The Project Gutenberg eBook of La nouvelle Robinsonnette: Aventures d'une fillette sur une île déserte

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Title: La nouvelle Robinsonnette: Aventures d'une fillette sur une île déserte

Author: E. Granstrem

Translator: Leon Golschmann

Ernest Jaubert

Release date: October 8, 2020 [eBook #63409]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA NOUVELLE ROBINSONNETTE: AVENTURES D'UNE FILLETTE SUR UNE ÎLE DÉSERTE ***

E. GRANSTRÖM

La nouvelle
Robinsonnette

AVENTURES D'UNE FILLETTE
SUR UNE ILE DÉSERTE

ADAPTÉ DU RUSSE
AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
Par Léon GOLSCHMANN & Ernest JAUBERT

PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET CIE
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.

TYPOGRAPHIE: FIRMIN-DIDOT ET Cie.—MESNIL (EURE).

Hélène assise au milieu de ses compagnons d'infortune.

Robinsonnette

CHAPITRE PREMIER

Un vieux loup de mer.—Le départ pour un pays lointain.—La pêche aux huîtres.—En plein Océan.—Le Gulf-Stream.

Vieux marin, le capitaine S., pendant les quarante années de sa vie errante, avait visité presque toutes les mers du globe. Partout on le connaissait comme un homme droit, honnête et instruit. Ayant atteint sa soixantième année, il résolut de quitter l'élément orageux pour aller passer le restant de ses jours dans sa ville natale, à Gothenbourg, auprès de sa famille bien-aimée.

Sa femme, bonne et intelligente créature, ressentait pour la mer une crainte invincible. Lorsque, autrefois, son mari s'embarquait, elle appréhendait toujours de ne plus le revoir. Cette inquiétude continuelle avait fini par ébranler fortement sa santé.

Leur fille unique, Hélène, que son père adorait, étudiait dans un pensionnat dirigé par une amie de sa mère. Son bon cœur et ses excellentes aptitudes la firent bientôt aimer par tout le monde.

La plus grande joie qu'elle donnât à son père, c'était quand elle s'asseyait au piano et lui chantait ses chansons favorites. Il l'accompagnait souvent de sa voix de basse, à laquelle tant d'années d'une vie inquiète et agitée n'avaient rien ôté de son charme et de sa douceur.

Hélène venait à peine d'entrer dans sa quinzième année, quand son père perdit soudainement la vue. A partir de ce moment, la fillette ne le quitta plus: elle allait avec lui à la promenade, lui faisait la lecture à haute voix, et s'efforçait, par tous les moyens, d'adoucir le malheur qui l'avait frappé. Lui, de son côté, enseignait à sa fille tout ce qu'il savait et, grâce à une mémoire excellente, elle apprit de lui, dans l'espace d'une année, plusieurs langues européennes.

Le vieux capitaine eut recours à tous les médecins réputés de sa ville, mais aucun d'eux ne put lui rendre la vue. Enfin, il se souvint que, pendant un séjour en Italie, il avait fait la connaissance d'un célèbre oculiste, dont le nom était fameux dans toute l'Europe. Le vieillard résolut de s'adresser à lui. Malgré l'amour qu'elle portait à son mari, la mère d'Hélène ne put surmonter la crainte que lui inspirait la mer, et se décida à laisser partir sa fille avec son père, lequel, de son côté, estimait qu'il aurait bien de la peine à se passer d'elle, personne ne sachant comme elle lui faire la lecture, se conformer à ses habitudes et à ses goûts.

Le voyage lointain qu'elle devait entreprendre enchantait Hélène. Son imagination ardente lui retraçait d'avance la joie qu'elle aurait à contempler les monuments majestueux et sans prix de l'art italien, à admirer les beautés de la nature méridionale.

Le jour du départ arriva. Gaîment elle prit congé de ses amies, qu'elle espérait revoir dans une année.

Mais les adieux de sa mère bien-aimée lui causèrent beaucoup de chagrin. Ce fut en pleurant qu'elle reçut sa bénédiction, en pleurant qu'elle lui promit de soigner le vieillard avec la sollicitude la plus dévouée.

Le père et la fille se rendirent à bord du brick Le Neptune, que commandait l'un des amis du vieux marin. Un vent favorable les porta rapidement en pleine mer et les rives de leur pays natal disparurent bientôt derrière l'horizon. A peine la dernière bande de terre se fut-elle dérobée à ses regards, que des larmes brillèrent aux paupières d'Hélène; il lui sembla que jamais elle ne reverrait sa mère, ses amies, sa patrie… L'océan immense lui apparut comme un désert sombre; un sentiment d'indicible tristesse s'empara de son âme.

Le troisième jour, Hélène aperçut dans le lointain une flottille considérable de petits navires, qui tournaient autour d'une seule et même place. Ayant regardé dans la lunette d'approche, elle s'aperçut, que ces navires, les voiles déployées, pêchaient quelque chose au fond de la mer.

—Voyez, voyez! fit-elle en s'adressant au capitaine; quelle multitude de pêcheurs, là-bas, sur un seul point! Il est à croire qu'il y a là beaucoup de poisson.

—Non, Hélène, ce n'est pas du poisson qu'on pêche là-bas, mais des huîtres. Ici se trouve une des plus riches huîtrières.

—Est-ce qu'on peut les pêcher à l'aide des filets? Les huîtres gisent pourtant au fond de la mer.

—On emploie pour cette pêche un engin peu compliqué, qui rappelle la drague, et que l'on traîne sur le fond de la mer en arrachant ainsi les huîtres qui y adhérent.

—Mais de cette façon on finira par les détruire toutes?

—Non, mon amie, fit observer le père d'Hélène, assis non loin de là. Les huîtres se multiplient dans des proportions incroyables. Une seule huître reproduit plusieurs millions de ses semblables et pourrait remplir de sa postérité plusieurs milliers de tonneaux. Malheureusement, elles sont exposées à bien des dangers pendant leur développement. A un certain moment, ces petits êtres s'élèvent par myriades, semblables à une poussière vivante, au-dessus de leur banc et errent en liberté, jusqu'à ce que vienne pour elles le temps de se fixer. Pendant cette période, elles périssent en quantité innombrable: les courants marins, les flux et les reflux les emportent loin du banc et leur enlèvent ainsi la possibilité de trouver le sol nécessaire pour se fixer. Ensuite, les poissons en dévorent un grand nombre; les écrevisses guettent l'instant où la pauvre huître ouvrira ses valves pour se régaler de sa chair savoureuse; les étoiles de mer les sucent avidement, et les limaçons, perçant avec leur trompe des trous dans la coquille, se saisissent ainsi de leur proie. Si la très sage nature n'avait soin d'augmenter continuellement leur nombre, elles auraient bien vite disparu de la surface de la terre.

Autour d'eux s'étendait une immense plaine d'eau.

Tout en écoutant son père, Hélène suivait curieusement du regard la petite flottille, jusqu'à ce qu'elle se fût évanouie à l'horizon.

Le temps se maintenait toujours très beau. Le sixième jour de leur voyage, les voyageurs entrèrent dans l'Océan Atlantique. Autour d'eux s'étendait une immense plaine d'eau. Alors seulement Hélène comprit, pour la première fois, ce que c'était qu'une mer bleue: la teinte vert-trouble de la mer du Nord faisait place ici à l'azur le plus intense. Ce n'était pas seulement une eau colorée légèrement à la surface, mais une masse épaisse de saphir également bleue au soleil et à l'ombre.

—Papa, fit la fillette, en s'adressant à son père assis à ses côtés; je n'ai jamais vu la mer d'un bleu aussi beau. Celle de nos côtes est tout simplement trouble en comparaison de ce que je vois ici.

—Ce bleu, ma petite amie, résulte de la présence du sel dans l'eau de la mer; il est particulièrement visible dans l'eau chaude du courant équatorial dont font partie le Gulf-Stream et le Currosivo. A ce courant bienfaisant, des contrées entières doivent leur existence. Que deviendrait sans lui notre Norvège? C'est grâce à lui et à lui seul, que notre climat est relativement si doux. A l'extrême nord de notre pays, on voit verdir des forêts et fleurir des plaines, tandis que dans d'autres contrées, sous la même latitude, toute la végétation s'engourdit sous la glace et les gelées. Le Gulf-Stream porte ses dons même au lointain Spitzberg, sur les rives duquel on trouve souvent des arbres venus des contrées méridionales de l'Amérique et des bords du Mississipi. Le Currosivo joue le même rôle à l'égard du littoral méridional de l'Alaska, et occidental de l'Amérique du Nord. En sortant du chaud Océan Indien, il baigne les rivages de l'Asie orientale et s'avance très loin vers le Nord. Les Aléoutiens, qui habitent le littoral du nord-est, ne connaissent presque pas d'autres bois que celui qui leur est fourni par le Currosivo des côtes de la Chine.

Cependant le vaisseau fendait lentement les ondes, en laissant derrière lui un léger sillage, qui semblait, sous les rayons brillants du soleil à son déclin, refléter des millions de petites étoiles scintillantes. La mer elle-même étincelait et s'ensanglantait de pourpre. Des nuages blancs glissaient sur le ciel d'un rose violacé, dessinant les contours fantastiques et bizarres d'édifices féeriques, d'animaux et de monstres qui lentement disparaissaient pour faire place à d'autres. Hélène se tenait sur le pont, ravie de ce spectacle merveilleux.

CHAPITRE II

Les thons.—Les pêcheurs bourreaux.—Les pétrels.—La tempête.—Le corsaire.—Un incendie en mer.—Sauvés!—La destruction du Neptune.

Depuis trois semaines régnait un temps magnifique.

Le navire se trouvait alors à proximité du détroit de Gibraltar; il s'arrêta dans la rade de Lisbonne, où le capitaine avait à débarquer un petit chargement de marchandises. Sur le rivage, c'était une activité fébrile. Des centaines de canots allaient et venaient dans toutes les directions. On apprit qu'on se livrait à la pêche du thon. La pêche de ce poisson énorme, qui, comme son père le disait à Hélène, pouvait atteindre deux toises de longueur, constitue l'industrie principale de la plupart des pêcheurs espagnols, français et italiens. A une certaine époque de l'année, ils s'approchent des côtes en grandes troupes, pour frayer.

Hélène s'aperçut qu'on tirait sur le bord un énorme filet.

—Voulez-vous venir avec moi pour assister à la pêche? lui demanda le pilote en chef. A en juger par la mine réjouie des pêcheurs, elle sera bonne.

—Va, Hélène, fit son père; c'est un spectacle intéressant.

Hélène descendit avec le pilote dans le canot, où se trouvaient déjà quatre matelots; et l'embarcation fila vers l'endroit où se trouvaient les pêcheurs rangés autour du filet qu'on avait tiré tout près du bord. Sur le rivage était massée une foule de spectateurs avec des longues-vues. Lorsque le canot arriva auprès des pêcheurs, Hélène s'aperçut qu'ils s'étaient déjà préparés pour l'attaque et armés de fortes perches au bout desquelles étaient fixées des crochets en fer. Tous les canots entouraient la «chambre de mort» qui terminait le filet. Le filet s'approchait d'un mouvement lent et égal, aux cris incessants des pêcheurs. A mesure que la «chambre de mort» montait vers la surface, les canots se rapprochaient les uns des autres; en même temps l'agitation croissante annonçait l'approche du poisson.

Mais voilà que retentit enfin le signal du carnage, et les pêcheurs se ruèrent sur leurs prisonniers en les massacrant et en les poursuivant. Dans ce cercle étroit il s'éleva une telle tempête que les vagues commençaient à inonder les bateaux. Les bourreaux travaillaient avec acharnement, en s'efforçant, pour la plupart, de tuer les plus gros des thons. Si un pêcheur était tombé en ce moment à la mer, personne, à coup sûr, ne fût allé à son secours, tant chacun était absorbé par ce terrible carnage. L'air tout autour était rempli d'un vacarme si assourdissant, qu'il était impossible d'y distinguer une voix humaine. L'eau, sur une grande étendue, était teinte du sang des malheureuses victimes.

Au bout d'une heure, les vainqueurs se dirigèrent, en triomphe, vers le rivage.

Ce massacre cruel fit une impression si pénible sur la jeune fille, qu'elle pria le pilote de retourner au plus vite sur le navire.

Dans la journée, le capitaine put décharger ses marchandises et, vers le soir, le vaisseau leva de nouveau l'ancre et déploya les voiles.

Mais, le lendemain matin, le vent commença à tomber et bientôt régna le calme complet. Les voiles pendaient tristement, dégonflées. Le navire s'arrêta, immobile, sur la plaine liquide, unie comme une glace. Un silence profond et accablant s'établit. Nulle part on ne voyait aucun être vivant. Même les poissons n'apparaissaient plus sur la surface de la mer; aussi loin que portât la vue, s'étendaient le ciel et le désert immense de l'Océan.

Mais voilà qu'un puissant coup de vent agita la mer: au-dessus de l'eau apparurent deux petits oiseaux.

—Ce sont des pétrels! fit un des matelots. Ils n'apparaissent qu'à l'approche d'une tempête ou pendant la tempête même.

Les hirondelles de mer tantôt s'élevaient dans les airs, tantôt descendaient au ras de l'eau et semblaient imiter tous les mouvements des ondes. Comme attachées à la vague, elles se maintenaient sur elle comme par magie, ou bien, les ailes largement déployées, planaient immobiles au-dessus de l'eau.

Hélène jeta dans la mer un morceau de pain. Une des hirondelles, qui planait non loin, s'éleva instantanément au-dessus de la vague, fila comme un trait jusqu'à l'endroit où il était tombé et, l'ayant saisi, se mit de nouveau à se balancer en mesure au-dessus des ondes.

Vers minuit, des nuages noirs apparurent sinistres au ciel; un vent impétueux souffla et la mer mugit. Un éclair brilla et immédiatement après retentirent les roulements assourdissants du tonnerre. Une tempête effroyable éclata. Les vagues gigantesques faisaient rebondir le bâtiment comme un copeau; tantôt il s'élevait sur leurs crêtes, tantôt il descendait tout d'un coup dans l'abîme, pour reparaître de nouveau sur la crête d'un autre flot.

Les vagues s'élevaient de plus en plus haut et menaçaient à chaque moment d'engloutir le vaisseau. Hélène tâchait, de tout son pouvoir, de surmonter la peur qui s'emparait d'elle, pour ne pas effrayer son père, déjà assez inquiet sans cela.

La tempête dura trois jours. Tout le monde redoutait à chaque instant la catastrophe. Les matelots étaient à bout de forces et, réduits au désespoir, étaient déjà prêts à abandonner les pompes. Heureusement, vers le matin, l'ouragan se calma et le danger disparut.

Mais le navire avait été entraîné très loin au sud du détroit de Gibraltar. Il fallait revenir en arrière. Le capitaine jugea nécessaire de faire escale dans le port le plus proche de l'île de Madère, pour réparer les avaries qui s'étaient déclarées.

Hélène faillit perdre connaissance.

Il se dirigea vers l'île, et il ne s'en trouvait plus qu'à une trentaine de milles, quand soudain, du haut d'un mât, retentit la voix du matelot de garde: «Un navire en vue!»

Le capitaine monta sur la passerelle, regarda attentivement avec sa longue-vue dans la direction indiquée et, ayant reconnu aussitôt un corsaire dans le navire, donna ordre de mettre immédiatement à la voile, espérant ainsi pouvoir à temps se mettre à l'abri dans le port.

Mais le corsaire s'approchait rapidement. Une heure s'était à peine écoulée, que de son bord retentit un coup de canon qui signifiait: «carguer les voiles et attendre.» Un instant après sur le mât du corsaire s'arborait le pavillon noir.

Le capitaine consulta à la hâte son équipage. Tous, à l'unanimité, décidèrent de se défendre et de vendre chèrement leur vie. Les matelots préparèrent tout pour une défense désespérée, et chargèrent à gros boulets les quatre canons qui se trouvaient à bord.

Cependant le navire continuait à naviguer vers l'île. Le corsaire, d'un nouveau coup de canon, lui fit pour la seconde fois le signal de s'arrêter; mais voyant que le navire continuait à fuir toutes voiles dehors, il ouvrit le feu avec toutes ses pièces.

Une salve effroyable éclata. L'équipage du brick, malgré la supériorité de l'adversaire, chargeait rapidement les canons et, sans s'arrêter, répondait au feu du pirate, en lui causant à son tour un assez grand dommage.

Hélène restait tout le temps dans la cabine et, serrée contre son père, essayait de paraître calme, quoique son cœur palpitât d'effroi. Tout à coup, un boulet du corsaire brisa la vitre de la cabine et, sifflant au-dessus de leurs têtes, alla s'enfoncer profondément dans le mur. Hélène faillit perdre connaissance. Ce combat inégal ne pouvait durer longtemps. La victoire devait rester au corsaire.

Heureusement apparut dans le lointain un grand vaisseau à trois mâts qui, toutes voiles dehors, s'approchait vers le lieu du combat.

En apercevant un adversaire plus fort, le pirate jugea bon d'éviter la lutte. Il fit une dernière décharge avec toutes ses pièces et, déployant ses voiles énormes, s'éloigna rapidement.

Pourtant, quelques boulets avaient traversé la cale du navire et l'eau entrait avec bruit par ces ouvertures. Le capitaine envoya sur-le-champ quelques matelots aux pompes pour vider l'eau et les autres en bas, pour boucher les ouvertures. Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées que les matelots remontèrent sur le pont en déclarant que l'eau montait dans la cale avec une rapidité effroyable, et qu'il était impossible d'arriver jusqu'aux avaries.

Pour comble de malheur, un incendie éclata dans la cuisine du navire. Le feu enveloppa d'abord l'avant du pont et en quelques instants se répandit dans les agrès. Les flammes se propagèrent rapidement sur tout le navire, et le pont retentit de cris d'horreur. Tout le monde se précipita vers les canots. En vain le capitaine essayait-il de rétablir l'ordre, personne ne l'écoutait plus. L'un des canots chavira et on ne put s'en servir. L'autre pourtant fut mis à la mer; une partie des matelots s'y jetèrent avec leurs effets qu'ils avaient traînés en attendant sur le pont. Une odeur suffocante de brûlé envahit le navire.

Sur le trois-mâts on s'aperçut à temps du danger qui menaçait le brick. Deux canots s'en détachèrent et voguèrent rapidement vers le navire qui flambait.

Cependant Hélène, quoique très effrayée, avait gardé sa présence d'esprit. Elle descendit promptement dans la cabine, conduisit son père sur le pont, puis à grand'peine y porta une de leurs malles, où se trouvaient les choses les plus indispensables et les plus précieuses.

A peine les canots arrivaient-ils auprès du brick, que tout le monde s'y précipita. Le capitaine descendit le dernier.

Comme les embarcations s'approchaient du trois-mâts, une détonation formidable retentit à bord du Neptune, et immédiatement après, une colonne de flammes l'enveloppa tout entier. Évidemment, le feu avait atteint les tonneaux de poudre. Le spectacle était véritablement terrifiant. Quelques instants plus tard, toute cette masse enflammée commença, en pétillant, à descendre dans la mer et disparut bientôt sous les vagues.

Hélène se sentit frissonner à l'idée que son père et elle avaient failli succomber à une mort aussi horrible. Il lui semblait que c'était la destinée elle-même qui, au dernier moment, leur avait envoyé ce vaisseau pour les sauver.

Le capitaine accueillit avec bienveillance ses nouveaux passagers et promit de les débarquer au cap de Bonne-Espérance.

—Là, vous trouverez facilement un navire qui vous ramènera en Europe, conclut-il.

Mais il faut croire qu'une étoile funeste poursuivait Hélène et son père. Le capitaine avait eu l'intention de compléter au Cap son équipage, mais les matelots du Neptune ayant consenti à entrer à son service, il n'avait plus besoin de s'écarter de son chemin direct et il persuada à ses hôtes de se rendre avec lui dans l'Inde, où il connaissait un oculiste excellent.

Hélène regrettait beaucoup d'être obligée de s'en aller dans l'Inde, plutôt que dans la belle Italie, mais son père ne s'effrayait nullement de ce voyage et la fillette s'y résigna bientôt; elle commençait même à croire que les beautés de la nature indienne, si originale et si riche, présentaient un intérêt supérieur à celui que lui offrirait un voyage en Italie. Quant à la mer, l'enfant s'était déjà familiarisée avec elle et cette longue navigation ne lui faisait pas peur.

CHAPITRE III

Après le danger.—Cendres, soufre et ténèbres.—Les feux Saint-Elme.—Les dauphins.—La mer des Sargasses.—La constellation du Centaure.—Un Océan en feu.

Le lendemain matin, après une journée aussi pleine d'inquiétude, Hélène et son père montèrent tard sur le pont. La matinée était magnifique. Ils s'assirent sur l'arrière du pont et se disposèrent à lire.

—Et pourtant, papa, dit Hélène, je regrette que nous ne voyions pas le Vésuve; il est en éruption maintenant.

—Il n'y a rien à regretter, mon enfant. Dans l'Inde et sur les îles de l'océan Indien il se trouve beaucoup de volcans. Peut-être aurons-nous l'occasion de voir ce phénomène terrible de la nature.

—Et toi, père, as-tu vu déjà une éruption de volcan?

—Oui, j'en ai vu et plus d'une fois. Mais celle que j'ai surtout présente à ma mémoire, c'est l'éruption du Krakatoa.

—Raconte-la-moi, père, je t'en prie.

—Volontiers, mon enfant. Une nuit, comme nous venions de dépasser les îles des Princes, je m'aperçus que la mer autour de nous avait pris une teinte blanchâtre qui bientôt devint complètement laiteuse. Le ciel était presque sans nuages et étincelait d'une quantité innombrable d'étoiles. Mais voilà que, dans la direction du Krakatoa, au nord-est, s'éleva un brouillard blanc et argenté et tout le ciel s'éclaira soudain d'une faible lueur rougeâtre. A l'aube nous aperçûmes, dans le lointain, le Krakatoa. Un énorme nuage noir recouvrait son sommet. Nous prîmes nos longues-vues et nous nous mîmes à observer le volcan. Une heure s'était à peine écoulée que nous vîmes affluer rapidement vers son sommet des nuages innombrables qui s'entassaient les uns sur les autres. Il se préparait là, évidemment, quelque chose d'extraordinaire. En effet nous entendîmes bientôt un bruit sourd et lointain, suivi de fortes détonations et de chocs souterrains. La mer frémit et s'agita en vagues irrégulières, comme une chaudière d'eau bouillonnante, en lançant le navire de tous les côtés. La secousse était si forte, qu'au premier moment, nous crûmes avoir donné contre un écueil. Les matelots s'élancèrent pour carguer les voiles. Cependant les détonations du volcan se changeaient en un tonnerre tellement formidable, que je me vis obligé de transmettre mes ordres à l'aide du porte-voix. A peine les voiles furent-elles repliées que le ciel s'obscurcit entièrement et une nuit complète s'établit, en même temps que nous étions inondés d'une vraie pluie de cendres et de boue liquide, mêlée à des débris de pierre ponce. En très peu de temps, la mer autour de nous et le navire lui-même se couvrirent d'une épaisse couche de cendres, à travers lesquelles il avançait très difficilement. L'air était tellement imprégné de soufre, qu'il devenait difficile de respirer. Mais voilà qu'au milieu de ce tonnerre retentissant éclatèrent plusieurs coups plus formidables que les autres et soudain, des ténèbres si épaisses nous enveloppèrent, qu'il était impossible de distinguer sa propre main: au même moment, à l'extrémité des mâts, brillèrent les feux rougeâtres de Saint-Elme. Ce phénomène imposant dura près d'une heure. Les secousses souterraines et les détonations du volcan continuaient avec la même force, quand tout à coup éclata une explosion si terrible que le navire craqua dans toutes ses jointures et s'arrêta instantanément, comme s'il s'était heurté contre un énorme récif. Un moment plus tard, nous vîmes une vague gigantesque s'élancer avec une rapidité effroyable vers les îles qui apparaissaient au loin. Elle passa au-dessus d'elles, en entraînant tout ce qui vivait à leur surface et toujours avec la même impétuosité s'élança plus loin. Heureusement, le timonier put virer de bord à temps et conjurer ainsi le danger qui nous menaçait. Cependant, les détonations et les secousses devenaient plus faibles, mais les cendres et les pierres continuaient à pleuvoir sur nous. Nous dûmes faire de grands efforts pour sortir de cette espèce de champ flottant qu'elles formaient autour de nous. Mais dans quel état se trouvait notre navire! les ponts et les côtés étaient comme enduits d'une épaisse couche de ciment; les mâts, les agrès et les voiles présentaient le même aspect. Heureusement personne ne fut atteint.

—D'où viennent donc ces feux de Saint-Elme? demanda Hélène.

—Ces jolis feux, répondit le vieux marin, sont dus à un dégagement abondant de l'électricité terrestre attirée par celle des nuages orageux. Le plus souvent ils apparaissent sur les objets terminés en pointe, tels que les extrémités des mâts, les crocs, etc. Mais une fois j'ai eu l'occasion de voir ces points lumineux briller sur les oreilles des chevaux. Cela m'est arrivé pendant mon séjour en France. Je m'en souviens, comme si c'était à présent; je sortais de l'hôtel, pour prendre place dans la diligence qui devait me conduire dans la ville voisine. Au-dessus de nous était suspendu un nuage orageux, noir comme la nuit. Ayant jeté un regard sur les chevaux attelés, j'aperçus, à ma vive surprise, des étincelles sur les extrémités de leurs oreilles. Près de là stationnait un chariot rempli de paille, dont les pointes s'étaient soulevées et paraissaient également enveloppées de flammes. Le fouet même du cocher répandait une lumière éclatante. Au premier moment j'eus peur, croyant que la paille avait pris feu. Mais bientôt le nuage se dispersa et le phénomène disparut.

—Il m'est arrivé, à moi aussi, une fois, d'observer ce phénomène, fit le capitaine en s'approchant d'eux et en se mêlant à leur conversation. Je me promenais un jour sur une terrasse avec des camarades; la chaleur était suffocante et nous avions ôté nos chapeaux. Tout à coup, à notre grand étonnement, nous reconnûmes que la pointe de nos cheveux brillait et quand nous eûmes touché nos têtes, des feux semblables scintillèrent aux extrémités de nos doigts.


En ce moment Hélène s'aperçut qu'une troupe de dauphins s'approchait rapidement du navire.

Elle ne connaissait ces jolis animaux que par les images et regardait maintenant avec une grande curiosité comme ils tournaient gaiement autour du navire et avec quelle adresse surprenante ils bondissaient hors de l'eau, en arquant leur beau corps brillant. Tous leurs mouvements étaient extrêmement rapides et enjoués; ils semblaient rouler ou courir sur les vagues plutôt qu'ils ne nageaient. Les matelots eux-mêmes se groupèrent près du bord pour voir s'ébattre ces pétulants animaux, qui tantôt s'élançaient, tantôt faisaient la culbute, tantôt sautaient l'un par-dessus l'autre et se cachaient de nouveau dans l'eau; ou bien, s'approchant du navire, ils avançaient leur tête hors de l'eau, comme pour mieux examiner l'équipage; puis, plongeant rapidement, passaient en dessous du navire pour apparaître du côté opposé, et se mettaient à nager en avant. Chaque fois qu'ils émergeaient à la surface, ils s'ébrouaient sourdement et laissaient échapper un petit jet d'eau. Le dos noir luisant de ces beaux animaux s'irisait au soleil de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, tandis que le ventre avait la teinte blanche et mate de la porcelaine. Après s'être ainsi divertie à son aise, toute la troupe prit soudain une autre direction et disparut hors de vue.


Plusieurs jours se passèrent. Une fois, en montant sur le pont, Hélène fut surprise de la lenteur avec laquelle le navire s'avançait.

—Dites-moi, je vous en prie, fit-elle en s'adressant au capitaine, pourquoi le vaisseau marche-t-il si lentement? La brise semble même un peu plus fraîche qu'hier et cependant voyez comme il se traîne!

—Nous sommes entrés dans la mer des Sargasses, répondit le capitaine; le fond en est couvert d'innombrables espèces d'algues, qui occupent ici un espace égal à celle de la France entière.

—Que dites-vous! s'écria Hélène. La mer est-elle si basse ici que les algues arrivent à frôler la coque du navire?

—Non, ma fillette chérie, elle est ici d'une très grande profondeur. Mais ces algues peuvent atteindre jusqu'à 100 toises de hauteur et leurs touffes épaisses s'élèvent jusqu'à la surface. Les marins n'aiment guère des endroits pareils, mais pour les animaux du monde sous-marin, cette végétation luxuriante a une importance extrême. Sans algues, la mer ne serait qu'un steppe nu et désert, incapable de nourrir cette faune infiniment riche qui remplit maintenant l'Océan. Ces forêts vierges, ces bois et ces plaines sous-marins servent de grenier d'abondance à tous les habitants de la mer.

Le navire fendait lentement les flots. Hélène se mit à examiner attentivement l'eau transparente de la mer et un spectacle merveilleux s'offrit à ses regards: là-bas, en dessous d'elle, vivait et se développait tout un monde mystérieux de plantes et d'animaux. Partout s'étendaient des tiges et des feuilles allongées qui, semblables à de larges rubans vivants, ondoyaient, agitées par l'eau. Au milieu de cette forêt sous-marine nageaient une multitude de poissons, d'étoiles de mer, de méduses et d'autres animaux ignorés d'elle.

—Dites-moi, je vous prie, est-ce qu'il y a longtemps que les marins connaissent cette mer des Sargasses? reprit-elle.

—Oui, très longtemps. Autant que je sache, les Phéniciens connaissaient déjà une mer épaisse au delà des colonnes d'Hercule,—c'est-à-dire du détroit de Gibraltar—où s'enlisaient les vaisseaux. Ces mêmes forêts d'algues ont suscité beaucoup d'embarras à Colomb: en voyant les navires marcher si lentement, ses équipages prirent peur, et exigèrent le retour immédiat.

Le temps se maintenait toujours au beau. Quoiqu'on eût tendu une toile au-dessus du pont, la chaleur de midi était insupportable. En revanche, les nuits étaient splendides. A peine le soleil achevait-il de disparaître à l'occident, qu'à l'orient l'horizon se couvrait de milliers de points brillants. Immédiatement après tombait la douce nuit des tropiques, et à l'œil ébloui s'ouvrait le panorama majestueux du ciel. A une hauteur vertigineuse, comme à travers les ouvertures d'un château féerique illuminé, scintillait une multitude d'étoiles de toutes les grandeurs. Elles brillaient d'un éclat si merveilleux, qu'Hélène ne pouvait détourner ses regards de ce ciel d'un bleu foncé où resplendissaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Elle restait ainsi longtemps, absorbée dans la contemplation de ces feux verts, bleus et rouges, à reflets changeants, dispersés sur l'immense voûte des cieux, jusqu'à ce qu'enfin son regard se noyât dans l'abîme rosé de la voie lactée.

Pleine d'enthousiasme, Hélène ne manquait pas de faire part de ses impressions à son père. Le capitaine lui indiqua les cinq astres qui composaient la constellation de la Croix-du-Sud. Elle regarda longtemps ces petites étoiles qui, à première vue, ne se distinguaient presque en rien des autres. En comparaison avec les deux énormes étoiles du Centaure, elles paraissaient même insignifiantes. Mais plus elle les observait et plus elle se trouvait charmée par leur éclat doux et caressant. Et depuis lors, en montant le soir sur le pont, elle cherchait toujours du regard d'abord la constellation de la Croix-du-Sud et, plus tard, après avoir admiré l'éclat des autres astres, elle se mettait de nouveau à contempler avec amour ces cinq petites étoiles, devenues si chères pour elle.

Dans une de ces soirées, Hélène fut frappée d'un phénomène extraordinaire. Le soleil avait disparu dans l'Océan. La splendeur qui accompagnait son coucher s'était éteinte. La nuit tombait. Les contours du vaisseau s'estompaient, de plus en plus incertains et sombres. La mer, de bleue qu'elle était, devint d'abord grise, puis d'un noir impénétrable… Tout à coup, une lueur apparut tout autour: soudain, toute la mer s'alluma, se mit à flamber et bientôt ne fut plus qu'une masse continue de feu. Les crêtes écumeuses des vagues se distinguaient par leur éclat particulièrement vif. Mais voilà qu'une pluie fine se mit à tomber et tout l'Océan flamboya avec une telle intensité qu'en dépit du ciel complètement sombre, on aurait pu distinguer sur le haut du mât le plus petit insecte.

Les matelots considéraient avec indifférence ce phénomène qui apparemment leur était très familier. Seul un jeune mousse qui, pour la première fois, accomplissait une navigation lointaine, s'arrêta, stupéfait, près du bord.

Ce spectacle avait tellement frappé Hélène qu'au premier moment elle n'en voulut point croire ses propres yeux.

—Qu'est-ce que c'est que cela? fit-elle, toute perplexe, au capitaine qui se tenait non loin d'elle, en lui montrant la mer.

—C'est la mer qui brûle! répondit en souriant le capitaine, comme s'il eût voulu prolonger sa surprise. Cette lueur, continua-t-il, vient d'animaux microscopiques, qu'on appelle «porte-lumières» et qui, en certains endroits de la mer, se rencontrent en une quantité prodigieuse. Ils répandent, comme vous voyez, une lueur phosphorescente rougeâtre, qui augmente avec le mouvement de l'eau ou la pluie, et devient si vive qu'elle permet même de lire un livre imprimé en petits caractères.

Hélène pria le mousse de puiser pour elle de cette eau flamboyante et lorsque celui-ci, après avoir fait descendre le seau, se mit à le retirer, les gouttes d'eau qui rejaillissaient de toutes parts éparpillèrent une vraie pluie de flamme. Dans le seau, l'eau scintillait de milliers de petits feux, gros comme une tête d'épingle.

—C'est admirablement beau, s'écria la fillette, toute ravie.

CHAPITRE IV

«Un homme à la mer».—Une chasse au requin.—Les protégés d'un brigand des mers.—Les aéronautes.—Une pluie d'insectes.—La vitesse du vent.—Le cap de Bonne-Espérance.—L'attaque d'un monstre marin.

Quelques jours plus tard Hélène, assise avec son père sur le pont, lui faisait la lecture. Le vaisseau se balançait lentement en glissant sur les flots, poussé par une brise légère.

Tout à coup un cri résonna sur l'avant: «Un homme à la mer!» Tous se précipitèrent vers le bord. Le capitaine donna immédiatement l'ordre de carguer les voiles et envoya trois matelots au secours de leur camarade qui, en attendant, se démenait fort des bras et des jambes et se maintenait bravement sur les flots. Les matelots mirent aussitôt un canot à la mer et saisirent vigoureusement les rames. Mais en ce même moment ils aperçurent avec terreur, au-dessus de l'eau, la tête et la nageoire triangulaire d'un requin, qui filait avec une rapidité incroyable vers le malheureux. Au bout d'un instant apparut sur l'eau la queue puissante du monstre, puis un cri épouvantable déchira l'air et le matelot disparut sous les ondes.

A la vue de cet affreux spectacle, le sang se figea dans les veines des assistants et l'impression accablante qu'il produisit persista longtemps dans leurs esprits.

Enfin les voiles furent déployées de nouveau et le navire continua son chemin. Pour venger leur malheureux camarade, les matelots se mirent à préparer un hameçon de dimensions énormes. Sur un grand croc en fer, fixé à un gros câble, ils avaient piqué un bon morceau de viande grasse et ils l'avaient jeté à la mer. Pendant quelque temps, ils observèrent avec impatience si le hideux animal n'apparaîtrait pas quelque part; puis, fatigués d'attendre, ils se remirent chacun à sa besogne.

Mais voilà que, trois heures environ après le douloureux accident, on entendit, près du navire, comme un clapotement et on vit l'eau rejaillir de toutes parts. Les matelots se précipitèrent et s'aperçurent que le câble était très tendu.

—Le requin, le requin! s'écrièrent-ils tout d'une voix.

Et ils se mirent à tirer avec ensemble l'énorme hameçon. A leur grande joie, apparut bientôt sur l'eau la tête de ce brigand de mer: le croc avait pénétré profondément dans sa gueule.

Le requin se tordait horriblement et se débattait avec une telle rage contre le flanc du navire, que les matelots craignaient à tout moment de le voir se détacher du croc. Ils purent pourtant, avec de grands efforts, le hisser sur le pont. Sa gueule énorme, garnie de plusieurs rangées de dents longues et pointues, s'ouvrait et se refermait avec une telle force que, quand l'un des matelots y enfonça une grosse bûche, elle craqua sous leur morsure. Ses yeux verdâtres de chat brillaient d'une fureur impuissante et, de temps en temps, il battait avec sa queue le navire, avec une force telle qu'il aurait pu tuer un homme d'un seul coup. Afin d'éviter un malheur, un des matelots s'approcha de lui, avec précaution, par derrière et, d'un coup de hache adroitement appliqué, lui coupa la queue, après quoi l'animal mourut rapidement d'hémorragie.

Un homme à la mer!

Cependant Hélène s'était aperçue qu'auprès du navire, à la surface de l'eau, allaient et venaient deux poissons d'assez petite taille. C'étaient les pilotes, amis et compagnons fidèles du requin pris. Hélène savait par les livres que ces poissons accompagnent toujours les requins, leur trouvent la proie et les amènent vers celle-ci, se nourrissant eux-mêmes des miettes que leur laisse leur protecteur puissant auprès duquel ils se sentent à l'abri des autres poissons carnivores. Sur la prière d'Hélène, un matelot jeta l'hameçon et au bout de quelques instants pêcha un pilote. Maintenant Hélène avait l'occasion d'examiner de près ce fidèle compagnon du requin. C'était un très joli poisson de couleur bleuâtre, au dos foncé et au ventre argenté.


De tous les animaux, dont Hélène avait fait connaissance pendant sa navigation, ceux qui l'intéressaient le plus étaient les poissons volants. Il arrivait que des troupes entières de ces poissons entouraient le navire et s'élevant soudain hors de l'eau à une hauteur de deux ou trois toises, parcouraient rapidement dans l'air, avec un sifflement particulier, un espace d'une centaine de pas environ et disparaissaient de nouveau dans les flots. Souvent ce jeu se répétait plusieurs fois de suite.

Hélène apprit de son père que, quand les poissons volants prenaient toujours une seule et même direction, c'était un indice qu'ils cherchaient à se soustraire à la poursuite des poissons carnivores. Mais elle eut aussi souvent l'occasion de constater que ces poissons volaient dans des directions différentes, passant l'un par-dessus l'autre, s'amusant apparemment à ce jeu. Une fois, ce jeu des poissons volants attira quelques pétrels, qui leur donnèrent la chasse. C'était un spectacle éminemment curieux. Les poissons voltigeaient avec une rapidité incroyable et disparaissaient dans l'eau en un clin d'œil, de sorte que les pétrels, en dépit de leur adresse surprenante, avaient grand'peine à en saisir quelques-uns. Cette chasse dura très peu, parce que les poissons plongèrent bientôt complètement dans les flots. L'un d'eux tomba sur le pont et Hélène put ainsi l'examiner à loisir. Il avait le dos d'un très joli roux clair, les flancs d'un rouge tendre à reflets argentés et le ventre d'un rose foncé.

Un jour Hélène, selon son habitude, faisait la lecture à son père sur le pont; ce soin l'absorbait à ce point qu'elle ne remarqua pas que le soleil avait disparu sous un nuage et qu'un vent frais s'était mis à souffler. Tout d'un coup elle vit tomber d'en haut, sur la table et le livre, des insectes inconnus. Stupéfaite, elle se leva brusquement de la table et, sans en croire ses yeux, elle regardait cette grêle d'insectes pleuvoir des nuages dans la mer et sur le pont.

Le requin.

—Papa, papa, s'écria-t-elle enfin, il se passe autour de nous quelque chose d'extraordinaire. Des insectes vivants tombent d'un nuage! Mais ce sont des sauterelles, papa! comment peuvent-elles se trouver ici, au milieu de l'Océan?

—C'est une pluie d'insectes, mon enfant, répondit le vieux marin, tandis que les matelots balayaient les sauterelles dans la mer. Il est probable que, quelque part sur le rivage, une trombe marine a rencontré une troupe de sauterelles et, l'enveloppant dans son tourbillon, l'a élevée dans les nuages où le vent l'a saisie et emportée dans la mer. Tu sais, n'est-ce pas, que le vent, dans les couches supérieures de l'air, souffle avec plus de force que dans les couches inférieures, ce qui a eu souvent pour conséquence que des sauterelles ont été emportées au loin, pendant des centaines et des milliers de kilomètres, jusqu'à ce qu'enfin, rencontrant un endroit plus calme, elle se soient mises à tomber en pluie sur la terre. Et non pas seulement des sauterelles, des chenilles et des hannetons, mais mêmes différentes plantes, comme par exemple, il y a quelques années, en Espagne, où tout d'un coup on vit pleuvoir des graines de froment. Il se trouva que le vent les avait apportées là de l'Afrique septentrionale, où la tempête avait balayé auparavant plusieurs amas de grains de blé.

—C'est surprenant! Je l'entends dire pour la première fois. Mais combien doit-elle être grande, la vitesse du vent, pour maintenir là-haut un nuage aussi énorme de sauterelles sans le laisser retomber sur la terre.

—Je crois que cette vitesse doit être de 12 à 14 toises par seconde.

—Est-ce que tu sais, papa, quelle est la vitesse du vent en diverses circonstances?

—Oui, mon enfant, et je te le dirai, si cela t'intéresse. Par exemple, la brise légère, qui agite à peine les feuilles sur les arbres, n'a qu'une vitesse d'un mètre environ par seconde. Lorsque sa vitesse est de 7 à 8 toises par seconde, il soulève déjà la poussière et balance les arbres. Mais quand il atteint celle de 12 à 14 toises, il se transforme en tempête, et à 17 ou 20 toises par seconde, il devient un ouragan formidable, qui déracine les arbres et enlève les toits des maisons. Heureusement, sa vitesse ne va pas au delà. Si elle pouvait atteindre quarante toises par seconde, ce vent balayerait instantanément des villes entières, comme des tas de poussière.

Encore une semaine de navigation tranquille se passa. Dans le lointain commença à se dessiner l'extrémité méridionale de l'Afrique. La mer, à mesure qu'on se rapprochait de la côte devenait, de bleue qu'elle était, d'une couleur brune verdâtre.

Quelques heures plus tard, le navire avait atteint le cap de Bonne-Espérance où, au dire des marins, le vent mène une lutte éternelle contre une montagne gigantesque, où l'ouragan est à demeure. Ce n'est pas pour rien que ce cap portait autrefois le nom de cap des Tempêtes.

Cette fois pourtant la mer était calme, à peine agitée d'une houle légère.

Hélène se tenait sur le pont avec sa longue-vue et regardait le rivage peu hospitalier, sur lequel se dressaient trois montagnes énormes, tout à fait différentes d'aspect, et de formes bizarres, comme elle n'en avait jamais vu.

A gauche s'élevait une montagne longue, pas trop escarpée, avec un enfoncement au milieu et le sommet en pente douce. A côté une autre, également large à la base, et le sommet comme tronqué, s'étendait en un large plateau. Elle avait l'aspect d'une énorme table ronde. Tout près, s'élevait perpendiculairement une troisième, dont la forme rappelait une tour inaccessible.

—C'est la montagne de la Table? demanda Hélène, en indiquant à un matelot qui se tenait auprès d'elle, celle qui se trouvait au milieu.

—Oui.

—Et comment s'appelle l'autre, à droite?

—Le Pic du Diable.

—Et à gauche?

—La montagne des Lions.

Pareils à trois monstres, ces trois montagnes sombres montaient la garde autour du rivage méridional de l'Afrique, le protégeant contre la fureur des tempêtes et des ouragans.

La montagne de la Table servait aux habitants du Cap d'indicateur exact du temps: lorsque son sommet s'enveloppait de nuages, une tempête était imminente.

—Regardez donc par là! fit le capitaine en passant auprès d'Hélène, et en lui désignant le large.

Hélène regarda en arrière. A quelque distance du navire s'agitaient un grand nombre d'étranges animaux qui, semblables à de minuscules batelets aux voiles déployées, nageaient avec une grande vitesse. En les examinant avec plus d'attention, Hélène reconnut en eux des argonautes. Les gracieux mollusques se mouvaient à l'aide d'un petit tube, qui rejetait de l'eau; de leurs huit tentacules, deux, les plus larges, étaient dressés et gonflés, en guise de voiles. Avec sa longue-vue Hélène put examiner à son aise ces élégantes barquettes.

Mais voilà que dans le lointain apparurent quelques pétrels. Les argonautes, comme s'ils eussent pressenti le danger, s'alarmèrent, replièrent leurs voiles, serrèrent leurs tentacules et, renversant leur coquille, disparurent sous l'eau. Tout cela s'effectua d'une manière si prompte et si adroite, que le meilleur navire aurait pu être jaloux de la rapidité de cette manœuvre.


Le navire avait déjà presque dépassé le cap de Bonne-Espérance, lorsque le capitaine qui, en ce moment, explorait l'horizon avec sa lunette, aperçut à un mille à l'avant du navire un énorme animal, qui avançait lentement dans la même direction que lui. Tout l'équipage se réunit près du bord pour voir ce monstre. Lorsque le navire l'eut atteint, on reconnut un poulpe de dimensions extraordinaires, qui continuait à naviguer tranquillement en avant, sans faire attention au navire qui s'approchait de lui. Hélène tressaillit involontairement à la vue de ce monstre marin. Sa longueur était de 18 pieds environ, sans compter les huit terribles tentacules, longs de 5 à 6 pieds, et munis d'une grande quantité de ventouses. Ses yeux énormes, à fleur de tête, épouvantaient par leur vivacité. L'énorme gueule ressemblait à un bec de perroquet. En dépit de la grosseur de ce monstre, le capitaine résolut de s'en emparer, et donna l'ordre de lui lancer des harpons et de tirer sur lui. Mais les balles et les harpons pénétraient dans son corps comme dans une gelée. Pour se soustraire aux poursuites, l'animal disparut sous l'eau, mais il revint bientôt à la surface de l'autre côté du navire, et les matelots se mirent de nouveau à tirer sur lui et à lui lancer des harpons. Cela l'obligeait à se replonger dans la mer. Mais il n'y restait pas longtemps, et au bout de quelques minutes il reparaissait de nouveau et se mettait à fouetter rageusement l'eau avec ses tentacules monstrueux. La couleur de l'animal irrité se changea d'un gris clair en un rouge éclatant. Mettre à la mer un canot avec des hommes était dangereux, parce que le monstre, avec un seul de ses tentacules, pouvait le chavirer. Cette chasse se poursuivit ainsi pendant trois heures sans aucun résultat. Enfin l'un des matelots réussit à faire au monstre, avec son harpon, une blessure profonde d'où jaillit une sorte d'écume bouillonnante, mêlée avec du sang, en même temps que se répandait dans l'air une forte odeur de musc. Après bien des tentatives infructueuses, les matelots parvinrent à jeter un nœud coulant sur le poulpe; mais ce nœud glissa sur son corps visqueux et s'enroula autour d'un tentacule. Ce fut parmi les matelots une explosion de joie bruyante; ils se mirent à tirer en haut ce géant des mers, qui se débattait et frappait furieusement avec ses tentacules libres le flanc du navire. Enfin émergèrent à la surface d'abord un tentacule, puis une partie du corps du poulpe. Les matelots poussaient des hourras et hâlaient de toutes leurs forces sur la corde. Mais à peine avaient-ils hissé hors de l'eau la moitié de son corps, que le tentacule se détacha, et le mollusque gigantesque disparut pour toujours dans l'eau. A en juger par le tentacule dont le poids était de 30 livres, on pouvait supposer que l'animal entier en pesait 2000.

Pendant trois jours, ce monstre servit de thème inépuisable aux conversations de tout l'équipage. A cette occasion on débita, il va sans dire, toutes sortes de contes en l'air sur des monstres marins, qui auraient enlevé des hommes du pont même des navires et noyé des vaisseaux entiers.

CHAPITRE V

L'île enchantée.—Un nuage sinistre.—Le typhon.—L'équipage abandonne le navire.—L'amour filial en face de la mort.—Noyés.

Quelques jours plus tard, en montant le matin sur le pont, Hélène s'aperçut que le vent s'apaisait et que le navire avançait très lentement.

Elle prit sa lunette et jeta un regard sur l'horizon qui l'entourait.

—La terre, la terre! s'écria-t-elle, en apercevant soudain au loin une étroite bande à peine visible.

—Ce n'est pas la terre, c'est un récif de corail, lui dit un matelot qui travaillait près de là.

—Ces îles sont la terreur de tous les marins, fit de son côté le capitaine qui avait entendu l'exclamation de la jeune fille: pendant une tempête, il est difficile d'apercevoir cette ceinture étroite, et c'est pourquoi très souvent ces récifs deviennent une tombe prématurée pour les marins.

—Est-il possible que des animaux aussi petits puissent ériger des constructions aussi grandioses? demanda la jeune fille étonnée.

—Ils habitent à une profondeur insignifiante en colonies très nombreuses et, après leur mort, leurs polypiers pétrifiés forment ces bancs menaçants de corail. Dans l'Océan Pacifique on rencontre de ces vastes récifs qui occupent une étendue de plusieurs kilomètres.

Hélène examinait curieusement cette île, qui avait surgi, comme par enchantement, du sein de l'Océan.

Mais voilà que le vent, déjà très faible, tomba tout à fait et le vaisseau s'arrêta. Le récif n'était éloigné du navire que de deux milles au plus.

—Comme je voudrais voir d'un peu près ces constructeurs infatigables de la mer! dit Hélène à son père.

Le père exposa le désir de sa fille au capitaine, qui lui offrit immédiatement de s'y rendre avec un pilote. Un grand canot fut mis à la mer et six matelots se mirent à ramer vigoureusement.

Quand ils furent arrivés près de l'île, le canot fut amarré à un récif qui surplombait. Par endroits, l'île était couverte d'une végétation tropicale; par ci, par là, on apercevait des palmiers solitaires. L'île elle-même présentait l'aspect d'un anneau régulier au milieu duquel se trouvait une lagune, unie comme un miroir, qui ressemblait à un port tranquille. Le temps était calme et la mer si transparente qu'Hélène put examiner à loisir ce jardin sous-marin. Le fond était tapissé de centaines, de milliers de polypes de corail qui, pareils à des fleurs bizarres, se balançaient sur des arbres et des buissons pétrifiés. Leurs intervalles étaient remplis par une mousse bigarrée, dans laquelle, en l'observant attentivement, on pouvait distinguer des millions de polypes. Ce spectacle était d'autant plus merveilleux que le soleil tropical y mêlait son éclat. Des poissons magnifiques, des formes et des couleurs les plus étranges, évoluaient autour des coraux, comme des colibris autour des plantes équatoriales. Les écrevisses transparentes y rampaient aussi en troupes entières avec des crabes bariolés, tandis que les rouges étoiles de mer, les noirs oursins et les méduses de toutes les formes fourmillaient au milieu d'une quantité innombrable de coquillages.

Mais un coup de canon se fit entendre du navire, qui rappelait le canot, et Hélène, à son grand regret, dut interrompre ses observations.

En remontant à bord, elle s'aperçut que le capitaine paraissait très inquiet. Les matelots couraient de part et d'autre, grimpaient sur les mâts et en descendaient avec la rapidité des chats; le capitaine se multipliait partout et partout résonnait sa voix forte et impérieuse.

Profitant d'un instant de répit, Hélène l'interrogea sur le motif de l'alarme générale. Pour toute réponse, il lui indiqua un petit nuage sombre qui s'élevait au bout de l'horizon. Au-dessus d'eux le soleil resplendissait, le ciel était serein et le temps magnifique. Il sembla à Hélène que les appréhensions du capitaine étaient exagérées.

Moins d'un quart d'heure après, le nuage montait lentement et majestueusement, obscurcissait le soleil et bientôt couvrait presque la moitié du firmament. Puis un brusque tourbillon s'abattit sur le navire et un vent effroyable se déchaîna. Le vaisseau s'inclina sur le côté et la mer, un instant avant unie et immobile, s'agita, mugit; les vagues se dressèrent menaçantes.

Le nuage sinistre s'avançait rapidement et soudain, en plein jour, une nuit noire et impénétrable s'établit.

—Le typhon, le typhon! s'écrièrent les matelots pleins de terreur, en descendant rapidement des mâts sur lesquels ils repliaient les voiles.

Quelques instants plus tard, les ténèbres s'illuminèrent subitement à la lueur éblouissante d'un éclair et tout le ciel s'embrasa. On entendit des roulements assourdissants de tonnerre, et les nuages crevèrent en une telle averse, qu'il semblait que le navire ne tiendrait pas contre ce déluge et coulerait à fond. La mer mugissait tumultueuse.

Le navire n'obéissait plus au gouvernail. Il roulait au milieu des vagues qui bouillonnaient comme dans une chaudière, en décrivant sur la mer des cercles énormes. Rester sur le pont,—impossible; c'eût été s'exposer à une mort certaine. Tous les passagers s'étaient réfugiés dans les cabines et, recommandant leurs âmes à la Providence, attendaient l'issue fatale.

Brusquement un silence sinistre, un silence de mort s'établit. Tous croyaient leur dernière heure venue. L'attente anxieuse de quelque chose d'effroyable augmentait encore l'horreur de ce moment. Subitement l'ouragan se déchaîna avec une force redoublée. Sur le pont un coup formidable retentit qui ébranla tout le navire. Un instant après les mâts étaient emportés à la mer.

Le vieillard, plein d'effroi, appelait sa fille.

Personne ne se rappela comment l'ouragan avait fini. Le capitaine remonta le premier et, navré, contemplait le pont dévasté. Heureusement, il restait sur le navire trois canots qui au début de la tempête, avaient été solidement attachés aux mâts et qui maintenant tenaient encore à leurs débris.

La tempête reprit, quoique avec une force moindre.

Le troisième jour, à l'approche du matin, elle se calma; mais vers le soir, un vent violent se remettait à souffler et les vagues s'agitaient avec une telle fureur, que le navire en craquait dans ses œuvres vives.

Pour comble de malheur, une voie d'eau se déclara. La catastrophe paraissait inévitable, et Hélène considérait chaque moment comme le dernier de sa vie. Le capitaine et les matelots étaient à bout de forces, mais continuaient pourtant, infatigables, à pomper pour éloigner autant que possible la mort.

Encore une nuit effroyable. L'aurore commençait à poindre, quand le navire retentit soudain de ces cris: terre, terre!

Hélène se précipita sur le pont. En effet, à quelques milles du brick, on apercevait une terre. Les vagues gigantesques et furieuses, chassées par le vent, y entraînaient rapidement le navire. Le salut paraissait proche.

C'était, à ce que l'on pouvait croire, une île, de deux milles de long à peu près. Du navire on apercevait très bien la côte sombre et rocheuse, où s'élevaient, de place en place, des palmiers solitaires. Les matelots se remirent à pomper avec une énergie décuplée. La vue du rivage si proche faisait renaître en eux l'espoir d'un prompt salut.

Mais voici qu'éclate un craquement effroyable, et le navire s'arrête instantanément, échoué sur un écueil. Un cri de terreur s'échappa de toutes les poitrines. Les matelots se cramponnèrent à ce qu'ils purent, pour ne pas être emportés dans la mer par les vagues furieuses, qui s'élançaient par-dessus le pont et menaçaient à chaque instant de mettre le navire en pièces; puis ils se précipitèrent vers les canots, dans l'espoir d'arriver ainsi jusqu'à la terre.

Saisie d'une angoisse effroyable, Hélène accourut sur le pont pour apprendre la cause de la terrible secousse éprouvée par le vaisseau, et reconnut avec horreur que les embarcations avec les matelots qui se sauvaient étaient déjà loin; il ne restait plus à bord que le capitaine avec trois matelots qui se préparaient à sauter dans un petit canot.

—Au nom du ciel, prenez place au plus vite dans le canot, lui cria-t-il, le vaisseau coule à fond.

Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, Hélène tendit la main au capitaine pour descendre; mais au même instant elle la retira vivement.

—Et mon père, mon père! s'écria-t-elle.

—C'est trop tard! répondit le capitaine. Descendez, sinon, nous partons sans vous. Vous ne sauverez pas votre père et le bateau ne peut contenir une personne de plus! Descendez au plus vite!

—Sans mon père!… jamais! s'écria la fillette, toute frissonnante à la seule idée d'une séparation éternelle d'avec son père.

«Si ma présence peut lui servir de consolation dans ses derniers moments, pensait-elle, ma mort n'aura pas été inutile… Non, je ne quitterai pas mon père! Je mourrai avec lui si je ne puis le sauver!»

—Non, non, je ne partirai pas sans lui! Ayez pitié! emmenez mon père! suppliait-elle, en s'efforçant de saisir la main du capitaine.

—Que faites-vous, soyez raisonnable, lui cria-t-il. Il sera plus doux à votre père de savoir que vous êtes sauvée que de vous sentir mourir à côté de lui! Descendez, descendez; chaque instant est précieux.

—Non, non, je ne peux pas m'éloigner sans mon père, répondit-elle résolument.

Et elle se précipita dans la cabine.

Cependant le vieillard aveugle, plein d'effroi, appelait sa fille, mais sa voix se perdait dans le mugissement des ondes. En se sentant abandonné, il faillit perdre connaissance; mais en ce même moment, Hélène accourut auprès de lui.

Lorsqu'elle fut remontée sur le pont avec son père, le capitaine était déjà loin et les autres embarcations ne se voyaient plus.

Une vague énorme fondit sur le bateau du capitaine et l'engloutit pour toujours.

Poussant un cri désespéré, Hélène se précipita au cou de son père et cacha sa tête sur la poitrine du vieillard.

De tout l'équipage, seuls, le père et la fille erraient encore sur le navire brisé, dans ce désert liquide.

CHAPITRE VI

Le naufrage.—La vague fatale.—Échappés au péril.—Le reflux.—Sur un navire brisé.—La première nuit sur un rivage inconnu.

A cette journée terrible succéda une calme soirée. Mais la mer restait encore agitée. Le navire brisé, relevé par les flots, errait de nouveau au milieu des rochers, risquant à chaque minute de donner encore une fois contre un écueil.

Hélène s'était réfugiée avec son père sur le pont et regardait avec une terreur mêlée d'espoir le navire les emporter peu à peu vers la terre. La seule idée que le vent pouvait changer et les pousser au large, la remplissait d'épouvante. En considérant le rivage désolé et rocheux, vers lequel voguait lentement le navire, elle se posait involontairement une foule de questions:

«Était-il habité, ou non?… Si cette terre était habitée par des sauvages!… Quel serait alors le sort de son cher père et le sien? Peut-être des supplices, la mort!»

Cette idée la faisait frémir. Mais la vue de son père, tranquillement assis à ses côtés, lui redonna du courage et elle se remit, avec confiance, à la volonté du sort.

En ce moment, son père interrompit ses tristes pensées.

—Mon enfant, surveille d'un œil vigilant tout ce qui se passe sur le navire. Si sa coque ne se brise pas contre les récifs, nous pourrons tenir encore assez longtemps sur l'eau, parce que, pour notre bonheur, le chargement en est composé de marchandises qui ne coulent pas rapidement. Sommes-nous loin du rivage?

—Nous n'en sommes pas loin, père, et quoique lentement, nous nous en rapprochons toujours. Mais presque toute la cale du navire est remplie d'eau.

Le vieux marin était un excellent nageur et, s'il avait encore eu l'usage de ses yeux, il fut arrivé aisément jusqu'à la terre en nageant avec sa fille, d'autant plus qu'elle aussi savait très bien nager.

—Et de quel côté du navire se trouve la terre?

—Du côté droit, père.

—C'est bien, ma fille. Écoute donc maintenant avec attention ce que je vais te dire. Dès que le navire échouera sur un bas-fond, ou donnera contre un écueil, conduis-moi tout de suite vers le côté droit et descends après moi dans l'eau. Nous gagnerons la terre à la nage. Tiens-toi fortement à moi et indique-moi le chemin. Si tu vois venir sur nous une grande vague, retiens ton souffle et ferme les yeux, autrement tu pourrais te noyer.

—Mais peut-être le navire abordera-t-il le rivage? Ne vaudrait-il pas mieux attendre?

—Attendons, mais il faut que tu saches que, si le navire se heurte contre un récif, il ne pourra plus tenir et se brisera infailliblement. En outre, nous devons gagner la terre avant le reflux, autrement nous serions de nouveau emportés en pleine mer, et alors nous serions perdus.

Deux heures environ s'écoulèrent. Le navire continuait à se rapprocher lentement du rivage. Hélène suivait avec une attention fébrile chacun de ses mouvements. La côte était si voisine, que même en avançant avec cette lenteur le navire devait y arriver en une demi-heure à peu près. Le cœur de la jeune fille se mit à palpiter plus fortement à l'idée du salut prochain.

Tout à coup un fracas effroyable se fit entendre: c'était la coque qui craquait; le navire s'arrêta net.

Le père et la fille se levèrent en sursaut. Hélène conduisit rapidement son père vers une petite échelle de corde, qui se trouvait sur le côté droit du navire.

—Tiens-toi, Hélène, tiens-toi fortement à moi, et indique-moi où il faut aller! N'oublie pas mon conseil, dit le vieux marin, en descendant dans la mer avec sa fille.

En entrant dans l'eau, Hélène saisit convulsivement d'une main la ceinture de son père et de l'autre se mit à l'aider. Dans leur précipitation, ils oublièrent de quitter une partie de leurs vêtements et cela faillit les perdre.

A peine étaient-ils arrivés à une cinquantaine de mètres du navire, qu'une énorme vague les recouvrit complètement. Hélène prévint à temps son père et retint elle-même son haleine pendant quelques secondes. Bientôt elle remarqua avec effroi que les forces de son père faiblissaient, et que ses vêtements trempés l'empêchaient de nager. Elle-même sentait sa vigueur l'abandonner et quelque chose l'entraîner au fond comme une pierre.

En regardant derrière elle, Hélène s'aperçut qu'une nouvelle vague arrivait sur eux; le cœur de la jeune fille se serra et elle avait à peine eu le temps de pousser un cri, que le flot les submergea et les jeta avec force contre le rivage. Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la surface, le vieillard, à bout de forces, se tenait à grand peine sur l'eau, tandis qu'une autre vague formidable s'élançait sur eux. Hélène sentit que cette vague fatale l'engloutissait. Il est impossible de rendre les sensations diverses qui envahirent l'âme de la jeune fille, quand elle se retrouva de nouveau sous l'eau.

Voilà que le flot fatal passa au-dessus d'eux. Le vieillard rassemblait ses suprêmes énergies. Encore quelques minutes de lutte terrible pour la vie s'écoulèrent… Enfin il se sentit épuisé et, laissant tomber ses bras, il s'abandonna mentalement à la destinée…

Mais à ce moment il sentit la terre ferme sous ses pieds, et remarqua que l'eau ne lui allait que jusqu'aux épaules. Il appela Hélène, mais ne reçut point de réponse. Le vieillard eut peur. Il craignit que sa fille n'eût perdu connaissance. Il sentait que sa main ne le tenait plus que faiblement. Ramassant ses dernières forces, il la saisit dans ses bras et alla en avant, au hasard.

Après des efforts surhumains, il atteignit enfin le rivage et posa avec précaution sa fille sur le sable. Ayant constaté que son cœur battait encore, il essaya, plein d'effroi et d'espoir, de la faire revenir à elle. Hélène reprit bientôt ses sens. Mais elle éprouvait un grand malaise, et tout d'abord ne pouvait se rendre compte de ce qui lui arrivait, et dans quel endroit elle se trouvait. Quand elle eut recouvré complètement ses esprits, son père lui raconta en quelques mots comment, alors qu'il avait déjà perdu tout espoir de salut, le sort avait eu pitié d'eux.

Saisie d'un muet transport, elle embrassa son père, les larmes aux yeux, impuissante à trouver des paroles pour rendre les sentiments qui l'assaillaient.

S'étant un peu calmée, Hélène regarda autour d'elle. Elle reconnut qu'ils se trouvaient sur le rivage rocheux d'un pays florissant, dont la végétation ne ressemblait pas du tout à celle de l'Europe. Un sentiment de joie ineffable envahit la jeune fille. Elle regardait le ciel, la terre et respirait avec délices l'air tiède et parfumé. Jetant un regard sur la mer agitée, elle s'aperçut que le navire se tenait immobile, loin du rivage, fortement couché sur le flanc et qu'autour de lui écumaient furieusement les vagues. Hélène n'en croyait presque pas ses yeux: «Était-il possible qu'ils eussent pu de si loin atteindre le rivage?» Elle se souvint du malheureux équipage du navire, du capitaine qu'elle avait vu périr sous ses yeux, et elle frissonna.

—Ma pauvre enfant! murmura avec un soupir profond le vieux marin.

L'idée des peines et des privations qui l'attendaient obscurcissaient en lui le sentiment de sa joie primitive.

Hélène semblait avoir deviné la pensée de son père.

—Maintenant je ne vivrai que pour toi seul! fit-elle, en l'embrassant avec effusion. Si cette île est inhabitée, je me mettrai à travailler pour toi et le ciel bénira mes efforts. Je vois que la nature est ici belle et prodigue, et je suis sûre que nous n'aurons pas de privations à subir. Moi, je n'ai besoin de rien, pourvu que tu sois content!

Cette tendre affection de sa fille émut profondément le vieillard. Il l'embrassa avec transport et deux larmes coulèrent de ses paupières éteintes.

Le rivage rocheux était recouvert de la végétation éclatante des tropiques. Sur les arbres élevés, aux branches puissantes et larges, on apercevait par place des fruits bizarres. Quelquefois, ce qui semblait de loin une fleur multicolore se mettait tout à coup en mouvement et on voyait un bel oiseau prendre son essor et s'envoler de l'arbre. Des troupes de perroquets et d'autres oiseaux passaient d'un arbre à l'autre; et sur les montagnes, qui encadraient le rivage, se dressaient les sommets grêles des palmiers élancés, ornés de feuilles gigantesques.

En dépit de la chaleur de midi, Hélène ressentit un frisson désagréable qui lui rappela qu'elle était toute trempée; en même temps elle sentit qu'elle avait faim et soif.

Elle emmena son père un peu loin du rivage, sous un grand arbre ombreux, ramassa à la hâte de l'herbe sèche et des feuilles et lui prépara ainsi une couche molle. Le vieillard fatigué se coucha pour se reposer et, bientôt, sa respiration égale lui apprit qu'il s'était endormi. Hélène se mit à réfléchir à sa situation sans issue. Des pensées inquiètes se succédaient dans son esprit: tantôt il lui semblait que son père et elle mourraient de faim ou se verraient astreints à des privations très dures, tantôt son imagination agitée lui représentait des sauvages et des animaux féroces, sur lesquels elle avait lu tant de récits à la maison. Un profond soupir de son père endormi la tira de sa rêverie.

Hélène se dirigea vers le banc de sable.

Le reflux commençait. La mer s'était apaisée, et seules, de petites vagues, déferlant faiblement sur la côte rocheuse, roulaient en arrière avec un doux bruit. Non loin de là, se découvrait peu à peu un étroit banc de sable qui s'avançait très loin dans la mer. A son extrémité on voyait, couché sur le flanc, le navire brisé, enfoncé profondément sur l'écueil.

Hélène considérait avec une tristesse muette les restes mutilés du beau navire qui, pendant un si grand nombre d'années, bravant dédaigneusement les tempêtes et les orages, avait navigué, superbe, sur l'Océan immense. Et maintenant ses cabines et ses cales submergées étaient devenues le refuge de toute sorte de coquillages marins.

Mais voici que le banc de sable se découvrit tout à fait; seuls, quelques coquillages et étoiles de mer, qui n'avaient pas eu le temps de disparaître dans la mer avec le reflux, étalaient sur le sable leurs formes bizarres, tandis que du rivage arrivaient des troupes d'oiseaux, qui s'abattaient sur eux pour s'en régaler.

La vue du navire brisé rappela à Hélène qu'elle devait se procurer des vêtements et des chaussures. Elle résolut de mettre immédiatement cette idée à exécution et de profiter du reflux, pour traverser le banc de sable et atteindre le navire. Elle ne s'effrayait que de la distance qui séparait le rivage du navire.

«Que ferai-je, si le flux me surprend au retour?» pensait-elle.

Elle regarda son père endormi, et son aspect si triste lui donna le courage de tenter ce voyage assez périlleux. Retroussant sa robe, pour pouvoir plus facilement sauter et grimper sur les roches de la côte, elle se dirigea vers le banc de sable. Le soleil ardent et le vent avaient déjà à ce point séché les rochers, qu'elle pouvait sans danger sautiller de l'un à l'autre. Le banc lui-même était tellement sec qu'elle put sans trop de fatigue arriver jusqu'au navire qui, à ce qu'il semblait, devait être profondément enfoncé sur l'écueil qui se trouvait à l'extrémité même du banc de sable. Sur le revêtement du navire elle aperçut une foule de coquilles, qui s'y étaient attachées. Hélène se souvint de ses compagnons de voyage, et son cœur se serra à l'idée de leur perte prématurée. Maintenant, elle voyait clairement qu'en restant sur le navire tout le monde aurait été sauvé et aurait gagné heureusement le rivage.

Saisissant un bout de câble qui pendait, Hélène grimpa péniblement sur le pont. Là, un effroyable spectacle de destruction se présenta à ses yeux: sur tout le pont, dans un étrange désordre, s'éparpillaient des débris de mâts, des tonneaux, des câbles rompus et une foule d'autres objets. A la vue de ce terrible chaos, une crainte indicible envahit le cœur de la jeune fille, mais elle la réprima bien vite et descendit courageusement dans la cabine. Là, elle retrouva les mêmes terribles traces de destruction: la partie supérieure de la poupe avec les fenêtres avait disparu. Les murs si élégants autrefois étaient complètement démolis. Sur le plancher nageaient dans l'eau des tables, des chaises, des coffres et toutes sortes de débris. Tout près de l'escalier, dans l'eau, elle aperçut, à sa grande joie, la malle de son père, où elle était sûre de trouver tout ce qui leur était indispensable à elle et à son père. La saisissant par la poignée, elle la traîna jusqu'à l'escalier, puis essaya de la monter sur le pont; mais tous ses efforts furent inutiles: l'eau qui avait pénétré dans la malle avait triplé son poids. Sans réfléchir plus longtemps, Hélène la plaça sur l'un des coffres qui nageaient dans la cabine et l'ouvrit avec la clef qu'elle avait sur elle. Tous les objets, quoique trempés, se trouvaient dans le même ordre où elle les avait placés. Hélène retira de l'intérieur tout ce qui était le plus nécessaire, exprima l'eau du linge et des vêtements, et les étala sur le pont pour les faire sécher. Après avoir pris une partie du linge et deux couvertures de laine, elle jeta tout cela sur le banc de sable et descendit elle-même.

Malgré son lourd fardeau, Hélène se mit à courir joyeusement vers le rivage, contente d'avoir trouvé tant de choses utiles. Elle arriva auprès son père, et elle avait à peine eu le temps de déposer son paquet à terre, qu'il s'éveilla et se mit à l'appeler.

Hélène s'assit à côté de lui et, reprenant haleine, lui raconta le succès de sa visite dans le navire. La physionomie du vieux marin manifestait une vive inquiétude, mais il l'écouta en silence jusqu'au bout.

—Cher père, dis, pourquoi as-tu l'air si soucieux? Qu'y a-t-il de dangereux dans cette promenade?

—Mon enfant, répondit le vieillard, le malheur t'a rendue tout d'un coup adulte. Maintenant, tu es obligée de réfléchir toi-même avant de te résoudre à une action quelconque. Mais n'oublie pas, Hélène, qu'en exposant ta vie, tu risques aussi celle de ton père. C'est pourquoi, sois prudente et n'entreprends rien sans m'avoir prévenu; quoique je n'y voie pas, mon expérience peut t'être utile dans bien des cas. Je sais, Hélène, que tu suis volontiers mes conseils, mais je crains que, par amour pour moi, tu n'entreprennes des tâches au-dessus de tes forces. Tu es encore trop jeune, et tu n'es pas habituée à un travail pénible. Il se peut que nous soyons obligés de rester ici pendant très longtemps, et tu dois te munir de courage et d'énergie. Mais rappelle-toi une chose, c'est que ma vie dépend de la tienne, et ne l'expose pas inutilement.

—Sois tranquille, mon père, je n'oublierai pas tes paroles, fit Hélène. Mais maintenant permets-moi de courir encore une fois sur le navire; peut-être y trouverai-je du pain. Ne crains rien, je serai de retour bien avant le flux.

—Dépêche-toi seulement, mon enfant! Ne prends pas trop de choses à la fois. Le navire restera bien là jusqu'à demain, et tu pourras en rapporter encore bien des objets.

Hélène se dirigea rapidement vers le rivage et arriva bientôt près du vaisseau. En examinant le pont, elle jeta un coup d'œil dans la cuisine où se trouvait un placard dans lequel on plaçait généralement les provisions du jour. Le placard se trouva fermé, mais Hélène l'eut vite ouvert à l'aide d'une hache qu'elle découvrit au milieu des outils de menuiserie. A sa grande joie, elle y trouva deux sacs de biscuits, un grand morceau de fromage et plusieurs couteaux. Après avoir pris avec elle ce que ses forces lui permettaient de porter, elle redescendit sur le banc de sable.

Sur le bord, elle aperçut une grande quantité d'huîtres apportées par le flux. Cette trouvaille lui causa beaucoup de joie; elle savait que son père aimait beaucoup les huîtres.

—Eh bien, Hélène, as-tu trouvé du pain? demanda le vieillard en entendant ses pas.

—J'ai trouvé deux sacs de biscuits, père, et un grand morceau de fromage. Et que d'huîtres j'ai vues sur le rivage! Attends seulement un peu, tu verras le bon dîner que je vais te préparer.

Et posant à côté de son père les objets rapportés du navire, elle retourna en courant sur le rivage où elle ramassa dans son tablier une vingtaine d'huîtres. Non loin de là, Hélène aperçut sur l'un des arbres des fruits jaunes, et en s'approchant elle fut très surprise de reconnaître des citrons.

Elle en cueillit quelques-uns et revint avec ses trouvailles auprès de son père. Cette seconde découverte surprit agréablement le vieux marin.

—Eh bien, ma fillette, je vois que ce pays est riche et fertile; il est probable que nous n'aurons pas à souffrir des privations. Il faut croire qu'on trouve d'autres fruits par ici.

—Il y a beaucoup d'arbres qui en sont chargés! Mais peut-on les manger? Ne sont-ils pas vénéneux?

—Cela, nous le saurons. Tu me les décriras plus tard.

Après qu'ils eurent assouvi leur faim, Hélène se leva, pour aller chercher de l'eau. La soif la tourmentait depuis longtemps déjà, et son père paraissait en souffrir tout autant. Alors seulement elle s'aperçut qu'elle n'avait aucun récipient. Elle se reprochait mentalement son manque de prévoyance. Mais il était trop tard pour se rendre sur le navire, car le flux devait bientôt arriver. Son regard rencontra par hasard les coquilles vides d'huîtres jetées dans l'herbe, et sa physionomie s'illumina de joie. C'étaient là des récipients bien petits, à la vérité, mais qui néanmoins pouvaient leur rendre service pour le moment. Elle prit deux coquilles et se mit à marcher le long du rivage, dans l'espoir de découvrir un ruisseau se jetant dans la mer. Bientôt elle aperçut au loin une herbe d'un vert très vif, comme on en rencontre ordinairement près des sources ou dans les endroits très humides. En effet, à peine s'était-elle approchée, qu'elle découvrit avec joie un petit ruisseau dont l'onde claire et limpide brillait dans la verdure éclatante du gazon. Hélène puisa de l'eau dans les deux coquilles et les porta à son père, puis elle revint et, après avoir apaisé sa soif, lava avec délices sa figure brûlante avec de l'eau fraîche.

Le soir tomba. La marée commença à monter. Les flots écumeux escaladaient avec bruit sur les rochers de la côte. Le soleil baissait sur l'horizon et le vent qui soufflait depuis le matin commençait à faiblir, annonçant une nuit douce et tranquille.

Voici que le couchant flambloya d'une lueur étincelante, dont les rayons, en se reflétant dans la mer, scintillèrent sur les crêtes écumeuses des vagues. En même temps retentirent dans les arbres les trilles des chanteurs emplumés, qui semblaient envoyer un dernier salut au jour qui les quittait.

Appuyée contre un grand arbre, Hélène se tenait assise, dans une attitude pensive, auprès de son père qui s'endormait. A la vue du spectacle majestueux du couchant, son âme se tourna vers la miséricordieuse Destinée par la volonté de laquelle l'astre du jour faisait pénétrer la vie dans les forêts et les montagnes, les mers et les plaines. Elle savait que par cette volonté très sage les oiseaux qui tournoyaient au-dessus du banc de sable trouvaient leur nourriture, et elle espérait que sa toute-puissance ne laisserait pas périr un vieillard aveugle et une fillette. Ces pensées raffermirent dans le cœur de la jeune fille l'espoir d'une prompte délivrance.

Mais la dernière clarté disparut à l'horizon et, presque instantanément, sans crépuscule, une nuit noire survint. Sur la haute voûte du ciel s'allumèrent d'innombrables étoiles d'un éclat et d'une pureté inconnus en Europe. Le chant des oiseaux cessa. Un seul chanteur,—son père lui avait dit que c'était le rossignol du Sud,—faisait encore retentir ses trilles sonores là-bas, quelque part, au loin sur la montagne.

CHAPITRE VII

Un sommeil agité.—Épouvantes.—Un pays luxuriant.—Les trésors d'un navire naufragé.

Toute la nuit, Hélène eut des songes alarmants: tantôt elle rêvait qu'elle naviguait sur l'Océan à bord d'un navire magnifique, en compagnie de ses parents et de ses amis intimes, qu'elle avait laissés dans sa patrie; tantôt il lui semblait que, sur les flancs du navire, apparaissaient des ailes énormes et que celui-ci, d'abord lentement, puis avec une rapidité vertigineuse, était emporté dans les nuages. Tantôt elle courait toute seule sur un rocher désert qui s'élevait au milieu de l'Océan: pas un brin d'herbe n'y croissait; aucun être vivant; seules, les vagues mugissantes en interrompaient le silence de mort. Mais voici que, derrière une vague lointaine, émergeait la tête féroce d'un sauvage, ornée de plumes. En l'apercevant, le sauvage saisissait son arc et au même instant, de tous les côtés, surgissaient des vagues d'autres figures terribles toutes pareilles à la première… Ils brandissaient leur arme meurtrière et s'approchaient d'elle en ricanant…

Hélène se réveilla de ces songes pleine de terreur; elle regarda autour d'elle: un brouillard froid et dense l'enveloppait…

Mais voici qu'à l'Orient brilla soudain le premier sillon lumineux de l'aube dorée, qui scintilla en larges gerbes de feu sur les vagues lointaines: les gais chanteurs des forêts s'éveillèrent et l'air du matin résonna de leurs premières roulades. Des rochers de la côte s'élevèrent les oiseaux de mer qui semblaient dégourdir avec délices leurs ailes dans les rayons roses du soleil levant. Une faible brise agitait les sommets des palmiers, et du rivage arrivait le bruit léger des vagues se brisant contre les rochers.

Hélène jeta un regard sur son père tranquillement assoupi et se leva tout doucement. A deux pas d'elle croissaient plusieurs arbres sveltes à larges feuilles, dont les sommets étaient ornés de grands globes d'un brun foncé. Elle reconnut immédiatement des noix de coco. Non loin de là, dans un petit bois touffu, les fruits dorés des citronniers et des orangers tranchaient sur le feuillage d'un vert sombre et au-dessus d'eux, comme des sentinelles, se dressaient les palmiers majestueux, avec leur panache de feuilles, qui se balançaient dans l'azur.

Au milieu de ce fourré grimpaient les vignes et les lianes, enlaçant de leur feuillage sombre les troncs puissants de la forêt vierge, qui exhalait au loin le suave parfum des fleurs blanches des citronniers.

Jamais encore Hélène n'avait vu une végétation aussi luxuriante et involontairement elle demeura quelque temps absorbée dans la contemplation de cette splendide nature.

Elle s'approcha du rivage, mais à peine avait-elle monté sur un des rochers, que de dessous ses pieds un oiseau, vivement, prit son vol.

Elle prit les œufs et courut vers son père.

Hélène poussa un cri d'effroi: ce cri éveilla son père.

—Hélène! appela-t-il.

—Je viens, je viens, papa! répondit-elle. Ne t'inquiète pas; c'est un oiseau qui m'a fait peur.

Alors seulement elle aperçut un nid sur le rocher. Dans ce nid se trouvaient six grands œufs. Elle en prit trois et courut vers son père.

Après avoir entendu le récit de sa petite aventure, il lui expliqua que l'oiseau devait appartenir au genre des canards, à en juger par la situation du nid sur un rocher.

—Maintenant tu pourras, pendant plusieurs semaines, prendre au nid, chaque matin, une couple d'œufs, fit-il en terminant.

—Mais où nous procurer du feu et des ustensiles pour les cuire? demanda-t-elle avec perplexité.

—La nature elle-même a muni ces œufs d'un ustensile propre à les cuire, répondit en souriant le vieux marin. N'as-tu pas remarqué, Hélène, combien leur coquille est dure et solide? Quant au feu, ne t'en inquiète pas. Fort heureusement, j'ai dans ma poche un caillou et un briquet. Ramasse le plus possible de bois sec, qui ne peut manquer par ici. La matinée est assez fraîche et nous nous chaufferons en même temps à la flamme.

Hélène ramassa bien vite une brassée de feuilles et de bois sec qu'elle mit en tas. Le vieux marin battit le briquet d'une main habile et passa à sa fille l'amadou allumé, qu'elle plaça, en soufflant dessus, dans le tas de feuilles sèches. Au bout d'un instant, un feu gai flambait devant eux.

Pendant que son père se chauffait, Hélène alla cueillir des fruits. Mais quel ne fut pas son étonnement, quand elle s'aperçut que certains arbres étaient en même temps couverts de fleurs et de fruits mûrs.

Elle revint auprès de son père avec une énorme grappe de raisin et deux oranges.

—Quel arbre étrange j'ai vu tout près d'ici, papa! fit-elle. Son tronc est très haut et ses feuilles sont plus grandes que moi. Sur quelques-uns de ces arbres croissent de belles fleurs bleues, tandis que sur d'autres, tout à fait semblables, on voit de gros fruits mûrs d'une couleur jaune, ayant l'aspect de plusieurs concombres soudés ensemble.

—Ce sont des bananes, mon enfant, fit observer le vieux marin, les fruits les plus précieux du midi. Dans les contrées tropicales, ils jouent un rôle tout aussi important que le blé dans celles du Nord. Les indigènes se nourrissent presque exclusivement de ces fruits. Mais ils croissent à une hauteur telle, qu'il ne te sera guère facile de les atteindre.

—Ah! si j'étais plus haute au moins de deux mètres, fit en riant Hélène, je te régalerais immédiatement, père, de ces fruits. Leur apparence est assez belle et ils doivent être très savoureux.

—Ils ne sont pas seulement savoureux, ils sont aussi très nourrissants. Mais regarde, Hélène, si notre feu a achevé de brûler. Tu pourras alors cuire les œufs. Tu n'as qu'à faire une ouverture à l'un des bouts et poser l'autre dans la cendre: ils seront vite cuits.

Ayant achevé avec son père ce modeste déjeuner, Hélène résolut d'apporter aussitôt du navire sur le rivage tout ce que ses forces lui permettraient d'enlever.

«Si ce pays est inhabité, se disait-elle, il n'y a pas d'objet qui, un jour ou l'autre, ne nous soit d'une grande utilité.»

Elle attendit avec impatience la marée basse, et se hâta vers le navire. La mer était parfaitement calme et elle parcourut en sûreté le banc de sable presque à sec.

Montée sur le pont, Hélène rassembla tout ce qu'elle espérait de pouvoir emporter sur le rivage avant la marée haute. Ayant jeté sur le banc de sable, entre autres choses, deux casseroles en fer-blanc, une hache, une pelle, des chaussures et des vêtements pris dans les coffres, la fillette descendit et commença à transporter ces effets sur le rivage. La perspective de se trouver munie d'une foule de choses nécessaires et utiles lui donnait du courage et, sans ménager ses forces, elle travaillait avec une hâte fébrile.

Vers le soir, il y avait sur le rivage quantité d'objets de toutes sortes, et tous paraissaient précieux à Hélène.

Cependant le soleil ardent avait séché tout ce qui était mouillé: Hélène prépara pour son père une couchette de feuilles sèches sur lesquelles elle étendit une couverture de laine. Avec un sentiment indicible de satisfaction et de bonheur, elle embrassa le vieillard et, s'enveloppant dans sa molle couverture, se coucha auprès de lui. Ce travail inaccoutumé l'avait tellement fatiguée, que, sans presque faire attention au beau clair de lune, elle s'endormit instantanément du sommeil profond de la jeunesse.

Cependant la lumière argentée de la lune, presque aussi vive que celle du jour, brillait d'un éclat si éblouissant, que les oiseaux mêmes y furent trompés. Au-dessus de la jeune fille endormie et de son père résonnèrent longtemps encore, dans le silence de la nuit, les trilles sonores du rossignol du Bengale et d'autres habitants emplumés de l'île déserte.

CHAPITRE VIII

Une nuit terrible.—L'ouragan.—Une trombe dévastatrice.—Appréhensions.

Vers minuit, Hélène fut réveillée soudain par un bruit terrible. Autour d'elle régnait une obscurité tellement profonde et impénétrable, qu'il était impossible de distinguer même les objets les plus proches. Saisie de terreur, elle se tourna instinctivement vers son père et, sentant sa main dans la sienne, elle se serra, apeurée, contre lui.

—Prépare-toi, ma fille, à un spectacle effroyable, fit le vieillard d'une voix émue. Nous allons essuyer un ouragan violent.

A ce moment, tout près d'eux, brilla un éclair qui les éblouit, et la foudre frappa les rochers du rivage avec une telle force, que des étincelles se mirent à pleuvoir de tous les côtés; puis elle tomba avec un fracas assourdissant sur la mer agitée. Il semblait que le sol fût ébranlé par ce choc terrible dont les échos répétés se répercutèrent avec un bruit sourd dans les gorges des montagnes. Immédiatement après se fit entendre dans les sommets des arbres un bruit étrange.

—C'est la pluie, fit le vieillard, qui n'avait pas vu l'éclair.

Les gouttes étaient si grosses et frappaient avec une telle force contre les rochers, qu'on eût dit une pluie de cailloux.

Mais bientôt la situation du père et de la fille sur le rivage devint encore plus critique. L'averse avait inondé les gorges des montagnes et roulait maintenant en large torrent impétueux vers la mer, submergeant tout sur son passage.

—Aide-moi à me cramponner à un arbre, Hélène, dit le vieillard, d'une voix frissonnante; essayons de nous y tenir pour ne pas être entraînés dans la mer.

Les éclairs se succédaient avec un éclat si éblouissant qu'Hélène pouvait distinguer, jusque dans les moindres détails, tout ce qui se passait autour d'eux.

Cependant les torrents qui descendaient des montagnes inondaient de plus en plus le rivage. Avec une rapidité et un bruit formidables, ils arrivaient, semblables à des cataractes, et se brisant en écume contre les rocs du rivage, entraînaient dans la mer mugissante les arbres brisés et les blocs qui roulaient des hauteurs avec un fracas épouvantable. Par surcroît de terreur, les éclairs se succédaient avec une rapidité telle, que le ciel et la terre semblaient embrasés d'un vaste incendie.

Hélène, épouvantée, regardait comme, sous la pression de l'ouragan, les hauts palmiers se courbaient jusqu'à terre, tandis que leurs feuilles frissonnaient et se tordaient comme dans une agonie mortelle. Il semblait que la dernière heure fût venue pour toute la nature.

Voici que dans le lointain, des profondeurs de la mer, se leva, semblable à une tête de géant, une vague immense qui, tournoyant et écumant, se mit à monter de plus en plus haut, comme si elle eût voulu saisir le nuage noir et épais, suspendu au-dessus d'elle. Le nuage paraissait également prêt à se mesurer avec l'élément marin, qui avait osé entrer en lutte avec le porteur des ouragans célestes:—de son milieu commença lentement à descendre, vers la vague qui montait, une mince colonne pointue qui ressemblait à une gigantesque main noire; et un moment après le ciel et la terre s'étreignirent. Il semblait que ces deux éléments eussent, d'un commun accord, résolu de dévaster la terre. Avec un fracas formidable, les flots se dressaient contre le nuage qui descendait vers eux et, aspirés par lui, formèrent soudain une colonne gigantesque, illuminée à tout moment par la lueur sanglante des éclairs.

Le cœur palpitant, tremblante d'effroi, Hélène décrivait à son père ce qui se passait, interrompue à chaque parole par la clameur sinistre de l'ouragan.

—C'est un typhon, mon enfant… Une trombe marine! expliqua le vieillard.

—Elle s'approche de nous! s'écria Hélène glacée de terreur. Elle accourt vers nous… oh! avec quelle rapidité.

—O mon enfant! Notre perte est inévitable. Recommandons-nous au sort. Il aura pitié de nous, dit le vieillard d'une voix frémissante.

Hélène se serra plus fortement contre la poitrine de son père. L'enfant tremblait comme une feuille.

Cependant la trombe marine s'approchait du bord avec un bruit terrifiant, en continuant d'aspirer d'énormes masses d'eau. Elle atteignit le banc de sable, qu'Hélène avait parcouru il y avait si peu de temps, s'avança vers le rivage et, lentement, se retourna vers le navire brisé. Au bout de quelques minutes s'élevèrent vers le nuage noir des débris de mâts, des poutres, des solives; et un instant plus tard la trombe marine courait vers le cap qui s'avançait au loin dans la mer. Le danger imminent s'éloignait et la pauvre fillette respira plus librement.

Mais elle ne pouvait pas encore vaincre son horreur à la vue de ce terrible phénomène de la nature. Avec une attention fébrile, elle suivait des yeux la trombe gigantesque qui avait gravi sur le cap et, entraînant avec elle des pierres et des débris de rochers, labourait la terre, déracinait les arbres et projetait les fiers palmiers haut dans les nuages flamboyants. Traversant le cap, la trombe descendit de nouveau dans la mer et commença à s'éloigner rapidement du bord. Mais voilà qu'elle s'arrêta brusquement et la mer bouillonna autour d'elle. Elle trembla, chancela et, comme sous l'influence d'une force invisible, se déchira soudainement en deux. Avec un fracas assourdissant, le flot gigantesque roula dans la mer, tandis que le nuage qui s'en était séparé continuait toujours à chanceler. Le rayon aigu d'un éclair le poignarda et le fendit dans toute sa longueur. Avec le même fracas horrible, toute cette énorme masse d'eau se précipita subitement sur l'île et pour un instant inonda tout le rivage.

Hélène poussa un cri de terreur. Elle crut que cette soudaine inondation allait l'emporter avec son père dans la mer. Mais le vieillard s'accrocha fortement à l'arbre, sans lâcher sa fille.

Bientôt le danger disparut complètement. Le nuage noir se dissipa, le ciel redevint serein et la lune illumina de nouveau de sa douce lueur ce lieu de dévastation. Le vent commença à tomber et sur la haute voûte céleste brillèrent de nouveau des millions d'étoiles. Le silence régna dans l'île: seule, la mer agitée mugissait encore en lançant au pied des rochers d'énormes vagues écumantes.

Hélène se mit à chercher des yeux un endroit sec où reposer, mais partout son regard rencontrait des traces du terrible orage. Le seul point où l'on pût tant soit peu s'abriter, était précisément celui où ils se trouvaient.

Avec une douleur inexprimable, la jeune fille contemplait le coin où elle avait placé les objets apportés du navire: ils avaient été emportés dans la mer—tout son travail était perdu. La tempête les avait privés de tout, et les mettait encore une fois dans la même situation critique où ils se trouvaient en débarquant.

Cette découverte causa tant de chagrin à Hélène, qu'elle éclata en sanglots. En apprenant le motif des larmes de sa fille, le vieillard aveugle soupira profondément et l'attira contre lui avec tendresse.

—Quand il fera jour, mon enfant, dit-il enfin, emmène-moi loin du rivage, derrière les montagnes. Nous ne pouvons pas rester ici!

Hélène était également désireuse de quitter ce rivage maudit.

—Peut-être trouverons-nous là-bas une hutte et des gens qui nous donneront un abri. Est-ce que tu n'as pas remarqué sur la côte ou sur les arbres des traces quelconques de la présence des hommes? demanda le vieillard.

Un frisson parcourut le corps de la jeune fille à cette question.

—Et s'il y a ici des sauvages! s'écria-t-elle avec terreur. Nous sommes perdus alors, ils nous tueront à coup sûr.

—N'aie pas peur, ma chère fillette. Les sauvages ne deviennent sanguinaires que lorsqu'ils sont irrités ou très affamés: il leur arrive alors d'attaquer les étrangers et quelquefois même de les manger. Mais tu ne réponds pas à ma question: as-tu aperçu quelques vestiges humains?

—Sur l'un des troncs, j'ai reconnu des espèces de marques ou plutôt des égratignures, répondit Hélène après un moment de réflexion; mais il me semble que c'est plutôt la foudre qu'une main humaine qui les a faites sur l'écorce de cet arbre énorme qui, semblable à un fantôme, se tient là-bas avec son feuillage sombre et impénétrable.

—Si tu n'as pas remarqué d'autres indices, tu peux bien avoir raison. Si j'avais seulement mes yeux, soupira amèrement le vieux marin, je n'hésiterais pas un instant à préférer une existence dans une île inhabitée à toute autre. Nous serions, il est vrai, privés de la société des hommes et livrés à nous-mêmes; mais, en revanche, nous n'aurions pas à craindre la rencontre de sauvages grossiers et sans frein. Mais maintenant, je ne puis t'aider en rien et toi, mon enfant, tu n'as pas la force de travailler pour deux. Voilà pourquoi je voudrais rencontrer des hommes. J'ai eu plus d'une fois occasion de voir de près des peuplades à demi-sauvages, et je sais comment il faut traiter ces enfants de la nature. On trouve parmi eux tout autant de braves gens que partout ailleurs. Ah! Hélène, qu'il m'est dur de penser que tu auras tant à souffrir à cause de moi!

Mais sa fille se hâta de calmer son inquiétude en l'assurant tendrement de son amour.

—Nous nous trouvons dans un pays si riche et si fertile que nous n'avons pas à craindre de manquer de nourriture, et c'est pourquoi je désirerais qu'il fût inhabité, conclut-elle.

—Laisse là tes désirs et tes rêves, mon enfant, interrompit le vieillard. Tiens-toi plutôt prête à tout. D'abord il faut explorer cette contrée et s'assurer si elle est habitée ou non; puis nous déciderons ce qu'il y a à faire. Tu m'as dit que devant nous se trouvait une montagne élevée. Est-elle trop escarpée! Pourras-tu m'y conduire demain matin? De là, il te serait facile d'examiner tout le pays.

—La montagne n'est pas très escarpée, répondit Hélène, mais il nous sera tout de même très difficile de la gravir; toute la pente en est couverte de lianes et d'autres plantes grimpantes qui, semblables à un réseau, s'entrelacent avec les buissons et les arbres. D'abord, j'examinerai le rivage pour voir s'il y est resté quelque chose des objets recueillis par moi, puis je te conduirai sur la montagne. Et en attendant, père, repose-toi et rassemble tes forces.

—Tu as raison, ma fille; après une aussi terrible nuit, nous avons tous deux besoin de repos.

Le vieillard s'enveloppa dans sa couverture et se coucha. Hélène suivit l'exemple de son père, mais les appréhensions que lui inspirait leur avenir l'empêchèrent longtemps de fermer les yeux.

Pourtant le silence majestueux qui régnait autour d'elle, après les terreurs de la nuit, respirait une sérénité et une paix si profondes que la jeune fille, à son tour, se calma et s'assoupit.

CHAPITRE IX

Une trouvaille précieuse.—Première étape.—Sur une île déserte.—Le figuier du Bengale.—Au sommet d'une montagne.—Une riante vallée.

A peine les premiers rayons du soleil eurent-ils effleuré le visage de la jeune fille endormie, qu'elle s'éveilla et regarda avec surprise autour d'elle. Il lui semblait presque miraculeux qu'elle eût pu survivre à cette nuit, dont les terreurs revenaient maintenant à son esprit comme un effroyable cauchemar. Son père dormait d'un sommeil profond; sa tête blanche reposait sur la terre et les traits vénérables de sa physionomie exprimaient la douceur, le calme, même le contentement. On aurait pu croire que devant son âme passaient les rêves heureux de la patrie lointaine, de la famille chérie, ou peut-être ses yeux fermés à ce monde s'extasiaient-ils à la vue d'images radieuses d'un monde différent et supérieur.

Hélène regarda longuement ces traits si chers pour elle, puis elle se leva doucement et alla vers le rivage pour voir ce qu'étaient devenus ses effets.

Tout le sol était déjà sec et resplendissait d'une verdure fraîche et luxuriante. La tempête, à ce qu'il semblait, avait produit un effet bienfaisant sur la végétation. Tout autour d'Hélène se répandait le parfum vivifiant des fleurs et de la verdure fraîche. Elle pensait avec tristesse aux effets emportés par l'eau. Deux grands paquets de vêtements avaient disparu sans laisser de traces, mais par bonheur quelques objets indispensables étaient demeurés sur le bord: entre autres la hache, la pelle et les couteaux.

Hélène prit le chemin qui côtoyait le rivage, dans l'espoir de retrouver quelques objets rejetés par la tempête; elle ne se trompait point: non loin de là elle découvrit une grande partie du chargement du navire brisé. Les coffres, les caisses, la vaisselle en grande partie cassée, gisaient dispersés dans un désordre extrême sur le sable. Ce qui lui fit le plus de plaisir, ce fut une grande pièce d'étoffe. Heureuse, elle la saisit et avec de grands efforts la roula en haut sur le rivage, comme si elle eût craint que la mer ne lui enlevât une seconde fois sa précieuse trouvaille. Les autres objets lui parurent également si inappréciables qu'elle se mit avec ardeur à les hisser sur les rochers du bord.

Absorbée par ce travail, elle oubliait complètement le temps. S'étant arrêtée pour reprendre haleine, elle pensa à son père et courut vers lui.

Il était tranquillement assis sous un arbre, convaincu qu'elle se trouvait non loin de lui. Après avoir raconté à son père l'histoire de ses précieuses découvertes, elle retourna sur le rivage.

Quand elle s'approcha du nid, dont elle avait retiré la veille plusieurs œufs, elle vit avec tristesse qu'il avait disparu, tandis qu'au-dessus du rocher voletait un oiseau solitaire, en poussant des cris plaintifs.

Hélène puisa de l'eau douce à un ruisseau.

Hélène ramassa quelques huîtres, puisa dans une tasse de l'eau douce à un petit ruisseau qui coulait d'une montagne en pente et revint de nouveau vers son père.

Après s'être réconfortés avec ce modeste déjeuner, le père et la fille commencèrent à gravir la montagne. Le chemin était très fatigant. Toute la pente de la montagne était couverte de broussailles et de plantes grimpantes qui gênaient la marche. Par endroits, les rochers qui faisaient saillie les obligeaient à des détours pénibles; parfois ils se trouvaient dans la nécessité de chercher sous les arbres un abri contre les rayons ardents du soleil.

Cette traversée leur prit près de deux heures, et presque toute la provision d'eau qu'Hélène portait avec elle se trouva épuisée. Malgré la soif qui la tourmentait, elle résolut de garder ce qui lui en restait pour son père.

Enfin, ils atteignirent le sommet. La vue qui se présenta à la jeune fille la consterna: de tous les côtés bleuissait une mer immense, qui se confondait à l'horizon lointain avec le ciel.

—Père, nous nous trouvons dans une île. Aussi loin que l'œil peut porter, nous sommes entourés par l'eau! s'écria Hélène, avec l'accent d'un espoir déçu dans la voix.

L'ardeur insupportable du soleil l'obligea de conduire son père à l'ombre d'un arbre immense qui, sur la cime de la montagne, étendait ses branches énormes. C'était le figuier de l'Inde ou plutôt du Bengale, l'un des représentants les plus grandioses de la végétation tropicale. Sous la voûte verdoyante de ces arbres, les Hindous établissent ordinairement leurs demeures et leurs pagodes. Les grosses branches retombaient, enfonçaient leurs extrémités dans la terre et, poussant des racines, formaient autour de lui une rangée de colonnes, qui semblaient un temple vivant, élevé par la nature même.

—Notre île est bordée d'une chaîne continue de montagnes, disait Hélène à son père, et nous nous trouvons maintenant sur l'une des plus hautes. En bas, on aperçoit une vallée verdoyante d'une beauté telle que tu ne saurais te l'imaginer. Là, au fond de la vallée, je vois un petit lac; c'est de là probablement que sort le ruisseau, où tantôt j'ai puisé de l'eau sur le rivage.

—C'est bien, ma fille. Tes paroles calment mes inquiétudes. Il est évident, que nous n'aurons pas à souffrir de la faim: le sol des volcans éteints est d'ordinaire très fertile.

—Que dis-tu, père! Est-ce que nous sommes maintenant sur un volcan? demanda Hélène effrayée.

—Oui, mais sur un volcan éteint, fit en souriant le vieillard, en la rassurant. Tu viens de dire que dans la vallée se trouve un lac. Et quelle en est la végétation? Regarde donc les arbres; y en a-t-il parmi eux de grands et de vieux?

—Il y a là beaucoup d'arbres élevés, répondit la jeune fille dont l'inquiétude s'était dissipée, et à droite on aperçoit une forêt entière de palmiers. Je vois même d'ici, à leurs cimes, des noix de coco. Au bas du lac, on découvre de grands arbres élevés, apparemment de la même espèce que ce figuier, et parmi eux croissent en grande quantité des bananiers. Quelle magnifique verdure dans toute la vallée! Oh! papa, comme il fait bon ici! Je n'aurais jamais cru qu'il pût exister au monde une végétation aussi merveilleuse.

—Dis-moi, mon enfant, la vallée est-elle profonde? Les cimes des arbres qui y croissent atteignent-elles les sommets des collines?

—Non, elles sont beaucoup plus basses.

—Et les montagnes? Sont-elles toutes aussi hautes que celle-ci?

—Elles paraissent toutes de la même hauteur, mais il est probable que nous nous trouvons sur la plus élevée, car on aperçoit d'ici la mer tout autour.

—Par où peut donc s'écouler l'eau du lac, s'il est entouré de tous les côtés par des hauteurs?

—Je ne sais, père, répondit Hélène. Il est vrai que d'ici il semble que la chaîne de montagnes entoure l'île sans interruption; mais il faut bien que le petit ruisseau sur le rivage ait sa source quelque part. Peut-être aussi n'a-t-il rien de commun avec le lac. Maintenant, je m'aperçois que là, entre les arbres, apparaît une petite bande argentée. Il se peut cependant que je me trompe et que ce ne soit autre chose qu'une crique du lac.

Le vieux marin devint pensif.

—Si nous nous établissions dans la vallée!… fit Hélène, en interrompant ses réflexions. Il semble que tout y soit si doux et si calme! ajouta-t-elle d'une voix irrésolue, comme si elle craignait que son père ne refusât d'accéder à son désir.

Le lac cristallin et la vallée verdoyante avec ses figuiers séculaires attiraient invinciblement la jeune fille.

—Soyons prudents, mon enfant! répondit le vieillard. Si le lac n'a pas d'écoulement, il n'est pas sans danger de nous établir dans son voisinage. Nous pouvons être surpris par une inondation et alors que deviendrions-nous! Cela peut arriver facilement. Dans cette zone, comme tu as pu le voir, il éclate fréquemment des orages qui inondent en quelques minutes les lieux bas. D'ailleurs, ce lac peut bien être tout bonnement un reste de la terrible averse qui, la nuit dernière, a submergé la vallée. S'il en est ainsi, nous devons nous établir sur une pente, d'où l'eau s'écoulerait rapidement.

Hélène écouta en silence les arguments de son père. Elle comprenait qu'il avait raison, mais elle prévoyait en même temps qu'il lui serait très difficile de s'établir avec son père aveugle sur un versant. Dans la vallée on voyait verdir des prairies, dans lesquelles, à ce qu'elle croyait, elle pourrait se promener souvent avec lui.

—Repose-toi un peu, mon enfant, tu dois être bien fatiguée, ajouta le vieillard avec sollicitude. Puis, descends dans la vallée et examine-la. Nous n'avons pas besoin d'y aller tous les deux: je ne ferais que te gêner. Observe avec attention les fruits et les arbres, mais ne goûte à aucun fruit avant de me l'avoir décrit. Dans cette zone torride, on rencontre beaucoup de produits vénéneux. Mais tout d'abord, sache si le lac s'écoule dans la mer ou non.

—Il n'est pas grand, et il ne me faudra pas beaucoup de temps pour en faire le tour, dit Hélène.

—Ne cours pas, ma fille, ne te fatigue pas. Je t'attendrai patiemment. Dis-moi seulement, dans combien de temps comptes-tu revenir à peu près?

—Dans une heure, tout au plus.

—C'est trop peu, mon enfant! fit avec un sourire le vieillard. Tu as oublié qu'il nous a fallu plus de deux heures pour gravir la montagne. Eh bien, va, ma chérie, je n'attendrai pas ton retour avant trois heures d'ici, et je resterai là bien tranquille.

Hélène embrassa son père et se dirigea rapidement vers la vallée.

CHAPITRE X

Les colibris.—Un berceau étrange.—Les cygnes à col noir.—Les frayeurs d'une petite exploratrice.—Les chiffres énigmatiques.—Une grotte mystérieuse.

Avec une curiosité inquiète, Hélène descendait la pente de la montagne. La variété de la végétation tropicale et la vie, le mouvement qui régnaient autour d'elle la frappaient de surprise à chaque pas. Quoiqu'elle n'eût jusqu'à présent aperçu aucun quadrupède, elle tressaillait à chaque bruit qu'elle entendait dans les broussailles et regardait attentivement autour d'elle. Elle reconnut que les oiseaux et les insectes fourmillaient: d'énormes papillons, des hannetons et des milliers d'autres bestioles aux formes les plus bizarres et les plus variées resplendissaient au soleil de toutes sortes de couleurs étincelantes. Dans le feuillage épais de chaque arbre semblait vivre, remuer et frétiller tout un monde d'oiseaux qui faisaient retentir la vallée de leurs gazouillements et de leurs cris.

Elle fut particulièrement frappée par la vue de papillons merveilleux qui, avec un bourdonnement pareil à celui des abeilles, voltigeaient avec une rapidité extraordinaire d'une fleur à une autre, rivalisant avec celles-ci d'éclat et de fraîches couleurs. Mais quelle ne fut pas sa surprise quand, en regardant de plus près, elle s'aperçut que ce n'étaient pas des papillons, mais des oiseaux minuscules. L'un deux passa avec la vivacité de l'éclair auprès de sa figure, l'effleurant presque de son aile, et l'instant d'après il se balançait déjà au loin sur une fleur. Ses plumes veloutées s'irisaient de toutes les couleurs du prisme, se teintaient d'or, de topaze, de rubis et d'émeraude; il semblait que la nature eût concentré sur ces oiselets toutes les richesses qu'elle ne distribuait que séparément aux autres oiseaux.

Hélène comprit immédiatement que c'étaient des colibris. Le vol étrange de ces êtres merveilleux la frappa. Ils ne volaient pas du tout comme des oiseaux: leurs mouvements étaient inégaux et saccadés et ressemblaient au vol des papillons nocturnes. Voilà que l'un d'eux s'élança avec la rapidité d'une flèche vers la forêt; mais soudain, il s'arrêta, suspendu en l'air devant quelque fleur, en agitant si vivement les ailes qu'on ne voyait plus leur mouvement. Un instant plus tard il revenait, tournait sur place et tantôt s'élevant, tantôt s'abaissant, instantanément, comme lancé, prenait son essor et disparaissait.

Partout autour d'elle Hélène voyait une telle quantité de fruits savoureux égayant le feuillage des arbres, que les appréhensions que lui inspirait l'avenir se dissipèrent bientôt. Son imagination commençait même à lui peindre le tableau d'une vie calme et douce en compagnie de son père bien-aimé.

Une fois dans la vallée, elle prit le chemin qui côtoyait le pied de la montagne et s'arrêta tout d'un coup, stupéfaite, devant un rocher à pic, supportant une treille plantureuse, couverte de grandes grappes mûres de raisin blanc et rouge. Quand elle en fut plus près, elle se recula, épouvantée: plusieurs ceps se trouvaient retenus par des liens de tiges.

«Cela n'a pu être fait que par un homme», pensa-t-elle.

Et son visage se couvrit instantanément d'une pâleur mortelle. Un moment elle demeura figée dans une sorte de stupeur devant ce mur mystérieux; mais elle réprima bientôt sa crainte. A peine touché, le lien tomba en poussière. Ayant regardé attentivement autour d'elle et ne voyant rien qui lui rappelât la présence d'êtres humains, Hélène se rassura. Et un instant après elle jugeait même que ce qu'elle avait aperçu n'était qu'un jeu de la nature, un simple hasard.

Elle s'approcha du grand figuier qui projetait au loin son ombre épaisse sur le bord du lac. Ses grosses branches qui descendaient sur la terre étaient entrelacées de plantes grimpantes, formant ainsi de trois côtés comme des murs naturels, tandis que le feuillage touffu et impénétrable servait de plafond solide à cette légère habitation.

Hélène regarda longtemps ce berceau fleuri et finit par se convaincre que la nature seule, sans l'aide de l'homme, n'aurait jamais pu le construire avec une telle symétrie.

Une sensation mélangée de peur et de joie l'envahit à cette idée. Pensive, elle resta quelques instants devant ce berceau énigmatique, puis elle s'approcha du rivage. Sur le lac cristallin nageaient lentement et majestueusement plusieurs cygnes à cou noir et autres oiseaux aquatiques. Les cygnes attirèrent son attention d'une façon toute particulière: elle avait vu de ces oiseaux dans sa patrie et savait que dans l'hémisphère Sud il existait des cygnes noirs; mais elle n'avait jamais entendu parler des cygnes blancs à cou et à tête noirs.

De ce côté, le rivage était vierge de toute végétation et à travers l'eau limpide du lac on pouvait apercevoir le fond uni et pur, couvert de sable, tandis que du côté opposé s'élevait toute une forêt de roseaux, derrière lesquels, dominant d'autres arbres fruitiers, apparaissaient des palmiers majestueux. Évidemment, la végétation la plus luxuriante et le sol le plus fertile se trouvaient de l'autre côté du lac. Hélène aurait voulu explorer cette forêt magnifique, mais elle craignait que cette exploration ne lui prît trop de temps; c'est pourquoi elle s'achemina vers le lac pour s'assurer si le ruisseau n'y prenait pas sa source.

Quand elle eut atteint la crique, elle put se convaincre qu'en effet le petit ruisseau qui tombait dans la mer sortait de là. En cet endroit s'ouvrait dans la montagne une gorge profonde à parois perpendiculaires, entre lesquelles murmurait et bruissait tout au fond le ruisseau. Entouré de broussailles et de rochers moussus, il roulait ses eaux limpides sur un fond pur et pierreux et, en serpentant, se perdait dans la ravine profonde creusée dans la montagne.

La jeune fille, dont l'âme délicate vibrait profondément devant les beautés de la nature, s'absorba involontairement dans la contemplation de ce coin pittoresque.

En suivant les sinuosités du ruisseau, elle atteignit bientôt l'extrémité de la gorge, d'où se découvrait une vue immense sur la mer. En cet endroit, le ruisseau impétueux se transformait en une petite cataracte qui, en se précipitant, se brisait avec bruit sur les rochers du rivage et se perdait entre eux en écumant. Au-dessus de la cataracte croissaient plusieurs palmiers, dont l'ombre épaisse dérobait aux regards le cours ultérieur du ruisseau.

Près de la cataracte, dans le rocher à pic, Hélène aperçut tout d'un coup une caverne à l'entrée de laquelle se dressaient plusieurs cyprès. Elle s'approcha. A la caverne menait un véritable escalier, taillé dans le roc. Hélène en montant s'arrêta plusieurs fois et examina, avec perplexité, les marches régulières et égales. Elle ne pouvait croire que ce fût là un jeu de la nature, il lui fallait admettre enfin qu'elles avaient été taillées par la main de l'homme. Et soudain elle s'aperçut avec terreur qu'à l'entrée de la caverne, dans le roc, était gravée une date: 1729. Sa vue se troubla; ses jambes se dérobèrent sous elle et elle dut se retenir à la saillie du roc. Sa mémoire lui retraçait le songe terrible qu'elle avait fait sur le bord de la mer…

Saisie d'une terreur inexprimable, elle regardait la caverne, s'attendant à chaque instant à voir surgir un sauvage qui, avec un cri de triomphe, se précipiterait sur elle.

Quelques minutes se passèrent dans cette attente douloureuse.

Autour d'elle retentissaient le même bruit monotone de la cataracte et le murmure des arbres séculaires sur le sommet de la montagne.

Peu à peu, la jeune fille revint à elle et sa physionomie s'illumina soudain d'espoir et de joie: elle se souvint que les sauvages n'employaient pas les chiffres européens.

—Il est probable que des Européens ont vécu ici, fit-elle presque en criant. Et elle s'élança rapidement sur l'escalier.

Il n'y avait âme qui vive dans la caverne. La première chose qui frappa sa vue fut une table faite avec des pierres superposées et un siège pareil. Les parois inégales avaient évidemment été quelque peu nivelées par la main de l'homme. Sur la table se trouvaient une ancienne longue-vue et une flûte d'une forme particulière. Hélène prit ces objets dans sa main et après les avoir examinés, les remit à la même place. Elle désirait communiquer au plus vite à son père cette découverte importante et le consulter sur ce qu'il y avait à faire. Ayant jeté encore un coup d'œil attentif sur la caverne, elle sortit et, longeant de nouveau la rive gauche du ruisseau, se dirigea vers le berceau de verdure formé par le figuier. Maintenant elle était complètement convaincue que ce berceau avait été façonné par une main d'homme, quoique, depuis lors, il se fût écoulé évidemment beaucoup d'années.

Familiarisée avec l'idée qu'elle se trouvait dans un endroit habité autrefois par des êtres humains, Hélène en aperçut bientôt d'autres vestiges. Dans le tronc du figuier s'ouvrait une cavité, selon toute apparence pratiquée au moyen d'une hache, et que le temps avait presque complètement recouverte d'écorce.

Il n'y avait âme qui vive dans la caverne.

Quand, au retour, Hélène s'approcha du rocher couvert de ceps de vigne, elle put tout de suite se convaincre que ceux-ci avaient été également plantés par un homme.

Après avoir cueilli quelques belles grappes de raisin, elle se remit en route et aperçut bientôt, sur le sommet de la montagne, son père qui, assis à l'ombre de l'arbre sacré, prêtait l'oreille au moindre bruit. Hélène d'une voix joyeuse l'appela de loin et le vit se lever brusquement, au premier son de sa voix.

—J'espère, papa, que tu ne t'es pas inquiété de moi? fit-elle gaîment, en accourant vers lui toute essoufflée.

—Non, mon enfant. Je savais que tu suivrais mon conseil et que tu serais prudente.

Après avoir entendu le récit détaillé de sa fille, le vieux marin se mit à réfléchir.

—Tu dis que tout ce qui se trouve là est dans l'abandon? demanda-t-il après quelques instants de méditation.

—Oui, dans la caverne tout était recouvert d'une couche épaisse de poussière et de sable; quant aux marches de l'escalier, elles sont complètement dissimulées sous la terre et la mousse. Tout indique qu'elles n'ont pas été foulées par le pied depuis un grand nombre d'années.

—A en juger par la date gravée dans le roc, des hommes ont vécu ici il y a plus de cent ans, fit observer le vieux marin. Si quelqu'un demeurait ici en ce moment, tu trouverais des traces plus évidentes. Peut-être, dans ce temps éloigné, un malheureux avait-il, comme nous, fait naufrage sur cette rive et, si ma supposition était vraie, nous tirerions beaucoup de profit de son séjour dans cette île. Il est probable, que c'est lui qui avait planté le raisin et élevé le berceau au bord du lac dont tu m'as parlé.

—Qu'il serait bon de nous établir dans le berceau, sous le figuier! Tout y respire un calme et un apaisement que rien ne trouble.

—Nous verrons, mon enfant. Ce soir, tu m'y conduiras, et demain tu exploreras la rive opposée du lac.

CHAPITRE XI

Installation dans la vallée.—Une soirée tropicale.—Une lettre étrange.—Pensées inquiètes.

Le soleil s'abaissait déjà sur l'horizon, lorsque le père et la fille, après un court repos, commencèrent à descendre dans la vallée. Et quand ils s'approchèrent du berceau de verdure sous le figuier, les hauts palmiers de la vallée jetaient de grandes ombres, à chaque instant accrues.

Hélène fit entrer son père dans le berceau, ramassa des feuilles sèches et lui fit ainsi une couchette molle, en étendant par-dessus une couverture de laine qu'elle avait eu soin d'emporter avec elle. Lorsque le vieillard fut couché, elle voulut aller visiter la forêt voisine, mais son père lui fit promettre de ne pas s'aventurer trop loin.

La soirée était d'un calme extraordinaire. Aucune brise ne ridait la surface unie du lac; pas un souffle n'agitait les cimes des arbres; seul, le bruit léger de l'eau que fendaient les cygnes et d'autres oiseaux aquatiques, troublait par moments le silence solennel de cette soirée tropicale.

Là-haut, sur les montagnes qui entouraient la vallée, se balançaient doucement les feuilles gigantesques des palmiers élancés. De loin arrivait le murmure cadencé de la cataracte, et sur la rive opposée du lac, dans la forêt sombre, retentissait le chant de deux rossignols du Bengale qui, dans leurs trilles variés, rivalisaient d'ardeur et d'éclat.

La nature entière respirait une paix et un calme absolus. Hélène s'assit sur une pierre au bord du lac. A ses pieds gisait une grande feuille de palmier: sa verte surface lisse semblait avoir été façonnée pour l'écriture par la nature elle-même. Se rappelant que les Hindous écrivaient en effet sur ces feuilles, Hélène se mit à tracer au hasard des caractères avec une épingle, sur le limbe vert de la feuille. Ces traits étaient d'une netteté telle, que l'idée lui vint d'écrire une lettre. Elle comprenait très bien que celle-ci ne tomberait jamais dans les mains de la destinataire, mais elle ne pouvait néanmoins surmonter son désir invincible d'épancher dans ces lignes les sentiments qui l'agitaient.

«O ma chère mère—ainsi commençait la lettre—il est probable que la nouvelle de notre perte est déjà arrivée jusqu'à toi. En ce moment, tu verses des larmes amères sur les morts chers à ton cœur, et dont la tombe se trouve dans la profondeur de la mer! Ah! si cette feuille avait des ailes, elle te dirait que nous ne sommes pas ensevelis dans l'Océan. Pourquoi n'es-tu pas auprès de moi? Ton bon sourire me donnerait du courage et m'inspirerait des forces nouvelles. Mais tu es loin. Les flots immenses de l'Océan nous séparent.

«Et toi, ma patrie! et vous, mes amis, avec lesquels je partageais mes joies et mes douleurs! Vous reverrais-je jamais? Jenny, ma chérie, es-tu toujours aussi gaie? Et toi, ma bonne chère Marthe, ne m'as-tu pas oubliée? Te souviens-tu de notre amitié, conserves-tu mes lettres? Les tiennes reposent au fond de la mer. Je suis loin, bien loin de vous, et peut-être suis-je séparée de vous à jamais!»

Les larmes aux yeux, Hélène relut cette épître originale, qui éveilla dans son âme tout un monde de souvenirs.

Cependant les dernières lueurs du soleil éclairaient les faîtes des montagnes et, comme une brume légère, le crépuscule descendait sur la vallée. La nuit tombait.

Hélène ne pouvait se décider à déchirer la feuille où elle avait écrit. Il lui semblait que celle-ci servait d'intermédiaire entre elle et sa mère et sa patrie. Elle la roula avec précaution, l'enfouit dans le sable et mit quelques pierres par-dessus, pour la retrouver plus facilement à l'occasion. De retour dans le berceau, elle se coucha non loin de son père, qui reposait tranquillement. Malgré sa lassitude, Hélène ne put fermer l'œil de longtemps: elle était très inquiète des découvertes de la journée. La supposition de son père, relative au séjour de l'homme dans cette île cent ans auparavant, était très vraisemblable. Mais il se pouvait que quelqu'un y demeurât encore à présent. Qu'arriverait-il alors? Était-ce à un ami ou à un ennemi que l'on aurait affaire? Dans tous les cas elle comptait trouver une réponse à ces questions dans le bois touffu de l'autre côté du lac, où l'habitant de l'île, s'il existait véritablement, devait avoir établi sa demeure.

Toutes ces idées se pressaient en foule dans le cerveau de la jeune fille, jusqu'à ce qu'enfin, fatiguée de ces réflexions, elle s'endormît d'un sommeil agité.

La nature entière respirait un calme et une paix absolues.

CHAPITRE XII

Examen de la caverne.—Une trouvaille agréable.—Fatigue inaccoutumée.—Traces effacées.

Hélène fut sur pied dès les premiers rayons du soleil qui illuminèrent le berceau de verdure. Pour ne pas réveiller son père, elle sortit avec précaution et se dirigea vers le lac, où elle se rafraîchit la figure.

Au retour, trouvant son père debout, elle courut à lui et lui offrit de goûter au raisin succulent qu'elle venait de cueillir, mais il refusa et demanda seulement un peu d'eau.

—Je pense, fit-il, qu'il vaut mieux nous rendre ensemble de l'autre côté du lac. Tu me feras part de tout ce que tu apercevras et nous déciderons sur place ce qu'il y aurait à faire. Mais je veux d'abord visiter la caverne mystérieuse. Conduis-moi là-bas.

Après s'être réconfortés avec un déjeuner frugal, le père et la fille se dirigèrent vers la caverne.

Là, Hélène lui décrivit en détail la forme des chiffres, gravés à l'entrée ainsi que la situation exacte de l'endroit.

Après quelque temps de réflexion, le vieillard finit par se convaincre qu'en ce moment l'île était inhabitée.

—Les traces, trouvées par toi, témoignent avec évidence que, dans des temps très éloignés, un malheureux a demeuré ici, un malheureux que le sort avait jeté dans cette île déserte, fit-il en terminant.

Hélène fit entrer son père dans la caverne et lui remit la lunette et la flûte. Le vieux marin tâta et mesura longuement ces objets.

—Ce sont des instruments très anciens, dit-il finalement en rendant à sa fille la lunette. Je me rappelle en avoir vu de pareils dans ma jeunesse.

Il approcha la flûte de ses lèvres et en tira des sons amples et agréables.

—Quel bel instrument, fit-il. Il me servira de distraction dans mes moments de tristesse, et occupera mes loisirs.

—Oui, oui, papa, ajouta Hélène. Et quand je m'en irai dans la forêt, tu pourras, toujours à l'aide de cet instrument, me rappeler auprès de toi. C'est une agréable trouvaille.

—Mais il est temps, mon enfant, de continuer notre route, interrompit le vieillard: autrement, nous ne pourrons visiter grand'chose avant le soir.

—Permets-moi seulement de voir d'abord où se jette ce petit ruisseau et s'il ne coule pas vers l'endroit où se trouvent nos effets. Repose-toi ici, en attendant. Il y fait si bon et si frais.

—Va, ma petite, fit le vieillard, mais reviens promptement.

Quelque temps après, Hélène atteignait la cataracte, d'où les eaux du ruisseau, en mugissant et en écumant, se précipitaient sur les rochers du bord. D'un côté de la cataracte s'ouvrait un sentier pratiqué par la nature même, et qui descendait jusque sur le rivage.

En suivant le courant du ruisseau, Hélène arriva bientôt à un endroit où il se partageait en deux bras, dont le plus grand se jetait directement dans la mer; tandis que l'autre, tournant de côté, coulait tout doucement, en serpentant entre les rochers, jusqu'au point où ils avaient abordé. Non loin de là gisaient les effets sauvés par elle.

Hélène se mit à marcher le long du rivage et, soudain, s'arrêta, stupéfaite, devant des rochers où se trouvaient accrochés presque tous les objets et vêtements emportés, quelque temps auparavant, par les torrents des montagnes dans la mer.

Craignant que la marée ou la tempête ne la privât de nouveau de ces trésors, elle les ramassa et les porta plus haut, vers le pied de la montagne. Par surcroît de précaution, elle les attacha même à un arbre avec des lianes solides, qui remplaçaient parfaitement les cordes.

Ce travail inaccoutumé fatiguait beaucoup Hélène, de sorte qu'elle se voyait obligée de s'arrêter souvent, pour reprendre haleine. Mais aussi avec quel plaisir s'assit-elle pour se reposer, une fois sa tâche finie!

De retour dans le berceau, elle trouva son père endormi: il était assis près de la table, la tête appuyée contre le mur.

De peur de le déranger, elle se dirigea tout doucement vers la sortie. Mais ce bruit léger réveilla le vieillard.

—Est-ce qu'il y a longtemps que tu es revenue? demanda-t-il étonné. Pourquoi ne m'as-tu pas éveillé?

—Ton sommeil paraissait si doux, et tu as tant besoin de repos! Nous avons beaucoup à marcher aujourd'hui.

Pour toute réponse, le vieillard embrassa avec reconnaissance sa fille, si remplie de sollicitude pour lui.

Ils descendirent dans la vallée et se dirigèrent, en longeant le lac, vers le bois mystérieux.

Là, Hélène, à sa vive surprise, aperçut une grande quantité d'arbres, disposés dans un ordre remarquable.

—La plupart des arbres, dit-elle à son père, sont ordonnés en rangées symétriques, qui ont évidemment été plantées par une main d'homme. Les uns sont couverts de beaux fruits savoureux, d'autres sont encore en fleur!…

—Ne vois-tu pas à proximité une habitation quelconque? demanda précipitamment le vieillard, en l'interrompant.

—Non, papa, mais il y a ici beaucoup de jolis berceaux. Allons les visiter.

—Attends, mon enfant, explorons d'abord ce bois, puis nous jetterons un coup d'œil dans les berceaux.

Hélène conduisit son père plus loin en lui décrivant, avec les détails les plus minutieux, tout ce qu'ils rencontraient. Enfin elle déboucha sur une clairière: au milieu se trouvait un champ, couvert d'une végétation épaisse.

En s'approchant davantage, Hélène reconnut quelques-unes des plantes.

—Papa, papa, s'écria-t-elle soudain, figure-toi,… dans ce champ, au milieu d'une foule de mauvaises herbes, il y a des tiges de maïs et des haricots… Mais comme ce champ paraît négligé!

—C'est une nouvelle preuve que nous nous trouvons seuls dans l'île! fit observer le vieux marin.

Enfin ils arrivèrent à l'extrémité du bois et se trouvèrent devant une montagne élevée et escarpée.

—Nous sommes en face d'un édifice bizarre! murmura craintivement Hélène, en s'arrêtant tout d'un coup.

—N'aie pas peur, lui dit le vieillard pour la rassurer, conduis-moi.

—C'est, je crois, une grotte, dit Hélène quand ils se furent avancés. Le toit léger de l'entrée s'appuie contre le roc perpendiculaire, et il est soutenu par quatre colonnes. Il y a aussi une inscription au-dessus de la grotte, seulement il est difficile de la lire à cette distance.

Hélène s'approcha encore plus de la grotte.

—«Albert Neuville, 1729», lut-elle enfin, déchiffrant avec peine l'inscription à demi effacée par le temps. C'est la même date, père, qui est gravée à l'entrée de la caverne auprès de la cataracte, ajouta-t-elle en jetant un regard investigateur autour d'elle. Plus loin, là-bas, appuyés contre la paroi de la montagne, je vois encore plusieurs édifices semblables. Apparemment ce n'est pas un seul homme qui a vécu ici, mais plusieurs.

—Conduis-moi, mon enfant, à la grotte la plus voisine. Je veux me reposer un peu. Mais ne me quitte pas!

Hélène lut l'inscription.

CHAPITRE XIII

Un livre vermoulu.—La demeure de l'inconnu.—Découverte d'un journal.—Un ennemi emplumé.

Ils entrèrent dans la grotte. La voûte et les parois en avaient été aplanis par-ci par-là, mais assez négligemment. Il y avait là une table de pierre, et par-dessus un grand livre. Frémissante de curiosité, Hélène se précipita sur ce livre et l'ouvrit si brusquement que la reliure s'en détacha et, à sa grande surprise, lui resta dans les mains. Il se trouvait que le temps l'avait rendu tellement fragile, que ses feuilles se déchiraient et se détachaient au moindre contact imprudent. Hélène conta, avec une expression de regret, cet insuccès à son père.

—Ne sois pas aussi impatiente, ma fille, lui dit-il. Tourne les feuilles avec précaution et alors on pourra lire le livre. Et voilà une preuve de plus, que des êtres humains ne demeurent plus depuis longtemps dans l'île. Par la volonté du sort, nous recueillons inopinément leur héritage.

Hélène se mit à feuilleter le livre avec précaution et, à sa grande joie, s'aperçut que c'était un exemplaire du Robinson Crusoé. Le vieillard fut aussi très content de cette trouvaille: aucun livre n'aurait pu le charmer davantage que celui-là, à cause des nombreux points de ressemblance qu'offrait la destinée de son héros avec la leur propre.

—Je vois maintenant que tu peux sans danger explorer toute seule les environs, fit le vieux marin. Je suis fatigué et je me reposerai ici. Toi, si tu veux, poursuis tes investigations, va visiter les autres grottes. Laisse-moi seulement la flûte. Quand j'aurai besoin de toi, je t'appellerai. Aussi longtemps que je jouerai, tu pourras sans inquiétude errer aux alentours. Mais ne t'éloigne pas trop.

Hélène étendit une couverture sur le plancher obstrué de sable, posa une tasse remplie d'eau à côté du vieux livre et sortit, en emportant avec elle à tout hasard une petite hache.

La grotte qu'elle vit tout d'abord était vide et sans aucune trace de travail humain. Il semblait que celui qui habitait l'île autrefois n'avait pas eu assez de force pour la débarrasser des blocs de pierre qui l'encombraient.

Plus loin, elle rencontra encore deux cavernes sombres et complètement obstruées et finalement arriva auprès d'une autre qui sans doute avait servi de logis à l'ancien habitant. Dans le coin se trouvait une couchette garnie de feuilles qui tombaient en poussière et, à côté, une table en pierre, chargée de toutes sortes d'ustensiles qui témoignaient du genre de vie modeste et des besoins peu nombreux de celui qui avait jadis demeuré là autrefois: haches, pelles, couteaux et autres instruments semblables.

Hélène examina attentivement tous les recoins, dans l'espoir de découvrir des papiers renfermant des renseignements sur l'existence et le sort de l'ancien habitant. Mais elle ne trouva rien de semblable.

Dans une caverne voisine elle aperçut, à sa grande joie, plusieurs livres disséminés en désordre sur une grande table de pierre, et, en outre, une quantité de feuilles sèches de palmiers. Hélène allait déjà les jeter par terre, quand elle reconnut avec surprise qu'elles étaient entièrement revêtues de signes bleus. Il se trouva que le malheureux habitant de l'île s'était servi du même moyen qu'elle pour exposer ses impressions, à cette différence près, qu'il avait enduit son écriture avec une espèce de couleur, qui permettait de la lire facilement.

Hélène prit avec précaution la feuille qui se trouvait au-dessus des autres et se mit à la déchiffrer. Mais cette sorte de lettre était écrite en ancien français et elle avait de la peine à lire. Peut-être son excitation entrait-elle pour une bonne part dans cet insuccès. Elle décida de remettre cette lecture à un autre moment, et sortit de la grotte pour visiter les autres parties du bois.

Sous un figuier colossal, Hélène trouva un petit berceau, dont les parois légères étaient faites de perches à demi pourries et couvertes d'une luxuriante végétation de plantes grimpantes. Sur le toit était étendue une couche épaisse de feuilles sèches. Un des murs et la moitié du toit avaient été détruits par le temps. Sur la paroi du fond on voyait suspendus un sabre, un fusil, deux pistolets avec la poire à poudre et des effets militaires, à ce qu'il semblait. Les armes étaient couvertes de rouille et les effets si usés qu'il aurait manifestement suffi du moindre contact pour les faire tomber en poussière.

A côté du berceau, entre deux arbres, on remarquait un petit foyer sur lequel, au milieu des cendres et du charbon, étaient posés plusieurs pots en argile, de fabrication grossière, qui avaient apparemment servi pour la préparation de la nourriture.

Plus loin elle trouva encore un berceau à moitié ruiné et s'y arrêta, songeuse.

—Dans quelle caverne faudra-t-il nous établir? Où mon père serait-il le mieux?

Telles étaient les questions qu'elle se posait; enfin elle décida, à part soi, que le mieux serait de s'installer dans la vallée, où existait déjà une habitation toute faite. La dernière grotte surtout lui paraissait le mieux adaptée à ce but, d'autant plus que, devant, se trouvait un petit pré, dans lequel son père pourrait se promener tout seul.

En ce moment des sons de flûte arrivèrent jusqu'à elle. Hélène tressaillit et prêta l'oreille pour s'assurer si son père l'appelait. Mais le vieillard jouait un air dont les sons cadencés se mariaient avec le joyeux gazouillis des oiseaux.

Hélène résolut d'employer le reste de la journée à la cueillette des fruits pour le dîner et à la lecture des notes qu'elle avait découvertes et, dès le lendemain, de transporter les effets laissés sur le rivage. De la pièce d'étoffe qu'elle avait trouvée elle voulait confectionner des habits pour elle et pour son père.

La perspective des travaux qui l'attendaient l'animèrent quelque peu. Elle pensait avec joie aux soins, à la tendre sollicitude dont elle allait entourer son père âgé et aveugle.

Mais ces plans d'avenir étaient obscurcis par la tristesse que suscitait en elle le souvenir de sa mère et de sa patrie lointaine. Son imagination lui retraçait le tableau des jours sans nombre qu'elle aurait à passer dans cette île déserte.

Mais en même temps une voix mystérieuse lui disait qu'elle ne devait pas se laisser aller au découragement et perdre son temps dans des rêves inutiles, quand elle avait le devoir sacré de prendre soin de son père dont elle était l'unique soutien.

Longtemps elle demeura plongée dans une méditation profonde. Tout à coup elle entendit derrière elle un bruit léger. Elle se leva brusquement, saisie de peur, et aperçut devant elle, à travers les lianes qui couvraient la paroi du berceau, un énorme cygne à cou noir, dont le nid se trouvait à l'extérieur du berceau. Il paraissait très irrité. Hélène voulut fuir, mais en ce moment l'oiseau se leva précipitamment de son nid et fixa sur la jeune fille effrayée des yeux étincelants de fureur. Hélène vit que le méchant oiseau avait l'intention de se jeter sur elle et se rappela qu'un cygne avait ainsi attaqué autrefois une de ses amies et avait failli la tuer.

Elle n'avait pas eu le temps de se reconnaître, que le cygne passait son long cou à travers le feuillage, et, la saisissant par sa robe, en arrachait un grand morceau.

Hélène fut prise d'une grande peur et s'élança hors du berceau, mais au même moment elle sentit que l'oiseau, devenu furieux, avait attrapé le volant de sa robe et le tirait fortement à lui. Hélène poussa un cri et, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, prit la petite hache qui se trouvait à côté d'elle et en porta un coup sur la tête de son ennemi. Le cygne la lâcha immédiatement: il était mort.

Au même instant retentit dans la grotte le cri du vieillard aveugle. Hélène se précipita et vit de loin qu'il accourait à son secours, les bras étendus, en s'accrochant aux branches et en trébuchant contre les racines.

Hélène se hâta de venir à sa rencontre.

—C'est encore bien que tout se soit terminé d'une façon si heureuse, lui dit-il après qu'elle lui eut conté son aventure. Maintenant tu pourras facilement et sans danger apprivoiser les petits.

L'idée suggérée par son père d'élever de jeunes cygnes causa une grande joie à la jeune fille.

—Et leur pauvre mère!… dit-elle avec un soupir. Elle est morte en défendant ses petits.

—Que faire, ma fillette? Toi aussi, tu te défendais, lui dit son père pour la consoler. Mais maintenant va et enfouis l'oiseau. Dans ce climat, il ne faut pas laisser longtemps à l'air les animaux tués: ils commencent très vite à se décomposer. Ramène-moi seulement dans la grotte avant de repartir.

Après avoir reconduit son père, Hélène revint vers le berceau, d'où arrivaient jusqu'à elle les cris inquiets des oisillons, restés orphelins. Dans le nid se trouvaient deux de ces petits qui commençaient déjà à se couvrir de plumes. Avec des cris plaintifs ils tendaient leurs minces cous noirs vers leur mère morte, gisante à côté du nid.

Hélène ressentit une grande compassion pour le cygne tué. Pour calmer les petits, elle emporta son corps loin du berceau, cueillit des baies et se mit à leur donner la becquée; ils prenaient avidement de ses mains les baies mûres et, quand ils furent rassasiés, Hélène creusa avec sa pelle une fosse peu profonde où elle enfouit le malheureux cygne.

CHAPITRE XIV

Journal de l'ancien habitant de l'île.

Vers le soir, Hélène avait nettoyé du sable et de la terre la caverne qu'elle s'était assignée pour demeure.

—Lis-moi maintenant, mon enfant, les notes qui ont été laissées par l'inconnu. Je voudrais bien apprendre son sort. Peut-être trouverons-nous dans ce journal quelques indications utiles pour nous.

Hélène s'assit à l'entrée de la grotte et, disposant les feuilles de palmier suivant les numéros dont elles étaient marquées, se mit en devoir de les lire. Ce qu'elle ne pouvait déchiffrer du premier coup, elle le mettait de côté.

«Actuellement—ainsi débutaient les notes—je suis seul, perdu, dans cette île. J'ai perdu l'espoir de revoir jamais ma chère patrie et ma mère bien-aimée, et c'est pourquoi j'ai résolu d'écrire ici ce qui m'est arrivé, tant pour occuper mes loisirs, que dans l'espoir que ces notes tomberont entre les mains de personnes qui apprendront à ma mère le sort dont je fus victime.

«J'avais vingt ans lorsque je résolus de tenter la fortune et partis pour de lointains pays, dans l'espoir d'acquérir des richesses et de venir ainsi en aide à ma pauvre mère. Elle m'aimait tendrement, et m'avait donné une instruction bien au-dessus de ses moyens, ce qui fut la cause de sa ruine. Pour moi, j'avais un goût très vif pour les sciences mathématiques et la physique. Je m'adonnais surtout passionnément à l'architecture.

«Dans ce temps-là, on demandait beaucoup aux Indes Orientales des architectes habiles, et je résolus d'y chercher fortune. Pour me perfectionner dans cet art, je travaillai pendant deux ans à Toulon, sous la direction du célèbre architecte B.

«Survint le jour douloureux où je dus quitter ma mère. Le cœur rempli de crainte et versant d'amères larmes, elle laissait partir son fils unique pour un pays inconnu et éloigné. Pour m'équiper en vue de ce voyage, elle avait dû non seulement contracter des dettes, mais engager d'avance pour une année sa petite pension. Après qu'elle m'eut fourni tout ce qui m'était nécessaire, il ne lui resta presque rien. Je l'embrassai convulsivement et fondant en pleurs, j'allais renoncer à l'idée de me séparer d'elle; mais je me souvins qu'alors elle aurait bien plus longtemps encore à subir des privations à cause de moi.

«A Marseille, je me présentai à l'amiral Dugagnier, qui était un parent de ma mère. Il m'accueillit avec beaucoup de bienveillance, approuva ma résolution et promit de me recommander au capitaine Sernette, qui commandait le navire où je devais m'embarquer. En outre, il me délivra un brevet de lieutenant sur la flotte de Sa Majesté; grâce à ce brevet, je pouvais tout de suite occuper une certaine situation dans un pays inconnu.

«Plein d'un espoir radieux, je me rendis à bord du navire et, me présentant au capitaine Sernette, je lui remis mes papiers. Mais c'était, il faut croire, un homme sans cœur et méchant. Après les avoir examinés, il me regarda d'un air sévère et malveillant.

«—Est-il possible que vous soyez déjà lieutenant! dit-il, d'une voix qui trahissait l'irritation, sans que vous sachiez quoi que ce soit du service? Moi et d'autres officiers, nous avons dû acquérir, à l'aide d'un labeur infatigable, et parfois même au péril de la vie, cette expérience dont les grades et les honneurs sont le prix! Et vous? Avez-vous mérité d'une façon quelconque ce grade?

«Je lui répondis que je désirais sincèrement accroître mes connaissances, et je le priai en grâce de m'apprendre pendant le voyage les règles fondamentales du service maritime.

«—Tous vos ordres seront strictement exécutés! dis-je en terminant.

«—Bien, nous verrons cela, répondit-il.

«Et il m'ordonna de m'installer le jour même sur le navire, qui devait prendre la mer le lendemain.

«—Vous devez vous trouver en temps utile à votre poste et prendre connaissance des devoirs que vous impose le service maritime! conclut-il.

«Quand, le lendemain matin, je m'éveillai dans ma cabine, on me remit une lettre de ma mère, une lettre pleine d'amour tendre et d'ardents souhaits de bonheur, et en même temps un billet de l'amiral, où il me disait qu'il m'envoyait mon nouvel uniforme.

«Après avoir répondu à ma mère et à l'amiral, je revêtis mon beau costume pour recevoir en grande tenue le capitaine, qui s'était rendu à l'amirauté pour y prendre les instructions nécessaires.

«Il revint bientôt sur le navire et remarqua tout de suite mon uniforme neuf. Je constatai qu'en l'apercevant une expression de mécontentement se peignit sur sa rude physionomie. Le soir, j'entendis fortuitement les matelots, causant à voix basse, se dire:

«—Cet officier prendra fait et cause pour nous si le capitaine Sernette est trop sévère.

«Ces paroles m'affectèrent désagréablement, et je résolus de ne plus revêtir l'uniforme avant d'avoir quitté le navire.

«Au début, notre voyage fut magnifique. Mais à peine eûmes-nous doublé le cap de Bonne-Espérance, qu'une tempête effroyable nous surprit et entraîna notre navire bien loin de son chemin direct. Le capitaine, toujours d'une sévérité inflexible et même cruel envers ses subordonnés, avait cette fois outré sa cruauté au point d'en oublier tout sentiment humain. Un jour, j'eus l'audace de lui adresser des reproches au sujet des traitements barbares qu'il infligeait aux matelots, mais cela ne fit que l'irriter encore plus et devait avoir pour moi les conséquences les plus funestes.

«Dans l'Océan Indien, nous eûmes à soutenir plusieurs ouragans très violents. Un jour, la tempête venait de s'apaiser; devant nous apparut une petite île rocheuse; le capitaine se promenait d'un air sombre sur le pont en examinant les avaries. L'un des matelots, qui jusque-là avait travaillé avec tant de zèle que le sang lui sortait des ongles, venait de se coucher, complètement épuisé, au pied du mât pour reprendre haleine. Ce que voyant, le capitaine saisit un bout de câble et, se jetant sur le malheureux, se mit à le battre avec une telle violence que le sang lui jaillit du nez et de la bouche.

«Le matelot, désespéré, se leva brusquement et se jeta à mes pieds.

«—Vous êtes un officier au service du roi, s'écria-t-il! Je vous en conjure, défendez-moi! Votre devoir est de protéger les sujets de Sa Majesté contre les violences et la brutalité. Je vous en conjure, accomplissez votre devoir!

«Je me troublai et ne savais que faire. Mais à ce moment le capitaine s'empara du malheureux, qui s'était cramponné à mes genoux, et donna ordre aux matelots de le lier.

«—Si le lieutenant le permet, répondit l'un deux, en me regardant comme s'il attendait mes instructions.

«Je me mis à intercéder pour l'infortuné; mais le capitaine Sernette, d'un air menaçant, m'intima l'ordre de me taire et de descendre immédiatement dans ma cabine.

«Ces paroles grossières me révoltèrent. Je m'emportai, et j'accablai le capitaine de reproches pour ses agissements cruels envers ses subordonnés.

«A peine avais-je achevé, que retentit l'aigre coup de sifflet du capitaine, au son duquel tout l'équipage se rassembla sur le pont.

«Le capitaine donna l'ordre aux matelots de se placer en cercle autour de lui et tira son épée.

«—Seules, ma sévérité et ma ponctualité vous ont préservés du naufrage, prononça-t-il d'un air solennel. Je suis le commandant de ce navire et je ne réponds de mes actes que devant Dieu et devant le roi. Maintenant, je veux appliquer dans toute sa rigueur la loi contre la violation de la discipline! Ce jeune homme a eu l'audace de me résister alors que je me trouvais dans l'exercice de mes fonctions; quoique officier au service du roi, il devait savoir que ce crime est passible de mort. Matelots! j'ai le droit de le percer de mon épée ici même, sur place. Mais il est trop jeune, il ne connaissait pas ses devoirs et c'est pourquoi je lui fais grâce de la vie. Pilote, qu'on mette un canot à la mer et qu'on le débarque dans l'île.

«J'étais trop indigné pour demander grâce à cet homme sans cœur et je résolus de subir fièrement mon sort.

«—Est-ce que cette île est habitée? demandai-je au pilote.

«—Non, répondit-il brièvement.

«—Faites immédiatement vos malles, m'ordonna le capitaine Sernette.

Le navire s'éloigna du rivage.

«Je laissai sans résistance emporter ma malle et la boîte d'instruments que ma mère m'avait donnés au moment de notre séparation. Avec l'argent qui me restait, j'achetai aux matelots une paire de fusils, de la poudre, des balles et d'autres objets qui me paraissaient nécessaires. Le pilote m'aida à cette occasion de ses conseils.

«Le capitaine ne s'était pas opposé à ce trafic, mais il nous pressait d'en finir au plus vite.

«Je ne pus me contraindre à dire un seul mot d'adieu au capitaine et je descendis silencieusement dans le canot, où se trouvaient déjà une douzaine de matelots, sous le commandement du pilote.

«A présent encore je me sens incapable de décrire tous les sentiments qui m'agitaient lorsque j'abordai sur ce rivage désert; mais j'eus assez de courage pour dissimuler devant les matelots le désespoir qui m'avait envahi. Pour la dernière fois, je serrai la main au bon pilote et, l'ayant récompensé avec quelques louis, je le priai de saluer ma mère et de lui apprendre mon sort.

«—Jeune homme, me dit-il, je vous plains de tout mon cœur; tout autre, à la place du capitaine Sernette, vous aurait pardonné votre intervention imprudente. Mais notre devoir est d'obéir. Peut-être un jour un navire passera-t-il dans ces parages. Alors vous serez sauvé. Et maintenant, adieu.

«Me laissant entre autres choses un panier avec des vivres, il me serra encore une fois la main et le canot s'éloigna du rivage.

«Cette fois, je ne pus me contenir. Des sanglots sourds s'échappèrent de ma poitrine et plein de désespoir je me jetai par terre.

«Tout d'abord je voulais me précipiter du haut du rocher dans la mer et de cette façon en finir à la fois avec ma vie et mes souffrances, mais la voix de ma conscience me préserva de ce crime et je trouvai la force de supporter avec résignation ma destinée.

«Lorsque le navire se fut dérobé à mes regards, je me décidai à faire la connaissance de ma nouvelle patrie; contre mon attente je la trouvai très belle.

«Je passai les premières semaines de mon séjour ici dans une sorte de désespoir muet. Je ne puis préciser avec exactitude combien de temps je demeurai dans cet état, car je m'embrouillai bientôt dans le compte des jours. Jour et nuit, je restais assis sur le sommet de la montagne, en regardant avec tristesse le lointain désert, où la mer se fondait avec le ciel; à chaque instant je croyais apercevoir à l'horizon la voile désirée, mais mon espoir était vain: devant moi s'étendait toujours la même mer déserte et immense.

«Enfin, après avoir longtemps et infructueusement espéré mon salut, la vue de cette mer monotone avec son agitation continuelle me devint odieuse. Je descendis dans la vallée qui constitue la partie intérieure de l'île et je me mis à me construire un berceau sous un énorme figuier.

«Dès que je me fus livré au travail, toute ma tristesse disparut instantanément. Le travail a cette admirable vertu de ranimer l'esprit et les forces de l'homme.

«Au pied de la montagne se trouvaient plusieurs petites cavernes, obstruées de sable et de terre. Je jugeai qu'elles pouvaient me fournir un abri plus sûr que le berceau sous le figuier, et sans hésiter je me mis à l'ouvrage; au bout de quelques jours je parvins à en approprier une pour mon habitation.

«Je n'avais pas à me préoccuper de ma nourriture; la richesse de l'île satisfaisait abondamment à mes modestes besoins et c'est pourquoi j'employai la plus grande partie de mon temps à orner ma nouvelle demeure: je construisais des berceaux, des grottes et plantais des arbres dans les bois.

«Une fois, pendant la saison pluvieuse,—c'est déjà la quatrième ou la cinquième que je passe ici,—l'idée me vint d'écrire ces notes.

«Je prie celui qui les trouverait de ne pas rejeter ma prière suprême et de les remettre à ma chère mère qui probablement verse encore des larmes sur le sort de son malheureux fils…»


Ici s'interrompaient les notes de l'inconnu.

Hélène et son père furent profondément touchés de cette confession écrite depuis si longtemps. Ils se perdaient en conjectures sur la destinée de leur malheureux prédécesseur et finalement ils commencèrent à dresser des plans pour leur propre vie future. Hélène espérait qu'avec le temps ils s'installeraient commodément et que son père se résignerait à sa nouvelle existence.

—Mais avant tout, fit le vieux marin, tu dois placer sur le sommet de la montagne, dans un endroit bien en vue, un pavillon ou quelque autre signal. Si un navire passe devant notre île, ce signal fixera son attention et nous serons ainsi ramenés dans la société des hommes.

—Et si les sauvages s'en apercevaient? demanda avec inquiétude Hélène. Ils découvriraient tout de suite notre refuge et nous serions perdus!

Mais son père la rassura, en certifiant que dans ces parages ne naviguaient que des navires européens.

La soirée se passa dans ces conversations et l'élaboration de leurs plans à venir. Ils ne s'aperçurent qu'alors que le jour touchait à sa fin et que les derniers rayons du soleil commençaient déjà à dorer les cimes occidentales des montagnes. Bientôt, au-dessus de la vallée, monta lentement la lune, qui répandit sa lumière argentée sur les hautes montagnes, les forêts et les plaines. La surface unie du petit lac qui reflétait le ciel bleu étoilé ondulait sous une brise légère descendue des sommets, attirée, on eût dit, par les émanations parfumées de la vallée.

Longtemps Hélène demeura absorbée dans la contemplation de ce tableau féerique d'un clair de lune tropical, jusqu'à ce qu'enfin le sommeil fût venu clore ses yeux fatigués.

CHAPITRE XV

Les tortues.—La forêt de bambous.—Le pavillon.—Le lotus.—L'échelle.

Son père dormait encore, lorsque Hélène sortit doucement de la caverne, avec la hache et un morceau d'étoffe de soie à la main. La matinée était calme et sereine. Descendue sur la plage, elle aperçut derrière une grosse pierre deux petites tortues, dormant paisiblement sur le banc de sable, que l'eau recouvrait à peine. Hélène s'approcha avec précaution de l'animal qui se trouvait le plus près d'elle; mais au premier mouvement qu'elle fit pour le renverser sur le dos afin de s'en emparer, il plongea subitement dans l'eau. La seconde tortue avait eu le temps de s'y réfugier plus tôt.

Hélène, quelque peu dépitée de sa maladresse, alla chercher une perche pour planter son pavillon. Dans le lointain, près du rivage, on apercevait une forêt formée d'arbres très minces et très élancés, dont quelques-uns atteignaient jusqu'à cinquante pieds de hauteur.

En s'approchant de cette forêt, Hélène vit à sa grande surprise que ces arbres ressemblaient de tout point à la canne en bambou de son père, qu'elle avait vue à la maison. Elle n'eût jamais supposé que le roseau pût atteindre une aussi énorme hauteur. C'est maintenant seulement qu'elle comprit la description d'un voyage en Chine, qu'elle avait lu quelque temps auparavant, et où l'on parlait des forêts vierges de bambous, dans lesquels des fauves guettent leur proie et dont les Chinois, avec une habileté surprenante, fabriquent non seulement du papier, des meubles, et une foule d'autres objets, mais construisent même des maisons, des ponts, des navires.

Dans le même endroit, à côté du bambou, croissait une autre espèce de roseau, plus basse, avec de longues feuilles étroites et de petites fleurs violettes, dans laquelle Hélène reconnut la canne à sucre. Après avoir coupé quelques perches, elle les débarrassa de leurs branches et les porta sur la montagne, d'où se découvrait une large vue sur la mer. Quand elle se trouva en haut, un espoir secret s'insinua dans son cœur, l'espoir d'apercevoir une voile blanche sur l'Océan. Mais en vain dirigeait-elle sa longue-vue sur tous les points de l'horizon, en vain explorait-elle l'espace immense, aussi loin que portait sa vue, nulle part sur la vaste étendue des eaux on ne découvrait la moindre tache. Devant elle s'étalait seule la mer d'un bleu verdâtre, qui se confondait au loin avec la voûte azurée du ciel.

En poussant un profond soupir, elle déplia le morceau de soie bleue et l'attacha à l'extrémité d'une perche, comptant employer les autres en guise de supports. Mais elle chercha en vain sur la montagne une crevasse ou tout autre emplacement favorable pour y planter le pavillon. Les pierres et les débris des roches, dispersés autour d'elle, lui inspirèrent l'idée de les rassembler dans ce but en un tas.

Nulle part on ne découvrait la moindre tache sur la vaste étendue des eaux.

Une heure s'était à peine écoulée que la longue perche était entourée de tous les côtés d'un monceau de pierres, au-dessus duquel flottait fièrement un grand pavillon.

Hélène considéra encore quelques instants, non sans une certaine émotion, ce morceau d'étoffe qui semblait vivre; puis jetant encore un coup d'œil sur l'horizon lointain, elle redescendit, l'espoir dans le cœur, sur le banc de sable.

Elle y ramassa une vingtaine d'huîtres et s'en revint: De loin, elle aperçut son père qui se tenait à l'entrée de la caverne et avait l'air de l'attendre avec inquiétude.

Hélène résolut de se mettre tout de suite à transporter les effets du rivage, dans la crainte d'une nouvelle tempête.

Ce travail lui prit toute la journée, pendant laquelle elle eut à peine le temps de cueillir quelques fruits pour son père. Un ballot d'étoffe imbibé d'eau l'embarrassa particulièrement. A grand'peine elle put le rouler le long de la plage. Mais quant à le passer par-dessus les rochers, il n'y fallait pas songer. Après un court moment de réflexion, elle le déplia, le coupa en grands morceaux, et de cette façon put le transporter dans la caverne.

Alors seulement elle pensa à ses petits oisillons, qui étaient restés toute la journée sans nourriture et sans doute mouraient de faim, et elle se reprocha amèrement sa distraction. En dépit de l'heure tardive, elle cueillit rapidement une poignée de baies mûres et courut vers le berceau. Quelles ne furent pas sa surprise et sa douleur, quand elle trouva le nid vide. La faim avait évidemment poussé les petits à le quitter.

Le lendemain elle descendit sur le bord du lac pour chercher de l'eau. Au milieu des plantes aquatiques à fleurs blanches elle aperçut, à sa grande joie, deux cygnes à peine couverts de plumes, dans lesquels elle reconnut tout de suite ses nourrissons. Elle se mit à leur jeter des baies; mais les cygnes ne s'approchaient pas d'elle et se tenaient à distance. Hélène regretta beaucoup d'avoir laissé passer l'occasion d'apprivoiser ces oiseaux intéressants, mais il était trop tard pour réparer le mal.

Son attention fut fixée par la belle plante aquatique, autour de laquelle nageaient les cygnes. Ses fleurs magnifiques, d'un blanc rosé, se dressaient au milieu des grandes feuilles clypéiformes à reflet métallique d'argent qui s'étalaient à la surface de l'eau.

Hélène arracha une de ces fleurs avec sa racine et, après avoir puisé de l'eau, revint auprès de son père, à qui elle décrivit cette fleur remarquable.

—C'est le lotus, fit le vieux marin en en palpant la longue tige et la racine. J'ai vu cette fleur en Chine, où des centaines, des milliers d'hommes se nourrissent avec les racines de cette plante remarquable, qui renferment une grande quantité de farine. Mais en outre il faut que tu saches, mon enfant, que cette plante a aussi une importance historique. Dans les anciens temps, les poètes l'ont chanté et les artistes l'ont figuré sur les monuments comme le symbole de la fertilité. En Égypte, sur les colonnes des ruines de Karnak, on peut encore voir l'image de cette fleur. Te souviens-tu, Hélène, des lectures d'Homère, que tu me faisais à la maison? Je me rappelle le passage où ce poète parle du lotus comme de la plante nourricière de tout un peuple.

«Quiconque a goûté à la plante du lotus» etc. Cette plante est connue depuis un temps immémorial, non seulement en Perse, en Égypte et en Chine, elle fleurit même dans toute sa splendeur à l'embouchure du Volga. Mais nulle part on ne l'honore autant qu'en Chine. Là, elle jouit non seulement de l'amour du peuple, mais elle est considérée comme la plante favorite du dieu Bouddha, dont les temples sont toujours ornés de ces fleurs, symbole de la beauté et de la pureté! Le peuple croit que les âmes des trépassés s'assemblent au jour fixé au milieu des lotus et leur prépare un accueil solennel: on fixe aux tiges et aux feuilles un grand nombre de petites bougies et on place, tout autour, de la nourriture et de la boisson. Tard dans la nuit arrive le dieu Bouddha; il s'asseoit sur une feuille et se met à juger les âmes des défunts, les récompensant ou les punissant selon ce qu'ils ont mérité.

Après qu'elle eut écouté avec curiosité ce récit si intéressant de son père, lui expliquant en quelques mots la croyance de tout un peuple, Hélène se mit en devoir de cueillir des fruits et de pêcher des huîtres pour le déjeuner.

Aucun souffle n'agitait les hauts palmiers du rivage. Involontairement, elle s'arrêta devant ces arbres magnifiques, dont les larges feuilles s'élevaient à une hauteur inaccessible, ne laissant passer que de rares rayons de soleil. Au milieu de cette sombre verdure on voyait les fruits mûrs qui attiraient les regards.

Hélène se prit à songer. Atteindre les cimes des palmiers sans échelle était chose impossible. Après quelques instants de réflexion, elle courut vers la forêt de bambous et voulut casser quelques perches, mais le bambou pliait sans se briser. Elle revint alors chercher la hache dans le berceau du Français, et coupa de longues perches. Après les avoir ébranchées, elle abattit plusieurs autres bambous, les fendit en une trentaine de traverses et se mit à les attacher fortement avec des lianes minces, qui remplaçaient très bien les cordes.

Elle était tellement absorbée par la construction de son échelle qu'elle ne s'aperçut pas que midi était arrivé. La sueur tombait à grosses gouttes de son visage hâlé. Après quelques tentatives infructueuses, elle réussit enfin à attacher fortement les traverses, et l'échelle se trouva prête. Il n'y avait qu'à l'appuyer contre l'arbre et à cueillir les fruits. Mais après quelques efforts inutiles, Hélène dut renoncer à cette idée. Quoique l'échelle fût relativement légère, elle ne parvenait pas à la soulever et à l'appuyer contre l'arbre.

Dépitée, elle se dirigea vers le banc de sable, prit quelques huîtres et rejoignit son père, qui commençait déjà à s'inquiéter de cette longue absence.

—Ne te chagrine pas, mon enfant, lui dit-il par manière de consolation, lorsqu'elle lui eut conté sa tentative infructueuse pour parvenir jusqu'aux noix de coco: je t'aiderai à placer l'échelle. Tu as eu tort de n'avoir compté que sur tes seules forces. Nous irons ensemble.

CHAPITRE XVI

Vue du haut d'un palmier.—La cave.—Le brancard.—Coucher de soleil. Les étoiles filantes.

Lorsque, trois heures environ plus tard, ils arrivèrent à l'endroit où Hélène avait laissé l'échelle, le vieux marin s'assura d'abord de la solidité des liens qui retenaient les traverses, puis il se mit en mesure d'aider sa fille à appuyer l'échelle contre un palmier. Hélène prit la hache et commença à monter avec précaution. L'échelle pliait et se balançait sous elle. Enfin, elle arriva jusqu'à la cime. Triomphante, elle l'entoura de ses bras et jeta un regard autour d'elle. Au-dessous s'étendait, comme dans un panorama, le lac qui miroitait au soleil, le petit bois qu'elle connaissait si bien avec ses cavernes et ses berceaux et, dans le lointain, la forêt vierge avec son feuillage sombre et touffu. A droite, le bois de palmiers ondulait comme une mer. Les palmiers solitaires qui s'élevaient sur les rochers escarpés offraient un aspect particulièrement beau. Une brise fraîche soufflait du large et, comme s'ils causaient entre eux, ces sveltes et puissants palmiers, qui contemplaient avec sérénité les eaux immenses de l'Océan, inclinaient doucement leurs cimes. Hélène ne comprenait pas comment un arbre aussi élancé pouvait résister aux tempêtes et comment les ouragans ne le précipitaient pas dans la profondeur des flots.

—Hélène, que fais-tu donc là? appela son père, étonné du silence prolongé de sa fille.

—Rien, papa, je me suis oubliée dans la contemplation du paysage! fit en sortant de son rêve la jeune fille.

Elle leva la hache et à peine eut-elle touché la branche flexible, que les fruits mûrs qui y étaient suspendus, fendirent l'air en sifflant et vinrent frapper la terre en roulant loin de l'arbre.

Au premier moment, le vieillard eut sérieusement peur, lorsque cette masse lourde tomba avec fracas à côté de lui, mais en entendant d'en haut la voix de sa fille, il se rassura aussitôt.

Après avoir abattu une seconde branche chargée de fruits, Hélène redescendit et, avec l'aide de son père, transporta les noix dans la caverne.

Pour les empêcher de se gâter, Hélène, sur le conseil de son père, résolut de construire une cave. A quelques pas de la caverne qu'ils avaient choisie pour leur habitation, il s'en trouvait une autre plus petite, encombrée de terre, de sable et de pierres et, par sa situation, très appropriée à cet usage. La nettoyer ne présentait pas, à ce que l'on pouvait supposer, trop de difficultés, et c'est pourquoi Hélène se mit tout de suite à la besogne, espérant d'achever l'installation de la cave avant le soir.

Mais cette tâche n'était pas si aisée qu'elle l'avait d'abord imaginé.

Après un travail de deux heures, elle avait à peine réussi à nettoyer une partie peu considérable de la caverne. Le transport de la terre dans un tablier, par petits tas, lui prenait beaucoup trop de temps. Hélène comprit qu'ainsi il lui faudrait consacrer à cette tâche des jours nombreux. La difficulté principale consistait dans l'absence de tout ustensile qui pût servir au transport de la terre et du sable. Son père lui conseilla de fabriquer une sorte de brancard. Sans hésiter longtemps, elle courut sur la plage et coupa deux bâtons en bambou, d'une toise de longueur à peu près. Revenue auprès de son père, elle plia en deux une couverture de laine et en attacha solidement les bouts aux bâtons. Le brancard se trouva être solide et commode.

En trois heures de temps, Hélène put, avec l'aide de son père, nettoyer à moitié la caverne; mais elle se sentit si fatiguée, qu'elle dut consacrer une couple d'heures au repos. Après avoir apaisé à la hâte leur faim, le père et la fille se remirent au travail et quelques heures plus tard, la caverne était propre. Il ne restait plus qu'à creuser une fosse d'un mètre, un mètre et demi de profondeur et la cave serait prête. Mais le soir vint. Hélène avait passé la plus grande partie de cette journée brûlante à travailler dans la caverne suffocante et ressentait maintenant le besoin de prendre un peu le frais. S'étant munie de sa lunette, elle se rendit sur la montagne, pour contempler de là le tableau majestueux du soleil couchant.

Devant ses regards transportés descendait d'une hauteur inaccessible dans l'Océan infini cette source intarissable de feu, qui portait en tout lieu la vie et le bonheur. Elle se rappela avec quelle effroyable rapidité les rayons du soleil arrivent jusqu'à la terre, franchissant en huit minutes 20.682.320 milles géographiques, tandis que le son mettrait quatorze ans à parcourir une telle distance. Aucun mortel n'a osé jusqu'à présent fixer impunément à l'œil nu ce globe de feu gigantesque; il réveillait dans l'esprit de la jeune fille le souvenir de la légende de la malheureuse Sémélé, qui avait voulu contempler Jupiter dans toute sa splendeur et que l'éclat divin de son Maître avait foudroyée.

Mais le soleil disparut et ses derniers rayons s'éteignirent dans l'occident lointain. Hélène descendit. A peine fut-elle en bas, que, dans le ciel complètement pur, près de la constellation du Lion, apparut tout à coup un grand globe de feu et immédiatement après, d'un petit nuage sombre et immobile, partirent des roulements de tonnerre qui ressemblaient au bruit de la canonnade et au crépitement des coups de fusil. Soudain, tout le ciel s'éclaira et du nuage jaillit une vraie pluie de feu. A chaque détonation une vapeur se dégageait du nuage, suivie d'une grêle d'étoiles filantes à longues queues phosphorescentes. Les unes éclataient en gerbes de feu et se déchiraient en crépitant dans l'air, tandis que les autres s'éteignaient lentement. Mais la plupart traversaient l'atmosphère avec une vitesse incroyable et disparaissaient dans la mer. Ce spectacle majestueux dura un quart d'heure à peu près.

Hélène fut frappée et effrayée en même temps par ce spectacle si rare, dont elle n'avait jusqu'ici entendu que des récits très vagues.

A peine avait-elle le temps de rentrer dans la grotte, que son père s'informa anxieusement de la cause de ce bruit étrange. Hélène lui décrivit le phénomène dont elle venait d'être témoin.

Les derniers rayons du soleil s'éteignirent à l'Occident.

—Moi-même, dit le vieux marin, j'ai eu l'occasion, il y a une trentaine d'années, d'assister à une chute aussi abondante d'étoiles filantes, et ce phénomène m'a beaucoup intéressé. Il n'y a pas très longtemps encore, des savants eux-mêmes croyaient que ces étoiles n'étaient autre chose que des pierres rejetées par les volcans de la lune. Mais maintenant on a fini par reconnaître en elles des débris de planètes, qui ne tombent sur la terre que lorsqu'ils s'approchent de sa sphère d'attraction. Il est même arrivé que ces aérolithes, en tombant du ciel, aient incendié des maisons et tué des gens. Pendant un grand nombre de siècles, les hommes ont vu choir du ciel ces glaives flamboyants, sans pouvoir expliquer ce phénomène qui jetait la terreur parmi eux. De là, des récits superstitieux. Les anciennes chroniques parlent de ces glaives qui apparaissaient au ciel pour annoncer l'approche des grandes calamités, et une légende irlandaise fait mention des pleurs de feu de saint Laurent, qu'il versait tous les ans le 10 août, jour de sa mort. Particulièrement poétique est cette tradition populaire de Lithuanie, suivant laquelle le fil de la vie de chaque nouveau-né est filé au ciel et se termine par une étoile brillante: à la mort de l'enfant, le fil se casse et l'étoile, s'éteignant, tombe par terre. Les habitants des îles de la Société voient dans ces étoiles les âmes des défunts et leur donnent les noms de leurs proches. Selon leur croyance, ces âmes fuient les poursuites d'une divinité maligne et cherchent un refuge sur la terre parmi leurs parents bien-aimés.

CHAPITRE XVII

La forêt vierge.—Les mangeurs d'oiseaux.—Les chèvres.

Le lendemain, Hélène se leva dès l'aube. Son père s'éveilla aussi en même temps. Elle prit une bêche et s'en alla creuser sa cave. Ce travail fut bien plus pénible que le précédent. Hélène se fatiguait bien vite et était obligée de se reposer souvent. Enfin, vers midi, elle avait réussi à creuser une fosse de 1m,50 de largeur et d'un mètre de profondeur, et à en recouvrir les parois avec de grandes feuilles de palmier. Après y avoir disposé par couches les noix de coco et les autres fruits cueillis par elle, elle recouvrit soigneusement la fosse avec des branches et des feuilles.

Hélène se disposait depuis longtemps à pénétrer plus profondément dans l'intérieur de l'île, afin de se familiariser avec sa nouvelle patrie, mais elle n'en avait jamais eu le temps jusqu'ici. Toujours quelque besogne pressante l'avait retenue auprès de la caverne ou sur la plage. Cette fois, elle résolut de profiter du temps pendant lequel son père reposait et elle se dirigea vers la forêt.

La majesté de la forêt vierge frappa la jeune fille. Au-dessus de tous les autres arbres, s'élevaient des palmiers grandioses d'espèces variées, chargés de fruits lourds; à côté se dressaient dans toute leur beauté des mimosas gigantesques, des figuiers, des bananiers et bien d'autres essences des pays tropicaux, dont le feuillage touffu offrait toutes les nuances du vert. Autour des troncs puissants s'enroulaient en anneaux des lianes à fleurs d'une blancheur virginale et tombant jusqu'à terre; elles s'entrelaçaient avec d'autres plantes grimpantes ou enfonçaient dans le sol de nouvelles racines, en formant une sorte de lacis autour de ces géants de la forêt. Il semblait que, parmi ceux-ci, il n'y eût pas de place pour de plus petits qu'eux. Tous, comme à l'envi l'un de l'autre, ils se dirigeaient en haut, vers l'astre vivifiant, dont les rares rayons éclairaient faiblement les ténèbres perpétuelles, qui régnaient dans la forêt. Par terre gisaient, entassés les uns sur les autres, des arbres séculaires couverts de mousse, qui servaient d'abri à une quantité innombrable d'insectes. Et toute cette forêt vivait; toute, elle retentissait des hurlements des singes, des cris des perroquets, des gazouillements et des bourdonnements d'un nombre infini d'oiseaux et d'insectes. Par endroits la forêt était même tout à fait impraticable, de sorte qu'Hélène devait se frayer un chemin avec la hache. Afin de ne pas s'égarer au retour, elle pratiquait des incisions sur les troncs; elle prenait aussi toutes les précautions possibles, pour ne pas marcher sur quelque serpent. Mais cette crainte était vaine: elle rencontrait en effet des serpents, mais ceux-ci, à son approche, s'éloignaient tranquillement sous les buissons. Elle finit par ne plus avoir peur de ces reptiles, et elle passait paisiblement à côté d'eux, quand ils se chauffaient au soleil.

Un troupeau de chèvres sauvages passa à côté d'Hélène.

Dans la crevasse d'un arbre à moitié pourri, Hélène aperçut tout à coup une énorme araignée, dont le corps était couvert de poils gris-bruns. A côté d'elle traînait une toile épaisse dans laquelle se trouvaient pris deux oiseaux-mouches. L'un d'eux était déjà mort, mais le second battait encore des ailes entre les pattes du brigand, qui l'enduisait d'une sorte de mucosité sale. Mue par une sensation instinctive de dégoût, Hélène saisit une branche qui gisait sur l'herbe et, ayant tué l'araignée, délivra la malheureuse victime. Mais il se trouva que le secours était venu trop tard: au bout de quelques instants, l'oiseau était mort.

Cette petite aventure avait quelque peu ému la jeune fille: elle avait grand'pitié des pauvres oiselets; elle les enterra et poursuivit son chemin. La forêt paraissait monter. Tout à coup arriva à ses oreilles une sorte de bruit extraordinaire, et elle s'arrêta, prise de peur. Cependant le bruit se rapprochait; bientôt, tout près d'elle, des branches craquèrent comme si des centaines d'animaux les brisaient en courant, et un instant plus tard passa à côté d'elle un troupeau de chèvres sauvages qui disparut dans le fourré opposé. Elle continua d'avancer et s'aperçut bientôt que les arbres commençaient à s'éclaircir, comme il arrive sur les lisières des forêts. Tournant ses pas de ce côté, elle se trouva bientôt au haut d'un talus escarpé, au-dessous duquel s'étendait une large plaine verte: là paissait paisiblement un troupeau entier de chèvres sauvages. Les unes broutaient l'herbe succulente, d'autres se régalaient de leur mets favori, les feuilles. La jeune fille regardait curieusement avec quelle adresse quelques-uns de ces gracieux animaux bondissaient, et arrachaient des arbres les jeunes bourgeons, tandis que les autres, juchés sur un roc escarpé, se tenaient sans peur au-dessus de l'abîme, et regardaient hardiment au-dessous d'eux.

Mais il était temps de revenir. Le soleil était déjà tout près de son déclin, lorsque Hélène sortit enfin de la forêt. Ayant aperçu de loin son père qui était assis à l'entrée et paraissait prêter l'oreille avec inquiétude au moindre bruit, elle courut à lui et, avec un tendre baiser, rassura le vieillard.

CHAPITRE XVIII

La vie dans l'île.—Un monument énigmatique.—La saison pluvieuse.—L'orage.—La maladie.

Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi. Rien ne troublait la tranquillité du père et de la fille. Leurs jours se passaient les uns après les autres dans leurs occupations ordinaires.

Chaque matin, Hélène descendait vers le lac et, après s'être rafraîchie la figure avec l'eau limpide, donnait à manger aux jeunes cygnes, qui peu à peu s'étaient tellement habitués à elle, qu'en l'apercevant ils s'empressaient d'accourir. Puis, elle conduisait son père dans la grotte, où ils avaient trouvé le Robinson Crusoé, lisait un chapitre de ce livre qui leur rappelait si bien leur propre situation; puis elle se mettait à ranger leur logis, à cueillir des fruits, à pêcher des truites et à préparer leur modeste dîner.

Pendant la chaleur de midi, Hélène emmenait son père dans le berceau, sous l'ombrage du figuier sacré au bord du lac, où soufflait ordinairement une brise légère, qui répandait partout la fraîcheur. Ils dînaient très souvent là. Dans les heures de l'après-midi, alors que son père reposait, elle se rendait avec sa lunette sur le rivage, ou montait sur la montagne, ou bien se dirigeait vers la forêt. Au retour, elle retrouvait d'habitude son père content et enjoué et s'asseyait avec son travail à côté de lui, lui parlant des animaux et des plantes qu'elle avait découverts ou rencontrés pendant ses promenades, ou bien encore elle lui lisait à haute voix. Le vieillard de son côté lui contait aussi ses voyages et ses aventures, en choisissant de préférence celles qui avaient trait aux phénomènes de la nature ou à la vie des animaux et des plantes. Il décrivait les fruits et les végétaux avec une telle exactitude, qu'Hélène était sûre de les reconnaître immédiatement, s'ils se trouvaient dans l'île. Il s'arrêtait particulièrement sur les choses qui pouvaient leur être utiles dans leur situation actuelle.

Dans une de ses promenades, Hélène arriva par hasard sur le sommet d'une montagne, qui s'élevait du côté opposé à l'endroit où ils avaient abordé la première fois, et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle aperçut tout d'un coup, au milieu de hauts cyprès antiques, un monument de pierre avec cette inscription: «Rosalie Neuville, ma mère.» Tout autour, des fleurs avaient été évidemment plantées jadis, à la place desquelles ne croissaient maintenant que des mauvaises herbes. Hélène nettoya les abords du monument mystérieux et l'orna de fleurs fraîches.

Le destin du Français demeurait pour elle une énigme: ni ses notes, ni ses autres vestiges ne lui donnaient aucun espoir de dissiper jamais les ténèbres qui cachaient sa fin.

Hélène n'avait jamais pensé qu'un changement quelconque pût survenir dans sa vie si uniforme. Il lui semblait que ce printemps éternel et ces beaux jours, ces nuits magnifiques devaient durer éternellement.

Mais voilà qu'une fois, à minuit, elle fut éveillée brusquement par un bruit étrange. Se soulevant sur son lit elle prêta l'oreille et, tout à coup, elle sentit le sol osciller légèrement sous elle. Tout d'abord elle crut qu'elle s'était trompée, qu'elle n'avait eu qu'un simple vertige. Mais en ce moment résonna dans la caverne la voix de son père:

—Hélène, tu ne dors pas?

—Non, père!

—Sais-tu, mon enfant, que ces légers tremblements de terre annoncent l'arrivée de la saison pluvieuse et sont toujours accompagnés de violents orages et de tempêtes!

Hélène, apeurée, quitta son lit et s'élança vers la sortie. Le vent mugissait avec une force terrible; la nuit était sombre: de temps en temps seulement la lune perçait, pour un instant, les nuages noirs qui fuyaient dans le ciel au-dessus de la vallée.

—Tu auras maintenant beaucoup à faire, fit le vieillard, en s'approchant d'elle. Si tu ne t'es pas approvisionnée de vivres, dépêche-toi de le faire: la saison pluvieuse qui, dans ces pays, survient deux fois par an, va durer presque un mois.

Les paroles de son père alarmèrent la jeune fille, et elle se demanda de quelle sorte de fruits elle remplirait sa cave. L'expérience lui avait déjà appris que la plupart des fruits se gâtent très vite: plus d'une fois, ceux qu'elle avait cueillis la veille n'étaient plus bons à rien le lendemain. Elle prit conseil de son père.

—Le mieux est de faire provision de noix de coco, de figues et de dattes! répondit-il. Ces fruits se conservent très bien, même à l'état sec.

Hélène regarda le ciel. Il était entièrement couvert de nuages noirs qui cachaient la lune. Bientôt survinrent des ténèbres telles, qu'on ne distinguait pas sa propre main. L'ouragan continuait à mugir sur les sommets des montagnes, tandis que dans la vallée régnait un calme sinistre, interrompu de temps à autre par un coup de vent et les gémissements de la tempête.

Mais voici que le ciel noir s'entr'ouvrit et s'illumina soudain d'un éclat tellement éblouissant, qu'Hélène faillit pousser un cri et ferma involontairement les yeux. Aussitôt après retentirent des roulements de tonnerre si violents que l'île entière en parut secouée.

—Mon enfant! fit le vieillard, et sa voix tremblait, quelle est cette lueur étrange? Quelque chose a passé devant mes yeux aveugles! Il me semble que c'était un éclair!

—Oui, père; mais calme-toi, je t'en supplie! s'écria Hélène saisie d'effroi, en lui prenant la main et en fixant ses regards sur la figure pâle du vieillard.

—Ce n'est rien! Tout est fini! fit-il d'une voix sourde, au bout d'un instant: je ne vois plus rien.

Toute la nuit Hélène, sans fermer les yeux, resta assise à l'entrée de la caverne en attendant avec impatience le matin. En dépit des nuages noirs, pas une goutte de pluie n'était tombée. Enfin, vers l'aube, la tempête commença à s'apaiser, les nuages se dissipèrent et les clartés matinales du soleil brillèrent sur les cimes. Mais combien sombre et sinistre était ce lever du soleil! Entouré de nuages à reflets de plomb, il éclairait la vallée de lueurs bizarres.

—Est-ce que la nuit est passée? demanda le vieillard.

—Il fait jour, répondit Hélène. Mais je n'ai jamais vu un ciel aussi menaçant.

—Dépêche-toi, ma fille, de cueillir le plus grand nombre possible de fruits. Il faut pouvoir s'approvisionner de tout avant le commencement des pluies.

Hélène courut au pied de la montagne afin d'y cueillir du raisin. Elle s'aperçut alors que la tempête qui l'avait si fort effrayée lui avait rendu un grand service: par terre gisait un grand nombre de noix de coco et d'autres fruits que l'orage avait fait tomber des arbres. Elle n'eut qu'à les ramasser et à les porter dans la caverne.

Après avoir travaillé jusqu'à midi, elle apaisa à la hâte sa faim et, avec un nouveau zèle, se remit à l'œuvre. Chaque fois qu'elle revenait avec sa charge dans la caverne, son père l'encourageait d'un mot tendre ou d'une plaisanterie. Cependant le ciel se rasséréna, mais en même temps Hélène s'aperçut avec inquiétude que sur l'horizon, semblable à une montagne énorme, s'était levé un nuage solitaire qui, en s'étendant, avait recouvert d'une sorte de brouillard l'horizon tout entier. Des roulements lointains de tonnerre se firent entendre, présageant la pluie. Un seul regard sur ce nuage sinistre rappela à la jeune fille qu'il fallait se hâter, et malgré sa fatigue, rassemblant toutes ses forces, elle courut hors de la caverne.

Une heure ne s'était pas écoulée que le nuage lointain apparut au-dessus de la vallée, et un coup de tonnerre éclata, d'une violence telle qu'Hélène faillit, de peur, laisser tomber les fruits qu'elle avait ramassés dans son tablier. Une pluie torrentielle se mit à tomber. Jamais Hélène n'en avait vu de pareille. Les gouttes, grosses comme un œuf de pigeon, se pressaient avec une telle rapidité qu'il semblait qu'une colonne d'eau continue ruisselât du ciel. Hélène se réfugia sous un arbre à feuillage touffu, espérant d'y trouver un abri contre cette épouvantable averse, mais ce fut en vain; le flot continu trouait le feuillage épais et l'inondait de la tête aux pieds. Elle saisit solidement le bout de son tablier et se mit à courir à la maison avec sa charge. Mais à peine eût-elle fait quelque pas, qu'un frisson parcourut tout son corps, et elle se sentit tout à coup envahie par une sensation désagréable de froid.

Elle réunit toutes ses énergies et s'élança en avant; mais elle reconnut bientôt avec terreur qu'elle s'était égarée. La terrible averse l'empêchait de reconnaître son chemin. Elle n'avait pas le temps de réfléchir. Sans reprendre haleine, elle continuait de courir tout droit devant elle, mais elle sentit bientôt que ses jambes se dérobaient sous elle et que le froid sinistre paralysait de plus en plus ses membres. Il lui semblait que ses forces l'abandonnaient complètement et qu'elle allait s'affaisser, épuisée. Faisant un effort surhumain, elle reprit sa course en avant.

Hélène, tombant de fatigue, atteignit enfin la caverne.

Enfin, tombant presque de fatigue, elle atteignit la caverne, où son père inquiet l'accueillit avec un cri de joie et les bras ouverts.

—Papa, la pluie m'a mouillée d'outre en outre! dit-elle, en se dirigeant vers le fond de la caverne pour changer de vêtements.

—Change-toi bien vite, mon enfant! fit le vieillard.

Toute tremblante, Hélène posa son fardeau par terre, mit d'autres vêtements et voulut s'approcher de son père; mais une faiblesse insolite paralysait ses membres: elle sentait qu'elle ne pouvait plus faire un pas.

—Je suis très fatiguée, fit-elle, en s'efforçant de raffermir sa voix, et je vais me coucher pour me reposer.

—Ta voix tremble, mon enfant! Où es-tu? Viens, embrasse-moi.

—Je me sens seulement un léger frisson après cette averse glacée, répondit-elle, mais je me réchaufferai bientôt.

A grand'peine, elle s'approcha de son père et l'embrassa. Le vieillard remarqua tout de suite le frisson qui secouait le corps délicat de sa fille, et un noir pressentiment envahit son âme. Il lui dit de se coucher tout de suite et de s'envelopper chaudement.

Après avoir souhaité bonne nuit à son père, Hélène se traîna en chancelant vers sa couchette et s'y laissa presque tomber.

Mais alors, un vertige la prit, ses yeux se troublèrent. Elle vit encore que son père l'enveloppait avec soin de sa couverture, et l'entendit lui dire doucement:

—Comment vas-tu, mon enfant? N'as-tu besoin de rien?

Ici, ses idées s'embrouillèrent. Elle ne vit, n'entendit plus rien. Toutes ses sensations furent enveloppées de ténèbres épaisses, où, comme dans un rêve, arrivait jusqu'à elle la voix de son père qui, toute la nuit, la consolait doucement.

CHAPITRE XIX

Réveil.—Un nouveau printemps.

Environ trois semaines plus tard, par une belle matinée, Hélène ouvrit les yeux et regarda autour d'elle avec étonnement. L'entrée de la caverne était éclairée par les rayons dorés du soleil levant. Une brise légère soufflait du lac et répandait tout autour les parfums de la forêt verdoyante et de la vallée. Le ciel était serein et un clair gazouillis d'oiseaux retentissait dans l'air.

A sa vive surprise, elle s'aperçut qu'elle était couchée dans son lit sous deux couvertures en laine; à son chevet était assis, la tête appuyée contre la main, un inconnu aux traits vieillis.

Pendant quelques instants, Hélène regarda fixement l'inconnu.

«Qui est-ce?… Où suis-je?… Pourquoi est-il là?» se demanda-t-elle.

Tout à coup, comme dans un songe, cette idée lui traversa l'esprit qu'elle avait été malade, que cette maladie avait duré longtemps. Dans sa mémoire résonnaient confusément les tendres paroles d'amour et de consolation que lui adressait son père lorsque ses souffrances redoublaient d'intensité.

—Oh! murmura-t-elle d'une voix à peine intelligible, j'ai été malade et il m'a soignée. Mais comme il est changé et vieilli!

Elle souleva péniblement sa main et l'appliqua sur sa tête.

—Oh! comme ma tête est lourde! Oui, à quoi pensais-je donc? Pourquoi reste-t-il si immobile? Il dort probablement… Mes idées se troublent… Mais où est-il donc? Je veux aussi dormir!…

Un courant frais d'air parfumé entra de nouveau dans la caverne. La poitrine de la jeune fille se dilata, ses idées s'éclaircirent. Elle rouvrit les yeux et fixa de nouveau son père. Il restait là sans changer d'attitude, toujours immobile. Sa figure maigrie, ainsi que sa barbe devenue toute blanche, lui donnaient un aspect tellement âgé, qu'il lui faisait l'effet d'avoir au moins cent ans.

Puis ses idées se reportèrent involontairement à sa patrie lointaine, à sa mère qui l'attendait avec désespoir. Alors seulement elle se rendit un compte exact de sa situation; elle se rappela qu'elle se trouvait dans une île déserte au milieu de l'Océan et qu'elle aurait bientôt à travailler pour son père aveugle, privé de tout soutien. Mais la conscience de son devoir et le sentiment de satisfaction qu'elle éprouva à cette idée raffermirent ses forces. Elle se leva, non sans peine, sur son séant et jeta un regard hors de la grotte.

La vallée resplendissait d'une riante verdure, et les fleurs qui s'épanouissaient sur les arbres remplissaient l'air de parfums insolites. Le soleil jetait son éclat sur ce nouveau printemps, et ses rayons se jouaient et scintillaient sur la surface mouvante du lac qui apparaissait, par échappées, entre les arbres.

«Qu'il fait beau là-bas maintenant!» pensa Hélène, en étendant involontairement ses mains amaigries vers l'entrée, d'où la nature éveillée semblait lui envoyer un salut et l'appeler à une vie nouvelle avec son haleine parfumée.

Mais voici que son père fit entendre un profond soupir. Il se leva lentement et étendit ses bras, comme pour se rendre compte de l'endroit où il se trouvait.

—Hélène,… murmura-t-il d'une voix qui exprimait la crainte et une tendre sollicitude.

—Père, cher père! s'écria-t-elle, en lui saisissant la main qu'elle porta à ses lèvres.

—Mon enfant! fit-il presque en criant d'émotion. Tu vas mieux? Tu me reconnais? Eh bien, te voilà donc sauvée!

Il tomba lentement à genoux devant le lit de sa fille et l'entoura de ses bras tremblants. Elle inclina doucement sa tête sur la poitrine de son père, et une étreinte chaleureuse réunit ces deux êtres qui avaient tant souffert.

—Mon enfant, dit enfin le vieillard, j'entends, à ta voix, que tu vas mieux, bien mieux qu'auparavant. Le sort m'a rendu ma fille! Dis, Hélène, comment te sens-tu?

—Cher et bon papa! répondit la jeune fille. Il me semble que j'ai été très mal, mais je vais me rétablir bientôt!

—Doucement, doucement, ma chérie! interrompit le vieillard. Après une telle secousse, les forces ne se rétablissent pas aussi vite. Ne te fatigue pas, ne parle plus. Recouche-toi.

—Mais est-ce que j'étais bien malade, papa?

—Ah! je commençais déjà à perdre tout espoir, fit le vieillard avec un profond soupir! Mais le destin a eu pitié de moi et te rend à la vie, si triste qu'elle soit.

—Que de soucis je t'ai donnés! dit Hélène avec tendresse. Est-ce que j'ai été longtemps malade?

—Je ne saurais te le dire, répondit le vieillard. Je sais seulement que la saison pluvieuse vient de passer, et que tu es restée longtemps dans un état inconscient et désespéré. Mais assez, ma fille. Ne te fatigue pas à parler. Dis-moi plutôt si tu n'as besoin de rien? Ne veux-tu pas boire? J'ai encore de l'eau.

—Oui, je voudrais un peu d'eau, dit Hélène. Mais comment te l'es-tu procurée?

Il se leva, se dirigea en tâtonnant vers la sortie et revint bientôt avec une coquille de noix de coco remplie d'une eau limpide.

La boisson fraîche et parfumée, un peu acide, ranima et fortifia la fillette.

—C'est de l'eau de pluie avec du citron, lui dit son père. Et maintenant, repose-toi, ma fille.

Mais Hélène pria son père de lui permettre de jeter un coup d'œil au dehors de la grotte. Elle voulait contempler le tableau que présentait la nature après la saison pluvieuse.

«Hélène, comment te sens-tu?»

—Pourvu que tes forces ne te trahissent pas! lui dit son père. Sois prudente. Il le faut, surtout au début de la convalescence.

Hélène se leva, non sans peine, mais elle sentit aussitôt qu'elle ne pouvait se tenir sur ses jambes. Pourtant, elle s'efforça de persuader à son père qu'à l'air elle se sentirait mieux et que ses forces lui reviendraient plus vite. Il se laissa convaincre et la porta presque dehors.

Avec quelle volupté ineffable elle aspirait l'air frais du matin! il lui semblait que chaque bouffée lui donnât de nouvelles forces. Son père lui offrit une datte sèche qu'elle mangea avec plaisir.

Mais elle ne put s'abandonner longtemps à cette volupté. Bientôt une grande lassitude la prit et le sommeil la gagna.

Son père la reconduisit dans la grotte où elle se laissa tomber sur son lit. Voyant que le vieillard avait également besoin de repos, elle lui dit qu'elle ne s'endormirait pas, tant qu'il ne lui en donnerait pas l'exemple lui-même.

CHAPITRE XX

Le rétablissement.—La seconde lettre.—Un danger inattendu.—Le mirage du bonheur.

Le lendemain, Hélène s'éveilla de très bonne heure. Un sommeil calme et réparateur avait rétabli ses forces et elle se sentait toute ragaillardie. Se levant avec précaution, elle s'approcha du lit de son père et le considéra quelques instants avec tendresse; puis elle s'assit sans bruit à l'entrée de la grotte, pour respirer l'air frais du matin.

Bientôt, elle entendit derrière elle un bruit léger et vit que son père, à son tour, se soulevait sur son séant et se mettait à écouter. Le silence absolu qui régnait dans la caverne fit apparaître sur sa physionomie une expression d'inquiétude et Hélène s'empressa de lui adresser la parole. Alors, selon l'habitude qu'il avait prise pendant la maladie d'Hélène, il se dirigea d'un pas assuré vers l'entrée, et s'assit à côté d'elle.

Hélène, toute joyeuse, lui dit son intention de se remettre à l'ouvrage, et l'accabla de questions sur ce qu'il jugeait le plus pressé.

Le vieillard écoutait, un sourire sur les lèvres, son gai babil; il lui donna quelques conseils utiles et pour le reste s'en remit à l'intelligence et à la raison de la fillette.

Les forces d'Hélène se rétablissaient très vite: il lui semblait qu'elle avait tout à fait changé depuis sa maladie. Elle se sentait plus forte qu'auparavant et s'étonnait elle-même de la facilité avec laquelle elle exécutait maintenant ses travaux.

Au bout de quelques jours, elle résolut de se rendre sur la plage. Comme elle se sentait assez vigoureuse, son père la laissa partir.

Tout prenait un nouvel aspect aux yeux d'Hélène. Elle se mit à errer dans la vallée, en écoutant, rêveuse, le gai gazouillement des oiseaux qui voltigeaient avec insouciance autour d'elle, et en contemplant avec amour la surface miroitante du lac limpide, qui reflétait les cimes des palmiers luxuriants:

«Est-il possible que la maladie m'ait changée à ce point?» pensa-t-elle en se livrant tout entière au ravissement qui la transportait.

Son regard s'arrêta sur le figuier grandiose de l'autre côté du lac. Elle se souvint de la feuille de palmier, sur laquelle elle avait écrit le soir où elle était descendue pour la première fois dans la vallée, et un désir la prit de relire cette lettre.

A pas rapides, elle se dirigea vers le figuier, souleva la pierre et creusant le sable, en tira la feuille qu'elle relut. En ce moment, de la rive opposée du lac, arrivèrent jusqu'à elle les doux sons de la flûte. Il semblait que son père aveugle eût trouvé l'expression mélodique de ses jeunes rêves, et un désir insurmontable d'épancher ses sentiments l'envahit. Elle prit une nouvelle feuille de palmier et écrivit:

Un coffre avec toutes sortes de vêtements se trouvait à proximité du navire.

«Autour de moi tout respire l'allégresse et le bonheur! Dans les arbres, à côté de leurs nids, voltigent les hôtes de ce royaume verdoyant. Comme ils sont heureux! Leur vie se passe sans chagrin ni douleur. Pourquoi donc cette peine qui me serre le cœur? Mon père chéri n'est-il pas avec moi? Ne suis-je pas sa joie unique comme son unique soutien? Pourquoi donc m'abandonner à de vaines rêveries? En mon âme, malgré moi, surgit tout un monde de rêves. Dans chaque son qui me parvient de l'autre rive, j'entends les idées et les sentiments de mon père bien-aimé. Mais aussi la nostalgie de la patrie… O ma mère adorée, te reverrai-je jamais?…

Hélène jeta loin d'elle la feuille de palmier et fondit en larmes amères. Plus que jamais elle ressentait la tristesse de son isolement.

Pourtant les larmes la soulagèrent. Elle se calma et se dirigea vers la plage. C'était le moment de la marée basse, et Hélène résolut de faire une petite promenade sur le banc de sable, afin d'examiner l'endroit où était le navire brisé.

Elle arriva bientôt jusqu'au navire dont il ne restait plus que le fond profondément enfoncé sur le rocher. A proximité gisaient quantité d'objets, à moitié ensablés. Parmi eux, se trouvait un coffre avec toute sorte de vêtements.

Hélène se mit à retirer du coffre les objets qui lui paraissaient nécessaires et à les déposer sur le banc de sable. Elle était si préoccupée de sa besogne, qu'elle ne s'aperçut pas que la marée avait commencé à monter. Le bruit croissant des flots attira pourtant son attention, et elle reconnut avec terreur que ces flots menaçants s'avançaient de plus en plus, et en mugissant inondaient le banc de sable qu'ils avaient quitté, il y avait quelques heures à peine. De toutes parts la mer écumait et bouillonnait. Les vagues grimpaient avec furie sur le banc de sable, comme pour engloutir la jeune fille imprudente.

Hélène se mit à courir vers le rivage, mais le flux montait avec une telle rapidité et une telle violence qu'il l'eut bientôt atteinte et dépassée. Entourée de tous les côtés, elle ne perdit cependant pas la tête. Quoique l'eau lui arrivât jusqu'aux genoux, elle courait bravement en avant, s'efforçant de ne pas perdre de vue le vrai chemin.

Lorsqu'elle eut atteint heureusement le rivage, elle jeta un regard en arrière sur la mer mugissante et elle frissonna. Au-dessus du banc qu'elle avait parcouru naguère sans même mouiller ses pieds, écumaient et grondaient les flots menaçants.

En partant, elle s'arrêta devant la cataracte, pour jeter encore un coup d'œil sur la mer, et tout à coup elle remarqua, à la limite de l'horizon, une petite tache blanche.

—Qu'est-ce que je vois? s'écria-t-elle dans un élan de joie, un navire!

Ravie, elle demeura sur place, sans avoir la force de détacher son regard de la tache blanche, et tout un monde d'espérances envahit son âme. Elle fixa, avec une attention soutenue, ce point blanc; mais n'y apercevant aucun changement, elle se hâta de revenir auprès de son père, pour lui communiquer la nouvelle merveilleuse.

«Je reviendrai à l'instant même, se dit-elle. Puis, on apercevra bien du navire le pavillon qui flotte sur la montagne.»

Elle traversa rapidement la vallée, laissa de côté le lac et arriva, tout essoufflée, auprès de la grotte, où elle avait laissé son père.

Mais à peine y eût-elle jeté un regard qu'elle s'arrêta, terrifiée. Le vieillard était étendu par terre, la tête penchée sur le Robinson, et une pâleur mortelle couvrait ses traits. Hélène se précipita vers lui, et lui saisit la main: elle était froide.

Une épouvante indicible s'empara de la jeune fille, et un terrible pressentiment s'insinua dans son âme. Ses jambes se dérobèrent sous elle, elle perdit connaissance et tomba sur la poitrine de son père.

CHAPITRE XXI

Espoir déçu.—Un triste pressentiment.—La mort du père.

La faible voix du vieillard, qui l'appelait par son nom, finit par faire revenir à elle la jeune fille. Elle reprit ses sens, se leva, et jetant un regard autour d'elle, se ressouvint de son sinistre pressentiment. En apercevant son père, elle s'élança vers lui et se mit à lui embrasser les mains et la tête.

Mais elle reconnut bientôt que la faiblesse de son père était bien plus grande qu'elle ne le croyait. Il ne pouvait même pas se soulever sans son secours, et il avait dû tomber de faiblesse pendant l'absence de sa fille.

—Hélène, murmura-t-il, emmène-moi dans la grotte la plus obscure. La lumière me fait mal aux yeux.

—Oh, père, tu as, avant tout, besoin de repos, objecta avec sollicitude la jeune fille. Je vais tout de suite voiler l'entrée avec quelque chose, afin que la lumière ne t'importune pas. Et sais-tu? je viens d'apercevoir une voile en mer.

—Une voile! s'écria presque le vieillard.

Et il se leva brusquement, mais retomba tout aussitôt, épuisé.

—Ne te trompes-tu pas?

—Il m'a semblé que c'était une voile, quoique je n'en sois pas absolument sûre.

—Hélène, couvre-moi la tête et retourne au plus vite sur le rivage.

—Mais comment te laisser là tout seul? demanda Hélène avec inquiétude.

—Je veux me reposer, fit son père. Va, mon enfant.

Hélène recouvrit le visage de son père et se mit à courir vers la cataracte, d'où s'ouvrait une vue sur la mer.

Ses regards glissaient avec une inquiétude mêlée d'un espoir secret sur la plaine immense des eaux, à la recherche de la tache blanche. Mais hélas! partout ils ne rencontraient que le flot uniforme, qui roulait dans le lointain infini. Avec une affliction profonde, elle contemplait l'horizon, en essuyant les larmes qui troublaient sa vue. Mais ce fut en vain. La mer était vide jusqu'au plus loin de la vaste étendue où se perdaient ses regards fatigués.

La fillette réprima ses sanglots et, l'âme accablée par son espoir déçu, revint auprès de son père.

En s'approchant de la grotte, elle entendit la faible voix du vieillard.

—Je comprends, mon enfant, à ta démarche, que tu t'étais trompée.

Pour toute réponse, Hélène soupira profondément.

—Tu vas m'emmener hors d'ici! continua le vieillard.

—Pourquoi donc, père, ne veux-tu pas rester là? Je tâcherai de boucher l'entrée de manière que la lumière ne t'incommode pas!

—Non, non, mon enfant! Je veux que tu m'emmènes dans un endroit solitaire et obscur, loin de la vallée, du lac et de tous ces sites riants, dont tu m'as tant parlé. Je sens que j'ai besoin de respirer un peu l'air des montagnes. Penses-tu que je pourrai gravir la montagne où tu as trouvé le monument de la mère du Français?

—Le chemin qui y mène n'est pas trop rude, répondit Hélène, étonnée par ce désir de son père; mais le site est si triste, entre les cyprès sombres et les rochers nus!

—Bien, ma petite, je vais me reposer d'abord, puis tu me conduiras là-bas.

Le vieillard se coucha et commença à sommeiller. Avec une tristesse indicible, Hélène considérait son père dont la physionomie pâle et fatiguée attestait la souffrance.

Un quart d'heure s'était à peine écoulé, que le vieillard s'éveilla et se leva lentement.

—Il est temps, ma fille, allons! fit-il en s'appuyant sur le bras de sa fille.

Cette insistance de son père surprenait grandement la jeune fille, mais elle se soumit en silence à sa volonté.

Ils sortirent de la caverne et se dirigèrent lentement vers la montagne. Chemin faisant, le vieillard fit porter la conversation sur la patrie lointaine, il parla de la compagne de sa vie et de ses autres proches. Puis il conseilla à sa fille de ne pas perdre l'espoir. Il était convaincu qu'un navire devait aborder dans un prochain avenir.

Lorsqu'ils firent halte un moment pour se reposer, il se mit à parler de l'éternité et de l'immortalité de l'âme humaine. Jamais encore Hélène ne l'avait entendu prononcer des discours semblables, et c'est pourquoi ils lui firent une impression très douloureuse.

Elle avait peine à contenir ses larmes. Un sentiment vague lui disait qu'elle devait s'attendre à une grande douleur.

Ils gravirent la montagne et s'arrêtèrent à l'ombre des cyprès.

Sur la prière de son père, elle lui décrivit l'endroit où ils se trouvaient, puis elle lui proposa de se reposer sous ces arbres séculaires avant de se remettre en marche pour revenir à la maison. Elle ramassa à cet effet, vivement, un tas de feuilles sèches et de mousse et le recouvrit de la couverture qu'elle avait emportée avec elle.

—Mon enfant, lui dit le vieillard d'une voix faible et tremblante, en se laissant tomber sur la couchette ainsi préparée, j'ai choisi à dessein cet endroit. Ma dernière heure est arrivée. C'est la couche funèbre de ton père que tu as arrangée avec tant de sollicitude!

Hélène poussa un cri et, terrifiée, se précipita vers le vieillard; les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle lui avait pris les mains et le suppliait de ne pas l'abandonner.

—Soumettons-nous à la volonté du sort, fit-il avec un profond soupir, en posant sa main sur la tête de sa fille.

Hélène resta agenouillée près du corps de son père.

Des sanglots s'échappèrent de la poitrine d'Hélène. Elle comprit que son père allait la quitter pour toujours, et qu'en choisissant cet endroit, il lui donnait un dernier témoignage de son amour et de sa prévoyance.

—Recueille toutes tes forces, mon enfant, continua le vieillard, et écoute ma dernière volonté. Demeure auprès de moi, tant qu'il me restera encore un souffle de vie. Puis, ferme-moi les yeux, voile-moi le visage et recouvre ma tombe avec de la mousse qui se trouve ici en grande quantité. Puis, après m'avoir rendu ce dernier service, va-t'en d'ici. Dans ce moment suprême, je te défends de ne plus jamais t'approcher de ce lieu. Mais quand tu seras de l'autre côté de la montagne ou dans la vallée près du lac, et que ton regard s'arrêtera par hasard sur ces cyprès, rappelle-toi que ton père t'a bénie dans son dernier soupir.

A ces dernières paroles, prononcées d'une voix à peine intelligible, la tête du vieillard se pencha défaillante sur son chevet. Hélène sanglotait: ses larmes amères tombaient sur la main de son père qui devenait de plus en plus froide.

—Je… te… bénis… mon… enfant!… murmura-t-il faiblement.

Et il rendit le dernier soupir.

Hélène demeura pétrifiée d'épouvante. Agenouillée, elle regarda longtemps, sans comprendre, le corps inanimé de son père. Revenue à elle, elle tendit avec désespoir ses mains vers le ciel, en le suppliant de mettre fin à sa vie.

Longtemps, la malheureuse jeune fille resta plongée dans sa douleur profonde et inconsolable. Le soleil se cachait déjà derrière les montagnes. Alors seulement elle pensa à la dernière volonté du défunt.

Après avoir recouvert d'une couche épaisse de mousse les restes sacrés de son père, elle quitta, le cœur brisé, ce lieu si triste, mais si cher pour elle.

Chancelante, les yeux remplis de larmes, elle descendit dans la vallée qu'enveloppaient déjà des ténèbres épaisses. Devant cette nuit obscure, il lui semblait que toute sa vie future et solitaire se passerait dans des ténèbres semblables.

CHAPITRE XXII

Désespoir.—Un coup de canon.—Un feu sur la montagne.—Frayeur.—Le Terre-Neuve.—Pain et sel.—Fausse alerte.

Longtemps, Hélène erra dans la vallée ténébreuse, en proie à un affreux désespoir. Elle n'avait pas le courage de revenir dans la caverne où autrefois son père l'accueillait avec des caresses. Lorsque enfin ses forces l'eurent trahie, elle se coucha sur la rive sablonneuse du lac et pleura jusqu'à l'aube.

Le jour parut. Hélène se leva et s'achemina vers la caverne. Vide et sombre lui paraissait maintenant tout ce qui autrefois l'intéressait et l'enchantait. La vallée splendide, inondée des rayons du soleil matinal, lui semblait un triste désert. Autour d'elle, les oiseaux gazouillaient joyeusement, mais elle ne les entendait pas. Une brise légère répandait mille parfums dans l'atmosphère, mais Hélène ne remarquait rien de tout cela.

Longtemps, elle demeura immobile, assise à l'entrée de la grotte, où elle passait de si longues, de si douces heures avec son vieux père; elle se rémémorait toutes les épreuves qu'ils avaient traversées ensemble; puis elle se leva et se dirigea vers la caverne préférée de son père, où se trouvait le Robinson. La vue du livre dont elle lui avait lu si souvent des pages fit venir les larmes à ses yeux. Elle se souvint que, plus d'une fois, elle y avait puisé une consolation et un encouragement et, l'ouvrant, elle se mit à le lire, en dépit des larmes qui lui montaient aux yeux et troublaient sa vue. Par une naturelle association d'idées, elle songea ensuite à l'ancien habitant de l'île et se rappela ce passage de ses notes: «Le travail est ce qui apaise le mieux tous les chagrins et toutes les douleurs.»

Et elle résolut de suivre son exemple.

Elle pensa à la saison pluvieuse et résolut avant tout de mettre en ordre sa case. Elle en enleva les fruits gâtés et s'achemina vers le cocotier, contre lequel était appuyée l'échelle. Elle fut très chagrine de reconnaître qu'il n'y restait plus beaucoup de fruits. Il ne fallait pas songer à poser l'échelle contre d'autres arbres. Elle savait au prix de quels efforts, et cela encore grâce à l'aide de son père, elle avait réussi à l'appuyer contre ce palmier. Après avoir jeté à bas les dernières noix, Hélène s'en vint cueillir des dattes et des figues. Elle résolut de faire sécher la plupart de ces provisions pour les empêcher de se gâter.

Pendant la cueillette, elle jeta par hasard un regard sur la haute montagne au sommet de laquelle flottait le pavillon bleu. La vue de ce phare, vivant en quelque sorte, ranima l'espoir dans son âme. Une force invisible l'entraînait vers lui: elle n'y tint plus et gravit presque en courant la montagne. D'un œil perçant, elle examina l'horizon lointain. Mais hélas, nulle part elle n'aperçut la moindre tache. Devant elle s'étendait toujours la même plaine d'eau immense et ondoyante… Elle tourna ses yeux vers la montagne opposée où, parmi les cyprès séculaires, reposaient les cendres de son père, et, le cœur gros, redescendit.

Toute la journée elle erra sans but dans la vallée et le bois, ne sachant comment se soustraire au sentiment pénible de son isolement. Tandis qu'elle vaguait ainsi sur le bord du lac, elle ne s'apercevait même pas que les jeunes cygnes s'approchaient tout près d'elle, dans l'attente de leur becquée habituelle. Elle ne put triompher de son chagrin et entreprendre un travail quelconque. Si elle se mettait à coudre, l'ouvrage lui tombait des mains; si elle s'en allait dans la forêt, un désir la prenait de retourner à la caverne. Mais là, chaque coin, chaque caillou éveillait en elle tant de souvenirs, chers autrefois, douloureux maintenant, qu'elle s'en allait de nouveau dans les environs, pour s'oublier un peu, jusqu'à ce qu'enfin le sommeil et la fatigue l'obligeassent de retourner dans la caverne.

Deux jours elle resta dans cet état douloureux. Le troisième elle n'eut presque pas à quitter la caverne. L'orage avait grondé toute la journée et quoique, vers le soir, la pluie eût cessé, la tempête continuait à gémir. Elle sortit seulement pour cueillir quelques fruits. Cette nuit-là, elle ne put fermer l'œil de longtemps. Les images sereines de sa mère et de ses amies passaient en esprit devant elle. Elle oubliait complètement qu'elle se trouvait dans une île inhabitée et non dans sa patrie lointaine, au milieu de ses proches.

Tout à coup, au milieu des mugissements du vent, un fracas étrange arriva jusqu'à elle. Elle tressaillit et prêta l'oreille. Au loin retentit de nouveau un bruit qui ressemblait à un tonnerre.

«Est-il possible que ce soit un coup de canon? Cela ne se peut pas. C'est une illusion,» murmura-t-elle sans vouloir ajouter foi au témoignage de ses sens.

Mais au bout de quelques instants, retentirent presque simultanément encore deux coups de canon.

«Il n'y a plus de doute, c'est la canonnade.» Cette idée, avec la rapidité de l'éclair, lui traversa l'esprit: c'était évidemment un navire que la tempête avait poussé contre les écueils et qui faisait des signaux de détresse.

Hors d'elle-même, elle s'élança hors de la caverne. La nuit était si sombre, qu'elle distinguait à peine son chemin. Tout essoufflée, elle gravit en courant la montagne et vit, en ce moment précis, au milieu des flots mugissants, briller une lueur. Un coup de canon résonna immédiatement après. D'épaisses ténèbres empêchaient d'apercevoir quoi que ce fût en mer, mais Hélène savait que c'était là un signal de détresse. Elle se souvint que, dans des occasions pareilles, on allumait des feux sur le rivage et le cœur palpitant, elle se mit à ramasser hâtivement des branches sèches, des brindilles et des feuilles. Au bout de quelques instants, au sommet de la montagne, flambait un grand feu; le vent en lançait des étincelles de tous les côtés. Hélène examinait d'un œil perçant la mer, essayant de reconnaître la présence du navire au milieu des flots. Mais ce fut en vain: autour d'elle régnait une obscurité impénétrable. Elle ne pouvait même distinguer le rivage qui se trouvait au pied de la montagne.

Elle demeura ainsi quelques instants, dans une attente pleine d'angoisse. Et voilà qu'une nouvelle lueur apparut, suivie d'un nouveau coup de canon. Hélène tressaillit et, avec une impatience fiévreuse, se mit à aviver le feu. De nouvelles lueurs brillèrent au loin, accompagnées d'autres coups de canon. Le cœur de la jeune fille frémissait d'espoir et de crainte… Mais tout redevint muet: seuls le bruit des flots et le hurlement du vent troublaient comme auparavant le silence de la nuit.

Longtemps, elle demeura immobile devant le feu qui flambait, mais elle ne put saisir le moindre bruit venant du navire. Elle serait probablement restée jusqu'au matin sur la montagne, si la pluie qui se mit à tomber en abondance ne l'avait obligée de se réfugier dans la caverne.

Mais à peine le jour fut-il apparu, qu'Hélène se trouvait de nouveau sur la montagne. Le feu était éteint depuis longtemps. Au loin, au milieu des écueils, on voyait un vaisseau que les flots mugissants recouvraient. Hélène eut beau l'examiner avec sa lunette, elle n'y put apercevoir aucun signe de vie.

«Est-il possible qu'aucun des naufragés n'ait pu se sauver? se demanda-t-elle. Peut-être quelqu'un d'entre eux se trouve-t-il déjà sur ce rivage, non loin de moi, et a-t-il besoin de mon aide.»

Cette idée l'émut profondément. Les mains tremblantes, elle braqua sa lunette sur le littoral. Mais partout, à perte de vue, elle n'apercevait que cette même plage déserte, dont chaque buisson, chaque arbrisseau lui était si familier. Seulement, près de la forêt de bambous, gisaient des objets rejetés par la mer.

Hélène se dirigea de ce côté, mais elle ne découvrit rien, que quelques planches et quelques débris. La vue de ces témoins muets de la mort prématurée de ces malheureux causa à la jeune fille un tel chagrin, qu'elle se détourna et s'achemina tristement vers sa demeure.

Elle ne remarqua même pas qu'elle arrivait enfin à la caverne, et ce ne fut qu'à son entrée même qu'elle sortit de sa triste rêverie.

Son regard glissait, indifférent, sur le lac, la vallée verte et la lisière de la forêt qui apparaissait au loin.

Tout à coup Hélène vit sortir de la forêt un énorme animal velu. Elle tressaillit et se précipita dans la caverne. L'animal s'arrêta sur la lisière et, baissant la tête, semblait flairer la terre, comme s'il cherchait les traces de quelqu'un. C'est alors seulement qu'Hélène s'aperçut avec frayeur que l'animal était sorti de la forêt, juste à l'endroit par où elle avait l'habitude d'y entrer. L'instant d'après, il courait déjà sur ses traces le long du lac et, le dépassant, se jetait droit dans la direction de la caverne. Saisie de terreur, la jeune fille se réfugia dans le coin le plus éloigné; mais se rappelant qu'elle était sans défense, elle courut vers l'entrée où elle avait posé sa hache. A la vue de l'animal qui s'était arrêté à quelques pas du seuil, ses yeux se troublèrent. Ne se sentant plus de peur, elle leva la hache, attendant l'attaque. Mais le terrible animal demeurait sur place et, remuant doucement la queue, la regardait, en poussant par moments des faibles cris plaintifs.

Au bout de quelques instants flambait un grand feu.

Se remettant de sa frayeur, Hélène regarda plus attentivement son prétendu ennemi et, à sa grande surprise, reconnut que la bête velue qui lui avait causé une telle peur était un énorme terre-neuve.

«Il est probable que voilà le seul être qui se soit sauvé du navire naufragé,» pensa Hélène, en appelant le chien.

Le terre-neuve s'approcha d'elle timidement et elle caressa la pauvre bête qui, en signe de reconnaissance, se mit à lui lécher les mains et, sans détacher d'elle ses yeux bons et intelligents, exprima sa joie par des aboiements bruyants. Hélène se sentit très heureuse d'avoir acquis un ami fidèle et dévoué, quoique muet. Il lui sembla même qu'elle se trouvait moins seule qu'elle ne l'était quelques minutes auparavant.

Cependant l'idée du navire naufragé et de la triste destinée de son équipage ne cessait de la tourmenter, et elle se dirigea de nouveau vers le rivage en compagnie de son nouveau compagnon. «Petit ami»,—c'est ainsi qu'elle surnomma le chien,—courait en avant, se retournant à chaque pas pour regarder Hélène, comme s'il voulait avoir la certitude qu'elle le suivait.

A peine fut-elle sur la plage que son compagnon, en apercevant dans la mer le navire naufragé, se mit à hurler lamentablement. A grand'peine, elle réussit à calmer l'animal, et remarquant au loin un objet rond, s'achemina de ce côté. C'était un petit tonneau solidement fermé. Hélène le retourna avec curiosité, puis elle le défonça. Elle y trouva des biscuits de mer, dont une petite partie seulement était un peu mouillée. Cette trouvaille causa une grande joie à la jeune fille. Elle croyait avoir oublié jusqu'au goût même du pain, et elle dévora un biscuit avec un grand plaisir. Elle ne s'aperçut pas que «Petit ami» la regardait avec des yeux de convoitise, jusqu'à ce qu'enfin les aboiements eussent attiré son attention. Le pauvre terre-neuve devait avoir faim depuis longtemps car, dès qu'elle lui eut donné un biscuit, il l'avala avidement.

Hélène en mangea plusieurs et trouva qu'ils manquaient de saveur, faute de sel. Jusqu'alors, elle ne s'était nourrie que de fruits, et par conséquent, n'en avait pas ressenti le besoin; mais le pain sans sel lui rappela aussitôt la nécessité de cet assaisonnement. Elle se souvint qu'on trouve parfois sur la plage de petites anses ou flaques où, à la marée haute, pénètre l'eau de mer, qui en s'évaporant forme un dépôt de sel.

Après avoir donné à manger à son ami, Hélène se mit à suivre le rivage. Après de longues et vaines recherches, et déjà sur le point de les abandonner, elle remarqua sous un rocher une petite flaque, dont le fond était recouvert d'une poussière blanche. Ayant goûté un grain de cette poudre elle reconnut, à sa vive joie, que c'était du sel. Hélène en remplit sa poche et revint vers le tonneau qu'elle roula jusqu'à la caverne, toute heureuse de ces trouvailles si précieuses. Mais aussi, en arrivant à la grotte, elle pouvait à peine se redresser de fatigue. Ayant répandu les biscuits sur l'herbe, elle en retira ceux qui étaient mouillés et les mit à sécher au soleil, puis elle replaça le reste dans le tonneau qu'elle posa dans la caverne.

Le terre-neuve s'approcha d'elle timidement.

Les derniers rayons du couchant venaient de s'éteindre. «Petit ami» ne quittait pas un instant sa jeune maîtresse. Lorsqu'elle se coucha, il s'étendit à côté d'elle en prêtant l'oreille au moindre bruit. Hélène s'assoupissait déjà, quand tout à coup le chien sursauta et s'élança hors de la caverne en aboyant. Hélène, inquiète, se leva et jeta un coup d'œil à l'extérieur. Mais on n'entendait que le même sifflement du vent et le même bruissement des arbres. Quant au chien, il avait disparu.

«C'est ce bruit qui, probablement, aura induit en erreur «Petit ami», pensa-t-elle, en s'enveloppant de nouveau dans sa couverture.

Tout à coup, au seuil même de la caverne, retentit l'aboiement continu du chien. Hélène se précipita vers lui.

Cette fois, c'était une fausse alerte: «Petit ami» se tenait à l'entrée et aboyait avec zèle contre la lune. Hélène sourit involontairement. Elle se souvint d'avoir vu dans sa patrie nombre de chiens qui ne pouvaient considérer la lune avec indifférence. Ayant calmé «Petit ami», elle se recoucha et s'endormit bientôt d'un profond sommeil.

Lorsqu'elle se réveilla, au matin, le soleil était déjà haut dans le ciel. «Petit ami» était tranquillement couché à l'entrée; mais en entendant du bruit, il s'élança joyeusement vers elle.

Après avoir caressé et fait manger son nouvel ami, Hélène se rendit sur la plage pour voir ce qu'était devenu le navire naufragé; mais, ayant gravi la montagne, elle ne put, à sa grande surprise, en distinguer aucune trace en mer. Triste, elle revint chez elle.

CHAPITRE XXIII

Les chèvres.—Un petit prisonnier.—Fuite du chevreau.

Hélène désirait déjà depuis longtemps visiter la plage de l'autre côté de l'île. Mais il fallait pour cela traverser la forêt vierge où, jusqu'à présent, elle n'avait pas osé s'aventurer toute seule. La présence du terre-neuve lui donna maintenant le courage de réaliser son dessein.

S'étant levée presque avec les premiers rayons du soleil, Hélène pénétra dans la forêt. Il y régnait la même demi-obscurité mystérieuse, troublée par les cris des singes et les gazouillements des oiseaux.

Cette fois, la jeune fille allait bravement en avant, suivie de son compagnon fidèle, qui battait les buissons autour d'elle.

Après deux heures de marche, elle remarqua que la forêt commençait à s'éclaircir et laissait filtrer la lumière à travers le feuillage moins touffu. S'étant dirigée de ce côté, Hélène se retrouva bientôt près du talus d'où elle avait aperçu des chèvres pour la première fois. Maintenant encore, là-bas, dans la verte prairie luxuriante, paissait un grand troupeau de ces animaux. Parmi eux se trouvaient plusieurs petits chevreaux pétulants. Les chèvres broutaient tranquillement l'herbe succulente, tandis que les cabris folâtraient autour d'elles et avec une agilité et une légèreté surprenantes gravissaient les rochers escarpés. Rien n'était si amusant que de les voir, avant de bondir sur le rocher, s'en éloigner en courant à petits pas et, comme s'ils voulaient mesurer la distance, revenir plusieurs fois à la même place, s'en écarter de nouveau et enfin, prenant leur élan, escalader en trois bonds le rocher. Ils semblaient ne pas le toucher pour ainsi dire, et voler en haut comme une balle qu'on aurait lancée. L'adresse extraordinaire de ces beaux et gais animaux ravissait la jeune fille.

Mais voici que soudain les chevreaux s'élancèrent vers le troupeau, et les chèvres inquiètes se serrèrent l'une contre contre. Hélène comprit bien vite le motif de cette alarme: un aigle avait apparu dans l'air et, planant au-dessus du troupeau, y choisissait manifestement une victime.

Les chevreaux se dissimulèrent sous une saillie de roc et les chèvres pointèrent bravement leurs cornes contre leur ennemi, en changeant de posture suivant que l'ombre projetée par l'aigle leur indiquait où il se trouvait. Hélène suivit longtemps les péripéties de cette lutte intéressante, jusqu'à ce qu'enfin l'aigle se fût dérobé à ses regards. A peine le danger eut-il disparu que les chevreaux s'élancèrent joyeusement au-devant des chèvres, qui se mirent à les lécher avec tendresse, en bêlant doucement comme pour calmer leurs inquiétudes.

Hélène descendit dans la vallée, afin de gravir le versant opposé, d'où elle pouvait poursuivre directement son chemin. A son approche, les gracieux animaux, toujours aux aguets, sortirent de leur immobilité; ils se mirent à renifler de frayeur et prirent la fuite vers les montagnes. Les chevreaux les suivaient avec une vitesse surprenante, et bientôt tout le troupeau se trouva hors de vue.

Mais à peine la jeune fille fut-elle arrivée dans la vallée, que «Petit ami», en aboyant furieusement, se jeta sous une saillie du roc et s'arrêta en grondant. Hélène s'approcha de lui, mais n'aperçut rien de suspect. Cependant «Petit ami» continuait à gronder et ne détachait pas son regard de cet endroit.

«Il y a quelque chose là-dessous», pensa Hélène, en examinant attentivement le roc.

Enfin, elle y découvrit un petit chevreau. Il se tenait coi, l'oreille aux aguets et flairant l'air. La couleur grise de son poil se confondait à tel point avec celle du rocher qu'Hélène ne se serait jamais aperçue de sa présence, si «Petit ami,» avec son flair, n'avait pas découvert son refuge.

Le cœur de la jeune fille battit de joie quand elle réussit enfin à saisir le chevreau et à le tirer de dessous le rocher. L'animal effrayé résistait, ruait et s'efforçait de lui échapper, mais Hélène le tenait solidement. Elle espérait pouvoir l'apprivoiser avec le temps, et elle résolut de le porter immédiatement dans ses bras jusqu'à la caverne. Mais son petit prisonnier faisait de tels efforts pour se dégager, qu'elle dut renoncer à l'idée de le porter. Sans le lâcher, elle arracha une longue liane et, faisant un nœud, le passa au cou du chevreau, comptant l'emmener ainsi chez elle.

Mais à peine l'eut-elle lâché qu'il se mit à gambader de tous les côtés, en essayant de se débarrasser du nœud. Ce qui l'effrayait surtout, c'était la présence de «Petit ami». Fatigué, enfin, de cette lutte inutile, il se coucha et ne bougea plus. En vain, Hélène l'appelait-elle doucement en lui jetant de jeunes pousses, il n'y faisait nulle attention et, dès que ses forces lui revenaient, se remettait de nouveau à gambader. Pour l'obliger de courir en avant, Hélène le fit poursuivre par «Petit ami». Ce moyen se trouva être efficace. Pour fuir l'animal qui lui causait une si grande peur, le chevreau s'élança en avant avec une telle rapidité qu'Hélène eut grand'peine à le suivre. Mais, à la longue, le pauvre animal se fatiguait et ralentissait son allure.

De cette façon, Hélène put le conduire dans la caverne la plus proche où elle l'attacha. Elle cueillit de jeunes pousses, mit de l'eau dans une coquille de noix de coco et posa le tout à l'entrée, devant son petit prisonnier qui, à son approche, se fourra dans le coin le plus reculé. Par précaution, Hélène barra l'entrée avec des perches de bambous.

Le soir vint. Ce jour-là Hélène, contrairement à son habitude, n'avait pas eu le temps de descendre sur la plage, c'est pourquoi elle s'y rendit. C'était au moment de la marée basse. Au-dessus du banc de sable tournoyaient comme d'ordinaire une foule d'oiseaux qui se régalaient d'étoiles de mer, de méduses et de mollusques, que la marée avait portés là. Après avoir examiné l'horizon à l'aide de sa longue-vue, Hélène ramassa quelques huîtres et rappelant «Petit ami,» qui courait sur le banc de sable après les oiseaux, elle revint à la maison.

En passant auprès de la caverne, elle entendit le bêlement plaintif de son petit prisonnier et jeta un coup d'œil dans l'intérieur. Le pauvre animal n'avait même pas touché à la nourriture. Ayant barré l'entrée avec soin, Hélène revint à son logis.

Quoiqu'elle n'eût pas sommeil du tout, elle fut obligée, comme toujours, de se coucher à la tombée de la nuit. Depuis longtemps déjà Hélène rêvait à une sorte de lampe, dont la lumière lui permettrait de lire ou de coudre pendant les longues soirées sombres, mais elle n'avait pu rien trouver jusqu'à présent. Selon son calcul, la saison pluvieuse allait revenir dans trois semaines environ, et elle était heureuse de penser qu'elle ne resterait plus seule des journées entières dans la caverne. Elle espérait que, d'ici là, elle aurait apprivoisé le chevreau, ce qui augmenterait encore sa société. Au milieu de ces réflexions elle s'endormit enfin.

Vers le matin, elle fut subitement éveillée par l'aboiement de «Petit ami». Elle se leva vivement et sortit de la caverne. Devant la saillie du roc se tenait le chien qui, par de sonores abois, semblait appeler au secours. Elle accourut et aperçut sous le roc le chevreau étendu avec une jambe cassée, d'où coulait le sang. Sans doute «Petit ami» l'avait surpris dans sa fuite et poursuivi jusque sur le roc, d'où il était tombé. Hélène releva le pauvre animal et le porta dans sa caverne, où elle lui prépara une couchette d'herbe fraîche; puis apportant de l'eau, elle lava soigneusement la plaie et la banda avec un chiffon propre.

CHAPITRE XXIV

Pauvre chevreau!—Le traîneau.—Un Terre-Neuve attelé.—L'enclos.—Les nouveaux prisonniers.

Les premiers jours, le prisonnier avait peur de sa jeune maîtresse, mais bientôt il en vint à ne plus craindre son approche. Même l'aspect menaçant de «Petit ami» ne lui causait plus de frayeur, et dès que le chien faisait mine de s'approcher de lui, le chevreau bondissait et pointait bravement ses petites cornes. Les soins empressés que lui donnait la jeune fille l'eurent bientôt complètement familiarisé avec elle: il la laissait tranquillement laver et bander sa blessure, prenait de ses mains les jeunes pousses, et non seulement accueillait gracieusement ses caresses, mais parfois même frottait son petit museau contre les mains d'Hélène.

L'enfant ne pouvait se lasser d'admirer son gentil prisonnier; elle se creusa longtemps la tête pour trouver le moyen de l'apprivoiser si bien qu'il ne la quittât plus après sa guérison. Le tenir toujours à l'attache lui semblait trop cruel. Réflexion faite, Hélène résolut d'édifier une sorte de clôture. Tout d'abord elle pensa que des buissons à croissance rapide serviraient très bien à cet effet; mais elle ne put se souvenir d'avoir jamais vu des plantes semblables dans l'île.

Enfin, son choix s'arrêta sur le bambou dont on pouvait, croyait-elle, faire facilement une clôture solide. Amener ces matériaux de la plage ne présentait pas non plus de grandes difficultés. Hélène résolut de ne pas remettre cet ouvrage à un autre temps, et se rendit immédiatement sur la rive. Là, elle coupa une centaine de perches, les unes grosses, pour les pieux, les autres minces, pour les traverses. Il n'y avait qu'à traîner les perches au lieu de leur destination.

Mais après qu'elle eut apporté les premières perches, elle acquit la conviction que ce travail fatigant lui prendrait à peu près trois jours. Sans hésiter longtemps, elle se mit en devoir de construire un traîneau. Après quelques tentatives infructueuses, elle réussit à attacher plusieurs traverses entre deux grosses perches et, au bout de deux heures, le traîneau était prêt. Elle posa dessus une vingtaine de pieux et les traîna ainsi jusque chez elle. Mais le traîneau était lourd et elle dut s'arrêter plus d'une fois, pour reprendre haleine. «Petit ami» sautillait tout le temps à ses côtés en aboyant, et ne faisait que la déranger dans sa besogne. Arrivée devant une petite colline, elle était déjà sur le point de décharger la moitié de ses perches, lorsque l'idée lui vint que «Petit ami» pouvait bien lui être utile dans cette circonstance. L'ayant appelé auprès d'elle, elle passa à son collier une forte liane qu'elle attacha au traîneau et de cette façon, tous deux, en réunissant leurs efforts, réussirent à gravir la colline avec leur lourde charge.

Le chevreau se laissait panser par Hélène.

Hélène fut ravie de son auxiliaire qui, sans grand effort, traînait la charge comme un bon cheval de trait, en râlant seulement de temps à autre, à cause du collier qui lui serrait la gorge. Lorsque la première charretée fut apportée, Hélène modifia les harnais. Pliant en quatre un morceau d'étoffe assez long, elle le noua sur la poitrine de son ami et attacha des lianes à ses extrémités. De cette façon, toute la charge portait non sur le cou, mais sur la poitrine du chien. Sous son nouveau harnais «Petit ami» marchait encore mieux qu'auparavant. Lorsqu'elle eut chargé encore une fois son traîneau, il le tira tout seul avec une telle facilité qu'elle n'eut même pas à l'aider.

Vers le soir, la plus grande partie des perches était transportée, et le lendemain matin Hélène se mit à élever la clôture. Elle creusa des trous, y planta les gros pieux et les recouvrit solidement de terre. Le soir tombait quand ce travail fut achevé.

Le lendemain, elle commença à poser les traverses, mais elle vit bientôt que ce travail minutieux lui demanderait plusieurs jours. Pourtant elle résolut de ne pas s'occuper d'autre chose avant d'avoir achevé cette clôture, et de ne consacrer qu'une heure ou deux à la cueillette des fruits.

En revenant de la forêt avec les fruits, elle aperçut de loin, auprès de son prisonnier, une chèvre avec un autre chevreau. C'était évidemment la mère qui avait retrouvé son petit. Hélène se cacha derrière un arbre et rappela «Petit ami» auprès d'elle, pour ne pas troubler cette heureuse entrevue. La chèvre donnait tendrement à manger au chevreau prisonnier. Hélène considéra cette scène touchante en cherchant dans son esprit le moyen de s'emparer aussi de la mère, et enfin elle résolut de terminer au plus vite la clôture, espérant d'une façon quelconque y surprendre la chèvre et lui barrer le passage. Elle était convaincue que cette première visite ne serait pas la dernière. Il fallait seulement ne pas trop effrayer l'animal et, pour sa prochaine venue, lui préparer en guise d'appât la friandise préférée des chèvres, du sel.

Hélène sortit de son embuscade et se dirigea lentement vers la caverne pour que la chèvre pût l'apercevoir à temps et s'enfuir. En effet, à peine la jeune fille eut-elle fait quelques pas, que la chèvre avec le chevreau qu'elle avait amené se jetèrent de côté et disparurent bientôt dans le fourré. Le petit blessé qui était attaché, bondit aussi pour les suivre. Hélène le calma avec ses caresses et se remit de nouveau à sa construction.

Elle travailla ainsi sans relâche pendant quatre jours, et lorsque enfin la clôture fut prête, elle y laissa le chevreau en liberté.

Hélène considérait son ouvrage avec un vif sentiment de satisfaction. Maintenant son petit pupille avait un coin où il pouvait s'ébattre et bondir librement. Mais la jambe du chevreau n'était pas encore tout à fait guérie et il boitait fortement. Hélène était ravie de posséder ce gentil animal qui la suivait partout comme un petit chien. Quant à «Petit ami,» il continuait à le traiter toujours en ennemi.

Cependant Hélène remarqua que la chèvre, en son absence, rendait journellement visite à son petit. Le sel qu'elle laissait se trouvait toujours mangé.

Le lendemain, en quittant comme d'habitude la caverne, la jeune fille enleva d'abord de la clôture deux traverses, dans le but de fournir à la chèvre le moyen d'entrer dans l'enceinte, attacha le chevreau tout près de la caverne et se cacha elle-même avec «Petit ami» dans les buissons du voisinage.

Au bout d'une heure à peu près, sur la lisière du bois apparut la chèvre en compagnie de son petit.

L'animal soupçonneux regarda avec inquiétude autour de lui, en reniflant l'air, comme s'il pressentait un malheur. Hélène retint son souffle. «Petit ami» était couché à côté d'elle, suivant avidement des yeux la chèvre, qui demeurait immobile à la même place. Quelques instants se passèrent dans cette attente pleine d'angoisse. Enfin la chèvre s'approcha avec précaution de la clôture et se mit à chercher l'entrée. Hélène vit, de derrière son arbre, que la chèvre se rapprochait d'elle. Mais tout à coup, à quelques pas de l'endroit où les traverses étaient enlevées, la chèvre s'arrêta et, ayant reniflé de nouveau l'air, s'éloigna avec effroi. Elle avait évidemment flairé la proximité d'Hélène et de «Petit ami,» et elle se serait sans doute enfuie dans la forêt si, en ce moment, le bêlement plaintif du prisonnier ne l'avait arrêtée. Le sentiment maternel l'emporta sur sa frayeur; le nez au vent, elle se rapprocha lentement de la clôture et, regardant avec inquiétude autour d'elle, s'arrêta devant l'entrée. De nouveaux bêlements de son petit la décidèrent à courir vers le chevreau, qui immédiatement se mit à la téter. Son exemple fut suivi par l'autre chevreau.

Hélène ne voulut point empêcher la chèvre d'apaiser la faim de ses petits et demeura sans bouger pendant quelques instants. Puis elle sortit brusquement de derrière le buisson et courut vers la clôture. A peine la chèvre se fut-elle aperçue du danger, qu'elle se précipita vers l'entrée. Encore un moment et elle était en liberté; mais «Petit ami» lui barra à temps le chemin. Il s'élança en avant et montrant les dents, s'arrêta à l'entrée, tandis que l'animal effrayé se précipitait à la recherche d'une autre issue. Pendant ce temps, Hélène put arriver et remettre les traverses en place. La chèvre apeurée courait de tous les côtés et, ne trouvant pas de sortie, cherchait même à sauter par-dessus les pieux; mais tous ses efforts furent inutiles, la clôture était solide et trop élevée.

Laissant «Petit ami» en dehors, Hélène détacha le chevreau blessé qui courut aussitôt auprès de sa mère. Mais la chèvre ne faisait plus attention aux chevreaux qui la suivaient avec des bêlements plaintifs et courait, comme une folle, le long de la palissade en cherchant une issue.

La chèvre apparut, en compagnie de son petit.

Hélène plaça auprès de la clôture une coquille de noix de coco remplie d'eau, mit du sel à côté et s'assit tranquillement à l'entrée de la caverne pour voir ce qui se passerait. La chèvre, après avoir couru jusqu'à ce qu'elle fût à bout de forces, se calma enfin, laissa venir à elle les chevreaux et même les lécha. Plusieurs fois, elle s'approcha de l'eau, la flaira, mais sans oser y toucher; quant au sel, elle n'y prêtait nulle attention, et dès qu'Hélène faisait un mouvement, elle se remettait de nouveau à courir.

Pour lui laisser le temps de se rassurer et de se familiariser avec son nouveau milieu, Hélène résolut de laisser les animaux seuls pendant quelques heures; elle se rendit sur la plage et ne revint que vers le soir. La chèvre était tranquillement couchée à l'ombre d'un arbre et les chevreaux folâtraient joyeusement autour d'elle. En apercevant Hélène, elle se leva apeurée et courut se réfugier dans le coin le plus éloigné, tandis que le petit chevreau apprivoisé s'approchait bravement de sa maîtresse et lui prenait des mains une brassée de pousses fraîches. Le second chevreau le suivit avec curiosité, mais il s'arrêta, craintif, à quelques pas de la jeune fille. Hélène caressa son pupille et, pour ne pas effaroucher la chèvre, rentra dans la caverne, en laissant «Petit ami» en dehors de la clôture.

La nuit se passa tranquillement. Par moments arrivaient à l'oreille de la jeune fille les bêlements plaintifs de la chèvre.

Le lendemain, Hélène se leva de bonne heure et son premier soin fut de porter à ses prisonniers de l'eau fraîche et du fourrage. La vieille chèvre manifestait toujours une grande appréhension à son égard, mais Hélène faisait semblant de ne pas la voir, et, caressant son chevreau, essayait en même temps d'apprivoiser aussi le petit sauvage.

CHAPITRE XXV

Un concert dans les airs.—Combat entre singes et fillette.—Les fournisseurs quadrumanes.—L'arbre à pain.

La construction de la clôture avait pris tant de temps à la jeune fille que sa provision de fruits commençait à s'épuiser. Il fallait se remettre à la cueillette et remplir la cave vide, car la saison pluvieuse était proche.

Appelant «Petit ami», elle se rendit dans la forêt, mais par un chemin autre que celui qu'elle prenait d'habitude. Là encore elle reconnut la même végétation variée des tropiques, avec ses gigantesques arbres séculaires enlacés de plantes grimpantes, les mêmes cris de singes, les mêmes chants d'oiseaux. Les cocotiers et les bananiers atteignaient ici une hauteur si inaccessible, qu'il ne fallait même pas songer à arriver jusqu'aux fruits qui en garnissaient les cimes.

Hélène suivait cette épaisse forêt depuis une heure environ, lorsque, non loin d'elle, retentirent des hurlements assourdissants de singes. Elle appela «Petit ami» et se dirigea de ce côté. Elle n'avait pas fait une centaine de pas qu'elle se trouvait dans une petite clairière. Sur l'un des arbres qui l'entouraient, couvert de fruits énormes, était assise une troupe de singes, qui exécutaient un concert tellement effroyable, qu'on aurait cru entendre des fauves rassemblés là pour une lutte mortelle. D'ailleurs, dans ces hurlements sauvages, on remarquait pourtant une certaine consonance.

Hélène s'était cachée derrière un arbre et examinait curieusement ces chanteurs bizarres. Brusquement toute la société qui siégeait sur l'arbre se tut. Mais une minute ne s'était pas écoulée, que l'un des chanteurs se mit de nouveau à hurler et, aussitôt après, tout le chœur l'accompagna avec un ensemble admirable. Ces sons rappelaient tantôt le grognement du cochon, tantôt le rugissement du jaguar. Ces chanteurs à longue barbe se tenaient sur l'arbre d'un air si posé et, en se regardant l'un l'autre, hurlaient à tue-tête avec une mine si sérieuse, qu'Hélène n'y tint plus et éclata de rire.

Instantanément, les chanteurs se turent et examinèrent les nouveaux arrivants, mais, une minute après, ne les jugeant plus dignes de leur attention, ils se mirent à se régaler avec les fruits qui garnissaient l'arbre.

Hélène comprit qu'elle voyait devant elle l'arbre à pain, dont les fruits forment presque la seule nourriture des habitants de la plupart des pays tropicaux. Cette trouvaille lui causa une vive joie: elle savait que la pulpe tendre et sucrée de ces énormes fruits, grillée en tranches épaisses, remplace parfaitement le pain. Mais il lui était difficile de se les procurer, l'arbre étant très haut. Il y avait, il est vrai, par terre quelques fruits trop mûrs, mais ils se trouvaient déjà gâtés. Quant à se contenter des restes jetés par les singes, Hélène n'en avait nullement envie.

Ces chanteurs se tenaient sur les arbres.

Avisant un fruit qui pendait assez bas, Hélène prit une grosse branche et la jeta en l'air, dans l'espoir de l'abattre. Mais elle n'eut pas plus tôt levé la main qu'avec surprise et frayeur, elle vit tomber sur elle toute une avalanche de ces fruits énormes. Cela s'effectua d'une manière si inattendue, qu'au premier moment Hélène ne sut que résoudre. Mais une nouvelle grêle de projectiles la fit reculer en toute hâte. Une de ces balles de pain avait atteint «Petit ami» et le pauvre chien se jeta de côté en hurlant. Une fois hors de la portée du tir des singes, Hélène s'aperçut que toute la société se tenait, avec un calme parfait, sur l'arbre, se préparant évidemment à la régaler d'une nouvelle décharge.

«Mais c'est un très bon moyen pour se procurer les fruits des arbres trop élevés! S'ils voulaient m'en jeter encore une vingtaine!…» disait à part soi, en riant, Hélène.

Et elle lança un autre petit rameau aux singes qui, en effet, ripostèrent immédiatement, en la lapidant de fruits. En très peu de temps, elle en avait devant elle un grand tas. Hélène en prit quatre qu'elle emporta à la maison, mais ce fardeau se trouva être très lourd: chaque fruit pesait près de dix livres. Pour en rendre le transport plus facile, elle fabriqua à la hâte un sac, attela «Petit ami» au traîneau et vint ainsi chercher les autres fruits. Lorsqu'elle retourna dans la forêt, elle ne retrouva plus les singes sur l'arbre; ils s'étaient cachés quelque part.

En quatre fois, Hélène put transporter les fruits chez elle et elle alluma tout de suite un feu pour se préparer du pain grillé à la façon des sauvages. Lorsque le feu eut achevé de brûler, la jeune fille coupa le fruit en grosses tranches et les posa sur les charbons ardents. Au bout de quelques instants, elles exhalaient une odeur parfumée de pain frais. Hélène retira du feu les tranches noircies, en enleva la croûte carbonisée et goûta à ce pain. Le goût en était excellent, et ne différait presque en rien de celui du pain de froment.

L'enfant rentra une partie des fruits dans la cave, pour avoir, au moins dans les premiers temps, du pain frais, et laissa le reste fermenter au soleil. Elle se rappelait ce que son père lui avait raconté à ce sujet sur les sauvages, qui préparaient ainsi, avec ces fruits, une pâte qu'ils conservaient dans des fosses et dont ils usaient au fur et à mesure de leurs besoins.

Cependant Hélène n'oubliait pas ses bêtes. Chaque fois qu'elle revenait à la maison, le chevreau apprivoisé courait joyeusement à sa rencontre, tandis que le petit sauvage le suivait avec curiosité. Soit qu'elle rentrât dans la caverne ou qu'elle en sortît, les chevreaux pétulants tournaient toujours autour d'elle. Les choses en vinrent là que même le petit sauvage commença à prendre de ses mains les pousses qu'elle lui offrait. La vieille chèvre s'était aussi évidemment rassurée et elle mangeait son fourrage; mais elle ne se laissait pas encore approcher par la jeune fille.

CHAPITRE XXVI

Exploration de l'île.—Les mimosas.—«L'arbre des voyageurs.»—Les scarabées luisants.—Une nuit en pleine forêt vierge.—Le terre-neuve conducteur.

Durant tout son séjour dans l'île, Hélène n'avait pu encore visiter le bord de la mer, dans la partie opposée de l'île, de l'autre côté de la forêt. Sachant que dans quelques jours devait commencer la saison pluvieuse, pendant laquelle elle ne pourrait plus sortir, elle résolut de se mettre en route le lendemain même.

Le matin, l'enfant se leva de bonne heure; mais à peine avait-elle fait un pas hors de la caverne qu'elle recula, saisie d'horreur. Devant l'entrée même était étendu un gros serpent. Pourtant, en l'examinant plus attentivement, Hélène s'aperçut qu'il avait la tête broyée. Sans doute il avait voulu, la nuit, ramper dans la caverne et «Petit ami» l'avait tué. Elle se souvenait maintenant d'avoir entendu, à travers son sommeil, les grondements de «Petit ami.» Hélène souleva le serpent au bout d'un bâton, le traîna loin de la caverne et l'enfouit dans le sable.

Après avoir donné du fourrage à ses prisonniers et caressé les chevreaux, Hélène prit quelques biscuits et se mit en route, accompagnée de «Petit ami». Au bout de deux heures de marche, elle se trouva devant la «Vallée des chèvres,»—c'est ainsi qu'Hélène avait surnommé la vallée où elle avait aperçu pour la première fois ces animaux. Cette fois elle était déserte. Hélène gravit la montagne opposée. De là se déroulait une large vue sur le pays qui s'étendait à ses pieds. Comme on respirait librement au milieu de cet espace découvert, après la sombre forêt! Au-dessus d'elle brillait un ciel d'un bleu foncé et une brise légère répandait une fraîcheur agréable.

Hélène jeta un regard autour d'elle. En avant, à ses pieds, s'étendait une autre forêt vierge, derrière laquelle s'apercevait dans le lointain le bord de la mer et, plus loin, une immense plaine d'eau. Jamais encore la jeune fille ne s'était aventurée si loin. Pour atteindre le rivage, il fallait traverser une partie de la forêt qui s'étendait au pied de la montagne.

Hélène se dirigea de ce côté. Là elle retrouva la même végétation vierge, dont l'éclatante verdure formait un contraste éclatant avec le feuillage sombre des géants séculaires. Chemin faisant, elle rencontra divers palmiers, des fougères, des bananiers et des mimosas aux feuilles si fines et si élégantes.

Hélène cueillit en passant une fleur de mimosa: mais à peine eut-elle touché cette plante si délicate qu'elle se mit à replier pudiquement ses feuilles et ses pétales. Quelle ne fut pas sa surprise, en s'apercevant que les autres mimosas, même les plus éloignés du premier, avaient, comme s'ils s'étaient concertés, suivi son exemple et l'un après l'autre replié également leurs feuilles. Par la suite, Hélène eut bien des fois l'occasion d'observer comment cette plante sensible dépliait ses feuilles aux premiers rayons du soleil et les repliait vers la nuit.

Hélène marcha longtemps dans la forêt. Le soleil déclinait déjà lorsqu'elle fit halte pour se reposer. Quand elle et «Petit ami» eurent apaisé leur faim, elle regarda autour d'elle, dans l'espoir de rencontrer à proximité un cocotier pour en boire le lait excellent.

En route elle n'avait pas rencontré le moindre petit ruisseau. A une cinquantaine de pas d'elle se trouvait un groupe de cocotiers, mais, à son grand chagrin, les fruits en étaient suspendus trop haut. Elle était déjà sur le point de s'éloigner, lorsque son attention fut attirée par plusieurs beaux arbres dont les cimes étaient ornées de grandes feuilles de deux toises de long disposées en forme d'éventail. Hélène examinait curieusement ce bel arbre, en essayant de se rappeler où elle en avait vu le dessin.

«L'arbre des voyageurs!» s'écria presque, dans sa joie, la jeune fille, en se souvenant que sur le navire encore elle avait lu à son père une description de cette espèce. Sachant que dans les grandes feuilles enroulées de cet arbre merveilleux s'accumule jour par jour une eau excellente, qui plus d'une fois avait apaisé la soif des voyageurs, Hélène se mit à la recherche d'un ustensile quelconque. Auprès d'elle, gisaient plusieurs noix de coco, brisées et à moitié pourries. Elle ramassa un débris de coquille, le vida soigneusement, et la tasse se trouva prête. Puis elle coupa une perche fine, en amincit le bout et, posant la tasse contre l'arbre, perça à la base le pétiole d'une feuille. Un jet d'eau pur et limpide jaillit d'en haut et fit déborder la tasse. Hélène colla avidement ses lèvres à la coquille et but avec délice de cette eau claire comme du cristal. Il semblait que ces feuilles énormes avec leurs longs pétioles servaient de filtre à ce réservoir créé par la nature. Ayant apaisé sa soif, Hélène donna à boire à «Petit ami» et se remit en marche.

Lorsqu'elle eut enfin atteint le bord de la mer, le jour baissait déjà. Des arbres gigantesques encadraient sur une très grande étendue ce rivage pittoresque. Mais la mer était toujours le même désert immense se confondant à l'horizon avec le ciel bleu. Hélène longea le rivage dans l'espoir de doubler un petit promontoire qu'on apercevait là-bas. Mais lorsque, après une heure de marche, elle l'eut atteint, elle vit que, derrière le cap, le rivage s'étendait très au loin vers la droite. Aller de l'avant, et revenir à la maison par le côté opposé à celui qu'elle avait pris en partant, c'était chose impossible en un seul jour. Il en aurait fallu au moins deux.

Hélène s'aperçut alors avec inquiétude que la nuit était prête à tomber et qu'il était temps de s'en retourner. A pas rapides, elle se dirigea vers l'endroit de la forêt d'où elle avait débouché sur la plage. En s'en approchant, elle fut très alarmée en voyant que le soleil avait déjà disparu, et qu'à l'horizon lointain s'éteignaient les dernières lueurs du crépuscule, tandis que derrière la forêt mystérieuse les ombres s'épaississaient rapidement.

Le jour baissait déjà.

Hélène s'arrêta à la lisière: un silence sinistre régnait dans le bois. Une sensation pénible de peur s'empara de la jeune fille, mais, ne pouvant se résoudre à passer là la nuit, elle marcha vivement en avant.

Elle se trouva bientôt au milieu de la plus profonde obscurité. Ces ténèbres impénétrables, où elle pouvait marcher sur quelque serpent, remplissaient d'effroi le cœur de la jeune fille.

Elle était déjà sur le point de rebrousser chemin et de passer la nuit sur le rivage, quand elle vit tout à coup briller à travers les arbres de petits feux verts qu'elle connaissait bien et qui illuminaient par ci par là les ténèbres. A une cinquantaine de pas d'elle, un buisson entier brillait comme enveloppé de flammes. La vue de ces magnifiques insectes phosphorescents lui donna l'idée de s'en servir pour éclairer sa route. Elle s'approcha avec précaution du buisson illuminé, saisit deux énormes scarabées de trois pouces de long environ et, en tenant un dans chaque main, se remit bravement en marche. Pourtant cette lumière lui parut bientôt insuffisante: elle ne voyait pas bien où poser son pied et c'est pourquoi, sans y réfléchir longtemps, elle attacha les deux scarabées à ses pieds, puis, en ayant pris encore deux autres, elle les porta dans ses mains, en guise de lanternes. Maintenant la lumière était assez intense pour lui permettre d'apercevoir le moindre brin d'herbe à ses côtés. Hélène pressait le pas et marchait maintenant presque sans crainte dans la forêt sombre, en regardant attentivement devant elle et surtout sous ses pieds. Un quart d'heure se passa. Rien ne troublait le silence de la nuit qui l'entourait.

Mais tout à coup, comme sur un signal, retentit dans la forêt le sifflement aigu de quelque oiseau de nuit; immédiatement après, toute la forêt se remplit de hurlements tellement effroyables, qu'Hélène tressaillit involontairement et s'arrêta. Jamais elle n'avait rien entendu de pareil. Il semblait que des milliers de singes-crieurs se réveillaient subitement pour remplir de leurs hurlements les halliers de la forêt. Au milieu de ces clameurs épouvantables se faisait entendre parfois le cri sinistre du hibou. Pour comble de terreur, Hélène s'aperçut qu'elle s'était égarée.

—«Petit ami», à la maison! A la maison, «Petit ami!» s'avisa-t-elle de dire au chien, se fiant à son flair.

L'intelligent animal parut comprendre ce qu'on lui demandait. La tête basse, il revint sur ses pas et, ayant apparemment retrouvé le chemin, prit de côté et se mit à courir en avant. Hélène pouvait à peine le suivre et était obligée de le rappeler de temps en temps.

Cependant le silence se fit dans la forêt, un silence que troublait seul le bourdonnement des scarabées et d'autres insectes qui tournoyaient autour de la jeune fille; Hélène s'aperçut plusieurs fois que «Petit ami» s'élançait en avant en aboyant, et qu'immédiatement après quelque chose de long remuait dans l'herbe et disparaissait dans le fourré. Elle était convaincue que c'étaient des serpents dont ils avaient troublé le repos.

Mais la forêt vierge prit fin, et Hélène revit au-dessus de son front le ciel sombre et étoilé. Devant elle se trouvait la montagne du haut de laquelle, quelques heures auparavant, elle avait regardé la plage.

A partir de là elle se reconnaissait. Laissant de côté la montagne et la vallée, la jeune fille pénétra dans l'autre forêt. Mais celle-ci lui était familière, puisqu'elle y était venue plus d'une fois.

Elle la franchit sans encombre et se retrouva auprès du lac, derrière lequel on apercevait sa caverne. Le ciel était couvert de sombres nuages, de derrière lesquels la lune jetait, de temps en temps, des regards furtifs. La jeune fille posa avec précaution à terre les scarabées qui lui avaient rendu un service si important, et se hâta de revenir à la maison. Devant la clôture, les chevreaux l'accueillirent avec des bêlements. La vieille chèvre se tenait à l'entrée de la caverne et regardait tranquillement Hélène caresser ses petits. Voyant que les pauvres animaux n'avaient plus ni fourrage, ni eau, la jeune fille, en dépit de l'heure tardive, leur cueillit de l'herbe et leur apporta de l'eau.

Malgré sa grande fatigue, elle fut longtemps à s'endormir. Elle était fortement préoccupée de l'idée d'une lampe dont la lueur lui permettrait de lire et de coudre pendant les longues soirées de la saison pluvieuse. Jusqu'alors elle devait se mettre au lit avec le coucher du soleil. Maintenant elle avait la conviction que plusieurs scarabées phosphorescents lui tiendraient très bien lieu d'une lampe. Ils ne restait plus qu'à trouver pour eux un vase transparent et commode où ils seraient à leur aise.

Après avoir longtemps réfléchi, Hélène résolut dès le lendemain d'employer à cet effet une courge.

CHAPITRE XXVII

La cueillette.—Une lampe vivante.—Le serpent et le perroquet.—Un prisonnier emplumé.

Le lendemain, Hélène en se levant aperçut de gros nuages qui lui rappelèrent que la saison pluvieuse arrivait. Sans perdre de temps, elle se mit à ramasser de l'herbe et à la sécher au soleil, comme elle avait vu faire dans sa patrie; puis elle transporta le foin sec dans la plus proche caverne. En travaillant sans relâche, la jeune fille avait pu, le soir venu, réunir une provision considérable de fourrage pour ses prisonnières les chèvres. Il n'y avait plus qu'à se munir de leur friandise préférée, le sel, et à compléter quelque peu ses vivres à elle avec des dattes et d'autres fruits. Le soir même elle se rendit sur le bord de la mer, y ramassa un sac de sel et, l'ayant placé sur le traîneau, le transporta chez elle à l'aide de «Petit ami».

Le même jour, elle trouva une grosse courge, en coupa le haut, en enleva la pulpe et y perça plusieurs petits trous pour l'entrée de l'air. Il ne restait plus qu'à prendre les flambeaux vivants pour avoir une lampe toute prête.

A la nuit, Hélène se rendit sur la lisière de la forêt où elle voyait ordinairement une grande quantité d'insectes phosphorescents, et bientôt elle revint avec plusieurs gros scarabées.

La lumière de cette lampe originale était si intense que la jeune fille y voyait assez, non seulement pour coudre, mais même pour lire. Elle était ravie et sautait presque de joie. Son rêve le plus cher se trouvait réalisé. Elle ne se préoccupait pas de la nourriture qu'elle aurait à fournir à sa lampe, car elle savait que les scarabées n'étaient pas difficiles sur le choix de leurs aliments et mangeaient, non seulement des fruits, mais même du pain et des débris de bois pourri.

En se levant le lendemain, Hélène s'aperçut avec chagrin qu'il pleuvait fortement. Mais en revanche, dès qu'elle eut fait un pas hors de la caverne, les chevreaux accoururent au-devant d'elle. Ils eussent depuis longtemps sans doute pénétré dans sa caverne, si «Petit ami» n'avait pas été couché à l'entrée même. Hélène prit une grosse poignée de sel et alla vers la chèvre. Cette fois, la craintive prisonnière l'accueillit gracieusement. Non seulement elle la laissa s'approcher d'elle, mais-elle lécha même tout le sel dans sa main. Cette première velléité de rapprochement causa une grande joie à la jeune fille; elle vit que la prisonnière s'apprivoisait, et elle conçut l'espérance de pouvoir bientôt user de son lait.

Le serpent allait saisir sa victime.

Cependant la pluie avait cessé et le soleil se montrait de nouveau de derrière les nuages. Hélène voulut profiter de cette accalmie et, prenant une longue perche de bambou, se rendit dans la forêt pour chercher des dattes et d'autres fruits. Elle était si absorbée par sa cueillette, qu'elle ne fit pas attention aux cris aigus d'un perroquet, accompagnés des aboiements de «Petit ami»; le chien jappait rageusement, la tête levée et les pattes de devant appuyées contre un tronc d'arbre. Ayant enfin remarqué cette agitation insolite de «Petit ami», Hélène se hâta de s'approcher et vit sur une grosse branche un serpent brillant, qui fixait de ses yeux immobiles un petit et très gentil kakatoës: celui-ci, les ailes étendues, manifestait par des cris perçants son effroi du danger qui le menaçait.

Le serpent était déjà prêt à saisir sa victime, lorsque Hélène lui porta vivement un coup sur la tête, en frôlant par mégarde le perroquet lui-même qui tomba à ses pieds. Sans s'en apercevoir, elle porta un second coup au serpent, et cette fois si bien asséné, que le reptile demeura immobile, suspendu à la branche, semblable à une corde qu'on aurait lancée par-dessus. C'est alors seulement qu'Hélène remarqua à ses pieds le perroquet. «Petit ami» se tenait à côté, sans détacher ses yeux de lui, prêt, évidemment, à le saisir à la moindre tentative de fuite, tandis que le petit oiseau, les ailes étendues et le bec ouvert, se préparait résolûment à la défense.

Profitant d'un moment favorable, la jeune fille saisit le perroquet. Mais celui-ci, se voyant pris, se mit à la griffer et lui mordit le doigt jusqu'au sang. Hélène était si contente de sa prise, qu'au premier moment elle ne sentit même pas la douleur de sa morsure. Un autre de ses plus vifs désirs était réalisé: elle possédait maintenant un perroquet, auquel elle pouvait apprendre à parler. Mais le prisonnier emplumé continuait à se débattre et à mordre les mains de la jeune fille, de sorte qu'elle fut obligé de le mettre dans un sac et de le porter vivement à sa caverne, où elle l'attacha par le pied.

Hélène retourna dans la forêt pour la cueillette des fruits, et s'y livra avec tant de zèle qu'elle ne s'aperçut pas que des nuages orageux s'étaient peu à peu amoncelés au-dessus de la vallée. Mais un éclair brilla et des roulements de tonnerre retentirent. La jeune fille avait à peine regagné son logis, qu'une pluie torrentielle se mit à tomber.

La saison pluvieuse commençait. Mais elle trouva la jeune fille en mesure de satisfaire à ses propres besoins et à ceux de ses animaux. Elle n'avait qu'à aller chaque jour chercher de l'eau au bord du lac; le reste du temps, elle pouvait parfaitement le passer chez elle. Elle avait maintenant, il est vrai, moins à travailler, encore ne pouvait-elle rester inactive. Ses vêtements étaient complètement usés et il fallait en confectionner de neufs. En outre, les soins à donner aux chèvres devaient lui réclamer aussi pas mal de temps. Quant aux soirées, elle voulut les consacrer au repos et les passer à lire, à la lueur de sa nouvelle lampe, les livres laissés par le malheureux Français.

Quand, le jour suivant, Hélène jeta un regard au dehors, il pleuvait à verse. Elle tira du coffre le ballot d'étoffe et se mit à en découper des vêtements.

Vers midi, la pluie cessa et le ciel se rasséréna quelque peu. Hélène se hâta de s'approvisionner d'eau fraîche pour elle et ses animaux. Après avoir donné du fourrage à ses chevreaux, elle tendit à la mère une main remplie de sel, et se mit à la flatter et à la caresser avec l'autre. A la grande joie de la jeune fille, la chèvre non seulement accueillit avec calme ses caresses, mais elle lui permit même de la traire un peu. Avec quel plaisir Hélène goûta de ce bon lait! Elle avait l'habitude, dans sa patrie, d'en boire beaucoup et elle souffrait depuis longtemps d'en être privée. Après avoir encore caressé ses chevreaux, elle les amena dans sa caverne. Ainsi, dans un court espace de temps, Hélène avait réussi à apprivoiser non seulement les chevreaux, mais même la vieille chèvre.

Lorsque l'averse recommença, Hélène prit place près du seuil et se remit de nouveau à son ouvrage. «Petit ami» s'étendit à ses pieds. D'abord, les chèvres le considéraient avec hostilité, mais voyant qu'il ne leur accordait pas la moindre attention, elles se calmèrent. Les chevreaux se mirent à jouer avec insouciance et la chèvre se coucha paisiblement auprès de la jeune fille. Hélène vit avec plaisir que tous ses amis commençaient à s'habituer les uns aux autres. Seul, le perroquet continuait à témoigner de l'animosité envers tous. Hélène résolut de ne lui donner à manger que de ses mains et de le tenir attaché, espérant ainsi l'apprivoiser plus vite et lui apprendre à parler.

CHAPITRE XXVIII

Cloîtrée!—Un élève qui fait des progrès.

Une longue série de journées tristes et uniformes s'ensuivit. La pluie continuait à tomber presque sans interruption. Dans les courts intervalles qu'elle laissait, Hélène n'avait que le temps de courir chercher de l'eau et elle était obligée de passer le reste de la journée dans sa grotte; mais elle s'efforçait de l'employer utilement.

D'ordinaire, elle distribuait son temps de la façon suivante. Le matin, elle se levait de bonne heure, se débarbouillait et allait porter du fourrage frais et de l'eau à ses chèvres. Puis, elle trayait la mère, allumait un feu, sur lequel elle grillait quelques tranches de pain pour elle et «Petit ami» et déjeunait avec du lait, du pain et des fruits secs. Pendant ce temps, son prisonnier emplumé s'était tellement familiarisé avec sa jeune maîtresse, que non seulement il l'accueillait par des cris joyeux, mais se perchait volontiers sur son doigt ou sur son épaule. En prenant de ses mains les dattes sèches, son mets de prédilection, le perroquet semblait écouter chaque mot de la jeune fille avec une attention soutenue. Puis Hélène se mettait à coudre des vêtements et à confectionner des chaussures, les siennes s'étant, dans les derniers temps, complètement usées. Hélène, avait déjà pensé à cette partie de sa toilette, avant l'arrivée de la saison pluvieuse, et fait provision d'écorces solides d'un des arbres de la vallée; et elle commença maintenant à s'en préparer des sandales. Cette chaussure était très peu compliquée. Après avoir bien poli un côté du gros morceau d'écorce, qui servait de semelle, la jeune fille en arrondissait les bords et passait par les trous qu'elle y avait percés des filaments d'une plante grimpante flexible. Mais cette chaussure était aussi très peu solide et s'usait en quelques jours. C'est pourquoi Hélène en confectionna une dizaine de paires; elle devint à la longue si habile que ses sandales, malgré leur simplicité, n'étaient pas dépourvues d'une certaine élégance.

Tout en travaillant, elle causait souvent avec son «Joli»,—ainsi avait-elle nommé le perroquet,—qu'elle tenait toujours attaché à côté d'elle, ou bien se divertissait à regarder les gambades amusantes des chevreaux qui, dans l'ardeur de leurs jeux, sortaient parfois de la caverne, malgré la pluie, mais pour rentrer aussitôt, tandis que la vieille chèvre demeurait paisiblement étendue à côté d'elle en mâchant le foin parfumé.

Mais quoique Hélène aimât beaucoup ses petites chèvres, elle ne pouvait les garder la nuit auprès d'elle, parce qu'elles répandaient une odeur désagréable; pour ne pas les priver de leur liberté pendant la nuit, elle se garantit contre leurs visites nocturnes par la présence de «Petit ami», qu'elle faisait coucher à l'entrée de la caverne. Dans les premiers temps, elle entendit plus d'une fois, la nuit, ses chèvres s'approcher et l'appeler par leurs bêlements; mais «Petit ami», qui avait l'ouïe fine, les chassait en aboyant; par la suite, ces intelligents animaux finirent par n'arriver que le matin devant l'entrée de la caverne où ils éveillaient leur jeune maîtresse en bêlant.

L'instruction du perroquet se poursuivait avec moins de succès. Le bel oiseau ne prononçait pas encore une seule parole et ne faisait entendre que des cris aigus.

Mais une fois, de grand matin, Hélène ouït à travers son sommeil les bêlements des chèvres, et aussi une voix qui d'abord disait sévèrement: «Arrière, Petit ami!» puis, tendrement: «Ah! mes chères petites chèvres!» Elle fut saisie de frayeur et se leva brusquement, mais elle s'aperçut aussitôt que c'était son jeune élève qui répétait la phrase habituelle que prononçait chaque matin sa maîtresse.

Depuis ce jour, le perroquet fit de tels progrès qu'il surprenait souvent Hélène par sa facilité de conception. Il était maintenant si habitué à la jeune fille qu'elle cessa de le tenir attaché. Elle n'avait qu'à tendre la main pour qu'il vînt immédiatement se percher sur son doigt, en poussant des cris de joie. Elle le tenait souvent dans cette position, en prononçant devant lui, lentement, des paroles auxquelles il prêtait une attention soutenue. En dépit de la liberté complète dont il jouissait, il ne songeait évidemment pas à la fuite. Il sortait parfois de la caverne, se perchait sur un arbre voisin, et de temps en temps répétait à haute voix les paroles qu'il avait apprises.

Vers la fin de la saison pluvieuse, «Joli» avait retenu un grand nombre de phrases et il les employait, la plupart du temps, à propos. Il aimait surtout à causer le matin. Dès qu'Hélène se levait, derrière elle retentissait la voix sonore du perroquet: «Bonjour, Hélène!—Bonne nuit, Hélène!—Joli veut manger, petit perroquet a faim!—Petit ami! silence!—Ah, mes chères petites chèvres!—Bê…ê…ê…ê…!—Mon gentil petit perroquet!—Est-ce que les petites chèvres ont faim?—Petit ami veut du lolo avec du pain?—Eh bien, bravo, mon perroquet intelligent!» s'écriait-il sur tous les tons, en imitant la voix de sa maîtresse. Et quand les chevreaux se mettaient à jouer et à s'ébattre dans la caverne, il disait avec bonhomie: «Ah! quels polissons vous êtes!—Mais vous m'empêchez de travailler!—Petit perroquet veut-il des dattes?—Bê…ê…ê…ê…—Maintenant, il est temps de vous en aller.» Il continuait à voir «Petit ami» d'un mauvais œil. En l'entendant aboyer, il commençait à aboyer lui-même et, en signe de colère, hérissait sa jolie huppe.

Quand Hélène se mettait à table, tous ses compagnons se réunissaient autour d'elle. «Petit ami» posait humblement sa tête sur ses genoux, «Joli» se perchait sur son épaule droite, et la chèvre examinait curieusement le couvert, tandis que les chevreaux gambadaient tout autour avec insouciance. En mangeant, Hélène n'oubliait pas de donner de temps en temps à chacun d'eux quelque morceau friand. Les chèvres étaient particulièrement avides de pain saupoudré de sel, tandis que le perroquet adorait les dattes sèches et veillait rigoureusement à ce qu'Hélène ne fît aucun passe-droit. S'il remarquait qu'elle l'oubliait et donnait à manger deux fois de suite à la chèvre ou à «Petit ami», il se mettait à dire: «Joli veut manger», et lui becquetait doucement l'oreille. Si, après cela, elle ne le satisfaisait pas immédiatement, il criait à tue-tête: «Perroquet veut des dattes», et lui mordait l'oreille plus fortement. Quand il avait reçu son dû, il se calmait, tout en continuant pourtant sa surveillance.

A la nuit tombante, Hélène emmenait les chèvres dans une autre caverne et se mettait à écrire son journal ou à lire à la lumière de sa lampe improvisée. Elle lisait avec un grand intérêt les livres de voyages et d'histoire naturelle.

Durant ces longues soirées, elle se rappelait son père bien-aimé, qui lui expliquait toujours si bien et avec tant de douceur les passages peu intelligibles; et souvent ses pensées s'envolaient aussi au loin, vers sa patrie, vers sa mère!…

CHAPITRE XXIX

Le printemps.—Peur mal fondée.—La caverne du vieux bouc.—Une grotte enchantée.—Le coton.

Trois semaines plus tard environ, Hélène s'aperçut que les accalmies devenaient plus fréquentes et plus longues. Toute la nature semblait revivre. Elle comprit que la saison pluvieuse touchait à sa fin.

Au bout de quelques jours encore, en mettant le pied dehors, elle vit au-dessus d'elle un ciel presque sans nuages et un soleil éclatant de printemps. L'air était embaumé. Hélène promenait ses regards tout autour et n'en croyait presque pas ses yeux. Elle voyait revenir dans toute sa splendeur le printemps, qu'elle aimait si fort dans sa patrie. Toute la terre était gazonnée d'une herbe fraîche et diaprée de fleurs de toutes les couleurs.

En s'approchant du lac, où elle allait chercher de l'eau, elle s'arrêta frappée de surprise. Il semblait que tous les habitants de cette île déserte s'y fussent donné rendez-vous à cette heure matinale. Des milliers de perroquets, de colibris chatoyants et d'autres oiseaux, d'innombrables singes de toutes sortes s'étaient réunis sur le bord du lac pour se rafraîchir à son eau limpide. Un bruit confus semblait flotter dans l'air, un bruit fait de tous ces cris, de tous ces chants, de tous ces bourdonnements. D'énormes papillons de toutes les nuances passaient en tournoyant au-dessus d'elle. Sur le lac nageaient joyeusement, plongeant et criant, des oiseaux aquatiques, parmi lesquels, lents et majestueux, glissaient les cygnes avec leurs nichées. Ravie, Hélène contemplait ce monde bouillonnant de vie. «Petit ami» restait immobile à ses côtés et examinait avec des regards avides cette société si nombreuse.

Hélène donna un coup d'œil à la forêt; là aussi, elle se vit plongée dans un torrent de parfums. Au milieu de la verdure éclatante des arbres et des arbrisseaux, étincelaient toutes sortes de fleurs variées. Des perroquets multicolores grimpaient sur les branches en poussant des cris joyeux. Les colibris folâtraient dans l'air et voletaient d'une branche à une autre. Les oiseaux gazouillaient, les insectes bruissaient, les singes en liesse hurlaient. Il semblait que non seulement la forêt même, mais tous ses habitants sortaient d'un long sommeil et se ruaient joyeusement à une nouvelle existence. Depuis longtemps Hélène s'enivrait du parfum des plantes et du chant des oiseaux, quand tout à coup au-dessus d'elle retentit la voix sonore d'un perroquet:

«Les petites chèvres veulent manger!—Petit perroquet a faim!»

Hélène aperçut son «Joli», qui, se balançant sur une branche, lui rappelait les devoirs qu'elle avait oubliés. En effet elle était tellement absorbée par la contemplation de la nature que, contre son habitude, elle était sortie de la maison sans avoir donné à manger à ses amis.

Elle appela le perroquet, et quand il se fut perché sur son épaule, elle se hâta de revenir chez elle. Ses chèvres avaient l'air de l'attendre. Hélène caressa les gentils animaux, leur donna du fourrage et reprit ses occupations habituelles.

Avec l'arrivée du printemps, elle pouvait de nouveau, sans craindre la pluie ou la tempête, errer des journées entières dans la forêt, se promener au bord de la mer et monter à son observatoire favori, où flottait, comme auparavant, son pavillon bleu.

Munie de sa longue-vue, Hélène gravit de nouveau la haute montagne d'où elle était descendue si souvent avec une douloureuse déception. La jeune fille s'y rendait maintenant plutôt par habitude que dans l'espérance d'apercevoir la voile désirée.

Elle examina l'horizon: comme toujours son œil n'y découvrit pas la moindre tache. Après avoir assujetti la perche qui supportait le pavillon et que les dernières pluies avaient un peu inclinée, elle s'en fut sur la plage. Au-dessus du banc de sable si familier pour elle tournoyaient des oiseaux de mer; alarmés par «Petit ami» qui les poursuivait, ils remplissaient la plage de leurs cris perçants.

Hélène porta ses pas vers la vallée. En passant devant un énorme rocher, elle vit avec surprise que «Petit ami» s'était arrêté et, comme s'il eût trouvé des traces quelconques, se jetait, en grondant sourdement, dans les buissons épais qui croissaient au bas du rocher. Il continuait à aboyer de loin, et comme du fond d'un souterrain. Hélène rappela à plusieurs reprises son chien, qui finit par débucher des buissons et accourut vers elle. Mais au bout d'un instant, il disparut de nouveau et on l'entendit encore aboyer au loin.

«Qu'est-ce que cela peut bien être? se dit la jeune fille alarmée. Il y a là assurément quelque être vivant, autrement «Petit ami» ne gronderait pas pendant si longtemps. Avec cela il n'aboie pas d'un air fâché, mais juste comme le jour où le petit chevreau tomba du rocher.»

Hélène écarta doucement les buissons et vit devant elle une entrée de caverne. Après être restée perplexe un instant, elle ramassa des branches sèches et, non sans appréhension, entra en rampant dans la grotte où régnaient d'épaisses ténèbres. Quelque part, non loin d'elle, elle entendait gronder «Petit ami». Elle tira rapidement de sa poche le caillou et le briquet et se préparait déjà à l'allumer, quand tout à coup elle vit deux yeux énormes briller dans l'obscurité et perçut aussitôt un soupir profond et un gémissement plaintif. Hélène tressaillit et faillit laisser tomber, de frayeur, le fagot et le briquet, mais elle surmonta sa peur et se mit à battre le briquet.

En ce moment, au fond de la caverne s'exhala encore un gémissement profond suivi d'un murmure inintelligible.

—Qui est là? s'écria Hélène, remplie de terreur, convaincue qu'un homme s'était réfugié dans la grotte.

Elle répéta sa question. Mais le même silence profond continuait à régner, troublé uniquement par les grondements de «Petit ami».

Malgré la présence d'un défenseur aussi sûr, une sueur froide inonda le front de la jeune fille.

«Est-il possible qu'un sauvage se soit abrité ici? pensa-t-elle. Mais que signifie ce gémissement? Il est probablement blessé!»

Le fagot s'enflamma et Hélène aperçut avec surprise, dans un angle de la caverne, un énorme vieux bouc. Il était étendu par terre et, accablé de vieillesse, luttait évidemment contre la mort. A la vue de la jeune fille et de la flamme, il voulut se relever, mais ses forces le trahirent et il retomba de nouveau, épuisé. «Petit ami» se tenait auprès de lui et ne le quittait pas des yeux. Hélène eut pitié du pauvre animal, qui mourait probablement de faim et de soif. Elle sortit rapidement et, revenant tout aussi vite dans la caverne avec de l'eau et quelques bottes d'herbe, posa le tout devant l'animal. Le pauvre bouc mourait en effet de soif, et il se mit à boire avidement l'eau qu'elle avait apportée. En jetant un regard autour d'elle, Hélène reconnut qu'elle se trouvait dans une petite caverne. Mais elle aperçut, dans un coin éloigné, une autre ouverture étroite, à hauteur d'homme à peu près, qui évidemment donnait dans une seconde caverne. Là un spectacle merveilleux s'offrit aux yeux de la jeune fille. La grotte était vaste et haute. La voûte et ses parois scintillaient comme si elles eussent été recouvertes de pierres précieuses, et la lumière de la torche s'y reflétait en milliers de feux irisés. Hélène demeurait en extase. Jamais elle n'avait vu une telle splendeur. Le plafond de la voûte était comme poli et le plancher parsemé d'un sable brillant et sec. Nulle part on n'apercevait la moindre trace d'animaux ou d'insectes vénéneux. Tout était là extraordinairement sec et propre.

Cette grotte si vaste avait tellement charmé Hélène qu'elle eut regret de ne pouvoir venir demeurer là. Son inconvénient principal consistait en ce que la lumière du jour ne pouvait y pénétrer. Mais en cas de danger, cette grotte pouvait parfaitement lui servir de refuge.

Après s'être assurée que le pauvre bouc avait suffisamment de fourrage et d'eau, Hélène se rendit chez elle, avec l'intention d'en rapporter une provision fraîche le soir.

Mais lorsqu'elle revint dans la caverne, le vieux bouc n'existait plus. Elle le traîna au dehors et, après avoir creusé une fosse non loin de là, enfouit l'animal.

Quelques semaines se passèrent, durant lesquelles Hélène s'occupait activement de son ménage et de ses animaux. Lorsqu'elle avait du temps libre, elle se rendait dans la forêt ou sur la plage, ou bien gravissait la montagne. Dans l'une de ces promenades, elle cueillit des graines d'une plante, à laquelle elle n'avait pas d'abord prêté d'attention. Ayant examiné attentivement les flocons de duvet blanc qui recouvraient ces graines, elle reconnut le cotonnier.

Cette trouvaille lui causa beaucoup de joie. Son linge était en fort mauvais état par suite des blanchissages fréquents, et plus d'une fois elle avait songé avec inquiétude aux moyens de le remplacer, quand il serait complètement usé. Avec quelle reconnaissance elle pensa à sa chère mère qui lui avait appris à filer!

Sans plus attendre, elle résolut de tenter un essai le jour même et cueillit à cet effet plusieurs branches de cotonnier. Le soir, à la lueur de la lampe, elle enleva le duvet qui recouvrait les graines, l'éplucha, le peigna et se mit à le filer à l'aide d'un petit bâton pointu qui lui tenait lieu de fuseau. Comme ce travail lui était familier, elle parvint à fabriquer des fils minces, égaux et solides. Elle résolut de consacrer à cette besogne une heure par jour et d'employer la future saison pluvieuse à la confection de son linge.

CHAPITRE XXX

Une araignée extraordinaire.—Les écrevisses géantes.—Victoria regia.—Les jaillisseurs.—L'apparition du Brocken.—Le journal d'une fillette.

Depuis longtemps, Hélène nourrissait le projet de faire le tour de l'île, pour achever la connaissance de son royaume. Sachant que cette exploration lui prendrait au moins deux jours, elle approvisionna, dès la veille, ses chèvres de fourrage et de sel.

Le lendemain, elle se leva dès l'aube, prit pour deux jours de pain et de dattes sèches et, accompagné de son inséparable «Petit ami», se rendit dans la forêt par le même chemin qu'elle avait pris trois mois auparavant pour revenir la nuit, avec les scarabées phosphorescents.

La matinée était splendide. Pas un nuage dans le ciel. Hélène traversa la forêt et la Vallée des Chèvres et gravit le versant opposé. Partout ses regards rencontraient de grands bois, coupés de petites clairières à la verdure fraîche et veloutée.

Elle descendit la montagne et fit halte auprès d'un petit ruisseau pour se réconforter avec un déjeuner frugal. A ses pieds était couché «Petit ami», qui suivait curieusement du regard les petits oiseaux voltigeant au-dessus de la jeune fille.

Tout à coup Hélène vit, à deux pas d'elle, la terre remuer, et une sorte de petit couvercle se souleva, d'où émergea une petite araignée.

La jeune fille retint son souffle, sans détacher son regard de ce point. Mais l'araignée s'était évidemment aperçue d'un voisinage dangereux; elle disparut rapidement et le couvercle de terre retomba sur elle. Ce couvercle s'harmonisait si bien avec la couleur du sol que, si Hélène ne l'avait pas vu s'ouvrir, elle ne l'aurait jamais remarqué.

Elle essaya de le soulever, mais elle sentit tout de suite que l'animal le retenait en dedans. En jetant un regard par dessous, elle vit que l'araignée avait saisi avec ses pattes de devant le couvercle recouvert d'une toile soyeuse et, avec les autres, s'arcboutait contre les parois de sa fosse. Quand Hélène l'ouvrit, l'araignée disparut vivement dans la profondeur du trou. Cet insecte intéressa fortement la jeune fille et elle résolut d'en explorer l'habitation. Ayant saisi légèrement les bords, elle fut très surprise de retirer du trou tout le nid qui avait l'aspect d'un sac transparent, au fond duquel était couchée l'araignée. Ce sac ressemblait à un bas et était tissé d'une toile solide et soyeuse. Après avoir admiré le logis de l'insecte, construit avec tant d'art, la jeune fille le replaça avec précaution dans le trou.

Lorsqu'elle eut enfin atteint le rivage, le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle se dirigea vers le promontoire, où elle était déjà venue une fois, en s'efforçant de se tenir tout le temps à l'ombre.

Au delà du promontoire se trouvait une langue de sable, qui s'avançait au loin dans la mer. Pour ne pas faire un trop grand détour, Hélène résolut de suivre la forêt en ligne droite et d'arriver ainsi à la plage qui s'étendait au delà. Mais à peine avait-elle parcouru une centaine de pas, qu'elle s'arrêta, frappée de surprise: devant elle, sous un groupe de cocotiers, rampaient d'énormes écrevisses, d'une longueur de 0m,80. Les unes tenaient dans leurs pinces immenses des noix de coco et, les frappant contre une pierre, les brisaient et en mangeaient le contenu. D'autres enfonçaient simplement la pointe de la pince dans la petite cavité qui est à la base de la noix et l'ouvraient de cette façon. Jamais Hélène n'avait vu d'écrevisses d'une taille aussi gigantesque, vivant non dans l'eau, mais sur la terre. Elle remarqua que quelques-unes d'entre elles entraient à reculons dans leurs trous creusés sous les racines d'arbres séculaires.

Mais quelques-uns de ces géants à carapace brune, s'étant évidemment aperçus de la présence des nouveaux arrivés, se dirigèrent lentement vers eux. «Petit ami» s'élança à leur rencontre, mais Hélène le rappela et s'éloigna rapidement, fuyant le voisinage dangereux des écrevisses géantes.

Longtemps, elle suivit cette forêt vierge. Les rayons obliques du soleil qui y pénétraient annonçaient le soir. Craignant d'avoir à passer la nuit dans la forêt sombre, elle pressa le pas, dans l'espoir d'atteindre encore de jour quelque clairière.

Là-bas apparut, à travers les arbres, le ciel bleu. Hélène se dirigea de ce côté et se trouva bientôt au bord d'un petit lac, dont les eaux tranquilles étaient couvertes de plantes aquatiques d'une grosseur extraordinaire. Au milieu de feuilles gigantesque apparaissaient d'énormes fleurs violettes, blanches et jaunes, qui répandaient un parfum délicieux. La beauté et la majesté de ces plantes, dans lesquelles elle reconnut immédiatement la «Victoria regia», frappèrent d'admiration la jeune fille. Les feuilles, qui ressemblaient à un plat démesuré, avaient une longueur d'une toise environ et, légèrement recourbées sur leurs bords, étaient soutenues par un pétiole très fort. Le dessus était d'un vert éclatant, tandis que la partie inférieure avait un reflet rouge. Au loin on apercevait sur une de ces feuilles magnifiques un oiseau qui s'y promenait en cherchant des insectes.

Hélène résolut de passer la nuit au bord de ce lac et vivement ramassa des brindilles pour griller du pain. Lorsque le feu flamba, elle s'achemina de nouveau vers la plante magnifique pour en admirer encore la beauté, mais la plupart des fleurs avaient déjà replié leurs pétales et quelques-unes même avaient disparu sous l'eau. En les examinant avec plus d'attention, elle s'aperçut que peu à peu, toutes les autres fleurs se fermaient et l'une après l'autre s'enfonçaient dans le lac.

Après avoir apaisé sa faim et donné à manger à son compagnon fidèle, Hélène s'endormit bientôt d'un profond sommeil. Elle savait que «Petit ami» garderait jalousement son repos et ne laisserait s'approcher d'elle ni un serpent, ni aucun autre animal.

Le matin, elle se leva avec le soleil et la première chose qui frappa ses regards, ce furent les splendides fleurs de «Victoria regia» qui, émergeant de nouveau sur la surface du lac, l'une après l'autre, dépliaient leurs pétales.

En même temps son attention fut attirée par plusieurs petits poissons, qui évoluaient tranquillement tout près du bord. Leur dos bleu foncé était rayé de bandes argentées et bleu clair qui s'irisaient au soleil. Ils pouvaient rivaliser par l'éclat de leurs couleurs avec les oiseaux et les insectes les plus brillants. Mais voici qu'un de ces poissons aperçut une petite mouche, qui s'était posée sur une plante suspendue au-dessus de l'eau: il s'approcha vivement d'elle et, soudain, à une distance d'une toise, lui lança quelques gouttes d'eau. Le coup avait été dirigé avec tant de justesse, que la mouche tomba immédiatement à l'eau, où elle fut avalée par le petit poisson. A cette manœuvre, Hélène reconnut que ces petits poissons appartenaient au genre des «jaillisseurs».

Après avoir éteint le feu, elle s'achemina courageusement en avant avec son fidèle «Petit ami». Elle rencontrait, de-ci, de-là, des plantes et des arbres inconnus, mais elle ne s'arrêtait pas, voulant être de retour chez elle au moins vers le soir.

Bientôt elle se trouva sur la lisière d'un bois devant une montagne haute et escarpée. La matinée était d'une sérénité délicieuse. Aucune brise ne soufflait. A grand'peine Hélène gravit le versant et, tout essoufflée, s'arrêta au sommet. Le ciel était parfaitement pur; seulement en bas, près du bord, flottait une sorte de brouillard à demi transparent. Une vue magnifique se déroulait sur tout le pays avoisinant et sur la mer. Là-bas, au milieu des forêts séculaires qui s'étendaient sur un grand espace, scintillaient par endroits de petits lacs et des ruisseaux qui, semblables à des fils d'argent, serpentaient parmi la verdure fraîche des clairières et des forêts.

Tout à coup Hélène faillit crier de peur. Sur le ciel absolument limpide se dessinait une silhouette gigantesque de femme, auprès de laquelle se tenait un énorme animal. L'apparition mystérieuse planait dans l'air et, semblable à un fantôme, s'élevait au-dessus de la montagne. Hélène, terrifiée, fit un pas en arrière, mais à sa vive surprise, la géante effectua le même mouvement. Revenue de son étonnement et de sa frayeur, Hélène se mit à observer curieusement comment cette image colossale imitait tous ses gestes: qu'elle levât ou abaissât un bras, qu'elle étendît les deux, la géante exécutait les mêmes mouvements. Hélène se ressouvint de tout ce qu'elle avait lu ou entendu dire des mirages et des phénomènes semblables à celui qui se passait devant elle, et se rappela que son père lui avait fait le récit d'une apparition semblable, qu'il avait vue en Allemagne, sur la montagne du Brocken. En se remémorant les paroles de son père, elle s'aperçut alors qu'elle-même tournait le dos au soleil et que la silhouette colossale se trouvait au-dessus du léger brouillard qui flottait sur le rivage, et que, par suite, c'était sa propre ombre qui se réflétait si extraordinairement dans l'air à côté de celle de son chien. Bientôt le brouillard se dissipa et l'apparition s'évanouit.

L'apparition mystérieuse planait dans l'air.

Une fois au bas de la montagne, Hélène s'arrêta à la lisière du bois et alluma de nouveau un feu pour griller des tranches de pain; mais à ce moment elle s'aperçut que «Petit ami» se tenait devant un arbre qui lui était inconnu et léchait avidement la liqueur blanchâtre qui en découlait. Voyant avec quelles délices son ami se régalait de cette liqueur, Hélène fit d'un autre côté une incision sur le tronc, d'où se mit immédiatement à dégoutter une liqueur épaisse, douce et parfumée, dont la saveur ne différait presque pas de celle du lait de vache. Hélène en remplit une coquille de noix de coco et but avec plaisir cette boisson agréable et rafraîchissante, quoique un peu visqueuse. Elle devina aussitôt que c'était l'arbre à lait, dont la sève nourrit des provinces entières. «Petit ami» trouva cette sève tellement à son goût qu'il en savoura plusieurs coquilles que lui avait remplies sa maîtresse.

Durant son voyage, Hélène put se convaincre, autant que le lui permettait sa longue-vue, qu'il n'existait aucune autre terre à proximité de son île. L'île était inhabitée.

En dehors du canton où elle s'était établie, on n'apercevait aucune trace de l'homme.

Ce fut seulement vers le soir, lorsque le soleil était à son déclin, qu'Hélène atteignit sa vallée.

—Bonjour, Hélène! Petit perroquet a faim.

C'était «Joli» qui la saluait ainsi de son cri familier; et un instant après son ami emplumé se perchait sur son épaule et, de joie, lui becquetait l'oreille et les cheveux.

Devant l'enclos, les petites chèvres coururent à sa rencontre en bêlant tendrement.

Cependant le soleil s'était couché. Ses derniers rayons s'éteignirent et l'obscurité s'épaissit rapidement autour de la vallée où régnait le calme et la paix.

Hélène entra dans la caverne, l'éclaira avec sa lampe et, fatiguée, se laissa tomber sur un banc de gazon. Jamais encore elle n'avait si profondément senti son isolement. Il lui semblait même qu'elle avait désappris de parler et une angoisse l'envahit, un désir intense de se retrouver de nouveau dans la société des hommes et d'entendre une voix humaine.

Depuis ce moment, l'idée de la patrie ne la quittait plus. Chaque jour, matin et soir, elle gravissait la montagne, et chaque fois s'en retournait plus triste.

Voulant laisser après elle un souvenir dans l'île, et dans la vague espérance de pouvoir un jour, dans sa patrie, rappeler à sa mémoire tout ce qu'elle y avait enduré, elle avait résolu de suivre l'exemple du malheureux Français et d'écrire son journal.

Elle employait les heures du matin aux occupations ordinaires de ménage et consacrait celles de l'après-midi aux promenades et à la lecture. Entre temps, elle écrivait dans son journal tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait quitté sa ville natale.

CHAPITRE XXXI

La voile désirée.—Les marins.—Les préparatifs de départ.—La séparation.—Encore sur l'Océan.—Au pays natal!

Deux autres mois s'écoulèrent. Un soir, avant le coucher du soleil, Hélène, selon son habitude, monta à son observatoire et braqua sa lunette sur l'horizon lointain. Tout à coup elle tressaillit et faillit laisser tomber la longue-vue.

—Oh!… une voile! s'écria-t-elle dans un élan d'allégresse.

Au loin s'apercevait en effet un point blanc. Hélène sentit ses mains trembler et sa vue se troubler. Maîtrisant son émotion, elle regarda de nouveau dans sa lunette. Son cœur palpitait à grands coups, et ses tempes battaient fièvreusement. Elle revit de nouveau le même point blanc qui paraissait immobile. Longtemps elle s'efforça de reconnaître dans ce point un navire. Il lui semblait même que ce point s'éloignait, s'évanouissait. Mais immédiatement après, elle le revoyait de nouveau.

«Est-il possible que ce soit un navire? se demandait-elle? Non, je suis folle, je me trompe… Si pourtant?…»

A cette idée son cœur se mit à battre avec une telle violence, qu'elle porta involontairement la main à sa poitrine.

Mais le soleil commençait à décliner sur l'horizon, et ses derniers rayons s'éteignirent dans le lointain. Hélène ne se décidait pas à revenir dans sa caverne.

«Et si c'est un navire, et qu'il s'en aille dans une autre direction pendant la nuit?… pensa-t-elle, tandis qu'un frisson glacé parcourait son corps. Non, je vais tout de suite allumer un feu, et je leur ferai savoir ainsi que quelqu'un a ici besoin de leur secours»!

Avec une hâte fébrile, elle ramassa des brindilles qu'elle alluma rapidement. La mer était depuis longtemps noyée dans les ténèbres, mais elle continuait toujours à entretenir le feu. Il flambait avec un tel éclat, qu'on devait l'apercevoir même à la distance où se trouvait le navire. Avec un espoir mêlé de crainte, Hélène écoutait si un coup de canon n'allait pas retentir, en signe que le feu avait été aperçu. Mais ce fut en vain. La mer, enveloppée d'obscurité, restait silencieuse et seul le bruit léger des vagues qui se brisaient contre le rivage, troublait le silence qui régnait autour d'elle. Elle resta longtemps sur la montagne dans cette attente douloureuse, puis accablée de fatigue, elle revint dans la caverne. Mais elle ne put fermer les yeux. Des idées plus alarmantes les unes que les autres se succédaient sans cesse dans son esprit: tantôt il lui semblait que le feu s'était éteint et que le navire, ne le voyant plus, s'éloignait pour jamais, tantôt elle croyait le voir se briser contre les écueils qui entouraient l'île.

Ces idées bouleversaient tellement la jeune fille, qu'elle n'y tint plus et se précipita hors de la caverne. Il commençait à faire jour. Sans reprendre haleine, elle gravit la montagne et faillit s'évanouir de joie et de bonheur. Les premiers rayons du soleil éclairèrent un grand navire qui s'approchait de l'île toutes voiles dehors. Muette d'extase, elle contemplait cette apparition miraculeuse, les yeux remplis de larmes, de larmes d'allégresse…

Cependant le navire s'arrêta à un mille de la côte et, quelques minutes plus tard, un canot s'en détacha qui se dirigea vers la grève.

Hélène était tellement émue, qu'elle eut à peine la force de descendre sur le rivage pour aller à la rencontre du canot. Un vague sentiment de crainte à l'égard de ces inconnus se glissa dans son âme et elle dut recueillir toute son énergie pour ne pas s'enfuir dans sa caverne.

Un navire s'approchait de l'île.

Le premier qui sauta du canot fut un marin à forte carrure, frisant la cinquantaine, à la physionomie rude et sévère, évidemment le chef des matelots.

—Qui êtes-vous? fit-il en s'adressant à Hélène en anglais?

La jeune tille s'était à ce point déshabituée de la vue d'êtres humains, qu'elle perdit complètement la tête à cette simple question et ne put prononcer un seul mot.

—Dites-moi, mademoiselle, comment vous trouvez-vous ici? Êtes-vous seule dans cette île? répéta doucement le rude marin, tandis que les matelots qui l'accompagnaient entouraient Hélène avec curiosité.

Mais la vue d'un si grand nombre d'hommes intimidait la jeune fille, et elle put à peine murmurer en réponse quelques paroles inintelligibles.

—Eh, maître! cria le capitaine à l'un des hommes qui l'accompagnaient. A l'œuvre! Donnez des ordres pour qu'on remplisse les tonnes d'eau.

Sur un signe du maître d'équipage, tous les matelots se dirigèrent vers le canot, où se trouvaient plusieurs tonnes vides.

—Eh bien, mademoiselle, voulez-vous bien me dire maintenant si vous êtes seule dans cette île et comment vous y êtes venue?

La voix douce du marin donna du courage à la jeune fille. En quelques mots, elle lui conta son histoire simple et douloureuse et finit par le prier timidement de l'emmener avec lui et de la rapatrier.

La voix douce du marin donna du courage à la jeune fille.

—Soyez tranquille, mon enfant, fit le capitaine en lui frappant doucement sur l'épaule. Je vous aiderai à revenir dans votre patrie. Par mon entremise, le sort vous délivre de cette captivité! La dernière tempête a entraîné notre navire loin de notre route directe et balayé du pont presque tous les tonneaux d'eau douce. En apercevant cette petite île qui ne se trouve même pas marquée sur la carte marine, j'ai dirigé de ce côté mon navire pour l'approvisionner d'eau, et le feu que vous avez allumé cette nuit m'a aidé à me guider. Et maintenant, ma chère fillette, faites vos préparatifs de départ. Je vois que mes matelots terminent leur besogne. Dans une heure, nous levons l'ancre.

—Est-ce que vous voudrez bien me permettre d'emmener avec moi «Petit ami», «Joli» et mes chèvres? demanda timidement Hélène.

—Vous pouvez emmener «Petit ami» et «Joli», mais je vous conseille de laisser ici vos chèvres: elles ne supporteraient pas un aussi long voyage. Montrez-moi maintenant votre habitation.

Le capitaine donna ordre à l'un de ses matelots de le suivre et se rendit avec la jeune fille dans sa caverne.

«Joli» vola de loin à la rencontre de sa maîtresse, tandis que les chèvres l'attendaient devant la clôture en bêlant.

Le vieux marin fut très étonné à la vue du ménage d'Hélène, si bien organisé et où régnait un ordre et une propreté exemplaires.

—Comme il fait bon ici! quel pays bienheureux! s'écria-t-il en promenant ses regards sur la colline verdoyante, le lac cristallin et le bois luxuriant. Je porterai cette île sur la carte et je conseillerai aux émigrants de venir habiter ici. Chez eux ils souffrent du manque d'ouvrage et s'en vont par centaines en Amérique, où il devient aussi très difficile de gagner son pain quotidien, tandis que, avec de petites ressources et relativement très peu de travail, ils peuvent, dans un court espace de temps, transformer cette île en un grenier d'abondance, qui assurera à tout jamais leur existence… Mais il est temps de nous mettre en route. Je retourne sur le navire et vous, mademoiselle, donnez vos effets au matelot, il vous aidera à les porter jusqu'au canot. Ne tardez pas; tâchez de vous trouver dans une heure sur le rivage où vous attendra une embarcation.

A ces mots, le capitaine s'éloigna.

Hélène recueillit soigneusement son journal, emballa le peu d'effets qu'elle possédait et expédia le tout sur le rivage avec le matelot en lui disant qu'elle allait bientôt le rejoindre.

Tristes furent ces préparatifs et profondément pénibles ses adieux à ces lieux chéris où tout lui rappelait si vivement son père. Après avoir embrassé à plusieurs reprises ses chèvres, elle ouvrit la clôture et leur rendit la liberté. Mais les animaux aimants ne voulaient pas la quitter et la suivaient partout. Pour la dernière fois, elle visita, en compagnie de ses favorites, ces sites si familiers et gravit la haute montagne de l'autre côté de laquelle, semblables à des sentinelles silencieuses, se dressaient les sombres cyprès, qui abritaient sous leur ombrage les cendres vénérées de son père. Les yeux inondés de larmes, elle tomba à genoux et, disant un dernier adieu à cet endroit sacré, elle descendit, le cœur gros, sur la grève où l'attendait le canot.

Après avoir, pour la dernière fois, caressé ses chèvres, elle s'embarqua dans le canot, où elle fut aussitôt suivie par «Petit ami». «Joli» était perché sur son bras. Le canot démarra et se dirigea rapidement vers le navire. Hélène regardait avec tristesse ses chèvres qui saluaient son départ de bêlements plaintifs.

Elle fut accueillie sur le navire par le capitaine et sa femme, une personne d'un certain âge dont la physionomie respirait la bonté.

—Eh bien, voilà la jeune fille dont je viens de te parler! fit-il d'un ton badin, en présentant Hélène à sa femme.

La bonne dame lui sourit affectueusement et l'emmena dans sa cabine.

Là, tout en lui cherchant un costume plus convenable et des chaussures neuves, afin de remplacer ses vêtements usés et ses sandales incommodes, elle la pria de lui conter en détail sa vie dans cette île déserte. Avec un intérêt profond, elle écouta le récit douloureux de la jeune fille, dont les yeux, au souvenir de son père, se mouillèrent plus d'une fois.

Lorsqu'elle eut terminé son récit, la femme du capitaine l'embrassa avec effusion et s'efforça de calmer sa douleur en lui prodiguant des paroles de réconfort et d'encouragement. Cette sollicitude maternelle et cette chaude consolation touchèrent profondément Hélène. Dans un élan de reconnaissance, elle embrassa sa mère adoptive et se serra avec confiance contre son cœur.

—Et maintenant, mon enfant, dit l'excellente dame, j'ai à m'occuper de mon ménage. Vous pouvez vous promener, en attendant, sur le pont ou bien vous occuper à quelque chose ici. Voilà la chambre qui vous est destinée, ajouta-t-elle, en indiquant une porte entr'ouverte qui menait dans une petite cabine gentille et proprette.


Cependant le navire avait levé l'ancre et, toutes voiles dehors, s'éloignait de l'île. Lorsque Hélène monta sur le pont, elle n'aperçut, dans le lointain, qu'une mince bande de terre qui bientôt disparut à son tour hors de vue.

Elle se retrouvait de nouveau sur cet océan immense et perfide qui avait failli la séparer à tout jamais de sa patrie et de sa mère bien-aimée, et qui maintenant la séparait pour toujours du coin de terre où son père dormait son dernier sommeil.

Elle se transportait par la pensée dans son pays natal où, à l'extrémité de la ville, au milieu d'un jardin fleuri, s'élevait une petite maison proprette, sous le toit de laquelle elle avait passé les années insouciantes de son enfance. Puis elle se remémorait les belles années d'école, les devoirs préparés en compagnie d'amies aimantes, les jeux si gais à l'air froid et piquant, les courses en traîneaux, le patinage, etc. Puis, elle se rappelait la maladie de son père, leur départ, et des larmes roulaient sur ses joues.

—Eh bien, pourquoi cette rêverie, mademoiselle? lui dit le capitaine en interrompant le cours de ses sombres pensées. Si le temps continue à nous être aussi favorable, et que nous n'ayons pas à combattre contre les vents contraires, dans cinq semaines nous serons chez nous.

Quelques jours plus tard, un matin, se dessinèrent au loin les contours familiers du cap de Bonne-Espérance.

Pendant la route, Hélène passait presque tout le temps sur le pont, sa lunette à la main. Ses amis, «Petit ami» et «Joli», devinrent bientôt les favoris de tout l'équipage; le dernier surtout amusait tout le monde avec son bavardage.

Grâce au vent favorable, le navire atteignit les rivages de l'Angleterre en quatre semaines.

Là, le capitaine trouva le jour même un navire qui devait se rendre le lendemain dans la ville natale d'Hélène, et dont le capitaine consentit volontiers à emmener la jeune fille.

Avec un sentiment de reconnaissance profonde, Hélène prit congé du capitaine et de sa femme, qui lui promirent de revenir la voir dès que l'occasion s'en présenterait.

Il est impossible de décrire la joie de la pauvre mère qui, d'une façon aussi inattendue, revoyait sa fille, qu'elle pleurait depuis si longtemps. Mais les premiers élans de joie à peine passés, les larmes montèrent aux yeux de la pauvre femme, au souvenir de son cher compagnon perdu, dont la tombe était si loin, au milieu des eaux immenses de l'océan orageux… La malheureuse femme, qui avait tant souffert, se résigna sans murmurer à son sort, et concentra tout son amour sur le seul être aimé qui lui restât, sur sa fille chérie.

La mère fut très surprise du changement qui s'était opéré chez Hélène. Enfant insouciante au départ, elle revenait jeune fille forte et courageuse. Privée pendant un long temps de la société des hommes, elle se mit à les aimer maintenant d'un amour réfléchi, et résolut de consacrer sa vie au service et au bonheur de son prochain. Se rappelant ses propres faiblesses et ses erreurs, elle considérait avec indulgence les défauts d'autrui et était prête à secourir chacun en parole et en acte. Les privations qu'elle avait endurées et les dangers qu'elle avait courus avaient développé son énergie, lui avaient appris à trouver une issue à n'importe quelle situation difficile, en l'habituant en même temps au travail et à l'esprit d'initiative, tandis que son bon cœur et son désir sincère de servir son prochain la faisaient bientôt aimer et respecter dans toute la ville, où elle fut connue depuis lors sous le nom de «Robinsonnette».

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

  Pages.
Chapitre Ier.—Un vieux loup de mer.—Le départ pour un pays lointain.—La pêche aux huîtres.—En plein océan.—Le bleu-saphir.—Le Gulf-Stream. 1
Chapitre II.—Les maquereaux gigantesques.—Les pêcheurs-bourreaux.—Les pétrels.—La tempête.—Le corsaire.—Un incendie en mer.—Sauvés!—Destruction du Neptune. 9
Chapitre III.—Après le danger.—Cendres, soufre et ténèbres.—Les feux Saint-Elme.—Les dauphins.—La mer des Sargasses.—La constellation du Centaure.—Un océan en feu. 19
Chapitre IV.—«Un homme à la mer!»—Une chasse au requin.—Les protégés d'un brigand des mers.—Les aéronautes.—Une pluie d'insectes.—La vitesse du vent.—Le cap de Bonne-Espérance.—L'attaque d'un monstre marin. 29
Chapitre V.—L'île enchantée.—Un nuage sinistre.—Le typhon.—L'équipage abandonne le navire.—L'amour filial en face de la mort.—Noyés! 41
Chapitre VI.—Le naufrage.—La vague fatale.—Échappés au péril!—Le reflux.—Sur un navire brisé.—La première nuit sur un rivage inconnu. 51
Chapitre VII.—Un sommeil agité.—L'effroi.—Un pays luxuriant.—Les trésors d'un navire naufragé. 67
Chapitre VIII.—Une nuit terrible.—L'ouragan.—Une trombe dévastatrice.—Appréhensions. 75
Chapitre IX.—Une trouvaille précieuse.—La première étape.—Sur une île inhabitée.—Le figuier de Bengale.—Sur la cime d'une montagne.—Une vallée attrayante. 83
Chapitre X.—Les colibris.—Un berceau étrange.—Les cygnes à col noir.—Les frayeurs d'une petite exploratrice.—Les chiffres énigmatiques.—Une grotte mystérieuse. 91
Chapitre XI.—Installation dans la vallée.—Une soirée tropicale.—Une lettre étrange.—Pensées inquiètes. 101
Chapitre XII.—Examen de la caverne.—Une trouvaille agréable.—Fatigue inaccoutumée.—Traces effacées. 107
Chapitre XIII.—Un livre vermoulu.—La demeure de l'inconnu.—Découverte d'un journal.—Un ennemi emplumé. 115
Chapitre XIV.—Journal de l'ancien habitant de l'île. 123
Chapitre XV.—Les tortues.—La forêt de bambous.—Le pavillon.—Le lotus.—L'échelle. 135
Chapitre XVI.—Vue du haut d'un palmier.—La cave.—Le brancard.—Coucher de soleil.—Les étoiles filantes. 143
Chapitre XVII.—La forêt vierge.—Les mangeurs d'oiseaux.—Les chèvres. 149
Chapitre XVIII.—La vie dans l'île.—Un monument énigmatique.—La saison pluvieuse.—L'orage.—La maladie. 155
Chapitre XIX.—Réveil.—Un nouveau printemps. 165
Chapitre XX.—Le rétablissement.—La seconde lettre.—Un danger inattendu.—Le mirage du bonheur. 171
Chapitre XXI.—Espoir déçu.—Un triste pressentiment.—La mort du père. 177
Chapitre XXII.—Le désespoir.—Un coup de canon.—Un feu sur la montagne.—Frayeur.—Le terre-neuve.—Pain et sel.—Fausse alerte. 183
Chapitre XXIII.—Les chèvres.—Un petit prisonnier.—Fuite du chevreau. 195
Chapitre XXIV.—Pauvre chevreau!—Le traîneau.—Un terre-neuve attelé.—L'enclos.—Les nouveaux prisonniers. 201
Chapitre XXV.—Un concert dans les airs.—Combat entre singes et fillette.—Les fournisseurs quadrumanes.—«L'arbre à pain». 209
Chapitre XXVI.—Exploration de l'île.—Les mimosas.—«L'arbre des voyageurs».—Les scarabées luisants.—Une nuit en pleine forêt vierge.—Le terre-neuve conducteur. 215
Chapitre XXVII.—La cueillette.—Une lampe vivante.—Le serpent et le perroquet.—Un prisonnier emplumé. 223
Chapitre XXVIII.—Cloîtrée!—Un élève qui fait des progrès. 229
Chapitre XXIX.—Le printemps.—Peur mal fondée.—La caverne du vieux bouc.—Une grotte enchantée.—Le coton. 235
Chapitre XXX.—Une araignée extraordinaire.—Les écrevisses géantes.—Victoria regia.—Les jaillisseurs.—L'apparition du Brocken.—Le journal d'une fillette. 243
Chapitre XXXI.—La voile désirée.—Les marins.—Les préparatifs de départ.—La séparation.—Encore sur l'océan.—Au pays natal! 253