The Project Gutenberg eBook of Prodige du cœur This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Prodige du cœur Author: Charles Silvestre Release date: November 28, 2022 [eBook #69437] Most recently updated: October 19, 2024 Language: French Original publication: France: Plon Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRODIGE DU CŒUR *** _Il a été tiré de cet ouvrage_ _30 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 30._ _L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa._ PRODIGE DU CŒUR DU MÊME AUTEUR A LA MÊME LIBRAIRIE =L’Amour et la Mort de Jean Pradeau.= Préface de J. et J. THARAUD. 6ᵉ édition. Roman. Un vol. in-16. =Aimée Villard, fille de France.= 10ᵉ édition. Roman. Un vol. in-16. (_Prix Jean Revel 1924._) =Belle Sylvie.= 18ᵉ édition. Roman. Un vol. in-16. A LA LIBRAIRIE BLOUD ET GAY: =Le Merveilleux Médecin.= Roman. Un vol. in-16. =Cœurs paysans.= _Introduction de H. Pourrat sur l’amour aux champs._ Roman. Un vol. in-16. Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1926. CHARLES SILVESTRE PRODIGE DU CŒUR [Illustration] PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE-6ᵉ _Tous droits réservés_ Copyright 1926 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. _A FRÉDÉRIC LEFÈVRE_ PRODIGE DU CŒUR I Pour découvrir la maison des Ages qui dominait la vallée, on traversait la Gartempe au pont de Chanaud. Un chemin grimpant y conduisait, bordé de noisetiers et de mûriers. Des châtaigniers se pressaient sur les pentes où la bruyère et le genêt échangent leurs feux, à la saison. Par places brûlées, au milieu d’une ardeur sauvage, des genièvres perçaient un sol rocailleux, à l’ombre de roches recourbées et défendues par l’ajonc. Peu à peu, l’herbe faisait une paisible lumière verte; et la rivière éveillait un mystérieux tournoiement de guérets et de prairies. Les Ages, la demeure, la grange, les étables aux portes romanes, étaient fondées sur le granit, à la cime du versant. Métairie centenaire, gardée par un mur de pierres sèches, animée d’une fontaine coulant sans arrêt au centre d’un bassin circulaire. Tout autour s’étendait un pacage où l’on menait le bétail. L’horizon, selon les jours, s’éloignait ou se rapprochait, avec ses châtaigneraies, ses villages aux tuiles rouges et le regard de ses eaux. On voyait naître les pluies et les neiges dans le nuage qui se déroule. Le beau temps sortait d’une grande porte bleue. Si le vent n’avait porté le son de la cloche de Bonnal, on aurait pu croire que les Ages étaient perdus aux confins du monde. On devinait, dans la solitude et la paix, le glissement des siècles qui n’usent guère le rocher. Les Ages appartenaient, depuis des temps et des temps, à la même famille, mi-rustique, mi-bourgeoise, qui avait donné sous Louis XVI un petit poète-philosophe et, sous l’Empire, un colonel de chasseurs à l’armée napoléonienne. Tous les deux, ayant brillé à Paris, étaient venus mourir au pays natal. Sous une tonnelle aux ceps convulsés, ils rassemblaient, dans le soir de leur vie, les souvenirs; l’un en prisant du tabac d’Espagne; l’autre en fumant une pipe qui avait vu, si l’on peut dire, la fumée des canonnades. Aujourd’hui, à la mi-décembre de 1923, Claire était seule maîtresse des Ages. Son père, Léonard Lautier, après avoir fait au Petit Séminaire du Dorat de bonnes études secondaires, mourut jeune; sa mère s’éteignit de vieillesse, à la veille de la guerre, à quatre-vingts ans passés. Jacques, son frère aîné, capitaine de chasseurs à pied, fut tué à la bataille de la Marne. Il avait épousé Louise Charvet, fille de race paysanne, sans fortune et presque sans famille, l’ayant connue alors qu’elle était modiste à Paris, et regrettant vite ce coup de passion. Peu après la naissance d’un enfant, elle était partie pour l’Italie avec un industriel de Juvisy. Claire recueillit Simon, âgé seulement de quelques mois; elle se demandait toujours avec angoisse si le désespoir n’avait pas tué son frère, plus que les balles ennemies. On racontait par les champs qu’elle avait aimé d’amour Jacques Renaud, de Bonnal, fils aîné des maîtres du domaine de Lamont, tombé aux Éparges. Ils devaient se marier, la guerre finie. Elle portait des robes noires, sans avoir jamais poussé une plainte à voix haute. D’âme repliée, naturellement humble et simple, elle avait été élevée dans une pension bourgeoise de Limoges. Elle pouvait, ayant de la fortune, vivre de la vie des villes, mais les travaux des champs la retenaient de leur rythme. Elle recevait l’enchantement de la vallée, si fort que ceux qui l’avaient quittée en écoutant les appels du monde, y revenaient pour mourir et voir tomber leur soleil dans une paix accomplie. Ses jours étaient tout occupés de Simon Lautier, son neveu. La mère, qui habitait maintenant à Paris, donnait parfois de ses nouvelles par des lettres hâtives où elle remerciait sa belle-sœur de prendre soin de l’enfant. Claire portait sans faiblir sa charge de vie. Elle était heureuse que le petit Simon fût près d’elle à l’abri. A trente-cinq ans passés, on ne pouvait dire qu’elle était belle, avec son corps pesamment charpenté, un visage lourd sous des bandeaux noirs. Mais ses yeux larges gardaient une sorte de flamme cachée, quelque chose d’immuable et de fidèle. La bouche grande avait la fierté des races anciennes, et dans sa ligne déliée une lumière de bonté pure. Ce soir, Jacquier, le valet, achevait les labourages d’automne. Le temps était assez doux, malgré l’approche de Noël. Claire tricotait un gilet pour Simon, assise sur un banc de bois en gardant les brettes dont elle tirait souvent elle-même le lait que l’on venait chercher de Bonnal. En ce mois, la nuit descend vite; Simon quittait l’école avant quatre heures. Lorsqu’il revenait à la brune, elle s’inquiétait, toute en transes, comme celles qui ont souffert et qui s’attachent. Elle surveillait à peine les bêtes qui paissaient dans le pacage fermé de tous les côtés par des haies épaisses. Tant-Belle, la chienne rousse, les ramenait de temps à autre au centre de la prairie où un miroir d’eau aspirait les dernières lueurs de l’air. Elle se laissait aller aux rêveries que favorisaient la solitude, la longue course du vent. Comme d’habitude, elle entendit l’appel de Simon; il ouvrit la barrière du clos. Elle ne le regarda pas tout de suite, attendant qu’il vint la toucher et l’embrasser; c’était toujours la même surprise du cœur. Glissant ses mains sous son béret, elle goûta la chaleur des cheveux cendrés qui bouclaient un peu, près du front, au-dessus des yeux gris qu’ils adoucissaient. Elle caressa le visage qui était d’un dessin ferme et fin. --Tu n’as pas eu froid? As-tu les pieds mouillés? Les chemins sont si mauvais. Il faudrait changer tes bas. Il y en a de bien secs que j’ai reprisés. Va ranger tes livres et tes cahiers. Il rentra dans la grand’salle où Jeannette, la servante, préparait le repas du soir. Claire rassembla les vaches que Tant-Belle poussa vers l’étable. Elle remplit les mangeoires de carottes fourragères et de tiges de maïs. Ayant allumé une lanterne, elle se mit à traire. La besogne finie, elle porta dans la salle deux seaux qui étaient pleins jusqu’au bord et les posa sur la table. Chaque matin, Hubert Lamont, de Bonnal, prenait, pour un marchand de beurre, le lait que Mlle Lautier lui laissait. Au dehors, la nuit tombait; on entendait les cris de Jacquier ramenant les bœufs du labour. Le couchant faisait sa rougeur qui se fondait dans la clarté de la lune. On voyait son arc tout blanc, tel un quartier de pomme lumineux, à travers les branches d’un ormeau. Partout courait un souffle d’eau éveillée. Claire ferma la porte. Sous la profonde cheminée, le feu bourré de souches et de fagots tissait une robe d’or à la marmite accrochée haut. Elle alluma la lampe de porcelaine au-dessus de la table en cerisier. Tandis que Jeannette, qui avait toujours servi dans le domaine, pelait des légumes, elle appela Simon. Elle ouvrit ses cahiers, ses livres, et lui posa, comme d’habitude, cent questions auxquelles il répondait avec gentillesse. Elle voulait tout connaître, les moindres détails de ses études et de ses récréations. M. Salvat, l’instituteur, devait être content de lui. Il savait toujours sa leçon; mais, parfois, on l’interrogeait brusquement et il se troublait. Pour avoir le plaisir de le voir sourire, elle lui demanda: --Est-ce qu’il se gratte toujours le cou, comme s’il avait, à cet endroit, une méchante fourmi? --Oui, maman... Il m’aime bien et toi aussi. Elle se mit à rire avec lui. Quand il l’appelait: maman, elle était pleine d’un grand trouble. Jamais elle n’avait osé lui dire la vérité. Elle alla chercher une Bible colorée d’images qui illustraient les saints récits de ce monde. Simon, tandis qu’elle tournait les feuillets en les commentant, écarquillait les yeux de plaisir. Il regarda longtemps une gravure où l’on voyait Moïse enfant dans un berceau qui flottait sur le fleuve, entre des roseaux. --Simon, c’est un petit que l’on avait abandonné, mais la fille du Pharaon le sauva. --Si j’étais comme ça, sur la rivière, tu viendrais me chercher. Je n’aurais pas peur. Elle l’embrassa et tourna vite la page. Puis elle referma le livre; et elle arrangeait les grandes histoires à sa manière, appelant les patriarches, les prophètes et le berger David dans les champs du domaine des Ages. Elle courbait naïvement les plus hauts personnages à la taille de Simon. --Si je coupais tes petites boucles, dit-elle, tu n’aurais plus de force comme le pauvre Samson. Et tu es si fort dans mon cœur. Jacquier entra; il fit entendre un grognement étouffé, pesta contre la terre trop lourde et humide. Il s’assit dans la cheminée sur le coffre à sel, et il hochait sa grosse tête blanchie, sa face ronde gardant tout son poil. Peu à peu, il s’apaisa, posa ses mains dures sur ses genoux, et il regardait fixement le feu. Puis il passa des braises dans ses sabots, et, cela fait, il y glissa ses pieds en poussant un soupir de joie. Claire ne lui adressait jamais d’observations. Elle avait pour lui une sorte de respect. Elle savait que, depuis plus de trente ans, il était un bourreau de travail et qu’elle ne lui apprendrait rien sur les choses de la terre. Il tournait dans un cercle aux points éternellement marqués. Il était dans la maison comme une pierre d’angle. Brouillé avec les paroles, s’il élevait la voix, c’était pour des questions d’importance ou pour chanter une chanson, conter une histoire des champs, après avoir bu un verre de vin. Il avait grandi au domaine avec Jeannette que l’on désignait seulement par son lieu d’origine, un village perdu dans les bruyères. Il alluma sa pipe, ayant de son pouce pressé le tabac. --Les temps sont tournés en l’air, gronda-t-il. Encore trois garçons de Villemonteil qui se sont sauvés à Paris et à Limoges. Demoiselle, quand nous serons partis, qui s’occupera de la terre, et jamais on n’a eu tant faim? Ils ne veulent plus revenir après; et peut-être ils ne peuvent plus. Claire ne répondit pas; elle recopiait, pour Simon, d’une grande écriture droite, une poésie qu’il devait apprendre. Jacquier grogna de nouveau: --La Gustine du Fondbaud s’est acheté des bas où l’on voit la peau toute rouge, au travers. Ça lui coûte deux pistoles chaque paire. Faut bien de la monnaie pour ça. D emoiselle, le monsieur de Charvet a vendu hier ses bois des Borderies, le brave pré du Treil et la métairie à Jean Flacaud, son régisseur. Et c’est lui, le monsieur de Charvet, qui sera le régisseur de son ancien régisseur qui a acheté partout. Il a un tomobile et il porte des chapeaux en pomme. Les temps sont tournés en l’air. Le clocher est piqué sur sa pointe. Claire soupira, cette fois. Quels changements, quelle révolution avaient travaillé le pays! En quelques années, dans le retournement de la guerre, que de choses étranges apparaissaient au soleil! Une centaine de mois avaient valu plus d’un siècle. Ce n’était pas seulement l’argent qui changeait de mains, mais on aurait dit que le cours du sang dans les cœurs changeait aussi. On voyait, sur les chemins, des gens qui avaient d’autres regards. Un feu nouveau courait dans les campagnes, brûlait les coutumes, la vieille foi, le bon travail et les bonnes joies, l’ancienne paix. Il ne restait plus, comme aux Ages, que des îlots encore verdoyants. Claire considérait l’enfant qui penchait sa tête blonde sur la page de poésie qu’elle venait de recopier. Elle sentait autour de lui d’immenses dangers. Elle se souvenait de ce jour fiévreux où elle était arrivée à Paris et de cette rumeur dont elle garda longtemps le bourdonnement. Mme Lautier lui avait confié le petit Simon encore au berceau. Sans interroger sa belle-sœur, sans regarder autour d’elle, le cœur tout saisi, elle était partie avec son précieux fardeau. Dans le soir, les serpents de feu, qui s’allumaient sur les places publiques, l’épouvantaient comme elle gagnait la gare en taxi. En hâte, elle prit le train de nuit. A Bonnal, à Villemonteil, partout, elle avait dit: --J’ai voulu garder l’enfant de ma belle-sœur. Elle est très bonne, mais il faut qu’elle gagne sa vie. Dans ces cages de Paris, Simon n’aurait pas assez d’air. Elle regardait en face les gens pour qu’ils ne doutassent pas de ses dires. Simon, expliquait-elle, était sans avoir, son père ayant eu sa part d’héritage dont il ne restait presque rien. Il était bien naturel qu’elle l’élevât. Elle possédait assez d’argent et de terre; et elle dépensait peu. Ce soir, elle se souvenait. Les heures de la prime enfance de Simon revivaient. Sa première maladie, les veilles, les angoisses; et les premiers pas dans la cour: deux petites mains tendues, un bout de langue qui brillait dans la bouche ronde, car il faisait soleil. Et elle courait vers lui quand il allait tomber. C’étaient aussi les jeux qu’elle lui avait appris, et la prière: «Petit Jésus, je vous donne mon cœur.» Cette culotte, taillée dans une de ses anciennes robes de couleur, comme elle lui donnait mine gentille. Le dimanche, elle le conduisait à la messe en charreton, et elle le faisait asseoir tout près de sa chaise, tandis qu’elle égrenait son chapelet. Elle ne priait pas pour elle, mais pour lui. Il ne lui avait jamais fait de peine. Il n’accomplissait aucune chose sans lui demander d’avance conseil ou permission. Quand il levait vers elle ses yeux gris, pleins de la plus douce lumière, pour l’interroger, elle ne répondait pas tout de suite, tant elle était prise du plus violent amour maternel. --Il n’est pas sorti de mon corps, disait-elle, mais bien de mon âme, j’en suis sûre. Et il ressemble à mon frère. Parfois, elle lui demandait: --Petit, que veux-tu? Il répondait: --Je ne veux rien. Je suis content près de toi. Elle allait chaque année à Limoges pour lui acheter des jouets, des livres, mais elle voyait bien qu’il ne l’en aimait pas davantage. Aux jours de congé, il s’amusait à couper de l’herbe pour les lapins; Jeannette lui avait montré des plantes à tiges épaisses qui les nourrissent à merveille. Il savait qu’on ne devait pas leur en porter de mouillées et que, s’ils ont le ventre enflé, le feuillage du houx est très bon pour les guérir. Vers l’âge de sept ans, il se mêla aux travaux d’été. Claire lui fit tailler une fourche bien légère pour qu’il pût faner sans fatigue. Il aimait ces grands jours dorés où l’on coupe les herbages, le blé; alors on mange du salé, en buvant du vin, dans un frais repli de noisetière. Ce domaine, il l’avait toujours vu; et il ne pouvait se souvenir de la ville. En cette vallée, il s’était réservé des coins ignorés, pleins de pierres rousses, de chardons laineux, de genièvres où se suspendent les voiles de la rosée. Il formait une enceinte avec des morceaux de granit qu’il roulait, et, au milieu, il élevait une sorte de petite maison. Quand la pousse du châtaignier est gorgée de sève, il savait comment on en retirait l’écorce en tapant dessus avec le manche d’un couteau. On en faisait des trompettes qui rendaient un beau son cuivré. Il avait appris bien d’autres choses; il n’ignorait pas qu’au pressoir de Bonnal le cidre roule des pommes écrasées, qu’il se clarifie et pétille; que la terre se repose comme les hommes, travaille avec eux et qu’il y a des oiseaux dans l’air pour annoncer les saisons. Dès qu’il avait pu marcher, la prairie l’avait appelé par sa verte couleur qui change comme une eau des fées, selon le jour. Parfois, en compagnie de Claire, il se promenait sur les crêtes de la vallée. Au bout d’un champ familier où l’on trouvait des silex taillés, elle s’avançait avec prudence, tenant l’enfant par la main. Du haut d’un sommet, à pic, on voyait, en bas, la Gartempe se dérouler. Ici, le flot dormait, faisant une surface apparemment immobile, glacée; mais, plus loin, c’était comme si cette grande gelée se fondait, soudain bouillonnante, autour de roches arrondies. Claire portait son regard sur l’autre versant où des chênes enroulaient un dur feuillage; et le dolmen de la Pierre Soupêze en sortait, tel un mufle guettant une proie. Là-bas, vers l’ouest, la rivière luisait en des souffles bleus, et près du ciel elle apparaissait, monnaie blanche qui tournait vite au soleil. S’il faisait beau, c’était toujours sur le verdoyant pays une lumière en vapeurs et en neiges d’or. Claire, en ces heures, s’apaisait, respirait l’odeur de sa terre. Certains dimanches d’été, elle descendait à la rivière; elle avait coupé pour Simon une gaule de noisetier, et il pêchait près d’elle, tirant de l’eau, de temps en temps, un poisson qui n’était guère plus long que le petit doigt. Ils remontaient ensemble jusqu’aux Ages. Dans les prés rougis par le soir, des pies criaient et, se posant, elles rebondissaient comme des balles d’élastique. Les années de Simon se marquaient par de simples plaisirs; l’une était celle du geai que lui avait donné Claire, comme ses premières plumes bleues sortaient; l’autre du coq blanc qui n’était pas plus gros que le poing et qui obéissait à l’appel; une autre encore, celle du filet que l’on plaçait dans la rivière, avec des bouchons pour qu’il se tînt droit, et des plombs pour le tendre. Les saisons avaient été éclairées de petits bonheurs. Elles tournaient vite. Aujourd’hui, Simon était âgé de neuf ans. Ce soir, près de la table où Jeannette venait de poser la soupière, Claire le regardait fixement. Il avait récité sans faute la poésie, ayant une mémoire vive. Elle soupira: --Mon petit, comme tu grandis! Je voudrais pouvoir te porter dans mes bras. Il repartit: --Maman, c’est moi qui te porterai, quand je serai fort. Elle dit le _Benedicite_. Jacquier et Jeannette prirent place à la table. Le repas fini, Claire approcha du feu sa chaise et Jacquier tressa un panier pour Simon. --Tu n’y pourras mettre que trois pommes rouges, dit-il. Le brin s’assouplissait dans ses doigts lourds, comme par enchantement. --Maîtresse, dit Jeannette, contez-nous donc une histoire. On entendait meugler une vache dans l’étable; c’était une sorte d’appel de trompe; l’air était si pur au dehors qu’il s’y fondait, au point de devenir un son grave et doux. Jacquier bourra de nouveau le feu. On n’épargnait pas le bois dans ces parages qui en étaient toujours pourvus. La flamme chantait et se déroulait; parfois, dans un souffle, sortaient d’une bûche de petits signes de couleur. --Vous savez, Jeannette et toi, Simon, commença Claire, que des fées habitent sous les pierres du moulin de Chanaud. Elles vivent, le jour, au fond de l’eau où elles se couchent et flottent comme une fumée. Elles savent tout. Elles dansaient au soleil, lorsque les Ages étaient couverts de bois, de fougères et d’ajoncs bâtards. Elles ont vu se lever le premier matin du monde, et briller à la pointe des plantes la première rosée. Presque toujours, elles sont bonnes. Elles ne sont pas jalouses de la terre ni de l’argent, mais de l’amour; elles souffrent de n’avoir pas de cœur pour chérir ni pour pleurer. C’est pour cela qu’elles sont si légères et qu’elles tourneraient des bourrées pendant des cent ans sans s’arrêter, si elles le voulaient. Une d’elles vit un jour une jeune femme qui avait un si joli enfant qu’elle en fut longtemps pensive. Et comment avoir un beau petit, si l’on ne peut pas aimer? Elle arriva, par des songes de la nuit, à faire croire à cette femme que l’enfant n’était pas à elle et qu’il ne lui était que prêté. Elle lui enfonça si bien cette pensée dans la tête que, toujours, la pauvre, même quand le petiot la serrait fort au cou, avait un tremblement de peur. Un jour, la mère n’y put tenir et sentit bien qu’on lui voulait du mal. Elle fit les prières à Dieu et aux Saints, les processions, tout. Puis elle allait le soir, près du moulin, quand la lune tourne comme un glaçon au fond de l’eau. Et elle jetait des cailloux dans le flot pour toucher la fée. Celle-là, enfin, l’entendit pleurer et une larme qui tomba dans le courant vint l’émouvoir. Alors, la femme vit très bien une longue forme blanche qui flottait et qui disait: «Si tu le veux pour toujours, donne-lui ton cœur à toi et ton sang. A partir de cette heure, qui pourra te l’enlever? Je ne le pourrai pas moi-même.» Un soir, à la nuit, la pauvre femme fit ce que la fée lui avait soufflé. Elle en mourut, mais le petit était sauvé parce que le cœur ne meurt pas et qu’il y a un paradis de Dieu où l’on ne sépare plus ceux qui se sont aimés. --Maîtresse, c’est point bien gai. --Tout n’est pas gai, gronda Jacquier, en ce bas monde. Simon glissa ses bras autour du cou de Claire Lautier. --Je ne voudrais pas que tu aies mal pour moi. Elle soupira longuement. Dans ses yeux noirs, un point d’étoile venait du fond de l’ombre. II Il y avait un peu de répit aux Ages. La trêve de Noël arrivait. Les champs avaient leurs semences. Jacquier sentait encore au creux de sa paume la poignée de grains qu’on lance d’un mouvement mesuré, car il s’agit de ce qui est plus précieux que l’or. De grandes pluies sortirent de l’ouest, portées par des nuages pesants qui se succédaient sans cesse. On entendait la mystérieuse marche du vent qui s’en allait si loin qu’il ne faisait plus qu’un murmure; mais il revenait, avec des grondements, dans les chênes qui gardaient leurs feuilles mortes, la dépouille de l’été. Des troupes de corbeaux tournaient sur les châtaigneraies où ils se posaient quelque temps immobiles, l’aile repliée, le bec rabattu, tels de singuliers fruits noirs. Ils s’envolaient tous ensemble, comme à un commandement secret. Du fond de la vallée, une brume s’élevait, une sorte de grosse nuée blanche qui roulait et que le soleil pouvait à peine dissiper. On ne voyait que la tête des trembles de la rive qui semblait flotter. Il y avait dans l’air des cris qui paraissaient s’élancer des choses; l’appel des bergers se mêlait au bruit de l’eau débordée, au vent, aux coups de la pluie. Claire Lautier, dès que Simon était de retour, le faisait s’asseoir devant le grand feu de bois. Elle lui enlevait ses bas et tendait ses pieds nus vers les braises, afin qu’ils fussent bien secs. Elle veillait sur lui plus que jamais, et parfois, sans apparente raison, elle l’étreignait. Il lui semblait que peu de jours s’étaient écoulés depuis qu’elle l’avait porté sous ce toit, alors qu’il était au berceau. Elle aurait voulu pouvoir chanter encore sur ses yeux les airs qui les avaient tant de fois fermés. A présent, l’ayant bordé dans son petit lit, elle s’en allait, puis elle revenait quelques heures après, cachant sa lampe, pour le voir dormir, si tranquille, avec tant de sécurité. Alors, elle le baisait au front sans l’éveiller, pleine des tourments et de la plus grande douceur de ce monde. Quelquefois, elle pensait qu’elle l’aimait trop. S’il avait été pareil à ces enfants méchants et disgraciés qui font de la peine à leurs parents, son cœur, peut-être, se serait moins attaché. Mais il était si paisible, si studieux, toujours un peu rêveur et doux; on le voyait bien à l’école où il aimait à s’isoler dans un coin de la classe ou de la cour. Ses yeux ne s’éveillaient vraiment que sous les regards de Claire Lautier, dans son ombre chère. Toute la joie était là-haut, au faîte de la vallée des Ages. Il n’y trouvait aucune parole discordante, aucun mouvement trop brusque, mais un glissement de paix. --Quand je serai grand, je ne quitterai pas les Ages, disait-il souvent à Claire. Elle murmurait: --Cet enfant me sauve... Lorsqu’il n’était pas à la maison, aux rares moments de répit, elle s’enfermait dans sa chambre. Ce soir-là, elle tira de la commode une boîte de bois blanc; elle se mit à relire les lettres de Jacques Renaud, celui qu’elle avait aimé et qui était mort. Puis elle appela, au fond de son cœur, son frère dont elle voyait le visage paisible et loyal dans un petit cadre doré. --Tu vois... Ma vie serait finie sans ce petit. Il a déjà ton regard... Il n’est pas à cette femme... Il est à nous. Il sera bon comme toi, brave comme toi. Elle se souvenait à jamais de Jacques Renaud, un garçon si simple et droit, lui aussi, et de ce suprême soir, où elle l’avait salué pour la dernière fois. Il ne s’était pas retourné en partant, sous les branches de la châtaigneraie du Bost, car il devait pleurer. De cet amour on n’avait rien su dans le pays, parce qu’il fallait que la guerre fût finie pour faire les accordailles. Il était mort, et elle restait dans cette vie. Mais Dieu lui avait envoyé Simon et elle n’était plus seule, avec un cœur trop pesant. Elle entendit venir l’enfant, replaça les chères reliques dans leur boîte. Simon lui tendit une lettre que lui avait donnée le facteur pour éviter un long détour. Elle la prit en tremblant et s’apaisa vite. C’était le charron de Bonnal qui demandait à acheter douze gros ormeaux du bois de Lafond. Elle cacha son premier trouble en feuilletant les livres et les cahiers de Simon. Il tira du sac où, chaque matin, Claire enfermait, entre deux assiettes, le déjeuner de midi, un pochon de sucre, un autre de café et une bouteille d’huile de colza pour la salade de doucette. Il faisait chaque semaine les petites commissions à l’épicerie de Bonnal. Claire ne manquait pas de dire: --Ton compte est juste. Tu ne t’es pas trompé d’un sou. Elle s’émerveillait, bien loin de croire que, si l’enfant n’avait pas été d’un bon naturel, il eût été vite tout gonflé de vanité. Mais il souriait, pirouettait sur un talon et disait: --Ce n’est pas difficile! Ce soir, comme le temps devenait froid, elle pensait que Simon prendrait demain un gilet de plus grosse laine. Elle le laissa seul dans la chambre, où une armoire de noyer, de petite taille, qu’elle avait commandée pour lui au menuisier de Bonnal, contenait ses vêtements et les animaux articulés que l’instituteur apprenait à découper. Il avait construit un chariot minuscule, aux roues peintes en rouge, et deux vaches colorées en jaune pour le tirer. Dedans il mettait une pomme de terre, qui suffisait à le remplir, ou quelques châtaignes. Il s’agitait et grondait comme il avait vu faire à Jacquier, lorsque les bœufs, sous l’aiguillon, bandaient leurs muscles pour sortir d’un chemin pierreux. Mais il s’apaisait vite et feuilletait l’Histoire Sainte, pleine d’images qui l’emportaient bien loin, en des pays inconnus où il y avait toujours du soleil. Tandis que Jeannette tirait le lait, Claire en apprêtant le repas était travaillée d’un grand souci. C’était comme un trou dans sa tête où les pensées tournaient, montaient, retombaient. Mme Lautier n’avait pas écrit, comme elle le faisait à cette époque. Que devenait-elle? Jamais elle ne donnait plus de deux ou trois fois de ses nouvelles, chaque année. Les jours avaient fait masse; aujourd’hui Simon grandissait vite et pouvait découvrir la vérité qu’elle n’avait pas encore osé lui dire. De quelle étoffe était cette femme pour ne s’inquiéter guère de son enfant? Mais Claire avait peur d’accuser tout haut celle qui était, en dépit de tout, la mère de Simon. Les temps devenaient plus troubles. C’était, partout, une fureur de plaisir, une sorte de colère. Au son d’un piano mécanique, à Bonnal, les garçons et les filles ne quittaient plus le bal avant le chant des coqs du matin. Ils dansaient des choses de la ville, des pas dandinés, sans franchise, avec des abandonnements comme si un grand lien se défaisait. Plus de bourrées, plus de chansons. L’église était souvent vide; elle attendait tant de retours. L’abbé Remier prêchait pour les chaises, comme on disait, sauf aux jours de bonnes fêtes. S’il ne restait au monde que l’argent et si l’on enlevait des cœurs le désir de regarder en haut, qu’arriverait-il? Les chiens même relevaient la tête: alors leurs yeux devenaient beaux. Aujourd’hui, plus rien que la monnaie; on n’en avait jamais assez et l’on croyait que tout peut se payer. Claire voyait par la pensée les bals nouveaux où les filles portaient des robes à la mode qui laissaient voir trop de peau, sans souci de l’hiver et de la décence. C’était un gros plaisir qui s’offrait sans cesse. Et ces foires, où la terre n’avait plus sa vraie place, la vanité rougeaude s’y montrait; une faim moins de blé que de monnaie. D’un côté, la fièvre froide de l’avarice qui montait avec le gain; de l’autre, une richesse étalée, bouillonnante comme un vin que l’on n’a pu encore cuver. Partout cette grande angoisse, ce glissement. Dans les villes, on disait que c’était plus terrible, dans ces rumeurs où vivait la mère de Simon. Il fallait pourtant espérer, malgré ces jours où l’argent ne s’accordait pas au travail et semblait perdre le mérite qui le purifiait. Il y avait toujours, çà et là, de bonnes gens que le mal n’avait pas saisis. Claire se souvenait qu’un petit nombre de justes peut tout sauver. Ce qui l’épouvantait, c’était que Simon vécût un jour dans un air qui changerait son âme, quand Mme Laugier le reprendrait. Elle sentait qu’il se plierait vite à une existence nouvelle, étant d’un caractère bon, mais malléable. Sans la force de l’exemple, il serait perdu. Elle songeait qu’elle lui avait donné plus que sa vie, car elle s’était dépassée elle-même. Pourtant on le lui arracherait de la poitrine, mais cela qui était la grande douleur, un flot de sang qui sortirait d’elle et la laisserait faible pour toujours, lui semblait moins cruel que la pensée de savoir qu’il vivrait avec un cœur sans défense. Depuis un an, elle voulait s’habituer à son départ. Il pourrait peut-être ne pas lui échapper tout à fait. Mme Lautier, avec l’âge, deviendrait meilleure, touchée par la grâce dont parlait en chaire l’abbé Remier. Elle refoula peu à peu sa peine. Elle entendait chanter l’enfant dans la chambre. Il était encore près d’elle; tout s’arrangerait sans doute; elle le demandait à Dieu. Simon ouvrit doucement la porte, et, marchant à pas de chat, il vint surprendre Claire en lui sautant joyeusement au cou. Elle fut tellement saisie qu’elle appuya ses mains sur son corsage. --Va lire près du feu, dit-elle. Il obéit docilement. Tandis qu’elle coupait le pain pour la soupe, elle regardait à la dérobée le petit front incliné, les boucles tombantes, le renflement des paupières si douces, si pures. Et elle murmurait: --Mon Dieu, je sais bien qu’il n’est pas à moi... Mais ne me l’enlevez pas encore. III Les pluies cessèrent. A l’horizon, une haute porte bleue s’ouvrit; le beau temps passa. Des jours fins; un ciel vif et froid, tel une blanche fleur des neiges. Les bois dépouillés quittèrent leur aspect sordide, cet air de grande misère qui serre le cœur; leurs branches devenaient neuves, frottées de lumière, avec des rayons, des gouttes d’or à leurs pointes. L’eau se purifiait, mirant selon l’heure une étoile, un arc de lune, un rameau de saule. Les gelées du matin faisaient une poussière immaculée et Simon, allant à l’école, s’amusait à briser en marchant les petites glaces enchâssées dans les creux de terre durcie et qui éclataient avec un bruit sec. Il était sans aucune inquiétude, s’abandonnant à la vigilance de Claire qui lui épargnait toute peine. Un merle qui sortait d’une haie d’épines, un éclair de source, au loin, la parole du vent le remplissaient d’une joie confuse. Il était toujours un enfant plein de douceur qui redoutait les jeux brutaux de ses compagnons de classe, sans jamais le montrer. Ce soir de Noël, il fut content d’être en vacances. Quand il rentra, Claire lui dit: --Nous allons être bien tranquilles. Je voudrais te garder sans cesse tout près de moi. Je suis jalouse de ton maître qui te voit du matin au soir. Il l’embrassa comme d’habitude, paisiblement, ne pouvant découvrir l’ardeur et l’angoisse qui veillaient. Elle se hâta de traire les brettes. Jacquier avait achevé plus tôt que de coutume sa besogne. C’était la trêve de Noël. Claire tenait à ce qu’elle fût observée jalousement. Le relâchement du lien des coutumes lui rendait encore plus cher le souvenir des fêtes passées. Simon lui demanda de l’emmener à la messe de minuit: --Je suis grand maintenant, je pourrai veiller, dit-il en se haussant sur les pieds. Elle hésitait, ayant peur de le fatiguer, mais elle accepta en pensant qu’elle ferait route avec lui et tiendrait en chemin sa petite main dans la sienne. Après le repas du soir, Claire, Jeannette et Simon prirent place devant la cheminée. Jacquier, qui était sorti, revint bientôt en portant avec précaution, comme une chose fragile, une souche de pommier, qui était devenue bien sèche, près de la chaudière où l’on faisait cuire le manger des porcs. Il la plaça sur le monceau des braises et il s’assit sur le coffre à sel. La flamme tournait autour de la bûche; il la regardait avec une sorte de joie, de ses yeux ronds, aux paupières rougies et bridées. --Je me souviens d’une qui était d’amandier, gronda-t-il, et que mon père avait gardée deux couples d’années, près du four. Demoiselle, il n’y a point de ces arbres par là. Elle faisait un feu tout blanc piqueté de bleu. Il m’était venu des clous au cou, sur les bras. Ma mère en passa des charbons neuf fois sous une tige de ronces. Je fus vite guéri. Ma peau devint lisse comme la peau d’une pomme. Claire l’approuva; elle ne doutait pas des vertus de la bûche de Noël, et elle tournait vers le feu son visage grave en respirant une odeur de fruit. Elle se souvenait des veillées où la salle des Ages était pleine de gens, jeunes et vieux. On y devisait librement. On racontait maintes histoires; puis on dansait en tapant fort du talon. Dans un coin, on avait poussé la table de cerisier où, parfois, un garçon accoudé près d’un verre de cidre chantait un air de bourrée d’une voix qui s’enrouait à force d’exciter les couples à bien tourner. De ces danses, que de bons mariages étaient sortis! On dansait aussi la Guimbarde, que l’on mène en balançant une barre de bois, tantôt enjambée, tantôt virant sur les têtes, sans briser le rythme: A qui dansera le mieux La Guimbarde, la Guimbarde, A qui dansera le mieux La Guimbarde de nous deux! Tourne donc, tu n’y tournes guère, Saute donc, tu n’y sautes pas! Il y avait des ménétriers pour jouer de la vielle d’où sortait un jasement d’insecte, et d’autres pour gonfler la chabrette, en roulant des yeux contents. Et puis c’était la messe de minuit, un grand buisson d’or, dans l’ombre, que l’on voyait à des lieues à la ronde. Aujourd’hui beaucoup restaient chez eux. L’hiver était passé au cœur des gens; les anges pleuraient les étoiles d’autrefois. Claire sortit de sa songerie et regarda Simon que Jacquier amusait en lui coupant des pommes en cubes qui s’emboîtaient les uns dans les autres. Les dernières châtaignes grésillaient dans la poêle percée que Jeannette secouait. Au dehors sifflait un vent glacé et, par la fenêtre, la lune montrait son quartier qui s’avivait. Jacquier dit avec une malicieuse bonhomie: --Le temps s’adoucit. Sous la cheminée la glace a fondu. Il ajouta entre deux bouffées de pipe: --Givre avant Noël vaut cent écus. Simon riait quand des châtaignes éclataient. Grillées à point, Claire les versa dans une corbeille d’osier et elle les couvrit d’une serpillière. Elle en prit une, la dépouilla de sa peau, souffla dessus, puis la glissa dans la bouche de Simon. Jacquier courut chercher deux bouteilles de cidre bouché où l’on avait mis un grain d’avoine pour le faire mousser. Il les déboucha et servit à boire à la ronde dans les verres qu’il avait posés sur la table. Revenant au coin du feu, il dit brusquement: --Vous savez, demoiselle, il y a trois ans, nous avons perdu quatre porcs, sauf votre respect, et depuis nous n’en avons plus perdu. C’est que j’ai compris le pourquoi. J’ai glissé sous la pierre levée un morceau de tuile rouge qui me servait à marquer, en foire. Mais il fallait savoir ça. --Peut-être. --C’est sûr. Simon s’endormait. Claire lui frappa dans les mains. --Je vais te raconter une brave histoire, mon petit, commença Jacquier. Il y avait dans le temps, pas loin d’Ambazac, un bon moulin qui était à un meunier dont les yeux étaient plus gros que le ventre. Il avait une fille mignonne et il rêvait pour elle d’un beau château avec une cour pavée où rouleraient des carrosses faits pour son plaisir. Le gendre qu’il voulait aurait toutes ses dents en or. Et les galants n’en montraient que de blanches, tout comme des chrétiens qu’ils étaient. Le meunier, à peine disaient-ils un bout de parole, les renvoyait tout bourru. La petite, qui les trouvait gentils et qui aurait voulu choisir vite, se faisait un mauvais chagrin, voyant le temps où elle serait seulette. Par un matin plaisant, un jeune homme toqua à la porte et ce coup, fait du doigt plié, chassa tous les oiseaux qui chantaient. Il y eut un grand silence, si grand que l’on aurait pu entendre courir un lézard. Le meunier regarda l’arrivant et cria, le fol, qu’il ne voulait qu’un garçon à la mâchoire d’or et plus fort que le taureau. Mais le galant éclata de rire et montra ses dents toutes d’or que le soleil faisait briller. Le meunier tapa dans la main du gars et le mariage fut décidé. «--Tu as de belles dents, qu’il dit, mais il faut, pour avoir ma fille, être assez fort pour amener à la roue du moulin ce gros ruisseau qui coule là-bas. «--C’est entendu, môssieu le meunier. «Le garçon partit. Les bonnes gens arrivèrent à plein chemin et crièrent que c’était le diable qui avait frappé à sa porte. Le soir passa sans encombre, mais, vers la minuit, on entendit un bruit de tonnerre, un fracas de rochers brisés et une longue flamme rouge tournait dans l’air. Ceux du village claquaient des dents, tandis que le diable soulevait le ruisseau comme il eût fait d’un grand serpent. Mais un brave homme dit au meunier qui était blanc comme sa farine: «--Grimpe vite au poulailler. Réveille les poules pour que le coq chante avant que le diable ait fini sa besogne. «Sitôt dit, sitôt fait. Le premier cri du coq chassa l’Infernal et le ruisseau reprit son lit. Il y a toujours un endroit où l’eau fait un rude coude, au point où le chant du coq arrêta le diable.» Simon s’écria: --Tu m’as fait peur, Jacquier. Claire reprit: --Oh! Tu lui as fait peur. Viens que je te cache, petit. Et, pour le distraire, elle prit les mains de l’enfant et l’entraîna au milieu de la salle. Il se renversa un peu en arrière et elle dit: --Nous allons tourner. Je te tiens bien. Pour la ronde, elle pliait les jambes afin de mieux le voir avec son cou flexible et son regard glissant sous les cils recourbés. Elle chanta: Dans mon beau château, Ma tante, tire, tire, tire! En riant, il tirait sur les mains de Claire. Les filles ont passé, O gué! ô gué! ô gué! Les filles ont passé, O gué, beaux chevaliers! Elle se mit à cropetons, attira l’enfant contre elle et l’éleva dans ses bras. Tant-Belle, qui s’était rôtie devant le grand feu, aboyait de joie. Dix heures et demie de relevée sonnèrent. Claire ouvrit la porte. Elle demeura quelque temps sur le seuil, tournée vers le vent. Un murmure de cloches vint jusqu’à elle, un son léger qui allait et venait, adouci par le clair de lune, mêlé aux bruissements de la rivière, aux vapeurs blanches des eaux. --Il faut se préparer, dit-elle. C’est le premier branle. Prends une lanterne, Jacquier; au retour, la lune pourrait se cacher. Elle coiffa Simon d’un béret de feutre, l’enveloppa d’un manteau à capuchon. Puis elle releva ses cheveux devant un miroir qui était accroché près de la fenêtre, et couvrit sa tête d’un chapeau noir, paré d’un simple ruban de même couleur. Jacquier couvrit de cendres le feu, éloigna de la cheminée les chaises. Un grillon se mit à dire son chapelet de cristal. Claire et Simon sortirent dans la cour, avec Jeannette qui avait pris sa cape et ajusté sa coiffe empesée. Tant-Belle alla se coucher dans la grange et Jacquier verrouilla la porte. Ils marchèrent bon pas dans le chemin creux. La lune haute éclairait la vallée. Au-dessus de la rivière, elle faisait un courant de brumes laiteuses où des parcelles brillantes flottaient, des étoiles égrenées. Enchantement où les arbres, les pierres, les ajoncs, les genièvres devenaient des choses si légères qu’elles paraissaient trembler dans une sorte de vent silencieux. Au loin, en des sources découvertes, une lueur entrait et sortait, un linge neigeux que tordait la fée. A mesure que Claire et Simon s’approchaient de la rivière, l’écluse du moulin de Chanaud montrait mieux son rouleau givré, sans cesse tournant. Le flot, près du pont, était si calme que la lune s’y reflétait sans un pli. Sur la route, des gens venaient par petites troupes. Une chouette en chasse poussa son cri dans les châtaigneraies voisines. La route était large vers Bonnal. Claire et Simon, Jeannette et Jacquier cheminaient paisiblement et n’échangeaient que peu de paroles. Ils aperçurent les premières maisons du bourg. L’auberge parut, avec l’éclat des grosses lampes de la salle de bal. Des couples s’y balançaient en lourdes masses, dans la fumée du tabac, aux coups d’un piano mécanique. Claire pressa le pas. Les cloches se mirent à sonner dans le clocher aux écailles de bois. Elles s’en allaient, au loin, sur les champs, portant la joie des anges et des bergers, la grande nouvelle qui surprenait toujours le vieux monde. IV Jeannette, après la messe de minuit, jeta dans le puits un morceau de pain pour qu’il ne se tarît pas. Elle observait les usages en silence, avec une confiance obstinée. D’habitude, on portait du cidre sur la table, mais Jacquier, en la fête des rois, ne voulut boire que du vin; il aurait ainsi du sang bien pur toute l’année. Les jours reprirent leur simple courant. Simon revint à l’école, et Claire se livra aux besognes quotidiennes avec plus d’ardeur, comme si elle voulait éloigner ainsi toute rêverie. Mme Lautier n’avait pas donné de ses nouvelles. Tous les ans, à la même époque, elle n’y manquait pas. Claire en venait à songer que Mme Lautier pouvait devenir infirme ou mourir par accident; Simon ne quitterait jamais les Ages. Mais, vite, elle se blâmait, demandant pardon à Dieu qu’une telle pensée l’effleurât. --Il n’est pas à moi, mon Dieu. Je le sais bien. Gardez-moi du mal. Chaque soir, après la veillée, elle récitait la prière, à genoux, sur le plancher, dans la grande salle, les regards levés vers une image de la Vierge Marie. Simon disait l’oraison du «Souvenez-vous», ce gémissement d’espoir et d’amour qui monte de la vallée. Puis Jeannette, qui n’avait jamais su lire, ni écrire, marmonnait entre ses dents la patenôtre blanche, n’ayant retenu que celle-là: «Le Bon Dieu est mon Père, la bonne Vierge, ma Mère. Les apôtres sont mes frères et les vierges sont mes sœurs. La croix de sainte Marguerite en ma poitrine est écrite. Madame s’en va sur le champ, à Dieu pleurant, rencontre Monsieur Saint-Jean. D’où venez-vous? Je viens de loin. Vous n’avez pas vu le Bon Dieu? Si fait, il est en l’arbre de la Croix, les pieds pendants, les mains clouées, un petit chapeau d’épines blanches sur la tête. Qui la prière à Dieu saura, qui la dira trois fois au soir, trois fois au matin, gagnera le paradis à la fin.» Elle récitait cette prière naïve, qui venait du fond des temps, avec une foi toute pure. Claire Lautier sentait bien que Dieu était touché par ces paroles qu’aucun paroissien du monde n’avait consignées. Le temps devint pluvieux et le vent reprit ses longues courses monotones. Le 20 janvier, Claire reçut des mains du facteur de Bonnal une lettre de Mme Lautier. A ce moment, elle était sur le seuil de l’étable et coupait des carottes fourragères pour les brettes. Quelque temps, elle regarda autour d’elle, comme si on pouvait l’épier. Puis, sans rompre encore l’enveloppe, elle alla s’enfermer dans sa chambre. Une grande peur la tenait. Quand elle se fut un peu apaisée, elle ouvrit la lettre et la lut d’un trait. Sa belle-sœur annonçait sa venue pour le mois de mars; elle remerciait Claire des bons soins qu’elle avait prodigués à Simon, elle se sentait coupable d’avoir paru l’oublier; la vie l’en avait éloignée. Dans une longue page, elle se défendait comme d’une accusation. Mais son ami était étrange et ombrageux. Elle parlait de l’existence des villes si fiévreuse, si rapide. L’enfant avait mieux vécu, jusqu’à présent, au bon air de la campagne qu’en ces appartements étroits de Paris. Elle racontait qu’elle avait fait de beaux voyages en Italie, en Grèce. Maintenant elle ne quitterait plus la France. Claire ne put en lire davantage, ses yeux se voilaient. Elle poussa une longue plainte, qu’elle étouffa sous ses mains rapprochées. Elle maîtrisa enfin sa douleur et murmura: --Cela devait arriver. Il ne faut pas s’en étonner. C’est dans l’ordre. Elle se tourna vers le visage loyal du capitaine Lautier qui souriait dans un cadre d’or. --Tu n’es pas là, toi, mon bon frère... Puis, avec force, elle gronda: --Si, tu es là. Je le sens bien. Garde-moi. Elle replia la lettre de Mme Lautier, et, soudainement calmée, elle la glissa dans le tiroir de la commode. Elle revint à l’étable; le travail régulier la maintenait dans une sorte de clarté. Tout à coup, elle sortit, chassée par une pensée brusque; malgré la pluie qui tombait, elle resta, immobile, près de l’ormeau de la cour. Jamais elle n’avait parlé à Simon de sa mère ou bien en des termes si vagues qu’il ne pouvait rien comprendre, ni deviner. Elle eut le sentiment d’être coupable. Quand le petit reviendrait de l’école, elle le verrait brusquement grandi, et elle serait humble comme une enfant qui avoue sa faute. Elle avait les tempes serrées. Elle entendait d’avance les paroles qu’elle prononcerait. Et elle aurait mieux aimé lui dire: --Je suis rongée par un mal terrible qui prend mon corps par lambeaux et je vais mourir. Ce n’était pas du corps qu’il s’agissait, mais de l’âme. Pour la première fois, Simon s’éloignerait d’elle, par cet aveu, quoi qu’elle fît; la vérité ne pouvait être diminuée, trahie. Elle demandait à Dieu du courage. Bientôt elle reprit son travail; Tant-Belle se coucha à ses pieds. Elle n’accomplissait qu’une besogne machinale et se demandait comment elle parlerait à Simon de tant de choses qui lui faisaient peur à elle-même. Au dehors, le vent tourna, lava le ciel comme une eau; les nuages devenaient blancs et se perdaient à l’ouest. Le soleil parut et se glissa jusqu’à la grange où travaillait Claire. Elle se leva de l’escabeau où elle était assise, secoua son tablier et sortit dans la cour. Ce beau temps du ciel, loin d’apaiser sa peine, la mettait mieux à nu, au fond d’elle-même. Elle avait connu trop de soirs pareils et de ces fêtes célestes qui succèdent à la soudaine fuite des brumes. Alors elle était heureuse près de Simon, ne songeant qu’à l’élever et à l’aimer. Les enchantements de la saison s’accordaient avec ceux de son âme. Au milieu de la cour, dans le bassin de granit, un point d’eau brillait, une noisette de feu sous le soleil. L’air s’emplissait d’une grande paix et le soir qui s’avançait sur la vallée ouvrait une aile au plumage enflammé. Un battement fin, une légèreté inouïe, comme d’un oiseau tout-puissant qui se pose un moment à terre, et il saisit le cœur, car, peut-être, on ne le verra plus. Claire attendait d’habitude Simon sur le seuil de la maison; mais, cette fois, elle prit le chemin qui descendait vers le pont de Chanaud. A mi-côte, elle s’arrêta, avec la pensée naïve de le surprendre et d’entendre son pas, de loin, sans qu’il pût la voir. Elle entra dans un petit bois de chênes, et sous la lumière du couchant, mêlée à celle de la rivière, elle se sentait une âme d’enfant. Simon marchait sans hâte, le béret posé sur l’oreille, le sac de cuir en bandoulière. Parfois il cueillait un brin de genièvre et tournait sur un talon. Il considérait le courant de la vallée, le beau chemin d’eau vivante, tout bordé d’arbres penchés. Claire le voyait venir maintenant. Il enfonçait ses petits poings dans ses poches et sifflait une chanson, en penchant un peu la tête. Il passa le long du bois; n’y tenant plus, elle courut dans le chemin et l’appela. Il montra une surprise joyeuse qui éclaira ses yeux gris. Brusquement elle l’étreignit; puis, en silence, elle fit route avec lui et elle l’enveloppait de ses bras. Comme ils arrivaient au sommet de la vallée, elle murmura: --J’ai tant de choses à te dire, Simon. Ce soir n’est pas comme les autres. --Oh! Il est bien comme les autres, puisque tu es là, tout près de moi. Dès le seuil de la maison, elle lui enleva son sac, son béret, et elle remplaça ses souliers par des pantoufles chaudes. --Viens dans la chambre, Simon; nous serons plus à l’aise pour parler. L’enfant vit bien qu’elle avait changé de figure. Il aperçut, pour la première fois, dans les yeux de Claire quelque chose de mystérieux. Ses mains, qu’elle appuyait sur sa tête, tremblaient. --Simon, depuis que tu as l’âge de raison, j’aurais dû te parler de ta mère. Moi, je ne suis pas ta maman. Celle qui t’a donné le jour, tu ne l’as jamais vue, parce qu’elle ne pouvait pas venir ici, ni t’élever; et toi, tu n’aurais pu rester auprès d’elle, quand tu étais tout petit. Je t’avais dit que ton père était un brave officier et tu es à moi, quand même, car il est mon frère, et je le remplace. Elle fit un violent effort et dit: --Ta maman est bonne, je l’aime bien. Elle va venir. Peut-être, un jour, tu me quitteras pour la suivre. Vers elle il leva bien droit sa figure pâlie de chagrin et s’écria: --Tu es ma maman! Tu es ma maman! Je ne te quitterai jamais. Alors elle ne put prononcer un seul mot, courbée par son cœur. Simon l’entourait de ses bras et il était plein de crainte. Haletante, elle disait: --Ah! pour la première fois, je t’ai fait de la peine, Simon... Quand ils entrèrent dans la salle, Jacquier était de retour. Il avait relevé des barrières dans les prés, ébranché des chênes de clôture. Comme d’habitude, il se tenait près du feu. Claire s’efforça d’apaiser Simon. Elle lui promit de ne jamais le quitter. Avant que Jeannette eût servi la soupe, elle lui chanta maintes chansons, celles de Malborough et du Sire de Framboisy, en les accompagnant de mines impayables. Après le repas, l’enfant était tout à fait calmé. Claire ouvrit la porte. --Viens voir, Simon, la chatte qui fait le gros dos au bout du pré. Il accourut. La lune apparaissait dans son plein, comme si elle avait roulé dans la haie voisine. Elle était si merveilleuse, couleur d’or blanc, que l’on ne voyait pas sa forme tout d’abord. Elle monta, sortant du buisson où elle propageait un feu de songe qui éclairait avec une mystérieuse douceur. --Comme elle est blanche, dit Claire, elle a dû se baigner dans la rivière. Un moment, il sembla qu’elle reposait sur une branche basse du frêne, puis un souffle la détacha, et la campagne se mit à rêver. Claire regardait cela; elle ne sentait pas que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Mais Simon, relevant la tête vers elle, s’écria: --Ne pleure pas. Je ne veux pas que tu pleures. V Peu à peu, Claire s’habitua davantage à la pensée que Simon connaîtrait sa mère et l’aimerait. Dans son âme si simple, si droite, elle se gardait d’accuser Mme Lautier, ainsi que tant d’autres l’eussent fait à sa place. Simon, cet agneau abandonné, elle l’avait emporté comme sur ses épaules, aux Ages. Pendant des années, il s’était blotti contre elle, dans la chaleur de son cœur. On ne pourrait jamais effacer cela, ni cette profonde joie. Elle espérait que devant Dieu elle resterait la mère de Simon, car la main qui protège le berceau, conduit les premiers pas, montre le premier horizon de ce monde et de l’autre, on ne peut la dessécher. Quand l’âme, une fois, a donné sa force, nul n’a le pouvoir de la reprendre. Claire vivait en espérance et en charité. Elle ne jugerait pas Mme Lautier; elle la recevrait avec humilité, servante de l’amour maternel ayant mérité l’obscur honneur de nourrir et d’élever Simon, trésor précieux. Pourtant un grand tourment la prenait à certaines heures. Si l’enfant revenait dans la ville, que ses yeux à peine ouverts n’avaient pu voir, ne serait-il pas de nouveau en danger. Mme Lautier ne faisait pas connaître sa volonté. Peut-être laisserait-elle Simon encore aux Ages où la vie était facile. Là-bas, il fallait des poignées d’argent. Et Claire formait des rêves où tout s’arrangeait comme dans les contes de fées. Les médecins exigeraient qu’il restât à la campagne où l’air était pur et décideraient qu’il ne pourrait vivre à Paris. Ou bien Mme Lautier serait tout à coup charmée par ce pays de Bonnal, et elle ne voudrait plus le quitter. Mais la même pensée venait la clouer, l’immobiliser: --Il n’est pas à moi. On me l’a seulement prêté. Elle oubliait les soucis, la peine qu’elle avait eus pour l’élever, et son dévouement toujours veillant et ce feu secret qui la tenait sans cesse en haleine. Comme au premier jour, le vagissement devenu parole la frappait au cœur. Mme Lautier annonça par une lettre brève qu’elle arriverait aux Ages le 20 février. Claire se mit à parler plus souvent de Louise Lautier à Simon. Elle prêtait à sa belle-sœur des vertus qu’elle n’avait jamais eues, sans doute. Peu à peu, l’enfant fut pris d’une grande curiosité, il était impatient de voir sa mère, étonné comme à la lecture d’une histoire étrange, que l’on aurait pu arranger en manière de complainte. Quand il parlait d’elle, Jacquier poussait quelques grognements si rudes qu’il s’écriait: --Je n’ai qu’une maman, c’est Claire! Il n’osa plus interroger personne et cacha son trouble. Si Claire lui disait que le jour était proche où sa mère viendrait aux Ages, il baissait la tête et répondait à peine, tout confus. La fête de la Chandeleur arriva. Levé dès le point du jour, Jacquier, voyant qu’il pleuvait et que le vent agitait les arbres en soufflant de l’Ouest, gronda: Quand il pleut sur la chandelle, Il tombe de l’eau sur la javelle. Il prit quatre petits cierges dans la boîte de noyer où il enfermait des objets qu’il jugeait précieux. Il les avait faits lui-même, aux heures de répit, dans la grange. Ce n’est pas difficile; on attache une longue mèche de coton à la pointe d’un clou pour bien la tendre, et l’on y coule de la cire suffisamment amollie, et tirée des ruches des Ages qui sont rangées, avec leurs bonnets de paille, le long d’un mur du verger orienté vers le Levant; ainsi aucun rayon de soleil n’est perdu. A l’entour, il y a des fleurs qui ne craignent pas la gelée, des giroflées, des soucis, des lavandiers tout hérissés, pleins de belles mouches bleues à la saison. Ce matin, Claire prit dans le tiroir de la commode un gros cierge qui gardait, le long de sa tige, ses larmes par grappes figées. Il avait pleuré aux heures funèbres, mais il se souvenait de la rosée sur les corolles du verger. Claire, à la nouvelle de la mort de son frère, l’avait allumé, dans sa chambre, les volets clos, bien qu’il fît soleil, agenouillée, toute courbée, poussant sa lueur, par un grand souffle de son âme, jusqu’au champ où gisait le capitaine Lautier. Par miracle, la parcelle ardente était devenue une longue flamme couchée, étirée, à travers les espaces du mystère. Jeannette et Jacquier, l’une en cape, l’autre en blouse, Claire et Simon franchirent ce jour-là le porche de l’église où deux anges sont accoudés dans le granit. Les cierges s’allumèrent au feu des paroles divines. Et, dans l’ombre, ils formaient de petites clairières dorées. De retour aux Ages, dès qu’elle eut enlevé sa cape, Jeannette attisa les braises, chargea les chenets de fagots secs, graissa la poêle pour y faire couler une pâte de farine et d’œufs. La flamme pétillait et sautait, les crêpes tournèrent. Peu à peu, elles dressèrent, fine comme toile fine, une pile rousse et fumante. Claire donna à Simon la permission d’en manger avant tous. Jeannette, prenant à deux mains la queue de la poêle, l’agitait sans cesse d’un mouvement régulier pour l’élever soudain avec une étonnante agilité; et elle chanta une vieille chanson: Elle sort du logis, En dépit de son père. Mais bientôt un esprit Apparaît devant elle, En lui disant: Ma belle, Je vous prie de m’aimer. Et ensuite lui donne Un diamant doré. La crêpe tournant, elle répétait: «Un diamant doré». Dans la brasière cuisait tout doux une petite côte de porc en compagnie d’un céleri du verger. Midi approchait. Jacquier revint de l’étable. Il avait fait couler des gouttes de cire sur les mangeoires de l’étable, au bord des ruches, les abeilles étant un peu chrétiennes. Son cœur était paisible, les usages observés. Il battit des mains, quand Jeannette fit sauter sur la corniche de l’armoire la dernière crêpe; ainsi il y aurait de l’argent dans le tiroir toute l’année. Claire, assise au coin du feu, tâchait d’égayer Simon, mais il lui parut qu’il ne riait plus comme autrefois en un pareil jour. Alors elle lui chanta cette chanson douce et grave, qui éloigne de la terre: C’est une fille muette Parmi les cieux, Lui apparut une dame Dans son troupeau. Toujours elle lui demandait Un bel agneau. Les agneaux de mon père Sont pas à moi. Si vous voulez que j’y aille, J’irai. Si vous voulez que lui parle, Lui parlerai. Vas-y vite, la belle, La Ysabeau, Vas-y sans peur ni crainte Ni danger du loup. Je garderai le troupeau Bien mieux que vous. Simon leva les yeux vers elle, devinant le souffle du mystère: Bien le bonjour, mon père, Ma mère aussi. M’est apparue une dame Dans mon troupeau, Qui toujours me demande Un bel agneau. Reviens-y, ma fille, La Ysabeau! Dis-lui que la troupe Et aussi le troupeau, Tout est à son service, Même le plus beau. Claire soupira, puis reprit, à mi-voix, la tête courbée: Son père et sa mère Sont bien contents D’avoir une fille muette Et de l’ouïr parler. Ils disent pour rendre grâce L’_Ave Maria_. Quand l’heure arrive, Elle ne rentre pas. Son père et sa mère La vont chercher. Ils l’ont trouvée morte Au milieu d’un bois. Lui ont trouvé une lettre Sous son bras droit, Que ni prêtre, ni personne N’a pu lire. C’est Monseigneur l’Évêque Qui l’a lue. Il a lu sur la lettre De l’Ysabeau Qu’elle avait jeûné le carême, Les Quatre-Temps, Et qu’elle était une sainte Au Paradis. Simon voyait dans les yeux de Claire le rayon des larmes retenues, un tremblement de rosée sur cette fleur de chanson. VI Le temps était brumeux le matin; vers midi, le ciel s’éclairait. Les pentes de la vallée montraient, par places, un pelage violacé, coupé de la fusée des genêts verts. Des gouttes d’eau s’allumaient, faisant de petits battements de couleurs. Entre des pierres, le chardon nain, devenu sec, avec sa houppe de coton jaune, paraissait en vieil argent. Une pluie de chatons dorés tombait des branches fines du noisetier sauvage. Une sorte de vapeur, comme d’un brasier secret, glissait sur des taillis de chênes cendrés. La rivière se mouchetait de soleil; un grand travail de lumière l’agitait d’incessantes reprises de rayons. Des ombres passaient, des souffles étranges sur une glace sans tain; mais au-dessus des ronciers séchés, de la fougère morte, quelques durs bosquets de houx, en pointes de lance, aspiraient l’essence du jour par toutes leurs feuilles armées; ils ne cessaient de flamboyer et de s’éteindre, selon la course des nuages. Jacquier et Jeannette balayaient les prés, ils entassaient les broussailles mortes et les brindilles pour les brûler. Çà et là montait l’épaisse fumée de ces brasiers que le vent rabattait. Vers trois heures elle se mêlait au brouillard qui s’élevait de la vallée. Soudain tout sentier semblait coupé, l’horizon glissait comme un nœud coulant où la terre se repliait. Les arbres proches, sur une brume opaque, n’étaient plus que des traces sombres, de mystérieux frottements. Jeannette et Jacquier revenaient à la maison; Tant-Belle les suivait en secouant sa fourrure givrée. Malgré le froid, Claire descendait le chemin de la vallée, traversait le pont de Chanaud pour venir au-devant de Simon. Dès qu’elle l’avait rencontré, elle remontait autour du cou de l’enfant le cache-nez chaud. Tous les deux, ils regagnaient en silence les Ages, assez heureux de faire route ensemble. Mme Lautier annonça dès la veille son arrivée par une carte-lettre. Claire avait demandé pour Simon quelques jours de congé. Elle l’éveilla de bonne heure, car Mme Lautier arriverait le matin par le train de huit heures et le chemin était long des Ages à la station de Bonnal. Elle s’habilla, au clair de la lampe, de son vêtement des jours de fête. Simon ne disait que peu de paroles, tandis qu’elle s’empressait autour de lui. Il cachait une sorte de peur mêlée à une grande curiosité; et il restait grave, sentant bien que cette journée était pleine d’inconnu. Claire se couvrit d’une cape, et coiffant Simon d’un béret de drap, elle le fit monter près d’elle dans le charreton mené par l’âne que Jacquier appelait «Tournebroche». Il était très vieux, très roussi, avec un ventre énorme; on ne faisait appel à ses services qu’en de rares occasions. Mené par lui, on était sûr de cheminer bien plus lentement qu’à pied. Mais il y aurait sans doute quelques bagages à porter. Jacquier grogna: --Au revoir, pauvre demoiselle. Le jour se leva; les brumes devenaient blanches vers l’Est. Claire, dans le sentier pierreux, rassembla les rênes pour empêcher l’âne de buter. Elle aurait voulu parler, pleurer, rire; mais quelque chose lui barrait la gorge. Simon s’appuyait sur elle, plein de trouble. Il fallut une bonne heure pour arriver à la station de Bonnal. Claire se sentait prise d’un grand froid. La garde-barrière la fit entrer dans sa maisonnette pour qu’elle se chauffât. Et elle posait maintes questions auxquelles Mlle Lautier répondait en hâte: --Oui, nous attendons la mère du petit. J’ai été contente de l’aider en élevant Simon. Elle pouvait le garder auprès d’elle, mais il n’est pas fort et l’air de la campagne est excellent. Elle fit l’éloge de Mme Lautier, en refoulant sa peine, car Simon devait avoir une mère admirable. --Il lui fallait gagner sa vie, à la mort de mon pauvre frère. Ceux qui disaient qu’elle ne songeait pas à son petit sont de mauvaises gens. En ce moment, par un prodige du cœur, elle décidait que Louise Lautier était bonne et fidèle, et que seul le malheur l’avait empêchée de remplir son devoir de mère. Le train arriva. Claire reconnut Louise Lautier qui descendait d’un compartiment de deuxième classe. Elle dit quelques paroles de bienvenue et poussa devant elle Simon qui se cachait. Louise étreignit quelque temps son enfant qui, le premier trouble passé, leva timidement les yeux vers elle. --Tu es content de me voir? --Oui, je suis bien content. Il considérait, avec un extrême étonnement, cette femme élégamment vêtue d’une robe de voyage de bonne coupe, et qui répandait un parfum étrange. Quand elle monta dans le charreton, il vit les longues jambes gainées de bas en soie brillante, si différents de ceux que portait Claire, tricotés avec du gros coton noir. Son trouble revenait; il avait envie de pleurer, bien qu’il fût sans tristesse. Chemin faisant, Louise remercia Claire des bons soins qu’elle avait donnés si longtemps à Simon. Elle répondit à peine, faiblement, en hochant la tête. --Il est grand garçon à présent, dit Louise. Elle caressa en riant la tête de son enfant, l’attirant contre sa casaque de velours où l’éclat de la gorge paraissait. Il suffoquait d’une nouvelle douceur. Cette maman qui arrivait comme dans les contes de fées, sous un coup de baguette enchantée, elle était belle avec ses cheveux courts et blonds, sa nuque blanche, ses yeux si rieurs, si grands, dans un visage où la bouche était couleur de cerise. Elle parlait sans cesse. --Tu travailles bien en classe? Tu sais lire, écrire et compter? --Oui, madame. --Il m’appelle: madame. Vous entendez, mademoiselle Lautier? Je suis ta maman; Claire n’est que ta deuxième maman ou plutôt ta bonne tante. Elle l’embrassa: --Simon, tu es beau, tu me ressembles. Tu as des yeux un peu comme les miens et une petite bouche. Claire, je suis bien contente. Dites, votre âne vénérable montera-t-il la côte? Il n’a pas l’air d’y tenir beaucoup. Voilà une belle rivière. Simon l’écoutait, charmé par le son de sa voix qui était fin. Claire ne laissait entendre que des mots entrecoupés. --Claire, vous ne parlez pas, cela se comprend en ce pays tranquille où il n’y a guère que des arbres, de l’herbe et des oiseaux. Le soleil éclairait paisiblement la campagne. A travers les bois dépouillés, l’eau faisait des signes merveilleux, des appels de fraîcheur et de repos. Des genièvres échappaient à la griffe des ajoncs, dans un étincellement de givre. On approchait des Ages. L’âne penchait sa grosse tête comme s’il allait faire la culbute, et il soufflait, exhorté par Claire qui le piquait d’un bâton muni d’une pointe aiguisée. L’horizon se découvrait davantage, l’air devenait plus vif. Le charreton tourna dans la cour. Louise Lautier sauta légèrement à terre et prit dans ses bras Simon. Claire appela Jacquier qui détela; il affecta de ne pas voir Mme Lautier; mais, comme elle vint le regarder avec curiosité, il fut bien obligé de balbutier un bonjour dans sa barbe ébouriffée. Claire fit entrer sa belle-sœur dans la maison. --Vous êtes ici chez nous, dit-elle. C’est là que mon pauvre frère est né. Louise Lautier devint grave, puis elle s’écria: --Mignon, parle! Raconte-moi comment tu passes ton temps ici. Peut-être t’ennuyais-tu? A ces derniers mots, Claire quitta en hâte la salle et se réfugia dans sa chambre. Louise, sans y prendre garde, ouvrit une valise et en tira des sacs de bonbons. --Donne ta bouche, dit-elle, il n’y a pas de bonbons comme ça aux Ages. Elle garda sa fourrure et remarqua que le feu la rôtissait par devant, tandis qu’elle avait froid aux reins. Simon s’enhardit peu à peu. Il dit, tout à coup, les yeux écarquillés: --C’est bien vrai que tu es ma maman? Il caressait le doux corsage où le cou blanc se gonflait, découvert jusqu’à la naissance de la gorge. --Comme tu es habillée, comme tu sens bon!... Il n’y a pas de pralines comme ça chez l’épicière. Elles ne peuvent pas fondre. Jeannette venait de plumer un poulet et, tandis qu’elle le vidait, elle regardait avec une brûlante curiosité Louise Lautier. Quand elle glissa la broche sur les landiers, elle dit un bonjour en allongeant les lèvres en godet comme pour le retenir. Louise avait pris Simon sur ses genoux. --Il faut bien que je te berce, mon petit, puisque je ne l’ai pu jusqu’à présent. Il sentait un grand bonheur l’envahir. Tant-Belle se coucha devant le feu. --C’est une jolie bête, dit Louise. On m’avait donné un chien dans ce genre. --Moi je te donnerai un bœuf que j’ai fait avec des planches. Claire qui avait entr’ouvert la porte regardait sa belle-sœur avidement et elle voyait briller les yeux de Simon. Elle voulait préparer le lit où l’enfant coucherait avec sa mère, mais elle n’en avait pas la force en ce moment. Elle était comme étourdie; la réalité l’effrayait et, peu à peu, la saisissait tout entière. Allait-elle s’élancer vers Mme Lautier, lui enlever Simon qu’elle caressait et charmait, et crier: «Il n’est pas à vous. Partez!» Elle ouvrit tout à fait la porte et dit à mi-voix: --Viens, Simon. Il faut bien que tu montres à ta maman tes jouets et ta petite armoire où tes habits sont rangés. Mais il écoutait Louise qui lui racontait des histoires de la ville et lui parlait de ces magnifiques magasins et de ces théâtres qui sont d’immenses palais pleins de parfums et de soleil. VII M. Salvat, l’instituteur de Bonnal, avait accordé huit jours de congé à Simon. --Il faut bien que vous fassiez la connaissance de votre maman, avait-il dit en plissant des yeux malins. Dans le pays, la nouvelle s’était répandue. Les uns assuraient que Louise n’avait été que l’amie du capitaine Lautier; d’autres savaient bien qu’elle faisait les amours d’un prince anglais ou d’un homme qui possédait des troupeaux de bœufs en des pays du diable. Avec le change il était plus riche que le président de la République. On disait aussi, sous le manteau des cheminées, aux veillées, que Claire des Ages serait payée de sa peine et qu’en élevant l’enfant elle avait du même coup fait sa fortune. Depuis longtemps, on n’allait guère en cette maison juchée au-dessus de la vallée, mais, le lendemain de l’arrivée de Louise, la veuve Ruteau, l’épicière de Bonnal, eut le courage, malgré son obésité, de faire à pied le long chemin du bourg jusqu’aux Ages. Elle demanda trois sacs de pommes de terre et un demi de haricots de l’année. Elle s’était assise au coin du feu, et dans une figure jaunie par une vie sédentaire ses yeux allaient et venaient, agités de curiosité. Elle considérait avec une sorte de passion Louise Lautier, vêtue comme les plus grandes dames et beaucoup mieux que les châtelaines de la contrée. Ce parfum, ce fard, ce chatoiement du velours, tous ces signes, qui lui semblaient découvrir une immense richesse, l’éblouissaient. Elle repartit à regret, balbutiant des mots confus, laissant Claire bien étonnée. Dans la même journée, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, le sabotier vint offrir une paire de sabots pour Simon et il voulait acheter quelques vergnes. Le forgeron avait besoin de ferrailles et portait à Jacquier un soc réparé avec une rapidité inaccoutumée. De vieux parents pauvres, des femmes cassées par l’âge remplirent la salle sous des prétextes futiles. Louise Lautier prit le parti de rester dans la chambre où elle avait couché avec Simon. Les bonnes gens repartaient; sur le seuil ils posaient prudemment maintes questions à Claire qui n’y répondait qu’à peine. Ils soupiraient de n’avoir pas vu celle dont ils entendaient la voix à travers la cloison. Ce fut un événement dans cette campagne. Et l’on disait: «Va-t-elle emmener le petit? Avez-vous vu ses fourrures? Le poil est aussi luisant que de la soie; ce n’est pas du lapin, certainement, mais de ces bêtes qui valent plus de mille pains de quatre livres.» On racontait qu’elle avait l’air de se moquer du monde, ne connaissant pas la peine de gagner sa vie. On ne savait rien de ses parents, mais le capitaine Lautier, s’il n’était pas mort, aurait trouvé de grands héritages. Les mieux informés assuraient qu’ils avaient été mariés. Pourtant la plupart de ces gens, qui vivent dans un même cercle, préféraient arranger des contes pleins du goût de l’aventure dont ils sont friands. La mère Bontier, rentière, qui possédait du bien au soleil, assurait que le dernier feuilleton de son journal de Paris racontait une histoire où il y avait une femme comme Louise Lautier, aussi belle, aussi bien habillée; elle ne pouvait pas vivre avec son petit, car son grand ami était jaloux comme un tigre et cet enfant n’était pas de lui. Elle concluait, en tricotant près de son feu: --Vous vous rendez compte. La vérité était tout autre. Louise Lautier, prise par un coup de passion, s’était enfuie de la maison conjugale, peu de temps avant la mort de son mari, pour suivre un industriel parisien qui avait fait une fortune rapide. Après des années de cette liaison, elle éprouvait une lassitude et, par souci de propreté morale, elle travaillait depuis deux ans dans un magasin, où elle était aujourd’hui première vendeuse. Fille de petits journaliers paysans de la Beauce, elle avait connu, très jeune, beaucoup de misère. C’est à Paris, dans un atelier de modiste, que le capitaine Lautier l’avait distinguée et aimée tout de suite à cause de sa grande beauté et de son caractère enjoué. Il était bien vrai que son ami la dissuadait d’amener Simon à Paris. Pour voiler sa jalousie, il invoquait cent raisons, dont la première était que l’enfant se fortifierait mieux dans l’air pur et la vie des champs. Elle avait encore le temps de le garder près d’elle. Il aimait toujours Louise Lautier et Simon lui rappellerait trop la faute commise, cette sorte de crime qui avait été de trahir un homme exposé à la mort pour sauver le pays en danger. Louise, près de son petit, dans cette maison rustique des Ages, éloignait avec horreur cette pensée. Elle n’avait pas voulu frapper au cœur le capitaine Lautier avant que la balle ennemie l’étendît sur la terre qu’il défendait. Une nouvelle ardeur, qu’elle ne connaissait pas, la prenait obscurément sous les yeux purs de Simon où elle rallumait une autre flamme dans les siens que la passion avait aveuglés. C’était comme si des regards neufs lui étaient soudain rendus. Elle devenait paisible, sans défense, une enfant. Tandis que Claire s’appliquait à la laisser seule, avec Simon, elle donnait à manger aux lapins, aux poules, et elle l’écoutait avidement, quand il parlait des choses les plus simples en se servant de mots tout naïfs. Mais, parfois, le soir, après des promenades dans les champs où se lève une si forte solitude, un esprit malin la reprenait et elle disait: --Tu quitteras ce pays si morne; tu vivras avec moi de ma vie. Tu connaîtras toutes les jouissances que j’ai connues. Il répondait à peine, levait la tête comme vers un horizon où tout semblait grandi, irréel. Au bout de huit jours, elle annonça son départ. Elle ne pouvait rompre le cercle de ses habitudes, encore toute prise par la corruption de l’argent et du plaisir. Son ami lui avait promis de l’épouser et, ces temps-ci, il la suppliait d’abandonner ce métier de vendeuse où il ne voyait qu’un caprice. Il saurait encore l’entraîner dans le tourbillon, mais il fallait qu’elle rayât tout le passé d’un seul trait. Partagée entre des pensées contraires, elle quitta les Ages en hâte. Peu à peu, dans le silence de cette campagne, elle entendait d’autres voix. VIII Claire, en présence de Louise Lautier, avait été tout de suite désemparée, ne trouvant pas les mots qu’elle aurait voulu dire, de bonnes paroles, selon son cœur. Cette femme lui semblait étrange, comme si elle eût parlé une langue inconnue. Elle se demandait avec frayeur comment Simon pouvait être son fils. Il était docile, plein d’une gracieuse humilité, ami du silence. Maintenant, quand tombait le soir, elle s’isolait, revoyait par le souvenir sa belle-sœur, essayait de reformer ses gestes et de réveiller ses propos. Elle s’épouvantait. Avant de repartir, Louise lui avait parlé de l’homme qu’elle abominait, car le capitaine Lautier, par lui, s’en était allé dans l’autre monde avec une douleur terrible au cœur. Des paroles dites légèrement l’avaient blessée. Elle savait aujourd’hui que Louise se remarierait avec un être qui avait vécu dans l’indignité et qu’elle voulait l’obliger à garder Simon près d’elle. C’était la condition qu’elle poserait à cette union. S’il n’acceptait pas, elle le quitterait pour toujours. Mais il l’aimait passionnément. Claire découvrit mieux quelle vie incertaine menait Louise. Simon serait perdu par la faiblesse de sa mère et la perversité d’un beau-père qui ne désirait que le plaisir et l’argent. Si l’enfant, en s’éloignant des Ages, avait trouvé des appuis à son âme, la sagesse, la modestie, les bonnes vieilles vertus qui tiennent en santé, Claire aurait maîtrisé sa douleur. Mais tout ce qu’elle lui avait enseigné dès le berceau s’effacerait un peu plus chaque jour. Il deviendrait sans doute un de ces hommes de joie qui s’ébattent comme des coqs de fumier. Ce petit, par elle formé avec l’aide de Dieu, on le lui arracherait pour le livrer sans défense au mal. Elle se souvenait que Louise, avant que le train l’emportât, s’était écriée: --Maintenant que je le connais, je ne pourrais vivre sans lui. Claire avait regretté de ne pas savoir bien parler comme les gens des villes, pour dire clairement la peine douce qu’elle avait eue en élevant Simon. Elle aurait supplié que l’on ne perdît pas son âme qui était belle. Mais comment ne serait-il pas pris au piège du plaisir tendu sans cesse dans la ville, ce terrible plaisir dont sa mère ne pouvait plus se passer et où elle avait fondé sa vie? Elle n’avait pu que considérer Louise avec une immense crainte de ce charme étrange qui sortait d’elle. Quand Simon regardait sa mère, émerveillé, elle sentait qu’il se détachait des Ages; elle le voyait s’en aller au loin. Elle avait gardé le silence, étouffé son cœur. Elle ne pouvait rien dire, et, dans l’ombre, elle devait couper de la chair vive. Ah! s’agenouiller humblement aux pieds de Louise et murmurer: «Ce petit garçon, c’est le trésor que vous avez en ce monde. Vous me l’avez confié, il est encore plus beau aujourd’hui. Richesses, plaisirs ne comptent pas auprès de lui. La mort de mon frère aurait dû vous éclairer. Et vous songez encore à bien manger, à vivre dans l’opulence avec des robes de soie et de velours, des fourrures, des bijoux. Ce petit, il est plus précieux que tout. Vous lui donnerez vos joies, mais moi qui ne suis pas sa maman, je lui ai donné le meilleur du cœur. Le cœur, ça ne brille pas beaucoup et il m’oubliera, si vous ne pouvez changer.» Elle s’était tue, Louise Lautier était trop loin d’elle. Maintenant, Simon parlait souvent de sa mère, avec regret, et ses yeux devenaient fixes dans une rêverie où vivait un nouvel horizon, un bonheur plus fort d’être seulement entrevu. Il y avait donc un autre royaume où tout est doux, brillant, facile. Il retenait au creux de ses mains les caresses de Louise Lautier, si vive, si gaie; et Claire lui apparaissait plus triste. La maison s’emplissait d’ombres; il ne goûtait plus les mêmes simples joies. Il tirait secrètement vanité d’être aimé par une femme dont les moindres paroles résonnaient avec douceur et bien plus gracieuse sans doute que les fées du moulin et de la rivière. Quand il revint à l’école, après ce congé d’une semaine, M. Salvat l’appela et lui dit: --Votre mère aurait bien dû me faire une visite pour me remercier des soins que je vous ai donnés. Simon ne sut que répondre; il vit bien que M. Salvat n’était pas content. Pendant la classe, l’instituteur le regarda en se grattant le cou plus qu’à l’ordinaire et il remontait ses lourdes épaules. Simon avait toujours été un bon élève, docile à l’enseignement de ce maître d’apparence grise, et il s’étonnait de ce changement d’humeur. Il se sentait plus isolé, ses camarades se détournaient de lui, en classe et pendant les récréations. Quelques-uns même le regardaient avec défi. Il était plein d’une douceur qui était sa seule défense. Quand on le bousculait à l’heure des jeux, il ne se mettait pas en colère, mais il se rangeait contre le mur de clôture en s’excusant. Il voulut, malgré l’air étrange qui s’épaississait autour de lui, jouer comme autrefois à saute-mouton; c’était toujours lui qui se tenait courbé, les mains aux genoux. Un jour, le fils aîné de la mère Ruteau, l’épicière, un fort garçon aux gestes violents, lui enleva son béret et le jeta dans la boue. Simon haussa les épaules et dit: «C’est bête...», mais il ne se plaignit pas à M. Salvat qui se tenait sous le hangar, les mains croisées derrière le dos. Simon pensait qu’il était chéri par Claire et cette mère si jolie aux cheveux coupés court comme les portaient les beaux pages dont on voyait l’image svelte dans l’Histoire de France illustrée. Lorsqu’il revenait aux Ages, à travers la campagne solitaire, sa tristesse s’effaçait; il allait dans le sillage merveilleux qu’avait laissé derrière elle Louise Lautier. Bientôt elle l’emmènerait dans la ville où la joie est changeante comme le soleil qui joue en de blancs nuages. Jamais il ne s’ennuierait, et quand on lui ferait du mal elle le caresserait de ses mains si douces, si légères. Pour que ce temps arrivât, il pouvait bien endurer quelques mauvaises plaisanteries. Ceux qui semblaient le dédaigner n’avaient pas une mère comme la sienne; ils en montraient leur dépit. De jour en jour, on lui faisait la vie plus dure à l’école; et, comme il était d’une nature sensible avec un cœur replié, tout l’atteignait au vif. Il se gardait bien de se plaindre devant Claire, de peur de lui causer de la peine. Quand elle ne pouvait le voir, il pleurait la nuit, dans son petit lit. Le matin, nulle trace de chagrin n’apparaissait dans ses yeux. Mais cette école qu’il avait aimée, où jadis il entrait joyeusement, il se prenait à la détester. Elle lui faisait peur comme une grande machine sournoise. Claire continuait de veiller ardemment sur lui, mais il sentait qu’elle cachait quelque chose de trop lourd. Elle qui parlait peu d’habitude, elle devenait encore plus taciturne, ne cessant, quand il avait congé, de travailler au domaine, dans la maison ou la grange. Un soir, comme elle le tenait embrassé, il vit sa bouche trembler, puis elle le quitta précipitamment. Louise Lautier écrivait plus souvent; Claire ne manquait jamais de lire à Simon les passages de la lettre qui le concernaient, des phrases de souvenir. Il remarqua: --Maman Claire, tu ne ris pas, quand il y a de bonnes nouvelles. Je ne peux pas rire, si tu ne ris pas, toi, la première. Alors elle souriait faiblement, mais Simon voyait qu’elle avait de la peine. Il sentait autour de lui du mystère, alors qu’il voulait que tout fût simple, clair, comme l’eau de la fontaine. Chaque soir, Claire Lautier priait pour sa belle-sœur et faisait réciter trois _Ave_ à Simon, afin que sa mère fût préservée de tout mal. Un jour, il dit: --Elle est malade, puisque tu pries toujours pour elle. Pourtant elle a une mine bien fraîche. Un matin du mois de mars où l’on sentait la première pointe du printemps, il partit comme d’habitude pour Bonnal. Il savait à merveille ses leçons; il avait veillé tard pour que ses devoirs n’eussent aucune faute. Son intelligence s’était accrue, tout d’un coup, semblait-il; ses yeux s’ouvraient mieux sur le monde. La vallée de la Gartempe, éclairée par le soleil matinal, montrait la verte couleur que répand l’herbe des prairies, l’or égoutté des genêts en fleurs, la flèche du genièvre mieux aiguisée. La rivière coulait dans un poudroiement de vie fraîche. Aux branches des chênes de clôture, les dernières feuilles mortes se fondaient aux souffles de la saison qui couraient avec le goût de l’eau pure. Simon, en approchant de l’école, chantait entre ses dents une chanson de bonhomie et qui tournait sur un rythme de bourrée. L’air de la vallée, si fort qu’il paraissait dilater la terre, ce matin, avait baigné son cœur d’enfant, plein de bonne volonté. En classe, il fut interrogé; il répondit avec une telle sûreté de mémoire, une intelligence si claire que M. Salvat fit son éloge à haute voix et le proposa en exemple à ses camarades. Pendant la première récréation, il s’approcha de Léonard Rutaud et lui offrit une belle toupie de buis: --Prends-la, Léonard. Je te la donne, et ne crois pas que je sois méchant. Le garçon regarda Simon avec surprise. Il enfonçait ses mains dans ses poches et secouait ses fortes épaules. Il répondit par des grognements après avoir pris la toupie. Puis il éclata d’une sorte de rire sauvage, courut rejoindre ses compagnons de jeu, tandis que Simon sentait s’ouvrir autour de lui un plus grand vide. Un moment, il s’étonna que la gentillesse dont il était rempli ne gagnât pas ses camarades. Il resta seul, assis sur un billot de bois, dans le hangar. Pour refouler son chagrin, il pensait à sa mère, à Claire, qui auraient bien souffert, si elles avaient pu le voir ainsi, isolé et repoussé. A la faveur d’une partie de barre, Léonard Rutaud vint le heurter si violemment qu’il tomba. --Prends garde, gronda Léonard avec une fureur feinte, tu es toujours sur mon chemin. Il se releva, brossa son béret d’un revers de manche et il eut la force de sourire. M. Salvat, qui n’avait vu cette scène que de loin, cria des ordres confus; puis il se mit à sarcler un jardinet où il sèmerait des reines-marguerites et des œillets de la Chine. Simon faisait mine de s’amuser beaucoup en dessinant sur le sol, à la pointe d’un caillou, des lignes géométriques. Il avait hâte de rentrer en classe. Là il se sentait protégé. A midi, il mangea, comme d’habitude, sous le hangar, le repas que lui avait apprêté Claire Lautier: des tranches de salé, du pain de ménage, deux œufs à la coque. Il en donnait un peu à des compagnons moins munis que lui, par simple bonté; on ne lui montrait qu’une reconnaissance aussi brève que le temps d’engloutir une bouchée. Le soir passa avec tranquillité. M. Salvat, pour former le goût de ses élèves qui se préparaient au certificat, fit une lecture à haute voix. Simon écoutait avidement. Il s’agissait d’une histoire de village, en Angleterre, mais les travaux, les fêtes lui paraissaient tourner dans le même cercle, à la même lumière verte des herbes et des fontaines qui enchantaient le pays où était né le capitaine Lautier. Parfois, il croyait voir à travers le récit un champ du domaine des Ages, bordé de chênes, de noisetiers et où coulait une source toujours vive. Quand M. Salvat demanda: «Qu’avez-vous retenu de ce que je viens de lire?» Simon, seul, put tout redire. C’était un simple conte, animé de braves gens, éclairé d’un feu de bois, quand le vent d’hiver souffle dehors. Il y avait une maison couverte de tuiles rouges; la terre était fraîche comme en Limousin. Un enfant allait chercher, de village en village, du pain pour un vieux grand-père qui ne pouvait plus travailler, et partout on le recevait avec de bonnes paroles. M. Salvat était content; les pages qu’il venait de lire lui plaisaient mieux, arrangées, transformées un peu dans la bouche d’un petit garçon de ce pays. Il fit de nouveau l’éloge de Simon. Jacques Bontier, le fils de la rentière paysanne de Bonnal, et Léonard Rutaud en soufflaient de dépit dans leur cartable. La classe finie, Simon se hâta de sortir et de gagner la route des Ages. Il oubliait les brimades et il était paisible dans ce soir que charmait la naissance du printemps. Il s’en revenait comme d’habitude, sagement, sans s’attarder. Il atteignit bientôt la rivière au pont de Chanaud. Le soleil y faisait une coulée rouge; sous des trembles, il se débattait, sarcelle de feu qui saigne et se noie. Comme Simon allait s’engager dans le chemin qui monte en tournant vers les Ages, il entendit Léonard Rutaud qui criait avec sauvagerie: --Le voilà! Le voilà! Le fils de la poule! Avant qu’il ait pu se retourner, une bourrade de coups de poing le jeta à terre. Il se releva, s’adossa contre un arbre et regarda la troupe de ses camarades qui le huait. Les plus acharnés étaient Léonard Rutaud et Jacques Bontier. Quand il eut repris souffle, il demanda: --Que me voulez-vous? Je ne vous ai pas fait de mal. Alors Jacques Bontier, un garçon aux jambes courtes et cagneuses, s’approcha tout près de lui et hurla: --Ta mère, c’est une rien-qui-vaille. Elle s’est vendue pour avoir des robes! A ce cri qui le troua, Simon rejeta son sac et se rua sur Bontier. Il se mit à frapper sans relâche de ses poings fermés. D’un tour de reins, il se débarrassa de Léonard qui voulait lui saisir les mains. Il griffa et mordit; du sang coula sur sa petite figure, mais il ne sentait pas les coups qu’on lui portait. Haletant, devant la bande qui reculait, il cria: --Vous êtes des méchants. Ma mère est bonne, belle, bien plus belle que les vôtres! Léonard Rutaud s’élança de nouveau pour essayer de le gifler, mais, quand il vit Simon arc-bouté contre un arbre, les mains en avant pour le repousser, les yeux brûlants, il eut peur. La troupe s’éloigna en vociférant et, de loin, fit pleuvoir sur Simon une grêle de pierres dont aucune ne le blessa, car il s’éloignait à toutes jambes dans les bois. Il courut longtemps et, malgré la roideur de la côte, il ne sentait aucune fatigue. Tout à coup, il se laissa tomber à terre, et il était agité d’un tremblement convulsif, tandis que des sanglots le secouaient. Il ne fut plus qu’un petit être perdu dans une immense solitude. Peu à peu, confusément, à travers les ombres qui descendaient de la vallée, il découvrait la lâcheté de ce monde. Il se mit debout avec peine sous ce grand poids qui courbait trop tôt sa taille d’enfant. Il était nu-tête, ayant perdu son béret, le sac où étaient ses livres, ses cahiers, et, malgré le froid, la sueur coulait avec le sang de sa figure griffée. Il chercha le sentier qui menait aux Ages; il erra longtemps, puis il entendit les appels de Claire. Alors il cria, pris d’une si brusque horreur que son corps se hérissait. --Mon petit, mon petit! appelait Claire. Elle l’aperçut enfin, dans l’ombre, où son pauvre visage faisait une tache blanche. Il se mit à sangloter plus fort, racontant comment on l’avait attaqué. Claire ne pouvait parler, suffoquée de grand chagrin, mais elle l’emporta dans ses bras en hâte, et, si elle avait parlé, elle serait tombée sans pouvoir se relever. Elle entra en le pressant contre elle dans la salle des Ages, et, tout de suite, elle lava sa figure, étancha le sang avec de l’eau de lavande, prépara le lit où elle le coucha. Tous les deux, ils gardaient le silence; et elle ne voulait pas pleurer de peur de lui faire plus de mal. Enfin elle dit, refoulant durement ses sanglots, un feu de douleur obscure: --Ta maman est bonne, Simon. Toujours elle a été bonne. Le monde est méchant. Dors tranquille, mignon. Je suis là, près de toi. Et, penchée à son chevet, elle baissa la mèche de la lampe pour que l’ombre le caressât et l’endormît. IX Claire ne voulut pas que Simon revînt à l’école de Bonnal avant que M. Salvat eût puni ses persécuteurs. Revêtue de sa belle robe des dimanches, elle prit le chemin du bourg, tremblante d’indignation. Elle qui était si paisible, si tendre, une grande colère lui faisait presser le pas. Elle aurait donné son sang pour que son petit n’eût pas subi ces injures. Les élèves allaient entrer en classe, quand elle se présenta à l’instituteur. A voix haute, elle dit sa douleur et son mépris. M. Salvat lui promit de veiller sur Simon et de donner une sévère leçon à des enfants tout pleins d’animalité. Il fit l’éloge de Simon et demanda à Claire de le laisser sans retard revenir en classe. Elle pouvait s’en aller tranquille. Mais elle aperçut Léonard Rutaud: --Coquin, si tu fais le moindre mal à Simon, je te corrigerai de mes mains. Il s’enfuit au fond de la cour, car il sentait qu’elle était prête à le battre; il avait vu dans ses yeux brûler une sourde fureur. Elle s’en alla en hâte, n’étant plus maîtresse d’elle-même. Avant de regagner les Ages, elle entra dans l’épicerie de la mère Rutaud: --Votre garçon est un coquin. Je n’achèterai plus rien chez vous. Et ne comptez pas que je vous fasse porter les légumes que vous avez commandés. La femme, qui était assise devant une petite table où elle pesait du tabac à priser, releva sa figure grise et gronda: --Il me donne du fil à retordre. Mais ne lâchez pas vos paroles comme ça. Ce Simon vous donne bien assez d’argent à gagner. Vous devriez être de bonne humeur. Je blâme mon garçon, il en est qui ne valent pas mieux que lui. Claire fut glacée par ces mots dits avec lenteur et d’un air d’indifférence. Elle fut effrayée comme si elle voyait une vipère dérouler ses anneaux et lever sa tête triangulaire. Elle sortit de la boutique en criant: --Vous êtes comme votre garçon, mais prenez garde! En passant dans la grand’rue, elle remarqua que les gens rentraient chez eux, quand ils l’apercevaient, ou se détournaient pour n’avoir pas à lui dire bonjour. Alors elle songea à ses morts qui la défendaient. Elle poussa la grille du cimetière et s’agenouilla sur la tombe de famille où reposait la dépouille du capitaine Lautier, ramenée en terre natale. Le temps était bas, brumeux, sans aucun souffle. Elle murmura, comme si elle appelait, dans l’ombre, quelqu’un qui était tout près d’elle: --Frère, écoute-moi. Je garde ton petit, il faut qu’il soit bon comme toi; tu étais très grand, très bon. Il faut que ton garçon soit sauvé. Moi, je ne compte pas. Quand je veille sur lui, je sais bien que je t’obéis, puisque tu es mort et que tu as la vie qui ne finit pas. Elle se releva, son âme se dilatait, remplissait mieux les parois de son corps. En s’en allant, elle se courba sur la tombe de Jacques Renaud: --Toi, tu m’as aimée. Viens à mon aide, toi aussi. Elle regagna en hâte la route des Ages. A mesure qu’elle approchait de sa maison, la confiance la tenait mieux. Le soleil, une grande espérance, blanchissait peu à peu les brumes de la vallée. X Simon revint à l’école; il s’y repliait comme sur une blessure qui n’était pas cicatrisée. Il devenait encore plus studieux, plus docile. La plupart de ses camarades, blâmant la mauvaise troupe de ses insulteurs, s’appliquèrent à lui être agréables. M. Salvat s’était ingénié à punir longuement Léonard Rutaud dont le front bas semblait ne pouvoir loger qu’un instinct bestial. Simon, aux heures de veillée, ayant appris ses leçons et fait ses devoirs, interrogea Claire afin qu’elle lui parlât de sa mère. Comment des méchants avaient-ils pu se ruer sur lui, avec des paroles si infâmes, dont il ne devinait que le sens grossier? Pendant des soirs, elle s’était évertuée à l’apaiser en se faisant violence. Louise Lautier écrivait assidûment des lettres le plus souvent bien futiles, mais elle s’attachait chaque jour avec plus de force à Simon. Elle pourrait bientôt annoncer une nouvelle qui le surprendrait. Claire était saisie d’une crainte qu’elle cachait avec soin. Quand elle répondait à Louise, elle voulait que Simon joignît à sa lettre une page écrite à son gré. Il notait qu’il était sage et qu’il apprenait bien ses leçons, et que Tant-Belle avait mis bas des chiens mignons. Il se portait bien et Claire lui faisait toutes sortes de plaisirs. Elle lui avait acheté de beaux livres, éclairés d’images; et, quand la belle saison serait tout à fait venue, il pêcherait dans la Gartempe avec des hameçons qui prennent les gros poissons et non ces petits dont il faut une dizaine pour remplir le creux de la main. Le temps des labourages de printemps était venu. Jacquier, quand le voile des pluies se déchirait, labourait des champs où il planterait des pommes de terre ou des carottes fourragères. Il connaissait à merveille le sol qui convenait aux différentes espèces de légumes. Et jamais Claire ne lui faisait la moindre observation. Il y avait des jours où le soleil montrait mieux le travail de la saison qui approchait, les premiers pointillements de la verdure, dans les haies, aux rameaux des frênes. Les feuillages morts du dernier automne se détachaient des chênes robustes que l’on voit seulement verdoyer au mois de mai. L’herbe des prés s’épaississait; à la lumière de midi, au pied des arbres de clôture, elle allumait un feu vert dont l’ardeur allait gagner peu à peu les branches. Simon était joyeux du retour de la plaisante saison. Avec le nouveau soleil revenaient les soleils des années passées. Ces humbles choses qu’il voyait tous les jours, ces travaux d’apparence lente, ces soucis qui sont le grain des bonnes gens et que l’on agite sans cesse comme dans un van, ces silences si purs, si frais, au faîte de la vallée, cette vie d’air, de vent, de lumière l’avait pénétré avec l’odeur du genêt, de la bruyère et du genièvre qui écarte les pierres en poussant sa pointe. Les jeudis, il accompagnait souvent Jacquier au labour. Il entendait son cri qui exhortait les bœufs allant tête basse, naseaux fumants; la terre coupée luisait en pesantes mottes. Simon répétait les appels du valet en marche, aux bras tendus, tels deux traits inséparables des mancherons de la charrue. Jacquier prêtait peu d’attention à l’enfant en ces moments; sa vieille figure restait grave et son regard était fixe comme s’il attachait quelque chose de mystérieux que lui seul voyait. Il ne cessait d’exciter son attelage, mais les bêtes avançaient toujours du même pas, avec une sorte de rythme éternel, et sous leur pelage on voyait rouler les nœuds de muscle. Le labour déployait ses rayons. En ce mois passait avec Jacquier la vieille patience des hommes que retient la courbe des reins où gronde une force dure et cachée. Parfois le bonhomme grommelait: --Les paroles, ça va plus vite que la besogne. Elles vont à cheval; la pauvre vieille, elle, va toujours à pied. Quand la journée était achevée, et que venaient les nuages de la nuit, il détachait ses bœufs, portait le soc sur la charrette. Il se mettait à deviser des choses et des gens de la terre. Il laissait tomber avec gravité le grain des proverbes. Quand il pleut le jour de saint Victor, La récolte n’est pas d’or. Qui tient sa langue Tient celle des autres. Pour les filles qui s’attifaient de toilette de ville aux couleurs violentes: Les belettes ne les mordront pas. Contre les mauvaises compagnies, il ne craignait pas de dire, les jours de dimanche, quand il faisait une partie de quilles avec des compagnons de son âge, non loin du bal de la mère Ruteau: Qui couche avec chien Se lève avec puces. Son franc-parler lui avait attiré maintes insultes; des garçons s’étaient promis de le rosser, mais il portait à son poing un bâton d’épine noueux et qui ronflait bravement quand il le faisait tourner. Simon l’écoutait, tout content, lorsqu’il égrenait ces proverbes qui marquaient toutes les circonstances de sa vie. Souvent, avant qu’il parlât, il pensait: «Jacquier va dire ceci et cela.» Il se trompait rarement. Il admirait cette sûreté, ce bon sens solide, cette sagesse ou cette science qui permettait au vieux de dire: --En ce mois, la truite est en chasse; en tel autre, tel oiseau commence à chanter. Dans une semaine, la châtaigne aura la grosseur d’une tique de chien. Il aimait à dire, quand le temps était favorable aux travaux: Le meilleur laboureur, c’est le Bon Dieu; Nous autres, on fait ce qu’on peut. Si la brume emplissait la vallée et paraissait épaisse et blanche, il disait: «C’est de la fumée de bois mouillé.» Mais, si la vapeur était légère, d’un bleu de prunelle, il remarquait: «C’est de la fumée de bois sec.» Il était toujours saisi par le mystère qui se lève dans la solitude des champs. Il connaissait maints remèdes dont les médecins font peu de cas. Pour guérir une brûlure, il traçait du pouce gauche une petite croix et murmurait: Feu de Dieu, Endors tes douleurs, Ta force et ta vigueur, Comme Judas perdit ses couleurs En trahissant Jésus-Christ Pour un baiser Aux jardins de l’olive. Contre le mal de dents, il récitait l’oraison: Sainte Apolline s’est assise Sur la pierre de marbre. Notre-Seigneur, passant par là, Lui dit: Apolline, que fais-tu là? Apolline, retourne-t’en. Si c’est une goutte de sang, Elle tombera. Si c’est un ver, Il périra. Contre la surdité, il broyait des œufs de fourmi dans de l’huile et en faisait couler quelques gouttes dans l’oreille malade. Il guérissait un mal de reins en se ceignant avec une ficelle de fouet. Les verrues se fondaient par enchantement, si, ayant pris une mèche de cheveux à la tête du plaignant, on la pinçait dans la fente d’une branche d’églantier, coupée le jour de l’Ascension. Quand la branche devenait sèche, la verrue tombait. Il savait qu’un enfant ne souille plus sa bavette, si on lui fait toucher la croix de l’âne. Et il n’ignorait pas que, si la lune se perd tous les mois, c’est que le Bon Dieu en fait des étoiles. Sa besogne finie, il aimait à fredonner en plein champ quelque bout de chanson qu’il apprenait à Simon. Deux ou trois avaient ses préférences comme celle de la Lisette: De bon matin se lève la Lisette, Prend son seau, s’en va à la fontaine. En son chemin, fait mauvaise rencontre. Rencontre trois jeunes capitaines. --Où allez-vous, la tant belle Lisette? --M’en vais quérir un peu d’eau pour boire. --Sauriez-vous pas un cabaret pour boire? --N’en connais qu’un, c’est celui de mon père. Y sont allés, et ont tué père et mère. Ou la chanson de la Margui: Quand la Margui va à la fontaine, Elle marche pas, court toujours. Tiroun Eio gue gue, de liroun de liretto, Eio gue gue, de liretto. Elle marche pas, court toujours. Dans son chemin, trouve l’amour. Dans son chemin, trouve l’amour. L’amour lui dit: Embrassons-nous... Mais celle qu’il aimait entre toutes, c’était une chanson toute simple, toute pure. Fille en delà de l’eau, passez en deçà. Passez en deçà, nous parlerons d’amourette. Quelque heure du jour, Parlerons d’amour. Comment veux-tu que je passe, n’ai pas de bateau, N’ai pas de bateau, Ni de bateau, ni de perche, Me faut un ami qui me soit fidèle. Oui, bien te serai, belle, Te serai fidèle, Te serai fidèle tout le temps de ma jeunesse, Mais encore mieux, Quand je serai vieux. Avant de quitter le champ où il travaillait, il aimait, par un temps clair, à montrer du doigt les bourgs, les villages, les métairies. --Tu vois, petit, cette troupe de maisons, du côté de ce gros châtaignier, c’est Rieux, et, de ce côté, ce bout de tuile rouge, c’est Fromental et l’étang tout luisant comme une pièce de cent sous. Il se vantait de voir une fève à une grande distance. Quand Simon lui disait qu’il avait bonne vue, comme lui, il était content. Il scrutait longtemps le pays. De ce côté, tout au loin, il y avait de la pierre blanche, aussi blanche que du bon sucre. Par là-bas, la terre était rouge, et un fameux tuilier y travaillait. Tous les deux, en devisant, le vieux bonhomme et l’enfant, ils revenaient aux Ages dans la même fraîcheur du cœur. XI La fête des Rameaux arriva. En ce pays où l’église devient plus déserte à mesure que bals et auberges s’emplissent, elle marque un point toujours vivant, une verte branche de salut sur l’abîme. Par les chemins, comme autrefois, des gens s’en venaient en bandes, avec leurs touffes verdoyantes. Les petiots avaient piqué leurs rameaux dans des pommes rouges. Les vieilles portaient la tige de buis qui, une fois bénite, permettra de «tirer l’eau» sur les pauvres morts. Les hommes la planteront en terre au bord des pièces de blé nouveau afin qu’il profite bien. Près de Jeannette et de Claire qui conduisaient Simon par la main, Jacquier serrait sous le bras une ramure qu’il avait coupée dans le verger et qu’il diviserait dans les champs des Ages. On voyait sortir des sentiers de traverse quelques vieillards tout desséchés avec de gros bouquets de buis qui verdoyaient étrangement sur eux, tels des boules de gui sur des arbres près de mourir. L’église fut bientôt pleine, de l’autel aux bénitiers de granit. Les cloches achevaient de sonner à pleine volée la grand’messe. Dans la nef, un murmure de feuillage vivait aux mains des fidèles paysans; le souvenir des morts y venait souffler. L’abbé Remier donna la bénédiction; les paroles latines célébrèrent la venue de Celui qui s’avance sur une rustique monture et qui annonce le royaume. A voix forte, l’abbé chanta: _Hosanna!_ et Simon, dans le missel que Claire lui avait acheté, contemplait l’image du Seigneur tout couronné de puissante humilité. Devant ses yeux neufs, une foule se pressait avec des vêtements rouges et bleus. Du haut d’un figuier, un homme regardait l’Homme-Dieu; il allongeait le cou pour mieux voir, et le monde se penchait avec lui. Claire priait près du banc réservé autrefois aux familles d’Argé et de Plaignac. Aujourd’hui M. Bonnier, régisseur de petits domaines en 1914, un dur paysan en veston, s’y tenait debout à côté de sa femme et de ses filles vêtues à la dernière mode. Lui, qui ne marchait guère, il y avait neuf ans, que chaussé d’une socque et d’un sabot, comme on disait, il venait en automobile, du château de Plaignac qu’il avait acheté récemment. Il y avait sur son visage couturé le fard d’une fortune encore neuve. Claire attachait ses regards sur l’autel, elle y trouvait une foi immuable. La messe finie, les fidèles sortirent de l’église par groupes pressés, et, le rameau à la main, ils entrèrent en foule au cimetière pour l’obscur triomphe des morts. Chacun répandait de l’eau bénite sur les pierre funèbres. Claire, devant le tombeau où dormait le capitaine Lautier, tenait Simon par la main, tandis qu’elle priait et demandait secours: --Simon, ton père est là; il veille sur nous. Puis elle rejoignit sur la route Jeannette et Jacquier, qui étaient impatients de planter, au bord des terres labourées, le buis bénit. XII Aux Ages, la saison tourna, et dans les bois, les haies, les taillis, ce fut la fête des Rameaux. Au soleil plus chaud, la petite griffe des feuilles s’ouvrit et la verte ardeur courut du tronc à la pointe des branches. Les genêts répandirent leurs ors; les eaux bleuissaient partout. Jacquier planta les pommes de terre et Claire ne cessait de travailler à la maison, dans la grange et la basse-cour. Le souci ne la quittait point. Le temps viendrait où elle serait seule, tandis que Simon vivrait dans la ville. Par le souvenir, elle suivait tant de jours qui ne reviendraient plus. Une flamme la portait et, chaque matin, un dévouement tout neuf se levait en elle. Pendant les vacances de Pâques, Simon fut plus que jamais attentif à lui être agréable, mais elle voyait en ses yeux une lumière nouvelle, une gravité qui annonce l’homme futur. Alors elle détournait de lui son visage, comme pour cacher à ses regards sa peine qui restait secrète. Elle n’avait pas encore quarante ans et elle se sentait brusquement vieillir, dans une grande solitude. Ce soir de la semaine de Quasimodo, comme Simon lui demandait de chanter un air de ronde qui tournait sur une cadence joyeuse, elle dit: --Je n’aime plus beaucoup ces airs-là. Elle chanta une de ces chansons dont les vieillards aiment à bercer leur cœur alourdi. Cela commence avec un peu de vivacité et s’éteint dans un sourire faible, au pli d’une bouche qui a reçu trop de larmes. Derrière le château de Mounviel, Elle chante la belle: La la la, la la la, la la, Elle chante la belle. Le fils du roi qui l’entendait De sa haute fenêtre Mande son petit Jean Varlet Qui bride le cheval. --Bon maître, où voulez-vous aller Sur ce cheval tout bridé? --Petit Varlet, je veux aller Entendre la bergère. Mon bon Seigneur, n’y allez pas. Ce n’est pas une bergère. --Varlet, moi je veux l’aller voir, Bergère ou bergerette. Du plus loin qu’elle le vit, Sa chanson s’arrêta. --Achève, belle, la chanson, Ta chanson est tant belle. --Comment pourrai-je l’achever, Pauvre désespérée? --Belle, as-tu un ami, Un ami ou un frère? --Ni mon frère, ni mon ami. Ils sont morts à la guerre. Elle avait murmuré cela, toute penchée sur le feu de l’âtre, et comme pour l’attester. Simon vint lui caresser le front, où les cheveux noirs étaient mêlés de mèches grises. Alors, brusquement, elle se leva et cria: --Ne sois pas si mignon, petit. Je ne suis qu’une pauvre femme, bien pauvre. XIII Claire avait besoin d’un appui. Elle le trouva près de l’abbé Remier. Elle n’aurait pu longtemps contenir cette sourde angoisse qui la torturait. Le curé de Bonnal la recevait avec une bonhomie qui lui donnait plus de confiance que des paroles savantes. Très vite, il porta une vive lumière dans cette grande âme, si simple, si faite pour s’attacher. Il fallait que Claire Lautier se courbât aux desseins de la Providence. Elle devait accepter d’être séparée un jour de Simon qu’elle avait dignement modelé. Tel était l’ordre divin. Mais il découvrait, en cette fille de vieille souche rustique, un sentiment extrêmement fort et saint qui l’emportait sur tous les autres. Elle ne voulait pas, avec une sorte de volonté obscure et sacrée, que Simon, dont l’esprit était sans défense, fût mêlé à la vie d’une mère frivole, fascinée par le seul plaisir. Louise Lautier n’était pas prête à entendre les conseils d’En-Haut comme ceux de la sagesse humaine. Elle s’éclairait aussi du charme terrible des pécheresses. Elle ne cherchait que la volupté facile et rêvait d’épouser celui qui l’avait détournée du bon chemin. Comment ne pas trembler à la pensée que Simon, le fils du héros trahi, vivrait près de cet homme. Claire disait: --Si je pouvais croire que Louise s’amendât, devînt meilleure, tout s’aplanirait. Peut-être avouerait-elle un jour sa grande faute, avec ces larmes qui purifient et à travers lesquelles on voit Dieu. S’il en était ainsi, Simon trouverait en elle la lumière qui renouvelle l’âme. Rien ne l’annonçait encore. L’abbé Remier, qui était sur le penchant de l’âge, recevait en lui ce tourment. Malgré des apparences rudes, sa tête couleur de brique, aux cheveux blancs, il gardait le même amour des âmes, aussi fort qu’au jour de l’Ordination, quand le vent du ciel l’avait abattu sur les marches de l’autel, dans la mort du monde. Claire poussait des cris qui l’émouvaient: --Voyez-vous, le capitaine Lautier me dirait: «Tu peux le laisser aller maintenant»; mais il se tait, et mon frère est toujours près de moi. Alors il gardait quelque temps le silence; puis il trouvait des paroles d’espérance. S’il avait pensé que Claire était saisie d’une pensée égoïste, il se fût appliqué à l’en détourner. Mais il sentait bien qu’elle eût donné sa vie pour sauver l’enfant. Et aucun mérite n’était perdu. La saison devenait plus belle, le ciel était plus haut sur la vallée; la rivière faisait un courant de lumière changeante, toujours merveilleuse. Le matin, des brouillards s’élevaient; fumée comme d’un grand feu de bois, vapeur bleue où toutes choses s’enchantaient. La pointe du genièvre qui a l’air d’une arme, l’hiver, était une quenouille pour les fils de la rosée; les griffes de l’ajonc bâtard retenaient de l’or en fleur, les pierres paraissaient vivantes et comme douces au toucher. D’un immense voile déchiré, dont les bords flottaient, l’eau jaillissait dans sa jeunesse incorruptible. Les fées tournaient au soleil. Et du haut des Ages, d’un point de fécondité, les rayons verts du blé nouveau se mêlaient à ceux du colza fleuri. La roue de l’horizon reprenait son glissement avec la saison en marche. Pendant les vacances de Pâques, Simon, entre deux averses, courut dans les champs, découvrit dans un village inhabité une ruelle où s’ouvraient des maisons basses, aux fenêtres vermoulues et sans vitres. Les murs des vergers s’étaient peu à peu écroulés et les ronces liaient leurs pierres. Un rayon mystérieux dorait parfois les cheminées noircies où les vivants ne venaient plus s’asseoir. Mais l’enfant devinait là une présence invisible, le murmure des fées dont on parle sous le manteau de l’âtre, aux veillées. Quand il faisait doux, et assez de soleil pour qu’il ne fût pas saisi de peur, il s’arrêtait près de ces portes ruinées et regardait comme si des êtres de légende allaient en sortir. Pour son plaisir et son rêve, il y avait aussi de hautes roches où il montait afin de voir, tout en bas, les fêtes de l’eau. Le dimanche, il suivait Jacquier qui allait le long de la rivière, une gaule de noisetier au poing. De midi au coucher du soleil, il ne le quittait pas, l’admirant, quand il lançait sa ligne à travers les trembles. Souvent le bonhomme tirait de l’eau une truite ou quelque poisson blanc. Simon battait des mains et amusait le vieux valet plus content de le voir rire que d’être heureux à la pêche. Jacquier disait: --Tu sais, Simon, ce n’est pas bien facile. Les poissons ne sont pas fous; je t’apprendrai à leur ferrer le bec. Ils revenaient, quand le soleil avait glissé derrière le versant qui devenait noir. Claire, à présent, ne se prêtait guère aux jeux de Simon. Le temps était passé où elle se mettait à croppetons en faisant des mines enfantines. Elle ne posait plus deux pommes rouges ou une orange dans le chariot minuscule qu’elle tirait au moyen d’une ficelle, pour le conduire vers lui. Alors il disait, selon ce qui était convenu: --Non, madame, c’est trop cher, je ne prendrai pas vos fruits. Elle s’amusait à discuter longtemps; puis tout à coup, feignant une grande colère, elle s’écriait: --Eh! bien, monsieur, prenez-les pour rien. J’aime mieux ça. J’ai un long chemin à faire et mes bœufs sont fatigués. Il prenait les pommes ou l’orange et se précipitait en riant dans les bras de Claire. Et que de jeux pareils, dont elle ne semblait plus se souvenir! Les beaux mois venant, elle s’attacha aux diverses besognes avec la flamme qui la portait quand elle avait appris la mort de Jacques Renaud. Un travail acharné l’avait sauvée. En ces moments, si elle cessait de peiner à la maison et aux champs, elle sentait qu’elle allait tomber et s’aliter. Alors Simon était à peine né, et Dieu le lui avait envoyé, ce petit Moïse en proie au fleuve. Ces chansons, qu’elle murmurait sur le berceau balancé, lui revenaient au cœur, ces chants qui deviennent si poignants à mesure que l’enfant prend l’âge d’adolescence et s’éloigne. Elle était impuissante à le retenir aux Ages, bien assurée qu’elle avait rempli plus que son devoir. On peut rendre le trésor de pur métal dans son intégrité, mais un enfant longtemps abrité, chéri, c’était de l’âme où vivrait toujours la meilleure part de sa vie. Et ses mains qui l’avaient sauvé des eaux, comme dans la sainte histoire, pouvaient-elles le rejeter dans le flot, lorsqu’il était encore sans défense? XIV L’été approchait. On le voyait bien aux verdures fortifiées de la vallée, à ce moutonnement de feuillages couvrant le versant. La rivière verdoyait aussi, et ses bords ne cessaient de vivre sous les trembles reflétés. Elle apparaissait parfois telle une large faulx abandonnée qui se recourbait dans l’herbe. Claire poussait les brettes et les bœufs dans un pacage que baignait la Gartempe. En ce lieu, de hauts rochers noirâtres s’élevaient; et des chênes attachant leurs racines entre les pierres versaient une gravité, une sorte d’immense songerie. Le flot, à cet endroit, devenait couleur de terre labourée. Tout bruit cessait; seule, murmurait la rivière qui avait le luisant de l’huile. La paix était si forte, ici, que Claire en était saisie. Mesurant le silence, un poisson sautait, faisait des feux blancs qui s’éteignaient peu à peu; ou bien c’étaient des bulles, des fusées de perles qui montaient de profondeurs où un rayon vert tremblait. Claire, assise dans un repli de la prairie, ne prêtait guère d’attention à cette vie de la rivière, ni au vol brusque du martin-pêcheur, beau comme une poignée de tendres feuilles ensoleillées et qui paraît se détacher des vergnes penchés. Le jacassement de la poule d’eau qui sort de son trou ne la surprenait plus. Tout cela était trop familier. Près de Tant-Belle couchée à ses pieds, elle restait immobile, recevant la paix de l’air et de l’eau en tricotant quelque lainage pour Simon. Elle songeait qu’elle était seule en ce monde et que, sans l’enfant, elle aurait été une femme qui vieillit, inutile. Elle pouvait s’en aller chez les morts, mais ce petit, il fallait le sauver. «Je donnerais ma vie pour lui, songeait-elle, et ce serait de grand cœur. S’il y a quelque chose de bon en moi, que ce soit pour lui... Mais je ne suis qu’une pauvre fille.» Maintenant, avec le tremblement d’être impuissante, elle s’isolait. Simon revenant de classe, elle ne passait plus ses heures près de lui, penchée sur sa tête blonde, lorsqu’il apprenait ses leçons. Elle ne lisait plus dans son livre pour lui faire répéter la page désignée par le maître. Elle restait plus souvent seule dans sa chambre, près de l’image de son frère; et tout bas elle lui demandait conseil. Mais rien ne lui répondait. Devant Simon, elle s’appliquait à devenir plus calme, à mieux contenir son cœur. Un soir, l’enfant, qui depuis longtemps devinait ce refoulement, dont il souffrait, se précipita vers elle en pleurant: --Tu m’aimes moins. On dirait que tu te caches de moi. Elle eut la force de ne pas montrer ses larmes, mais elle lui caressa la tête et soupira: --Comment peux-tu parler ainsi? Je deviens vieille, voilà tout. Ta maman est bien plus jeune que moi. Il leva vers elle sa figure grave et demanda: --Ça ne t’ennuie pas que je pense à elle, dis, maman Claire? Il y a longtemps qu’elle n’a pas envoyé de lettres. Je te cachais mon chagrin. Claire put sourire et l’étreignit: --Il faut bien que tu penses à elle. Moi, j’y pense autant que toi. Les jours coulaient dans l’immense paix agricole. La vallée verdoyait davantage. Le temps des foins était venu; on ne pouvait se servir de la faucheuse mécanique en ces terres montueuses. Jacquier partait au petit matin, quand le soleil monte des collines aussi douces au regard que la plume du pigeon sauvage. A ses poings, la faulx tournait dans l’herbe haute, blanchie de rosée, et il chantait pour se donner du cœur. Comme les jours étaient chauds, avec des menaces d’orage, Claire et Jeannette fanèrent sans répit. La charrette câblée entrait, dorée par le soir, sous le portail de la grange où Jacquier, ruisselant de sueur, mais bien content, la déchargeait. La pluie arriva comme l’herbe du dernier pré était presque sèche. On avait eu le temps de faire des meules qui empêchent le foin de se gâter. Au bout de huit jours, le ciel s’éclairant, on les ouvrit sous un ciel tamisé de nuages, et qui ne grille pas l’herbe, mais la fane peu à peu, en lui gardant tout son arome. Les jeudis, Simon aida à râteler avec ces mouvements réguliers qui ne laissent pas de brindilles. Après les feux de la Saint-Jean, les blés jaunirent davantage; le vent y courut, tel une fumée. Pas de plantes inutiles et mangeuses; à la saison humide, on les avait désherbés avec soin. Quelque temps encore, et l’épi allait être bon à couper. Jacquier se reposa un peu. Assis sur un billot de chêne, devant la grange, il tordait de la paille pour en faire des liens qui tiendraient solidement les gerbes. XV Le blé fut rentré en bonnes conditions et entassé sur la barge en attendant les battaisons. En ce pays qui est divisé par des haies où s’élèvent des chênes tailladés, la terre apparaissait dans sa nudité, avec ses vallonnements, ses plateaux, où les miroirs d’eau faisaient leur lueur, selon le jour. Sur les champs desséchés et comme roussis, la bruyère, les genêts croisaient leurs couleurs; les châtaigneraies en fleurs formaient au loin de hautes grappes d’or vert. L’air était plus lourd, mais aux heures torrides le vent portait un souffle de source. Claire, cette année, ne pouvait prendre un repos bien gagné. Son cœur, qu’elle avait étouffé de travail, lui faisait de nouveau sentir tout son poids. Depuis longtemps Louise n’avait pas écrit, et Simon s’en inquiétait. Un matin d’août, le facteur apporta une lettre où Claire reconnut l’écriture de Mme Lautier. Elle était seule au logis, Jeannette et Jacquier besognaient aux champs. Elle n’osait déchirer l’enveloppe et ses mains tremblaient. Elle murmura: --Je perds la raison... Elle alla dans sa chambre dont elle verrouilla la porte. Elle put lire enfin la lettre. Louise Lautier lui apprenait que son ami avait décidé de l’épouser. Il acceptait que Simon vécût près d’eux; il le regarderait un peu comme son fils. C’était elle qui l’avait exigé. Claire vint s’asseoir à la fenêtre; elle regardait un point fixe qui, peu à peu, s’effaça en une sorte de brouillard. Elle laissa tomber sa tête trop lourde dans ses poings fermés. C’était en elle comme un trou brusquement ouvert où tournait sa pensée. Elle releva le front; une ardeur creusait ses yeux; elle respirait avec peine et elle appuyait ses mains sur ses genoux, tandis que la lettre avait glissé à ses pieds. Elle resta quelque temps ainsi. Soudain elle s’agenouilla, tout d’un élan, devant le portrait du capitaine Lautier. --Mon frère, viens à mon secours, celui qui t’a pris ta femme va te voler ton enfant. Il le touchera de ses mains, celui qui t’a frappé dans le dos, quand tu étais là-bas. Mon frère, tu me vois, à cette heure, comme cela, toute broyée. Tu ne permettras pas que s’accomplissent ces choses. Elle se mit debout, harassée. Il y avait autour d’elle un silence extraordinaire, si fort, si cruel qu’elle eût voulu le chasser en criant pendant des jours et des nuits. Elle ramassa la lettre afin de la lire jusqu’au bout. Louise Lautier viendrait chercher Simon dès l’automne. Le mariage se ferait au commencement de l’hiver. Tout était prêt. Simon serait riche. Ils mèneraient tous les deux une vie très heureuse. Et Claire, on ne pourrait jamais l’oublier. On pensait bien qu’elle irait à Paris pour cette fête qui aurait lieu dans une grande église. Il y aurait des monceaux de fleurs, des chants magnifiques, et l’on mangerait les mets les plus succulents, arrosés de vins fameux. Louise commanderait pour Claire une robe de soie comme on n’en voit pas à Bonnal. Elle déchira les feuillets; elle se mit à gémir longtemps, les mains sur la bouche, mais ses yeux restaient sans larmes. L’heure approchait où Simon allait rentrer de classe; elle se ressaisit, ouvrit la porte et vint dans la salle. Elle alluma le feu et prépara le repas du soir. Puis elle sortit dans la cour. Elle entendit de loin les pas de l’enfant. Bientôt elle le vit pousser la barrière. Elle lui sourit, prit son sac et elle le regardait ardemment. Elle lui posa maintes questions auxquelles il n’avait pas le temps de répondre. Elle le considérait avec des yeux dilatés; il s’en irait à l’automne; elle ne pourrait le suivre, mais elle le verrait toujours dans son cœur à la lumière de ce soir. Elle garderait en elle cette ombre légère des cheveux sur le front si pur, ce pli de la bouche si gracieux que l’âme éclairait, et cette façon de pencher un peu la tête, comme faisait le capitaine Lautier, quand il était content et paisible. Lorsqu’il fut entré dans la maison, elle l’attira tout près d’elle: --Simon, ta maman a écrit. Elle t’emmènera à Paris avec elle. Moi, je ne pourrai pas te suivre; tu resteras quand même, ici, partout... Il la regarda, tout étonné: --Tu voudrais donc me quitter, maman Claire? Je ne pourrais pas vivre loin de toi. Tu viendras avec nous. Elle étendait son bras sur ses petites épaules et elle regardait au loin, comme si quelque chose de terrible arrivait. Elle avait peur; mais il ne la regardait pas aux yeux et il répétait: --Tu viendras avec nous. Elle murmura, et quelque chose l’étouffait: --Je n’habiterai pas avec toi. Cela ne se peut pas; je viendrai te voir quelquefois. --Oh! souvent! --Souvent, si tu veux... Plus tard, on verra... Toi, tu ne sais pas encore. Jeannette et Jacquier revenaient des champs. Claire songeait: «Quand Dieu ferme un chemin, il en ouvre un autre. Que sa volonté soit faite.» Le lendemain, qui était un jeudi, Claire, après midi, emmena l’enfant avec elle, dans la prairie, au bord de l’eau. Elle le fit asseoir tout contre elle, posant ses mains sur sa tête et parlant peu. La lumière et la chaleur de l’air effaçaient, ce soir, toute peine. Un faible vent, qui portait la senteur du genièvre et de la bruyère chauffée, blanchissait les feuilles du tremble. Claire, en ces moments, acceptait une grande trêve et recevait cette paix. Elle resta longtemps immobile, le regard fixé sur des feuillages où battait un rayon vert. Elle aurait voulu que le ciel l’enlevât au sol, bien doucement, à cause de son cœur blessé. Simon s’étonnait de cette immobilité et du poids de cette main jadis si légère et qui pesait lourdement sur lui. Il demanda: --Je voudrais bien pêcher. J’ai porté ma ligne et tout ce qu’il faut. Elle parut s’éveiller et elle s’anima de gaieté. Tant de souvenirs se levaient! Elle se rappelait un jour pareil; elle lui avait taillé sa première gaule de noisetier, courte et fine pour que son petit bras pût la soutenir. Il tapait du pied en jetant sa ligne où ne se prenait aucun poisson. Elle voyait luire le bout de langue qu’il tirait, tout appliqué. En rentrant à la maison, il avait pleuré de ne pas rapporter le moindre fretin. Alors Jacquier lui avait dit qu’il lui apprendrait à chanter la chanson qui apprivoise les goujons. Il s’était mis à rire et à trépigner de joie. Elle vint sur la rive près de lui. Il avait pétri des boules de son mêlé de terre pour les jeter à l’endroit où il pêchait. Quand le bouchon filait sur l’eau, Claire l’avertissait du moment où il fallait tirer sa ligne. En une heure, il prit ainsi une vingtaine de goujons. Il les enfila par les ouïes dans un jonc noué au bout. Il dit: --Je suis content près de toi, maman Claire. Elle hocha la tête, voulant goûter en silence le bonheur présent. Comme le soleil déclinait, Jacquier parut. Il portait une longue gaule. --Tu vas voir, petit, comment on les apprivoise! Il détacha du bord un bateau plat. Il y monta, et, d’un coup de perche, il le poussa sur le flot. D’un mouvement fort et fin, il déroula sa ligne dont l’extrémité effleura l’eau. Il la laissait quelque temps filer, puis il la retirait vivement et recommençait dans un rythme parfait. Parfois un poisson semblait s’élancer hors du courant, mais il était bien ferré. Le butin s’amassait peu à peu. Le bateau, sous la poussée de la perche, avançait; et, de temps à autre, la gaule se courbait. On entendait un bruit d’eau froissée, une lueur d’écailles jaillissait dans un égouttement de feux blancs. Claire et Simon suivaient Jacquier du regard. Il s’éloignait, et l’on ne pouvait plus percevoir le «blouf» du chevesne vorace, mais le chemin liquide s’étoilait au point que touchait la ligne. Le soir rougissant la rive, Jacquier ramena le bateau où il avait reposé sa gaule. Sa perche ruisselait d’argent, car il l’enfonçait plus qu’à moitié dans la rivière plus profonde en ces parages. Il sauta dans la prairie rase et jeta aux pieds de Simon plus de vingt poissons. Claire ne les regardait pas, mais seulement les yeux de l’enfant pleins de joie. Jacquier rassembla son butin dans un seau garni de fougères. L’heure était avancée. Claire et Simon remontèrent vers les Ages. Le bonhomme apprit à l’enfant comment on tuait la loutre. Il fallait que la rivière fût gelée; alors elle sortait de l’eau et venait dans les champs chercher quelque nourriture. C’était le moment de la guetter. Autrefois, quand il était plus jeune et ne craignait pas autant le froid, il en avait abattu beaucoup. C’était une bête au poil bien plus doux que le velours, et la pluie ne prenait pas dessus. Quand ils rentrèrent à la maison, Jeannette venait de tremper la soupe. --Prépare la poêle, je te porte de braves citoyens! s’écria Jacquier. Tout de suite, Claire et Jeannette se mirent à écailler les poissons et à les vider. Jacquier bourra sa pipe de tabac et l’alluma. Il voulut conter une gnorle[A] pour faire rire Simon. [A] Histoire malicieuse. --J’ai fait ma besogne. Le reste est aux femmes, toutes les choses de la maison. Il y avait une fois un mari qui avait les fourmis dans les jambes et ne trouvait jamais rien de fait à son goût, sous son toit. Un jour qu’il s’en venait de faucher un bout de pré, il se mit en colère et grogna tellement que sa femme lui dit: «Pourquoi faire comme ça le vaillant? Demain, nous changerons de besogne, tu travailleras à la maison et moi aux champs. J’entendrai chanter les oiseaux.» Il accepta et riait dans son poil. On verrait bien si elle gagnerait à l’échange. Pour lui, ces babioles de ménage, ce ne serait rien. Belle besogne, qu’il dit, vingt femmes ne font pas en dix journées autant de travail qu’un bon paysan comme moi en trois couples d’heures. Dès la pique du matin, elle partit pour les champs, la faulx sur l’épaule. Lui, il battit la crème pour le beurre, mais, au bout d’un petit moment, il eut la pépie, et il n’avait pas envie de boire du lait, c’est bien trop doux pour un fier gosier. Il avait une rude gorge: s’il n’avait pas autre chose, il avait ça. Alors il s’en fut à la cave tirer du cidre. Pendant qu’il remplissait la bouteille, il entendit qu’un goret trop vaillant entrait dans la maison, tout comme chez lui. Il craignit qu’il ne renversât la baratte et courut le chasser, mais il oublia de remettre le fausset. Le cidre n’oublia pas de couler et il était pétillant comme un diable. La baratte était tombée et le cochon se barbouillait de crème, il avait la babine blanche, comme si notre perruquier lui avait frotté le poil avec de la poudre à savon. Le cochon trouvait que la vie était bonne. Quand il vit ça, l’homme fut moins content que le cochon. Il ne pensait plus à la barrique, il était colère comme un coq d’inde au croupion passé aux orties. Il chassa le cochon et le poursuivit si vaillamment qu’il heurta du pied une barre de bois et il tomba dessus son nez qui était assez long. Il se releva et tapa sur le goret si bravement avec la barre de bois, que l’animal fut tué raide. Tant pis, ça ferait du boudin. Enfin il remarqua qu’il avait passé le fausset dans la boutonnière de son pet en l’air. Il descendit les marches de la cave quatre à quatre. Le cidre avait fait un petit étang où l’on pouvait barboter. Ayant remis le fausset, pour que le cidre ne rentre plus dans la barrique, m’est avis, il s’en remonta dans la cuisine. Il avait de la peine à voir ce cidre que buvait la terre et non pas lui, le pauvre. Il restait quand même de la crème. Il en remplit la baratte et recommença à lui bailler le fouet. Jacquier s’arrêta, frappa sa pipe contre la pointe de ses sabots pour en faire sortir les cendres. Il la garnit de tabac qu’il alluma avec une braise. Simon s’écria: --Ce n’est pas fini, il faut continuer, Jacquier. Jacquier le regarda du coin de l’œil et dit: --Je te couperai ton bout de nez, il est trop curieux. --Tu me le couperas après, mais raconte. --L’homme, pendant qu’il barattait, se souvint que la vache était à l’étable, et que son ventre devait être aussi creux que la cornemuse de feu Bontier. Il était tard et elle n’avait rien mangé ni de mouillé, ni de sec. Et pas le temps de la mener au pré! Sur la maison, il y avait de l’herbe; c’était pas un toit comme le nôtre. Il eut l’idée d’y faire monter la vache. Et ce toit, il était appuyé à un coteau. Mais le veau gambadait. Notre Jean-femme prit la baratte sur son dos. Comme ça, on ne la renverserait pas. Il alla faire boire la pauvre bête. Comme il pliait l’échine pour tirer l’eau du puits, la crème lui coula dans le cou et le graissa comme il faut. Puis, au moyen d’une sorte de pont qui joignait le coteau à la maison, il poussa la vache sur le toit. Il pensait à tout. On est petit près de ces hommes. Il n’y en a plus beaucoup dans ces parages. Comme il était mi-jour, il laissa cette baratte au démon. Ils étaient brouillés tous les deux. Il fit de la bouillie; avec quoi, je n’en sais rien. Il accrocha la marmite dans la cheminée. Comme il était devenu prudent, il pensa que la vache pourrait faire une chute et se casser la barre du dos. Il monta près d’elle et lui passa une assez forte corde au cou et il eut l’idée d’en laisser tomber un bout par le tuyau de la cheminée. Il se la lia au jarret, et l’eau bouillait dans la marmite. Il fut bien tranquille pendant un petit moment, il faisait de la brave besogne. Mais la vache, qui n’avait pas l’habitude de brouter l’herbe du toit, tomba, et son poids tira d’un coup l’homme par le tuyau de la cheminée. Il y resta tout pendu et il miaulait comme un maître chat dont on écrase la queue; il ramonait par force la cheminée, pendant que la vache nageait dans l’air. La femme, voyant que son homme si vaillant n’apportait pas à manger, s’en revint à la maison. Quand elle vit sa vache qui beuglait en ramant avec les pieds, elle pensa devenir folle, coupa la corde et, du coup, l’homme dégringola sur la marmite. Cette journée lui a suffi; le lendemain, il alla faucher en chantant une brave petite chanson. Simon étouffait de rire. Claire, heureuse de le voir si gai, dit à Jacquier: --Il n’y a que vous pour conter de ces histoires. --Je le crois bien, grogna-t-il. Aujourd’hui on aime mieux jaser des boniments de la ville. Mais moi, j’ai point oublié ce que m’ont appris mes vieux. Les poissons étaient roulés dans une serviette, poudrés de farine. Jeannette mit des branches bien sèches dans le feu et posa la poêle sur son support. Elle la remplit d’huile de colza qui pétilla autour du croûton de pain qu’elle y avait jeté. Quand elle fut assez brûlée, les poissons s’y dorèrent tour à tour. Après la soupe, qui était servie sur la table de cerisier, on les mangea tout craquants comme de la miche fraîche. Claire, selon son habitude, veillait à ce que Simon mangeât bien. Elle écartait l’inquiétude. Elle écoutait le petit qui racontait des récits qu’il avait appris dans ses livres. La belle journée laissait en elle son reflet, un peu de sa grande lumière. On n’avait pas fermé les volets, les premières étoiles traçaient sur les vitres des signes vivants. Le murmure de la rivière s’élevait dans le silence et la paix. Claire, tandis que l’enfant parlait, regardait les moindres choses, les chandeliers de cuivre poli, les lampes à huile dont on ne se servait plus, la carabine accrochée au-dessus de la cheminée, les assiettes brillantes du vaisselier et, dans un angle, sous un miroir, le berceau de chêne où sa mère l’avait balancée. Simon, à son tour, y avait dormi. Sur ce nid, aujourd’hui vide, et peut-être pour jamais, revenaient toutes les chansons murmurées par des lèvres fidèles, au souffle du souvenir qu’on ne pouvait tuer. XVI La bonne fête du 15 août, la frairie de Bonnal, les battaisons annoncèrent la fin de l’été. Claire n’avait reçu que de brèves nouvelles de Louise Lautier, qui ne fixait pas encore la date de son arrivée aux Ages. Elle cachait toujours mieux sa peine. Elle parlait maintenant du départ de Simon sur un ton apparemment calme. Quelquefois, les dents serrées, elle disait à l’enfant: --Quand tu seras là-bas, il faudra que tu vives comme ici, sagement, sans oublier les prières que je t’ai apprises. Et, mon petit, tu prieras pour moi. Insensiblement, par une volonté lente, elle s’était composé une mine plus sévère. Elle ne riait plus comme autrefois, ou bien c’était par à-coups, précipitamment, comme on sanglote. Des heures entières, un étrange poids la courbait; elle ne parlait que rarement et par nécessité. --Quand il s’en ira, songeait-elle, il souffrira moins de quitter une femme comme moi, si triste. Les enfants aiment celles qui savent rire. Elle en vint à le repousser doucement, quand il se précipitait dans ses bras comme autrefois, au retour de classe. Simon s’en étonnait; à la longue, il devina un mystère qu’il ne pouvait percer. Parfois, après des jours où elle refoulait son cœur, Claire l’étreignait avec une ardeur subite, puis elle dénouait vite ses bras et l’éloignait à la hâte. Tous ceux qui la connaissaient, trouvaient qu’elle avait beaucoup changé. Quelque chose l’avait peu à peu desséchée. Sa figure pleine, au teint chaud, se creusait aux tempes, près de la bouche, et deux traits d’ombre lui barraient à présent les joues. Elle, qui avait toujours eu la taille forte, recoupait ses robes pour les empêcher de glisser. --Maîtresse, disait Jacquier, il y a du vilain qui vous ronge. Ses bras devenaient plus lourds et ses mains lui faisaient mal, quand elle trayait les brettes. --Je deviens vieille, voilà tout, répondait-elle aux gens qui s’inquiétaient de sa santé. Elle suivit avec plus d’assiduité les processions rustiques ou l’on demande la guérison de l’âme et du corps. Elle allait sur la colline prier la Vierge du sanctuaire, qui se dresse dans une poignante solitude. Elle s’agenouillait, laissait tomber son front sur ses mains jointes; aucune parole ne sortait de sa bouche; tout son cœur, au fond d’elle, n’était qu’une grande imploration silencieuse. La Vierge savait mieux qu’elle ce qu’il fallait souffrir pour mériter l’espérance. Claire se donnait toute en ce monde et par delà. Elle fréquenta les bonnes fontaines qui font leur lueur secourable dans les bois, près des hautes croix de chêne et sous leurs bras étendus, où tant de poitrines humaines, à l’exemple du Seigneur, ont saigné invisiblement pour des sacrifices secrets. Chaque semaine, elle cherchait un appui auprès de l’abbé Remier. Elle lui annonça le prochain mariage de Louise Lautier avec l’homme qui l’avait poussée dans l’abjection. Elle ne le connaissait pas, mais elle le regardait comme l’image même du démon. Ce soir, elle parla longuement pour se délivrer: --Parfois, je me suis laissé prendre à des sentiments égoïstes et j’aimais peut-être Simon pour moi-même. A présent, je suis détachée. J’ai accompli mon devoir en élevant cet enfant, et j’avais assez de force pour le laisser partir sans me plaindre. Ce mariage a tout changé. Puis-je supporter que Simon vive près de l’homme qui a corrompu sa mère, navré le cœur de mon frère? Non, je ne le peux. Ce n’est pas de moi qu’il est question, mais de l’âme et de l’honneur de Simon. Il est encore sans défense... Alors elle pleura dans ses mains: --Sans défense, il est sans défense... L’abbé Remier la guida prudemment. Il s’efforça de l’apaiser, mais il sentait bien que le cas était grave. Il dit: --Il faut prier. Là est la source de lumière. Ne vous laissez pas aller au doute ni à la haine. C’est l’espérance de Dieu qui garde tout. Claire, en revenant aux Ages, s’arrêta souvent en chemin. La route, qu’elle faisait jadis d’une seule traite, lui paraissait interminable. En montant la côte à petits pas, elle était prise d’essoufflement; elle portait un cœur trop lourd. XVII L’automne montra sa première ardeur; la vallée parut s’élargir pour livrer passage à quelque immense miracle. Une flamme secrète brûlait dans les bois et sur les eaux. L’enchantement annuel descendait de l’étoile du soir et ne touchait que la pointe des arbres avant de glisser le long des branches pour se répandre à terre. Un empire de brumes et d’or végétal naissait; la rivière, l’étang de Bonnal, la moindre source appelait une lumière de songe. Des semaines passèrent. Les champs devinrent plus beaux que le ciel. L’air était d’une sonorité étrange; partout frémissait une couleur de feu léger dans les feuillages plus tremblants. L’horizon s’éloignait et rompait son cercle sous la poussée d’une ardeur mystérieuse. Claire s’asseyait le soir, près de Simon, sur le banc du seuil. Sa figure était pâlie et plus creusée; ses yeux sombres paraissaient agrandis. Elle avait dû louer une servante de quinze ans pour aider aux travaux du ménage et de la grange, Jeannette ne pouvant suffire à la besogne toujours pressante. Jacquier grognait: --Notre maîtresse, qu’est-ce que vous avez contre vous? Il ne l’interrogeait pas davantage. Un jour, elle lui répondit avec une douceur qui le toucha: --Occupez-vous de Simon, je suis trop lasse pour le distraire. Vers la fin du mois d’octobre, elle cessa de travailler. Elle abandonna les soins du ménage à Jeannette. Elle se tenait près d’une fenêtre et reprisait lentement le linge de Simon, en songeant que bientôt elle serait seule dans cette maison. Elle s’habituait à cette pensée. Elle en faisait entrer la pointe au fond de son cœur. Elle ne pouvait que supplier Dieu qu’il gardât Simon du mal et de tout danger. Dans sa douleur, il y avait la profonde paix du bien accompli. Elle attendait une sorte de prodige, et elle aurait voulu en être déchirée; la graine meurt sous la pousse neuve. Mais elle n’était qu’une faible femme avec trop d’amour. Souvent Simon la surprenait au milieu de ces tourments obscurs; c’était lui maintenant qui racontait des histoires pour tâcher de l’égayer. Il avivait, sans le savoir, la plus grande peine du monde. XVIII Comme novembre approchait, Claire dut s’aliter. Le médecin de Bonnal, M. Vardier fut mandé à son chevet. Il déclara qu’il s’agissait d’une grippe, compliquée d’anémie. Quelques soins appropriés et la malade guérirait comme par enchantement, en cette terre des Ages où soufflait l’air le plus pur. Le temps était pluvieux; l’eau, d’où étaient nés tant de beaux feuillages, allait les reprendre et les dissoudre. Le ciel s’éclaira, et dans la cour un tilleul à la tête ronde ne gardait plus qu’un arc de feuilles d’or pâle, tel une lune qui s’effile peu à peu. Claire voulut se lever; elle avait été mécontente que l’on appelât le médecin. Elle n’éprouvait qu’une grande lassitude. Pour montrer que c’était là un malaise passager, elle se remit, tant bien que mal, à travailler dans la cuisine. Mais elle ne put longtemps continuer; elle avait des étourdissements brusques. En ces moments, elle s’appuyait à la table, pour ne pas tomber, et souriait afin de cacher cette faiblesse étrange qui lui faisait peur. --Voilà ce que c’est d’avoir fait la paresseuse au lit, disait-elle. Simon se montra si affectueux, si tendre qu’elle en fut toute remuée. Il lui prenait sa figure amaigrie, à deux mains, et il la baisait sur les yeux et les joues creuses. Elle le repoussa bientôt avec violence, souffrant terriblement de ces caresses et de ces regards qui lui enlevaient en un instant le courage qu’elle amassait. Alors son cœur se fondait; le tremblement de sa bouche annonçait les larmes; et, s’éloignant, elle égrenait des prières. Jacquier sentait qu’une menace tournait sur la maison. Le soir, en revenant de labourer, il regardait Claire à la dérobée et il grognait. Il l’avait connue forte et pleine de vie. Quel mal la changeait ainsi? Ses moindres mouvements étaient lents; elle s’immobilisait, des heures. Son regard paraissait plus doux, mais la bouche faisait un trait blême. Jeannette l’interrogeait sur les choses de la maison, pour lui redonner goût à l’ouvrage, mais elle répondait: --Tu sais bien ce qu’il faut faire. Elle ne s’abandonnait pas au doute, mais son âme ardente amenuisait le corps; elle n’y prenait pas garde. Simon devinait les sentiments secrets qui la travaillaient. Quand elle ne le repoussait pas, il venait s’asseoir sur un tabouret, à ses pieds, et il lui faisait la lecture dans les livres que l’instituteur lui avait prêtés. Un jour, comme elle se penchait sur lui, il vit tomber sur la page qu’il lisait une grosse larme qui s’y écrasa. Alors, n’y tenant plus, il s’écria: --Maman Claire, pourquoi changes-tu comme ça? Je suis toujours ton petit. Elle avait caché sa figure dans ses mains, il les écarta doucement, et il regardait ces yeux rougis, creusés. Elle respira avec force, et, quand elle put parler, elle dit: --Il ne faut plus me faire la lecture, Simon. Je t’aime toujours, tu le sais bien. Il se leva du tabouret où il était assis. Il caressa timidement les mains trop blanches, appuyées sur les genoux; puis, avec le sentiment d’un mystère trop grand pour lui, il s’en alla dans le bûcher où personne ne pourrait le voir pleurer. XIX En ce pays que le vent dépouillait de ses feuillages, on labourait. Dans l’enveloppement des brumes, on entendait tinter la chaîne de la charrue, souffler la paire de bœufs, et des cris éveillaient des espaces inconnus. En ce mois, les travaux des anciens âges revenaient dans ces champs morcelés qui se doublaient de mystère. C’était toujours la même marche, cette hâte lente d’où coule la pensée avec le sang. Jacquier put mener à bien les labourages. Le vieil acharnement qui triomphe des pluies et des vents le reprenait; il s’agissait d’accomplir ce qui était tracé et qui ne changeait pas, comme la forme du grain de blé. Mais, quand il revenait des champs, il s’affligeait de voir Claire assise près du feu, courbée. Dans le pays, on s’étonnait qu’elle eût vieilli aussi brusquement. On disait sous le manteau, à la veillée, que cette lassitude n’était pas naturelle. Un jour, une femme de Ballanges, qui connaissait beaucoup de secrets, presque tous perdus aujourd’hui, dit à Jacquier: --Mon pauvre, regarde bien, l’enfant est trop beau et trop fin. Claire n’est pas sa mère et elle l’a élevé aussi bien qu’une bonne mère. M’est avis qu’elle lui a donné plus que son sang. C’est pour ça qu’elle périt. Quand on tire de l’eau, il faut qu’elle passe ailleurs. Les jours s’écoulaient. Claire paraissait toujours plus appesantie. Peu à peu, de vieilles gens vinrent la voir à la faveur des plus futiles prétextes, et ils la regardaient avec une grande curiosité. En s’en allant, après avoir parlé des choses de la maison et des champs, ils lui conseillaient des tisanes d’herbes, des pratiques secrètes. Elle souriait, haussait les épaules et s’écriait qu’elle n’était pas malade. Un soir, Jacquier, n’y tenant plus, lui dit: --Maîtresse, rien ne vous fait mal, et c’est bien plus dangereux! Moi, j’ai trouvé ce qui vous tient. Il faut défaire «l’encontre»[B]. On vous a jeté un sort. [B] Mauvais sort. Claire avait horreur de la superstition, dont quelques vestiges subsistaient, çà et là, dans ce pays. Elle rabroua le bonhomme et lui demanda de ne plus s’inquiéter. Si, quelques jours, elle avait été obligée de s’aliter, elle allait, à présent, beaucoup mieux. Il ne s’agissait que de faiblesse, il fallait seulement prier Dieu. Jacquier se tint coi; mais il s’attachait à son idée. Pendant une semaine il fut soucieux. Il désirait que Claire écoutât ses conseils et vînt avec lui faire visite à la vieille Pouraud qui nichait dans l’étrange village désert où habitaient les fées. On ne savait pas l’âge de cette femme; les uns disaient qu’elle avait au moins quatre-vingt-dix ans, les autres, qu’elle venait de franchir les cent ans. Le maire de Bonnal, Jantou Prufaud, petit propriétaire, ami du progrès, mais qui voulait que son fumier restât à sa porte, tenta vainement de la décider à entrer à l’hospice. La commune lui fournissait quelques pains par mois. Elle avait la réputation d’être sorcière, mais bonne femme. Quelques jeunes filles allaient encore la voir, en cachette, pour faire disparaître par enchantement des verrues ou ces rougeurs qu’on appelle: feu sauvage. Les vieux connaissaient sa puissance; elle était défaiseuse de sorts ou releveuse d’encontres. Autrefois, il y avait seulement trente ans, beaucoup lui demandaient une aide, un appui, en cette campagne où la solitude entretient tant de mystère. En façon de merci, on lui apportait une bouteille de vin, un bout de lard ou de salé; elle n’acceptait jamais d’argent. A présent, elle ne sortait plus de son trou, sauf une fois par semaine pour aller chercher son pain. Jacquier la considérait avec respect, l’ayant vue jadis dans tout son prestige. Elle relevait l’encontre et il savait bien, lui qui n’ignorait rien des choses de la campagne, qu’il y en avait de plusieurs sortes: l’encontre d’air qui vient par refroidissement et coup de vent pluvieux; celle de terre qui apporte rhumatismes, goutte, enflure du corps produite par la fraîcheur du sol d’où s’échappe le poison des vipères et autres bêtes à venin. Après une journée de dure besogne, on s’étend sur le pré, à l’ombre, lorsque le sang est bouillant; de là des maux qui travaillent les membres et courent dans les os jusqu’à la mort. Il avait demandé secours à la mère Pouraud; il s’en était bien trouvé. Dans son verger mangé d’orties et de plantes sauvages, se trouvait un puits à la margelle écroulée; crapauds, salamandres, grosses couleuvres y venaient à la chaude saison. C’est de cette eau qu’elle avait puisée pour la faire chauffer sur un feu de sarments de vigne. Elle s’était mise à genoux, et, dans le liquide soulevé à gros bouillons, elle avait jeté les brindilles calcinées. Elle observait leurs mouvements divers en marmonnant des paroles. Jacquier avait bu de cette eau charmée. Elle se servait aussi d’aubépine blanche. Quand les charbons tournaient dans une fiole, en frôlant les parois du pot, il s’agissait d’un mal du bras ou des jambes; et de la tête, s’ils montaient vers le goulot. La mère Pouraud défaisait le soleil. Elle remplissait d’eau un verre, le couvrait d’un linge et le retournait. Si les bulles d’air s’élevaient d’une certaine façon, le plaignant souffrait d’une insolation, mais elle disait des syllabes secrètes et le soleil quittait la peau du malade où il n’était pas à sa place. Elle jeûnait, cela lui était facile, et son jeûne, coupé de croûtons de pain et mêlé à des prières, chassait les fièvres. Dans la semaine qui précède la fête des morts, Jacquier, ayant achevé sa besogne, entra dans la chambre de Claire, ouvrit l’armoire et prit en hâte un de ses corsages qu’il roula avec soin. Si la souffrante ne pouvait l’accompagner, un peu d’étoffe, pourvu qu’elle eût touché son corps, permettait de défaire l’encontre. Claire n’était pas malade, mais il fallait lui enlever cette fatigue mystérieuse qui pesait sur elle. Jacquier prit un bâton, alluma une lanterne et fit en sorte que sa maîtresse ne s’aperçût pas de son manège. A travers champs, sous un ciel pluvieux, dans la rage du vent d’ouest, il gagna le village désert. Il s’en allait gravement et soupirait qu’il n’y eût guère que lui et quelques vieilles gens pour croire encore aux puissances cachées. Bientôt il devina dans l’ombre la ruelle où s’ouvraient des seuils fracassés et où nul n’entrerait plus. Il vit briller la goutte jaune d’une lampe dans une maison basse à une seule pièce. Il s’approcha de la fenêtre et, près du feu, il aperçut la vieille Pouraud qui se chauffait, assise sur un escabeau. Dans un coin, sur un coffre, des poules noires dormaient, la tête sous l’aile; un chat au poil roussi les regardait, immobile. Il frappa la porte de son bâton. Un cri aigrelet lui répondit. Il leva le loquet et il entra, tellement saisi qu’il oublia de souffler sa lanterne. Elle tourna vers lui une tête énorme où les traits, autour du nez recourbé, se resserraient comme par un cordon tiré sous la peau. Elle regarda Jacquier; ses yeux, cerclés d’une membrane rouge, clignotaient, et elle étirait son cou fripé, tel un linge qui a trop servi. Elle marmonna: --Assieds-toi, souffle ta lanterne. Il la souffla et s’assit sur une chaise boiteuse. Elle se taisait, appuyant de nouveau son front dans ses mains usées. Il tenait les paupières mi-closes, il attendait qu’elle parlât. Elle dit enfin: --Tu ne viens pas pour toi, mon fi. C’est pour Claire des Ages, ta bonne maîtresse... Il expliqua qu’il avait apporté un de ses corsages. Il le tira de sous sa blouse. Elle le palpa, pencha dessus sa tête pesante: --Mon fils, souffla-t-elle avec tremblement, je ne peux rien faire. Elle n’a pas de mal. --Mais, vieille, elle est toute changée. Elle a quasiment fondu, et il me semble qu’elle n’a plus de vie. --Oui, c’est un feu qui n’est pas d’ici. Elle s’en va... très loin. Tu ne peux pas la suivre, ni moi. Elle a donné ce qu’on ne peut point payer sous le soleil. Les poules noires remuèrent un peu sur le coffre, et le chat jaune regardait brûler les braises. La mère Pouraud ne parla plus; le vent ronflait entre les ais disjoints de la porte. Tout à coup elle parut s’éveiller: --J’ai vu le petit. Il ne m’a pas vue. Il est tourné comme un bon fuseau. Les deux Dames le gardent. Jacquier s’écria: --Vous pouvez relever l’encontre. Claire des Ages n’est plus la même. Elle repartit: --Il n’y a pas d’encontre, mais les Anges l’ont entendue prier. Elle est plus forte que moi. Je n’ai que les eaux, les petites plantes, le feu... Il faut se taire. Il se leva, posa sur le coffre un bout de salé en offrande. --Je vais rallumer ma lanterne à votre feu, dit-il. Il prit des brindilles qu’il enflamma, mais elles s’éteignaient, quand il les approchait de la chandelle. Alors, plein de peur obscure, il regarda la mère Pouraud. --Tu vois bien, dit-elle, mon pauvre! La lune est levée sous le nuage. Tu peux partir comme ça, sans lumière. Il voulut parler, mais quelque chose le tenait au cou. Et il comprit qu’il n’avait plus qu’à s’en aller. XX Claire, en ces jours pluvieux et ventilés, ne quittait guère la maison. Elle considérait les travaux du ménage et de la ferme sans avoir même le désir d’en prendre sa part. Elle se sentait comme détachée du monde; sa peine s’allégeait. Simon, bientôt, partirait pour la ville, loin d’elle. Par des paroles et des silences, elle avait la force de l’habituer à cette pensée. Dans ses nuits de veille, elle demandait à son frère défunt de tout conduire. Elle savait bien qu’on ne pourrait tout à fait l’enlever à l’enfant et qu’une divine puissance domine tous les départs. Elle ne s’appartenait plus, ayant donné ses jours passés et à venir. Il lui semblait que Dieu avait reçu ce don silencieux. La fête des Morts arriva. Claire, avant le jour, se leva et vint sur le seuil; les branles coutumiers frappaient les bords de l’horizon noir, où, sur un point, naissait une sorte de vapeur blanche. Elle écoutait le son de la cloche, assourdi, qui parfois se perdait dans le vent tournant. Elle se souvenait de semblables crépuscules, quand sa mère allumait sa lampe plus tôt que de coutume. Elle et son frère s’éveillaient dans cette aurore des défunts qui demandent le souvenir du cœur périssable et la prière de l’âme éternelle. Ramenant son manteau sur sa poitrine, comme le soleil se levait: --Mon frère, inspire-moi. Tu as donné ta belle vie, je voudrais donner la mienne pour cet enfant qui sommeille encore. Il va partir, mais il ne faut pas qu’il soit perdu. Elle revint dans la chambre. Simon dormait, elle ne l’éveilla pas. Depuis deux mois, elle n’était pas allée à Bonnal, à cause de ces faiblesses étranges qui la prenaient. Mais, ce matin, une ardeur profonde la tenait. Elle accompagnerait Simon à l’église pour honorer la tombe de famille. Elle l’habilla d’un vêtement noir qu’elle lui avait fait tailler pour cette fête, où ce serait crime d’oublier. Lorsque, tous les deux, ils eurent dit leur prière, devant un crucifix qui dominait de ses bras le portrait du capitaine Lautier, Claire attira l’enfant contre elle. --Simon, c’est la dernière fête de Toussaint et des Morts que tu passeras ici. Dans quelques mois, tu seras dans la ville. Mets-toi à genoux et prie pour moi, mon petit. Il avait envie de pleurer, mais il s’agenouilla, tandis qu’elle restait debout, en appuyant légèrement ses mains sur sa tête. A mi-voix, elle demanda: --Redis avec moi les paroles que je vais prononcer: «Jésus qui avez souffert, ayez pitié de Claire Lautier. Elle voudrait vous servir et elle ne sait plus en quelle route elle est arrivée. Que son frère, le bon capitaine Lautier, vous parle d’elle, il est tout près de Vous, et Vous l’écouterez. A votre exemple, il a été couronné d’épines et pas une goutte de son sang n’est perdue.» Simon répétait avec Claire chaque mot de cette prière et une flamme blanche montait en lui, toute la pureté de son âme, qu’une plus grande âme guidait. Elle reprit en tombant à genoux, et il y avait dans sa voix le tremblement des larmes qui éclairent: --Jésus, ayez pitié de Claire Lautier. Prenez-la, si c’est votre volonté. Et moi, je suis un petit garçon qu’elle a tenu par la main. Ayez aussi pitié de moi. Ouvrez les yeux de Louise que le capitaine Lautier a aimée et qui... Simon sentait qu’elle allait suffoquer d’angoisse, mais ces paroles étaient pour lui mystérieuses. Elle murmura: --Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons. Elle redit, tandis que Simon, tourné vers elle, s’étonnait de ne voir en ses yeux aucune larme: --Comme nous pardonnons. Elle releva dans ses bras l’enfant et, comme il allait pleurer, elle se mit à sourire et elle s’écria: --C’est aujourd’hui la fête des Saints et il ne faut pas pleurer. XXI Le jour des Morts, Claire vint à Bonnal avec Simon. Toujours la même faiblesse la tenait. Elle avait fait un dur effort pour assister à la messe. Elle s’était privée de la communion, ne pouvant à jeun accomplir le chemin qui maintenant lui paraissait si long. Sur la place, les gens de campagne étaient rassemblés. L’église, à peu près vide pendant les offices de l’année, se remplissait, en ce jour, d’une foule qui débordait le parvis. Après le _Libera_ chanté au cimetière par un soir de bruine, les fidèles allèrent se courber sur leurs tombes de famille. Le buis des Rameaux, aux mains de femmes enveloppées de cape noire, répandit sur les pierres funèbres l’eau bénite. Les jeunes gens de ce pays que les souffles de ce temps avaient désemparés, les garçons en veston de ville, les filles en robes courtes et coiffées de petits chapeaux à la mode écoutaient en ce moment le vent du mystère. Demain, ils oublieraient, jusqu’à ce que la mort parût sur le seuil de leurs maisons. Quelques années avaient suffi à changer leurs vêtements, alors qu’un demi-siècle ne l’aurait pu; mais aujourd’hui ne les retenait au passé que le souvenir des défunts. Beaucoup voyaient encore le visage qu’ils montraient pendant leur vie, penchés sur leur berceau d’enfant, au chant d’une bonne vieille chanson. Dans le grand trouble et le tourment de l’époque, il semblait qu’il n’y eût plus guère, sur les horizons de l’âme, que la lanterne des morts où brûlait la sombre flamme inextinguible. Claire mangea à midi chez des parents; elle n’aurait pas eu la force de regagner les Ages après la messe et de revenir au cimetière où le prêtre, après l’ornement d’or, revêt la lourde chape noire. Ceux qui la connaissaient, la regardaient avec étonnement. De braves gens, qui ne savent pas déguiser leur pensée, lui dirent en face: --C’est toi, Claire des Ages. Tu aurais mieux fait de ne pas venir. Tu as donné tes couleurs au petit. Le jour tombait, dans une pluie silencieuse; elle prit le chemin des Ages. Simon entendait le souffle rauque de sa respiration. Au pont de Chanaud, elle s’arrêta; son cœur battait vite, comme si elle avait couru. Simon la vit blêmir: --Je voudrais pouvoir te porter, maman Claire. Quand je serai grand, je le pourrai. Elle ne répondit pas et vint s’asseoir sur la rampe du pont. Elle dit enfin: --Je me suis levée trop tôt ce matin. La nuit descendait; la rivière coulait dans un rouleau de vapeurs. Claire se ressaisit et prit l’enfant par la main. --Petit, tu prendrais froid ici. Quand elle se fut engagée dans l’étroit chemin tournant, elle cassa une branche de frêne pour s’y appuyer. Elle soupira tout en marchant: --Il faudra que j’achète un mulet. Notre âne a fait son temps. Mais tu vas partir, Simon. Il l’embrassa et lui promit qu’il viendrait tous les ans la voir aux Ages. Elle desserra son étreinte; elle ne pouvait plus, comme autrefois, porter le poids de l’enfant. Elle s’arrêta encore à mi-côte et elle murmura: --Ah! comme j’ai hâte d’arriver. L’an passé, je montais si facilement cette côte. L’ombre tournait dans les bois mystérieux. XXII Jacquier acheta à la foire de Bellac un mulet et une carriole. Il vendit le vieil âne, dit Tournebroche, à une marchande de légumes qui habitait à Villemonteil. Elle le paya un bon prix. A défaut de vigueur, il avait beaucoup de sagesse. Jeannette et la petite servante faisaient tant bien que mal la besogne, Claire ne s’en inquiétait pas. Elle possédait assez de terres et d’argent. Ce beau domaine des Ages avait toujours appartenu, de mémoire d’homme, aux Lautier qui faisaient figure de bourgeois campagnards. Aujourd’hui, il valait au moins cent mille bons francs. Depuis qu’elle avait cessé de travailler, Claire se demandait où iraient ces champs pleins de la force de sa maison, si elle venait à mourir. A présent, elle pensait paisiblement à la mort, à ce royaume où ceux qu’elle aimait attendaient l’éveil. Un soir de la mi-novembre, elle fit atteler le mulet. Conduite par Jacquier, la voiture eut bientôt fait d’atteindre Bonnal et de s’arrêter à la porte de M. Vantaud, notaire de campagne, qui gardait dans ses archives les actes de la famille Lautier. Elle portait, dans un sac à main, un testament en bonne et due forme où elle faisait de Simon, lorsqu’il aurait atteint sa majorité, son légataire universel, avec la condition expresse que le domaine des Ages ne pourrait être vendu. M. Vantaud, petit homme aux cheveux blanchis, plein de courtoisie et de bonhomie rustique, invita Claire à se reposer au salon, mais elle avait hâte de revenir aux Ages. Jacquier l’attendait sur le seuil, les rênes en main. Elle prit place dans la carriole. Comme il était quatre heures du soir, les enfants qui habitaient loin du bourg sortaient de l’école. Claire appela Simon. Il monta sur le banc, tout près d’elle. Il se mit à parler des travaux et des jeux de sa classe. Maintenant ses camarades étaient bien gentils et ne le faisaient plus souffrir. La voiture gagna au trot le pont de Chanaud. Claire écoutait l’enfant et s’appuyait un peu sur lui. --Parle, toi aussi, demanda Simon, tandis que le mulet soufflait dans la côte. Il tombait une bruine qui vernissait les feuilles mortes. Il y avait à l’Ouest des troupes de nuages noirs qui attendaient que le vent se levât pour reprendre leur marche monotone. C’était le temps de la chasse volante et du cavalier ténébreux, dont on parle autour des cheminées, au temps des veillées. On entendait vers la mi-nuit un ronflement de naseaux et le battement sourd des sabots qui brillaient quand la lune paraissait. La voiture entra dans la cour, et Jeannette présenta à Claire une lettre que le facteur avait portée aux Ages, pendant son absence. Elle eut à peine besoin de regarder l’adresse. Simon alla faire ses devoirs sur la table de la cuisine. Elle savait bien ce que lui apportait cette enveloppe. Elle lut d’un trait toute la lettre. Louise Lautier arriverait aux Ages après-demain 20 novembre, et, cette fois, elle emmènerait Simon à Paris. Claire se roidit; plusieurs fois, elle murmura: --Viens à mon secours, mon frère. Que je sois courageuse comme toi. Puis, le visage calme, elle s’approcha de Simon qui penchait sa tête en écrivant, et dit, sans une brisure dans la voix: --C’est la dernière fois que tu travailleras ici. Ta maman va venir et te conduira avec elle à Paris. Tu feras un grand voyage, mais tu ne m’oublieras pas. Je garderai ce cahier où tu écris. Simon revit par le souvenir sa mère si belle, si gracieuse, comme si elle était déjà près de lui. Il leva vers Claire son front où s’ébouriffaient ses cheveux blonds. --Il faudra que tu viennes avec nous. --Je serai toujours avec toi, mon petit. Ne travaille pas ce soir. Je ferai prévenir M. Salvat que tu quittes l’école. Moi, je garde ces livres, ces cahiers. On t’en achètera d’autres là-bas. Tu veux bien me les donner? Va te chauffer au coin du feu. Tu n’auras pas un feu comme celui-là, là-bas. Il noua ses bras au cou de sa tante: --Laisse-moi, Simon. Je n’ai pas enlevé mon chapeau. Je vais revenir. Elle alla dans sa chambre, d’un pas lourd, comme si elle saignait en dedans. Puis, de ses mains qui tremblaient, elle chercha dans la commode la boîte où était enfermée la photographie jaunie de Jacques Renaud, celui qu’elle n’avait pu aimer sur la terre et qui était parti plus loin que les collines de ce pays, très loin, dans le ciel. Elle y glissa les livres et les cahiers de Simon. Cela fait, elle se tourna vers le portrait du capitaine Lautier, silencieuse, la figure brûlante et sans larmes, comme si elle attendait une réponse qui arrivait dans l’ombre, à travers des espaces sacrés. XXIII Le 20 novembre, dès le point du jour, Claire éveilla Simon. Il revêtit son habit des jours de fête que, la veille, elle avait repassé. Dans la pochette de la veste, elle glissa un mouchoir de fine toile. Elle posa sur la chère petite tête le béret de drap. Jacquier attela le mulet et il releva la capote, car le temps était à la pluie. Il poussait des jurons étouffés et il avait l’air de mâcher quelque chose de bien amer. Quand tout fut prêt, Simon vint s’asseoir sur le banc. Il ne disait rien, encore tout ensommeillé, partagé entre l’attrait si fort de l’inconnu et ce grand regret qui rôdait autour de la maison. Jacquier monta dans la voiture. Claire se tenait sur le pas de la porte; le vent pluvieux mouillait sa figure pâlie, ses cheveux gris, sans qu’elle parût s’en soucier. Soudain elle courut chercher une couverture et recommanda à Jacquier d’en bien couvrir Simon. La voiture se mit en marche, dans le jour qui se levait; Claire se hâta de rentrer dans la salle. Elle s’étonnait de se sentir plus forte. Aidée de Jeannette et de la petite servante, elle prépara les déjeuners, apprêta le lit dans la chambre où Louise coucherait avec Simon. Elle mit tout en ordre comme si elle allait recevoir un hôte extraordinaire. Elle frotta d’un chiffon de laine les armoires de cerisier, l’horloge qui marquait des minutes dont le battement scandait tant de mystère. Sur la table, elle étendit une nappe blanche fleurant la lavande. Elle y posa de belles tasses de Limoges pour y verser le chocolat au lait, car Louise Lautier n’aimait guère la soupe. Là, elle partagerait, pour la dernière fois peut-être, le pain des Ages avec l’enfant. Les moindres choses prenaient une gravité, un poids nouveau, comme si elles rendaient, en ce moment, tant de vie secrète qui les avait pénétrées en silence, depuis des années. Jeannette malmenait ses casseroles et grondait, entre ses lèvres bridées, des mots confus. --Chaque soir, jusqu’à ce que Louise parte avec Simon, dit Claire, il faudra que tu prépares de l’eau chaude pour les boules de grès. Cette maison est froide. Elle s’aperçut que les cuivres de la batterie étaient enfumés; elle demanda à la servante de les frotter pour qu’ils reluisent bien: ce serait plus gai au regard. Ayant veillé à ce que la maison parût dans un état de propreté parfaite, elle vint s’asseoir près du feu, sur une chaise basse. Elle pria Jeannette de bourrer les landiers de ces fagots et de ces souches qui font des brasiers. Elle ramena sur ses épaules son fichu de laine et tendit ses mains vers la flamme. Tant-Belle se coucha près d’elle. Il y avait dans la salle un silence comme de quelqu’un qui retient son souffle et qui attend. Avant de sonner neuf coups, l’horloge fit entendre un craquement, égrena l’heure et reprit dans une paix profonde sa course réglée. Claire considérait le feu qui perçait le bois de ses vrilles et qui, de temps à autre, faisait des virgules de couleur. En ce moment, elle ne pensait à rien, étourdie. Soudain, elle entendit la voiture qui tournait dans la cour, le rire de Louise Lautier et les paroles joyeuses de Simon. Alors elle se leva, vint sur le seuil, pleine de ce courage qui avait porté là-bas son frère le capitaine au-devant de la mort sanglante. Elle murmura des mots d’accueil et montra une figure paisible. Louise la tint embrassée, puis, se reculant, elle s’écria: --Ah! comme vous avez changé. Vous avez fait une maladie. Claire secoua la tête et regarda celle qui entrait en tenant Simon par la main, une belle femme avec le même visage brillant, les mêmes grands yeux doux et ce parfum que le vent aigre ne pouvait dissiper. Jacquier apporta des bagages et deux valises de cuir. Claire les fit déposer dans la chambre. Comme Louise étreignait Simon et le couvrait de caresses, elle dit: --Je vous laisse tous les deux un moment. Je vais servir le déjeuner. Louise et Simon mangèrent de bon appétit. Claire se tenait près d’eux, debout. Comme ils lui prêtaient peu d’attention, elle s’en alla sans bruit et resta quelque temps dans la grange. Simon ne cessait d’admirer sa mère; l’enchantement, qui l’avait déjà saisi, recommençait. Louise s’émerveilla devant le grand feu de bois et elle fit glisser son manteau sur ses épaules mi-découvertes. Elle prit Simon sur ses genoux. --Tu ne me quitteras plus. Tu verras comme tout est beau et facile, là-bas. Alors il se pencha à son oreille: --Il faudrait emmener avec nous maman Claire. Louise devint pensive: --Je le veux bien, Simon, si elle le veut elle-même... Claire rentra dans la salle: elle tenait ses mains croisées sur sa poitrine. Simon s’élança vers elle, mais elle le repoussa doucement. Louise, à présent, parlait de la vie qu’elle allait mener avec l’enfant. Ils habiteraient dans un appartement de la plaine Monceau; ils y trouveraient le confort. On avait tout prévu: éclairage, ameublement, chauffage, tentures aux couleurs choisies et jusqu’à la voiture pour les promenades. Simon vit luire, au cou de Louise, un collier dont les grains se perdaient sous le corsage. --C’est un collier de perles. Il est superbe. Il vaut bien une grande terre avec une grande maison. Regardez-le, Claire. Tout à coup elle se leva et vint dans la chambre. Elle avait à peine eu le temps d’enlever son chapeau de voyage. Elle demanda de l’eau chaude. Après une heure, elle parut dans la salle; elle avait changé de robe, et l’étoffe était coupée à souhait pour exalter la ligne admirable de ses épaules et de ses bras demi-nus. Son visage avait l’air d’une chose précieuse, vivifié par les yeux éclatants. Simon la trouvait si belle qu’il était pris de timidité. Elle l’embrassa comme pour lui montrer qu’elle n’était pas un être de féerie. Jeannette, qui n’avait pas desserré les lèvres, apprêtait le repas de midi et elle faisait un hachis pour relever une gibelotte. Louise, qui semblait offensée par ces odeurs de cuisine, se tourna vers Claire et lui demanda si elle pouvait s’entretenir avec elle. Simon resterait auprès de Jeannette. Claire fit un signe de tête et vint avec Louise dans la chambre. Louise Lautier ouvrit une de ses valises et elle en retira une robe de soie noire. --J’ai apporté cela pour vous. --La couleur est bien choisie; c’est celle que j’aime. Je vous remercie. --Je vous ai tenue au courant de ce qui arrivait, dans ma dernière lettre. J’ai hésité longtemps à me remarier; je ne pouvais, cette fois, refuser; il y va de l’avenir de Simon et du mien. Celui que je vais épouser est très riche et il m’aime beaucoup. --Et vous le connaissez depuis longtemps, dit Claire. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas parler de cela, ici, où l’âme de mon cher frère est toujours présente. Il y eut un silence où passait la rumeur des arbres battus par le vent pluvieux de ce mois des morts. Claire se tenait debout, appuyée sur la commode où était posé le portrait du capitaine Lautier. Louise voulut parler avec précipitation, tout d’un élan, puis elle pâlit, se maîtrisa: --Après-demain, je partirai avec Simon. Quand vous voudrez le voir, vous le pourrez. Je sais qu’il est plus à vous qu’à moi-même. Il y a quelque chose qui vaut plus que le sang, je le comprends à cette heure. Claire, à mi-voix, parla de l’enfant et de ces années qui avaient coulé si vite, tandis qu’elle l’élevait et ne cessait de le protéger. --Aujourd’hui, je vous rends celui qui est à vous, mais, en l’emmenant au loin, vous m’emporterez aussi. Je vous le rends, ce petit, aussi pur que le jour où je suis venue le chercher. Je ne puis pas dire tout ce qui se passe en moi, en ce moment. Et je vous aime, vous qui êtes si loin de moi, parce que vous m’avez confié le plus beau trésor de ce monde. Sans cela, je n’aurais été qu’une pauvre femme. Louise Lautier sentait que les fameuses richesses et ce qu’on appelle les plaisirs étaient choses bien fragiles. Il y avait un grand trouble dans son cœur, mais elle ne voulait pas livrer le combat. Elle éloigna en hâte cette amertume qui donne l’appétit de Dieu. Elle devint enjouée, souriante. La robe de soie noire était étendue sur le lit, comme l’image d’une sombre vanité sans corps et sans vie. Louise comprenait que Claire ne voudrait jamais la porter et elle voyait avec inquiétude la lueur étrange qui marquait les yeux de sa belle-sœur. A Paris, elle avait eu la pensée de dédommager Claire de tant de soins donnés à l’enfant. Elle glissa ses mains dans un sac de cuir gaufré, mais la liasse de billets, qu’elle voulait donner, lui brûlait maintenant les doigts. XXIV Le soir de l’arrivée de Louise, Claire Lautier prépara son lit dans une chambre qui n’était jamais habitée. Peu de temps avant sa mort, le capitaine Lautier y avait couché deux nuits, le temps d’une brève permission. Jeannette alluma du feu afin de combattre l’humidité de la saison. Claire veilla tard dans la nuit. Près d’elle, le linge et les vêtements de Simon étaient entassés. Elle les tria avec soin; il y avait des bonnets d’enfant dont elle coiffait un moment son poing fermé. Elle les approchait de ses yeux et la blancheur du berceau remontait dans son cœur, le remuait de ses balancements. Puis, c’étaient des robes courtes comme en peuvent porter de grandes poupées, maintes choses brodées, à peine usées, l’enfance étant un effleurement. Tout cela, dans le silence, prenait la couleur des jours qui ne reviendraient plus. Elle plia dans une malle d’osier les vêtements que Simon pouvait encore porter. Sous la lampe, elle fit quelques reprises. Le linge était blanc et fin, les habits sans taches, dans leurs plis. Quand elle eut tout rangé, avec les gestes lents du suprême amour, elle plaça près du couvercle les jouets que Simon avait taillés dans le bois, la charrette, les bœufs articulés, des sifflets creusés dans une branchette de châtaignier. Elle referma la malle; ses yeux se voilaient; ils n’étaient plus tournés que vers une blessure qui saignait tout au fond d’elle, dans l’ombre. Une grande force la tenait en éveil. Elle murmura, ayant prié un moment, et ne pouvant encore se coucher: --Laisseras-tu faire cela, mon frère? Que ton enfant vive près de cet homme? Écoute-moi. Tu es là. J’avais ma vie... Je l’ai donnée, mais je donnerais mon dernier soupir pour que cela n’arrivât pas. Minuit sonna. On entendait le tournoiement de la pluie sous le vent d’Ouest. Claire ouvrit la porte avec une immense espérance, et, dans le couloir, où coulait le rayon faible de la lampe, elle appela: --Mon frère, mon frère... Il lui parut qu’un souffle l’avait touchée. Elle se coucha et ne s’endormit qu’au petit jour. Quand elle s’éveilla, le vent ne s’était pas apaisé, mais il venait maintenant du Nord et il écrasait contre les vitres de la fenêtre des grêlons et une sorte de neige pourrie. Claire se leva et s’habilla en hâte. Dans la salle, Simon se chauffait près du feu et Louise apprêtait le déjeuner du matin. Elle avait revêtu une sorte de peignoir qui faisait s’écarquiller les yeux de Jacquier. Il ne put se tenir de grogner: --Les belettes ne vous mordront pas. Sans comprendre le sens de ces paroles, elle se mit à rire de si bon cœur qu’il fut gagné par cette gaieté. Elle lui avait donné dix francs pour son tabac. Il ne voulait pas les prendre, mais Simon l’avait supplié d’accepter. Il considérait Louise avec curiosité comme si un grand oiseau des fées eût pénétré par une fenêtre entr’ouverte. Il clignait de l’œil, près du lit de braises; la journée serait bonne, au coin de ce feu, et il ne fallait pas penser à faire de la besogne dehors, par ce temps. Claire, en entrant, vint la première embrasser Louise, ce qu’elle n’avait jamais fait. Elle dit: --J’ai apprêté les habits et le linge de Simon. Elle ajouta, humblement, avec le pauvre espoir de le retenir aux Ages quelques jours encore: --Il faudrait que je lui tricote un gilet bien chaud. Si vous voulez rester ici une semaine, il pourra l’emporter. Louise haussa les épaules en souriant. Elle assura que l’enfant aurait tous les vêtements qu’il désirerait. --Tout est prêt pour que je parte ce soir. Il le faut absolument. On m’attend. Claire garda le silence, puis elle dit: --On attellera donc la voiture vers sept heures et demie du soir, à la nuit. Le train qui va à Limoges part à huit heures quarante. Il fera froid, mais vous aurez des couvertures. Jacquier vous conduira. Elle regardait Simon à la dérobée; elle devinait que Louise l’avait enchanté par maints récits de la ville. Elle voyait bien qu’il était partagé entre le chagrin et la joie. Elle aurait voulu dire des paroles gentilles et sourire pour qu’il gardât une image d’elle plus aimable; mais elle prit le parti de s’isoler. Elle s’excusa en donnant pour prétexte qu’elle devait ranger du linge qui s’abîmait dans les armoires. Toute la matinée, Simon resta près de Louise; vers midi, il la quitta un moment. Que faisait Claire, là-haut, toute seule? Il était pris de curiosité. Il monta l’escalier sans bruit et, à travers les ais disjoints, il aperçut Claire qui sortait d’une petite malle ses vêtements, son linge, les pliait et les repliait. Il se tenait immobile, le souffle coupé, et il regardait ardemment cette femme si chère qui faisait ces humbles gestes où il devinait tant d’âme. Elle replaça lentement ces habits qu’il reconnaissait pour les avoir portés tel jour, en telle circonstance, et ces gilets qu’elle avait tant de fois fait chauffer devant le feu, quand il revenait de classe. Elle referma le couvercle de la malle, et, à genoux sur le plancher, elle y étendait ses bras comme pour garder le mouvement d’une protection et d’une caresse infinies. Elle tourna sa figure creusée vers la porte, comme si elle devinait la présence de Simon. Alors, au moment où il allait entrer dans la chambre, un grand mystère vint le repousser et il descendit l’escalier en étouffant le bruit de son pas. A midi, Claire parut dans la salle et Simon la regardait, tout étonné, car elle avait changé de visage. Il ne voyait pas de tristesse en ses yeux, mais une lumière de paix. Après le repas, elle dit à Louise: --J’ai fait de mon mieux pour élever votre enfant. Elle lui posa des questions sur l’histoire et la géographie qu’ils avaient étudiées ensemble. Il ne faisait guère de fautes dans les dictées et il savait compter à merveille. Louise l’interrogea; comme il répondait, en hâte, sûr de lui, elle s’écria: --Tu en sais plus long que moi. Aujourd’hui, Simon, il n’est pas besoin d’être savant, quand on a de l’argent. La vie est courte, il faut se distraire. Il y a la musique, les danses, les fleurs, les bons repas. Quand tu seras plus grand, on te trouvera un emploi où tu gagneras beaucoup sans te fatiguer. Tu prendras des leçons de danse. C’est beau de danser; on oublie les petites peines. On glisse sur un miroir où on ne voit plus que de la joie. Tout devient facile. C’est là que vivent les fées dont Claire t’a parlé. Elles ont quitté ce pays. Claire eut envie de crier: «Ne l’écoute pas, Simon. Elle te perdra avec elle!» Elle aurait voulu emporter l’enfant et s’enfuir. Une douleur extrême l’immobilisait; le cri, qui ne s’échappait pas de sa bouche, ne cessait de retentir en elle. Tout le soir, elle s’assit au coin du feu et elle répondait à peine aux questions de Louise. Jeannette apprêta le repas. La pluie tomba; le vent sifflait dans une pluie glacée. Louise et Simon mangèrent à la hâte; l’heure était avancée. Claire prit place avec eux à table et ne toucha guère aux mets qui étaient servis. Quelque chose lui dévorait le cœur en silence. Louise alla prendre son manteau de voyage. Jacquier sortit pour atteler. Il grogna: --On ne mettrait pas un chien dehors. Claire s’appuyait sur le vaisselier; elle caressait de la main le front de Simon, sans pouvoir parler. --Tu viendras avec nous, maman Claire? Il avait envie de pleurer; Louise embrassa Claire Lautier: --Si vous ne pouvez quitter les Ages, c’est nous qui viendrons vous voir au printemps, sans faute. --Je vous remercie, dit Claire. Alors Louise la considéra avec attention; pour la première fois, dans un éclair, le cœur profond de cette femme lui apparut. Elle fut prise d’une sorte d’effroi, ouvrit la porte. Jacquier avait allumé la lanterne de la voiture et rabattu la capote. Il alla chercher la malle de Simon; il la chargea à l’arrière, près des valises de cuir, et il grondait: --Pourquoi s’en va-t-il? C’est bien malheureux. Claire s’appuyait toujours sur le vaisselier; elle vit Simon et Louise monter dans la voiture qui était arrêtée près de la porte. La pluie, mêlée de glace, s’écrasait sur la pierre du seuil. Claire entendit Louise et l’enfant qui criaient: «Au revoir!» Elle voulut répondre, mais un tremblement de tout son corps l’agita et elle avait les dents serrées. La voiture tourna dans la cour et s’en alla. Jeannette, qui avait voulu embrasser une dernière fois Simon, rentra et, voyant que sa maîtresse semblait prise d’un grand froid, elle jeta des bûches dans le feu pour qu’elle vînt se chauffer. A ce moment, Claire ouvrit la porte que Jeannette avait fermée. Comme la servante la prenait par le bras en criant que c’était folie de rester là, par ce temps, elle la repoussa avec violence. Dans les demi-ténèbres, une flamme tournait devant ses yeux fixes. Elle se mit à pleurer en silence, et nul sanglot ne la secouait. Elle prêtait l’oreille, cherchant à entendre le bruit de la voiture qui s’éloignait, mais la rumeur du vent et celle de l’eau ne cessaient de gronder. Quelque temps encore elle resta ainsi, et ses regards suivaient l’enfant qui s’éloignait dans la nuit. Puis son cœur emplit toute sa poitrine, monta dans sa gorge, l’embrasa; il n’y eut plus en elle qu’un grand battement. Tout à coup elle se rua au dehors, courut dans le chemin, pleine de feu, acharnée; elle ne sentait pas la pluie glacée qui traversait ses vêtements. Une sorte de neige fondue se mêlait à la sueur qui roulait sur son visage. Comme elle atteignait le pont de Chanaud, elle tomba, se releva, reprit sa course et elle criait, haletante, dans le vent: --Simon! Simon! Maintenant la côte devenait roide; au loin, Claire aperçut la lanterne de la voiture. Ses jambes ne pouvaient plus la porter, elle fit un effort surhumain, poussa un long cri; puis elle se mit à tourner sur la route et vint s’abattre dans le fossé. Jacquier entendit ce dernier appel, et il rebroussa chemin, devinant un malheur. Jeannette arriva en hâte et elle gémissait: --Elle s’est glacé le sang! Elle promena sur la route la lueur de sa lanterne. --Ha! pleura-t-elle, venez vite, Jacquier! La pauvre, elle est là, sa figure dans les ronces, comme un Jésus sur la croix. Il laissa les rênes aux mains de Louise qui était muette de saisissement. Simon criait: --Maman Claire, elle s’est fait mal! Jacquier prit Claire à bras-le-corps et parvint à la mettre debout. Il sortait de sa poitrine un souffle rauque; elle faisait de vains efforts pour parler. Jeannette maintenait le mulet par la bride. Louise et Simon descendirent de la voiture. Jacquier, à grand’peine, hissa Claire sous la capote et l’entoura de couvertures. --Il faut revenir aux Ages, dit Louise. Elle conduisait par la main Simon qui pleurait. Le vent soufflait avec âpreté et l’on pouvait voir la route qui tournait dans une vapeur cendrée. Jeannette et Jacquier se taisaient; l’attelage allait bon pas, et, parfois, on entendait Claire qui claquait des dents. --Il faut se hâter, s’écria Louise. Il semblait que ce retour ne s’achèverait jamais. Simon demanda, suffoqué de grand chagrin: --Maman Claire, parle-moi. Un murmure lui répondit: --Ce n’est rien, petit. Là-haut je me réchaufferai. Pluie et neige avaient cessé. Dans le silence, des arbres tressaillaient, faisant pleuvoir une brusque averse sur les feuilles mortes, un bruit étrange de fantômes qui s’ébrouaient. L’attelage atteignit le sommet de la vallée, entra dans la cour. Précipitamment Louise et Jacquier aidèrent Claire à descendre de la voiture. La porte s’ouvrit et le feu de la cheminée les éclaira. Alors, à la lumière de la lampe que la servante élevait, Claire montra sa figure maculée de boue et de sang. Elle regardait avec des yeux qui brûlaient. Elle serrait les dents pour les empêcher de claquer, et des muscles bougeaient dans ses joues creuses. Jeannette vint la laver, elle se laissa faire comme une enfant. En hâte on la changea de linge, pendant que Louise et Simon apprêtaient le lit, dont on bassina les draps. Quand elle fut couchée, son visage s’empourpra. Elle demanda des oreillers, elle étouffait; ses regards devenaient fixes. Puis elle ferma les paupières et sembla dormir. Louise s’assit près d’elle; à voix basse, elle tâchait de consoler Simon en lui assurant que demain Claire serait guérie. Elle lui demanda d’être bien sage; ce soir, il coucherait dans un des lits de la salle. Elle resta seule près de Claire, qui respirait avec peine. Jacquier, ayant dételé le mulet, vint dans la chambre; il pencha un moment sa tête lourde sur sa maîtresse: --Pauvre, grondait-il, ça devait arriver. Je le savais bien... Pauvre, elle a tout donné, elle n’a plus rien, pauvre! Jeannette apporta un bol de tisane très chaude mêlée de rhum; elle appela Claire doucement, mais elle ne put faire couler une goutte de liquide entre les dents serrées. --Attendons, dit-elle. Faut la laisser reposer. --Je resterai ici pour veiller, dit Louise. Je ne la quitterai pas qu’elle ne soit guérie. Jeannette, occupez-vous de Simon. Elle prononça ces mots avec tant de force secrète que Jacquier et Jeannette s’en allèrent. Elle demeura seule, accoudée. Il n’y avait plus dans la chambre que les reflets du foyer. Sur la commode, au milieu des ombres, Louise considéra le portrait du capitaine Lautier. Une sorte de voile se déchirait en elle, sans bruit. Dans le silence, elle frissonna; un poids nouveau pesait sur elle, et elle se souvenait. Claire s’agita; parfois une toux la secouait; elle se plaignait faiblement. Louise, qui avait approché du feu la tisane, se leva et la versa dans un bol qu’elle présenta aux lèvres violacées et sèches. Le délire saisit Claire Lautier. --Que le petit n’approche pas de cet homme... Ce serait crime... Louise, il faut bien ouvrir les yeux... Moi, je ne compte pas, mais l’enfant... Veillez-y. Il ne sait pas, lui. Mon frère qui était si grand... Il y avait autre chose qu’une balle dans son pauvre corps... Personne ne l’a su que lui... et moi... Ces mots, hachés par la fièvre, frappaient Louise. En elle le cœur se fondait et se renouvelait en des profondeurs. Elle s’approcha du feu, elle tremblait, et ce n’était pas de froid. Elle se retournait et voyait, enfouie dans les oreillers, la figure brûlante de Claire. Peu à peu, des sueurs y coulèrent, comme si elles naissaient du front et des cheveux gris. Louise vint de nouveau s’asseoir au chevet. Elle essuyait de temps à autre, avec une grande douceur, les traits tirés, ravagés. Elle aurait voulu l’appeler, comme Simon: --Maman Claire... Un grand silence était en elle, une attente mystérieuse. Avant le lever du jour, elle réveilla Jeannette; Jacquier était déjà debout. Elle lui demanda d’aller en hâte à Bonnal chercher le médecin. Il courut atteler le mulet et il partit dans la nuit. Elle reprit sa veille au chevet du lit. Au bout d’une heure environ elle entendit arriver une automobile. M. Vardier entra; Louise l’introduisit dans la chambre. Ayant examiné Claire qui était sans connaissance, dans le feu d’une fièvre dévorante, il ne cacha pas son inquiétude. Il était en présence d’une pneumonie double. Il donna lui-même les premiers soins. Il avait apporté des ventouses et les remèdes habituels. --Voyez-vous, dit-il à Louise, Mlle Lautier était depuis longtemps minée par une sorte d’anémie. Ce mal, qui est grave, d’autres plus fortes pourraient le surmonter. Il ne cacha pas sa tristesse. Il fit quelques recommandations, puis il s’en alla en disant: --Elle est en danger. Vous pouvez prévenir M. l’abbé Remier. Je reviendrai dans l’après-midi. Le jour se levait sur la vallée. XXV Les volets de la fenêtre restèrent fermés. Claire gardait les yeux clos, sa respiration devenait plus rauque, mais elle ne se plaignait pas. Dans la lueur de la veilleuse et du feu, Louise n’avait pas quitté le chevet. Il lui semblait qu’elle vivait dans un autre monde. De temps à autre, elle versait entre les lèvres de Claire une cuillerée de potion, avec la pensée d’accomplir des gestes inutiles. La fièvre ne tombait pas; elle s’éteindrait dans le cœur qui allait s’immobiliser. Jacquier entra, ayant enlevé ses sabots, de peur de faire du bruit. Il se tint devant le lit, les mains croisées, la tête basse. Tout faisait silence. On aurait dit que la maison s’arrêtait de vivre et qu’une chose immense était en marche. Jeannette porta à Louise un bol de bouillon, car elle n’avait rien mangé depuis la veille. Puis Simon ouvrit doucement la porte et parut, tremblant. Louise lui fit signe d’approcher. Il était saisi d’un étonnement terrible. Il regardait maman Claire; il la reconnaissait à peine, tant sa figure était empourprée, avec une bouche rentrée, des yeux pleins d’ombre dont il voyait bouger le globe sous les paupières fermées. Louise demanda à Jeannette d’éloigner l’enfant: --Elle se repose, Simon. Tu reviendras quand elle ira mieux. Il s’en alla, et, le cœur trop gros, il ne pouvait pas pleurer. Jacquier sortit à son tour; il dénoua ses doigts pesants, et leva les bras dans un souffle de vieille peur paysanne. Vers midi, M. Vardier revint. Ayant ausculté la malade, il vit bien que la pneumonie était infectieuse. Quelques degrés de fièvre encore, et tout serait fini. Il s’en alla sans pouvoir prononcer une parole d’espérance. Dans la soirée, Louise et Jeannette préparèrent la table où reposeraient les saintes huiles. Claire avait ouvert les yeux; elle demanda que l’on amenât Simon à son chevet. Il vint sans retard; elle tira des draps ses mains en feu et l’enfant lui donna les siennes. Quelque temps, ils restèrent ainsi, et Simon sentait qu’une grande ardeur courait en lui. Il n’avait pas la force de parler, mais il regardait Claire avec tout l’amour que pouvaient tenir ses yeux purs. Elle s’était tournée vers lui, et elle versait sur sa tête la suprême lumière de ses regards. Ses lèvres s’agitèrent; on ne percevait qu’un murmure que couvrait un souffle haletant. Louise se pencha vers elle; elle entendit ces mots étouffés: --Laissez cet homme. Vous avez ce petit... Je vous le remets... Les Ages seront à vous... Vous y resterez... Alors Louise, avec force, pour qu’elle emportât dans l’infini ses paroles: --Claire Lautier, je vous le promets. Elle parut se détendre et elle referma les yeux en abandonnant les mains de l’enfant. A ce moment, l’abbé Remier entra. Jeannette et la petite servante s’agenouillèrent sur le plancher. Louise alluma deux bougies et plaça près du crucifix le portrait du capitaine Lautier. Elle se mit à genoux près de Simon. L’abbé dit les prières qui appellent la paix invincible; il fit les onctions sur les yeux dont la lumière avait formé l’aube d’un enfant et sur les bras qui tant de fois s’étaient ouverts pour découvrir le cœur sans cesse donné. Puis il se recueillit et pria. Il se releva, bénit Louise et Simon; il les voyait rapprochés par un trait que rien ne pouvait plus rompre. --Tant de souffrances ne seront point perdues, murmura-t-il. Dieu les compte. Je reviendrai ce soir pour donner le Pain de Vie à Mlle Lautier. Quand il fut parti, Louise ouvrit la commode et prit une sorte de voile sombre dont Claire aimait à couvrir sa tête; elle l’étendit sur ses cheveux. Jeannette emmena avec elle l’enfant. Il suivit docilement la bonne femme qui gémissait et mordait un coin de son tablier pour étouffer ses sanglots. Claire parut s’assoupir; son souffle devenait moins rude. Parfois elle ouvrait les yeux et se tournait vers sa belle-sœur. Louise bouleversée soupirait près d’elle: --Je ne vous quitterai plus. Elle regardait le portrait du capitaine Lautier et elle découvrait confusément l’abîme de son péché; elle tremblait en murmurant: «Mon Dieu... Mon Dieu...» Des heures passèrent. Entre les volets disjoints le jour pâlit et s’effaça. Louise étendit sur le lit un drap blanc pour recevoir Celui qui est la lumière et la vie. Jacquier avait coupé des branches de houx et de genièvre, afin de parer la chambre, selon la coutume. Vers les huit heures de relevée, la clochette de l’enfant de chœur tinta. L’abbé Remier parut à la porte. Claire appuyait ses mains jointes sur le drap et elle tendait la tête, toute brûlante de la soif de Dieu. Elle communia. Louise, à genoux, murmurait: «Seigneur, je ne suis pas digne...» Quand l’abbé eut quitté cette chambre où passait déjà le souffle mystérieux qui détache l’âme, Claire garda ses doigts unis pour la dernière prière. Louise se leva avec peine et recommanda à Jeannette d’empêcher l’enfant d’entrer dans la chambre. Elle s’agenouilla de nouveau au chevet du lit. Claire fut prise d’un sursaut; elle appela avec force, tandis que ses regards montaient: --Mon frère, mon frère... Sa bouche se détendit, un sourire l’éclaira. Et le voile de la paix éternelle glissa sur le corps où le sang allait s’arrêter. Alors Louise joignit les mains; l’âme quittait la vallée, après avoir fleuri en secret, selon l’humilité et selon l’amour. Elle étouffa ses sanglots, au chevet de la chère dépouille, près de celle qui avait sauvé son enfant et qui la sauvait elle-même. Dans la pénombre, elle regardait avec feu les mains bien-aimées, toujours vigilantes, et recevait le suprême battement du cœur. Une sorte de foudre la déchira. Elle ne pouvait se relever encore pour annoncer la funèbre nouvelle. Mais l’aurore qui ne ment pas naissait dans le silence nocturne. FIN _Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par_ _Plon-Nourrit et Cⁱᵉ, à Paris, le 18 juin 1926._ * * * * * DERNIÈRES PUBLICATIONS Germaine ACREMANT La Sarrasine, _roman_. Comte Rodolphe APPONYI Vingt-cinq ans à Paris (1844-1852). Gabriel d’AUBARÈDE Le Jeune homme puéril, _roman_. F. AUSSARESSES et H. GAUTHIER-VILLARS La Vie privée d’un prince allemand au dix-septième siècle. Jean BALDE Le Goéland, _roman_. Florence L. BARCLAY * L’Auréole brisée, _roman_. René BENJAMIN La Prodigieuse vie d’Honoré de Balzac. Georges BERNANOS Sous le soleil de Satan, _roman_. Henry BORDEAUX Les Jeux dangereux, _roman_. Adolphe BOSCHOT Chez les musiciens (3ᵉ série.) Paul BOURGET Le Danseur mondain, _roman_. Paul BOURGET--Gérard d’HOUVILLE--Henri DUVERNOIS--Pierre BENOIT. Le Roman des Quatre. Micheline et l’Amour, _roman_. Gaston CHÉRAU Le Vent du destin, _nouvelles_. Georges CLEMENCEAU Démosthène. Virginie DEMONT-BRETON Les Maisons que j’ai connues. Jehanne D’ORLIAC Anne de Beaujeu, roi de France. Jean DUFOURT Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise, _roman_. Ellen FOREST Yuki-San, _roman_. J. L. GASTON-PASTRE La Neuvième croisade, _roman_. Joseph GAUTHIER Petit Précis d’Histoire de l’ornement. II. James JOYCE Gens de Dublin, _nouvelles_. Pierre de LA GORCE La Restauration. Louis XVIII. Emile HENRIOT L’Enfant perdu, _roman_. LONGWORTH CHAMRUN Shakespeare acteur-poète. Jaime MIR Mémoires d’un condamné à mort. W. MONTGOMERY Mac GOVERN Mon Voyage secret à Lhassa. Pierre NOTHOMB Le Lion ailé, _roman_. Ferdinand OSSENDOWSKI De la présidence à la prison. Maurice PALÉOLOGUE Un grand réaliste--Cavour. Daniel PARÈGE Les Revenants. _Chroniques de l’ancienne marine._ Raymond POINCARÉ Au service de la France, _souvenirs_. _2 vol._ Carlo PRATI Papes et cardinaux dans la Rome moderne. Gaston RAGEOT La Vocation de Jean Douve, _roman_. Elissa RHAIS Le Mariage de Hanifa, _roman_. Jacques RIVIÈRE--Paul CLAUDEL Correspondance (1907-1914). SAINTE-BEUVE Mes poisons. _Cahiers intimes inédits._ Isabelle SANDY Llivia ou les Cœurs tragiques, _roman_. STEFANINI Au Pays d’Antinéa. Antone TCHÉKHOV Récit d’un inconnu, _nouvelles_. J. et J. THARAUD Notre cher Péguy. _2 vol._ Jean VIOLLIS * L’Oiseau bleu s’est endormi, _roman_. PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, 8, RUE GARANCIÈRE--33547-1-12. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRODIGE DU CŒUR *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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