Title: Un explorateur brésilien
Author: Barão de Antônio Luiz von Hoonholtz Teffé
Author of introduction, etc.: Jean Pierre Edmond Jurien de La Gravière
Editor: Alfred Marc
Release date: July 9, 2022 [eBook #68485]
Language: French
Original publication: France: Alcan-Lévy
Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
UN EXPLORATEUR BRÉSILIEN
Deux mille kilomètres
de navigation en canot dans un fleuve
inexploré et complètement dominé
par des sauvages féroces
et indomptables
(Extrait du Journal du capitaine de frégate baron de TEFFÉ)
PAR
A l f r e d M A R C
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE
PRÉFACE
PAR
M. le vice-amiral JURIEN DE LA GRAVIÈRE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES
ET DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
—————
PARIS
ALCAN-LÉVY, IMPRIMEUR BREVETÉ
24, RUE CHAUCHAT
—
1889
Les découvertes maritimes sont faites; les continents seuls gardent encore une partie de leurs secrets. C’est là le champ inexploité que notre siècle réservait aux explorateurs. Le domaine de l’inconnu se rétrécit de jour en jour. L’Afrique, l’Asie, le Nouveau Monde sont attaqués avec une égale ardeur. Les Marco Polo, les Mungo-Park, les Walter Raleigh ont trouvé des émules. Si l’ardeur de ces intrépides «traverseurs de voies périlleuses» ne se ralentit pas, avant la fin du dix-neuvième siècle la conquête sera complète. La planète n’aura plus de mystère et les pionniers suivront de près les découvreurs. Les enjambées sont immenses. Après les Brazza et les Stanley, voici un officier brésilien qui, pour son coup d’essai, trace à travers l’Amérique méridionale une percée de deux mille kilomètres. Il arrive à la source d’un des puissants affluents du plus grand fleuve peut-être qui soit au {vi}monde. Pour connaître les origines du Nil, César se déclarait prêt à laisser l’Univers à Pompée. Bellum civile relinquam. L’idée se recommande à nos temps troublés. Les découvreurs, en effet, ne travaillent pas pour un parti, pour une nation; ils travaillent pour l’humanité. De tous les héros, ce sont ceux qui méritent, à coup sûr, le mieux qu’on les honore.
Il n’y avait plus pour ainsi dire de sauvages. Tous, jusqu’aux noirs du haut plateau africain, avaient été plus ou moins touchés par la civilisation. M. le baron de Teffé a pénétré jusqu’au fond de ces solitudes où l’on rencontre encore ce que je me permettrai d’appeler des sauvages vierges. L’homme préhistorique nous apparaît ici tel qu’il a dû être avant l’âge de la pierre polie. Ce sont des tribus sans nom qui défendent leur dernier asile. Les haches leur manquent pour abattre les arbres: elles les font tomber en découvrant les racines et en y mettant le feu; car le feu, elles le connaissent. Là n’est pas seulement leur supériorité marquée sur les grimpeurs qu’on voudrait leur donner pour ancêtres. Elles ont le sens et la possession de l’histoire. Un jour les {vii}enfants que les mères portaient à la mamelle apprendront que des êtres presque semblables à eux, des êtres surnaturels toutefois, car ils étaient armés du pouvoir de lancer la foudre, se frayèrent un chemin sur ce fleuve qui courait avec une rapidité vertigineuse vers la mer. «Ils vinrent peu nombreux, mais aucun obstacle ne put les arrêter. On jeta des arbres d’une rive à l’autre. Ces arbres, au bout de quelques heures séparés en deux tronçons leur livrèrent passage. Sur des troncs creusés, ils avançaient toujours. Les anciens de la tribu décidèrent qu’on leur offrirait résolument la bataille. Le combat fut sanglant. Que pouvaient les flèches contre le feu du ciel? Les débris de la tribu se retirèrent dans la profondeur des bois; quelques éclaireurs restèrent seuls aux aguets. Ils virent alors les envahisseurs prendre pied sur la rive et dresser vers le soleil un instrument qui semblait vouloir attirer l’astre flamboyant sur la terre. Cette cérémonie accomplie, ils se rembarquèrent et le courant rapide les emporta vers la région lointaine {viii}d’où ils étaient venus.»
Voilà ce que les enfants du Haut Javary entendront. Pouvons-nous prévoir ce qu’ils auront à raconter à leur tour?
L’impulsion est donnée; la civilisation est en marche. Que les Indiens et les serpents boas se hâtent de reculer encore! Il n’est que temps pour eux. Quand des plantations florissantes auront remplacé l’inextricable fouillis de lianes, de géants séculaires et de buissons épineux, les sauvages ne seront plus là pour redire dans leurs mélopées plaintives la première invasion; il sera bon que les fils des visages pâles puissent savoir, eux aussi, ce que la conquête de ce sol qu’ils féconderont a coûté à leurs pères. Tel est l’intérêt le plus sérieux peut-être qui s’attache au récit trop court, beaucoup trop court, emprunté au journal de bord du baron de Teffé. Quel contraste entre le bien-être, l’opulence des cités nouvelles et la désolation de ce sol qui ne recélait que le beriberi et la famine! Le beriberi, c’est la maladie spéciale, caractéristique, du Javary, ce considérable affluent du Haut-Amazone. Le corps se sent soudain atteint d’un engourdissement général. «Ce n’est rien, dit-on{ix} à ceux qui se plaignent de ce malaise indéfinissable. Vous avez passé la journée dans une pirogue, les jambes repliées, le corps en équilibre. Ce n’est rien; cela va se dissiper avec un peu d’exercice.»
Le patient se laisse convaincre: il essaie de marcher, il reprend courage. Le soir, il est mort. La paralysie a gagné peu à peu le cœur.
Les victimes ont été semées l’une après l’autre sur la route. Peu sont revenus au port. Ceux-là devaient avoir été dotés d’une force de résistance peu commune. Un soleil foudroyant, des nuits brûlantes, et l’ennemi contre lequel il n’est pas de défense, le moustique tropical plongeant incessamment son dard sans pitié dans la peau! Pour ne pas mourir dans de pareilles conditions, il faut s’être fait un devoir de la vie; il faut se répéter sans cesse: «Si je m’abandonne, si je cède à l’accablement qui me tente, que deviendront mes collections, mes observations, mes calculs?» Une sorte de réaction suit presque toujours cet effort de la volonté.
On vit, on résiste, pourvu que la subsis{x}tance ne manque pas. Mais c’est ici que la nature vierge marque bien sa stérilité. Quand les vivres emportés dans les barques ont été épuisés, quand il faut demander à la forêt l’aliment du jour, la forêt n’a pas un fruit, pas une racine à vous offrir. La pêche et la chasse seules pourraient fournir quelque ressource. Elles les fourniraient si le courant n’était pas trop rapide, si le bois, gardé par les Indiens, ne cachait pas tant d’embûches. La faim vient: elle se chargera d’achever les équipages. Laissez toute espérance! Nul de vous ne reverra la patrie!
Dans de pareils moments il n’y a que l’ascendant d’un chef aussi redouté qu’aimé qui puisse conjurer le péril. Il paraît, le front souriant et le regard ferme: les murmures s’apaisent et le découragement n’ose plus se montrer. Parmi les découragés de tout à l’heure il se trouvait peut-être quelque combattant de la guerre du Paraguay. Un mot, un seul mot, suffira pour fortifier celui-là. «Rappelle-toi la journée de Riachuelo». Ce compagnon raffermi ne tardera pas à communiquer sa résignation aux autres. C’est ainsi que se poursuivent les grandes entre{xi}prises et qu’elles aboutissent, comme la reconnaissance du Haut-Javari, au succès.
Je n’ai pas craint de reprocher au baron de Teffé d’avoir mutilé une relation qui aurait pu remplir au moins un gros volume. Je me fais un plaisir de reproduire ici sa réponse, car cette réponse renferme pour nous une espérance.
«C’est bien vrai, m’écrit le vaillant officier que l’Académie des Sciences a nommé son correspondant, c’est bien vrai que le récit est très laconique, mais on m’a conseillé de résumer le plus possible mon journal de voyage. Personne ne sait mieux que vous qu’après deux ans et neuf mois d’explorations, un marin ne retourne pas chez soi sans apporter des notes et des renseignements pour remplir une dizaine de volumes... Mais, enfin le mal est fait et je m’empresse de vous demander mille excuses de l’insignifiance du travail que je mets sous votre patronage.»
Si le travail était insignifiant, je ne me plaindrais pas qu’il fût trop court. Non certes, il n’est pas insignifiant ce récit d’un{xii} homme d’action revenu de la plus périlleuse, à coup sûr, de toutes ses campagnes. Seulement je trouve encore ici à faire la remarque que m’ont inspirée les documents au milieu desquels j’ai passé ma vie depuis vingt ans. Les hommes d’action ne s’étonnent pas assez de ce qu’ils ont accompli, de ce qu’ils ont souffert. Leur héroïsme a trop peu connu l’émotion. Ils ne nous lèguent pas de tableaux, parce que leur imagination ne s’en est jamais fait. Le danger leur paraît tout simple. Il faut nous résigner et nous accoutumer à leur humeur. D’autres viendront qui se mettront à leur place, qui trembleront pour eux et qui nous feront trembler à notre tour. «Si tu veux me faire pleurer, commence par verser des larmes!» Le baron de Teffé a beaucoup agi, il a oublié de pleurer.
Ne désespérons pas pourtant. Ceux qui l’ont entendu raconter de vive voix ses campagnes, savent de combien de détails inédits il pourrait nous réjouir. Le fondateur de la Revue des Deux-Mondes disait avec raison dans sa critique toujours si judicieuse: «Les auteurs ont la mauvaise{xiii} habitude de garder pour eux le meilleur de leur pensée. Ce qu’ils me racontent pour excuser les lacunes ou les obscurités que je leur signale, vaut presque toujours beaucoup mieux que ce qu’ils m’ont livré.» Nous attendons le baron de Teffé à sa seconde édition. La première sera bientôt épuisée.
Jurien de la Gravière.
Quand on suit d’un peu près les choses de l’Amérique du Sud, on est frappé de la fréquence des litiges qui surviennent entre ses différents Etats au sujet des questions de limites. La plupart des frontières sont restées jusque dans ces derniers temps indécises; nombre d’entre elles manquent encore aujourd’hui sur les cartes elles-mêmes de la précision désirable; à combien plus forte raison ne les rencontre-t-on pas marquées sur le terrain par des monuments solides. Cela est vrai surtout quand on s’éloigne des routes frayées, c’est-à-dire du lit des fleuves, les seuls chemins de communications faciles dans cette partie du Nouveau Continent.
Les assistants techniques des diplomates n’ont pas eu, en effet, une besogne aisée, lorsqu’il leur a fallu préciser les contours des frontières que la politique imposait à leurs collègues de reconnaître. S’il est simple d’écrire, par exemple, que la frontière se confondra avec tel parallèle, que sa ligne suivra tel degré du méridien, il est bien rare que des déterminations aussi rigoureusement mathématiques s’accommodent avec les nécessités économiques,{2} historiques, sociales ou même simplement politiques. Il est plus rare que les démarcateurs, chargés de reconnaître sur le terrain les lignes ainsi arbitrairement indiquées, parviennent à mettre en harmonie les décisions des traités avec les exigences non moins impératives de la topographie.
Un peu de réflexion fait vite comprendre la cause toute naturelle de cette difficulté à laquelle se heurtent diplomates et géomètres. De nos jours, l’intérieur du continent sud-américain est beaucoup moins connu qu’il y a deux siècles, à l’époque où les expéditions d’aventuriers le sillonnaient dans tous les sens, à la recherche de l’or et des diamants, ou à la poursuite des Indiens fuyant devant la terrible menace de l’esclavage. Longtemps on avait oublié dans la poussière des archives, les relations et les itinéraires de ces hardis coureurs des bois, et l’on commence à peine à les fouiller curieusement, bien plus pour reconstituer le passé que pour en tirer des connaissances géographiques exactes. La science, avec ses constatations précises, ses déterminations rigoureuses, n’était guère le fait de ces ardents chercheurs.
Si de leurs courses diverses on a conservé une notion générale des rivières et des montagnes qu’ils ont jadis explorées, jamais encore on n’a pu exécuter de ces traits topographiques une reconnaissance exacte comme le voudrait la clause d’un traité de limites. Celles-ci ne sont fixées, à vrai dire, qu’à peu près, et c’est une besogne aussi grosse que pé{3}rilleuse souvent, pour les commissaires chargés de tracer ensuite sur le terrain les lignes indiquées par les conventions internationales. Sans parler des mécomptes dus à l’ignorance où étaient leurs signataires de la géographie réelle des régions visées, et qui engendrent d’interminables disputes, comme celle qui se prolonge encore entre le Brésil et la République Argentine, au sujet du territoire des Missions; comme la querelle qui s’élève entre la Bolivie et le Paraguay à propos du Chaco; comme le conflit entre le Venezuela et l’Angleterre relativement aux rives de l’Essequibo; comme le débat bi-séculaire entre la France et le Brésil au sujet de l’Oyapock, il est des dangers moins redoutables pour la paix des peuples intéressés, mais plus pénibles à affronter pour les démarcateurs eux-mêmes.
Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’on sort du lit des grands fleuves que sillonnent régulièrement les steamers du commerce, pour remonter leurs affluents presque aussi considérables, on pénètre presque aussitôt dans l’inconnu. Et puisqu’il s’agit le plus souvent de cours d’eau, mille questions se posent, dont celle-ci, qui est fort importante: Quel est le lit principal, entre ces bouches qui s’ouvrent devant vous? En supposant cette question résolue après beaucoup de recherches souvent très longues et très fatigantes, on peut se demander si le passage sera libre. Car c’est dans les hautes vallées de ces affluents inexplorés que se sont réfugiées les tribus{4} aborigènes les plus réfractaires à la civilisation et au contact de la race blanche.
Ces Indiens défendent leur retraite contre cette invasion qu’ils supposent à bon droit devoir troubler leur paisible jouissance, et en raison des difficultés du transport, des nombreux impedimenta que traîne forcément derrière elle une expédition un peu forte, les vaillants et dévoués pionniers de la civilisation sont forcés d’aborder ces tribus avec des effectifs très restreints, avec des moyens de défense un peu trop sommaires. Souvent ils tombent au champ d’honneur, et leurs compagnons peuvent s’estimer fort heureux quand ils ont été épargnés par les atteintes non moins redoutables des fièvres paludéennes et de toutes les maladies telluriques par lesquelles la nature vierge protège son inviolabilité.
Ces considérations suffisent à expliquer comment jusqu’en 1874, en dehors même des controverses sans cesse renouvelées entre les diplomates des deux pays depuis plus d’un siècle, la frontière entre le Brésil et le Pérou, par le cours du Javary, n’avait pas encore été reconnue. Le traité du 23 octobre 1851, par son article 7, avait fixé cette frontière sur la base de l’Uti possidetis, et à partir de Tabatinga vers le Sud, avait décidé qu’elle suivrait le cours du Javary depuis son confluent avec l’Amazone. La convention du 22 octobre 1858 avait confirmé ces déterminations, et un premier pas avait été fait le 28 juillet 1866, par une com{5}mission mixte qui avait posé une première borne à 2,410 mètres de Tabatinga, au coude de l’Igarapé de Santo Antonio, d’où devait partir la ligne droite allant au nord rencontrer le Japura, en face du confluent de l’Apaporis.
Quant au Javary, la commission Brazileiro-Péruvienne avait, la même année, essayé de le remonter et de triompher du redoutable obstacle qu’opposait la férocité tenace et acharnée des Indiens sauvages. Malheureusement, elle était devenue la victime de leur cruelle et mémorable hostilité. Soares Pinto, le chef brésilien, avait été massacré dans un combat livré aux Indiens Mangeronas; Paz Soldan, le chef péruvien, avait été par eux criblé de flèches et avait dû subir l’amputation de la jambe droite; presque tous les soldats de l’escorte étaient revenus gravement blessés.
C’était donc un échec formel; c’était la perte des sacrifices que l’expédition avait coûtés aux deux Etats et aux explorateurs surtout, car bien peu parvinrent à rentrer indemnes, et ils durent abandonner à la rage des sauvages, avec la gloire du triomphe, les plus précieuses dépouilles, parmi lesquelles le plus grand des deux canots sur lesquels ils avaient remonté le fleuve, puis les armes, les vivres, les instruments scientifiques qu’ils avaient apportés. Dans leur fuite même, pourchassés encore par les Mangeronas et les Catuquinas, les tribus les plus guerrières et les plus féroces de ces forêts inexplorées,—on les dit{6} même anthropophages,—les malheureux compagnons de Soares Pinto eurent la plus grande peine à aborder, exténués et affolés, au premier comptoir de Seringueiros, exploiteurs de caoutchouc, situé un peu en amont du confluent de l’Amazone.
Une pareille défaite infligée à une commission officielle de démarcation, ne pouvait que renforcer la légende traditionnelle qui a cours parmi les populations du Haut-Amazone, au sujet de la valeur et de l’indomptable férocité des sauvages dominateurs du Haut Javary. La réputation terrible de ces tribus, parmi lesquelles le rapport de Paz Soldan affirmait qu’il en existait encore une entièrement composée d’Amazones, avait fait tomber un projet vivement caressé par les Seringueiros, celui de profiter des relations amicales que les explorateurs devraient naturellement nouer avec les indigènes, pour remonter le fleuve à leur suite et s’installer dans ces parages si riches en produits naturels, et néanmoins demeurés jusque-là fermés à l’exploitation des spéculateurs les plus hardis.
Quand on songe que depuis plus de trois siècles aucun aventurier n’avait osé se hasarder à la remonte du Javary au delà du 3ᵐᵉ parallèle sud, il est bien évident que la défaite infligée à l’expédition militaire de 1866 devait retenir regatoes (camelots-colporteurs) et Seringueiros, prudemment confinés aux abords du confluent et des localités habitées, dont la proximité écarte toujours les{7} sauvages; les plus audacieux ne s’aventuraient pas dans l’intérieur à une distance de plus de trois jours de canotage.
Il était donc fort naturel que le gouvernement brésilien fût vivement préoccupé, lorsqu’au début de 1870, on se disposait à trancher définitivement les divergences relatives à la frontière entre le Pérou et le Brésil; les craintes qu’il éprouvait au sujet des dangers qu’allaient affronter de nouveau les explorateurs officiels du Javary ne trouvaient que de trop sérieux motifs dans le désastre de la tentative antérieure.
C’est dans ces conditions que le 17 janvier 1874, après avoir terminé la démarcation de la frontière septentrionale, de Tabatinga au Japura, la nouvelle commission mixte pénétra dans les eaux du Javary. Elle était présidée, pour le Brésil par le capitaine de frégate baron de Teffé, et pour le Pérou par le capitaine de frégate don Guilhermo Black.
La commission brésilienne comprenait quatre membres, dont un, le médecin, jugea prudent de tomber malade au dernier moment et de demeurer au quartier de la Santé; la commission péruvienne en comptait quatre également; toutes deux s’étaient embarquées dans huit chalanas, canots à fond plat du pays, couvertes d’une tolda, sorte de cabane en planches de sapin, et défendues latéralement par des filets de fil de fer à mailles serrées. L’équipage se composait de marins bien armés et d’Indiens mansos, c’est-à-dire demi-civilisés, recrutés{8} sur les bords du Solimôes et de l’Ucayale, formant un total de 82 personnes, en y comprenant les chefs.
Cette fois, l’expédition atteignit son but; elle détermina les sources du Javary, après l’avoir, durant trois mois et demi de fatigues les plus désagréables, exploré en tous sens, et planta la borne finale de démarcation à la place exacte indiquée par le traité des limites. Il fallut aux explorateurs passer leur existence, durant tout ce laps de temps, dans les canots plats, où étaient les vivres, les armes, les munitions, les effets. Dans l’espace que n’occupait pas le matériel, chefs, officiers, marins et indigènes étaient entassés, tous affreusement mal assis ou accroupis des jours entiers, qu’il plût à seaux ou qu’un soleil enflammé dardât perpendiculairement ses rayons sur la mince tolda, dont la couverture était à peine séparée par quelques centimètres de leurs têtes. A ces désagréments s’ajoutaient ceux plus sensibles des privations de tout genre, d’une détestable alimentation; car les vivres déjà gâtés par une chaleur excessive, étaient en outre insuffisants, et le dernier mois on se vit réduit à subir les tourments de la faim, parce que la violence de la crue ne permettait pas de recourir à la pêche; et l’hostilité des naturels, qui pullulaient sur les deux rives, exigeait mille précautions pour la moindre tentative de chasse.
D’autre part les dangers se présentaient à chaque pas des explorateurs; tantôt les caldeiroès, ces gouffres en forme de chaudières, qu’il fallait éviter{9} par un effort inouï des rameurs, tantôt des rapides impétueux, des troncs submergés, des éboulements terribles causés par la crue et entraînant des arbres séculaires qui s’abattaient dans le fleuve avec un horrible fracas. Parfois les embuscades des sauvages prenaient un caractère plus sérieux; leurs hordes nombreuses cherchaient à surprendre les voyageurs afin de les massacrer. Ce goût des surprises était si naturel, si ancré chez elles, qu’elles essayèrent encore de recourir à ce stratagème après la bataille rangée qu’elles n’avaient pas hésité à offrir à poitrine découverte et dans laquelle elles avaient éprouvé le terrible effet des armes à répétition.
Pour triompher de ces obstacles divers et néanmoins également redoutables, il fallait un homme comme celui que le gouvernement brésilien, alors dirigé par le marquis de S. Vicente, avait désigné. Le passé du capitaine Hoonholtz[1] répondait de son intrépidité à toute épreuve, de son audacieuse sagacité, de sa ténacité persévérante.
[1] Après baron de Teffé.
Parti avec ses collègues de Rio-de-Janeiro dès le mois d’octobre 1871, il allait terminer par un nouveau succès cette lutte de deux ans et neuf mois contre les hommes et la nature, contre l’ignorance alliée à l’ingratitude du climat.
Il venait de parcourir l’Amazone jusqu’au delà du Pongo de Manseriche, dans le Pérou; il avait{10} remonté le Huallaga jusqu’aux rapides des contreforts de la cordillère des Andes; le Rio-Negro et le Japura jusqu’aux cataractes; l’Apaporis, le Madeira, le Purus, le Jutahy, l’Iça et une partie du Jurua. Restait le Javary, mais cette dernière exploration coûta aux démarcateurs de 1874 les plus cruels sacrifices.
Nous ne pouvons ici en exposer le récit minutieux; si toutes les journées de ce pénible voyage furent laborieuses et accidentées, fatigues et dangers se répétaient trop semblables pour que leur description ne parût pas monotone. Le rapport officiel qui les relate est encore inédit, néanmoins nous extrairons quelques données de plusieurs pages du journal écrit sur le terrain par le baron de Teffé, et y puiserons quelques détails d’un vif intérêt.
Étant entré, le 17 janvier, dans le Javary, dès la fin de février, après un premier mois de fatigues incessantes, les fièvres paludéennes et le beriberi s’abattirent sur les membres de l’expédition, enlevant le jeune et robuste capitaine Joâo Ribeiro da Silva, secrétaire du baron de Teffé, et après lui successivement trois hommes de l’équipage.
A partir de ce moment, tout conspira contre les explorateurs, soumis à toutes sortes de privations et de souffrances.
Le 1ᵉʳ mars fut une journée fort dure et marquée par un incident désagréable. «Dès l’aurore, écrit le chef de l’expédition brésilienne, nous avons été réveillés par les bruits d’alarme des sauvages. On{11} entendait alternativement le trocana et la sapopemba; le premier retentit comme un tambour monstrueux et le second produit le son lointain du canon dans une salve prolongée. C’est le ban de rassemblement que nous avons entendu jusqu’ici tous les matins, mais qui aujourd’hui a commencé de meilleure heure et se trouvait plus rapproché».
Ce trocana est depuis des siècles l’instrument d’appel, d’alarme, de ralliement de presque toutes les tribus indigènes de l’Amazone; c’est aussi un organe de transmission des nouvelles. La première malocca, le premier campement, qui entend ce signal, le répète à sa voisine, et ainsi de suite; de la sorte, un avis est communiqué fort au loin avec une rapidité qui tient du prodige. Il va de soi que la façon de battre le trocana diffère selon le sens qu’on attache aux sons émis. L’instrument lui-même est fait d’un tronc d’arbre, d’un bois dur et compact, qui n’étouffe pas le son, mais soit au contraire très résonnant. Le cupi-ihua est un des plus employés. Les Indiens creusent le tronc avec le feu, ils le polissent avec un fermoir fait des dents de cutia (agouti), de caitetu (pécari fauve) et avec une écaille urua avec lesquelles ils le décorent de ciselures. Le nombre des ouvertures varie; il est au moins de deux, souvent de trois et quelquefois davantage. La forme aussi se modifie et parfois elle est celle d’une contre-basse. Les baguettes sont deux pommeaux pareils à des tuyaux de seringue, formés d’étoupes tirées des filaments de l’arbre à{12} caoutchouc, ou des rafles de grappes du palmier pataua. Pour battre la trocana, on la suspend au-dessus du sol avec une liane timbo-titica, sur deux fourches.
«A 6 heures, continue l’officier explorateur, j’ai donné le signal du départ et désigné la chalana Mario pour marcher à l’avant-garde. A 6h. 50, dans une étroite sinuosité du fleuve, la chalana nous signale qu’elle a aperçu les sauvages; en effet, pour la première fois ils se sont montrés en grand nombre et hors de la forêt, traversant de la rive gauche à la rive droite sur un arbre servant de pont.
«J’ai voulu profiter de l’occasion pour essayer d’obtenir les bonnes grâces des seigneurs d’une terre si inhospitalière; m’avançant à la proue de mon canot, je me suis mis à leur faire des signes avec un mouchoir et à leur montrer quelques uns des colliers et des miroirs que j’apportais pour leur en faire cadeau. Le résultat de ma démonstration, je m’en suis aperçu immédiatement, a été de les faire courir plus vite vers le pont, sans même qu’ils daignassent faire attention aux appels amicaux des Indiens mansos qui leur offraient mes cadeaux en langue tupy.
«J’ai ordonné alors d’amarrer les barques à un petit talus de la rive qu’ils avaient laissée pendant qu’on couperait l’arbre, car celui-ci était trop bas placé pour que nous pussions passer dessous et nous empêchait de remonter.{13}
«Ce travail est de tous le plus pénible et le plus dangereux pour mes pauvres hommes; exposés sur le tronc aux ardeurs du soleil durant des heures entières, aux piqûres des carapanans, gros cousins à longues jambes qui nous martyrisent sans relâche, aux flèches des sauvages qui nous suivent et nous épient, ils y vont comme s’ils marchaient à l’échafaud.
«Aussi bien sur 30 haches que nous avions apportées, 8 seulement nous restent et encore sont-elles bien abîmées; les arbres que choisissent les Indiens pour servir de ponts sont toujours les plus gros; pour les arracher, ils fouillent le talus du fleuve au-dessous des racines et mettent le feu à celles-ci par la partie supérieure.
«Pour nous ouvrir la route, nous avons déjà jusqu’à ce jour coupé 103 ponts de cette espèce, mais la besogne nous devient maintenant extrêmement pénible, faute d’hommes valides; nous sommes en effet tous amaigris, affaiblis par une alimentation mauvaise et pauvre; la seule pensée qui me réconforte, c’est que les sources du fleuve ne peuvent être désormais bien loin.
«Pour ne pas perdre de temps, je fais distribuer notre somptueux déjeuner: deux biscuits moisis et une tasse d’eau chaude à peine sucrée; cette collation plus que frugale terminée, je fais placer deux sentinelles aux extrémités du pont qu’on allait couper; je dissémine les 12 hommes de l’escorte en sentinelles avancées à l’intérieur du bois,{14} sur la rive gauche, où j’avais à exécuter des observations astronomiques; le tout suivant la coutume que j’ai adoptée depuis que j’ai pénétré dans la région dominée par ces races féroces.
«Pendant que j’étais en train de prendre la seconde série de hauteurs, j’ai été interrompu par la détonation d’un coup de fusil, suivi aussitôt de plusieurs autres. Je saisis à terre ma carabine Winchester à 18 coups, et accompagné par mon frère qui m’aidait dans mes observations, je m’avançai dans la direction de l’attaque. Mes hommes avaient cessé le feu; genou en terre, abrités par les troncs colossaux de cette forêt de géants, ils épiaient dans toutes les directions, cherchant à pénétrer du regard l’intérieur de ce labyrinthe, où filtraient à peine quelques rayons de soleil.
«Celui qui avait ouvert le feu me raconta avoir perçu un léger mouvement dans le feuillage de quelques plantes rampantes, à quelques pas de lui. Croyant à la présence d’un serpent, d’un de ces terribles jararacussus (trigonocephalus atrox) si abondants dans ces parages, il avait apprêté son fusil, quand soudain il avait vu un sauvage bondir du fourré et senti une flèche passer en sifflant près de son oreille. Il avait alors tiré, et l’Indien était tombé, en même temps que de tous côtés surgissaient de terre d’autres ennemis qui, après avoir envoyé leurs flèches, s’étaient de nouveau jetés sur le sol, s’échappant sans laisser d’eux{15} aucune trace; les derniers coups de feu n’avaient produit d’autre effet que de les mettre en fuite.
«Je vérifiai d’abord qu’aucun de mes hommes n’était blessé, puis je fis procéder à une reconnaissance du terrain environnant; nous y trouvâmes 15 flèches à pointes d’os et 4 de bambou (taquara) aiguisé, les unes enterrées dans le sol et les autres fichées dans les troncs d’arbres; il n’y avait qu’un seul arc.
«L’Indien qui était tombé face contre terre était un homme d’une taille au-dessus de la moyenne, aux épaules larges, aux bras musculeux, mais aux jambes fines. Il n’avait pas de tuyau de plume ni de roseau traversant les cartilages des narines; pour tout ornement, il portait des stylets en os passés à travers les oreilles. Sa peinture était en quelque sorte sous-cutanée; c’étaient des lignes bleues tracées avec un certain goût et avec art. Elle commençait sur le ventre, près du nombril, et montait sous la figure de deux palmes jusqu’aux seins, lesquels se trouvaient au centre d’une série de lignes croisées. Sur le visage il y avait, seulement à chaque joue, trois lignes bleues partant de la bouche et se terminant aux yeux.
«Comme presque tous les Indiens de l’Amazone, il n’avait pas un seul poil sur la figure, ni sur le reste du corps; ni barbe, ni sourcils, ni cils; en revanche, sa chevelure était abondante, longue{16} au sommet de la tête, coupée court tout autour et sur la nuque avec un instrument en os ou en bambou. La partie conservée dans toute sa croissance devait avoir environ 40 centimètres de longueur; elle était fixée par une cordelette à 10 centimètres au-dessus du crâne, formant ainsi un panache naturel qui retombait sur les côtes.
«Ce qui m’a paru extraordinaire, c’est de n’avoir rencontré sur tout son corps aucune cicatrice, pas même des traces de morsures de reptiles ou de ces maudits insectes qui nous faisaient constamment porter les mains à nos visages enflammés.
«Désirant savoir si la tribu dominante dans cette région était la même que celle des Mangeronas qui, à 50 milles au-dessous du point où nous sommes, détruisit en 1866 la commission mixte présidée par Soares Pinto et Paz Soldan, j’ai fait examiner le cadavre par les Indiens Ticunas que j’ai amenés avec moi en qualité de rameurs et d’interprètes, puis aussi par les Indiens Javeros, qui conduisent les Chalanas péruviennes; mais ni à la peinture, ni aux armes, ils n’ont pu reconnaître la nation. Nous sommes donc sur un territoire dominé par une tribu complétement inconnue.
«Quand l’arc et les flèches ont été ramassés, j’avais fait transporter le corps du sauvage dans un endroit plus découvert et examiner sa blessure, afin de voir s’il était possible de le sauver. Malheureusement pour lui, la balle l’avait atteint au{17} front juste entre les deux yeux et la mort avait été instantanée.
«Cet incident m’a contrarié beaucoup, non seulement parce qu’il s’est produit dans une journée qui est pour moi une fête (l’anniversaire de la naissance de mon fils Octavio), mais parce que je vois dans ce fait le prélude de grands dangers. Dorénavant nous devons à tout instant nous attendre à une surprise; la vengeance ne tardera pas!
«En revenant à l’endroit où j’avais laissé les instruments, j’ai encore eu le temps de prendre une série de hauteurs du soleil, pendant que les marins achevaient de couper le pont.»
Les prévisions qu’exprimait, le 1ᵉʳ mars, le baron de Teffé, ne tardèrent pas à se réaliser après quatre jours d’alertes continuelles provoquées par les simulacres d’attaque des Indiens, qui tantôt cherchaient à surprendre l’expédition aux premières lueurs du jour, tantôt envoyaient de l’intérieur de la forêt des nuées de flèches sur les embarcations, où elles restaient fichées dans le bois ou bien empêtrées dans les mailles serrées du filet de fer.
Le 5 mars eut lieu la bataille pour laquelle depuis si longtemps les sauvages se réunissaient.
«Ç’a été là pour nous une grande journée, dit le baron dans son journal écrit à huit heures du{18} soir du 5 mars; désormais les sauvages n’approcheront plus les rives, encore moins se hasarderont-ils à nous attaquer, après l’effrayante leçon qu’ils ont reçue, ou plutôt qu’ils sont venus chercher en nous assaillant à poitrine découverte. Je suis enfin tranquille sous ce rapport, et je sens un véritable soulagement à le consigner dans ce journal.
«L’attaque en masse tant attendue a eu lieu aujourd’hui à onze heures du matin; le combat a été commencé par les Indiens, qui se sont comportés bravement, il faut bien leur en faire honneur, en ne tirant pas une seule flèche à l’abri de la forêt, mais en venant se poster sur le talus de la rive opposée à la nôtre, à une distance de 20 mètres.
«Cet obstacle vivant, qui de jour en jour devenait plus menaçant, va disparaître désormais; nous pourrons avoir l’esprit en repos, poursuivre le fatigant travail de surmonter les difficultés que la nature nous oppose à chaque pas, jusqu’à ce que nous atteignions, comme récompense de si grands sacrifices, la source principale tant désirée de ce Nil américain.
«Qui pourra s’imaginer notre critique position? Qui pourra se faire une idée des soins et des précautions qu’il a fallu pour éviter une surprise de ces rusés fils des forêts, qui, se réunissant par milliers, nous suivant avec persévérance, épiant tous nos mouvements, n’attendaient qu’une occasion de nous écraser et de s’emparer d’un si beau butin?{19}
«Il y a cinq jours principalement que la situation s’était aggravée, car dès l’aurore le son lugubre du trocano se faisait entendre sur les deux rives et à une distance chaque fois plus rapprochée; d’autres tambours y répondaient dans la partie supérieure du cours du fleuve. Chaque fois que nous devions nous ouvrir un passage la hache à la main en coupant un arbre-pont, les escortes des deux rives se voyaient obligées à faire des décharges en l’air pour mettre en fuite les sauvages qui nous avaient suivis en grand nombre, par l’intérieur du bois, se laissant voir de temps à autre, mais ne répondant à nos démonstrations amicales que par des envois de flèches et des cris gutturaux, qui trouvaient dans différentes directions des échos plus semblables à des aboiements de chiens qu’à des sons de la voix humaine!
«L’impossibilité de chasser et de pêcher, le manque de vivres fort sensible déjà et qui s’ajoute aux maladies pour épuiser nos forces, sont autant de puissants motifs qui m’ont décidé à précipiter les événements, en ménageant à nos persécuteurs l’occasion de mesurer leurs forces avec nous.
«J’ai, en conséquence, conféré ce matin avec mon collègue don Guilhermo Black, chef de la commission péruvienne, et d’un commun accord nous avons adopté la seule résolution à prendre dans les conditions désespérées où nous nous trouvons: diminuer le nombre des bouches, puisqu’il nous est maintenant impossible d’augmenter les vivres!!!{20}
«La discussion a été animée et chaude, parce qu’en réalité nous nous trouvons dans la zone la plus périlleuse, parce que nous avons plus que jamais besoin de monde; j’ai fait observer cependant que les malades et les découragés sont des consommateurs inutiles et qu’en conséquence, j’étais décidé à les faire rétrograder aujourd’hui même, après avoir débarqué ma troupe dans l’endroit le plus propice pour attendre l’attaque des sauvages.
«En effet, à neuf heures cinquante, au moment où nous doublions une longue pointe de sable sur la rive gauche, nous avons aperçu un pont des plus gros, au milieu duquel deux flèches étaient plantées verticalement; ce signal était une menace ou un défi, et j’ai pris aussitôt les précautions que le cas exigeait.
«Avant de débarquer, j’ai fait décharger, puis recharger à nouveau toutes les armes; les sentinelles placées ensuite et les 8 chalanas échouées le long de la plage, les unes à la poupe des autres, j’ai procédé à un rigoureux examen des munitions de guerre et à la pesée du peu de vivres qui nous restent; au moment où j’allais en faire la distribution proportionnelle, puis désigner l’embarcation qui devrait redescendre les malades à l’Amazone, la sentinelle du pont cria: «Voici les Indiens!» et vint en courant nous rejoindre.
«Effectivement les sauvages apparaissaient en groupes nombreux sur la rive opposée, occupant{21} tout le talus de la courbe qui s’étendait en face de nous sur une étendue d’environ 400 mètres, de façon que le centre de leurs troupes était à peine séparé de nous par le lit du fleuve, sur ce point tout au plus large de vingt mètres. Tous étaient absolument nus, peints avec l’argile rouge taua, et avaient les cheveux dressés en panache sur la tête.
«Comme je l’avais prescrit d’avance, chaque matelot se posta rapidement derrière son embarcation, tous se mettant ainsi à l’abri de l’attaque de la rive droite, puisque les chalanas échouées avec leurs filets de fil de fer descendus formaient, grâce à la hauteur de la tolda, un rempart sûr; dans le cas où nous serions en même temps attaqués à l’arrière-garde, nous devions embarquer sans retard et sous la protection des filets de fil d’archal qui nous avaient déjà rendu tant de bons services, nous aurions repoussé les ennemis.
«Une autre de mes prescriptions était l’interdiction absolue de tirer un seul coup sans mon commandement, car je comptais beaucoup sur l’effet du bruit d’une seule décharge pour les effrayer et épargner des existences.
«Heureusement, les Indiens n’ont pas employé la tactique pourtant facile à deviner de nous attaquer simultanément par devant et par derrière; au contraire, et à notre grand étonnement à tous, ils n’ont entamé les hostilités qu’après s’être réunis en files compactes sur la partie découverte de la rive opposée, appuyés par le gros de leurs forces{22} resté à l’intérieur de l’épaisse forêt qui abritait leur arrière-garde.
«Aussitôt qu’ils eurent pris position, ils commencèrent à pousser des cris infernaux, sans doute pour nous défier, frappant leurs arcs du faisceau de leurs flèches, tandis que le Tuchaua, le chef principal, le seul sauvage qui eût la tête ornée d’une aigrette (cocar) de plumes blanches, exécutait en avant un mouvement du corps, comme s’il eût voulu se précipiter dans l’eau, mouvement que les autres imitaient en faisant onduler le panache de leurs cheveux durs et noirs, tantôt leur couvrant le visage, tantôt leur retombant sur les côtes. Pour la première fois, dans ces deux années et demie d’explorations sur le territoire des Indiens, au Sud et au Nord du Haut-Amazone, je me vois au milieu de véritables sauvages. Tous ceux que nous avions jusqu’ici rencontrés avaient été plus ou moins, sinon civilisés, du moins en contact indirect avec les blancs.
«Je profitai de ces quelques minutes d’hésitation pour ordonner aux interprètes de l’Ucayali de leur parler, en leur offrant des miroirs, des colliers et autres objets, pendant que mon frère, se rappelant qu’il avait apporté un orgue de Barbarie pour nous distraire pendant nos longues et monotones soirées, lui faisait jouer un air joyeux, afin de voir s’il parviendrait ainsi à les calmer.
«Ils firent réellement une pause dans leurs cris, mais ou bien ces sauvages détestent la musique{23} et ne comprennent pas les amabilités, ou bien ils ont supposé que nous agissions de cette sorte pour implorer grâce auprès d’eux, car c’est après toutes ces démonstrations d’amitié que, jetant le pied en arrière et bandant leurs arcs, ils nous ont lancé une bonne centaine de flèches, qui ont passé en sifflant au-dessus de nos têtes, se sont enterrées dans le sable, plantées dans la coque et dans la tolda des chalanas, ou sont restées prises dans nos filets de fer.
«A cette occasion, j’ai répondu par le commandement de: Feu!
«Notre décharge aurait dû faire de nombreuses éclaircies dans leurs rangs; cependant il en venait d’autres en avant et, contre notre attente, loin d’être terrifiés, ils ont continué à nous lancer des nuées de flèches qui heureusement ne nous atteignaient pas, grâce à notre retranchement. La ténacité de l’attaque pouvait toutefois rendre notre position critique; nous avons dû par suite exécuter un feu nourri d’environ une demi-heure, pendant lequel nos Winchester de 18 coups, Spencers et Comblains se sont comportés de façon à les convaincre de notre supériorité.
«La multitude qui sortait du bois et venait grossir les rangs de l’avant-garde était parvenue même à avancer jusqu’au milieu du pont, et déjà je prévoyais le passage de l’ennemi sur notre rive, puis une lutte désespérée à l’épée et à la baïonnette, quand subitement une véritable panique s’est{24} emparée des sauvages; ils ont tout à coup cessé les vociférations dont ils nous étourdissaient, puis tournant le dos et courbés en avant, ils ont fui vers la forêt dans le plus grand désordre et la plus grande confusion, s’embarrassant les uns dans les autres.
«C’est qu’à la fin le Tuchaua était tombé.....
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..... «J’ai là, près de moi, son modeste diadème, une espèce de guirlande de plumes blanches que je conserverai comme un souvenir de cette journée si heureuse pour nous, puisque, sans perdre un seul homme, nous avons, par notre victoire d’aujourd’hui, affirmé notre suprématie dans cette région des indomptables habitants de la forêt.
«Le danger passé et, maître du champ de bataille, j’ai employé le reste de la journée à faire couper l’énorme arbre-pont qui nous barrait le passage, à recueillir les arcs et les flèches dispersés et à faire enterrer les quelques morts que dans leur fuite précipitée, après la chute du Tuchaua, ils n’avaient pas songé à emporter dans l’intérieur, comme ils l’avaient toujours pratiqué auparavant. Il n’était pas non plus resté un seul blessé, et je le regrette beaucoup, car j’aurais désiré l’emmener avec moi et domestiquer à force de soins affectueux un Indien d’une tribu aussi vaillante, dont je ne puis désigner la nation par le nom, car je n’ai pu par aucun moyen le découvrir.
«Enfin, aujourd’hui a été un grand jour pour nous, et en terminant le récit de ces événements,{25} j’espère dormir tranquille cette nuit, chose que je n’ai pu faire depuis longtemps.....»
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C’est au milieu de ces luttes, des souffrances de toute nature dues aux privations et à la maladie, que l’expédition acheva de remonter le Javary. Deux épidémies exercèrent à la fois leur action meurtrière sur cette poignée d’hommes résolus, martyrisés jour et nuit, par l’horrible fléau des moustiques, borrachudos (ivres) et des moscas-varejas (mouches vivipares); elles ne purent cependant les faire reculer.
Des 82 personnes qui, le 17 janvier, avaient pénétré dans le Javary pleines de vie et d’enthousiasme, 55 seulement en atteignirent, le 14 mars, la source tant désirée.
Rouvrons ici encore, à cette date, le journal du baron de Teffé:
«14 Mars.
«Voici finie notre épineuse mission! écrit-il; la satisfaction que nous en éprouvons est réellement inexprimable.
«L’impétueux Javary, par le bras principal duquel nous avons remonté jusqu’à présent, a commencé à diminuer de volume un peu au-dessus du confluent du Paysandú, par 6° 36′ de lat. sud et 30° 11′ de longitude occidentale du méridien de Rio de Janeiro. A partir de 6° 53′ et 30° 51′, il a{26} diminué encore après la bifurcation d’un autre de ses affluents, auquel j’ai donné le nom de Rio da Esperança, rivière de l’Espérance, parce que désormais le tronc principal ayant beaucoup moins d’eau, nous avions l’espoir d’arriver promptement à la source.
«A un jour de voyage au-dessus de cet affluent, nous en avons rencontré un autre qui, se trouvant sur la rive gauche, et par conséquent péruvienne, a été baptisé par mon collègue du nom de Rio de la Fortuna.
«Finalement le Javary, réduit à un insignifiant igarapé, comme l’Indien appelle les ruisseaux navigables seulement pour sa pirogue, lequel, malgré la crue produite par les pluies incessantes de ce mois, n’avait pas plus de 50 centimètres de profondeur et de 15 mètres de largeur, avait encore diminué au-dessus d’un autre affluent de la rive brésilienne, auquel, en raison de ses eaux noires, silencieuses et littéralement couvertes par les arbres des deux rives, j’ai donné le nom de Rio Triste.
«Jusqu’ici nous n’avions eu à couper que des ponts, 176 au total,—mais voici quatre jours que l’obstruction complète de cet insignifiant ruisseau nous donne un travail insensé. A tout instant nous échouons, nous devons sauter à l’eau et pousser les chalanas à force de bras, ou alors ouvrir un chemin en coupant avec nos sabres les branches les plus basses de cette épaisse voûte de verdure formée par les arbres des deux rives. La largeur du{27} Javary est telle dans ces derniers trois milles, que nous devrons descendre la poupe en avant; l’espace manque pour retourner les chalanas.
«Du point où nous sommes, il est absolument impossible d’aller plus loin, ce n’est déjà plus un rio, ni un igarapé, c’est un torrent insignifiant formé des filets d’eau sortis des igapos, ou grands bourbiers de cette région humide et marécageuse, où dans la saison pluvieuse ils se réunissent aux eaux qui découlent sur le sol des hauteurs environnantes.
«C’est hier, à 2 heures de l’après-midi, que nous avons atteint ce point; ayant constaté que la navigation est complètement impraticable dorénavant, j’ai débarqué avec tout mon monde pour achever l’exploration par terre.
«J’ai monté aussitôt mon léger observatoire sur un point découvert de la rive gauche et j’ai pris quelques séries de hauteurs, aidé par mon frère Carlos von Hoonholtz, qui, bien qu’assez malade, me rend encore d’excellents services en comptant à l’unique chronomètre qui ait conservé une marche régulière sur les neuf que j’avais apportés avec moi.
«Nous avons coupé un arbre très droit et très élevé de Pao Mulato (bois cuivre) pour servir de borne finale, et j’ai chargé le charpentier Mirales d’en faire une énorme croix, symbole de la rédemption, que je veux laisser dans cette région inhospitalière.{28}
«Pendant la nuit, j’ai fait des observations pour la latitude et ce matin je suis revenu prendre trois séries de hauteurs du soleil pour la longitude; cela fait, j’ai laissé mon frère se charger d’écrire l’inscription sur le monument de délimitation, et je me suis mis en marche avec mon collègue don Guilhermo Black, ses adjoints et une escorte de huit marins impériaux à la recherche de la source. Le plan de cet igarapé a été levé, en indiquant les directions magnétiques au moyen d’une boussole portative et en prenant avec le micromètre de Lugeol la distance d’une courbe à l’autre.
«Au bout de huit milles de marche avec de courts zigzags, l’igarapé s’est perdu dans un igapo, sur un terrain complètement marécageux à l’Est comme à l’Ouest. Je puis dire qu’à cet endroit la source principale du grand fleuve Javary sortait sous nos pieds!
«Il était quatre heures du soir; nous sommes revenus en hâtant le pas pour atteindre les chalanas avant la nuit, lorsque soudain nous avons vu une flèche nous croiser par devant et immédiatement ensuite une seconde frôlant l’épaule d’un marin s’est fixée dans la manche de sa chemise. Nous nous retournons aussitôt et apprêtant nos armes, nous apercevons sur notre droite une troupe d’Indiens qui se confondent presque avec les troncs d’arbre de cette forêt obscure, mais dont le sol est aussi propre que celui du verger le mieux entretenu.
«Nous faisons une décharge qui les met en fuite,{29} puis avançant de quelques mètres, nous feignons de les poursuivre en tirant toujours, et aussitôt obliquant à gauche, nous continuons notre marche et nous arrivons sains et saufs à la nuit tombante.
«J’ai trouvé la croix érigée et entièrement ornée de guirlandes de fleurs du Manaca sylvestre. A cette source principale du Javary, j’ai donné le nom d’Igarapé 14 mars, pour rappeler l’anniversaire de la naissance de notre bien-aimée Impératrice, date mémorable pour nous Brésiliens et surtout pour cette poignée d’explorateurs, qui dans ce jour heureux ont atteint le but tant souhaité de tant de sacrifices!
«Demain sera dressé le procès-verbal d’établissement de la dernière borne de délimitation entre le Brésil et le Pérou, quand nous aurons calculé les coordonnées de ce point et celles de la source du fleuve que nous avons visitée tantôt.»
15 mars.
«Une heure de l’après-midi.—Les sauvages ne sont pas revenus nous incommoder, en sorte qu’après avoir terminé mes observations de ce matin, j’ai trouvé:
Pour la borne | latitude 6° 59′ 29″ Sud. |
longitude 30° 58′ 26″ Ouest de Rio Janeiro. | |
Pour la source (en négligeant les secondes) |
latitude 7° 1′ Sud. |
longitude 31° 1′ Ouest Rio de Janeiro. |
«Ces coordonnées, inscrites sur la borne et dans{30} le procès-verbal, celui-ci lu et signé en double sur les autographes écrits en portugais et en espagnol, nous déposons autour de la croix les objets que j’avais apportés pour des cadeaux, puis, je rends grâce à Dieu de l’heureux achèvement d’une si pénible mission, et après avoir embrassé mon frère et mon collègue péruvien, nous embarquons chacun dans notre chalana; à l’heure où j’écris cette page de mon journal, nous sommes déjà en train de descendre, la poupe en avant, en poussant les embarcations à la perche.»
16 mars.
«Hier, nous avons peu avancé en cinq heures de voyage, parce que les eaux ont baissé et que nous échouons à tout instant.
«Aujourd’hui j’ai donné le signal du départ dès les premières lueurs du jour, car je suis persuadé que si le fleuve continue à baisser, nous serons exposés à de grands dangers. La viande sèche et salée est épuisée, et comme nous avons consommé notre dernier morceau de sel avant d’atteindre la source, nous n’avons absolument plus rien avec quoi assaisonner les haricots et la farine de manioc moisie, les seuls aliments qui nous restent. Le peu de biscuits que j’ai trouvé dans la chalana Gastao, quand le 5 de ce mois, avant l’attaque des sauvages, j’ai passé la revue des vivres, a été par moi offert à la Commission péruvienne qui n’est pas, comme nous, habituée à la farine de manioc.{31}
«Actuellement, nous nous trouvons dans une véritable pénurie: On ne peut pêcher à cause de la violence du courant, la chasse est entravée par les indigènes et nous avons mangé notre dernier morceau de viande à notre dîner d’aujourd’hui!... Quelle triste perspective lorsqu’on a devant soi près de 2,000 kilomètres à parcourir!
17 mars.
«Il s’est passé ce matin un fait qui aurait pu avoir pour nous de funestes conséquences. Nous naviguions en ligne au milieu du fleuve, afin d’utiliser toute la vitesse du courant, lorsqu’au moment de doubler une pointe couverte de cannes sauvages, la chalana Jaquirana, celle de mon frère, qui descendait en tête de la colonne, heurta de la proue à un terrible obstacle.
«Une palissade de pieux verticaux fermait complètement le fleuve d’une rive à l’autre; l’eau refoulée par ce barrage formait une véritable cataracte, écumant rageusement, et se précipitant par dessus la forêt des pieux reliés entre eux par des perches amarrées avec des lianes. L’équipage de la chalana n’a pu éviter qu’elle ne fût lancée contre le barrage, où elle s’est crevée, et bien vite remplie au point d’être presque submergée.
«Pendant ce temps, la chalana Oscar, où je navigue, est arrivée à son tour; voyant le péril qui menace mon frère et nous tous également, je fais{32} prendre les sabres et les haches pour ouvrir le passage, en coupant les perches et les lianes qui reliaient entre elles les grosses pièces de la palissade. Les autres chalanas auxquelles la courbe du fleuve dérobait la vue de ce qui se passait, sont venues fatalement se jeter sur l’estacade et sur nos deux embarcations déjà en situation si critique.
«Nous avons réellement passé un terrible quart d’heure, jusqu’à ce qu’à force de coups désespérés les lianes aient été rompues et que plusieurs pieux du milieu se fussent désagrégés; nous avons alors réussi à échapper au danger, et nous nous sommes trouvés précipités de l’autre côté du barrage par la violence du courant.
«Un des ponts qu’à la montée nous avions coupé par le milieu et dont les extrémités gisaient au fond du fleuve, avait servi aux Indiens pour y appuyer la partie supérieure du barrage si solidement construit.
«Ce qui nous a échappé dans l’extrémité où nous nous voyons, c’est l’imprudence avec laquelle nous nous sommes exposés aux flèches mortelles en travaillant à découvert sur les toldas, sans nous abriter avec nos filets protecteurs. Toutefois aucun sauvage ne nous a attaqués dans cette occasion où ils pouvaient parfaitement nous tuer tous... Quel était donc le but de ce barrage?... De nous empêcher de descendre?... Mais c’eût été à leur propre détriment, car ils avaient à craindre une seconde leçon aussi sévère que celle du 5. Nous cribler de{33} flèches de l’intérieur de la forêt pendant que nous serions occupés à détruire l’obstacle? Nous avons été, en effet, arrêtés par cette occupation, et pas une seule flèche ne nous a été envoyée... Quoi qu’il en soit, le péril est passé, et sauf notre inquiétude, nos chalanas emplies d’eau, nos toldas déchirées, nous n’avons pas éprouvé d’autres dommages.
«Le pire, c’est que, pour tuer la faim, nous n’avons que la répugnante alimentation de haricots cuits sans sel, mélangés avec de la farine de manioc qui exhale une insupportable odeur de moisi.»
18 mars.
«La nuit que nous venons de passer a été un véritable martyre. Tout ce que nous possédons est mouillé, et comme le soleil ne s’est pas montré hier, nous n’avons pu sécher nos effets, car on ne peut faire de feu dans les chalanas, et c’est à peine s’il y a un petit foyer de chaudron dans les deux barques-cuisines. Comment nous coucher?... Par dessus le marché, les carapanans ont été furieux, comme il arrive chaque fois qu’il pleut.
«Remarquant ce matin que l’état de santé de mon frère s’était aggravé, je l’ai installé auprès de moi dans la chalana Oscar, où je suis, et y ai amené aussi l’infirmier Paixao. Mon frère et le chef péruvien Black sont atteints du beriberi, de même que cinq marins Impériaux; tous les autres, y com{34}pris les Indiens rameurs, souffrent des fièvres intermittentes et paludéennes.
«Quand arriverons-nous, mon Dieu?»
21 mars.
«Mon pauvre et bien-aimé frère est mort!.....»
..................................
Ces citations donnent une idée des épreuves subies par l’expédition. Le dessinateur Carlos von Hoonholtz, frère du vaillant chef brésilien, venait de succomber à son tour; les uns morts, les autres hors d’état, tous malades, c’est dans cette situation que s’accomplit le retour, où l’on dut déployer des efforts inouïs pour s’ouvrir un chemin à travers les palissades de pilotis dont, comme on vient de le voir, les sauvages avaient obstrué le cours du fleuve, pour barrer le passage.
Enfin, après environ quatre mois de souffrances indescriptibles, les survivants arrivaient complètement affaiblis, au fort de Tabatinga, situé sur la rive gauche du Haut-Amazone, en face de l’embouchure du Javary.
Il y avait bien peu de marins capables encore de l’effort nécessaire pour soutenir une rame. Parmi les officiers, aucun ne pouvait se tenir debout. Le chef péruvien Black et ses trois adjoints étaient revenus tous, il est vrai, bien que gravement atteints du terrible beriberi; mais de la commission{35} brésilienne, le chef à peine et tout seul, le baron de Teffé était arrivé vivant, et dans un tel état qu’il fallut le descendre à terre à force de bras!
De Manaos, capitale de la province de Amazonas, il était parti entouré de camarades vigoureux, de compagnons enthousiastes; maintenant, il rentrait dans une bourgade de gens civilisés, seul et presque moribond!
Le chef péruvien don Guilhermo Black put tout au plus rentrer dans sa patrie pour y mourir du beriberi, et le même sort était réservé à plusieurs de ses compagnons.
Néanmoins, la mission des démarcateurs avait été complètement remplie. La borne des limites avait été plantée au point terminal même fixé par le traité, c’est-à-dire à la source principale de ce fleuve mystérieux, presque enchanté, dont le cours supérieur était jusque-là l’objet des doutes et des incertitudes des géographes, comme aussi d’interminables contestations entre les Etats limitrophes. A force de volonté, l’opposition des hommes et la résistance âpre de la nature avaient été vaincues; les explorateurs avaient trouvé le point inaccessible, la clef depuis cent ans recherchée pour fermer la grande question des limites entre l’Empire et la République du Pérou.
Le succès d’une mission si bien remplie valut au capitaine Hoonholtz, dès le 11 juin 1873, après la démarcation de la frontière septentrionale, le titre de baron de Teffé, juste récompense de ses efforts et{36} éclatante attestation des services qu’il avait rendus. Comme le fit alors observer le Nouveau-Monde, de New-York, en rendant compte de cette exploration, deux exceptions doivent être signalées dans la vie militaire du baron de Teffé: la décoration d’officier du Cruzeiro ou de l’Etoile du Sud obtenue par ses exploits de guerre à l’âge de vingt-huit ans et que jusqu’alors personne n’avait obtenue aussi jeune; puis ce titre de baron, qui n’avait encore été accordé à aucun militaire d’un grade aussi modeste et relativement aussi peu âgé.
Parti de Rio de Janeiro pour l’Amazone en octobre 1871, le baron de Teffé y rentrait seulement en juillet 1874, avec un prestige encore augmenté par l’excellent accomplissement de sa tâche difficile. L’accueil qu’il y reçut fut digne de son mérite. Dans la séance de la Chambre des députés, le 18 août 1874, M. Rodrigo Silva, actuellement ministre des affaires étrangères, traitant de la frontière septentrionale de l’Empire, s’exprimait ainsi:
—«Je ne veux pas terminer cette partie de mon discours sans adresser, au nom de mon pays, un vote de remerciement au démarcateur brésilien, au distingué baron de Teffé, pour le zèle, l’activité et le patriotisme avec lesquels il s’est acquitté de sa difficile mission.»
Ce qui précède suffit pour montrer ce qu’a été cette exploration du Javary, la première complètement réalisée qu’on connaisse, et qui a donné d’un{37} seul coup des résultats définitifs. Les démarcateurs n’ont pas eu seulement le mérite de fournir la solution d’une question de limites, ils ont ouvert la voie à une exploitation industrielle et commerciale vainement tentée avant eux. Le Javary est dès aujourd’hui parcouru, sillonné par les steamers du commerce, venant chercher la cueillette des produits spontanés de la forêt. L’Indien féroce, que le baron de Teffé n’a pu nommer, n’a pas davantage trouvé aujourd’hui de place dans la classification de l’ethnologue, car il a fui devant la poussée envahissante des seringueiros, des regatoès et des coupeurs de piassava, mais sa fuite a rendu la place libre.
Le Javary, dernier affluent de l’Amazone brésilien, fleuve aux eaux blanches, reçoit quantité d’igarapés affluents dont les eaux sont noires. Son long cours est sur toute sa longueur, comme celui du Purus, entièrement libre; nulle part on ne voit les roches l’accidenter, former des sauts, des chutes ou des rapides; si parfois, comme il arriva constamment à la commission, l’eau apparaît bouillonnante, c’est que des troncs d’arbres déracinés par les crues, ou jetés en guise de pont par les Indiens, obstruent passagèrement son lit. Les tourbillons toutefois sont fréquents; ils sont dus aux remous produits par les courbes trop brusques du fleuve, qui est extrêmement sinueux. Près du confluent, le lit du fleuve est vaseux; plus haut, il présente un fond de sable qui se continue jusqu’aux sources;{38} ce fond de sable est toutefois, de distance en distance couvert d’une couche d’argile: une seule fois on a rencontré le caillou par 6°37′ de lat. et 30°17′ de long. occid. à environ 100 milles au dessous de la borne de démarcation des sources.
Depuis le confluent de l’Amazone, jusqu’à la bouche du rio Paysandu, par 6°35′ de lat. et 30°10′45″ de long. O., le Javary est navigable par des bateaux à vapeur; la commission l’a parcouru au moment de la pleine crue, et y a relevé des fonds de 8 à 15 mètres. En amont, la diminution de profondeur est très considérable; malgré la crue, la sonde ne trouvait plus successivement que 4, 3, 2 mètres, puis moins de 1 mètre; çà et là des dépressions accusaient encore 6 et 8 mètres d’eau, mais ce n’étaient plus que des poches dues à l’action du courant rendu plus violent par les courbes. M. le baron de Teffé calcule qu’il a rencontré plus de 1 mètre d’eau pendant 200 milles sur le cours supérieur, mais il estime qu’à l’époque des eaux basses le lit n’a guère, au-dessus du Paysandu, que 30 à 40 centimètres d’eau.
Les rives sont alternativement de sable ou d’argile; le premier cependant est de beaucoup moins fréquent et se présente en plages allongées dans la partie convexe des courbes; tout à fait en amont, il y a des endroits où les rives sont bordées de grands roseaux dont les Indiens se servent pour faire leurs flèches. Ils utilisent à cet effet la longue extrémité de la plante, qui est très affilée et légère. La pré{39}sence de ces roseaux dans un cours d’eau indique toujours la proximité des sources; aussi leur apparition fut-elle saluée par les cris de joie des rameurs indigènes de l’expédition.
En général la rive est basse, mais à tout instant elle se relève en barreiras, ou berges, dont quelques-unes sont assez élevées; tout près du 7ᵉ degré, on en a rencontré une haute de 17 mètres; c’était la plus considérable de tout le cours du fleuve. Ces berges sont argileuses, composées le plus souvent d’ocre rouge, taua, dont se servent les sauvages pour se peindre le corps. Par places, cette argile est jaune.
Partout dominant ces berges et le lit du fleuve, parfois en couvrant le cours comme d’une voûte épaisse, s’étend la forêt vierge. C’est à peine si trois ou quatre fois sur toute la longueur du fleuve une éclaircie permet au regard d’entrevoir à quelque distance, soit un sentier indien, soit un semblant de clairière ou de campo. L’horizon n’a que quelques mètres; cependant il est aisé de reconnaître que le terrain est mouvementé par une série de faibles ondulations à hauteurs presque constamment décroissantes. Il n’y a nulle part de montagnes, sauf vers l’ouest, à quelques lieues de la rive gauche, où le Cerro de Conchaguayo profile ses petites croupes, séparant les bassins du Javary et du Ucayali, en territoire péruvien.
La forêt a partout le caractère et l’aspect du grand bois; dans le haut du fleuve, elle se compose{40} d’arbres très élevés, au tronc lisse comme celui des platanes, mais d’une rigidité remarquable, balançant leur sommet touffu au-dessus d’un sol entièrement constitué par un humus noirâtre, mais absolument propre, comme s’il eût été nettoyé au balai. L’igapo ou gapo, la forêt marécageuse des sources, n’est qu’une haute futaie se dressant dans un terrain tourbeux.
Les essences les plus abondantes dans ces forêts sont le manaca, sorte d’azalée géante, qui présente, comme la nôtre, des fleurs rouges, blanches ou lilas; la vanille à longues gousses et l’odorant cumaru. Comme de magnifiques spécimens de la flore équatoriale; on voit les palmiers de toute espèce, et particulièrement le paxiuba, ou palmeira barriguda, dont l’énorme tronc se renfle à mi-hauteur en forme de poire. Cette singularité lui a valu la préférence des Indiens catuquinas, qui en emploient l’épaisse écorce, assez facile à détacher, pour former leurs canots; il suffit en effet d’en boucher les deux extrémités avec l’argile taua, mélangée à une sorte de résine noire, pour avoir une embarcation toute faite et à peu de frais.
Dans le bas Javary, on trouve en très grand nombre la siphonia elastica, qui produit le caoutchouc; le castanheiro, Bertholetia excelsa, ou châtaignier, qui donne la noix du Brésil ou de Para; la Sumaumeira, chorisia ventricosa eriodendron sumauma, colossal par la hauteur et par la grosseur, le baobab amazonien, dont le tronc est sou{41}tenu à la base par des contreforts, partant de l’arbre à 10 et 12 pieds du sol et s’écartant en arc-boutants; les compartiments ainsi ouverts sont si larges que plusieurs personnes y trouvent aisément place; le sapopemba peut être appelé son frère; presque aussi gros et grand, lui aussi a des contreforts s’écartant de la racine-mère verticale, et qui vont s’enfoncer en terre à une distance de plusieurs mètres. Les Indiens lui ont trouvé un emploi curieux et fréquent. Ayant remarqué que la racine-mère est creuse, ils en utilisent sa sonorité, en frappant avec violence les racines divergentes sur leur face latérale, au moyen d’une grande palette terminée par une grosse balle du même bois, et obtiennent ainsi une résonnance énorme, dont les vibrations s’étendent fort loin comme des coups de canon. C’est, comme on l’a vu plus haut, un de leurs appels de guerre.
L’arbre à lait, Lecheguayo, connu surtout des Indiens Péruviens, et qui fournit une sève rafraîchissante, employée par les Indigènes comme boisson. C’est sans doute le Galactodendron utile dont Humboldt vante la sève lactée; puis l’Embauba ou Umbauba, l’arbre du paresseux, car il est le refuge favori de l’aï, entièrement creux et tout rempli de cire, lorsqu’il est vieux, tant les abeilles y ont élu domicile; les fourmis lui font une guerre acharnée pour s’emparer du miel qu’il peut contenir, et les Indiens, qui connaissent cette particularité, l’ouvrent en deux et trouvent au centre{42} un immense fuseau de cire, comme un gigantesque cierge d’église.
Bien d’autres essences complètent la population forestière: le pao d’arco, l’ébène vert (tecoma leucoxylon), d’environ 30 mètres de hauteur; le pao mulato; le comaru (vervonva comara) au bois blanc-perle à veines jaunâtres et aux pores linéaires d’une finesse extrême; le massar anduba (mimusops elata), d’une hauteur de 25 mètres, d’un diamètre d’environ 3 mètres, au bois rouge foncé, d’un grain très serré et employé comme pilotis des ponts par sa longue durée en contact avec l’eau; dans les clairières, les endroits découverts, abondent le smilox, la salsepareille, que maintenant exploitent de rudes aventuriers Cearenses; la vanille, ici géante, dont les gousses sont plus longues que dans toutes les autres variétés connues.
Depuis l’embouchure du Javary, en remontant jusqu’au sixième degré parallèle Sud, la région paraît occupée par les Indiens Catuquinas; en amont s’étend une zone assez large, 30 à 40 milles en latitude environ, qu’on peut appeler neutre, car elle est déserte, ou du moins paraît comme respectée de concert par les indigènes du cours moyen, les féroces Mangeronas et les tribus belliqueuses qui dominent ces sources, afin de ne pas se trouver en contact. C’est sans doute pour ce motif que cette zone est peuplée, avec une abondance extraordinaire, de bêtes de chasse; les cerfs y pullulent (veados) et avec eux les pécaris ou porcs caitetus, comme{43} les appellent les Indiens, et de toutes les variétés, y compris les queixadas brancas (à mâchoire blanche), au poil d’un gris pâle, qui ont dans le dos une poche ou trou d’où s’exhale une odeur infecte, et qui d’ailleurs sont assez féroces pour attaquer l’homme alors que tous leurs congénères ont pour premier instinct de le fuir.—Les oiseaux sont extrêmement nombreux et leurs espèces des plus variées, surtout les mutuns, noirs et gris à tête rouge, sorte de faisan de plus grande taille que le nôtre, ainsi qu’une grande variété de canards sauvages.
Dans le haut du Javary, on ne voyait plus d’oiseaux, ou du moins il n’était plus possible de les approcher. Pareille observation avait été faite dans le bas en traversant la région occupée par les Catuquinas, preuve nouvelle que la zône dont il vient d’être parlé était réellement neutre entre les diverses tribus. On sait déjà qu’il a été impossible de donner aucun nom à celles de ces dernières qui avoisinent les sources du Javary; il est donc oiseux d’essayer à cet égard une supposition quelconque.
Il convient toutefois de terminer ces notes rapides par une constatation significative: nulle part chez les Indiens que l’expédition a rencontrés, elle n’a trouvé d’instrument en fer ou en pierre; tous ceux dont ils font usage sont en bois et en os.
Cette circonstance est l’indice le plus caractéristique peut-être de toute absence de contact antérieur entre ces Indiens et la civilisation blanche.{44}
Ce nous parait être un complément opportun de l’exposé précédent, que d’emprunter à la Folha de Commercio de Lisbonne, du 1ᵉʳ janvier 1888, quelques données biographiques que ce journal transcrit du Dictionnaire biographique brésilien, sur l’auteur principal de cette belle, mais si pénible exploration. On va voir que ses antécédents justifiaient amplement la confiance mise en lui par son gouvernement, comme aussi ses actes ultérieurs ont démontré que le baron de Teffé est à la hauteur des besognes les plus difficiles.
«Antonio Luiz von Hoonholtz, baron de Teffé, est né à Rio de Janeiro le 9 mai 1837; il avait pour père Frédérico Guilherme von Hoonholtz et pour mère D. Joanna Christina von Hoonholtz. Dès ses plus tendres années, il donna des preuves saillantes d’une notable précocité; à l’âge où tous se font surtout remarquer par la légèreté particulière à la jeunesse, il témoignait d’une notable facilité de compréhension et d’un persévérant amour de l’étude.
«Selon les indications paternelles, et obéissant à une vocation reconnue, il fut immatriculé à l’Ecole de marine le 25 janvier 1852. C’est dans{45} les écoles supérieures, quand on fait les premiers pas dans des voies jusqu’alors à peine entrevues, que les âmes d’élite peu à peu baignées par les ondes vivifiantes de la science, subissent leur véritable orientation et se placent au-dessus des âmes vulgaires, qui, si elles reçoivent les lumières, ne sont pas dans les conditions requises pour l’absorber.
«Durant tout son cours, qui termina en novembre 1854, quand il sortit garde-marine, Hoonholtz se distingua constamment par sa politesse envers ses collègues, en mérita le respect, et obtint de ses professeurs les plus flatteuses marques de l’estime qu’il leur inspirait.
«En décembre 1854, il partit pour le Paraguay dans l’expédition Pedro Ferreira; ce fut son début dans la carrière qu’il avait choisie. En décembre 1858, étant déjà lieutenant en second,—il avait été promu à ce grade l’année précédente,—il fut nommé professeur de 4ᵉ année du cours de l’Ecole de marine; il se trouvait ainsi, à vingt et un ans au plus, en possession d’un poste de la plus grande responsabilité et réclamant une capacité non moindre; la suite a démontré que le choix qui l’investissait ne pouvait être plus judicieux. Il vint en Europe à cette occasion en mission scientifique, à bord de la corvette Bahiana, accompagnant la première équipe de gardes-marine qui faisaient leur 4ᵉ année.
«A la suite d’études ardues et de persévérants{46} travaux scientifiques, Hoonholtz rentrait à Rio de Janeiro, rapportant des données pour le premier compendium d’hydrographie qui ait été écrit au Brésil... Il remplit sa mission de façon à satisfaire l’espérance mise en lui. Son ouvrage, écrit avec beaucoup de méthode, fut publié officiellement, unanimement approuvé par l’Ecole de marine et primé par le gouvernement impérial.....
«En 1865, avec le début de la sanglante campagne du Paraguay, commença pour M. Hoonholtz la rude vie des combats, où il devait affirmer sa haute valeur, son courage exceptionnel égal à celui des capitaines les plus expérimentés.
«Commandant la canonnière l’Araguary, il fut un des héros du bombardement de Corrientes, occupée par les défenseurs du Paraguay. Ses actes, dans cette occasion, lui valurent la médaille de la République Argentine: «Aux vainqueurs de Corrientes».
«Une fois entré dans la carrière triomphante des combats et de la gloire, Hoonholtz prit toujours une part active à toutes les phases de la longue campagne du Paraguay, ne laissant pas un seul instant pâlir l’éclat de l’étoile brésilienne. Le 11 juin 1865, au formidable combat naval de Riachuelo, combat qui coûta tant de sacrifices et de victimes aux belligérants, nous voyons encore Hoonholtz, commandant de l’Araguary, remplir un des principaux rôles dans ce drame de sang. On assista là à une chose superbe: un commandant{47} de vingt-huit ans, déployant une science extraordinaire de l’art militaire, triomphant des obstacles qui de toutes parts surgissaient contre les Brésiliens. Dans le plus fort de la lutte, au plus violent du danger, la figure du commandant Hoonholtz, à laquelle la fumée de la bataille donnait des proportions gigantesques, brillait toujours, glorieuse de l’oubli sublime de sa propre existence, illuminée par le sentiment du plus saint patriotisme.
«La bataille se prolongea durant toute la journée, et seulement le soir, grâce à la bravoure et au sang-froid des chefs brésiliens, parmi lesquels notre héros occupait une place hors ligne, l’incertitude disparut et le drapeau brésilien flotta enfin fier et vainqueur. C’est à la suite des actes de bravoure d’Hoonholtz dans ce combat que le gouvernement impérial le fit officier du Cruzeiro, l’ordre le plus noble de l’Empire.
«Nous extrayons du remarquable ouvrage intitulé: Tableau historique de la guerre du Paraguay, les lignes suivantes qui se rapportent au héros brésilien, dont elles retracent fidèlement la conduite. «Hoonholtz, admirable d’enthousiasme et de bravoure, révèle sur l’Araguary des qualités de commandement rares chez un homme aussi jeune. Il se bat avec une vivacité extrême; en même temps qu’il cherche à causer à l’ennemi le plus grand préjudice et à lui couper la retraite, il secourait de ses propres mains, en leur jetant des câbles, les malheureux qui se débattaient{48} contre le courant. Entre le banc de la Palomera et la batterie de Riachuelo, au plus étroit de la passe, il est entouré par les trois vapeurs qui avaient abordé la Parnahyba. Le Taquary, vaisseau-amiral ennemi, s’approche à 10 brasses de la canonnière, mais il recule après avoir reçu à bout portant pour ainsi dire, et simultanément, les décharges de ses trois gros canons de 68, chargés à balle et à mitraille.»
«Les résultats du combat naval de Riachuelo ne pouvaient être plus flatteurs pour le gouvernement brésilien, grâce à l’héroïsme de ses chefs parmi lesquels Hoonholtz, qu’applaudissaient avec délire ses propres camarades fiers d’avoir un tel homme pour commandant.
«Durant cette journée du 11 juin, il fit prisonniers le commandant Robles et plus de 50 Paraguayens, et en traversant intrépidement le feu des batteries ennemies, il était allé leur arracher quatre chatas (bateaux plats) armés de canons de 68 et de 80.
«Désormais elle ne s’arrête plus la série des triomphes obtenus par le jeune commandant; chaque date de cette mémorable campagne enregistre un nouveau laurier du héros. Le 13 et le 14 juillet, dans de nouveaux combats, il parvient à incendier le vapeur ennemi Paraguary échoué. Le 18 juin, invulnérable sous la forte cuirasse du patriotisme et de la bravoure, il traverse, sous un déluge de projectiles, les terribles batteries de{49} Mercêdes, et le 12 août celles de Cuevas. Plus tard, le 28 novembre, il donne la chasse au vapeur paraguayen Piraguerà, le force à s’échouer et s’en empare.
«Nommé pour diriger la commission exploratrice du Paso de la Patria, en mars 1866, il travailla constamment sous le feu acharné du fort de Itapiru, et ses services en cette occasion furent si éclatants, que l’ordre du jour de l’escadre les fit ressortir avec les plus grands éloges.
«Fatiguée par tant de combats, ruinée par la dureté d’une guerre qu’elle avait supportée tant d’années, la canonnière Araguary, théâtre des exploits de Hoonholtz, dut être renvoyée à Rio de Janeiro; elle navigua alors de conserve avec la frégate Amazonas, que l’amiral vicomte de Tamandaré ramena dans ce port lorsqu’il retourna dans la capitale accompagné par le brave contre-amiral baron de Amazonas. Durant la réparation du bâtiment, Hoonholtz se maria le 28 mars 1868 avec Mˡˡᵉ Maria Luiza Dodsworth, aujourd’hui baronne de Teffé.
«Toutefois sa nouvelle existence, sa nouvelle situation n’eurent en aucune façon pour résultat de rendre Hoonholtz oisif. Le mariage, les liens de famille étaient pour lui comme pour tous les bons fils de la patrie, inférieurs à ses devoirs de patriote. Le devoir l’appelait loin de ses affections les plus intimes; une chose plus sainte encore exigeait la présence du lutteur héroïque; alors que{50} la chaste douceur de la paix domestique paraissait énerver le courage de l’illustre combattant de Riachuelo, la vibration constante de ses facultés l’entraînait de nouveau sur le théâtre de la lutte et vers les vicissitudes de la guerre. Lui-même demanda à partir de nouveau pour combattre, ce qu’il obtint après 34 jours de mariage!
«Hoonholtz alors déjà capitaine de corvette avait été nommé commandant de la corvette Vital de Oliveira et quand il arriva de nouveau au théâtre de la guerre, on lui donna le commandement du cuirassé Bahia, à bord duquel il devait plus d’une fois montrer sa bravoure. Cherchant à forcer les batteries du Timbo et de Tebiquary, après de nombreuses tentatives où il déploya toutes les habiletés de la stratégie et toute sa valeur militaire, il vit ses efforts couronnés de succès, mais au prix de péripéties sanglantes. Les torpilles et les chaînes qui défendaient le tortueux canal furent inutiles, le Bahia rompit les chaînes et passa outre, bien qu’il eût perdu le pilote Repetto et deux des timoniers. L’escadrille, commandée par le chef baron da Passagem, remonta triomphalement le canal, au milieu du fiévreux enthousiasme des combattants vainqueurs.
«Pour ce fait, et en égard à ses innombrables actes de bravoure, Hoonholtz fut promu capitaine de frégate; il avait commandé dans 22 combats».
Tel est le militaire.{51}
Avec le journal susnommé de Lisbonne qui reproduit en résumé les notes biographiques du «Panthéon Fluminense», du «Novo-Mundo» de New-York et du «Dictionnaire biographique brésilien», voyons maintenant les traits principaux qui caractérisent dans le baron de Teffé l’homme technique, le savant hydrographe et l’astronome distingué:
«On sait déjà que dans son traité d’hydrographie, Hoonholtz avait révélé une aptitude rare pour la science hydrographique, jusque-là assez en retard dans les écoles brésiliennes. Le gouvernement impérial utilisant le talent manifeste de Hoonholtz, le chargea dès le début de sa carrière militaire, de la direction d’une Commission qui devait relever la côte et l’île de Sainte-Catherine. Le travail fut exécuté dans des conditions irréprochables; le gouvernement en approuva le résultat et lui accorda les plus vifs éloges.
«Après la fin de la guerre du Paraguay, Hoonholtz fut nommé chef de la Commission de démarcation des limites de l’Empire, au Nord. L’exposé qui précède a montré comment il sut s’acquitter de cette difficile et pénible mission. C’est à la suite de son glorieux succès qu’il fut créé baron de Teffé.....
«Quand fut mise en vigueur la loi du 24 septembre 1873, qui accordait une garantie d’intérêts au chemin de fer de Paranagua, dans la province{52} du Parana, de graves difficultés surgirent au sujet de celui des deux ports, Antonina ou Paranagua, qui offrait les meilleures conditions techniques et financières comme entrepôt maritime de la province. Hoonholtz fut encore appelé pour cette difficulté, et avec la bonne volonté qu’il apportait toujours au service de son pays, il accepta l’invitation du ministre de l’agriculture; après des études sérieuses et des observations prolongées, il démontra que le port de Antonina était celui qui réunissait les conditions requises. Le 5 novembre 1878, à l’Institut Polytechnique Brésilien, un distingué ingénieur, M. André Rebouças, parlait ainsi à cet égard:
«Le rapport du baron de Teffé, publié en 1877 par l’Imprimerie nationale, constitue aujourd’hui le plus savant et le plus irréfutable document sur les ports et les lignes ferrées du Parana. On ne peut le nier: en hydrographie, notre illustre collègue, auteur de l’unique compendium en langue nationale sur la matière, n’a pas son supérieur dans l’Empire. Dans tout autre pays, son avis serait décisif, aucun gouvernement ne saurait aller à l’encontre. L’Institut a entendu et dûment apprécié ses irréfutables arguments, techniques et économiques; il a admiré l’autorité et la sagacité avec lesquelles notre illustre collègue a étudié ce problème complexe. Comme tous les nobles cœurs, Hoonholtz se passionne pour la vérité; c’est aujourd’hui un des défenseurs les plus con{53}vaincus de Antonina et des véritables intérêts du Parana. Cette belle province, elle aussi, n’oubliera jamais son nom; déjà elle l’a attaché à la route qui relie à Antonina la colonie de Assunguy; son dernier discours, disent les lettres que je reçois du Parana, court déjà imprimé à travers les Sertoès de Guarapuava, popularisant là même un nom si cher à la patrie par ses actions glorieuses dans la guerre et dans la paix».
Depuis, la question a été tranchée en sens contraire, mais le baron de Teffé a été vengé par les événements, et aujourd’hui la Compagnie et le gouvernement s’efforcent de construire le tronçon qui refera d’Antonina la tête de ligne.
«Quand il s’est agi du litige entre le gouvernement et la Compagnie Nord-Américaine de navigation à vapeur, litige qui reposait sur les bonnes ou mauvaises conditions du port de Maranhao, c’est encore au baron de Teffé que recourut le gouvernement. Celui-ci était alors occupé à la désobstruction de la barre à Cabo Frio; il partit pour le Maranhao à la tête d’une commission. Après une analyse minutieuse, il présenta son rapport démontrant la possibilité de l’entrée des grands vapeurs dans la baie de S. Marcos et dans les mouillages de Eira, Itaqui et de l’Ilha do Medo. Son opinion fut admise et les paquebots se résignèrent à l’escale indiquée dans son rapport.{54}
«L’assainissement de la lagune Rodrigo de Freitas dans la banlieue de Rio-de-Janeiro ayant été reconnu d’une urgente nécessité, le baron de Teffé, sur la demande du gouvernement, présenta un projet qui, mis en parallèle devant la Société (Club) des ingénieurs avec d’autres rapports, entre autres celui du distingué ingénieur Milnor Roberts, obtint sur tous la préférence.
«En 1876, il parvint à résoudre une grave question suscitée par les avaries qu’une roche sous-marine, non mentionnée sur les cartes, avait causées à l’entrée de Santos, aux vapeurs français et allemands. Sous sa direction cette roche fut détruite, en employant les plongeurs de l’Arsenal de marine auxquels était encore inconnu l’usage de la dynamite et du scaphandre.
«Récemment, un autre fait a attesté de façon éloquente la grande capacité du baron de Teffé. Nous voulons parler des observations astronomiques exécutées à l’occasion du passage de Vénus sur le disque du soleil, observation qui fut faite aux Antilles, où il alla représenter le corps savant du Brésil. En récompense de cette mission remplie avec tant de distinction, le baron de Teffé a été élevé à la dignité de Grand de l’Empire.
«Le baron de Teffé est, en outre, un littérateur apprécié. Outre ses écrits disséminés dans une foule de journaux et de revues, il est l’auteur d’un drame maritime intitulé: la Justice de Dieu, et d’un roman, la Corvette Diana, publié en feuilleton par{55} la Patria de Montevideo, par le Diario de Pernambuco, et par le Despertador de Sainte-Catherine. La Corvette Diana a été publiée ensuite séparément par l’auteur qui l’a gracieusement distribuée à ses amis.
«Nous avons eu occasion de lire les appréciations portées sur ce livre dans le Diario de Pernambuco, le Diario de Bahia et le Pedro II, du Ceara. Tous ces journaux sont unanimes à considérer l’œuvre du délicat littérateur, comme une véritable primeur de littérature agréable, où l’imagination s’allie à un langage choisi, sans jamais s’écarter du plan général de l’ouvrage. La Reforma, de Rio-de-Janeiro, du 7 juin 1873, consacrait à ce livre les paroles suivantes:
«La Corvette Diana est le titre d’un roman charmant, dû à la plume de M. le capitaine de frégate Antonio Luiz von Hoonholtz, officier distingué de notre marine. C’est un roman maritime, où l’auteur vous fait apprécier de beaux et variés tableaux de la nature brésilienne. Les épisodes y sont racontés avec vérité et les caractères des personnages bien dessinés. Le livre est écrit avec élégance et agrément.»
«Comme écrivain, le baron de Teffé est d’une rare fécondité, puisqu’en outre du compendium hydrographique et des livres précités, il a publié en feuilletons divers mémoires, discours, etc.; il a{56} encore inédits plusieurs autres travaux, comme la traduction et l’organisation alphabétique du code international des signaux maritimes; un mémoire sur l’invention de l’ingénieur allemand Wilhelm Bauer pour retirer les navires du fond de la mer; un livre où il décrit ses impressions durant le voyage qu’il fit aux ports d’Europe sur la corvette Bahiana, et deux volumes décrivant son voyage d’exploration sur l’Amazone et ses affluents.
«Parmi ses remarquables travaux scientifiques, il faut mettre à part ses conférences sur l’Amérique préhistorique, faites aux applaudissements d’un auditoire choisi, où se montraient à côté des hommes les plus distingués du Brésil, S. M. l’Empereur Don Pedro II et S. A. le comte d’Eu.»
La Folha do Commercio énumère à la suite les titres et honneurs accordés au baron de Teffé.
Il est Grand de l’Empire, officier général de la flotte (contre-amiral), officier des Ordres Impériaux du Cruzeiro et de la Rose, commandeur de S. Bento de Aviz, de l’Ordre Royal Américain de Isabelle la Catholique; décoré des médailles de la bataille navale de Riachuelo; de la campagne générale du Paraguay; de celle conférée par la République Argentine aux vainqueurs de Corrientes et du Mérite militaire; membre titulaire de l’Institut historique et géographique du Brésil; vice-président de l’Institut polytechnique; membre des Sociétés de Géographie commerciale de Paris et de Lisbonne,{57} et vice-président de la Société de Géographie de Rio de Janeiro; membre du conseil directeur de la Société centrale d’Immigration, et directeur général du service hydrographique de l’Empire; chambellan de S. M. l’Impératrice.
Dernièrement il a été nommé membre correspondant de l’Académie des Sciences de Paris et de l’Académie des Sciences de Madrid.