Title: En avion vers le pôle nord
Author: Roald Amundsen
Contributor: J. Bjerknes
Leif Dietrichson
Hjalmar Riiser- Larsen
Fredrik Ramm
Other: Lincoln Ellsworth
Translator: Charles Rabot
Release date: February 18, 2023 [eBook #70061]
Language: French
Original publication: France: Albin Michel
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
EXPÉDITION AMUNDSEN-ELLSWORTH
par
roald amundsen
traduit du norvégien et adapté par
CHARLES RABOT
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
Comment Amundsen a-t-il été amené à entreprendre son vol audacieux au-dessus des banquises en direction du Pôle ?
Quels sont les aspects caractéristiques de ces embâcles glacés ? Quels sont les phénomènes redoutables dont ils sont le théâtre ? C’est ce qu’il importe d’expliquer pour la clarté du récit que nous offrons au public.
Après avoir conquis le Pôle Sud, le célèbre explorateur norvégien résolut de s’attaquer à l’autre pôle de la terre et pour cela d’entreprendre une dérive à travers le bassin arctique, le vaste océan situé au nord des continents, au milieu duquel passe le sommet boréal de l’axe de rotation du globe. Cette étendue océanique est presque entièrement recouverte d’énormes trains de glaçons, serrés, pressés les uns contre les autres, formant un obstacle insurmontable à la marche des navires. Ces masses flottantes ne demeurent pas immobiles ; dans l’immense secteur compris entre le détroit de Bering et le Groenland en passant par le Spitzberg, sous la poussée d’un courant marin, elles glissent lentement vers le nord-ouest, en direction du Pôle, puis, après être parvenues dans les parages de ce point mathématique, descendent vers le sud-ouest, le long de la côte orientale du Groenland, pour venir finalement fondre dans l’Atlantique autour de Terre-Neuve.
Ce sera l’éternel honneur de Nansen d’avoir eu l’intuition géniale d’utiliser ce remarquable déplacement des eaux pour pénétrer au cœur du bassin arctique. Monté sur le fameux Farm, il se fit prendre, à l’ouest des îles de la Nouvelle Sibérie, dans la grande banquise polaire ; entraîné ensuite par le courant avec ces glaces, il arriva à 421 kilomètres du Pôle, un record sensationnel pour l’époque.
Afin de parvenir plus au nord que son illustre compatriote, Amundsen reprit son programme, mais en le modifiant considérablement. Si, pensait-il, son devancier n’avait pas touché le but suprême, c’est qu’il avait dérivé avec la partie périphérique de la banquise, laquelle de toute évidence doit en passer fort loin. En conséquence le vainqueur du Pôle austral décida d’entrer dans les glaces au nord du détroit de Bering, c’est-à-dire plus à l’est que ne l’avait fait Nansen, afin d’atteindre la zone médiane du courant propulseur. Par cette manœuvre il espérait arriver à proximité du Pôle Nord.
Donc, au début de l’été 1918 Amundsen appareillait à destination du détroit de Bering sur un bateau construit en vue de résister aux plus rudes épreuves de la navigation arctique, le Maud. A celle époque, quoique en décroissance, la guerre sous-marine était encore redoutable ; dans la pensée de soustraire son expédition aux dangers d’une attaque, l’explorateur norvégien décida de gagner le futur théâtre de ses opérations à l’extrémité nord-est de l’Asie, en longeant la côte septentrionale de l’ancien monde, à travers l’océan polaire de Sibérie.
Cette navigation ne fut pour Amundsen qu’une longue suite de cruels mécomptes. Deux mois seulement après son départ, il est bloqué par les glaces et obligé d’hiverner dans une baie voisine du cap Tchéliouskine, la pointe suprême du continent asiatique vers le nord. L’année suivante, en 1919, les banquises sont encore plus épaisses que pendant la campagne précédente, et, après quelques jours seulement de navigation, les Norvégiens sont contraints à un nouvel hivernage dans une île de la côte sibérienne. Depuis deux ans ils luttent contre l’âpre nature arctique, sans avoir réussi à atteindre le point de départ de la dérive projetée, mais leur chef n’en demeure pas moins inébranlable dans sa résolution. Au commencement de l’été 1920, à peine est-il libéré de sa prison de glace, qu’il va se ravitailler à Nome, sur la côte de l’Alaska, puis reprend aussitôt la route du nord pour essayer de parvenir dans la zone du courant portant vers le Pôle. Vain espoir ! Cette troisième tentative échoue comme les précédentes. Amundsen se trouve arrêté par la banquise sur la côte de Sibérie, et cela avant d’avoir pu sortir complètement du détroit de Bering ; de nouveau le voici condamné à un long et pénible hivernage.
La fortune semble vouloir faire expier au grand explorateur les faveurs dont elle l’avait comblé jusque-là. Mais aucun coup du sort ne peut vaincre sa volonté. Dès qu’en 1921 les glaces lui rendent la liberté de manœuvre, Amundsen gagne Seattle, le grand port américain de la côte du Pacifique, pour réparer son navire avarié et l’année suivante il repart pour un quatrième assaut.
Cette fois l’explorateur a conçu une manœuvre à double action. Tandis que son bateau cherchera à entrer au nord-ouest du détroit de Bering dans la banquise mouvante, il s’installera, lui, sur la côte nord de l’Alaska, avec un avion et un pilote, pour de là essayer de gagner le Pôle par la voie des airs. La première partie de son programme réussit : son navire commence sa dérive si longtemps attendue ; par contre, son audacieuse tentative aérienne échoue. Amundsen n’abandonne pas la partie pour cela ; il rentre en Europe pour organiser une nouvelle campagne d’aviation vers l’extrême nord, en prenant le Spitzberg comme point de départ.
En juin 1924 l’expédition est complètement montée, les appareils prêts à prendre leur vol, mais avant de les laisser s’envoler, le constructeur exige leur paiement comptant. Or, la caisse de la mission, privée de concours qui lui avaient été promis, est vide. Pour la cinquième fois les événements tournent contre le célèbre Norvégien. A la réalisation de son rêve, il a sacrifié tout son avoir ; pour payer les dettes de son expédition, il est forcé de demander la liquidation judiciaire de ses biens, il est vaincu, il est ruiné. Néanmoins il garde sa foi dans le succès final, et, soutenu par son énergie inflexible, qu’aucun revers ne peut entamer, à la fin de 1924 il part pour les Etats-Unis, dans la pensée d’y trouver des subsides pour une nouvelle campagne. Le hasard, le dieu des voyageurs, le servit en le mettant en relation avec un jeune Américain, Mr Lincoln Ellsworth, épris d’aventures. Grâce à son concours, et à celui de la Société de Navigation aérienne de Norvège, les fonds nécessaires à un nouveau voyage furent réunis ; après sept longues années de défaites répétées, le succès revenait enfin à Amundsen. Sa volonté avait fait plier l’adversité. Tel est le héros de l’aventure racontée dans ce livre.
Sur quel terrain s’est déroulé son voyage extraordinaire, il est nécessaire de l’indiquer dès à présent pour permettre au lecteur de se rendre compte des péripéties émouvantes de ce nouveau drame polaire.
Personne n’ignore que, tandis que le Pôle Sud est situé sur un immense continent glacé, le Pôle Nord se rencontre au milieu d’un vaste océan rempli d’épaisses banquises, occupant toute la calotte arctique du globe. Loin de former une nappe d’un seul tenant et parfaitement unie comme la glace qui recouvre en hiver les lacs, ces banquises sont, au contraire, morcelées et accidentées d’innombrables saillies. Leurs fragments, les « champs », pour employer l’expression technique, possèdent des dimensions fort variables ; tantôt ils atteignent une étendue de plusieurs kilomètres, tantôt ils ne dépassent pas plusieurs centaines de mètres, et même souvent beaucoup moins. Sous l’impulsion des courants marins, des marées, des vents, ces radeaux de glace sont animés d’un mouvement de dérive constant. Une tempête vient-elle à s’élever, ils se pressent et se heurtent avec une violence indescriptible. Dans des collisions terrifiantes, les glaçons chevauchent les uns par-dessus les autres, se brisent, en même temps soulevés par des poussées formidables, leurs débris s’empilent en crêtes et en monticules[1]. Ces reliefs peuvent atteindre une hauteur de 8 à 10 mètres et se suivent en longues chaînes rapprochées[2]. La banquise de l’extrême Nord devient ainsi un chaos de saillies de glace ; représentez-vous une mer folle, gonflée d’énormes vagues qu’un froid intense aurait subitement solidifiée. Cette surface frigide, jamais elle ne demeure calme. Quand les « champs » ne se dressent pas les uns contre les autres, ils se disloquent brutalement. Le grand désert blanc semble-t-il figé dans l’immobilité, tout à coup un fracas rompt le silence qui l’emplit. Une crevasse s’ouvre au milieu d’un champ de glace ; à vue d’œil, ses lèvres s’écartent, mues par des forces mystérieuses ; bientôt un canal se forme ; à son tour il s’agrandit et, à la place de l’amas de blocs préexistants, naît une nappe d’eau, large de centaines de mètres et longue de plusieurs kilomètres. Puis, un beau jour, sans cause apparente, ses rives mobiles se rapprochent et finalement se rejoignent en s’écrasant. Aussi brusquement qu’il est né, le lac disparaît.
[1] Dans le vocabulaire arctique ces accumulations de glaçons portent le nom de Toross, un vocable russe. L’emploi de ce terme technique, peu familier, nous paraissant devoir nuire à la clarté du récit, nous l’avons remplacé par l’expression plus descriptive de crête ou de chaîne de monticules.
[2] La région survolée par Amundsen ne renferme pas d’icebergs, c’est-à-dire de montagnes de glace pouvant atteindre 50, 60 et même parfois 100 mètres au-dessus de la mer. Ces énormes blocs, détachés du front de très vastes glaciers, ne se rencontrent dans l’hémisphère nord, en abondance et avec de grandes dimensions, qu’autour du Groenland, d’où ils descendent au sud, pour terminer leur carrière sur les bancs de Terre-Neuve. Près la côte nord-est du Spitzberg et aux approches de la terre Nicolas II, dans l’océan Glacial de Sibérie, on trouve également parfois des icebergs, mais en nombre restreint et de petite taille. Dans tout le reste du bassin arctique les glaçons de cette catégorie font défaut.
Que sur une surface aussi accidentée et aussi traîtresse des aviateurs aient réussi à prendre leur envol, cela dépasse l’imagination.
Aussi bien, le récit de leur exploit présente-t-il l’intérêt d’un roman d’aventures vécu, en même temps qu’une leçon d’énergie attachante par sa simplicité et son absence de rhétorique.
Ces braves ont écrit comme ils ont agi.
Charles Rabot.
La Halinière en Martigné-Ferchaud, le 29 septembre 1925.
A
MESDAMES
KIRSTEN RIISER-LARSEN
ET GUNVOR DIETRICHSON
CES DEUX NOBLES REPRÉSENTANTES
DES VERTUS DE LA FEMME NORVÉGIENNE
CE LIVRE
EST RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉ.
ROALD AMUNDSEN.
A travers les airs du Spitzberg aux approches du pôle
L’Odyssée du N-25. — La lutte pour la vie sur la banquise. — Le retour au Spitzberg.
PAR
Roald AMUNDSEN
Une première expérience mouvementée. — Le début de l’aviation dans le domaine polaire. — J.-Lincoln Ellsworth, mécène de l’expédition. — La campagne de 1925. — Mes collaborateurs. — Mon programme d’exploration pour 1926.
Le jour où les frères Wright accomplirent leur premier vol inaugure une ère nouvelle dans l’histoire de la civilisation. Dès lors, des possibilités d’un intérêt considérable s’ouvraient à l’homme ; des temps nouveaux s’annonçaient dans tous les domaines, même dans celui si particulier de l’exploration polaire.
Jusque-là, pour pénétrer à travers les banquises de l’océan Arctique en direction du Pôle, deux moyens de locomotion avaient été employés, le navire et le traîneau tiré par des chiens. L’un et l’autre étaient demeurés impuissants devant les obstacles accumulés sur leurs routes. La plupart des bateaux engagés dans la lutte avaient été broyés par les glaces, tandis que les audacieux qui s’étaient aventurés à pied avec des traîneaux chargés de vivres, sur le plancher mouvant de la banquise, avaient toujours dû s’arrêter loin du but, vaincus par les privations et par le froid. Dans ces luttes contre les éléments, quel courage, quelle endurance ces vaillants pionniers ont déployés ! Sans contredit, il n’est pas de plus bel exemple d’abnégation et d’esprit de sacrifice que celui donné par les assaillants du Pôle Nord. Et voici tout à coup qu’une invention merveilleuse semble devoir fournir le moyen de triompher de tous les obstacles qui, jusqu’ici, ont arrêté l’homme dans cette marche à l’Etoile. Un vol de quelques heures et la victoire sera acquise.
L’exploit de Blériot fut pour moi le trait de lumière. Immédiatement, je compris que le temps était proche où l’air deviendrait la voie de pénétration dans le monde polaire ; en imagination, j’entrevis l’avion franchissant avec aisance les immensités blanches qui, jusque-là, avaient arrêté navires et traîneaux. Dans mon rêve, j’envisageais l’océan glacé au milieu duquel se rencontre le Pôle Nord et qu’enveloppe encore presque entièrement un voile de mystère. Si Nansen, le duc des Abruzzes, Peary ont accompli des trouées dans cette vaste solitude frigide, combien immense cependant demeure le domaine de l’inconnu. En poursuivre l’exploration avec les moyens employés jusqu’ici exigerait des années et des années, peut-être sans arriver à un résultat complet. Au contraire, avec un avion… Dès lors, cette idée s’imposa à mon esprit et sa réalisation devint ma grande préoccupation.
Dès 1909, lorsque je me préparais à entreprendre une dérive à travers le bassin arctique, dans le genre de celle effectuée par Nansen en 1893-1896, j’eus, avec un des meilleurs pilotes de l’époque, un entretien sur les possibilités d’emploi de l’aéroplane dans la zone polaire. Mon interlocuteur se déclara prêt à tenter la chance avec moi. Seules des raisons financières me forcèrent à renoncer à ce concours. Je ne le regrette ni pour l’un ni pour l’autre, étant donné l’état de l’aviation à cette époque. Si je rappelle ici cette conversation, c’est uniquement pour prouver que mon projet de survoler l’océan Glacial est ancien, que, par suite, je ne me suis pas approprié les idées des autres, ainsi que j’en ai été accusé. Un grief aussi enfantin, je ne l’aurais certes pas relevé, si souvent la médisance ne trouvait un trop facile accueil.
En 1914, j’achetai mon premier aéroplane, un Farman monté sur ski, dans le dessein de m’en servir pour des reconnaissances autour de mon navire pendant sa dérive à travers le bassin arctique. Dans ma pensée, cet appareil rendrait des services considérables en me permettant d’embrasser d’un seul coup d’œil de très vastes espaces. Me fiant à mon expérience des régions polaires, je ne mettais pas alors en doute la possibilité de rencontrer au milieu de la banquise des espaces suffisamment plans pour les envols et les atterrissages.
Depuis, j’ai appris que sur l’état du terrain explorateurs et aviateurs ont des opinions complètement différentes, qu’un champ de glace que les premiers considèrent comme remarquablement uni est jugé hérissé de saillies par les seconds. Ce premier appareil je n’eus pas l’occasion de l’employer.
Sur ces entrefaites, la déclaration de guerre entraîna la remise de mon expédition. Dans cette circonstance comme dans plusieurs autres, l’obstacle qui me contraignit à m’arrêter devint plus tard la source du succès. Pendant les quatre années que dura la conflagration mondiale, l’aviation réalisa d’énormes progrès. Durant cette période, l’enfant né en 1908 grandit rapidement et apprit à marcher seul.
En 1921, en Amérique, le record de la durée du vol fut porté à vingt-sept heures. L’appareil employé était un monoplan Junker. Fabriqué entièrement en duralumin, ni le froid, ni la chaleur, ni la neige, ni la pluie ne pouvaient lui causer de dommages. Il répondait donc complètement aux exigences de l’exploration polaire. Je me trouvais alors à Seattle, sur les bords du Pacifique, occupé à remettre en état mon navire, le Maud, en vue d’une nouvelle campagne dans l’Arctique. Dès que je connus l’exploit accompli par le Junker, ma résolution fut prise ; à n’importe quel prix, je devais m’en procurer un. Avec cet appareil l’impossible pouvait devenir une réalité ; la porte sur le grand inconnu blanc allait s’ouvrir d’un coup, me semblait-il. Hélas ! encore une fois mes espoirs furent déçus : pendant quelques années encore la porte devait demeurer close.
Donc, j’acquis un Junker, et, pour le piloter, fis choix du lieutenant de vaisseau Omdal, de la marine norvégienne. Afin d’apprendre à connaître notre appareil, nous décidâmes d’effectuer, par la voie des airs, le trajet de New-York, où sont installés les établissements Junker, à Seattle, en d’autres termes de traverser les Etats-Unis dans toute leur largeur. Le voyage faillit avoir une issue tragique. Au-dessus de la ville de Marion, en Pensylvanie, une panne de moteur nous obligea à une descente piquée. De l’aventure nous sortîmes indemnes, mais l’appareil fut brisé. L’usine m’en ayant expédié un second par chemin de fer, je pus l’embarquer sur le Maud, ainsi qu’un petit avion de reconnaissance que m’avait remis la célèbre firme américaine Curtiss.
Une fois arrivée sur la côte nord de l’Alaska, l’expédition se partagea en deux groupes. Le Maud fit route dans le nord-ouest pour commencer sa dérive à travers le bassin arctique ; il emmenait le Curtiss destiné à effectuer des raids de rayon limité autour du bateau.
Le Maud se trouvait ainsi outillé à la fois pour l’exploration de l’océan et pour celle de l’atmosphère. Le second groupe, comprenant le lieutenant Omdal et moi, avec le Junker, s’installa sur les bords de la baie Wainwright. De là nous projetions de survoler aussi loin que possible la région inconnue s’étendant en direction du Pôle, au nord de l’Alaska.
Le mauvais temps nous ayant empêché d’accomplir ce programme pendant l’été 1922, nous hivernâmes sur cette côte, et, en mai 1923, nous nous préparâmes à partir. Le premier essai de l’appareil amena un désastre. En touchant le sol au retour, le train d’atterrissage se brisa complètement ; ne possédant aucun moyen de le réparer, nous fûmes contraints à la retraite. Telle fut l’issue de ma première tentative d’exploration aérienne.
Un sort semblable attendait le Curtiss. Il fut détruit à son second atterrissage sur la banquise, ainsi qu’un radio lancé par le Maud nous l’apprit. Les deux reconnaissances qu’il a effectuées paraissent avoir été fort brèves et n’avoir pas permis d’examiner des régions étendues. Quoi qu’il en soit, ce sont les deux premiers vols qui aient été effectués au-dessus des glaces polaires et en même temps les premières expériences révélant les énormes difficultés que présente l’emploi de l’avion dans l’Arctique. Le message relatant les sorties du Curtiss signale notamment l’impossibilité pour le pilote, quand il vole à une certaine hauteur, de se rendre compte de l’état du terrain en vue de l’atterrissage ; alors même qu’il se trouve à une faible altitude, la glace lui paraît unie, alors qu’en réalité elle est hérissée de monticules.
Après ces deux échecs, l’avenir ne me paraissait pas précisément souriant. Revenu à Seattle après ma campagne infructueuse en Alaska, je me trouvai démuni de tout ; mon avoir consistait uniquement en un aéroplane avarié dont personne ne voulait. Je ne perdis pas courage pour cela, et, sans désemparer, travaillai à me procurer un nouvel équipement. La majeure partie de 1924 s’écoula sans obtenir aucun résultat. C’est alors qu’en septembre de cette même année j’offris à la Société norvégienne de Navigation aérienne de collaborer à la mise sur pied de mon projet. Ma proposition ayant reçu un accueil enthousiaste, je convins avec cette association que, pendant qu’elle s’occuperait de recueillir des fonds en Norvège, j’irais en Amérique essayer d’en trouver de mon côté. Après avoir fait des conférences dans plusieurs villes des Etats-Unis, un matin j’étais occupé à calculer combien de temps encore je devrais me livrer à cet exercice oratoire pour réunir les capitaux nécessaires à désintéresser mes créanciers et à monter une nouvelle expédition. Pas précisément encourageant, le résultat : seulement, dans cinquante-huit ans, alors que j’aurai 110 ans, je disposerai d’une somme suffisante. L’imprévu me sauva. A la suite de mes opérations arithmétiques, j’étais plongé dans des réflexions assez tristes, lorsque, soudain, retentit un appel du téléphone. Je prends l’écouteur :
— C’est bien au capitaine Roald Amundsen que j’ai l’avantage de parler ?
— Oui.
— Ici, Lincoln Ellsworth.
C’est ainsi que j’entrai en rapport avec l’homme auquel je dois d’avoir pu mettre à exécution mon programme.
En exprimant ma gratitude à mon collaborateur et ami américain, je ne crois pas diminuer le rôle de la Société norvégienne de Navigation aérienne dans la préparation de mon entreprise ; à elle aussi toute ma reconnaissance demeure acquise pour son concours si utile. A son président, le Dr Rolf Thommesen, et à deux membres de son comité directeur, le Dr Arnold Ræstad[3] et le major Sverre[4], je dois des obligations toutes particulières. Grâce à leurs efforts énergiques, grâce également à l’appui du gouvernement norvégien, ils réussirent à assurer l’organisation matérielle de l’expédition pendant mon séjour aux Etats-Unis qui se prolongea durant tout l’hiver 1924-1925.
[3] Ancien ministre des Affaires étrangères de Norvège.
[4] Ancien attaché militaire à la Légation de Norvège à Paris.
Je confiai au lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen, de la marine nationale norvégienne, la direction des services techniques. Ayant été mon collaborateur dévoué en 1924, il était au courant de cette lourde tâche. Avec quelle satisfaction et quelle confiance en lui je lui câblais que je disposais de 85.000 dollars, subvention personnelle de James W. Ellsworth[5], et que je le priais en conséquence de commander deux aéroplanes[6].
[5] Père de M. Lincoln Ellsworth.
[6] M. James W. Ellsworth, père de M. Lincoln Ellsworth, est mort pendant le cours de l’expédition, sans avoir pu jouir du triomphe de son fils.
La réputation de Riiser-Larsen comme aviateur est si bien établie dans notre pays qu’il est oiseux de faire l’éloge de sa maîtrise. Outre ses qualités professionnelles, il en possède une bonne douzaine d’autres non moins précieuses qui le rendaient tout à fait digne du poste que je lui assignai. Pour un chef, c’est une singulière bonne fortune de pouvoir se reposer sur un tel second ; un pareil collaborateur aplanit toutes les difficultés, quelques nombreuses qu’elles soient.
Mes deux autres auxiliaires de premier plan ont été le lieutenant de vaisseau Leif Dietrichson, également de la marine nationale norvégienne, et le lieutenant-aviateur Omdal, déjà nommé. Tous deux, ayant également participé aux préparatifs de l’expédition avortée de l’an dernier, connaissaient, comme Riiser-Larsen, la besogne leur incombant. Dietrichson est, lui aussi, un pilote aussi habile qu’expérimenté ; le récit du voyage mettra en relief son courage et son esprit de décision ; donc inutile d’en dire plus long à son sujet. Omdal se distingue par une rare volonté et une énergie indomptables. Indifférent à la mauvaise fortune, il ne se courbe devant aucun échec. Après avoir été mon compagnon d’infortune dans mes deux tentatives de 1923 et 1924, on aurait pu croire qu’il eût été peu désireux de continuer à me prêter son concours. Pas du tout. Omdal ne cède jamais : « Tant que vous n’aurez pas triomphé, je resterai à vos côtés », me répondit-il un jour où je lui parlais de mes déceptions. Avec trois hommes de cette trempe, la préparation technique était en bonnes mains.
Maintenant, deux mots sur notre programme. Je me proposais de pénétrer aussi loin que possible dans la zone arctique, entre le Spitzberg et l’Alaska. Que renferme cet immense espace ? Les explorations de Nansen, du duc des Abruzzes, de Peary autorisent à penser qu’il est occupé par un océan couvert de banquises en dérive. A cet égard, toutefois, aucune certitude ; or, la science actuelle en exige ; un vol de quelques heures au-dessus de cette région aurait précisément pour résultat de fournir les précisions nécessaires. Nous n’envisagions guère la possibilité de parvenir jusqu’au Pôle même, le rayon d’action de nos appareils étant trop faible pour un aussi long voyage. D’ailleurs, je n’attachais qu’un médiocre intérêt à atteindre le sommet boréal de l’axe de rotation du globe, ayant toujours été persuadé que Peary y était déjà parvenu.
D’autre part, j’espérais, au cours du vol envisagé, exécuter des observations météorologiques intéressantes.
Enfin, l’expédition devait me permettre d’acquérir une expérience très utile au cas où j’entreprendrais plus tard le raid que je projette depuis longtemps entre le Spitzberg et l’Alaska, ou si d’autres tentaient cette aventure. Je le déclare hautement ; je souhaite ardemment que notre campagne de cette année puisse servir à des confrères. Je ne suis pas de ces explorateurs qui considèrent l’océan Glacial comme un terrain de chasse réservé à leur usage exclusif. Mon sentiment est tout différent. Dans mon opinion, plus nombreux sont les pionniers partant à la conquête de l’inconnu, plus importants seront les résultats, surtout si les attaques sont simultanées et dirigées vers le même point. La concurrence est la source du progrès. Un exemple : un aviateur fait connaître son intention de survoler de part en part le bassin arctique, en raison d’incidents imprévus, il ne peut accomplir son programme. Est-ce que, tant qu’il vivra, d’autres n’auront pas le droit d’essayer de le réaliser ? Pareille prétention me paraît absurde en même temps que peu conforme à l’esprit sportif qui doit régner en pareille matière. « Qui arrive le premier au moulin moud le premier », dit un vieux proverbe norvégien.
Pendant l’été 1926, je me propose de traverser le bassin arctique, du Spitzberg à l’Alaska, par la voie des airs. Ce projet, je l’annonce, non pas pour me réserver l’exclusivité de son exécution, mais, au contraire, dans l’espoir que d’autres seront tentés de suivre mon exemple. Les enseignements que j’ai recueillis en 1925, je les mets avec plaisir à leur disposition. Dans un radio expédié en septembre 1924 par le Maud, captif dans la banquise, le Dr Sverdrup explique que, d’après les observations de marée très nombreuses qu’il a effectuées pendant ses campagnes dans l’océan Glacial de Sibérie, il ne croit guère à l’existence d’une terre au nord de l’Alaska. Ma confiance en ce collaborateur est très grande ; je le considère comme un excellent observateur et un esprit critique fort avisé. Il n’en reste pas moins que son opinion repose uniquement sur des raisonnements. Or, en géographie, seule la vision d’un pays donne la certitude.
Le nouveau raid que je prépare ne sera donc pas dépourvu d’intérêt scientifique[7].
[7] Ce voyage sera exécuté non plus en avion, mais en dirigeable. A cet effet, Amundsen a acquis un semi-rigide en service dans la marine italienne. Le départ sera pris au Spitzberg, sur les bords de la baie du Roi, où un hangar va être construit pour permettre à l’aéronef d’attendre en sécurité des circonstances atmosphériques favorables. (Note du traducteur.)
Une traversée délicate. — Arrivée à la baie du Roi. — L’hiver au printemps. — Le débarquement des avions. — Installation et occupations à Ny Aalesund. — Le mauvais temps nous oblige à reculer le départ. — L’envol.
Le 9 avril, tous les préparatifs, — oh ! combien longs et divers, — sont enfin terminés ; à cinq heures du matin, nous appareillons de Tromsö à destination du Spitzberg.
Comme centre d’opérations dans cet archipel, j’ai choisi, sur sa côte occidentale, la rive sud de la King’s bay ou baie du Roi.
Il existe là un village, Ny Aalesund[8] autour d’un charbonnage ouvert, il y a quelques années, par une compagnie norvégienne. Nous y trouverons des ressources pour le logement de l’expédition comme pour le montage des appareils ; ajoutez à ces avantages que l’établissement en question possède un poste de T. S. F.[9] et qu’il est situé à proximité de la pleine mer et de la côte nord du Spitzberg, d’où nous nous enfoncerons dans le mystérieux désert blanc.
[8] Le nouvel Aalesund. Ce nom a été donné à la cité ouvrière construite autour de la mine de la baie du Roi par ses fondateurs qui appartenaient au commerce de la ville d’Aalesund, en Norvège.
[9] Ce poste communique avec le réseau européen par l’intermédiaire de la Centrale de T. S. F. au Spitzberg, situé plus au sud sur les bords du Green Harbour dans l’Isfjord. (N. du trad.)
Notre expédition compte deux bateaux : le Hobby chargé des deux avions, et le transport de la marine royale Farm commandé par le capitaine Hagerup, mis à ma disposition par le gouvernement norvégien. A bord du premier, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, le photographe Berge et le mécanicien des Rolls-Royce, Green, ont pris passage, tandis que j’ai embarqué sur le second avec Lincoln Ellsworth, le docteur Matheson, M. Schulte-Frohlinde, directeur des établissements d’aviation de Marina di Pisa, ses deux mécaniciens Feucht et Zinsmayer, les journalistes Ramm et Wharton, les météorologistes Bjerkenes et Calwagen, le lieutenant Horgen[10], le voilier Rönne, mon camarade de l’expédition au Pôle Sud, le pharmacien Zapffe, le radiotélégraphiste Devold, enfin Olsen, le cuisinier de la troupe.
[10] Aviateur de complément.
La traversée de la côte nord de Norvège au Spitzberg éveille en nous une certaine inquiétude.
Le Farm est un excellent bateau…, mais pour une navigation d’été et en mer libre. Or, en avril, dans l’océan Arctique, les tempêtes sont fréquentes et les glaces parfois copieuses. Le Hobby est plus apte à affronter les mers du Nord ; dans des circonstances ordinaires il étalerait le gros temps aussi bien qu’un autre, mais surchargé dans les hauts par les énormes caisses d’avions qui ont été installées sur son pont, il ne se trouve guère en état de tenir le coup. Dans tous les ports où il a relâché, les marins ont été unanimes à prédire sa perte à la première tempête ; je ne suis pas loin de partager leur opinion. Lorsque nous quittons Tromsö, le Hobby, avec son entassement de colis de taille extraordinaire, a complètement perdu l’aspect d’un bateau ; on dirait une pile de caisses gigantesques flottant à la surface de la mer.
Ordre est donné aux deux navires de naviguer de conserve, afin de pouvoir se prêter assistance en cas de besoin. Au large la vue d’un camarade donne une impression de sécurité et de confiance.
Au départ de Tromsö, nuit noire et pluvieuse. En sortant du Skaarö Sund[11], d’épaisses giboulées de neige nous accueillent ; une tempête d’ouest est annoncée par les météorologistes. Dans ces conditions, le capitaine Hagerup et moi décidons de virer de bord et d’aller attendre une embellie dans le canal que nous venons de quitter.
[11] Sund, détroit. Le Skaarösund est un des canaux conduisant de Tromsö à l’océan Glacial. (Note du traducteur.)
Nous prescrivons au Hobby de nous suivre ; juste à ce moment il disparaît derrière un tourbillon de neige.
A 11 h. 45 du matin, l’ancre est mouillée. Coups de vent et temps bouché. Notre camarade ne nous rallie pas.
A 16 heures le centre de dépression est passé ; aussitôt en route. Nous serrons de près Fuglö, explorant à la jumelle toutes les criques de l’île dans l’espoir d’y découvrir le Hobby. Point de navire ; notre conserve n’a évidemment pas vu nos signaux et a mis le cap sur l’île aux Ours.
Malgré l’amabilité du capitaine, de ses officiers et les égards de l’équipage, la traversée de Norvège au Spitzberg manqua d’agréments. Les logements étant insuffisants pour le nombre de passagers embarqués, nous nous trouvons serrés et empilés ainsi que des harengs dans un baril, suivant l’expression consacrée. Avec cela le bateau roule comme un bouchon ; par l’effet de ses bonds désordonnés les vêtements suspendus aux portemanteaux abandonnent leur état d’équilibre pour prendre un mouvement pendulaire ; du même coup les passagers perdent également leur assiette. Non, certes, ils n’ont pas le mal de mer. Depuis trente ans que je navigue, pas une seule fois je n’ai rencontré un homme ayant la franchise d’avouer cette indisposition. En pareil cas, jamais les gens ne veulent en convenir ; non, ils ne sont pas malades, ils souffrent simplement d’une migraine ou d’une crampe d’estomac.
La nuit du 9 au 10 avril fut particulièrement pénible. Nous la passâmes, Ellsworth et moi, étendus sur le parquet du carré, dans nos sacs de couchage, pendant qu’autour de nous les sièges exécutaient une sarabande désordonnée aux sons du cliquetis de la vaisselle et des ustensiles de l’office, le Jazzband des marins.
Combien chez l’homme la curiosité est journalière, j’eus l’occasion de l’observer après cette nuit agitée. Avant-hier à Tromsö, les devantures resplendissantes des boutiques nous laissaient tous indifférents ; nous passions devant ce clinquant sans y prêter aucune attention. Aujourd’hui un de nos camarades ayant ouvert sa malle sur le pont pour y prendre quelque effet, aussitôt un cercle se forme autour de lui. Notre ami sort un paquet de chocolat ; tout de suite les cous se tendent en avant dans un mouvement de curiosité. Ce paquet de chocolat, comme il est intéressant ! Passe encore, si son heureux propriétaire vous invitait à y goûter. Après cela l’homme à la malle en retire de vieux souliers. On se presse, on se bouscule pour être au premier rang et les commentaires vont leur train. Il fallut une averse de neige pour disperser la foule.
Un radio de l’île aux Ours[12] signale l’absence de glaces autour de cette terre. Nous pouvons donc nous en approcher sans crainte ; à 4 heures du matin nous rangeons de très près sa partie sud. J’ai la déception de n’y point rencontrer le Hobby. En conséquence j’envoie un message à cette station pour prier de veiller le passage de ce bateau et de nous informer de ses mouvements le cas échéant. En même temps je demande au poste de T. S. F. de la baie du Roi des renseignements sur l’état des glaces dans ce fjord.
[12] A l’île aux Ours, où une compagnie norvégienne exploite des couches de charbon, existe un poste de T. S. F. en relation avec la station installée à Ingö, île de la côte nord de Norvège, voisine d’Hammerfest. (Note du traducteur.)
Près de l’île aux Ours, brise de sud-est ; dans l’après-midi elle fraîchit. A 5 heures du soir, rencontré un champ de petites glaces ; venant alors dans l’ouest, nous réussissons promptement à le doubler.
12 avril. — Traversé un nouveau « champ » formé également de menus glaçons et de fragments de glace fondante. Le Farm n’est guère approprié à pareille navigation ; aussi le capitaine Hagerup et son pilote des glaces Ness méritent-ils les plus grands éloges pour avoir franchi cet obstacle sans accident. Un marin inexpérimenté en matière de navigation arctique aurait pu perdre son bateau au milieu de glaces plus faibles.
Toute la journée, de nouveau temps bouché. A 20 heures, une courte éclaircie nous permet de reconnaître la terre. Nous sommes par le travers du Quade Hook, le cap marquant l’entrée sud de la baie du Roi, et, bientôt nous pénétrons dans ce beau fjord. Le 13, à 2 heures, nous nous amarrons sur le bord de la glace qui recouvre ce golfe, près d’un petit vapeur, le Knut Skaaluren, arrivé il y a quelques jours. Nous voici au Spitzberg.
L’hiver dernier la baie du Roi est restée complètement libre. Il y a deux jours seulement, à la suite d’un froid de 26° sous zéro, une couche de glace s’est formée à sa surface. Tout d’abord sa présence nous sembla un contre-temps fâcheux ; n’allait-elle pas nous empêcher de venir au quai du charbonnage et de commencer aussitôt le déchargement ? L’avenir nous réserva à son sujet une surprise agréable. Cette glace contre laquelle nous pestâmes au début nous permit, en effet, d’accomplir notre envol avec succès.
A 10 heures je me rends à terre pour faire une visite aux directeurs de la mine, MM. Brandal et Knutsen, et étudier avec eux la question du logement de tout mon monde. La banquise entre notre mouillage et le quai est large de trois bons kilomètres et par endroits couverte de larges flaques d’eau ; donc promenade fort peu agréable. Une tourmente de neige obscurcissant le ciel, je ne vois pas grand’chose de Ny Aalesund.
A peine arrivé au sommet de l’échelle conduisant de la glace au quai, des mains se tendent vers moi. Ce sont les directeurs du charbonnage accourus pour me souhaiter la bienvenue. Quelle généreuse hospitalité ils nous ont offerte pendant notre séjour à la baie du Roi, et combien grande est ma gratitude à leur égard ; sans leur assistance jamais le départ n’aurait pu s’effectuer dans d’aussi bonnes conditions.
Après quelques instants d’entretien il est convenu que nos collaborateurs s’installeront comme ils pourront dans les bâtiments de la mine. Où il y a place dans le cœur, il y a place au logis, dit un de nos proverbes. Les directeurs Knutsen et Brandal sont l’un et l’autre des cœurs généreux comme il est rare d’en trouver ; aussi les abris confortables ne nous manquèrent pas chez eux.
Maintenant je n’ai plus qu’une seule préoccupation, mais combien lourde ! Qu’est devenu le Hobby ? N’a-t-il pas capoté avec son chargement d’avions, comme tant de fois on nous l’a prédit ! Si pareil accident est arrivé, ce sera de nouveau la ruine de mon projet. Je rentre à bord du Farm ; obsédé par cette pensée, je me promène de long en large sur le pont. Il est environ 17 heures ; tout à coup le lieutenant Horgen appelle mon attention sur une tache informe, tout là-bas, sur le bord de la banquise, du côté de la pleine mer. Dans son opinion cette tache pourrait bien être le navire attendu. Vite les jumelles ! Horgen a raison. Si on ne distingue pas encore le bateau, on aperçoit d’énormes caisses au-dessus de la raie blanche de la glace ; aucun doute n’est donc possible. Immédiatement grande rumeur à bord : dans toutes les parties du Farm retentit le cri : « Le Hobby arrive ! » Lentement le navire approche ; bientôt le voici à quelques encablures. Le capitaine Hagerup commande alors : « Tout l’équipage sur le pont ! » et ce sont des hurrahs prolongés, lorsque à 18 heures le Hobby s’amarre à côté de nous, à la lisière de la banquise. La première partie de notre programme est remplie. Les avions sont arrivés à bon port à la baie du Roi. Honneur à qui de droit, à nos aviateurs, au capitaine, au pilote des glaces, à tout l’équipage du vaillant navire. Ces braves ont accompli un véritable exploit en amenant ici à bon port cette « baille » flottante.
Les jours suivants, l’hiver dans toute sa rigueur : tourmentes de neige si épaisses que la vue demeure complètement masquée ; température inférieure à − 10°.
Nous nous installons à terre. Les aviateurs Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Horgen, avec Ellsworth et Ramm logent dans une excellente petite maison, Zappfe et moi dans l’habitation directoriale, le reste de mes compagnons à l’hôpital. Dans la menuiserie est organisé le mess de l’expédition à l’enseigne Speilen[13]. Là règne en maître l’ami Zappfe promu au grade d’intendant en chef. Dans cette modeste fonction son dévouement nous a rendu les plus grands services.
[13] Speilen (le Miroir), enseigne du restaurant le plus élégant d’Oslo. (Note du traducteur.)
La « jeune glace »[14] qui recouvre la baie empêche toujours les bateaux de venir à quai. Cette situation deviendrait gênante, si fatigué d’attendre la débâcle, le capitaine du Skaaluren ne s’était résolu à employer les grands moyens. Attaquant la banquise avec l’étrave de son navire comme bélier, il la brise et ouvre dans son épaisseur une large brèche dans laquelle le Farm et le Hobby s’engagent à sa suite.
[14] On donne le nom de « jeune glace » à la glace datant de moins d’un an, par opposition à celui de « vieille glace » réservée aux blocs de formation plus ancienne. (Note du traducteur.)
Le soir les trois bateaux mouillaient à proximité du quai. Pendant l’opération un vent de nord a soufflé sans répit avec une température de 13° sous zéro. Toujours l’hiver !
16 avril. — Immédiatement commence le débarquement des avions sous la direction de Riiser-Larsen. Un pénible travail ; mais les hommes du Hobby ne boudent pas à la besogne, non plus que ceux du Farm accourus leur prêter assistance. Je ne saurais trop faire l’éloge de l’équipage de ce transport ; toujours il s’est empressé de nous rendre service avec un dévouement et un entrain véritablement touchants.
Ici, près de la rive, la banquise est si épaisse qu’elle peut porter le poids de notre lourd matériel. Cette circonstance facilite singulièrement la besogne. Une fois sortis du navire, les hydravions sont déposés sur la glace, hissés ensuite sur la rive, en utilisant un slip[15] construit en glace et amenés auprès des ateliers de la mine où aura lieu le montage. Sans perdre un instant, le directeur Schulte-Frohlinde, de l’usine de Pise, avec ses deux aides, Feucht et Zinsmayer, Omdal, et Green, le mécanicien des établissements Rolls-Royce, commencent cette délicate opération. Constamment un froid âpre et de la neige ; nos collaborateurs n’en travaillent pas moins toute la journée en plein air, sans jamais proférer une plainte. En vérité, leur labeur est rude, mais ni la fatigue, ni les éléments n’ont de prise sur ces hommes de fer.
[15] Plan incliné.
De jour en jour les appareils prennent forme. Frohlinde annonce leur achèvement probable pour le 2 mai ; peu s’en fallut qu’il ne fût prêt à cette date.
Des gens qui déploient autant d’activité que les monteurs et dans des conditions également fort désagréables, ce sont les deux météorologistes chargés d’établir la prévision du temps. Sans cesse ils vont et viennent pour noter, soit la force du vent, soit la température, soit la quantité de neige tombée. Quand ils ne sont pas occupés à lire leurs instruments, ils demeurent penchés sur leur table, afin d’interpréter les observations que la T. S. F. leur transmet de toutes les parties de la zone boréale, d’Europe, de Sibérie, du Canada, de l’Alaska. A l’aide de ces communications ils dressent la carte du temps et nous fournissent l’état probable de l’atmosphère dans la zone que nous nous proposons de survoler. Si la prévision du temps est encore aujourd’hui vague et incertaine, nul doute qu’elle ne fasse des progrès et qu’un jour elle ne devienne un facteur essentiel dans la vie de l’homme. En tout cas, à l’heure actuelle, les renseignements qu’elle procure présentent déjà une telle utilité qu’aucune expédition aéronautique ne saurait s’en passer.
Egalement très affairés, le photographe Berge et le journaliste Ramm. Toute la journée le premier erre avec son appareil à la main, en quête d’une scène pittoresque ou amusante ; on le rencontre partout où quelque chose d’intéressant se passe. Berge a le don de l’ubiquité. La mission de Ramm consiste à tenir le monde au courant de nos faits et gestes. Le moindre événement survient-il, vite il le télégraphie ; ne s’en passe-t-il aucun, il télégraphie également. Son zèle d’informateur le met en conflit pour l’usage de la T. S. F. avec les météorologistes qui, eux aussi, ont besoin de faire passer continuellement des messages. Chaque spécialité réclame la priorité pour ses dépêches.
Le seul oisif de notre petite communauté est le Dr Matheson, médecin du Farm, chargé de veiller à la santé de l’expédition. Si les occasions d’exercer son art font défaut, sa présence n’en est pas moins utile en raison de la confiance qu’elle inspire. Chacun sait qu’en cas d’accident le secours se trouve à proximité.
Pour terminer cette esquisse de notre vie à Ny Aalesund et des occupations imparties aux différents membres de l’expédition, il me reste à parler de mon vieux camarade de mes explorations arctiques et antarctiques, le voilier Rönne. Depuis quinze ans qu’il m’accompagne partout, sa puissance de travail n’a pas diminué ; au contraire, à en juger par son activité actuelle, elle me semble avoir augmenté. Chaque jour il est le premier à l’ouvrage, craignant de ne pouvoir terminer à temps les commandes qu’il reçoit sans cesse. Du matin au soir il coud des mocassins, des pantalons, des tentes, des sacs de couchage ou bien fabrique des canots pliants ou des traîneaux. Rönne possède une qualité de premier ordre : c’est de penser aux détails en apparence secondaires que les autres oublient et qui, en certaines circonstances, prennent une importance capitale. A la fin de notre dernier dîner à la baie du Roi, cet excellent ami m’offrit un long couteau qu’il avait forgé avec une vieille baïonnette. Possédant déjà un très bon tollekniv[16] je me soucie peu de ce cadeau. Afin de ne pas froisser Rönne, je fais mine cependant de l’accepter avec le plus grand plaisir, bien décidé à laisser dans quelque coin cette arme encombrante. Par quel hasard la retrouvai-je dans mon sac, à mon débarquement sur la banquise ? Je l’ignore. En tout cas, ce hasard fut providentiel. Cette longue et solide lame formait un excellent couteau à glace, et c’est en grande partie grâce à elle que nous réussîmes à aplanir le glaçon sur lequel nous prîmes notre départ pour le Spitzberg.
[16] Couteau-poignard que tout Norvégien porte dans une gaine fixée à la ceinture. (Note du traducteur.)
Une fois établis à terre, nous procédons à l’organisation du mess, le « Speilen ». Son agencement ne rappelle guère celui de son homonyme fameux d’Oslo : une longue table, quatre bancs en bois, un petit gramophone en place du jazz-band traditionnel, voilà tout le matériel. Ajoutez à cela que notre salle de restaurant sert en même temps de magasin pour les approvisionnements. Si l’ameublement est dépourvu d’élégance, voire même de confort, que dire par contre de la cuisine ? Notre chef est un maître dans son art et quelques-uns de ses plats nous ont laissé des souvenirs inoubliables. Le dimanche 19 avril, l’inauguration eut lieu en grande pompe ; vingt-six convives se trouvaient réunis. Au dessert combien de toasts furent prononcés, mon journal ne le dit pas ; sur ce chapitre il est discret, comme sur le reste de la soirée.
Dans l’attente de la fin des préparatifs les jours se suivent et se ressemblent. Le plus souvent le soleil revêt des plus magnifiques colorations les vastes glaciers situés à l’extrémité supérieure de la baie ; parfois aussi la brume étend sa grisaille et fond en averses de neige. Un grand événement dans notre vie monotone est le bain de vapeur, le vendredi. La matinée est réservée aux dames de Ny Aalesund, l’après-midi aux directeurs, aux ingénieurs et aux membres de l’expédition, la journée du samedi aux mineurs. Ici le combustible ne manque pas, mais l’eau ; point d’autre moyen de s’en procurer que de faire fondre la glace.
Pendant que les monteurs travaillent sans répit, mes compagnons sont occupés au pesage des approvisionnements, à leur mise en sac et à la préparation de l’équipement.
29 avril. — Le Farm doit aller chercher le courrier à Green Harbour ; bientôt arrêté par la glace, il rentre au mouillage, sans avoir pu remplir sa mission.
Chaque jour, Ellsworth et moi allons à la station de T. S. F. comparer nos trois montres avec le signal horaire de la tour Eiffel. Lorsque le moment du départ arrivera, nous serons donc complètement renseignés sur leur marche.
4 mai. — Temps favorable, annoncent les météorologistes dans la matinée. Avec quelle ardeur on commence le branle-bas d’appareillage ! Pendant que nous nous employons à mettre les oiseaux en état de vol, les navires se préparent à aller en reconnaissance dans le Nord. Entre temps s’élève une brise aigre de nord-est ; la température glaciale qu’elle détermine empêche les mécaniciens d’achever leurs derniers travaux. Le départ est par suite remis.
5 mai. — Le Farm et le Hobby lèvent l’ancre à destination de l’île des Danois ; ils examineront si dans cette région la banquise n’offre pas un terrain favorable pour l’envol.
Le soir, 18° sous zéro. Par un froid pareil, impossible de travailler dehors.
6 mai. — Un radio du Farm annonce un temps incertain à la pointe nord-ouest du Spitzberg et conseille en conséquence de différer l’envol. Autour de l’île des Danois, son capitaine n’a trouvé aucun terrain de départ ; partout la banquise se présente accidentée de gros monticules engendrés par les collisions des « champs » de glace entre eux.
La limite de charge utile de chaque appareil, fixée par les constructeurs à 2.600 kilos, sera sensiblement dépassée. Réduits au plus strict nécessaire, les approvisionnements et le matériel de chaque avion atteindront 3.000 kilos, peut-être même plus. Les pilotes pensent qu’ils réussiront cependant à décoller en prenant leur départ sur la glace. Le directeur Schulte-Frohlinde en doute ; moi, j’ai pleine confiance dans mes deux collaborateurs ; ils ont l’habitude de ce terrain. Tous, d’ailleurs, sont d’accord pour affirmer qu’aussi lourdement chargés, les appareils ne pourraient prendre leur envol sur l’eau.
8 mai. — Dans la soirée, le Hobby rentre de sa reconnaissance dans le Nord. Là-haut, l’état des glaces est peu favorable, le temps venteux et la température très basse. Le thermomètre est descendu à 23° sous zéro pendant la croisière. Une nouvelle attente s’impose donc ; ce serait folie de partir dans de telles conditions atmosphériques.
9 mai. — L’avion N-25 fait des essais de glissade sur la glace ; ils donnent toute satisfaction.
11 mai. — Le matin, le Farm rentre à son tour au mouillage. Maintenant tout est prêt et même archiprêt ; aussitôt que les météorologistes prédiront un temps favorable, nous prendrons l’air.
… De jour en jour la température monte ; le printemps s’annonce enfin !
17 mai. — La Fête nationale en Norvège ! Dès le matin, salves ; puis, dans l’après-midi, joutes ; le soir, grand dîner.
18 mai. — Le docteur Bjerknes me prévient que le temps paraît devenir propice et que nous devons nous tenir parés pour le départ.
19 mai. — La situation atmosphérique ne répond pas encore aux desiderata des météorologistes. Quoi qu’il en soit, on fait les derniers préparatifs. Les appareils sont amenés au sommet du plan incliné en glace que nous avons aménagé pour qu’ils puissent glisser de là sur la banquise du fjord.
20 mai. — Mauvais temps local. Encore une fois l’envol est différé. Nous faisons le plein d’essence ; nous sommes donc complètement prêts.
21 mai. — Quand, au réveil, je mets le nez à la fenêtre, je me rends compte tout de suite que l’heure du départ a enfin sonné, sans avoir besoin pour cela de recevoir l’avertissement des météorologistes. Un clair soleil resplendit dans un ciel sans nuages ; une vraie journée de printemps. Une légère brise souffle sur le fjord, bref, un temps à souhait.
Le départ est fixé à 16 heures. A ce moment de la journée la position du soleil deviendra favorable pour l’emploi des compas solaires.
Inutile d’envoyer prévenir mes collaborateurs que l’envol aura lieu aujourd’hui même. Dès qu’ils ont ouvert les yeux, ils ont, comme moi, compris, à la vue du ciel, que le moment tant désiré était venu. Autour des avions, ce sont des allées et venues constantes : pilotes, observateurs, mécaniciens arrivent, portant des tas de choses, entrent dans les appareils et en ressortent les mains vides, puis reviennent bientôt avec de nouveaux colis. A chacun de ces voyages, la charge des avions augmente. Résultat : lorsque tous les bagages sont embarqués, elle atteint 3.100 kilos, 500 kilos de plus que le poids utile prévu.
Comme d’habitude, nous déjeunons au « Speilen ». Pendant le repas règne le calme le plus complet ; ni émotion ni surexcitation chez aucun de nous. Seul l’aspect habituel de la table se trouve modifié par une rangée de six thermos, contenant du chocolat pour la route. Bref, on eût dit un déjeuner pris dans les circonstances habituelles de la vie, si, à la fin, notre excellent intendant, l’ami Zappfe, ne s’était levé pour nous souhaiter le succès. Ce fut notre dernière réunion dans ce baraquement ; après quoi le restaurant fameux du Spitzberg revint à sa destination première d’atelier de menuiserie. Sic transit gloria mundi !
En quittant la chambre confortable que j’ai occupée chez le directeur de la mine, je trouve à la porte sa femme de charge. Quand je la remercie des prévenances dont elle m’a comblé, elle me tend deux paquets. « Un pour chaque équipage, c’est une petite collation pour le voyage », me dit-elle en souriant. Vingt-quatre heures plus tard, sur la banquise, nous partagions fraternellement les tartines beurrées et les œufs durs qu’ils contenaient. Si cette excellente femme avait vu combien nous fîmes honneur à ses friandises, les dernières que nous devions déguster de longtemps, si elle avait pu entendre les remerciements que nous lui adressâmes à cette occasion, combien elle eût été heureuse.
15 heures. — Nous sommes réunis près des appareils. Le directeur Frohlinde, et, Green, le mécanicien des Rolls-Royce, inspectent tout avec le plus grand soin.
16 heures. — On fait tourner les moteurs pour les échauffer ; en même temps on met en marche les compas solaires. Le moment solennel approche. Les membres de l’expédition endossent leur tenue de voyage. Pilotes et observateurs revêtent d’épais sous-vêtements en laine et par-dessus de chaudes fourrures. Pendant longtemps la question de la chaussure m’a préoccupé. Comment préserver les pieds du froid redoutable que nous ressentirons en avion, étant donné la basse température de l’air et le vent de la marche ? L’expérience de mes campagnes antérieures m’a donné la solution du problème. Souvent, au cours de mes voyages, j’ai exécuté des observations astronomiques par des froids de 50° et même 60°. En pareille circonstance, pour éviter le gel des membres inférieurs pendant les longues stations nécessitées par ces opérations, j’ai employé avec succès des mocassins esquimaux en peau de phoque, garnis de deux ou trois paires de chaussettes en fourrures, le tout inséré dans de longues bottes de toile à voile remplies de sennegress[17], de manière que les pieds fussent complètement enveloppés d’une épaisse couche de ce végétal. Pour notre voyage aérien, j’ai adopté ce genre de chaussure, à cela près que les mocassins ont été remplacés par des bottes en feutre. Le résultat fut excellent. En cours de route, plusieurs de mes camarades se plaignirent d’avoir trop chaud aux pieds. Les pilotes portent des moufles en fourrure protégeant complètement leurs mains ; quant à moi, je me servis simplement de gants en laine usagés, pendant le vol, ayant pris des notes presque tout le temps, je ne les mis pas pour ainsi dire. Devant sans cesse se déplacer entre le groupe moteur et la chambre à essence et vice versa, les mécaniciens sont plus légèrement vêtus ; avec un matelas de fourrure sur le dos, ils ne pourraient passer par l’étroite ouverture faisant communiquer ces deux compartiments.
[17] Plantes palustres de la famille des joncs employées par les Lapons en guise de chaussettes. Elles ont la vertu de tenir les pieds très chauds, par suite d’empêcher leur congélation. (Note du traducteur.)
Les costumes de route endossés, nous prenons place dans les appareils. J’embarque sur le N-25, comme observateur ; Riiser-Larsen est mon pilote et Feucht mon mécanicien. De nationalité allemande, Feucht est employé depuis plusieurs années aux établissements de Marina di Pisa, où il a acquis la réputation d’un spécialiste hors ligne. Au cours des événements qui vont suivre il a justifié pleinement la haute opinion que l’on avait de son habileté.
L’autre appareil, le N-24, a également un équipage de trois hommes ; le lieutenant Dietrichson, pilote ; Ellsworth, observateur ; le lieutenant Omdal, mécanicien.
Avant le départ, je laisse les instructions suivantes :
1o Le capitaine Hagerup, commandant du Farm, assumera la direction de la partie de l’expédition demeurée à la baie du Roi ;
2o Pendant les deux premières semaines après l’envol, période durant laquelle le retour des aviateurs par la voie des airs demeure possible, le Farm et le Hobby croiseront dans les parages de l’île des Danois, aussi longtemps que le temps demeurera clair sur la côte nord du Spitzberg. Si la visibilité devient moindre dans cette dernière région, le Hobby longera la terre vers l’Est, sans dépasser, toutefois, le Verlegen Hook ;
3o Ce laps de deux semaines écoulé, le Hobby fera route dans l’Est, le long de la côte septentrionale du Spitzberg jusqu’au cap Nord, si possible. En liaison avec le Farm, il patrouillera aussi près de la lisière de la banquise polaire que les circonstances le permettront. Il est recommandé aux deux navires de faire une veille attentive dans cette dernière direction ;
4o Du 16 au 19 juin le Farm ira nettoyer ses chaudières dans la baie du Roi ;
5o Les navires croiseront sur la côte nord pendant quatre semaines, soit jusqu’au début de la septième semaine à compter du jour de notre départ. Si le Farm est rappelé au Sud, le Hobby restera chargé de la patrouille. Une fois le délai fixé ci-dessus passé, ce navire ira embarquer le matériel laissé par nous à la baie du Roi et le transportera à Tromsö, d’où il sera réexpédié à destination par les soins de Zappfe, suivant les instructions qu’il a reçues à cet effet ;
6o Lorsque le Farm ralliera la baie du Roi pour procéder au nettoyage de ses chaudières, les membres de l’expédition qui en manifesteront le désir pourront revenir à Ny Aalesund et retourner ensuite en Norvège à la première occasion. Le lieutenant Horgen, Ramm et Berge sont exclus de cette autorisation ; ils doivent rester au Spitzberg jusqu’au départ définitif des navires.
17 h. 10. — Les moteurs sont chauds. Green hoche la tête en signe d’approbation ; son bon sourire exprime la plus entière confiance. Un dernier échange de poignées de mains et le N-25 est mis à toute vitesse ; l’appareil frémit comme un pur sang impatient.
Nous partirons les premiers. Riiser-Larsen essaiera de décoller en direction de l’embouchure du fjord et en profitant de la brise, afin d’éviter un virage à basse altitude au fond de la baie. Si cette manœuvre ne réussit pas, le cap sera mis dans le vent vers les glaciers de l’extrémité supérieure du fjord. Nous convenons que les deux appareils voleront de conserve et que tout mouvement de l’un sera immédiatement effectué par l’autre.
Glissant lentement sur le plan incliné, le N-25 atteint la banquise du fjord sur laquelle il prendra son envol. Le voyage commence. Bonne chance ! A demain ! me crie une voix. A la vitesse de 1.800 tours à la minute nous nous dirigeons vers le terrain de départ situé au milieu de la baie. Soudain, en avant, la glace s’ouvre et l’eau se répand à flots à sa surface. Immédiatement, Riiser-Larsen incline l’appareil dans l’Est, en donnant 2.000 tours. Un moment de poignante anxiété. Réussirons-nous à décoller ou devrons-nous stopper pour nous alléger ? Le pilote tient le volant du poste de commande, aussi calme que s’il déjeunait paisiblement dans sa chambre. Toutefois, à mesure que la vitesse augmente et que nous nous rapprochons du glacier, sa physionomie prend une expression de gravité particulière. Nous glissons sur la glace à une allure vertigineuse ; chaque seconde elle devient encore plus grande. Soudain, l’extraordinaire s’accomplit, l’avion décolle ! Nous volons ! Riiser-Larsen a accompli un vrai coup de maître. Une simple exclamation exprime le soulagement qu’il éprouve ; puis, tous, nous poussons de joyeuses acclamations. Après cela notre pilote reprend son calme imperturbable ; jamais plus ensuite il ne l’abandonnera.
Feucht va et vient constamment du groupe moteur à la cabine des réservoirs à essence. Sa mission consiste à tenir le pilote informé de la marche des moteurs, de la consommation de carburant. Tout fonctionne parfaitement et le mécanicien accomplit ponctuellement sa tâche.
Au cap Mitra, nous sommes déjà à une hauteur de 400 mètres. Comme d’ici tout paraît petit ! J’ai beau fouiller le ciel, je n’aperçois pas le N-24. Nous virons alors pour venir dans le Sud et voir ce qu’il advient de notre camarade. Peut-être un accident lui est-il arrivé au départ ? Peut-être la glace du fjord s’est-elle disloquée complètement sous son poids ? Peut-être la lourdeur de sa charge l’a-t-il empêché de décoller ?
… Quelque chose brille au loin… Je regarde attentivement dans cette direction. Cette tache lumineuse, ce sont les ailes du N-24 qui reluisent au soleil ! Notre camarade arrive à grande vitesse. Tout paraît en bon ordre à son bord. Au départ, son pilote a, lui aussi, accompli un magnifique exploit.
Les dernières terres du Spitzberg. — La brume. — Curieux phénomène de réfraction. — Le grand désert blanc. — Descente sur la banquise.
Aussitôt que nous avons aperçu le N-24, nous virons de nouveau pour mettre le cap droit au Nord. Les deux grands oiseaux commencent leur vol vers l’inconnu.
A ce moment, ma pensée se porte vers mes collaborateurs, pleine de reconnaissance à leur égard. Je leur dois tant ! Je suis pénétré de gratitude envers Riiser-Larsen, dont l’habileté a rendu possible le départ, envers Ellsworth qui m’a si généreusement apporté le concours de ses libéralités, bref envers tous mes compagnons. Ne m’ont-ils pas témoigné le dévouement le plus absolu et la confiance la plus complète ? Et maintenant ne risquent-ils pas leur vie avec entrain pour le succès de mon entreprise ? Désormais, grâce à eux, je ne sentirai plus le dédain méprisant qui tant de fois, durant les années de mauvaise fortune, fit courber mes épaules[18]. En admettant même que nos appareils s’abattent ici même, on ne pourra plus nier que mon expédition ne soit sérieuse et que son principe ne soit juste.
[18] Allusion aux attaques aussi violentes qu’injustes dont Amundsen fut l’objet dans son propre pays, à la suite de ses échecs répétés pour pénétrer dans le bassin arctique. (Note du traducteur.)
Nous avançons rapidement le long de la côte nord-ouest du Spitzberg, au-dessus d’une mer libre de glaces. Voici la baie de la Madeleine, la South Gat, l’île des Danois, et, après une heure de vol, l’île d’Amsterdam. Là, brusque changement de décor. Devant nous une muraille noire, la brume, l’hôte si redoutable de l’Arctique. Elle est épaisse comme de la bouillie de gruau. Ce sont d’abord de longs filaments tourbillonnant sous la poussée du vent de Nord-Est, puis une immense nappe, grise, froide, de plus en plus dense.
Prenant aussitôt de la hauteur, nous naviguons au-dessus de cette mer de nuages. Le N-24 nous suit à une moindre altitude.
Entre temps apparaît le plus bel effet de réfraction dont j’ai jamais été témoin. Sur la nuée se reflète notre avion entouré d’un halo brillant de toutes les couleurs du prisme.
Après avoir relevé le sommet de l’île d’Amsterdam, le cap est mis au Nord. Cette brume me surprend ; je ne m’attendais pas à la rencontrer si tôt, non plus que sur une aussi grande étendue. Le phénomène, loin d’être local, se manifeste sur une surface énorme. Pendant pas moins de deux bonnes heures, nous survolons ces nuages ; ils doivent donc atteindre une longueur de 200 kilomètres au minimum. De temps en temps, des trous s’ouvrent dans la grisaille ; malheureusement ils sont trop étroits pour permettre l’emploi du compteur de vitesse et du dérivomètre. A travers ces jours nous apercevons des fragments de la banquise. Jusqu’au 82° de latitude, elle est formée de glaçons de faibles dimensions séparés par des canaux ; nul doute qu’un bateau muni d’une machine quelconque ne puisse se frayer un passage à travers cette masse flottante.
Peu après 20 heures, la brume devient moins épaisse ; elle s’éclaire par en bas, quelques instants plus tard, brusquement, elle disparaît ; l’impression d’un rideau que l’on déchire, et devant nous se découvre la grande banquise polaire. D’horizon en horizon une blancheur illimitée. Les heures passent ; toujours du blanc, du blanc, toujours et partout rien que du blanc. Cette immensité immaculée, en apparence rigide, constitue une des forces aveugles les plus redoutables de la nature. Depuis des siècles, que de catastrophes elle a causées ! Que de drames se sont déroulés à sa surface ! Seuls quelques géants ont réussi à la vaincre, Nansen et Johansen, le duc des Abruzzes, Peary. Mais pour quelques victoires, combien de défaites et combien de morts ! Combien d’intrépides explorateurs, partis pleins d’ardeur et de foi dans le triomphe, ont succombé sous son étreinte mortelle ? Combien de beaux et solides navires ont coulé, broyés dans son étau irrésistible ? Nulle trace, nul vestige n’en subsiste. Toutes ses victimes demeurent ensevelies sous ce blanc éternel.
Un aviateur envisage constamment l’éventualité d’un atterrissage. A tout moment une panne de moteur peut se produire ; en pareil cas, s’il n’existe pas à proximité un terrain permettant la descente dans de bonnes conditions, la situation deviendra singulièrement périlleuse. Or, à perte de vue dans toutes les directions, pas une seule plaque propice à un atterrissage ne se découvre à la surface de la banquise. Le pack[19] polaire présente l’aspect d’une suite continue de champs entourés de hautes murettes ; les champs sont très étroits et les murettes très larges, plus larges même que les champs. Nulle part le moindre espace plan ; partout de longues chaînes de monticules et des labyrinthes de saillies rébarbatives. Parfois un petit ruisseau se découvre, mais si petit qu’on pourrait le franchir d’une enjambée. Jamais je n’ai vu un paysage aussi uniforme. Si je n’étais constamment occupé à prendre des observations et des notes, très certainement la monotonie du panorama et du vrombissement du moteur m’endormirait. Riiser-Larsen avoua plus tard s’être assoupi quelques instants ; je le crois sans peine.
[19] Banquise dans le vocabulaire technique. (Note du traducteur.)
Pendant le vol, la température moyenne a été d’environ 13° sous zéro. Tout le temps le N-24 se montre dans notre voisinage ; jamais nous ne le perdons de vue.
A plusieurs reprises j’essaie, sans succès, de prendre des hauteurs solaires. Le soleil est très visible, mais la ligne d’horizon demeure flou. Pendant notre séjour à la baie du Roi, nous avons expérimenté des sextants munis d’un horizon artificiel, des sextants à bulbe de construction américaine ; les résultats ont été si défectueux que nous avons renoncé à leur emploi. Dans ces conditions force est de me contenter de ce que la nature m’offre ; or, ce qu’elle m’offre n’est guère satisfaisant. Au loin banquise et ciel se confondent complètement.
Deux heures après avoir relevé l’île d’Amsterdam je puis mesurer notre vitesse et notre dérive. Mais que s’est-il passé, dans l’intervalle, durant le vol au-dessus de la mer de nuages ? Si la vitesse et la dérive demeurent inconnues, il devient impossible de déterminer la direction du vent ; surtout lorsque l’on marche à raison de 150 kilomètres à l’heure. Quand nous sortons de la brume, le temps est clair ; seulement dans l’Est quelques cirrus très hauts. Vers 22 heures, un rideau de stratus légers à une altitude considérable ; le soleil n’en reste pas moins parfaitement visible. Sa position et la déclinaison du compas indiquent que nous avons été notablement déportés dans l’Ouest. En conséquence, progressivement nous venons dans l’Est.
Non, je n’ai jamais vu un désert aussi absolu, une pareille absence de vie. Je m’attendais à apercevoir un ours de temps à autre, mais non, ni ours, ni phoque, ni oiseau, pas un être vivant !
Le 22, à 1 h. 15, pour la première fois, nous découvrons une nappe d’eau tant soit peu étendue, un grand étang envoyant d’étroites branches dans diverses directions, la première surface propice à une descente observée depuis que nous survolons la banquise. Notre estime nous place par environ 88° de latitude, mais par quelle longitude ? nous n’en avons pas la moindre idée. Nous avons été déportés dans l’Ouest, cela est certain ; de combien ? nous l’ignorons complètement.
Sur ces entrefaites, Feucht annonce que la moitié de la provision d’essence est consommée. Dans ces conditions nous allons essayer une descente. Mon intention est d’atterrir, d’effectuer les observations astronomiques nécessaires pour déterminer notre position ; après quoi je verrai, je déciderai au mieux des circonstances.
Il s’agit maintenant de choisir le terrain sur lequel nous allons nous poser. Un amerissage sur l’étang offre, certes, le moins de risques ; par contre, la situation pourra devenir ensuite extrêmement périlleuse. D’un moment à l’autre cet étang peut se fermer, les nappes d’eau que l’on rencontre au milieu de la banquise sont si éphémères ! Il est possible que les champs de glace entourant ce bassin viennent brusquement à se rejoindre ; l’avion sera alors écrasé avant que nous ayons réussi à le sortir de l’eau. Pour cette raison nous décidons d’atterrir sur la banquise, si nous découvrons un emplacement favorable. Afin de nous rendre compte du terrain, nous descendons en décrivant de grands orbes. Soudain, pendant cette manœuvre, le moteur arrière a de très fréquents ratés. Du coup la situation change complètement. Une descente immédiate devient nécessaire, nous nous poserons où la fortune nous conduira. Etant donné la faible hauteur à laquelle nous volons maintenant, impossible d’atteindre le grand étang. Nous allons tenter d’amerir sur l’un de ses bras.
Rempli de petits glaçons et de neige fondante, il n’est pas précisément engageant, mais nous n’avons pas le choix. C’est dans de telles circonstances que l’on se félicite d’être piloté par un homme d’un sang-froid imperturbable et à décision rapide. La moindre hésitation peut, en effet, devenir fatale. Le chenal est suffisamment large pour l’avion, mais gare les hauts monticules de glace[20] dressés sur ses rives ; nous risquons de briser nos ailes contre ces mamelons, une fois que nous aurons touché l’eau.
[20] Monceaux de blocs créés par les collisions des champs de glace les uns contre les autres. (Note du traducteur.)
Le début de l’opération a un plein succès. Nous amerissons sur la bouillie de neige et de glace, flottant à la surface du canal. Par un côté la présence de ce magma glacé est un bien, en ce qu’il amortit notre vitesse ; par contre, sur ces eaux sirupeuses en quelque sorte, l’appareil n’obéit plus aussi rapidement. Nous rasons un premier monticule sur la rive droite ; aussitôt après un second se lève de l’autre côté ; nous le frôlons presque, en soulevant un tourbillon de neige sur ses flancs ; après cela, en voici un troisième à droite, plus gros, plus dangereux que les deux premiers. Réussirons-nous à le doubler ? Simple spectateur, j’éprouve une poignante anxiété. Sur la physionomie de Riiser-Larsen, pas un muscle ne bouge ; notre pilote garde le plus admirable sang-froid… Veine ! nous franchissons sans accroc ce cap périlleux, nous avons dû passer à un millimètre de sa muraille, cela dit sans la moindre exagération. A tout instant, je m’attends à ce qu’une aile frappe un mamelon et ne soit arrachée. Très épaisse, la bouillie de neige amortit de plus en plus notre élan ; finalement nous nous arrêtons à l’extrémité du canal, le nez tout contre un gros monticule. Là encore un millimètre de plus et l’avion se brisait.
Nous sommes sauvés.
Notre premier terrassement sur la banquise. — L’avion transformé en habitation. — Un incident dramatique. — Réunion des deux équipages. — Le récit de Dietrichson. — Profondeur de l’océan Glacial. — Nouveaux travaux de terrassement et tentatives infructueuses d’envol. — Une œuvre de Titans. — Le départ.
Le bras de l’étang sur lequel nous avons ameri se termine par une petite nappe dans une enceinte de gros monticules de glace. L’avant du N-25 touche un de ces mamelons, tandis que sa queue s’allonge vers l’entrée du bassin.
Aussitôt stoppés, nous sautons « à terre » pour examiner la situation. Elle n’est pas précisément rassurante. A tout instant, poussés par les courants ou par les vents, les énormes glaçons entourant notre bassin peuvent se rapprocher et venir se souder après quelque heurt violent ; si pareille collision se produit, l’avion sera infailliblement écrasé et nous-mêmes du même coup perdus sans rémission ! Le plus tôt possible il importe donc de sortir d’ici, et pour cela de faire virer l’appareil de 180°, afin d’amener son avant dans la direction de l’issue de la nappe d’eau. Pendant des heures nous travaillons pour obtenir ce résultat ; tous nos efforts demeurent vains ; une épaisse bouillie glaciaire solidifiée autour de la coque la retient captive. Il faut donc essayer autre chose.
En attendant, déterminons notre position. A quelle distance nous trouvons-nous du Pôle ? Je prends le sextant, l’horizon artificiel et les montres. Résultat de l’observation : 87° 43′ de latitude nord et 10° 20′ de longitude ouest de Greenwich. Ainsi que je le supposais, en cours de route, nous avons dérivé dans l’Ouest.
Il est 8 heures du matin. Depuis vingt-quatre heures nous sommes debout, et pendant cette journée quel effort nous avons fourni et quels soucis nous avons éprouvés ! Ce serait peut-être le moment de nous restaurer et de prendre quelque repos. Auparavant, toutefois, nous débarquons les effets de campement, les provisions, bref, tout ce qui est essentiel à la vie, et les mettons en sûreté sur un glaçon capable de résister à des chocs violents ; si, pendant notre sommeil, la banquise entrait en convulsion, notre matériel pourrait être englouti ; dans ce cas, notre sort serait vite réglé. En second lieu, avant de faire un somme, je voudrais voir ce qu’il est advenu du N-24. Nous avons cru entendre un coup de fusil, après l’amerissage. Peut-être est-ce une illusion ? Dans ses collisions constantes la glace produit souvent des bruits semblables à la détonation d’armes à feu. Je grimpe sur le monticule le plus élevé voisin du camp : la dernière fois pendant la descente que nous avons aperçu le N-24, il volait très bas de l’autre côté de l’étang. S’il a continué dans cette direction, nos camarades se trouvent dans le Sud. Attentivement, nous explorons l’horizon à la jumelle dans toutes les directions : rien.
La bande de stratus est maintenant plus basse qu’au moment de notre arrivée. Du grésil commence à tomber. Température : environ 15° sous zéro.
Notre appareil va désormais nous servir d’habitation. La coque est divisée en cinq compartiments. Le premier, l’habitacle de l’observateur, est trop petit pour qu’on puisse y coucher ; le second, le poste du pilote, est, au contraire, suffisamment spacieux pour un ou deux hommes ; le troisième, la chambre à essence, est inhabitable. En revanche, la quatrième cabine, longue de quatre mètres, est logeable. La cinquième, à laquelle on accède par une sorte de « trou d’homme » dans la queue de l’avion, n’est qu’un étroit boyau obscur. Un homme pourrait s’y étendre si les cintres ne formaient à la surface intérieure des saillies singulièrement gênantes.
Nous prenons nos quartiers dans le no 4 ; ce sera désormais notre salle à manger, notre mess comme nous l’appelons. Aussitôt installés, nous allumons le Primus[21], et bientôt dégustons un excellent chocolat. Une douce chaleur règne dans la pièce ; tant que nous pûmes la chauffer, notre habitation fut, ma foi, fort confortable. Pour obtenir une température agréable, nous avons employé nos appareils Therm’x[22]. Les services que ces « réchauffeurs » nous ont rendus sont si grands que ce serait ingratitude de ma part de ne pas leur consacrer quelques lignes. Avec un litre d’essence, ils dégagent une chaleur très sensible pendant douze heures ; ajoutez à cela que produisant cette chaleur par catalyse, donc sans flamme, ils ne présentent aucun danger d’incendie, avantage inappréciable lorsque l’on est entouré, comme nous le sommes, de réservoirs de carburant. De plus, ces appareils sont économiques ; deux par cabine suffisaient pour entretenir une douce température dans tout notre logis. Plus tard, lorsque, pour réduire la consommation d’essence, nous dûmes renoncer à leur emploi, quel changement désagréable !
[21] Réchaud au pétrole ou à l’alcool. (Note du traducteur.)
[22] Ces appareils ont été inventés par MM. Louis Lumière, membre de l’Institut, et Jean Herck, ingénieur principal du Génie maritime.
Après le déjeuner, nous prenons possession de nos chambres. Riiser-Larsen s’allonge dans la queue de l’appareil. Comment a-t-il pu vivre quatre semaines dans ce trou noir et inégal ? Il doit certainement avoir encore les côtes bleues par leur contact prolongé avec les cintres de l’avion. Feucht occupe la salle à manger et moi l’habitacle du pilote.
Notre somme fut bref. A 10 heures nous nous réveillons. Ayant une seconde fois échoué dans nos efforts pour virer l’appareil, nous renonçons à cette manœuvre et décidons de le hisser sur la banquise, afin de le soustraire à ses attaques. A tout instant, brusquement, sans qu’un phénomène prémonitoire ne se produise, les glaces peuvent se rapprocher et écraser le N-25.
Amener l’avion sur la banquise, cela n’ira pas sans l’exécution de grands terrassements ; il sera nécessaire d’abord de raser le monticule contre lequel son avant repose, ensuite de tailler dans l’épaisseur de ce glaçon un plan incliné, un slip, sur lequel on halera l’appareil. « Mais avec quoi allons-nous effectuer ce travail ? » demande un de mes compagnons, lorsque j’eus exposé mon programme. Il a raison. Quoique réduit aux objets les plus indispensables, notre équipement dépassait de 500 kilos la charge utile de chaque hydravion. Par suite, je n’ai pas emporté d’outils de terrassier pour niveler la glace, d’autant que leur emploi me semblait plus que problématique. Avant le départ, aucun de nous ne mettait en doute la possibilité de rencontrer sur la banquise un bon terrain d’atterrissage nous permettant de faire escale et de reprendre ensuite notre vol ; jamais nous n’avions envisagé une situation pareille à celle dans laquelle nous nous trouvons. Les regrets sont superflus. D’abord faisons l’inventaire de nos outils ; ils ne sont ni nombreux ni précisément efficaces : trois tolleknive[23], un solide et long couteau, celui dont Rönne m’a fait cadeau et que je considérai, à la baie du Roi, comme une inutilité, une ancre à glace pouvant servir de pic, enfin une grande et une petite pelles en bois. Mais à quels résultats n’arrive-t-on pas sous l’empire de la nécessité et lorsqu’on est animé d’une résolution inébranlable ?
[23] Voir la note de la page 44.
Le N-25 représente notre unique chance de salut ; pour le sauver, il faut à tout prix abattre le monticule contre lequel il est appuyé, dussions-nous pour cela gratter la glace avec nos ongles. Au début l’ouvrage avança très lentement. La volonté et la persévérance triomphent de n’importe quel obstacle ; nous en avions, et, à la fin, nous réussîmes dans notre difficile entreprise.
Pendant les pauses, nous grimpons, tantôt sur l’appareil, tantôt sur un bloc de glace pour voir si nous ne découvrons pas l’équipage du N-24. Dans une expédition comme celle-ci tout peut arriver. Durant les repas nous discutons les événements qui ont pu se produire. A l’amerissage nos camarades ont-ils éprouvé un accident ? Peut-être même, en présence de ce chaos de glace, Dietrichson n’a-t-il pas jugé possible de descendre ?
Dès le second jour, nos dispositions sont prises pour battre en retraite vers le cap Columbia, la pointe extrême vers le nord de la terre Grant, la portion la plus septentrionale de l’archipel polaire américain, où un dépôt de vivres a été établi à notre intention. Rapidement le traîneau est gréé ; dès lors nous pourrons nous mettre en route immédiatement, si la glace brise le N-25. Nos approvisionnements ont été calculés à raison d’un kilogramme par jour et par homme pendant un mois. Etant donné la gravité de la situation, je décide de réduire les rations à 350 grammes. Pendant une courte période cela pourra aller. Toutefois, les effets de cette restriction ne tardèrent pas à se manifester ; chaque jour nous devions serrer la ceinture d’un cran.
Nos effets de couchage consistent en sacs en peau de renne légers, confectionnés en vue d’une campagne d’été. Au début de notre séjour sur la banquise, alors que la température oscillait autour de − 10°, la plupart de mes camarades se plaignaient du froid, faute de savoir s’installer dans ces sacs. Pour passer la nuit au chaud, il importe de s’y enfoncer complètement et de ne point laisser le haut du corps en dehors.
23 mai. — Une couche de glace s’est formée sur le petit bassin où l’avion est mouillé.
De bon matin au travail. Nous continuons à tailler notre slip. Pendant un repos je monte sur l’appareil, pour explorer l’horizon, toujours dans l’espoir de découvrir l’autre équipe. Cette fois, enfin, j’aperçois le N-24. Il se trouve dans le Sud-Ouest, sur l’autre rive du grand étang, et ne paraît pas avarié. A sa gauche, je distingue une tente ; un peu plus loin, au sommet d’un monticule, un drapeau flotte au vent. Avec quelle satisfaction cette nouvelle est accueillie par mes compagnons ; tout de suite ils plantent notre pavillon sur un gros glaçon, tandis que je regarde si les autres nous voient. Oui ! ils agitent leur drapeau. La distance qui nous sépare étant trop grande pour l’emploi des signaux à bras, nous communiquons à l’aide du système Morse. Dietrichson annonce qu’au départ de la baie du Roi une grosse voie d’eau s’est déclarée dans la coque de son appareil ; néanmoins, il espère se tirer d’affaire. Je l’informe que notre avion est en bon état.
Après cela nous nous remettons à l’ouvrage.
24 mai. — Nous continuons l’aménagement du slip destiné à nous permettre d’amener le N-25 sur la banquise. La glace est dure comme du silex ; par suite, progrès très lents.
L’après-midi, grand mouvement autour du N-24. Nos camarades vont et viennent affairés, chaussent leurs skis, puis chargent de gros ballots et finalement s’acheminent de notre côté.
Une surprise, combien agréable, cette prochaine réunion ! Dietrichson et ses deux compagnons vont nous apporter une aide fort utile. Tant qu’ils ont travaillé à leur appareil, je n’ai pas voulu les appeler. L’essentiel, en effet, était qu’ils remissent le N-24 en état de vol.
Avec anxiété je suis leur marche à travers les chaînes de monticules. A en juger par sa lenteur, ils doivent porter de lourdes charges. Mais que vois-je ? Ils descendent droit vers l’étang ; la couche de glace qui le recouvre, tout nouvellement formée, est très frêle. Je retiens littéralement ma respiration lorsqu’ils s’engagent sur cette nappe fragile ; à tout moment elle peut se rompre sous leurs pas ; alors, quelle catastrophe ! Un poids se lève de ma poitrine quand ils se rapprochent de la vieille glace. Quelques instants plus tard, ils font halte, mettent sacs à terre, puis brandissent deux pavillons ; ils désirent communiquer avec nous. Riiser-Larsen accourt pour remplir les fonctions de timonier. Dietrichson nous demande de venir à son secours ; sans aide il ne peut dégager son appareil. Comme il me paraît avoir l’intention de traverser la « jeune glace », je le presse de retourner en arrière le plus rapidement possible et de ne pas s’écarter de la glace solide. Je ne suis tranquille qu’après les avoir vus regagner un sol stable.
Nous convenons de reprendre la conversation demain, à 10 heures.
25 mai. — Nous réussissons à amener l’avant du N-25 sur le plan incliné. Il se trouve maintenant soutenu par de la « vieille glace ». Si une pression se produit, elle aura pour effet de pousser l’avion plus haut sur le slip.
A 10 heures, échange de signaux avec Dietrichson. Il annonce une meilleure situation. Nous le prions de nous rejoindre lorsqu’il aura achevé sa besogne.
Pendant cette conversation, un phoque barbu (Phoca barbata) se montre dans un trou voisin de la banquise. Un phoque par 88° de latitude Nord ! Je ne m’attendais pas à pareille rencontre.
Au souper, lorsque nous dégustons le chocolat bouillant, la satisfaction est générale. Notre position s’est grandement améliorée. Si notre appareil ne se trouve pas encore en complète sécurité, nous avons la certitude que de nouveaux efforts nous permettront de le sauver.
Jusqu’ici nous avons vécu un véritable cauchemar. Pas un instant les chaînes de monticules entourant notre bassin n’ont cessé de grincer, nous menaçant des pires calamités.
26 mai. — Temps couvert ; 10° sous zéro. Une journée dramatique. Pendant la nuit la glace a été agitée autour de l’étang. Ses mouvements ont eu pour résultat de rapprocher les « champs » sur lesquels les deux escouades sont campées, si bien que ce matin nous distinguons à l’œil nu les mouvements de Dietrichson et de ses compagnons.
Nous continuons à creuser notre plan incliné ; ce soir il sera achevé et l’avion placé en lieu sûr, du moins nous l’espérons.
A 15 heures, grand remue-ménage chez nos voisins. Ils se disposent, semble-t-il, à rallier notre camp.
A la suite des pressions éprouvées par la banquise, la nuit dernière, l’étang a perdu une notable surface et se trouve maintenant complètement entouré par de la « vieille glace ». Lorsque nous voyons nos amis se mettre en marche, nous supposons qu’ils contourneront cette nappe d’eau en se tenant constamment sur ce terrain solide. Donc, ils n’arriveront pas avant plusieurs heures. Aussi, jugez de mon étonnement lorsque, vingt minutes plus tard, nous les apercevons tout près de nous, à 200 mètres environ, avançant péniblement à travers de difficiles chaînes de monticules. Un étroit canal s’ouvre entre ces mamelons et notre camp. Immédiatement Riiser-Larsen et moi gréons le bateau pliant, afin de leur faire passer ce chenal. Je reste sur la rive, pendant que mon pilote conduit l’embarcation au-devant de la petite troupe. Tout à coup un appel de détresse ! Mes cheveux se dressent sur la tête, tant son accent est poignant ; puis, d’autres cris de plus en plus déchirants. Un drame affreux se passe derrière le mur de glace au delà du canal. Très certainement un homme se noie, et je ne puis rien pour le sauver. Peu à peu le silence se fait. Maintenant le drame est fini ! Combien de victimes la banquise meurtrière a-t-elle faites parmi nous ?
… Soudain une tête émerge au-dessus des monticules, puis une seconde, puis une troisième. Tous sont sains et saufs ! Quel soulagement ! Les deux premiers se secouent comme des chiens sortant de l’eau. Riiser-Larsen établit un va-et-vient à travers le chenal, et bientôt j’ai la joie de presser les mains de mes amis.
Dietrichson et Omdal sont tombés dans une eau glacée et demeurés ensuite exposés à un vent violent par une température de 10° sous zéro. Trempés jusqu’aux os, ils claquent des dents au point de ne pouvoir prononcer un mot. Rapidement nous les emmenons dans notre habitation. J’ai alors une idée que je me permets de qualifier de lumineuse. Dès leur arrivée à bord, je fais prendre à Dietrichson et à Omdal un petit verre d’alcool à 97 % ; puis nous leur donnons des vêtements secs. L’accident n’entraîna aucune suite fâcheuse ; peut-être ma médication énergique a-t-elle sauvé ces deux braves ?
Après cet incident tragique, le travail est délaissé pour entendre le récit de l’équipage du N-24.
« Nous avons quitté notre camp à 15 heures, raconte Dietrichson, montés sur nos skis[24] et les ceintures de sauvetage sanglées autour du corps. Chacun de nous portait une charge de 40 kilos environ.
[24] Afin de n’être pas entravés par ces longs patins en cas de chute dans une nappe d’eau, nos camarades avaient eu soin de ne pas en boucler les attaches. Cette précaution les sauva de la noyade.
« Des crevasses rendant la marche pénible sur la « vieille glace », nous avons alors coupé au plus court, à travers une nappe de formation récente. L’ayant franchie sans encombre, nous arrivâmes sur l’autre rive de l’étang constituée de blocs épais ; mais elle était tellement accidentée que nous dûmes l’abandonner pour nous engager sur une couche de « jeune glace ». A ce moment Omdal marchait en tête, je le suivais, puis venait Ellsworth. Tout à coup, continue Dietrichson, j’éprouve la sensation de l’engloutissement. Je pousse un cri. Omdal se retourne ; à son tour il disparaît. Alors, n’écoutant que son courage, Ellsworth accourt à mon aide et me remet sur pied. Après quoi, nous nous portons au secours d’Omdal, sur le point de disparaître, entraîné par le courant. Le saisissant par la bretelle de son sac, nous parvenons à le ramener sur la glace solide. »
A notre retour, S. M. le Roi de Norvège a décerné à Lincoln Ellsworth la médaille destinée à récompenser les actes de dévouement. Nul n’en est plus digne. Par le noble altruisme dont il a fait preuve en cette circonstance, il a sauvé l’expédition ; moins de six hommes n’auraient pu, en effet, remettre le N-25 en état d’effectuer le retour.
Après cela, Dietrichson fait le récit de son envol à la baie du Roi. Bien qu’au départ une large déchirure se fût ouverte dans la coque de son appareil, il a poursuivi sa route, ne voulant pas obliger le N-25 à la retraite. Il a préféré risquer sa vie, plutôt que d’apporter un nouveau retard au départ de l’expédition. Pure folie ! s’exclameront certains en haussant les épaules. Moi, au contraire, je salue très bas des hommes capables d’un pareil mépris du danger. Puisse notre pays compter beaucoup d’individualités de cette trempe.
Lorsque Dietrichson vit descendre le N-25, il prit ses dispositions pour la même manœuvre. Sachant que, dès qu’elle toucherait l’eau, la coque de son hydravion se remplirait immédiatement, il résolut d’amerir aussi près que possible de la « vieille glace », afin de pouvoir tirer ensuite au sec son appareil. Atterrir sur la banquise même, il ne fallait pas y songer ; elle n’était qu’un hérissement de monticules. Une fois l’oiseau posé, nos camarades le maintinrent à flot en pompant, puis le halèrent « à terre », de telle sorte que la moitié de la coque reposât sur de la glace solide. Le N-24 était sauvé, mais une grande partie de son matériel était trempé. Pour « mettre le linge au sec », des cartahuts furent installés le long de la masse sombre de l’appareil ; grâce à cette disposition, malgré une température de 10° sous zéro, nos amis obtinrent un résultat satisfaisant en peu de temps relativement.
Maintenant il s’agit de nous caser tous les six dans nos étroits logements. Dietrichson et Omdal partageront le « mess » avec Feucht, Ellsworth l’habitacle du pilote avec moi. Nous sommes tant soit peu serrés, mais par 88° de latitude N. on se montre coulant sur le chapitre du confort. Les trois camarades installés dans le mess doivent tous les soirs en recouvrir le plancher avec les skis, pour pouvoir s’allonger sur une surface à peu près plane.
27 mai. — Travaillé pour soustraire le N-25 aux attaques éventuelles des glaces.
Maintenant que nous nous trouvons réunis, l’entrain est général. Tant que nous ignorions le sort de nos camarades l’inquiétude paralysait nos efforts et la besogne n’avançait guère. Maintenant les rires et les chants éclatent à tout instant ; qui serait témoin de notre gaieté ne pourrait croire que nous sommes captifs dans la plus solide prison que la nature ait construite.
Le slip était achevé, lorsque l’équipage du N-24 nous rejoignit, mais l’appareil n’avait pu être hissé à son sommet. Impossible, lorsque nous n’étions que trois, cette manœuvre devient, au contraire, facile avec six hommes. Après cela nous amènerons l’avion sur une plaque plus éloignée, très solide, propice, semble-t-il, pour l’envol. Avant d’y parvenir, il est nécessaire d’en traverser une première, toute hérissée de monticules et déchirée de deux crevasses, larges de deux mètres. Pour que le N-25 puisse passer, il faut commencer par raser les saillies de ce « champ » et en combler ensuite les trous. Au cours de ce travail, Riiser-Larsen se révèle ingénieur des Ponts et Chaussées de tout premier ordre. A 20 heures les terrassements sont achevés, et, au bruit des hurrahs, l’appareil amené sur le glaçon en question. Il paraît capable de résister aux collisions ; l’avion semble donc en sûreté.
28 mai. — Nous sondons. Résultat : 3.750 mètres. Lorsque nous avons opéré la descente, la vue portait jusqu’au 88° 30′ de latitude. Aucune terre n’était alors visible. Cette observation, rapprochée de celles de Peary et de la sonde que nous venons d’obtenir, indique que, selon toute vraisemblance, aucune île n’existe dans le secteur norvégien de l’océan Polaire.
Dans la nuit du 28 au 29 l’étendue de l’étang a de nouveau diminué ; la distance entre les deux avions se trouve maintenant réduite à un kilomètre à vol d’oiseau.
Le soir, Dietrichson, Ellsworth, Omdal et Feucht vont examiner la position du N-24. La glace est agitée à tel point qu’en revenant ils sont obligés à un long détour et contraints d’abandonner une bonbonne d’essence qu’ils rapportaient.
Lorsque nous aurons récupéré une partie du carburant du N-24, nous repartirons pour le Spitzberg. D’ici au Pôle ce n’est qu’un entassement de glaces flottantes ; il est donc inutile de tenter un vol dans cette direction.
30 mai. — Le réservoir d’essence abandonné hier est ramené au camp. Ensuite Dietrichson et Omdal retournent au N-24 et en rapportent la majeure partie des vivres qui y avaient été laissés.
De jour en jour la température monte ; en moyenne elle s’élève actuellement à 6° au-dessous de zéro.
Nous croyons pouvoir prendre notre envol sur la « jeune glace » de l’étang. Aussi avec quelle attention anxieuse nous surveillons sa croissance ! Quand sera-t-elle suffisamment solide pour supporter le poids de l’appareil ? Le 1er juin son épaisseur, 15 centimètres, me paraît suffisante. A côté de surfaces unies, cette plaque renferme des blocs saillants de « vieille glace » pris dans sa masse, et, en certains endroits, est déchirée de crevasses. Donc nous commençons par niveler tous ces accidents de terrain ; après cela nous taillons un nouveau plan incliné afin de faire descendre l’appareil du glaçon surélevé où il est garé sur notre futur champ d’aviation. Combien de tonnes de glace et de neige avons-nous remuées dans cette journée ! N’importe, le soir l’ouvrage est terminé.
Le lendemain branle-bas d’appareillage. Les vivres sont arrimés à bord pour le cas où l’envol réussirait. A 14 h. 15 les moteurs sont chauds ; tout est paré pour le départ. Riiser-Larsen et Feucht prennent place dans l’appareil, le premier au volant du poste de commande ; le second dans le groupe moteur, tandis que nous quatre demeurons sur la glace pour faciliter la marche de l’avion. Tantôt il faut le pousser, tantôt le retenir, manœuvres d’autant plus difficiles qu’à chaque pas nous enfonçons profondément dans de la neige pulvérulente. Bientôt nous sommes littéralement à bout et cela sans aucun résultat. La piste, longue de 500 mètres, aménagée au prix de tant de travail, se rompt sous le poids du N-25. Donc insuccès complet ; nous ne nous avouons pas vaincus pour cela. Faisant virer l’appareil, nous allons essayer de nous envoler dans la direction opposée à celle primitivement adoptée ; nous prendrons le départ sur le chenal d’eau libre existant maintenant à la place du champ de « jeune glace » que nous venons d’effondrer. Mais dans les régions polaires à peine a-t-on triomphé d’un obstacle qu’un nouveau se dresse devant vous. Voici maintenant une brume épaisse, gluante ; on ne distingue rien à 5 mètres devant soi. Dans ces conditions inutile de songer à prendre l’air. Dans l’Arctique plus que partout ailleurs de la patience et toujours de la patience ! Seulement à 10 heures du soir nous allons nous coucher.
Feucht prend la veille ; il devra, pendant la nuit, imprimer à l’hydravion un mouvement de va-et-vient pour empêcher la bouillie de glace flottant à la surface du canal de se solidifier et par suite de le retenir prisonnier. Après avoir été tenu éveillé pendant quelque temps par le bruissement des cristaux de glace contre la coque, je venais de fermer les yeux, lorsque, brusquement, des cris interrompent mon sommeil. « Tout le monde sur le pont ! La glace presse ! » Je bondis dehors. La situation est, en effet, singulièrement périlleuse, presque désespérée. Les deux rives du canal se rapprochent à vue d’œil ; l’impression d’un étau que l’on serre. Une catastrophe semble inéluctable ; le N-25 va être écrasé entre les deux masses de glace qui tendent à se réunir. Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht, travaillent à repousser les blocs les plus menaçants et à faire virer l’avion de 45° pour soulager ses flancs ; pendant ce temps, Ellsworth et moi jetons sur la « vieille glace » les vivres et les effets d’équipement les plus essentiels. Seulement après des efforts désespérés nous restons maîtres de la situation. Peu s’en est fallu que ce ne fût la fin.
Cette chaude alerte terminée, nous nous mettons en quête d’un terrain moins dangereux. Nous le trouvons près du N-24 ; il y a là une nappe de glace tout à fait propice, semble-t-il. Nous y transportons notre appareil, puis commençons les travaux nécessaires pour l’aménagement de la piste. Cette fois encore nos efforts ne furent pas récompensés ; de nouveau la glace se rompt sous le poids du N-25. Ce second insuccès nous procure toutefois un avantage ; nous trouvant maintenant tout près de l’avion de Dietrichson, nous ne serons plus astreints à de longs et pénibles charrois pour transporter à notre camp les cylindres d’essence qu’il contient. Quelle triste figure fait cet appareil abandonné, une aile en l’air et l’autre portant sur la glace.
De ce côté la banquise paraît offrir des conditions plus favorables. Aux environs du camp s’ouvre un canal d’eau libre, long de 400 mètres, et dans son voisinage la « jeune glace » présente un aspect engageant. L’après-midi, troisième tentative de départ ; elle ne réussit pas mieux que les précédentes.
Après cet échec, nous décidons d’établir un passage pour l’avion entre le canal et la nappe de « jeune glace » qui lui fait suite ; nous disposerons ainsi d’une piste de 700 mètres. Peut-être l’appareil gardera-t-il la vitesse qu’il aura acquise sur l’eau lorsqu’il arrivera sur la glace, peut-être, par suite, pourra-t-il décoller ?
Le 4 juin, dès 2 heures du matin, nous nous mettons à l’œuvre. Le soir, après avoir peiné toute la journée, la piste est achevée, mais encore une fois la brume nous condamne à l’inaction.
Pendant la nuit la banquise recommence à s’agiter et à presser ; heureusement ce n’est que de la « jeune glace » ; épaisse de 0m,18, un choc violent d’une de ces flaques pourrait, toutefois, avarier la coque de l’appareil. Dietrichson et Omdal s’arment, alors, qui d’un bâton en aluminium, qui du trépied de l’appareil à filmer, et, avec ces instruments, repoussent les glaçons ou les brisent. Le combat se prolonge jusqu’au matin pour se terminer à notre avantage. Mais nous ne jouissons pas longtemps de notre victoire. A peine en avons-nous fini avec la « jeune glace » que la « vieille glace » avance menaçante. Un monceau d’énormes blocs, haut de 10 mètres environ, le Sphinx, comme nous l’appelons en raison de sa ressemblance avec le monument égyptien, est particulièrement inquiétant.
A la suite de ce mouvement de la banquise, la piste préparée se trouve complètement bouleversée ; le travail de la journée est perdu !
5 juin. — Brume épaisse, légère pluie. De temps à autre la glace grince. Ce bruit sinistre nous invite à ouvrir l’œil : l’ennemi nous guette, prêt à l’attaque.
L’après-midi, Riiser-Larsen, dont aucun échec ne peut entamer l’énergie, part avec Omdal, à travers les entassements de blocs, à la recherche d’un bon terrain de départ. La brume masquant la vue, nos camarades avaient fait demi-tour pour rentrer, lorsque brusquement les nuées s’écartent. Quelle n’est pas leur joie d’apercevoir une magnifique plaque de glace, mesurant 500 mètres dans tous les sens ; avec de la patience et du travail, elle pourra être transformée en champ d’aviation.
Cette plaque est, il est vrai, éloignée du camp et le terrain que l’on doit traverser pour y parvenir hérissé d’obstacles. Habitués, comme nous le sommes, aux difficultés, ils ne nous effraient pas ; ils sont cependant singulièrement sérieux. Il faudra d’abord haler l’appareil sur de la « jeune glace » pendant 300 mètres jusqu’au pied d’un gros glaçon. Là, nécessité de tailler un plan incliné afin d’amener l’avion au sommet de ce monticule. Après quoi la route monte escarpée vers une dépression dominée de chaque côté par deux énormes entassements de blocs, les Thermopyles, comme nous appelons ce défilé. Sur l’autre versant, au pied de ce col, s’ouvre une crevasse large de trois mètres et profonde d’autant. Après avoir fait passer l’appareil par-dessus ce trou, nous aurons ensuite à le haler sur un nouveau champ, long de 200 mètres, pour aboutir à une seconde crevasse très difficile. Large de 5 mètres, elle est entourée de glaçons empilés et d’une épaisse couche de neige pulvérulente. Une fois seulement cet obstacle vaincu, nous arrivons sur notre futur terrain de départ.
6 juin. — Dès le matin, au travail. Nous commençons par creuser un slip dans le bloc de « vieille glace » voisin du campement. De là la vue du N-25 nous est dérobée par un gros monticule. Etant donnée l’importance des terrassements à exécuter, la présence de tous est nécessaire sur le chantier ; en conséquence aucune garde n’a été laissée à bord pour surveiller les mouvements de la banquise et pour parer à ses attaques éventuelles.
Abattre d’énormes pans de glace avec des couteaux, des haches et une ancre, la tâche est dure. La gaieté et l’entrain n’en règnent pas moins parmi notre petite troupe, et c’est en chantant qu’elle poursuit sa pénible besogne. Maintes fois la situation me paraît désespérée. A peine une crête de glace est-elle rasée, qu’une nouvelle se dresse devant nous. Jamais une plainte, jamais un mouvement d’humeur chez mes camarades. Quelles que soient les difficultés, ils poursuivent la lutte pour la délivrance. Ils chantent, eux, tandis que l’inquiétude me dévore. Combien je suis fier de commander à de pareils hommes. Ils font honneur à l’humanité.
A 13 heures nous allons à bord manger la soupe, avec quel appétit, on le devine. Après cinq heures de travail comme celui que nous venons de fournir, il est loin, le déjeuner composé d’une tasse de chocolat à l’eau et de trois petits biscuits.
La banquise est calme.
A 16 heures, Dietrichson parti pour chercher je ne sais quoi au camp revient en annonçant que la « vieille glace » lui semble s’être rapprochée sensiblement de l’avion. Notre camarade ayant été atteint ces jours derniers d’une violente ophtalmie des neiges, nous doutons de l’exactitude de la nouvelle qu’il rapporte,… et nous continuons à piocher. Mal nous en prit de ce scepticisme. A 19 heures, lorsque nous retournons au camp pour le souper composé de trois biscuits, soit dit en passant, un spectacle effrayant s’offre à nos yeux. Un énorme glaçon menace d’écraser le N-25. Pour le sauver, pas une minute à perdre ; au prix d’efforts inouïs nous réussissons à le faire rapidement virer de 180° pour le soustraire à l’attaque, puis le halons vers le slip construit dans la journée. Encore quelques coups de hache pour achever le plan incliné : nous hissons alors le N-25 sur la vieille glace. Mes camarades ne sont pas encore satisfaits ; s’attelant à l’appareil, ils l’amènent jusqu’au pied des Thermopyles, en poussant de joyeux hurrahs. Il est 23 heures : c’en est assez pour aujourd’hui.
7 juin. — L’anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la Norvège ! D’un bout à l’autre du pays les drapeaux claquent gaîment au vent ; nous aussi, nous célébrons ce grand jour en hissant le pavillon national sur le N-25.
Les monceaux de blocs flanquant de chaque côté les Thermopyles sont trop rapprochés et trop élevés pour que les ailes de l’appareil puissent passer. Donc il faut démolir une bonne partie de ces mamelons ; après quoi nous remblayerons la grande crevasse ouverte au pied du col. Pour cela des tonnes de neige devront y être entassées. En somme, un nouveau travail colossal. Mais, en ce jour de fête nationale, l’allégresse qui remplit nos cœurs rend l’effort facile. Bientôt les terrassements sont achevés. Au passage du pont de neige jeté sur la crevasse, un grave accident faillit arriver. Peu s’en fallut que le guignol inférieur du volet de gauchissement ne frappât violemment Dietrichson. « Je t’avais bien aperçu devant moi, lui dit plus tard Riiser-Larsen, qui, comme d’habitude, pilotait l’avion, mais je ne pouvais m’arrêter sur le pont de neige au-dessus de la crevasse. » Il avait raison : après son passage le pont s’effondra.
Au delà s’étend une belle nappe de neige dure, parfaitement unie. Sur cette surface lisse point besoin de haler l’appareil ; il glisse sous l’impulsion du moteur, et, assis sur les « nageoires », nous franchissons cette flaque. Comme cela semble bon d’avancer ainsi sans aucune fatigue ! Malheureusement cette agréable promenade ne dura que quelques minutes. Les bonnes choses finissent toujours trop vite.
Maintenant, nous voici devant la seconde grande crevasse. Son comblement n’exige pas moins de six heures de rude labeur ; après quoi le N-25 atteint, enfin, la large plaque choisie pour notre nouvelle tentative de départ.
Dégel ; un air lourd et chaud, très pénible lorsqu’on doit se dépenser en efforts.
8 juin. — La température s’élève à + 0°,5 ; brume fondant en pluie fine.
Une journée désagréable à tous les points de vue. Désormais la ration quotidienne sera réduite à 250 grammes ; un vrai régime de famine, et, pour l’inaugurer nous avons à fournir un gros travail. Il s’agit de faire virer le N-25, afin de l’orienter dans la direction du départ. La couche de neige qui recouvre la glace est très profonde, et, par suite de la température relativement élevée régnant aujourd’hui, entièrement détrempée. L’appareil y demeure quasiment enlisé ; impossible de le manœuvrer. Après avoir peiné sans résultat pendant plusieurs heures, nous nous arrêtons épuisés, jamais encore nous ne nous sommes sentis aussi complètement à bout de forces. Que faire ? Nous n’avons pas le choix entre différentes solutions ; la seule possible consiste à enlever toute cette bouillie jusqu’à ce que en dessous nous rencontrions de la glace sur laquelle l’avion puisse pivoter. Cette neige fondante est épaisse de 0m,60 à 0m,90 et lourde comme du plomb ; chaque pelletée que les ouvriers rejettent les oblige à un effort pénible. N’importe, animés d’une énergie farouche, nous nous mettons à la besogne, et, bientôt une circonférence d’environ 0m,50 de rayon se trouve nettoyée. Nous ne sommes pas, hélas ! au terme de nos tribulations. Les redans de la coque de l’hydravion enfoncent dans la glace ; impossible par suite d’obtenir la giration de l’appareil. Nous serons-nous épuisés à ce déblaiement en pure perte ? « Si on plaçait un ski par-dessous en guise de semelle ? » suggère quelqu’un. L’idée est excellente, mais comment la réaliser ?
L’avion pèse quatre tonnes et demi, et nous ne sommes que cinq hommes disponibles, le sixième devant glisser le morceau de bois sous la coque. Il n’est pas besoin, il est vrai, de la soulever de plus de deux centimètres. Néanmoins, cela sera terriblement dur. Allons ! les gars, allons-y de toutes nos forces jusqu’à ce que nous crachions le sang ! La manœuvre obtint un plein succès.
Une rude journée, celle du 8 juin, vingt-quatre heures d’affilée nous avons peiné sans autres repos que le temps de prendre nos maigres repas, et tout cela pour aboutir à un nouvel échec. Une fois le terrain préparé, nous faisons sans succès un essai de départ. Notre cinquième déconvenue !… Quand la fortune nous favorisera-t-elle ?
9 juin. — Brume épaisse et pluie.
Riiser-Larsen jalonne un sixième terrain de départ.
10 juin. — Creuser une piste longue de 500 mètres sur une largeur de 12 dans une neige humide, épaisse d’un mètre, tel est le travail que nécessite l’aménagement du nouveau champ de départ. Notez que les déblais devront être rejetés à 6 mètres au moins de chaque côté de la tranchée pour ne pas empêcher l’appareil de glisser. Et pour nous soutenir pendant un tel labeur, nous n’avons que des rations de 250 grammes !… Aussi bien le soir nous sommes fourbus.
11 juin. — Aujourd’hui nous travaillons mollement. Les coups de bêche sont lents et les pauses fréquentes ; nous nous sentons littéralement à bout de forces. Finalement d’un commun accord le creusement de la tranchée est arrêté. Inutile de la continuer ; nous ne pourrions l’achever en temps utile. Pendant que nous discutons la situation, Omdal piétine la neige de long en large. Pur hasard ; en tout cas, ce hasard entraîna des conséquences extrêmement heureuses. « Voyez, s’écrie notre camarade, comme la neige devient ferme quand on la tasse ! Que ne la foulons-nous ? Nous obtiendrons la surface solide que nous avons jusqu’ici cherchée en profondeur. » La nappe piétinée par Omdal est, en effet, devenue compacte ; après une légère gelée elle constituera une excellente piste. De l’avis général, l’expérience est décisive ; donc, immédiatement après le déjeuner, nous nous mettons tous à fouler la neige avec ardeur. Le résultat est parfait ; sous la pression, la couche molle et détrempée dans laquelle nous pataugions devient compacte. Qu’une nuit froide arrive vite, le terrain sera parfait. Entre temps nous reprenons nos travaux de sapeur. De larges et longues saillies de glace formant des sortes de chaînes affleurent au milieu de la neige ; pour que l’avion puisse glisser sans heurt et ne soit pas exposé à capoter en prenant son envol, il est nécessaire de les raser.
Le 14 juin, l’aménagement de la piste est achevé. Je ne crois pas exagérer en évaluant à 500 tonnes le volume de déblais que nous avons effectués, tant glace que neige.
Ce jour-là, deux nouvelles tentatives de départ, la sixième et la septième, ne sont pas plus heureuses que les précédentes. Le terrain ayant été détrempé par un dégel survenu dans la journée, l’appareil, tantôt enfonce, tantôt entraîne une masse de neige, par suite, ne peut acquérir la vitesse nécessaire pour décoller. Attendons un abaissement de température.
Si le 15 juin nous n’avons pas réussi à nous envoler, nous nous réunirons en conseil pour aviser aux décisions à prendre. Nous n’aurons pas à nous prononcer entre de nombreuses solutions. Nous aurons à choisir entre la retraite vers la terre la plus proche ou l’attente, peut-être longue, d’une occasion favorable de départ par la voie des airs. Nous avons réalisé ce prodige de quitter le Spitzberg avec trente jours de vivres et d’en posséder aujourd’hui pour six semaines après un mois de séjour sur la glace. Nous avons ainsi la vie assurée jusqu’au 1er août.
Si fréquemment je me suis trouvé dans des circonstances où la prise d’une décision était singulièrement délicate, jamais je n’ai été aussi perplexe qu’aujourd’hui. La retraite vers la terre la moins éloignée représente évidemment le parti le plus sage. En effet, avant l’épuisement des vivres nous pourrons arriver dans une région giboyeuse. En outre, ce parti présente le très grand avantage de nous maintenir en activité, par suite d’éviter le découragement. Par contre, pour une telle marche, notre équipement est fort incomplet et nous ne sommes guère en forme. Après avoir pesé longtemps le pour et le contre, je conclus toujours en faveur d’une retraite immédiate vers la terre la plus voisine. Mais à peine ai-je pris cette résolution que le doute m’envahit. Notre appareil est intact, ses réservoirs pleins d’essence. Allons-nous l’abandonner pour nous aventurer à travers la banquise si remplie d’embûches, où nous risquerons la mort à chaque pas, alors que du jour au lendemain il est possible qu’un canal s’ouvre au milieu des glaces et que nous puissions nous envoler. Dans ce cas, en huit heures nous rallierons le Spitzberg. Dans une circonstance aussi troublante, l’hésitation n’est-elle pas permise ?
Le 14 juin, nous préparons le départ. On ne conservera à bord que l’équipement strictement nécessaire ; tout le reste sera abandonné sur la banquise, enfermé dans un canot pliant. Nous ne gardons que les quantités d’huile et d’essence suffisantes pour un vol de huit heures, un canot pliant, deux fusils de chasse, 200 cartouches, six sacs de couchage, une tente, les appareils de chauffage et des vivres pour quelques semaines. En fait de vêtements, nous ne prenons que ceux que nous avons sur le dos ; à regret nous sacrifions nos excellentes chaussures pour les skis, mais l’avion doit être allégé le plus possible. Malgré les coupes sombres opérées, les bagages pèsent encore dans les 300 kilos.
15 juin. — Le grand jour ! Nos efforts désespérés vont-ils être couronnés de succès ? Le N-25 pourra-t-il prendre son envol sur cette piste qui nous a coûté tant de peines ?
La journée s’ouvre dans des conditions favorables, 3° sous zéro ! Avec cela une légère brise de sud-est, juste le vent que nous désirons. Durci par la gelée nocturne, le terrain semble excellent. Par contre l’éclairage est mauvais ; de longs stratus couvrent le ciel, ne laissant passer qu’une lumière diffuse. Qu’importe. Même si le temps est complètement bouché, nous tenterons de prendre l’air.
Sous ce jour flou, la piste se distingue mal ; or, la moindre erreur de direction à droite ou à gauche pourrait entraîner une catastrophe. Donc, nous jalonnons le terrain de départ d’objets noirs.
A 9 h. 30, tout est paré. Les moteurs sont mis en marche. Pas avant trois quarts d’heure ils seront suffisamment chauds. En attendant, examinons le terrain. Il s’étend dans le sud-est. Près du N-25, premier obstacle, une étroite crevasse ; son diamètre ne dépasse pas quelques pouces, mais d’une minute à l’autre elle peut s’élargir et séparer la flaque sur laquelle se trouve l’appareil du reste du champ d’aviation. Au delà, sur une distance de 100 mètres, la neige présente une très légère protubérance, puis devient parfaitement horizontale. A 200 mètres de l’extrémité sud-est de la piste, seconde crevasse, beaucoup plus dangereuse que la première. Que de soucis et que de tablature ne nous a-t-elle pas déjà donnés ? Large de 0 m. 60, pleine d’eau et de glace fondante, elle se trouve, selon toute vraisemblance, en communication avec la mer ; elle peut donc réserver des surprises désagréables. Si elle s’agrandit, les 200 derniers mètres se trouveront isolés du reste du terrain de départ, et, faute d’espace, notre nouvelle tentative d’envol échouera. Après cela, troisième danger, un canal, large de 3 mètres ; puis, de l’autre côté, une plaque de glace plate, longue de 40 mètres. Comme cette description le montre, la piste laisse fort à désirer, mais il n’en existe pas de meilleure dans la région.
A 10 h. ½, Riiser-Larsen s’installe au volant du poste de commande, et, Dietrichson et moi, nous nous casons derrière lui. Pendant le retour, Dietrichson assumera les fonctions d’observateur ; ce départ offre trop de dangers pour que je laisse cet ami à son poste à l’avant de l’appareil ; Omdal et Feucht prennent place dans le groupe moteur, Ellsworth dans le « mess ».
Quelle émotion nous saisit tous, lorsque le N-25 commence à glisser. Dans quelques instants, notre sort va se décider. Dès le début, la chance semble tourner en notre faveur. La vitesse que nous acquérons immédiatement est notablement plus grande que dans les tentatives précédentes. Au sommet de la bosse de neige, les moteurs sont mis à 2.000 tours à la minute. L’avion frémit ; il semble comprendre la situation et rassembler toutes ses forces pour sauter le canal de 3 mètres à l’extrémité de la piste. D’un bond, il le franchit, file sur la plaque de 40 mètres et décolle… Nous sommes en l’air. Tous, nous nous levons, mus par un mouvement de joie intense, puis Dietrichson va prendre son poste à l’avant.
Alors commence le vol vers le Spitzberg, qui restera un des événements les plus extraordinaires de l’histoire de l’aviation, un vol de 850 kilomètres en frôlant constamment la mort. Notre équipement et nos vivres sont réduits à la plus simple expression. Si une panne de moteur ou quelque autre accident nous oblige à atterrir, en admettant même que nous ne nous fracassions pas sur la rugueuse banquise, notre sort est réglé d’avance.
Vers la terre du Nord-Est. — Route au compas. — Vue de la banquise. — Un vol émotionnant. — Les premières îles du Spitzberg. — Nous touchons la terre ferme. — Rencontre d’un voilier. — Retour à la baie du Roi. — La rentrée en Norvège.
Les nuages sont très bas ; dans ces conditions, pendant deux heures, nous volons à une hauteur ne dépassant pas 50 mètres.
L’aspect du ciel nous fait croire un instant à l’existence de nappes d’eau libre dans ces parages. Pure illusion, nulle part la moindre flaque liquide ; rien qu’un entassement indescriptible de glaçons. Très certainement le champ de neige sur laquelle le N-25 a pris son départ est le seul espace à peu près plan existant sur des centaines de kilomètres à la ronde.
Un suprême adieu au N-24, désormais abandonné aux vicissitudes des courants marins et des convulsions de la banquise.
Les moteurs fonctionnent régulièrement ; nous sommes donc pleins d’espoir dans l’issue du voyage. Les compas solaires marchent, eux aussi, parfaitement ; dès que le soleil se montrera, ils fourniront de précieuses indications. Les compteurs de dérive et de vitesse sont également en place. Comme à l’aller, Riiser-Larsen tient le volant du poste de commande, toujours avec le même flegme imperturbable et la même résolution. Le poste d’observateur est occupé par Dietrichson, en qui j’ai la confiance la plus complète, et les moteurs surveillés par deux mécaniciens de choix. Pendant toute la durée du vol, Ellsworth prendra des observations météorologiques et des photographies. Oisif, je regarde attentivement ce qui se passe autour de moi ; à l’aller, je n’avais pu le faire, absorbé que j’étais par mes fonctions d’observateur.
Nous faisons route vers le cap Nord de la terre du Nord-Est, la partie la plus septentrionale du Spitzberg. Pendant les deux premières heures, nous nous dirigeons exclusivement d’après le compas ; contrairement à ce que l’on croyait, l’emploi de la boussole est possible sous ces hautes latitudes. A cet égard, notre expérience est concluante ; lorsque le soleil parut, ses rayons vinrent exactement frapper le périscope du compas solaire, preuve éclatante, — c’est le cas de le dire, — de l’excellente tenue de notre route.
Pendant trois heures, bonne visibilité ; après cela, brume épaisse. Montant à 200 mètres, nous naviguons au-dessus de cette mer de nuages dans un ciel resplendissant. Nous pouvons, par suite, employer le compas solaire et prendre des comparaisons avec le compas ordinaire.
Plus loin, la brume disparaît. Comme dans la région survolée à l’aller, la banquise est constituée de glaçons de faible étendue, entourés d’entassements de blocs. Nulle part les chaînes de monticules n’affectent une orientation définie ; partout un chaos de glaçons amoncelés, enchevêtrés. L’eau libre est aussi rare qu’il y a un mois ; nulle part un canal atteignant une certaine étendue ; seuls quelques étangs sont visibles.
Par 82° de latitude nord, de nouveau la brume. Pendant quelque temps, nous essayons de voler en dessous de ce plafond. Les personnes friandes d’émotions trouveraient largement leur compte dans cette manœuvre audacieuse. Le nuage descend de plus en plus bas, jusqu’à toucher, pour ainsi dire, le sommet des crêtes de glace. Rasant ces monticules à la vitesse de 120 kilomètres, nous éprouvons alors, pour la première fois, la sensation de voler.
Lorsque l’on navigue à une grande hauteur, on n’a pas l’impression de la vitesse ; on croit, au contraire, marcher lentement. Il me semble, à plusieurs reprises, que nous allons heurter le sommet des glaçons. Non, nous les passons sans encombre. En tout cas, l’espace entre l’avion et ces blocs ne doit pas être grand.
Finalement, la situation devient extrêmement dangereuse. Brume et banquise se confondent dans une même grisaille ; le pilote ne peut plus distinguer quoi que ce soit. D’autre part, le Spitzberg ne doit pas être loin. A marcher ainsi à l’aveuglette, nous risquons d’aller nous aplatir contre quelque falaise que nous n’aurons pas aperçue à temps. Dans ces conditions, montons au-dessus des nuages.
A l’altitude de 100 mètres, soleil éblouissant.
Maintenant, la brume commence à se dissiper ; elle se morcelle en larges franges, et, par ses déchirures, la banquise devient visible ; pas précisément engageante comme terrain d’atterrissage ! Un agglomérat de petits glaçons séparés par d’étroites flaques d’eau. Si, brusquement, une descente devenait nécessaire, ce serait, à n’en pas douter, la mort certaine. Au premier contact avec ce chaos de blocs, l’appareil serait brisé et nous en même temps.
… Le plafond gris se lève de plus en plus ; bientôt il s’efface complètement sous le souffle d’un vent de sud. Dans cette direction, les nuées demeurent accumulées au loin, mais, là aussi, elles commencent à bouger ; des pans s’en détachent pour former de petits nuages qui filent dans la brise.
Mais où est le Spitzberg ? Notre étonnement est grand de ne pas l’avoir déjà aperçu. Notre route serait-elle entachée d’une telle erreur, que nous serions passés, soit dans l’ouest, soit dans l’est de l’archipel ? Tant et tant de fois on m’a affirmé que dans ces parages les indications de l’aiguille aimantée sont complètement fausses que je commence à le croire. Et, pourtant, le compas solaire prouve l’exactitude des directions données par la boussole. Non, en vérité, mon inquiétude est injustifiée ; en dépit des raisonnements que je me tiens, je garde cependant un doute angoissant. Il demeure, en tout cas, certain que la terre devrait être en vue et que nous ne l’apercevons pas. Cette situation me préoccupe d’autant plus que notre provision d’essence approche rapidement de sa fin.
… Soudain, une énorme calotte de brume se disperse, découvrant une haute montagne baignée de lumière. Le Spitzberg, enfin !! Très loin dans le nord, des îles, évidemment les Sept-Iles, et, dans l’ouest, une longue ligne de côtes. Que ce soit le Spitzberg ou non, peu importe. La terre ferme se trouve là devant nous ; c’est l’essentiel. Au nord-ouest de l’archipel en vue s’étend une large bande sombre : la mer, la mer libre !! Quel soulagement ! Voir la mer et la terre, et plus un seul glaçon !
A partir de ce moment, changement de route. Riiser-Larsen s’éloigne de la région montagneuse pour incliner vers la nappe d’eau que nous apercevons dans l’ouest. Une décision judicieuse de sa part ; je serai tenté de dire un simple réflexe de l’instinct chez ce pilote incomparable. Peut-être a-t-il pris ce parti, parce que la commande des ailerons de gauchissement ne lui semble plus agir à sa convenance. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas dix minutes que nous volions au-dessus de l’eau que, brusquement, cette commande était coincée. Une descente immédiate devient nécessaire.
Un coup de vent soufflant d’un large golfe que, plus tard, nous reconnûmes être l’Hinlopen Strait, creuse la mer. Néanmoins, grâce à la maîtrise de Riiser-Larsen, l’amerissage a lieu sans incident. Afin que l’appareil lève le nez le plus possible, nous nous portons tous à l’arrière, à l’exception du pilote qui demeure naturellement à son poste. Sur ces grosses lames, la manœuvre exige du sang-froid et une grande habileté. Si, à l’arrière, nous sommes au sec, il n’en va pas de même de Riiser-Larsen. Brisant avec force sur l’appareil, les vagues couvrent d’eau notre ami. Novice dans cette navigation, je m’attends à toute minute à ce que nous soyons envoyés par le fond. Seulement, une heure après l’amerissage, soit à 20 heures, nous arrivons près de terre, dans un golfe encombré de bancs. Le débarquement n’est pas des plus faciles, heureusement, une nappe de glace adhérente au rivage nous offre le moyen de gagner la côte.
… Le vent est tombé, un gai soleil luit ; au milieu des grosses pierres accumulées sur la rive, il donne même une sensation de chaleur. Des mousses étalent leur jeune fraîcheur, des ruisseaux dégringolant de la montagne chantent, des vols d’oiseaux jettent des cris joyeux ; l’éveil printanier de la nature arctique ; une impression aiguë de grandeur et de vie. Nous n’avons pas besoin d’une église pour prier Dieu Tout-Puissant et lui adresser une fervente action de grâces. Cette nature sublime qu’il a créée est le plus magnifique des temples où nous puissions le remercier de sa miséricorde. Maintenant, sous une lumière chatoyante, la mer luit, plate, inerte, ponctuée par les grandes taches blanches de gros glaçons échoués. Devant ce paysage empli de paix et de sérénité, une douce émotion nous étreint.
L’appareil ayant été amarré à un bloc de glace autour duquel il peut éviter sans danger, tous nous débarquons. Deux tâches doivent immédiatement nous occuper : d’abord déterminer notre position, puis préparer un repas. Depuis le chocolat et les trois biscuits avalés ce matin à 8 heures, nous sommes à jeun. Tandis que Dietrichson prend des hauteurs solaires, nous veillons la popotte. Le menu du dîner ne sera pas plus copieux que celui du déjeuner ; le régime des restrictions s’impose toujours.
Quel plaisir nous ressentons à nous promener sur la plage, le terrain n’est pourtant guère propice à la marche ; rien que des tas de grosses pierres, mais qu’importe ! Nous redevenons de vrais enfants. La grève est toute parsemée de bois flotté[25] ; le combustible ne nous manquera pas si nous nous trouvons contraints à un long séjour sur les bords de cette baie. Nos réservoirs ne contiennent plus que 90 litres d’essence ; il est, par suite, nécessaire de la ménager.
[25] Des bois de Sibérie entraînés par les courants marins et rejetés ensuite sur les côtes des terres polaires. (Note du traducteur.)
Au moment où Omdal, qui, soit dit en passant, a, pendant tout le voyage, rempli les fonctions de cuisinier, va allumer le réchaud, un cri de joie retentit : « Une voile ! » Riiser-Larsen a aperçu un petit « phoquier »[26] manœuvrant pour doubler la pointe est de notre baie. En vérité, si longtemps la chance nous a été contraire, maintenant, elle nous comble de ses faveurs.
[26] Chaque été des bateaux de 30 à 40 tonnes montés par une dizaine d’hommes partent des ports de la Norvège septentrionale pour aller chasser le phoque, l’ours blanc, le morse au Spitzberg, à la Nouvelle-Zemble ou à la côte est du Groenland. (Note du traducteur.)
Il est 21 heures. Dietrichson a terminé le calcul de ses observations ; le résultat nous place tout près du cap Nord de la terre du Nord-Est, précisément le point de la côte du Spitzberg vers lequel nous avions fait route. Si le pilote a conduit l’avion avec une maîtrise incomparable, l’officier chargé de la navigation mérite, lui aussi, de non moindres éloges pour avoir tenu le cap indiqué avec autant de précision.
… Le voilier se dirige vers le large, évidemment il ne nous a pas aperçus. Il marche très vite ; sans aucun doute, il est muni d’un moteur.
Que faire ? nous demandons-nous, nous autres débutants en matière de navigation aérienne, et qui, par suite, n’avons pas l’habitude des décisions rapides qu’elle comporte. Que faire ? interroge Riiser-Larsen. « Embarquez toujours, vous le verrez ensuite. » En hâte, nous rassemblons les ustensiles de cuisine et reprenons place dans l’appareil ; le moteur est mis en marche et nous voici lancés à la poursuite du bateau. Fendant la mer à toute vitesse, quelques minutes plus tard, nous stoppions le long de son bord.
C’est le cutter Sjöliv, du Balsfjord[27], capitaine Nils Vollan. Il met à la mer un canot ramé par deux matelots. Capitaine et équipage montrent d’abord une certaine défiance à la vue de notre troupe barbue et noire de crasse, mais cela dure peu. M’étant tourné de leur côté, ils me reconnaissent ; aussitôt, à leur réserve succède une cordialité agissante.
[27] Fjord voisin de Tromsö (Norvège septentrionale). (Note du traducteur.)
Notre provision d’essence étant presque épuisée, je demande à Vollan de nous remorquer jusqu’à la baie du Roi. Il accepte immédiatement ; ce brave marin nous remorquerait jusqu’en Chine, si je l’en priais. Quelle joie cet excellent homme manifeste en nous recevant à son bord, et quelle franche hospitalité il nous offre.
Dès que des amarres ont été frappées sur le N-25, nous montons à bord du Sjöliv.
Maintenant l’expédition se trouve terminée, et bien terminée. Nous nous serrons alors les mains avec émotion, sans dire mot. La chaleur de l’étreinte exprime mieux que la parole les sentiments de reconnaissance que nous éprouvons les uns à l’égard des autres.
Le capitaine nous invite à descendre dans sa cabine ; elle n’est pas grande, deux mètres carrés environ ; après quatre semaines passées sur la banquise, combien cependant elle nous semble confortable. Préoccupé de nous recevoir du mieux qu’il peut, cet excellent homme nous abandonne son propre domaine. Les deux cadres de la cabine sont suffisamment spacieux pour que quatre d’entre nous puissent y dormir. Nos deux autres camarades s’installeront dans le poste de l’équipage.
« — Une tasse de café ? nous demande Vollan.
« — Oh ! oui, volontiers, et ensuite une bonne pipe ! »
Notre provision de tabac étant épuisée depuis plusieurs jours, la privation de fumer nous était particulièrement pénible.
Après le café, des œufs sur le plat, des beefsteaks de phoque. Nous engloutissons tout, bien qu’auparavant nous nous fussions promis de nous tenir sur la réserve, lorsque nous retrouverions l’abondance. Après notre diète prolongée, cela eût été prudent.
Au début, le remorquage de l’avion s’opère dans d’excellentes conditions. Plus avant dans la nuit, la brise fraîchit ; par moment, elle tombe des montagnes en rafales furieuses. Avant l’Hinlopen Strait, fouettée par ces coups de vent, la mer devient si grosse que le Sjöliv doit aller mouiller sous la côte. Seulement à 5 h. ½ du matin, après avoir absorbé je ne sais combien de soupers, nous songeons à prendre un peu de repos.
A 11 heures, de nouveau nous sommes debout. Des rafales descendent toujours des montagnes et l’ancrage est mauvais. Nous faisons alors route vers la baie la plus proche. Si nous y découvrons un emplacement offrant toute sécurité, nous y laisserons le N-25 et partirons pour la baie du Roi. Très certainement le Hobby ou quelque autre vapeur nous attend dans ce dernier fjord ; il nous ramènera ensuite vers notre avion, et par la voie des airs nous rallierons notre base de départ.
La baie la plus proche est la Brandewijnsbay, la baie de l’Eau-de-vie. Sur nos lèvres, ce nom fait naître un sourire : « Est-il licite d’entrer dans un mouillage portant semblable appellation ? nous demandons-nous[28]. »
[28] Allusion au régime sec en vigueur en Norvège depuis plusieurs années et qui soulève de nombreuses protestations dans le pays.
A son extrémité supérieure, la baie en question est encore garnie d’une solide banquette de glace adhérente à la terre. Nous hissons dessus l’avion ; il sera là complètement à l’abri, et, à 20 heures, nous appareillons pour la baie du Roi.
La traversée de l’Hinlopen Strait fut mouvementée ; la mer était grosse et le Sjöliv s’en donna à cœur joie de rouler et de tanguer.
17 juin. — Toute la journée, longé la côte nord du Spitzberg. Un soleil resplendissant, chaud même, un véritable temps d’été. Rencontré plusieurs « phoquiers ». Nous les hélons pour avoir des nouvelles du Hobby ; aucun n’a rencontré notre bateau.
En passant devant le port Virgo, le Sjöliv hisse son grand pavois. Par cette manifestation nous voulons rendre hommage à la mémoire d’Andrée, l’audacieux qui, le premier, en 1897 tenta de pénétrer dans l’inconnu de l’océan Glacial par la voie des airs. Nul plus que nous n’est qualifié pour glorifier ce héros. Devant le rivage, témoin de son téméraire départ, nos pavillons sont abaissés en signe de respect.
A 23 heures, nous doublons le cap Mitra. La baie du Roi s’étend là devant nous. La vue de ce paysage ami nous cause un sentiment d’intense satisfaction. La glace a complètement disparu, et, sur les eaux libres du fjord des troupes d’oiseaux s’ébattent joyeusement au soleil. A mesure que le Sjöliv pénètre dans la baie, l’attente grandit parmi nous.
« Le Hobby est-il au mouillage ?
« Non, répond le capitaine installé dans le nid de corbeau[29] pour mieux voir. Il n’y a qu’un charbonnier à quai. »
[29] Tonne vide placée au sommet du grand mât des navires naviguant dans les mers encombrées de glace. Installé dans ce poste commandant un horizon, le capitaine peut distinguer les canaux ouverts au milieu de la banquise et par suite diriger la marche de son bateau.
Nous continuons à avancer. Mes camarades grimpent à leur tour dans la mâture. « Oui, le Hobby est là, crie l’un d’eux, et, à côté, le Heimdal[30]. »
[30] Navire de guerre norvégien.
Arrivés un peu plus loin, nous apercevons deux hydravions, deux Hansa-Brandenburg, parés pour prendre l’air.
Pourquoi cette assemblée de navires et d’appareils ? Les hydravions ont été sans doute envoyés ici pour exécuter le lever de la côte nord du Spitzberg, projet dont il était question avant notre départ. Pas un instant l’idée ne nous vient que cette escadrille a été mobilisée, afin de nous rechercher.
… Nous approchons. Des bateaux au mouillage les jumelles sont braquées sur le nouvel arrivant. Personne ne soupçonne notre présence à son bord. Passant à portée de voix du Hobby, l’un de nous, apercevant un ami à bord, le hèle : « Dis donc, cela va bien chez toi ? »
Du coup, on nous reconnaît, et les cris de joie et les hurrahs d’éclater. Le Sjöliv stoppe, puis vient le long du Hobby. Quelle réception nous est faite ! On rit, on pleure, on s’embrasse. Bon Dieu ! est-ce bien vous ? Nos amis n’osent en croire leurs yeux ; ils nous content leur longue attente, leur poignante anxiété ; jamais ils n’avaient cru à un désastre, mais au fond du cœur ils en avaient l’appréhension. Et voici que tout à coup nous revenons. Les morts sont ressuscités !
Dès que nous avons pris terre, nous sommes entourés et chaudement félicités. Les membres de l’expédition demeurés à la baie du Roi, ainsi que les officiers du Heimdal et ceux des hydravions expriment en termes touchants leur joie de nous revoir. Puis arrive le bon Knutsen, le directeur du charbonnage. Lorsque nous nous retrouvons face à face, une poignante émotion nous saisit l’un et l’autre. Pas un jour, pas une heure même pendant notre absence, cet excellent ami n’a cessé de penser à nous ; chaque matin, comme chaque soir, il épiait l’horizon, guettant notre retour.
Aussitôt débarqués, nous devons passer et repasser devant l’objectif. On veut conserver l’image de nos visages amaigris, recouverts d’une épaisse couche de crasse qu’encadre une barbe de plus d’un mois.
Après cela, nous nous dirigeons vers les bâtiments de la mine où nous avons passé des jours inoubliables avant le départ. C’est comme un rêve enchanteur de revoir ces maisons hospitalières. Sur la banquise, que de fois n’avons-nous pas évoqué leur souvenir. Ah ! quand nous serons de retour à la baie du Roi, on ne s’en fera plus et on pourra manger à sa faim, disions-nous. Ce jour est enfin arrivé. Voici la salle qui nous est si familière ; voici sa table chargée d’un tas de bonnes choses appétissantes. Est-ce possible ? Aurons-nous la liberté de manger tout cela ? Ne serons-nous pas obligés de compter les biscuits que nous avalerons ? Non, la dure existence au milieu des glaces est finie ; elle appartient à un passé déjà lointain.
Au moment de notre entrée dans la pièce, des salves retentissent au dehors ; tous, d’un même élan, les larmes aux yeux, nous entonnons alors le chant si cher à nos cœurs, l’hymne national. Que Dieu bénisse notre patrie ! Notre beau pays aimé ! Avec joie nous serons toujours prêts à te sacrifier nos vies comme nos biens.
Dans la matinée nous procédons à notre transformation en civilisés. D’abord un bon bain de vapeur, puis tonte générale. Combien nous avons maigri pendant ces quatre semaines de labeur épuisant, la cravate de Riiser-Larsen en fournit la démonstration. Avant le départ, elle serrait notre ami tant soit peu ; aujourd’hui elle est si longue qu’elle peut faire deux tours de cou.
A quelle heure nous nous couchons ce jour-là, je ne m’en souviens pas. Le lendemain, lorsque je me réveille, mes yeux s’ouvrent sur une de ces scènes prenantes qui demeurent gravées dans la mémoire. Sur une éminence, devant la maison, le pavillon national flotte au souffle d’une légère brise d’été ! Un chaud soleil flambe, couvrant de rutilances les glaciers environnants. Les oiseaux remplissent l’air de leurs chants, de jolies petites fleurs éclairent le mamelon voisin de leurs couleurs éclatantes, tandis que sur les bateaux mouillés en rade, le grand pavois claque gaîment au vent. Toute la nature est emplie d’un air de fête. Devant ce spectacle d’une beauté impressionnante dans son calme joyeux, je me frotte les yeux, me demandant si je suis bien réveillé. J’ai l’impression de vivre un songe merveilleux.
Le 20 juin, à 2 heures du matin, le Heimdal part avec les aviateurs, les mécaniciens, le photographe, pour aller chercher le N-25 dans la Brandewijnbay. Le lendemain, à 8 heures du soir, l’expédition ramène l’appareil en parfait état.
A partir de ce moment nous sommes en vacances. Comme elles sont les bienvenues ! Comme elles semblent agréables après la rude existence menée ces dernières semaines et les lourdes préoccupations avant le départ ! Je ressens la même joie que lorsque, enfant, je m’échappais vers la campagne à la fin de l’année scolaire.
Tous les jours la T. S. F. nous apporte des félicitations du monde entier. Les premiers, le roi et la reine de Norvège nous adressent un message ; puis arrivent des dépêches du prince héritier, du Storting[31] du cabinet norvégien, de toutes les villes du royaume, de nombre de communes et de sociétés, de tous les ministres étrangers accrédités à Oslo. Le roi de Grande-Bretagne nous envoie également un télégramme.
[31] Parlement norvégien.
La Saint-Jean est fêtée, suivant la tradition, par un feu de joie, des chants et des danses.
La veille, le Hobby était parti pour rallier son port d’attache. En voyant s’éloigner ce bateau, nous avons l’impression de quitter un vieux camarade ; il nous a rendu de si grands services ! Deux jours plus tard nous prenons à notre tour la route du sud, à bord d’un charbonnier, l’Albr.-W.-Selmer. Le N-25 est installé sur la partie avant du pont et les deux appareils de la marine royale sur la partie arrière. Leurs ailes dépassent les pavois de chaque côté, donnant au navire un aspect singulier ; il a l’air d’un être étrange, tenant à la fois de l’oiseau et du poisson.
A 11 heures du soir l’Albr.-W.-Selmer sort de la baie par un temps éblouissant. Le soleil de minuit brille dans un ciel magnifique, illuminant les montagnes des plus merveilleuses colorations. Au passage le Heimdal nous salue par les accents de l’hymne national ; à terre les salves succèdent aux salves. En remerciement de ces manifestations nous abaissons notre pavillon ; bientôt après l’hospitalière station de Ny Aalesund disparaît.
En quittant la baie du Roi, nous avions décidé de faire route directement par la pleine mer vers l’entrée du fjord d’Oslo. Les événements en décidèrent autrement. Passé la pointe sud du Spitzberg, une grosse houle d’est imprima au navire un roulis si violent que les aéroplanes amarrés sur le pont se trouvèrent en danger de tomber à l’eau. En présence de cette situation, le capitaine chercha l’abri de la terre le plus tôt possible, et, le 29 juin, à 11 heures, nous entrions, par le chenal de Fuglö[32], dans l’archipel côtier de Norvège.
[32] Fuglö, île au nord de Tromsö.
Un peu plus loin, un paquebot postal nous croise. Aussitôt il hisse son grand pavois, tire des salves, pendant que passagers et équipage poussent de longues acclamations. C’est le premier salut que nous adresse le pays natal. Inattendu, il nous va droit au cœur.
En approchant de Tromsö, nous distinguons un grand mouvement sur rade. Deux vapeurs pavoisés, chargés d’une foule joyeuse, avancent au-devant de nous : plus loin l’Hobby, lui aussi, en tenue de fête, est couvert de spectateurs. Discours, salves, hurrahs ; les habitants de cette ville du Nord nous reçoivent avec la chaleur de sentiments qui fait le renom de leur hospitalité.
Pendant toute notre navigation le long de la côte de Norvège, un temps resplendissant. Pas un village, pas une maison qui ne soit pavoisé, et, partout, des réceptions enthousiastes. De temps à autre, nous rencontrons un petit bateau pêcheur solitaire ; quand nous le rangeons, son équipage se lève, et, tête-nue, nous crie ses souhaits de bienvenue. Si simple, mais si vraie, cette manifestation me touche profondément, plus profondément même que les cérémonies officielles. Devant la sympathie de ces humbles, j’ai les larmes aux yeux, je me sens la gorge serrée.
Au large de Kristiansand, quatre Hansa-Brandenburg volent à notre rencontre, nous apportant les félicitations de l’armée et de la marine. Après avoir évolué autour de l’Alb.-W.-Selmer, ils s’éloignent pour rejoindre leur centre.
Au cours de l’après-midi du 4 juillet, nous entrons dans le fjord d’Oslo ; aussitôt, les hurrahs éclatent de tous côtés, sur terre, sur mer, dans l’air. A Fugle-Huk nous mouillons ; alors se produit la scène la plus émouvante que nous ayons vécue depuis notre retour, la première entrevue de nos aviateurs Riiser-Larsen et Dietrichson avec leurs femmes. L’échelle est abaissée, toutes les têtes se découvrent devant ces deux nobles épouses si courageuses. Elles, aussi, ont tant souffert pendant notre voyage. Que n’ai-je les moyens de les recevoir à notre bord comme deux reines, deux reines parées des plus hautes et des plus nobles vertus de la femme.
A 23 heures, l’Alb.-W.-Selmer entre dans le port de Horten. Je renonce à raconter l’accueil que nous y recevons : un véritable Conte des Mille et Une Nuits.
Pour la première fois depuis mon retour je foule le sol de la Norvège. Cette ville m’a rendu tant de services que je suis heureux de lui témoigner ma gratitude. A toutes mes expéditions la marine nationale[33] n’a-t-elle pas prêté un très utile concours, à celle qui vient de se terminer en particulier ? N’est-ce pas grâce à ses aviateurs, n’est-ce pas grâce aux grandes qualités qu’elle sait développer chez ses officiers que notre vol polaire a pu s’accomplir ?
[33] Horten est le port militaire de la Norvège. (Note du traducteur.)
Enfin, arriva le grand jour, le 5 juillet, l’inoubliable réception à Oslo. Un soleil flamboyant, un vrai ciel de fête. Ayant tous embarqué dans le N-25, nous volons vers la capitale, parée de ses atours de gala, au bruit des hurrahs poussés par des milliers de spectateurs. Qui pourrait décrire le spectacle, lorsque notre appareil se pose sur l’eau au milieu d’une foule innombrable de bateaux, puis la réception au débarcadère, le cortège triomphal à travers la ville, l’audience chez le roi, et, pour couronner cette solennité grandiose, le dîner au Château ? Maintenant, tout cela est le passé, et il n’en subsiste qu’une auréole de souvenirs magnifiques, inoubliables.
Ce qu’il est advenu du N-24.
PAR
Leif DIETRICHSON
Lieutenant de vaisseau de la marine norvégienne.
Le départ de la baie du Roi. — Une grosse émotion. — La banquise polaire. — Réflexions décourageantes qu’elle inspire. — Une rencontre inespérée. — La descente.
A l’aide des notes brèves prises en cours de route, j’espère réussir à présenter un exposé des événements que je suis chargé de raconter. Dans ce récit, mon principal souci sera l’exactitude et nullement les effets littéraires.
Mon carnet renferme, à la date du 21 mai, le passage suivant : « Brise d’est, ciel clair, circonstances très favorables pour l’envol. J’espère que le grand jour est enfin arrivé. Nous tenterons le départ avec un chargement de 3.100 kilogrammes, mais nous nous attendons à être obligés de le réduire. » Ces notes ont été écrites le matin du 21 ; dans la journée mon espoir devait se réaliser.
Les météorologistes prédisant le beau temps dans le bassin polaire, les appareils sont immédiatement mis en état de prendre l’air. Après le dîner, accompagnés de leurs amis et des habitants de la baie du Roi, les membres de l’expédition se rendent sur le terrain de départ. L’arrimage est achevé, les instruments de route accrochés à leurs places et les moteurs mis en mouvement. Pendant la demi-heure qui s’écoule avant qu’ils ne soient chauds, tout le monde vient nous souhaiter bon voyage ; les vœux que nous adressent les mineurs et l’équipage du Farm nous touchent particulièrement.
… Les deux appareils sont parés. Omdal m’informe que les moteurs fonctionnent bien et Ellsworth que ses instruments d’observation sont en ordre.
L’avant du N-25 est tourné vers la baie où il prendra son envol.
Le N-24 se trouve un peu plus en arrière sur terre, parallèlement à la ligne du rivage, afin de ne pas être atteint par les remous que produira l’hélice du N-25 et par les tourbillons de neige qu’elle soulèvera…
L’appareil d’Amundsen glisse sur le slip taillé dans l’épaisseur de la glace. Puis, c’est à notre tour. Pour gagner le sommet du plan incliné, nous devons virer de 90°. La charge considérable de notre avion rend cette manœuvre difficile ; heureusement, les nombreux spectateurs nous prêtent assistance.
Tout à coup, à travers le vrombissement du moteur, je perçois un bruit particulier ; un rang de rivets de la coque vient de sauter. Le N-24 ayant pris sa position de départ, les aides s’éloignent rapidement et nous descendons sur la glace du fjord en empruntant la trace du N-25. Sans aucun doute, le directeur Schulte-Frohlinde, des établissements de Pise, a entendu, lui aussi, le bruit qui a attiré mon attention, quoi qu’il ait dû être moins net au dehors qu’à bord ; je m’en rends compte à l’expression de crainte que je lis sur sa physionomie. Il dut être rassuré, lorsqu’il nous vit descendre le slip. A mes yeux la situation est claire. La coque de mon appareil a reçu une avarie, mais j’ignore son importance. Dans ma pensée cet accident ne gênera ni l’atterrissage, ni même l’amerissage, non plus que l’envol, lorsque nous serons délestés de 1.000 kilogrammes à la suite de la consommation d’essence et d’huile. Nous pourrons, d’ailleurs, avoir la chance, au cours du voyage, d’effectuer la descente et de prendre le départ sur la banquise ; ce qui simplifiera la question. Si je m’arrête pour procéder à une réparation, l’expédition se trouvera remise pour je ne sais combien de temps. Maintenant ou jamais, me dis-je, et je continue.
Il a été décidé que le N-25 partira le premier. Une légère brise souffle du fond du fjord. Afin d’éviter un virage de 180° à l’extrémité supérieure de la baie, pour filer ensuite vers la pleine mer, manœuvre très délicate, étant donné la surcharge de nos appareils, nous devons essayer de nous enlever en direction de l’entrée du fjord. Pour cela, nous stoppons au milieu de la banquise. Pendant que nous revêtons la tenue d’aviateur que nous n’avons pas endossée plus tôt, afin d’éviter la transpiration au moment de prendre l’air, le N-25 file devant nous à toute vitesse, vers le fond de la baie. Son allure promet le succès de l’envol, mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage. Sous le poids de notre avion, la glace s’enfonce ; il y a déjà plus de 0 m. 30 d’eau autour de nous, et Omdal annonce qu’elle monte rapidement à notre bord par la déchirure de la coque. Cela devient grave ; immédiatement, je mets le moteur en marche. Un instant, comme un être animé, l’avion paraît se recueillir ; puis lentement il se met en mouvement, et nous voici glissant de plus en plus vite sur une belle nappe de glace unie, recouverte de neige. Devant nous l’énorme glacier qui occupe l’extrémité supérieure de la baie grandit, menaçant. L’indicateur enregistre une vitesse régulièrement croissante ; dont, aucune crainte à avoir. Lorsque l’aiguille dépasse le chiffre de 110 kilomètres à l’heure, je vais pouvoir décoller, me semble-t-il, mais, de crainte de rater le coup, je pousse jusqu’à 120 ; alors, seulement, j’agis doucement sur la commande de profondeur. Nous sommes en l’air ! Quel sentiment de satisfaction j’éprouve alors. Cette expédition si passionnante commence enfin ! L’horrible période de la préparation est terminée. Quelle délivrance ! En même temps, quelle admiration nous éprouvons pour la puissance de notre appareil. Ainsi que je l’ai dit, nous étions préparés à l’idée d’être forcés de l’alléger. Le contrat passé avec le constructeur fixait à 2.500 kilos son poids utile. Or, nous sommes partis avec 600 kilos d’excédent. D’après ce qui m’a été raconté plus tard, avant de décoller, nous avons parcouru environ 1.400 mètres sur la glace ; si cela avait été nécessaire, j’aurais pu réduire cette distance.
J’exécute un long et prudent virage au fond de la baie, puis me dirige vers la pleine mer, fouillant l’horizon pour découvrir le N-25.
Combien, très souvent, il est difficile à un pilote d’apercevoir un autre avion, cela semble surprenant. Nous finissons cependant par distinguer Amundsen. Evidemment, nos camarades nous ont également cherchés, car, au moment où nous les retrouvons, ils achevaient un virage pour examiner le ciel vers le sud.
Avant le départ, nous avons discuté longuement les différentes éventualités pouvant se présenter au cours du voyage ; tous, nous avons été d’accord sur la nécessité de faire route de conserve, si, du moins, cela était possible. Par suite, des ordres écrits devenaient inutiles ; le seul que j’ai reçu vise le cas où les avions se trouveraient séparés, il est ainsi libellé : « Au cas où les deux appareils ou leurs deux équipages perdraient la liaison, le N-24 poursuivra l’exécution du programme du voyage. Son chef, le lieutenant de vaisseau Dietrichson a pleins pouvoirs pour prendre possession des terres qu’il découvrira au nom de Sa Majesté le Roi de Norvège. »
Pleins d’espoir, nous filons de conserve vers le Nord, le long de la côte ouest du Spitzberg. Successivement, nous passons les Sept-Glaciers, l’île des Danois, l’île d’Amsterdam. Mais voici d’épaisses brumes ; nous montons alors à 1.000 mètres. A cette hauteur nous retrouvons un ciel bleu et un soleil étincelant ; en dessous une nappe de ouate s’étend à perte de vue en direction du Pôle.
Nous étions convenus que le voyage jusqu’à la côte septentrionale du Spitzberg constituerait un vol d’essai ; si un des appareils ne donnait pas entière satisfaction à son pilote, l’escadrille, une fois parvenue dans cette région, reviendrait à la baie du Roi.
Le N-25 poursuivant sa route, c’est donc que tout va bien à son bord. Quelques instants plus tard, je vois le thermomètre indiquant la température de l’eau du radiateur pour le moteur arrière, placé sur la planchette du bord, monter d’une manière extravagante. Immédiatement, je presse le bouton de la sonnerie électrique reliant mon habitacle à la chambre à essence. Aussitôt Omdal arrive ; après avoir regardé le thermomètre, il disparaît instantanément. Mon camarade glisse comme un serpent à travers les boyaux étroits de l’appareil.
Du coin de l’œil, je regarde en arrière, je vois alors que les volets du radiateur ne sont pas entièrement ouverts. Après qu’ils le sont complètement, la température continue à monter ; bientôt elle dépasse 100°. Nous allons être obligés de descendre. La perspective n’est pas précisément rassurante ; la banquise que l’on entrevoit à travers les déchirures de la brume est toute hérissée de grosses saillies ; un atterrissage sur ce terrain entraînera certainement le bris de l’appareil.
… La température du radiateur monte toujours, 115° ! Finalement le thermomètre éclate ; du coup mon espoir dans le succès de notre entreprise tombe à 0°.
Je sonne une seconde fois Omdal. Cette fois il tarde à venir ; il est évidemment très occupé. A mon grand étonnement le moteur arrière continue à marcher sans à-coup, néanmoins, par prudence, Je réduis la vitesse à 1.600 tours ; quoi qu’il en soit, à chaque instant je m’attends à quelque rupture fatale.
Comment le moteur avant fonctionne-t-il ? Je me le demande avec angoisse. Le radiateur est, en effet, commun aux deux moteurs. Après quelques instants d’attente qui me semblent des heures, voici Omdal. Mon inquiétude est extrême.
— Comment cela marche-t-il ? lui demandai-je anxieusement.
— All right, tout va à merveille, répond-il imperturbablement.
Après avoir vu la température de l’eau du radiateur monter à 115°, pareil optimisme me paraît tant soit peu exagéré, pour ne pas dire plus. Le moteur ne fait entendre, il est vrai, aucun bruit suspect ; j’espère par suite pouvoir continuer le vol en manœuvrant prudemment ; chaque minute qui s’écoule sans amener de catastrophe fait renaître en moi la confiance.
… De conserve les deux grands oiseaux volent vers la froide et inhospitalière région du Pôle, depuis des siècles, enjeu de sanglantes batailles contre les glaces.
Je songe à la différence profonde existant entre le moyen de locomotion employé par notre expédition pour triompher de l’obstacle créé par les banquises et ceux dont se sont servis les précédents explorateurs. A part le malheureux et si sympathique Andrée parti à la conquête du Pôle en ballon libre, il y a vingt-huit ans, Roald Amundsen est le premier à utiliser la voie de l’air pour pénétrer au cœur de l’inconnu arctique. Sa tentative réussira-t-elle ?
Cela dépendra des possibilités d’atterrissage. Si nous rencontrons des terrains propices, et cela à intervalles pas trop éloignés les uns des autres, la victoire couronnera notre entreprise. Dans le cas contraire nos chances de succès deviendront singulièrement moindres. L’atterrissage représente ce que j’appellerai le point d’interrogation de l’expédition. Sur l’existence de canaux au milieu de la banquise comme sur les conditions de surface offertes par les glaces polaires, les compétences ont émis, avant notre départ, des avis contradictoires. En second lieu, aucun aviateur n’a examiné le pack[34] en dérive dans le bassin arctique ; les renseignements précis sur les possibilités d’une descente sur la grande banquise font donc complètement défaut. Nous avons une confiance entière dans nos appareils ; en mettant les choses au pis, c’est-à-dire en supposant que nous ne puissions faire escale, ils pourront, croyons-nous, nous ramener au Spitzberg.
Emporté vers l’extrême nord, dans un fauteuil pour ainsi dire, je pense aux efforts surhumains déployés par les précédentes expéditions, à leurs souffrances, à leurs privations de toute nature. Des semaines et des semaines, des mois et des mois, elles cheminaient péniblement sur la surface rugueuse de la banquise ; chaque jour, du matin au soir, elles avaient à escalader d’interminables chaînes de monticules de glace, et, quand au prix d’un labeur épuisant, elles avaient réussi à gagner quelques kilomètres dans la direction désirée, une nappe d’eau venait leur barrer la route. En pareil cas, il fallait mettre à la mer les frêles embarcations, chargées sur les traîneaux, établir un long et difficile va-et-vient pour le transbordement des bagages, ou bien contourner à pied l’étang au prix de longs détours, toujours sur un terrain diabolique, parfois en perdant quelques-uns des kilomètres précédemment gagnés, au prix de tant de peines.
Combien différente est notre situation. Nous avançons sans effort, ni fatigue ; un simple mouvement de la main suffit à diriger l’appareil qui nous porte, nous et notre matériel, et il nous fait franchir à la vitesse de plusieurs kilomètres à la minute les obstacles qui tant de fois ont arrêté les anciens explorateurs. Dans la relation de son raid vers le Pôle en compagnie de Johansen, Nansen raconte avoir souvent souhaité de se transformer en oiseau, afin de passer d’un coup d’aile par-dessus les accumulations de blocs de glace dont l’escalade mettait ses forces à une si rude épreuve. Aujourd’hui le souhait de notre illustre compatriote se trouve réalisé. Tant que nous tiendrons l’air, ces crêtes de glace qui hérissent la banquise ne nous gêneront pas.
Mais revenons au récit du voyage. La mer de nuages s’étend plus loin que je ne le supposais au début ; si elle n’entrave pas notre marche, elle nous empêche, par contre, de connaître notre vitesse et notre dérive.
Ellsworth m’a raconté plus tard avoir été impressionné par la situation. Lorsque l’ombre de l’appareil porte sur la brume, son image apparaît, entouré d’une double auréole présentant les couleurs du prisme. Ce phénomène de réfraction persista tant que nous survolâmes le brouillard. Amundsen l’observa également à bord du N-25.
Au delà de 82° de latitude nord les nuages disparaissent ; dès lors dans toutes les directions se découvre à perte de vue une blancheur d’une monotonie fatigante. Je me tiens à une altitude variant de 1.000 à 3.000 mètres.
La banquise présente un aspect complètement différent de celui sous lequel je me la représentais. A la place de grandes plaques de glace unie, longues de plusieurs kilomètres, que je m’attendais à rencontrer, je ne vois qu’un agglomérat de menus glaçons irréguliers, accidenté de crêtes et déchiré de crevasses. Sur un pareil terrain, un atterrissage entraînerait fatalement une catastrophe. Quant aux larges canaux serpentant à travers les champs de glace dont on m’a tant parlé avant le départ, ils se réduisent à d’étroites fentes pareilles à des fêlures, craquelant la croûte rigide étendue sur la mer ; sur un espace aussi étroit, on ne saurait non plus amerir. Donc, nulle part, possibilité de descendre. Je cherche à me réconforter en pensant qu’aux approches du Pôle les « champs » deviendront plus étendus et moins tourmentés. Les heures passent et aucun changement ne se produit dans leur aspect. Malgré cela, et quoique le moteur arrière m’inspire de sérieuses craintes, ma confiance demeure entière. Le vrombissement si parfaitement régulier des Rolls-Royce me rassure. Et j’ai besoin de l’être ; un pilote comprendra le sentiment que j’éprouve.
Que de fois les prophètes de malheur nous ont prédit un froid intolérable pendant le vol ; or, nous ne sommes nullement incommodés par la température, moi tout le premier, quoique, en ma qualité de pilote, je ne puisse prendre aucun mouvement. C’est que, grâce à l’expérience de notre chef en matière de voyage dans l’extrême Nord, notre vestiaire est approprié aux circonstances. J’appréhendais surtout le froid pour les pieds et les mains ; mes craintes furent vaines, nos chaussures, comme nos moufles, nous donnèrent toute satisfaction.
… Depuis huit heures nous tenons l’air. Marchant à raison d’environ 150 kilomètres à l’heure, nous ne devons plus être loin du Pôle. A quelle distance ? cela dépend de la force du vent contraire que nous avons rencontré, en d’autres termes de notre vitesse par rapport au sol. Qu’allons-nous faire ? Sur la banquise pas la moindre possibilité d’atterrir sans risquer le bris de l’appareil, sinon la mort de l’équipage. Pendant que je me livre à ces réflexions peu réconfortantes, Omdal arrive près de moi ; après avoir jeté les yeux sur la glace sous-jacente, il hoche la tête d’un air découragé, lui l’homme de toutes les énergies.
Tout à coup que voyons-nous ? Là-bas quelque chose brille au soleil. Nous regardons attentivement dans cette direction… Aucun doute n’est possible ; c’est une nappe d’eau bleue, crêtée de vagues blanches, la première que nous avons aperçue depuis que nous avons laissé la brume derrière nous. Nous n’en pouvons croire nos yeux. Ayant également aperçu cet étang, le N-25 descend immédiatement dans sa direction. Je suis son mouvement. Quoique divisée par des goulets et par des champs de glace, la nappe est suffisamment étendue pour un amerissage. A l’entour, la banquise est extrêmement accidentée ; à mesure que nous nous en rapprochons, elle paraît de plus en plus bosselée et rugueuse ; impossible par suite d’y atterrir. Dans un virage, je vois le N-25 se poser sur un bras de l’étang. Il me semble trop étroit pour que deux appareils puissent y descendre. En conséquence, je me dirige un peu plus au sud vers un petit bassin. Notre amerissage a lieu dans les meilleures conditions du monde. Après cela, à vitesse très réduite, je me dirige vers le plus grand glaçon du voisinage et m’y amarre. Au cours de cette navigation, le moteur arrière s’arrête dès que j’ai ralenti.
Lorsque nous arrivons au milieu de la glace, quel n’est pas mon étonnement d’apercevoir un phoque barbu ! Curieux comme tous ses pareils, il suit attentivement tous nos mouvements. D’après ce que j’avais entendu dire, je ne m’attendais pas à rencontrer un être vivant à pareille latitude ; de son côté, le phoque paraît non moins étonné que nous ; très certainement jamais auparavant il n’avait vu un aéroplane.
Nous apercevons le camp de nos camarades. — Première tentative pour rejoindre Amundsen. — La vie sur la banquise. — Nous entrons en communication avec l’autre groupe. — Deuxième tentative pour rallier Amundsen. — Essais infructueux pour remettre un moteur en marche. — Deux hommes en perdition. — Nous rallions l’équipage du « N-25 ».
Une fois l’appareil amarré, nous sautons sur la glace pour voir ce qu’il est advenu du N-25 et de son équipage. J’ai observé la direction dans laquelle il a ameri ; d’après mon estime, il est descendu à 3 milles marins (5,5 kilomètres) du point où nous nous trouvons. Pour nous orienter, nous gravissons le monticule de glace le plus élevé, voisin du mouillage. Profondément décourageante, la vue que nous découvrons du sommet de ce belvédère. A part l’étang où nous nous sommes posés, de tous côtés de la glace à perte de vue et quelle glace ! Pas le moindre espace plan, rien que des mamelons et des crêtes formés par des entassements de glaçons. Lorsque je me trouvais en l’air, la banquise ne m’avait certes pas paru constituer un bon terrain d’atterrissage, néanmoins ce que je vois maintenant dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer. Ce panorama nous donne à tous le frisson, en même temps qu’il nous émeut par sa grandeur et sa désolation.
Mais trêve de rêveries, et occupons-nous de chercher nos camarades. Anxieusement nous scrutons l’horizon à la jumelle… Après un examen assez long, nous voici fixés ; par-dessus un monticule, j’aperçois l’extrémité d’une aile et le bout d’une pale d’hélice. Nos amis se trouvent à 3 ou 4 milles marins (5,5 à 7,4 kilomètres) dans le nord. Lorsque nous nous serons restaurés, nous irons les rejoindre. Depuis notre départ de la baie du Roi, je n’ai ni mangé, ni bu. Si, pendant le voyage, mon estomac n’a rien réclamé, maintenant il se montre exigeant. Nous déjeunons avec l’en-cas qui nous a été remis au moment de décoller.
Après ce repas sommaire, Omdal travaille à ses chers moteurs, pendant qu’Ellsworth exécute des observations météorologiques et que je prends une hauteur solaire. Résultat approximatif : 87° 50′ de latitude nord. L’avion me paraissant en sécurité, je m’achemine avec Ellsworth vers le N-25. En suivant le bord de l’étang, ce sera l’affaire d’une heure et demie, pensons-nous. Pour parer à toute éventualité, nous emportons le canot pliant, mais ni provisions, ni matériel de campement. Avant le départ, nous plantons le pavillon norvégien sur le sommet du monticule voisin du camp.
Dans notre ignorance des conditions de la marche sur la banquise, Ellsworth et moi partons pleins d’illusions ; ni l’un ni l’autre n’avons le moindre doute que nous ne réussissions à rejoindre Amundsen. Cette belle assurance ne fut pas longue. Dès les premiers pas les difficultés se révèlent aussi nombreuses que variées ; sans répit nous devons gravir, puis descendre de gros monticules ; cela irait encore si nous ne traînions notre canot. Non seulement ce portage est très fatigant, mais encore il exige de grandes précautions pour ne pas crever la toile de l’embarcation sur quelque arête de glace pointue. Pour varier, de temps à autre une crevasse remplie d’eau et de menus morceaux de glace nous ferme la route ; il faut alors lancer le canot et nous en servir comme d’un bac. D’autres fois nous rencontrons un canal relativement large ; en pareil cas nous embarquons et naviguons pendant quelque temps. Lentement, très lentement, nous gagnons du terrain. Le N-25 devient de plus en plus distinct. Tout à coup nous voyons une de ses hélices tourner. Quelle joie nous éprouvons ! Evidemment l’équipage est sain et sauf et l’appareil probablement en bon état. De la coupe aux lèvres il y a loin. Nous en fîmes l’expérience ce jour-là et combien cruelle. Nous touchions presque au but, lorsqu’une nappe de « jeune glace », trop mince pour supporter le poids d’un homme, nous arrête. Impossible de la contourner ; par suite point d’autre ressource que de revenir en arrière. En pure perte nous avons peiné pendant plusieurs heures. La retraite fut aussi pénible que l’aller, agrémentée en plus de bains de siège dans une eau glacée. Nous rentrons au camp littéralement fourbus.
A l’arrivée, Omdal nous offre un excellent chocolat. Bon Dieu ! que cela fait du bien d’absorber une boisson chaude !
En notre absence, notre mécanicien a procédé à la revision du moteur arrière ; plusieurs soupapes d’échappement se trouvant grippées devront être changées. Ce travail prendra de deux à trois jours.
De la glace s’étant formée autour de l’avion, nous décidons de le faire virer de manière à placer son avant en direction de l’étang, pour le cas d’un départ. Si un envol devient nécessaire, peut-être sera-t-il possible de l’effectuer avec le seul secours du moteur avant ? Le virage de l’appareil ne fut pas précisément facile ; d’abord il fallut casser la glace autour de la coque, ensuite peiner longuement pour obtenir sa giration. Au total, trois heures d’un pénible labeur, agrémenté de nouveaux bains glacés.
L’équipage du N-25 nous a-t-il aperçus ? Telle est la question que nous nous posons constamment. Il nous semble invraisemblable qu’ils ne voient pas notre pavillon. S’ils n’ont éprouvé aucun accident, selon toutes probabilités, ils viendront nous rejoindre, une fois leurs observations terminées. S’ils reprennent l’air en volant bas, ils nous découvriront certainement. Donc, nous sommes certains de ne pas être abandonnés à notre sort.
Remettre promptement le moteur en état et nous préparer au départ dans le plus bref délai possible, nous n’avons pas autre chose à faire pour le moment.
La voie d’eau créée par la déchirure de la coque au moment du départ, quoique moins grave que je le pensais tout d’abord, débite toutefois suffisamment pour rendre l’intérieur de l’hydravion inhabitable. Dans ces conditions, nous nous installons à « terre », comprenez, sur la banquise. Nous dressons la tente, puis débarquons les sacs de couchage, ainsi que les effets de campement indispensables. Un phoque s’étant aventuré jusqu’ici, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’un ours blanc ne vienne rôder dans ces parages. En conséquence, nous prenons avec nous un fusil et un revolver.
Désormais Omdal travaillera constamment à ses moteurs ; en cas de besoin, Ellsworth et moi lui prêterons assistance. Tant que le mécanicien ne réclamera pas notre concours, la popote, les observations, la surveillance de l’horizon, le pompage de la coque constitueront notre lot.
Peu agréable, le séjour sous la tente. Notre abri est petit ; de plus, confectionné en mince toile d’avion, il n’offre qu’une protection insuffisante… Quand le « Primus » est allumé, on y serait assez bien, si la chaleur développée par le fourneau ne déterminait la fusion de la neige sous-jacente, par suite, ne détrempait le plancher.
Le 22 mai, vers midi, le ciel se couvre ; dès lors le N-25 n’est plus visible.
Complètement novices en matière de banquise, ignorant, par conséquent, les méfaits dont elle est capable, Ellsworth et moi nous nous croyons en complète sécurité. Possédant une certaine expérience des glaces à la suite de son hivernage sur la côte de l’Alaska, Omdal ne partage pas notre optimisme ; il redoute que les deux bords du bassin où se trouve l’avion ne viennent à se rapprocher et à se rejoindre ; il pense, toutefois, que la « jeune glace » nous protégera contre une attaque brusquée.
Dans l’après-midi, éclaircie ; nous distinguons l’extrémité du N-25. Après cela, les nuages retombent ; averses de neige. Aucun doute ne peut plus subsister dans notre esprit ; la banquise est constamment en mouvement ; mais, étant donné sa largeur, il ne nous semble pas possible que l’étang puisse se fermer et que nous courrions le risque d’être écrasés entre ses bords comme entre les mâchoires d’un étau. Pour le moment, toutes nos préoccupations vont à nos camarades ; à leur sujet, notre imagination se donne carrière.
Si leur appareil se trouve en bon état, bientôt ils prendront leur vol et nous rejoindront, pensons-nous ; dans la nappe d’eau voisine de notre camp, ils pourront facilement amerir. Si, au contraire, leur avion est gravement avarié, ils nous rallieront prochainement, en franchissant à pied la banquise. Nous ne mettons point en doute qu’ils n’aient aperçu notre pavillon, par suite qu’ils ne connaissent l’emplacement de notre camp. S’ils ne sont pas encore arrivés, c’est que, comme nous, ils réparent leur appareil, concluons-nous.
Toute la nuit du 22 au 23, bourrasque de neige et temps bouché.
Omdal continue à travailler à son moteur ; Ellsworth et moi pompons la coque. La voie d’eau augmente ; probablement les fentes du métal ont été agrandies par la glace formée dans leurs interstices.
Brise de Nord ; 10° sous zéro !
Vers midi, le plafond de nuages se lève, le soleil paraît et un beau ciel lumineux s’arrondit au-dessus de la banquise.
Dans la journée, deux bonnes observations de latitude ; leur résultat est tant soit peu décevant. Mon estime nous plaçait beaucoup plus au nord que nous ne le sommes en réalité. Evidemment, notre vol a été contrarié par un violent vent contraire.
Qu’importe ? Aussitôt le moteur réparé, nous reprendrons l’air et arriverons au Pôle. A cette date, je suis encore persuadé que nous pourrons repartir.
Aperçu le N-25 ; sous la poussée du courant qui déplace constamment la glace, il s’est notablement rapproché de nous. Nos amis ont recouvert de bâches le groupe-moteur de leur appareil et planté à côté leur pavillon. Ils doivent nous voir comme nous les voyons. Nous lançons des bombes fumigènes, tirons des coups de feu ; nos signaux demeurent inutiles ; ils ne voient ni n’entendent rien.
La « jeune glace », sur la partie de l’étang voisine du camp augmente d’épaisseur ; nous nous en réjouissons, pensant que cette surface unie pourra nous servir de champ de départ.
L’après-midi, Amundsen et ses compagnons nous aperçoivent enfin. Ils agitent de droite et de gauche leur pavillon, l’appel en usage dans la marine militaire pour annoncer la transmission d’un message. Je ne suis pas long à grimper sur un monticule, et alors commence l’échange des signaux. En raison de l’éloignement, l’emploi de la jumelle est nécessaire ; par une basse température comme aujourd’hui, une buée se dépose rapidement sur les verres ; de là, nécessité de les essuyer souvent, par suite, une très grande lenteur dans les communications.
Amundsen annonce qu’il se trouve dans la glace à 20 mètres de l’étang et qu’il travaille à dégager son appareil. Le N-25 est intact. Le chef nous prescrit de le rejoindre, si notre avion est avarié, en apportant nos vivres, notre hache, notre dérivomètre. De notre côté, nous lui faisons passer le message suivant : « Croyons pouvoir prendre notre départ sur la glace ; notre appareil ayant une grosse voie d’eau, impossible de nous poser sur l’étang. »
Quel soulagement cet échange de nouvelles nous procure ! Maintenant nous respirons.
Dans la nuit du 23 au 24, fraîche brise et chasse-neige avec 11 à 12° sous zéro. Le vent souffle de plein fouet dans la tente ; fabriqués avec des peaux minces en vue d’une campagne d’été, les sacs de couchage nous protègent mal ; nous souffrons cruellement du froid.
Malgré cela, nous nous refusons le luxe du chauffage avec nos excellents appareils Therm’x. La consommation de carburant pendant le voyage ayant été relativement faible, le stock que nous possédons encore dépasse les prévisions : un demi-cylindre en sus de la moitié de la quantité embarquée. Mais qui sait combien le retour exigera du précieux liquide. Donc, l’économie la plus stricte s’impose.
Pendant la journée du 24 mai, l’étang gèle entièrement. La voie d’eau de notre hydravion augmente dans de grandes proportions. Aussi bien la formation de cette nappe de glace autour de l’appareil nous est très utile ; s’étendant sous ses « nageoires », elle l’empêchera d’enfoncer, si nous venons à suspendre le pompage ! Chaque jour ce dernier exercice absorbe plusieurs heures, quand nous avons à effectuer tant d’autres travaux pressants.
L’après-midi, Omdal termine le remplacement des soupapes ; dès lors, pensons-nous, l’appareil se trouvera en état de vol.
Par un froid aussi rigoureux et dans l’impossibilité où nous nous trouvons de chauffer le groupe-moteur, en raison d’un vent violent, il est douteux qu’une bonne carburation puisse se produire. Mais patience, le printemps avance à grands pas ; d’un jour à l’autre une hausse de température se produira et nous enlèvera tout souci sous ce rapport.
Autour du camp, la glace bouge. Les chaînes de monticules situées de l’autre côté de l’étang paraissent plus près de nous ; l’aspect de la banquise semble d’ailleurs complètement modifié. Ses mouvements nous inquiètent ; ils nous donnent l’impression de la menace d’un danger ; aussi croyons-nous prudent de mettre en sécurité les vivres et le matériel. Immédiatement nous les débarquons sur la plaque de glace où la tente est dressée.
… Chaque jour le pack[35] se déplace davantage. La dérive nous rapprochant de plus en plus du camp d’Amundsen, nous allons essayer de le joindre. Depuis longtemps nous désirons avoir des nouvelles de nos camarades et examiner la situation avec notre chef ; seul, de notre petite troupe, il possède l’expérience des glaces, par suite, peut, seul, juger notre position en pleine connaissance de cause.
[35] Banquise. (Note du traducteur.)
… Nous entassons les vivres dans le canot pliant et le chargeons sur le traîneau[36]. Avant le départ, Amundsen ne nous a-t-il pas expliqué qu’en cas de perte des avions l’expédition battrait en retraite vers le sud en transportant son matériel sur ce véhicule.
[36] Le modèle dit Skikjelk.
Partis plein d’espoir et d’entrain, nous nous arrêtons épuisés et découragés, après seulement un parcours de quelques centaines de mètres. Figurez-vous, tous les vingt ou trente pas, des crêtes formées de blocs accumulés ! A la force du poignet, il faut hisser le traîneau au sommet de ces monticules, puis l’en faire descendre, et cette dernière manœuvre n’est pas la moins difficile. De toute évidence, jamais nous n’arriverons au but dans un temps raisonnable, si nous nous obstinons à haler notre lourd véhicule. Donc, nous décidons son abandon et chargeons nos bagages sur le dos. Quoique réduit au strict nécessaire, chaque sac pèse dans les 40 kilos. Cela fait, nous nous remettons en route, après avoir chaussé nos skis. Toujours de hautes chaînes de monticules et des massifs de mamelons ; sur ce terrain diabolique les patins deviennent plus gênants qu’utiles ; donc, nous les enlevons. Après cela, voici des canaux recouverts de « jeune glace ». Sur cette surface lisse nous reprenons les skis ; mais, attention ! elle menace de se briser sous notre poids. Cette marche à travers la banquise est bien l’exercice le plus dangereux et le plus épuisant que l’on puisse imaginer ; en revanche, que d’émotions et de surprises il apporte ! J’admire l’adresse d’Ellsworth ; quoique ne possédant pas la pratique du patinage, il se tire d’affaire avec aisance ; c’est un excellent sportsman dans la meilleure acception du terme.
L’expérience acquise par Omdal en Alaska nous est très utile, en ce qu’elle lui permet de découvrir les passages faciles. En dépit des obstacles accumulés sur notre route, nous avançons. Le N-25 devient de plus en plus visible. Nous voici à peu près à mi-chemin. Là, nouvelle déconvenue. Un chenal, large de 450 mètres environ, s’ouvre devant nous ; la « jeune glace », dont il est recouvert, très frêle, est impraticable ; d’autre part, impossible de contourner cette nappe : elle s’étend à perte de vue à droite comme à gauche. Et le camp d’Amundsen se trouve à l’autre côté ! Nous en sommes si proches que, sans le secours de la jumelle, nous pouvons communiquer avec nos camarades par signaux à bras. Ils nous engagent à ne pas nous aventurer plus loin et à regagner notre camp. Nous convenons de reprendre la conversation demain, à 10 heures (temps moyen de Greenwich).
Après une marche épuisante de sept heures, nous rallions la tente, complètement éreintés. Aussitôt nous nous couchons. Il fait un froid de chien ; malgré cela, nous dormons profondément, notre première bonne nuit depuis le départ du Spitzberg. Nous commençons, il est vrai, à savoir nous servir des sacs de couchage. Toute une éducation est nécessaire pour apprendre à s’installer confortablement avec le ballot de vêtements dont on est couvert. Avant de nous coucher, ne nous mettons-nous pas sur le dos toute notre garde-robe.
25 mai. — Le temps gris habituel, si déprimant ; par moment chasse-neige ; température : environ 10° sous zéro.
Essai infructueux de mise en marche du moteur arrière. A la suite de cet insuccès, Omdal change de nouvelles soupapes d’échappement, sans arriver à un meilleur résultat ; il ne se produit pas de compression.
A 10 heures du matin, conversation avec l’autre camp. A leur avis, avec de légères charges et en observant la plus grande prudence, nous pourrons réussir à les rallier.
Nous allons de nouveau essayer de faire partir le moteur, puis nous tenterons de haler le N-24 sur le glaçon où nous sommes campés ; il y sera en sécurité, supposons-nous. En conséquence, nous commençons à tailler un plan incliné dans l’épaisseur de la glace, afin de pouvoir hisser l’appareil. Tandis que nous sommes occupés à ce travail, le groupe Amundsen réclame notre aide et nous prie de venir le joindre dès que nous serons prêts. Nous leur répondons qu’ils peuvent compter sur nous.
Décidément, le moteur est complètement avarié. La compression se fait mal. Omdal verse de l’huile chaude sur les pistons, place ensuite tous les réchauds Therm’x dans le groupe-moteur pour en élever la température[37] ; rien n’y fait ; les moteurs refusent de tourner. Autre sujet de grave préoccupation : les deux rives du bassin où nous avons ameri se sont rapprochées au point de se joindre, pour ainsi dire ; la nappe d’eau a presque disparu, et les gros morceaux de blocs accumulés sur l’autre bord, qui ont tout l’air de voisins dangereux, ne sont plus loin de nous. Donc, situation sérieuse.
[37] Amundsen cite comme exemple de la puissance calorifique des appareils Therm’x, qu’en deux heures ils firent monter la température de la chambre des moteurs de 11° sous zéro à 25° au-dessus.
Jusqu’ici nous n’avons pas ouvert une grande brèche dans nos provisions ; depuis notre arrivée nous avons vécu de l’en-cas remis au moment du départ et d’une tasse de chocolat. Notre dîner, aujourd’hui, se compose de soupe au pemmican[38] ; mais au lieu d’une tablette trois quarts que comporte la ration de chaque homme, nous n’avons employé que deux tablettes pour nous trois. Nous économisons également le biscuit ; désormais chaque membre de l’équipage n’en touchera que douze par jour. A ce moment nous ne nous doutions guère que notre séjour sur la banquise se prolongerait pendant des semaines.
Les travaux terminés, nous goûtons sous la tente un repos bien gagné. Notre maigre souper avalé, j’allume une pipe ; tout à coup je ressens des picotements dans les yeux, puis des douleurs très vives. Aucun doute n’est possible, je suis atteint d’ophtalmie des neiges ! Depuis le débarquement, le temps ayant été presque toujours couvert, je n’ai pas porté de lunettes colorées ; je paie cher mon imprudence… Ainsi me voici aveugle pour plusieurs jours ; pendant quelque temps je ne serai plus qu’une pauvre loque, incapable de rendre le moindre service, et cela au moment où la situation n’est rien moins que rassurante. A quoi bon se lamenter ! Je m’enfonce dans mon sac et ferme les yeux. En dépit des souffrances et des préoccupations, je m’endors ; les fatigues et les soucis de ces derniers jours m’ont littéralement épuisé.
Le lendemain je me réveille très tard ; la tête reste lourde, mais, à ma grande satisfaction, j’ouvre les yeux. Je ne suis plus aveugle.
Ma montre marque 12 heures. Midi ou minuit[39] ?
[39] Cette incertitude est très plausible, le soleil étant relativement haut, à minuit, en mai, sous le 88° de latitude nord.
Mes deux compagnons dorment encore. Quelques instants après Ellsworth se réveille ; à son avis il est midi ; hier soir il s’est couché à 11 heures et il a l’impression d’avoir dormi longtemps.
Mes yeux coulent encore ; néanmoins j’y vois très bien. Instruit par cette pénible expérience, je mets des lunettes. Aussitôt après avoir déjeuné, au travail ! Malgré tous nos efforts, impossible de démarrer le moteur. Il a dû subir un tel échauffement pendant le vol que les tiges des pistons sont grippées ; une réparation des cylindres exigerait une semaine. Dans ces conditions notre ligne de conduite est toute tracée. Nous allons mettre l’avion en sûreté, puis nous nous acheminerons vers le camp d’Amundsen. Avec l’assistance de l’autre équipe, et surtout du second mécanicien, il sera facile de réparer ensuite notre appareil en quelques jours.
Simplement avec le moteur avant, je fais avancer le N-24 sur le plan incliné taillé dans la glace. Ellsworth et Omdal se dépensent en efforts surhumains pour me seconder dans cette manœuvre ; mais quelle action trois hommes peuvent-ils exercer sur une machine pesant plus de trois tonnes ! Quoi qu’il en soit, nous parvenons à hisser assez haut sur la glace une partie de l’avion ; seuls la queue et la partie arrière de la coque demeurent dans l’eau. Dans cette position le N-24 ne pourra pas couler ; d’autre part, suivant toute vraisemblance, la « jeune glace » empêchera les gros glaçons d’en approcher. L’appareil ne me paraît donc pas devoir courir des dangers pendant notre absence.
Ces précautions prises, nous recommençons le paquetage en vue du départ. Nous ne prendrons que les effets les plus indispensables ; en dépit de cette résolution nous ne pouvons nous résoudre à abandonner un tas de choses, et nous les fourrons dans les sacs, tant et si bien qu’ils pèsent chacun 40 kilos. Heureusement, sous la poussée de la dérive, le N-25 s’est sensiblement rapproché de nous. La glace qui recouvre l’étang ne m’inspire qu’une confiance limitée ; quoi qu’il en soit, nous nous y engageons. Omdal marche en tête, je le suis, puis vient Ellsworth. Après avoir quitté la « jeune glace », nous nous engageons dans un labyrinthe de crêtes. Sur ce terrain, impossible de se servir des skis ; il faut donc les charger sur le dos en sus des sacs. Malgré cela, nous avançons assez rapidement ; bientôt nous voici presque au but, nous arrivons à portée de voix du camp d’Amundsen. Nous marchions en complète sécurité, lorsque subitement j’enfonce dans l’eau jusqu’au cou. Mes skis, dont par prudence je n’avais pas bouclé les attaches, se détachent. Je me trouve ainsi avoir les jambes libres ; peut-être réussirais-je à me tirer d’affaire si le poids de 40 kilos dont je suis chargé n’entravait mes mouvements. A mon appel, Omdal accourt, mais à peine m’a-t-il rejoint qu’il enfonce à son tour.
Jetant mon fusil sur la rive, je cherche à me cramponner à la glace ; au début mes efforts demeurent infructueux, toujours elle cède sous ma prise ; seulement après plusieurs tâtonnements, je parviens à trouver un point d’appui solide. Maintenant je n’ai plus qu’à garder l’immobilité la plus complète, en attendant qu’Ellsworth vienne à mon aide, si, lui aussi, n’est pas tombé à l’eau. Le courant rapide drosse mes jambes sous la glace, si bien que les pointes de mes souliers viennent la toucher. Gêné par mon sac, jamais je n’arriverai à sortir de l’eau sans aide, et je ne veux pas essayer de m’en débarrasser, avant de savoir ce qu’il est advenu d’Ellsworth. De son côté, Omdal appelle au secours, espérant attirer l’attention de nos camarades du N-25.
Ellsworth n’est pas long à arriver. Lorsqu’il nous a vus enfoncer, il a immédiatement abandonné la « jeune glace » pour un sol plus solide. Afin de ne pas effondrer la mince croûte qui s’est brisée sous mes pas, il rampe vers moi en me tendant un ski, et, dès que j’ai saisi l’extrémité du patin, il m’attire rapidement vers lui. Je détache alors mon sac, et, après l’avoir mis en sûreté sur la glace, gagne un sol stable. Une fois que je suis sauvé, Ellsworth court au secours d’Omdal dont les forces faiblissent. Clopin-clopant, je le suis. Epuisé, notre camarade est incapable de s’aider ; seulement au prix d’efforts répétés nous réussissons à le soulever. Je puis alors couper les courroies de son sac ; après quoi nous parvenons à ramener notre ami sur la glace solide. Saisi par le froid, il est sur le point de défaillir. Nous l’avons échappé belle ; seules la présence d’esprit d’Ellsworth et la rapidité de sa décision nous ont sauvés.
Fort heureusement, nous portions nos ceintures de sauvetage, et les attaches de nos skis n’étaient pas bouclées ; sans ces deux circonstances nous étions perdus.
Quarante minutes après l’accident, nous arrivons au camp d’Amundsen, où l’accueil le plus cordial nous est fait. Un bon petit verre d’alcool, puis des vêtements secs et bientôt l’accident est oublié. Après cela, conversation animée à bâtons rompus en trois langues différentes. Nous avons tant à raconter à nos camarades, et nous tant à apprendre d’eux. « Je suis heureux de vous revoir », dis-je à Amundsen en lui serrant la main. Ici cette formule banale de politesse revêt sa véritable signification et toute sa sincérité. C’est, en effet, une joie de retrouver un chef d’une telle expérience, d’une intelligence si remarquable, et dont l’énergie sait triompher de toutes les difficultés. « Moi aussi, je suis heureux de vous revoir », me répond Amundsen ; dans cette simple phrase, je sens la chaleur de son affection comme il a senti celle que je lui porte dans mon bref salut. Sur la banquise, les mots ne servent pas à déguiser la pensée.
Nous sommes là tout l’équipage du N-24 sain et sauf, et nous avons la satisfaction d’annoncer à nos camarades que notre appareil se trouve en sécurité, tout au moins pour quelque temps, et qu’il pourra repartir promptement si, tous les six, nous travaillons à le réparer.
Le N-25 est dans une situation précaire ; pour le sauver les efforts réunis des deux équipages ne seront pas superflus. Il a dû accomplir une descente forcée, comme nous l’apprenons. Si sa position au milieu de la glace est plus mauvaise que celle du N-24, par contre ses moteurs sont intacts. Les courants marins, au lieu de rapprocher les deux camps, les eussent-ils éloignés l’un de l’autre, selon toute vraisemblance nos deux groupes n’auraient pu communiquer, ni ensuite se rejoindre. Dès lors, chaque équipage se serait trouvé réduit à ses seules forces ; dans de telles conditions, il est douteux que les appareils aient pu être remis en état de vol.
Même maintenant, alors que nous sommes tous réunis, nous nous demandons avec inquiétude comment, avec les primitifs engins en notre possession, nous parviendrons à hisser le N-25 sur le grand glaçon où il doit être amené. Dans cette situation critique l’ingéniosité de notre chef suppléera à tout, et l’avenir montrera que six hommes, lorsqu’ils luttent pour la vie, peuvent accomplir l’impossible.
La plupart d’entre nous ont compris très tôt que la remise en état de nos appareils ou tout au moins de l’un d’eux constituait notre unique moyen de salut. Une retraite à pied à travers les banquises, quelle que fût la direction adoptée, aurait présenté moins de chances de réussite ; l’expérience que nous autres du N-24 venions de faire de ce genre d’exercice nous a instruit à cet égard.
Notre vie laborieuse pendant les semaines suivantes a été décrite plus haut. Au début, ce fut pour nous un crève-cœur d’abandonner notre avion. A mesure que le temps s’écoula et que nous prîmes conscience des difficultés que nous devions vaincre pour arriver à libérer le N-25, ce sentiment s’apaisa, et, lorsque le 15 juin nous réussîmes à prendre l’air, nous perdîmes de vue, sans trop de regrets, l’excellent appareil qui nous avait portés jusqu’aux approches du Pôle.
En patrouille
sur la côte nord du Spitzberg.
(21 mai-18 juin)
PAR
Fredrik RAMM
A l’extrémité nord-ouest du Spitzberg. — Premières préoccupations. — Aventures de chasseurs norvégiens dans l’Arctique. — Soleil et brume.
21 mai. — Baie du Roi. — A 17 h. 15 le N-25 descend sur la glace ; un instant après le N-24 suit ; sept minutes plus tard les deux avions ont disparu de l’horizon.
Si, au cours de leur vol le long de la côte ouest du Spitzberg, les appareils ne fonctionnent pas à la convenance des pilotes, ils reviendront à la baie du Roi. De même, si pendant cette partie du voyage un des deux avions est forcé de descendre, l’autre fera immédiatement demi-tour pour aller avertir les navires mouillés à la baie du Roi de se porter au secours de l’unité en panne. Aussi avec quelle anxiété les membres de l’expédition demeurés à Ny Aalesund épient l’horizon… Dix-neuf heures…, vingt heures… aucun vrombissement ; le voyage jusqu’à l’île des Danois s’est donc effectué sans incident.
Conformément aux instructions laissées par Amundsen, dans la nuit, le Farm et le Hobby appareillent à destination de l’extrémité nord-ouest du Spitzberg, afin de recueillir les aviateurs, en cas de panne. Le 23, durant l’après-midi, nous jetons l’ancre à Port-Virgo, le mouillage de l’île des Danois, qui fut le théâtre de l’audacieuse tentative de l’infortuné Andrée, en 1897. Nuit et jour nous veillons attentivement.
23 mai. — Le Hobby croise devant la côte nord. En direction de l’est, les glaces ont mauvaise apparence ; à perte de vue, elles s’étendent en masses compactes.
24 mai. — Au dire des météorologistes le beau temps persiste dans le bassin polaire, et il n’y a lieu d’avoir aucune inquiétude sur le sort des aviateurs. Trois jours se sont écoulés depuis leur départ. Même les plus flegmatiques d’entre nous s’attendent à chaque instant à apercevoir les avions dans le ciel. Tous nous demeurons certains du succès ; un léger doute semble pourtant naître chez quelques-uns. On discute les éventualités qui ont pu se présenter, comme les difficultés que les explorateurs ont dû rencontrer.
28 mai. — Aujourd’hui une semaine depuis l’envol. Amundsen nous a averti de ne pas nous alarmer avant le 4 juin. Si nous ne sommes pas encore inquiets, en revanche nous ne croyons plus guère au retour de l’expédition par la voie des airs.
Ce soir, grand conseil. Par T. S. F., la Société norvégienne de Navigation aérienne nous avise du projet d’envoyer deux hydravions de la marine nationale patrouiller le long de la lisière de la grande banquise polaire devant la côte nord du Spitzberg, et nous demande notre opinion à ce sujet. Cette banquise est précédée vers le sud de « champs » hérissés de crêtes de glace. Une reconnaissance aérienne de cette région présente par suite des risques sérieux. Si au cours de cette opération un appareil éprouve une panne, il se brisera certainement à la descente, et son équipage ne sortira pas sans dommage de l’aventure. Par contre, des patrouilles d’avions exerceront une surveillance beaucoup plus efficace que des navires. Un message exposant la situation est envoyé à Oslo.
29 mai. — Temps bouché. Le Farm part charbonner à la baie du Roi, tandis que le Hobby fait des routes diverses à la lisière du pack[40] polaire.
31 mai. — Baie du Roi. — Plusieurs membres de l’expédition, dont les météorologistes, nous quittent pour rentrer en Norvège ; nous autres retournons avec le Farm continuer la faction à la pointe nord-ouest du Spitzberg.
1er juin. — De nouveau à Port-Virgo, où nous retrouvons le Hobby. Nous avons perdu l’espoir de voir revenir Amundsen en avion. Reverrons-nous même ces audacieux explorateurs ? Que sont-ils devenus ? Deux hypothèses sont plausibles. A l’atterrissage les deux appareils ont été brisés ; dans ce cas, nos amis se dirigent à pied vers le cap Columbia (terre de Grant), pour de là s’acheminer vers Thulé, près du cap York, la station danoise la plus septentrionale de la côte ouest du Groenland. Un trajet de 1.600 kilomètres en majeure partie sur la glace ; le seul énoncé de cette distance fait passer un frisson d’inquiétude, étant donné l’équipement rudimentaire de la petite troupe. La seconde hypothèse est une panne d’essence au retour ; si pareil accident est survenu, les aviateurs battent en retraite à travers la banquise située au nord du Spitzberg, en direction de la terre du Nord-Est. Dans ce secteur, si la retraite présente également de très grands dangers, elle offre toutefois des chances de salut. Jusqu’à une époque avancée de la saison, des chasseurs de phoques norvégiens croisent dans ces parages. Nos amis pourront donc être recueillis.
2 juin. — Port-Virgo. — Ces terres extrêmes du monde ont été le théâtre de maints drames émouvants. Il y a une vingtaine d’années, deux trappeurs norvégiens, hivernant à Port-Virgo, se dirigèrent, au cours d’une expédition, vers un îlot voisin. On était en mai ; à cette époque la glace avait déjà été entamée par la fusion ; aussi bien, dès que l’un des chasseurs s’engagea sur la nappe unissant l’îlot à la terre principale, elle se rompit sous son poids, et le malheureux disparut instantanément, emporté par les glaçons en débâcle. Son compagnon vécut ensuite solitaire pendant deux mois et demi au milieu de cet effroyable désert. Il avait d’ailleurs l’habitude de cette vie cénobitique, et cela même dans des conditions macabres. Quelques années auparavant, passant l’hiver à la terre François-Joseph, ce trappeur garda le corps de son unique compagnon, mort du scorbut, sur l’étroite couchette de leur misérable hutte, afin de le soustraire à la dent des ours. Pendant plusieurs mois il dormit à côté du cadavre !
3 juin. — Port-Virgo. — Ces jours derniers le temps a été très beau ; les aviateurs n’auraient éprouvé aucune difficulté à trouver le Spitzberg dont les hautes montagnes sont visibles de fort loin. Aujourd’hui, changement de décor. La brume polaire, lourde, impénétrable ! Impossible de distinguer la côte dont nous ne sommes éloignés que de 200 mètres.
4 juin. — Quatorze jours depuis le départ des avions ! D’après les instructions laissées par Amundsen, la garde que nous montons à l’île des Danois prend fin ; désormais, pendant quatre semaines, à partir de demain, nous croiserons sur la côte nord du Spitzberg le long de la grande banquise polaire. La mince coque en tôle du Farm crèverait au premier contact un peu rude avec les glaces ; dans ces conditions, cette unité patrouillera dans la partie ouest de la côte, moins encombrée, pendant que le Hobby, construit en bois, par suite capable d’affronter des collisions sans risques d’avarie, poussera jusqu’à la terre du Nord-Est, si possible.
La première croisière durera quatre jours ; le 9 juin, les navires se retrouveront à Port-Virgo. J’embarque sur le Hobby avec Mr Berge, photographe de l’expédition, et Mr Wharton, correspondant américain.
Toujours la brume. — Une chasse à l’ours. — Un remède contre la goutte. — Un été précoce. — La mer libre jusqu’aux terres les plus septentrionales du Spitzberg. — Retour d’Amundsen.
6 juin. — A bord du Hobby. Temps bouché. En attendant une éclaircie, nous faisons des ronds dans l’eau. L’après-midi, la brume paraît devoir se lever ; la vue s’étend maintenant à plusieurs longueurs de navire devant soi. Tout à coup un cri réveille les énergies somnolentes.
« Un ours ! Là ! sur le haut du glaçon, à tribord ! »
En un clin d’œil, une embarcation[41] est mise à l’eau ; je m’y précipite, suivi de chasseurs et de photographes, puis, rapidement, nous poussons du bord. Avec quelle ardeur les trois rameurs enlèvent le canot !… Nous approchons… nous apercevons distinctement l’animal, une superbe bête de trois à quatre ans. En pleine sécurité elle prend ses ébats sur son glaçon, se roulant sur le dos et lançant de la neige avec une de ses pattes… Nous n’en sommes plus qu’à 10 mètres. L’ours ne nous voit toujours pas, masqués que nous sommes par un monticule, mais le bruit des rames lui donne l’éveil. Se dressant alors, il nous découvre et s’enfuit aussitôt au galop. Un instant après nous entendons le bruit de la chute d’un corps dans l’eau. L’animal s’est jeté à la nage ; il cherche son salut en mer. Nos canotiers « souquent » avec énergie. En un instant ils contournent le glaçon, puis se lancent à la poursuite du gibier. Malgré leurs efforts, la bête gagne du terrain ; si elle réussit à atteindre un tas de grosses glaces derrière le Hobby, elle échappera. Mais elle ne peut maintenir longtemps son train rapide ; elle nage de moins en moins vite…, bientôt nous n’en sommes plus qu’à trois mètres. Les déclics d’appareils photographiques crépitent ; puis deux coups de feu partent. Frappé à mort, l’ours s’affaisse ; lui passant autour du cou un nœud coulant, on le remorque sur un grand glaçon, où on procède au dépeçage. Nous rapportons à bord deux gigots et la vésicule biliaire. Dilué dans une bonne dose de cognac, son contenu constitue un remède souverain contre la goutte, affirment les vieux capitaines de l’océan Arctique.
[41] Les embarcations employées pour la chasse à l’ours, au phoque ou au morse sont peintes en blanc, afin qu’elles se confondent avec la tonalité générale du paysage. (Note du traducteur.)
… Après avoir manœuvré pendant une demi-heure, le Hobby sort de la glace. Maintenant la mer est complètement dégagée ; nous faisons alors route dans l’Est ; d’horizon en horizon, toujours de l’eau libre.
A la fin de l’après-midi, une longue raie blanche apparaît par l’avant. Est-ce le rebord de la banquise polaire ? Non, ce sont simplement des trains de glace épars. Nous les traversons sans difficultés, et, le soir, arrivons près des Sept-Iles. Ainsi, dès le début de juin, nous atteignons les terres les plus septentrionales du Spitzberg, alors que, habituellement, elles ne sont accessibles qu’à une date très avancée de l’été, et, que, certaines années, elles demeurent même hors d’atteinte derrière un rempart infranchissable de glaces. L’an passé, à la fin de ce même mois, les navires trouvaient la route barrée à 100 kilomètres plus au sud ! D’un été à l’autre, la limite des glaces dans l’océan Arctique subit des déplacements considérables sous l’influence de divers phénomènes.
A minuit, le Hobby mouille par le 80° 45′ de latitude nord, sous le 18° 15′ de longitude est, à 50 mètres de la banquise qui s’étend à perte de vue dans le nord et dans l’est.
7 juin. — Un beau soleil clair. Nous nous chauffons à ses rayons sur le pont. Du nid de corbeau[42], le capitaine explore à la longue-vue les Sept-Iles. Il n’y découvre nul indice du passage des aviateurs ; en revanche, il aperçoit près de la côte une troupe de phoques barbus en train de prendre un bain de soleil sur la glace. Immédiatement une embarcation est armée pour essayer d’en abattre quelques-uns. L’expédition est couronnée de succès : elle ramène les dépouilles de quatre de ces mammifères marins.
« Attrape, voici des beefsteaks pour le souper », crie un des chasseurs au cuisinier, en lui tendant d’énormes quartiers de phoque.
8 juin. — Nous serrons vers l’ouest la lisière de la banquise à une distance de 50 à 100 mètres. Toujours aucune trace des aviateurs. Rentrés à Port-Virgo.
Le soir, grande discussion au sujet de la région où les recherches devront porter de préférence. De l’avis des pratiques du Spitzberg, si Amundsen bat en retraite vers cet archipel, c’est à la terre du Nord-Est que l’on a les plus grandes chances de le retrouver, notamment entre le revers oriental des Sept-Iles et le cap Nord. En règle générale, la lisière de la banquise polaire devant la côte septentrionale du Spitzberg, est toujours très accidentée ; à la suite des chocs et des pressions qu’ils subissent, soit du fait du voisinage de la terre, soit des courants et des vents, les glaçons riverains de la mer libre s’empilent les uns par-dessus les autres en formant des séries de crêtes hautes d’une dizaine de mètres. Or, entre la côte est des Sept-Iles et le cap Nord, d’après les observations faites par le Hobby, cette zone tourmentée, d’un parcours extrêmement laborieux, est peu étendue ; en second lieu, la nappe d’eau libre séparant la banquise de la terre du Nord-Est ne dépasse pas un diamètre de quelques milles. Il y a là une sorte de pont entre le grand pack polaire et le Spitzberg. Au contraire, à l’ouest des Sept-Iles, la zone accidentée, à la limite de cette même banquise, est notablement plus large, au moins 15 kilomètres, et, selon toute apparence, le devient davantage plus loin ; en même temps, dans la même direction, l’eau libre isolant la glace de la terre forme un véritable bras de mer, large de 100 kilomètres environ. Jamais dans leurs canots pliants les explorateurs ne pourraient accomplir une pareille traversée. Un homme aussi avisé et aussi prudent qu’Amundsen ne s’engagera d’ailleurs pas dans une pareille entreprise, vouée d’avance au naufrage.
9 juin. — Nous mouillons à Port-Virgo. Dans la hutte voisine du rivage, trouvé une note du Capitaine Hagerup et copie d’un télégramme de la Société norvégienne aérienne. Pour surveiller le retour des aviateurs et leur prêter assistance, des patrouilles d’avions seront prochainement constituées au Spitzberg, sur les deux côtes du Groenland et au cap Columbia. Deux appareils vont partir pour le Spitzberg ; le Dr Charcot, avec le concours du capitaine Isachsen, conduira les recherches sur la côte orientale du Groenland, les Américains s’installeront au cap Columbia. Le commandant Hagerup prescrit au Hobby d’exécuter une nouvelle reconnaissance, puis de rallier Port-Virgo le 16 juin. Si, à cette date, le Farm n’est pas revenu à ce mouillage, le Hobby rentrera à la baie du Roi.
Au cours de cette seconde patrouille, le navire s’avança à travers la banquise, au nord des Sept-Iles, jusqu’à 81° de latitude, sans, naturellement, rencontrer les explorateurs. Le 15, à 16 heures, il rentrait à Port-Virgo, et le lendemain, conformément à ses instructions, revenait à Ny Aalesund.
Là, grande nouvelle. Le garde-pêche Heimdal, envoyé pour remplacer le Farm, et deux avions de la marine militaire attendent dans l’Advent bay un temps favorable pour nous rallier.
Le 17 juin, un beau soleil luit, une légère brise souffle, bref, un temps rêvé pour le vol. Immédiatement, un message informe les aviateurs de ces circonstances favorables ; à 11 heures ils amerissent dans la baie du Roi.
A 20 heures, le Heimdal arrive à son tour. Il appareillera dans la nuit avec le Hobby pour l’île des Danois ; le lendemain matin les aviateurs suivront le mouvement. En attendant le départ, les membres de l’expédition et tous les officiers vont dîner chez le directeur du charbonnage, l’excellent M. Knutsen. Notre hôte, qui témoignait d’un optimisme imperturbable pendant les premiers jours après le départ d’Amundsen, semble, lui aussi, envahi par le doute. S’il se refuse à admettre la possibilité d’un échec, il n’a plus, évidemment, la même confiance dans le succès. La conversation est pénible, coupée de longs silences. Tout le monde est hanté par la même préoccupation et personne n’ose dire le fond de sa pensée. A 1 heure du matin, le 18 juin, nous quittons l’hospitalière direction de la mine pour regagner nos navires respectifs. Le quai est couvert de promeneurs ; les distractions sont rares à Ny Aalesund ; aussi le départ de deux bateaux constitue un événement auquel tout le monde tient à assister. Soudain, un homme court vers nous en gesticulant. « Amundsen arrive », crie-t-il. Sa voix est pâteuse et embarrassée ; évidemment un ivrogne. Nous poursuivons notre chemin. Mais que se passe-t-il là-bas, au bout de la jetée ? Des gens agitent leurs chapeaux et poussent des hurrahs, en même temps nous apercevons un petit bateau nouvellement arrivé. Nous hâtons le pas, et qui voyons-nous à son bord ? Nos six amis : Amundsen, Ellsworth, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht, pâles, amaigris, défigurés par les privations. Nous nous jetons dans leurs bras ; une émotion si poignante nous étreint que nous ne pouvons parler. Ne sommes-nous pas le jouet d’une illusion ? Un instant notre raison doute du témoignage des yeux. L’invraisemblable est devenu la réalité.
L’Œuvre du Commandant en second.
PAR
Hj. RIISER-LARSEN
Lieutenant de vaisseau de la marine norvégienne.
Pourquoi nous avons choisi des Dornier-Wal. — Leurs moteurs. — Précautions pour les protéger contre le froid. — Le vestiaire des aviateurs. — Le compas solaire. — Méthode de détermination de la position recommandée dans le bassin arctique. — La gastronomie polaire. — Notre matériel de campement.
L’emploi d’un dirigeable nous étant interdit pour des raisons d’ordre financier, force nous fut de nous contenter de l’avion.
Pourquoi avons-nous pris deux appareils ? En raison des critiques qu’elle a soulevées, je dois d’abord expliquer les motifs de cette décision. Pour cela, il importe de rappeler qu’avant le départ les explorateurs arctiques les plus qualifiés et les chasseurs de phoques norvégiens, qui, depuis de longues années, naviguent au milieu des glaces du Groenland oriental provenant du bassin arctique, affirmaient la possibilité de trouver des terrains d’atterrissage sur la banquise polaire. La banquise en question, assuraient-ils, renfermait en abondance des « champs », suffisamment unis et étendus pour que des avions puissent s’y poser, ainsi que de nombreux canaux sur lesquels un amerissage ne présenterait aucune difficulté. A la vérité, plusieurs personnalités ne partageaient pas cet optimisme ; elles émirent même une opinion complètement différente sur l’état des surfaces qu’offre la banquise polaire. Leurs affirmations s’appuyant uniquement sur des hypothèses, nous ne crûmes pas devoir leur prêter une aussi grande attention qu’aux renseignements donnés par des navigateurs de l’Arctique, qui, eux, étaient fondés sur une longue expérience. En conséquence, nous admîmes que nous rencontrerions fréquemment des terrains d’atterrissage, et, sur cette présomption, notre programme fut établi. Nous envisageâmes dès lors une expédition effectuant en cours de route des escales, afin d’exécuter des observations scientifiques, les résultats que cette méthode de voyage procurerait devant être beaucoup plus considérables que ceux obtenus au cours d’un vol aller et retour sans arrêt. Pour accomplir ce programme, l’emploi de deux appareils nous parut offrir plus de garanties ; si, en effet, l’un venait à être immobilisé par une panne, le second nous permettrait de poursuivre le voyage. Avec deux avions les chances d’atteindre un but ne sont-elles pas deux fois plus grandes qu’avec un seul, pourvu, bien entendu, que le terrain permette de descendre ? Au contraire, si cette dernière condition ne se trouve pas réalisée, les chances deviennent moitié moindres, puisque les possibilités de panne sont doubles, et cela en admettant même que les pilotes naviguent de conserve. Aussi bien, lorsque après notre arrivée sur la banquise nous eûmes constaté qu’elle ne renfermait aucun terrain propice à l’aviation, nous résolûmes d’effectuer le retour sur un seul appareil. Si, pendant plusieurs jours, nous avons travaillé à remettre en état nos deux hydravions, c’est qu’étant donné les dangers que présenterait le départ, il nous parut prudent de les avoir tous les deux parés pour le cas où l’un serait avarié en prenant son envol. Quand nous nous fûmes rendu compte que les préparatifs de mise en route d’un seul appareil exigeraient les efforts réunis des deux équipages, nous choisîmes celui se trouvant en meilleur état, par suite offrant le plus de sécurité pour le retour.
On nous a, en outre, critiqué d’avoir continué notre vol avec deux avions, lorsque après être sortis de la brume, nous constatâmes que la banquise ne renfermait aucun terrain d’atterrissage.
Ma réponse sera très simple : nous espérions que, plus au nord, les glaces seraient moins accidentées.
Ceci dit, abordons une autre question : « Pourquoi avons-nous adopté des Dornier-Wal ? »
Notre choix entre les différents types d’aéroplanes fut déterminé par les conditions que nos appareils devaient remplir pour atterrir sur la banquise polaire, d’après les idées que nous nous faisions alors de sa surface.
Par temps clair, lorsque le soleil brille, il est possible de discerner d’une certaine hauteur les accidents que présente le terrain sur lequel on se propose de descendre, sans être toutefois certain de ce que l’on va rencontrer. Il peut, par exemple, arriver que la neige masque des amas de blocs de glace fort dangereux. Par temps de brume, un atterrissage, même volontaire, offre de grands risques, en raison de l’impossibilité d’apercevoir les vagues qui accidentent la surface de la neige[43].
[43] La surface de la neige est accidentée de vagues créées par le vent. Ces ondulations portent dans le vocabulaire géographique le nom de sastrugi, terme emprunté à la langue russe. (Note du traducteur.)
Trois types d’appareils retinrent notre attention :
1o Les avions montés sur ski ;
2o Les hydravions à flotteurs ;
3o Les hydravions à coque.
Supposons un avion sur ski ou un hydravion à flotteurs ; à la descente, un ski ou un flotteur vient-il à heurter une saillie de la banquise, le train d’atterrissage se brisera et l’appareil capotera.
Possédant un moindre empâtement, un hydravion à coque aura plus de chances de ne pas rencontrer un obstacle, et, en outre, chavirera plus lentement. En second lieu, ce type présente un avantage considérable à notre point de vue. Doit-on décoller sur une neige épaisse, la pression exercée par l’infrastructure de l’appareil ne peut dépasser une certaine limite par unité superficielle, par exemple, 600 kilogrammes par mètre carré. Le poids total de nos avions devant atteindre dans les six tonnes environ, cette charge devrait être, par suite, répartie sur une surface de 10 mètres carrés. Or, pour répondre à cette condition, un train d’atterrissage monté sur ski deviendrait très lourd, et, dans le cas d’un hydravion ordinaire, les flotteurs atteindraient des dimensions énormes.
Ces considérations nous amenèrent à choisir l’hydravion à coque. Outre les avantages que nous venons d’indiquer, ce type d’appareil avait celui de permettre l’envol et la descente sur les canaux d’eau libre pouvant exister au milieu de la banquise. En second lieu, nous adoptâmes une coque en duralumin en raison de la résistance de ce métal aux chocs. Des heurts susceptibles de crever une coque en bois et de causer, par suite, des avaries impossibles à réparer au milieu de la banquise, ne détermineront sur une surface en duralumin que des bosses que l’on fera ensuite disparaître au marteau, si cela est nécessaire. L’aluminium ne brise pas facilement, comme chacun le sait.
Quel est le meilleur type d’hydravion à coque en duralumin, telle est la question qui se posa, une fois le principe de cet appareil adopté.
Si le départ a lieu sur de la neige pulvérulente, le poids par unité de surface n’entre pas seul en considération. Le fonds de coque doit présenter des formes telles que, pendant la glissade, une certaine quantité de force ne soit pas perdue à refouler sur les côtés une grande quantité de neige.
Or, seuls, les Dornier-Wal répondaient, non seulement à ce desideratum, mais encore à tous ceux formulés plus haut.
Les hydravions à coque de cette firme possèdent de plus une autre supériorité d’une importance considérable, dont nous ne nous rendîmes compte que sur la banquise. Pour assurer leur stabilité latérale sur l’eau, au lieu de ballonnets de bouts d’aile, ces appareils sont munis d’une « nageoire » de chaque côté de la coque. Au cours de nos essais d’envol sur la « jeune glace » recouvrant l’étang, sur lequel nous avions ameri, notre appareil enfonça à travers cette glace, jusqu’à ce qu’une partie de son poids reposât sur les « nageoires ». Nous pûmes ainsi employer le N-25 comme brise-glace, et, par cette manœuvre, le sauver plusieurs fois de situations critiques. Si notre hydravion eût été muni simplement de ballonnets de bouts d’aile, ils auraient eu à supporter un trop grand poids et des avaries se seraient produites.
Ces explications démontrent que les Dornier-Wal s’imposaient à notre choix. L’expérience a confirmé notre première impression ; au cours du voyage, nous ne leur avons trouvé aucun défaut ; en revanche, nous leur avons découvert de nombreuses qualités. La principale, c’est qu’ils sont équipés avec des moteurs Rolls-Royce (Eagle IX).
Les Wal[44] sont munis de deux moteurs placés en tandem, de telle sorte que l’un agit comme tracteur et l’autre comme propulseur. Chaque hélice tournant dans un sens particulier, celle d’arrière agit comme contre-hélice par rapport à celle d’avant. La puissance obtenue, grâce à cette disposition, conjointement avec les lignes heureuses de la coque et le profil judicieux des surfaces sustentatrices permet à ces appareils d’enlever un poids utile presque égal à leur poids mort. Au départ de la baie du Roi, chacun de nos hydravions enleva une charge de 3.100 kilos, alors que leur poids mort ne dépasse pas 3.300. Néanmoins, nous décollâmes très facilement sur la glace ; certainement, nous aurions pu prendre 200 kilos de plus. Lorsque nous dûmes nous rationner sur la banquise, que de fois nous nous reprochâmes de n’avoir pas emporté une plus grande quantité de vivres ? Mais, pour cela, il eût fallu exiger davantage des moteurs, et peut-être en eussent-ils souffert ?
[44] Wal, baleine en allemand. La maison Dornier emploie, pour désigner ses différents types d’appareils, une nomenclature empruntée à la faune marine.
La présence de deux moteurs nous donnait une grande confiance. Leur disposition permettait, en n’en employant qu’un seul, d’enlever un poids plus lourd que s’ils avaient été placés sur chaque aile, comme c’est le cas dans les autres bi-moteurs. Légèrement chargé, un Wal peut même prendre son départ sur l’eau avec un seul moteur.
Nos appareils ont été construits par la Société de constructions mécaniques de Marina di Pisa ; ils ne différaient du type Dornier-Wal normal que par des détails insignifiants.
Sur les Dornier-Wal, les réservoirs d’huile sont généralement placés extérieurement sur un des côtés du groupe-moteur ; leur refroidissement est obtenu par des ondulations de la paroi. N’ayant pas à nous préoccuper de la question du refroidissement, ces réservoirs furent installés à l’intérieur de nos appareils. Tous les tuyaux furent entourés de toile, souvent en plusieurs épaisseurs, quelques-uns même revêtus de feutre par-dessus cette enveloppe. Pareille précaution fut prise en vue, non seulement du froid, mais encore d’une rupture éventuelle. Dans les vols de longue durée, les pannes sont le plus souvent occasionnées par des accidents de ce dernier genre, tandis que le moteur continue, lui, à marcher. Rarement des moteurs ont produit moins de vibrations que les nôtres ; une rupture dans la tuyauterie était donc peu probable. Quoi qu’il en soit, la précaution indiquée plus haut me semble nécessaire.
L’eau du radiateur fut additionnée de 40 % de glycérine pure ; ainsi mélangée elle ne pouvait geler qu’à − 17° ; jamais, d’ailleurs, nous n’éprouvâmes de température aussi basse. Par mesure de prudence, pendant notre séjour sur la glace, nous opérions la vidange de l’eau du radiateur dans une bonbonne à essence vide, lorsqu’il n’était pas nécessaire que l’appareil fût paré pour le départ. Grâce à un dispositif spécial, nous pompions l’eau directement de la bonbonne dans le radiateur. En général, d’abord, nous démarrions les moteurs, puis nous pompions. Voici la raison de cette manière d’opérer. La partie inférieure des conduits d’admission des gaz est enveloppée d’une chemise dans laquelle une petite quantité de l’eau du radiateur arrive pour échauffer ces conduits. Lorsque l’on fait tourner l’hélice et que la carburation s’établit, la température dans la tuyauterie s’abaisse notablement en dessous de celle de l’air et le métal de la chemise prend immédiatement cette température. Si le liquide qu’il renferme se trouve à une température inférieure seulement de quelques degrés à son point de congélation, de la glace peut se former et obturer l’issue de la chemise d’eau. Dès lors cette chemise se transformera instantanément en un bloc de glace et éclatera bientôt après. Si, au contraire, on fait tourner les moteurs et on amène ensuite l’eau, lorsqu’elle arrivera dans la chemise, après son passage dans les cylindres, elle aura subi un réchauffement suffisant pour que cet accident ne soit pas à craindre.
Quand nous devions nous tenir parés pour le départ, nous n’opérions pas la vidange du radiateur. En pareil cas, afin de maintenir dans le groupe-moteur une température suffisante pour éviter toute congélation et obtenir un démarrage immédiat, nous employions nos appareils Therm’x. Ils avaient été construits spécialement pour nous par la Société lyonnaise des Réchauds catalytiques, de manière à pouvoir être placés sous les moteurs et sous les réservoirs d’huile. Ils fonctionnaient dans les mêmes conditions que les modèles ordinaires. Chaque groupe-moteur possédait six de ces réchauds ; en très peu de temps, ils permettaient de porter la température à 35° au-dessus de celle de l’air.
Au début de notre séjour sur la banquise, lorsque le radiateur était vide, nous employions les Therm’x dans le « mess ». Ils y entretenaient une chaleur très agréable et nous procuraient un véritable confort. Le soir, au moment de nous coucher, ils étaient partagés entre nos trois chambres ; elles nous donnaient alors l’impression de véritables paradis. Hélas ! ce bon temps ne dura pas. Afin d’économiser l’essence, nous dûmes renoncer à l’emploi de ces réchauds, quoique leur consommation soit extrêmement faible, mais il n’est point de petites économies. Au-dessus des Therm’x, nous suspendions pendant la nuit nos chaussettes, nos bottes, nos gants mouillés ; quel bien-être on éprouvait le lendemain matin à enfiler des effets chauds. Lorsque vint l’ère des restrictions, nous n’eûmes alors d’autre ressource, pour faire sécher nos chaussettes, que de les placer pendant la nuit sur notre poitrine ; un changement plus que désagréable.
Tant que ces appareils fonctionnèrent dans nos logements, la température élevée qu’ils y entretenaient nous procura, en outre, un très grand avantage, celui d’empêcher la formation de glace autour de notre hydravion. Toujours une couche d’eau demeura autour de sa coque.
Lorsque nous devions démarrer les moteurs, non seulement nous les échauffions, ainsi que l’huile, à l’aide des Therm’x, mais encore nous dévissions une bougie de chaque cylindre, la portions à une température assez élevée et la remettions en place seulement quelques instants avant la mise en marche. Ce procédé empêchait la condensation de l’essence sur les bougies.
Pour faciliter la carburation, nous échauffions également à l’avance les tubulures de gaz au moyen d’une grosse lampe de soudeur. Grâce à ces précautions, jamais nous n’avons éprouvé de difficultés à mettre en marche. Les moteurs partaient instantanément.
Pour le cas où l’essence aurait été trop dense pour la carburation, nous avions emporté une certaine quantité de benzol destiné à être injecté dans les cylindres. Nous n’eûmes jamais besoin de recourir à ce procédé.
Les radiateurs étaient garnis de volets destinés à régler le refroidissement. Ce dispositif nous rendit les plus grands services. Si les volets étaient complètement fermés, les moteurs s’échauffaient très rapidement avant les essais de départ ; d’où une économie d’essence. Pour qu’ils pussent donner toute leur puissance, nous pouvions, en faisant jouer ces ouvertures, maintenir l’eau à une température voisine du point d’ébullition au moment du départ, et ensuite la refroidir, en les ouvrant plus largement.
Tous les compas étaient remplis d’alcool pur, de même que les niveaux. Les basses températures auraient rendu l’huile paresseuse, si elles n’eussent pas déterminé sa congélation.
Toutes les parties mobiles des instruments exposés au froid furent enduites d’une huile spéciale qui ne gèle qu’à − 40°.
Après ces notes sur les précautions prises pour préserver les moteurs du froid, je passe à la description du vestiaire du pilote. D’après mon expérience, il doit être chaud et en même temps léger, afin de ne pas gêner ses mouvements. Avant le départ ou lorsqu’en cours de route on fait escale pour exécuter des observations, on marche, parfois on soulève des caisses, bref, on accomplit des efforts musculaires. Si le pilote porte une lourde pelisse, tout en se donnant du mouvement, il entrera en transpiration et, quand il reprendra l’air, il sentira le froid. Si, pour effectuer sa besogne à terre, il quitte cette pelisse, la basse température le saisira aussitôt et ce malaise augmentera quand il se remettra en route. Pour éviter ces inconvénients, notre habillement comportait plusieurs parties que nous pouvions mettre ou enlever, selon les travaux à effectuer et la température.
Le costume de travail et de marche se composait de deux gilets et de deux caleçons en laine, ceux placés directement sur la peau, légers, les seconds très épais, puis d’un pantalon et d’une vareuse garnie d’un capuchon en étoffe, imperméable au vent.
En avion, nous portions une ample jaquette et un pantalon en poils de chameau et par-dessus un anourak[45] en peau de phoque. Comme coiffure, le bonnet fourré habituel des aviateurs, qu’en cas de besoin on pouvait recouvrir avec le capuchon de l’anourak ; enfin, autour du cou, un grand cache-nez en laine.
[45] Vêtement esquimau, sorte de blouse descendant jusqu’au sommet des hanches.
Ajoutez à cela des gants faits de deux peaux de mouton cousues ensemble, avec laine à l’intérieur et à l’extérieur, par-dessus lesquels nous enfilions une seconde paire montant jusqu’au coude, faite d’une mince étoffe, également imperméable au vent.
Pour compléter ces indications sur l’équipement, j’ajouterai que nous emportâmes un moteur et de très nombreuses pièces de rechange.
Le compas solaire dont, à plusieurs reprises, il a été question dans la partie narrative de ce volume, a été imaginé par Amundsen et construit par la firme Goerz Optische Werke.
Le principe de cet instrument est le suivant :
L’image du soleil se trouve réfléchie à travers un périscope sur une plaque placée devant le pilote. Un mouvement d’horlogerie, pouvant être couplé à ce périscope par une roue dentée, est réglé de manière à le faire tourner de 360° pendant le temps moyen entre deux passages consécutifs du soleil au méridien supérieur. A l’aide d’une division portée sur l’instrument, on peut placer le périscope dans une direction déterminée par rapport à l’axe de l’avion. Si le départ doit avoir lieu à midi, on l’oriente exactement sur l’arrière, et, à midi (temps local) on enclanche le mouvement d’horlogerie. L’avion a-t-il le cap au nord, une petite image réfléchie du soleil apparaît au centre de la plaque que marque une croix. Le périscope suivra dès lors le mouvement apparent du soleil, et son image restera visible au centre de la plaque, tant que l’avion gardera la même route. Le départ a-t-il lieu à une heure différente de midi, on calcule l’ascension droite du soleil pour l’heure à laquelle le mouvement d’horlogerie sera enclanché. Suivant que ce mouvement est mis en marche au temps de Greenwich ou à un autre temps, on tiendra compte de la différence de longitude entre ces deux temps, et, en outre, de l’angle que la route fera avec ce méridien, si elle ne le suit pas. La tête du périscope est munie d’une vis graduée pour la correction de la déclinaison solaire, et l’appareil monté sur un pied permettant d’apporter également une correction, si l’on vient à changer de latitude, l’axe du périscope devant demeurer parallèle à celui de la terre. D’autre part, on doit tenir compte de l’inclinaison de la route de l’avion par rapport au plan horizontal. Le champ du périscope est de 10°.
Avant le vol a-t-on orienté le compas solaire droit au nord, on fera route dans cette direction, à moins que l’avion ne soit dépalé par le vent.
Pour mesurer la dérive, nous avions un instrument, construit par Goerz, permettant de connaître à la fois cet angle et la vitesse de l’avion. Son principe est le suivant : sur un cercle mobile que renferme l’instrument est tendu un fil diamétral. Après avoir amené ce fil parallèlement à l’axe de l’avion, on observe si un point du terrain survolé suit exactement la direction du fil. S’il s’en écarte, c’est qu’il y a dérive. On déplace alors le fil très lentement jusqu’à ce que le point observé suive sa direction. L’angle de déplacement du fil donne la dérive. On ne saurait immédiatement corriger la route de cet angle. En agissant ainsi, on diminuerait simplement l’angle de dérive, et de nouvelles observations deviendraient nécessaires. On obtient un bien meilleur résultat en procédant à une mesure de la vitesse.
Pour cela, on emploie le même instrument, lequel permet de viser un point passant sous l’avion à partir d’un relèvement de 45° sur l’avant. Pendant l’observation, le pilote gardera une grande stabilité de route. L’observateur met en mouvement un compteur, lorsqu’un objet est au relèvement 45°, et stoppe quand ce même objet est sur la perpendiculaire de l’avion. Connaissant l’altitude et le temps écoulé entre les deux passages, on trouve la vitesse vraie au moyen d’une règle à calcul.
On obtient alors les données suivantes :
1o Vitesse propre ;
2o Route au compas ;
3o Vitesse vraie ;
4o Angle de dérive.
Toutes ces données, on les applique sur une règle à calcul appartenant à l’instrument, et rapidement on connaît la direction dans laquelle, étant donné le vent régnant, on doit gouverner pour tenir la route prévue et en même temps la vitesse vraie que l’on aura dans cette direction. En outre on obtient la direction vraie du vent et sa force à l’altitude à laquelle on navigue. La nouvelle route est alors donnée au pilote.
S’il gouverne d’après le compas solaire, l’observateur apportera la correction nécessaire au périscope et pour cela le fera tourner d’un certain nombre de degrés.
Aussi longtemps que l’on ne survole pas une mer de nuages, ce procédé est applicable. Si on contrôle constamment la vitesse vraie, on peut atteindre le Pôle, en employant exclusivement les méthodes de la navigation maritime. Pendant deux heures au nord de la côte septentrionale du Spitzberg, nous rencontrâmes de la brume, comme il a été dit plus haut, et ne pûmes par suite faire aucune observation de dérive. Aussitôt qu’il fut possible d’en exécuter, nous apportâmes la correction nécessaire au compas solaire. En raison de ce que nous avions été dépalés, il se trouvait orienté beaucoup trop dans l’ouest du Pôle. Je dois faire observer à ce sujet que le compas solaire n’indique la direction de ce dernier point qu’autant que l’on vole le long du méridien pour lequel l’instrument a été réglé au départ. Si l’on a été déporté et que l’on continue à se diriger d’après le compas solaire, on avancera dans une direction parallèle à celle du méridien que l’on se proposait de suivre. Dans ce cas, pour donner au compas une nouvelle orientation de manière à ce qu’il soit dirigé vers le Pôle, il faudrait connaître la longitude du lieu.
Pendant le voyage d’aller comme pendant le retour, le compas solaire nous rendit les plus grands services. Si nous n’avions eu que des compas magnétiques nous n’aurions pas été sûrs de nous.
Nos compas magnétiques furent choisis après une étude approfondie des différents types considérés au point de vue des circonstances que l’on supposait devoir exister dans le bassin polaire.
Le Pôle magnétique est situé à peu près à égale distance du Pôle géographique et du Spitzberg. Les compas étant utilisables pour la navigation autour de ce dernier archipel, il s’ensuit qu’ils peuvent être également employés dans la mer entre ces îles et le Pôle, sous cette réserve que l’on ignore pour ainsi dire la grandeur de la déclinaison dans cette région, le tracé des isogones dans cette partie du bassin polaire ne reposant que sur un très petit nombre d’observations.
A la suite d’une conversation à Bedfort avec un aéronaute anglais de mes amis, le capitaine Johnstone, Dietrichson et moi choisîmes des compas de route et des compas de relèvement du type apériodique construit par la firme Hugues and Son de Londres. Si l’on amène ces compas à s’écarter de leur position, l’aiguille y revient lentement sans oscillations. Dans le bassin polaire où la composante horizontale est relativement faible, l’aiguille sera lente à reprendre sa position, mais nous préférâmes cette apériodicité à de longues oscillations avec de grands écarts. Les compas de route de ce type sont particulièrement bien compris, par suite d’un dispositif particulier sur lequel il est inutile de s’étendre ici.
Nous avions commandé un appareil de T. S. F. pour le N-24, mais il ne fut pas prêt au moment du départ.
Ceux de mes lecteurs qui s’occupent de questions de navigation liront avec intérêt l’exposé d’une méthode très simple de détermination de la position dans le bassin arctique, formulée par le Dr Sverdrup, un des membres de l’équipage du Maud :
« Une mesure de la hauteur du soleil indique simplement que l’on se trouve quelque part dans un petit cercle, dont le centre est le point qui a à ce moment le soleil au zénith, et dont le rayon est égal à 90° − H (H étant la hauteur solaire mesurée). Ce cercle, nous l’appelons le cercle du lieu.
« Pour déterminer le méridien sur lequel le soleil se trouve au moment de l’observation, on doit lire en même temps une montre, dont l’état par rapport au temps moyen de Greenwich (T. M. G.) est connu. La Connaissance des Temps donne les corrections à ajouter ou à retrancher pour obtenir le temps vrai de Greenwich. Le soleil est alors au-dessus du méridien, dont la différence de longitude par rapport à Greenwich est égale à l’heure de la montre (Temps vrai de Greenwich), et se trouve au zénith au-dessus du point, dont la latitude est égale à la déclinaison du soleil.
« Une observation de hauteur solaire et une lecture simultanée de la montre servent à calculer une tangente au cercle du lieu dans le voisinage de la position dans laquelle on croit se trouver. Cette tangente est la droite de hauteur.
« Près du Pôle cette ligne est déterminée sans calculs compliqués. On peut tracer directement le méridien sur lequel se trouve le soleil, lorsque l’on a calculé l’heure de la montre par rapport au temps vrai de Greenwich. Le cercle du lieu coupe ce méridien à une distance H − D du Pôle, D désignant la déclinaison du soleil. Cette intersection, nous l’appelons le point du pôle du cercle du lieu. Si la différence H − D est positive, ce point se rencontre du même côté du Pôle que le soleil, si elle est négative, du côté opposé. Une perpendiculaire au méridien sur lequel se trouve le soleil, passant par le point du pôle du cercle du lieu est tangente à ce cercle. Cette tangente, nous l’appelons la tangente du pôle. Jusqu’à une distance du point du pôle au Pôle correspondant à cinq degrés de latitude, la tangente du pôle représentera le cercle du lieu avec une approximation suffisante, et pourra être considérée comme la droite de hauteur ; mais si la distance est plus grande, l’écart entre la tangente et le cercle deviendra sensible. »
Sverdrup explique ensuite un procédé facile pour trouver la correction à appliquer si l’on se trouve en-dessous de la distance de cinq degrés de latitude. Sur la banquise nous demeurâmes toujours dans l’intérieur de cette limite, par suite n’eûmes pas à faire usage de la correction. La méthode de Sverdrup est très simple et suffisamment exacte en raison de la faible différence existant entre l’angle horaire et l’azimut.
Je reproduis ci-après le calcul de nos observations dans la nuit du 21 au 22 mai, immédiatement après notre débarquement.
M. | = | 3 h. 23′ 3″ |
Tm. Gr. − M | = | 1 h. 0′ 19″ |
Tm. Gr. | = | 2 h. 22′ 44″ |
+ Em. | = | 3′ 33″ |
T. V. Gr. | = | 2 h. 26′ 17″ 36°,3 |
2 Hi (horizon artificiel) | = | 35° 58′ 0″ |
Hi | = | 17° 59′ |
Correction | = | + 13′ |
H v | = | 18° 12′ |
D | = | N. 20° 15′,4 |
H − D | = | − 2° 3′,4 123,4 milles marins |
Sur une feuille de papier je traçai une ligne représentant le méridien de Greenwich, et sur cette ligne portai le Pôle Nord. Je portai ensuite sur le méridien du soleil un point distant de 123,4 milles marins dans le sud-ouest du Pôle (H − D étant négatif). Par ce point je menai une perpendiculaire au méridien du soleil et obtins ainsi une droite de hauteur. Pour obtenir une seconde droite de hauteur, il fallait attendre que le soleil se fût déplacé. L’intersection de ces deux lignes du lieu est le point où l’on se trouve.
A 5 h. 47′ (Temps vrai de Greenwich), je fis une nouvelle observation ; son résultat fut : H − D = − 33 milles marins. La droite de hauteur fournie par cette équation ayant été portée sur la même feuille de papier, son point d’intersection avec la première nous donna pour notre position : 87° 47′ de latitude nord et 13° de longitude ouest.
Quelques jours plus tard, adoptant ces valeurs comme point estimé, je calculai ces observations d’après la méthode Saint-Hilaire. J’obtins alors comme coordonnées de notre point de débarquement :
A notre retour nos observations ont été revisées à l’aide des formules astronomiques les plus précises. Cette revision a donné comme résultat pour la position de notre premier camp, le point le plus nord pour lequel nous ayons des observations :
Au cours de nos reconnaissances à la recherche d’un terrain de départ nous nous sommes avancés dans le nord, mais sans faire d’observation.
A notre retour, un spécialiste norvégien, M. Wesö, a calculé les positions de nos différents points d’observation. Ses opérations ont eu les résultats suivants :
Ces positions mettent en évidence la dérive de la banquise. En direction générale, elle portait un peu dans le sud-est.
Nous emportâmes un matériel de sondages par le son qui avait le grand avantage de ne peser que quelques kilos. C’est avec ces instruments que nous avons opéré sur la banquise.
Pour obtenir une visée précise du soleil, le compas de relèvement était muni d’un viseur particulier et d’un niveau. Pendant les observations le compas fut tenu à une bonne distance de tous les objets susceptibles de déterminer une perturbation.
Des observations furent exécutées le 23 et le 29 mai. Leurs résultats sont :
Déclinaison W. = 39° 5 et 30°, soit environ 5° de plus que les cartes ne l’indiquent.
Ces observations nous furent d’une grande utilité pour le voyage de retour en ce qu’elles nous servirent à calculer notre route au compas vers le Spitzberg. Toutefois nous fîmes usage d’une valeur moindre de la déclinaison ; l’expérience justifia cette correction.
Tous les pilotes savent quelle gêne leur apporte le soleil, lorsqu’il se trouve droit devant eux et bas sur l’horizon. Aveuglés par la lumière, ils ne peuvent lire facilement les instruments ; en second lieu, à la longue, ils éprouvent une grande fatigue. Pour remédier à cet inconvénient, j’avais fait disposer derrière le pare-brise de petits écrans que l’on pouvait mettre en place à volonté. A 22 heures, pendant le vol en direction du Pôle, me sentant la vue fatiguée par l’éclat du soleil, je dressai l’écran en question et le conservai jusqu’à une heure, lorsque nous commençâmes à descendre.
Nous emportâmes des skis, des bâtons pour skis et des traîneaux. Sur la banquise ces patins nous furent fort utiles ; sans eux, nous aurions enfoncé jusqu’au genou dans l’épaisse couche de neige qui recouvrait la « vieille glace » et n’aurions pu traverser la « jeune glace », très fragile, de l’étang où nous avions ameri, lorsque nous allâmes chercher des approvisionnements à bord du N-24.
Pour le transport d’un camp à l’autre des cylindres d’essence pesant plus de 200 kilos, nous employâmes les traîneaux : une rude épreuve dont ils sortirent à leur avantage. Par cette expérience, nous voulions nous rendre compte de leur solidité pour le cas d’une retraite à travers la banquise. Après cela, nous sûmes que nous pourrions éviter de décharger les véhicules, lorsque nous aurions à franchir des accumulations de blocs pas trop difficiles. Les traîneaux avaient une largeur suffisante pour transporter les bateaux pliants tout montés, prêts à être lancés, afin qu’en cours de route on ne perdit pas de temps quand nous aurions à franchir quelque canal d’eau libre.
Pour la cuisine, nous avions des appareils Meta et des Primus. Comme il a été indiqué plus haut, chaque avion était muni d’un fusil de chasse, d’une carabine et d’un pistolet, en vue de nous procurer du gibier dans le cas d’une marche, soit vers la terre de Grant, soit vers le Spitzberg.
Autour de notre campement, près du 88° de latitude, nous vîmes deux ou trois phoques ; la rencontre d’ours rentrait donc dans le domaine des possibilités. Aussi bien, l’homme de veille pendant la nuit était-il toujours armé d’un pistolet Colt. L’ours n’a pas l’humeur pacifique que certains lui attribuent. Dans ces parages perdus, ne trouvant rien à se mettre sous la dent, étant par suite très affamé, il doit se montrer agressif.
Nous emportâmes des bombes fumigènes, de petit modèle, destinées à être lancées sur la glace avant l’atterrissage pour connaître la direction du vent, au niveau du sol, d’autres plus grosses, pour servir de moyens de signalisation, au cas où les appareils descendraient à une certaine distance l’un de l’autre.
Avant le départ l’éventualité d’une panne d’essence au cours de la retraite vers le Spitzberg avait été envisagée. En pareil cas, nous atterririons, et, après avoir transporté le reliquat du carburant de l’un des avions dans l’autre, nous poursuivrions ensuite notre route avec un seul appareil. Si le second appareil était abandonné à une distance pas trop grande du Spitzberg, nous projetions d’aller ensuite le rechercher. Afin de jalonner la route et pouvoir le retrouver facilement, nous laisserions tomber à la surface de la banquise de gros objets destinés à servir de repères, et sèmerions de l’aniline sur la glace à intervalles déterminés. Des expériences de ce mode de repérage, exécutées à bord d’un avion pendant l’hiver, n’obtinrent aucun succès. Pendant notre séjour au Spitzberg, ces essais furent repris. En jetant de l’aniline à la main sur de la neige humide, le résultat fut excellent, négatif au contraire sur la neige sèche.
Si nous battions en retraite à une époque avancée de l’été, la surface de la banquise serait détrempée, par suite propice à l’emploi de ce produit chimique ; nous en emportâmes donc une petite quantité.
Quelques mots maintenant sur la chaussure, cet article très important dans l’exploration polaire. Si les circonstances nous obligeaient à battre en retraite à pied, soit vers le cap Columbia, soit vers le Spitzberg, le trajet serait accompli à l’époque la plus chaude de l’année ; la glace serait par suite recouverte d’une épaisse couche de neige fondante. En conséquence, pour le ski, nous adoptâmes des bottes imperméables montant jusqu’au genou. En raison de leur lourdeur, notre vestiaire comprenait, en outre, d’autres chaussures, destinées à la marche sans ces patins. Chacun de nous choisit le type lui convenant dans le stock apporté au Spitzberg. Amundsen, Omdal et Feucht donnèrent la préférence aux Komager, mocassins en peau de renne employés par les Lapons. Les deux mécaniciens les trouvaient très commodes pour leurs allées et venues continuelles entre le groupe-moteur et la chambre à essence. Ellsworth et Dietrichson préférèrent, au contraire, des kamikkes à tige basse, mocassins en peau de phoque, que chaussent les Esquimaux ; pendant tout le voyage, j’employai de hautes bottes en caoutchouc.
Qu’est-ce que le pemmican dont il a été plusieurs fois question dans le récit de notre voyage ? Pour répondre à cette question, le plus simple est de donner ici la recette de cet aliment qui tient une place de premier rang dans la gastronomie polaire. Vous faites sécher de la viande à une température le moins élevée possible, afin qu’elle garde sa saveur, puis vous la pulvérisez et mélangez la poudre ainsi obtenue à des légumes secs également pulvérisés. Vous versez dans de la graisse liquide, et faites couler dans des moules où le tout se solidifie en tablettes. Cinq kilos de viande produisent un kilo de poudre ; sous un petit volume le pemmican est donc un aliment très nutritif.
Celui que nous avons employé, fabriqué par une maison danoise[46], était de premier ordre, d’après l’analyse qui en a été faite par le professeur Torup.
[46] De danske Vin- og Konservesfabrikker.
Chauffé avec de l’eau, le pemmican est préparé, soit en rata, soit en soupe, selon la quantité de liquide employé. 80 grammes donnent un grand bol d’un excellent potage. Par les temps froids, il est très agréable de croquer le pemmican cru. Dans les derniers jours de notre détention sur la banquise, le chef nous en ayant alloué pour le souper une ration supplémentaire de 40 grammes, nous la mangions en guise de pain avec notre chocolat.
De ce chocolat nous fîmes également grand usage. La « manière de s’en servir » indiquait les proportions suivantes pour sa préparation : 125 grammes pour un demi-litre d’eau.
Nous ne suivîmes pas précisément cette indication ; pour 400 grammes d’eau nous n’employons qu’un tiers de tablette, soit environ 32 grammes. Lorsque la ration de biscuits fut réduite, chaque tasse fut additionnée d’une cuiller à bouche de lait en poudre. Notre chocolat devint alors un véritable nectar.
Un aliment excellent, à notre goût, est le lait malté en tablettes[47]. Quand nous sentîmes nos forces diminuer à la suite du sévère régime de restrictions que les circonstances nous imposaient, la ration fut augmentée de dix de ces tablettes ; en même temps notre chef nous recommanda de les manger une par une au cours de la journée. Un soir, après m’être couché, ayant croqué une de ces tablettes, elle me parut si bonne que je me relevai pour en prendre une seconde. Comme c’était un véritable travail de sortir du sac de couchage, je pris la boîte à côté de moi ; grave imprudence, je ne pus résister au plaisir d’avaler coup sur coup tout son contenu. Il me semblait sucer des sucres d’orge. Lorsqu’un homme veillait la nuit, il touchait une ration supplémentaire de dix tablettes de lait malté. Généralement il les faisait dissoudre dans de l’eau chaude ; il prenait alors sa « tasse de thé », disions-nous, cette boisson présentant l’aspect et le goût de thé au lait. Cette préparation est fortifiante.
[47] Horlicks Malted Milk.
La ration quotidienne de chaque homme était ainsi composée :
Pemmican | 400 |
grammes. |
2 tablettes de chocolat de 125 gr. | 250 |
— |
12 biscuits | 125 |
— |
Lait desséché | 100 |
— |
Lait malté | 125 |
— |
1.000 |
grammes. |
Notre approvisionnement en vivres de l’expédition, calculé pour trente jours, pesait, par suite, 180 kilogrammes.
Chaque homme emportait un sac contenant une rechange de sous-vêtements (gilet et caleçon), une paire de chaussettes et une paire de chaussons, des allumettes dans un étui imperméable, un briquet, un nécessaire de couture, une tasse et une cuiller. Ces effets n’atteignaient pas deux kilos ; jusqu’à concurrence de ce poids, on avait droit à une pipe, du tabac, un carnet, un bonnet de coton. Chaque homme était, en outre, muni de bottes pour ski, d’une paire de chaussures d’un type à sa convenance, d’une paire de skis, d’une paire de bâtons pour la marche sur ces patins, d’une courroie pour le halage du traîneau et d’un couteau.
L’armement de chaque appareil comprenait : un bateau-pliant, un traîneau, une boîte de pharmacie, une tente, des courroies de rechange pour ski, des lanières de rechange pour le traîneau, un Primus avec marmite en aluminium, une boîte de pièces de rechange pour le Primus, 30 litres de pétrole, un appareil de cuisson Meta, avec une boîte de tablettes, un kilo de graisse pour les chaussures, des gants, du fil et des aiguilles de voilier, un sextant à bulle, un sextant de poche, un horizon artificiel, un rouleau de cartes, des éphémérides, des crayons, un livre de bord, une jumelle, 10 bombes fumigènes, un pistolet pour lancer ces bombes, un dérivomètre, un compas solaire, un fusil de chasse avec 200 cartouches, une carabine avec également 200 cartouches, un pistolet Colt avec 50 cartouches, une lampe électrique de poche, des pièces de rechange pour le moteur et des outils nécessaires au mécanicien, une hache, une pelle, une scie, de la corde, une ancre à glace, un bâton pour ski de réserve, un seau et un entonnoir pour l’essence, un entonnoir pour l’huile, un kilo d’aniline, une provision de Sennegress[48], de la graisse pour les ski, trois ballons-sondes, trois paires de raquettes à neige.
Nous emportions, en outre, pour être répartis entre les deux appareils, deux appareils cinématographiques, 600 mètres de film, deux appareils photographiques avec pellicules et plaques, une pompe à essence, avec une longue conduite, un appareil Behm pour le sondage par le son, enfin les cartes postales[49].
[49] Pour récolter des fonds pour l’expédition, il a été émis des cartes postales qui, après avoir fait le voyage du pôle, ont été retournées à leurs expéditeurs.
Difficultés de trouver des navires appropriés. — Un ouragan. — Départ de Tromsö. — Une navigation mouvementée. — Arrivée à la baie du Roi. — Débarquement et montage des avions. — Essai des appareils.
Des multiples tâches incombant au commandant en second, le transport des avions depuis Marina di Pisa jusqu’au Spitzberg constituait peut-être la plus délicate et la plus difficile. Etant donné l’époque du voyage, je devais prévoir la rencontre de banquises dans l’océan Glacial ; par conséquent, un navire capable de résister aux chocs des glaces était nécessaire pour la traversée entre le nord de la Norvège et le Spitzberg. Maints bateaux me furent proposés, mais aucun ne répondait à mes desiderata, et je commençais à désespérer lorsque l’on m’offrit le Hobby. Après avoir comparé les dimensions de nos énormes colis et celle de ses écoutilles, je me décidai en faveur de ce navire. Les groupes-moteurs seraient arrimés dans sa cale, tandis que les quatre énormes caisses contenant les autres parties des appareils seraient placées sur le pont.
Cette question réglée, après de longues et laborieuses négociations, j’affrétai le vapeur Varga pour le transport des avions d’Italie en Norvège.
Tromsö avait été choisi comme lieu de rassemblement de l’expédition. Ce port ne possédant pas de puissants appareils de levage, le transbordement des caisses d’avions du Varga sur le Hobby fut opéré à Narvik, port d’embarquement des minerais de Laponie parfaitement outillé à tous égards.
En raison de lenteurs apportées dans la réparation de son moteur, je n’entrai en possession du Hobby, à Tromsö, que le 31 mars. A grand’peine, ce jour-là, il put arriver jusqu’au quai ; son hélice neuve, beaucoup trop grande, paralysait sa marche. Il fallut, par suite, ramener le bateau au chantier et remettre en place son ancien propulseur. Ce contretemps n’entraîna pas, heureusement, de conséquences graves, le Varga ayant été retardé par les tempêtes. Le 1er avril, le Hobby fut enfin paré pour l’appareillage et, le lendemain soir, il mouillait à Narvik.
Le 3, le Varga arriva à son tour dans ce port. Nos précieuses caisses n’avaient éprouvé aucun dommage, quoique, en cours de route, les tempêtes eussent été fréquentes, le capitaine ayant eu l’attention de ne marcher qu’à vitesse réduite par les gros temps.
L’après-midi, sa cargaison fut débarquée et placée sur des trucs pour être amenée sous la grue ; après quoi, le chargement du Hobby commença, et en même temps mes tribulations.
Impossible de descendre les caisses des moteurs dans la cale ; les écoutilles sont trop étroites ! Leurs dimensions réelles diffèrent sensiblement de celles que le plan du bateau leur attribuait.
En présence de cette situation, je fais sortir un des moteurs de sa caisse, et, après l’avoir divisé en trois parties, le fais arrimer dans la cale. Je n’en ai pas fini avec les déboires de ce genre. Le grand mât est planté à un mètre en avant de la position indiquée sur le plan du bateau ; de ce fait, les deux grandes caisses contenant les ailes ne peuvent être placées longitudinalement l’une à la suite de l’autre, comme j’en ai formé le projet. Je n’ai pas le choix entre beaucoup de solutions, ou bien ces caisses seront placées en travers du bateau, auquel cas elles dépasseront chaque bord de 1 m. 50, ou bien je devrai affréter un second navire pour transporter l’un de ces deux énormes colis au Spitzberg. Une compagnie de Narvik m’ayant demandé la somme exorbitante de 20.000 couronnes[50] pour ce voyage, la question fut résolue du coup.
[50] La couronne norvégienne vaut 1 fr. 40 au cours normal, et aujourd’hui plus de 5 francs. (Note du traducteur.)
Peu s’en fallut qu’un accident ne vînt mettre un terme à l’expédition avant qu’elle ne fût commencée. Dans la nuit du 4 au 5 avril s’éleva un ouragan d’une violence sans exemple. La rame de wagons portant les caisses des ailes, les coques et le moteur, qui n’avait pas été embarqué, se trouvant très exposée aux rafales, le veilleur, de crainte d’un accident, appela au secours. Aussitôt, des gens arrivent à la rescousse et « saisissent » solidement les caisses sur les wagons. Entre temps, le truc portant la caisse du moteur part à la dérive, le frein ayant été desserré un instant. Arrivé au milieu du quai, il se trouve fort heureusement abrité par un hangar ; grâce à cette circonstance, il put être arrêté avant qu’il n’entrât en collision avec un monceau de bois. Si le veilleur avait tardé à appeler, très certainement une de nos caisses eût été jetée à l’eau. Lorsque l’amarrage fut terminé, les rafales atteignaient une telle violence que les hommes faillirent être enlevés par le vent. Pendant cette nuit, plusieurs bateaux mouillés dans le port chassèrent et subirent des avaries.
En raison du mauvais temps, l’embarquement dut être suspendu jusqu’au 6 avril. Une des caisses contenant les ailes fut placée dans la longueur du navire et l’autre en travers, et par-dessus cette dernière les coques des hydravions.
La charge de pont du Hobby atteignait une hauteur d’autant plus effrayante que le bateau allait affronter l’océan Glacial. Si une avarie survient en cours de route, l’expédition devra encore une fois être remise ; lorsque je réfléchis à cette éventualité, j’éprouve une sorte d’effroi. Les avertissements ne me manquent pas, d’ailleurs. Le capitaine du Hobby et son pilote des glaces, dont j’apprécie hautement les qualités professionnelles, déclarent que « cela pourra marcher », mais à condition que la chance favorise le voyage.
Aussitôt le navire sorti du port, la barre fut mise toute, pour juger de sa stabilité. J’ai alors la satisfaction de constater que le Hobby donne moins de bande que je ne m’y attendais. Je souhaitais un peu de roulis dans le Vestfjord[51], afin de me rendre compte de la tenue du navire, mais la mer resta plate. Ce fut fort heureux, car si j’avais été témoin de ses embardées, avant de nous engager dans l’océan Glacial, jamais je n’aurais osé entreprendre cette traversée et aurais immédiatement affrété un second navire pour le transport du matériel ; d’où une augmentation du déficit dans le budget de l’expédition.
[51] Large fjord ouvert entre les Lofoten et le continent au nord de Narvik. (Note du traducteur.)
Le 9 avril, nous arrivons à Tromsö. Pour la première fois l’expédition se trouve réunie tout entière. Le lendemain, à 5 heures du matin, elle prenait la mer, répartie entre le Farm et le Hobby.
10 avril. — A 7 h. 30, je vais me reposer ; deux heures plus tard, on frappe à ma porte. Le Farm annonce l’envoi d’une communication. M’étant couché tout habillé, je suis sur le pont, dès que j’ai les yeux ouverts. A bord de l’autre bateau, un homme fait des signaux à bras : Nous allons à… Ne distinguant pas la suite de la phrase, je demande la répétition du message. Le timonier du Farm ne voit pas, ou plutôt interprète mal mes mouvements ; croyant évidemment que j’ai compris sa communication, il saute à bas de son poste, tandis que son bateau s’éloigne. Après avoir essayé de suivre le Farm, nous le perdons de vue. Nous sortons alors de l’archipel côtier ; dès que nous sommes dehors, quelle mer et quel roulis ! Les caisses des ailes placées en travers du pont baignent dans l’eau à chaque embardée. Bientôt une des coques d’avion commence à se déplacer d’un bord sur l’autre. Nous mettons alors à la cape. La situation est singulièrement préoccupante. Quelle décision prendre ? Si, comme j’en ai tout d’abord la pensée, nous rentrons pour transborder sur un second bateau partie de notre chargement du pont, nous allons perdre un temps précieux. Si, au contraire, nous essayons de tenir tête au mauvais temps et de poursuivre notre route vers le Spitzberg, nous risquons que les avions ne soient enlevés par un coup de mer. L’avenir de l’expédition se trouve en jeu.
Le Hobby tient admirablement la cape. Dans ces conditions, je décide de continuer notre route ; si la brise force, nous stopperons de nouveau.
Dans la nuit, le temps devient moins mauvais, le vent tombe peu à peu ; seule une grosse houle subsiste, nous faisant rouler durement.
Passé l’île aux Ours, de nouveau la brise fraîchit. Soufflant du sud-est, elle aide notre marche, mais, peu à peu, elle force et la mer grossit. De nouveau, situation très critique. Si nous mettons à la cape, au moment où nous virerons et aurons la mer par le travers, nous risquons la perte de tout notre chargement de pont. Nous roulons bord sur bord, si violemment que l’homme à la barre fait une chute grave.
De ma vie, je n’ai éprouvé un sentiment de peur aussi vif. Je ne tremble certes pas pour ma peau ; d’ailleurs, elle n’est pas encore en danger ; j’ai peur pour les avions, je crains qu’un accident ne vienne anéantir nos espoirs pour cette année.
Dans la soirée du 12, le vent cesse enfin d’augmenter ; durant la nuit, il mollit progressivement. Le lendemain soir, nous arrivons devant des champs de glace ; d’après notre estime, nous devons nous trouver à hauteur de la partie centrale du Spitzberg. Dans des circonstances ordinaires, nous aurions dû faire route au nord-ouest, jusqu’à la latitude de la baie du Roi, afin de naviguer en mer libre. La glace nous promettant une mer plate, par suite la sécurité pour notre cargaison de pont, nous « piquons » à travers ce « champ » en direction de terre ; selon toute vraisemblance, nous rencontrerons de l’eau libre le long de la côte. A mesure que nous avançons au milieu de cette petite banquise, la mer tombe. Combien nous bénissons cette glace ; après ces dernières journées si émouvantes, elle nous procure le calme.
A 23 heures, la brume masquant toute vue, nous stoppons près d’un amas de gros glaçons. Si les nuages ne se lèvent pas, nous éprouverons des difficultés à entrer dans la baie du Roi ; pour le moment, nous sommes en sûreté, et cela nous suffit.
13 avril. — A 6 heures, nous remettons en marche. La brume est toujours aussi épaisse. A part une hauteur méridienne prise le 12 dans de mauvaises conditions, nous n’avons pu faire aucune observation. Par conséquent, il n’est guère prudent d’approcher de terre ; nous faisons donc route à travers les canaux ouverts au milieu de la glace, en élongeant la côte autant que possible. Lorsque nous croyons être arrivés à hauteur de la baie du Roi, nous mettons le cap dans l’Est, nous préparant à sonder. Tout à coup, une éclaircie se fait à tribord, nous montrant l’entrée de notre baie tout proche. Quelques heures plus tard, nous pénétrons dans ce magnifique fjord, et, bientôt après, mouillons à côté du Farm au bord d’une large nappe de glace qui couvre la baie devant Ny Aalesund. Quel soulagement ! Notre mission si délicate est heureusement remplie. Les avions sont arrivés à bon port au Spitzberg.
Le lendemain, sous l’influence d’un adoucissement de la température, la glace ayant perdu de sa consistance, un bateau, le Skaaluren, destiné également à Ny Aalesund, l’attaque et s’ouvre un passage jusqu’au quai du charbonnage. Plusieurs jours lui seront nécessaires pour mettre à terre sa cargaison ; en attendant, nous débarquons les coques et les groupes-moteurs des hydravions sur la banquise du fjord. De son côté, une partie de l’équipage du Farm travaille à maintenir libre le chenal ouvert à travers la banquise et à dégager le quai, tandis que d’autres escouades creusent un plan incliné dans la glace du rivage. Grâce à ce slip[52], nous hissons les coques de nos appareils à terre, et immédiatement les mécaniciens commencent le montage des appareils. Installés à côté de l’atelier de réparations et de la forge de la mine, ils ont toutes les facilités désirables pour leur travail. Une fois que le Skaaluren a terminé la mise à terre de sa cargaison, le Hobby vient à son tour à quai et on procède au débarquement des ailes.
[52] Plan incliné.
Dans les premiers jours de mai, mécaniciens et monteurs achevèrent la mise au point des avions. Avec quelle impatience j’attendais ce moment. Comment les coques se comporteraient-elles sur la neige ? Depuis six mois, je me le demande anxieusement. Enfin, le 9 mai, je puis me livrer à une expérience. Elle réussit parfaitement. L’appareil glisse facilement et sans enfoncer profondément. Tous les espoirs sont dès lors permis, et, avec une profonde satisfaction, j’annonce à notre chef que nous sommes parés pour le départ.
La prévision du temps dans le bassin arctique.
PAR
Jacob BJERKNES
Conditions climatiques régnant dans le bassin arctique. — Difficultés de la prévision du temps au Spitzberg et dans la région située plus au nord. — Méthode employée pour choisir la date du départ des avions. — Les mois les plus favorables pour une expédition aéronautique dans le bassin arctique.
Je me propose d’indiquer les caractéristiques du temps dans la zone arctique pendant le printemps de 1925 et la méthode que j’ai employée afin d’arriver à déterminer le moment le plus favorable pour le départ d’Amundsen.
Quels sont les desiderata des aviateurs comme circonstances atmosphériques pour un vol vers le Pôle ?
D’abord, un temps clair au moment de la descente. N’existerait-il qu’une mince couche de brume au niveau de la banquise, le pilote ne pourrait atterrir ; si, par suite d’une panne, il y était forcé, ce serait à coup sûr la catastrophe.
En second lieu, point de chutes de neige serrée. En pareil cas, les deux avions se perdraient de vue facilement, et, si, pour garder le contact, ils volaient près l’un de l’autre, ils courraient le risque d’entrer en collision.
Ajoutons qu’un ciel couvert, même sans précipitations, n’est pas non plus favorable, à moins que de temps à autre le soleil ne soit visible et qu’il soit possible de corriger la route d’après sa position. Dans l’extrême nord, comme l’on sait, la navigation au compas offre de grandes incertitudes, la déclinaison dans le bassin arctique étant insuffisamment connue.
Nous possédons sur les conditions climatiques au-dessus de la grande banquise entourant le Pôle boréal des renseignements assez précis permettant d’indiquer l’époque de l’année la plus favorable pour une exploration aérienne dans cette région. Ces informations proviennent principalement de l’expédition de Nansen, en 1893-1896, à bord du Farm. Pendant les trois ans qu’a duré sa dérive à travers le bassin arctique, des observations furent exécutées nuit et jour toutes les deux heures. Après le retour du célèbre explorateur, elles ont été publiées et discutées par feu le professeur Mohn dans un mémoire d’un intérêt considérable inséré dans l’ouvrage : The Norwegian North Polar Expedition.
Durant les trois années qu’embrasse le voyage du Farm, le nombre des jours clairs par mois se répartit ainsi :
Janvier | 14 |
Février | 12 |
Mars | 9 |
Avril | 8 |
Mai | 7 |
Juin | 0 |
Juillet | 0 |
Août | 0 |
Septembre | 0 |
Octobre | 4 |
Novembre | 11 |
Décembre | 15 |
Ainsi, au cœur de l’hiver, en décembre et janvier, le nombre des jours clairs s’élève presque à 50 %. Cette proportion diminue ensuite rapidement à l’approche de l’été pour tomber à zéro pendant la période de juin à septembre. Dans le cours de ces quatre mois, parfois le soleil perce les nuages durant quelques heures, mais ces éclaircies sont rares. Ainsi, en moyenne, juin compte 26 jours complètement couverts, juillet 27, août 24 et septembre 27.
Pendant cet été si nébuleux, les précipitations sont naturellement beaucoup plus fréquentes que durant le reste de l’année.
La moyenne mensuelle des jours pendant lesquels des précipitations ont été enregistrées se répartit ainsi :
Janvier | 11 |
Février | 11 |
Mars | 13 |
Avril | 13 |
Mai | 20 |
Juin | 20 |
Juillet | 21 |
Août | 19 |
Septembre | 22 |
Octobre | 14 |
Novembre | 9 |
Décembre | 9 |
Conclusion : de mai à septembre, deux jours sur trois, des chutes de neige ou de pluie ont lieu.
C’est également en été que la brume est particulièrement fréquente, ainsi que le met en évidence le tableau suivant des jours par mois où ce météore a été observé.
Janvier | 0 |
Février | 0 |
Mars | 2 |
Avril | 1 |
Mai | 2 |
Juin | 10 |
Juillet | 20 |
Août | 16 |
Septembre | 10 |
Octobre | 4 |
Novembre | 1 |
Décembre | 0 |
Ainsi, jusqu’en mai, on est presque certain de ne pas rencontrer de brume à la surface de la banquise ; par contre, de juin à septembre, elle devient très abondante. Seulement, à partir d’octobre, elle diminue pour disparaître complètement en décembre et janvier.
Des observations exécutées à bord du Farm par Nansen et ses collaborateurs, il résulte que seulement pendant la nuit hivernale le temps est stable et clair, et, que, durant la majeure partie de la période de jour continu, le ciel reste nuageux ou brumeux.
Cette situation est peu propice pour une expédition aérienne vers le Pôle. Ne pouvant utiliser la période de temps clair s’étendant d’octobre à mars, en raison de l’obscurité régnant à cette époque, les aviateurs n’ont à leur disposition que les mois très défavorables de l’été. Heureusement, au printemps, lorsque le soleil est déjà constamment au-dessus de l’horizon, existe une phase de transition avant l’établissement du régime estival si hostile à l’aviation.
Avec ses dix-sept jours sans précipitations, dont huit clairs, et avec une journée de brouillard seulement, avril paraît au premier abord devoir être choisi pour un raid aérien. On ne doit pas oublier cependant que, dans le cas d’un vol de longue durée, les chances de rencontrer un mauvais temps en cours de route sont beaucoup plus grandes que les statistiques précédentes ne l’indiquent. Dans un voyage par la voie de l’air aussi long que celui du Spitzberg au Pôle, même pendant un mois favorable comme avril, on traversera des zones de beau et de mauvais temps. De plus, à cette époque de l’année, la température se maintient très basse. Au début d’avril, Nansen a relevé, à bord du Farm, − 38°,4, et, à la fin de ce mois, le thermomètre peut descendre jusqu’à − 29°. Les jours clairs sont précisément ceux où le froid est extrême. Si donc en avril des aviateurs voulaient profiter d’un ciel dégagé pour survoler la banquise arctique, ils devraient être très chaudement vêtus.
L’expédition d’Amundsen, en 1925, ne pouvait partir en avril. Quoique la traversée de Norvège au Spitzberg ait eu lieu longtemps avant l’ouverture habituelle de la navigation dans ces parages et que le montage des appareils à la baie du Roi ait été poussé fort activement, on ne fut pas paré pour le départ avant le début de mai. Il n’aurait pu avoir lieu à une date plus précoce que si l’expédition eût hiverné au Spitzberg.
La mission des météorologistes consistait à déterminer quel jour, en mai, le départ pourrait avoir lieu de préférence.
A consulter les observations du Farm, les occasions favorables semblaient plutôt rares. En mai 1896, lorsque ce navire se trouvait approximativement à mi-chemin entre le Spitzberg et le Pôle, on compta vingt-cinq jours avec précipitations et seulement trois avec ciel clair au début du mois. Si ce mois était aussi mauvais en 1925 qu’en 1896, l’expédition d’Amundsen devrait donc se poursuivre dans des conditions atmosphériques fort peu engageantes.
Quels sont les moyens dont on dispose pour établir la prévision du temps ? Ce sont, en premier lieu, les télégrammes des différents observatoires annonçant les mouvements de l’atmosphère. Ce moyen d’un usage courant devait être naturellement employé par nous. Au Spitzberg, il est toutefois beaucoup plus difficile d’établir des pronostics que dans toute autre localité. En Europe, on est couvert dans toutes les directions par des observatoires reliés par des lignes télégraphiques ; par suite, on connaît immédiatement l’approche d’une dépression ou d’une aire de haute pression.
Au Spitzberg, la situation est singulièrement plus délicate. Le réseau européen vous informe bien de la situation dans le sud, mais ce qui se passe au nord, à l’ouest comme à l’est, on l’ignore. Par conséquent, très souvent au Spitzberg les météorologistes ne pourront annoncer le temps qu’il fera le lendemain. Dans le cas qui nous occupe la question devenait encore plus difficile. Le raid aérien ne devait-il pas, en effet, s’étendre jusqu’à plus de 1.000 kilomètres au nord de cet archipel, donc dans une région inconnue et où les mouvements de l’atmosphère demeurent ignorés. Dès lors, comment pouvoir garantir des conditions favorables pendant tout le trajet ?
Etablir la prévision du temps dans ces conditions n’est pas du domaine de la science, déclareront nombre de météorologistes. Prédire le temps au Pôle est pure conjecture, a-t-on dit. Aussi bien, je tiens à me défendre d’avoir commis une témérité en tentant cette tâche. Très fréquemment, en effet, il est impossible d’annoncer quel régime s’avance entre le Spitzberg et le Pôle, et encore moins quel temps règnera dans cette région un ou deux jours plus tard. Toutefois, de certains faits il est permis de conclure indirectement si la situation offre des chances de beau temps ou si, au contraire, elle présente de trop grands risques pour des aviateurs. Que ces pronostics reposent sur des bases fragiles et par suite puissent être erronés, dès le début, j’appelai sur ce point l’attention d’Amundsen et de ses collaborateurs. Néanmoins, ils préférèrent suivre les avis que la science pouvait leur donner, même s’ils devaient souvent demeurer dans le vague et être formulés sous les plus expresses réserves.
Depuis plusieurs années, tous les envois de renseignements météorologiques pour la prévision du temps ont lieu par T. S. F., de telle sorte que quiconque possède un récepteur peut les recueillir. Or, le Farm était muni d’un appareil de ce genre très perfectionné et notre radiotélégraphiste était un opérateur de premier ordre.
Aussi bien, à la baie du Roi, disposions-nous d’une documentation presque aussi complète que n’importe quel institut météorologique d’Europe.
Par une entente internationale, les heures d’émissions des renseignements météorologiques ont été fixées de manière à ce qu’un seul récepteur puisse capter les observations de toute l’Europe, de l’Amérique et du nord de l’Asie. Pour cette raison, elles ont lieu à intervalles rapprochés. Les émissions suivantes étaient régulièrement relevées par le Farm.
Observations de 2 heures.
Observations de 8 heures.
Observations de 14 heures.
Observations de 19 heures.
Presque toutes les stations de l’Europe septentrionale, occidentale et centrale figurent dans la liste ci-dessus. Les observations de pays dont les émissions ne pouvaient être entendues par le poste du Farm (Europe méridionale et orientale) nous parvenaient indirectement par les « messages généraux » de Londres et de Paris, résumant les observations de toute l’Europe. D’autre part, des Etats et des établissements organisèrent des émissions pour l’usage de notre expédition, ce dont je tiens à les remercier. Je signalerai en premier lieu celles envoyées par les Etats-Unis pour nous faire connaître des observations supplémentaires exécutées dans l’Alaska, au Canada et aux Etats-Unis même, lesquelles complétaient très heureusement, à notre point de vue, la documentation expédiée régulièrement par l’Amérique aux instituts d’Europe.
Il nous était particulièrement utile de recevoir des observations complètes de l’Alaska, le pays le plus septentrional qui soit habité de l’autre côté de l’océan Arctique. Tous ces renseignements, fournis par l’U. S. Weather Bureau, et envoyés par la station d’Annapolis, étaient captés par celle de Stavanger (Norvège), qui les répétait pour le Farm. De même, le poste de T. S. F. de Vardö répétait pour nous les émissions des stations du nord de la Russie et de la Sibérie.
L’Institut de géophysique de Tromsö, le poste central du nord de la Norvège pour la prévision du temps, nous envoyait trois fois par jour un résumé des observations dans la Norvège septentrionale. Nos confrères de cet institut m’ont prêté un concours dont je tiens à leur exprimer ma reconnaissance. Isolé au Spitzberg, j’attachai un prix particulier à conférer de temps à autre avec mes collègues de Tromsö qui possèdent une longue expérience de la météorologie de l’océan Glacial. A ce propos je signale que, quelques jours avant le départ d’Amundsen, Mr. Krogness, directeur de cet établissement scientifique, m’avisa que d’après ses calculs une période de temps stable semblait proche.
Le problème à résoudre consistait, à l’aide des observations des stations météorologiques établies dans l’extrême nord des continents, de connaître les mouvements atmosphériques qui pénétraient dans le bassin arctique et de déduire de ces mouvements le temps probable dans la région que les aviateurs devaient survoler entre le Spitzberg et le Pôle. Pour atteindre ce résultat, mon collaborateur et moi dressions deux fois par jour une carte du temps embrassant tout l’espace considéré, et une seconde concernant seulement l’Europe ; nous obtenions ainsi toutes les six heures un tableau de la situation météorologique.
Pour qu’aucun mouvement de l’atmosphère n’échappât à notre attention, mon collègue Calwagen[53] observait toutes les heures la direction et la force du vent, la nébulosité, la marche des nuages, leurs formes, leur hauteur, les précipitations, la visibilité, la température de l’air, l’humidité relative, la pression barométrique.
[53] Le 10 août 1925, ce météorologiste distingué a été tué dans un accident d’aviation.
Calwagen notait le régime des vents en hauteur au moyen de ballons-sondes. Ces observations présentant une très grande importance pour la prévision, quelques détails à leur sujet sont nécessaires. Pour ces expériences on emploie des ballons en caoutchouc colorés, gonflés à l’hydrogène, mesurant un diamètre de 0m,50 environ. On calcule leur force ascensionnelle, puis, lorsque le lâcher a eu lieu, on suit le ballon à la lunette d’un théodolite, et toutes les trente secondes on note l’angle. A l’aide de ces mesures, on construit la route suivie par le ballon ; cette route vous indique la direction des vents régnant à différentes hauteurs.
Il ne nous fut pas toujours facile de trouver un emplacement convenable pour le théodolite. Si le lancement avait lieu à bord du Farm, souvent, quelques minutes après le départ, le ballon se trouvait masqué, soit par un mât, soit par la cheminée. La banquise recouvrant le fjord eût offert un site plus commode, si parfois elle n’avait été lentement soulevée par la houle. A l’île des Danois, mon collaborateur opéra généralement à terre ; il lui arriva même un jour de dresser son théodolite sur un gros glaçon échoué.
Du 5 avril au 29 mai, 62 ballons-sondes furent lancés. L’un d’eux fut suivi jusqu’à l’altitude de 10.500 mètres. Ce jour-là, il est vrai, le vent était très faible dans toute l’épaisseur de cette tranche de l’atmosphère. En général il soufflait, au contraire, avec une telle force que le ballon était perdu de vue, alors qu’il se trouvait encore à une faible hauteur.
Il serait trop long de décrire les diverses méthodes employées pour établir des prévisions à l’aide des cartes du temps et des observations faites sur place. Je me bornerai donc à indiquer les principes essentiels dont nous nous sommes servis pour choisir le jour du départ.
L’expérience démontre que dans les aires de basses pressions la nébulosité est élevée et les précipitations fréquentes, tandis que le beau temps avec ciel clair règne dans les zones de hautes pressions. Les aviateurs ne devaient donc pas partir lorsqu’une dépression s’avancerait vers le Pôle et semblerait devoir passer dans ses environs. En conséquence, pour être à peu près certain de ne pas rencontrer de mauvais temps, il importait d’attendre l’arrivée de hautes pressions. Enfin, seconde condition très importante, il était nécessaire que l’anticyclone se trouvât au nord du Spitzberg afin que les explorateurs ne fussent pas exposés au mauvais temps, après avoir volé plusieurs heures dans un beau ciel ensoleillé. Un anticyclone au Pôle amène au Spitzberg des vents de nord-est et une basse température. Dans l’île occidentale de cet archipel, ce vent souffle de terre, par suite y détermine un temps clair. Sur la côte nord ses effets sont moins certains ; pressé par cette brise contre les montagnes, l’air s’élève le long de leurs versants ; d’où possibilité de la formation de nuages. Le plus souvent ces nuages ne couvrent qu’une aire limitée, les aviateurs la traverseront donc rapidement ; en tout cas ils pourront la survoler.
De ces explications, il résulte que l’indice le plus sûr, au Spitzberg, d’une situation météorologique stable est fourni par l’existence d’un vent de nord-est régnant non seulement au niveau du sol, mais encore jusqu’à une altitude élevée. Lorsqu’un ballon-sonde annonce un tel régime, c’est la preuve que de hautes pressions existent au Pôle jusqu’à une grande hauteur, qu’elles ne se manifestent pas seulement dans les couches inférieures, par suite qu’elles ne peuvent être détruites par la simple approche d’une dépression située plus au sud.
Le premier anticyclone apparut le 4 mai, juste au moment où le montage des avions était achevé. A cette date, de hautes pressions occupaient tout le bassin arctique, entourées d’aires de basses pressions. Les plus importantes de ces dépressions s’observaient sur l’Irlande, le nord de la Norvège ; trois autres existaient dans la Sibérie septentrionale et une dans le Canada arctique. Cette situation favorable ne persista pas. La zone de basses pressions du nord de la Norvège s’élargit, puis se déplaça vers le nord-est, refoulant les hautes pressions vers le Groenland.
Le 8 mai, avant que les derniers préparatifs pour le vol ne fussent terminés, l’aire cyclonique s’était avancé si près du Pôle, que l’envol dut être contremandé.
Ensuite une période prolongée de mauvais temps obligea les aviateurs à attendre. Le vent soufflait d’entre sud et ouest, le ciel était complètement couvert et les chutes de neige fréquentes. Parfois une éclaircie survenait pendant une demi-journée, mais jamais suffisamment longue pour que l’on pût songer à prendre le départ. Le 18 mai cette situation commença à se modifier. Une grosse dépression passa sur l’île aux Ours, amenant des vents d’est au Spitzberg ; en même temps, derrière ce cyclone, une aire de haute pression s’avança du Labrador vers le Groenland en direction du Pôle. A cette date, au Spitzberg, le vent était encore trop fort et le ciel trop couvert pour pouvoir partir, mais il y avait apparence d’amélioration pour les jours suivants.
Trois jours plus tard les circonstances atmosphériques devenaient favorables. L’aire de hautes pressions couvrait tout le bassin arctique, et la dépression de l’île aux Ours avait filé vers la Sibérie septentrionale. Néanmoins jusque dans la matinée du 21, à la baie du Roi, le ciel resta couvert avec averses de neige. Ce mauvais temps était déterminé par une petite dépression locale au-dessus de la langue d’eau tiède que le Gulf-Stream amène le long de la côte ouest du Spitzberg. Seulement le 21, le vent d’est acquit assez de force pour la repousser vers la pleine mer ; dès lors, à partir de midi, un soleil étincelant brilla dans un ciel sans nuage. C’était la situation attendue depuis si longtemps, et c’était la première fois qu’elle se présentait depuis que les avions se trouvaient parés pour le vol. Il fallait donc en profiter, d’autant que la fin de mai et, par suite, la période de brume approchait à grands pas.
De brume nous n’en avions pas encore vu et, sans les renseignements fournis par les observations du Farm, pendant les années 1893-1896, sur la fréquence de ce météore dans le bassin polaire, on aurait été tenté de remettre le départ. Le 21, le froid était, en effet, assez vif : − 9° à la baie du Roi, peut-être − 15° au Pôle. Pour les aviateurs, comme pour les moteurs, une température moins basse eût été préférable. Entre deux maux on dut choisir le moindre.
Aussitôt que l’été commence dans le nord des deux continents, la brume couvre progressivement le bassin arctique. Tout courant aérien pénétrant dans cette région, quelle qu’en soit la direction, entraîne de l’air chaud, lequel se refroidit au contact de la banquise. Le refroidissement de cet air chaud et humide est la cause génétique de la brume. Elle naît indépendamment du régime des pressions. Ainsi, en été, la présence d’une aire anticyclonique autour du Pôle n’implique nullement des circonstances favorables pour l’aviation. En pareil cas, on ne rencontrera pas de nuages élevés susceptibles de se résoudre en neige ; par suite le vol pourra s’accomplir par un soleil rayonnant, mais la brume, même si son épaisseur ne dépasse pas quelques mètres au-dessus du sol, mettra obstacle à l’atterrissage.
Que le 21 mai une brume de ce genre s’étendît sur une partie du bassin polaire, cela était peu probable, pour ne pas dire impossible. Ce jour-là, le vent de nord-est était si froid (−9°) qu’il devait provenir de la partie centrale de la banquise, et, selon toute vraisemblance, en cours de route vers le Spitzberg, il ne devait pas subir un nouveau refroidissement susceptible d’amener la formation de nuages.
Ces différentes considérations nous amenèrent à formuler l’avis suivant :
« Aujourd’hui la situation météorologique est très favorable, et l’on devra attendre longtemps avant d’en retrouver une pareille. »
Ce ne fut pas sans émotion que je communiquai ce pronostic aux aviateurs ; jamais je ne me suis senti une aussi lourde responsabilité en donnant une prévision du temps. Avec leur calme habituel, Amundsen et ses compagnons décidèrent immédiatement le départ.
Les émissions recueillies dans l’après-midi n’annoncèrent aucune modification de la situation. D’ailleurs, le ciel s’éclaircit de plus en plus. Calwagen profita de cette circonstance pour lancer un ballon-sonde qu’il suivit jusqu’à une hauteur de 4.000 mètres. Sauf dans les couches inférieures devant la baie du Roi où soufflait un vent de sud-est, le nord-est régnait jusqu’à 4.000 mètres. Aux grandes altitudes, il atteignait une vitesse horaire de 16 à 20 kilomètres. S’il conservait cette vitesse pendant toute la durée du vol, évaluée à 8 heures, les avions devraient être déportés dans l’ouest de 130 à 160 kilomètres. A 5 h. 15, Amundsen prit le départ… L’œuvre des météorologistes était terminée.
Quarante-cinq jours plus tard, les aviateurs étaient de retour à Oslo. Avec quel intérêt je lus leurs cahiers d’observations ! Ne fournissent-ils pas des informations sur un monde jusqu’ici fermé aux météorologistes et, en outre, ne leur donnent-ils pas beaucoup à penser, surtout à celui qui osa fournir aux aviateurs une prévision du temps dans la région inconnue qu’ils devaient survoler ?
Examinons les faits mentionnés dans ces documents.
Après avoir longé la côte ouest du Spitzberg, Amundsen rencontra, autour des cimes de l’île des Danois et de l’île d’Amsterdam, une nappe de brume s’étendant dans le nord à perte de vue.
Ne l’ayant pas observée, je ne puis me prononcer sur sa nature. Lorsque douze heures plus tard nous arrivâmes avec le Farm à l’île des Danois, le ciel était complètement dégagé. Dans mon opinion, cette brume était formée de nuages très bas, comme souvent nous en avions vu au début de mai lorsque nous étions mouillés dans la South Gat, attendant un temps favorable.
Ces nuages naissent lorsqu’un vent froid souffle de la banquise vers la mer libre. En passant au-dessus des nappes d’eau situées au milieu des glaces ou à leur lisière, la masse d’air qu’il véhicule se réchauffe par en-dessous. Cet air chaud s’élève et dans son ascension forme des nuages. A mesure que le phénomène se répète, leur épaisseur et leur étendue augmentent. D’après les observations que j’ai faites à l’île des Danois au début de mai, la limite inférieure de ce plafond se trouve à l’altitude de 200 mètres. Cette panne s’étend rarement en hauteur à plus de 1.000 mètres ; on peut donc la survoler facilement. D’autre part, son extension vers le nord ne semble pas très considérable ; selon toutes probabilités, elle ne doit pas se rencontrer dans cette direction au delà des nappes d’eau libre éparses au milieu de la banquise. Un aviateur ne s’expose donc pas à de trop grands risques en survolant cette mer de nuages riveraine de la zone de ciel clair située plus au nord.
Amundsen a couru cette chance, et il a bien fait. Après un vol de deux heures à partir de l’île des Danois en direction du nord, il arriva à la fin des nuages et, à partir de ce moment jusqu’à l’amerissage, rencontra un ciel serein.
Les renseignements météorologiques que l’expédition a recueillis présentent un grand intérêt pour les prochaines expéditions aériennes dans l’Arctique. Lorsqu’un vent froid souffle du Pôle vers le sud, on doit prévoir la formation de pannes de nuages dans les zones de transition, entre la banquise et la mer libre, même si un temps clair règne dans les régions plus rapprochées du Pôle. Ces nuages se produisent en toute saison, le plus fréquemment cependant pendant la saison froide, à l’époque à laquelle la différence entre les températures de la glace et de la mer atteint sa plus grande amplitude.
L’amerissage eut lieu par faible brise, probablement près du centre de l’anticyclone qui couvrait le bassin arctique. Au cours du voyage vers le nord, le vent paraît avoir été beaucoup plus frais qu’il n’avait été prévu, à en juger d’après la dérive de 250 kilomètres éprouvée en huit heures de vol. Le vent aurait atteint une vitesse moyenne horaire de 30 kilomètres, donc plus élevée que celle mesurée à l’aide d’un ballon-sonde à la baie du Roi, soit 20 kilomètres. Les avions ont donc d’abord traversé une zone de vent de nord-est très frais, au nord du Spitzberg, puis une région moins agitée en approchant du Pôle.
Ces considérations m’amènent à la question suivante : « Aurait-on pu choisir pour le voyage une journée où la brise eût été plus faible, par suite la dérive moindre, ce qui aurait permis d’atteindre le Pôle même ? »
Suivant toute vraisemblance, le 22 eût été préférable au point de vue vent. Ce jour-là, Calwagen observa à l’île des Danois, à l’altitude de 500 mètres, une brise de 13 kilomètres seulement, laquelle n’aurait déterminé une dérive que de 100 kilomètres environ. Par contre, les observations d’Amundsen à son camp du 87° 43′ indiquent à la date du 22 mai une faible brise de nord, donc un vent contraire près du Pôle. Ce qui est plus grave, c’est qu’à cette date le ciel n’était plus clair dans l’extrême nord.
« Pendant les deux dernières heures du vol, écrit Amundsen, des nuages légers très élevés avaient commencé à paraître ; ils permirent cependant d’exécuter une observation aussitôt après l’amerissage. Le lendemain, le beau temps est passé ; un plafond uniformément gris recouvre tout le ciel. C’est le temps normal de l’été polaire, tel que les observations du Farm nous l’ont fait connaître. Le 23, le 24, le 25, même temps, ciel gris, pas de précipitation, mais pas de soleil. Le 22, le 23, le 24, brise du nord, le 25 elle tombe. »
Comment ces événements météorologiques se manifestent-ils sur la carte du 22 mai ? Elle montre peu de changements par rapport à celle du 21. Le vaste anticyclone qui s’étendait le jour du départ sur le bassin arctique persiste. Le calme observé par les explorateurs indique qu’ils ne devaient pas se trouver loin de son centre. Ainsi, d’après la carte, la situation serait très favorable. Rencontrant ce même jour à l’île des Danois un magnifique temps ensoleillé qui se maintint vingt-quatre heures, je fus persuadé qu’il s’étendait jusqu’au Pôle. Or, les observations d’Amundsen nous apprennent que cette prévision ne s’est pas réalisée et que, même dans le cas d’une distribution favorable des hautes pressions, le ciel demeure couvert, au Pôle, à une date aussi avancée vers l’été que la fin de mai[54].
[54] Cette constatation est un des faits nouveaux révélés par l’expédition Amundsen dans le domaine de la météorologie. Pendant l’expédition du Farm, aucune aire étendue de hautes pressions ne pénétra dans le bassin arctique à la fin de mai.
Au 87° 43′ rarement les nuages se dispersèrent. Le 29 mai, par exception, le soleil brilla dans un ciel presque complètement dégagé. Cette clarté était simplement l’indice de l’approche du mauvais temps. Dans la nuit du 28 au 29 mai, une bourrasque de neige passa sur le Spitzberg en marche vers le Nord. Le 30 mai, elle atteignit le camp des explorateurs par 87° 43′. L’éclaircie du 29 avait donc été accidentelle. Si les aviateurs étaient partis ce jour-là pour le sud, ils auraient rencontré un impénétrable tourbillon de neige quelques heures après leur départ. L’existence de temps clair en avant de temps donnant lieu à de fortes précipitations neigeuses ou liquides est un phénomène connu des pays situés sous de basses latitudes. Il est intéressant de savoir qu’il se manifeste également au Pôle.
Ensuite survint une période avec vents dominants de sud et de sud-est, lesquels déterminèrent une hausse rapide de la température. Le 24 mai, la journée la plus froide qu’Amundsen ait observée sur la banquise, le thermomètre descendit à − 12°,5 ; au changement de lune, il remonta à − 7°, et le 7 juin il s’éleva à 0°. Ce rapide passage de la « température hivernale » à la « température estivale » est caractéristique du climat arctique. Au Pôle, le « printemps » dure non pas plusieurs mois, comme sous des latitudes plus basses, mais seulement quelques semaines.
A partir du 7 juin, la température oscilla autour de 0°, un jour s’élevant quelque peu au-dessus, un autre descendant légèrement en dessous ; aussi bien, peut-on considérer 0° comme la température estivale caractéristique du bassin arctique. Souvent des couches d’air provenant du sud, par suite possédant une température supérieure à 0°, arrivent dans cette zone, mais au contact de la banquise elles se refroidissent immédiatement à 0°. Ce refroidissement est, comme je l’ai expliqué plus haut, l’agent génétique des brumes, la glace déterminant la condensation de la vapeur d’eau suspendue dans cet air. La première brume s’étendant jusqu’au niveau de la banquise fut observée le 2 juin ; le 5, elle apparut de nouveau, et par la suite très fréquemment, si bien que les jours complètement clairs devinrent exceptionnels. Heureusement le 15 juin, jour où Amundsen et ses compagnons repartirent pour le sud, la visibilité fut suffisante pour permettre l’envol et pour que ces audacieux explorateurs pussent trouver la route afin de s’échapper du pays des brumes.
Pages | |
Itinéraire de l’expédition Amundsen dans son voyage vers le Pôle et au retour | |
Spitzberg. — A la baie du Roi, les membres de l’expédition étudient sur la carte le trajet éventuel des hydravions au dessus de la banquise | |
Spitzberg. — La baie du Roi. Chenal ouvert par un vapeur à travers la banquise recouvrant le fjord pour permettre aux navires de l’expédition d’arriver à Ny Aalesund | |
Spitzberg. — Débarquement de la coque du N-25 à Ny Aalesund | |
Spitzberg. — Le débarquement des hydravions à la baie du Roi | |
Spitzberg. — La mise en place des hélices | |
Spitzberg. — L’envol du N-24 sur la glace recouvrant la baie du Roi | |
Spitzberg. — Face à l’océan Glacial arctique, le cap Nord près duquel Amundsen amérit, au retour de son envol vers le Pôle | |
Les deux avions sur la banquise à 254 kilomètres du Pôle | |
Amundsen et ses compagnons déblayant la banquise pour mettre le N-25 en sécurité sur un grand glaçon | |
Les explorateurs charriant des blocs de neige pour combler les crevasses du champ de glace aménagé en champ d’aviation | |
Ours fuyant devant une embarcation du Hobby qui lui donnait la chasse | |
A bord d’un « phoquier » norvégien, à la lisière de la banquise polaire : du nid de corbeau une vigie veille le retour éventuel d’Amundsen | |
Le Soleil de Minuit sur la côte nord du Spitzberg | |
Le retour du N-25 au Spitzberg | |
Les membres de l’expédition à leur retour à la baie du Roi | |
Le N-25 remonte le fjord d’Oslo, amenant Amundsen et ses compagnons à la réception solennelle que leur réservait la capitale de la Norvège | |
Amundsen porté en triomphe à Oslo |
Avant-propos | |
PREMIÈRE PARTIE A TRAVERS LES AIRS DU SPITZBERG AUX APPROCHES DU PÔLE par Roald AMUNDSEN. | |
CHAPITRE I. — Comment je devins aviateur | |
CHAPITRE II. — Au Spitzberg. Le départ des avions | |
CHAPITRE III. — Droit au nord par les airs | |
CHAPITRE IV. — La lutte pour la vie sur la banquise | |
CHAPITRE V. — Le retour au Spitzberg | |
DEUXIÈME PARTIE CE QU’IL EST ADVENU DU N-24 par Leif DIETRICHSON. | |
CHAPITRE I. — Du Spitzberg aux approches du pôle | |
CHAPITRE II. — Sur la banquise | |
TROISIÈME PARTIE EN PATROUILLE SUR LA CÔTE NORD DU SPITZBERG par Fredrik RAMM. | |
CHAPITRE I. — L’attente | |
CHAPITRE II. — En vue des terres les plus septentrionales du Spitzberg | |
QUATRIÈME PARTIE L’ŒUVRE DU COMMANDANT EN SECOND par Hj. RIISER-LARSEN. | |
CHAPITRE I. — L’équipement de l’expédition | |
CHAPITRE II. — Le transport des avions | |
CINQUIÈME PARTIE LA PRÉVISION DU TEMPS DANS LE BASSIN ARCTIQUE par Jacob BJERKNES. | |
La prévision du temps dans le bassin arctique | |
Table des gravures et cartes |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 29 JANVIER 1926
PAR L’IMPRIMERIE
PAUL DUPONT A
CLICHY (SEINE)
COLLECTION DES MAITRES DE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
OUVRAGES PARUS :
Conan Doyle (Arthur) | Les Débuts de Sherlock Holmes. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.) |
Storer Clouston (J.) | La Mémorable et Tragique Aventure de M. Irwin Molyneux. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.) |
Wells (H.-G.) | Le Trésor dans la Forêt. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.) |
Conan Doyle (Arthur) | Les Aventures du Brigadier Gérard. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.) |
Carlos Reyles | La Race de Caïn. (Traduit de l’espagnol par Francis de Miomandre.) |
Conan Doyle (Arthur) | Le Million de l’Héritière. (Traduit de l’anglais par Anna Clayton.) |
Kibbe Turner (George) | Le Magot de mon Oncle Athiel. (Roman américain traduit par Louis Labat.) |
Jacobs (W.-W.-J.) | Les Amours du Capitaine marin. (Traduit de l’anglais par Albert Savine et Michel-Georges Michel.) |
Twain (Mark) | Tom Sawyer à travers le monde. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.) |
Birmingham (George-A.) | L’Ile aux Surprises. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.) |
Stevenson (R. L.) | L’Ile au Trésor. (Traduit de l’anglais par Albert Savine et Albert Lieutaud.) |
Wells (H.-G.) | Le Nouveau Machiavel. (Traduit de
l’anglais par Madeleine Rolland.) 2 volumes. |
Kipling (Rudyard) | La Lumière qui s’éteint. (Traduit de l’anglais.) |
Conan Doyle (Arthur) | La Brèche au Monstre. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.) |
Galvez (Manuel) | L’Ombre du Cloître. (Traduit par M. Cahisto.) |
Stevenson (R. L.) | Le Reflux. (Traduit de l’anglais par Théo Varlet.) |
Kipling (Rudyard) | Un Beau Dimanche anglais. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.) |
Salvator Gotta | La Plus Belle Femme du Monde. (Traduit de l’Italien par Marie Croci.) |
White (S. E.) | L’Associé. (Traduit de l’anglais par Léon Bocquet.) |
Wells (H.-G.) | M. Barnstaple chez les Hommes-Dieux. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.) |
Etablissements Busson, 23, rue Turgot. Paris (9e) — Téléph. : Trudaine 61-79.