Title: La Douleur; Le vrai mistère de la Passion
Author: Laurent Tailhade
Release date: March 11, 2021 [eBook #64787]
Language: French
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
LAURENT TAILHADE
LE
VRAI MISTÈRE DE LA PASSION
PARIS
ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
Successeur de LÉON VANIER
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
1914
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
La Farce de la Marmite, traduit de Plaute. 1 vol. in-12 broché avec portrait de E. Gabbart et fleuron de Rochegrosse. 3 fr. 50
Pour la Paix, suivi de : Lettres aux Conscrits. Frontispice de Destrem. 1 plaquette in-12. 1 fr. 50
La Noire Idole, Essai de Morphinomanie. 1 pl. in-12. 1 fr. 50
La Corne et l'Épée, Étude sur les Courses de Taureaux, 1 plaquette in 12. 1 fr. 50
La Feuille à l'envers. Revue en un acte. 1 pl. in-12. 2 fr. »
Un Monde qui finit. La Dévotion à la Croix. Don Quichotte de la Manche. 1 vol. in-12. 2 fr. »
Louanges à Sophie Cottin. Poème dit par l'auteur à Bagnères-de-Bigorre. In-8. 1 fr. 50
Petit Bréviaire de la Gourmandise. 1 plaquette in-16. Fleuron de Rochegrosse. 2 fr. »
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE
10 exemplaires sur Japon impérial numérotés 1 à 10
et 20 exemplaires sur Hollande numérotés de 11 à 30
No
La douleur s'affirme comme le principe de toute poésie.
Ouvrez n'importe lequel de ces grands livres, monuments indestructibles de la pensée humaine que, de leurs mains diligentes, avec des matériaux purs comme l'or et solides comme le bronze, élèvent, d'âge en âge, les poètes souverains, une plainte infinie émane des cantiques, des nombres harmonieux, des strophes où leur cœur dolent s'est épanché. L'Humanité se plaît à orner ses tristesses, à cultiver des fleurs sur les champs de bataille comme sur les tombeaux. Elle se plaît à magnifier les tourments qui la déchirent et, par des incantations voluptueuses, à détourner les orages qui grondent sur sa tête. Aussi bien dans les poèmes lyriques où le meneur du jeu parle en son propre nom, que dans les fictions objectives de l'épopée et du drame, les fils de la douleur, c'est-à-dire tous les hommes dignes de ce nom, recherchent l'alibi intellectuel, cette ivresse miraculeuse qui naît spontanément de la parole cadencée et qui, sans nul grossier breuvage, porte dans les esprits une délectation plus qu'humaine, enfonce dans les cœurs mainte épine délicieuse, transforme le désespoir en mélancolie, ouvre les chemins du rêve, nuance de teintes chaudes ou délicates les horizons quotidiens, les rudes et banales perspectives de l'existence coutumière.
La poésie : auguste religion, culte le premier de tous, le plus universel qui, parmi tant de ruines et de funestes décombres, élève en plein azur, tel au printemps du monde, le sanctuaire de sa jeunesse, tantôt en pierre grise comme Notre-Dame, tantôt en marbre blanc, comme le Parthénon ; qui sourit au désastre ; qui, victorieux du temps et des révolutions, prépare aux blessés, aux meurtris, un asile pacifique et des refuges amicaux. A l'amour déçu, à l'orgueil outragé, à la tristesse de vieillir, la Muse, comme un baume réparateur, comme un électuaire de Jouvence éternelle, propose les grandes images des poètes fantômes éplorés dont les voix mélancoliques, s'accordant au rythme des sanglots, effacent dans la mémoire les deuils, les revers, les humiliations, dispersent les regrets et font moins rude le chemin.
Évoquer les aspects de la douleur chez les poètes serait déduire l'histoire de la poésie elle-même, dérouler comme une fresque, sur les fonds orageux de la passion et du rêve, toutes les figures pathétiques, les ombres dolentes ou furieuses que trente siècles ont produites à la lumière, que rhapsodes, troubadours et minnesingers, comme Faust ramenant Hélène, de la nuit primordiale ont revêtues d'une existence plastique, d'une forme impérissable désormais. Faces livides, regards noyés de pleurs, visages convulsés par de suprêmes angoisses, mains suppliantes, fronts voilés, bras tendus pour l'imprécation ou la prière, le groupe passe, à travers les siècles, telle une sombre et lente panathénée. Avec des gestes furieux ou lamentables, chacun des fantômes atteste la pérennité de la souffrance, le tourment quotidien, la rapidité des jours qui nous emportent, la misère, la peine, les vains soucis, les efforts démesurés, la volonté même de vivre qui, suivant Schopenhauer, est le pire des tourments. Et ce sont les mères en deuil, les amants délaissés, les rois déchus, les guerriers en déroute, les héros calomniés, la Fatalité posant une chape de plomb sur les plus fiers désirs, la mort injuste ou prématurée qui fauche dans sa première fleur la beauté, le génie et l'espérance, les veuves et les mères en larmes devant les ondes meurtrières et, sur les bûchers funèbres, les jeunes hommes couchés sous les yeux de leurs parents.
De Priam, arrachant sa barbe grise aux pieds d'Achille, embrassant les genoux du meurtrier pour en obtenir le cadavre de son fils, jusqu'au roi Lear hululant sa folie et l'horreur de sa détresse par la bruyère déserte des Cornouailles, tandis que le vent gémit et que vocifère la tempête, jusqu'au père Goriot râlant son agonie sur le grabat de la pension Vauquer ; depuis Ariane abandonnée au rocher de Naxos, jusqu'à Gretchen dans son réduit gothique, lamentant aux pieds de la Vierge maternelle sa faute et le départ du tant aimé ; depuis Hécube, la vieille Hécube, tantôt hurlant comme une chienne, au bord des flots, son deuil de reine et son deuil de mère, tantôt aveuglant l'assassin perfide, l'hôte parjure de son dernier-né, vengeant le sang des priamides sur la race de Polymestor ; depuis Niobé, voilant son front de marbre devant sa jeune postérité succombant autour d'elle, sous l'arc du dieu qui commande à Ténédos, jusqu'à Rachel accroupie et gémissante, pleurant, sous un palmier, les fils de ses entrailles dans la maison joyeuse et ne voulant pas être consolée à cause qu'ils ne sont plus ; depuis Xerxès en fuite, exécrant Salamine et la chute du grand royaume, jusqu'à Rodrigue, vagabond, parcourant après la défaite le désert de la Sierra et jetant aux aigles ses cris désespérés ; depuis Job sur son fumier, disant aux vers du sépulcre : « Vous êtes mes frères! », jusqu'à Timon dans sa caverne, crachant aux parasites la haine et le dégoût de son vieux cœur, partout, sans acception de climat, d'époque ou de langage, sous l'armure aux nielles d'or, sous le chiton dorien aux plis bien ordonnés, parmi les lauriers-roses et les myrtes d'Hellas, ou dans le ténébreux décor du moyen âge, qu'elle inspire les amènes odelettes d'Horace ou le kinnoth effréné du Psalmiste, la Muse, toujours au laurier des poètes conjugue les rameaux funestes et du cyprès. Un fleuve de sang et de larmes jaillit parmi les fontaines du Parnasse. Une plainte éperdue, à travers les échos des civilisations, une plainte se répercute. Elle gronde comme un ouragan ; elle gémit comme la bise d'automne, elle pleure à l'unisson des abandonnés et de sa plainte eurythmique les console pieusement.
Tel, aux bords du Strimon désert, par les campagnes jamais exemptes de frimas quand, parmi les sacra des dieux et l'orgie du nocturne Bacchus, les femmes sarmates eurent dispersé à travers champs les membres dilacérés d'Orpheus, la tête arrachée au col marmoréen, que, dans un tourbillon, l'Hebrus aux froides ondes roulait, de sa bouche glacée, invoquait Eurydice. « Ah! lamentable Eurydice », appelait son âme fugitive. Le fleuve et les rivages soupiraient : « Eurydice » après lui!
Dans ce lourd et somptueux héritage, dans ce trésor de larmes amassé par les poètes d'autrefois et légué à l'attentive postérité, il convient,
de prendre quelques types caractéristiques et nettement définis. Afin de circonscrire un sujet trop vaste qui, pareil à la mer, n'a d'autre limite qu'un horizon sans cesse reculé, que des vagues fécondes en naufrages, il faut borner sa route et choisir son chemin.
Voici, d'abord, le monde biblique, monde si loin de nous et, pourtant, si fort incorporé à notre vie actuelle. Dans la Bible des Hébreux, les pauses de douceur n'abondent guère. Elles apparaissent d'autant plus suaves qu'elles forment avec l'aridité générale un contraste délicieux.
C'est un chant de rossignol dans la tourmente. C'est une fleur d'asphodèle. C'est un lis éclos parmi les roches sanglantes et les durs cailloux du Sinaï. L'épisode si noble, si émouvant de Jacob, défendu par son plus jeune fils, remettant sa vieillesse à la tutelle de ce dernier-né, le geste de l'Œdipe biblique appuyé sur l'épaule du berger adolescent trouva, dans le Joseph de Méhul, une sobre illustration musicale dont M. Delmas, impeccable et fier artiste, vous fera goûter la ligne pure et les fraîches couleurs.
Bientôt, le soleil décline à l'horizon du monde attique.
« La Grèce, dit Renan, avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que les raffinés d'à présent les conçoivent à peine. »
Mais, bientôt, la sève s'est tarie. En pleine jeunesse, l'Hellade aimée des dieux est morte comme Achille, frappée en plein combat. Elles ont vécu, les républiques de Phidias et de Platon! Alexandre, qui porta le surnom de Grand, grand surtout par l'abaissement des peuples qui l'entourent, a vendu trente mille Grecs, au lendemain de Chéronée.
Et, depuis, Rome, poursuivant son œuvre et continuant son empire, dicte des lois à l'univers. Octave, à présent revêtu de la pourpre impériale, a fermé le temple de la Guerre, fait son concordat avec le parti des riches et le pouvoir sacerdotal. Après quatre cents ans de luttes et de conquêtes, le rêve de Socrate se réalise en tout point. L'univers n'a plus qu'un seul maître. La Paix romaine est proclamée.
Or, voici qu'un malade charmant, poète officiel qui — dirait Veuillot — « fait des vers pieux, sur commande », le librettiste du Chant Séculaire et de La Cantate à Drusus, l'aimable Horace, fuyant les embarras de la Cour, au pays sabin, dans sa villa du mont Soracte, plaint, à son tour, les voluptés éphémères, les jours fugaces et la brièveté des roses. Mais, puisqu'il faut rejoindre, tôt ou tard, le vieil Énéas, dans la demeure des ombres ; puisque les lunes diligentes réparent le décri des célestes demeures ; puisque les amours s'envolent et que le règne de Cynara est à jamais fini, que le jeune esclave apporte des parfums : il sied de boire, de couronner son front en écoutant la voix de Néère aux chants mélodieux.
Cette acceptation de la vie et le calme sourire du poète devant les lois inéluctables, cette acceptation de la Mort et de la Vieillesse ne va pas sans grandeur. Le polythéisme gréco-latin avait fait les âmes des hommes à l'image de ses dieux, pacifiques et lumineuses, pleines de raison, de sérénité.
Aux confins de l'ancien monde, vers les bords mystérieux où se lève l'aurore, un poète qui, certes, ne connaissait point Horace, ému comme lui par la fragilité des choses et les dons précaires du bonheur, a, comme lui, célébré les festins, les coupes débordantes et, sous les pêchers en fleurs, la joie incomparable de boire comme un immortel. C'est Li-taï-pé. Remplacez le khin du Chinois par la lyre ou la flûte. Au lieu du singe oriental qui pleure sur les tombeaux, faites gémir le nocturne hibou, la chevêche de mauvais augure : La Chanson du Chagrin, composée au IXe siècle par un favori de l'empereur, Ming-Hoang, aura place dans chaque florilège entre les vers de Flaccus et ceux d'Anacréon. La voici :
La douleur agrandit l'âme et la rend plus profonde ; car elle est comme la mer ; elle creuse le roc et toujours s'infiltre plus avant ; les cœurs généreux, capables de la contenir, accèdent aux pensers les plus hauts et, comme le cygne de Virgile, abandonnent la terre pour, de leur chant sublime, tenter les étoiles et s'abîmer dans les cieux.
Le paganisme, épris de la vie et de la beauté seules, méconnut cette noblesse intime de la douleur et, comme dit Bossuet, « ce je ne sais quoi d'achevé que le malheur ajoute à la vertu ».
Il appartenait à la religion du christianisme d'ennoblir et d'exalter la souffrance.
En présence de la douleur, Épictète et Marc-Aurèle ne savaient que s'abstenir. « Douleur, tu n'es qu'un mot », affirmaient les sages. Mais, pour les disciples du Christ, elle apparaît, cette douleur, comme un signe manifeste de la bonté divine, comme un gage de pardon et d'éternelle béatitude. Le patient est un élu, car sa peine est l'aiguillon de la vie intérieure, le sel de l'âme qui préserve l'homme intérieur de la contagion et du péché. Baudelaire a magnifiquement exprimé ces choses dans le grave et religieux finale de sa Bénédiction.
En présence de l'auguste misère, en présence du rachat par le sacrifice, qui donc oserait se plaindre? Qui donc refuserait de porter son fardeau? Mères en deuil, pleureuses aux voiles noirs, les mères elles-mêmes, veuves de leurs enfants, endorment cette angoisse quand elles prennent pour consolatrice la Mère-aux-Sept-Glaives, qui leur sourit à travers ses pleurs :
Les larmes ne sont plus, dorénavant, un signe de bassesse ou de pusillanimité, mais — comme l'a dit Renan — la libation du cœur, le sang incolore de l'âme, l'hostie éternelle d'espérance et de propitiation.
Le Romantisme, réaction idéaliste et chrétienne contre la sécheresse de la littérature impériale, fut une grande école de mélancolie. En 1802, Chateaubriand, avec Le Génie du Christianisme, et, cinq ans plus tard, avec Les Martyrs, fait entendre à la vieille Europe les cris de son âme orgueilleuse et dolente. Il revient de pays lointains et magnifiques. Sous les chênes et les tulipiers de la Floride, près des lacs aux froides eaux, il a promené sa langueur et son amertume. Au hurlement des cataractes, au fracas des rapides, au silence de la prairie, il a mêlé ses cris d'angoisse. Il a gémi dans la savane, abrité sous la tente fumeuse du Sachem la tristesse incurable de René. Ce fut un grand poète, mais qui ne s'exprimait point en vers.
Lamartine, donc, plus jeune que Chateaubriand de vingt-deux années, ouvre le siècle XIXe. Cette tristesse marque le grand cycle de la poésie individuelle, que Verlaine et Baudelaire ont fermé, depuis, avec une splendeur sans égale.
Une Méditation de Lamartine, un sonnet de Verlaine, marqueront le point de départ et le terme de cette évolution. Lamartine, imbu de christianisme, a, dans Le Crucifix, manifesté ses dons les plus heureux : noblesse, harmonie, émotion, charme et grandeur virgiliennes, avec une concentration qui ne lui est pas habituelle : c'est, à coup sûr, un des plus beaux poèmes de la langue française.
En regard de cette élégie, si purement classique et belle, voici, non moins pénétrants, non moins émus, non moins douloureux, quatorze vers de Paul Verlaine.
Ici, plus de rhétorique, ni de développement. La passion y parle toute pure, comme dans la chanson d'Alceste, et frappe droit au cœur :
Victor Hugo domine le XIXe siècle, dont il occupe chaque avenue et qu'il possède tout entier. Poète, romancier, orateur, il exprime la pensée ordinaire et moyenne de ses contemporains avec une richesse verbale, une plasticité de formes que Ronsard lui-même n'a pas atteintes. C'est le maître du Verbe, l'artiste souverain. Un tel don, par sa richesse même, semble, parfois, exclure l'émotion. Mais que cet incomparable manieur de rythmes et de rimes soit atteint dans son orgueil ou dans la tendresse paternelle, si profonde en lui, son cœur laisse jaillir le torrent de la colère, le flot sacré des larmes ; les paroles abondent, l'éloquence du cœur monte, exècre ou gémit dans sa grande voix.
Il écrit Les Châtiments ou Pauca meæ.
Écoutez la plainte douloureuse de ce père à qui la plus banale catastrophe ravit l'enfant de sa prédilection. Pour entendre la pièce que M. Leitner, avec sa maîtrise accoutumée, aura l'honneur d'animer devant vous, il faut se rappeler que la fille de Victor Hugo, mariée à peine depuis six mois, dans une promenade en barque et sous les yeux même du père, impuissant à lui donner secours, fut, le 4 septembre 1843, engloutie, en touchant presque le rivage.
Voici donc, glorifiée et maîtresse du monde, la douleur, cette ennemie antique de l'Humanité. Chacun, désormais, lui rend hommage comme à la suzeraine de la terre.
Quels que soient les fléaux, les malheurs qui l'atteignent, les ruines qui le frappent dans ses intérêts ou dans ses amitiés, l'homme ne maudit plus cette initiatrice de l'effort et de la Volonté.
Pour avoir eu pitié des pauvres, des humbles, des petits, des opprimés, de ceux que Nietzsche, dédaigneusement, traite de « tchandalas », souffre-douleur obscurs, blessés dans leur esprit et dans leur chair, le Christianisme n'en a pas moins compris l'utilité divine de la joie et que l'homme ne saurait vivre sans bonheur.
La grande fête de la compassion et des larmes est, en même temps, celle de la renaissance et de la vie. La Magdaléenne en pleurs, au pied de la croix, devance l'heureux espoir de l'ascension future et chante, avant qu'il ne succombe, la résurrection du bien-aimé.
Après les jours de ténèbres et les trêves luctueuses, après le silence des orgues, voici que les cloches pascales égrènent dans le ciel printanier leur allégresse revenue. Un clair soleil monte à l'orient. La pierre du sépulcre est renversée, et, tandis que, dans sa robe de lin blanc et sous une auréole mystique, le Christ, affranchi du tombeau, pour la dernière fois montre ses mains sanglantes aux apôtres assemblés, la Nature célèbre le retour jubilaire du printemps. L'air se fait plus léger ; sous l'écorce dure, pointent les bourgeons, et bientôt, avec les feuilles vertes, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs.
De toutes les métamorphoses, de tous les changements imposés par le Christianisme aux civilisations antiques, il n'est transformation plus radicale ni plus profonde que celle de l'amour. Ce n'est plus, maintenant, le conflit des sexes, mais l'étreinte pure des âmes, s'embrassant avec délices dans l'azur immatériel.
Béatrice montre à son poète la route de l'ascension et les chemins du Paradis. Cette conception nouvelle d'un amour à la fois plus ardent et plus chaste, inspirateur des gestes chevaleresques et des prouesses magnanimes, mêle aux extases de la jeunesse un élément inconnu, ou peu s'en faut, du monde antique : la Bonté. Le cruel Eros d'Euripide, « Eros, tyran des hommes et des dieux », baptisé, purifié, grandi par le renoncement et par le sacrifice, a pris un nom qui dément ses origines ténébreuses. Il s'appelle, désormais, la « Charité ». L'homme ne trouve dans son âme qu'indulgence et que pardon.
J'AI PARDONNÉ
Une même douceur embaume les chagrins de Marguerite. Parmi les compositions ardentes ou plaintives que la douce figure de Gretchen inspira aux musiciens, il n'en est pas de plus forte ni de plus chaleureuse que Le Lied romantique de Schumann. C'est la plainte d'un cœur épris jusqu'à la mort, le chant d'une victime plus que résignée et ne demandant à vivre que le temps de pardonner.
Le héros frappé dans sa vigueur et dans sa jeunesse, le guerrier adolescent qui, pour défendre la terre paternelle et suivre l'hetman de son hameau, a coiffé le bonnet du Cosaque et monté le cheval de l'Ukraine, tombe frappé au cœur par la balle d'un mécréant. Il reste, néanmoins, sans colère comme sans peur et sans reproche, faisant face à la mort comme à l'ennemi. Cependant, il recorde l'héroïque chevauchée. Il rêve! Que, parfois, sur le chemin que bordera sa tombe, passe avec les clairons, au galop des coursiers frénétiques, son régiment, le noble régiment de l'Ukraine, son ombre ingénue et guerrière s'endormira consolée à jamais.
Douleur païenne, douleur chrétienne! Entre ces deux bornes, le monde moderne évolue et se cherche depuis bientôt deux mille ans. L'orgueil réconforte le stoïcien, l'amour porte au delà du monde le chrétien abattu.
L'exhortation du Portique s'adresse à la raison. Elle est purement cérébrale. Au cœur, tendent les efforts de la « consolation internelle » promulguée à l'ombre de la Croix. Sénèque, saint Jérôme, en ont déduit les formules contradictoires. Sénèque, dans une langue érudite, compassée et redondante qui, déjà, fleure le gongorisme et l'emphase espagnols, discute la souffrance, en fait, peut-on dire, l'anatomie. Il conteste l'être aux maux dont gémissent les hommes : « Douleur, tu n'es qu'un mot », tandis que Jérôme, Dalmate passionné, se garde bien d'argumenter. Il gémit et pleure. Son latin barbare, qui traduit la Bible, émeut les patriciennes de Rome, qui l'entendent à merveille. Entre ces deux phares extrêmes, situés sur des faîtes opposés, Boëce reluit d'un pur éclat.
Homme officiel, chrétien comme la plupart des notables qui, de son temps, occupèrent les fonctions publiques, Boëce n'en était pas moins, par alliance, le petit-fils du grand Symmaque, du dernier Romain, de celui qui lutta contre Ambroise de Milan pour la Victoire du Capitole, et défendit les anciens dieux.
Sa Consolation apportait des arguments chrétiens au stoïcisme. Les néo-convertis, en pouvant passer en un jour de Marc-Aurèle au Christ, faisaient station entre le Portique et l'Église, dans un état d'âme indécis et passionné. Boëce comprenait la beauté des choses, mêlait aux hymnes liturgiques, modulées encore sur les rythmes d'Horace, des chants naturalistes, jetait des apostrophes amicales aux bois, aux campagnes, au printemps revenu. Il fêtait le pervigilium Veneris.
Heureux celui qui, comme Boëce, s'assied dans la blanche lumière des parvis!
Il écoute le chant lointain des orgues, le murmure des cantiques, le frémissement des prières qui, pareilles à des colombes amoureuses, montent en plein azur. Il rêve au pied de toutes les Acropoles et suit d'un regard lucide la marche sereine des constellations.
Mais plus heureux encore celui qui trouve dans la douleur un principe d'énergie et de commisération humaines, qui, pour apaiser tant de soucis et de chagrins inhérents à notre existence, envisage le mal de vivre comme un principe d'action et de miséricorde, comme un perpétuel enseignement de travail et de pitié.
Parmi tous les objets offerts en spectacle et donnés comme leçon à la curiosité des hommes, parmi les événements, catastrophes publiques ou malheurs privés, gestes scélérats ou magnanimes, prouesses ou forfaits susceptibles d'engendrer, ainsi que le demande Aristote, la terreur et la pitié, il n'existe rien de plus émouvant ni de plus grandiose au monde que le supplice et la mort d'un dieu.
Soit que l'animadversion de Zeus abandonne en pâture aux aigles du Caucase le grand cœur de Prométhée et déchire de clous ses mains laborieuses qui portaient la lumière ; soit que, pâmé sur un lit de fenouil et d'anémones, le chasseur Adônis, parmi les femmes tyriennes et les pleureuses de Gebel quand fument les trépieds d'où monte une vapeur de daumes, exhale sa vie adolescente que jalousaient les ténèbres de Hadès et les Ombres inquiètes ; soit que, debout, parmi les tourbillons de flamme, sur son bûcher plus auguste qu'un autel, Héraklès, bienfaiteur des hommes, ayant purgé la terre, banni les miasmes et les épouvantes, prenne place et, dans une ardente apothéose, regagne les hautes demeures de son père, tous les peuples, toutes les races ont, avec une ferveur égale, magnifié de riche poésie et célébré tour à tour la mémoire des êtres jeunes ou divins sacrifiés à la destinée, à la Mort inéluctable et descendus au tombeau.
Dieux pathétiques, dieux sanglants, dieux meurtris et ressuscités, dieux pleurés par leurs amantes, par leur mère, tantôt sur les pentes du Liban où fleurit l'asphodèle, tantôt près des fleuves hyperboréens que désole un éternel hiver! Attys, Zagreus, Tammouz et Penthée fils d'Echion, chacun eurent leur semaine sainte, leur deuil liturgique, solemnisé par un peuple fidèle, suivant le rythme des saisons. Dans la sensuelle Égypte et la Syrie ardente, de Memphis à Byblos, d'Ascalon à Damas, le mystère de la passion, la descente aux enfers et, parmi les hommes, le retour des êtres surhumains qui traversèrent l'épouvante de Hadès et les portes maudites, ayant asservi à leur joug les Puissances ténébreuses, fut l'objet tantôt de rites pieux, tantôt de spectacles populaires. Drame par excellence de l'antiquité, Bacchus lui-même joua sur le théâtre les pathémâta souffertes, sa divinité méconnue et prisonnière dans la maison de Cadmos ; il affirma son triomphe et sa palingénésie éternelle, menant, comme un bœuf à l'autel, vers une mort dérisoire et les pièges du Cithéron nocturne, vers les bacchantes homicides, le roi blasphémateur qui méconnut le sang des dieux. Prométhée délié de l'augural Eschyle, ce dénouement, ignoré des modernes, proclamait, sans doute, la délivrance du Titan, la fin de son martyre et de sa crucifixion. Mais il enseignait, en même temps, la stabilité du droit, l'imprescriptible victoire de la conscience humaine sur le caprice des tyrans. Au lendemain d'Hipparque et d'Hippias, devant Athènes rendue à ses propres lois, il couronnait les saintes révoltes du Juste, l'insurrection légitime contre le bon plaisir et l'arbitraire. En même temps qu'il rendait la vie aux légendes ancestrales, aux mythes primitifs, il instruisait les citoyens, recommençait pour eux la leçon d'Harmodios.
Mais ces drames à la fois religieux et civiques, ce théâtre d'un si profond accent et d'une ligne si pure, dont chaque héros, même dans les affres de la douleur, même dans les transports de la passion, garde une attitude sculpturale, pareil aux Niobides expirants, ce théâtre où pitié, colère, haine et désespoir toujours se meurent d'après un rythme de beauté, la cadence d'une lyre invisible, ce théâtre d'Eschyle ou de Sophocle — statuaire passionnée et vivante — ne portent à la scène que des êtres atteints par un malheur involontaire ou de fatidiques expiations.
La Fatalité, le déchaînement des forces adverses, la mystérieuse Némésis qui punit les Éphémères comme les Immortels d'avoir cru à leur propre bonheur, frappent les dieux pathétiques de l'Égypte ou de l'Asie, aussi bien que les héros à notre taille de l'Hellade. Ces victimes endurent fortement les maux appesantis sur leur tête. Hercule, de ses vaillantes mains, amoncèles en personne les hêtres du bûcher, sur la montagne thessalienne.
Et quand ils se redressent, comme le titan d'Eschyle, s'insurgent contre les bourreaux, c'est au nom d'un principe supérieur, sans nulle préoccupation d'égoïsme qui les enlaidisse ou les diminue.
Ils opposent au malheur une sérénité magnanime, le calme, — déjà, — du stoïcien. Ils affrontent la douleur, comme ils ont affronté les travaux qui les immortalisent. Ils gravissent d'un pied ferme et d'un front assuré le calvaire de leur passion.
Aucun d'eux, cependant, ne l'a sollicitée.
Avec le christianisme, tout se transforme et se métamorphose. Le dieu mourant cesse d'être la victime passive, la proie obligée et nécessaire d'un factum ennemi.
Lui-même voulut endurer tout ce que la Terre enfante de maux. Il a pris le rude chemin de l'humiliation et des souffrances pour obéir à la loi mystérieuse du rachat. Il a mis en balance avec les fautes, les ténèbres, les crimes et les détresses de l'Humanité, le deuil sans prix d'une douleur divine. « Heureux, dit Ézéchiel, ceux qui lavent leurs étoles dans le sang de l'Agneau! » L'agneau pascal a tendu sa gorge au sacrificateur. Il s'est offert en holocauste. Il s'est rendu l'otage propitiatoire, grâce auquel, enfin racheté du fardeau qui pesa trop longtemps sur sa tête, le vieil Adam reconquerra l'innocence première et l'allégresse du Paradis perdu.
Hercule, Prométhée, Adônis n'étaient que des victimes. Jésus, parmi les dieux, est le premier martyr. Une semaine d'agonie a consommé l'œuvre de la Rédemption. De son entrée à Jérusalem, parmi les vivats et les palmes, jusqu'à la crise dernière, sous les oliviers de Gethsemani, du festin d'adieu au prétoire de Pilate, le fils du charpentier a vécu le drame salutaire. Et les jours mémoratifs de son crucifiement désormais, porteront le nom de « semaine sainte ». Ils fixeront la date choisie entre toutes, par les civilisations modernes, pour célébrer la Pâque, fête de la jeunesse, de la résurrection et de l'espoir.
Car la Pâque — la Peçah ou « passage » des Hébreux — est aussi pour les races indo-européennes le jour bienvenu du passage, dans l'ordre moral et dans l'ordre physique aussi bien que dans l'ordre civil, passage de l'hiver au printemps, de l'enfance à la puberté, de l'ignorance à la culture intellectuelle, des ténèbres à la lumière. C'est, à présent aussi, diront les Pères, les Docteurs, les théologiens, c'est le passage de la coulpe à l'innocence, de l'erreur à la vérité, de l'éternelle damnation au salut éternel. Ce n'est pas en vain que le sang, que les larmes du Sauveur ont humecté la terre. L'œuvre d'amour, le sacrifice du jeune dieu à la misère humaine portent déjà les fruits augustes de la réconciliation et du pardon. Le ciel est ouvert, la terre pacifique pour les hommes de bonne volonté.
Et c'est pourquoi l'officiant revêt, à la messe de Pâques, un ornement écarlate, richement orfévré. Le sang du Golgotha ouvre aux enfants des hommes le Paradis aux portes d'or.
Quand le théâtre du Moyen-Age eut quitté le sanctuaire ; quand le drame, assumant une vie originale et personnelle, y devint autre chose qu'une réplique de l'enseignement sacerdotal, qu'un sermon en tableaux vivants ; quand, hors de la basilique et des froids piliers de pierre grise qui supportaient son échafaud, la comédie, aussi chrétienne mais plus libre que par le passé, entra dans la cité laïque et demanda sa place aux villes du monde occidental, ce fut par des spectacles religieux qu'elle y débuta.
Certes la poésie dramatique, en France, date d'aussi loin que l'épopée ou la chanson. Depuis la Représentation d'Adam, antérieure aux cycles de Perceval et de la Table ronde, qui se jouait, au siècle XIIe, en plein air, mais devant l'église métropolitaine, sur une estrade reliée au parvis, sans doute, par une sorte de praticable, car il est dit que l'acteur chargé de représenter Dieu-Le-Père, quand il n'était pas en scène, rentrait dans l'église, comme on rentre dans la coulisse ; depuis la Représentation d'Adam, écrite en français, jusqu'au Vray mistère de la passion, par les frères Gréban, joué encore à Valenciennes, en 1547, lorsque Pierre de Ronsard comptait déjà vingt ans, le théâtre mystique produisit en France des ouvrages abondants et médiocres, d'une sécheresse et d'une puérilité déconcertantes, la plupart d'une exécution si faible et tellement au-dessous de la conception primitive que le public moderne aurait quelque peine à les endurer, sur les tréteaux.
Exposer devant des spectateurs croyants l'histoire de leur foi, incarner sous leurs yeux les objets de leur adoration, réaliser devant eux, sur la scène, le geste du Messie et les espérances et les terreurs de l'autre monde, unir dans une action commune, immense, variée, idéale en même temps que réaliste la Terre, l'Enfer, le Ciel, c'était — dit Petit de Julleville — essayer de porter le Théâtre à des hauteurs qu'il n'a pas atteintes depuis lors.
L'idée était grandiose.
Mais l'œuvre fut manquée. Avec un peu de génie et le sens de la composition, le mystère d'Arnould de Gréban aurait pu devenir un chef-d'œuvre. Cependant il n'a pas fallu moins, pour le rendre accessible aux contemporains, que l'heureuse union de MM. de La Tourasse et Gailly de Taurines, tous deux érudits et lettrés, qui, dans ce fatras de trente-cinq mille vers, ne prenant que la fleur, ont su réduire le poème de Gréban aux dimensions d'un drame en vers par le premier faiseur venu.
Leur Passion est forte, vigoureuse, en grand relief, en grandes lignes très nettes et d'une composition harmonieuse autant que claire, de nature à faire une grande impression sur les esprits.
Tel s'affirmait, en octobre 1906, quand la pièce fut, pour la première fois, représentée à l'Odéon, l'avis de M. Faguet à qui les adaptateurs de Gréban demandèrent, avec une préface, la consécration de l'Académie et du Journal.
Le mystère, l'hiérodrame, ce que l'Espagne, au XVIe siècle, nommait auto sacramental, pour désigner ces ardentes représentations de Calderon ou de Lope, ces gestes pleins de race et de feu, ces drames où les muscles font saillie, où le sang bat sous la peau et qui ne ressemblent pas aux enfantines compositions de Gréban plus qu'un Velasquez aux enluminures de ses manuscrits, le mystère, affranchi de l'Église, avait pour interprètes ordinaires les troupes comiques ou, pour dire plus juste, les confréries qui s'organisaient, non par l'entente et le concours d'histrions professionnels, mais d'amateurs choisis dans les milieux sociaux les plus hétéroclites : bourgeois, écoliers, artisans et même gentilshommes, clercs tant réguliers que séculiers. En effet, la représentation des mystères passait pour œuvre pie. Agréable aux saints dont on jouait les vertus et de la plus grande efficacité pour détourner les fléaux si communs dans cet âge de ténèbres et de férocité : pestes, guerres, invasions ou maladie. Entre ces divers groupements, ces compagnonnages, le plus illustre et le mieux réputé fut celui des Confrères de la Passion. Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, évoque le tableau, quelque peu artificiel et convenu, d'un gala dramatique, d'une représentation offerte par les clercs de la Basoche aux ambassadeurs flamands, sous Louis XI, quelques années après le mystère des Gréban, car ils étaient deux frères, l'un et l'autre Manceaux, l'un et l'autre chanoines et versificateurs acharnés. Ils déduisaient sans répit des mélodrames édifiants — quarante mille vers, pour eux, n'étaient qu'une vétille — que leur ami et compère, un Angevin du nom de Jean Michel, maître mire de son état, embellissait volontiers de scènes admirables. C'était « le capucin qui faisait leurs pièces ».
On jouait n'importe où, dans une grange, dans une cour de ferme, sous les piliers d'un marché couvert. On jouait en plusieurs jours ces poèmes démesurés. N'importe où, sinon, toutefois, à l'église. Car ce drame, une fois quitté l'austère décor des cathédrales et cessant de concourir aux offices liturgiques, prit bien vite un essor définitif. Cela n'empêcha pas qu'il ne fût toujours intermittent et vagabond.
Les confrères de la Passion eurent seuls, jusqu'au XVIIe siècle, un théâtre stable et qui leur appartenait. Vers la fin du XVIe siècle et sous l'influence des huguenots, que scandalisait la grossièreté des intermèdes comiques, le Parlement ne cessa de les persécuter. La libre expansion du génie et de la belle humeur populaires fut arrêtée en plein épanouissement par les mômiers de la Réforme et les hellénistes de la Renaissance. Bientôt, il fallut pindariser avec Ronsard, adopter le style soutenu, et se guinder, coûte que coûte, au « sublime » de collège dont les meilleurs écrivains classiques n'ont jamais pu se défaire absolument.
Le public des mistères faisait paraître un aspect assez tumultueux et diapré, même quand les acteurs cessèrent de jouer en plein air. Aux bourgeois sententieux et gobe-mouche, aux bavolettes, aux gens d'armes, se mêlaient, non sans profit, les tire-laine et les coupeurs de bourses. Panurge y coudoyait les stropiats de Clopin Trouillefou. Apparemment aussi, les intellectuels, amis de François Villon, gens de bel appétit et de scrupules modérés, enclins à la bouteille, quêteurs de repues franches, maigres comme des loups et comme eux endentés, forts en gueule, rouges de museaux, buvant frais, cognant dur et crachant comme coton, dès que la soif les prend, quelque peu écoliers, quelque peu larrons, en délicatesse avec le grand prévôt, le guet et les archers, mais fort bien vu par les galloises du Glatigny et du Huelleu, bonnes filles qui, la gorge au vent et la cotte retroussée, popinaient avec eux dans les tavernes méritoires : Blanche la savetière, à danser fort adextre, Jehanneton et Catherine la bouchère, la belle heaumière, c'est-à-dire la marchande de ferraille, sans compter la grosse Margot, qui n'avait rien d'une princesse de beauté. Ce monde équivoque, rusé, malpropre et spirituel, mauvais garçons, truands, cappets en rupture de collège, fréquentait les spectacles, d'abord pour tuer le temps, ensuite, dans l'espoir d'y trouver chappe-chute. Ils se plaisaient aux mistères, c'est-à-dire aux solennités dramatiques, « mistère » ayant, à cette époque, le sens exact de « représentation scénique pieuse », lequel, d'après Max Müller, vient du bas latin « ministerium » et, par l'usage, se confond avec le mot dérivé du terme grec « mystère », secret dévoilé aux initiés. De ministerium, on a fait « administrer ». Donc, mistère au sens où l'entendait la clientèle des Gréban serait traduit on ne peut plus exactement par le vocable espagnol de funcion, applicable à tous les genres de divertissement public.
Voici quel spectacle attendait les Parisiens de l'an quatorze cent cinquante-deux :
Un prologue dans le ciel. A gauche de l'estrade et faisant face à la gueule de l'enfer que représente, côté cour, une tarasque violemment enluminée, ayant à ses côtés les Vertus cardinales et Miséricorde à ses genoux, Dieu le père trône sur fond d'or, en une sorte de plat que borde un filet haricot rouge du plus surprenant effet. Il écoute monter le gémissement des Limbes, le cri poussé par les anciens justes vers l'Emmanuel qui brisera leur chaîne. Car la passion de Gréban constitue une manière de poème cyclique, la geste de la Rédemption, depuis la faute d'Adam jusqu'à la mort de Jésus et la mise au tombeau. Sathan (l'adversaire) discute et se répand, comme dans le prologue de Faust ou le premier livre de Job, en remarques désobligeantes.
Soudain, la scène change, ou plutôt les acteurs se transportent sur un autre point de l'échafaud. Côte à côte, on y voit les multiples décors où la pièce aura lieu : Jérusalem d'abord, la maison de Caïphe, le tribunal du procurateur que Gréban traite avec insistance de « prévôt », le Temple, Nazareth, une pièce d'eau grande comme une serviette, qui figure la mer. Or, Sathan inspire aux princes des prêtres, aux cohènes en turbans verts, accoutrés à la mode sarrazine, des machinations contre Jésus. Puis, c'est la fête des rameaux, avec le joli détail d'un petit enfant qui met sa robe neuve pour acclamer le prophète. Ici, tout est grâce, naïveté, simplicité. Le dieu des humbles est reçu par eux à la poterne de la ville. Rien ne les surprend. L'appareil populaire du visiteur ne le montre pas moins auguste à leurs yeux.
Plus tard, la religion théâtrale et monarchique de Louis XIV s'indignera presque devant cet abandon et cette humilité. L'ânesse des Rameaux a besoin, pour figurer à la chapelle de Versailles et devant les anges pompeux de Coysevox, entre les balustres d'or, que le faste du discours atténue un peu sa roture et la mette au diapason des royales grandeurs :
Le prophète et l'Évangéliste, dit Bossuet, concourent à nous montrer ce Roi d'Israël, assis, comme ils disent, sur une ânesse : Sedens super asinam. Chrétiens! ah! qui n'en rougirait! Est-ce là un jour de triomphe? Est-ce une entrée royale? Est-ce ainsi, ô fils de David, que vous montez au trône de vos pères et venez reconquérir leur héritage?
Le Mistère de Gréban se déroule et suit pas à pas la Passion selon saint Mathieu.
La Cène réunit Jésus et ses disciples dans la maison d'Urion. « Fleur de clémence, arbre de vie », au moment de les quitter pour jamais, le Fils de l'Homme distribue à ses apôtres le pain et le vin, la confarréation de la chair et du sang. Puis dans le jardin des Oliviers, figuré sur l'estrade, l'arrestation de Jésus, le désespoir de la Mère-aux-Sept-glaives et la feintise de Judas. Une suite de tableaux familiers et hardis montre le Sauveur en proie aux archers de Caïphe, aux huissiers de Pilate, à « la crapule du corps de garde et des cuisines », qui souillent le martyr d'immondices et d'outrages, qui, sans rassasier la haine qu'ont les êtres d'en bas pour l'homme supérieur, avec des cris de bêtes fauves s'acharnent à la curée d'un dieu. Comme dans le Portement de Van Acken, au musée de Gand, comme dans le Christ aux outrages du noble Henry de Groux, les faces édentées, les bouches hurlantes des maroufles avancent pour le mordre. La foule, d'instinct, exècre le Génie. En effet, poète, semeur d'idées, il contrevient au premier devoir social, qui est la médiocrité. D'emblée, il déchaîne contre lui toutes les boutiques et tous les bureaux. Une atmosphère de bêtise homicide flotte sur cette ruée épouvantable de la canaille contre le chercheur d'Ile fortunée et de ciels miséricordieux.
On trouve encore dans la Passion de Gréban des coins ingénus, pareils à ces fonds des Primitifs, situant les personnes évangéliques, tantôt dans le béguinage d'une cité flamande, tantôt dans un clair paysage de l'Ombrie, où croît le lys des vierges et qu'ennoblissent les cyprès. Les conversations du charpentier qui fournit la croix et vante sa marchandise, de Clacquedent, de Broyefort ont l'odeur caractéristique du Paris médiéval. Dans la rue où les toits se confondent presque, où le ruisseau croupit, les âmes se font obscures et sordides. Écoutez les discours de cette ribaudaille. Ils émanent d'un atelier obscur, mal éclairé par une fenêtre succincte, aux vitraux en losange, non loin de Notre-Dame ou des Saints-Innocents. Voilà, certes, le Paris de la Cité, de la truanderie, avec ses carrefours, ses pignons, ses clochers, ses venelles pleines d'ombre et ses pavés humides que l'herbe déchausse lentement.
Rien ne ressemble moins à la Passion d'Oberammergau, ce mystère du XVIIe siècle, mis au goût d'un auditoire cosmopolite, qui, malgré les splendeurs voyantes de mise en scène, tantôt se rapproche du cinématographe, tantôt prend l'allure d'un fastidieux sermon.
Dans le mistère de Gréban, la vie abonde et la joie et l'entrain le plus vif. Il chemine à ras de terre, sans grand essor ni coups d'ailes, mais ne s'arrête pas.
Cela ne se passe ni à Jérusalem, ni dans les montagnes de la Bavière, mais entre la rue du Fouarre et la place Baudoyer.
Le grand poète, contemporain des Gréban, l'atteste : « Il n'est bon bec que de Paris. » Tous les personnages que l'auteur a voulus comiques aiguisent leurs propos au tranchant de ce bec-là.
Pour que nul n'en ignore, ils portent le costume des bourgeois de Paris, la robe de futaine, l'escoffion ou le bonnet carré. Leurs femmes sont habillées de même, avec leurs manches pendantes, leurs collets « rebrassés » qui forment pèlerine et leurs béguins appliqués sur les oreilles par un nœud de rubans, tandis que la Vierge et les Apôtres gardent leurs costumes hiératiques, les ornements presque sacerdotaux des icônes byzantines des Notre-Dame de Kazan ou d'Iasna-Gora. Ils ressemblent à des figures de missel chez les « compères » de Louis XI.
Mais, tandis que le drame se déroule, que la Rédemption du monde s'avère et s'accomplit, de scène en scène, de réplique en réplique, le ton s'élève, acquiert du nombre et de la majesté. Les dialogues de la Vierge mère et de son fils, malgré l'insuffisance du vocabulaire et la forme — étriquée un peu — des octosyllabes, atteignent parfois à la plus pure beauté. La passion maternelle correspondant à la passion divine, la figure de la Vierge apparaît infiniment touchante, par le conflit de sentiments contradictoires qui n'ont point marri Déméter au pourchas de Perséphone, par l'amour de la chair et du sang qu'elle porte à son fils, par l'abandon mystique de sa volonté qu'elle fait entre les mains du Rédempteur,
Au XVe siècle, déjà, la Femme occupe, dans le Christianisme, une place éminente. Elle y règne au même titre que la Divinité. Vous ouïrez, tout à l'heure, le bon François Villon la nommer « haute déesse » et confondre ainsi le culte réservé au Dieu mâle des Hébreux avec une personnalité divine, plus tendre et miséricordieuse.
La Vierge déipare, l'Isis chrétienne qui, pareille à celle d'Égypte, enfanta le Soleil, par le fait d'une cristallisation mystique, tendant à revêtir du type humain les notions transcendantes, est devenue, en quelques siècles et pour toujours, l'égale de son fils. Elle a supplanté le Paraclet. Aux débuts du Christianisme, quand la religion nouvelle portait encore le sceau, l'empreinte de son origine sémitique, l'Église des Catacombes et celle de Byzance, les premiers fidèles, imbus de philosophie et de rêves néoplatoniciens, n'accordaient à la femme qu'un rôle secondaire. Sous l'influence de la théologie alexandrine, devant l'hellénisme de Plotin, de Porphyre, de Nouménios et, plus tard, de Jamblique, persécutés mais écoutés, le culte nouveau se confina dans la métaphysique. Les docteurs, les évêques, les sages discutèrent l'identité du Père et du Fils, leur consubstantialité, l'homoousios et l'homoïousios. Leur dieu fut, tout d'abord, le Logos, le Verbe, la Parole créatrice, la rouah de la Genèse, incarnée et vivante dans la personne de l'Homme-Dieu. Cependant, Jésus, « rude nabi » galiléen, se transforma, devint le médiateur d'amour, celui que Diotime de Mantinée enseignait à Socrate, l'esprit indulgent qui porte à l'Être unique, absorbé dans sa gloire, les vœux infinis et la prière ardente de l'homme prosterné.
Le culte du Saint-Esprit occupe une grande place dans les rêves du Christianisme primitif. Les récents convertis, les penseurs tels que Boëce adorent en sa personne la raison divine que Minerve — dea consens du panthéon latin — incarna jadis. Une métaphysique trop ingénieuse, faite d'esprits aiguisés par l'usage de la raison et l'abus du raisonnement, définit des abstractions, coupe en quatre des subtilités. Elle oublie, au milieu de son désert, que si l'Homme vit d'amour aussi bien que de pain, toute religion qui ne fait pas la part du cœur ne saurait vivre chez les enfants de la terre.
Cependant la première fête de la Vierge est instaurée, à la fin du VIe siècle, par Maurice, empereur d'Orient. Elle doit être célébrée à la fin d'août,
quand la belle saison décline et que les travaux rustiques arrivent à leur fin. C'est l'Assomption ou, pour mieux dire, le Sommeil de la Vierge ; car la femme ne peut s'élever, par sa propre vertu, jusqu'aux idées abstraites. C'est pendant la dormition Notre-Dame qu'un ange mâle, comme dans le tableau d'Orcagna, porte son corps inerte jusqu'au plus haut des cieux.
Mais l'axe du monde se déplace, le monachisme se propage dans l'Europe occidentale. La vie ascétique emplit de tristesses et de rêves, elle gonfle d'un ardent amour le cœur des cénobites, agenouillés sous les voûtes de pierre grise, pendant les froids matins. Et ceux qu'enivrent d'amertume le Démon de midi, l'acedia du cloître, la longueur mélancolique des soirs, le veuvage de l'été, dérobant un front pâle sous la bure pénitente, cherchent, dans leur cœur, une image consolatrice, une présence féminine qui les rassérène et les imprègne de douceur. Au moment de la croisade, Bernard, abbé de Clairvaux, écrit en l'honneur de Notre-Dame une suave et mystique prière. Et soudain les poitrines se dilatent, les yeux épanchent la rosée absolvante des pleurs. Perdu là-bas, dans les marais fiévreux de la Sologne, dans les essarts inhospitaliers de la Bretagne armorique, le moine, désormais, ne se trouve plus seul et chérit son isolement : « O beata solitudo! O sola beatitudo! O bienheureuse solitude! O la seule béatitude! » exclame l'un d'entre eux.
De siècle en siècle, de jour en jour, la figure de Notre-Dame grandit, pleine de douceur et de beauté. A la raide image, romane ou byzantine, engaînée et peut-on dire prisonnière dans les ors et les émaux, l'art gothique substituera bientôt une frêle et pudique enfant, une vierge, mère elle-même d'un nourrisson divin. C'est le schoschan de Saaron, le narcisse des campagnes, la racine de Jessé, provin d'où bientôt le Rachat du Monde va sortir. Et voici que l'anachorète éperdu sent brûler comme une flamme ardente au plus intime de son être, son cœur se liquéfier d'amour. Il tourne ses regards vers la Dame tutélaire. A ses pieds, il effeuille les ardentes roses du Cantique. Il remet la clef de son âme à la très douce que nul ne prie en vain. Il assemble pour elle des hymnes et des proses, des antiennes d'un goût puéril et compliqué : « Que cet Ave — dit-il — change pour toi le nom d'Eva! » Une extase l'emporte, une dilection amoureuse et filiale, un élan qui se perd dans l'azur, comme ces pinacles et ces tours, comme les flèches de la haute cathédrale, entre les Iles de Paris.
Ces transports, cette fougue de tendresse pour la Mère omnipotente, pour la Dame de grâce et de bénignité, a fait naître une poésie ingénue et savante, créé tout un cycle de poèmes, un « latin mystique » plein de grâces et de talent.
Le chanoine de Saint-Victor, Adam, près d'un siècle avant l'auteur de la Passion, dédia son hymnaire à la Vierge déipare. Et, sur les vitraux, dans l'émail, peinte par le suave Memling, par le Frère Angélique ou le somptueux Quentin Metsis, elle apparaît, tantôt victorieuse, tantôt pleurant la désolation du Calvaire, tantôt enfin recevant les prières que font, vers son trône plein d'étoiles, jaillir les cœurs souffrants des hommes éplorés.
Les humbles sont admis à la communion de sa pitié. C'est en leur faveur qu'elle se montre mère, en leur faveur qu'elle prodigue tous les biens et chasse tous les maux.
Une femme du peuple, une chrétienne sans plus, menue et courbée encore sous le poids des jours, marmonne doucement une oraison. Cette femme, illettrée et gauche un peu, tend vers la Madone des mains que le travail a faites rugueuses et la vieillesse, tremblotantes. Mais cette femme, cette humble chrétienne, elle aussi, fit naître un dieu. François Villon écrivit, pour implorer Notre-Dame, cette prière sublime que la mère du poète chuchote à deux genoux :
ENVOI
La si douce ballade où Villon mit toute son âme donne la floraison suprême de l'art gothique. Arnould de Gréban a tenté d'exprimer cette religion de la France médiévale dans un poème de composition imparfaite et maladroite, mais qui, filtré, décanté, réduit aux proportions d'une tragédie ordinaire par les jeunes collaborateurs de l'antique chanoine, s'adapte aux exigences du théâtre moderne. Les Confrères de la passion représentèrent jusqu'à la fin du XVIe siècle, malgré l'opposition du Parlement et les scrupules des réformés, quelques-uns des mystères laissés par les vieux maîtres. Mais celui d'Arnould fut le dernier qu'on ait écrit. La représentation de Valenciennes fut, peut-on dire, contemporaine de la Renaissance. La Pléiade allait imposer à la France, avec sa rude pédanterie, un sens nouveau de la Beauté. Les esprits cultivés parlent, désormais, grec et latin. Et Rabelais, qui n'est exempt ni de l'un ni de l'autre, berne avec ampleur ce parfait élève de Ronsard, l'écolier limosin. L'architecture nouvelle fait oublier la « folle cathédrale », comme le poète de Cassandre fait oublier Villon. C'est le crépuscule du Gothique, l'aurore de la Renaissance.
Donc voici, dernière goutte de ce vin léger, un peu âpre, mais cordial, que versaient aux simples âmes d'autrefois les surannés dramatistes du théâtre édifiant. Il peut sembler doux encore d'en goûter le breuvage, breuvage qui, dans la nuit du passé, revigora tout un peuple d'aïeux. Voici l'autel d'où s'exhala jadis leur âme enfantine, et passionnée. Heureux qui put croire à cette humble et forte poésie, exprimer dans ces rimes incertaines et ces dialogues maladroits l'amour des petits, l'espérance des pauvres, l'invincible foi que les peuples d'Occident gardent à l'Idéal sans défaillance ni regret.
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le quinze novembre mil neuf cent dix-neuf par
BUSSIÈRE
A SAINT-AMAND (CHER)
pour le compte de
A. MESSEIN
éditeur
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
PARIS (Ve)