Title: Les moyens du bord
roman
Author: Tristan Bernard
Release date: April 21, 2023 [eBook #70612]
Language: French
Original publication: France: Flammarion
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
TRISTAN BERNARD
ROMAN
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PARIS
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.
Il a été tiré de cet ouvrage
vingt exemplaires sur papier vergé d’Arches
numérotés de 1 à 20
et quarante exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma
numérotés de 21 à 60
DU MÊME AUTEUR
Chez le même éditeur :
Chez d’autres éditeurs :
ESSAIS ET NOUVELLES
THÉÂTRE COMPLET (t. I, II, III et VI parus).
Pièces éditées séparément :
Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous les pays.
Copyright 1927,
by Ernest Flammarion.
Vers sept heures du matin, Émile, garçon de bureau, vêtu comme un simple mortel d’un pantalon et d’une chemise, promenait un balai électrique sur le tapis d’une vaste pièce.
Ce cabinet spacieux était celui de M. Maurice Langrevin, éditeur. Il était meublé confortablement, mais sans recherche. Des armoires étaient venues y prendre place, au hasard des événements. C’est ainsi que la grande bibliothèque en bois noir venait de la maison Borbat, éditeur d’ouvrages de droit, dont M. Langrevin avait un jour racheté le fonds. Une autre armoire vitrée, en noyer ciré, avait été trouvée, un jour de pluie, à l’Hôtel des Ventes… Un buste de Cicéron venait également de chez Borbat. Un groupe de trois coureurs en bronze, sans prétention au symbole, avait été offert par ses employés à M. Langrevin, à l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation de la maison.
Des diplômes encadrés rappelaient les succès de M. Langrevin dans des expositions européennes, et même dans des manifestations de propagande de par delà l’Atlantique.
Le balai mécanique ronflait autour d’un grand bureau, représentant isolé du style Empire. A l’autre bout de cette grande pièce, une table de faux Boulle faisait également bureau. C’était là que prenait place Marcel Langrevin, le fils du patron.
Pour l’instant, la grande maison semblait vide. Le laboureur Émile suivait comme des sillons les lés du tapis. Il sifflotait, la conscience calme, comme un bon travailleur matinal.
Un homme grisonnant, de belle taille, parut à la porte d’entrée. Il était déjà en longue blouse blanche et en casquette, c’est-à-dire en uniforme pratique de concierge que les nécessités du service obligent à prêter la main aux hommes de peine, à l’occasion.
— Monsieur le portier de la librairie, dit Émile, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ?
— Sais-tu, dit le concierge, si on va fermer le jour de l’Ascension ?
— Ah ! mon vieux, il faudrait que tu demandes ça à M. Langrevin. Moi, ici, j’ai de l’influence sur le balai électrique et sur les plumeaux. Mais c’est pas dans mes attributions de commander si on ferme ou pas la librairie. Ces petites décisions de rien du tout, j’ai pas le temps de m’en mêler. Je laisse ça au papa Langrevin.
— Toutes les maisons d’édition ferment pour l’Ascension…
— C’est possible, mais le patron s’occupe pas de savoir ce que font les autres. Il fait d’abord comme il veut et ensuite à sa tête.
— Faut pas se plaindre de lui, dit le concierge. Il n’est pas mauvais pour le personnel…
— Non, pas pour le personnel…
Ils se turent l’un et l’autre. Ils n’en pensaient pas moins. Toute la maison avait remarqué avec quelle rigueur Maurice Langrevin traitait son fils Marcel, un garçon de vingt-deux ans, qui, évidemment, ne menait pas une existence de sédentaire.
— Y a pas à dire, il faut que M. Marcel marche droit, dit le garçon de bureau, répondant à une réflexion que le concierge n’avait pas formulée.
— Pour marcher droit, je ne peux pas dire que je l’ai vu marcher de travers, même quand il rentre à sept heures du matin.
— Il n’est pas encore là, aujourd’hui ?
— Non, dit le concierge, mais c’est son heure. Voilà trois jours qu’il est très régulier. Jamais plus tard que sept heures et demie.
— Encore heureux, dit le garçon, qu’ils habitent dans leur maison de commerce. Sans ça, je me demande comment qu’il serait à l’heure au bureau.
— Moi, je crois qu’il préférerait habiter ailleurs qu’avec son papa. Le patron se lève vers les huit heures. Des fois que M. Marcel serait pas rentré, ça ferait une affaire.
— C’est arrivé le mois dernier, dit le garçon de bureau. Tu parles que ça a bardé… Le patron est dur.
— Et comme n’y a plus là la pauvre maman pour tempérer l’orage !
— Et Monsieur est serré pour le pognon. Ce pauvre jeune homme, il me doit au moins mille francs de pourboires qu’il m’a promis depuis deux ans…
— A moi aussi. Oh ! c’est pas que j’y compte pour la semaine prochaine, mais c’est de l’argent que l’on reverra toujours.
— Et nous pouvons nous dire aussi qu’il est plus généreux comme ça, tant qu’il s’agit d’en promettre et qu’il n’y a pas tout de suite à raquer.
— … Ferme un peu, monsieur Cognard, le voilà qui s’amène.
Pour détourner les jeunes gens de l’enfer du jeu, il vaut mieux ne pas leur montrer un joueur qui regagne son logis après une nuit passée au poker ou au baccara. L’excitation de la partie, puis le grand air, lui donnent une animation, une mine de bonne santé, de nature à faire croire qu’il n’y a pas dans la vie d’occupation plus hygiénique.
Attendons, pour exhiber une image édifiante, de prendre ledit joueur après son déjeuner de midi, quand le manque de sommeil commence à se faire sentir. Alors nous verrons un être torpide, éreinté, diminué, et dont l’exemple n’a rien d’engageant.
Pour Marcel Langrevin, qui venait de passer une série de nuits incomplètes, la fatale dépression ne devait pas attendre l’heure de midi pour se manifester. A peine assis derrière sa table-bureau, il parut très affaissé aux yeux d’Émile, le garçon. (Le concierge s’était retiré discrètement.)
Pourtant il eut la force de faire des recommandations hâtives, qui purent être proférées en un langage très abrégé, car Émile paraissait déjà au courant de la question.
Il s’agissait pour le garçon de se rendre au plus tôt dans la chambre de Marcel, et de donner au lit du jeune homme l’air fatigué que doit avoir une couche, après le réveil d’un jeune homme vertueux.
— Monsieur ne se repose pas ? demanda Émile.
Marcel répondit par un signe vague. Il n’avait pas la force d’expliquer qu’il valait mieux pour lui de ne pas s’étendre sur son lit, où il serait pris par un sommeil tenace dont certainement huit hommes vigoureux, maniant des leviers et des crics, ne fussent jamais parvenus à le tirer.
Émile partit donc vers sa besogne de camouflage.
Marcel, resté seul, étendit péniblement le bras vers un appareil téléphonique. La préposée dut avoir l’impression, d’après la voix mourante de l’abonné, que le numéro demandé était celui d’un saint prêtre, que l’on réclamait pour une extrême onction.
Le jeune homme était déjà endormi, quand le Carnot 88-34 arriva à l’appareil et le fit sursauter.
— C’est toi, mon vieux ? dit Marcel… Je suis tellement crevé que je m’endormais au téléphone… Et je ne peux pas me coucher. Papa va arriver d’un instant à l’autre. Et il croit que j’ai passé la nuit dans mon lit…
— Mon pauvre vieux, dit Carnot… Moi, je vais me coucher. Je suis content que tu m’aies demandé. J’étais ennuyé de t’avoir quitté, après cette nuit…
— Crois-tu que j’ai eu une poisse ! dit Marcel.
— Au moins huit mille ? dit le camarade.
— Comment ? Huit mille ? Onze mille !
— Onze mille ?
— Qu’est-ce que tu dis de ça ? Je croyais que c’était neuf mille cinq. En recomptant ce que je dois, j’ai vu que c’était… ce que je viens de te dire… Je ne veux pas trop prononcer de chiffres au téléphone. On peut entrer d’ici une minute…, je ne quitte pas la porte de l’œil. Tu sais, maintenant, c’est fini, j’arrête les frais. Je ne joue plus…
— Alors, tu ne viendras pas ce soir ?
— Si… ce soir encore. Je ne veux pas rester sur une séance pareille. C’est un coup trop dur, et contre qui ? Hein ! Crois-tu qu’il joue mal, cet Espagnol !… c’est un peu ce qui m’a perdu. Je me disais : je vais l’avoir, je vais l’avoir… et il n’arrêtait pas de ramasser du jeu. Quelles rentrées de cartes !… C’est bien simple : il gagne exactement ce que j’ai perdu. Le reste de la table ne fait pas de différences.
— Mais comment vas-tu t’organiser pour régler ?
— Oh ! mon vieux ! pour ça, je ne m’en fais pas. Je veux bien que ce soit la première fois qu’on ait joué avec lui. Mais, avant de se mettre à table, on a dit expressément que l’on ne réglerait pas le soir même, en cas de grosses différences. J’aurais aussi bien pu gagner, je n’aurais pas songé un instant à demander le règlement immédiat… Tout de même, si je ne me refais pas, il faudra bien payer un jour… Oui, je me suis levé de bonne heure, j’ai un ouvrage pressé…
— Je comprends, dit Carnot, ton père vient d’entrer dans le bureau.
— Oui, oui… Au revoir, mon vieux.
Il y a maintenant, assis au bureau Empire, un homme pas très haut, mais de carrure large, armé d’une grosse barbe grise et de sourcils noirs touffus comme des moustaches. Marcel, sans mot dire, va jusqu’à lui, et, d’un geste rituel, lui met un baiser sur le front. Comme il se dirige de nouveau vers son poste, Langrevin l’arrête d’un mot…
— Je t’ai entendu dire que tu t’étais levé de bonne heure ? Tu t’es en effet levé de grand matin, car, à six heures, tu n’étais déjà plus dans ta chambre et ton lit était déjà refait.
Marcel n’est pas d’une humeur à goûter les reproches, ou l’ironie. Il « ressaute » comme un jeune taureau piqué…
Mais, comme c’est à son père qu’il répond, il ne hausse pas la voix. C’est sourdement qu’il répond :
— Si on n’entrait pas dans ma chambre, on ne ferait pas de constatation.
C’est au tour de M. Langrevin d’être touché. Lui n’a pas à se maîtriser. Offensé dans sa dictature, il réagit violemment, et tonne :
— Monsieur, j’entrerai dans votre chambre quand bon me semblera ! Et si ça ne vous plaît pas, vous irez habiter ailleurs ! Tu es majeur, je le sais. Mais ici, tu es sous mon toit. Je ne veux pas que tu découches. Tu as toute ta soirée pour voir des filles…
Marcel pense que son père n’a pas songé au poker, et cette idée le calme un peu. Mais une phrase de M. Langrevin va l’irriter à nouveau…
— J’en parlais hier encore avec ta sœur et Florentin…
Florentin, c’est le beau-frère de Marcel, M. Tury-Bargès, juge au tribunal de la Seine… Ce qui exaspère Marcel, c’est que, dans la famille, M. Tury-Bargès est l’exemple continuel, le modèle, et lui, Marcel, le repoussoir. On est devenu d’une austérité abominable, parce qu’on est désormais une famille de magistrats. On a acquis une sorte de noblesse de robe.
Les principes ? Non, le souci de la situation de M. Tury-Bargès. Marcel trouve que certains jeunes magistrats sont plus terribles que les anciens, qui étaient inflexibles par tradition plus que par ambition. Marcel n’accorde d’ailleurs à l’ancienne magistrature cette haute estime rétrospective que pour en accabler certains échantillons de la magistrature nouvelle et particulièrement son beau-frère…
M. Tury-Bargès a la réputation d’un juge indulgent. Mais Marcel ne croit pas à la sincérité de cette indulgence. Il prétend que c’est une attitude adoptée par certains, depuis l’invention des bons juges. Marcel, qui est généreux, ne se plaint pas de cette mode, qui profite au moins à quelques pauvres diables de délinquants. Mais quant à « couper » dans la bienveillance foncière de Tury-Bargès, Marcel laisse cela à des âmes plus naïves ou que ne préoccupe point l’exacte appréciation de la bonté.
Pratiquement, il vaut mieux avoir affaire à Tury-Bargès comme justiciable que comme parent ou allié. Il a le souci de la Justice, mais surtout celui de la bonne réputation des siens, condition nécessaire de son avancement…
Marcel, en d’autres circonstances, a constaté le manque de générosité de son beau-frère. Il n’aime pas non plus la façon dont il « cote » les gens… Le coefficient de fortune ou d’influence joue un rôle un peu trop capital dans ses évaluations…
Le plus triste, c’est que Cécile, la sœur de Marcel, s’est détachée de son frère en se rapprochant de Tury-Bargès. Marcel l’a connue généreuse… Comme ce n’est pas un mauvais garçon, il s’efforce de ne pas regretter le divorce qui s’est produit entre sa sœur et lui. En somme, il vaut mieux qu’elle s’accorde avec son magistrat, puisque c’est avec lui qu’elle doit passer sa vie…
— Et pourquoi, demande M. Maurice Langrevin, pourquoi me serais-je privé d’en parler à ton beau-frère ?
Mais Marcel n’accepte pas la discussion. Il balbutie quelques paroles vagues. A quoi bon « sortir » encore une fois ce qu’il pense de son beau-frère ? La dispute ne mènerait à rien. Il reproche à Tury-Bargès son « grimpage » continuel… Or, c’est précisément cet arrivisme, traité de noble ambition, qu’apprécie chez le gendre l’esprit commercial de M. Langrevin.
La discussion éteinte se rallume d’ailleurs tout de suite, à propos d’une lettre que Marcel était chargé d’écrire à un client. M. Langrevin a des idées à lui sur le style commercial. Son fils n’a jamais pu les saisir. Marcel a beau soigner son texte, c’est-à-dire en bannir toute élégance, M. Langrevin trouve toujours ses expressions déplacées. Il y a dans ce désaccord littéraire quelque chose de fatal et d’irrémédiable. Mais Marcel n’arrive pas à s’y résigner.
— Ce n’est pas ce que je t’avais dit d’écrire…
— Papa, dit Marcel énervé, j’ai pris note des phrases mêmes que tu as prononcées. Quand j’écris exactement ce que tu m’as dit, tu trouves que ce n’est pas bien, et, quand je change, j’ai toujours tort…
— C’est parce que tu ne te donnes aucune peine, répond M. Langrevin, qui, après tout, a peut-être raison. Marcel se dit un peu cela, et s’en exaspère davantage. M. Langrevin a pris la lettre et va la porter à un autre employé. Marcel ne se fait pas à cette humiliation.
Il reste seul devant sa table. Cette dispute avec son père l’a réveillé. Il n’a plus sommeil. Mais il a toujours un grand cafard. La perte de onze mille francs y est peut-être pour quelque chose.
Pourtant l’horizon s’éclaire un peu par l’apparition de Gustave.
Gustave, qui a cinquante ans passés, est un cousin de M. Langrevin et un bon camarade de Marcel.
C’est un homme qu’il n’est pas désagréable de voir, les jours où l’on a été cogné par le sort. Car le bon Gustave a passé toute son existence à encaisser des atouts de la Destinée. Il mène une vie difficile. Sa femme Mathilde, aussi puissante d’aspect qu’il est lui-même mince et inoffensif, lui a donné trois enfants qu’il arrive péniblement à nourrir. Mais lui, depuis trente ans, s’alimente de magnifiques espoirs.
On ne l’a jamais connu sans un projet d’affaire en poche qui lui assure moins de cinq millions. Il ne manque pas de l’apporter à son cousin Langrevin, qui n’en prend pas connaissance, et se débarrasse de Gustave moyennant un billet de cinquante francs.
Gustave trouve tout de même à droite et à gauche quelques petites ressources. D’autre part, Mathilde possède un immeuble à Nancy qui ne donne pas ce qu’il devrait, à cause d’une écurie de dix-huit chevaux qui ne se loue pas. Pour la convertir en garage, il faudrait élever le plafond, travail qu’aucun entrepreneur n’a accepté encore, étant donné la fragilité de l’ensemble.
Il y a entre Marcel et Gustave beaucoup de souvenirs communs. Quand Marcel était petit, il sortait tous les jeudis avec Gustave, qui venait déjeuner à la maison. Personne, mieux qu’eux, à Paris, ne connaissait le Jardin d’Acclimatation et surtout le Jardin des Plantes, qu’ils préféraient à cause des bêtes féroces.
Ils connaissaient aussi des cafés glaciers où les glaces étaient plus grosses et moins chères que partout ailleurs. Meilleures aussi, cela va sans dire.
Gustave aimait les enfants, qui étaient seuls à le comprendre et à reconnaître la supériorité de son esprit. Peut-être eut-il le tort d’emmener Marcel aux courses, sur la pelouse d’Auteuil et de Longchamp, ce qui mécontenta les parents du petit garçon.
On ne se fâcha pas avec Gustave. Mais on cessa de lui confier Marcel le jeudi.
Depuis quelques années, ils se voient peu, mais le souvenir de leur ancienne camaraderie assure entre eux une solide affection. Marcel admire moins Gustave qu’il ne faisait au temps jadis, mais il ne lui laisse point deviner la diminution de ce prestige. Gustave reproche seulement au jeune homme de ne jamais aller le voir. Il n’y a jamais eu de sympathie véritable entre Mathilde et Marcel. Et Gustave, qui aime docilement sa femme, souffre de voir aussi étrangères l’une à l’autre les deux grandes affections de sa vie.
Ce matin-là, Gustave a surtout affaire à M. Langrevin père. Il s’agit de tout un quartier de Paris à démolir et à reconstruire à neuf en un béton nouveau qui devient avec le temps aussi beau que du marbre. C’est une invention d’un ingénieur liégeois. Gustave a dans sa poche un petit morceau de ce béton. Il ne faut que dix-huit millions, car on peut compter sur une subvention de la ville.
Marcel laisse Gustave aller voir M. Langrevin, qui est dans les bureaux. Il prie même Gustave de retenir « le patron » le plus longtemps possible… On vient d’annoncer une visite un peu inquiétante, un individu que papa n’a pas besoin de voir, et qui vient certainement pour le fils Langrevin.
C’est un monsieur au nom espagnol, un garçon d’une trentaine d’années, mis de la façon la plus élégante, et qui doit facilement supporter les nuits d’insomnie, car il est plus frais qu’il ne paraissait la veille au soir.
— Bonjour, cher monsieur, dit le nouveau venu. A ce que je vois, vous n’êtes pas trop fatigué de cette nuit ?
— Ni vous non plus, me semble-t-il.
— Oh ! moi, il m’arrive fréquemment de rester deux nuits sans dormir. J’ai beaucoup joué sur les bateaux, en allant à New-York et à Rio. Nous faisions quelquefois des pokers de trente heures consécutives… avec des gens que l’on connaissait plus ou moins, et il fallait ouvrir l’œil, je vous assure.
… Marcel pense que ce n’est pas uniquement pour lui raconter des souvenirs de bateau que ce monsieur se présente chez lui à cette heure matinale.
— Asseyez-vous donc, lui dit-il. Ce qui est une façon polie de dire : « Au fait, s’il vous plaît ! »
Le monsieur ne pose sur la chaise indiquée qu’une toute petite part de son séant. Marcel aime autant ça que de le voir s’installer. Car M. Langrevin peut revenir d’un moment à l’autre, et il faudrait faire des présentations inutiles.
— Je suis assez pressé, dit le monsieur… Je viens de recevoir un télégramme de Madrid qui bouleverse mes projets. Je me faisais une fête de rester encore quelques semaines à Paris, et de vous retrouver quelquefois encore chez l’ami Raoul, à une table de poker.
— Bon ! bon ! pense Marcel ; il s’en va… ma revanche est dans l’eau.
— Je ne me suis pas amusé parce que je gagnais, dit le monsieur. J’aime tant le poker, que je m’amuse autant quand j’y perds…
« Au fait, au fait ! » voudrait encore dire Marcel, qui ne s’arrête pas à ces révélations d’état d’âme, purement mensongères, d’ailleurs…
— Je n’ai point oublié, dit le monsieur, tout ce qui a été convenu au début de la partie… qu’il ne serait pas question de payer immédiatement les différences… Rien n’est changé, et la question du règlement n’a aucune importance. Je reviendrai à Paris dans six mois ou dans un an, et vous n’aurez pas besoin de m’envoyer de l’argent avant… Seulement, si… sans vous gêner en aucune façon, vous pouviez me remettre une partie de la somme avant mon départ, qui a lieu ce soir, cela me serait d’une grande utilité, et je n’aurais pas à réclamer télégraphiquement des fonds à Madrid… Je tiens à répéter que c’est un service que je demande et non le paiement d’une dette. Je me serais bien adressé à notre ami Raoul, mais je sais qu’il est un peu gêné en ce moment et que sa famille lui tient la dragée haute…
Marcel a écouté en silence tout ce petit discours. Il n’y a pas à dire, il va falloir payer… Comment ? On ne sait pas… Mais il faut payer avant le départ de cet individu sinistre, qui dit peut-être vrai, ou probablement faux… Ce n’est pas notre affaire de juger sa sincérité. Il nous réclame de l’argent que nous lui devons. En l’écoutant, nous avons le temps de préparer notre ton et de parler simplement, sans un air de dignité hautaine qui serait ridicule.
— Soyez tranquille, monsieur, je vais m’organiser pour avoir toute la somme et vous la faire porter aujourd’hui à votre hôtel…
— Toute la somme, non ! dit l’Espagnol d’une voix plaintive.
Il n’a pas trop d’accent. Mais son origine se trahit un peu dans sa protestation languissante…
— J’aime autant régler cela, dit Marcel d’un air détaché…
— Je ne veux pas que cela vous gêne…
— Cela me gênerait que je serais content de me gêner pour vous rendre ce service, dit Marcel, poussant la politesse jusqu’à adopter la formule du madrilène, et à feindre de croire que cet homme du monde ne se présentait pas en créancier.
Le monsieur veut absolument que Marcel vienne déjeuner avec lui.
Marcel refuse poliment, alléguant des occupations qui n’ont rien d’illusoire, bien qu’elles soient encore assez indéterminées… Comment se procurera-t-il cette somme avant quatre heures ? En tout cas, il n’y a pas de temps à perdre.
Rendez-vous est pris pour quatre heures à l’hôtel. Le monsieur prend congé en faisant promettre à Marcel de venir le voir à Madrid. Marcel note l’adresse. Et cet engagement est enregistré, chacune des parties restant persuadée qu’il n’aura jamais le moindre commencement d’exécution.
Cependant, la question de savoir où trouver onze mille francs reste absolument entière.
Marcel était sûr qu’il les rendrait. Tout au moins, au moment où il l’avait déclaré au monsieur espagnol.
Demeuré seul, il sentait cette certitude diminuer un peu.
Les onze mille francs étaient quelque part, comme un trésor dans un champ. Mais il semblait que les dimensions de ce champ devenaient de plus en plus vastes.
Quand Émile fit entrer dans le bureau M. Pecq-Vizard, Marcel se dit que les onze mille francs entraient à la suite du nouvel arrivant. Il en eut comme un de ces pressentiments qui ne trompent jamais, sauf quand on y compte trop.
M. Pecq-Vizard est un mince petit sexagénaire très soigneux de sa personne. Depuis trente ans, dans la maison de banque que lui a jadis cédée son père, il continue un très bel élevage de millions. Il est veuf depuis toujours, a deux filles mariées chez qui il va dîner quand elles ont beaucoup de monde. Il passe pour entretenir une maîtresse que personne ne connaît, et qui ne semble pas l’accaparer. Tous les jours, il va pendant une heure à son cercle, où il joue un bridge très au-dessous de ses moyens.
On suppose qu’il a l’esprit fin. Il parle en tout cas d’une façon mesurée et surveillée, avec des lèvres minces. Au moment des crises financières, les gouvernants recueillent son avis, dont on ne tient pas forcément compte, mais qu’on ne néglige jamais. C’est, en somme, un monsieur assez important. Il est vaguement camarade de jeunesse de M. Langrevin. (Ils disent : camarades de classe, sans préciser l’endroit où ils ont fait leurs études.) En tout cas, ils se sont toujours tutoyés. M. Pecq-Vizard a vu Marcel tout enfant, et l’appelle : petit.
— Hé ! bien, petit, comment vas-tu ? Et comment va-t-elle ?
M. Langrevin ne s’est pas privé de dire à Pecq-Vizard qu’il n’était pas content de Marcel.
— Qui ça, elle ?
— Ta petite amie… que je ne connais pas… Je suppose bien que tu as une petite amie ?
— De temps en temps… Il y a des jours… Ce n’est pas ma préoccupation dominante.
— Les affaires ? Déjà ? Tu peux encore laisser ça à ton père.
Oh ! pourquoi tergiverser ? M. Langrevin va revenir dans deux minutes…
— Écoutez, monsieur Pecq-Vizard, j’ai une chose à vous dire… Seulement, je vous prierai de n’en pas parler à papa…
— Si tu me demandes le secret…
M. Pecq-Vizard n’est pas le type de l’homme ouvert… Les jours de bonne humeur il s’entre-bâille faiblement. Il semble maintenant qu’il tende vers la fermeture hermétique.
— Ce n’est pas grave, au moins ?
— Ça m’ennuie un peu de vous dire ça…
M. Pecq-Vizard ne court pas après les confidences…
— Si ça t’ennuie, ne me le dis pas…
— J’ai eu une scène avec papa tout à l’heure, parce qu’il a vu que je n’étais pas rentré ce matin…
M. Pecq-Vizard n’est pas rebelle à l’indulgence, quand il n’est pas intéressé directement à une affaire…
— C’est de ton âge. Ce n’est pas ce qui doit te tourmenter. Ton père est forcé de te gronder. Mais il sait ce que c’est. Ou plutôt il a su ce que c’était que d’être jeune…
— Papa ne sait pas pourquoi je suis rentré si tard…
— Il doit s’en douter pourtant…
Bonne transition pour lâcher le paquet…
— Il ne se doute pas, dit Marcel, que j’ai passé la nuit au jeu…
Silence. M. Pecq-Vizard fait entendre un « ah ! ah », un « hon ! hon ! », qui ne sont ni un fredonnement, ni un ricanement. En tout cas, cela n’a pas un son qui rassure…
— Et j’ai perdu… dit Marcel.
— Naturellement, dit M. Pecq-Vizard.
Ce naturellement n’est pas non plus très engageant. Mais Marcel est engagé. Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, a dit le Taciturne.
— J’ai perdu une grosse somme.
— Mon vieux, c’est ton affaire, je ne te demande pas combien.
En dépit de ce « mon vieux » affectueux, M. Pecq-Vizard est arrivé à la fermeture complète, verrou de sûreté, et mot secret que personne au monde ne peut découvrir. Il semble qu’il l’ait lui-même oublié.
Marcel continue nonobstant :
— J’ai perdu onze mille francs.
Toutes ces précisions sont inutiles, puisque la communication est coupée.
Elle est coupée avec M. Pecq-Vizard, prêteur possible, mais non avec le vieil ami de la famille, qui prend la parole :
— Mon garçon, c’est un mauvais moment à passer pour ton père. La commission n’est pas agréable à faire. Mais, si tu veux, je m’en chargerai…
— A aucun prix, je ne veux qu’il le sache…
— A ton beau-frère, alors…
Marcel sursaute et ne répond rien.
— Alors, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Tu t’imaginais peut-être que j’allais te prêter cet argent ? Je ne ferai jamais ça. Je suis un vieil ami de ta famille, je ne veux pas t’encourager dans ces habitudes.
— Oh ! c’est bien fini !
— On dit ça.
— Monsieur Pecq-Vizard, je ne voulais pas vous demander cet argent.
— Je ne suis cependant pas fâché de te mettre au courant, au cas où tu compterais sur moi pour un encouragement pareil.
— Ce que j’aurais désiré, dit Marcel changeant son objectif de combat, c’est un conseil, pour savoir où je pourrais me procurer ces fonds.
Quel blasphème ! Supposer que la Banque Pecq-Vizard, du boulevard Haussmann, qui fait partie du grand consortium dont les chefs sont appelés au ministère des Finances au moment des crises, s’imaginer que la Banque Pecq-Vizard puisse avoir quelque accointance avec des prêteurs d’argent !
M. Pecq-Vizard, sans relever sévèrement cette erreur, se borne à dire qu’il ne vit pas dans le monde de ces gens-là.
— Je n’ai qu’un conseil à te donner. Raconte tout à ton père. Il t’attrapera. Ce sera tant mieux, parce que tu auras ainsi moins de chances de recommencer.
— Je vous remercie. Je vais tâcher de m’arranger. Mais vous m’avez promis de ne rien dire à papa ?
— J’ai promis…
Il regarde sa montre. Bon geste de sortie.
— Tu diras à ton père que je n’ai pas pu l’attendre… Je m’en vais. Je ne peux pas dire que je suis content de toi.
— Monsieur Pecq-Vizard, je vous ai demandé un conseil, et non un blâme.
— Ne prends pas mon blâme, s’il ne te fait pas plaisir. Mais je n’ai pas aujourd’hui d’éloges à ta disposition.
Il s’est dirigé vers la porte, et profite de son éloignement pour remplacer la poignée de main par un geste amical de doigts agités.
Marcel ne sait toujours pas où sont ses onze mille francs. Ils ne sont pas chez M. Pecq-Vizard. C’est toujours un point acquis.
Et puis, il a quelqu’un à détester : ce qui le soulage un peu.
Mais, ce qui l’ennuie, c’est de se dire que M. Pecq-Vizard a peut-être raison, et qu’une saine morale sort de la bouche de cet être médiocre et sans moralité profonde.
Il y a des moments où Marcel se justifie très bien de jouer au poker. Il prétend même qu’il n’est pas joueur, ce qui fait sourire ses camarades.
Il affirme qu’il ne joue pas par vice, mais par une sorte de vanité, un besoin de dominer les autres, de lutter victorieusement, à une table de poker où il a son indépendance, sa responsabilité, où il cesse d’être le petit employé de rien du tout qu’il est chez son père.
Mais, aujourd’hui, talonné par le besoin d’argent, il n’a plus le loisir de raisonner, et surtout de soutenir ce raisonnement dont il n’est pas sûr. Joue-t-il par vice ou par vanité ? Il sait que le vice sait très bien se travestir.
Il a, en tout cas, un furieux désir de rejouer le soir même — pour essayer de se refaire — pour ne pas casser la partie de ses amis qui comptent sur lui — pour ne pas rester sur sa mauvaise impression de perte — par envie de jouer, tout simplement, pour retrouver ces péripéties de vie en cadence accélérée que la vie ordinaire ne nous apporte que quand elle veut, mais que nous faisons naître à notre gré, en mélangeant des cartes.
Cependant, Gustave revient des bureaux. Il a pu joindre M. Langrevin, à qui il a proposé son affaire merveilleuse… Pour ramasser trois millions, il n’y avait qu’à se baisser. C’est la grande formule de Gustave. Quelqu’un qui l’aurait écouté aurait passé son existence à se baisser fructueusement, et aurait attrapé des courbatures à force de ramasser des milliards.
M. Langrevin, une fois de plus, a refusé de se baisser. La conversation a fini sur les embarras de Gustave, sur une demande de crédits de deux cents francs, réduite à cinquante francs par le mesquin éditeur.
— Gustave, dit Marcel, est-ce que tu connais un prêteur d’argent ?
— Un prêteur d’argent ?
— Oui, pas pour toi, pour moi.
— Tu as besoin d’argent ?
— Oui, je t’expliquerai. Réponds d’abord à ma question.
Gustave aime bien être consulté…
— Attends un peu.
Mais Marcel n’a pas le temps de contempler, dans son attitude méditative, une réplique du Penseur de Rodin.
— Mon vieux, écoute, ne me donne pas de faux espoirs… Et ne me dis : attends ! que si tu as vraiment quelque chose en vue !
Gustave se formalise, doucement, comme il est capable de se formaliser…
— Tu es extraordinaire, ma parole ! Est-ce que je suis un enfant ? Si je te dis : attends ! c’est que j’ai une idée pour toi. D’abord, quelle somme te faut-il ?
— J’ai perdu onze mille francs, à payer ce soir. Et, en dehors de ça, j’aurais besoin de quelques billets, bref vingt mille en tout.
— Tout de suite ?
— Mais oui, tout de suite !
— Je connais un individu qui pourra te faire ça. Et un homme carré, qui ne te traînera pas. S’il accepte, il dira oui, et l’affaire sera conclue.
— Où habite-t-il ?
— Il a son magasin tout près d’ici, à dix minutes de taxi.
— Qu’est-ce qu’il vend ?
— N’importe quoi. Des vieux fers, de la quincaillerie…
— Il ne me collera pas de marchandises ?
— Il te donnera de l’argent.
— Prends un taxi, vas-y. Et tu reviendras me prendre, nous irons déjeuner quelque part ensemble.
— Il faut que je prévienne chez moi. Ma fille a le téléphone, dans la maison où elle est dactylo.
— Fais-lui téléphoner par le concierge. As-tu de la monnaie pour le taxi ?
— Ça va, ça va, dit Gustave, je changerai cinquante francs…
— Bon ! bon ! pense Marcel, il a vu papa tout à l’heure…
Marcel n’a pas grande confiance dans la démarche de Gustave. Mais, délibérément, il se raccroche à cet espoir, parce qu’il est fatigué, et n’a pas le courage de chercher pour le moment d’un autre côté.
On annonce M. Girbel, éditeur. M. Girbel est jeune, sec, bien élevé, plein d’autorité, très premier consul. C’est le beau-frère du juge Tury-Bargès. Ils sont deux puissances solidement alliées, et qui s’épaulent bien. Ils n’ont, ni l’un ni l’autre, aucune sensibilité. Mais ils savent tout le prix des sentiments bien employés. Pas trop de calcul d’ailleurs. Ils sont ambitieux par tempérament. Qu’ils jouent franc jeu ou masquent leurs batteries, c’est toujours instinctivement. Et ils ne s’aperçoivent ni de leur franchise ni de leur hypocrisie.
M. Girbel est accompagné d’André Chalumet, un vieux romancier assez fameux, dont les ouvrages atteignent un chiffre de vente honorable. Chalumet est depuis trente ans dans la maison Langrevin. Comme il a chez le père Langrevin un compte d’avances qui ne s’amortira jamais, il a proposé à Girbel de publier ses œuvres complètes en édition illustrée. L’affaire se tenait. Et Girbel a acheté à M. Langrevin André Chalumet, comme on achèterait, dit Chalumet lui-même, un esclave sur le marché de Smyrne. Il plaisante sur ce sujet avec une certaine mélancolie, parce que la somme qu’il a touchée lui-même dans le transfert est déjà presque mangée.
Pendant que M. Girbel va rejoindre M. Langrevin pour signer le traité, Chalumet reste avec Marcel, qu’il traite de jeune crocodile, pas encore arrivé à la férocité. Chalumet a toujours avec ses éditeurs une sorte de faux franc parler, pour racheter la posture un peu gênante où le mettent ses besoins d’argent continuels.
— Quand vous serez à la tête de votre maison, serez-vous un éditeur selon la formule Langrevin ou la formule Girbel ? Un crocodile d’instinct comme les vieux de la partie, ou un alligator méthodique, comme ce jeune Girbel ? Je préférais les vieux. Ils vous exploitaient. Mais ils avaient un certain respect de l’homme de lettres. Ils ne vous accordaient jamais ce qu’on leur demandait, mais ils vous gardaient trois quarts d’heure dans leur bureau, une heure parfois, pendant laquelle on avait l’illusion de les avoir séduits. M. Girbel vous reçoit entre deux portes, oh ! poliment, certes, mais avec une condescendance qui vous fait froid dans le dos.
… En somme, j’ai passé trente ans de ma vie à détester monsieur votre père. Il n’y a pas à dire, ça crée des liens indestructibles.
Marcel écoutait Chalumet avec le maximum d’attention que les circonstances lui permettaient d’accorder à des considérations aussi générales. Ce vieil homme aux abois ne se doutait pas qu’il avait en face de lui un jeune crocodile aussi tourmenté.
En s’approchant de la fenêtre, il vit Gustave qui traversait la cour.
Il prit prétexte de quelques ordres à donner, abandonna Chalumet et rejoignit Gustave dans l’antichambre…
— Tu n’as rien trouvé ?
— J’ai ton affaire.
— C’est bien sérieux ?
— Non ! alors, je suis un enfant !
C’était le cauchemar de Gustave d’être pris pour un enfant.
— … Tu auras les fonds tout à l’heure. Mais il faut que tu acceptes ses conditions.
— Je paierai ce qu’il faudra.
— C’est qu’il est chaud. Vingt mille pour un mois, et il ne te versera que dix-sept mille. Trois mille francs pour un mois, ça fait du 180 % par an.
— Je ne calcule pas comme ça. Il me sort d’embarras, d’un embarras terrible, et ça me coûte trois mille francs.
— Mais dans quatre semaines, pourras-tu le rembourser
— J’ai trente jours devant moi. Quand aurai-je la somme ?
— Encore une chose à te dire…
— Dis vite !
— Il veut que, pour les billets que tu lui signeras, tu te procures du papier à traites avec en-tête de la maison de ton père.
— J’en ai sous la main.
— Il demande en outre que tu signes les billets de ton nom et de ton initiale seulement. C’est la même que l’initiale de ton père…
— Pourquoi ? C’est pour faire circuler les billets plus facilement ?
— Non, puisque je lui ai demandé de ne pas les mettre en circulation, et affirmé que tu les paierais avant la présentation.
— C’est donc qu’il a l’intention de les faire circuler tout de même ?
— Je te dis que non. C’est un prêteur, un usurier si tu veux, mais il est de très bonne foi en affaires. D’ailleurs, il n’a jamais estimé qu’il faisait des affaires incorrectes. Il sait que ce n’est pas légal. Alors il se dit simplement que, pour être en règle avec sa conscience, il n’y a qu’à se garer de la loi. Du moment qu’il affirme qu’il gardera les billets, il les gardera.
— Mais alors, pourquoi veut-il que je signe de cette façon-là ?
— C’est ce que je me suis demandé. Je ne suis pas un enfant, et je n’ai pas attendu après toi pour me faire cette objection. Mais j’ai compris qu’il veut te tenir. Il pense que tu t’occuperas plus activement du remboursement si tu crains que les billets en question puissent tomber sous les yeux de ton père.
— C’est absolument certain qu’il sera payé avant l’échéance.
— … Je te crois… Mais, tu sais, un mois avant, on se fait toujours des illusions. On se dit : dès demain, je vais m’occuper du remboursement. Demain passe et les autres jours, et la fin du mois arrive avant qu’on l’attende.
— Tu connais ça, mon vieux Gustave, dit Marcel en riant.
— Avant que tu sois au monde.
— Mon petit Gustave, tu viens de me sauver la vie. Qu’est-ce que je vais faire pour toi ?
— Tu plaisantes, je crois ?
— Je te donnerai cinq cents francs !
— Rien du tout. Je puis te dire que cet individu veut à toutes forces me donner trois cents francs, et que j’avais l’intention de te les remettre.
— Je te demande un peu ! Tu me feras le plaisir de les garder !
— Je ne te les remettrai pas tout de suite, parce que j’en ai besoin pour une affaire que j’ai en vue, mais dès que j’aurai signé cette affaire, non seulement je te donnerai ces trois cents francs, mais même pourrai-je t’aider à rembourser ton prêteur.
— Bon ! bon ! dit Marcel, nous verrons cela…
— Je ne t’empêche pas, dit Gustave, d’envoyer des bonbons à ta cousine Mathilde… Elle n’en aura pas l’air, mais ça lui fera plaisir. Elle me dira avec son ton qu’elle prend quelquefois — c’est une bonne femme, tu sais ? — elle me dira que tu lui devais bien ça, parce que probablement j’ai été faire des courses pour toi. Ça ne l’empêchera pas, quand elle recevra ses amies, et que je ne serai pas là, de faire des embarras avec sa boîte à bonbons et de leur dire : « Prenez donc un caramel, c’est une boîte qui nous a été envoyée par notre cousin Langrevin. » Peut-être même ne dira-t-elle pas si c’est ton père ou toi…
— Comme pour la signature des billets.
— Enfin, tu es content ?
— Tu parles ! Tu viens déjeuner avec moi.
— Oui, j’ai prévenu… Je crois que ton papa t’appelle…
— J’y vais, attends…
M. Langrevin était près de la table Empire avec M. Girbel et André Chalumet.
— Marcel, ces messieurs déjeunent avec nous. Ta sœur et ton beau-frère viendront également.
— Papa, c’est que je ne suis pas libre…
— Eh bien, tu te libéreras.
— Je ne sais pas si je pourrai. J’avais dit à Gustave que je déjeunerais avec lui. Tu ne veux pas l’inviter ?
— Tu es fou ? Inviter Gustave ? Il est là ?
M. Langrevin se dirige vers la porte.
— Gustave, j’ai besoin de garder Marcel. Il déjeunera avec toi une autre fois. Je ne t’invite pas, parce que je sais que tu préfères déjeuner avec tes enfants.
— Mais oui, mais oui, fit Gustave.
M. Langrevin était rentré dans son bureau. Marcel, qui l’avait suivi dans l’antichambre, restait auprès de son cousin.
— Je voudrais seulement téléphoner à ma fille si elle est encore à son bureau.
— Voici l’appareil. Il doit être en communication avec la ville…
— J’aime bien mieux, dit Gustave, que tu ne mécontentes pas ton père en ce moment… Gutenberg 24-17… J’espère qu’elle est encore là. Il est un peu plus de midi, mais quelquefois on la retient un peu… Tiens, tu vois, c’est elle… Mon enfant, c’est moi, papa. Je rentrerai décidément déjeuner… Oui, j’ai pu m’arranger. Tiens ! Il y a là ton cousin Marcel qui te fait dire bien des choses…
— Oui, dit Marcel vivement.
— Bien des choses… Au revoir, mon petit !…
Gustave, depuis vingt-cinq ans, habitait une maison du boulevard de Magenta, au troisième sur la cour.
Les meubles du salon, achetés au moment du mariage, s’étaient retirés du monde dès cet instant, et, comme on prend le voile, avaient pris la housse. Le soir, les chaises recouvertes se pressaient dans un coin de la pièce, pour faire place à un lit-cage destiné à l’aîné des garçons.
Les deux chambres à coucher abritaient, l’une Gustave et Mathilde, l’autre Jacqueline, la jeune fille. Léon, le petit garçon, couchait dans un cabinet de débarras qui prenait jour sur le couloir de la cuisine. Personne ne se plaignait du manque de confort. Ils étaient chez eux. Ils étaient bien.
Le grand quartier général était la salle à manger, et le meuble le plus important était la table à ouvrage de Mathilde. Elle faisait corps avec la maîtresse du logis, qui posait parfois pour méditer un doigt sur l’acajou, comme un penseur se touche le front. La table sécrétait du fil, des rubans, de la toile cirée pour broderies. Le dé, au repos, se plaçait à la même place, et les ciseaux venaient dans le coin de gauche le plus proche de la travailleuse. Il n’y avait d’un peu indépendant que le mètre de toile cirée, toujours en bordée, et qui serpentait parfois jusque sur le buffet ou le dressoir.
Mathilde, après le déjeuner, était assise auprès de la large fenêtre. Elle faisait face à tante Claire, la tante, ou la cousine de Gustave, qui, venue de Nancy pour quelques jours, couchait dans un hôtel voisin et prenait ses repas chez eux.
La petite bonne achevait de desservir la table, assez adroitement, d’ailleurs, car elle était à la fin de son apprentissage chez les Gustave. Tous les sept ou huit mois, Mathilde trouvait un petit phénomène de province, remarquable de bêtise, mais peu exigeant pour les gages. Mathilde dressait remarquablement cette créature. Alors, régulièrement, sonnait l’heure de l’ingratitude, et la bonne allait gagner cinquante francs de plus ailleurs. Au reste, Mathilde la laissait partir sans regret, car les bonnes ne l’intéressaient que si elle avait de nombreuses observations à leur faire. Elle aimait le pouvoir, et n’en avait la sensation que s’il était difficile à exercer.
Gustave, lui aussi, avait tout intérêt à ce qu’une servante nouvelle occupât toute l’attention du chef suprême.
Tante Claire était une femme assez imposante, veuve d’un représentant d’usines métallurgiques. On l’entourait de prévenances qui n’avaient rien de suspect, puisque sa fortune était placée en viager. Mais on était naturellement gentil pour cette personne affable et d’une situation aisée.
— Il est bien, ce ruban, disait-elle à Mathilde.
— N’est-ce pas ? Il vient de chez un soldeur de la rue d’Aboukir, qui a souvent des occasions. Nous pourrons y passer, si vous voulez.
— Oui… Mais vous savez, pour Nancy, une femme de mon âge… C’est voyant.
— Vous en trouverez dans tous les genres…
Gustave fait son apparition. Il est vêtu d’un pantalon et d’un gilet de flanelle. Il tient une bouillotte à la main. Il n’a pas attendu l’après-midi pour faire sa toilette. Mais il la recommence, jugeant qu’il l’a faite trop sommairement le matin…
Comme l’explique Mathilde à tante Claire, Gustave est un maniaque du débarbouillage. Il se lave pendant des heures, mais jamais à grande eau. Il se lave par petites touches, comme on nettoie un objet précieux.
— Ah ! tante Claire, dit Gustave, j’ai quelque chose pour vous…
Pour chercher dans les poches de son pantalon, il pose la bouillotte sur la table, ce qui lui vaut une observation de Mathilde. Il reprend la bouillotte et parcourt la pièce à la recherche d’un morceau de papier. Il tombe sur un journal de modes et s’attire encore des reproches, parce que le fond de la bouillotte va certainement marquer sur un modèle de costume tailleur, de demi-saison…
Toutes ces manœuvres sont d’ailleurs inutiles, car il n’y a rien dans les poches du pantalon.
— Je les ai laissées sur le lavabo… C’est deux entrées pour le village abyssin.
Un village abyssin s’est, en effet, installé dans un grand terrain vague, près de Levallois. Pendant quelques jours, il a attiré des visiteurs blancs. Mais, un mois après l’ouverture, bien qu’il y ait chez tous les marchands de vin des piles de billets d’entrée à prix réduits, rien ne trouble plus la paix intense de ces Africains. Quand un client de Paris s’aventure dans leurs parages, c’est lui qui devient l’objet de curiosité.
— Voilà ce qu’il trouve à vous offrir, dit Mathilde : des places pour aller voir des moricauds. A l’entendre, il connaît tout Paris, des contrôleurs de théâtre… Et voilà tout ce qu’il tire de ses relations.
— Tu te trompes, dit Gustave. On dit que ce village exotique est très intéressant.
— Tu ferais mieux de ne pas laisser refroidir ton eau chaude et d’aller te laver…
— Tu as raison, dit Gustave.
Il s’arrête sur le seuil de la porte pour une information complémentaire et alléchante :
— Il y a deux cents Abyssins, installés dans des cahutes, et dix centenaires…
Il sort dans un silence. Mais des commentaires vagues se déroulent dans la tête de tante Claire.
— Il y a plus de vingt ans que vous êtes mariés ? demande-t-elle au bout d’un instant.
— Vingt-deux ans. Notre Edmond, qui prépare Centrale, approche de vingt et un ans. Jacqueline a dix-neuf ans, et Léon douze ans.
— Et Gustave n’a toujours pas de situation bien fixe ?
Mathilde pousse un soupir.
— Il a toujours manqué d’esprit de suite, dit la tante.
— Et avec ça pas de réussite. Vous me direz que l’un est peut-être la conséquence de l’autre. C’est ce que je lui dis à lui. Mais je dois reconnaître entre nous qu’il n’a pas beaucoup de chance.
— Et vos enfants doivent vous coûter de plus en plus cher…
— Jacqueline gagne un peu dans la maison où elle est dactylo. Mais elle n’y va que le matin. L’après-midi, elle suit un cours de dessin qui lui coûte la moitié de ce qu’elle touche dans sa maison. Mais son père s’est mis dans la tête qu’elle a un immense talent. Vous savez, avec Gustave, ça ne reste jamais dans la moyenne.
— Et votre aîné ?
— Il prépare Centrale.
— C’est joli.
— C’est joli si l’on est reçu. Gustave, naturellement, avait trouvé un ami — merveilleusement savant — qui devait lui donner des leçons pour rien… Ou plutôt la question des honoraires était restée dans l’ombre, comme il arrive souvent avec Gustave. Finalement, nous avons reçu une note. C’était plus cher qu’avec un professeur régulier. On s’est arrangé avec ce monsieur. Mais je crois que ses leçons n’étaient pas très fameuses.
— C’est curieux que ce garçon de cinquante ans n’ait jamais eu d’occupations suivies…
— Au début de notre mariage, il avait trouvé une place dans une affaire de boîtes postales à domicile. On mettait ses lettres chez soi, et des facteurs spéciaux les portaient au bureau de poste. Il y avait un bureau d’études où Gustave allait dix heures par jour — dix heures simplement de présence, parce que je ne vois pas ce qu’il y avait à y faire. Je trouvais que c’était beaucoup pour un jeune marié. Je m’en plaignais, et j’avais tort de me plaindre, parce qu’après, je l’ai eu avec moi beaucoup plus de temps que je n’aurais voulu.
— Et cette affaire de boîtes postales n’a pas marché ?
— Non. La moitié de la commandite n’a pas été versée. Et le directeur a dépensé — pour des études — tout ce qu’on lui avait donné. Il avait promis à Gustave de beaux appointements pour quand l’affaire serait en exploitation… Jusque-là, disait-il, il va falloir se serrer le ventre… Je ne suis pas sûre que le sien, il se le soit serré tant que ça.
— Eh bien ! est-ce que j’ai été longtemps ? dit Gustave en rentrant dans la salle à manger.
Il agitait comme un drapeau un petit bleu.
— Devinez qui vient me voir tout à l’heure ? le petit Langrevin… Le petit Langrevin, mon cousin, tante Claire. C’est aussi le vôtre, d’ailleurs.
— Ah ! oui ! le fils de l’éditeur. Vous vous voyez un peu avec les Langrevin ?
— On n’est pas mal ensemble, dit Gustave.
— On n’est pas mal ensemble, dit Mathilde. Mais on ne se voit pas. J’ai été une fois chez M. Langrevin.
— Moi, dit Gustave, j’y vais très régulièrement.
— Oui, dit Mathilde, on se doute un peu de ce que tu vas y faire.
— Il m’a rendu des services : je ne m’en cache pas. Je me rattraperai avec lui un de ces matins, d’un seul coup. Jusqu’à présent, je ne suis pas tombé sur l’affaire qui lui plairait… En attendant, son fils vient me voir ce matin.
— Je t’engage à faire mousser ça, dit Mathilde. C’est un honneur extraordinaire. Marcel est un garçon qui s’amuse. Il joue aux cartes. Il a des ennuis en cachette de son père. Alors, il a recours à Gustave parce qu’il sait que Gustave est un panier percé.
— Un panier percé ?
— Oui, j’ai tort de dire ça. Dans un panier percé, il passe au moins quelque chose… Enfin, ce jeune homme s’est dit que Gustave devait se trouver en relations avec des gens douteux, des usuriers…
— Ce petit a toujours eu beaucoup d’affection pour moi.
— Oui, tu as été sa bonne d’enfants. Dans ta famille, tu n’es considéré que par les enfants.
— Je les aime…
— Tu t’assortis bien avec eux.
— Marcel va venir d’un instant à l’autre. Il m’annonce sa visite pour trois heures. S’il vient, il faudrait le faire attendre un peu, parce que j’ai affaire dans le quartier.
— Oui, dit Mathilde, tu as affaire dans le quartier. Je vous disais, tante Claire, qu’il n’avait pas d’occupations régulières. J’oubliais que, depuis quelques jours, c’est lui qui fait les écritures chez un petit horloger du quartier.
— Voilà comme on dénature les faits ! Je fais les écritures ! Il s’agit d’un brave homme qui n’a pas d’instruction. Il m’a demandé, ou plutôt c’est moi qui lui ai proposé de mettre au net sa situation…
— Et dis à ta tante ce que tu gagnes à ça !
— Je ne peux vraiment pas demander d’argent à cet homme. S’il voulait vraiment me payer les services que je lui rends, la somme serait trop forte pour lui, ou bien il me remettrait une rémunération trop infime, que je ne pourrais accepter.
— Monsieur le duc de Montmorency.
— Cet horloger m’a fait un don plus précieux que s’il m’avait remis des espèces. Un client lui avait laissé cela… (Il tire de sa poche une montre qu’il fait voir à tante Claire.)
— Une montre d’argent ! dit Mathilde.
— Une montre d’argent qui est tout bonnement un chronomètre de précision pourvu du certificat A de l’Observatoire de Genève. Voilà ce que tu appelles une montre d’argent. Vous voyez, tante ? Il y a deux aiguilles pour les secondes, une qui peut marcher continuellement, et une autre que l’on appelle la dédoublante ou la rattrapante. On l’arrête pour noter le temps en secondes et en cinquièmes de secondes. Ensuite, on presse à nouveau sur ce petit truc, et elle repart, rejoint l’autre et continue sa route avec elle. Avec un instrument comme celui-là, vous calculez la vitesse d’une auto par heure, à cent mètres près.
— C’est, dit Mathilde, de la première utilité pour monsieur, qui a besoin de se rendre compte de la vitesse de son auto.
— C’est entendu, je n’ai pas d’auto pour le moment…
— Pour le moment ! Il est magnifique !
— Mais je suis monté plus souvent qu’à mon tour dans des autos extraordinaires.
— Je vais à l’atelier, dit Jacqueline en entrant. C’est aujourd’hui que le professeur passe corriger les esquisses.
— Vous savez, ma tante, dit Gustave, qu’elle a un talent étonnant.
— Tu n’aurais pas besoin, dit Mathilde, même si c’était exact, de dire ça devant elle.
— Oh ! maman, fit Jacqueline, tu sais, ça ne me fait pas grande impression.
— Moi, je prétends que cette petite peut avoir confiance en elle. C’est curieux, quand je dis quelque chose, qu’on ne veuille pas m’écouter. J’ai été à tu et à toi avec plusieurs peintres. J’entrais dans leur atelier comme chez moi. J’ai vu des quantités de toiles de Pierre ou de Paul et je garantis que cette fille a un talent hors ligne…
— Tante Claire, dit Mathilde, nous allons sortir, si vous voulez. J’ai de l’étoffe à rassortir, et je voudrais aller chez ce petit soldeur.
— Je vais avec vous, ma petite.
— Tu sors ? dit Gustave, Jacqueline s’en va au dessin. Le petit sort avec la bonne. Qui est-ce qui recevra Marcel en mon absence ?
— Eh bien ! reste ici. Pour ce que tu as à faire !
— Alors, il faudra que la bonne passe chez l’horloger pour lui dire que j’ai rendez-vous à la maison. S’il a quelque chose à me demander, il viendra bien. Tu entends, Léon, ce que j’ai dit ?
Léon était entré depuis quelques instants. Pendant que ces dames vont mettre leurs chapeaux, Gustave s’adresse mystérieusement à Léon et à Jacqueline :
— Devinez, mes enfants, combien je mets de temps pour monter les étages ? Une minute quinze secondes. Un de ces jours, avec la montre à secondes, on fera une autre expérience. On jettera un sou dans la cour et l’on verra le temps qu’il mettra pour tomber.
— Il faudra, dit Léon, attendre que maman ne soit pas là.
— Tiens, Léon, voilà dix sous pour t’acheter des boules de gomme.
— Garde donc ton argent, papa. Tu n’en as pas de trop.
— C’est mon argent de poche, dit Gustave.
— Tu t’achèteras du tabac, dit Jacqueline.
— Ta maman n’aime pas que je fume.
— Tu fumeras en cachette, dit Léon.
— Penses-tu ! Un homme de mon âge, fumer en cachette ! Comme ça serait digne !… Et puis, je sentirais le tabac.
Sur ces entrefaites, Marcel arrive et tombe sur toute la famille. Ces dames sont prêtes à sortir. Marcel paraît préoccupé, et fait néanmoins bonne contenance. La tante Claire l’a vu tout petit. Il faut qu’il recherche avec elle dans quelles circonstances. Il faut qu’il donne des nouvelles de son père, de sa sœur, et subisse l’éloge de son beau-frère, M. Tury-Bargès, dont la renommée enorgueillit tous les membres dispersés de la famille.
Il faut entendre encore, de la bouche pindarique de Gustave, l’éloge de Jacqueline, que Marcel s’obstine à appeler mademoiselle, alors qu’elle est sa parente au sixième degré (précise Gustave). Ledit Gustave, trait d’union possible entre les groupes séparés, s’évertue pour établir entre eux une soudure qui se fait mal.
Il faut dire que Marcel a, pour le moment, d’autres soucis. Enfin, dames et enfant s’en vont, et Marcel reste seul avec Gustave, qu’il interroge avec avidité.
L’échéance des billets est arrivée et Marcel n’a pas remboursé son prêteur. Il a joué au poker. Il a eu des hauts et des bas — surtout des bas. Un moment, il était parti pour la gloire. Il avait presque gagné la somme qu’il lui fallait. Mais il avait été trop gourmand. Et il avait tout « déchalé » : il s’était retrouvé à nouveau sur le sable…
Gustave raconte ses démarches du matin. Il est allé chez « cet individu ». Mais il n’a vu que la femme. L’homme est en voyage dans le Centre.
— As-tu proposé le renouvellement que je t’ai dit ?
— Bien sûr. Vingt-trois mille francs de billets payables dans un mois. Mais la femme ne savait rien et faisait semblant de ne pas être au courant. D’ailleurs j’ai l’impression que si lui-même avait été là, ça n’aurait pas marché non plus… Je crois qu’on ne le retrouvera pas pour des affaires de ce genre. Il a été élu conseiller municipal dans son patelin. Il compte un de ces jours être nommé maire. Alors je crois qu’il ne veut plus prêter d’argent à un taux exagéré.
— S’il veut m’en prêter à un taux normal…
— Alors ça, ça ne l’intéresse pas du tout.
— Enfin, à midi, les billets n’avaient pas été présentés. J’ai fait le guet dans la cour. Si l’encaisseur était venu, j’aurais pris la fiche, et je serais allé à la banque pour tâcher d’avoir du temps. Comme c’est aujourd’hui le 5 et que ce n’est pas une grosse échéance, je me dis que si les billets étaient vraiment en circulation, ils auraient été présentés ce matin…
— Mon pauvre ami, ce n’est pas une raison, dit Gustave, qui se retrouve sur un terrain où il ne manque pas d’une certaine compétence. Il peut faire présenter les billets par n’importe qui, un copain à lui, demain, après-demain et peut-être cet après-midi.
— Enfin, crois-tu qu’il soit possible qu’on les présente aujourd’hui ?
— J’espère que non…
— Tu espères, tu espères ! Tu es agaçant !
— Oui, j’espère. Sans cela, tu me verrais aussi ennuyé que toi. Tu sais qu’il a voulu que j’endosse les traites. Mon nom est donc aussi sur le papier. Alors, si ça tombe entre les mains de ton père, il sera encore plus furieux contre moi que contre toi… Qu’est-ce que c’est ?
— Monsieur, dit la bonne, je rentrais de conduire M. Léon. Y avait chez le concierge un monsieur en train de demander après Monsieur. J’ai passé sans que l’on me voie et j’ai fait semblant de ne pas entendre. Je ne savais pas si Monsieur était chez lui ou non pour ce monsieur…
— C’est peut-être notre individu qui est revenu de voyage, dit Marcel. Un monsieur tout rasé ?
— Non, un vieux monsieur avec de la barbe.
Ils hochèrent la tête du même geste. Ils devinaient qui c’était.
— Voilà qu’on sonne, dit Gustave… Attendez un peu, dit-il à la bonne. Faut-il qu’il soit furieux ! c’est la première fois que ton père vient chez moi… Si je lui disais que je n’y suis pas ?
— Il faut en finir, dit Marcel… Allez ouvrir à ce monsieur…
La bonne sort.
— Qu’est-ce que je vais prendre ! dit Gustave.
— Tu ne prendras rien du tout. Tu vas me laisser avec lui.
— Je ne peux tout de même pas, déclara Gustave, sans aucune fermeté…
— Laisse-moi, je te dis…
— Tu crois ? dit Gustave.
Et il gagna, en essayant de n’y pas mettre trop d’empressement, une autre pièce de la maison.
— Ah ! tu es là, toi ? dit M. Langrevin, en entrant. Eh bien ! je te félicite. C’est fameux. Tout de même, je ne te croyais pas capable de ça.
Marcel écoutait son père sans ressentir Je moindre choc. Il ne savait même pas s’il était ennuyé ou soulagé.
— Vingt mille francs de billets sur le papier de la maison ! On laisse le papier à la disposition de son fils… Et voilà ce qu’il en fait… C’est de l’abus de confiance, mon garçon…
M. Langrevin, qui ne s’attendait pas à trouver Marcel chez Gustave, n’avait pas préparé son réquisitoire… Il cherchait les mots les plus durs pour les envoyer à Marcel, comme on jetterait des pierres coupantes sur quelqu’un.
Marcel répondit, sans trop savoir ce qu’il disait :
— Le papier n’était pas dans ton coffre-fort… N’importe qui pouvait le prendre sur le bureau…
— Parce que je pensais n’avoir chez moi que des honnêtes gens !
Marcel sursauta, non pas qu’il se sentît vraiment blessé, mais par convenance, parce qu’il pensait qu’il devait sursauter à ce moment-là.
— Papa, papa, qu’est-ce que tu dis là !
— Quand on a fait cela, tu entends, on est capable de tout. Pour quelle drôlesse as-tu volé cet argent ?
— Papa, ne parle pas ainsi !
M. Langrevin ne s’aperçut pas que s’il regimbait, c’était sur le mot : voler. Il avait dans la tête une idée consacrée : lorsqu’un jeune homme s’approprie de l’argent, c’est toujours pour une drôlesse. Il pensait que Marcel était blessé d’entendre appeler ainsi la dame de ses pensées…
— J’aime mieux tout te dire, s’écria le jeune homme tout à coup…
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est de l’argent que j’ai perdu au jeu. En une nuit, j’ai perdu onze mille francs au poker…
Il balayait toute réticence. Il se précipitait à corps perdu dans la confession…
Quand M. Langrevin avait demandé : « Qu’est-ce que c’est ? » il avait entrevu quelque aveu terrible, une liaison avec la drôlesse imaginaire, une promesse de mariage, des enfants nés ou à naître… L’autre révélation était aussi grave…
Il avait l’épouvante du jeu. Un de ses parents y avait perdu des sommes énormes avant de mourir d’une mort brusque et inexplicable.
Il s’était assis et son effroi avait attendri Marcel.
Peut-être à ce moment un rapprochement aurait été possible, si M. Langrevin n’avait parlé de Gustave.
Il s’était levé…
— J’ai un compte à régler avec quelqu’un ! Où est cette crapule ?
— Papa, dit Marcel suppliant, Gustave n’est pour rien là-dedans !
— Pour rien ? Malheureusement pour tes mensonges, j’ai entre les mains des traites à mon nom. Je vais lui dire son fait à cette canaille…
— Écoute, papa, je te jure qu’après la scène que tu m’as faite, je voulais quitter la maison… Mais je rentrerai avec toi, si tu ne dis rien à Gustave…
— Voilà qu’il me fait des conditions maintenant !… Gustave !… Il doit bien être par là !
— Je te jure que je l’ai supplié de faire l’affaire et qu’il est innocent de tout ça !
Comme si on pouvait retirer des mains d’un homme irrité l’objet de sa juste colère !
— Il doit être par là, répéta M. Langrevin.
Et il se dirigea vers la porte, du côté où avait disparu Gustave.
Celui-ci n’était pas loin. Il préféra ouvrir la porte lui-même et apparaître, dans une attitude qui évoquait, au costume près, les bourgeois de Calais.
La première parole de M. Langrevin n’exprima pas le mépris le plus humiliant. Mais c’était sans doute parce qu’il n’en avait pas trouvé d’autre… Il dit simplement :
— Tout de même, je ne t’aurais pas cru capable de ça…
— Papa, dit encore Marcel, je te jure que Gustave n’a rien à se reprocher…
— Veux-tu me faire le plaisir de te taire !
M. Langrevin retrouvait ses banderilles, et l’insulte qui devait piquer au sang sa victime…
— Un homme pour qui je n’ai eu que des bontés !
— Oh ! papa, fit Marcel, plus profondément piqué que ne l’était le destinataire lui-même…
— Je ne suis pas un ingrat, dit Gustave non sans dignité… Je sais ce que tu m’as donné… J’en ai le compte exact… Et le moment n’est pas éloigné…
… Ah ! quel bon refuge que le monde de l’espoir et de la chimère…
M. Langrevin essaya de l’en déloger.
— Tu me fais rire ! Tu veux me rembourser ? Tu peux y aller ! La caisse est encore ouverte… Mais le caissier t’attendra longtemps, propre à rien !
— Je t’en supplie ! dit Marcel…
M. Langrevin négligeait Marcel…
— Je ne supposais pas que tu essaierais d’entôler mon fils ! Combien as-tu gagné dans l’opération ?
— Oh ! Maurice ! fit Gustave, d’un ton qui eût arrêté un monstre moins assourdi et moins aveuglé que n’était M. Langrevin…
— Papa, tu me tortures !
— Eh bien ! si ça t’est trop pénible, va-t’en !
— Je ne veux plus que tu insultes Gustave !
— Va-t’en d’ici ! dit M. Langrevin… Attends-moi en bas. Nous réglerons notre compte ensemble !
— Non, je ne t’attendrai pas, hurla Marcel… Je ne veux plus rentrer à la maison…
— Fais ce que tu voudras ! dit M. Langrevin.
— Au revoir, vieux, dit Marcel à Gustave, en lui serrant vigoureusement la main. Du fond du cœur, je te demande pardon !… Adieu, dit-il durement à son père…
— Bonsoir ! Tu sauras bien retrouver le chemin de la maison quand tu voudras dîner !
— Je crèverai plutôt de faim.
Il sortit. Gustave alla jusqu’à Langrevin…
— Maurice, je ne t’en veux pas de ce que tu m’as dit à moi ! Un jour, tu reconnaîtras tes torts… Mais, je t’en supplie, ne laisse pas ce petit s’en aller… Il est exalté, il ne se connaît plus !
— Mêle-toi de ce qui te regarde ! Nous avons une autre question à régler. Je retrouverai l’usurier qui a fait ce joli trafic, et il aura de mes nouvelles… Tant pis pour toi si tu es pincé là-dedans…
— Une injustice de plus ou de moins, fit Gustave.
— Pauvre martyr ! Ah ! tu profites bien de la situation ! Tu spécules sur ce fait que je ne veux pas de scandale à cause de mon gendre…
— Moi ! dit Gustave avec la pure voix de l’innocence… Si j’ai jamais pensé à ça…
Tout de même il y pensait maintenant avec une certaine satisfaction. Il connaissait assez les affaires pour savoir que M. Langrevin n’avait aucun recours ni contre l’usurier ni contre lui-même. Mais on ne peut tout de même ennuyer les gens… M. Langrevin ferait le silence sur cette affaire.
— Que je ne te revoie plus ! dit M. Langrevin en sortant. C’est ce qui pourra t’arriver de mieux !
Gustave ne se dit pas : « C’est un bienfaiteur que je perds. » Il s’imaginait toujours, quand M. Langrevin lui donnait cinquante francs, que c’était la dernière fois, et que, dès la semaine suivante, ses moyens lui permettraient de n’avoir plus besoin de personne…
Resté seul, il jugea sévèrement l’éditeur. C’était un parvenu que le hasard avait favorisé. Le jour où la justice arriverait enfin sur la terre, et où les mérites de Gustave l’amèneraient sur le pavois tant attendu, il parlerait à son tour à cet homme médiocre.
Mathilde rentrait. Elle avait croisé dans l’escalier un monsieur qui avait semblé ne pas la voir et en qui elle avait cru, elle, reconnaître M. Langrevin.
— C’était lui, fit négligemment Gustave.
— C’est à peine s’il m’a fait bonjour de la tête. Je veux bien qu’il ne m’ait pas reconnue. Quand on croise une femme dans un escalier, on peut bien risquer un rhume en retirant son chapeau.
— Tais-toi, dit Gustave. Tu n’as pas besoin de faire attention au coup de chapeau d’un individu pareil. Tu vaux mieux dans ton petit doigt que lui dans toute sa personne.
— Qu’est-ce que vous avez eu ensemble ?
— Rien ! rien ! ce sont ses théories que je n’admets pas…
— Il vient te voir pour t’exposer des théories ?
— C’est à propos d’une petite affaire sans importance…
— C’est encore malin dans ta position de te mettre mal avec des gens comme M. Langrevin !… Quelle bêtise as-tu faite encore ?
— C’est entendu : je ne fais que des bêtises. Je t’expliquerai ça un jour et tu ne me donneras pas tort.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Ce n’est pas une affaire à moi : c’est un secret qui ne m’appartient pas…
— Oh ! garde-le ! fait Mathilde impatientée… Il y a là quelqu’un pour toi…
— Et tu ne me le dis pas !
— Quelqu’un de la plus haute importance : ton horloger.
— M. Noulet ! Et tu fais attendre ce pauvre homme !…
Pendant que Mathilde sort en haussant les épaules, Gustave va chercher lui-même M. Noulet.
On comprend tout de suite en les voyant ensemble pourquoi Gustave tient tellement à M. Noulet. La déférence du vieil horloger le replace tout de suite au niveau social élevé d’où le ton méprisant de M. Langrevin voudrait le faire descendre.
M. Noulet s’excuse beaucoup de venir déranger chez lui son conseiller, ami attitré.
— Cela ne fait rien, dit Gustave avec condescendance. Il a le geste d’un monsieur assez indépendant pour ne pas être l’esclave de ses occupations, si graves et si urgentes soient-elles.
— C’est une lettre à mon proprio pour ma prolongation… je ne peux pas en sortir.
— Voyons, dit Gustave… Oh ! non, non, non, fait-il en parcourant le papier des yeux. Il faut lui écrire autre chose.
— Vous êtes épatant ! dit M. Noulet avec admiration. On en parlait hier avec ma femme. Nous nous disions que, si le bon Dieu était juste, vous devriez être riche à millions…
— Oh ! dit Gustave dédaigneux, ça finit toujours par venir, ces choses-là… Asseyez-vous là, mon brave monsieur Noulet ; je vais vous dicter votre lettre… Qu’est-ce que c’est ? fait-il en tournant vers la porte le visage d’un ministre que l’on dérange en pleine séance du cabinet… Ah ! c’est Marcel ! dit-il en changeant de ton…
— Mon vieux Gustave, je viens t’embrasser. Je pars ce soir pour Bordeaux…
Gustave l’entraîne à part et lui dit à demi-voix :
— Mon petit, tu vas rentrer chez ton père.
— Non, non ! c’est cassé ! fait Marcel avec décision.
— Tu t’es fâché de ce qu’il m’avait dit ? C’était dans la colère ; ça n’a aucune importance. Je ne veux pas que tu te fâches avec ton père à cause de moi…
— Ce n’est pas à cause de toi ; c’est venu à ton propos ; mais ça devait éclater d’un jour à l’autre. Il y a un abîme entre ma famille et moi…
— Je t’assure qu’après ton départ il était déjà plus gentil…
— Ce n’est pas vrai ; tu dis ça pour me retenir, et ça serait vrai, que ça ne changerait rien à ma résolution… Il me reste un millier de francs ; je trouverai ce qu’il me faut là-bas… Au revoir, mon vieux. Tiens ! que je t’embrasse…
— Attends un peu, que je te présente… Monsieur Noulet… Mon cousin Marcel Langrevin…
Et il ajoute :
— Le fils du grand éditeur…
Voici M. Langrevin remis en bonne place par le peu rancuneux Gustave. Celui-ci accompagne Marcel à la porte d’entrée, puis revient auprès de M. Noulet, docilement assis, la plume à la main, à un petit guéridon.
Il dicte :
« … Monsieur, j’ai en main votre honorée du 17… »
Gustave regrette évidemment de n’avoir pas autour de lui sept horlogers, en différend avec sept personnes, pour leur dicter, tel Bonaparte, sept lettres à la fois.
Cependant Marcel, conduit au collet par Marcel lui-même, se dirigeait vers la gare d’Orsay de toute la vitesse de son taxi.
C’est qu’il fallait se hâter, et, pour mettre de l’irrévocable entre sa famille et lui, prendre son billet.
Comme son plan d’évasion était concerté depuis le matin, dans l’hypothèse, maintenant réalisée, où les traites seraient présentées à son père, il avait fait porter sa malle à la consigne des bagages, à tout événement.
Vu l’état actuel de sa trésorerie, il avait pris l’énergique résolution de voyager en seconde classe. Il avait toujours pris les premières… Il lui semblait entrer dans l’âpre chemin des privations et des sacrifices.
Avant de partir, il envoya un pneu à son père. Il disait en termes brefs qu’il voulait mener une vie indépendante, et qu’il donnerait de temps en temps de ses nouvelles. Il pensa qu’il ne pouvait s’abstenir de mettre : « Je t’embrasse » à la fin de cette courte lettre. Il s’en tint à cette tendresse protocolaire.
Il allait retrouver à Bordeaux l’oncle de son ami Raoul.
L’année précédente, il était venu avec son camarade passer une quinzaine chez cet ancien banquier, homme fort aimable, et qui avait à Bordeaux, dans le monde des affaires, une grande réputation d’intelligence.
Tout le monde l’appelait de son prénom : M. Isidore. Mais il tenait de sa famille — des israélites de Bayonne — un nom espagnol très ancien, qu’ils portaient depuis la Révolution française.
En dépit de ses soixante années, ce petit homme au visage busqué restait plus vivace qu’un jeune pur sang arabe.
II était venu à Bordeaux à l’âge de dix-huit ans. Il était entré comme employé chez un courtier en vins, dont il devint rapidement le fondé de pouvoir, et dont il épousa la fille.
Il fit prospérer la maison, mais ne put féconder sa femme, une longue personne souffrante et gémissante.
Ils essayèrent ensemble des quantités de villes d’eaux, d’où ils revenaient, elle toujours plus fragile, lui plus riche de relations.
Il était veuf maintenant depuis dix ans. Le coup avait été terrible, mais il s’en était remis assez vite. Il s’habitua en somme aisément à ne plus voir la pauvre créature souffrir à ses côtés. Mais, chaque fois qu’il parlait d’elle, ses grands yeux noirs s’assombrissaient de vraies larmes. C’était si impressionnant qu’on se gardait désormais d’évoquer cette séparation navrante. Et tout était mieux ainsi.
Marcel, en arrivant à Bordeaux par le train du matin, alla retenir une chambre à l’hôtel, puis se rendit chez M. Isidore. Il pensait qu’en se présentant chez lui vers dix heures, il ne serait pas trop indiscret.
Mais M. Isidore était déjà sorti. Bastien, le valet de chambre, accueillit jovialement Marcel, avec qui il avait fait connaissance l’année précédente, et dont il avait apprécié la générosité. Il apprit au jeune homme que, tous les matins, vers midi, M. Isidore se trouvait à l’apéritif, à la terrasse d’un café très achalandé des allées de Tourny.
M. Isidore menait une vie plutôt simple. Il avait acheté, deux ans auparavant, une auto d’occasion qui datait d’avant la guerre, et qui avait pris, tout de suite, devant sa maison, l’aspect sérieux d’une vieille voiture de famille.
M. Isidore avait donc son auto, moins pour sa commodité — car il aimait circuler à pied dans les rues de Bordeaux, — que par une sorte de dignité d’homme cossu, qui comprend que maintenant, avec les mœurs nouvelles, il faut avoir sa voiture, mais qui cependant n’a rien d’un faiseur, et ne cherche pas à éblouir les gens avec ces longues six-cylindres neuves, qui représentent parfois à elles seules toute la fortune, et même plus que la fortune de leurs propriétaires.
Il retrouvait de bons camarades à la terrasse du café. Il ne recherchait pas les plus riches, mais, sans affectation, il s’était écarté doucement de ceux qui n’avaient pas réussi.
M. Isidore n’avait pas une réputation d’avare. Mais l’argent ne lui coulait pas entre les doigts.
Il n’appartenait pas à cette époque d’hommes d’affaires disparus, où l’on engageait un employé parce qu’on l’avait vu ramasser une épingle. Il n’était pas non plus de ces fous, qui envoient des capitaux devant eux, sans compter, pour appeler et ramener d’autres capitaux. Il pensait bien, que pratiqué de l’une ou de l’autre manière, le jeu n’est pas si aisé et si simple, qu’il ne s’agit pas d’être une fois pour toutes ou aventureux, ou ménager de ses fonds.
En vieillissant, sa roublardise était devenue de la sagesse. Pendant ses années de réussite, il n’avait pas, fort heureusement pour lui, songé à codifier la méthode inconsciente qui avait fait sa fortune…
Il ne s’en était rendu compte que bien plus tard, au moment où sa philosophie des affaires ne risquait plus, par une prétention pédante, d’entraver l’heureux développement de ses opérations.
Marcel avait été presque content de ne pas rencontrer tout de suite M. Isidore. Et pourtant, la veille au soir, il lui semblait que le train n’allait pas assez vite, tant il était impatient d’avoir un entretien avec le banquier.
Entretien très vague d’ailleurs, et que le jour matinal, qui éclaire mieux la vie, l’invitait crûment à préciser.
L’année précédente, il avait eu avec M. Isidore des conversations assez longues, d’après lesquelles il lui semblait que le banquier appréciait chez les jeunes gens l’allant et l’audace. Il se disait qu’il accueillerait avec sympathie un fils de famille qui s’était dégagé du joug paternel.
Maintenant, à la réflexion, il n’en était plus aussi sûr. M. Isidore devait avoir le respect des situations assises. Il approuverait moins le goût du risque chez un jeune homme qui avait son pain tout cuit.
Car le proverbe : « Qui ne risque rien n’a rien » peut se compléter d’un autre adage aussi sûr : « Qui n’a rien ne risque rien. »
M. Isidore lui dirait sans doute : « Mon ami, rentrez donc chez vous », et ne se soucierait pas de mécontenter le père Langrevin en donnant asile à son fils en rupture de ban.
Marcel craignait que dans une heure l’insuccès de sa démarche ne fût un fait accompli. Alors il n’était pas fâché d’avoir encore un peu de répit.
Il eut un instant l’idée de passer cette heure à préparer son entrée en matière et le développement de sa plaidoirie… Puis, autant par raison que par indolence, il se dit qu’il valait mieux s’en remettre au hasard et ne pas avoir l’air de réciter un discours appris.
D’ailleurs, cette attente fut brusquement écourtée par la rencontre au coin d’une rue de M. Isidore lui-même qui, avec un besoin bien méridional de manifestations, fit de sa petite surprise véritable une grande scène de bras levés au ciel et de stupéfaction.
Il ne se calma que lorsque Marcel lui eut dit qu’il se trouvait précisément à Bordeaux pour le voir.
— Parfait ! Parfait ! Qu’y a-t-il pour votre service ?
Mais cette comédie d’obligeance était moins bien jouée que la précédente. On se demandait si quelque petite inquiétude secrète ne gênait pas l’acteur dans sa conviction.
— Tenez… Nous allons prendre l’apéritif ensemble. Ce qui est une façon de parler, parce que moi, je ne prends que de l’eau minérale.
Tous deux se dirigèrent vers les allées de Tourny. Ils n’étaient dégagés d’esprit ni l’un ni l’autre, à en juger par l’empressement qu’ils mettaient à ne pas laisser tomber la conversation, à parler de Bordeaux, de l’animation croissante de la ville, des Américains, et de divers sujets qui leur tenaient aussi peu à cœur.
Quand ils furent installés à la terrasse…
— Vous avez devant vous un enfant prodigue, dit Marcel en tâchant de prendre un ton léger…
Et, comme M. Isidore s’efforçait de sourire en attendant la suite…
— Oui, dit Marcel, j’ai quitté ma famille hier. Je ne dis pas que ça soit sans espoir de retour… Je ne m’entendais plus avec mon père. Rien de grave d’ailleurs… Une résolution que j’avais prise depuis quelque temps déjà… Je veux faire ma position moi-même…
Il eut tout à coup l’impression qu’il fallait dissiper une certaine anxiété.
— J’ai un peu d’argent devant moi ; ce qui me permet de ne pas presser les événements…
M. Isidore avait assez de tact pour ne pas changer son attitude, un peu réservée, trop vite après cette déclaration rassurante. Pourtant il ne fallait pas perdre de temps pour faire téléphoner à Bastien qu’il y aurait un invité à déjeuner.
Le banquier ne conseilla pas à Marcel de retourner dans sa famille. Il se doutait que ce conseil ne serait pas suivi. Au temps de sa jeunesse, il aurait craint sans doute de mécontenter M. Langrevin en ne mettant pas d’entrave à la rébellion de son fils. Mais l’âge et la fortune lui avaient donné un esprit plus indépendant.
Il n’encouragea ni découragea le jeune homme. Et, si celui-ci avait eu davantage l’habitude des hommes, cette attitude « expectante » lui eût semblé un bon signe.
Elle indiquait que M. Isidore ne repoussait pas l’idée de favoriser les projets de Marcel. Autrement il aurait feint un pessimisme qui l’eût dispensé d’agir, ou un optimisme fait de paroles vaines, destiné poliment à procurer à l’interlocuteur le plaisir passager de l’espoir.
Séance tenante, M. Isidore présenta Marcel à deux personnes éventuellement utiles. Puis ils rentrèrent à la maison.
La fortune avait gâté M. Isidore. Mais elle ne lui avait jamais accordé la faveur d’avoir une bonne table. Il est vrai qu’elle l’avait gratifié du don avantageux de ne pas s’apercevoir que chez lui on mangeait mal. Ceci d’ailleurs était la cause de cela. Après des œufs sur le plat, fort secs et trop salés, on servit un gigot de mouton assez plantureux, mais qui ne reniait pas ses origines, et rappelait trop aux convives les qualités du précieux ruminant, qui nourrit les hommes et les réchauffe de sa laine. Un quart de camembert tourna autour de la table, et s’en fut comme il était venu. Il semblait bien, d’après le jaune solide de sa tranche, que ce n’était pas la première fois qu’il rentrait bredouille au garde-manger. Puis on apporta de petites pêches et des prunes vertes. M. Isidore, Marcel une fois servi, en remplit aux trois quarts sa propre assiette, en déclarant qu’il adorait les fruits.
Marcel, quand on passa au bureau-fumoir, eut bonne envie de prendre les devants par une affirmation de principe, en disant bien haut qu’il ne fumait pas le cigare. Il craignait en effet de voir arriver un de ces petits cigares de famille, rachitiques et craquants. Mais le hasard avait voulu que M. Isidore, au cours de sa vie, eût été mis en relations avec de bons amateurs. Il tendit à Marcel une grande boîte fort engageante.
Sur une table de travail se trouvaient un certain nombre de dossiers à l’étude et Marcel vit tout de suite que chez son hôte l’expression « à l’étude » n’avait pas le sens dilatoire qu’on lui donne dans beaucoup d’administrations.
Il fut frappé de voir avec quelle netteté, avec quelle promptitude M. Isidore exposait le bilan d’une affaire en projet. On éprouvait la même satisfaction qu’à regarder travailler un ouvrier modèle, as de sa spécialité.
L’idée maîtresse qui avait guidé, au cours de sa carrière, M. Isidore, était que l’on proposait rarement de mauvaises affaires, mais que, parmi les bonnes, très nombreuses, il y en avait fort peu qui restassent bonnes, à partir de l’instant où intervenait l’élément humain, c’est-à-dire la négligence, et, ce fléau plus grave, la fausse activité.
Son système instinctivement mis en pratique, et formulé après coup, avait été de choisir les bons projets, d’évaluer scrupuleusement les prix de revient et les débouchés possibles, sans trop tenir compte des chiffres affirmés par les rapports.
Puis, l’affaire adoptée, il la mettait en actions, et se débarrassait ainsi, au profit de son prochain, des risques d’une mauvaise gestion.
Toutefois, il ne se lassait pas de surveiller l’entreprise, autant dans l’intérêt de sa clientèle, qu’il était important pour lui de ménager, que parce qu’il lui restait toujours des parts de fondateur, qui ne lui coûtaient rien, et pouvaient lui rapporter beaucoup.
En tout cas, les évaluations de ses prospectus n’étaient jamais mensongères. Évidemment, elles n’avaient rien de pessimiste ; mais le pessimisme est assez rare dans les prospectus d’émission.
— Je ne demande pas mieux, dit M. Isidore à Marcel, de vous faire travailler avec moi. Je ne vous dis pas cela pour vous passer de la pommade, mais je considère que vous avez des qualités, de l’audace. A votre âge, si vous vous y mettiez tout seul, vous auriez les plus fortes chances de vous casser les reins. Il ne faut pas trop faire le malin. Je commence par vous dire que je vous estime beaucoup : il sera donc inutile de chercher à m’épater. Je vous demande pardon de vous parler ainsi. Mais, étant jeune, il m’est arrivé de faire des gaffes pour cette raison-là.
— C’est entendu, dit Marcel en souriant : je ne chercherai pas à vous épater.
— Seulement ne soyez pas trop sage et trop prudent. Et confiez-moi toutes les idées qui vous passeront par la tête, même si elles vous paraissent un peu extravagantes. Je crois que s’il y a du bon dans ce que vous proposez, je saurai toujours le mettre au point. Ça va-t-il comme ça ?
— Si ça va ! dit Marcel. C’est plus beau que ce que j’osais espérer…
— On verra à l’usage ce que ça donnera. Tant mieux déjà si vous êtes content.
Après le déjeuner, Bastien prenait l’auto et allait chercher à l’hôtel les bagages de Marcel. Selon les instructions de M. Isidore, on installait le jeune homme dans la chambre d’ami.
La semaine suivante, Marcel, muni d’un questionnaire établi par son mentor, et que le banquier lui laissait le soin de compléter selon son initiative, Marcel, non sans un certain orgueil, partait pour les Basses-Pyrénées, afin d’étudier une affaire de terrains, sur laquelle M. Isidore avait déjà une impression favorable. Il revenait au bout de deux jours, rapportant le résultat de son enquête. M. Isidore concluait l’affaire, s’occupait sans retard de la constitution d’une société et de l’émission des titres. Il avait réservé à son jeune collaborateur un bon paquet de parts de fondateur, dont on ferait argent au moment utile.
L’après-midi, toute une collection de courtiers défilait dans le bureau de M. Isidore. L’ancien banquier ne décourageait personne, mais « liquidait » très vite ceux qui ne lui semblaient pas intéressants. Il avait désormais assez de confiance dans son discernement pour se permettre de tout écouter.
Ils ne donnèrent pas suite à une affaire de transports en commun dans le Gers, qu’était venu proposer un petit homme chauve, envahi de barbe jusqu’aux yeux, et qui vous bombardait de chiffres si énormes qu’ils n’étaient plus impressionnants.
Les prix de revient des autos-cars, dans son exposé, étaient d’une modicité indéfendable, et la population des villages desservis se trouvait décuplée pour les besoins de la cause ; d’ailleurs cet homme ardent était d’une bonne foi absolue, et son optimisme congénital, soutenu par une grande faculté d’oubli, n’avait été entamé par aucun déboire.
Ils ne s’arrêtèrent pas non plus à l’idée d’une dame en deuil de Montauban, veuve d’un général, et qui voulait mettre en relations suivies, à l’aide d’un funiculaire, un village indigent et le sommet complètement aride d’une montagne.
Le petit homme chauve, le lendemain du jour où il avait été saqué pour ses autos-cars, surgit à nouveau, illuminé d’une idée flamboyante.
On avait parlé chez des amis de luges et de toboggans. Et brusquement la vision d’une localité pyrénéenne, qu’il avait traversée la saison précédente, lui avait sauté à l’esprit… Une étendue de neige magnifique, plus belle que tout ce qu’on peut voir dans les Alpes… Comment n’avait-on jamais eu l’idée d’y installer une station de sports d’hiver ?
La réponse à cette question était fort simple, et fut obtenue par Marcel par une simple lettre au notaire de l’endroit. Nulle part, grâce à une orientation dont les habitants ne se montraient pas médiocrement fiers, la neige ne fondait aussi vite que dans le pays en question. Le petit homme chauve avait déjà préparé tous les devis d’un palace et d’un casino. Il en fut quitte pour mettre ces documents dans un dossier qu’il plaça sur un amas d’autres dossiers, jamais consultés et amoncelés pour les âges futurs. Car tout était soigneusement rangé dans le bureau de cet homme, et il n’y avait de pagaïe que dans son esprit tumultueux.
Marcel revint à Paris environ huit mois après son départ. Il s’installa dans un appartement assez confortable, que lui avait cédé un monsieur de Bordeaux, commandité par M. Isidore, et qui avait transporté en plein boulevard Haussmann le centre agrandi de ses opérations.
Deux mois auparavant, Marcel avait fait venir à Bordeaux Jacqueline, la fille de Gustave. Il n’avait cessé en effet de rester en contact avec son cousin. Il s’était borné à envoyer à son père toutes les semaines un bulletin de santé. Gustave le renseignait sommairement sur l’état sanitaire de la famille Langrevin… « Tout le monde va bien. »
Il avait saisi avec empressement l’occasion de faire gagner un billet de mille francs par mois à sa jeune cousine, en qui d’ailleurs il avait trouvé une aide très précieuse. Jacqueline, qui n’avait aucune disposition véritable pour le dessin, possédait par contre de sérieuses qualités d’ordre et d’intelligence nette, que Gustave le romantique ne s’était pas abaissé à remarquer.
Nous retrouvons Marcel assis derrière un bureau anglais. Le cabinet est meublé, ainsi qu’une autre pièce voisine. Les visiteurs n’ont pas besoin de savoir que la chambre à coucher, assez vaste de dimensions, paraît encore plus grande, parce qu’il ne s’y trouve qu’un lit, une chaise et un appareil à ramer qu’avait apporté là le précédent locataire, fanatique de culture physique, et qu’il n’a pas encore fait reprendre, pour cause actuelle de lumbago.
Ce n’est pas par nécessité que Marcel se contente de ce mobilier sommaire. C’est que sa fortune croissante a fait naître en lui un goût étrange d’économie. Il n’est pas encore parvenu à l’avarice, mais, comme eût dit M. Langrevin, il connaît la valeur de l’argent. Au moment de s’acheter un meuble, il se trouve arrêté par toutes les possibilités d’autres achats, que représente subitement à ses yeux la somme qu’il est sur le point de donner au marchand. M. Langrevin, s’il connaissait le nouvel état d’esprit de son fils, dirait que Marcel commence enfin à savoir comment on fait les bonnes maisons.
Heureusement que Marcel s’est rendu compte de cette transformation dont il s’amuse. Il a parfaitement repéré l’entrée de la fée Parcimonie dans l’organisation de sa vie. Il la regarde avec une considération un peu ironique. Mais elle ne le possède pas, comme ferait un démon d’une proie inconsciente.
Marcel est en train d’expliquer à son ami Jean comment s’est opéré son avatar. Il lui présente Jacqueline, et lui fait l’éloge de sa jeune secrétaire. C’est pour moi, dit-il, un auxiliaire de premier ordre.
— Oh ! Marcel, fait Jacqueline, comment pouvez-vous dire ça ?
— Je le dis parce que c’est vrai… Écoute un peu, Jean : je lui indique une lettre en trois mots, et ce qu’elle écrit est toujours conforme à mes idées. Je puis dire qu’elle m’économise beaucoup de temps… Alors, Jacqueline, si vous voulez aller par là, vous taperez ce que je vous ai dit hier.
— Le rapport sur Santa Felicia ?
— Oui, sur la mine principale. Pour les terrains de droite…
— Je sais que ce n’est pas encore au point.
— Eh bien, allez, ma petite…
Ceci dit avec toute l’autorité pesante que confère à un jeune homme une différence d’âge de quatre ans.
Marcel finit de raconter à son ami l’emploi de ses derniers dix mois.
— Je vois, mon vieux, que tu t’es formé.
— Une veine extraordinaire a voulu que je sois à bonne école. Un homme de vraie valeur, et qui savait s’expliquer. Et, avec ça, pas présomptueux, et n’ignorant pas que l’on ne commande jamais aux événements, mais qu’il faut savoir s’arranger avec eux.
— Et te voilà riche ?
— Pas précisément. Mais j’ai des ressources, de quoi me procurer des disponibilités. J’ai aussi des relations, qui ont confiance en moi. Et alors, entre les mains, une possibilité de grosse fortune. C’est pour cela que je suis venu à Paris, sur le conseil de mon maître. Il aurait bien voulu me garder là-bas. Il s’était habitué à moi. Mais c’est un brave bonhomme, assez sensible pour avoir deviné en moi une espèce de nostalgie… Je suis venu constituer à Paris une société avec un gros capital d’exploitation pour une mine de plomb argentifère, près de Burgos. C’est l’affaire la plus sûre que l’on puisse proposer.
— Tu as pris des renseignements ?
— Mon ami, si tu savais qui est M. Isidore, tu ne me poserais pas une question pareille. C’est chez lui que j’ai appris ce que signifiait ce mot : se renseigner. Et je me suis renseigné moi-même. J’ai vérifié sur place tous les chiffres qui m’avaient été fournis, main-d’œuvre, transport, rendement probable. J’ai occupé les trois semaines que j’ai passées là-bas. Ce n’était pas ce qu’on appelle un voyage d’étude, une expédition grassement payée à un ingénieur… Notre pèze marchait… Je n’ai pas perdu de temps.
— Et tu vas t’adresser à une banque pour placer tes actions ?
— Ce n’est pas le système du patron. En principe, il n’est pas ennemi des intermédiaires. Beaucoup de gens les considèrent comme des parasites, parce qu’ils semblent ne rien produire. En réalité, ils produisent du mouvement. Seulement, la plupart des intermédiaires sont créés par la paresse des gens d’affaires, qui, pour alléger leur propre tâche, aiment assez à se fier à autrui. M. Isidore, et moi, à son exemple, nous nous donnons la peine d’étudier la valeur des gens qui demandent à s’employer pour nous : le résultat, c’est que nous ne les employons pas souvent…
— Mais ce doit être un boulot sérieux de placer des titres…
— Ça n’est pas embêtant. C’est difficile. On a tellement gâté le métier qu’il devient aussi dur de placer des titres sérieux que du mauvais papier… Les gens méfiants sont aussi réfractaires aux bonnes affaires qu’aux plus détestables. Pour les gens confiants, les affaires solides ne sont jamais assez tentantes. Parce que, tu comprends, dans ces cas-là, le placeur de titres est trop sûr de la valeur de sa marchandise… Alors, il ne cherre pas assez.
— Oui, il se dit qu’il n’y a pas à dorer la pilule. Il a trop confiance dans la force de la vérité.
— Et qu’est-ce que la force de la vérité auprès de celle du mensonge ! Heureusement que mon affaire à moi est tout près d’être fabuleuse. Je n’ai rien à ajouter à ce qui est… Je ne leur raconte pas de blagues… Seulement, écoute-moi : j’évite de leur dire des choses trop précises, parce qu’il faut laisser un peu de jeu à leur imagination. Je pourrais parfaitement, avec des chiffres établis, leur promettre un dividende extrêmement avantageux. Mais ça ne paraît jamais aussi beau que l’imprécision. D’abord, une somme — mettons de dix mille francs — n’a pas une valeur fixe. Cette valeur varie selon les individus. Dans une pièce que j’ai vu jouer, un personnage racontait qu’il avait fait une souscription pour une statue de marbre et qu’il avait réuni deux cent trente francs. Je connaissais l’acteur chargé de ce rôle. Il paraît que, le dimanche soir, il disait vingt-trois francs, parce qu’il avait affaire à un public populaire.
— Je trouve, somme toute, dit Jean, que ton aventure est très immorale… Tu quittes ta famille parce que tu as perdu de l’argent au poker, et c’est l’origine de ta fortune.
— Tais-toi, sophiste. L’origine de ma fortune, c’est ma libération.
… Ma perte au poker a été la cause première de ma rupture avec ma famille, mais ça se serait cassé fatalement pour un autre motif. Mon aventure n’est pas la justification de la dissipation, mais de l’initiative. Elle condamne surtout les parents timorés qui craignent de laisser à leurs enfants la bride sur le cou.
— Tu n’as pas revu tes parents ?
— Je crois qu’il vaut mieux attendre. Je ne me sens pas encore assez émancipé. Je ne veux pas retomber sous leur tutelle.
— Et tu n’as pas envie de revoir ton papa ?
— Je ne sais pas… Vraiment, je ne sais pas… Suis-je insensible ? Suis-je au contraire trop sensible ? J’ai peur de cette entrevue. J’ai peur aussi que ça se fasse bêtement. Je l’embrasserai avec un élan forcé… ou retenu… Il faudra expliquer mon départ. Comprendra-t-il ? Il sait ce que c’est, en fait, que ce besoin d’initiative, d’indépendance. Mais les mots ne lui diraient rien. Il n’est pas habitué aux mots… Non, ce rapprochement se fera peut-être : j’ai l’impression que ce n’est pas le moment…
— Tu ne l’as pas rencontré depuis ton retour ?
— Pas une fois. Avant-hier, j’ai cru l’apercevoir sur la place de l’Étoile. J’ai été ému comme un gosse, avec des battements de cœur, la sueur aux tempes… Je vais t’avouer une chose : je sors le moins possible, parce que j’ai peur de rencontrer papa…
— … C’est donc pour ça que tu ne voulais pas venir déjeuner au restaurant ?
— Peut-être ! Pourtant, j’avais peu de chances d’y trouver mon père. Il dîne presque tous les soirs chez ma sœur et M. Tury-Bargès.
— Qu’est-ce qu’il devient, ce magistrat ?
— Je ne veux pas le savoir. Il continue à grimper. Je crois qu’il va encore être nommé quelque chose ces jours-ci. Qu’est-ce qu’il fera quand il sera au haut de l’échelle, et qu’il n’y aura plus d’échelons !
— Mais toi, tu es aussi un ambitieux.
— Pas la même chose… Lui, c’est un grimpeur triste. Il regarde avec une jalousie torturante ceux qu’il voit encore au-dessus de lui. Moi, je ne regarde pas les autres. Je ne joue plus, comme jadis au poker, pour triompher, mais pour gagner. Je m’occupe de mon affaire à moi, et ne perds pas mon temps à détester mon prochain. Je ne déteste personne, pas même mon beau-frère. Il me dégoûte, voilà tout.
Ils en étaient là de leur entretien, quand Gustave entra, non comme un visiteur nouveau, mais comme quelqu’un de la maison, qui se trouvait déjà dans l’appartement.
— Marcel, c’est le propriétaire…
— Ah oui, c’est mon proprio. Il y a une petite chose pas régulière dans le bail, et il voudrait bien en profiter pour m’augmenter.
— Et tu vas te laisser faire ? dit Jean.
— Il n’est pas question de ça. Mais je me demande si je vais pouvoir lui placer des actions. Je te laisse un instant, mon vieux.
— Va… va… Vous travaillez avec Marcel ? demande Jean à Gustave, après que le jeune homme est sorti.
— Oui, dit Gustave, il m’a proposé de lui donner un coup de main. Pour le moment, je ne lui suis pas d’une grande utilité. Seulement, comme il n’a pas encore de garçon de bureau et que, bien entendu, il ne voudrait pas me faire porter une livrée, nous avons trouvé une combinaison. Je vais vous expliquer…
Il sort et rentre peu après, rapportant de l’antichambre une casquette galonnée.
— Je pose cette casquette sur la table de la pièce d’entrée, comme si le garçon de bureau était en course. Je me promène dans le vestibule, non comme un employé, mais comme un ami de la maison qui attend que le patron soit libre… Je dis aux visiteurs que le garçon est sorti et que, pour ne pas les faire attendre, je vais les annoncer à mon ami Marcel… N’est-ce pas, à cinquante-trois ans, en attendant un emploi plus conforme à mes aptitudes, il aurait été un peu dur de coiffer une casquette galonnée pour la première fois de sa vie ?
Ce disant, il avait mis timidement la casquette sur sa tête.
— Mais, dit Jean, ce n’est pas forcément une casquette de garçon de bureau. Ça vous donne un petit air militaire.
— Vraiment ? dit Gustave flatté. Je vous dirai que, comme tour de tête, elle est bien à ma mesure : c’est moi qui suis allé l’acheter. (Par hasard sans doute, il s’est dirigé du côté de la glace.)
— Elle vous va bien, dit Jean.
— Vous trouvez ?
— Vous me faites l’effet d’un de ces officiers étrangers qui suivent les grandes manœuvres…
Gustave semble oublier de retirer la casquette. Il se promène d’un air nonchalant. Il se trouve de nouveau devant la glace…
— Si je me faisais faire une photo rien que du buste, ça n’aurait pas l’air d’une casquette de livrée. Je connais un petit photographe à Neuilly. J’enverrai la photo à ma femme.
— Votre famille n’est plus à Paris ?
— Ma femme est retournée à Nancy dans notre immeuble. Il y avait un appartement vacant. Et, sur place, elle surveille mieux ses intérêts.
— Et vous êtes resté à Paris ?
— Il m’est difficile de m’éloigner. C’est le centre des affaires. Ma fille travaille avec Marcel.
— Oui, j’ai été présenté à Mlle Jacqueline.
— Elle avait de grandes dispositions pour le dessin, mais ses professeurs, qui ont des partis pris, ne l’ont pas encouragée. Je voudrais bien la marier… Elle a été demandée par un agent-voyer. Elle ne veut répondre ni oui ni non, mais ça n’a pas l’air de l’emballer… Mes deux fils, eux, sont avec leur mère.
— Vous avez un grand garçon, je crois ?
— Il a vingt et un ans. Il avait préparé Centrale. Mais il a dû y renoncer…
— Raison de santé ?
— Non… L’examen d’entrée… Il s’est présenté deux fois. Et il se trouve — c’est une loterie — que les questions qu’on lui a posées étaient précisément dans une partie du programme qu’il avait moins approfondie… Maintenant, a-t-il la bosse des sciences ? Nous l’avons mis dans une maison de commerce à Nancy.
— Et il réussit un peu ?
— On ne peut pas encore dire. Moi, n’est-ce pas ? j’ai toujours eu de grandes aptitudes pour les affaires. Et si j’avais eu… le nerf de la guerre !… Edmond, en tout cas, est très doué, mais nous ne savons pas encore pour quoi… Quelquefois ça se déclare très tard. Mon grand-père maternel est resté jusqu’à soixante ans sans s’imaginer qu’il avait une vocation de peintre. Vers la soixantaine, il s’est mis à dessiner. Malheureusement, dès qu’il a commencé, — coïncidence — il est devenu presque aveugle.
— Croyez-vous que Marcel en ait pour longtemps ? demande Jean en regardant sa montre…
— Vous avez une assez belle montre, mais ça ne vaut pas mon chrono…
— Votre chrono ?
— Certificat A de l’observatoire de Genève.
Jean s’incline, à tout hasard, poliment.
— J’ai été obligé de m’en séparer momentanément. Le Crédit Municipal ne m’a donné là-dessus qu’une somme dérisoire. Le boîtier n’était qu’en argent, et ils n’ont pas fait attention au certificat. Au fond, la somme étant faible, il me sera plus facile de le dégager. Et puis, il était arrêté…
— Il ne marchait pas bien ?
— Je vois que vous n’avez pas étudié de près ces instruments de précision. Des outils de cette qualité, ça ne se juge pas à la marche, mais à la fabrication. Quand je l’aurai dégagé, ne croyez pas que je le ferai réparer à Paris : la première patte d’horloger venue ne doit pas toucher à cette petite merveille. J’aurai à cette époque des disponibilités, et j’irai à Genève, mettre cette montre entre les mains de l’artiste qui l’a établie.
Cependant Marcel traverse la pièce, accompagnant le propriétaire, avec qui il est parfaitement d’accord, et à qui il a placé trente-cinq mille francs d’actions.
— Hé bien ! dit Jean, quand il se retrouve seul avec Gustave, il a fait des progrès, notre petit Marcel ? Qu’est-ce qu’en dirait le père Langrevin ?
— Oh ! Le père Langrevin… Il est bien occupé en ce moment !
— Qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Ses affaires ne vont pas toutes seules… Marcel n’en sait rien. J’évite de lui parler de son papa…
— Comment ? je tombe de mon haut ! La librairie Langrevin ne marche plus ?
— Je ne vais pas jusqu’à dire ça… Il y a des bruits…
Marcel revient avec une visiteuse imprévue. C’est madame Tury-Bargès, sa sœur. Il l’a trouvée qui arrivait sur le palier, au moment où il reconduisait le propriétaire.
Jean comprend qu’il vaut mieux les laisser seuls. Il s’en va après avoir salué et emmené Gustave, si intrigué qu’il oubliait toute discrétion et ne pensait plus à quitter la place.
— Eh bien, Marcel, dit Cécile, tu ne m’embrasses pas ?
Marcel, sans hésitation, mais sans élan, s’approche d’elle et l’embrasse. Cécile le serre dans ses bras avec une tendresse que Marcel s’efforce de ne pas décourager.
— Tu as bonne mine, dit-elle. Il me semble que tu es plus fort. Tes épaules se sont élargies.
— Un peu, dit Marcel.
Puis, d’un ton qui ne veut être ni trop sec, ni ému :
— Comment va papa ?
Cécile hésite avant de répondre. Oh ! une toute petite hésitation, suffisante cependant pour que, dans l’esprit de Marcel, passe un petit soupçon d’inquiétude, trop léger pour germer…
— Papa n’est pas mal… Il a un peu vieilli…
… Florentin m’a un peu inquiété ces temps-ci. Ses migraines…
Elle n’a certainement pas cherché à détourner la conversation sur un autre sujet. Si elle parle de l’état de Florentin, c’est qu’elle croit ingénument que son frère peut prendre quelque intérêt à ce bulletin de santé.
Puis elle regarde autour d’elle.
— Tu es bien installé ici…
— Ça commence…
— Tu as l’intention de rester dans cet appartement ?
— Je pense. C’est si difficile à trouver !
Tout ça, c’est de la conversation utile ; ça évite un froid.
Une faible femme, dans ces situations embarrassantes, a la ressource de se trouver un peu brisée, d’avoir les jambes coupées, ce qui lui permet de prendre un siège, d’être aussi légèrement oppressée… avec un vague sourire de bonne volonté courageuse…
— J’étais un peu émue, tu sais, à l’idée de te revoir.
Ceci dit, sans lâcher ce sourire, expression un peu « chiquée » d’un sentiment peut-être sincère après tout.
— J’étais un peu émue… Toi, je suis sûre que tu l’étais moins.
Marcel tient à dire : « Mais si ! » en tâchant que cette protestation ne fasse pas chavirer l’entretien dans une molle tendresse, qu’il tient absolument à éviter.
— Tu sais, dit Cécile, que nous avons été très inquiets sur ton compte… Papa nous avait dit… Oui, enfin, avec nous, ça ne tirait pas à conséquence… Papa nous avait dit ce qui avait provoqué ton départ… Je n’ai pas besoin d’ajouter que c’est resté entre nous.
A la bonne heure ! Voilà qui va donner un peu de ton à ce doucereux entretien !
— Vous avez bien fait de garder ça en famille ! dit Marcel, en haussant malgré lui la voix. Ce n’était fichtre pas reluisant. Et ton mari, vis-à-vis des gens, pouvait être gêné par cette aventure fâcheuse de son petit beau-frère.
— Oh ! tu te méprends beaucoup… sur nos raisons, dit vaguement Cécile.
La conversation s’est engagée dans une mauvaise route. La sœur de Marcel tient visiblement à rebrousser chemin.
— Tu as l’intention de venir voir papa ?
La question embarrasse Marcel, d’abord parce que lui-même n’est pas fixé. Il ne s’est pas interrogé là-dessus.
— Oui… Je viendrai ces jours-ci… Est-ce que c’est papa qui a demandé à me voir ?
— Non. Nous n’avons pas voulu lui parler de toi. Je ne sais même pas s’il sait que tu es à Paris. Mais il peut l’apprendre d’un jour à l’autre. Et il se demandera pourquoi tu ne viens pas à la maison.
— Il devra bien penser que c’est à moi d’attendre qu’il m’appelle.
— Tu n’as pas à attendre que ton père t’appelle, dit la sœur aînée. Je te dis qu’il vaut mieux que tu viennes de toi-même.
— Je ne viendrai pas de moi-même. Ce n’est ni par entêtement, ni par orgueil. Si papa veut me voir, il saura bien me faire venir.
Cécile insiste. Pour le monde, il n’est pas convenable que le fils et le père soient fâchés.
On ne peut pas dire qu’elle démasque ses batteries. Elle n’a pas vraiment dressé de batteries. Le sentiment qui domine en elle, c’est le désir bien naturel de faire cesser une brouille dans la famille. Il est certain aussi qu’elle pense à la situation de son mari… Si le monde apprend que Langrevin père et fils sont fâchés, il n’en résultera rien de bon pour Florentin… Jusqu’à ce moment, personne n’a su que Marcel avait quitté la maison paternelle. La version officielle est que le fils Langrevin est parti, sur l’ordre du chef de famille, à l’étranger, pour apprendre les affaires. Mais si l’on vient à savoir qu’il est à Paris et ne voit pas son père, qu’est-ce que pourra dire alors la famille ?
Cécile hoche la tête. Marcel regarde très loin devant lui, mais aucune solution nette ne se dessine à l’horizon. Il faut pourtant savoir ce que l’on va faire.
— Écoute, Cécile, pour quelque temps, pour un temps indéterminé, je veux mener une existence séparée. Excuse-moi si cela fait du tort à ton mari.
— Il n’est pas question de cela.
— N’en parlons pas, tu as raison. D’ailleurs, tu as raison aussi de t’en préoccuper. Sache que j’ai pris la résolution très ferme de mener une vie à part, une vie que je me serai faite moi-même, sans le secours de papa. Et j’ai même l’intention de renoncer — je te le dis en passant — à tous les avantages matériels qui pourraient me venir de notre père.
— Oh ! les avantages matériels ! dit Cécile, avec un peu d’ironie mélancolique.
Cette fois, le soupçon vague a pris plus de consistance et de poids. Il ne s’envole pas, comme celui de tout à l’heure.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Cécile bat en retraite.
— Je dis que, moi non plus, je ne songe pas à ces avantages matériels.
— Mais tu avais l’air de dire autre chose ?
— Je ne sais pas ce que tu as compris.
Marcel s’est peut-être trompé. En tout cas, il faut revenir à la profession de foi commencée.
— Ma résolution est tout à fait arrêtée. Je ne viens pas dire que je ne vous reverrai jamais.
— Grand merci !
— Tu es bête. Bien sûr que je vous reverrai, mais je tiens à achever mon émancipation. Quand elle sera complète, je rentrerai chez nous, avec l’indépendance que j’aurai conquise.
— J’espère, dit Cécile en se levant, que ton parti n’est pas aussi définitif que tu veux bien le dire, et que tu ne seras pas long à revenir à nous.
— Je ne veux pas t’empêcher de garder cet espoir. Et j’aime autant que l’on ne se quitte pas sur des paroles trop graves.
Ils s’embrassent, cette fois machinalement, comme un frère et une sœur, avec cette indifférence qui correspond peut-être, mieux que des effusions, à des sentiments d’affection solide et inconsciente.
Comme elle est sur le pas de la porte :
— Amitiés à Florentin, dit Marcel, au prix d’un assez grand effort.
Cécile partie, Marcel fait revenir son état-major, Jean, Jacqueline et Gustave.
— Ma petite sœur est venue me proposer de me réconcilier avec papa. Elle l’a fait par gentillesse, mais aussi parce que ma séparation, quand on saura que j’habite Paris, est de nature à étonner les gens, à faire supposer des choses !… Or, rien ne doit éclabousser l’hermine de M. Tury-Bargès.
— Et qu’est-ce que tu as répondu ? dit Jean.
— Que je voulais faire ma vie tout seul, et que je renonçais même à la succession de mon père. Elle a même eu à ce propos un petit tiquage qui m’a surpris, comme si elle voulait dire que les avantages matériels qui pourraient me venir de mon père n’étaient pas aussi considérables que je le supposais. Je lui ai demandé de s’expliquer. Et il me semble maintenant qu’elle a détourné la conversation.
— Tiens ! dit Gustave, précisément, hier, j’ai entendu quelque chose qui m’a étonné…
— Quoi ? dit vivement Marcel.
… Il est bête, ce Gustave avec son air mystérieux et important. S’il sait quelque chose, qu’il le sorte !
— On m’a dit que les affaires de ton père…
Voilà qu’il s’arrête. Il suspend son effet. Quand il lui arrive par hasard d’être écouté, voyez comme il en profite !
— Les affaires de mon père ? Parle donc ! Qu’est-ce qu’on t’a dit ?
— Il paraît, reprend Gustave intimidé, que ça ne va pas comme il voudrait…
— Et qu’est-ce qui t’a dit ça ? hurle Marcel, comme s’il était prêt à passer Gustave à tabac.
— Attends que je retrouve…
Marcel trépigne, comme lorsqu’il était gosse…
— Oh, tu vas me faire le plaisir de retrouver !
— Je crois que c’est Durol, le comptable de la banque Lombier…
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Marcel est toujours impatient, mais plus doux. Il sent qu’il est sur la voie des aveux.
— Je lui parlais de la maison Langrevin, parmi celles que je considérais comme d’une solidité à toute épreuve. Il a fait une moue qui m’a surpris.
— Et tu ne lui as pas demandé d’explications ?
— Si, mais il a eu l’air de ne pas vouloir m’en donner.
— Eh bien ! je te réponds qu’il m’en donnera à moi ! Tu vas venir le voir avec moi.
— Est-il encore à son bureau ?
— S’il n’y est plus, je saurai bien le rejoindre, où qu’il soit !
… Je vais prendre mon chapeau dans ma chambre.
— En effet, dit Gustave à Jean et à Jacqueline, il doit y avoir quelque chose d’assez grave. Ce que je n’ai pas dit à Marcel, c’est que j’ai vu son père il y a quinze jours. Son attitude était différente. Lui qui a toujours l’air de ne pas m’écouter, il m’a demandé un conseil sur une affaire de Bourse… J’espère qu’il ne l’a pas suivi… La personne qui m’avait renseigné, et qui ne se trompe jamais, n’avait pas mis dans le mille cette fois-là.
— Es-tu prêt ? dit Marcel, qui entre en courant… Au revoir, Jean, excuse-moi !
— Je descends avec toi.
— Au revoir, ma petite Jacqueline !
— Vous ne lisez pas mon travail ?
— Ce soir, ce soir !
— Vous m’avez dit que c’était très pressé.
— Oui, oui ! mais il y a quelque chose de plus pressé encore… Allons, Gustave, grouille-toi !
Tribunal de famille.
M. Tury-Bargès siège dans le cabinet de M. Langrevin.
Assesseur : Henri Girbel, le jeune éditeur très moderne. M. Girbel a épousé la sœur de M. Tury-Bargès. Il bénéficie moralement de la situation honorifique de son beau-frère. Il est tout naturel qu’il s’emploie à la consolider.
Ce souci de la situation est une haute vertu bourgeoise, la principale, l’essentielle. Elle est pratiquée, proclamons-le, par les générations nouvelles, aussi parfaitement qu’elle l’était jadis. En honneur dans chaque famille, elle sauvegarde magnifiquement la tenue et la dignité générales de la société.
M. Tury-Bargès est long et blond. M. Girbel est petit et brun. Ils sont de même race. Tous deux pensent bien et juste. Ils ont le sens des réalités, c’est-à-dire la crainte saine du changement. Ils adopteraient volontiers la maxime : « On sait ce que l’on quitte : on ne sait pas ce que l’on prend. » Étant donné surtout que ce qu’ils quitteraient constitue déjà un lot des plus satisfaisants.
Ils ont en somme des opinions inattaquables. Il existe malheureusement beaucoup de gens moins fortunés dont l’opinion, tout à fait contraire, se trouve également au-dessus de la discussion. D’un côté et de l’autre de la barricade, il se forme constamment des écrivains et des penseurs dont la fonction est d’habiller de justifications élevées l’un et l’autre point de vue. Car il sied que, dans une société civilisée, les intérêts opposés, quand ils s’affrontent, ne combattent pas complètement nus.
— Monsieur Langrevin n’est pas là ? a demandé M. Tury-Bargès au garçon de bureau.
— Il a dit qu’il ne serait pas long à rentrer.
— Notre rendez-vous, dit le magistrat, était pourtant fixé à trois heures. Je vous demande pardon, mon cher Henri.
— Mais voyons ! voyons ! dit poliment M. Girbel.
Émile s’est retiré. Il comprend que ces messieurs ont à se dire des choses auxquelles il s’intéresserait peut-être, mais qu’on ne dira certainement pas devant lui.
— Cécile ne tardera pas à rentrer. Elle a pris la voiture pour aller…
— Oui… voir son frère. Elle est allée le consulter au sujet de l’objet qui nous occupe ?
— Mais non. Il n’a pas à être consulté là-dessus.
— Je me disais aussi…
— Il s’est retranché lui-même de la famille. Il n’a pas à prendre part à nos délibérations. Non, si ma femme est allée chez lui, c’est pour lui demander de venir voir son père, de temps en temps. Car leur brouille, trop apparente, donnerait naissance à des commentaires qu’il vaut mieux ne pas susciter.
Cécile entre sur ces mots. Elle rend compte de sa mission.
— Enfin, dit M. Tury-Bargès, occupons-nous de ce qui nous amène ici. C’est plus important et plus urgent que tout. Nous sommes ici pour confirmer en présence de mon beau-père la décision que nous avons prise, et que nous n’avons pu prendre — je veux le dire bien haut — que grâce à la bonne volonté d’Henri. Je tiens à l’en remercier.
— Pour moi, dit Girbel, je rendrai hommage à votre lucidité, qui nous a permis d’aller très vite, et sans hésitation, vers le parti le meilleur.
— Florentin, dit Cécile, a été admirable.
— Et vous, chère amie, vous m’avez parfaitement secondée.
Allons ! Allons ! Ils sont tous bien contents d’eux-mêmes ! Il ne reste plus qu’à attendre l’avis de M. Langrevin.
Les actions de grâces ne sont pas terminées, et l’on remercie encore M. Girbel.
— Mais je ne risque rien, chers amis. La combinaison que j’ai proposée est avantageuse pour tout le monde.
— Il faut, dit Florentin à sa femme, que votre père ait perdu la tête. Il sait que nous devions être ici à trois heures pour arranger ses affaires. Il est plus de trois heures vingt. Vraiment, cette façon d’agir, qui aurait été excusable quand ses affaires allaient leur train, devient un peu singulière, maintenant que nous avons pris en main le soin de ses intérêts.
— Quelqu’un vient d’entrer, dit Cécile. C’est lui sans doute…
Non, ce n’est pas lui. Émile apporte la carte du conseiller Chasselin, qui n’a pas rencontré M. Tury-Bargès à son domicile, a su que le magistrat était chez son beau-père, et s’est permis de venir le trouver.
On fait entrer M. Chasselin. Comme ce n’est pas une affaire de service qui l’amène, mais une question toute personnelle, concernant M. Tury-Bargès, il peut parler devant Cécile et M. Girbel, qui sont de la famille.
S’il a pris liberté de relancer ainsi M. Tury-Bargès, c’est que le motif de sa démarche est assez grave…
Le conseiller Chasselin est un homme encore jeune. Il a les mouvements gracieux d’un danseur professionnel, plutôt à la manière de Vestris qu’à celle d’un professeur de charleston. C’est à regret sans doute qu’il ne ponctue pas ses phrases de jetés-battus et d’ailes de pigeon. Mais ses propos s’accompagneraient mal d’une telle fantaisie.
Il a entendu, la veille, dans un dîner d’amis, parler du prochain mouvement.
Quelqu’un disait que le nom de M. Tury-Bargès ne manquerait pas de s’y trouver.
C’est alors qu’une autre personne, qu’il ne se hasarde pas à nommer, crainte (dit-il) de confusion, c’est alors que quelqu’un a dit que M. Langrevin avait des ennuis commerciaux. Bien entendu, M. Chasselin a poussé les hauts cris, et a déclaré que la maison Langrevin était inébranlable.
Mais, comme cet ami fidèle ne se trouverait pas toujours là pour protester et remettre les choses au point, il a tenu à prévenir sans retard M. Tury-Bargès, afin qu’il prenne lui-même ses précautions contre les malveillants racontars.
M. Tury-Bargès, dans sa réplique, n’a pas un instant l’air de croire qu’à ce dîner les choses aient pu se passer d’une autre façon…
Pas un mot de lui ne peut faire supposer qu’il mette en doute l’énergie des protestations de M. Chasselin.
Il est très ému du zèle amical qui a provoqué la démarche de l’excellent conseiller.
Et rien dans les paroles de l’orateur ne permet de croire qu’il ait soulevé un instant dans son esprit cette hypothèse que la visite de M. Chasselin puisse être due à une innocente curiosité. Il est très heureux que cette démarche ait été faite, et de pouvoir fournir à M. Chasselin tous les renseignements nécessaires pour répondre aux colporteurs de faux bruits et aux calomniateurs…
… Ce qui a pu donner naissance à ces racontars, c’est peut-être la faillite de la librairie Moulisse, de Lyon, dont M. Langrevin était le plus fort créancier. Mais la somme que M. Langrevin avait prêtée à Moulisse représentait simplement un bénéfice important que la maison de Paris avait réalisé dans des affaires faites en commun avec cette librairie de Lyon. Il ne s’agit pas là d’une perte, mais d’un manque à gagner. M. Langrevin, étant le principal créancier de Moulisse, rachètera l’affaire de Lyon en payant les autres créanciers. Finalement, la librairie Langrevin rattrapera largement tout ce qu’elle aura mis dans cette entreprise qui est excellente en elle-même, et qui avait été, il faut le dire, très mal conduite par ce Moulisse, de Lyon.
M. Chasselin paraît enchanté de ces explications. Sur le pas de la porte, il forme des vœux ardents pour que M. Tury-Bargès fasse partie du prochain mouvement. Mais Florentin, toujours suivi des yeux et admiré par sa femme et son beau-frère, paraît bien au-dessus de toutes ces préoccupations : une commission de revision du Code Commercial absorbe en ce moment toutes ses pensées. Son existence est vouée au travail et à l’amélioration lente et patiente des formes de la justice humaine. Les récompenses viendront à leur heure. Il n’a pas le droit de perdre son temps, il ne dira pas : à les solliciter, mais même à les espérer.
M. Chasselin, à l’extrême fin de sa visite, déclare que M. Tury-Bargès est une des grandes figures de la jeune magistrature actuelle. M. Tury-Bargès lui répond par un compliment aussi exagéré.
M. Chasselin parti, M. Tury-Bargès vient se rasseoir à son banc, où il reçoit les félicitations des membres de sa famille.
Il n’a d’ailleurs pas altéré la vérité. La maison Langrevin se tirera d’affaire. Il n’a pas dit à M. Chasselin par quels moyens. Mais tout est réglé. La somme nécessaire pour désintéresser les autres créanciers de Moulisse et racheter la maison de Lyon, cette somme de deux cent mille francs environ, M. Girbel la tient toute prête. Les conditions définitives de l’opération vont être arrêtées en présence de M. Langrevin.
Le voici enfin, accompagné de son vieux caissier Nodel.
Le père de Marcel a vieilli. Ses gros sourcils noirs font ressortir davantage la fatigue de son visage.
Il est intéressant, quand on contemple en spectateur une grosse partie de baccara, de suivre les mouvements du jeu sur la figure des banquiers. Presque tous, bien entendu, se surveillent. Ils font, à cause des assistants, un grand effort vers l’impassibilité. Mais les fakirs de l’Inde sont mieux dressés à cet exercice, qui leur est d’ailleurs plus aisé : leur indifférence, pourrait-on dire, vient précisément de ce qu’ils ne font pas de « différences ».
Un œil attentif saisit les rapides impressions qui crèvent un rien de temps le masque d’impassibilité. Le petit sourire forcé du perdant ne monte pas jusqu’à l’œil. Au contraire, la joie retenue du gagnant, qui ne dérange pas les lignes du visage, fait une irruption furtive dans le regard.
M. Langrevin ne posait pas pour la galerie. De l’autorité de son ancien visage, il ne restait qu’une sorte de dureté farouche, qui ne cherchait à impressionner personne. Elle exprimait simplement la rancœur d’un homme vaincu, qui en veut à la Destinée injuste, et aux employés de la Destinée, les hommes.
M. Girbel salua M. Langrevin avec un respect trop appuyé et qui ne présageait rien de bon. M. Tury-Bargès était déférent. Cécile se montra tendre — trop volontairement.
— Monsieur Langrevin, dit Tury-Bargès, j’étais en train d’expliquer à votre fille l’arrangement proposé par mon beau-frère Girbel, et dont je vous ai donné les grandes lignes. Je cède la parole à Henri, pour qu’il vous dise dans quelles conditions il prendra à sa charge le passif de votre maison.
— C’est une combinaison que monsieur Langrevin ne peut manquer d’approuver. Même s’il n’était pas dans une situation difficile, l’offre que je puis faire lui semblerait des plus acceptables. Il connaît trop les affaires pour ne pas saisir immédiatement tous les avantages de ma proposition. Vous n’êtes donc pas, monsieur Langrevin, en présence d’un homme qui a voulu abuser de la situation. D’ailleurs, vous me connaissez, n’est-ce pas ?
… M. Langrevin ne se décide pas à acquiescer, même simplement de la tête.
— Mais oui, dit Cécile, mon père vous connaît.
M. Girbel se contente de cette approbation par procuration.
— M. Langrevin, continue-t-il, a derrière lui une vie de labeur copieusement remplie, et l’on peut dire qu’en tout état de cause le moment n’était pas éloigné où il eût dû songer à un repos largement gagné. Même si les événements — un peu ennuyeux — de ces derniers temps ne s’étaient pas produits, il eût fallu envisager l’instant prochain où vous auriez fait peser sur d’autres épaules une partie du fardeau que vous avez été seul à supporter.
Un petit arrêt pour attendre une approbation qui ne se produit pas… Le discours reprend sa marche.
— Je comprends — nous comprenons tous — que c’eût été un crève-cœur de céder à quelqu’un cette maison que vous avez, pour ainsi dire, fondée… Ce n’est donc pas une cession que je viens vous proposer. La maison Langrevin, épaulée en secret par la firme Girbel, continuera à garder son importance propre. Mais vous serez débarrassé du souci de la soutenir, puisque la responsabilité de sa bonne marche n’incombera désormais qu’à nous. Aux yeux de tous, vous resterez le chef, le maître de votre librairie. Et nous insistons vivement pour n’avoir pas seulement votre nom, mais aussi votre concours effectif, qui nous est indispensable.
Silence.
— Mon père ne demande pas mieux, dit Cécile. Elle dit encore, avec un enjouement un peu forcé :
— Que deviendrait-il s’il ne se rendait pas tous les jours à son bureau ?
— Moyennant, dit Girbel, un versement annuel de cent quarante mille francs, que je continuerai pendant douze ans, je deviendrai, si vous le voulez bien, le propriétaire de votre firme. Nous imputerons sur les premières annuités, à raison de soixante-dix mille francs par an, les remboursements qui me seraient faits pour le paiement du passif actuel. Je comprends dans ce passif les cent quatre-vingt mille francs que je suis obligé de verser pour le rachat de l’affaire de Lyon. J’ajoute que vous toucherez en plus quarante mille francs…
— Mes appointements, murmure Langrevin, d’une voix presque chantante…
— Ce n’est pas des appointements. C’est un complément du prix d’achat, complément proportionné aux services que votre concours effectif rendra à la maison. Les conditions vous semblent-elles satisfaisantes ?
Langrevin, au bout d’un instant, dit d’une voix rauque :
— Elles ont été acceptées par ma fille et mon gendre. Je n’ai qu’à m’incliner.
— Il ne s’agit pas de vous incliner, mon beau-père, si vous n’êtes pas de notre avis.
— Je tiens à dire, affirme M. Girbel, que je renonce à l’affaire si j’ai l’air de vous forcer la main.
Il faut tout de même que Cécile s’interpose.
— Voyons, Henri ! nous forcer la main ! Mon père n’a jamais eu une idée pareille ! Il apprécie hautement le service que vous lui rendez. Et il vous est (elle se tourne vers son père) reconnaissant…
— Reconnaissant, répète sourdement M. Langrevin, comme un enfant docile qui fait un exercice de classe…
Évidemment, on ne doit pas être trop difficile sur ses manifestations de gratitude. On sait que sa situation n’est pas gaie. Il ne faut pas être exigeant pour le moment. Plus tard, il se rendra compte.
— On est en train, dit Girbel, de taper les traités. On vous les apportera tout à l’heure pour que vous ayez l’obligeance de les signer.
Langrevin incline la tête. Girbel et M. Tury-Bargès lui serrent la main. Cécile l’embrasse. Le tribunal se retire.
Les deux vieillards, Langrevin et son caissier, sont seuls maintenant dans le prétoire.
— Vous avez compris, Nodel ?
— Oui, murmure celui-ci.
— Somme toute, ils me tirent d’affaire…
— C’est entendu, monsieur. Mais vous n’étiez tout de même point dans un si mauvais pas. C’était dur. Mais on en serait sorti.
— Peut-être. Mais il aurait fallu lutter… Et, avec la situation de mon gendre, ce n’était pas possible… On aurait su que nous avions des difficultés. Et ça ne doit pas se savoir… C’est pour cela que j’ai été forcé d’accepter leurs propositions… De cette façon, l’affaire ne s’ébruitera pas…
— Au fond, monsieur, c’est peut-être mieux. Vous allez être débarrassé de vos soucis. Vous serez tranquille…
Belle tranquillité ! M. Langrevin hoche la tête…
— Oui, je serai tranquille. J’aurai mon pain assuré. Je serai comme un vieux dans un asile… Ils me feront ma rente jusqu’à la fin de mes jours… Je ne crois pas, Nodel, que je leur coûterai bien cher.
— Qu’est-ce que vous dites là, patron ?
— Oh ! je n’ai pas l’intention de me supprimer complètement. Je ferai mon possible pour vivre… Mais, vous savez, Nodel, je n’y tiens pas.
Ce brave Nodel ne sait plus que dire. Le silence retombe sur eux.
— Ces jeunes gens ne sont pas méchants. Ils font ce qu’ils peuvent pour me ménager.
Mais, tous ces ménagements, ça me rend la chose encore plus pénible… C’est que j’en ai eu, tous ces temps-ci, j’en ai eu ! Il s’est passé des choses, voyez-vous… qui m’ont brisé. Vous savez que je dois trente mille francs à Pecq-Vizard, le banquier. C’est un ami, un camarade d’enfance…
— Je sais, monsieur, qu’il vous a prêté cette somme. Vous m’avez demandé de ne pas la faire figurer sur le bilan que j’ai remis à M. Girbel.
— J’aimais mieux pas… Il aurait fallu donner des explications sur cette dette…
Il baisse la voix.
— C’est de l’argent que j’ai perdu à la Bourse ! Il y a quinze jours… Fallait-il être affolé ! Moi qui n’avais jamais spéculé de ma vie ! Il fallait vraiment n’être plus dans mon assiette… pour écouter les renseignements que l’on est venu m’apporter… Je me suis dit : « C’est peut-être le salut. » Alors, pour exécuter cette opération, j’ai emprunté trente mille francs à Pecq-Vizard, sans lui dire pourquoi c’était, naturellement. Il ne connaissait pas ma situation. Il m’a donné l’argent tout de suite. Hier, quand il a été mis au courant, par des indiscrétions qu’il y a eu à droite et à gauche, il est venu me trouver et m’a dit des choses… vous savez… un peu dures. Il m’a reproché de l’avoir trompé, de ne l’avoir pas averti que j’étais dans une mauvaise passe… C’était juste, si vous voulez… C’est égal, en me voyant par terre, ce n’était pas à lui de me dire tout ça… pour trente mille francs… De vieux camarades… C’est dur à supporter…
— Qu’est-ce que vous avez, patron ?
M. Langrevin, en effet, a eu comme un tressaillement…
— Je crois qu’il y a quelqu’un dans l’antichambre… J’ai entendu un bruit de voix.
— Je vais dire que l’on ne vous dérange pas.
— Voyez qui c’est, avant. Émile va nous le dire… Nodel ?
— Monsieur Langrevin ?
— Vous n’avez rien entendu dire… On ne vous a pas dit que… mon fils… était à Paris ?
— On me l’a dit, en effet, monsieur Langrevin.
— Je n’aurais pas été fâché… Qu’est-ce que c’est ?
Le garçon de bureau, qui a frappé, ouvre la porte. Mais qu’est-ce qu’il a donc, cet Émile ? Il est tout interdit. Ses mots ne sortent pas.
— Dites-lui d’entrer, dit M. Langrevin, qui comprend tout de même.
— Je m’en vais par là, dit Nodel.
M. Langrevin l’approuve de la tête.
Marcel entre, l’instant d’après. Le seuil passé, il s’arrête sans mot dire.
— Te voilà, Marcel…
— Papa, dit Marcel, d’une voix suppliante, je te demande pardon…
— Ça va, ça va.
M. Langrevin a fermé les yeux, crispant tant qu’il peut les sourcils et serrant les paupières. Il ne les rouvre qu’au bout d’un instant. Il regarde Marcel en silence.
Puis il a un petit rugissement, comme pour chasser quelque chose de sa gorge.
— Tu as pris de la carrure dit-il d’une voix plus nette…
— Papa, c’est vrai qu’il y a du nouveau ici ?
M. Langrevin hoche la tête.
— Beaucoup de nouveau, c’est vrai.
— On m’a dit… On m’a dit que tu avais des ennuis ?…
— Oh ! c’est arrangé…
Marcel est très soulagé. Il s’assoit.
— Je suis content de ce que tu me dis là…
— Oui, c’est arrangé. Ton beau-frère…
Marcel lève le nez.
— Et Girbel…
Marcel ne baisse pas le nez.
— Ils ont trouvé une combinaison. Girbel prend tout le passif à sa charge. Il achète la librairie à des conditions… très convenables… même assez larges… Personne n’en saura rien… Je viendrai au bureau comme par le passé… J’aurai toujours l’air d’être à la tête de mes affaires. Mais je n’aurai plus aucun souci. Je serai tranquille… très tranquille… comme un vieil employé de la maison.
Un sanglot lui a échappé en disant cette dernière phrase… Est-il ennuyé d’avoir trahi ses vraies impressions ?… On ne sait pas… On ne sait pas… Peut-être est-il soulagé de ne plus mentir…
Marcel, d’ailleurs, était bien fixé avant, dès le début même. Il a laissé son père aller jusqu’au bout.
— Ils t’ont fait accepter cela !
— Ils préparent un sous-seing privé que l’on m’enverra tout à l’heure.
— Tu n’as pas signé ?
Marcel s’est levé du coup.
— Comment veux-tu ? balbutia son père.
— Tu ne signeras pas… Ton fils est là, papa. Si tu passes la main, ce sera à ton fils. Et seulement quand ça te fera plaisir.
— Voyons, Marcel. As-tu les moyens ?
— Ils ne sont pas loin.
— Mon petit, il faut de grosses sommes.
— Mais encore ?
— Il faut cent quatre-vingt mille francs pour l’affaire de Lyon. Je t’expliquerai. Plus trois cent mille.
Marcel enregistre.
— Et pour quand ?
— Les cent quatre-vingt mille assez pressés. Enfin… quinze jours. Pour le reste, sans compromettre davantage notre crédit, on peut attendre de deux mois à six mois.
— Alors, ne t’en fais plus.
— Comment ?
— Avec mes ressources personnelles, et un coup d’épaule d’un ami du Midi… on passera ça sans douleur…
— Je voulais te dire encore une autre chose…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’ai pas voulu leur parler à eux de trente mille francs… que m’a prêtés Pecq-Vizard.
— Pecq-Vizard !… Ah ! ah ! fait Marcel, dont les jeunes dents se découvrent.
— Figure-toi qu’il y a quinze jours j’étais tellement désemparé que j’ai écouté quelqu’un qui était venu ici m’apporter un renseignement de Bourse.
— Ce quelqu’un, dit Marcel illuminé, c’était, pardi bien Gustave !
— Tu le sais ?
— Non. Mais Gustave, avec sa bonne étoile, devait sûrement se trouver là.
— Alors, Pecq-Vizard, ce matin, est venu me réclamer cette somme.
… Oh ! je ne sais pas ce que j’aurais donné pour lui flanquer son argent à la figure.
— Eh bien, papa, je pourrai t’offrir ce plaisir-là… Quoique, trente mille francs, pour se payer la tête de Pecq-Vizard, ça me paraisse un peu cher. D’ailleurs, il ne faudra pas les lui jeter à la figure… Il faudra les lui rendre simplement… Je vais distiller ça… Et ce qui serait bien, ce serait de les lui reprendre ensuite, avec quelques autres billets… Je ne suis d’ailleurs pas fâché de renouer des relations avec ce monsieur peu sympathique, mais plein aux as… Il pourra m’être utile pour mon émission. Je voulais placer mes titres moi-même… Mais je prévois que les affaires de chez nous vont absorber pendant quelque temps mon activité…
— Marcel, tu es devenu un garçon magnifique… Qu’est-ce que tu as fait pour ça ?
— Le soir, dans Bordeaux, j’étais si préoccupé par mes affaires que je marchais beaucoup, sans m’en douter.
— Alors, maintenant, voilà que tu aimes les affaires ?
— Tu verras ça, puisque nous allons travailler ensemble… Tu ne seras pas mécontent de ton petit compagnon.
Ils restent quelques instants à se regarder.
— J’en avais assez d’être seul, dit M. Langrevin.
— Et moi aussi, papa. Tiens, on n’a même pas pensé à s’embrasser.
Ils s’embrassent rapidement. La peau de vieux père, c’est rugueux, et l’on ne s’y attarde pas.
Émile, un instant après, frappe à la porte. C’est pour annoncer — il y a vraiment des gens qui savent choisir leur heure — M. Tury-Bargès.
Langrevin, du regard, interroge son fils…
— Eh bien, dit Marcel, il faut le faire entrer.
Il y a chez Émile, simple garçon de bureau, un dramaturge qui s’ignore. Il s’est bien gardé de prévenir le magistrat de la présence de Marcel, et en introduisant M. Tury-Bargès, il met quelque temps à s’effacer, pour avoir son petit coin de spectacle…
— Tiens, c’est Marcel !
— Mais oui, Florentin.
Il va à son beau-frère, et lui donne une de ces poignées de main solides, proportionnée non à l’affection véritable, mais à l’intervalle qui a séparé deux entrevues.
— On m’a dit que vous étiez revenu à Paris, et je suis étonné de ne vous avoir pas vu plus tôt.
Marcel répondit simplement :
— J’attendais une occasion.
Tury-Bargès cherche d’abord s’il y a quelque chose à comprendre. Puis il s’approche de Langrevin et à demi-voix :
— Je vous ai apporté le papier à signer.
— Mon fils est au courant, Florentin.
— Oui, dit Marcel, mon père m’a raconté… Je vous remercie, Florentin, des efforts que vous avez faits pour le tirer d’embarras…
… Mais je dois vous dire que nous avons trouvé ensemble une autre combinaison.
— Une autre combinaison ?
Marcel se contient.
— Oui… Une combinaison qui nous permettra de laisser mon père à la tête de ses affaires, et ne l’obligera pas à abandonner en fait cette maison qui est son œuvre.
M. Tury-Bargès sait garder, lui aussi, un certain empire sur lui-même. Il s’adresse à M. Langrevin…
— Monsieur Langrevin, je ne pense pas que vous ayez changé d’avis, et que vous ayez oublié les avantages de la proposition Girbel, qui nous permet de couper court à tous les bruits fâcheux.
— Vous vous adressez à mon père, Florentin. Mais il m’autorise à vous répondre pour lui. Il m’a dit toutes vos raisons qui sont des plus honorables. Vous tenez à ce que notre réputation et la vôtre, par ricochet, ne soient pas atteintes. Sentiment, je le répète, fort acceptable. Et je me sens disposé à le ménager, autant seulement qu’il se concilie avec un autre sentiment auquel on n’a peut-être pas assez songé…
Sa voix se hausse malgré lui.
— Je suis décidé à faire l’impossible pour ne pas porter atteinte à votre situation, mais je pense d’abord à ménager la fierté, l’orgueil, si vous voulez, du fondateur de la maison Langrevin…
Il continue avec moins de solennité, d’une voix plus sourde et plus brutale :
— Je ne veux pas de cette abdication qu’on cherche à lui imposer. Je veux que mon père, secondé par son fils, reste à la tête de ses affaires. Nous allons tâcher de sauver la barque, le père et le fils, par les moyens du bord.
Un silence.
— C’est très bien, dit M. Tury-Bargès, les lèvres amincies… Vous me voyez très satisfait de ces belles résolutions, mais je suis étonné de ce dévouement subit. Voici près d’un an que nous n’avons pas entendu parler de vous…
— Si j’avais su mon père dans l’embarras, croyez bien que je serais revenu plus tôt !
— J’ai tout de même, dit le gendre, un peu voix au chapitre. Et, quand je vous vois prendre en main le sort de la maison Langrevin, il m’est impossible de ne pas éprouver quelque… inquiétude, en songeant à votre passé…
Ce n’est pas mal dit, mais c’est un peu direct. Cela fait sursauter M. Langrevin.
— Florentin !…
— Laisse-le parler, papa. J’attendais ce reproche. C’est entendu, j’ai signé des traites du nom de mon père, ce nom qui se trouvait être le mien. Il a fait honneur à ma signature qui était aussi la sienne. Alors permettez-moi de m’en souvenir aujourd’hui. Il n’est jamais trop tard pour ça. Vous avez rappelé à papa que j’avais vis-à-vis de lui une vieille dette. Il ne me la réclamait pas, mais elle sera portée en compte.
— C’est bien, dit M. Tury-Bargès, c’est bien…
Il n’a pas encore sa phrase de sortie. Mais il la trouvera sur le pas de la porte.
— Je n’ai plus rien à faire ici. Vous êtes responsable de ce qui arrivera.
— J’accepte cette responsabilité.
M. Langrevin est gonflé de satisfaction. Il a assisté à une belle passe, dont le côté un peu théâtral ne l’a pas gêné. Marcel est moins content. Il lui semble qu’il a fait des phrases au contact de Tury-Bargès. C’est effrayant ce que ça s’attrape, l’éloquence !
— J’attends qu’il soit bien parti pour descendre. Je vais à un rendez-vous à mon bureau. Et puis je téléphonerai à Bordeaux.
— Quand est-ce que je te revois ?
— Mais tout de suite. Je suis rentré maintenant. Je dîne et je couche à la maison !
L’année précédente nous avions vu Marcel rentrer un matin chez son père un peu avant huit heures. Aujourd’hui, c’est vers cette heure-là qu’il a quitté la maison.
Émile, en arrivant pour faire le bureau, a vu son jeune maître prêt à sortir, le chapeau sur la tête, un portefeuille sous le bras. Une heure et demie plus tard, Marcel rentrait, ayant passé à la banque, et rapportant dans sa serviette les trente mille francs destinés à M. Pecq-Vizard.
Le père et le fils, la veille, avaient dîné ensemble. Et Marcel avait raconté toute sa campagne de Bordeaux au vieux Langrevin, qui n’avait cessé de le regarder avec des yeux malins et intéressés, ce qui était sa façon à lui de sourire. Toutes les récentes affaires de M. Isidore y avaient passé, depuis les terrains des Landes jusqu’au plomb argentifère, sans oublier un procédé pour fabriquer le bleu d’indigo, un nouveau four de boulanger et un engrais prodigieux.
Vers onze heures, ils s’étaient dit bonsoir, Marcel s’était endormi dans son lit de jeune garçon, où il fut très étonné de se retrouver au réveil. Les souvenirs du jour précédent, chassés la nuit par les rêves, reprenaient leur place dans sa tête.
Maintenant, ce matin, il était en pleine conversation avec son père. Il ne s’était pas installé à son ancienne petite table, comme au temps jadis, où ils se trouvaient séparés par toute la largeur de la pièce. M. Langrevin était à sa place, et Marcel, ayant tiré une des tablettes rentrantes, avait pris place à une aile du bureau. Un chercheur de symboles eût aimé à dire qu’il était devenu le bras droit de son père. Malheureusement le hasard avait voulu qu’il s’assît à sa gauche. Le symbole était loupé. Mais ça ne changeait rien à la réalité des choses.
— J’ai, dit Marcel, téléphoné à Pecq-Vizard que tu avais à lui parler d’urgence…
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Ce n’est pas lui qui a pris la communication.
— Il est capable de ne pas venir. Il va croire que j’ai un service à lui demander.
— Tu commences à le connaître, papa. Mais j’ai pris mes précautions. J’ai dit à l’employé qui se trouvait à l’appareil que c’était pour la régularisation d’une opération récente dont M. Pecq-Vizard était venu entretenir M. Langrevin.
— Oui, je vois très bien ce qu’hier il aurait désiré. Il s’était dit : Langrevin va peut-être prendre un arrangement avec ses créanciers. Je ne veux pas être traité comme eux. Ma créance à moi est toute récente. Elle date du moment où Langrevin était déjà mal en point. Ce n’est pas une créance d’affaires. Il faudrait obtenir de Langrevin une reconnaissance de dette plus forte, afin qu’à la répartition je rentre à peu près dans mon argent.
— Ah ! papa ! tu le connais bien ! C’est certainement son idée de derrière la tête, et c’est pour ça qu’il viendra ce matin… Nous allons le recevoir ensemble. Seulement laisse-moi t’adresser une prière : reste calme. Froid, si tu veux, j’aime autant que tu sois froid, mais calme.
— Je ferai ce que tu voudras. Je suis ton employé maintenant.
— Oh papa !
— Ça m’est égal, d’être ton employé. Celui de Girbel, ça m’embêtait un peu.
— En deux mots, voici la situation. J’ai déjà placé la moitié de mon affaire d’Espagne. Pecq-Vizard est tout désigné pour m’en prendre un bon paquet. Je vais lui rendre le bien pour le mal. Je le fais entrer dans une affaire excellente.
— Si ces titres sont si bons, on pourrait trouver d’autres personnes à qui les offrir.
— On a Pecq-Vizard sous la main. On va lui rendre son argent : il sera dans des dispositions adorables dont il serait criminel de ne pas profiter.
— Entrez, Émile. Qu’est-ce que c’est ?
— Une jeune demoiselle qui demande à parler à M. Marcel…
— C’est Jacqueline. Faites-la venir… Papa, tu vas voir une charmante petite femme, ma secrétaire.
— Ta secrétaire…
— Ma secrétaire, et voilà tout. Papa, est-ce que tu commencerais à avoir l’esprit mal tourné ?… La voilà. Jacqueline, venez dire bonjour à mon père… Comment la trouves-tu ?
— Mais je ne puis encore me prononcer sur ses mérites… D’aspect, elle est charmante.
— Eh bien, à partir d’aujourd’hui, je t’autorise à l’appeler ma cousine.
— Ma cousine ?
— C’est la fille de Gustave. Mais oui ! On accuse ce pauvre Gustave — je le dis devant sa fille qui a entendu cela assez souvent — on lui reproche de ne pas réussir ce qu’il entreprend. Tu reconnaîtras maintenant que c’est injuste. Jacqueline, vous avez les papiers ?
— Les voici.
— Je vais voir ça. Ce sont les rapports pour la mine du haut ? Tu vois, papa, elle les a terminés elle-même. Je lui avais dicté le premier exposé, et pour l’autre je n’ai fait que lui donner les notes.
— Et je suis sûr que tu n’as pas besoin de vérifier ?
— Mais je vérifie toujours. Elle ne me pardonnerait pas de ne pas revoir ce qu’elle a fait. Elle et moi, nous sommes des gens trop sérieux pour croire à l’infaillibilité des esprits humains.
Il disait cela en feuilletant le rapport…
— Oui, je l’attendais là… Un petit chapitre de cuivre de trente mille francs que j’avais oublié de lui rappeler hier.
— Mais dont vous aviez parlé l’autre jour…
— Tu vois, papa, voilà pourquoi j’ai confiance en elle… Elle s’intéresse tellement à ce qu’elle fait !
Jacqueline, qui semblait ne pas entendre (elle entendait peut-être tout de même), Jacqueline feuilletait le premier rapport.
— Je voudrais avoir un petit coin pour retoucher cela… Il y a là des chiffres qui ne ressortent pas…
— Mais, ça me paraît bien, dit Marcel.
— Excusez-moi, mais à moi, ça ne me paraît pas bien… Est-ce qu’il y a une pièce où je pourrais travailler ?
— Mais oui, mademoiselle, dit le père Langrevin.
— Appelle-la Jacqueline, papa.
— Mais oui, Jacqueline, allez donc par ici…
— Jacqueline, dit Marcel, je crois que vous ferez bien de choisir votre installation une fois pour toutes, car nous allons déménager. Oui, nous allons habiter ici. Nous rentrons, vous et moi, dans la maison Langrevin.
Jacqueline, qui s’en allait, se retourne, fait : Ah ! puis, tout de suite :
— C’est par cette porte-là ?
— Écoute, dit Langrevin à son fils, la jeune fille une fois disparue, tu n’as pas remarqué qu’elle faisait une drôle de figure, quand tu lui as annoncé que tu revenais à la maison ?
— Non, dit Marcel. Pourquoi ?
Il ne s’attarda pas à cette idée…
Émile, cependant, annonce M. Pecq-Vizard. Il ne sait pas l’intérêt que peut avoir cette visite. Mais il devine qu’il est assez considérable. Aussi s’efforce-t-il de prendre un air impassible.
Pecq-Vizard cache sa méfiance sous un petit air pressé. Il touche protocolairement la main de Langrevin, et aperçoit, non sans surprise, Marcel.
— Tiens, tu es là, toi ?
Marcel, lui aussi, a droit à un effleurement de main.
Puis M. Pecq-Vizard abandonne Marcel et s’adresse à M. Langrevin. Il tâche évidemment de ne pas être trop sec…
— Tu m’as fait demander. Je pense que c’est pour une chose importante : j’ai un conseil d’administration tout à l’heure…
Marcel prend la parole :
— Monsieur Pecq-Vizard, mon père m’a mis au courant de ce qui s’est passé. Je sais qu’il vous a emprunté il y a peu de temps trente mille francs. Il se trouvait dans un pas difficile…
— Oui, et il ne m’a pas soufflé mot de ces difficultés.
— Je sais. Vous ignoriez qu’il était dans l’embarras. Alors vous ne vous êtes pas douté de l’importance du service que vous lui rendiez… C’est ce que j’ai dit à papa. Tu aurais dû dire à ton ami que tu avais des ennuis. Alors ce n’est pas trente mille francs qu’il t’aurait prêtés, mais tout ce qui t’était nécessaire pour te remettre à flot.
— J’ignore, répond M. Pecq-Vizard après un léger silence, j’ignore ce que j’aurais fait. Ce que je sais bien, c’est que votre père m’a caché sa situation, et qu’il me semblerait tout à fait injuste d’être traité comme ses autres créanciers, qui, eux, ont fait des affaires avec lui, qui en subissent les risques, et dont le découvert actuel comprend un bénéfice, ce qui n’est pas mon cas… Il serait anormal de toucher comme eux — mettons trente ou quarante pour cent — de ce que votre père me doit…
— Monsieur Pecq-Vizard, ce raisonnement est inattaquable…
Pecq-Vizard paraît inquiet. Il n’aime pas les gens qui lui donnent trop vite raison.
— Je dois vous dire, continue Marcel, que nous comptons donner bien plus de trente ou quarante pour cent aux créanciers de mon père. J’espère qu’ils auront la totalité.
— Vous espérez, mon garçon, vous espérez…
— Tiens ! Vous ne me tutoyez plus, monsieur Pecq-Vizard ?
— Si, je te tutoie, répond Pecq-Vizard gêné, mais je ne t’avais pas vu depuis quelque temps. Il me semble que tu es plus grand garçon maintenant…
— Vous pouvez continuer à me tutoyer… ça ne me gêne pas… je vous disais donc que nous espérions…
— Que vous espériez : ce ne sont que des espérances.
— Il se peut qu’elles soient déçues. Mais nous avons autre chose à vous remettre aujourd’hui. Vous comprenez bien, monsieur Pecq-Vizard, que nous n’aurions jamais été déranger un homme comme vous qui a ses journées occupées par des conseils d’administration, pour ne lui verser que de l’espoir.
M. Pecq-Vizard ne sait où Marcel veut en venir. Son visage trahit de l’incertitude et l’incertitude, chez lui, s’appelle toujours méfiance.
Marcel cependant a ouvert sa serviette : il en a tiré non pas un chèque, mais trois liasses de billets.
— Voici ce que vous avez prêté à papa.
— C’est toi qui me le donnes ?
— Moi, non. C’est papa qui vous le rend.
— C’est toi qui le donnes pour lui ?
— Monsieur Pecq-Vizard, ça, c’est les affaires de la maison. Vous avez eu l’obligeance de prêter trente mille francs à mon patron. Comme j’ai repris ma place chez lui (avec de l’avancement), c’est moi qu’il a chargé de faire en son nom cette restitution.
— Si je t’ai posé une question, dit M. Pecq-Vizard, c’est que je m’intéresse tout de même un peu à votre situation…
— Comme vous nous l’avez prouvé bien des fois. Toutes les fois que, dans une situation florissante, nous avons fait appel à votre obligeance, nous avons constaté le vif intérêt que vous nous témoigniez.
— Tu veux dire ?
— Je veux dire ce que vous avez dit vous-même tout à l’heure. Vous êtes venu au secours de papa sans savoir qu’il était à un moment difficile. Vous êtes plutôt l’ami des jours heureux. Ce n’est pas si mal que ça. Il y a tant de gens qui sont jaloux et qui supportent mal la prospérité des autres.
— Mon ami, je ne sais pas ce qui te prend : je t’ai posé là une question très naturelle. Il m’a semblé intéressant d’apprendre que tu étais en état de donner un coup de main à ton père.
— Monsieur Pecq-Vizard, même si nous n’avions pas opéré aujourd’hui cette petite restitution, vous auriez eu bientôt une occasion de constater par d’autres indices que nous n’étions pas si mal en point. Je comptais aller vous voir demain. Je croyais que vous étiez toujours dans les mêmes termes d’amitié avec papa…
— Mais où as-tu pris que mes sentiments aient changé ?
— Vous êtes gentil, monsieur Pecq-Vizard. Vous avez déjà oublié votre petite scène d’hier ?
— Je suis venu dire à ton père exactement ce que je t’ai dit tout à l’heure. Voyons, Maurice, est-ce que j’ai été aussi dur que ça ?
— Non… non… mais tu m’as fait un peu de peine.
— Je te jure que ce n’était pas du tout dans mes intentions. Tu m’en veux ?
— Non, je ne t’en veux pas. Ça m’a fait faire un petit retour sur moi-même. Moi aussi, il m’est arrivé d’être un peu dur pour des gens.
— Mais, qu’est-ce que c’est, Marcel, que cette merveilleuse affaire dont tu voulais me parler ?
— Je vous répète : j’ignorais ces petites piques que vous aviez eues avec papa… Mais, quand j’ai mis cette affaire en train, je m’étais dit tout naturellement il faut que M. Pecq-Vizard soit avec nous.
— Dis-lui donc, Maurice, à ton entêté de fils, que je n’ai jamais cessé d’être avec vous ! Tu entends, Marcel, tu viendras à mon bureau cet après-midi, de deux à cinq, je n’en bouge pas. J’ai des rendez-vous. Mais je donnerai des instructions pour que l’on te fasse entrer tout de suite.
— Et vos trente mille francs ? dit Marcel.
— Ah ! dit Pecq-Vizard en prenant les liasses, je n’y pensais même plus. Je ne te fais pas de reçu, Maurice. Je vais te rendre le tien, que j’ai sur moi. Ce n’est pas la peine que cette affaire laisse une trace… A tantôt, Marcel ! Ce qu’il a pu me raconter tout à l’heure, ce gamin-là ! Il n’y a plus d’enfants, ma parole !… Ne vous dérangez pas ! Au revoir, Maurice. Je suis pressé, et vous avez à faire aussi !
Il s’en va, guilleret, de cette maison amie, où l’on dit à peine bonjour ou bonsoir, où l’on est vraiment comme chez soi.
— Il marchera, dit Marcel à son père. Il ne pouvait pas faire autrement que de me recevoir. C’était l’important. Il marchera, non par amitié pour nous, certes, mais parce que l’affaire est bonne. Il est impossible à une affaire de se présenter mieux…
— Au fond, Marcel, ce n’est pas un si mauvais homme…
— Non, mais ce n’est pas non plus un homme bon. J’ajoute qu’il ne me paraît pas très épatant comme homme d’affaires. Mais enfin il est loin d’être nul, et il n’y en a pas beaucoup de plus forts que lui… Le retour au bercail des trente billets l’a fait chavirer de bonheur. A ce moment, il était à nous. Pourtant, qu’est-ce que c’est que trente mille francs pour lui ? Exactement rien. Et c’est un homme qui a la prétention de connaître « la valeur de l’argent » ! C’est-à-dire qu’il aime l’argent comme un sauvage aime une idole, grossièrement, animalement… Cette espèce de passion cupide est évidemment une force…
On ne sait pas si M. Langrevin s’assimile bien les théories de Marcel, mais il est désormais entendu qu’il les approuve éperdument.
Cependant, Jacqueline, ayant terminé son travail, vient le soumettre à Marcel. Maurice Langrevin, d’un pas léger, va faire un tour dans les ateliers, dans « ses » ateliers.
— Ce n’est pas mal ; c’est même très bien, dit Marcel, en examinant le rapport.
— Je souhaite que vous le trouviez bien…
Qu’est-ce qu’elle a à dire ça ?
… Parce que c’est le dernier rapport que je ferai pour vous.
Il la regarde, ahuri.
— Papa a dû vous dire hier que j’avais été demandée en mariage.
— Il m’a dit aussi que ça ne vous plaisait pas.
— C’est ce que j’ai d’abord répondu. Et puis, j’ai réfléchi. Je me suis dit que je n’avais pas le droit de refuser ce qui était, en somme, pour moi une situation, qui ne permettrait pas évidemment de sortir mon père d’embarras, mais qui au moins ne me laisserait plus à sa charge.
— Je vous suis difficilement. Est-ce que ce que vous gagnez chez moi ne vous suffit pas ? Est-ce que les avantages matériels que vous rapportera votre mariage — puisque vous dites que cela seul est en question — sont supérieurs à ce que peut vous rapporter votre situation ici ?
— Certainement non, Marcel. Vous êtes très généreux.
— Alors je ne comprends pas…
— Je vais essayer de vous le dire. Vous savez que, dans la famille, il y avait le côté de votre papa, et les parents moins fortunés, dont nous sommes, mon père et moi. Quand vous habitiez seul, vous n’étiez plus du côté Langrevin. Maintenant que vous êtes rentré…
— C’est idiot, Jacqueline, ce que vous dites là. Je m’étonne qu’une fille comme vous se perde dans des idées pareilles. Je ne vois qu’une chose, moi, c’est qu’on travaillait bien tous les deux, et que vous allez me quitter.
— Je ne vous quitterai, bien entendu, que lorsque vous aurez trouvé quelqu’un d’autre…
— Je vous suis très reconnaissant.
— Voulez-vous que nous collationnions ?
— Non, je verrai cela ce soir.
— Si vous n’avez plus besoin de moi ce matin, je vais rentrer à la maison.
— Vous n’avez plus de travail ? Si, faites le dernier rapport.
— Je n’ai pas les chiffres exacts.
— Vous avez les chiffres approximatifs dans la tête. Faites-moi un projet avec des blancs. Nous le remplirons plus tard, quand j’aurai les documents.
— Bon. Alors je vais retourner par là.
— Écoutez un peu, dit Marcel, comme elle est sur le seuil de la porte… Je ne comprends rien, mais rien du tout à votre histoire.
Puis, brusquement :
— Ça va bien. Allez travailler…
Elle s’en va… Il est furieux…
Des chichis… des chichis… Les femmes sont bêtes !
Mais voici qu’arrive Cécile.
— Bonjour, Marcel !
— Bonjour…
— C’est comme ça que tu me dis bonjour ?
Elle croit que cette mauvaise humeur de Marcel, c’est en son honneur. Il est si maussade qu’il ne veut pas d’abord la détromper… Mais, tout de même, ça ne serait pas gentil…
— Excuse-moi. Un petit ennui qui m’a passé par la tête.
Il s’approche d’elle et l’embrasse de son mieux, plus tendrement qu’à l’ordinaire, sans doute parce qu’il a la tête ailleurs.
— J’ai su par Florentin ce qui s’est passé.
Le nom de Florentin remet Marcel en équilibre, pour la défense et pour l’attaque.
— Je tiens à te dire que Florentin a un peu regretté de t’avoir parlé avec brusquerie…
— Oh ! Il n’a pas été plus brusque que moi.
— Je suis sûr que tu le regrettes ?
— Certainement.
— Tu dis « certainement » comme ça, mais dans le fond tu le regrettes vraiment. Hé bien, dis donc, mon petit Marcel, on m’a dit des choses intéressantes ! Il paraît que tu es dans des affaires magnifiques !
— N’exagérons rien.
— On me l’a dit, et je suis sûre que c’est vrai.
— Je veux bien que cela soit, si cela te fait plaisir.
— Méchant ! Tu penses que ça nous fait plaisir ! Je vais même te donner un détail pour te montrer à quel point Florentin s’intéresse à toi. Sais-tu de quoi nous avons parlé hier soir ? D’un mariage, d’un mariage superbe, la fille d’un magistrat, un ami de Florentin, qui possède tout un canton dans le Périgord.
— Très bien, très bien, ça va, ça va !
— Ne dis pas : ça va, avant d’avoir vu la jeune fille…
— Et le canton. Je ne veux pas d’un pauvre petit canton, avec sept ou huit communes.
— Papa, dit-il à M. Langrevin qui entre, que d’événements depuis hier ! Cécile vient de m’annoncer mon mariage… Oui, un mariage extraordinaire… Des kilomètres carrés dans le Périgord. Seulement, je ne lui ai pas dit que j’étais engagé… Oui… avec quelqu’un qui ne possède rien dans le Périgord !
— Quel type ! dit Cécile. On ne sait jamais s’il parle sérieusement ou s’il plaisante.
— Moi non plus, dit Marcel, rêveur, moi non plus, je ne le sais pas. Quelquefois, je crois que je plaisante, et je parle très sérieusement.
— Papa, dit Cécile, je voudrais bien aller dans ta chambre pour que tu me donnes les vieilles étoffes de maman, tu sais celles que tu as retrouvées pour moi.
— Allons-y. Comme ça tu ne me les réclameras plus.
Au fond, on ne saura jamais si cette idée d’emporter ces brocarts anciens était venue par hasard à l’esprit de Cécile, ou si l’éventualité d’un mariage prochain de Marcel ne l’avait pas poussée, comme à son insu, à mettre ces étoffes en lieu sûr, à l’abri des désirs possibles d’une bru.
Marcel reste en conférence avec lui-même. Mais les lambeaux de discours qu’il s’adresse doivent être un peu désordonnés. Il marche à droite, à gauche, de biais… Gustave le surprend au milieu de ses méditations ambulatoires…
Gustave porte sa gravité des grands jours, c’est-à-dire une expression de visage qui ne lui va pas très bien, et qui fatigue tout le monde.
On ne s’en alarme pas, car on sait qu’elle ne correspond pas fatalement à un événement de haute importance.
— Écoute un peu, dit-il à Marcel. Tu sais si j’ai de l’affection pour toi, croit-il bon d’ajouter, cependant que le jeune homme, par des gestes impatientés, le prie d’arriver au fait. Je veux te parler au sujet de cette petite… oui, ma petite Jacqueline. Elle me tourmentait depuis quelque temps. Je la voyais un peu comme ci comme ça. Je me demandais ce qu’elle avait. Tu connais mon caractère. Je suis l’homme de la précision. Il faut que je me rende compte des choses. La première fois qu’elle a refusé cet agent-voyer, elle m’a dit qu’elle voulait se consacrer à son art. J’ai commencé par admettre cette explication. Tu sais quels espoirs j’avais mis en elle, au point de vue de son dessin. Mais je me suis dit, après réflexion : « Ça, c’est une explication pour son père. Elle sait que, son dessin, c’est ma marotte à moi. Elle me dit ça pour que je la laisse tranquille… » Et, voilà que, hier soir, j’entre dans sa chambre, pour reprendre un journal qu’elle avait emporté… Elle n’était pas là… Et qu’est-ce que je vois sur sa machine à écrire ? Une feuille où il y avait écrit : Marcel, Marcel, vingt fois, trente fois, cent fois… Alors, je me suis dit : Hé là ! hé là ! Attention au grain ! Est-ce que cette petite se serait mis dans la tête des idées qui ne doivent pas y entrer ? Tu comprends, moi, je suis un honnête homme. Je viens te prévenir. Je ne voudrais pas, toi qui as été si bon pour elle… Enfin il ne faudrait pas t’imaginer qu’il y a pu avoir dans notre tête une arrière-pensée pour une chose si irréalisable…
— Et qu’y a-t-il à faire à ça ? dit Marcel, comme se parlant à lui-même…
— Il faut absolument que l’on décide cette petite à se marier. Il vaut mieux qu’elle s’en aille d’ici. Tu es le garçon le plus sérieux de la terre. Mais c’est pour elle… Si elle a une idée pareille dans la tête, il vaut mieux qu’elle s’en aille d’ici…
— Bon… bon… Je vais lui parler.
— Comment ? Tu vas lui parler ?
— Oui… Je lui parlerai… de ce mariage… Tiens, va donc te promener un peu ; tu reviendras tout à l’heure. Qu’est-ce que tu veux ? continue Marcel, en s’adressant d’apparence à Gustave. Quand il se présente une chose… grave, il n’y a pas à tergiverser. On en parle, on en parle !
En effet, il paraît assez pressé d’en parler. Il pousse Gustave jusqu’à la porte.
Puis Marcel va jusqu’à la petite pièce où la jeune fille est allée travailler.
— Jacqueline !
… Non, se dit presque tout haut Marcel. Il vaut mieux que je ne m’assoie pas. Je devrais la faire asseoir aussi. Pas de solennité…
… Jacqueline, dit-il à la jeune fille, vous me connaissez. Vous avez travaillé avec moi assez longtemps maintenant pour savoir qui je suis. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous vouliez épouser ce garçon qui est agent-voyer… Vous m’avez dit aussi… que vous ne teniez pas spécialement à lui. Vous m’avez bien dit cela ?
— Oui, Marcel, je vous ai dit cela.
— Je tenais à ce que ce point fût bien établi, parce que moi, j’ai à vous faire une proposition différente…
Elle le regarde, effarée…
— C’est d’épouser une autre personne… qui serait votre cousin Marcel, par exemple.
— Moi, balbutie Jacqueline, moi ?
Elle a une figure de petite fille de quatre ans, perdue dans la rue…
— Mais naturellement, vous ! Je ne songeais pas à me marier. Tout à l’heure, on est venu me proposer un parti. J’ai alors envisagé cette idée… de prendre femme. Et je me suis dit : Quelle est la femme avec qui je voudrais vivre ? Ça n’a pas été long, comme réflexion. J’ai décidé de vous demander si vous vouliez de moi.
Elle le regarde avec des yeux implorants. Et l’on comprenait fort bien ce qu’ils voulaient dire : « Marcel, je vous en supplie, ne plaisantez pas. Je vous crois, je vous crois ! Mais faites que je n’aie pas tort de vous croire ! »
— Ma petite Jacqueline, dit Marcel, on s’attendrira quand on sera plus tranquille, et qu’on n’aura pas tous ces gens autour de soi… Car je ne suis pas du tout un type qui ne s’attendrit jamais… Jacqueline, écoutez : la plus grande joie que vous pourriez me faire, c’est de ne pas hésiter, de m’estimer assez pour vous dire que ma proposition est grave. Elle est brusque, mais c’est une idée que je ne formulais pas, et qui mûrissait en moi depuis que je vous connais. Alors ayez assez de confiance pour penser que je ne vous parle pas à la légère. Mettez simplement votre main dans la mienne, et dites-moi que c’est entendu. C’est entendu ?
Elle met sa main dans celle du jeune homme. Elle essaie de lui dire oui… Même ce petit oui ne sort pas. Elle ne peut que pleurer. Marcel l’attire à lui, et lui pose sur les tempes le plus chaste des baisers… C’est agréable. Le baiser se prolonge et perd un peu de sa chasteté. Il faut se séparer, car des gens peuvent entrer d’un instant à l’autre. On reprendra cela à la prochaine occasion.
— Voyons, dit Marcel, en consultant son calepin. Nous sommes le 6 octobre. Il faut que le 28 nous soyons en Espagne. Il faudrait donc nous marier le 26…
Langrevin rentre avec sa fille…
— Tiens, dit-il, vous êtes là en train de travailler, Cécile, arrive un peu, que je te présente une cousine à toi…
— Pas seulement une cousine, dit Marcel. Une belle-sœur… Je t’ai dit tout à l’heure, papa, que j’étais engagé. C’était avec cette petite. Tu ne vas pas faire d’objections ?
— Je sais que tu ne les tolérerais pas. D’ailleurs j’ai confiance dans ton choix.
On pousse Cécile et Jacqueline l’une contre l’autre. Elles s’embrassent sans difficultés. Gustave arrive. Pour une fois dans sa vie, il arrive bien…
— Gustave, dit Marcel, je sais que tu es très pris. As-tu quelque chose à faire le 26 de ce mois ?
— Je ne pense pas…
— Hé bien, ne manque pas de te trouver, à onze heures, à la mairie du seizième. C’est pour le mariage de ta fille…
— Tu l’as décidée ?
— Oui, mais elle n’épouse pas celui que tu voulais. Elle préfère se marier avec moi.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Gustave se met à pleurer. Marcel voudrait être bien loin à ce moment-là, avec Jacqueline naturellement. Il songe que Gustave va être son beau-père, et n’en éprouve aucun supplément de satisfaction. Il n’ose pas penser que la grosse Mathilde sera sa belle-mère. Elle va arriver de Nancy. Il y aura huit jours terribles. Marcel est décidé à se montrer de l’amabilité la plus grande, et à semer tous ces gens en vitesse.
Gustave avait oublié de dire bonjour à Cécile. Il ne la trouve pas exubérante, et communique son impression à mi-voix à Marcel.
— Ça n’a pas l’air d’enchanter ta sœur, ce mariage-là ?
— Elle s’y fera. Je me suis bien fait au sien.
Gustave, pour affirmer son existence, se doit d’éprouver encore quelques craintes scrupuleuses…
— L’aimes-tu assez pour faire son bonheur ?
Marcel a envie de lui dire : « Fiche-moi la paix. »
— Sois tranquille, nous serons très occupés l’un et l’autre. Nous n’aurons pas le temps d’être malheureux.
Puis il demande la permission d’aller travailler avec sa jeune collaboratrice. Il a prouvé qu’il aimait le travail. Il ne l’a jamais aimé autant que ce jour-là.
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 5-1927.
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