la travée du fleuve profondément encaissée entre deux coteaux de verdure, les hauts ombrages de Bellevue et de Meudon moutonnant à l’infini jusqu’aux cimes lointaines du parc de la Manufacture et, sur la coulée d’eau luisante de la rivière, la douce et noble grisaille de pierre du vieux pont de Sèvres: un fond de paysage qui fait songer à ceux de Watteau et que Rodin, ce voluptueux et ce caressant amant de la beauté, contemple avec des yeux si clairs qu’on les dirait lavés de larmes.

Lundi 25 juin.—Le Grand Bazar. Dix heures du soir, dans le grouillement de la rue de Paris. —Tous ceux et toutes celles qui veulent être vus sont là; manteaux du soir mousseux, mousselines de soie, ruches et franfreluches, raglans flottants et cravates blanches. Boniments sur les tréteaux, parades et lazzi. Etalé sur deux rangs de chaises, c’est Paris qui regarde dédaigneusement se bousculer la province; vautrée sur [p. 310] les mêmes chaises, c’est la province qui regarde curieusement défiler tout Paris.

Dans les feuillages, de grosses oranges lumineuses, qui sont autant de lanternes vénitiennes, prolongent de l’Alma aux Invalides une chimérique foire de Neuilly.

Ils et Elles causent. «—Comme vous arrivez tard! —Ne m’en parlez pas! Nous sortons de «Ramsès». Ça a commencé à neuf heures moins le quart. —Ça vaut la peine? —Il y a un beau décor. —Et ça a marché? —L’électricité, mal. —Au Trocadéro, parbleu! —Et la pièce? —Elle doit être de Reinach. —? —Comment? —Oui: il y a là dedans un bon Juif, un invraisemblable Juif de la captivité d’Egypte qui, de désespoir de voir sa fille aimée par le Pharaon, lui plonge un poignard dans le sein. —Virginius d’Israël. Le fait est rare—... et peu biblique, quand on songe que Mardochée fit mariner six mois dans les aromates et les fards sa nièce Esther, qu’il destinait à Assuérus, et que les grands-rabbins de Béthulie dépêchèrent Judith à Holopherne pour délivrer la ville assiégée. Les bons Juifs d’alors ne répugnaient pas à se servir des femmes pour dénouer et précipiter les événements. —Oui, le père juif de M. de Pesquidoux est un unique exemple... —... qu’ils n’ont pas suivi d’ailleurs, car vous vous souvenez, au moment de l’Affaire...»

Et le groupe s’enfonce dans les groupes.

La façade de la Loïe Fuller rutile et flamboie dans un savant et subtil éclairage des longues draperies qui la décorent; l’innombrable figuration des Auteurs-Gais —paillasses, paillettes et paillons— se cambre, s’agite et chatoie et se ploie.

Devant une des baraques, un pitre lugubre ressasse [p. 311] ce boniment de mauvais présage: «Entrez, mesdames et messieurs, entrez! Demain, il sera peut-être trop tard. Vous pouvez recevoir sur la tête une passerelle: nous sommes à l’Exposition (sic).»

Mercredi 27 juin.—Au Trocadéro, trois heures. L’union chorale des étudiants d’Upsal.

Entends-nous, Svea, notre mère à tous!—Fais-nous lutter pour ton bien jusqu’à la mort!—Jamais nous ne te trahirons,—reçois-en notre serment, toujours inébranlable!—A outrance nous défendrons—le pays libre qui encore est le nôtre,—chaque parcelle de l’héritage—que tu laissas dans nos sagas et dans nos champs.—Mais, si, par la ruse, la félonie, par la discorde et la violence, tu es menacée—nous nous confions en l’Eternel—comme jadis nos Pères.

Il est beau alors, il est beau—d’être vainqueur dans le combat,—mais plus beau encore,—ô mère, de mourir pour toi!

Et les voix sonores et pures, unies dans un merveilleux accord, mieux qu’unies, mêlées et fondues s’enflent comme une mer, montent comme une sève et s’épanouissent en une espèce de floraison d’âmes et d’harmonies qui est l’âme même de leur race, à ces Suédois blonds et guerriers qui déchaînèrent Charles XII en ouragan sur l’Europe et gardent encore, eux, le solide amour du pays, le culte des traditions et leur sang intact de vieux Northmans.

Ils sont là, groupés, tassés sur l’immense scène du Trocadéro, leur casquette blanche à la main, tous étudiants de cette université d’Upsal où, mêlés à leurs sujets, les rois de Suède étudient deux ans, dociles à une vieille tradition du royaume; et, parmi les chanteurs assemblés là, il y a des médecins, des avocats, [p. 312] des magistrats, tous anciens étudiants, demeurés solidaires de l’université et venus avec les jeunes révéler et affirmer à Paris la patrie suédoise et l’union d’Upsal.

Et c’est une réconfortante chose que de voir et d’entendre combien ces braves gens à la voix si pure, si vierge, pour ainsi dire, aiment passionnément et fièrement leur Suède, dont ils célèbrent dans leurs chants et les joies populaires et les vieilles légendes.

Et c’est le chant de Suomi, tout retentissant du murmure des sapins et du mugissement des torrents, et c’est le poème d’Olaf Trygvason, la tragique et l’épique ballade sur la mort du vieux roi de Norvège trahi et coulé sur son navire par le roi de Danemark et pleuré par son fidèle Erling, et c’est, sautillant et léger comme le lièvre dans les bruyères, alerte comme le vent du matin, le «chant d’Ingrid», tout scintillant de rosée, tout brillant de soleil.

Holà! houp! fais-tu si hauts tes sauts
Sur la bruyère?

Puis, mélancolique, d’une nostalgie d’exil et de regret, voici la «chanson du Neck», entendue déjà sur les lèvres de la Nilsson dans l’«Hamlet» d’Ambroise Thomas, la légendaire et populaire mélodie que l’auteur du «Caïd» a mise dans la bouche d’Ophélie, rythmée par Barbier:

Pâle et blonde
Dort sous l’onde
La willis au regard de feu.

Et alors toute la joie à la fois simple et un peu brutale des paysans de là-bas, mise en musique par le génie de Sœderman dans la suite intitulée «Noces de paysans suédois».

Oh! la gaieté de la valse chantée du «cortège nuptial», le caractère allègre de la «chanson des [p. 313] souhaits». la joie un peu lourde, mais si fortement cadencée de la danse à la ferme et du chœur des buveurs.

De la bière forte, nous en boirons
Jusqu’à ce que nous ayons le hoquet;
Le tonneau, nous le viderons
Rien ne doit être gardé!
Du pied marquez la mesure, garçons!
Voilà comme il faut danser!

Mais, entre toutes ces mélodies, la perle, le joyau est l’émotion naïve, la simplicité touchante du chœur intitulé «A l’Eglise», sur ces délicieuses paroles, en l’honneur des mariés:

«Sur le chemin qu’ils vont suivre tous deux.
Dirige-les, Seigneur, par ta sagesse,
Et que, l’un sur l’autre s’appuyant,
Ils soient soutenus par ta grâce!»
Le couple s’arrête devant les degrés de l’autel
Où le pasteur les attend le livre à la main.
Il veut bénir cette union
Et nouer pour jamais ces liens sacrés.
Les vieilles sanglotent, et les vieux restent debout,
Les larmes aux yeux, les cœurs joyeux;
Et les filles d’honneur pensent certainement toutes:
«La prochaine fois, ce sera pour moi qu’on jouera la marche nuptiale!»

En l’honneur de ces braves gens qui nous mettent le cœur en fête, crions allègrement: «Vive la Suède!» comme ils crient eux-mêmes de tous leurs poumons: «Vive la France!»

Samedi 30 juin.—A l’Opéra-Comique. Mme Rose Caron dans «Iphigénie». —Il n’y a pas à dire, le plus beau rôle de toute la longue carrière de Brunehilde, de Salammbô et d’Elvire. Si persistante que nous soit demeurée à tous la vision de Mme Caron dans «Sigurd», quand, svelte et blanche dans un rai [p. 314] de lune et couronnée de verveine, elle effeuillait —de quelle voix délicate et pure!— et la sauge pourprée et les aveux de son âme dans le courant du torrent, comme maîtrise de style, comme silhouette héroïque et comme harmonie de gestes, on ne peut pas aller plus loin que Mme Rose Caron dans cette dernière création d’«Iphigénie». Malgré l’usure indéniable de la voix, elle trouve, au second acte surtout, des accents de tendresse d’une mélancolie si touchante qu’ils en effacent jusqu’au souvenir de Mme Raunay.

Mme Raunay, à la Renaissance! De quel dithyrambe ne l’avions-nous pas accueillie quand, droite et svelte sous les longs voiles de la prêtresse de Diane, elle nous apparut, l’automne dernier, dans la noble et attendrissante partition de Gluck? Mais, si belles qu’aient été les attitudes de l’Iphigénie de la rue de Bondy, rien ne peut lutter avec la grâce contenue, le charme de tristesse et de résignation, le parfum de pitié et de ferveur qui s’émanent, comme une atmosphère de beauté psychique, de la bouche, de la physionomie, du port de tête, de la démarche et du moindre geste de l’Iphigénie de la rue Favart, Iphigénie parfaite qui, pareille à une admirable statue sonore, plastiquement et musicalement donne toujours le mouvement.

Mercredi 4 juillet.—Rue des Nations, le pavillon de l’Allemagne. Les Watteau et les Lancret de l’empereur. Une courtoisie et une délicate attention de Guillaume, ce choix, parmi tous les tableaux de Potsdam, de toiles de l’école française et cet envoi à notre Exposition de chefs-d’œuvre uniquement signés de nos plus grands noms du dix-huitième... Et c’est Vanloo, et c’est Chardin, et c’est aussi Jean-Baptiste Pater. [p. 315] Mais le trésor et la merveille demeurent les Watteau et les Lancret.

Quatre Watteau, et les plus beaux peut-être, cette «Leçon de musique» et ces «Plaisirs champêtres» où, sur des fonds d’une mélodie heureuse, tout de feuillage roux et de lointains si bleus qu’ils rappellent ceux de Vinci, des femmes en longs déshabillés de soie changeante (les femmes de Watteau et l’élégance de leurs nuques!) errent, songent ou écoutent dans des poses lasses et vaguement pensives d’amoureux donneurs de sérénades, de souples et sveltes joueurs de viole vêtus en personnages de la comédie italienne... Et ce sont les plis ondoyants des longues robes de soie s’évasant en éventail, les jolis mouvements de taille des femmes accroupies dans l’herbe, la finesse des chevilles et des poignets des sonneurs d’aubades, la cambrure de leur torse sous le satin qui ploie, la pétulance et la gaieté des Trivelins entreprenants, assis au milieu des Cydalises, avec le détail exquis et complémentaire d’une nudité de naïade, femme ou statue, on ne sait, décorant une vasque ou quelque fragment d’architecture et de son sourire immobile encourageant les chansons quémandeuses et les propos galants. Antoine Watteau! Tout le charme de la mélancolie heureuse et souriante, toute la poésie d’un Décaméron de filles d’Opéra et de femmes de la cour dans des décors d’anciens parcs.

Lancret, à côté de ces Watteau, est représenté par quatre toiles célèbres: le «Colin-Maillard», le «Déjeuner de chasse» et les «Comédiens», dans cette jolie salle en rotonde inspirée évidemment de Versailles. Les huissiers interrogés ne peuvent me donner le nom du quatrième, qui représente une fête et des danses dans un parc. Lancret, que l’engouement de la [p. 316] mode préféra bientôt à son maître Watteau, dont il atteignit presque l’art dans la grâce et la silhouette, mais ne trouva jamais la maîtrise de couleur et de composition...!

L’Allemagne a donné à ces chefs-d’œuvre un cadre digne d’eux dans cette haute et vaste pièce, si noble et si claire avec ses boiseries blanches aux moulures d’argent. Adorable et d’un effet exquis, cet argent introduit dans la décoration à la place de l’or et baignant, pour ainsi dire, d’un givre lumineux l’ornementation des glaces et des trumeaux et jusqu’aux motifs du plafond. A noter, ce plafond avec son motif central: une grande toile d’araignée, dont les mailles rejoignent les quatre coins de la pièce, étirée en rayons par des Cupidons folâtrant au milieu d’attributs de pêche, le tout couleur de lune et de verglas luisant. L’Allemagne est d’ailleurs amoureuse et coutumière de ces décorations argentées, déjà admirées par moi dans les salons de la Résidence à Munich et dans les pavillons de chasse de Nymphenbourg.

A côté du grand salon, une série de petites salles, de cabinets et de petits boudoirs en rotonde, remplis les uns de Nicolas Lancret, les autres de Jean-Baptiste Pater.

Vendredi 6 juillet.—Fleurs d’exotisme. Sada Yacco, la Duse japonaise, dans «la Geisha et le Chevalier», au théâtre de la Loïe Fuller.

Certes, le spectacle le plus artiste et le plus Extrême-Asie de toute l’Exposition que cette pantomime tragique jouée, en pleine pitrerie blagueuse et montmartroise de la rue de Paris, par les comédiens et les mimes ordinaires de Sa Majesté l’empereur du Japon, la seule troupe autorisée, là-bas, au Pays-Bleu, [p. 317] à se montrer sur les planches. Des personnages presque sacrés dans leur métier quasi rituel, ces comédiens prédestinés de caste et de naissance et dont les gestes, les jeux de physionomie et de scène, si déconcertants d’imprévu qu’ils paraissent être, se développent réglés d’après d’imprescriptibles lois.

«La Geisha et le Chevalier», c’est l’éternelle histoire de la courtisane amoureuse: le coup de foudre et de passion ressenti par Katsouraghi, la plus célèbre des geishas, pour le chevalier Nagoya au cours d’une visite du jeune seigneur au quartier réservé des courtisanes; jalousie de Banza, autre chevalier épris de Katsouraghi, rencontre et rivalité, puis défi et duel arrêté par l’intervention de la geisha. Mais le bien-aimé Nagoya est lui-même fiancé.

Pour le retrouver sa jeune promise, la douce Orihimé, pénètre dans le quartier des courtisanes... et pour dérober son amant à la jalousie de Katsouraghi se réfugie avec lui dans un temple bouddhiste interdit aux femmes; mais l’amoureuse geisha en force l’entrée, en séduit les prêtres par ses danses, retrouve les fugitifs, les accable d’injures, de blasphèmes et de coups et, finalement arrêtée par un gardien du temple, expire de désespoir dans les bras de son amant. La trame, en somme, la plus simple, la plus enfantine, mais dont les attitudes, la gesticulation et la désordonnée et forcenée mimique de ces Japonais font une espèce de cauchemar d’opium, hallucinant et fantasque comme une série de masques d’Hokousaï, par moments élégant et fragile comme une estampe des Maisons vertes d’Outamaro.

Et ce sont, haut juchés sur ses patins de bois, dans l’ample retombée d’une robe brodée et peinte, les repliements de corps, l’ondulation couchée et les gestes [p. 318] précautionneux, étriqués et comiques de la geisha amoureuse, son gazouillis puéril et chantant, sa face étroite et rose, prodigieusement fardée, et surtout la déconcertante souplesse, le flou d’écharpe soyeuse de tout cet être frêle et minaudier, son aspect inquiétant et rare de bibelot vivant et d’intelligent petit animal.

Les acteurs Kawakami et Tsousaka combinent autour d’elle des poses et des attitudes de personnages de kakémonos et de combats de Samouraï. Démantibulés comme des pantins, héroïques comme des dieux de légendes, ils amusent et effarent. Leurs jeux de scène, merveilleusement réglés pour la joie des yeux et le triomphe de la couleur, opposent les uns aux autres les costumes et les mouvements dans un grouillement fastueux de mauvais rêve hilare. Que de horions et que de coups! Il y a de la clownerie dans leur fureur; et une terrifiée bousculade de prêtres bouddhistes, culbutés par la geisha et s’écroulant, les uns sur les autres, à plat ventre, impose à crier le souvenir d’une scène des Hanlon-Lees.

Il y a aussi de la terreur et de la folie dans leurs grimaces. Des contorsions de supplices, des recroquevillements de membres, des déformations imprévues d’anatomies devenant tout à coup ou bossues ou boiteuses, des accroupissements de cul-de-jatte, des étirements de doigts à la façon des deux frères Marco secouent sur l’assistance le rire convulsif de la grande hystérie et de la grande épouvante, la grande épouvante jaune, qui, dans l’Extrême-Orient, préside aux inventions savantes et aux raffinements médités des lents et voluptueux tortionnaires, l’Extrême-Orient, terre des supplices.

Après, ce sont, dans l’arc-en-ciel remué de toutes les nuances, les déplacements et les épanouissements de [p. 319] fleur et de vertige, les embrasements de voiles, de nuées et de clartés, tour à tour phalène, statue grecque ou calice, de la grande, grande artiste, artiste comme Sarah, comme Rose Caron et comme Ellen Terry, de cette Danseuse du Feu: la Loïe Fuller.

Lundi 9 juillet.—Le Grand Bazar. Huit heures du soir, sur la terrasse en rotonde qui domine les ombrages de Ceylan et les grands lys du Japon, embaumés, entêtants et si blancs, de la section du Yeddo. Sur la petite estrade de la salle du restaurant, des gigues anglaises et des cachuchas sévillanes; dehors, dans les frisselis des feuilles, des valses et des czardas hongroises pleurées ou violentées par l’archet de Dimiko. Ils et elles dînent:

«—Mais on est très bien ici. —Un peu mieux qu’à la Feria. —Plus fraîchement surtout! —Oh! ne me parlez pas des restaurants de la rue des Nations! On étouffe dans ces caves, impossible d’y établir des courants d’air, et les atmosphères pas renouvelées par ces temps d’Exposition et de trains de plaisir! —C’est vrai, c’est demain, les grands arrivages! —La période de la conquête, du 10 au 16; huit jours à l’Exposition: toute la province, toute la Provence surtout à Paris. —Le moment de filer à la campagne! —Où allez-vous pendant les fêtes? —A Dieppe. —Nous, aux environs de Paris. —Vous ne vous éloignez pas cette année? —L’attirance de la tour Eiffel. —Et du pont Alexandre. —Peut-être! —D’ailleurs, on s’éloigne très peu, cet été, de Paris. —Vous savez la villégiature à la mode? —Non! —Enghien et Montmorency! —Enghien-les-Bains? Non, vous en avez de bonnes! —Parfaitement. A cause du ménage Rostand. —? —Sarah vient d’y louer l’ancienne [p. 320] villa de Villemessant, pour se rapprocher de son poète. —A Enghien? —Parfaitement. Les Rostand sont installés dans le château des Dino, à Montmorency. —Villégiature princière. Il ne s’embête pas, l’auteur de l’«Aiglon»! —Dame! «Cyrano» avec Coquelin, l’«Aiglon» avec Sarah, c’est la grosse opération de cette année 1900: ce sont six cent mille francs, au bas mot, que le théâtre lui met dans la poche. Et l’on dit que les poètes meurent de faim! —Jamais quand ils ont déjà par eux-mêmes cent mille francs de rente! —Que voulez-vous dire? —Que la fortune ne nuit pas au talent. —Et les débuts de Mme Rostand à la Porte-Saint-Martin, dans le rôle de Roxane, qu’y a-t-il de vrai? —Tout est possible. Je l’ai vue jouer les «Romanesques» en plein casino de Luchon. —Mais à Paris? —Heu! cela ferait monter la recette. —Et les débuts de Mme Le Bargy? —Un vent de folie court sur la ville. —Au retour de Sarah, elle débute dans Juliette. —La «Princesse Mélissinde»... oui, j’ai lu! —Et Sarah aborde carrément le rôle de Roméo, celui du troubadour, créé par Guitry! —Et vous verrez qu’elle y sera parfaite. Cette Sarah, elle finira par jouer le Bon Dieu!»

Et les valses de Dimiko traînent alanguies, tourbillonnent enragées ou se lamentent presque. Au loin, très «basile-et-sophia», le château d’eau, gigantesque vitrail de pierreries changeantes et brasillantes, symbolise Byzance à l’Exposition.

Mercredi 11 juillet.—Affaires de Chine. Les oasis de l’Exposition. Le coin le plus frais et le plus ombreux du Trocadéro. Des pelouses et des massifs d’arbustes du vert le plus tendre et du vert le plus sombre, des arbustes nains, taillés, tourmentés, tarabiscotés, [p. 321] d’une joliesse bizarre et exquise, et, çà et là, entre des roseaux immobiles, de l’eau enjambée par des ponts de bambous. Au hasard des pentes des pavillons s’étagent, laqués de rouge avec des terrasses et des vérandas, l’air de gros mandarins coiffés de parasols sous la courbe successive de leurs triples et quadruples toits. A droite un grand mur de faïence, qu’on voudrait de porcelaine, clôt le soi-disant village, faïence hérissée de dragons, de serpents stylisés et d’effarantes arabesques où bâille l’embrasure d’un porche. Les hautes murailles d’une forteresse ferment le site à gauche: le Kremlin! Et, là encore, des grands toits de tuiles vernissées, des crénelures profondes, des donjons massifs coiffés de clochers bien asiatiques, tout un ensemble rébarbatif de citadelle barbare, dont le voisinage affine encore l’élégance gracieusée de ce jardin... chinois, car nous sommes en Chine, dans la section des Célestiaux.

Le restaurant chinois domine le tout, laqué de vermillon, éclatant et verni dans toute la hauteur de ses escaliers à jour, verni et éclatant dans toute la largeur de ses rampes de bambous et de ses galeries en terrasses, amusante, fragile et fantastique architecture, résumant en un seul type tous les modèles épars dans ce coin d’Extrême-Asie reconstitué. Des coolies, silencieux et doux, à la démarche glissante y servent, au choix des clients, des ailerons de requin à la sauce rouge, des potages aux nids d’hirondelle ou le vulgaire rumsteak pommes château; enjuponnés de toile bleu pâle, les cheveux d’un noir d’encre tressés en natte et les tempes soigneusement rasées, ils ont l’air intelligent, minutieux, timoré et attentif.

Dans les pavillons voisins on vend des soies et des pongées d’une souplesse quasi fluide dans leur trame [p. 322] résistante, des broderies d’une somptuosité délicate, des bronzes hilarants, des incrustations de nacre, des porcelaines tendres, des flammés d’un éclat intense et sourd, des jouets délicieux, de vrais objets d’art, figurines d’un mouvement et d’une vie comiques et exacts, inconnus en Europe de nos fabricants de jouets, des jonques et des péniches de bois de camphre et de cerisier à se mettre à genoux devant leur ingéniosité de détail et leur rendu d’exécution, des mythologies vivantes, toutes de dieux, d’oiseaux, de poissons, de fleurs et d’arbustes figés dans de la stéatite ou du jade et d’invraisemblables laques. D’autres Chinois les débitent et les vendent avec des révérences cérémonieuses et des gestes menus. Et de tous les objets exposés là, de ces architectures même s’émane et s’impose la sensation qu’on a affaire à un peuple studieux, laborieux, tranquille, ingénieux, poète, artiste et religieusement imbu de ses traditions, de son passé et de ses dieux, un peuple de dormeurs éveillés, volontairement attardé dans une civilisation puérile et magnifique, une civilisation de luxe et de poésie plus vieille de vingt siècles que la nôtre. Et ces Chinois travailleurs et tranquilles sont les mêmes qui, là-bas, égorgent, supplicient et massacrent; les Boxers des tueries et des incendies de légations de Pékin sont leurs frères; leurs frères, les sauvages tortionnaires de l’agonie de M. de Ketteler, les forcenés qui enterrent les Européens vivants jusqu’au cou, leur crèvent les yeux et leur arrachent la langue, les monstres jaunes qui regardent lentement et voluptueusement, pendant des heures et des heures, leurs condamnés râler, se convulser, se raidir et mourir!

Ces longs et timides enjuponnés de bleu sont de la même race que les massacreurs enrégimentés des [p. 323] femmes, des enfants de nos légations et de nos missionnaires, les bourreaux qui forcèrent un empereur à s’empoisonner et poussent à la folie la vieillesse terrifiée d’une impératrice, ceux qui, par une cruelle ironie et un sinistre à-propos du hasard, ont pour chef le prince Tuan!

Quelles maladresses ont bien pu commettre nos ingénieurs? à quels dangereux excès de zèle ont bien pu s’abandonner nos missionnaires? quelles exactions ont pu, hélas! commettre en Extrême-Asie Russes, Anglais, Français et Allemands pour avoir amené ce terrible réveil de meurtre et de fureur chez un peuple de sculpteurs, d’émailleurs, de brodeurs, de menuisiers et de prêtres studieux, débonnaires et rêveurs?

La colonisation de l’Asie restera la grande tache de sang du dix-neuvième siècle, a-t-il été écrit quelque part. Prenons garde que cette tache humide et grasse ne s’étende sur toute l’Europe!

La révolte atroce des Boxers est, à travers l’humanité, la réponse à la guerre criminelle déclarée aux Boërs.

Dimanche 15 juillet.—Billancourt. Une aubaine, la conversation assez documentée sur l’Indo-Chine et les peuples de l’Extrême-Asie d’un ancien officier d’infanterie de marine, il y a trois ans encore en garnison à Saïgon. Les atrocités de Pékin, si épouvantables qu’elles nous paraissent, à nous autres civilisés, sont peut-être expliquées par l’attitude des coloniaux. Si le Russe déjà Tartare ne heurte pas trop le Mongol et le Mandchou dans leurs coutumes et leurs traditions, la brutalité anglo-saxonne, la morgue allemande et le «struggle for life» yankee froissent et blessent [p. 324] profondément la race jaune. Nous sommes, nous autres Français, les moins antipathiques de tous les «diables étrangers» que sont les Européens.

Si l’on ajoute le scandale sacrilège et l’émoi religieux des cimetières bouleversés par les tracés des ingénieurs, les ossements des ancêtres et les tombeaux violés par les travaux des nouvelles voies; si l’on ajoute enfin la mauvaise foi anglaise, le travail sourd de tous les pasteurs protestants, déjà dénoncés par Jean de Bonnefon: tout le monde anglican attelé là-bas à ameuter l’indigène contre les catholiques, on comprendra quelle responsabilité énorme ont assumée, avec leur politique de ruse et d’équivoque, les bons voisins d’outre-Manche.

Lundi 16 juillet.—Billancourt. Chaleur torride. Les pelouses brûlent, les feuilles se fanent et se crispent au bout des branches dans une atmosphère de four. La Seine charrie des bancs de poissons morts; ce sont des flottaisons de charognes qui empoisonnent tout le fleuve... à croire que la Seine prend sa source à Londres. Très anglais, ce procédé d’empoisonner les fleuves. Furieux de ne pouvoir mettre en ligne un effectif imposant de troupes en Chine, occupés qu’ils sont au Transvaal, nos bons voisins viennent-ils pas de dépêcher à Tien-Tsin des régiments hindous contaminés de la peste?

La peste au camp des alliés! Les Chinois eux-mêmes n’auraient pas trouvé cela.

Mardi 17 juillet.—Le Grand Bazar. Huit heures et demie; le dernier dîner à l’Exposition. Au restaurant hongrois, tout au bord du fleuve. Ils et Elles dînent.

«—Mais c’est qu’il fait frais. —Qui l’eût cru? [p. 325] Vous l’avez commandée, cette brise. —Et il y a du monde. —Ne criez pas victoire. C’est un des rares restaurants qui fassent de l’argent. —Non... —Si. Ils sont six en tout qui ont la vogue, et je ne les nomme pas pour ne pas affliger les autres. D’ailleurs, on devait s’y attendre. On avait fait les concessions à raison de soixante restaurants en tout, et il y en a deux cent vingt et un? jugez des bouillons. —En revanche, les kiosques de marchands de comestibles et les buvettes font de l’or. —Naturellement. Les trois quarts des visiteurs mangent sur des bancs. Charcuterie et papier gras, c’est l’Exposition de la bonne franquette. —On dit que les kiosques de journaux vendent aussi des comestibles. —Parfaitement. Ça rapporte plus que du papier. —Et ça l’emploie. —Mieux: les dimanches, les water-closets débitent du pain avec du saucisson et du vin au litre. —Il faut bien que tout le monde vive. —Vous n’avez pas encore parlé de l’école anglaise. —Oui, le pavillon de la Grande-Bretagne, les Romney, les Reynolds, les Gainsborough, les Constable et les Turner! —Moi, vous savez, j’ai toujours un faible pour Burne Jones. Vous avez vu son «Laus Veneris»? —Et son «Cupidon et Psyché» et sa suite de tapisseries de haute lice, la «Conquête du Saint-Graal»! Moi aussi, j’aime beaucoup, mais il ne faut plus l’écrire sous peine d’encourir les foudres du syndicat. —Quel syndicat? —Mais le syndicat Rodin, les maîtres de la Rodinière. Défense esthétique d’aimer Burne Jones et Gustave Moreau: ces deux noms-là font entrer la critique en fureur, et, quand elle écume, la critique... —... ce n’est pas de l’écume de petite marmite... Ce pauvre Rodin! Egorge-t-on assez les autres en son nom! —Passe encore les sculpteurs, mais, en son nom, on tue les [p. 326] peintres. —Mieux: on ne peut même pas en parler. —Non... —Parfaitement. Ils ont monopolisé l’éloge: eux seuls savent apprécier le maître de la Volupté et de la Douleur. Aussi qu’y ont-ils gagné? Ils en ont dégoûté le public. Il n’y a pas un chat à l’avenue Montaigne. —Comment? Rodin ne fait pas le sou? —C’est la solitude, l’affreuse solitude de l’interdit. Le pauvre grand homme s’en plaint, mais, comme c’est un brave homme, c’est charmant de voir comment il s’en console. «Je n’ai pas la quantité, disait-il dernièrement, mais j’ai la qualité. Ainsi, dans la journée d’hier il m’est venu la comtesse Potocka et le poète Oscar Wilde.»

Mercredi 18 juillet.—Le Grand Bazar. Neuf heures et demie, la fête exotique. Une foule compacte, énorme, du Trocadéro au Champ de Mars; des têtes et des têtes serrées, tassées l’une contre l’autre: l’ensemble agglutiné et noirâtre d’un gigantesque ravier de caviar; des sueurs et des odeurs, des relents de godillots tièdes, de corsages mouillés et des touffeurs d’aisselles. Et, tout à coup, des ronronnements de tambourins, des glapissements de flûtes aigres, des mélopées et des sons de derboukas, tout un hourvari monotone et strident de musiques barbares. Ce sont les exotiques du Trocadéro qui défilent dans un sillage de poussière et de clarté. Et ce sont des grands poissons de papier lumineux et des lanternes en forme de tambours balancés au-dessus de la foule; des nègres les portent, vêtus de vareuses bleues, coiffés de chéchias rouges. D’autres processionnent appuyant sur leur torse de grandes feuilles de latanier. Des musiciens coiffés d’immenses panamas, des négresses enturbannées de madras: c’est toute la section malgache: puis [p. 327] voici les gandouras et les burnous de soie, les fronts ceints de cordes en poil de chameau des Arabes d’Alger; les sequins sonnaillants des souks de Tunis et les grègues bouffantes des danseuses du ventre, et la foule acclame, se bouscule et rit. Voici, drapés de bleu, les grands fellahs d’Egypte.

Précédées de mille bêtes lumineuses en papier transparent et peint, voici, harnachées on dirait de laque rouge et toutes luisantes de soieries bruissantes, les faces jaunes et camuses de gnômes indo-chinois. Un immense et long —long, oh! combien long!— dragon de soie verte écaillée d’or ondule et serpente en brusques remous au-dessus de la foule: tarasque de l’Extrême-Orient, chimère aux énormes yeux saillants échappée on croirait d’une pagode, c’est l’emblème religieux sacré, le palladium annamite. Douze hommes engouffrés sous les plis mouvants de la bête la font se cabrer et se mouvoir. Ensuite ce sont les nudités de bronze hérissées de plumes, enjoaillées de coquillages des brutes superbes du Dahomey, les dents blanches et les yeux blancs des guerriers de Behanzin. Les souplesses félines, les gestes de statuette, les tailles minces et les torses plats tout sonnaillants de grigris et d’amulettes des sveltes danseurs cynghalais terminent le cortège aux maigres sons du gamelun, le criard et triste orchestre indo-chinois.

Vendredi 20 juillet.—Auteuil. Cinq heures et demie, sur la petite place. Quarante-huit degrés au soleil, trente-huit à l’ombre: la plus grosse chaleur de l’année; que dis-je?... de l’année: du siècle.

Autour de la fontaine Wallace des ouvriers harassés font cercle, attendant leur tour. Les yeux mornes, tout en s’essuyant le front d’un revers de la [p. 328] main, ils se passent machinalement le gobelet. Avec des crissements de soie des feuilles séchées, devenues jaunes en deux jours, des feuilles de fin d’octobre se détachent des platanes, planent dans l’air chaud et tombent. Tout le macadam de la petite place en est jonché; les pas éreintés des promeneurs dérangent des tas de feuilles mortes. C’est l’automne, le précoce automne en plein mois de juillet.

Paris est en proie à Moloch!

Dimanche 23 juillet.—Neuf heures et demie du soir au bois de Boulogne. Des familles entières gisent affalées sur les gazons des pelouses, des familles entières sous les dessous de bois; les hommes en manches de chemise; les femmes, le corsage ouvert, la plupart en camisole: tout un Paris ouvrier et faubourien venu dans l’esprit illusoire de respirer un peu dans l’air étouffant des taillis. Partout des papiers gras, des litres vides et des détritus de charcuterie. Un Paris du 14 Juillet, que l’atroce chaleur de cette semaine répand comme une écume en dehors des murs, une coulée d’humanité suante et tiède, qui se répand, telle une onde, de Vincennes à Romainville et de Boulogne à Charenton. Le Bois tout entier fleure une odeur d’aisselle. Du côté de Boulogne, en descendant vers le fleuve, dans la cendre grise du crépuscule, les groupes éparpillés à travers les pelouses font songer au campement d’une énorme kermesse en plein air, à quelque fête flamande émigrée sur les bords de la Seine. La liberté des gestes et le débraillé des costumes sont, d’ailleurs, dignes d’un Teniers et c’est à la belle étoile que l’on soupe et que l’on aime.

Entre le pont de Saint-Cloud et celui de Sèvres, dans la fraîcheur relative des berges, la nuit est sillonnée [p. 329] de triplettes et d’automobiles à pétrole. Ici, la nature fleure la poussière et l’essence; tout à l’heure, elle empestait la sueur.

Lundi 23 juillet.—Huit heures du soir, à quai de l’île de la Grande Jatte, à bord de l’house-boat le plus fleuri de cet été. Ils et Elles dînent. «—Elle commence à sentir, cette Seine! —Aussi, dès demain nous descendons. Nous coucherons à Rouen mercredi et jeudi au Havre. —Si long que ça, d’ici Rouen? —Mais, chère amie, il faut compter avec les écluses et la grande semaine à Trouville... —Naturellement, puisque Gontran fait courir. —Alors, pas possible de vous garder pour demain? —Dîner à l’Exposition par cette chaleur? Oh! non! —Et cette soirée de gala chez la Loïe ne vous tente pas? la nouvelle pièce japonaise, Sada Yacco dans le «Sculpteur»? —Sada Yacco! Est-elle assez lancée! Il n’y a qu’elle qui fait prime à l’Exposition! —Elle est un peu mieux que Mérode en danseuse cambodgienne. —Vous êtes dur. Assez joli, moi je trouve, le grand insecte d’or qu’elle donne avec ses semblants d’antennes, ses longs doigts allongés d’ongliers de métal, mademoiselle Chou de Bruxelles!... —Oui, mais si peu d’Extrême-Asie! si d’Extrême-Montmartre! et puis démodée par Falguière! —Et puis, il n’y a pas à dire, cette Sada Yacco sait mourir!... —... comme Sarah elle-même... —Dites donc, vous qui savez tout, qu’y a-t-il de vrai dans la prétendue sortie de mademoiselle T... à mademoiselle P..., le soir du fameux bal où on les aurait priées de prendre la porte, la mère et la fille, parce que pas invitées? —Mais il y a l’absolue vérité. Cela s’est passé comme vous le dites... mademoiselle P..., qui est de toutes les fêtes ou qui veut en être, avec l’aplomb qui la caractérise est allée sans invitation [p. 330] au bal des T... —Parce que?... —Parce que ça lui plaisait, à cette enfant, et qu’elle en avait l’habitude. Voilà donc les P..., mère et fille, faisant leur entrée, toutes voiles dehors, dans l’hôtel du quartier de l’Etoile. Les maîtresses de maison ne bougent pas, incident qui aurait pu passer inaperçu si madame P..., la mère, pour prendre contenance, ne s’était avisée de complimenter madame T..., sur son bal. A quoi mademoiselle T..., qui a de la dent et de la tête: «Mais madame, vous n’avez pas d’avis à donner sur une fête à laquelle vous n’étiez pas priée...» —Tableau! —... de genre... Et qu’y a-t-il au fond de tout cela? —Rivalité de cœur, bataille de dots autour du plus beau des présidents. —Notre petit Morny!... —Vous l’avez nommé. Sa dernière fête a fait révolution. Aussi demandé qu’autrefois le joli comte Boni de Castellane.

Mardi 24 juillet.—Le Grand Bazar. Croquis d’Exposition. Trois heures; sous la chaleur torride, public de province ou de banlieue, reconnaissable aux filets à provisions et aux flopées d’enfants remorqués par chaque couple. Dans les parterres, plus une fleur, plus un lys au Japon, plus un iris d’eau à la Chine; des morceaux de journaux et des papiers gras décorent les parterres. Mais, en revanche, partout des stridences de flûtes et de lentes, d’affolantes et monotones mélopées tonitruent et font rage d’un bout à l’autre du Trocadéro: flûtes de roseau assourdissantes et aigres devant le théâtre égyptien, flûtes de bambou devant le théâtre indien, ouvert d’hier (quatre idoles trônent, accroupies sur une estrade, enturbannées de rouge et barbues jusqu’aux yeux); à l’Indo-Chine ce sont les miaulements hystériques et les continus cliquetis de métal du [p. 331] fameux gamelun; à la Tunisie, des dégueulandos, des barcarolles napolitaines; à l’Algérie c’est le badaboum et toute l’horreur canaille des danses du ventre, et là-dessus, des hurlements d’Apaches, des invites caressantes, des gestes de guenon et d’obséquieux appels de nègres aux yeux lubriques; autour de l’Egypte, enfin, revoici l’Orient de bazar et de pacotille d’un tas de Juifs félins, quémandeurs et souriants: une foire et un brouhaha à rendre fou le plus paisible des électeurs, la plus honnête des ménagères, le plus épicier des héros chers à François Coppée; la Salpêtrière installée en plein Paris 1900, sous une température de 35 degrés à l’ombre et de 48 au soleil; tout ce qu’il faut pour développer la neurasthénie dans une population déjà déprimée par la qualité de l’eau, la rareté de l’air et les veilles, une source de gains certains et de fortunes futures pour tous les médecins aliénistes et les maisons de santé du département.

Vendredi 27 juillet.—Saint-Cloud. Où vont les statues.

Qui se souvient encore du groupe des trois femmes qui dominait le fronton de l’ancien palais de l’Industrie? Qui de nous se rappelle la grande figure, on eût dit bénissante, dont les bras tendus commandaient la grande travée, aujourd’hui ouverte entre le grand et le petit Palais? L’administration des beaux-arts les a pieusement recueillis et, à grands frais... des contribuables, a dépêché et installé le dit groupe dans un des plus beaux parcs des environs de Paris, un ancien parc impérial, maintenant ouvert au public, le plus proche peut-être des fortifications, celui que la foule des dimanches préfère même au dessous-bois du bois de Boulogne; le parc, en somme, le plus populaire et, par [p. 332] cela même, peut-être le plus abandonné du ministère des beaux-arts, celui qu’une dévastation on dirait systématique déshonore et enlaidit chaque jour, celui dont les piédestaux, veufs de statues, attristent la belle ordonnance des allées et la mélancolie grandiose des perspectives.

J’ai nommé le parc de Saint-Cloud.

A ce parc mutilé et dont les nymphes et les demi-dieux ont disparu, M. Roujon a, compensation médiocre, envoyé les trois figures allégoriques qui alourdissaient jadis la silhouette du palais des Champs-Elysées. C’est la grande allée qui conduit de Saint-Cloud à Sèvres qui a hérité du groupe sans emploi. On peut le voir maintenant étaler prétentieusement ses proportions monumentales un peu plus loin que les triples escaliers d’eau de la légendaire cascade de Saint-Cloud; mais, comme les figures de l’ancien palais des Champs-Elysées ne sont pas à l’échelle des autres statues ni même à celle des arbres voisins, le nouveau groupe fait le plus piteux effet. Les statues, d’ailleurs, destinées à être vues d’en bas et à distance, sont placées à niveau d’homme. Gestes et proportions, tout en est grotesque: emphatiques et rigides, elles dressent au pied des hauts ombrages de grands fantômes de pierre dans le goût des féeries des théâtres Cocheries... Mais, de cela personne ne s’est soucié aux beaux-arts; trois statues étaient demeurées pour compte, il fallait bien les placer quelque part.

Saint-Cloud étant le parc sacrifié, c’est Saint-Cloud qui a hérité de ces trois Gigoudaines. Frais de transport, réparation des figures et établissement du nouveau piédestal ont coûté trente-deux mille francs.

Franchement, on aurait mieux fait d’acheter quelque Rodin!

[p. 333] Dimanche 29 juillet.—Bigorre, trois heures. Il pleut: une petite pluie fine et tiède, presque un brouillard qui noie les sommets environnants et met à mi-flanc des montagnes des couches de vapeur fumantes; les grands ombrages humides de ce pays en paraissent plus mouillés encore.

De la haute galerie de la maison que j’habite, je domine une route et, de l’autre côté de cette route, des jardins et des jardins qui s’enfoncent très loin dans la vallée et donnent, au crépuscule, l’impression d’une forêt. Ce sont des jardins de couvents, des parcs d’anciennes demeures provinciales, demeures de nobles; dont l’aspect extérieur comme les habitudes n’ont pas changé. Et des marronniers gigantesques, des magnolias en fleurs, des wellingtonias enguirlandés de clématites, toute une végétation monumentale et luxuriante, comme seules en produisent les Pyrénées, accueillent mes yeux partout où ils se posent, épanouis au hasard des pelouses et des tournants d’allée bordés de géraniums.

C’est dimanche. Les allées et venues des jardiniers et de la domesticité n’animent pas aujourd’hui les jardins. Il y a une fête sur les «Coustous», la promenade de la ville, une fête au Casino aussi: concours de grimaces à la fête populaire, concours de grimaciers à la fête mondaine. Et puis les vêpres, la grande distraction des petites villes dévotes, ont dû attirer à l’église pas mal de serviteurs de ces vieux logis. La route elle-même est déserte; elle ne se peuplera que plus tard, à l’heure où l’on va boire les eaux de Salut. Et de cet abandon sous la pluie s’émane, se dégage une atmosphère d’accalmie et de torpeur provinciale, combien précieuse après le tumulte et la fièvre de Paris!

[p. 334] Tout à coup, au tournant de la route, une étrange procession. Engoncées de cotonnades, coiffées de marmottes, des fichus de laine aux épaules, neuf créatures... neuf marionnettes paysannes s’avançaient de guingois, l’une boitant de la hanche, l’autre secouée d’on ne sait quel tremblement, celle-ci bossue, celle-là la taille déviée, poupées démantibulées, comiques et atrocement tristes avec leurs faces grimaçantes et leur démarche en saccades.

Elles s’avançaient trois par trois, se tenant par la main et se parlant avec des contorsions de tout le visage et des gestes de folles... Un Goya vivant que ces trois rangs de jeannetons paysannes gesticulantes et trébuchant. Quatre pauvres vieux les suivaient, quatre pauvres vieux très propres, moins agités, ceux-là, mais l’air si las dans leurs vestons élimés! de tristes faces usées de très vieux ouvriers et des gestes gauches, des mines empêtrées et navrantes. D’où pouvait bien sortir cette humanité de misère? J’avais commencé par sourire, j’avais maintenant le cœur étreint à en crier.

Trois religieuses fermaient le cortège et leur présence à la suite de ces malheureux m’expliquait tout. C’étaient les vieillards de l’hospice, les aliénés hospitalisés dans un des couvents voisins que ces trois sœurs conduisaient à la promenade. Leurs bonnets blancs, leurs longs voiles noirs et leurs chapelets cliquetants complétaient la procession. De temps en temps une des sœurs se dérangeait pour aller rectifier un geste d’une des folles, assujettir un fichu, remettre une égarée sur le rang, puis elle revenait prendre sa place entre ses deux compagnes.

Elles avaient dans le visage, et dans les yeux comme une lueur d’apaisement.

[p. 335] Le cortège passa et je me demandais quelle pouvait être la vie de ces trois femmes au milieu de ces gâteuses, de ces idiotes et de ces fous. Quelle abnégation et quel dévouement il faut pour consentir à une telle existence! quelle foi et quelle ferveur il faut avoir dans l’âme pour assumer une telle tâche sans trop de répulsion et de dégoût! Je me demandais aussi quelle religion nouvelle, quelle Eglise encore à naître, quand la foi chrétienne aura tout à fait disparu, pourra donner à ses adeptes la puissance de renoncement et de charité incarnée dans ces trois inconnues.

Lundi 30 juillet.—Dans la cour de l’hôtel de France, onze heures. Des groupes de baigneurs se pressent autour du tableau des dépêches: c’est le télégramme de Monza, la nouvelle de la mort d’Umberto tué par la main d’un anarchiste.

Le roi Humbert, la reine Marguerite! La presse européenne... que dis-je? le monde entier vont, pendant huit jours, être remplis de ces deux noms.

Le roi Humbert! Et, malgré moi, j’évoque la figure du mort, tel je la vis, alors en pleine santé, à Venise, au moment de l’embarquement du kaiser pour Jérusalem.

J’étais sur la lagune, en gondole, vis-à-vis du «Hohenzollern», dans un tas mouvant d’autres gondoles et de «vaporetti». Tout Venise costumé était là sur l’eau, une Venise de carnaval sortie des magasins d’accessoires pour fêter Guillaume II. Le kaiser faisait aux Majestés italiennes les honneurs de son yacht, et, quand, sanglé dans son uniforme d’amiral, il apparut, aidant la reine Marguerite à descendre l’escalier du bord, la Majesté impériale m’apparut singulièrement haute de taille auprès du roi Humbert, déjà tassé, [p. 336] quoique robuste, dans son uniforme de général allemand. Ses grosses moustaches ébouriffées, ses énormes yeux ronds aux sourcils broussailleux et noirs, sa nuque épaisse et son aspect brutal de sous-off ne pouvaient soutenir la comparaison avec la jeunesse et la force élancée du beau guerrier blond, que donnait le Kaiser.

La reine Marguerite, très parée, les cheveux visiblement teints et la physionomie altérée sous le fard, ne pouvait lutter non plus avec la minceur élégante, l’air de douceur hautaine et les cheveux précocement blancs de l’impératrice d’Allemagne.

Guillaume était le grand triomphateur de la journée.

C’était en octobre 1898. Deux mois à peine auparavant, Lucheni assassinait, sur un quai de Genève, l’impératrice Elisabeth d’Autriche. Quatre ans avant, c’était le tour de Carnot frappé à Lyon par Caserio.

Il faut qu’aujourd’hui ce soit le roi d’Italie qui tombe, à Monza, au sortir d’une fête, sous le revolver de Bresci. Le revolver! Et voilà que l’arme à feu apparaît dans l’attentat contre les souverains. C’est une ère nouvelle qui commence dans les annales de l’assassinat politique, et avec 1900 disparaît des mains des meurtriers la légendaire arme blanche qui, depuis Ravaillac, faisait dans le populaire désigner les rois sous l’épithète de «fruits au couteau».

Mercredi 1er août.—Une lettre de Paris. «Et vous avez manqué la cinquantième de «Louise» et le déjeuner au Moulin de la Galette, comme si les Pyrénées valaient la Butte. Poseur, va!... Et ç’a été très réussi, même la chaleur (36 degrés à l’ombre), et dans un décor... mettez de Jusseaume, mais nature cette fois, et un grouillement de foule, remous d’ouvriers et reflux [p. 337] de gigolettes, comme n’en a pas encore trouvé Carré même dans sa figuration de la «Vie de bohème»! C’est qu’aussi tout le quartier était en émoi. Songez: toutes les élégances de nos théâtres subventionnés, ça ne se voit pas tous les jours.

»Et quel banquet! Quatre cents couverts. A la table d’honneur, les ministres, Leygues, Roujon, Camondo; puis les triomphateurs de la fête: Carré et Charpentier; Heugel; les critiques; Courteline, Bauër, Mendès; les gens de la maison: Vizentini, Messager, Luigini, Jusseaume; les muses: la muse de Paris, mademoiselle Cortot; la muse de Montmartre, mademoiselle Stump, d’une distinction, ma chère! (plus qu’archiduchesse, princesse de Galles avec un nez d’une aristocratie et une robe! un La Gandara); enfin, toutes les fauvettes de l’Opéra-Comique: Guiraudon, Rioton, Mastio, Tiphaine, Gauders, Marié de l’Isle et Vilma.

»Couleur locale: on sert des frites dans des cornets de papier; chaleur tous les hommes s’éventent, les plus galants éventent leurs voisines, des jobards éventent leurs voisins. Là-dessus, speech subtil de Carré au ministre. Le ministre se lève, va répondre. Quelqu’un, au fond de la salle, chante: «V’là d’la carotte! elle est belle! V’là d’la carotte!» Cette réminiscence de «Louise» jette un froid; ce froid ne facilite pas le raccommodement Carré-Bernheim. Vous vous souvenez de l’article de la «Nouvelle Revue» et des motifs allégués par Bernheim: sa bonne foi surprise, son texte oblitéré, etc. La réponse de Carré avait été verte, mais juste. Et l’on espérait que cette fête au Moulin de la Galette, de la bonne galette chère à tous, réconcilierait les rivaux; on présente l’une à l’autre les parties adverses: «V’là d’la carotte! elle est belle! V’là d’la carotte!» Mais le raccommodage [p. 338] ne se fait pas; il fait trop chaud la colle ne prend pas.

»Le ministre part: on va s’amuser.

»Voilà l’plaisir, mesdames! voilà l’plaisir! En place pour les danses.

»Les grisettes invitées font les grandes dames, les chanteuses font les grisettes. Mastio est toute rose dans une robe rose. Un quadrille s’échevelle: c’est Tiphaine avec Fugère, c’est Tiphaine avec Bouvet. Et puis on va prendre le frais sur le haut du Moulin. Comme au fond d’un gouffre, on y découvre un Paris admirable sous un ciel d’orage à la Turner. «—Un Jusseaume! s’écrient les enthousiastes. —Non, pas de blague! répond ce jeune La Violette. C’est tout de même un peu mieux que mes décors! —Voilà qui nous change de Carolus Duran, insiste une peste. —Comment? —Mais oui: Carolus Duran, élève et maître de Velazquez.» D’ailleurs, je vous envoie le menu du déjeuner.

»P.-S.—Vous avez aussi manqué le banquet Raspail «Au bon Pécheur», le banquet de Bercy organisé en l’honneur du bon terre-neuve, le chien sauveteur célèbre dans tout le quartier. Ce bon toutou présidait, assis dans un fauteuil tendu de peluche rouge, une serviette au cou, passée dans un collier ciselé d’un travail exquis. C’était un beau spectacle; mais on ne saurait être partout. Vous manquez aussi, avec votre manie de villes d’eaux, le shah Mozaffer ed Dine, pour qui tout Paris a des yeux de chatte. Ce shah, avec toute sa suite d’uniformes chamarrés d’or et coiffée d’astrakan, est le lion du jour, mais il apporte dans ses sorties une fantaisie qui met tout le personnel du palais des Souverains sur les dents. Voilà un auguste visiteur qui pourra se vanter d’avoir donné du fil à retordre à la police. Jusqu’ici, il n’accepte aucun [p. 339] programme, il dérange tous les plans concertés de promenade et ne quitte pas le trottoir roulant; la rue de Paris, paraît-il, est aussi l’objet de ses prédilections nocturnes. Noblesse oblige: on n’est pas shah impunément.»

Dimanche 5 août.—Bagnères-de-Bigorre. Croquis de province. La chambre, qui sert ici de cabinet de toilette, domine d’abord toute une retombée de glycines mauves éparses sur le zinc en ce moment disparu d’une petite terrasse, puis une courette et, au delà de la rue, la plus passante de la ville puisqu’elle conduit aux Thermes, une villa, espèce de maison meublée dont chaque étage change de locataires trois ou quatre fois durant la saison.

Au rez-de-chaussée, derrière les lamelles de deux persiennes entrebâillées, un profil de vieille apparaît embusqué dès l’aube et, dans le clair obscur d’un petit salon sans jour, on sent qu’une curiosité aux aguets surveille et épie. Ce sont deux yeux de chouette levés vers ma fenêtre, chaque fois que je m’habille, qui m’ont révélé la présence de cette Sachette, la Sachette de «Notre-Dame de Paris», le spectre échevelé de la recluse de Victor Hugo, dont les mains griffues étreignent comme deux serres l’épouvante de l’innocente Esmeralda; et ce sont, en effet, les mêmes cheveux blancs et le même front osseux, le même nez en bec d’aigle et les mêmes lèvres minces dans une face de vieil ivoire. De temps à autre les persiennes entrebâillées s’entr’ouvrent, poussées par une invisible main, et la vieille s’accoude à la barre d’appui. C’est qu’un couple vient de passer ou, pis, quelque élégante et frivole jeune femme dénoncée à la vieille par l’envolement de ses écharpes; et puis les persiennes se referment et, tout le long du [p. 340] jour, à quelque heure qu’il soit, jusqu’à la tombée de la nuit, c’est le même manège, on dirait automatique, et le même jeu de persiennes poussées et refermées par une vieille maniaque tapie là, dans l’ombre, comme une araignée malfaisante et hostile.

O toute cette petite ville observée et guettée par cette vieille à moitié folle qui regarde, interprète, juge, invente, dénature et calomnie —cela, j’en suis sûr— tous les gestes et tous les regards qu’elle surprend! Dire que, la saison finie, pendant tout l’hiver et les longs mois de pluie, elle surveillera encore, sa maigre face collée aux vitres ruisselantes, l’indigène en béret et l’ouvrier tisseur des lainages du pays, demeurés les seuls passants!

O Bigorre, petite ville de mon cœur, dire que, derrière les rideaux de toutes tes fenêtres, dans l’ombre de toutes les persiennes, il est des paires d’yeux tout pareils à ceux-ci, qui regardent et surveillent des faces anxieuses, sœurs de ce masque de cire qui attendent et épient! Et c’est toute ton âme, ô province, toute ta petite âme oisive, malveillante, sournoise et dévote, qui transparaît aux vitres de cette fenêtre.

Lundi 6 août.—Venise en danger; une lettre de Paris:

«Cher monsieur,

«Je me permets de vous envoyer le dernier numéro de la «Revue de Paris» (1er août), où se trouve un article dont le titre indique le sujet: «Venise en danger.»

»Je sais que vous connaissez, que vous aimez Venise; que, par conséquent, vous avez souffert de tout ce qu’on prépare contre elle. Aussi vous serais-je reconnaissant de citer l’article en question, de noter que, même au [p. 341] point de vue utilitaire ainsi que je le développe, les crimes industriels qui tueraient Venise ne la tueraient pas dans sa beauté seulement, mais dans sa vie même, sa vie organique fondamentale.

»Il faut s’unir pour la beauté chaque fois qu’on le peut.

»Robert de Souza

Et, en même temps que la lettre, m’arrive le numéro de la «Revue». Dans un judicieux et savant article M. de Souza y dénonce et étudie sérieusement le danger qui menace la ville des Doges, Venise la blonde, endormie et bercée au flux et au reflux de l’Adriatique, qui, par les mille et un réseaux de ses «canaletti», lave et vivifie, en les protégeant contre la poussière dévastatrice, les façades encore dorées par places de ses anciens palais.

Il y a deux ans, j’avais déjà poussé le cri d’alarme en dénonçant la disparition de la «Casa Barbiere», ce beau palais «Veniere» si longtemps hospitalier aux artistes, menacé de tomber entre les mains d’une Compagnie anglaise qui veut y établir une usine. Une usine en plein Grand Canal, à cent mètres du palais Vendramin et de la «Casa d’Oro»! Ça ne serait pas la première, d’ailleurs; déjà une succursale de Murano y pousse ses suies et ses fumées qu’elle mêle à celles des vaporetti... des vaporetti sur l’eau lourde, où le Carpaccio a évoqué ses gondoliers. Dans le même article, je criais l’infamie d’un quai imminent, oui, d’un quai qu’il était question d’établir sur le même «Canale Grande», pour y permettre la circulation des fiacres, des automobiles et des bicyclettes; et ce fut, de ma part, un cri de détresse indignée dont M. de Souza s’est souvenu.

Aujourd’hui, le péril est plus grand encore. Non [p. 342] seulement le Grand Canal est toujours menacé par ces horribles Compagnies anglaises qui ont tout syndiqué à Venise, les verreries et les marchands de bibelots comme les grands hôtels, mais pis: sous prétexte d’assainir la Ville de la Mer, qui est la plus salubre de l’Italie, puisque les médecins y envoient maintenant se remettre les neurasthéniques, loin du bruit et de la trépidation de nos grands centres modernes, et que l’absence totale de poussière en fait un des rares endroits où l’air soit respirable encore; oui, sous ce prétexte, voilà que des ingénieurs proposent de démolir des quartiers entiers. Pour élargir les rues, on va de gaieté de cœur supprimer en tas vieilles églises et palais; à leur place on créera des voies nouvelles. Pis encore, ils proposent de combler les canaux et de les changer en chaussées, quand il est évident que, les canaux comblés et, devenue terrienne, Venise serait fiévreuse, pestilentielle et chargée de miasmes, comme les bourgades abandonnées de ses lagunes, telles que Torcello, Chioggia, villes mortes ou mourantes, mal gardées par un sol incertain sans être affranchies par les eaux.

Dernier crime enfin! Sous prétexte de faire surgir une ville balnéaire au Lido, «l’affreux Lido», comme disait Musset, et d’en faire un petit Brighton de l’Adriatique (opération anglaise naturellement, casino et grands hôtels), n’est-il pas question de relier par un chemin de fer la vieille cité et la watering-place à naître, quand un quart d’heure en vaporetti suffit; et pour la commodité des propriétaires de villas et des tenanciers d’hôtels, on parle d’installer la gare du nouveau chemin de fer... à la place Saint-Marc, entre les deux colonnes de la Piazzetta, sans doute, à moins qu’on ne jette bas, pour l’installer dans la cour des Doges, une façade du palais ducal!

[p. 343] Oui, nous en sommes là. «Venise (je cite du Souza) Venise magnifiquement libre comme un navire au large qui, pour sa fortune, ne dut jamais communiquer avec la terre que par des ailes: les ailes de ses ramiers et de ses voiles, les ailes des lions de Saint-Marc et des sirènes de son blason», Venise est menacée de chaussées et d’avenues comme un quartier de Londres; Venise perle des eaux est appelée, de par la toute-puissance des syndicats anglais et des ingénieurs, à s’enlizer dans un marécage.

«Une patrie d’art éblouissante, une patrie de miraculeuse beauté, Venise est en danger. Laisserons-nous s’accomplir la prédiction de M. Gabriel d’Annunzio, qui, sans espoir devant la fréquence des plus inutiles attentats, s’écriait: «Je ne donne pas quarante ans pour que le grand canal soit comblé, pavé en bois et sillonné de tramways.»

Mardi 7 août.—Bagnères-de-Bigorre. Autre tristesse. C’est une lettre de Paris qui me l’apporte avec la nouvelle de la mort d’Ary Renan. Ary Renan, le doux penseur, le peintre mystique, le critique d’art sensitif et d’autant plus averti, qui comprit le mieux et raconta le plus intelligemment peut-être l’œuvre prodigieuse de Gustave Moreau; Ary Renan, être rare et charmant, le disciple de Puvis de Chavannes qui approcha le plus du Maître et, en émotion maladive, quelquefois le dépassa; Ary Renan, pauvre être souffreteux et disgracié de la nature, dont l’enveloppe corporelle fut une prison d’art, où cet art s’affina.

Cet art prenant et pénétrant, cette peinture et ce style d’âme douloureuse et choisie, comme on sent qu’il les devait à la souffrance!... Etrange revanche des choses: ce fils du plus grand sceptique de ce temps, [p. 344] rien que par la douceur de son verbe et la ferveur de ses enthousiasmes, était un de ceux qui eussent fait croire à Dieu.

Ardent admirateur de la beauté et des maîtres, Ary Renan n’inventait pas de génies: il les faisait comprendre. Jamais il n’édifia sa gloire sur celle d’un autre; jamais il ne démolit un artiste pour élever un de ses confrères et ne piédestalisait pas. Gustave Moreau eut la chance de l’avoir parmi ses fidèles.

Ary Renan a beaucoup contribué à la renommée du Maître; c’était une âme et une probité égarée au pays des muffes.

Mercredi 15 août.—Quatre heures. Chaleur torride. Pas un souffle dans les grands arbres de l’immense jardin que domine le balcon. A l’abri des persiennes hermétiquement closes, c’est l’heure lourde de la sieste. Tout à coup des chants liturgiques, des proses latines psalmodiées par des voix nasillardes, un piétinement de foule m’attirent. Ce sont, derrière des oscillations de bannières espacées de dix en dix mètres, deux longues rangées de prêtres et de femmes voilées qui processionnent: foule paysanne, où les voiles blancs recouvrent de pauvres robes de filles du peuple, tandis que les voiles noirs engoncent des silhouettes presque espagnoles, tant elles sont rigides et sombres. J’ai déjà vu ces faces de cire jaune et ces prunelles ardentes dans l’Aragon et la Navarre. Des hommes suivent aussi, mais les femmes dominent; car la femme, l’éternelle enfant malade, a besoin d’être consolée et sa soif d’aimer l’attire plus près de Dieu. Des toilettes claires ferment le cortège, mais les Sociétés religieuses sont surtout recrutées chez les humbles; des rubans jetés en sautoir les distinguent les unes des autres et ce sont les [p. 345] «Dames de Sainte-Anne», et ce sont les «Auxiliatrices de Saint-Joseph», et ce sont les «Enfants de Marie», Marie, dont c’est aujourd’hui la fête dans l’Eglise catholique et romaine. Un décor de montagne et de station thermale sert de cadre à cette cérémonie, cérémonie un peu grotesque et pourtant si touchante dans l’élan et la ferveur de sa dévotion.

Marie, il est des noms qui pleurent, d’autres prient.
Marie a la candeur d’une rose fleurie,
Toute blanche, et Myriam, nom d’étoile et d’espoir,
Possède aussi l’éclat d’un astre. C’est le soir,
L’heure où les grands lys d’or referment leurs corolles.
Marie a la ferveur aussi d’une auréole:
«Ave Marie stella»; c’est l’heure où, sur la mer,
Le marin devient grave et regarde au ciel clair,
Si le nom vénéré s’inscrit dans les étoiles.

Vendredi 17 août.—Six heures et demie du soir. Bigorre. Le train m’emporte et déjà, dans la grande trouée de Campan, la petite ville où je viens de passer près d’un mois, la petite ville aujourd’hui familière depuis quatre ans que j’y reviens, attiré par le bienfait de ses eaux, Bagnères-de-Bigorre se fond dans la brume lumineuse et s’efface.

Petite ville dolente et dévotieuse dont j’ai souvent chanté les eaux courantes et l’air si pur, ce sont surtout tes bruits que j’ai aimés et dont j’emporte le souvenir, parce qu’ils se sont mêlés étroitement à ma vie: flûte de Pan du chevrier qui, tous les jours, à l’aube, descend de la montagne pour promener par les rues les pis gonflés de son troupeau, bruit du matin, celui-là, avec les cris aigres des vendeurs de journaux; sonneries de l’«Angelus» du soir, cloches si proches et pourtant si lointaines, j’entendis vos pareilles dans mon enfance provinciale. C’est vous que j’emporte [p. 346] avec moi dans le bruyant et populeux Béziers où m’appelle «Prométhée»; je vous regretterai bien des fois, et jusqu’au chant mélancolique du crapaud qui, rauque et doux, montait toutes les nuits sous mes fenêtres et dont la monotonie rythmait pour ainsi dire la respiration liquide de tant de sources murmurantes et chuchotantes!

Mardi 21 août.—Béziers, neuf heures du soir, les répétitions du collège. —Dans le préau de l’ancien collège Henri IV, tous les choristes de «Prométhée», une moyenne de deux cents hommes et de cent femmes environ, sont assis en cercle autour d’un piano juché sur une estrade, où se profile, échevelée et blanche, la tête aux larges yeux rêveurs de Gabriel Fauré. La musique du 2e génie et celle du 27e de ligne, obligeamment prêtées par leurs colonels, tassent plus loin leurs uniformes; la cour et ses platanes sont violemment éclairés par des lampions, lampions sur tous les pupitres et lampions à toutes les fenêtres du bâtiment collégial, des têtes de curieux s’y écrasent. Toute la bourgeoisie de la ville, pantalons blancs et toilettes claires, est là, installée sur des chaises et fait cercle autour des exécutants; dans l’ombre du jardin, c’est la rumeur de la foule qui tout à l’heure se taira, quand reprendra l’ensemble des chœurs; dehors, dans la petite rue du collège, de la foule et encore de la foule se tasse à la grande porte close, une foule presque assiégeante, venue pour saisir des bribes de musique au passage et guetter la sortie des artistes. Somme toute, toute la ville de Béziers est là enfiévrée, soulevée de curiosité dans l’attente du spectacle de dimanche, tout un Béziers encore vibrant du souvenir de «Déjanire» et impatient [p. 347] d’entendre «Prométhée», toute une ville enthousiaste de musique, consciente du rôle qu’elle prend d’heure en heure dans les annales de l’art et toute fière d’apporter, depuis les plus humbles jusqu’aux plus riches, leur concours à la grande œuvre de décentralisation fondée par Saint-Saëns, car ils chantent tous dans les chœurs de «Prométhée», comme ils ont chanté dans les chœurs de «Déjanire», les solides poumons biterrois. Dans la journée, ils sont forgerons, menuisiers, charpentiers, maîtres de chaix, tonneliers, vignerons; le soir, ils sont guerriers de Mitylène ou pâtres sauvages du Caucase et accompagnent de voix chaudes et sûres les strophes de Rousselière-Andros ou de Torrès-Enoë, rassemblés tous comme un troupeau docile par l’énergie de Castelbon de Beauxhostes, et tous les groupes attentifs dans l’ombre et à l’entrée des jardins, assis les uns sur les pelouses, les autres échoués sur les bancs, contiennent des sœurs, des fiancées, des amis, des parents des choristes de «Prométhée»; ensemble touchant et presque digne d’une cité antique que cet unanime et spontané concours d’une population à une œuvre de pure gloire civique.

En veston d’alpaga noir, pantalonné et coiffé de blanc, Camille Saint-Saëns assiste à toutes ces répétitions, sa présence est le véritable soutien de toutes les énergies. Si parfois les braves Biterrois des chœurs prononcent «Ernest» pour «Hermès», et «entrecôte» pour «holocauste», ils n’en ont pas moins tous la grande vénération du maître. Camille Saint-Saëns se sent à Béziers comme Wagner à Bayreuth, il s’y sent plus qu’admiré, aimé; tout est là.

Dans la foule pittoresquement baignée de clair obscur, çà et là, les hautes silhouettes de M. Vallier-Héphaïstes [p. 348] et de madame Fiérens-Bia; Ferdinand Herold promène la placidité de sa barbe blonde et de Max, qui attend sa réplique, la mélancolie hautaine de sa face de César.

Un émoi dans cette foule, un remous dans les groupes. C’est en ondoyante robe blanche, haut coiffée de rose et drapée d’hermine, l’entrée sensationnelle de mademoiselle Laparcerie, la «Déjanire» d’hier, la «Pandore» de demain. Cora, notre Cora. Un murmure flatteur la précède, une cour de poètes toulousains l’escorte, madame mère l’accompagne.

«Un peu en retard, chère. —Toujours exquise! —Quand arrive le marquis? —Nous l’attendons pour la seconde seulement. —Est-ce que le prince Henri viendra?»

Samedi 25 août.—Béziers, pendant la répétition générale de «Prométhée»; pendant le premier entr’acte, Ils et Elles causent. «—L’entrée de Max, hein? est-ce assez épatant? —Cette nudité dans l’envolement de ce grand manteau rougeâtre, on dirait de flamme et de sang. Extraordinaires, les mouvements que prennent les étoffes sous le vent, dans ce théâtre en plein air. —Et ce décor, ces foules évoluant dans ces trente mètres de praticables! —Les chœurs de Fauré sont d’un puissant! Je vous avouerai que je me défiais. —Laparcerie a de bien jolies attitudes. —Un peu trop jolies peut-être. Il y a eu une engueulade entre elle et Lorrain, à la répétition du matin. —Alors, fâchés le poète et la Muse? —Je crois que Lorrain ne pardonne pas Toulouse!... —Et les poètes Toulousains!... —Le fait est qu’ils sont tous là! —Accourus pour assister à la mort de «Prométhée»... —Mettons à la chute, les corbeaux du [p. 349] Titan. L’aigle ne suffisait pas. —A propos, qu’est-ce que fait l’aigle? —Mystère, on a parlé d’un cygne du plateau des Poètes préalablement noirci à l’encre d’un des détracteurs de la pièce. —Mais on a craint de démolir le décor. C’est très fort, un cygne. Bref, on parle d’un mécanisme d’Allez frères, manœuvré par un enfant. —Les corbeaux de «Prométhée», ça me rappelle un quatrain de Labordère au moment de la campagne menée par tout le jeune Midi contre Herold et Lorrain; le voulez-vous? —Dites...

De Prométhée plaignez le sort cruel:
Aux volailles célestes il fut toujours en proie.
Pour avoir dérobé jadis le feu du ciel,
L’aigle de Zeus lui dévorait le foie,
L’aigle de Zeus jadis... aujourd’hui, c’est une oie.

Un émoi dans les groupes: Jambon est blessé, les yeux, les cils et les mains brûlés par les pièces d’artifices destinées à simuler la foudre, pendant l’invocation au feu de de Max; la nouvelle court et fait le tour des gradins et des arènes. Dans le toril, où sont installées les loges des artistes, Jambon, la tête enveloppée d’ouate hydrophile, délire étalé sur une civière dont on a grand’peine à écarter la foule. Le docteur Sicard, le maire de Béziers lui prodigue ses soins. Castelbon, consterné, lui frappe la paume des mains; le blessé continue de divaguer avec, dans les yeux, de grosses larmes.

Dans les arènes la répétition continue et, à travers les escarpements et les roches du maître-décorateur étendu là, gémissant et atteint, la lente théorie des «pleureuses» descend et serpente, escortant la civière de «Pandore», de Pandore qu’elles croient morte et qui n’est qu’endormie, et dont le «lamento» de Gabriel Fauré mène en gémissant les funérailles.

[p. 350] Dimanche 26 août.—Béziers, quatre heures. La consécration de «Prométhée». La foudre aux Arènes! —La colère de Zeus éclatant sur quinze mille spectateurs réunis pour voir renouveler l’affront du Titanide aux Olympiens; grondements de tonnerre, éclairs et trombes d’eau, pluie torrentielle noyant les arènes vidées dans une panique et une ruée de foule; des femmes s’évanouissent de chaleur et de terreur, le décor très endommagé s’écroule, la foudre est tombée sur la roche même où, dans la mise en scène de Baudu, Prométhée de Max invoque le feu du ciel et tombe foudroyé par les dieux. Les artistes à demi nus ont dû être enlevés de force de leurs loges qu’avaient envahies les cascades d’eau courant dans le toril. La foudre sur «Prométhée»! Les auteurs ne pouvaient pas espérer une meilleure réclame.

Lundi 27 août.—Béziers, neuf heures du soir, hôtel du Nord, après la première.—Ils et Elles causent. L’élément est cette fois parisien. Il y a là Jacques Hébrard, du «Temps». René Maizeroy, du «Journal», Gustave Coquiot, de la «Presse». Lalo, critique du «Temps», dîne, lui, chez Castelbon de Beauxhostes avec la princesse de Polignac. Larroumet, venu exprès d’Uriage pour assister à la première de la veille, n’a pu trouver à se loger, tant les hôtels sont combles, et est reparti sans avoir pu assister à la représentation de la journée. «—Hein! vous devez être content? Cela a été un triomphe. —Le troisième acte est une merveille de mise en scène: la descente de Pandore parmi les hommes, le coffret d’Hermès entre les mains, pendant que le Titan leurré agonise et se lamente dans les hauteurs, cloué sur son rocher, ça se composait comme un Burne Jones. —Et [p. 351] l’émotion de la musique de Fauré, la sérénité du chœur final:

«Les dieux cléments nous ont souri»? —C’est peut-être la plus belle page qu’il ait jamais écrite. —Etes-vous remis avec Laparcerie? Elle a divinement joué ce troisième acte. —Son invocation aux «Océanides» était un bas-relief grec; elle l’a dit avec une sobriété de gestes, une chaleur de diction et une pureté de lignes... —Oui, elle a été dans cet acte à la hauteur de de Max, mais cela n’a pas été sans mal. Elle s’était mise en tête une entrée d’Ophélie tout enguirlandée de roses, un mètre cinquante de fleurs qu’elle portait noué à la taille, et qu’elle nous a servi à la répétition générale, dans ce décor du Caucase et cette atmosphère de gibet, c’était vraiment trop de fleurs! —Et puis, nous avions déjà eu cela à Orange, dans Wanda de Boncza servie sur une civière bordée de passe-roses, comme un turbot de banquet de comice agricole. —Et elle y tenait, à ces guirlandes, la belle Pandore? —Je vous crois, c’était une idée de sa mère. —Oh! alors! —Vous la boudez toujours? —Non, mais je l’avais prévenue que de Max serait un concurrent dangereux; il a composé son rôle avec une conscience et un art! C’est peut-être la plus belle création de sa carrière. —La douleur et la révolte faites homme. Tout de même, ils faisaient un bien beau groupe au troisième, quand il essayait de la protéger contre la colère des dieux. —Parbleu, il a joué le rôle au naturel. Dans la vie c’est un révolté.

Au bout de la table, René Maizeroy, fervent enthousiaste du Languedoc et de ses vieilles villes encore toutes vibrantes des souvenirs albigeois et vivantes de vieilles coutumes, raconte avec mélancolie un Toulouse qui n’est déjà plus, un Toulouse de gitanes [p. 352] et de vieilles fêtes locales, où, pendant la semaine de la Trinité, la rue du Thor se changeait en allée fleurie, en une espèce de couloir diapré et mouvant de toutes les nuances et de toutes les couleurs, une rue du Thor garnie dans tout son parcours d’étals de marchandes de fleurs et de queues ocellées de paons, de paons vivants que des gens de campagne venaient vendre à cette fête.

Vendredi 7 septembre.—Toulouse. «Je n’aime pas Toulouse, parce qu’il n’y a pas d’arbres, déclarait, à de récentes fêtes littéraires, une jeune tragédienne convoquée à un banquet de poètes, mais j’aime les Toulousains...» —«Parce qu’ils en ont», soufflait «in petto», un Parisien égaré dans ces agapes du pays d’Oc.

Le toast, comme bien vous le pensez, est aujourd’hui célèbre dans Toulouse. Toulouse, la ville des longs canaux ombragés de platanes, Toulouse, la ville des merveilleux jardins, le Jardin des Plantes, le Jardin royal, le Grand-Rond, si pittoresquement réunis, tous les trois, au centre de cinq longues allées d’ombre et de fraîcheur, Toulouse, la ville des promenades célèbres, où la mélancolie des canaux hollandais s’ensoleille de toute la gaieté des ciels bleus entre les transparences vertes de séculaires frondaisons; Toulouse, une ville sans arbres!

Comme c’est bien là un jugement de comédienne habituée à juger une pièce sur un rôle et un auteur sur un décor, et comme cette superficielle condamnation d’une ville, sans même l’avoir parcourue, sur la foi de trois églises et de trois ou quatre vieux hôtels visités, dénote dans toute sa naïveté l’âme puérile et complexe des cabots!

[p. 353] D’ailleurs, combien de Toulousains, en vous parlant de leur cité, s’en tiennent-ils fièrement à cette nomenclature: Saint-Sernin, le Capitole et les Allées! Pedro Gailhard, il est vrai, ajoute Saint-Etienne avec le juste orgueil d’avoir introduit dans la cathédrale du «Prophète» le large vaisseau de sa nef si curieusement ouvert sur les ogives hardies de son chœur; les poètes mentionnent l’hôtel d’Assézat en souvenir de Clémence Isaure; les architectes, toutes les constructions de Bachelier. Mais dans toutes les auberges de la ville, pas plus que dans les guides, quand jamais vous conseille-t-on les délicieuses et fraîches promenades des bords du canal, ce canal du Midi avec le beau bas-relief du cardinal de Loménie de Brienne, où viennent se relier, soleilleuses et mélancoliques et hantées de tant de pêcheurs, les vertes allées d’eau de quatre autres canaux?

Samedi, 8 septembre.—Toulouse. Cinq heures du soir, place du Ravelin. Une aubaine: la rencontre d’une noce gitane, les gitanes tant chantés par Armand Silvestre, aujourd’hui un peu disséminés aux environs de la ville, depuis les troubles d’il y a cinq ans, la fameuse descente de tous les ouvriers des faubourgs contre les Bohémiens de Saint-Cyprien, à la suite de la sanglante bagarre de la place du Capitole (un maçon aveuglé à coups de ciseaux, les deux yeux sortis de leurs orbites, par un Gitane tondeur de chien, les longs ciseaux cliquetants que promènent dans tout le Midi, de Bayonne à Marseille, les gars musclés de la tribu).

La tribu prophétique aux ardentes prunelles!

Le siège du quartier gitane par les ouvriers toulousains, les inondations de 1875, quand le maréchal de [p. 354] Mac-Mahon, accouru sur le lieu du sinistre, ne trouva à dire, devant tant de ruines, que la phrase demeurée légendaire: «Mon Dieu, que d’eau, que d’eau, que d’eau!» voilà les deux grands événements que vous ressassent, sans variante aucune, tous les cochers de Toulouse.

Mardi, 11 septembre.—Une lettre de Paris. —«Et vous avez manqué les luttes au «Village suisse,» la fin du championnat du tournoi de Paris. Les Pyrénées et le Languedoc vous retiennent et pourtant cet Appenzel de carton pâte avait son charme, animé par des gros bergers suisses aux prises avec nos gymnastes: c’était très Guillaume Tell, Chillon, Fuelen et Gessler. Je vais tâcher de vous narrer cela. D’abord le décor que vous savez, des rocs, des chalets et des chapelles. Au milieu, de bons gros gars balourds aux yeux de lait mouillé d’azur, tout frais, épris seulement de nourritures lourdes et de bolées de vin, des blonds rudes caleçonnés de toile s’agrippent aux gymnastes plus sveltes et plus fins, mais qui n’en ont pas moins le dessous; tombés d’abord, nos lutteurs le sont tout le temps, car les bergers sont têtus, obstinés et féroces quand ils ont la prise. Ah! on y va avec entrain, pas de «chiqué», c’est vite fait, on se bourre constamment et l’on va taper du crâne contre la balustrade et parfois contre l’estrade, où siègent les autres lutteurs. Dans les chalets, dans les allées, il y a un monde! L’eau tombe de la cascade, on s’égaie, on se sent devenu soi-même quelque chose de suisse, on a une âme de l’Oberland ou du Valais, et tout à l’heure on regagnera aussi sa petite case en bois aux fenêtres ornées de pots de géraniums à la forte odeur cuivrée qui, par ce temps doux, enchante.

[p. 355] Mais le tournoi est fini, les vainqueurs (on le prévoyait), sont les bergers. On va les couronner avec le cérémonial usité en Suisse. Un troupeau de filles, robe rouge et tablier bleu, monte sur l’estrade et chacune à tour de rôle couronne le vainqueur. Réjouissant à l’œil l’agenouillement de tous ces gros gars en face des promises, on a l’idée que la fille sent le lait et le garçon le suint des laines. Une fois couronné, le gars embrasse la fille, mais rudement, sans s’attarder. On les sent robustes et très gosses, bien plus heureux d’être promenés autour de l’estrade sur les épaules de leurs compagnons que de se frotter aux jolies joues roses des servantes; bons gros garçons sauvages aux crânes tondus ras, aux petits yeux bleus naïfs, aux fortes pattes de chiens patauds.

Après, il y a des chants variés d’Helvétie: chœurs de Berne et ranz des vaches de l’Oberland, et enfin illumination de la vallée avec cortège de filles, de gars, de vaches et de chèvres, un vrai défilé de jouets mécaniques, les gars miaulant, les filles piaulant dans l’échevèlement rouge d’une retraite aux flambeaux, et comme couronnement, la sortie avenue de Suffren et de la Motte-Picquet au milieu de la godaille de tous les estaminets ouverts, dans le public spécial de fillasses que vous savez, aggravé des gandouras de tous les Egyptiens disponibles de la rue du Caire! La rue du Caire en faillite, les chameaux vendus, les fellahs sur le pavé et s’ébattant avec toutes les jeunes cravates du quartier, un Grenelle aujourd’hui mâtiné d’Alexandrie et qui fait des avenues de l’Ecole militaire un des plus grouillants étals de luxure qu’on ait vu à Paris depuis l’autre Exposition. Ah! la «Rue amoureuse» de Maurice Beaubourg est dépassée, et de combien! et il s’en perpètre de raides dans les hôtels meublés [p. 356] du Gros-Caillou, en ce moment. Pour peu que les chaleurs reprennent, on va mettre les bancs aux enchères.

Samedi 15 septembre.—Bayonne, quatre heures et demie.

Fonda española
VASCONGONDA AJ HERNANI
perla tenida
por la señora doña Manuela

Telle s’annonce la première auberge rencontrée en sortant de la cour de la gare; et cette «entrada de la Fonda», ses portefaix échoués sur les bancs, un éventail à la main, l’attelage de mules toutes pomponnées de rouge et de jaune de quelque hidalgo de Biarritz venu cueillir un ami à l’arrivée du train, les petits bœufs à longues cornes qui font ici le charroi, caparaçonnés de toile et le frontail hérissé de toisons rousses sous l’aiguillon d’un toucheur au large béret, et devant tous les cafés, tant de consommateurs de limonade, tout cela et la chaleur et la poussière, et comme une odeur éparse de chocolat et de vanille, tout cela, en vérité, chante et proclame l’Espagne; et c’est l’Espagne qui vous accueille, comme accoudée aux cimes des Pyrénées, à l’entrée de ce Bayonne encore tout plein du souvenir du grand siècle de la dynastie des Bourbons et de la politique de Louis XIV, dans sa ceinture de fortifications de Vauban...; et ce sont les arches de deux ponts, l’encorbellement de tourelles du fameux Réduit, et, à perte de vue, les larges travées bleues de deux rivières: l’Adour et la Nive aux noms doux et fluides comme de l’eau coulant dans de la clarté; et c’est, en effet, de la clarté qui coule avec elles dans ce Bayonne aux quais ensoleillés, aux [p. 357] petites rues étroites et fraîches, à la cathédrale ajourée, aux remparts ceinturonnés d’avenues ombreuses et séculaires, Bayonne, ville-joyau de verdure et de pierre dont les vastes ciels ont la palpitation soyeuse des ciels espagnols, ces ciels de nacre lumineuse que Velasquez peignait derrière ses groupes équestres et dont il a fait l’enchantement de la fameuse «Reddition de lances de Bréda.» Bayonne a la prospérité aujourd’hui agonisante malgré l’apparente gaieté de ses cafés et de ses ponts, Bayonne dans laquelle, avant les ruineux traités de commerce avec l’Espagne, le Guipuscoa et la Navarre, laissaient, les jours de marché, deux millions par mois de pesetas, toutes les provinces basques venant alors s’y approvisionner, Bayonne, dont le transit et le commerce abandonnés des Basques de «tras los montes» font aujourd’hui la richesse d’Irun, Bayonne, devenue à Biarritz ce que Saint-Malo est à Dinard, vivant surtout du flux et du reflux et de l’excédent de la plage voisine, Bayonne, où les vieilles mendiantes, accroupies dans l’ombre des vieilles portes, à l’entour des glacis, remercient encore le passant charitable de ce vœu charmant et suranné: «Dieu vous préserve, mon mignon.»

Dimanche, 16 septembre.—Biarritz, onze heures du matin. Les élégantes et les snobs qui font profession de fréquenter les plages ont-ils jamais réfléchi à l’effet que font leurs silhouettes sur le bleu cru ou le gris-perle de la mer? Assurément non, car ils fuiraient comme un miroir grossissant le voisinage de l’Océan et éviteraient, tel le crayon vengeur d’un Forain ou d’un Caran d’Ache, que dis-je, pis, d’un Hermann Paul, l’immense toile de fond des vagues et du ciel.

[p. 358] Il n’y a pas à dire. Les vastes échappées du large si propices à l’esthétique des simples, les horizons de mer où se mettent si naturellement en vigueur la santé robuste et les gestes nécessaires des pêcheurs, des ramasseurs de sable et des matelots, le glauque écumant des lames et l’arabesque abrupte des roches, on dirait, posées là pour faire valoir les fortes carrures et les chairs brunes de hâle: tous ces cadres de nature et de beauté rude sont d’une vérité fatale aux mièvreries alambiquées des élégantes anémies et soulignent d’un trait cruel nos déformations de civilisés. A la mer, toutes les laideurs s’aggravent; les ridicules y deviennent de la satire, et rien de plus probant, à cet effet, que l’heure du shopping à Biarritz, dans la lumière crue de onze heures. Quadragénaires trapus culottés de flanelle blanche, grosses dames sanglées dans des draps beiges et dont le maquillage se violace, jeunes cercleux au dos voûté, à la poitrine creuse, les rotules apparentes sous les pantalons de tennis, longues Anglaises étiques aux chevilles osseuses, Parisiennes chlorotiques aux ventres ravalés et aux coupes saillantes sous la compression du nouveau corset, tout cela forme un défilé lamentable, une pitoyable procession de misères physiques, de prétentions bedonnantes de morgues satisfaites, d’élégances avachies et de ventripotent égoïsme devant un ciel de nacre frissonnante où les larges pieds nus et les jambes brunes des baigneurs biarrotes les écrasent de toute leur force saine, comme les fragments divins de Baïes et de Pompéï écrasent, à Naples, la déchéance et les tares physiques des mornes visiteurs du musée.

Lundi, 17 septembre.—Saint-Jean-de-Luz. A la [p. 359] grande partie internationale de «Blaid a Chistera», Saint-Jean-de-Luz, la plage lumineuse et calme contée par Scheffer dans «Grève d’amour», Saint-Jean-de-Luz, cher à Pierre Loti comme à René Maizeroy, qui en ont décrit dans des pages d’émotion et de charme les vastes horizons de mer et de montagnes, les mœurs à la fois savoureuses et rudes, la beauté de la race et les amours fleurant la bruyère et l’embrun... Et ce sont des passages entiers de «Reflets sur la sombre route» et du «Chemin de la croix» que je revis dans cet ensoleillé préau (gradins encombrés d’une foule passionnée et bruyante, piste sablée comme une arène), où, contre le grand mur blanchi à la chaux, le «Blaid», comme ils l’appellent ici, frappe et rebondit avec des sifflements de balle, la pelote frappée au vol par les gantelets d’osier des champions des deux camps, Espagnols et Français tous Basques d’origine, la main captive et déjà apparente sous le cuir trempé de sueur du chistera.

Cette partie de pelote, la souplesse féline des joueurs bondissant au-devant de la balle, rampant pour la cueillir quand elle rase d’un vol presque amorti le sol, les ruses d’Arrué, trapu et souple, ranimant la partie presque éteinte par la tactique d’Amoroto, l’échange des regards aigus des adversaires s’observant comme dans un duel, les voltes éperdues d’Araquistain tournoyant sur lui-même pour la happer au vol et, de ses deux mains réunies sur le chistera, renvoyant la balle dans une haute parabole claquer et rebondir contre le mur, tout ce déploiement d’adresse, de vigilance et de force je l’ai déjà vécu par Maizeroy dans une page publiée ici même le 21 août. Mais ce qui me grise et me transporte encore plus fortement que ce spectacle de souplesse et de beauté, c’est la [p. 360] fièvre communicative de cette assistance, son enthousiasme et ses cris de joie aux beaux coups, la passion que cette foule basque apporte au jeu national. Les gradins sont noirs de bérets, bérets de France et bérets d’Espagne, noirs de soutanes aussi, car tous les prêtres des provinces sont grands joueurs de pelote et, dans chaque village, dirigent les parties. Ils sont là, glabres et rasés sous leurs larges tricornes noirs, offrant, un peu gras, mais bien ciselé, le profil caractéristique de la race, cette race dont ils sont si fiers. (Six cent mille Basques seulement en France, deux arrondissements, Bayonne et Mauléon, et deux millions en Espagne.)

Mêlées au peuple, accueillies et aimées par lui, les soutanes encouragent les champions et donnent le signal des applaudissements. Aux fenêtres des maisons voisines, des têtes de curieux s’étagent. Pour mieux voir, des gamins du pays sont grimpés dans les arbres et suivent la partie par-dessus les murs. De tous côtés, des yeux plongent sur la piste. Il y a même des gosses qui se sont glissés à plat ventre sous les toiles de clôture et contemplent avidement, la tête au ras du sol.

De-ci, de-là, venus de Biarritz, de Saint-Jean-de-Luz et des stations voisines, des groupes de «prigs» et d’élégantes.

Mardi, 18 septembre.—La partie de pelote d’Anglet. Quand on prend de la pelote, on n’en saurait trop prendre. L’appétit vient en mangeant. Hier, à Saint-Jean-de-Luz, l’enjeu était de cinq mille; il est de six aujourd’hui. Ce sont presque tous les mêmes joueurs qu’hier, Diharce et Arrué dans le camp français, Araquistain dans le camp espagnol. Mais la joie [p. 361] de la partie du jour est Chiquito, le souple et rageur Mexicain de Cambo, toujours bondissant, éperdu, aux aguets de tous les coups qu’il veut faire, désertant même son poste pour aller au devant de la pelote et trahissant parfois son camp par excès de zèle, grommelant de rage quand il perd, trempé de sueur, la chemise plaquée aux épaules, dix-neuf ans à peine, la peau boutonneuse, sec, fébrile, opiniâtre, têtu.

C’est lui que l’assistance acclame «Chiquito! Hardi, Chiquito!» Et, soulevés d’enthousiasme par la dextérité, la promptitude de ses coups, des prêtres se lèvent, descendent sur la piste; et, du haut des gradins, des bérets et des chapeaux s’envolent qui viennent s’abattre sur le sable, comme aux beaux jours des «corridas». C’est la même foule vibrante et passionnée des plazza de San-Sébastian et de Saragosse, cette «furia» démonstrative de la race qui, il y a trois ans, dans les arènes en ruine de Fontarabie, faisait tout à coup se lever une femme du peuple, une haillonneuse Espagnole en train d’allaiter un «niño», et, devant l’éventrement d’une malheureuse rosse, la faisait brusquement arracher l’enfant de sa mamelle et crier, dans un exaltement sauvage, le gosse tendu à bout de bras vers l’animal à cornes: «Mira el toro!»

Mercredi, 19 septembre.—Bayonne; lettres de Paris. Il ne s’y passe rien en ce moment, mais on y passe beaucoup.

D’ailleurs il est délicieux ce Paris de septembre; l’air fin, doux, léger, apaisé est, dans les quartiers déserts, enveloppant comme une atmosphère de couvent.

Dimanche, à l’Exposition, une foule, un peuple, plus [p. 362] de six cent mille êtres entassés dans si peu d’espace, la population de trois grandes villes piétinant et tournant en rond entre le pont d’Iéna et celui de la Concorde et ces troupeaux humains admirant surtout les canons, le formidable attirail du Palais de la guerre, tels des moutons se bousculant pour voir des trousses de boucher.

Echappé de là, j’ai suivi à petits pas les quais de la rive gauche, j’y ai trouvé un Paris à l’abandon, comme vidé par une panique, délicieusement déserté. Quelle oasis et quel repos de voir l’admirable fuite de nos quais après les orgies de chaux et de plâtras du Trocadéro et des clochetons des Invalides, ces odieux clochetons et ces plus odieux dômes pareils à des bougies qui auraient coulé, et c’était charmant, après toutes ces horreurs provisoires, d’être accueilli par la colonnade du Louvre, les tours de Notre-Dame et même l’Institut, comme par de vieux amis qu’on aurait un peu délaissés. Je suis descendu jusqu’au pont Saint-Michel; la nuit semblait monter doucement du fleuve, la lune s’est levée sur la Sainte-Chapelle et j’ai poussé jusqu’à Bercy, au delà de la merveilleuse île Saint-Louis, où la Seine a des faux airs de Tamise.

Dans les théâtres, les revues commencent à sévir, il faut bien amuser la province, servir aux vingt mille maires convoqués aux Tuileries de la fanfreluche et de la femme, de la petite femme retroussée par Grévin. Pour le même public, Samuel a repris aux «Variétés», le trop connu «Carnet du Diable» comme Deval à «l’Athénée», va reprendre les «Demi-Vierges» et l’Ambigu, les «Deux Gosses», spectacle d’Exposition, de fin d’Exposition, soldes pas chers.

Samedi 22 septembre.—Onze heures et demie, aux [p. 363] Folies-Bergère, le coucher des maires. —Sont-ils tous là? En tous cas, une légende leur assigne, ce soir, le promenoir de l’établissement Marchand comme étape finale. C’est ici, au milieu du va-et-vient des filles, des œillades et des frôlements, que Paris veut, avec ou sans écharpes, les invités du gouvernement.

Dans les maisons hospitalières, les pensionnaires arboreront-elles, ce soir, les jarretières tricolores remarquées et dénoncées par M. de Goncourt, le jour des obsèques de Victor Hugo? Deuil national et fête populaire! Que de Quatorze juillet depuis ont revu ces jarretières!

Pourquoi la blague parisienne veut-elle aujourd’hui les bons maires éméchés, un peu bus et prêts aux guilledous? Au Théâtre-Français de la rue Blanche, entre Maria la Bella et mademoiselle du Minil, la même légende veut qu’ils n’aient pas hésité et ceux, menés là par M. Leygues pour entendre mademoiselle Moreno dire une fable, ont, paraît-il, lâchement abusé de la double porte pour filer à droite et se défiler; mais ceux-là, ce sont les honteux de l’adultère et, si mesdames les mairesses réclament, ils auront un alibi à leur donner.

C’est aux Folies-Bergère que nous sommes allés les retrouver.

Y sont-ils? En tous cas, le spectacle vaut le voyage; les habituées se sont mises en frais; que de ruches et de fanfreluches, toutes les perruches au perchoir. Ah! nous l’avons, la tenue de bataille. Ces dames sont là évidemment pour les maires, car elles n’ont d’yeux et de sourires que pour les quinquagénaires en redingotes; ce soir, la congestion fait prime, les hommes mal mis sont entourés, c’est le monsieur ventripotent qui triomphe sur le marché.

[p. 364] Ces faces cuites, ces nuques hâlées, ces coiffures hirsutes et ces tournures campagnardes sont-elles toutes municipales? Je n’oserais l’affirmer; mais, en tous cas, Paris fait un rude accueil à la province et, cette nuit, Vénus n’a qu’un rêve en tête, se ceinturonner d’une écharpe.

Oh! le gros monsieur mûr, effondré sur une banquette entre deux grosses poules aguicheuses, appuyées sur lui, familières, avec des mains fureteuses aventurées déjà aux poches du gilet!

Le coucher non, le lever des maires! quel dessin pour Forain! Forain! et devant tous ces gros hommes congestionnés, j’évoquais un croquis vengeur de l’auteur de «Leurs Mères», admiré, il y a huit jours, en province et représentant, émaciée, la tête de mort apparente sous la peau, l’agonie d’un colonial sur un lit d’hôpital et, penchée à son chevet, la cornette d’une religieuse, le soulevant et le faisant boire,

«Le Banquet des Sœurs», tel en était l’intitulé.

Dimanche 23 septembre.—Saint-Cloud, cinq heures du soir, dans les hauteurs vers Garches. —Le plus beau coucher de soleil, un ciel tendre, d’un bleu délavé, où traînent, vaporeux, des flocons d’ambre rose; là-dessus, les hautes cimes immobiles d’ormes et de marronniers, les longues travées ouvertes à l’infini des avenues; sur l’horizon pâle, des feuillages de peupliers déjà mordorés par septembre fusent comme de la fumée, et toute la foule ruée au bord de l’eau à cause de la fête. Les allées sont presque solitaires et, dans la paix de l’heure, c’est le recueillement auguste et la mélancolie voilée des vieux parcs.

Et tout cela a failli disparaître! Cette fraîcheur et cette solitude, convoitées par une Société d’agioteurs, [p. 365] ont dû être morcelées, dépecées et, sans la vigilance d’une certaine presse, devenaient la proie d’une bande noire qui en faisait des villas de rapport, tout un parc de cottages à l’usage des suburbains, ce que sont devenus les parcs de Garches et celui de Saint-Gratien, ce que va devenir le parc de Chaiges.

Oui, ce parc de Saint-Cloud, le plus populaire des environs de Paris, ce grand espace de pelouses et d’arbres, qui est comme un des poumons de la ville, puisque tous les faubourgs viennent y respirer, ce bien du peuple, en somme, et qui devrait être inaliénable, l’Etat a failli le vendre et le morceler. Une Société, anonyme d’ailleurs (de marchands de biens) avait flairé la bonne spéculation à faire, le marché a été près de se signer, mais l’alerte a été donnée, des journaux, avertis, ont poussé le cri d’alarme et le danger a été cette fois évité.

Jusques à quand?... Sentinelles, veillez!...

Lundi 24 septembre.—L’esprit de Gavroche. —Une heure après-midi, boulevard des Italiens, devant un Bouillon Duval. Toute une bande de Cooks y stationne, les hommes hésitants au milieu des femmes qui pérorent et consultent sur une carte le prix des plats affichés; tout un troupeau de pèlerins comme on en rencontre dans les trains de Lourdes: waterproofs pisseux, grosses chaussures lacées, vêtements fripés et mangés de poussière, les femmes en petit chignon serré sous des chapeaux de toile cirée, les hommes en casquette de voyage: tout le débarquement terne et maupiteux d’une nuit passée en chemin de fer; d’ailleurs l’œil en joie, des faces rondes et luisantes tout émerillonnées, des mines rougeaudes qui respirent la santé et la mer; l’émerveillement égayé d’une [p. 366] descente de train de plaisir (trois jours à Paris, départ le vendredi soir, retour le mardi matin, Bruxelles, Anvers, Audenarde, Ostende); car ces visiteurs sont des Belges. Je l’aurais parié, ils ont la rondeur et la prudence flamandes. «Le menu leur goûte. Maintenant il s’agit de savoir, savez-vous, ce que ça va coûter.» D’ailleurs, pas d’erreur possible, des hommes, sur leur casquette, des femmes, sur leur chapeau, portent «Ostende» sur une petite bande de papier.

«Toute une bourriche», résume Gavroche qui passe les deux mains dans ses profondes: «Malheur! les huîtres qui vont bouffer.»

Vendredi 28 septembre.—Kawakami chez la Loïe Fuller. —Car il n’y a pas qu’elle, cette touchante et maniérée Sada Yacco, d’un fard si délicat et d’une intensité si tragique dans son agonie de la Gesha et du Chevalier; il y a lui, Alojiro Kawakami, le mari et l’éducateur de la tragédienne, déjà remarqué à côté d’elle dans le «Chevalier et la Gesha» et tout à fait remarquable dans ce drame de «Késa» aujourd’hui au programme, la «Késa», où le Japonais, après la Japonaise, donne la plus terrifiante et la plus bouleversante agonie qu’on ait vue au théâtre dans la mort du jeune Morito.

«Késa», c’est l’histoire d’une jeune fille capturée par des brigands et arrachée du repaire de ces bandits par un jeune chevalier, «un ronin» qui la délivre et obtient de sa mère la promesse de sa main. Le drame ne commence que trois ans après l’aventure. Au retour de la guerre, Morito trouve sa fiancée mariée et, de fureur, jure de tuer la mère de Késa, qui l’a donnée à un autre. Pour sauver sa mère Késa promet à Morito de devenir sa femme, s’il tue son [p. 367] mari; elle lui donne la clef de la chambre nuptiale et convient, pour éviter toute erreur, de couvrir la lampe de son voile; mais cela n’est qu’une feinte. Eprise de son mari et pourtant fidèle à sa parole, Késa éloigne l’homme qu’elle a livré et prend sa place dans le lit nuptial. Morito la tue croyant tuer son rival puis, découvrant son erreur, il s’ouvre le ventre.

La situation de «Késa» est presque celle du dernier acte du «Roi s’amuse» quand, pour sauver François Ier, la fille de Triboulet va s’offrir aux coups de Saltabadil; il y a aussi dans cette agonie d’âme d’une volontaire condamnée des réminiscences de la mort de «Desdemone». Sada Yacco y est délicieuse, elle joue de son voile, du fameux voile-signal avec une pudeur et une tristesse attendrissantes; dans sa scène d’amour avec Morito, quand elle met son voile entre elle et lui et s’en enveloppe, comme d’une égide, contre son désir, cette petite idole de l’Extrême-Orient donne des lignes de statue grecque; et sa résignation, ses sursauts de douleur étouffés quand, pliée en deux sous la lampe, elle trace au pinceau sur le papier de riz ses adieux à la vie, le testament de sa mort, tout cela, en vérité, est d’une émotion vécue et pénétrante; mais tout ce charme et toute cette tendresse disparaissent dans le réalisme effroyable avec lequel, crispé d’angoisse, révulsé d’épouvante, les yeux comme désorbités, les cheveux droits sur la tête, Kawakami prépare le meurtre, l’exécute et, le crime une fois accompli, son erreur découverte, trébuche le long de l’escalier et, claquant des dents, sans un mot, sans un cri, avec un étranglement de tout l’être, râle, halète des spasmes et enfin s’éventre en travers des degrés.

Scène, en vérité, shakespearienne que cette fin [p. 368] sanglante, coup sur coup, des deux amants et l’effroi, la démence et la fuite à tâtons des autres acteurs devant les cadavres! Un Shakespeare du Japon mis en scène par Hokousaï. D’ailleurs, dans les coulisses la Loïe Fuller, qui me présente le couple, m’apprend que Kawakami a joué du Shakespeare ou presque, au Japon: «Othello» et le «Marchand de Venise» avec la scène de la livre de chair existent dans le théâtre japonais ou du moins presque identiques, et ces pièces ont douze cents ans. Kawakami, vêtu d’un macferlane et coiffé à l’européenne, me le confirme en anglais; Sada Yacco, minuscule et pliante, gazouille avec un grand salut un babil incompréhensible et charmant; elle a la pâleur d’une feuille de papier de riz et, chose étrange, ressemble de près étonnamment à Bartet. C’est le même visage étroit avec la lèvre en cerise, le même sourire boudeur. Le 9 novembre, le couple repart pour Tokio; en 1902, ils reviendront en France.

Parisiens, fervents de MM. C. Coquelin et Guitry, vous, si avides de nouveautés, allez donc voir Kawakami.

Vendredi 12 octobre.—Au Grand Bazar, une oasis.

Au milieu des piaulements de binious et de ronflants tutu panpan, dépaysé parmi les parades foraines du village breton et du Mas provençal, un coin de calme et d’art résume tout l’effort d’une élite studieuse de sculpteurs, d’architectes, de peintres et de tisseurs, l’«Art nouveau» de M. Bing.

Bing, l’érudit japonisant, dont les recherches furent si étroitement liées à celles de M. de Goncourt, Bing qui, pendant trente ans de sa vie, vécut familièrement avec l’art de l’Extrême-Orient des époques les plus [p. 369] lointaines et puisa dans l’étude de l’art japonais l’amour de la nature, la science de la composition, le secret de la fantaisie et le culte de la ligne, que déjà depuis dix ans, il s’efforce d’introduire dans le moderne style, le style qui porte déjà son nom, et dont les premiers essais rudimentaires n’avaient jusqu’ici donné que de vagues bégaiements.

En effet, l’année dernière encore, rue de Provence, en dehors des vases de Tiffany, des verreries de Kepping, des reliures de madame Walgren, des cuirs travaillés de madame Thaulow et de quelques tentures ingénieusement décolorées au vaporisateur, l’«Art Nouveau» n’avait surtout donné que des promesses. La raideur anglaise, la pesanteur flamande empêtraient encore les meilleures tentatives des artistes embrigadés par Bing. Par horreur de la facilité et de la volute usée du dix-huitième siècle, ces messieurs tombaient dans un style inquiétant inspiré à la fois de l’acajou de Maple et du meuble de cuisine; les voussures et les ornements teintés coulaient comme de la pâte en filaments uniformes et s’engorgeaient aux angles des corniches: selon un mot heureux, le style était larveux.

Eh bien, cette fois le dernier pas est fait, le Rubicon est franchi, le «Style nouveau» est né, le style de 1900, éclos sous l’inspiration de M. Bing, qui depuis dix ans encourage, conseille et combat tour à tour ses collaborateurs; et cette maison de l’«Art Nouveau» perdue dans un coin des Invalides, non seulement l’opinion publique l’a consacrée en France, mais le goût de l’étranger vient de la reconnaître, puisque de la plupart des objets exposés là des Musées d’Europe se sont rendus acquéreurs; et dès l’antichambre de cette demeure type, appropriée aux besoins modernes, la première chose qui vous frappe, ce sont les noms des [p. 370] Musées de Budapest, de Gratz, de Berne, de Crefeld, de Drontheim et même de Tokio inscrits sur des pancartes, autour d’une délicieuse table de merisier, signée Colonna, une table d’une forme et d’un mouvement que n’eût pas désavoué Cressent.

Ainsi l’Allemagne, la Suisse et le Japon même viennent s’inspirer à l’Art Nouveau et, cet hommage de l’étranger, nous le retrouvons à chaque pas, à travers les pièces et le mobilier de l’habitation modèle (ici, c’est Copenhague qui a acheté) élaborée par M. Bing... Et c’est la salle à manger de E. Gaillard, au buffet et au dressoir de noyer ornementés de cuivre, où le métal minutieusement ouvragé épouse presque voluptueusement les moulures et les panneaux des meubles d’une élégance solide; leur ligne évoque enfin sans la rappeler les plus beaux modèles du dix-huitième siècle; des chaises recouvertes de cuir teinté par madame Taulow séduisent par leur confort et la simplicité de leur courbe: une étrange tapisserie de J.-M. Sert, une orgie de nymphes et de faunes presque jordanesque apportant des quartiers de venaison avec des cruches pleines et de croulantes grappes de raisin, perpétue en grisaille sur les murs le triomphe de l’Abondance.

Le salon jaune et vert de Colonna me séduit moins; il est pourtant de teinte exquise et d’une jolie audace dans le choix des nuances. Ce sont les meubles en citronnier moiré avec incrustations de bois teintés, qui me séduisent. Ces meubles, ils sont doux au toucher comme de la soie et ont des reflets bougeurs de somptueux lampas; le fini des détails, la préciosité dans le simple de leurs cuivres ciselés, comme autant de bijoux, font de chacun d’eux des pièces de collection, chacun d’eux est un objet rare et, chose délicieuse, l’ensemble [p. 371] entier se tient. J’avoue préférer le style de Colonna à celui de Gaillard. On peut dire de Colonna que son meuble est élégant et frêle avec solidité, mais la grâce et le charme de la demeure sont pour moi le cabinet de toilette de de Feure. Je ne sais rien de plus doux et caressant à l’œil que ses sièges recouverts de drap gris-bleu pigeon brodé de roses de soie blanche, rien de plus délicat au toucher comme au regard que ses meubles de frêne de Hongrie moiré, à peine ornés de motifs de cuivre argenté, comme si un clair de lune baignait éternellement toute la pièce: aux murs, une merveilleuse soierie, tissée d’après les indications de Bing sur des cartons de de Feure, éternise des ramages bleus et gris sur une trame d’argent.

La chambre à coucher, non terminée, étale sur un lit de Gaillard un fastueux couvre-lit comme, jusqu’ici, je croyais seuls les Japonais capables d’en broder; impossible de pousser plus loin la décoloration colorée dans la nuance; des rideaux et un fond de lit dessinés par de Feure font de la pièce un «rosarium» de soie et de fils d’argent; mais jusqu’ici toutes les pièces sont éclairées par le plafond, un plafond lumineux, tendu d’un vélum de nuance tendre, et dont le jour tombe comme bluté et fondu.

Le boudoir de de Feure allume enfin ses ors devant une baie Window, mais combien discrètement, des ors amortis et doux comme du laque, et c’est une émeute et une révélation que cette rentrée de la dorure dans l’«Art Nouveau», dont il semblait banni: consoles d’encoignure, écran de cheminée, chaises volantes et adorable petit tête-à-tête, dont la gracilité et la raideur ingénue font songer à la fin de Louis XVI; une tapisserie de soie au petit point épouse strictement la forme des sièges de ses bouquets de fleurs décoratives; [p. 372] aux murs, les mêmes nuances de crépuscule et d’aube, dont de Feure semble avoir surpris le secret, fleurissent dans des rosaces et des fleurs de rêve les eaux on dirait miroitantes d’un lac.

Jeudi 18 octobre.—Onze heures du soir, à l’Olympia, Little Tich, le miraculeux nain des music-halls des Etats-Unis et des Trois-Royaumes, la grimace faite homme, l’humour dans la grotesque, le rire et l’esprit dans le fantômatique, Little Tich, génial de laideur et de souplesse étirée, avorton effarant de contournements, Little Tich, gnôme échappé d’un «Christmas tale» de Dickens, gobelin et farfadet qu’on se figure très bien jouant à saute-mouton sur des comptoirs de bar qui seraient aussi des tombes; et ce sont des gigues de White-Chapel et des pudeurs de M. Prudhomme, cachant sous un chapeau son pied déchaussé et là-dessus, des malices de lutin en goguette, des clignements d’yeux complices, des redressements de tout son être et des prétentions de petit homme à faire pouffer, Little Tich, qui ressemble à la fois à un Constantin Guys et à un Daumier.

Little Tich a abandonné cette fois sa silhouette de va-nu-pieds de Londres, sa redingote effrangée, son pantalon en guenille et la prétention bien anglaise du camélia qui fleurissait ses haillons; il aborde une étonnante Espagnole, une frétillante et vertigineuse Manola de cauchemar, qui sous ses longs accroche-cœurs se cambre, se déhanche, se déclanche et se tortille et tout à coup, empêtrée dans sa mantille, trébuche et s’étale par terre comme un pantin démantibulé; et la Manola se relève, boitille sur ses jambes tordues, et raide sur ses reins ankylosés, la danseuse promène sur la scène la misère grotesque d’un joujou faussé, jusqu’à la [p. 373] minute où gambillant sur la musique, cette parodie de l’Espagne se remet à mimer œillades et sourires, et terrible comme une des planches des «Caprices», véritable Goya animé, l’air à la fois d’un bouffon de cour et d’une vieille duègne, elle tourne sur elle-même comme une toupie humaine et disparaît, s’évanouit, grotesquement cambrée, fantastiquement hanchée, lubriquement hilare.

Lundi 22 octobre.—«Paris-Trouville». Sem m’apporte les épreuves de son nouvel album. —Déjà en juin dernier, Sem avait remué le monde du pesage par son premier album. Paru la veille du Grand Prix, il portraicturait en les cinglant tous les gros bonnets et les habitués des courses, mais le trait était si sûr et la ressemblance saisie si frappante dans la déformation, que les victimes du caricaturiste ne crièrent pas; mieux, ce furent les sportsmen épargnés qui réclamèrent. Le trait de plume de Sem consacrait, son ironie pour ceux qu’elle atteignait devenait de la gloire.

C’est cette gloire qu’il distribue aujourd’hui dans «Paris-Trouville» à pleines poignées de sel et d’orties et les trente-trois planches de son nouvel album sont le défilé typique de toutes les notabilités de plage et de pelouse du monde parisien... et c’est frappant à crier, le tremblement de doigt de tel habitué du pesage et son port de canne en discutant la cote avec tel autre bedonnant et replet, l’air d’un casoar.

Le nom, il est écrit dans la silhouette et le profil et c’est Adam et c’est le vicomte d’Harcourt, Oppenheim et le prince Murat, Poniatowski et de Laforge notés avec une telle acuité d’observation que je défie bien quiconque de les envisager, une fois son album parcouru, sous un autre angle de vision que le dessinateur. [p. 374] Quelques silhouettes de femmes agrémentent la nouvelle publication de Sem, et c’est, fagoté tel un morceau de bois affublé d’oripeaux, le dégingandement célèbre de Balthy, la charge effroyable de Polaire traitée comme une momie lubrique, le profil de mouton ébaubi d’Emilienne d’Alençon, la pâleur décomposée de Wanda de Boncza et quelques autres habituées des courses et des premières, si spirituellement chargées par le crayon de Sem, que je laisse au public la joie de les reconnaître.

La croupe et le corsage en offrande de la Poule nous reposent un peu de cette Apocalypse, et puis ce sont des habituées du Bois. Cette praline rose hérissée d’ouate, tous les Acacias la reconnaîtront, c’est le monsieur dit: le Polichinelle. Voici le rictus effarant de l’Homme qui rit. Cette veste de drap rouge et cette toison blonde dans une charrette anglaise, que salue un mannequin haut dressé sur des bottines trop longues, le pantalon blanc retroussé sur les chevilles: c’est Sacha, saluée par Caran d’Ache; dans le coin de la même planche, ce fantoche démantibulé qui sourit, c’est Balthy; puis voici, terrible comme un personnage d’Hoffmann, l’Homme en bois et sa perruque, l’Homme en bois, cauchemar des Acacias et de Biarritz.

Missie..., verdâtre et veule, conduit un phaéton et clôt le défilé.

Une amusante étude d’un monsieur de chez Maxim à ses différents degrés de gaieté (une demi-saint-marceau, s. v. p.) repose un instant de ces spectres, mais la synthèse de l’œuvre est dans les trois planches consacrées à Trouville. «La dernière boutique où l’on cause», où le crayon de Sem évoque quelques types bien parisiens, un trio de marquis autour de la mère Doucet faisant admirer à du Tillet les finesses d’un vieux [p. 375] Saxe. Après, une table de baccara étale, l’œil mort et le torse affalé, une brochette de noctambules; il y a même le fameux monsieur qui taille avec des gants; la trogne joviale d’un bon pochard égaie seule cette chambrée funèbre. Trois princesses de haute marque, sinistres de stupeur et de lassitude, dominent de leurs joyaux cette dernière veillée. C’est, dans toute son horreur, la tristesse d’une joyeuse nuit de joyeux viveurs.

Mais la dernière planche est la plus belle. Sur une plage de sable absolument déserte, devant une mer morne et un horizon ensanglanté, affaissé, chancelant presque, un couple l’homme et la femme, processionne à petits pas, précautionneusement appuyé sur des ombrelles de bain de mer; leurs silhouettes font l’horizon plus vaste, ils pérégrinent péniblement; autour d’eux c’est l’ombre, la tombée de la nuit, le vent de mer qui se lève, la solitude.

Les Isolés..., et la silhouette saisie est celle de deux souverains séparés du monde par une invisible étiquette; l’homme est le plus puissant de Paris, de France et peut-être du monde entier.

Samedi 3 novembre.—Le Grand Bazar, derniers frissons, la fête des chrysanthèmes.

C’est le Japon qui déjà nous a envoyé ses plus merveilleux bibelots, le Japon des laques d’or, des armures fabuleuses et des ivoires séculaires du fameux pavillon impérial, le Japon de Sada Yacco, la vivante figurine d’art de cette Exposition finissante.

C’est le Japon qui nous aura donné aussi la plus belle fête de ces derniers six mois, sinon la plus belle, la plus réussie, la plus intéressante et la plus pittoresque avec la floraison de tous ses chrysanthèmes, [p. 376] leur échevèlements de crinières et de houppes, leurs contournements de monstres fleurs, les uns, griffus comme des chimères, les autres réguliers et presque religieux comme des bouddhas de jade vert.

Dans toute cette féerie de nuances, dans tous ces hérissements de pétales, c’est le scintillement multicolore des lanternes et des fleurs lumineuses reliant entre eux tous les pavillons. Sur la pièce d’eau où fleurirent au printemps de si fantasques iris de l’Extrême Asie, des nénuphars de porcelaines s’attendrissent de délicates lueurs; la transparence du bassin les dédouble, et, dans toutes ces clartés et ces reflets étoilant le clair-obscur de floraisons artificielles et vraies, de figures peintes sur papier de riz et d’autres brodées sur soie, la foule circule émerveillée, s’attroupe avec des cris de joie devant tel détail charmant et puéril, s’aborde et se félicite, frôle avec intérêt la souplesse on dirait fluide des Japonais, virant de-ci de-là dans la fête, pour aller finalement se tasser aux petites boutiques de l’ancien bazar, converties en minuscules maisons de thé, et s’y réconforter de breuvages brûlants.

Tout ce qu’il y a de Japonais dans Paris est là, fier et ravi de faire à l’Europe les honneurs de ses mousmés et de ses chrysanthèmes. «—Quelle coiffure compliquée et quelle noirceur de chevelure! C’est bien la tache d’encre de Chine sur la pâleur de papier de riz des légendaires Kakemonos! —Et comme elles sont petites! C’est bien la femme-enfant. —Dites la femme-poupée.»

Ce sont les Japonaises du Tour du Monde qui viennent de passer, la croupe bossuée par l’énorme nœud qui semble les plier en deux sur leurs hauts patins de bois.

[p. 377] Lundi 5 novembre.—A travers l’agonie, dernières promenades.

Le Grand Bazar. —Aux Invalides, la bijouterie. Là, c’est le Palais des Illusions, la joaillerie française s’est surpassée et, avec son sûr instinct, c’est là que la foule se rue, reflue, stationne et puis revient du matin au soir. La curiosité, l’admiration et un peu de stupeur aussi y arrêtent la grande coulée de visiteurs devant l’étincellement des émaux et des pierres fines, mais, malgré tant d’efforts d’imagination et de main-d’œuvre dépensés dans les splendeurs offertes de-ci de-là, c’est aux vitrines classiques que je m’arrête et, si peu versé que je sois dans l’art de la joaillerie, l’opinion publique aussi me donne raison, puisque c’est devant les merveilles du pur art français, de la joaillerie pour ainsi dire du Premier Empire et du dix-huitième siècle que s’entasse, compacte et lente à s’en aller, la foule!

Diadèmes de grosses émeraudes en poire et de brillants, souvenir évoqué on dirait de la Malmaison et de l’impératrice Joséphine, colliers de miraculeuses opales d’Australie arrondies, parfaites, comme incendiées de reflets et séparées, les unes des autres, par des rondelles de diamants; saphirs reliés entre eux par des nœuds de diamants dont les lacs et les ondulations molles étageront sur les épaules d’énormes flammes bleues; collier de fabuleuses perles, fabuleuses, en effet, si l’on réfléchit que dans sa coquille une perle met trente ans à acquérir de dix à douze grains, et que les perles exposées là, en pèsent jusqu’à cinquante-trois; un collier de légende presque, puisque son origine se perd dans la nuit des siècles: diadème en chutes d’eaux, dont les aigrettes de diamants fusent et retombent en pluie brillantée, tel un jet liquide hors [p. 378] d’une vasque; collier de chien où le brillant serti, taillé et ouvragé comme du métal, se marie heureusement au sang lumineux du rubis; une splendeur de pierreries et de montures, où la simplicité des motifs s’affirme, triomphante enfin des ingéniosités du modern-style et de ses inventions baroques; œuvres de choix, où l’on sent que le goût le plus sûr a éliminé les formes abracadabrantes et tourmentées, qui sont aujourd’hui la tare des plus beaux joyaux, pour rendre à la pierre seule le rang qu’elle occupait encore il y a trente ans; exposition du joyau vraiment parure du cou, du front et des épaules de la femme en merveilleux hommage rendu à sa beauté.

Des orfèvreries d’art d’une minutie de travail et d’un fini de main-d’œuvre, comme en produisit seule la Renaissance ou comme en offre encore dans les Musées d’Allemagne la préciosité de certains reliquaires, opposent à la souplesse exquise de ces bijoux des groupes d’or massifs sertis et gemmés de pierres fines, religieux dans «Christus Vincit» avec son peuple de figurines ciselées en plein métal et ses fresques de bas-reliefs, patriotique dans la belle statue en or de la France; et c’est une joie de plus de constater le souffle d’une ferveur et d’une foi au-dessus de toutes ces merveilles de luxe et de somptuosité élégante; mais c’est encore aux colliers et aux rivières que je reviens. Ce qui m’enchante en ces joyaux de lumière, c’est la souplesse des montures invisibles, la douceur flexible et comme caressante de toutes ces pierres brillantes et dures, la fluidité pour ainsi dire de toutes ces choses taillées et froides qui dans la main vivent et ondoient.

Certes, il a résolu un des plus grands problèmes de l’art de la bijouterie, celui qui a pu donner à des pierres inanimées avec la forme le mouvement, [p. 379] c’est-à-dire la vie sans laquelle il n’est point de beauté. Exposition Chaumet.

Mercredi 7 novembre.—La journée gratuite, à l’Exposition. Toujours l’agonie, derniers frissons, clôture. L’entrée est pour rien et jamais il n’y eut moins de monde à travers le désert du Trocadéro. Seulement, en prévision du public gratuit les salles du Grand Palais, qui contiennent les splendides mobiliers du siècle, sont aujourd’hui interdites aux visiteurs, les portes en sont fermées. Sur un avis officieux de M. Lépine beaucoup d’exposants ont hermétiquement clos leurs vitrines; la population ouvrière, convoquée «gratis pro Deo» au spectacle du Grand Bazar n’inspire pas grande confiance à qui lui en fait les honneurs; partout, les brigades de police sont renforcées, partout des cordons de troupe armée semblent attendre plutôt des émeutiers que des visiteurs.

Déploiement de force inutile, précaution superflue. Les ouvriers invités sont restés qui dans l’atelier, qui dans l’usine. Les temps sont durs et l’hiver ne s’annonce pas assez prospère pour sacrifier de gaieté de cœur une journée au chômage.

Paris laborieux travaille. Les vrais pauvres n’ont pas osé se risquer par fierté, et, comme toujours, de cette fête offerte au prolétariat parisien c’est la banlieue qui profite.

En effet, comme le déclare un sergent de ville à un petit bourgeois questionneur, il faut qu’un ouvrier soit bien pauvre pour ne pas avoir quinze sous dans sa poche et ne pouvoir offrir cinq tickets de quinze centimes à sa femme et à ses trois gosses. C’est une journée de cinq ou six francs qu’il lui aurait fallu perdre pour profiter de l’invitation. A ce compte-là, le [p. 380] plaisir gratuit était plus cher que le plaisir payé.»

—Ah! si ç’avait été un dimanche, l’entrée gratuite pour tous, c’eût été une autre chanson!

FIN

TABLE
DES NOMS CITÉS DANS L’OUVRAGE


A - B - C - D - E - F - G - H - J - K - L - M - P - R - S - T - U - W - X - Y


Pages
A
Abeille 301
Adam (Paul) 186
Aïscha 301
Alençon (Emilienne d’) 11
Ary Renan 343, 344
Aubernon 291
Aumont 301
B
Beauxhôtes (Castelbon de) 151
Bernhardt (Sarah) 13, 19, 20, 21, 22, 93, 241, 244, 245, 293
Binet 291
Bing 370, 371, 372
Blanc (Edmond) 301
Bonnefon (J. de) 299, 324
Bottini 33, 34, 35
Braisnes 308
Brémond 301
C
Camondo (de) 293
Carabin 6
Caron (Rose) 313
Carpentier (Madeleine) 8
Carré (Albert) 16, 263, 292
Castellane (Boni de) 301
Castiglione (Ctesse de) 198
Chardin 314
Charpentier (Gustave) 217
Chincholle 290
Coquiot (Gustave) 114
Craponne 291
D
Daffetye 292
Delna 291
Desbordes (Louise) 289
Deschamps 301
Dulong 290
Dumas 291
[p. 382] E
Escudier 308
F
Faure (Félix) 10, 11
Fauré (Gabriel) 104
Finot 301
G
Gadan 304
Ganne (Louis) 6
Gautier (Judith) 279, 289
Ginisty 290
Gluck 314
Goncourt (Edmond de) 119
Guerrero 78
H
Hausson (d’) 299
Hirsch (Charles Henri) 159
Humperdinck 291, 292
J
Jambon 349
Jammes (Francis) 117
K
Kaby Ben Amor 289
L
Labous Kaya 54
Lafitte 290
Lancret 315, 316
Landolff 15
Latouche (Gaston) 235
Ledat 301
Lemaire (Madeleine) 291, 293
Loïe Fuller 195, 6, 316, 366
Lorrain (Claude) 299
Lorrain (Jean) 293
Loubet (Emile) 90, 91
Louys (Pierre) 102
M
Maizeroy (René) 351
Marchand 88, 89
Margyl (Jane) 15, 16
Mariquita 6
Mastiaux 292
Max (de) 13, 14, 303, 304, 350, 351
Mendès (Catulle) 292
Mirbeau (Octave) 2
Montesquiou (Robert de) 293
Morand 301
Moreau (Gustave) 22, 215
Mourey (Gabriel) 107
Muhlfeld (Lucien) 289
Myrillon (Myrille de) 198
N
Nau (Eugénie) 304
P
Pater (J.-B.) 316, 314
Pepe 303
Pesquidioux 303, 310
Picard 297, 307
Pitlazinski 3
Polaire 188, 301
Pons 3
Pougy (Liane de) 293
Pratt 301
R
Raunay (Mme) 314
[p. 383] Réjane 5
Rhaden (Bron de) 38
Rigo 290
Rioton 291
Rochefort 301
Rochegrosse (Georges) 231
Rodenbach (Georges) 1, 2, 3
Rodin 307, 8, 9, 325, 6
Rostand (Edmond) 319, 320
Rothschild (Bron de) 300, 1
Rothschild (Bronne de) 301
S
Sada Yacco 316, 329, 366, 367
Saint-Albin 301
Saint-Saëns 347
Sardou 19, 20
Schickler 301
Sem 300
Soulié 290
Souza (de) 341
Stevens (Alfred) 226
Suomi 312
T
Thaulow 308
Thomas (Maxime de) 200
Troubetskoï 301
U
Uzanne (Octave) 290, 293
V
Van Loo 314
Veil-Picard 301
Vovos Elek 290
W
Watteau (Antoine) 314
Wette (Adélaïde) 291
Wolff (Albert) 121
X
Xau (Fernand) 41
Y
Yousouf 3

Imprimerie Générale de Châtillon-s-Seine. — A. Pichat.

Au lecteur.

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