Title: L'enfant prodigue du Vésinet : roman
Author: Tristan Bernard
Release date: November 4, 2023 [eBook #72023]
Language: French
Original publication: Paris: Ernest Flammarion
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
TRISTAN BERNARD
ROMAN
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.
Il a été tiré de cet ouvrage
quarante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 40
et cinquante exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 41 à 90.
DU MÊME AUTEUR
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Essais et nouvelles.
Pièces éditées séparément.
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1921,
by Ernest Flammarion.
L’enfant prodigue du Vésinet
Le train de 5 h. 35, qui partait de la gare Saint-Lazare pour Saint-Germain, emmenait chaque jour un grand nombre de commerçants en villégiature au Vésinet. Arthur Brunal, l’assureur maritime, qui habitait rue du Havre, et se trouvait le premier sur le quai, avait la mission quotidienne de retenir un compartiment pour huit personnes, toujours les mêmes.
C’étaient Georges Blaque, le marchand de tissus, et son associé Louis Félix, Jules Zèbre, le remisier, les frères Rourème, cols et cravates, et enfin M. Aristide Nordement, fabricant de bouchons, et son fils Robert, qui arrivaient d’assez loin, de leur maison de la rue des Vinaigriers, près du canal Saint-Martin.
Aristide Nordement était un petit vieillard à tête de géant. Son visage osseux était assez grossièrement taillé. Le poil de sa barbe grise était mal réparti ; celui des sourcils était abondant et dur, comme le poil des terriers écossais.
Qu’il fût question de politique étrangère, des cours de la Bourse, ou du théâtre, il ne prenait part à la conversation que par des : hon, hon… un peu sourds, et dont personne ne sut jamais s’ils marquaient une protestation ou un acquiescement.
Robert Nordement ne ressemblait pas à son père. C’était un jeune garçon imberbe, aux traits réguliers, au teint un peu gris perle, au visage éclairé par deux grands yeux noirs ardents, dont il tempérait la plupart du temps l’éclat intempestif sous les stores à demi abaissés de ses paupières.
Pas plus que son père il n’ouvrait la bouche à ces réunions quotidiennes. Mais c’était sans doute parce qu’il était là comme un intrus, comme un jeune homme de vingt-deux ans encore indigne, et en tout cas sans autorité. Il méprisait ses compagnons de voyage, et souffrait aussi de se voir dédaigné par eux.
Il enviait, en s’en moquant, la facilité avec laquelle Georges Blaque, spécialiste improvisé des questions de politique extérieure, jouait avec les nations d’Europe, comme avec un jouet d’enfant à six quatre-vingt-quinze. Ce petit quinquagénaire obèse semblait connaître à fond les desseins, cachés ou avoués, de tous les hommes d’État d’Europe et d’Amérique. Il ne trouvait de contradicteur que dans le cadet des Rourème, une sorte de grand corbeau, encore plus noir et plus triste que son frère, et qui répondait aux conceptions arbitraires de M. Blaque par des faits précis, d’ailleurs imparfaitement contrôlés : il prétendait puiser dans les lettres de ses voyageurs des renseignements sur l’état d’esprit des différentes populations.
On questionnait sur les tendances de la Bourse le mystérieux Jules Zèbre, remisier vénérable, très entouré de barbe et de cheveux blancs. Parfois, Arthur Brunal, célibataire myope et d’un blond attardé, racontait des histoires sur les gens de théâtre.
Louis Félix, l’associé de Georges Blaque, dissimulait derrière un fin sourire un manque d’opinions congénital.
A l’arrivée au Vésinet, la plupart des dames de ces messieurs, environnées de grappes d’enfants, venaient prendre livraison de leurs époux.
On s’embrassait rituellement, et l’on se dirigeait vers les villas, où ces messieurs se débarrassaient de leurs faux cols et mettaient des chemises molles, pour bien marquer qu’ils étaient à la campagne.
Aristide Nordement était attendu par sa femme, une petite dame sèche, article distingué, aux cheveux d’argent frisottants. Elle avait d’ordinaire avec elle sa fille cadette, Mme Turnèbe, dont le mari, pour le moment, était au Maroc. L’autre fille, Mme Glass, la femme de l’antiquaire, habitait Montmorency.
Après avoir frôlé d’un baiser le front maternel, Robert, toujours taciturne, accompagnait la petite troupe en flanc-garde, à cinq pas à l’écart. Depuis longtemps, il n’y avait plus de conversation très suivie entre sa famille et lui. Leur mariage l’avait séparé de ses deux sœurs, qui étaient ses aînées. Son père et sa mère oubliaient de lui parler pendant des heures, souvent aux instants où il eût souhaité un peu d’expansion et de tendresse. Puis, quand on s’occupait de lui, quand sa mère lui posait des questions, d’ailleurs oiseuses, il se trouvait justement qu’il n’était pas disposé à causer.
Il n’avait eu dans la vie qu’un véritable ami, Francis Picard, de deux ans plus âgé que lui, et qui avait été tué à la guerre, très peu de temps avant la fin.
Lui était parti au début de 1918. Il était resté six mois dans un dépôt de cavalerie. Au moment de l’armistice, il était depuis peu dans la zone des armées.
Sa famille avait eu à son sujet des alarmes, qu’elle n’avait d’ailleurs cachées à personne.
Le régiment de Robert, en décembre, était allé à Mayence. Puis le jeune homme avait été réformé ; il était au moment de la visite, très mince de thorax. Un bon repos, après la réforme, l’avait développé d’une façon extraordinaire.
Ses parents lui avaient fait suivre ses classes de lettres. Au retour du régiment, il prit ses inscriptions pour la licence d’histoire. Il la préparait à la Sorbonne et au magasin de son père, pour ne pas trop s’éloigner des affaires… Il faut dire qu’au lycée, il avait déçu l’orgueil de sa famille, en n’étant pas dans les tout premiers. Sa préparation de licence donnait, même à des profanes, l’impression d’être un peu molle. Mais il suffisait qu’un ouvrage ne fût pas sur les programmes pour qu’il l’étudiât avec ardeur ; de sorte que son instruction, plutôt marginale, était assez étendue.
Son ami Francis Picard et lui s’étaient considérés comme des êtres très supérieurs au reste de l’humanité. Et, grâce à cette admiration mutuelle, ils avaient beaucoup grandi l’un et l’autre. C’est un excellent entraînement intellectuel que d’avoir en soi-même une confiance exagérée.
La vie sentimentale de ces deux jeunes hommes avait été plutôt restreinte. Ils avaient eu chacun deux ou trois petites amies, qu’ils s’étaient aidés réciproquement à mépriser. Et ils s’étaient préservés ainsi d’influences spirituelles qui risquent d’être un peu affadissantes, si le hasard nous a fait rencontrer une âme-sœur de second choix.
Depuis la mort de Francis, Robert était bien isolé. Il sentait autour de lui un vide désespérant dont il rendait tout le monde responsable et surtout sa famille, car Francis Picard, en véritable ami, avait exercé un pouvoir de destruction instinctivement systématique sur tout ce qui n’était pas leur amitié.
Robert avait l’impression d’être détaché des siens. Il ne sentait de lien vivant, entre son père et lui, que lorsque M. Nordement était pris d’une crise cardiaque. Alors il le voyait mort, tout de suite, et c’était une angoisse intolérable. Une fois que sa mère, sortie en auto, se fit attendre pendant deux heures, il souffrit d’inquiétudes atroces, et promit aux pauvres des sommes assez considérables, qu’il fut ensuite très pénible de payer.
Dans ces cas-là, il constatait qu’il tenait tout de même à son père et à sa mère, mais il était navré de voir qu’en analysant ses sentiments, il ne découvrait pas les traces d’un véritable amour filial.
Ses parents n’avaient jamais aimé son ami Francis ; il ne leur pardonnait pas.
La guerre avait aussi contribué à affaiblir cette habitude religieuse et timide qui le liait encore à sa famille. Cependant, il n’aurait jamais eu la force de se séparer des siens, sans une exigence absurde de son père que soutenait de sa volonté froide Mme Nordement, dont le petit jugement était orgueilleux, inconscient de ses limites, et, par conséquent, sûr de son infaillibilité.
Léopold Ourson avait acheté la villa des Clématites, d’une certaine importance, puisqu’elle avait été jadis louée douze mille francs, garage compris et frais de jardinage en sus.
La situation de M. Ourson s’était fortement modifiée pendant la guerre.
On l’avait connu courtier de publicité, puis attaché sans titre bien établi à une maison de robinets en cuivre, puis « démarcheur », c’est-à-dire placeur de titres, au service de banques incertaines. Plusieurs personnes se rappelaient lui avoir prêté des sommes modiques. Mais, depuis 1914, il s’était formidablement débrouillé. Maintenant, le nombre de ses millions variait de dix à quarante, selon l’appétit et le besoin de romanesque de ceux qui évaluaient sa fortune.
Quelles affaires avait-il faites au juste ? On en citait quelques-unes, notamment celle de Salonique.
Lors de la première entrée de nos troupes dans cette ville, l’enthousiasme de la population fut, on peut le dire aujourd’hui, moins unanime que les rapports de presse s’étaient plu à le constater.
Les habitants de Salonique sont, pour la plupart, des commerçants actifs et avisés. Ils s’étaient procuré, à l’intention de nos braves biffins, un stock de pantalons rouges, qu’ils comptaient nous céder à des conditions avantageuses… Ils éprouvèrent un léger dépit quand ils virent arriver tout un corps expéditionnaire en bleu horizon.
Un cousin d’Ourson était sergent-fourrier dans un régiment de zouaves. Il eut, à l’instigation d’un teinturier chimiste qui servait à sa compagnie, une idée fort ingénieuse. On télégraphia à Léopold, qui était mobilisé à Paris comme auxiliaire, de se procurer des fonds. Et l’on acheta à bas prix à un nommé Zafiriotis une bonne partie du stock de pantalons rouges invendables. Le chimiste, fort débrouillard, organisa, dans le pays même, une teinturerie. Une plante indigène, séchée à la vapeur, permit de donner aux pantalons rouges, non pas exactement un bleu horizon parfait, mais une sorte de bleu gris fort acceptable, et que l’intendance finit par accepter, la nécessité aidant.
On racontait encore toutes sortes de légendes, des transformations de couvertures de lit en couvertures de chevaux, de couvertures de chevaux en couvertures de lit, du pinard obtenu en traitant du cidre, de la gnole en maltraitant du houblon. On racontait du vrai et du faux, mais la villa des Clématites était là, en bonne pierre et en brique fine. Et l’on avait été forcé d’agrandir le garage pour y mettre deux luxueuses autos.
Mme Alvar, qui s’occupait de vente de bijoux et de mariages riches, connaissait les Ourson et les Nordement. Elle eut l’idée charmante et généreuse d’unir le fils Nordement à la demoiselle Ourson.
Les Ourson étaient beaucoup plus riches que les Nordement. Mais Léopold Ourson avait eu des hauts et des bas, ou plutôt une série de bas assez continue, suivie d’un haut un peu brusque. La famille Nordement, au moins depuis deux générations, jouissait de l’estime publique.
Aristide Nordement, qui avait succédé à son père dans le commerce des bouchons, était devenu un monsieur important, d’ailleurs sans s’en apercevoir, et sans que personne autour de lui se fût demandé pourquoi ni comment.
Il n’avait rien de brillant : c’est ce qui fit la solidité de sa situation, car il ne fut jamais excité, pour justifier une réputation d’homme d’affaires exceptionnel, à se départir de cette bonne prudence instinctive, qui l’avait toujours empêché de tenter de dangereux coups d’audace. Il n’eut, en somme, dans sa vie, qu’une seule idée prétentieuse : à un moment donné, il s’intitula fabricant de bouchons au lieu de marchand de bouchons, bien qu’en réalité, il achetât ses bouchons à diverses fabriques.
Sa femme, une Gormas, de Bayonne, fille d’un courtier d’assurances, avait plus d’ambition. Elle pensait qu’Aristide serait un jour conseiller du commerce extérieur, et peut-être décoré, grâce à l’appui d’un député, du parlementaire que l’on cultive dans chaque famille bourgeoise.
Ce fut surtout Mme Nordement qui accueillit avec faveur les ouvertures de Mme Alvar.
Irma, fille unique des Ourson, n’était pas très séduisante. Son visage avait à peu près l’expression d’une larve. Quelques cils rares et très peu de sourcils avaient poussé dans les environs de ses mornes yeux.
Depuis deux ans, des professeurs inlassables, Danaïdes à vingt francs l’heure, versaient leur littérature, leurs sciences physiques et leur histoire, dans ce petit tonneau sans fond.
Un thé chez Mme Alvar réunit les Ourson et les Nordement.
M. Nordement était un gros homme rasé, dont la lèvre forte découvrait des dents trop neuves.
Mme Ourson était aussi amorphe que sa fille, avec un peu plus de chair.
Une conversation lente et lourde s’engagea entre les ascendants. On avait essayé d’isoler les jeunes gens, qui s’en allèrent ensemble dans le jardin. Mais, de la terrasse, on eut beau arroser le banc où ils avaient pris place de regards fécondants, il sembla bien que le jeune Nordement n’avait pas trouvé là sa compagne d’élection, et que, cette fragile créature une fois mise entre ses mains, il n’avait eu d’autre idée que de la reposer sur le sol avec d’infinies précautions, pour ne pas avoir l’air de la laisser tomber.
On procéda à une contre-épreuve, plus soigneusement organisée. Une seconde entrevue eut lieu un soir dans la villa somptueuse des Ourson. Peut-être avait-on espéré qu’Irma donnerait mieux aux lumières. En tout cas, c’était à essayer.
Dans l’après-midi, Mme Alvar l’avait emmenée dans un Institut de Beauté.
Jamais l’impuissance de l’artifice ne se manifesta d’une façon aussi indiscutable. L’éclat des fards ne fit qu’accuser sans recours l’indigence de ce visage ingrat.
Mais, à mesure que s’avérait l’impossibilité d’une telle union, le désir cupide de la voir se réaliser grandissait chez Mme Nordement. On s’était renseigné à fond, et ces messieurs avaient même eu, sans avoir l’air d’y toucher, des conversations officieuses très complètes : Léopold Ourson donnait, en titres de premier ordre, quatre millions à la jeune Irma.
Mme Nordement pensait que c’était une folie, un péché même, de manquer une occasion comme celle-là.
Une jeune fille est une jeune fille. Elle se fait toujours. Elle devient ce que son mari veut qu’elle soit. On oubliait volontairement Mme Ourson, dont le simple aspect rabattait sérieusement l’optimisme de ceux qui escomptaient pour son rejeton une mise en valeur possible.
Robert ne disait rien, et feignait obstinément d’ignorer tous les conciliabules où se tramait son bonheur futur. Il savait qu’il n’avait pas beaucoup de volonté, et que la tactique la meilleure pour lui était de ne pas engager le fer. Mais, le lendemain de la soirée chez les Ourson, après le déjeuner, sa mère lui dit, de son petit air de commandement :
— Reste un peu, Robert. Papa et moi nous avons à te parler.
Robert savait que son père ne dirait rien. Sur les questions de ce genre, il laissait la parole à son major-général. Mais la formule : « Papa et moi, nous avons à te parler », indiquait au jeune homme que les hautes autorités dont il dépendait étaient complètement d’accord.
D’autre part, le fait que papa fût rentré déjeuner au Vésinet annonçait que la question était grave.
— Tu sais quels sont nos projets ? dit Mme Nordement.
Il inclina le tête sans rien dire.
— Je pense, ajouta-t-elle, que tu es assez raisonnable pour être d’accord avec tes parents.
Un instinct secret l’avertissait que, s’il sortait de son silence, il était perdu. Il laissa donc aller sa mère, qui parla un peu trop, et ne fut pas très adroite.
Elle concéda que la jeune fille — pour le moment — n’était pas une beauté.
Mais elle alla jusqu’à dire, en termes plus ou moins voilés, que la fidélité des hommes n’était pas obligatoire, et que, chez un mari encore jeune, on excusait certaines peccadilles.
Robert, par malheur, savait très bien que ce n’était pas là les idées de cette dame très collet-monté, très sévère pour les ménages un peu libres. Il lui sembla qu’elle sacrifiait un peu cyniquement, pour les besoins de la cause présente, son rigorisme habituel. Il gardait le silence. Elle y sentit une marque de désapprobation, perdit un peu la tête, et se lança dans des arguments encore plus contestables…
— Je sais, dit-elle, que tu es un garçon désintéressé. Cela tient à ton bon cœur, mais aussi à ton inexpérience de la vie. Tu n’as jamais manqué de rien. Alors tu ne sais pas ce que représente l’argent. Tu t’en rendras compte plus tard. Dieu merci, ton père est à son aise. Mais il n’a pas une fortune colossale. Les affaires peuvent devenir difficiles d’un moment à l’autre. Et si un jour papa a besoin d’un coup de main, il sera très utile pour lui d’être allié avec un homme comme M. Ourson, dont les ressources sont inépuisables.
Robert ne vacilla qu’un instant. Il se voyait déjà sauvant son père au bord de la ruine. Mme Nordement n’avait pas eu une mauvaise idée en faisant appel à son noble esprit de sacrifice. Mais elle gâta son avantage en insistant.
Le jeune homme eut alors l’impression que tout cela était faux, que jamais le prudent M. Nordement ne serait gêné dans ses affaires, et qu’il y avait là un petit chantage, dont il fut un peu écœuré.
Comme il ne se décidait pas à parler, sa maman continua :
— Enfin, on ne te presse pas. On a confiance en toi. Embrasse ta mère.
— Nous en reparlerons demain, dit papa.
Robert, comme le prétendait justement sa mère, ne se rendait pas un compte exact de ce que voulait dire ce mot : la richesse.
Et puis, que signifiaient quatre misérables millions, pour un jeune homme de vingt-deux ans, qui avait devant lui toute une Golconde d’espérances, d’autant plus vastes qu’elles étaient indéterminées ?
Aucun trésor précis ne pourrait compenser la détresse perpétuelle d’une cohabitation avec Mlle Irma. Le jeune homme éprouvait un vrai mal de mer devant cet océan de fadeur.
Cependant, eût-il eu l’énergie nécessaire pour quitter sa famille, pour accomplir cet acte énorme, s’en aller ?
On lui facilita imprudemment cette résolution.
Depuis le commencement des vacances, il était convenu qu’il irait faire un voyage de trois ou quatre semaines, au grand air des plages de Bretagne. Ses parents se dirent que ce délai de réflexion serait sans doute favorable à l’accomplissement de leurs projets. Même ces gens, qu’une âpre activité stimulait constamment dans le vie, n’étaient pas inaccessibles à ce besoin de trêve, si cher aux âmes paresseuses.
Robert se dit : « Je m’en irai tout tranquillement en Bretagne comme si de rien n’était, sans laisser soupçonner à me famille l’importance de ce départ… Et j’ajournerai sine die mon retour. »
Mais, cela même, il se le dit assez vaguement, pour ne pas s’effrayer. Il avait coutume, quand il s’agissait de prendre une grande résolution, de se boucher un des yeux, comme on fait à un cheval de picador.
Le jour du départ venu, il s’appliqua, pour ne pas donner l’éveil à son père et à sa mère, à ne pas les embrasser avec trop d’effusions.
Il avait projeté de se rendre d’abord à Saint-Jacut de la mer, entre Saint-Lunaire et Saint-Cast, non loin de Dinard. C’est là qu’un de ses cousins, le peintre Isidore Gormas, l’artiste de la famille, avait une résidence d’été.
Certainement, Isidore était un homme d’esprit libre… Aux yeux des Nordement et de la plupart des Gormas, il passait pour un garçon excentrique, qui ne faisait jamais rien comme tout le monde.
Quand il venait dîner en famille, il parlait aux parents de Robert sur un ton de continuelle ironie.
Le jeune homme comptait bien sur cet être indépendant, en marge de la société, pour se fortifier dans son rude dessein.
Il arriva chez le peintre à midi, par la diligence qui faisait le service du Guildo, la petite station de chemin de fer qui desservait Saint-Jacut. Isidore n’était pas chez lui. Mais il était prévenu de la visite de Robert. Le jeune homme fut reçu par Julie, la concubine de son cousin. Julie était un ancien modèle très déformé, et qui n’avait plus à offrir qu’un morceau de cuisse présentable aux appétits d’art de son compagnon : depuis plusieurs années, d’ailleurs, il se spécialisait dans les marines.
Julie, après s’être fait connaître de Robert, lui servit du pain et du fromage…
— Quand il part sur la grève, on ne sait jamais quand il lui plaira de rentrer déjeuner…
Cette irrégularité dans les heures de repas, si différente des habitudes réglées de la famille, parut à Robert un excellent indice de l’indépendance d’idées de son cousin, et pour lui-même un bon prélude à sa vie de grandes aventures.
Ce jour-là, Isidore ne s’attarda pas trop. Vers deux heures, il s’encadra, avec un temps d’arrêt peut-être voulu, sur le seuil de la maison rustique.
C’était un quinquagénaire trapu, à la barbe soigneusement inculte, et le seul homme de cette localité campagnarde qui fût encore habillé en paysan.
On mangea de l’omelette au lard et de petites côtelettes carbonisées, le tout arrosé d’un liquide pâle, que le peintre proclamait « du vrai cidre ». Il se faisait servir par Julie, qu’il appelait « femme de l’Écriture », ce qui sembla fort pittoresque à Robert, au moins les trois ou quatre premières fois.
Après le déjeuner, le fils Nordement déclina l’offre de prêt, pourtant bien cordiale, d’une bonne vieille pipe usagée. Il préféra aller chercher des cigarettes dans sa valise. Puis Isidore l’emmena à travers ce village maritime, dont il se considérait visiblement comme le maître, à sa façon large de marcher, d’interpeller les habitants, et de projeter à droite et à gauche des crachats de pipe, à des distances considérables.
Le moment était venu pour Robert de raconter toute l’histoire, ce projet bourgeois et monstrueux de l’unir à Mlle Ourson.
Mais l’indignation révoltée du peintre ne se manifestait pas.
Il posa à son cousin mille questions sur la fortune des parents de la jeune Irma.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, ton père a certainement pris des renseignements. Le père Nordement ne s’embarque pas sans biscuit. Je ne t’apprendrai rien en te disant que c’est un homme des plus forts que je connaisse. Quant à la maman, c’est une femme de tête et qui sait bien ce qu’elle veut. Chaque fois que j’ai une petite affaire en vue, un placement de fonds, quelque bout de terrain à vendre dans mon pays là-bas, je suis allé demander des conseils à ton père, et je les ai toujours suivis aveuglément.
Robert parla de la fadeur incurable de Mlle Ourson.
— Oh ! elle se fera, dit Isidore… Une personne jeune, avec tout ce qu’il faut pour s’acheter de jolies toilettes…
Robert était un peu chancelant dans sa rébellion. Mais Isidore diminua l’autorité de sa parole, en se proposant trop vite pour la décoration d’une splendide villa, que Robert ne manquerait pas d’édifier, aussitôt son mariage accompli.
— Le terrain est là, dit-il, à trois quarts de lieue sur la côte. On peindrait sur les murs intérieurs des paysages marins…
Tandis qu’il décrivait, avec d’amples gestes, cette magnifique demeure, Robert se demandait s’il lui serait possible de quitter, le soir même, Saint-Jacut, Isidore et Julie. L’omelette au lard ne lui avait pas paru d’une fraîcheur absolue, et le vrai cidre commençait à lui donner d’authentiques crampes d’estomac.
Il pensait que la soirée serait insoutenable entre l’ancien modèle et ce peintre, si superficiellement indépendant.
Alors il inventa une histoire de rendez-vous à Dinard. Il irait, dit-il à Isidore, passer un jour ou deux là-bas, puis reviendrait ensuite à Saint-Jacut, où il pourrait séjourner quelque temps.
Le peintre, heureusement, n’était pas homme à se cramponner à un invité. Peut-être n’était-il pas maître chez lui autant qu’il en donnait l’impression, et qui sait si la chute du jour ne voyait pas la « femme de l’Écriture » se départir de son attitude de soumission biblique ? Toujours est-il qu’Isidore s’occupa avec une vigilance extraordinaire de trouver un tacot qui pût transporter, séance tenante, le jeune homme à Dinard. Il semblait subitement considérer le rendez-vous allégué par Robert comme une obligation sentimentale quasi sacrée, dont personne n’avait le droit de gêner l’accomplissement. Quant au principe consolateur du retour à Saint-Jacut, il fut sauvegardé au moment du départ par un « A bientôt… Je compte sur toi » tout à fait vague.
Robert, sur son auto de louage, partit donc dans le crépuscule vers l’inconnu. A la nuit, il arriva à Dinard. La saison s’avançait, et la ville commençait à se dépeupler. Robert trouva facilement une chambre dans l’hôtel le plus en vue. Il dîna hâtivement au restaurant, puis endossa son smoking. Il se rendit au Casino. Il n’avait, pour ainsi dire, jamais joué au baccara. Mais l’idée lui était venue tout à coup d’y risquer trois ou quatre cents francs, afin de ramasser une petite fortune, qui lui donnerait plus de solidité pour tenir son rôle d’enfant prodigue.
Il gagna cent francs, puis deux cents francs qu’il reperdit, et il quitta le Casino vers minuit, ayant perdu trois fois la somme qu’il s’était assignée comme rigoureuse limite. Il eut assez de force d’âme ou de manque d’estomac pour garder les quinze louis qui lui restaient sur l’allocation du voyage.
Décidément, le Destin voulait faciliter la séparation de Robert et de sa famille. Car il était radicalement impossible d’annoncer cette première mésaventure à M. Nordement, l’homme le plus austère du monde sur la question des jeux de hasard.
Il restait à Robert de quoi se défrayer à l’hôtel pendant trois ou quatre jours.
Sa vie difficile commençait.
Son âme fut partagée par parties inégales entre un âpre orgueil et une assez vive appréhension.
Il était rentré dans sa chambre.
Longtemps il demeura accoudé à sa fenêtre, comme Rolla, le héros romantique, dans la gravure qui illustre le poème de Musset.
Il se sentait plein d’un grand courage, qu’il ne savait à quoi employer.
Le temps était passé où les enfants prodigues, exilés du foyer paternel, n’avaient qu’un tour à faire dans la campagne pour trouver une place de gardeur de pourceaux.
Pour se présenter dans une ferme, il eût fallu se procurer une mise spéciale et remplacer ces vêtements de fils de famille par des effets de toile, de préférence un peu usagés.
Il était trop grand pour se proposer comme mousse dans un navire en partance. On aurait peut-être pu l’engager comme steward, pour servir les passagers. Mais c’était encore un emploi auquel il se sentait mal préparé. Et, par surcroît, il avait grand’peur du mal de mer.
Se placer comme chauffeur ? Il savait conduire une auto, c’est-à-dire qu’il avait passé son brevet. Mais il ignorait tout du mécanisme des voitures. Les mots de « bougie », de « magnéto » l’effrayaient comme des noms de maladie. Il ne voulait pas s’exposer, en pleine route déserte, à avouer brusquement son incompétence à des patrons suffoqués.
La nuit précédente s’était passée en chemin de fer. Le grand air de la promenade en auto, la séance du casino l’avaient un peu aplati. Il se jeta sur son lit et remit au lendemain la recherche d’une position sociale.
Or, une affiche manuscrite était apposée depuis huit jours dans le hall de l’hôtel. Elle demandait un professeur de français pour être attaché à une famille aisée.
C’était le seul emploi que Robert fût capable de remplir ; c’était le seul auquel il n’eût pas songé.
Il aperçut la pancarte le lendemain matin, en descendant pour son petit déjeuner, qu’il avait décidé de prendre, non à l’hôtel, mais dans un petit café du pays ; car il fallait ménager ses ressources.
On demande un professeur de français pour famille aisée. S’adresser au portier de l’hôtel.
Il fallut à Robert un certain effort pour surmonter sa gêne et pour demander au portier quelle était la famille aisée en question. C’était abdiquer un peu la dignité de voyageur indépendant et fastueux.
La nationalité exacte de M. et Mme Orega échappait à l’historien, comme le lieu de naissance du divin Homère. Seul, un diagnostic un peu aventuré d’ethnographe parvenait à situer approximativement leur origine dans les régions équatoriales du nouveau continent.
De même, les âges plausibles de ce petit homme rasé s’échelonnaient sur un long espace, entre trente et cinquante ans.
M. Orega connaissait un certain nombre de phrases françaises qu’il débitait sans trop d’accent, en vous faisant brusquement la surprise d’une faute invraisemblable, comme de dire : un table, ou : une chapeau.
Mme Orega était une sorte de Fatma de deuxième fraîcheur, à qui son apathie conférait une sorte de majesté. Elle ne semblait plus très ferme, comme si, au cours de son existence, elle eût été plusieurs fois gonflée et dégonflée.
« Le Paradis sur terre, a dit à peu près Victor Hugo, ce serait les parents toujours jeunes, et les enfants toujours petits. » La jeunesse des parents Orega était compromise, mais leur fils unique Esteban, qui n’avait que quatorze ans, était resté petit et puéril comme un tout jeune garçon.
C’était d’ailleurs un être charmant, à la fois attardé et précoce. Tantôt, secouant ses cheveux bouclés, il avait des colères enfantines. Et d’autres fois, il étonnait Robert par sa gravité mûrie, par son langage éclatant d’images imprévues. Il semblait que la nature ne l’eût laissé si petit que pour lui garder plus longtemps un aspect d’enfant sublime.
Robert, qui avait été ébloui dès leur premier entretien, fut stupéfait de voir qu’Esteban, la plume à la main, formait grossièrement ses lettres, et qu’il avait une orthographe de cuisinière peau-rouge.
Dès la présentation, c’est-à-dire le lendemain de son arrivée à Dinard, il avait été agréé comme précepteur. Il prit tout de suite ses repas à la table des Orega, non dans la salle du restaurant, mais dans un petit salon à part. Il n’en fut pas fâché, car il pouvait rencontrer à Dinard des personnes de connaissance, qui risquaient ainsi d’être mises au courant de son nouvel emploi.
Les Orega, d’ailleurs, avaient des raisons à eux pour ne pas se faire servir en public. Robert s’aperçut, dès la première minute, que le repas de famille n’était qu’une occasion de disputes furieuses entre M. et Mme Orega.
Il comprenait mal l’espagnol ; mais, si l’objet même de la discussion lui échappait, il pouvait suivre du moins toutes les phases de la lutte sur le visage étincelant des matcheurs. Parfois, c’était une sèche imputation de son mari qui marquait le visage fatigué de la belle Fatma d’une douleur extra-humaine. D’autres fois, sur une réplique de la compagne de sa vie, on voyait M. Orega tout près de défaillir, et le bronze de son visage passer du rouge marron à un vert-de-gris superbe.
Robert avait été engagé sans discussion à mille francs par mois, logé et nourri. Il avait demandé ce prix sur les indications du gérant. Et, comme M. Orega « n’avait pas pipé », il considéra d’abord son patron comme un homme fort généreux. Mais il ne fut pas long à s’apercevoir que cette apparente largesse était faite d’une timidité d’étranger, ignorant des usages. Dès que M. Orega était renseigné sur le prix d’un objet, il discutait férocement pour soixante-quinze centimes. Il payait à l’hôtel six à sept cents francs par jour pour lui et sa suite, et quand le jeune Esteban demandait un peu d’argent de poche, papa se faisait prier pour sortir un billet de quarante sous.
Robert était depuis trois jours au service de la famille Orega. Il avait déjà écrit deux mots à ses parents. Il leur écrirait jusqu’à nouvel ordre de courtes lettres, où il leur dirait simplement, comme chaque fois d’ailleurs qu’il s’absentait, que sa santé était bonne. Et il terminait en leur envoyant mille baisers, pas un de plus, pas un de moins. Ces communications, rédigées de cette façon uniforme, succinctes comme un chèque d’affection, il les leur enverrait jusqu’à nouvel ordre. Car il n’était encore un enfant prodigue que pour lui-même, et se rupture avec sa famille n’était consommée qu’en son for intérieur.
Son état d’âme était au fond plus que satisfaisant. Il était installé d’une façon confortable, mangeait bien, et ses fonctions ne lui déplaisaient pas ; il commençait à s’attacher à ce petit Esteban, en qui il retrouvait l’ardeur généreuse de son pauvre ami Francis Picard, et il avait cette fois cette satisfaction supplémentaire d’être l’aîné, l’éducateur d’âme. La grâce native de son élève lui donnait du goût pour ce métier de directeur d’esprit, et il s’enorgueillissait à l’idée de développer, d’épanouir les qualités certaines de ce jeune aiglon de la famille Orega.
Le troisième jour de son entrée en fonctions, Robert avait déjeuné, comme à son ordinaire, avec ses patrons et son élève. Le choc avait été particulièrement rude entre les époux. Ils étaient arrivés à table l’un et l’autre dans une parfaite condition de combat. Comme des boulets et des pots d’huile bouillante, des griefs réciproques, remontant à plus de vingt années, s’étaient croisés sans répit par-dessus les plats… Vers le dessert, les lutteurs reprenaient haleine, mais on sentait que l’empoignade recommencerait aux liqueurs.
Le petit Esteban, un peu blasé sur ces émotions sportives, qui avaient fini par le laisser indifférent, proposa à Robert d’aller faire un tour sur la plage. Le précepteur accepta avec empressement. Il s’arrêta au bureau de l’hôtel pour écrire à ses parents les deux lignes protocolaires, pendant qu’Esteban allait chercher un pardessus au premier étage, dons l’appartement qu’il occupait avec ses parents.
Sa lettre écrite depuis quelques minutes, Robert s’étonna de ne pas voir redescendre son élève. Il prit le parti d’aller voir ce qui se passait…
Comme il débouchait sur le palier du premier, il vit Esteban se glisser hors d’une chambre, qui ne dépendait pas de l’appartement de sa famille, et regarder autour de lui avec précautions dans le couloir désert.
Le jeune garçon aperçut Robert, eut soudain l’air gêné, et fit à son précepteur un signe de silence.
Tous deux, sans rien dire, descendirent l’escalier. Dans la rue, Esteban n’avait toujours pas ouvert la bouche.
— Hé bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? se décida à demander Robert.
Esteban répondit évasivement.
— Ce n’est rien… une farce… Je vous dirai plus tard…
Après tout, il n’y avait peut-être là qu’une gaminerie. Robert n’en était pas sûr, mais il détestait les enquêtes, quand elles menaçaient de le conduire à une découverte désagréable.
Il ne put cependant s’empêcher de remarquer qu’Esteban, après s’être tu, s’était mis maintenant à parler, avec une volubilité extraordinaire, de sujets sans grand intérêt… Il y avait un effort visible dans ce flux de paroles, comme un besoin de changer les idées de son compagnon et de l’attirer n’importe où, mais loin de ses soupçons.
— Dites-moi des vers, demanda-t-il à Robert, dès qu’ils se furent assis sur la plage.
Robert, nourri de poésie, résistait difficilement à une invitation de ce genre, d’autant plus qu’il trouvait chez le petit Esteban un auditeur frénétiquement sensible, qui écoutait les poèmes avec des yeux insatiables.
Cette séance de lyrisme dura jusqu’à l’heure du goûter. Ils se rendirent au Casino. Esteban voulut à toutes forces payer les consommations, et, au grand étonnement de son précepteur, sortit de sa poche un billet de cent francs. Or, Esteban, au déjeuner, avait eu besoin de grands efforts pour soutirer quarante sous au père Orega.
Mais Robert n’était pas au bout de ses surprises.
— Papa et maman, dit le jeune garçon, sont partis en auto sur la côte. Ils ne rentreront pas avant le dîner… Voulez-vous me faire un grand plaisir ?
— Voyons cela, fit Robert.
— C’est de jouer à la boule pour moi. Comme je suis trop jeune, les employés ne me laisseraient pas jouer… Soyez gentil, dites ? Jouez pour moi…
L’éducateur essaya de résister. Son disciple avait pris sur lui une telle autorité que sa résistance fut courte, et qu’il se décida à s’approcher de la boule, pendant que le petit Orega restait près de lui, mais en dehors de cette corde de soie, qui prétendait creuser un abîme infranchissable entre les majeurs et les mineurs.
Le petit jeune homme jouait par louis, et passa à Robert, à la dérobée, deux ou trois billets de cent francs, qui fondirent en quelques minutes.
Il tirait d’autres billets de sa poche… Mais Robert se gendarma…
— Je ne veux plus que vous jouiez… C’est très mal… Voyez-vous que vos parents viennent à l’apprendre ?
— Et c’est sur vous que cela retombera ?
— Ce n’est pas ça, dit Robert gêné… Ce n’est pas du tout pour cette raison… Et puis, je vous ai déclaré que vous ne joueriez plus… Vous ne jouerez plus, voilà tout.
Et, ce disant, il s’en alla d’un pas résolu vers la sortie.
Esteban le suivait docilement jusqu’à l’hôtel. Arrivé dans le hall, Robert, machinalement, s’arrêta devant une sorte de tableau où l’on placardait les nouvelles du jour…
Or, parmi les informations des agences et les résultats des courses, il vit une petite affiche manuscrite. On annonçait qu’il avait été perdu dans l’hôtel une broche « émeraude et saphir ».
Robert, sans s’en rendre compte, ne put s’empêcher de tourner les yeux vers Esteban, mais le petit Orega regardait cette même affiche avec une indifférence parfaite.
— Allons travailler un peu avant le dîner, fit Robert.
Ils montèrent ensemble l’escalier. Sur le palier du premier, Esteban s’arrêta pour donner la main à une jeune fille très forte et très brune, qui était encore habillée en petite fille, et coiffée avec des nattes pendantes.
— Ma petite amie Concepcion, dit le jeune garçon… Mon professeur, M. Robert Nordement…
Concepcion fit une sorte de révérence un peu gauche, sourit à Robert de toute sa bonne figure et sourit ensuite de même à son petit ami Esteban, qu’elle dépassait de la tête.
Ils quittèrent la jeune fille pour se diriger vers l’appartement des Orega. Ils passèrent devant la chambre d’où Esteban était sorti avec mystère après le déjeuner.
La porte de cette chambre était grande ouverte. Deux domestiques de l’étage étaient en arrêt sur le seuil. Robert s’arrêta, lui aussi, et vit que, dans la chambre, le gérant de l’hôtel était en conférence avec deux messieurs inconnus.
Esteban n’était pas curieux : il s’éloignait, sans hâte apparente, dans la direction de leur appartement. Robert, s’adressant à un des domestiques, fit un signe d’interrogation…
— C’est monsieur le commissaire qui se trouve là, dit le domestique, rapport à une broche qui s’a trouvé perdue. Voilà la seconde fois en huit jours qu’il se perd un bijou chez ces personnes. On commence à se dire que ce n’est guère naturel. Heureusement que, nous autres, on est connu, et que l’on sait qui nous sommes. Mais, tout de même, ça finit par n’être pas agréable.
— Qui est-ce qui habite ici ? demanda Robert.
— Un vieux monsieur argentin et sa demoiselle.
— Ah !… La demoiselle, n’est-ce pas cette jeune fille, avec des nattes dans le dos, que j’ai vue tout à l’heure sur le palier ?
— Justement, monsieur. C’est à elle la broche que l’on est en train de cercher.
… Robert, malgré lui, regarda dans la direction où Esteban était parti. Mais il y avait beau temps que le petit garçon avait disparu.
Robert gagna l’appartement des Orega. Esteban était dans le salon, à la table où il s’asseyait pour prendre sa leçon. Sans attendre son précepteur, il avait pris un cahier… Il était déjà en train d’écrire, avec une application extraordinaire.
Robert fit d’abord, de long en large, une vingtaine de pas…
— Écoutez, Esteban…
— Monsieur…
— Je veux en avoir le cœur net. Pourquoi êtes-vous sorti mystérieusement de cette chambre il y a trois heures ? Pourquoi cette broche a-t-elle disparu ?
Esteban s’était levé. Il s’efforçait de regarder son précepteur bien en face…
— Je ne sais pas, murmura-t-il…
— Vous savez, dit avec autorité Robert.
Esteban était toujours debout, les lèvres serrées…
— Hé bien ? dit Robert.
Esteban le regardait un peu haletant, avec des yeux qui semblaient craintifs…
Il vit alors dans le regard de son maître une expression dont l’excessive dureté l’étonna. Il comprit alors de quoi on le soupçonnait, et dit à voix basse, comme sur un ton de reproche…
— Oh non ! pas ça tout de même !
… Vous ne supposez pas que c’est moi qui ai pris cette broche ?
Et comme Robert ne répondait rien…
— Oh non ! voyons ! Vous ne me croyez pas capable d’une chose pareille ? Je ne sais pas quelles bêtises je ferai plus tard… mais je ne serai jamais un voleur. J’en suis sûr, ajouta-t-il avec une bonne petite simplicité, qui, ma foi, n’était pas dénuée d’une certaine noblesse.
Robert en fut tout impressionné.
— Oh ! cela, je pense bien… répondit-il.
Et il fut, à partir de cet instant, profondément convaincu qu’il n’avait jamais soupçonné d’un vol ce gentil petit Esteban…
— Vous avez tout de même quelque chose à m’expliquer ? continua-t-il avec douceur.
Pendant la première partie de l’entretien, Esteban avait parlé comme un homme. A compter de ce moment, et sans transition, il fit sa confession d’une voix enfantine…
— La jeune fille que vous avez vue tout à l’heure, Concepcion, est très amoureuse de moi…
— Ah ! vraiment ! fit Robert en souriant.
— Moi, vous savez, je ne l’aime pas beaucoup. C’est à dire que je l’aime des fois. On s’était connu, elle et moi, au Brésil, une saison que l’on avait passée avec nos parents aux environs de Rio. C’était il y a deux ans. Voilà que cette année on s’est retrouvé à Dinard. Elle était devenue une grande fille. Elle a maintenant seize ans. C’est cette année qu’elle m’a demandé de venir la voir pendant que son papa n’y était pas. La première fois que je suis arrivé dans sa chambre, elle a commencé à m’embrasser en me disant qu’elle m’aimait et qu’elle voulait m’épouser. Chaque fois que je vais la voir, elle m’embrasse tout le temps. Moi, presque jamais. Je ne peux pas me forcer à embrasser les gens quand je ne les aime pas. Il y a des fois, je ne dis pas, où je l’aime un peu, Concepcion. Mais c’est assez rare.
Robert regardait Esteban, et se demandait : Est-il aussi ingénu qu’il en a l’air ? Mais, s’il n’est pas ingénu, qu’est-ce que c’est que ce petit démon ? Robert n’avait pas assez d’expérience de la vie pour savoir que l’on n’est pas forcément un « roublard » quand on cesse d’être un ingénu. La vérité, c’est que les gens sont toujours moins ingénus et moins roublards qu’on le croit.
Mais les étonnements de Robert n’étaient pas finis encore…
— Un jour, continuait Esteban, Concepcion m’a donné de l’argent…
Et, ce disant, jamais le visage du petit Orega n’eut un tel air d’innocence…
— Par cent et deux cents francs, elle m’a déjà donné près de deux mille francs. Je les ai mis de côté. Je voudrais faire jouer pour moi au baccara, car je vois bien qu’à la boule il n’y a pas moyen de gagner. Quand j’aurai une belle somme, je raconterai à papa que je l’ai économisée depuis cinq ans, et je m’achèterai un side-car…
— Mais, dit Robert, comment vous donne-t-elle tout cet argent ? Est-ce que vous lui en demandez ?
— Jamais, dit Esteban. C’est elle qui en a eu l’idée pour la première fois. Et, je vous dirai que maintenant, quand j’ai envie qu’elle m’en donne, je ne lui en demande pas. Mais je sais bien prendre un air ennuyé jusqu’à ce qu’elle aille en chercher dans son armoire…
— Oui, oui… fit Robert.
— Alors, ces derniers temps, comme il ne lui en restait plus, elle s’est arrangée avec sa miss pour faire vendre des bijoux, qui sont d’ailleurs à elle. Elle a vendu la semaine dernière ses boucles d’oreilles, et elle a dit à son papa qu’elle les avait perdues. Elle vient encore de recommencer avec sa broche.
— Ah ! très bien !… fit Robert.
— Mais je crois, dit Esteban avec un bon et franc petit rire, qu’elle fera bien de ne pas recommencer, car j’ai idée que ça ne prendrait plus…
La confession était terminée, et le confesseur était assez embarrassé pour trouver les termes du commentaire sévère qu’il aurait fallu. Pourtant, la matière à discours ne manquait pas. Avec ce phénomène comme Esteban, pour un éducateur d’âme, il y avait, comme on dit, de quoi faire.
Heureusement pour Robert, qui ne voyait pas tout de suite la forme de son homélie, M. et Mme Orega rentraient de leur promenade. Ils étaient assez calmes l’un et l’autre : ils venaient de se promener en compagnie d’autres personnes, à qui il était décent d’offrir l’image d’un ménage parfaitement uni. Il arriva qu’ils s’étaient laissé prendre eux-mêmes à cette comédie. Leur hostilité était momentanément calmée. Elle ne se rallumerait qu’après quelques instants de tête à tête ou devant des êtres inexistants, tels que leur fils et son précepteur.
Ce soir-là, d’ailleurs, M. Orega avait d’autres préoccupations. Ils venaient de recevoir une dépêche d’amis à eux, qui leur proposaient de venir les rejoindre au Havre. Ils se préparaient donc à quitter Dinard le lendemain, car ces braves nomades n’avaient jamais de fortes attaches avec les lieux où ils séjournaient, au cours de leur vie de perpétuelle villégiature.
M. Orega demanda à Robert de partir le soir même pour Caen, où ils avaient projeté de s’arrêter un jour ou deux. Le jeune Nordement devait faire l’office de fourrier, se rendre compte de ce qu’il y avait de plus confortable dans les hôtels, et en référer par téléphone à M. Orega, qui n’attendait que ce signal pour quitter Dinard en auto.
Robert arriva le lendemain matin vers dix heures dans la ville normande, grâce à une savante combinaison de trains, que l’on finissait par découvrir en compulsant trois ou quatre pages de l’indicateur, après s’être reporté à des notes à peu près introuvables, où vous renvoyaient d’invisibles minuscules, que distinguaient à la loupe quelques rares initiés.
Pendant ses insomnies, entretenues par des changements de trains et de froids stationnements dans des gares abandonnées de Dieu et des hommes, Robert s’était appliqué à songer aux remontrances qu’il ferait au petit Orega, et en avait soigneusement ordonné le plan.
Une fois à Caen, il se fit conduire dans l’hôtel le plus en vue, où il trouva pour ses patrons un appartement suffisamment somptueux.
Toutefois, avant de le retenir définitivement, il demanda la communication avec Dinard, et se dit avec satisfaction qu’en attendant le moment de l’avoir obtenue, il aurait tout le loisir de savourer tranquillement son petit déjeuner du matin. Mais le dieu sournois du téléphone n’aime pas que l’on veuille pénétrer ses voies. Et Robert était à peine installé devant son chocolat, que le portier ouvrait la porte du restaurant, et annonçait que Dinard était à l’appareil.
— C’est M. Orega ? dit Robert dans la cabine.
— Oui, c’est moi.
— Ici M. Nordement… Je vous téléphone de Caen, de l’hôtel. J’ai trouvé ce qu’il vous faut comme appartement.
— Oui… Hé bien… Hé bien, ne le retenez pas… Oui… Madame et moi… nous n’avons plus le même avis… Nous demeurons encore à Dinard…
— Ah !… Que dois-je faire alors ?
… Hésitation…
— Allô !… fit Robert.
— Je suis là, fit M. Orega… Je suis là… Écoutez, monsieur Nordement, dites-moi à quelle adresse je puis faire parvenir une somme… une somme de mille francs, ou un peu davantage, si vous pensez que je vous dois plus… Madame et moi nous avons pris cette décision… que l’enfant devait abandonner ses leçons… qu’il valait mieux du repos pour la santé de ce petit…
Robert, étonné, resta sans répondre. Ce fut le tour de M. Orega de faire : Allô ! allô !
— Vous êtes là, monsieur Nordement ?
— Oui, Monsieur. Mais permettez-moi de vous dire que si vous êtes maître de faire ce que bon vous semble pour l’éducation de votre fils… je ne puis pas, moi, me séparer de vous sur cette simple raison. Il me faut d’autres explications que celle que vous me donnez. Vous reconnaîtrez vous-même qu’elle n’est pas suffisante.
Silence absolu dans l’appareil.
— Allô !… fit sévèrement Robert.
— Je suis toujours là, monsieur Nordement. Alors, je dois vous dire… je dois vous dire… le vrai… Un monsieur… que je connais… un ami, me dit que hier, pendant que nous étions, madame et moi, à la promenade, vous êtes allé à la boule avec l’enfant… et que là vous avez joué… C’est votre droit, monsieur Nordement… Toutefois, madame et moi, nous pensons que l’exemple n’est pas bon pour ce jeune garçon…
— Ah ! ne put s’empêcher de dire Robert, ce n’est pas exactement comme ça que ça s’est passé…
— Comment cela s’est-il passé ?
Robert, son premier mot de protestation lâché, s’était repris… Il s’était dit qu’il ne devait pas trahir son petit élève…
D’autre part, depuis quelques secondes, il avait le désir impérieux de rompre toutes relations avec M. Orega, pour qui il éprouvait une haine subite et définitive. Il se borna donc à ajouter, non sans sécheresse :
— Ça va bien, monsieur, ça va bien…
— Vous me comprenez un peu, monsieur Nordement ?
— Oui, je vous comprends, monsieur, ça va bien.
— Où dois-je vous envoyer la somme en question ?
— Nulle part, monsieur. Je n’ai pas fait votre affaire. J’estime que vous ne me devez plus rien.
— Ah ! je ne comprends pas cela de cette façon…
— C’est ma façon à moi de le comprendre… Vous réglerez, si vous le voulez bien, mes frais d’hôtel pour le temps que j’ai passé à votre service. Vous m’avez remis hier deux billets de cent francs pour mon voyage ici. Je prélèverai là-dessus les frais que j’ai eus, et, à la première occasion, je vous rembourserai le reste. Ou plutôt je vous le renverrai par la poste. Car il se peut bien que l’on ne se revoie pas tout de suite…
— Pourtant, monsieur Nordement, je ne puis admettre…
— Je l’admets parfaitement, monsieur… Au revoir, monsieur…
Et il raccrocha le récepteur. Il le décrocha ensuite pour dire : « Faites bien mes amitiés à Esteban… » Mais la communication était déjà interrompue avec Dinard. Et la voix de M. Orega était déjà remplacée par une voix campagnarde, qui, d’on ne savait où, demandait : « C’est la mairie de Bayeux ?… C’est la mairie de Bayeux ?… » et répétait cette phrase éperdue dix fois, quinze fois, dans un silence inexorable…
Tout compte vérifié, avec le peu d’argent qui lui restait au moment où il avait été engagé par M. Orega, Robert se trouvait avoir sur lui un peu plus de trois cents francs. Il n’y avait pas là de quoi tranquilliser un homme prévoyant.
Mais il s’était passé en lui, depuis quelques jours, un phénomène assez curieux.
Le fait de s’être détaché de sa famille avait déjà eu ce précieux avantage de le débarrasser d’une partie de la prévoyance un peu lourde qu’il avait acquise au foyer paternel.
Trois jours auparavant, il avait vu, pour la première fois de sa vie, le Destin intervenir directement dans ses affaires en le mettant sur le chemin de la famille Orega… Cette chance avait duré ce qu’elle avait duré : au moins avait-il été tiré d’embarras pendant trois jours. Depuis son enfance, il s’était borné à suivre l’Étoile familiale. Maintenant il lui semblait qu’il avait sa petite étoile à lui…
Sans situation sociale, il éprouvait une vague allégresse. Il s’avançait gaiement vers la brume de son avenir. C’était une brume blanche, éclairée d’une confiance juvénile.
Sa rupture avec la famille Orega le satisfaisait. Certes, il s’était senti un petit attachement d’amitié pour le jeune Orega. Tout de même, il ne déplorait pas qu’un brusque coup du sort l’eût séparé de ce personnage un peu trouble.
Évidemment c’eût été une tâche intéressante que d’essayer de le moraliser. Mais que d’aléa dans cette entreprise !
L’aventure de Concepcion, acceptée par Esteban avec tant d’innocence, n’eût sans doute pas trouvé, une fois divulguée, des appréciations très indulgentes dans l’opinion publique.
On aurait su que le précepteur était au courant de l’histoire… Somme toute, il valait mieux avoir semé tous ces gens-là, et chercher dans le vaste monde des compagnons de vie moins compromettants.
Voilà ce qu’il se disait en mangeant son chocolat refroidi. Et son bien-être moral eût été complet sans le petit ennui d’être obligé de donner contre-ordre à l’hôtel, et de prévenir la gérance que décidément il ne prenait pas pour le soir l’appartement qu’il avait à peu près retenu. Il se crut obligé, au bureau de la réception, de faire tout un récit, de raconter que « ses amis » n’étaient pas bien portants, et n’avaient pu quitter Dinard comme ils avaient cru. « Il est possible, dit-il, qu’ils m’envoient tout à l’heure une dépêche pour me dire qu’ils vont mieux, qu’ils se ravisent et qu’ils viennent tout de même… Mais n’immobilisez pas l’appartement… » Il partit ensuite, sa valise à la main, la tête très haute, après avoir remis au portier un pourboire tout à fait en disproportion avec les ressources d’un précepteur jeté brusquement sur le pavé.
Qu’allait-il faire ?
Rester à Caen ?
Pourquoi pas, après tout ?
Il valait mieux ne pas grever son budget du prix d’un nouveau billet pour se transporter en chemin de fer dans une autre ville, où ses chances de trouver une position n’eussent pas été plus nombreuses que dans « l’Athènes normande ».
Caen, avec ses cinquante mille âmes, offrait à peu près autant de ressources que la plupart des villes de France. L’enfant prodigue s’interdisait, bien entendu, tout séjour à Paris, où son père avait sa maison de commerce et son domicile d’hiver.
C’était décidé. Il resterait à Caen.
Seulement, sa valise était lourde. Il se dit que, s’il continuait à errer dans les rues avec ce bagage encombrant, sa destinée lui pèserait bientôt sur les épaules.
A un tournant de rue, il aperçut une enseigne : Pension de famille.
Autant s’arrêter là qu’ailleurs. Si l’endroit lui déplaisait, il ne serait pas forcé d’y rester.
Il se dirigea donc vers cet établissement de modeste apparence, que deux palmiers en caisse, de chaque côté de l’entrée, égayaient d’un exotisme un peu poussiéreux. Dans un petit salon encombré de chaises à colonnettes, de fauteuils où un velours usé alternait avec des bandes de tapisserie, il se trouva en présence d’une dame séculaire, qui sans doute ne devait comprendre qu’un français très ancien. Car, après l’avoir écouté quelques minutes, elle alla chercher un petit garçon, qui donna à Robert tous les renseignements utiles. Ils se réduisaient d’ailleurs à celui-ci : il n’y a plus qu’une chambre à louer, dans les combles.
Heureusement que le bâtiment n’avait que deux étages. Robert monta lui-même sa valise, car le petit garçon était déjà parti dans l’escalier, en avant-garde, et il pouvait difficilement la faire porter par la vieille dame.
Il ne semblait y avoir dans cette maison aucune espèce de personnel, et l’on se demandait même, dans les couloirs déserts et complètement silencieux, où les pensionnaires étaient passés.
Robert, en montant l’escalier, s’assombrissait d’avance, à l’idée des rideaux de reps qu’il allait trouver dans la chambre, de la toilette boiteuse, et du bec de lièvre du pot à eau…
O surprise ! le pot à eau était neuf, la toilette ne boitait pas, et si les rideaux de reps se trouvaient à leur poste, c’est que tout de même, il ne faut pas demander à la Providence de supprimer l’inéluctable.
Ayant posé sa valise, pris connaissance de son prix de pension, et bien spécifié qu’il y aurait une petite diminution pour les repas pris à l’extérieur, à condition de prévenir un peu à l’avance, Robert prévint tout de suite le petit garçon qu’il ne déjeunerait pas à la pension ce jour-là.
Il faisait beau temps, et il avait formé le projet de prendre le petit chemin de fer Decauville, qui s’en va si gentiment, le long du canal, pour gagner Ouistreham et la côte.
Robert, installé dans une baladeuse du petit train, faisait ses calculs. Il avait, en somme, son gîte assuré pour un peu plus d’une semaine. Il pouvait donc se donner vacance, par ce beau jour de septembre, et aller se promener au bord de la mer. A partir d’Ouistreham, où il était sur le point d’arriver, le petit train cesse d’être un train d’eau douce pour devenir un chemin de fer maritime le long de la côte, où il dessert Riva Bella, Hermanville, Lion-sur-Mer… Robert s’était dit : « J’irai le plus loin possible. » Mais le train fit à Ouistreham une station si prolongée, et si injustifiée en apparence, que le jeune homme, en appétit, décida de s’arrêter dans un petit restaurant tout blanc qu’il apercevait sur le port.
Station excessive du Decauville, désir de déjeuner, telles furent du moins les raisons qui apparurent à son faible entendement humain. Comment aurait-il pu savoir qu’à la terrasse de ce petit restaurant, le Destin, organisateur méthodique, avait installé un individu modestement vêtu, de quarante-cinq ans environ, qui — petit détail — « tenait » une assez forte cuite et qui, tout simplement, aiguilleur inconscient au service de puissances inconnues, était chargé de diriger le fils Nordement sur sa voie véritable ?
Robert était donc assis à cette terrasse, et avait commandé son déjeuner. En attendant, il avait accepté, par désœuvrement, l’apéro que lui proposait le garçon.
Il se trouvait à deux mètres de l’envoyé du sort, qui entra en matière de la façon la plus simple :
— Bonjour, monsieur, dit-il à Robert, en le regardant avec des yeux un peu mouillés.
— Bonjour, dit Robert avec courtoisie.
— Vous voyez un homme qui a quitté sa place, monsieur.
— Ah ! fit Robert, comme il aurait fait oh !
— Et pour quelle raison, monsieur, je vous le demande… Erreur d’une demi-mesure d’avoine dans mes comptes. En quatre mois de service, monsieur, une seule erreur ! monsieur, je vous demande, qu’est-ce que vous pensez de ça ? Le précédent employé qu’était avant moi, je veux pas seulement dire tous les hectos et les hectos qu’il a fait filer par la gauche, et ni connu, ni repéré. Suffit qu’il était en bons termes avec les garçons d’écurie. Des engeances, monsieur, des engeances, les garçons ! Moi qui leur disais ma façon de penser, monsieur, hé bien, merci ! ça n’a pas traîné… Tout de suite des rapports au patron, par derrière mon dos comme il s’ensuit. Alors, à la première erreur, sacqué, monsieur… Sacqué de ce matin.
Le garçon apportait un vermouth pour le jeune Nordement.
— Un autre pour monsieur, dit Robert.
— Merci, mon pote, dit l’individu, qui, du coup, vint s’asseoir à côté de Robert et commença à le tutoyer.
— Tu saisis… Moi, j’suis de c’pays d’faisans. J’suis d’Bagnolet, bien que né à Soissons. Ici, mon vieux, j’te dis, c’est tous faisans et arrangeurs. Moi, tu sais, j’m’en fais pas. Je te déclare qu’ils m’ont vu. J’fous l’camp à Paname. Je m’en vais voir un d’mes cousins, qu’est mon oncle, un brave homme qu’est gérant d’immeubles et de locations dans la rue d’Aubervilliers. Entre nous, mon vieux, c’est un brave homme, mais c’est un ballot. J’y coupe pas qu’il va s’mettre à m’engueuler, m’agrafer et me dire des reproches. Ça n’fait pas un pli. Je m’y attends et je l’laisserai dire. Quand il m’aura agrafé tout son saoul, il m’allongera un peu de blé. Et puis il me proposera sans doute de travailler à son truc. Alors moi, je r’fais ma position sociale, et j’em… oui… le père Gaudron.
— Le père Gaudron ? dit Robert.
— Oui, le patron d’chez qui que j’deviens. C’est l’marchand d’chevaux à Caen, près d’l’église. Moi j’y faisais le comptable. Le père Gaudron, tu peux me croire, c’est un ballot. Mais sa maison, y a pas d’erreur, c’est quéqu’chose. Cet’ maison-là, elle a été fondée dans son temps, par le papa au père Gaudron, qui, lui, était un type à la r’dresse. Alors maintenant l’usine marche par la force de l’habitude. On achète des bourrins, on en r’vend. Et puis y a un écuyer attaché à l’établissement. On donne des leçons d’équitation dans une petite cour qui fait manège. Avant la guerre, le patron, i f’sait même du cheval pour la boucherie. Des petits canassons d’l’Algérie que l’on f’sait venir par le bateau. Maintenant ce truc-là, c’est usé et c’est cuit. Avec le fourrage qui monte de prix, avec le transport qui ne descend pas, tu voudrais pas qu’on s’y r’trouve. Pour le moment, le Gaudron il est en train d’emmancher un nouveau truc de ce genre, mais cette fois avec des bidets de la Plata, des chevaux pie ç’qui s’appelle, tu sais, des blanc et noir, des blanc et jaune qu’on dirait camouflés avec de la peau de vache. Il aurait p’têt’ fini par m’emmener là-bas. Seulement, depuis quequ’temps, c’est un monsieur qui avait assez de ma fiole. J’voyais ça gros comme une maison. Tu sais, mon vieux, moi, c’est pas de la bleusaille. J’ai fait toute la guerre, embusqué, j’veux bien, mais j’l’ai faite tout de même. Et puis, embusqué, j’l’étais pas tant que ça, pass’que, j’te réponds, il y a bien des fois où c’est que l’on était dans des patelins plutôt arrosés. J’ai la croix de guerre… Non, j’la porte pas. J’suis pas pour ces trucs-là. J’aime mieux pas la mettre, d’abord pass’qu’ils m’l’ont promis, et jamais ils m’l’ont donnée. J’avais un officier, un appelé j’sais plus comme, un ballot, pour tout dire. Gorgin, qu’i m’interpelle, j’suis content d’toi, j’vas te citer. Et jamais j’ai rien vu v’nir.
Il s’égarait un peu dans ses souvenirs de campagne. Il avait pris un air rêveur.
— Un autre vermouth ? proposa Robert, qui commençait à avoir son idée.
— J’ai déjà un p’tit peu mon compte, dit le type. Avec moi, ça s’voit pas, pass’que ça s’voit jamais. Mais vaut mieux pas qu’j’abuse…
— Garçon, dit Robert, un vermouth pour monsieur.
— Hé bien, et toi ? dit l’invité.
— Moi, je n’en prends jamais qu’un. Et il m’en reste la moitié pour trinquer.
… Dis donc, fit Robert, après un certain effort pour tutoyer son nouvel ami… dis donc ? tu es absolument décidé à ne plus retourner dans ta place ?
— J’te dis qu’ils m’ont vidé, dit Gorgin. J’ai passé à la caisse ce matin. Et puis, tu sais, même qu’ils n’m’auraient pas renvoyé, que j’les mettrais tout de même, les bâtons. J’ai déjà mon bifton pour Paris, un retour que j’ai acheté une thune à un garçon d’hôtel. Et puis j’te dirai encore, puisque tu veux savoir, qu’à Pantruche y a ma gosse qui m’attend, un’ petit’ porteuse de pain tout ce qui y a de gentil, qui m’garde son cœur et sa fidélité pour moi tout seul, en couchaillant comme de bien entendu à droite et à gauche.
— Alors, qu’est-ce que tu dirais ? fit Robert après un instant de silence, qu’est-ce que tu dirais si j’allais me présenter dans ta place ?
— Toi ? dit Gorgin. T’as la touche d’un fils de famille…
— … Je ne suis pas bien avec ma famille, dit Robert.
— Mais, mon garçon, qu’est-ce qui t’empêcherait de tenter la chose ? A c’heure, le papa Gaudron n’a pas encore dégotté personne. Seulement, j’te dis une chose, tu peux toujours essayer, mais je serais positivement étonné si tu t’y maintiens, pass’que la boîte est impossible, surtout pour celui qui n’veut pas fricoter avec les garçons d’écurie. Et, tel que je te connais, je n’crois pas que ça soye dans tes goûts.
— Ce qui me gêne, dit Robert, c’est que je ne sais pas la comptabilité.
— Oh bien, mon vieux, tu la sauras toujours largement autant que moi qui te parle, qui a quitté l’école à treize ans, pass’que mes parents, que j’avais à l’époque, trouvaient que j’en savais bien assez pour un dernier d’la classe.
— Hé bien, dit Robert, j’ai envie de tenter l’aventure, et d’aller faire un tour par là… C’est près de l’église, dis-tu ?
— Tout le monde t’indiquera la maison. Seulement, mon vieux, un conseil en passant : t’y présente pas de ma part, j’ai peur que tu serais mal vu.
— Tu ne déjeunes pas avec moi ?
— J’ai déjeuné, mon vieux. Ah ! ça t’en bouche une fissure, pass’que j’ai pris l’apéro ? Mais moi, l’apéro, même deux apéros, j’suis un’ nature espéciale, ça m’fait la digestion, c’est-à-dire que ça m’ouvre l’appétit pour un’ nouvelle tournée… Mais, vois-tu, j’suis obligé de m’trotter… Avant de m’en aller du pays, j’voudrais encore dire deux mots à un’ petit’ bonich’ qui a son travail par là. Pass’qu’un’ fois à Paname avec ma gosse, c’est fini, j’suis bouclé. Chaqu’ fois que j’sors sans elle, en rentrant, ell’ me r’nifle la moustache. Au revoir donc, mon fils. Pour ta gouverne, je m’appelle Prosper Gorgin, et mon oncle çui que j’t’ai dit, c’est M. Gorgin Léopold, 37, rue d’Aubervilliers. Mais t’encombre pas de tout ça. Retiens simplement : Prosper, et t’inquiète pas avec le reste. Quand tu viens du boul’vard estérieur, le premier débit qu’tu vois, passé le coin d’rue, t’entres, et puis tu demandes Prosper. Demande à qui tu veux, le patron, la patronne, le garçon. Ils savent toujours où que l’on peut me trouver.
Robert crut poli de lui donner son nom et son adresse à la pension de Caen… Prosper en prit note sur un carnet fort sale à l’aide d’un petit morceau de mine de plomb peu complaisant.
Puis ils se serrèrent la main, et s’oublièrent pour la vie.
Ernest Gaudron fils, marchand de chevaux à Caen, occupait trois corps de bâtiment, le premier datant de Louis XIV, le second de la Restauration et le troisième tout neuf d’avant la guerre.
Le local s’était augmenté ainsi par des annexions successives. Le noyau était une vieille poste aux chevaux, où le grand-père Gaudron avait servi comme postillon. C’était le fils de ce dernier qui avait en réalité fondé la maison.
Ernest Gaudron, le fondateur, avait eu deux enfants. Le plus jeune était le patron actuel. La fille aînée avait épousé, vers 1897, un éleveur de moutons des environs de Bolbec, qui s’appelait M. Debousquet, nom honorablement connu, dont la première syllabe commençait déjà à se détacher sous l’action du temps, et de la considération publique.
Le fils de ce Gaudron, qui s’appelait Ernest comme son père, avait travaillé dans la maison sous la férule de cet homme formidable, large comme un foudre de champagne, et qui, la nuit, par ses quintes d’asthme, empêchait tout un quartier de dormir. On commençait à peine à s’y faire, comme à un bruit d’usine, quand il mourut presque subitement, ayant atteint l’apogée de sa gloire et le maximum de son poids.
Son fils, moins important de carrure, n’était au point de vue commercial que la bien faible effigie du fondateur. Mais la maison marchait sur sa lancée. Elle s’était bien défendue pendant la guerre. Et le patron pouvait aller impunément, l’été, passer presque toutes ses soirées au baccara de Cabourg.
Il était marié, mais sa femme ne l’accompagnait que rarement dans ses sorties du soir.
Il avait épousé cinq ans auparavant une demoiselle de Coutances, une orpheline, que beaucoup de personnes trouvaient fort belle, et les autres trop mince, trop blonde, trop sérieuse de visage.
Le ciel n’avait pas béni leur union. Peut-être le ciel les trouvait-il mal assortis. En apparence, ils étaient bien ensemble. Mais, d’après les domestiques, ils « ne se causaient » presque jamais.
Ernest n’avait pas de maîtresse attitrée. Mais on disait qu’il faisait la fête.
Tous ces renseignements furent fournis à Robert par la patronne expansive d’un petit café, où il avait fait halte avant de se présenter dans la maison Gaudron.
— Monsieur, j’ai appris par des personnes du quartier que vous cherchiez un comptable…
Ceci était dit dans une petite pièce claire, qui donnait de plain-pied sur la vaste cour d’entrée de la maison Gaudron. Assis au bureau, compulsant des livres, était assis un gros homme « assez chic », en complet gris de bonne étoffe anglaise. Il avait le visage rond et rasé, les cheveux blonds renvoyés en arrière, à l’argentine.
Robert vit dans cette large face accorte deux yeux bleus très clairs qui le regardaient.
— Je cherche un comptable ? Mais oui, monsieur, c’est exact. Mais je dois vous prévenir que la personne aura du mal à s’y reconnaître dans les comptes du zigoteau que j’ai renvoyé. C’était un phénomène… C’est vous, monsieur, qui voulez vous placer ?… Je dois vous dire tout de suite que je ne puis donner que quatre cents francs, et je me rends bien compte que ce n’est pas énorme par le temps qui court. Mais le travail que vous aurez ici pourra sans doute vous laisser du temps de libre. Il faudra, bien entendu, que vous soyez présent au bureau à tout événement. Mais vous pourrez y travailler pour vous, si vous trouvez en ville des copies, ou des rapports à exécuter… Si ça vous va comme ça, je vous demanderai quelques références…
Robert donna son nom et son adresse à Paris. Il avait bien l’impression que M. Gaudron lui ferait confiance et n’écrirait à personne. Aussi donna-t-il également le nom et l’adresse à Dinard des personnes chez qui, dit-il, il avait été placé comme précepteur.
— Alors, dit M. Gaudron, vous avez de l’instruction. Vous n’en aurez guère besoin ici. Mais, si vous avez de l’instruction, ceci me confirme dans l’idée que vous êtes un garçon comme il faut et bien élevé. La bonne éducation, ce n’était pas la principale qualité de votre prédécesseur…
Robert ne put s’empêcher de sourire…
— Pour les rapports avec les clients, continua M. Gaudron, je préfère avoir un représentant mieux élevé que M. Gorgin…
… Allons, allons, ajouta-t-il, je vous donnerai quatre cent cinquante pour commencer. La vie n’est pas bon marché… Et, si je vois que vous faites l’affaire, comme je suis menacé d’un voyage à la Plata, je ne serai pas fâché, dans ce cas-là, d’avoir ici quelqu’un de sérieux, pour mener la barque en mon absence…
— C’est trop beau, pensait Robert. Il doit y avoir un revers à cette jolie médaille.
C’était toujours sa coutume d’être mal à l’aise dans le succès.
— Ici, ajouta le patron, vous aurez affaire à des garçons d’écurie plus ou moins scrupuleux…
Ah ! voilà le point délicat, pensa Robert, mais M. Gaudron continuait…
— Vous veillerez à ce que ces bonshommes-là ne me volent pas trop. Veillez-y avec indulgence, car je ne tiens pas à m’en séparer. Vous devez savoir le mal que l’on a à trouver du monde. Si je mets dehors un garçon qui m’estampe, je le remplacerai par un autre qui m’estampera davantage. L’important, voyez-vous, est que ça ne soit pas scandaleux. Le nommé Gorgin m’empoisonnait la vie avec des ragots sur l’un et sur l’autre. Ce qu’il pouvait avoir une platine, ce gars-là ! Et avec ça, huit jours sur sept, un coup de sirop en trop. J’ai sauté sur le premier prétexte venu pour m’en débarrasser.
La cloche Gaudron et la cloche Gorgin ne rendaient décidément pas le même son…
Tout en parlant, le patron s’était levé. Il avait pris un chapeau melon gris et une canne en bambou.
— Ce bureau est votre domaine. Tout ce que je demande, c’est de vous laisser tranquille. Venez faire un tour avec moi dans les écuries, que le personnel fasse votre connaissance. Chemin faisant, je vous mettrai au courant de ce que seront vos fonctions.
Il est charmant, ce monsieur, pensa Robert. Et pourquoi la patronne du petit café, soi-disant le reflet de l’opinion publique, le voit-elle tellement au-dessous de son père ?… Ce garçon-là me fait l’effet de quelqu’un…
Il devait se rendre compte, par la suite, que M. Gaudron n’était pas ce qu’on pouvait appeler un homme supérieur. Il avait vu de lui en dix minutes exactement tout ce qu’il y avait de bon en lui, son affabilité, sa rondeur, une netteté de conception qui ne s’appliquait jamais à aucune conception. De plus, M. Gaudron impressionnait ses interlocuteurs d’un quart d’heure en énonçant de sages principes, qu’il ne mettait jamais en pratique.
C’est ainsi qu’il aimait à répéter qu’il fallait avoir l’œil au grain. Mais il répétait surtout cette phrase énergique aux heures où il n’y avait aucune espèce de grain en perspective ; somme toute, sa préoccupation inconsciente et secrète était de ne jamais s’occuper de rien.
Il adorait « s’atteler » à de nouvelles affaires, afin d’avoir une occasion de négliger les affaires en train. Sa vigoureuse et joviale paresse lui faisait toujours préférer les projets aux entreprises.
De la cour d’entrée, Robert et lui passèrent dans une cour intérieure, où tournait à cheval une élève du cours d’équitation, une jeune file anémique, avec moins de dispositions et encore moins de mamelles que n’en montrait l’antique Amazone. Au milieu de la cour, un stick sous le bras, se tenait le professeur d’équitation, un jeune homme blond, très sûr de lui-même et qui consacrait sa vie au polissage de ses ongles.
— J’ai à la maison, dit M. Gaudron, un vétérinaire, qui n’est pas là aujourd’hui. C’est un homme très à la page. C’est lui, M. Raulot, qui me remplace quand je m’absente, s’il se présente un client de hasard pour acheter un cheval. Mais la plupart des affaires, c’est moi qui les traite directement avec les clients de la maison qui se fournissent ici depuis un demi-siècle et plus, soit des rentiers du pays, soit de grosses Compagnies de transport de Paris ou des départements. J’ai, en plus de ça, trois acheteurs, qui vont chez les éleveurs, et qui font les foires des alentours… et quand je dis les alentours, je veux dire jusqu’à soixante lieues d’ici.
« … Vous, vous n’aurez qu’à vous occuper des comptes. Quand il nous vient des chevaux de sang, c’est M. Raulot, le vétérinaire, qui vérifie les signalements sur les papiers. Mais tant que les bêtes sont dans la maison, il vous remet ces papiers entre les mains, et c’est vous qui en avez la garde.
« … La grosse affaire pour vous, c’est la nourriture des chevaux. Tout ce qui concerne le fourrage est de votre ressort. Et je vous assure que ça représente quelque chose. »
Puis M. Gaudron fit visiter les écuries à son nouveau secrétaire. Il y en avait de deux sortes : les plus modernes, composées de boxes, où se trouvaient les chevaux de sang, sous la surveillance d’un jeune homme assez convenable, guêtré de houseaux. M. Gaudron ne lui parlait qu’anglais, bien que ce fût un jeune Belge, et que tous deux parlassent l’anglais avec une certaine difficulté.
Puis, ils passèrent dans les vieilles écuries, où des chevaux de trait étaient installés entre des bat-flanc à l’ancienne mode. Robert y retrouvait les écuries régimentaires, avec leurs grincements de chaînes, et le bruit plus sourd de l’avoine écrasée entre les lentes molaires.
Des palefreniers du bon vieux temps circulaient, fourches en mains, très en guenilles, et poussaient leurs « euh oh » familiers, qui semblaient sortir d’un goulot de bouteille.
Les magasins à fourrages impressionnèrent vivement le nouveau comptable de la maison Gaudron. Le patron lui expliqua alors plus précisément en quoi consisteraient ses attributions.
Le travail ne faisait pas peur à Robert. Mais il retrouvait cette crainte perpétuelle d’être « agrafé », qui l’avait tant obsédé au régiment. Il ne s’était pas encore aperçu que M. Gaudron était le plus débonnaire des maîtres. Pourtant, au fur et à mesure que se continuait la visite, il avait de plus en plus l’impression qu’il ne se trouvait pas dans une maison hostile. Un sentiment d’aise l’envahit, qui ne fut gâté que par une invitation à dîner, que M. Gaudron lui fit brusquement pour le soir.
Il la lui fit sur la porte d’entrée, au moment où il s’en allait, à la minute même où Robert se disait : « Je vais être tranquille. L’officier de semaine quitte le quartier. »
Le patron paraissait d’ailleurs assez gêné de l’inviter aussi vite. On aurait pu le sentir à la brusquerie cordiale avec laquelle il lui dit :
— Monsieur Nordement, sans façons, voulez-vous me faire l’amitié de dîner ce soir chez moi dans l’intimité, avec ma femme et moi ?…
« … Vous m’excuserez seulement si je vous quitte d’assez bonne heure. Car j’ai un rendez-vous dans la soirée… au Casino de Cabourg. »
A la réflexion, Robert se dit que cette invitation, c’était peut-être pour son patron un bon moyen de plaquer Mme Gaudron en la laissant en compagnie d’un invité.
Mme Gaudron ?
Il pensait un peu à Mme Gaudron…
Dès le moment où il avait entendu dire que M. Gaudron était marié à une belle dame blonde, un sournois petit espoir romanesque était entré en lui.
Il l’avait repoussé tout de suite par cette habitude de sagesse bourgeoise, qui nous interdit de faire fond sur l’exceptionnel.
Tout de même sa raison héréditaire ne lui interdisait pas la curiosité.
Il fallait la voir, cette personne mince, à l’air sérieux… Alors l’espoir romanesque revenait à la charge, et, avec les pinceaux de l’imagination, essayait de lui faire le portrait de la belle inconnue…
L’après-midi fut employé à remettre en ordre une partie des comptes en pagaïe de Prosper Gorgin.
Sa journée terminée, Robert rentra à sa pension pour faire un bout de toilette. Il y avait déjà fait un saut dans l’après-midi pour dire qu’il ne rentrerait pas dîner, et il avait été frappé encore une fois de l’aspect désertique que présentait ce family house archicomble.
Mais, à l’heure du repas du soir, il vit que la maison s’était peuplée comme par enchantement. Il avait traversé la salle à manger, où se nourrissaient des gens qu’il n’examina pas séparément. Mais l’ensemble lui inspira une aversion enfantine, et la résolution très nette de ne jamais manger en cette compagnie. Le service était fait par un homme et une femme qu’il n’avait pas vus le matin. Peut-être à ce moment-là étaient-ils employés à des travaux champêtres, qui n’avaient pas suffi à tarir leur abondante transpiration.
Robert se hâta de s’habiller pour se rendre au domicile du marchand de chevaux.
La maison où habitait M. Gaudron n’avait certainement jamais été neuve. Les larges marches de l’escalier de pierre étaient affaissées comme des coussins de velours, et l’on était surpris de voir cette vieille et ample cage d’escalier, sous la simple pression d’un bouton anachronique, s’emplir d’une lumière bien égale. Il eût fallu, dans d’épais chandeliers de cuivre, des chandelles fumeuses versant des larmes de suif, et agitant de lourdes ombres à chaque pas des serviteurs. Mais on comprenait cependant que des gens, qui habitaient là à demeure, eussent fait passer ce souci de l’harmonie au second plan.
Robert, qui ne se connaissait pas en meubles, se dit que le mobilier du salon offrait peut-être un grand intérêt. Pourtant, si peu compétent qu’il fût, les tableaux qu’il vit au mur ne lui inspirèrent pas confiance dans le goût de ses hôtes. C’étaient des paysages, états d’âmes indifférents d’artistes médiocres, dans d’importants cadres de cuivre. A un coin de la toile, on n’avait pas manqué de laisser, pour éblouir les visiteurs, un numéro d’exposition.
Mais, toutes ces petites observations, il les fit bien distraitement et sans y attacher d’importance. Grâce à ce beau soir de septembre, le romanesque s’était à nouveau emparé de son âme. Et il n’avait plus que cette pensée en tête : je vais voir Mme Gaudron…
Par où arriverait-elle ? Il y avait trois entrées plausibles.
Comme cette apparition ne se produisit pas tout de suite, il quitta impatiemment la réalité trop lente pour s’élancer très en avant dans un avenir de rêve, recréa à nouveau le portrait de Mme Gaudron pour se promener avec elle, tendrement enlacés au bord de la mer, et fut tout surpris de voir devant lui une personne totalement différente, qui était entrée il ne sut jamais par où. Cette personne n’était pas spécialement mince, elle était moins blonde que sur son signalement, et sa beauté ne le pétrifia point. Il s’était levé, s’attendant à ce qu’on le fît rasseoir pour une conversation préliminaire… Mais la dame dit simplement : « Monsieur, si vous le voulez bien, nous allons passer tout de suite à table, car mon mari m’a demandé de dîner de bonne heure. »
Robert suivit Mme Gaudron dans la salle à manger.
Il se disait : « Voilà. Je ne suis qu’un invité sans importance, le nouveau secrétaire à qui on fait la politesse de le nourrir le jour de ses débuts. L’aventure de ma vie n’est décidément pas de ce côté-là. Et, au fond, c’est bien plus agréable ainsi… J’ai une bonne place où je suis bien tranquille. Cette dame ne m’intéresse pas. Le monsieur est bien mieux. C’est un bon garçon. Je serai l’ami du mari et ne me soucierai pas de la femme. »
Toutes ces réflexions se succédèrent beaucoup plus rapidement, presque instantanément, comme les péripéties d’un rêve se précipitent à l’approche du réveil.
M. Gaudron entrait au même moment dans la salle à manger. Il serra la main de Robert, sans beaucoup le regarder.
— Fabienne, dit-il à sa femme, réjouissez-vous. J’ai reçu un mot du carrossier, et vous aurez la limousine dimanche pour aller à Coutances.
Le potage était déjà dans les assiettes. Un grand jeune homme pâle faisait le service. Il portait l’habit noir d’un prédécesseur plus large d’épaules.
Pour occuper le silence, et avec une lenteur de débit que justifiaient à la fois le peu d’intérêt du sujet de la conversation et la chaleur du potage, Mme Gaudron se mit à parler à son mari d’un certain nombre de diverses personnes — parents ou amis — qui défilaient devant Robert sous la simple étiquette de leurs prénoms…
— Vous savez qu’Émile et Gustave n’ont pas insisté…
— Le contraire m’eût étonné, dit M. Gaudron.
— Après ce qui s’était passé avec Irma, c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire.
— Tout cela n’est pas de nature à faire plaisir à Édouard, dit M. Gaudron.
Robert trouvait ses hôtes un peu impolis de le laisser ainsi en dehors de leur entretien. Il ne songeait pas que si M. et Mme Gaudron parlaient ainsi d’Émile, d’Édouard, de Gustave et d’Irma, c’étaient qu’ils ne savaient que dire à Robert.
D’ailleurs, quand ils se turent, le silence parut plus insupportable encore… et Robert en regretta presque le défilé de prénoms, d’autant que désormais il avait sa part de responsabilité dans la chute de la conversation.
Une banquise de glace emprisonnait peu à peu les trois convives. Ce fut Mme Gaudron la plus déterminée. Elle brisa cet épais silence avec ce qui lui tomba sous la main.
— Vous connaissez Caen, monsieur ?
— … Non, madame… c’est-à-dire oui… J’y étais passé deux ou trois fois en auto…
Il prit un air intéressé, comme s’il revivait avec attendrissement des souvenirs de voyage…
— Je connais surtout la Seine-Inférieure, les environs de Dieppe, Puys, Pourville, Martin-l’Église…
— Ce sont des pays charmants, dit madame Gaudron, d’un autre caractère que les paysages ici…
Étretat et ses environs furent aussi d’une ressource excellente…
— J’adore la Normandie, fit Robert d’un ton pénétré.
Les pays pittoresques, les beaux sites, les vieilles églises, s’ils entendent les éloges qui leur sont décernés dans les conversations mondaines, auraient tort de les prendre absolument à la lettre, et de ne pas faire la part, chez les louangeurs, du désir qu’ils ont de prouver leur sensibilité d’artistes, ou simplement d’alimenter l’entretien.
— Du côté de Mézidon, fit M. Gaudron, dans le pays d’Auge, c’est la vraie Normandie.
Ce n’était pas évidemment la première fois, que dans un repas d’amis, il risquait cette assertion, qui n’avait en somme rien d’audacieux.
Maintenant l’honneur était sauf, et l’on savait que la conversation ne risquait plus de chômer. On avait un bon stock de souvenirs d’auto. Il n’y avait qu’à laisser cette réserve de côté, à tout événement.
Le repas était simple, mais honorable. On servit un poisson et des perdreaux. M. Gaudron fit monter deux vins de choix, sur lesquels il fit une petite conférence. Robert en fut flatté et but de ces vins presque avec plaisir. En fait, il était encore moins compétent en vins qu’en meubles anciens. Il y avait une cave chez les Nordement ; le père de Robert avait habitué ses enfants à la considérer comme une des premières du monde. Mais Robert avait remarqué à la longue que certains éléments d’appréciation, tels que le prix d’achat, viciaient un peu le jugement paternel.
Ainsi un lot de vieux Sauternes, acquis au cours d’un voyage, à la vente après décès d’un hôtelier, passa longtemps dans la famille Nordement pour une occasion fabuleuse, jusqu’au jour où un vrai connaisseur s’inscrivit nettement en faux contre cet enthousiasme.
Mais si Robert était sans autorité comme dégustateur, il n’était pas insensible à l’influence brutale des liquides alcoolisés. Vers la fin du repas, un certain attendrissement modifiait sa façon de penser sur les choses et les êtres. Et, du clan qui discutait la beauté de Mme Gaudron, il passa insensiblement dans celui de ses admirateurs.
Fabienne était bien la dame un peu sérieuse dont on lui avait parlé… Mais son visage ne revêtait pas perpétuellement la même gravité… A certains moments, un gentil petit éclair de gaîté ironique passait furtivement dans ses yeux. Et c’était alors une tout autre personne.
… Les espoirs romanesques avaient reparu… C’est qu’aucune rebuffade ne les décourage. Ils ne sont jamais loin du seuil ; ils attendent patiemment, pour rentrer dans la place, que se relâche un peu la surveillance du gros bon sens et de la froide raison.
On servait le café à table, sans façons. M. Gaudron fit une petite déclaration à ce sujet, à l’éloge de la cordialité. Puis il tira sa montre.
— Vous m’excusez, monsieur Nordement. Mais je vous avais prévenu… J’ai un rendez-vous important à Cabourg.
Ce fut le signal, pour le petit éclair d’ironie, d’apparaître dans les yeux de Mme Gaudron.
— Un rendez-vous de la plus grande importance. On l’attend à la grande table du cercle pour des bancos qui ne souffrent aucun retard…
— Voilà que vous dévoilez mes vices devant mon nouveau secrétaire. Que va-t-il penser de moi ? Or, il se trouve que justement, ce soir, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
— Allons, allons ! dit cette femme incrédule…
— Je vous assure…
— Ne m’assurez de rien. Et allez à vos affaires. Monsieur me tiendra compagnie.
M. Gaudron prit congé immédiatement. Il faut profiter sans retard d’une permission, même donnée de mauvaise grâce. Car l’autorité qui nous l’accorde peut très bien la révoquer avant que nous ayons passé la porte.
Robert et Fabienne s’en allèrent ensemble dans un petit boudoir que le jeune homme trouva meublé avec un goût exquis. Mais il était encore sous l’influence des vins généreux, et pas du tout en humeur de critique.
— M. Gaudron est vraiment un homme excellent, dit-il pour dire quelque chose. Il lui fallait un sujet de conversation qui présentât un petit caractère d’intimité. Il n’y en avait pour le moment guère d’autres à choisir en dehors du mari de cette dame, leur seule connaissance commune.
« Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, a dit l’auteur des Maximes, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes ».
Robert n’osait pas encore parler de lui-même à Mme Gaudron. Fabienne ne pouvait parler d’elle-même à Robert. Il était donc de première nécessité, pour les deux interlocuteurs, de se mettre à juger de concert des gens de connaissance. On y trouve des occasions de prouver la sûreté de son jugement. C’est aussi une manière indirecte d’affirmer, sans avoir l’air d’y toucher, sa supériorité sur autrui.
Les deux causeurs se placent sur une sorte de piédestal d’où ils regardent ensemble tous ceux qui les entourent. Alors on se découvre fatalement des idées semblables, des sensations communes. Tout cela n’a rien de prémédité. C’est un instinct de rapprochement qui travaille ce monsieur et cette dame, et qui agit plus sûrement, avec moins de gaffes, qu’un pauvre petit calcul intelligent.
— Oui vraiment, avait dit Mme Gaudron, Ernest est un excellent homme. Et quand on le compare aux gens que nous avons l’habitude de voir ici…
— Vous ne les aimez pas beaucoup ?
— Je les ai en horreur. Ce sont des gens convenables, bien entendu, comme il faut, pas plus bêtes que d’autres, mais pas plus spirituels non plus. Je n’ai pas d’amis dans la société d’ici. Je ne crois pas que j’y sois particulièrement aimée.
Il s’efforça de mettre dans l’expression de son regard de la protestation contre une assertion pareille, de l’indignation contre les gens de Caen, sans se départir toutefois de le discrétion qu’imposait une première entrevue avec une femme du monde. Mais le temps matériel lui manqua pour se composer un regard qui exprimât tant de choses à la fois. D’ailleurs Mme Gaudron continuait l’exposé de son état sentimental…
— J’avais une compagne d’enfance, pour qui j’avais une affection profonde. Mais elle s’est mariée et habite Paris. On s’écrit, mais ce n’est plus du tout la même chose.
Ce fut pour Robert une excellente transition pour parler de Francis Picard, et, en faisant l’éloge de l’ami défunt, de se monter lui-même en épingle. Car n’était-il pas l’ami d’élection de ce jeune homme plein de qualités, et si sévère de goût pour choisir ses camarades ? En même temps, la façon tendre et profondément sincère dont il parlait de ce pauvre garçon attestait chez lui une sensibilité peu ordinaire. Fabienne renchérit sur les qualités de sa compagne d’enfance. Au bout d’un instant ils avaient l’air de deux veufs d’amitié, en pleine confidence… Ils avaient évidemment besoin, l’un et l’autre, d’être consolés. D’ailleurs, ce que Robert attendait de Fabienne, c’était simplement — il en était bien sûr — des consolations de pure amitié.
A mesure que la conversation s’avançait, il se fortifiait dans cette impression que Mme Gaudron était hors de son atteinte, et cette constatation le rassurait. Car son désir d’aventures était toujours combattu par la crainte d’avoir à agir. Ce n’était pas « un type dans le genre » de Guillaume de Nassau, dit le Taciturne, qui affirmait robustement qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Robert avait besoin d’espoir sérieux pour se lancer dans une conquête. Or, pour le moment, l’espoir le laissait tranquille et ne l’obligeait pas à l’effort de l’entreprise… Fabienne, la charmante Fabienne serait sans doute pour lui une amie, une compagne de pensée. Elle remplacerait Francis Picard, avec un visage plus avenant. Mais, entre elle et lui, pouvait-il être question d’amour ? Il se répondait nettement : jamais.
Pourtant, quand il rentra le soir dans sa chambre, qui lui parut plus agréable que le matin, il était bien enfiévré pour un jeune homme sans espoir. Il ne put se coucher tout de suite. Il se mit à table pour préparer le petit billet sec qu’il enverrait le lendemain à sa famille, l’envoi protocolaire d’un millier de baisers… Mais il n’écrivit pas sa lettre à ses parents, et remplit toute une page avec ces trois mots, qu’il répétait trente fois, comme un modèle d’écriture :
… J’aime Fabienne… J’aime Fabienne…
Puis, après avoir brouillé tous ces « J’aime Fabienne » d’un gribouillis informe, il craignit de ne pas les avoir rendus suffisamment méconnaissables. Il déchira en tout petits morceaux cette feuille de papier si compromettante et faillit mettre le feu à la maison en les brûlant dans une cheminée qui n’avait pas été ramonée depuis dix ans.
Un mari complaisant n’aurait certes pas aussi bien favorisé les rencontres de Fabienne et de Robert. Car un mari complaisant n’aurait jamais eu pour cela assez de cynisme.
Mais Ernest Gaudron y mettait une innocence sans borne.
Il savait bien, d’après une légende fortement établie et maintes fois justifiée, qu’il est dangereux d’admettre un jeune homme dans l’intimité d’une jeune femme.
Mais il avait une confiance absolue dans la vertu de Fabienne, et, en plus, une certitude vigoureuse que lui, Ernest Gaudron, ne serait jamais trompé.
Pourtant il avait eu deux ou trois fois l’occasion, au cours de sa vie de célibataire, de tromper des amis avec leurs femmes. Mais les autres, c’étaient les autres, et lui c’était lui. Cette foi en son étoile ne l’avait jamais abandonné dans la vie, et continuait à lui faire perdre beaucoup d’argent au baccara.
C’était aussi son caractère de défier l’opinion du monde par une espèce de bravade. Il ressemblait à beaucoup d’autres imprudents, qui, pour ne pas avoir peur de leur imprudence, préfèrent en tirer un certain orgueil.
Robert ne resta pas trois jours dans sa pension de famille… Ernest Gaudron, qui était de plus en plus enchanté de la probité certaine et de l’intelligence indéniable de son nouvel employé, prétendit qu’il n’était pas assez en contact avec lui. Il y avait dans la maison une chambre d’ami. Il fallut à toute force y installer Robert.
Le jeune Nordement ne pouvait pas décliner cette aimable invitation. Faut-il le dire ? Il n’en fut pas enchanté.
Il était heureux de voir de temps en temps Fabienne, mais il se demandait si ce ne serait pas un bonheur fatigant d’être constamment auprès d’elle. Il pensait à l’ennui de la « perpétuelle mise en scène » dont parle Verlaine. Il sentait bien qu’il plaisait à la jeune femme, mais cette impression favorable qu’il produisait sur elle, ne risquait-elle pas de se gâter, quand elle le verrait plusieurs heures par jour ? Il avait certes confiance en lui, mais se défiait de lui-même presque autant.
Depuis son entrée dans la maison, il avait passé toutes ses soirées avec Fabienne, et M. Gaudron ne fut jamais plus assidu au Casino de Cabourg. Bien entendu, le lendemain du jour où il avait fait sa connaissance, il avait raconté toute sa vie à Mme Gaudron.
Elle savait maintenant qu’il était un enfant prodigue.
Il lui avait dit pourquoi il avait quitté sa famille, et comment ses parents avaient voulu lui faire épouser Mlle Ourson. Pourtant, sans s’en apercevoir, il mentit un peu, et fit de cette jeune fille un portrait légèrement flatté.
Mme Gaudron, en écoutant ce récit, aima à se donner un air maternel précoce. Comme mère, elle ne risquait pas d’être prise au sérieux, car elle n’aurait pu enfanter Robert qu’à l’âge de trois ans.
Elle demanda gravement au jeune homme s’il avait bien réfléchi, s’il n’avait pas cédé à un coup de tête…
Il lui répondit d’un air viril que son acte avait été profondément mûri. Ce qui fit un double plaisir à Fabienne : elle vit qu’il n’était pas question pour lui de retourner au Vésinet ; et, en même temps, elle constatait que ce n’était pas un étourneau frivole et que l’on pouvait attendre de lui de durables sentiments.
Il la consulta sur un point important : fallait-il écrire tout de suite une lettre décisive à sa famille ?
Son désir à lui eût été d’ajourner encore cette explication fatale.
Les femmes, au rebours des hommes, sont rarement disposées à ajourner les démarches. Les hommes détestent ataviquement les résolutions à prendre. Au cours de longs siècles de liberté et de responsabilité totale, ils ont trop souvent connu l’ennui d’être obligés d’agir.
Fabienne dit donc à Robert :
— Il faut écrire à vos parents…
Elle ne lui disait plus : monsieur Nordement. Elle ne l’appelait pas encore Robert tout court. Alors elle ne lui donnait aucun nom. Lui non plus d’ailleurs. Quand ils s’interpellaient, ils remplaçaient les noms absents par un petit ronronnement imperceptible.
— … Hon hon… il faut écrire à vos parents. Il faut leur dire nettement votre façon de penser sur ce mariage.
— Oui, fit Robert, je comprends. Je me suis dit déjà que, du moment qu’ils avaient engagé des pourparlers avec les Ourson, il valait mieux ne pas laisser lesdits Ourson s’emballer sur des espérances, que je suis décidé à ne pas réaliser.
« … Quand je dis qu’ils s’emballent, se hâta-t-il d’ajouter, ce n’est pas à moi que je songe. Mais je sais que le père Ourson, dont la grosse fortune est récente, désirerait beaucoup s’allier à ma famille, qui est honorablement connue…
(Ceci dit sans en avoir l’air. Mais il n’était pas fâché de donner en passant cette petite indication…)
« … Je peux très bien, continua-t-il, écrire tout de suite à mes parents que j’ai renoncé à unir mes jours à ceux de Mlle Ourson… Mais ce qui m’ennuie, c’est qu’ils vont discuter, insister, essayer encore de me convaincre. Ils sont même capables, du moment que je ne reviens pas, de venir me relancer ici. Or je tiens à ce qu’ils me laissent tranquille… »
Ils arrêtèrent ensemble un projet de lettre. Robert écrirait à ses parents que s’il ne leur donnait pas son adresse, c’est qu’il ne voulait pas discuter avec eux. Il continuerait, leur dirait-il, à faire du tourisme en chemin de fer pendant quelque temps encore. Il enverrait des cartes postales pour que l’on fût au courant de sa santé. Et il trouverait bien le moyen d’avoir de leurs nouvelles sans qu’ils eussent à lui écrire.
Sur ce dernier point, en effet, il avait déjà son idée. Il donnerait sa véritable adresse à un cousin dévoué qui ne le trahirait certainement pas. Ce cousin allait tous les dimanches faire le bridge au Vésinet avec M. Nordement. Il tiendrait Robert au courant de l’état de santé de sa famille.
Il écrivit donc la lettre à ses parents sous les yeux de Fabienne, qui lui donnait de petits conseils très justes et très fins pour modifier certaines expressions.
Ils prirent tous deux un grand plaisir à ce travail en commun. Robert connaissait pour la première fois de sa vie le charme de ce qu’il appelait encore une amitié féminine, à peine troublée par des petites émotions, telles que le frôlement de quelques cheveux fins sur sa tempe.
Elle lui conseilla un post-scriptum particulièrement tendre pour amortir l’effet un peu brutal de cette lettre. Il fallait dire à ses parents qu’il les aimait beaucoup.
Il écrivit docilement :
« Vous savez, chers parents, que je vous aime beaucoup… »
— Oh ! dit Fabienne, ça ne suffit pas !
Après une seconde d’hésitation, elle lui dicta :
« Chers parents, vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde… »
— Non, dit Robert, je n’écrirai pas cela.
— Pourquoi ?…
— Parce que…
Petit silence. Il ne la regardait pas, et ne la vit pas rougir. Elle lui dit, très vite, quand sa gorge se fut desserrée un peu :
— Alors écrivez ce que vous voudrez…
… Ils pensaient l’un et l’autre qu’ils étaient des êtres très droits. Fabienne avait beaucoup d’affection pour son mari, Robert de la reconnaissance et une bonne grosse sympathie pour ce bon gros homme. Ils étaient décidés dans le fond de leur cœur à ne jamais le tromper.
Une volonté ne triomphe pas toujours d’une volonté contraire qui lui résiste. Mais quand deux volontés se liguent ainsi, il arrive qu’elles ne constituent pas à elles deux une barrière absolument solide.
Précisément parce qu’elles s’appuient l’une sur l’autre, parfois un léger fléchissement de l’une d’elles entraîne l’écroulement de toute la barricade.
Pour que, vis-à-vis de ses parents, le secret de la résidence de Robert fût bien gardé, il valait mieux que les lettres qu’ils recevraient ne portassent pas le cachet de la poste de Caen. La lettre que Fabienne et Robert avaient écrite en collaboration avait été mise au bureau de poste d’une localité normande sise à une trentaine de kilomètres du chef-lieu… Il fut décidé que chaque fois qu’il écrirait à ses parents, on procéderait de la même façon et que les deux jeunes gens s’en iraient en limousine pour aller chercher chaque fois, dans un rayon d’une dizaine de lieues, un bureau de poste différent… C’était un but de promenade qui varierait ainsi de la façon la plus agréable.
Robert, chez M. Gaudron, était installé au deuxième étage. M. Gaudron et sa femme avaient chacun une chambre au premier.
La chambre de Robert donnait sur une cour plantée d’arbres, où se trouvait l’écurie particulière de M. Gaudron. Ernest avait deux autos, mais il devait à sa profession de marchand de chevaux de ne pas abandonner la traction animale. Il gardait donc, pour la tradition, deux chevaux rouans, du Merlerault, qu’il promenait bien ostensiblement, attelés à un phaéton, à travers la ville. Mais, dans son for intérieur, il donnait la préférence à l’automobile. Il avait donc deux voitures, une torpedo considérable, qui faisait surtout le service du baccara, et une belle limousine pour Fabienne, à qui le vent brutal était désagréable.
C’était cette voiture qui, tous les deux jours, emmenait Fabienne et Robert dans la campagne.
Ernest disait à déjeuner :
— Est-ce que vous sortez cet après-midi, pour que je prévienne le chauffeur ?
— Oui, disait Fabienne, nous avons une lettre à envoyer au Vésinet.
On avait mis Ernest au courant de la véritable situation sociale de son employé. Et cette histoire l’avait amusé énormément. Séance tenante, aussitôt qu’il avait appris que son jeune secrétaire était d’une famille très aisée, il l’avait augmenté de quatre cents francs. Robert, logé et hébergé chez son patron, avait donc près de neuf cents francs par mois pour son entretien, son argent de poche, et les goûters qu’il offrait à la campagne à Mme Gaudron.
Il était tout de même gêné des libéralités d’Ernest, bien qu’il n’eût encore à se reprocher aucun acte d’ingratitude caractérisé… Il apaisait sa conscience, en « en mettant » tant qu’il pouvait quand il était à son travail. Il arrivait tous les matins au bureau à huit heures précises. Ce qu’il avait à faire n’exigeait aucun génie ; il ne fallait pour cette besogne qu’une application facile et minutieuse, sans effort véritable, et dont s’accommodait à merveille son tempérament un peu paresseux.
Ernest Gaudron ne mettait jamais le nez dans les livres de Robert. Il aurait pu faire une constatation qui l’aurait fortement étonné : c’était qu’il était beaucoup moins volé par son personnel qu’il n’avait de tendances à le croire.
Comme dans beaucoup de maisons de commerce, les dépenses étaient plus élevées qu’on ne l’avait prévu. Car il est rare que le calcul des frais, fait à l’avance, ne soit pas très optimiste. L’affaire est moins avantageuse qu’on l’avait espéré. Alors le négociant préfère supposer qu’il y a du coulage, et, pour garder une bonne opinion de son sens commercial, adopter une fâcheuse opinion de l’humanité.
Robert se disait parfois : les gens de la maison vont me détester, car je serai leur surveillant. Ils s’en vengeront en faisant des ragots sur moi, et sur Fabienne.
Mais il s’aperçut qu’il ne les gênait guère, car leurs petits « rabiotages » étaient insignifiants.
Il s’aperçut aussi que les palefreniers s’occupent peu des affaires sentimentales de leur prochain. Un petit verre, le plus souvent possible, et, de temps en temps une aventure sensuelle, brutale et sournoise, avec une personne du sexe… ils n’en demandent pas davantage à la destinée.
Quant au professeur d’équitation, il vivait dans un domaine étroit, où le confinait l’amour de lui-même, et le souci de la propreté de ses ongles.
Robert pouvait donc impunément, sans faire jaser le personnel, s’en aller tous les jours en promenade avec Fabienne. Des gens de la ville auraient pu y trouver à redire. Mais la limousine était très discrète, et les deux amis gagnaient très vite la campagne.
Cependant cette intimité de tous les jours, ces repas et ces promenades qui les rapprochaient à tout instant, n’étaient pas de nature à avancer les affaires du Malin : lorsque deux êtres se voient beaucoup et sans contrainte, quand ils ont plus de bonne éducation que d’audace, le degré d’intimité qui s’établit entre eux devient difficile à dépasser. Au cours d’une promenade en limousine, si Robert eût désiré prendre la main de Fabienne, il aurait eu, pour oser ce geste, moins de hardiesse que s’il s’était trouvé pour la première fois avec elle… La jeune femme paraissait tellement tranquille, tellement confiante ! S’il avait senti en elle un peu d’inquiétude, il aurait eu plus de courage.
Le jeune Nordement était donc assez énervé. Bien entendu, il était toujours très ferme dans ses idées de résistance, et persuadé qu’il ne trahirait jamais l’excellent Ernest Gaudron… Il s’impatientait tout de même, et trouvait que le Destin ne le poussait pas assez sur le chemin de la tentation.
Une fois seul, il rêvait à des occasions de se livrer à des gestes plus significatifs… Ne pouvait-il pas arriver qu’au cours d’une promenade en auto, par un de ces crépuscules de septembre, Fabienne se sentît un peu de froid aux épaules, et qu’il la prît doucement dans ses bras pour la réchauffer ? Mais Fabienne, qui ne craignait le vent que pour son teint, n’était pas frileuse ; d’ailleurs la limousine était déplorablement bien fermée.
D’autres fois, il imaginait une petite excursion à pied dans la Suisse normande. On laissait la voiture à Thury-Harcourt, et en descendant un sentier étroit, on s’aventurait sur les bords escarpés de l’Orne.
Mais est-ce vraiment un plaisir sans mélange que de soutenir une dame dans un endroit où sa propre sécurité est en jeu, et se sent-on à ce moment l’esprit assez libre pour profiter du poids aimable du corps souple qui s’appuie dangereusement sur le vôtre ?
Tous les soirs, il restait en tête à tête avec Fabienne. La soirée finie, il fallait regagner sa chambre d’ami, à l’étage au-dessus.
Cette histoire piétinait. Il sentait que peu à peu son prestige d’inconnu allait s’affaiblir, qu’il entrerait trop dans les habitudes de Fabienne, qu’il serait à bref délai un « ami » classé. Cette idée lui donnait, en présence de son amie, des minutes de maussaderie…
La jeune femme lui disait : « Vous n’êtes pas de bonne humeur ce soir ».
Il ne niait qu’évasivement, pour la troubler un peu, et l’inquiéter.
Pourtant la conversation entre eux ne languissait pas trop. Elle était encore alimentée par des souvenirs littéraires. Ils avaient épuisé le sujet Francis Picard qui ne les attendrissait plus que par complaisance. De même, Ernest Gaudron ne donnait rien. Ils l’avaient estimé, jaugé, jugé, condamné, absous, sous tous ses aspects, en première instance et en appel.
Tout de même, il leur aurait fallu un peu plus de souvenirs communs. Le moment était venu d’en fabriquer pour l’avenir.
Un soir que Robert était particulièrement maussade, et presque bougon, elle l’interrogea sérieusement et lui demanda ce qu’il avait : n’était-ce pas un besoin de revoir les siens, une sorte de nostalgie ?
Il répondit : Oh non ! avec un élan bien sincère. Car, vraiment, à ce moment, l’affaire importante qui absorbait ses préoccupations ne lui laissait aucune place pour penser à ses parents. Le foyer paternel manque rarement à ceux qui s’en vont sur la route enivrante de la conquête. D’ailleurs, il se sentait très libéré de tout remords filial depuis qu’il avait envoyé cette lettre, où il signifiait nettement à sa famille qu’il n’épouserait pas Mlle Ourson.
— Alors, continua Fabienne, pourquoi êtes-vous d’aussi mauvaise humeur ?
— Mais je n’ai rien, je vous assure. C’est purement une idée que vous vous faites…
— Alors, soyez assez gentil pour être plus gai !
— Mais oui, mais oui, répondit-il, en montrant bien visiblement qu’il s’efforçait de sourire.
Puis, au bout d’un instant…
— Je suis très heureux ici… Mais je crois que je ne pourrai pas y rester…
— Pourquoi, mais pourquoi ? dit-elle, d’une voix qu’il eut le plaisir de sentir anxieuse.
— … Écoutez. J’ai peut-être tort de vous parler comme je vais le faire. Mais vous voulez bien que je vous considère comme une amie et que je ne vous cache rien de ce qui se passe en moi ?…
— Mais oui, mais oui, vous savez bien que j’aurais beaucoup de peine si vous me cachiez quelque chose…
— Hé bien, je crois que j’ai trop présumé de mes forces… J’ai peur que l’amitié que j’ai pour vous, cette profonde et loyale amitié ne devienne quelque chose de plus grave…
Ce disant, il détourna la tête pour ne pas la gêner, et pour qu’elle fût émue tranquillement, si elle en avait envie.
Fabienne était très émue en effet… Elle était à peu près certaine des sentiments qu’on venait de lui exprimer. Mais il leur manquait jusqu’alors l’officialité de l’aveu.
Elle était aimée…
… C’était effrayant. Il était effrayé, lui aussi… Mais cet effroi commun n’avait rien de très pénible.
Après un assez long silence…
— Maintenant, dit Robert, que vous savez ce qui se passe en moi, vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il vaut mieux que je m’en aille ?
Elle ne trouva qu’au bout d’un instant la façon décente de lui dire de rester.
— Je pensais, dit-elle à voix très basse, que vous auriez assez de force pour accepter cette contrainte. Vous devez la préférer, si votre sentiment est sincère, vous devez la préférer, si pénible qu’elle soit, à la résolution peu courageuse de vous en aller d’ici…
Puis, après un autre silence, d’une voix plus basse encore…
— Si vous vous dites… que… moi aussi… je connais cette contrainte, vous aurez peut-être plus de force pour la supporter…
Ce fut son tour à lui de chavirer. Plus curieuse que lui, elle n’avait pas tourné la tête. Elle le regarda, et ne perdit pas une goutte de son regard heureux et languissant…
Ils avaient désormais un sujet de conversation, le plus fécond, le plus vraiment éternel, et le plus magnifique.
Ce fut d’abord, de part et d’autre, une affirmation solennelle de la pureté de leurs intentions. Cette volonté cornélienne de ne pas trahir le joueur de Cabourg, que chacun d’eux s’était affirmée à lui-même, ils se la répétèrent gravement l’un à l’autre…
Puis ils se racontèrent tout ce qu’ils avaient gardé pour eux pendant la période de silence et d’attente. Ils se dirent comme ils s’étaient aimés.
Elle lui avoua qu’elle savait qu’il l’aimait. Il lui fit l’aveu correspondant. Ils se rappelèrent mille petits détails que chacun d’eux avait remarqués sans en faire part à l’autre. On commenta quantité d’incidents de leurs promenades en auto. Ils revécurent des heures de retenue, des moments de doute et d’espoir. Leur stupéfaction fut sans bornes quand ils s’aperçurent qu’il était une heure moins le quart.
— Je croyais qu’il était à peine dix heures et demie, dit Fabienne.
Il fallait se séparer.
— Nous aurons du courage, dit-il en se levant.
Ils se sentaient désormais ligués, associés, pour une belle tâche de vertu… Il prit son associée dans ses bras, et lui posa sur la joue, près de la paupière, un baiser tendre et religieux, où il mit une chasteté profonde et prolongée. Puis ce fut un second baiser, qui se posa un peu plus bas. Il était dans les environs d’un baiser plus intime. Il mit alors, comme par erreur, ses lèvres sur celles de Fabienne.
L’œuvre de vertu commençait bien. Mais ils jugèrent préférable et moins dangereux de ne pas s’en apercevoir.
Le lendemain, ils se retrouvèrent à table à l’heure du déjeuner.
Robert s’était dit qu’il aurait assez d’empire sur lui-même pour ne rien changer à son attitude vis-à-vis d’Ernest Gaudron. Mais Fabienne, elle, serait-elle capable de cette simulation nécessaire et courageuse ? La jeune femme l’étonna par son air de parfaite tranquillité.
Rien ne ressemble à un innocent comme un coupable qui ne risque rien.
Ce n’était pas pour Robert jour de courrier familial. Les deux amis ne firent donc pas de promenades en limousine. D’ailleurs Fabienne devait se rendre à un thé, chez une dame de Caen. Elle s’y montra particulièrement gaie et animée.
De son côté, Robert apporta à son travail de bureau une ardeur extraordinaire. Il aurait voulu se dire que, grâce à son acharné labeur, à sa conscience exceptionnelle, il était la sauvegarde vivante de la fortune d’Ernest Gaudron. Malheureusement il n’en était pas persuadé, et pensait même que, privée de sa surveillance, la maison Gaudron eût marché tout aussi bien.
Après le repas du soir, Ernest Gaudron se leva, une fois son café pris, et, selon sa coutume, baisa la main de Fabienne, et serra celle de Robert. A la stricte vérité, ils n’éprouvèrent à ces marques d’affection et d’amitié aucune impression gênante.
Seulement, il sembla à Robert qu’au moment où ils restèrent seuls, Fabienne ne tenait pas trop à le regarder. Ils passèrent dans le boudoir sans s’adresser la parole.
Depuis quelques soirs, on allumait dans la cheminée un feu de bois léger. Fabienne, debout, appuya une main sur le marbre et les yeux baissés, considéra les bûches avec une vive attention.
Robert qui, en somme, avait bien le droit de se chauffer aussi, s’approcha de la cheminée à son tour, et, comme il se trouvait très près de Fabienne, il lui passa un bras derrière le dos et lui mit la main sur l’épaule. Cette main, tout naturellement, remonta ensuite jusqu’à la tempe de la jeune femme et amena doucement la jolie tête blonde dans le voisinage des lèvres du jeune homme, qui, après un stage assez court au-dessous de la paupière, descendirent ensuite, plus délibérément que la veille, jusqu’à des lèvres qui ne se refusèrent point : se refuser, en effet, eût conféré trop de gravité à cette démonstration purement amicale.
Désormais, dans leurs entrevues, le baiser sur les lèvres fut adopté comme geste de bienvenue, et aussi de congé. Ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de prendre souvent sa place au cours de la conversation, soit à l’occasion d’une parole plus tendre, d’un souvenir plus ému, et même sans prétexte apparent.
Ils abandonnèrent, ou semblèrent abandonner un des sujets de leur entretien de la veille, leur résolution toujours ferme de ne jamais tromper Ernest Gaudron. Mais cela avait été dit une fois, et avec assez de solennité pour qu’il parût inutile d’y revenir.
Il ne manquait à ce prélude, pour que le mouvement en fût pressé davantage, que d’être un peu contrarié. Ernest Gaudron laissait trop de liberté à cette femme fidèle et à ce loyal ami. L’obstacle providentiel se présenta sous les espèces d’une tante de Fabienne, qui vint passer quelques jours chez ses neveux.
Mme Barnèche n’avait pas eu une carrière sentimentale très agitée et très fertile en souvenirs. L’âge mûr donne cependant à des personnes, que leur existence calme n’a point enrichies d’expérience, une méfiance systématique : la tante jeta dès l’abord, un regard assez inquiet sur Robert. Mais il la gagna à force de courtisanerie.
La tante faisait un peu de musique. Une fois Ernest parti pour Cabourg, on asseyait la brave dame au piano. Et c’était pour les auditeurs distraits des occasions de frôlements à la dérobée, gestes beaucoup plus faciles à accomplir quand les circonstances interdisent de les accompagner de paroles, qui les souligneraient dangereusement en leur donnant trop de signification.
Vers dix heures, la surveillante improvisée mollissait dans son devoir sous l’influence du sommeil. Elle était assez corpulente, et peu entraînée à veiller et à surveiller très tard.
Aussitôt qu’elle avait disparu, c’était comme une libération pour Robert et pour Fabienne. Il leur semblait que légitimement il fallait réparer le temps perdu. Alors les baisers avaient quelque chose de plus hâtif, de plus frénétique, de plus passionné.
La chambre de la tante donnait sur la cour, en face des fenêtres du boudoir. Un soir, Robert fit une remarque probablement ingénue : Mme Barnèche devait certainement guetter les petits morceaux de lumière qui filtraient au coin des rideaux baissés de leur fenêtre.
Elle s’étonnait sans doute de les voir rester ensemble si longtemps. Ne valait-il pas mieux, pour la dépister, lui faire croire que Robert était remonté dans sa chambre et Fabienne partie dans la sienne ?… Si l’on éteignait l’électricité ?
Les voilà donc tous deux dans le salon obscur.
Robert, qui est allé jusqu’à la porte pour tourner le bouton électrique, revient à tâtons auprès de Fabienne. La nuit est bien complète, car le feu s’est éteint dans la cheminée.
Ainsi donc, Robert, assis sur un canapé dans l’obscurité, à côté d’une dame qu’il aimait avec passion, dans une tranquillité absolue, puisque la tante était allée se coucher, puisque Gaudron était encore pour deux heures à Cabourg, Robert se trouvait dans des conditions favorables pour connaître un grand bonheur.
Or, Robert n’était pas heureux.
Il fallait agir, prendre une résolution. Souhaitait-il à ce moment d’être l’amant de Fabienne ? Il n’en était pas sûr.
Qu’attendait-elle de lui ?
N’allait-elle pas le décevoir, en continuant à la serrer dans ses bras, sans plus, en appuyant ses lèvres sur les siennes, en un long baiser rituel et interminable ?
Sa jeunesse lui disait de profiter de l’occasion.
Mais son expérience médiocre l’emplissait de timidité.
Il aurait voulu dire à Fabienne : Non, pas encore. Nous ne devons pas être l’un à l’autre d’une façon aussi furtive. Il faut que notre rapprochement ait quelque chose de plus solennel, de plus nuptial.
Mais ces paroles mêmes, il ne pouvait guère les prononcer. Car, en paroles, ils n’avaient pas été bien loin. C’était bien entendu qu’on serait un jour amant et maîtresse. Mais il ne fallait pas encore se le dire.
D’autre part, il était mal installé, et craignait de se montrer maladroit.
Toutes ces conditions n’auraient pas pesé lourd, s’il avait eu moins de réflexion et plus d’emportement. Mais sa réflexion paralysait son emportement.
Ah ! les dames sont bien plus tranquilles, car elles ne sont pas tourmentées dans des aventures de ce genre par le souci de l’initiative. Elles n’ont, les très chères, qu’à attendre les événements.
Tout en baisant les lèvres de Fabienne littéralement à en perdre haleine, Robert ne pouvait s’empêcher de guetter de l’oreille les bruits du dehors. Mais M. Gaudron ne rentrait jamais avant la fermeture du Casino.
Ce fut Fabienne qui sauva le situation. Eut-elle une sorte de divination vague de l’embarras de Robert ? Fut-ce simplement le besoin de respirer ? Toujours est-il qu’elle repoussa doucement le jeune homme en murmurant :
— Il faut être sage.
Il ne se le fit pas dire deux fois… Il s’écarta de Fabienne, et sans penser que l’obscurité l’empêchait de le voir, il passa la main sur son front d’un air accablé et douloureux, comme un homme qui fait un gros effort sur lui-même.
— Et d’abord, dit-elle, rallumez l’électricité.
— Mais si votre tante épie encore à sa fenêtre, que pensera-t-elle d’une lumière qui s’éteint et se rallume ?
— Ma tante dort certainement à cette heure.
Toujours très obéissant, il alla tourner le bouton électrique. La lumière envahit à nouveau la chambre.
Puis il revint s’asseoir à côté d’elle. Comme il était mécontent de lui-même, il commença par prendre un air méchant.
— Mais qu’est-ce que vous avez maintenant ? demanda-t-elle toute anxieuse.
Il parut plus accablé que jamais.
— Je crois, dit-il, que j’ai entrepris une tâche au-dessus de mes forces… Rester auprès de vous, auprès de l’être, dit-il avec une sombre expression romantique, auprès de l’être que j’aime par-dessus tout, et sentir entre nous une barrière infranchissable, non, non, j’ai trop présumé de mon courage…
— Vous m’avez pourtant bien promis que vous seriez fort…
— Oui, je sais. J’étais de bonne foi. Mais je ne savais pas combien j’allais souffrir. Ou plutôt je m’efforçais de ne pas le savoir. Et j’étais trop lâche pour vous quitter…
Elle murmura :
— Méchant…
— Pourquoi méchant ?
— Vous me demandez des choses impossibles…
— Je vous en supplie… Laissez-moi un petit espoir… Même si vous croyez que ce que je désire est irréalisable, ne me le dites pas… Laissez-moi croire qu’un jour…
— Ne me dites rien…
— Ne me dites pas non, au moins ?
— Ne me dites rien !
C’est tout ce qu’il put tirer d’elle. Il fit semblant de s’en contenter. D’ailleurs pourquoi s’entêter, jeune homme qu’il était, à lui demander une promesse explicite ? Comme si le consentement tacite ne devait pas arriver à son heure ! Il eût été donné dix minutes auparavant, si Robert avait été plus entreprenant, et s’il avait mieux su ce qu’il voulait… Peut-être, à ce moment, dans l’obscurité, Fabienne avait-elle eu l’impression qu’elle était sur le point de céder. Mais cela, elle l’avait oublié déjà. Heureusement pour Robert, elle attribuait sa résistance non à la faible insistance du jeune homme, mais à sa propre énergie.
Le moment était venu de se séparer. Il lui donna avant de s’en aller un long baiser, qui fut infiniment plus agréable que celui d’avant, parce qu’ils étaient en pleine lumière, parce qu’Ernest Gaudron n’allait pas tarder à rentrer, et parce qu’ils avaient ainsi la sécurité de penser que cela n’irait pas plus loin.
Robert, en regagnant sa chambre solitaire, pensait que cela était mieux ainsi, qu’ils s’aimaient trop profondément, trop religieusement pour que leur première union fût hâtive et furtive. Il se félicita de sa sagesse, et ne pensa plus à lui donner le nom de timidité.
Quelques instants après, ils s’endormaient, chacun de son côté, plus épris que jamais l’un de l’autre parce qu’ils étaient arrivés à être contents d’eux-mêmes.
Ils n’entendirent pas dans leur premier sommeil l’auto qui ramenait M. Gaudron. Ernest alla se coucher tout doucement pour ne pas réveiller Fabienne, qui reposait dans le chambre voisine. Il s’endormit, lui aussi, avec satisfaction, parce qu’il s’était bien défendu ce soir-là au baccara, et sans se douter du sursis dont il venait de bénéficier.
Rencontrer Fabienne à l’hôtel ? C’était plein de difficultés.
Où trouver un appartement meublé convenable ?
A Cabourg, à Villers, à Deauville, bien que la saison fût très avancée, on risquait de rencontrer des gens de connaissance.
D’autre part, on n’était pas assez sûr de la discrétion du chauffeur.
On avait la ressource évidemment de le faire arrêter sur une place, en lui disant : « Nous allons faire des courses, et nous reviendrons vous retrouver ici… »
Mais tout cela n’était pas sans danger, surtout pour le prévoyant Robert, qui n’avait pas le tempérament d’un risqueur, et à qui il fallait une certitude mathématique d’être à l’abri de toute surprise. Or, la certitude mathématique est bien difficile à réaliser dans de telles circonstances.
Cependant il était nécessaire d’agir. Car il était impossible de rester longtemps encore à l’étape où ils étaient arrivés. Le métier de conquérant exige impérieusement une marche plus rapide.
Cette fois encore, ce fut le Destin, organisateur plein de prévenances, qui vint en aide à ce jeune homme embarrassé.
Très heureux depuis qu’il avait chez lui ce fondé de pouvoir de tout repos, qui surveillait sa maison et, en tenant compagnie à sa femme, lui permettait de se rendre chaque soir sans remords à son baccara quotidien, Ernest Gaudron ne songeait plus à s’en aller à la Plata. Seulement la saison de Cabourg tirant à sa fin, il cherchait une affaire de chevaux à traiter dans le Sud-Ouest, à proximité du Casino de Biarritz.
… Il y fit une allusion vague, au cours d’un repas.
— Je vous emmènerais bien, dit-il à Fabienne, mais là-bas, je serai obligé de circuler à droite et à gauche, et j’ai peur de vous laisser un peu seule…
Fabienne, qui faisait de grands progrès dans la tolérance conjugale, n’éleva aucune objection.
Ernest Gaudron sentit monter en lui un grand contentement… Mais il ne voulut pas avoir l’air de s’en aller trop vite…
— Je vais encore télégraphier dans le midi… Si ma présence n’est pas nécessaire…
— Oh ! elle sera nécessaire ! ne put s’empêcher de dire Fabienne en souriant.
Il ne voulut pas remarquer ce sourire ironique, car c’eût été ouvrir une discussion…
— S’il faut que je m’en aille, dit-il, je vous laisserai la limousine, et je ferai la route en torpedo… A moins que… pour éviter une route si longue… je ne me fasse conduire à Orléans pour prendre le rapide, en laissant le chauffeur continuer tout seul jusqu’à Biarritz. Car j’aurai besoin de la voiture là-bas.
On sembla trouver toutes ces dispositions fort raisonnables.
La tante, Mme Barnèche, était repartie vers une autre fraction de la famille, complètement rassurée sur les intentions de Robert. Il avait endormi son inquiétude par de constantes flatteries ; mais, tout de même, il était temps qu’elle s’en allât, car ces flatteries inlassables commençaient à se lasser.
Ernest s’apprêtait donc à partir avec la torpedo. Or, il se trouva que cette voiture eut un avaro la veille du départ. Elle serait peut-être réparée à temps. Mais Ernest, que des affaires de plus en plus urgentes attendaient à Biarritz, ne voulut point rester dans l’incertitude. Il proposa à Fabienne de l’accompagner en limousine jusqu’à Orléans, où il prendrait, comme convenu, le rapide de Bordeaux. Naturellement, on emmènerait Robert, qui pouvait bien laisser la maison pendant un jour ou deux.
— C’est entendu comme cela, dit Ernest, sans même attendre l’acquiescement de sa femme. Je vais téléphoner encore à la gare des Aubrais pour m’assurer que ma place a été retenue dans le rapide du soir… Même, ajouta-t-il en se levant de table, je vais téléphoner du bureau, parce que d’ici je n’ai pas facilement les communications interurbaines.
Il se sauva, avec la légèreté d’un écolier en vacances. Robert et Fabienne passèrent dans le boudoir et s’embrassèrent tendrement. Ils sentaient qu’il valait mieux ne rien se dire, et qu’une fois de plus ils étaient mieux d’accord en ne parlant pas.
Ernest prenait le lendemain le rapide qui passe vers onze heures du soir aux Aubrais. La limousine était forte et donnait une grosse moyenne sur la route. Mais il valait mieux s’assurer contre l’imprévu, s’en aller de Caen vers dix heures du matin pour déjeuner tranquillement en cours de route. Ils arriveraient à Orléans dans l’après-midi, dîneraient à l’hôtel. On conduirait Ernest au train des Aubrais. Puis Robert et Fabienne repartiraient pour Caen le lendemain matin, après avoir passé la nuit à l’hôtel, où ils retiendraient des chambres en arrivant.
Le voyage en auto fut des plus agréables. Ernest, qui aimait le grand air, avait pris place à côté du chauffeur. Fabienne et Robert, la main dans la main sous la couverture de fourrure, étaient tendrement installés dans le fond.
Cette expédition amoureuse, presque sous la tutelle du mari, plaisait à leurs douces âmes bourgeoises, qui avaient horreur de ce qui était scandaleux. Leurs amours adultères arrivaient tout gentiment à leur couronnement, sans éclat, sans tumulte, sans bouleverser la vie de personne…
Ernest, tout à la joie de partir, les fit dîner au champagne. On prolongea le repas le plus longtemps possible. Ils avaient tous, pour des raisons différentes, l’impression que jusqu’à l’heure du train la soirée serait longue à tirer. Ernest devait revivre ces heures d’impatience du permissionnaire qui a son titre dans sa poche, et attend dans la cour du quartier l’heure de filer vers la gare, avec la crainte de récolter quelque chose d’inattendu qui flanque par terre tous ses projets.
A neuf heures et demie, il tira sa montre…
— Nous avons le temps. Mais il faudrait tout de même y aller, les enfants.
— C’est à cinq minutes en auto, dit Robert.
— Je sais. Mais on peut avoir une panne. Et s’il vient à pleuvoir, ça serait ennuyeux de continuer la route à pied.
Ils traînèrent le plus qu’ils purent. Ils n’en arrivèrent pas moins à la gare des Aubrais une bonne heure avant le passage du train.
— Vous feriez bien de vous en aller tout de suite et ne pas vous geler sur ce quai en attendant le départ.
— Non, non, dit vivement Robert qui tenait à voir partir Ernest, de ses propres yeux.
Ils examinèrent une à une toutes les affiches de publicité, sans grand profit pour l’annoncier, car ils n’avaient aucune intention d’acheter les produits recommandés. Ils tarirent tout le stock des distributeurs automatiques de chocolat et de bonbons au miel. Puis, les deux messieurs, l’un après l’autre, s’éloignèrent discrètement, mais surtout par désœuvrement, vers le « côté des hommes ».
Les ressources de la gare semblaient épuisées, quand ils s’aperçurent que le buffet était encore ouvert… Mais il ne les aida à tuer qu’une dizaine de minutes, au prix de bien inutiles grenadines à l’eau de seltz.
Enfin une légère animation se manifesta sur les quais. Des hommes d’équipe fantômes apparurent avec des camionnettes, en même temps que les ombres de deux ou trois voyageurs.
Robert avait frémi l’instant d’avant, en voyant sur l’ardoise que le 126 avait 58 minutes de retard. Mais il s’agissait d’un train omnibus, qui venait de Blois.
Une cloche traînante se fit entendre. On regarda dans la direction de Paris. Parmi les lumières de la voie, une lumière parut bouger, passer devant d’autres lumières. Puis elle grandit, grandit. Ernest et Fabienne se dirent adieu, au moyen de deux baisers sur la joue, qui faisaient un gros bruit tout familial.
Une masse noire immense glissa presque silencieusement le long du quai. Un rien de lueur s’exhalait des longs wagons déjà endormis.
Deux ou trois employés étaient descendus sur le quai. L’un d’eux, consulté par Ernest, déchiffra péniblement le bout de papier que le chef de gare des Aubrais avait déjà délivré au voyageur.
— Wagon 3, couchette 4, venez par ici…
Nouveau baiser à Fabienne. Nouvelle poignée de main à Robert. On vit s’éloigner, s’assombrir, et se confondre avec les ténèbres le large dos d’un long pardessus gris.
Ce rapide allait-il maintenant se presser un peu ?
Il ne se fit pas prier, et s’en alla bientôt doucement, comme il était venu…
Retour en auto à Orléans de deux êtres complètement privés de la parole…
Arrivée devant l’hôtel…
— Quels ordres faut-il donner au chauffeur ? demanda Robert d’une voix étranglée et à peine perceptible…
— Hé bien, souffla Fabienne, qu’il vienne dans la matinée…
— Soyez ici vers neuf heures, Augustin…
Pendant toute la montée de l’étage, il avait cherché et fini par trouver ce qu’il dirait à Fabienne, une fois sur le pas de sa porte.
— Je reviens tout à l’heure pour vous dire bonsoir.
Évidemment, ce n’était pas sorcier. Mais il fallait bien dire quelque chose, et en même temps ne pas trop en dire.
Elle ne répondit que par un regard de supplication, où elle ne mit pas une conviction suffisante. D’ailleurs, il avait déjà tourné la tête et s’éloignait.
Quand il reparut en pyjama, il frappa à la porte…
On ne répondit pas. Il entra. Fabienne était en kimono…
— Je vous en supplie, lui dit-elle.
Mais il l’avait enlacée tendrement. Elle se laissa entraîner du côté du lit. Sur le parcours, il fit un crochet pour éteindre au passage une indiscrète lampe électrique.
Robert passa trois heures d’exaltation, d’enivrement, d’un étonnement adorable de vivre littéralement dans un rêve réalisé. Heures surnaturelles, où le bonheur passe l’espérance… C’était la première fois qu’il s’unissait à un être aimé. C’était la première fois que toute son âme prenait part à la fête de ses sens.
Ses « bonnes fortunes » de jeunesse ne lui avaient fait connaître aucune joie véritable. Son être pensant suivait chez les dames son être non pensant. Mais il restait à l’écart comme un régent maussade, et ne manquait pas de morigéner ensuite et d’attrister ledit être non pensant, aussitôt passée la courte frénésie.
Ce soir-là, après l’étreinte passionnée, ce fut d’abord un doux accablement. Puis ils ne cessèrent de bavarder comme deux enfants qui jouent dans un square, pleins de joie, et qui ne se rassasient pas d’être l’un près de l’autre.
Fabienne dit tout de même, vers trois heures…
— Si on dormait…
Très sagement, ils éteignirent la lumière, qui avait été un certain nombre de fois éteinte et rallumée. Ils s’enlacèrent tendrement pour dormir. Mais ils étaient encore un peu trop agités par ce grand événement de leur vie. Ils ne savaient pas s’ils dormaient ou non ; ils étaient sur la lisière du sommeil, où le réel se mêle au songe…
Robert brusquement fut secoué et réveillé nettement par une sorte de frisson.
Il s’imagina soudain qu’il y avait du danger à rester ensemble ainsi. Ernest pouvait survenir, après un accident de chemin de fer. Ou bien des domestiques allaient frapper à la porte. L’hôtel même était capable de brûler.
Cet heureux jeune homme voulait aller cuver sa joie tranquillement.
Il serra Fabienne dans ses bras plus tendrement encore, et lui baisa les paupières.
— A demain, lui dit-il.
Elle ne comprenait pas grand’chose à ce départ. Mais ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’elle osât lui demander de rester.
Une fois dans son lit, il dormit fort bien, tout seul avec son grand bonheur.
Fabienne, elle aussi, s’enfonça dans un sommeil tranquille et profond.
Ils s’éveillèrent chacun de son côté à peu près à la même heure, vers onze heures et demie. Augustin et la limousine étaient devant la porte de l’hôtel depuis neuf heures. Mais Augustin était un vieux mécanicien, fait aux plus longs stationnements. Serviteur docile et renfrogné, il ne manifestait jamais ni satisfaction ni impatience. Et ses maîtres eussent perdu leur temps à vouloir connaître son état d’âme. Tout au plus laissait-il deviner une certaine irritation quand on se mêlait de lui indiquer la route, ou quand on lui disait de demander une indication à un passant. Si, après avoir négligé les avis des gens de la voiture, il se trompait de chemin — ce qui lui arrivait trois ou quatre fois par voyage — alors il donnait l’impression de renfermer dans son dos et ses épaules une rancune considérable.
Robert, une fois habillé, se rendit dans la chambre de Fabienne. La jeune femme était prête à partir. Ils s’amusèrent beaucoup d’avoir dormi aussi tard.
On décida de ne pas déjeuner en route, mais tout de suite à l’hôtel, car ils avaient une faim effroyable.
Ils descendirent au restaurant, où il y avait déjà quelques personnes. Ils s’assirent face à face à une petite table, et firent preuve, vis-à-vis l’un de l’autre, d’une réserve exagérée.
Le voyage d’Orléans à Caen s’accomplit en un temps très court, à une allure de demi-dieux, qui se moquent des tournants dangereux et planent au-dessus des caniveaux. Augustin lui-même, sous l’égide d’une volonté céleste, ne se trompa pas une seule fois de chemin. Derrière cette tête rigide, Fabienne était blottie contre Robert. Ils riaient énormément, quand un cahot de la route décalait leurs bouches unies. Quand le baiser durait un peu trop longtemps, ils ne se gênaient plus pour faire un petit entr’acte de respiration. Ils n’étaient pas seulement amants, amis, parents : ils étaient camarades.
La vieille maison de pierre des Gaudron, où ils s’arrêtèrent au terme du voyage, était souriante comme un foyer de toujours.
Ils se précipitèrent dans des vêtements d’intérieur et des pantoufles. Ils avaient hâte d’arriver à la soirée. Mais ils firent honneur à un très bon dîner de retour, servi auprès d’un feu vigoureux.
Après le dîner, ils passèrent pour la forme dans le boudoir de Fabienne. Mais ils y restèrent plus longtemps qu’ils n’auraient voulu. Les domestiques étaient à table et n’en finissaient pas. Puis, leur dîner fini, ce seraient à la cuisine des causeries interminables ! Car si la conversation se meurt dans les salons, elle est plus vivace que jamais dans les cuisines.
Heureusement que les femmes de chambre avaient fait les couvertures avant le repas. Robert décida d’aller se mettre en toilette de nuit. Il reviendrait trouver Fabienne quand tous les témoins gênants seraient montés au troisième.
Tout se passa selon ce programme. Et ce fut une union délicieuse avec un charme nouveau. Car cela se passait dans sa chambre à elle. C’était le calme du logis, la quiétude parfaite. Ils étaient rassurés contre un retour possible d’Ernest, rassurés aussi sur sa santé, car un papier bleu clair, dans un tiroir à demi-fermé de la table-toilette, portait ces quelques mots : Bien arrivé Biarritz.
La coutume des voyages de noces avait ce grand avantage, qu’à des jeunes gens qui souvent se connaissent peu, la variété du décor et les divers incidents de la route fournissaient tout naturellement des sujets d’entretien.
Si, au lieu d’être unis par les liens de l’hymen, un monsieur et une dame sont liés par le péché d’adultère, il est rare qu’ils puissent se trouver ensemble à toute heure du jour et de la nuit. Ce couple a donc moins besoin de distractions. D’autre part, les ruses qu’il faut imaginer pour se rencontrer, les précautions à prendre pour ne pas être surpris, tout cela anime et diversifie singulièrement la vie de deux amoureux illégitimes.
Or, Fabienne et Robert menaient l’existence la moins troublée, la plus régulière du monde.
Robert allait au bureau de huit heures à midi, rentrait pour déjeuner avec son amie, retournait au bureau après le café, et revenait souvent avant six heures pour la promenade à la campagne.
Le soir, la plupart du temps ils restaient à la maison. La ville de Caen, quand les stations balnéaires d’alentour reposent de leur sommeil hivernal, n’offre plus que les ressources d’un chef-lieu d’importance moyenne.
Quand on avait passé deux soirs par semaine au ciné, il ne fallait rien demander davantage.
Aller tous les deux au théâtre, à Caen ?… cela, c’était le scandale, c’était plus grave que tout, il ne fallait pas y songer…
Fabienne était musicienne. Mais elle n’aimait jouer que les morceaux qu’elle possédait parfaitement, à savoir trois mélodies de Schumann. C’était suffisant pour Robert, qui ne dormait que des nuits très courtes, et qui avait toutes les peines du monde à résister au charme berceur du piano.
Ils ne pouvaient se rejoindre dans la chambre de Fabienne que lorsque les domestiques étaient couchés. Il n’y restait d’ailleurs qu’un temps limité, car, depuis quelque temps, toutes les craintes qu’il avait éprouvées à Orléans : retour d’Ernest, irruption des domestiques dans la chambre, incendie de tout le quartier, tremblement de terre, ces mille épouvantails venaient à nouveau l’assaillir, aussitôt son exaltation quotidienne calmée.
Les promenades en auto étaient devenues moins fréquentes, car ils commençaient à connaître par cœur la douce Normandie de quinze lieues à la ronde. Ils ne ressentaient plus l’effroi complaisant de jadis devant les gentils sites sauvages des bords de l’Orne, dans cette région que les syndicats locaux d’initiative appellent la Suisse normande. A Bayeux, l’ingénuité de la tapisserie de la reine Berthe les attendrissait de moins en moins. Port-en-Bessin les avait rassasiés de sa marée. De Caen à Ouistreham, ils ne regardaient même plus les rives charmantes du canal. Et s’ils étaient toujours pris physiquement dans le pays d’Auge, par la douceur de la verdure et des chemins, ce n’était plus qu’avec une admiration réchauffée qu’ils s’arrêtaient devant la halle de Saint-Pierre-sur-Dives.
Les jeunes gens ont tort parfois de considérer le bonheur comme un feu inextinguible qui n’a pas besoin d’être entretenu.
Siméon Gormas, l’arrière-grand-père maternel de Robert, avait dit une fois cette forte parole : « Ce sont les affaires les plus belles dont il faut s’occuper le plus. »
Le paradis terrestre n’a pas de clients inamovibles.
Robert, à compter du soir où il était devenu l’amant de Fabienne, s’imaginait qu’il était entré dans un monde radieux, où il n’y a pas de porte de sortie.
Or, non seulement les cartes de bonheur que nous délivre le Destin ne sont pas éternelles, mais aucune mention spéciale ne nous indique leur durée de validité. C’est à nous de veiller au grain pour les faire prolonger en temps utile.
Robert qui, le mois précédent, écrivait à ses parents tout au plus trois fois par semaine, leur envoyait maintenant presque tous les jours des nouvelles de sa santé.
Sans s’en rendre compte, il relisait plusieurs fois les lettres de son cousin Lambert, qui, toutes les semaines, selon leurs conventions, lui écrivait comment allait sa famille.
Lambert Faussemagne était un grand garçon d’une trentaine d’années, venu au monde avec un binocle et une moustache rousse. Robert s’était attaché à lui depuis son jeune âge à cause de l’admiration que le cousin lui avait toujours témoignée. Lambert était employé chez M. Nordement père, au moment où Robert faisait sa seconde de latin-grec, ce qui émerveillait le cousin. Le dimanche, ils allaient au théâtre ensemble, en matinée.
Plus tard, le cousin avait quitté la maison pour s’établir à son compte, en achetant, avec un coup d’épaule de M. Nordement, une affaire de boutons d’os et de corozo. C’était sur des feuilles de papier à en-tête de sa maison que Lambert écrivait à Robert. Pour ces lettres personnelles, il avait renoncé à l’emploi de la machine à écrire, et il envoyait dix lignes fidèles de sa grande écriture régulière, où les majuscules étaient habillées d’une façon un peu surannée avec des traînes et des rubans flottants.
D’abord, ces lettres hebdomadaires s’étaient exprimées à peu près ainsi :
« Cher Robert, je suis allé hier dimanche, selon ma coutume, passer l’après-midi au Vésinet. Rien de spécial à te signaler. Tes parents n’ont pas parlé de toi. Leur santé est bonne. J’ai fait un bridge avec ton père et toujours les mêmes amis.
« Bonne poignée de main, mon très cher, et à ta disposition.
« Lambert Faussemagne. »
Robert avait donné à Lambert l’adresse du bureau. Il trouvait inutile qu’il apprît un jour qu’il habitait chez Ernest Gaudron.
Une lettre un jour avait ajouté ceci :
« … J’ai su que Mlle Ourson était fiancée depuis hier avec le fils Rourème, celui de Rourème aîné. Ton père et ta mère étaient au courant de la nouvelle. Mais ils n’y ont fait aucune allusion. Comme je ne savais pas si cela leur serait agréable, j’ai évité de mettre ce sujet de conversation sur le tapis. »
Ainsi donc, elle n’existait plus, la raison principale — ses parents eussent dit unique — de son départ du Vésinet.
Un matin, en arrivant au bureau, il trouva cette missive de Lambert Faussemagne :
« Cher Robert, selon l’ordinaire, je suis allé dimanche au Vésinet, et j’ai fait le bridge avec ton père.
« Je me vois obligé de te rapporter ici ce que ton père m’a dit à ton sujet.
« D’abord, en arrivant, lui et ta mère m’ont fait l’effet d’être très préoccupés.
« Or donc, avant que l’on se mette à table pour dîner, ton cher père m’a pris à part et m’a dit : « Léo, je te prie de me parler franchement. Tu dois savoir où est notre Robert ? ».
« Un autre que moi aurait pu se démonter. Mais je dois te dire que je pensais que d’un jour à l’autre cette question me serait posée. Je n’étais donc pas pris sans vert, et je savais ma réponse. J’ai donc répondu à ton père que j’ignorais complètement où tu pouvais être. Tu sais qu’il n’est pas dans mes habitudes de mentir, et je ne te cacherai pas que cela ne m’a pas été très agréable. Mais enfin je m’étais engagé à te garder le secret… Ton père m’a dit alors : « Je commence à trouver que l’absence de ce jeune homme se prolonge plus que de raison. Sa mère ne m’en dit rien, mais je ne crois pas me tromper en pensant qu’elle est aussi inquiète que moi. »
« Mon cher Robert, ma mission n’est pas de te donner des conseils, et de te dire ce que je ferais à ta place. Je sais seulement que tu as toujours été un bon fils et ce que je te rapporte, c’est uniquement pour ta gouverne.
« Sur ce, je te serre la main, mon très cher, et toujours à ta disposition.
« Lambert Faussemagne. »
Robert avait l’habitude de montrer à Fabienne tout ce qu’il recevait de son cousin. Mais, cette dernière lettre, il ne la montra pas spontanément.
Pendant le déjeuner, elle eut l’impression qu’il n’avait pas la conscience tranquille, et se dit qu’il devait lui cacher quelque chose.
— Vous n’avez rien eu de votre cousin Lambert ?
— Ah si ! dit-il d’un air détaché, j’ai une lettre de ce matin.
Il prit le papier dans sa poche et le lui tendit.
Elle lut la lettre et fit simplement :
— Ah ! ah !
Il dit alors, de son ton le plus calme et le plus indifférent :
— Ça devait arriver un jour ou l’autre… Je vais réfléchir à la lettre un peu plus détaillée que j’enverrai à mes parents pour calmer leurs inquiétudes.
Puis ils parlèrent d’autre chose.
Après le déjeuner, ils avaient l’habitude d’aller prendre le café dans le boudoir de Fabienne. C’était un petit instant de tranquillité tendre avant de partir au bureau.
Comme il la tenait dans ses bras pour lui dire au revoir, elle lui dit ce qu’elle s’était d’abord promis de garder pour elle. Mais elle était, comme beaucoup de ses pareilles, incapable de « classer » un grief, si minime fût-il.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas montré tout de suite la lettre de votre cousin, et pourquoi a-t-il fallu que je vous la demande ?
Il prit un air souriant et étonné…
— Pourquoi, mon chéri, je ne t’ai pas montré cette lettre ? Mais, mon chéri, parce que je n’y ai pas pensé…
Il y avait dans sa réponse trop d’étonnement et trop de « mon chéri ».
— Comme c’est naturel ! dit Fabienne, que vous ne m’ayez pas mis tout de suite au courant de ces nouvelles, qui devaient certainement vous préoccuper…
— Je t’assure…
— Ne m’assure rien et ne me mens pas. Car je ne pourrais pas supporter que tu me mentes !
— Je te jure, ma chérie, que je ne te mens jamais !
— Il vaut mieux que je te croie, dit-elle en l’embrassant, car autrement je serais trop malheureuse…
Au bout d’un instant :
— Dis-moi ? est-ce que tu penses de temps en temps à ta famille ?…
— Jamais, répondit-il avec la plus absolue franchise…
Mais à partir de ce moment, il y pensa.
D’abord, une fois arrivé au bureau, il fallut bien évoquer l’idée de ses parents pour imaginer la lettre qu’il allait leur écrire et en établir le plan. Il aurait voulu l’écrire le jour même, cette lettre, ou même leur envoyer un télégramme, car l’inquiétude des gens lui était insupportable. Mais il craignait obscurément, s’il était trop pressé de leur écrire, de confirmer Fabienne dans ses suppositions…
Cependant, dans son for intérieur bien caché, il fit revivre toutes sortes de souvenirs de sa jeunesse.
Il revit la cour de la Sorbonne, le jour ce son bachot, quand son père était venu l’accompagner… Ils étaient entrés ensemble dans l’amphithéâtre pour entendre lire la liste des admissibles. Papa était certainement plus ému que son fils. L’appariteur disait : « Septième série : Monnier, Monzel, Nardier… Nordement… » Papa l’avait regardé avec des yeux humides, papa qui ne pleurait jamais…
Aristide Nordement avait été à l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans. Il n’avait jamais appris ni le grec ni le latin. Mais il avait suivi avec orgueil la préparation de Robert. Le répétiteur lui avait dit que l’enfant était très calé sur Cicéron, et qu’il était aussi assez bon sur Virgile. Papa, sur les gradins de l’amphithéâtre, suivait l’examen oral. Il voyait son fils de dos à la table d’examen, et quand un méchant homme à barbe grise avait dit à Robert en lui montrant une rangée de livres :
« Prenez les Adelphes », papa s’était penché vers un autre candidat, et, anxieux, lui avait demandé à voix basse :
— C’est du Cicéron ?
Le candidat avait répondu :
— Non, c’est du Térence.
Et papa, avait fait :
— Aïe ! Aïe ! Aïe !
Papa avait raconté lui-même tout cela, à la maison, une fois le triomphe acquis, et les grandes émotions calmées.
Francis Picard, pensait maintenant Robert, n’avait-il pas faussé ses idées, en dénigrant de parti pris sa famille ? Que serait-il advenu de papa, si le grand-père d’Aristide Nordement avait pu lui faire donner une brillante instruction ? Ce vieux bonhomme de papa aurait peut-être été un tout autre personnage ?
Ce qu’il était, lui, il le devait tout entier à ses parents. Évidemment quand son père et sa mère l’avaient poussé à faire ses études gréco-latines, c’était un peu par gloriole… Mais cette vanité de faire de lui un « sujet » de choix lui semblait touchante, et, en tout cas, ne lui déplaisait pas.
Et puis Francis Picard était-il capable d’apprécier à leur vraie valeur ces qualités obscures et solides du père Nordement, cette conscience, cette persévérance, qui avaient permis à ce fabricant de bouchons d’assurer le bien-être des siens ?
Et enfin, papa, c’était « papa » et maman, c’était « maman ».
Sa mère aussi l’attendrissait. Il fallait lui pardonner son petit air prétentieux, sa fausse distinction, son aplomb aussi pour parler de ce qu’elle ne connaissait pas très bien. Elle tenait cela de son père Gormas, un peu esbroufeur, et aussi de bonne maman Gormas, sa mère, une vieille dame de Bayonne, terriblement volubile.
Mme Nordement était une admirable maîtresse de maison. Quand on avait du monde, on « cherrait » un peu, c’est entendu, sur la qualité des vins, mais ces dîners de cérémonie étaient de tout premier ordre, et le service parfaitement organisé.
Lorsqu’ils étaient petits, lui et ses sœurs, et que l’un d’eux tombait malade, papa allait s’asseoir dans le grand fauteuil de la salle à manger, les jambes coupées d’inquiétude. Maman était d’un sang-froid merveilleux. Ah ! on ne pouvait lui reprocher de trop parler à ces moments-là ! Elle donnait les premiers soins, et c’est elle qui disait si on devait faire venir le docteur. Personne ne savait comme elle écouter le médecin, lui poser des questions utiles, et lui faire préciser le moment où il fallait prendre les potions… « Une demi-heure avant le repas, ou une ou deux heures après, et l’autre bouteille, indifféremment… »
Il souriait un peu en se rappelant ces détails.
Mais leur médiocrité même l’attendrissait infiniment.
Somme toute, il n’avait pas compris ses parents. Il les avait regardés comme fait un très jeune homme, qui ne sait pas qu’il faut demander à chaque être ce qu’il peut donner, et lui être reconnaissant, et l’estimer, s’il donne exactement ce qu’il doit.
Il ne pouvait communiquer à Fabienne toutes ces réflexions. Elle se méprendrait sur leur sens véritable, et croirait qu’il tenait à revoir sa famille.
Or il n’y tenait pas, pensait-il…
Ou, s’il y tenait, ce n’était que très peu.
S’il y tenait un peu, ce n’était pas précisément parce qu’il trouvait le temps long « après les siens », mais uniquement parce qu’il pensait que ses parents auraient un certain plaisir, à le revoir…
Quand on tient à revoir les gens pour leur faire plaisir, c’est tout de même que l’on pense un peu à son plaisir à soi et, en tout cas, que l’on serait heureux de savourer le plaisir que les gens auraient à vous revoir…
… Il avait trop pensé à ses parents ce jour-là, pour endurer l’idée de les laisser dans l’inquiétude. Il fallait décidément que sa lettre partît le jour même.
Il écrirait donc un mot, qu’il ferait porter à la gare de Caen. Le cachet de la poste ne leur révélerait que son passage dans cette ville, et ne leur indiquerait nullement qu’il y fût à demeure.
Il écrivit donc ce mot et le fit porter à la poste aussitôt qu’il eût adopté un texte définitif, afin de n’y plus penser…
« Chers parents, leur disait-il, je continue à me porter à merveille. Je vous écris de Caen, où je suis venu passer quelques heures.
« … Ne vous étonnez pas si mon absence se prolonge ainsi. Figurez-vous que j’ai écrit tous ces temps-ci des notes de voyage que je crois intéressantes, et que je voudrais publier. Il me reste quelques excursions à faire pour les compléter.
« … J’ai fait connaissance d’un monsieur, qui me mettra en rapport avec un éditeur, tout disposé à s’occuper de mon petit volume. »
(Il savait que ce gentil projet, qu’il venait d’inventer à l’instant même, flatterait la vanité de Mme Nordement.)
Il termina en les embrassant mille fois, selon le protocole. Mais, cette fois, cette marque de tendresse lui parut avoir une signification.
« Aussitôt, ajoutait-il en post-scriptum, que je serai fixé sur la date de mon retour, je vous en aviserai. »
Il avait recommencé plusieurs fois sa lettre. Il avait d’abord mis : mon retour qui ne saurait tarder. Mais il réfléchit qu’il n’oserait ni cacher ni avouer cette phrase à Fabienne. Une seconde version portait : Je vous en aviserai par télégramme. Mais il refit sa lettre pour supprimer ces deux mots, car il s’était dit que ses parents s’impatienteraient et s’énerveraient en attendant sa dépêche.
Il usa ainsi la moitié d’un cahier de papier pour cette missive de dix lignes.
La lettre partie, il éprouva un grand soulagement. Mais tout n’était pas fini cependant. Il s’agissait maintenant d’en parler à Fabienne.
D’ordinaire, il quittait le bureau vers six heures. Ce jour-là, il s’en alla une heure plus tôt. Quand il avait un aveu à faire, même d’un poids léger, il avait hâte de s’en débarrasser.
Il trouva la jeune femme dans son boudoir, en train de lire. Il l’embrassa avec tendresse, mais posément, et comme un homme que n’agitait aucun souci pressant.
Ce n’est qu’en s’asseyant près d’elle, au coin du feu, qu’il se décida à lui dire, d’un ton qui ne parût ni trop important, ni trop détaché :
— J’ai tout de même écrit à mes parents… Oui, je leur ai envoyé un petit mot, à ces pauvres gens, pour les tranquilliser sans retard.
Après un moment de silence :
— Vous avez bien fait, dit-elle.
Il la connaissait assez pour savoir que l’incident n’était pas clos, en dépit de cette parole rassurante.
— Comment leur avez-vous dit cela ? demanda-t-elle d’une voix angélique.
— … J’ai employé une formule vague… Je leur ai dit qu’aussitôt que je pourrais aller au Vésinet, je les en aviserais… Comme ça, ils s’imagineront que je puis revenir d’un jour à l’autre… Alors je pourrai les traîner autant que je voudrai…
Elle dit simplement, au bout d’un instant, toujours avec un grand air d’innocence :
— Il faudra tout de même que vous alliez les voir un jour…
C’était une petite autorisation qu’on lui faisait entrevoir. Mais, avec la même hypocrisie que celle d’Ernest dans des circonstances analogues, il ne voulut pas avoir l’air d’accepter trop vite…
— Oh ! il n’y a pas à y songer… Ils ne tiennent pas tant que ça à me revoir… L’important pour eux est d’être rassurés sur mon compte, et de savoir que je me porte bien.
— Et puis, dit-elle, si vous allez les voir, ils ne vous laisseront pas repartir facilement.
— Ça, ce serait un peu fort, dit Robert. Je suis majeur, ajouta-t-il, comme si cela signifiait vraiment quelque chose dans la vie.
Il déclara nettement :
— J’y resterai tout juste quarante-huit heures, et pas une minute de plus. Et je vous réponds bien que cette visite comptera pour un bout de temps.
— Et quand comptez-vous partir ? demanda-t-elle d’un ton détaché…
— Je vous ai dit que cela ne pressait pas…
— Je pense bien, dit-elle, déjà sur un autre ton, je pense bien que ça ne presse pas, et que vous n’allez pas me quitter en ce moment…
Et brusquement, elle fondit en larmes…
— Oh ! mon chéri ! tu ne vas pas m’abandonner !
— Mais il n’est pas question de ça, dit Robert.
— Je pense bien qu’il n’est pas question de ça… Mais je ne veux même pas que tu me quittes pour un jour. Si tu t’en vas, il me semble que tu ne reviendras plus !
— Tu es folle, dit Robert.
— Tu comprends, chéri, je n’ai que toi au monde !
Elle s’était blottie contre lui, et pleurait toutes les larmes de son corps. Il en était infiniment ému.
Une impression de doux emprisonnement pesait sur ses épaules.
Il pensait maintenant : Oui, je comprends, le Devoir est là, auprès de cette femme…
… Le Devoir, avec sa belle figure, si haute, si noble, et qui ne sourit pas…
Ernest Gaudron prolongeait son séjour à Biarritz. Et, de temps en temps des lettres chargées partaient de la caisse, à destination de l’hôtel où était descendu le patron. Ce qui donnait à penser que la campagne du sud-ouest ne donnait pas tous les résultats désirables.
Mais là-bas, la saison s’avançait à son tour. Et l’on avait l’espoir de voir revenir bientôt le chef de la maison Gaudron.
Fabienne, elle, ne pensait guère à son mari. Elle ne remarquait même pas qu’elle n’avait aucun remords.
En revanche, et sans un moment de répit, elle restait obsédée de cette idée : un jour ou l’autre, Robert s’en irait au Vésinet. Elle ne pouvait se résoudre à le laisser partir, et, en même temps, elle craignait qu’il ne lui en voulût de le garder de force auprès d’elle.
Une personne raisonnable aurait dit : Qu’est-ce que c’est qu’une absence de quarante-huit heures ! Elle y voyait, elle, une séparation éternelle.
Elle se disait : Là-bas, ils vont me le garder. Il ne reviendra plus. Ou, s’il revient, il sera tout autre.
Elle détestait ces Nordement.
Elle avait souvent envisagé l’idée d’un divorce possible, et d’un mariage avec Robert. Mais c’était pour elle une quasi-impossibilité.
Sa famille était très religieuse. Il faudrait discuter et lutter. Et puis, surtout, il était difficile d’adopter ces résolutions sans en parler à Ernest. Et cela, c’était une perspective abominable.
C’est à ce moment que les Debousquet, le beau-frère et la sœur d’Ernest, eurent l’idée de fiancer leur fille aînée. Fabienne fut atterrée, quand elle reçut la nouvelle de cet heureux événement familial. C’était, en perspective, trois jours à passer dans la Seine-Inférieure. Et il était de toute nécessité de télégraphier à Ernest pour qu’il eût à presser son retour.
En apprenant cette nouvelle, Robert fit son possible pour prendre un air ennuyé qui ne parût pas hypocrite.
Il avait pensé tout de suite, comme par un déclic : « Je vais pouvoir aller voir mes parents… »
Fabienne, l’instant d’après, lui disait :
— Hé bien ! vous êtes content, vous allez pouvoir aller voir vos parents ?
— Peut-être… dit-il évasivement… peut-être… plutôt que de rester seul ici…
A partir de ce moment, le visage de Fabienne prit une expression de dureté inflexible. Elle ne paraissait pas positivement fâchée. Mais c’est à peine si elle adressait la parole à Robert. Quand elle était ainsi changée en statue, on eût dit que son âme gentille, gaie et tendre, était partie pour jamais.
Puis, brusquement, sans prévenir, quand elle en avait assez d’être partie, l’âme de Fabienne revenait. Alors, c’était la résurrection de son regard et de son sourire.
— Le méchant, qui est content de me quitter…
— Tu es bête, dit-il en l’embrassant.
Une dépêche annonça le retour d’Ernest pour le lendemain soir.
Robert décida qu’avant son arrivée, et pour éviter (ce qu’il ne dit pas à Fabienne) les bonnes poignées de main du retour, il prendrait lui-même, vers la fin de l’après-midi, le train de Paris. C’était un samedi. A Paris, il coucherait à l’hôtel, et arriverait au Vésinet le dimanche dans la matinée. Les Nordement, depuis qu’ils avaient acheté leur villa, restaient à la campagne jusqu’à la fin d’octobre. « Même quand on rentre à la nuit, disait M. Nordement, c’est agréable de respirer une bouffée d’air du jardin. » Et il se persuadait que c’était vrai.
La plus jeune de ses filles, Jenny, dont le mari était encore au Maroc pour affaires, habitait avec ses parents.
Fabienne, le jour du départ, n’avait cessé de pleurer, si bien qu’elle n’avait plus une figure convenable pour conduire Robert à la gare. Elle aurait tout juste le temps de se remettre pour le retour d’Ernest. D’ailleurs, disait-elle, ça lui était bien égal qu’il s’aperçût qu’elle avait pleuré !… Ce qui ne l’empêcha pas, après le départ de Robert, et à la réflexion, de remédier du mieux qu’elle put au désordre de son visage.
Elle avait serré le jeune homme dans des bras frénétiques, en répétant comme une folle :
— Je ne te verrai plus ! Je ne te verrai plus !
Puis, le moment du départ arrivé, elle l’avait poussé brusquement vers la porte :
— Va-t’en ! Va-t’en !
Robert n’avait jamais considéré ce départ comme définitif. Mais elle lui avait tant répété qu’il ne reviendrait plus, qu’il en avait été impressionné, et qu’il se demandait maintenant si quelque événement tout-puissant et inattendu n’allait pas l’empêcher de retourner à Caen.
C’était un bon, brave et faible garçon ; mais sa situation d’homme aimé lui donnait une espèce de férocité quasi professionnelle. Il écarta l’image de cette femme en pleurs, et ne pensa qu’à la joie de son retour au milieu des siens. Et il avait une grande hâte de revoir la figure heureuse de ses parents. De nouveau, dans le train, il passa en revue de nombreux souvenirs familiaux, à qui il trouvait chaque fois un charme plus prenant.
— Il faut vraiment, pensait-il, avoir été séparé de son père et de sa mère, pour comprendre la valeur de ce trésor inestimable : l’affection des siens.
Il n’eut en les retrouvant aucune déception, et sa joie passa son espérance.
Il avait passé la nuit à l’hôtel, tout près de la gare Saint-Lazare. Et, dès huit heures du matin, après une nuit où il s’était cru arrivé au jour une dizaine de fois, il s’habilla à la hâte, et courut à la gare avec sa valise. Le train, par lequel il devait arriver là-bas, partait à huit heures de la gare. Ce train lui parut marcher plus lentement encore si possible qu’il ne marchait réellement. Le parcours entre les deux dernières stations fut interminable.
Son père l’attendait sur le quai. De sa portière, ouverte longtemps à l’avance, il vit les yeux de M. Nordement qui le cherchaient.
Le père et de fils ne tombèrent pas dans les bras l’un de l’autre comme cela se fait dans les pièces de théâtre. Robert jeta au hasard sur la barbe grise un baiser presque furtif. Et il sentit à son tour un effleurement de poils sur sa joue.
Papa ne savait plus très bien ce qu’il faisait, et Robert dut le repousser presque rudement pour détourner les mains tremblantes qui lui prenaient sa valise des mains. M. Nordement avait tellement perdu le contrôle de lui-même que Robert l’empêcha de héler une voiture pour parcourir les quatre cents mètres qui séparaient la gare de la villa.
L’embrassade de maman fut plus dramatique, plus consciente, plus mouillée. Maman, avec son petit air un peu sec, ne négligeait jamais une occasion de verser des larmes.
Elle l’écarta d’elle, pour le regarder…
— Je ne lui trouve pas bonne mine…
— A force de manger à droite et à gauche, et de la nourriture d’hôtel, ça n’est pas ça qui lui donnera bonne mine, dit M. Nordement, qui avait fait les départements pendant plusieurs années de sa jeunesse, et gardait rancune à certains hôtels du Commerce, qui d’ailleurs ne figuraient pas toujours parmi les plus coûteux de la ville.
Jeanne, la sœur aînée, était déjà rentrée à Paris avec son mari, M. Glass. « Mais tu peux être tranquille, dit papa, on les verra à déjeuner. » Jenny, l’autre sœur, toujours un peu en retard le matin (« tu la connais »), descendit de sa chambre, pour embrasser son frère et émettre à son tour sur sa mine un avis défavorable.
Tous leurs petits ridicules n’échappaient pas au jeune homme. Mais désormais il n’en éprouvait plus que de l’attendrissement… Il entrait avec délices, sans le moindre frisson, dans ce bain d’affection, ni trop chaud ni trop froid, préparé à la température de son cœur.
Il avait déjeuné le matin à l’hôtel, mais moitié pour faire plaisir à sa mère, moitié par gourmandise, il prit une grosse tasse d’un café au lait de tradition, que personne ne faisait comme « à la maison ».
Il fallut ensuite aller serrer la main à Florentine, la cuisinière, à Louise, la femme de chambre, et saluer d’un simple sourire l’autre bonne, plus nouvelle.
Très discrètement, et pour éviter de lui poser, au moins tout de suite, des questions, on l’avait conduit à sa chambre, bien qu’il en sût le chemin. On lui avait mis aux fenêtres des rideaux tout propres, et une carpette neuve au bas de son lit. Évidemment ces dépenses ne faisaient pas une brèche colossale à la fortune des Nordement. Il en fut cependant touché, car il connaissait bien son père et sa mère…
Mais il n’était pas au bout de ses surprises. Il y avait sur la table de nuit un porte-montre. Le verre d’eau, fêlé depuis douze ans, était remplacé. Et il trouva dans le bas de l’armoire une paire de pantoufles toutes pareilles, en neuf, à ses vieilles. Il y vit comme une espèce de symbole de ses habitudes de toujours, qui réapparaissaient rajeunies, avec un charme nouveau.
Ses parents l’avaient laissé seul. Mais, sa sœur Jenny, plus curieuse, était venue le retrouver.
C’était une petite femme brune assez jolie, au nez investigateur.
— Te voilà, j’espère, revenu pour de bon ?
— Pourquoi dis-tu cela ? dit Robert… Je n’étais pas parti… J’étais simplement en voyage…
— Allons donc ! dit Jenny. Nous avons tous eu l’impression que c’était fini, que tu avais assez de ta famille, que tu ne voulais plus nous revoir… Dis-moi, un peu pourquoi, mon garçon ? ajouta-t-elle en hochant la tête… Alors tu te figures que papa et maman t’auraient marié de force, et obligé à épouser cette jeune fille qui ne te plaisait pas ? Tu sais pourtant comment sont papa et maman. Avec ça que, dans la vie, nous n’avons pas toujours fait ce que nous désirions ! Je ne sais pas si je te l’ai dit, mais quand il a été question pour moi d’épouser Félix, papa et maman n’étaient pas chauds chauds pour ce mariage. Ça n’empêche pas que j’ai fait ce que j’ai voulu et que papa et maman aiment maintenant Félix comme leur enfant… Sans compter que, tu sais, on était très inquiets à la maison. Personne ne savait ce que tu étais devenu. On nous a raconté qu’on t’avait vu à Dinard avec une grosse dame qui n’était plus de la première jeunesse. On se demandait si elle t’avait enlevé…
— Voilà comme on écrit l’histoire, dit Robert, qui se mit à rire en pensant à Fatma Orega.
Puis il changea de conversation. Car la question de Jenny : « Te voilà revenu pour tout de bon ? », il ne voulait pas encore qu’elle fût posée. Il se disait seulement qu’il serait obligé de rester dans sa famille tout de même un peu plus longtemps qu’il n’avait eu, et qu’il écrirait à Fabienne pour lui dire qu’il prolongerait son séjour. Mais il n’avait pas encore trouvé les prétextes valables qui justifieraient cette prolongation.
— Tu ne peux pas savoir, dit-il à Jenny, la joie profonde que l’on éprouve à se retrouver dans sa famille, quand on l’a quittée pendant quelque temps…
— Tu vois bien, fit Jenny, que tu étais parti avec l’idée de ne plus revenir ?
— Je ne dis pas cela, dit Robert, qui ne voulait toujours pas, en effet, que ce fût dit, mais que ça ne gênait plus que ce fût supposé… Je puis l’avouer à toi, ajouta-t-il après une hésitation, ce que je ne dirais pas à papa et à maman. C’est que j’avais l’intention, non pas de les quitter, bien sûr, mais de fuir leur tutelle… C’est d’ailleurs une intention… que je n’ai pas abandonnée…
— Allons ! allons ! fit Jenny, tu dis ça… Mais j’espère bien que tu n’y penses plus…
— … Enfin, dit Robert, il n’est pas question de ça pour le moment… Ce que je voudrais te dire, en amenant la conversation là-dessus, c’est que le fait d’être parti m’a fait apprécier plus que jamais le charme précieux de la famille…
— Allons ! tant mieux, dit Jenny, qui, ne cherchait pas midi à quatorze heures, et ne tenait pas à être une personne compliquée.
Robert connaissait la qualité d’esprit de sa sœur et savait qu’elle n’était pas pour lui la confidente rêvée. Mais il avait besoin de se confier à quelqu’un et d’élucider ses idées en les exprimant tout haut. Il n’était donc pas nécessaire que Jenny le comprît absolument. D’ailleurs cette incompréhension même servait sa thèse. Elle prouvait que sa sœur n’était pas en état d’apprécier cette famille qu’elle n’avait jamais quittée.
— Ainsi, Jenny, tu ne sais pas ce que c’est que papa…
— Ah, il est magnifique, voilà maintenant qu’il découvre papa !
— Ne ris pas. Je t’assure que je comprends mieux papa qu’avant d’être parti.
— Moi, dit Jenny, j’ai toujours eu pour mes parents les sentiments qu’il faut avoir…
— Justement, Jenny, les sentiments, qu’il faut avoir…, c’est-à-dire des sentiments de consigne, d’habitude, qui n’ont, crois-le bien, aucun rapport avec l’amour filial ardent et spontané…
— Oh ! je ne te suis plus, fit Jenny.
— Je le sais, que tu ne me suis plus. Quand tu as quitté nos parents pour habiter avec ton mari, à vrai dire, tu ne te séparais pas d’eux. Tu n’as cessé de les voir à peu près tous les jours… Je m’entends : il t’est arrivé parfois d’aller en voyage, et de rester absente quelques semaines comme moi, cette fois-ci… Mais moi, j’avais l’impression que cette séparation durerait très longtemps… et que je resterais peut-être des années sans revenir à la maison… Alors j’ai pensé à mes parents comme tu n’y as jamais pensé, comme moi non plus je n’y avais pas pensé auparavant. Alors j’ai senti que je les aimais véritablement, profondément, éternellement, et que ce n’était plus là une question de consigne et d’habitude, que je ne les aimais plus en vertu d’un commandement de la Bible. Ma petite Jenny, quand je suis entré tout à l’heure dans la salle à manger, quand j’ai vu ces vieux meubles autour desquels nous avons été élevés…
— C’est vrai, dit la précise Jenny. Ce sont, en effet, les meubles de notre enfance. Papa et maman les ont mis ici quand ils ont acheté la villa et qu’ils ont meublé à neuf leur appartement de Paris.
— Le buffet de la salle à manger, Jenny ! Tu ne sais pas ce que c’est que le buffet de notre salle à manger ! J’aurais voulu me mettre à genoux et l’embrasser…
— Le buffet ? dit Jenny. Quel type ! Voilà maintenant qu’il veut embrasser le buffet !
— Et ce tableau, Jenny, qui est près de la cheminée. A Paris, il était dans la chambre de notre mère… Ce tableau qui représente un moulin à vent… Je le trouvais si joli quand j’étais petit, et si laid plus tard… Maintenant, je t’assure qu’il est délicieux ! Il me semble que j’ai été élevé près de ce moulin !
— C’est de l’imagination, dit Jenny.
— Je me suis assis un instant sur une de nos vieilles chaises cannées. Je n’ai jamais été assis si à mon aise. Comprends-tu cela ?
— Non, fit nettement Jenny.
— Ah ! je te plains vraiment, ma pauvre Jenny. Je te plains de ne pas sentir toute l’affection qu’il y a dans les yeux de nos parents, toute l’amitié qui s’exhale des meubles, des murs… Les fenêtres !… Les fenêtres sont comme des visages qu’on ne voudrait plus jamais quitter…
— Je te suis plus ou moins, dit Jenny, qui ne voulait plus faire preuve d’incompréhension complète. Mais je t’assure bien que je n’ai pas besoin d’éprouver ces sensations… poétiques… pour rester auprès de mes parents, en me disant que je ne cesserai de les voir que le jour où la mort nous séparera…
— Comment se porte papa ? demanda Robert avec un peu d’inquiétude.
— Il est bien, dit Jenny. Il n’a pas eu la moindre crise cet été. Tiens, justement, l’autre jour, j’ai rencontré dans le train le docteur Paulon. Il déclare que papa peut très bien se remettre tout à fait.
Ils descendirent tous deux. Papa se promenait autour de la pelouse, pour se conformer à l’affirmation de toute la famille, qui ne cessait de répéter qu’il adorait se promener dans le jardin. Robert prit le bras de M. Nordement, et, tous deux, comme un bon père et un bon fils, marchèrent ensemble pendant une demi-heure sans se dire un mot.
Mais à quoi bon se parler ? pensait Robert. On sait si bien qu’on est d’accord. On est d’accord de naissance…
— Si tu n’es pas fatigué, dit papa, on ira ensemble à la gare pour attendre ta sœur Jeanne ?
— Bonne idée, dit Robert.
Ces deux petites phrases échangées leur permettaient de repartir pour un nouveau silence d’une demi-heure…
Robert avait songé à poser cette question à M. Nordement : « Es-tu content des affaires ? » Seulement, il se dit que son père, à son tour, lui demanderait : « Qu’as-tu fait pendant ce voyage ? » Et il préférait laisser ce sujet-là tranquille…
A la gare, ils reçurent la famille Glass. Jeanne Glass était l’aînée des trois enfants Nordement. C’était une femme grande, délibérément pleine de décision, et douée d’admirables facultés d’organisatrice, qu’elle appliquait à la vie la plus insignifiante qui fût. Elle prenait des airs de général d’armée pour fixer la date d’un repas de famille et faisait preuve d’une clairvoyance étonnante pour pénétrer les intentions et les arrière-pensées les plus secrètes d’une humble ouvrière en journée.
Glass, mari de la précédente, était antiquaire. Il avait repris la maison fondée par David Glass, son père. La grande question, maintes fois agitée dans le cercle de ses connaissances, était de savoir s’il était aussi fort que le fondateur. Naturellement, les vieilles générations tenaient pour le père Glass. D’ailleurs, aucun des arbitres n’avait la moindre compétence pour se prononcer. Mais ceux qui avaient connu David Glass avaient été impressionnés par ses manières tranchantes et méprisantes, tandis que l’air poli et froid du fils, avec sa lèvre rasée et ses cheveux blancs précoces, formaient un ensemble qui en imposait beaucoup à ses contemporains.
Mme Nordement avait toujours dans un coin un petit objet d’art, acheté dans le courant de la semaine, et qu’elle montrait timidement à son gendre…
— Qu’est-ce que vous avez payé ça, maman ?
— Deux cent cinquante…
— C’est à peu près ce que ça vaut. Vous n’avez pas été volée.
— Bien, bien, disait Mme Nordement sans laisser voir son dépit de n’avoir pas fait l’affaire miraculeuse…
Robert revenait de la gare en tenant par la main son petit neveu Gaston Glass, qu’il n’avait jamais trouvé si charmant. Et il pensait à toutes les erreurs de jugement qu’il avait commises au détriment des siens.
Pourquoi, jadis, en avait-il tant voulu à sa sœur Jeanne de mépriser, d’ignorer plutôt ses préoccupations d’étudiant ? Pourquoi avait-il été rebuté par ses conversations avec son beau-frère, qui n’avait pas comme lui l’admiration des efforts des artistes nouveaux et ne se passionnait pas pour les tentatives généreuses, désintéressées, auxquelles lui-même et Francis Picard avaient si religieusement applaudi ?
A chacun sa spécialité. Il ne faut pas exiger de chaque musicien qu’il soit un orchestre complet, mais le féliciter quand il tient bien sa place. L’élite, l’avant-garde, qui, par saccades brusques, essaie constamment de tirer le monde en avant, l’élite a son rôle nécessaire. Mais il ne faut pas demander à tout le genre humain d’être une immense avant-garde impatiente.
Quand ils discutaient, son beau-frère et lui, ils avaient raison tous les deux, chacun à la place où il se trouvait. Lui, Robert, suivait son ardente curiosité de jeune homme. Et il faisait bien. Mais pouvait-on blâmer M. Glass, le considérable antiquaire du faubourg Saint-Honoré, de ne pas bousculer la foule lente de la clientèle, et, pour résister aux poussées en avant de son beau-frère, de faire frein de tout le poids de ses intérêts conservateurs ?
Robert ne cessait maintenant de se répéter : « Pour être heureux avec les êtres, il ne faut leur demander que ce qu’ils peuvent donner. »
Son petit neveu, dont il tenait la petite main dans le sienne, son petit neveu avait six ans. Allait-il lui parler de métaphysique ou de mathématiques supérieures ? Il fallait le regarder avec amour, en se disant : il est tout petit, et comme il a bien la gaîté, la turbulence, la naïveté exquise de son âge !
Pour goûter pleinement son bonheur, qu’il ne cessait de boire à petits traits, et n’être pas tourmenté par l’idée d’avoir à écrire à Fabienne une lettre difficile, il décida de s’acquitter rapidement de cette tâche avant le déjeuner, et de porter tout de suite sa lettre à la poste, afin qu’il n’y eût plus à y revenir.
Avant leur séparation, ils avaient décidé qu’à défaut de moyens pratiques de s’écrire secrètement, il enverrait au couple Gaudron des lettres qui ne seraient en réalité que pour la jeune femme. Elle n’aurait qu’à faire mentalement les substitutions d’usage, à remplacer « mes chers amis » par « ma chérie », le mot « affectueusement » par « tendrement » et « mille amitiés » par cent fois autant de baisers frénétiques. Ce code était des plus simples, et, il n’y avait pas besoin de beaucoup de conventions préalables pour l’appliquer.
Il écrivit donc :
« Chers amis, je pense que vous êtes en bonne santé, et que votre voyage s’est bien passé. Moi, je suis arrivé dans ma famille sans encombre. Malheureusement, je suis tombé en pleines affaires de succession. Il y a des rendez-vous de pris chez des notaires toute la semaine prochaine, des signatures à donner…
(Il ne mentait pas complètement. Ses sœurs et lui avaient, en effet, six mois auparavant, hérité d’un grand oncle. Mais c’était une succession sans importance, et qui allait se régler sans la moindre formalité).
La lettre continuait ainsi, pour amortir un peu le coup :
« Je vais demander s’il n’y aurait pas moyen, pour une partie tout au moins de ces actes notariés, de faire établir des procurations. Mais je crains que pour certains d’entre eux ma présence soit nécessaire. Je serai fixé demain, — après-demain au plus tard, et je vous écrirai aussitôt.
« Mes souvenirs affectueux.
« Robert Nordement. »
Sa lettre expédiée, Robert déjeuna avec toute la famille. Après le déjeuner, on fit le bridge. Il était venu d’autres parents, dont Lambert Faussemagne, qui donna à Robert une poignée de main d’entente.
Robert, qui n’était pas un fanatique du bridge, trouva cette partie de famille d’un agrément tranquille et doux.
Il s’amusa même des plaisanteries rituelles. « Ici les Athéniens s’atteignirent »,
« Encore un carreau qui ne doit rien à personne »,
« Il n’y aurait plus de pain à la maison… »
Toutes ces facéties usées, qui l’exaspéraient jadis, lui paraissaient maintenant les manifestations touchantes d’une humble allégresse. Ces gens n’avaient pas la prétention d’inventer des mots d’esprit. Ils cédaient simplement à la tentation innocente de se tailler de petits succès avec de bons lazzi, qui avaient fait souvent leurs preuves.
Après le bridge, il fit un tour de jardin avec le bon Lambert Faussemagne, qui était un artisan de ce retour au foyer familial, et avait bien le droit de savoir « comment ça s’était passé ».
— Eh bien ! tu es content d’être revenu ?
— Ah ! fit Robert extasié…
Et il exprima une satisfaction qui dépassa les espérances, et même l’entendement du brave cousin. De nouveau, ce fut la louange ravie de tous les êtres de la famille et de tous les meubles de la maison. Toutes les plates-bandes aussi, les recoins de verdure, et les petits sentiers de cailloux prirent part à la distribution.
Après le dîner, Jenny se mit au piano. Elle n’avait jamais passé, même parmi les siens, pour une virtuose hors ligne. Robert, qui n’était pas musicien et qui n’écoutait que les pianistes d’une réputation pour le moins mondiale, avait pris jadis l’habitude de fuir ces séances musicales. Cette fois, ce fut pour lui une heure de béatitude, qui surprit tout le monde et fatigua même l’exécutante.
D’ailleurs, il n’écoutait pas le piano, mais il savourait son bonheur. Il se disait : Comme ces gens sont heureux, mais comme ils savent mal apprécier la fête de leur vie ! Il aurait voulu leur dire, comme cet amphitryon à ses convives trop distraits : « Mais c’est du clos-vougeot de la meilleure récolte ! Pensez donc un peu à ce que vous buvez ! » Personne, comme lui, dans ce salon paisible, n’était capable de déguster ce vin merveilleux…
Tout le monde conduisit les Glass à la gare. Robert allait le long de la colonne, prenant successivement le bras de son père, de sa mère, de ses sœurs et de son beau-frère. Avant le dîner, il s’était montré un peu plus réservé dans ses manifestations extérieures. Mais maintenant, un peu échauffé, il ne se tenait plus. Et les siens, il faut le dire, le regardaient d’an air un peu inquiet.
On rentra enfin se coucher. Il aurait voulu que sa mère vînt le border dans son lit. Mais il n’osa pas le lui demander. Il s’endormit délicieusement après cette journée magnifique, pareille à tant de journées de sa jeunesse, dont il n’avait pas su voir la splendeur.
Le retour d’Ernest Gaudron n’avait pas gêné Fabienne. Peut-être, en toute autre circonstance, aurait-elle eu un moment de trouble. Mais elle n’avait dans la tête que l’idée du départ de Robert. Une femme vraiment amoureuse ne pense qu’à un être à la fois. Quand on est capable de partager son cœur, c’est qu’il n’est vraiment à personne.
Ernest avait été très déçu de ne pas trouver Robert à la maison. Il avait à lui raconter mille histoires de baccara, qui n’intéressaient pas sa femme.
Et puis, dans ce pays, où il était allé soi-disant pour affaires, le hasard avait voulu qu’il amorçât véritablement une affaire de la plus grande importance. Il s’agissait d’une vaste entreprise de transports automobiles de fourrages. La situation était critique. Des éleveurs voyaient leurs bêtes crever de faim par suite de la crise des chemins de fer. D’autre part, à certains endroits, des fourrages pourrissaient sur place. Or, il y avait moyen de se procurer des camions automobiles à des prix avantageux, dans une usine qui avait été un peu fort dans sa production et qui baissait maintenant ses tarifs d’une façon considérable.
Il se proposait de parler de l’affaire à son beau-frère Debousquet. Mais il aurait voulu surtout en toucher deux mots à Robert, qui lui avait dit, à différentes reprises, que des gens de sa famille marcheraient dans une affaire bien présentée.
A la vérité, il n’avait pas besoin de concours financiers supplémentaires. Il lui était simplement agréable de voir Robert, et la nécessité où se trouvait cet homme dissipé de passer pour un personnage sérieux l’avait habitué à justifier constamment son plaisir par des raisons d’intérêt commercial supérieur.
— En tout cas, dit-il à Fabienne, nous ne moisirons pas chez les Debousquet. Le dîner de fiançailles aura lieu demain dimanche. On passera le lundi avec eux s’il n’y a pas moyen de faire autrement. Mardi matin, la fuite en douceur, et le retour à Caen.
Fabienne ne demandait, elle aussi, qu’à abréger ces fêtes de famille. Après le départ de Robert, elle avait été un peu calmée, une fois qu’elle avait cessé d’être tourmentée par le besoin impérieux de tout faire pour le retenir. Son destin était entre les mains de la Providence, et c’était comme un soulagement pour elle de n’avoir plus à s’en occuper elle-même.
Au fond, elle comptait bien qu’il reviendrait, et si, par moments, elle mettait les choses au pis, c’était pour ne pas défier le sort.
Robert lui avait caché le véritable attrait que le foyer paternel exerçait sur lui. Elle ne se doutait pas des fascinations puissantes que le jeune homme avait retrouvées là-bas. Elle les imaginait d’autant moins qu’elle-même n’avait éprouvé qu’un plaisir bien calme à rejoindre chez les Debousquet des personnes de sa famille, son frère et sa belle-sœur, qui venaient du Midi. L’espèce d’enchantement que Robert éprouvait parmi les siens eût fait un rude contraste avec la détresse, d’ailleurs aussi exagérée, de Fabienne au contact de la famille Debousquet. Aucune broderie d’imagination n’embellissait pour elle la médiocrité de cet entourage. M. Gaudron se trouva bien d’accord avec elle, quand il lui dit à la dérobée, tandis qu’il désignait leur famille : « Ah ! si l’ami Robert était là ! »
Ernest au moins se distrayait un peu en parlant élevage, et en entretenant Debousquet de son affaire de transports.
Il dit encore à Fabienne :
— J’ai rendez-vous demain lundi avec deux types des environs qui marcheront peut-être avec nous. J’irai les voir avec Debousquet. Mais mardi matin, à la première heure…
Et il fit le geste expressif de frapper la paume de sa main gauche avec le dos de sa main droite.
— La famille Debousquet, elle nous a vus pour un moment maintenant.
Mais, le lendemain après midi, arriva la lettre de Robert, où il parlait de la prolongation probable de son séjour au Vésinet.
Ernest, au moment où le facteur passa, était parti en auto pour voir les gens des environs. Ce fut donc Fabienne qui décacheta l’enveloppe. Elle était à ce moment assise dans le parc avec sa belle-sœur et sa nièce. Elle eut besoin d’un grand effort pour dominer son émotion. Elle monta dans sa chambre, où elle fut prise d’une sorte de tremblement nerveux, qui fut suivi d’une violente crise de larmes.
Ernest heureusement ne rentra pas tout de suite. Elle eut le temps de se remettre avant la fin de l’après-midi.
Quand il revint en auto, elle fut capable de lui tendre la lettre d’un air indifférent, un peu trop indifférent même. Mais il ne remarqua pas cette nuance, tout en entier à un dépit, que lui au moins n’était pas obligé de dissimuler.
— Il est embêtant ! dit-il. Il est embêtant ! Qu’est-ce qu’il fiche là-bas avec ses histoires de famille ? Et puis, j’avais besoin de le voir le plus tôt possible pour cette affaire dont la conclusion ne doit pas souffrir de retard. Il est embêtant, ce garçon-là !
Il fut de mauvaise humeur pendant tout le dîner. Mais son visage, vers la fin du repas, s’éclaira. D’un coin de table à l’autre, il fit à sa femme un signe d’intelligence, auquel elle ne comprit rien.
Quand on se leva de table, il s’approcha d’elle.
— Il vous a laissé son adresse au Vésinet ?
Elle la savait par cœur…
— Oui, dit-elle, je crois que je dois l’avoir dans mon sac là-haut…
— Demain matin, dit Ernest, on lui enverra un télégramme pour qu’il vienne nous retrouver au Majestic, à Paris.
— … A Paris ?
— Oui. Au lieu de partir pour Caen, nous irons à Paris demain. Vous comprenez, il est absolument nécessaire que je lui parle sans retard. Je vous répète : l’affaire prend une tournure sérieuse. Je me suis assuré cet après-midi des concours importants. Il m’a toujours dit que, pour une entreprise solide, il trouverait des capitaux dans son entourage. Je n’en ai pas besoin, c’est entendu. Mais si je fais une bonne affaire, je tiens à ce qu’il en soit… Alors, dites ? C’est décidé ? On part demain. Mais il faudra se lever à cinq heures. Ce n’est pas au-dessus de vos forces. Et vous n’êtes pas femme à refuser un voyage à Paris ?
Elle ne répondait rien. Au bout d’un instant :
— Je ne sais pas trop, dit-elle, si je vous accompagnerai…
— Comment ?
— Je verrai cela, j’irai toujours avec vous jusqu’à Rouen. De là, le train pourra me ramener chez nous.
— Ce sera comme vous voudrez, ma chère. Mais ça serait bien plus gentil de venir.
Il était bien évident qu’elle viendrait à Paris. Et ce n’était pas d’ailleurs à cause d’Ernest, et pour le dérouter, qu’elle faisait des manières. C’était plutôt pour un Robert qui n’était pas là.
Aller à Paris, c’était avoir l’air de lui courir après…
… Non, tout de même, puisque l’idée venait d’Ernest. Mais n’allait-il pas croire que c’était Fabienne qui avait mis cette idée dans la tête de Gaudron ?…
Oui, il le croirait certainement…
A quoi bon toutes ces histoires ? Elle irait à Paris. Comme aurait dit Ernest, c’était « couru » de toute éternité.
La matinée du lundi, l’exaltation de Robert ne tomba pas, loin de là. Mais ces quelques heures lui parurent un peu longues. Une extase sans fin, devant le buffet de la salle à manger, ne lui prit que cinq minutes en tout.
M. Nordement était allé au bureau. Robert déjeuna avec maman et Jenny, et sourit sans relâche à leurs propos qu’il croyait écouter. Il avait mal dans la nuque à force de hocher la tête et de remplacer l’attention par l’approbation.
Il se rendit à la gare bien avant l’heure du train, pour attendre son père.
Une fois M. Nordement rendu à la vie de famille, les heures n’accélérèrent pas leur allure.
Papa, une fois échangés ses vêtements de ville contre une tenue de villégiature, descendit dans le jardin. Il eut un regard de satisfaction en contemplant son fils qui se promenait le long de l’allée d’entrée, et qui se répétait au plus profond de lui-même :
— Comment vais-je faire pour leur dire qu’il faut absolument que je reparte demain ?
… Tendre, blonde, exquise Fabienne, que l’on aimait tout naturellement, sans commentaires, qui vous découvrait chaque jour un charme nouveau, sans diminuer la puissance de ce qui vous séduisait déjà en elle !
Certes, il n’oubliait pas des instants de lassitude… bien courts… bien passagers… Le charme immortel de Fabienne ressuscitait à chaque instant !
… Certes, il venait de goûter auprès de sa famille des joies ineffables. C’était très bien. Il en avait sa provision pour un bon semestre…
— Eh bien ! demanda papa, tu as passé une bonne journée ?
— Exquise, papa !
Il embrassa son père, avec un rien d’exagération et de chiqué… Et il ajouta avec un soupir, tout à fait artificiel celui-là :
— Quel dommage que ce soit si court !
— Si court ? dit papa.
— Eh bien ! oui… Il va falloir que je me remette à travailler…
— A travailler ?
Venant de son fils, aucune parole ne pouvait étonner davantage ce vieux travailleur.
— Papa, dit Robert, il s’agit d’une affaire importante… et qui te fera plaisir. J’aurais voulu ne t’en parler que lorsqu’elle aurait été définitivement conclue. C’est pour cela que j’ai différé mon retour auprès de vous. Mais, comme j’avais hâte de vous revoir, je suis venu sans attendre la conclusion définitive…
— Tu m’intrigues, dit M. Nordement. Tu veux en parler à ta mère aussi ?
— Tu penses ! dit Robert, qui commençait à savoir à peu près ce qu’il allait leur dire, mais qui n’était pas fâché d’attendre encore une ou deux minutes pour avoir le temps de mettre l’affaire sur pied…
Quand Mme Nordement fut descendue, il leur raconta qu’il avait désormais à Caen une situation de grand avenir, un emploi pour le moment rétribué par un fixe — un joli fixe — et qui pouvait devenir à brève échéance une situation d’intéressé, voire d’associé…
— Et en quoi consiste cette affaire ? demanda M. Nordement, à qui sa prudence naturelle donnait un peu d’inquiétude.
— Je suis chez un marchand de chevaux.
— Un marchand de chevaux, dit papa…
— Un marchand de chevaux, dit maman…
Ils se regardèrent. Ils avaient eu des grands-pères et des grands-oncles marchands de chevaux. Cette profession, si honorable fût-elle, manquait un peu pour eux de prestige.
— C’est, dit Robert, une des plus grosses maisons de Normandie. Même aux moments les plus difficiles, ils ont toujours eu leurs écuries bien garnies. Ils ont la clientèle de plusieurs grandes compagnies. Et si vous voyiez leur grenier à fourrages !
— Mais, dit M. Nordement, avec le développement de l’auto ?…
— Tu penses bien, papa, qu’ils y ont pensé, et qu’ils sont parés de ce côté-là. Et, d’ailleurs, on aura besoin de chevaux pendant de longues années encore.
Il resservait heureusement des phrases qu’il avait entendu dire à Ernest.
Il ajouta :
— Je sais qu’ils étudient des affaires de transport automobile.
Cela, c’était une invention, qui se trouvait concorder par hasard avec la vérité.
— Tout de même, dit M. Nordement, il faudrait que je voie ça d’un peu près.
— Ce ne serait pas inutile, renchérit Mme Nordement, d’avoir là-dessus les conseils de papa.
— As-tu seulement pris des renseignements sur ces gens ? dit M. Nordement.
— De tout premier ordre, dit Robert. D’ailleurs, je n’ai qu’à te donner leur nom, et tu pourras t’informer de ce qu’ils valent… Seulement, ce qu’il y a d’ennuyeux, c’est que ça se sait toujours un peu quand on va aux renseignements… Et ils ne seraient pas contents s’ils savaient que j’ai demandé une fiche sur eux…
— Je ne suis pas un enfant, dit papa. Ce n’est pas toi qui te seras renseigné, ce sera moi… Et d’ailleurs, je te garantis qu’ils n’en sauront rien. Dis-moi seulement le nom…
— La maison Gaudron, de Caen. Elle a plus de cinquante ans d’existence.
— C’est déjà une recommandation, dit papa… Voyons… il est sept heures. Je saurai dans une demi-heure tout ce que j’ai besoin de savoir. A condition, toutefois, que ces demoiselles du téléphone veuillent bien y mettre de la complaisance…
— Louise, dit-il à la femme de chambre, demandez-moi Gutenberg 22.64… Arthur, dit-il à Robert, est encore à son bureau. Sa maison de banque est en relations avec tout ce qu’il y a d’intéressant en Normandie.
— Papa est bien d’avis que je ne dois pas faire attendre mon patron ?… J’ai un poste important dans la maison. Et j’ai dit que je ne serais absent que deux jours…
— Ah non, dit maman, tu arrives ! Tu vas bien rester une semaine avec nous. Tu n’as pas bonne mine, tu sais, mon garçon…
— Si on l’attend là-bas, dit papa, il ne faut pas plaisanter.
— D’ailleurs, je reviendrai dans très peu de jours. Caen n’est pas au bout du monde.
Robert pensait : C’est vrai qu’il ne me sera pas impossible de revenir de temps en temps passer quelques heures avec eux.
Papa fut appelé au téléphone… Il revint quelques minutes après.
— … Oui, la maison est sérieuse. Pas de premier ordre : on ne dit cela que de trois ou quatre grandes banques. Mais enfin c’est assez bon… on peut même dire : bon…
— Tu me conseilles toujours, papa, de partir demain ?
— C’est ridicule, dit maman.
— Il ne faut pas mécontenter son patron, dit papa.
— Alors, dit Robert, je prendrai le train de Cherbourg, qui est, je crois, à 1 h. 30.
— Je reviendrai déjeuner avec vous, dit papa.
— C’est décidément plus sage de s’en aller, dit encore Robert…
Il était soulevé de bonheur. Il fut d’une gaieté folle pendant tout le dîner.
On déjeuna le lendemain avant midi. Papa partit ensuite avec Robert. Il le quitta à la gare Saint-Lazare, car on l’attendait au bureau. Et le train de la ligne de Cherbourg ne partait qu’une demi-heure après.
Robert était installé dans son compartiment quand il aperçut tout à coup, courant sur le quai, sa sœur Jenny… Elle tenait à la main un télégramme…
— Voici une dépêche qui vient d’arriver pour toi ! dit Jenny tout essoufflée. Nous avons pris sur nous, maman et moi, de l’ouvrir, et je crois que nous avons bien fait. Je me suis procuré une auto et je te réponds qu’elle a rudement marché pour venir directement à la gare.
La dépêche disait :
Sommes obligés venir Paris. Vous attendons sans faute Majestic.
Gaudron.
— … Maman s’est rappelé que Gaudron, c’était le nom du monsieur avec qui tu travaillais. J’ai bien fait de te l’apporter, n’est-ce pas ?
— Tu es un ange, dit Robert à Jenny, qui ne se lassait pas de recevoir des félicitations pour son initiative…
Puis il se hâta de reprendre sa valise et de descendre de ce train, qui s’en alla tout de même à Lisieux, à Caen et à Cherbourg, en emmenant des infortunés qui ne connaissaient pas Fabienne, mais qui ignoraient leur malheur.
Robert avait quitté Jenny sur le seuil de la gare, après avoir échangé de vagues propos de prochaine « revoyure », s’il restait à Paris. « Mais il ne le croyait pas… » se hâta-t-il de dire, et il pensait au contraire que son patron et lui repartiraient le soir même pour Caen.
— Monsieur Gaudron ? demanda Robert au portier de l’hôtel Majestic.
— Ah ! monsieur Gaudron ? Oui… Il est arrivé de ce matin. (Ernest était un habitué de l’hôtel.) Mais si je crois bien l’avoir vu sortir tout à l’heure… C’est possible que madame soit là.
— Peut-elle me recevoir ?
Un coup de téléphone… Robert était ému beaucoup plus encore qu’à la première entrée de Fabienne dans sa vie…
— Oui, monsieur, dit le portier…
Montée dans l’ascenseur, en compagnie d’un préposé au « lift », bien indifférent et bien insouciant sous sa haute casquette…
— Le 214, dit-il, c’est au bout du couloir.
Fabienne attendait, toute sévère et rigide. Robert lui donna force explications mal ordonnées, répétant énergiquement cette affirmation qu’il était dans le train de Caen quand la dépêche lui était parvenue, que, par conséquent, il avait déjà renoncé, de son propre mouvement, à ce projet de prolonger son séjour…
Le jugement d’acquittement ne fut pas rendu tout de suite. Il ne faut pas croire que la justice suprême de l’Aimée aille aussi vite que cela… Et même ce ne furent pas du tout les raisons et les arguments du défenseur qui fléchirent le tribunal : le tribunal pardonna simplement quand il en eut assez de bouder, et quand ce fut son bon plaisir de pardonner.
Ils se regardaient maintenant avec attendrissement…
— Ernest ne va pas rentrer tout de suite ? demanda-t-il au bout d’un instant.
Sans s’apercevoir du caractère tendancieux de la question, elle alla jeter un coup d’œil dans la chambre à côté…
— Il a emporté son pardessus d’auto. C’est donc qu’il est allé à Versailles, où il avait besoin de voir quelqu’un…
— Chérie ! implora Robert…
— Oh ! non, dit-elle, vous ne voudriez pas !
— Comment ? Je ne voudrais pas ?
— Non, non, cent fois non ! Nous allons aller nous promener tous les deux. Ça m’amusera beaucoup d’être dans les rues de Paris avec vous.
— Nous sortirons tout à l’heure. Mais tu vas m’embrasser. Tu comprends… Je veux avoir l’esprit libre : si nous sortons tout de suite, je ne serai pas à la conversation. Je t’écouterai parler avec ravissement, sans entendre un mot de ce que tu dis. Et je ne réponds pas, aussitôt la nuit tombée, de ma tenue dans les taxis.
Tout cela était assez difficilement réfutable, surtout pour une personne qui n’apporte plus une grande énergie à la réfutation. Il la prit dans ses bras. Elle avait dit cent fois non, et n’eut pas à dire une seule fois oui.
Un moment après, il fallut retaper le lit, et lui donner un aspect convenable.
— Quoique, dit Fabienne, je puisse très bien m’y être étendue après le déjeuner pour me reposer. Nous sommes partis ce matin, à cinq heures.
Il s’assit sur un fauteuil pour la regarder s’habiller. Ah ! quelle adorable femme !
Chez ses parents, il avait retrouvé, c’était entendu, le chez-lui de son enfance. Mais son chez-lui de maintenant, c’était partout où était Fabienne. Et décidément tous les meubles de cette chambre d’hôtel étaient aussi sympathiques que le buffet de la salle à manger…
Avec Fabienne, nul besoin d’appeler des souvenirs à la rescousse. Une joie vivante, actuelle, nouvelle, naissait constamment de sa présence.
Il se leva, s’approcha d’elle et la prit tendrement dans ses bras.
— Petite Fabienne, tu es ma raison de vivre…
— C’est entendu. Mais nous allons sortir. Maintenant, tu es d’une ardeur tout de même un peu moins vive que tout à l’heure. La promenade sera charmante, car, comme tu dis, tu seras à la conversation. Si nous ne sortons pas tout de suite, tu feras encore des bêtises. Et, après cela, qu’arrivera-t-il ? C’est que tu seras endormi et plus du tout à la conversation… Dépêchons-nous donc, mon chéri : il faut que nous soyons rentrés à six heures. Ernest a l’intention de nous emmener faire un bon dîner.
— Ernest… dit Robert. Je suis assez content de le revoir…
— Pas tant que lui de te revoir toi. Il trouvait le temps très long, tu sais, après toi. Je ne sais pas s’il ne nous manquait pas un peu…
— Peut-être, dit Robert.
Il ajouta :
— Ah ! comme je suis content d’être ici !
— C’est que tu y tenais, dit-elle, à voir tes parents.
— C’est vrai, et j’ai eu un grand plaisir à les retrouver. Mais tu ne peux t’imaginer ce que ce petit retour nécessaire a été une bonne expérience pour moi ! Je te dis toute la vérité de mon cœur. J’ai été heureux de les retrouver. J’ai même senti pour eux un amour que je n’avais jamais éprouvé. C’était un amour conscient, au lieu de l’amour filial inconscient de mon enfance. Et voilà pourquoi, vois-tu, cela ne pouvait pas durer…
… Ces douces joies familiales, conclut-il, ont besoin d’être inconscientes pour être longtemps supportées…
FIN
E. GREVIN. — IMPRIMERIE DE LAGNY