Title: La nuit tombe...
Author: Henri Ardel
Release date: February 17, 2024 [eBook #72978]
Language: French
Original publication: Paris: Plon
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
BIBLIOTHÈQUE RELIÉE PLON
— 25 —
PAR
HENRI ARDEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 8, RUE GARANCIÈRE, 6e.
Tous droits réservés.
DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE :
Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis entre toutes les mains.
Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1928.
PARUS DANS LA MÊME COLLECTION
(Décembre 1928)
1. Paul BOURGET, de l’Ac. fr. | Le Danseur mondain. |
2. Henry BORDEAUX, de l’Ac. fr. | La Maison morte. |
3. J. et J. THARAUD. | L’Ombre de la Croix. |
4. H. de BALZAC. | Une Ténébreuse Affaire. |
5. Edmond ABOUT. | Tolla. |
6. Germaine ACREMANT. | Ces Dames aux chapeaux verts. |
7 8 et 9. Alexandre DUMAS. | Les Compagnons de Jéhu. Tomes I, II et III. |
10. F. DOSTOIEVSKY. | Netotchka. |
11. Ernest PÉROCHON. | Nêne (Prix Goncourt 1920). |
12. André LICHTENBERGER. | Petite Madame. |
13. J.-H. ROSNY aîné, de l’Ac. Gonc. | Dans les rues. |
14. J.-L. VAUDOYER. | La Maîtresse et l’Amie. |
15. Henri de RÉGNIER, de l’Ac. fr. | Romaine Mirmault. |
16. Henry BORDEAUX, de l’Ac. fr. | La Neige sur les pas. |
17. Jean d’ESME. | Les Dieux rouges. |
18. Edmond JALOUX. | L’Éventail de crêpe. |
19. Paul BOURGET, de l’Ac. fr. | Le Démon de midi. I. |
20. Paul BOURGET, de l’Ac. fr. | Le Démon de midi. II. |
21. Elissa RHAIS. | Le Café chantant. |
22. Jean AICARD, de l’Ac. fr. | Benjamine. |
23. Alphonse DAUDET. | Les Rois en exil. |
24. Léon TOLSTOÏ. | Katia. |
25. Henri ARDEL. | La Nuit tombe. |
26. Edith WHARTON. | Sous la neige. |
A paraître : | |
27. MÉRIMÉE. | Colomba. |
28. Gérard d’HOUVILLE. | Le temps d’aimer. |
Copyright 1923 by Librairie Plon
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
18 mars.
Une averse rageuse bat mes vitres, les cingle de gouttelettes haletantes, sous la rafale d’équinoxe… Une averse qui sera brève comme une colère soudaine et trop violente.
Déjà les nuées lourdes se déchirent et se cernent de lumière. Leurs flocons déchiquetés s’éparpillent vers les lointains d’un ciel très bleu, très pur, d’un bleu presque aigu, dans son intensité.
Et alors, je ne sais pourquoi, tout à coup, l’idée me traverse le cerveau que mon Moi intime ressemble à ce ciel tourmenté, où se heurtent des ombres, des clartés, des souffles de tempête ; où les pleurs de la pluie sont soudain dévorés par le feu d’un rais de soleil.
Cette âme houleuse, qui la devinerait — et je m’en amuse… — chez la jeune dame dont, en ce moment, l’image se reflète dans la glace du panneau qui me fait face ?
Cette jeune dame a la mine paisiblement nonchalante d’une créature étrangère à tout ce qui bouleverse, distrait ou passionne l’innombrable foule de ses sœurs. Elle ne paraît rien regretter ni souhaiter.
Je viens de la regarder un instant, toute mince en son kimono à grandes fleurs bizarres ; sa petite figure d’une pâleur chaude, coiffée de cheveux châtain doré dont les vagues aventurent un flot capricieux au-dessus des yeux sombres.
Les coudes dressés sur la table à écrire, elle avait le menton appuyé sur ses mains jointes, un air de parfait je m’en fichisme, le regard songeur et la bouche moqueuse… Moqueuse en cet instant surtout, où elle constatait à quel point sa forme périssable gardait bien les mystères de son jardin secret.
Chère petite forme périssable, de votre discrétion combien je vous ai de gré !
Mais, ce matin, vous m’intéressez moins que le large ciel où le vent entraîne des nuées éperdues. Pour le mieux contempler, j’ai laissé tomber ma plume sur le buvard qu’elle a strié d’un trait obscur. Et j’ai regardé l’eau gicler contre mes fenêtres closes, jouissant avec un plaisir égoïste d’avoir l’abri de ma grande chambre claire où, dans la cheminée, crépitaient les bûches, — j’ai l’horreur des calorifères ! — où flottait la senteur d’une botte de violettes dont la chaleur du foyer exaltait le parfum printanier.
Et les minutes ont coulé… longues ?… brèves ?… Je l’ignore. Qu’importe d’ailleurs ! A moi seule, je dois compte de mon temps, dont je n’ai que faire, hélas !
Ce m’était un délice de demeurer ainsi, sans obligation de vouloir, d’agir, ma pensée vagabonde ressuscitant la soirée d’hier.
Pour en noter les incidents, j’avais pourtant saisi ma plume ; puisque ce m’est devenu un besoin de causer avec moi-même Geneviève Doraines, mon unique confidente.
En vérité, cette soirée d’hier a été flatteuse à souhait pour l’orgueil du maître dont je porte le nom. La première de son nouvel opéra-comique, La Danaïde, a pris l’allure d’une manière de triomphe. Triomphe pour le compositeur. Triomphe pour l’interprète. Tous deux unis par les attirances souveraines de l’art et de l’amour… Est-ce de l’amour ?… Après tout, oui, c’est ainsi que cela s’appelle, en général… Tous deux, instruments ultra-sensibles qui ont réalisé, hier soir, l’un par sa musique, l’autre par sa voix, une œuvre de voluptueuse beauté.
Ah ! que la musique de mon mari est bien à son image ! Quand je l’écoute, il me semble pénétrer dans tous les replis de sa personnalité. Elle a ses caresses et ses violences, sa fougue capricieuse, sa sensualité tour à tour nonchalante, spirituelle, perverse ardemment, et cruelle aussi.
Sa musique ? C’est bien celle d’un être obéissant à toutes les impulsions qui bondissent en lui. Et c’est en même temps la musique d’un maître qui, ayant reçu le « don », connaît, de plus, tous les secrets de son art.
Si, en lui, je juge l’homme à sa mesure, je reconnais que l’artiste mérite une des premières places parmi les créateurs de notre époque.
Qu’y a-t-il donc dans cette musique, pour qu’elle accomplisse, tant que ses harmonies m’enveloppent, le miracle de me faire oublier tout ce qui nous a séparés et transformés, l’un pour l’autre, en deux étrangers ?… En ces moments-là, seul, l’artiste existe pour moi ; l’artiste que je comprends si bien, que souvent encore, il me dit — c’est un refrain :
— Personne ne chante ma musique comme vous, Geneviève.
Autrefois, au temps des vieilles lunes, il disait : « … Comme toi, Viva. »
Est-il possible que ce temps ait existé ? Ah ! que c’est loin en arrière dans le passé, la folie de nos premiers mois d’amour… — dix ans de cela… Et puis, peu à peu, les révélations du hasard, de l’intuition ; le désenchantement ; les scènes mauvaises, épuisantes, dont le seul souvenir m’épouvante.
Et dans ce chaos sombre, l’éclair des réconciliations ; exquises, les premières…
Puis les autres !… les mélancoliques, les décevantes, les misérables, qui me jettent encore au visage une brûlure de honte…
Enfin le lien dénoué, brisé définitivement. Quelle délivrance !… Trois ans bientôt.
Mais pourquoi donc, ce matin, est-ce que j’évoque mon lamentable passé ?
Parce qu’hier, pendant que j’écoutais, immobile dans l’ombre de la loge — une baignoire où Robert et moi étions seuls à ce moment — le sortilège des sons évoquait des fantômes qui erraient dans mon âme… Pauvres ombres, douloureuses et frémissantes, que le Moi maintenant détaché de tout — oh ! combien ! — regardait passer avec un calme mortel. Et de la pitié aussi…
C’était encore ce même Moi, désabusé autant que le vieux roi de l’Écriture, qui observait l’homme assis à mes côtés, dont tout l’être vivait son œuvre.
Lui aussi demeurait immobile. Mais que son masque, où les dents mordaient sans cesse la lèvre, était révélateur ! — pour moi, du moins. La lueur de la rampe, toute proche, heurtait la ligne du profil, accusait les meurtrissures du visage, creusées par tant de causes, allumait des éclairs d’or roux dans la barbe un peu longue, trahissant, sous la pleine lumière, l’altération des traits contractés par l’ivresse de la bataille engagée !
Avec une interrogation brève, il se penchait par instant vers moi :
— Ça va, ce me semble, Viva. Ne trouvez-vous pas ?
D’ailleurs, il n’attendait pas de réponse. Il sentait que « ça allait »… aussi bien que moi qui, par un bizarre dédoublement de personnalité, n’étais plus qu’une passionnée de musique, absorbée toute par la révélation publique d’une œuvre d’art.
Sa fièvre m’avait atteinte, me rendant vibrante à tous les sons, à toutes les nuances, à tous les remous d’impressions dans la salle capricieuse des premières dont il avait souverainement conquis l’attention.
Vraiment, cette représentation m’intéressait comme une partie à gagner, une partie artistique qui valait son prix.
Mais l’instant est arrivé où elle est entrée en scène, elle, la Danaïde, elle qui est, à la lettre, la maîtresse de mon mari. Et il est redescendu des hauteurs sereines de l’Art. J’ai vu l’éclair qui le brûlait et réduisait en poussière la conscience de ma présence près de lui, de la foule du public qui emplissait la salle, des confrères jaloux, des critiques aux aguets. Même son œuvre, il l’a oubliée, à cette minute…
Il la regardait, elle ; et au fond de ses prunelles, je sais quelle lueur flambait, pour l’avoir fait jaillir autrefois…
Puis, avec l’inconscience à laquelle je suis bien accoutumée, il s’est à demi incliné et m’a murmuré :
— Elle est admirablement belle, n’est-ce pas ?
C’était vrai. Et parce que je n’ai jamais su dire autre chose que ma pensée, j’ai répondu :
— Oui, très belle…
Orgueilleusement, je constatais aussi qu’en mon être aucune fibre douloureuse n’avait tressailli. Personne n’aurait pu découvrir, au fond de mes yeux, autre chose qu’une curiosité détachée.
Oui, en vérité, cette femme ainsi dévêtue par l’enroulement étroit de sa tunique, avait l’harmonieuse beauté de quelque nymphe antique ; mais cette nymphe était aussi une amoureuse dont les yeux, les lèvres, le geste, la gorge nue, le corps tout entier était prometteur des voluptés qui affolent les mâles.
L’orchestre préludait. Imperceptiblement, elle a tourné la tête vers la loge sombre où elle savait qu’il était.
Une seconde, ils se sont regardés.
Puis elle a commencé à chanter ; et dans son chant, elle se donnait toute, pour lui, pour son triomphe… Elle se donnait à lui, son maître qui écoutait, les yeux rivés sur elle. Ah ! ils étaient bien unis… Peut-être plus encore qu’en d’autres instants…
Et, de nouveau, avec une allégresse de captive délivrée, j’ai senti que cet homme avait perdu la puissance de me torturer. Je les observais, lui et elle, comme des étrangers qui ne pouvaient en rien m’émouvoir. Ah ! que c’était bon ! — et décevant… Être consolée du deuil de son amour !… De quel sable est donc fait notre cœur fragile ?…
Et l’acte s’est achevé dans un tumulte d’applaudissements. La salle, de toute évidence, était conquise. Alors Robert est revenu sur terre et a repris le sentiment de ma présence pour me dire, avec des yeux où luisait une ivresse :
— Elle a été admirable, n’est-ce pas ? Quelle artiste ! Il faut que j’aille lui dire combien je suis content. Sans quoi, elle va s’énerver !
Paisible, j’ai répondu, sans qu’il soupçonne même de quel dédain est faite ma condescendance :
— C’est cela, allez… Mais, si possible, ne vous attardez pas trop, car les visiteurs vont pleuvoir pour vous féliciter… Et je sens la menace d’une crise de sauvagerie qui me rendra incapable de les recevoir comme ils le méritent !
— Mais non… mais non… Vous n’aurez aucune crise de cette espèce !… Allons, Viva, faites-moi la charité de supporter, un instant, même les intrus… Je reviens.
Sans attendre ma réponse, il était déjà sur le seuil de la loge, impatient de s’enfuir avant l’apparition des visiteurs qui pouvaient le retenir. Lui, le maître, que toute cette foule venait d’acclamer, il avait une impatience de collégien lancé vers un rendez-vous. J’ai senti ma bouche devenir moqueuse. Mais il ne s’en est pas aperçu. Jamais il n’a rien compris de moi… que mes baisers !
Et je me suis détournée pour regarder la salle, transformée en un gigantesque salon, où bourdonnait la rumeur des conversations, scandée par le claquement sec des portes. Les hommes lorgnaient, appuyés aux fauteuils de l’orchestre. Et le coup d’œil en valait la peine ? Robert avait une brillante première, de celles où toutes les femmes mondaines, demi-mondaines, artistes, sont venues, soucieuses de leur réputation de beauté ou d’élégance. Partout des figures connues, dont, invisible dans l’obscurité de ma loge, je me suis amusée à surprendre les expressions. Ah ! que ces lustres éclairaient donc d’intrigues, de jalousies, de curiosités, de malveillance, de potinages…
Au balcon, j’ai aperçu ma savoureuse petite belle-sœur, Marie-Anne Abriès, dite Marinette, vêtue avec son habituel raffinement ultra-chic ; toute blonde, toute fine, des épaules rondes et une chair de bébé, ouvrant bien larges des yeux candides, qui voisinent drôlement avec un petit nez fripon et une bouche gamine et caressante. Un Greuze mâtiné de Fragonard.
Près d’elle, père plastronnait ; et son mari, l’excellent Paul, souriait, bénévole, confiant en elle comme en lui-même. A son ordinaire, il devait être fier — où la fierté va-t-elle gîter ? — de voir sa jeune épouse frôlée par le désir de tous les hommes qui l’approchent. Peut-être, tout de même, ne serait-il pas aussi charmé s’il avait entendu ce propos que j’ai surpris un soir, au passage : « Quand on voit Mme Abriès, on a tout de suite l’envie de coucher avec elle ! »
Marinette, elle, n’ignore pas du tout cet effet qu’elle produit et s’en amuse beaucoup ; secrètement dotée de ce pouvoir qu’elle a de révolutionner l’élément masculin, elle joue de sa séduction comme d’un éventail, avec une audace naïve d’ingénue, doublée d’une savante coquetterie de femme.
Au demeurant, une honnête petite créature, — jusqu’alors du moins !… Très bonne mère, sans s’absorber en rien dans ses deux poussins… Qui se laisse adorer par son mari et l’aime… bien. Ève avant le péché, regardant le fruit défendu avec des yeux gourmands et tentés, sans y oser mordre… Tout au plus, elle le grignoterait un peu. Car, de son éducation au couvent, il lui reste encore une terreur folle d’un certain enfer réservé aux jolies pécheresses. Et elle l’avoue avec la franchise primesautière qui est l’une de ses nombreuses séductions.
Hier soir, à côté de son grand diable de mari, habillée de blanc, elle avait seize ans, tandis qu’elle bavardait avec un inconnu que Paul semblait lui présenter.
Mais un choc léger a sonné contre ma porte. J’étais découverte. Et les visiteurs prévus ont commencé, discrètement, puis en flot impérieux, à envahir mon asile ; des intimes d’abord ; des critiques ; puis de vagues amis, voire même des inconnus venus à la remorque qui, tous, cherchaient le maître, toujours absent.
D’instinct, je remplissais mon personnage de femme du grand homme ; et accueillante autant qu’il convenait, je recevais félicitations, demandes, jugements sur l’œuvre, sur les interprètes et surtout la merveilleuse Danaïde qui a été célébrée avec un général enthousiasme.
Heureusement, j’ai pu garder l’orgueil de ne livrer rien au public du désastre de ma vie conjugale. Mais tandis que je joue mon rôle, un obscur mépris de moi-même gronde en ma conscience, parce que j’accepte ce rôle, tandis que, là-bas, l’homme qui, de nom, demeure mon mari, me trahit sans scrupule, d’intention, sinon de fait.
Marinette entre, m’embrasse câline, et me jette une de ces exclamations gentiment saugrenues qui lui sont familières :
— Viva, que l’émotion des premières te va bien ! Ce soir, chérie, tu ressembles plus que jamais à une nuit d’amour !
Je réponds par un ironique geste d’épaules. Pourtant, une seconde, une fibre s’est crispée en moi. Où cette petite a-t-elle été chercher son impertinente comparaison ?… Elle ignore cependant que son frère, au temps passé, se plaisait à m’appeler ainsi « Petite nuit d’amour… »
Machinalement, je glisse un coup d’œil vers la glace, curieuse de voir comment mon visage a pu provoquer pareille remarque… Il garde le reflet de l’ardente attention avec laquelle je viens d’écouter. Mais où Marinette y a-t-elle déniché de l’amour ; même, simplement, l’ombre de l’amour, comme dit l’autre… Absurdes, ces petites filles !
Tout de suite, autour de Marinette, s’est formée une cour que, de son mieux, elle s’applique à faire flamber, cependant que j’accueille son mari qui, lui aussi, demande :
— Le maître n’est pas là ?
— Non. Il faut pour l’instant vous contenter de moi seule.
De sa manière « régence », il me baise les doigts.
— Mais je ne puis rien désirer de mieux ; et je m’imagine que le monsieur que je vous amène est de mon avis… Jacques de Meillane, un bon camarade à moi que je viens de retrouver, retour du Japon, et que la Danaïde enthousiasme.
Près de lui, en effet, est un grand garçon, élégant, très brun, dont les yeux gris clair regardent bien en face ; — l’inconnu à qui, de loin, j’ai vu Marinette parler.
Il s’est incliné :
— Madame, je suis très confus d’être ici, croyez-le bien. C’est votre beau-frère qui m’a entraîné en causant, sans me dire où il me conduisait… Et puis, au seuil de la terre promise, j’ai succombé à la tentation d’entrer… Voilà…
L’aveu a été jeté drôlement, d’un ton mi-confus, mi-enchanté. J’approuve :
— S’il vous était agréable de le faire vous avez eu bien raison de pénétrer dans notre sombre petit réduit. Il y a si peu de choses distrayantes dans la vie qu’il est toujours prudent de s’offrir celles qui tentent au passage.
Et lui de riposter :
— Madame, oserais-je vous murmurer que c’est là, justement, le conseil que donne, à mon humble avis, la musique de Monsieur votre mari ?…
Tiens… tiens… tiens !… Fiez-vous donc à un masque plutôt froid, dont la caractéristique est une expression de volonté forte !
J’ai un peu la curiosité que mon visiteur s’explique ; et dans la rumeur des propos qui se croisent, j’insiste :
— … C’est-à-dire, monsieur ?…
— Mon Dieu, madame, est-ce parce que je reviens de très loin et ne suis pas au diapason ?… parce que je suis, en la matière, un profane ?… Mais cette musique se révèle à mon incompétence comparable à quelque forêt magique où je m’aventure ébloui, avec la conscience vague qu’elle doit être dangereuse.
— Dangereuse pour ?…
— Pour ceux qui l’écoutent, subjugués au point où je le suis. Elle est très capiteuse ! C’est incroyable ce qu’elle donne envie de faire ce que les gens vertueux appellent des sottises !
Ce monsieur est décidément perspicace ! Et amusée, j’interroge encore :
— Vous entendez pour la première fois la musique de mon mari ?
— Voici plusieurs années, madame, que je vis hors de France…
— Alors, je serais curieuse de connaître votre impression quand vous aurez entendu tout l’opéra ! Si vous ne craignez pas de prolonger votre soirée, après le théâtre, venez donc avec mon beau-frère et ma belle-sœur prendre chez moi une tasse de thé. En assez nombreuse compagnie, je vous préviens. Les soirs de première, mon salon est accueillant, non pas seulement pour les amis, mais pour les amis des amis…
Pourquoi ai-je dit cela ?… Ma phrase n’est pas achevée que cette invitation m’apparaît inexplicable et absurde. Pourtant, il en défile des passants, dans mon salon !…
Est-ce parce que je surprends une surprise, — charmée, il est vrai — dans les yeux qui posent sur moi un regard clair ? Ces yeux-là ne doivent jamais mentir.
— Madame, c’est sérieusement que vous parlez ?… Prenez garde, je vais dire « oui ».
— Mais je vous trouverais très impoli de dire « non ».
— Alors, bien vite, avec une infinie reconnaissance, je dis oui…
Et il se courbe, puis prend congé, car la sonnerie annonce la fin de l’entr’acte. Et Robert est demeuré invisible. Juste comme la loge se vide il surgit, nerveux et souriant, jette au hasard de rapides serrements de main, des réponses et des interrogations brèves, avide des impressions du public, après qu’il vient de recevoir celles des artistes.
Puis, tous disparaissent. Le rideau se relève. Il me murmure :
— Elle est en excellentes dispositions. Je pense que nous allons brillamment gagner la partie.
Et il ne s’est pas trompé. Elle est prodigieuse, la force d’envoûtement de sa musique ! Cette foule qui écoute vibre avec lui, comme lui, ainsi qu’il l’a voulu. Le torrent de l’harmonie emporte âmes et pensées dans son flot souverain. Demain, il y aura des critiques, des reprises, des attaques.
Mais, ce soir, le charme opère. Tous sont séduits et applaudissent furieusement.
Je me lève brisée, tant cette musique a résonné en moi qui en connaissais les plus fugitives modulations…
Père me ramène.
Juste le temps de rejeter ma pelisse dans ma chambre ; de glisser un coup d’œil d’inspection vers ma glace, pour voir quelle figure j’ai ; de constater que le frémissement de mes nerfs, toute la soirée, a fouetté de rose ma pâleur et allumé une seyante petite fièvre dans mes yeux…
Bien ! J’ai, ce soir, une figure qui me plaît… Ça me suffit, car l’opinion d’autrui… il y a beau temps qu’elle n’existe pas pour moi !… Mais, à ma honte, je l’avoue, quand je sais mon visage dans un mauvais jour, ce m’est désagréable autant qu’une note fausse et me rend stupide !
Un soupçon de poudre sur le bout de mon nez ; un coup de vaporisateur sur mes épaules ; et je rentre dans le petit salon, tout vivant de paroles, car mes hôtes m’ont suivie de près.
L’élément masculin domine. Mais tout de même déjà, quelques femmes sont arrivées ; de celles que j’appelle mes amies, les intimes. Et la pièce a l’aspect que j’aime. La lumière, voilée un peu, caresse, sur les murs, les boiseries pâles à guirlandes, pur Louis XVI, le satin pékiné des meubles d’antan, — authentiques, eux aussi, — mes bibelots précieux, les tableaux sertis d’or éteint ou de laque délicatement teintée, l’odorante floraison qui évoque les visions d’été.
Toujours frileuse, Marinette est campée devant la cheminée ; et la lueur des flammes rosit sa nuque blonde, la jeune ligne des épaules et de la gorge que les dentelles du corsage dégagent généreusement. Elle me lance un baiser au passage.
— Qu’est-ce que tu as fait de Bob ?… Il n’est pas encore là, ton illustre époux !
— Il félicite ses interprètes.
Personne, bien entendu, ne corrige : « son interprète ». Mais tous, aussi bien que moi, savent le petit mensonge de ma phrase, tombée de cet accent qui établit bien les distances. Seul peut-être parmi ces Parisiens, Jacques de Meillane est ignorant de la situation. Et encore !… Dans notre Tout Paris, les potins vont si vite !
Il cause debout devant le piano, avec père et le bon Paul, les seuls qu’il connaisse ici. Lorsque j’entre, son regard tout de suite, vient à moi ; et je le sens me suivre avec une attention imperceptiblement chercheuse, qui ne déplaît pas à mon pauvre petit amour-propre de femme, étant donné l’image aperçue, quelques minutes plus tôt, dans ma psyché.
En cette seconde, où donc est le je m’en fichisme ?
Je lui tends, comme aux autres, ma main qu’il baise, comme les autres ; et je le présente rapidement, il se laisse faire, mais je crois qu’il désire surtout rester en son personnage de spectateur, et je l’y abandonne, encourageante :
— Ici, chacun se distrait comme il lui plaît ! Faites votre choix, monsieur.
Il se met à rire.
— Mon choix ? Il est tout fait, madame. Ne pouvant avoir ce que je voudrais, je me contente sagement de ce qui m’est offert… Je regarde et j’écoute… Et c’est un régal pour qui arrive de pays lointains.
— Eh bien, monsieur, ne me prenez pas pour une sorcière…
— … Tout au plus pour une gitane, dispensatrice des secrets de l’avenir, madame.
— Une gitane, si vous voulez, c’est plus poétique…
— Et plus ressemblant…
— Soit… Donc, j’avais pressenti la distraction de votre goût… Pour la peine, dites-moi ce que vous auriez voulu d’autre ?
— Faire connaissance avec vous, madame.
— Mais… n’est-ce pas ce que vous faites ?
— Oh !… si peu !
— Avec moi, il ne faut pas être gourmand ; je rassasie très mal !… Vous voilà prévenu…
— Madame, je vous remercie et vous assure que je suis très discret.
Tous ces menus propos lancés en badinage. Et j’abandonne M. de Meillane pour accueillir d’autres visiteurs.
Toujours pas de Robert. Eu égard à sa qualité de triomphateur, j’ai donné l’ordre qu’on l’attende pour servir le souper dont les petites tables sont dressées, de mine si engageante, qu’elles exercent une évidente attraction sur les regards masculins et même féminins.
Mais, tout de même, ça n’empêche pas mes hôtes de bavarder ferme. Maurice Valbrègue, l’humoriste, tente de m’accaparer, selon son habitude. Il est tenace en ses espoirs ; et parce que je ne me donne pas la peine de dissimuler que, souvent, ses paradoxes m’amusent, il continue de rôder autour de moi, attendant une heure — qui ne sonnera pas. Ni pour lui ni pour personne. J’ai trop souffert de m’être donnée pour n’en avoir pas été guérie à jamais ! Mais cette vérité, ni lui ni bien d’autres ne peuvent l’admettre. Ils sont « bêtes », les hommes, même les plus intelligents !…
Seulement, ils peuvent être distrayants dans leurs dires ; et la causerie qui bondit à travers le salon, preste comme une balle de tambourin, est riche d’imprévu. Sur la Danaïde et ses interprètes, bien entendu, jaillissent pêle-mêle éloges, jugements, exclamations laudatives, voire même critiques. Certaines pages sont ardemment discutées. D’instinct, je me suis assise au piano ; et suivant le vol capricieux des propos, je reprends tel passage, telle phrase.
Les uns ou les autres me disent : « Ceci… Et encore ceci… »
— Viva, le chant de la Danaïde, au troisième acte… Je l’adore, me crie Marinette.
Moi aussi, je l’adore cette plainte sauvage et désespérée ; et docile, écoutant mon propre plaisir, je commence. Tout de suite le charme opère ; — et sur eux tous, qui se sont tus et groupés autour du piano ; sur moi, qui, au bout d’une mesure, les oublie et pénètre dans l’univers enchanté où je suis seule avec des êtres de rêve… A ce point que j’ai un sursaut effaré quand, ma voix se taisant, j’entends éclater, autour de moi, une folle rumeur d’exclamations ! Ah ! tous sont séduits autant que moi-même et ce qu’ils disent, c’est la vérité absolue !
Adossé au mur, devant le piano, je remarque alors Jacques de Meillane qui me contemple, avec sa même expression attentive, chaudement profonde. Et une question irréfléchie m’échappe, comme je me trouve auprès de lui :
— Pourquoi me regardiez-vous d’un air si… singulier ?
— Je ne sais pas, madame, comment je vous regardais, mais je sais comment je vous entendais. Vous êtes une redoutable magicienne… Je crois que je ferais bien d’avoir peur de vous !…
Il semblait plaisanter ; mais sa voix a un étrange accent de sincérité.
Une exclamation de Marinette m’empêche de lui répondre.
— Ah ! le voici enfin ! Eh bien, Bob, quel drôle de maître de maison tu es !… Nous t’attendons tous !… Et nous mourons de faim !
Elle tend son front ; et Robert l’effleure d’un baiser qui respecte la mousse blonde, ébouriffée autour du visage. Correct, il vient à moi, s’excusant de son retard. Lui aussi a de la fièvre dans les yeux, dans les nerfs, dans tout l’être, tandis qu’il salue ses hôtes. Je lui présente l’ami de Paul. Et alors brusquement, quand tombe, sur le couple que nous formons, le regard clair de cet étranger qui sait, sans doute, la griserie s’évanouit, que la musique m’avait jetée au cerveau. Il me paraît insupportable — et c’est ridicule ! — qu’un inconnu juge peut-être ma vie. Nous soupons. Mais je ne m’amuse plus ; je me sens très lasse. Je ne cause plus. J’ai envie d’être toute seule dans ma chambre — mon vrai home, et cependant je sais quelle sombre crise m’y attend où se ravivera la conscience de ma vie gâchée.
La Danaïde est décidément sacrée grand succès par le public et par la presse qui lui fait hommage d’innombrables articles, diversement panachés. Certains sont enthousiastes jusqu’au dithyrambe. D’autres, flatteurs avec des réserves ou même des sévérités imprévues. D’aucuns — assez rares — sont malveillants en toute franchise. Des phrases enguirlandées contredisent des critiques ingénieuses, ou d’une inintelligence de l’œuvre qui exaspère l’artiste ombrageux lequel est l’auteur.
D’un coup d’œil, il parcourt les coupures de l’Argue que chaque courrier lui que apporte ; et, en vertu d’une habitude d’antan, il me les communique.
Parmi les liens brisés entre nous, un seul a subsisté dans les ruines de notre vie conjugale, l’amour que, l’un et l’autre, nous avons pour la musique et qui nous a rapprochés jadis, quand il m’a rencontrée jeune fille.
Aussi, tantôt, le déjeuner fini, m’a-t-il suivie dans mon petit salon pour me montrer les derniers articles reçus.
Du fond de ma bergère je le regardais appuyé à la cheminée, déchirant les enveloppes qu’il jetait au feu d’un geste vif. Il supporte mal les critiques, en enfant gâté, avec une sensibilité d’artiste aussi prompte aux emballements qu’aux découragements. Certains entrefilets avivent sa nervosité ; et, à la façon dont il me les tend, je devine le besoin que je partage ses indignations contre ce qu’il appelle « l’ineptie » de la critique.
Tandis que je parcours les dits articles, je le sens qui cherche à pénétrer mon impression dont la sincérité lui est certaine. Je la lui livre toute franche. Dame ! si ce n’est pas la sienne, il se rebiffe ainsi qu’un gamin qui n’admet pas être dans son tort. La parole impatiente, il discute, autant pour se convaincre lui-même que pour nous prouver, au critique et à moi, combien errent nos jugements.
Dans ces moments-là, il m’intéresse extrêmement, car il parle en maître, connaisseur de toutes les ressources de son art et avec la passion qu’il lui a vouée… La seule passion qui ait pu le rendre constant !
A qui nous verrait en ce moment, nous offririons l’image de deux époux auxquels la communauté des goûts doit rendre la vie fort agréable.
Ironie des apparences !… Mais puisque jusqu’à nouvel ordre, j’ai renoncé à me libérer par une séparation légale, force nous est de continuer à vivre l’un près de l’autre, dans le troupeau des époux.
Ah ! nous constituons un bizarre ménage, et le mensonge de notre union de façade m’apparaît parfois si odieux qu’il faut, pour me le faire supporter, l’horreur de livrer au public par un procès l’intimité de ma vie conjugale. Ce que j’ai souffert, je veux être seule à le connaître.
En somme, le détachement ayant accompli peu à peu en moi son œuvre impitoyable et bienfaisante, nos rapports, très simplifiés, sont ceux d’étrangers bien élevés que la vie d’hôtel rapproche banalement à certaines heures. J’occupe un étage de notre maison du Cours-la-Reine, lui, un autre, les deux appartements tout à fait indépendants. Seul, le rez-de-chaussée, salle à manger pièces de réceptions, hall pour les auditions musicales, demeure en commun. Nous nous rencontrons, ou ne nous rencontrons pas, pour les repas, sur un avis donné en temps ; toujours comme à l’hôtel, courtoisie en plus. Nous pratiquons chacun à notre guise, ensemble ou séparément, les sorties mondaines, selon la loi d’absolue liberté d’action que nous avons, l’un et l’autre, reconnue indispensable pour rendre possible notre vie sous un même toit.
Je me suis reprise tout entière ; et il a très bien compris que je partirais, le jour même où il tenterait d’enfreindre le pacte de la séparation décidée entre nous, sans l’ingérence d’aucun homme de loi.
Grâce à Dieu, comme disent les bonnes gens, ses actes n’éveillent plus en moi l’écho qui me torturait et ne touchent plus mon misérable cœur qu’il n’a pas pu rassasier, parce que je cherchais désespérément en lui ce qui n’y était pas. Presque, je m’étonne maintenant d’avoir tant aimé, tant souffert, tant lutté, pour disputer et garder ce que j’appelais mon bonheur. Pauvre bonheur ! ce n’est plus qu’une loque salie d’avoir été traînée dans la boue. Jadis, ce fut un voile merveilleux, un tissu de lumière, à travers lequel je regardais la vie, les yeux éblouis… si je me rappelle bien encore !
Aujourd’hui, mon ivresse dissipée, je vois l’homme qui est mon mari tel qu’il est vraiment, je crois ; et j’en suis arrivée à le regarder, curieusement, vivre épanoui dans un égoïsme inconscient et superbe d’où émane son inaltérable insouciance pour tout ce qui ne lui est pas source de jouissance. En amour, pas de cœur ; mais des sens de raffiné, insatiable, et chercheur de voluptés rares et violentes. Très séduisant… Cruel sans y penser, point méchant ; élégamment amoral.
Après tout, sa mentalité n’est pas sensiblement inférieure à celle de la majorité des hommes, dans le monde où nous fréquentons. Et en plus, c’est un merveilleux artiste. Seulement par nature, et en toute chose, il est l’inconstance faite homme ! Donc la fidélité n’existe pas pour lui.
Et justement je lui en demandais, voulant, sur ce chapitre, recevoir autant que je donnais. Prétention naïve et absurde. Autant eût valu exiger de la mer que ses vagues fussent sans remous ! Mais, alors je ne savais pas, j’étais si jeune, sans mère ; et père absorbé par sa double vie de financier audacieux et d’homme armé pour la conquête.
Il a commencé par me griser d’amour parce que lui-même était grisé. Comment alors aurais-je deviné que cette ivresse était chez lui, seulement une crise, ne devant, ne pouvant être que passagère !
Et cependant il tenait à moi, c’est vrai. L’idéal pour lui, c’eût été de me garder, moi l’épouse, amoureuse autant qu’une maîtresse… Mais aussi de vagabonder partout où sa fantaisie l’attirait.
Si j’avais eu la lâcheté d’accepter, afin de le retenir, cette combinaison charmante pour lui ; de continuer à pardonner, comme aux premières fois je l’avais fait dans ma folle passion, croyant, d’ailleurs, à la durée de son retour ; alors notre union eût pu subsister, à travers les orages… Pareille à celle de tant d’autres où chacun sait s’accommoder raisonnablement de sa part, fût-elle pitoyable.
Seulement, voilà : à mesure que je le connaissais plus, les liens qui m’avaient si étroitement attachée à lui se déchiraient, mettant mon cœur à vif. Ma volonté n’y était pour rien. C’était l’amour qui se mourait. Et c’était atroce !… Avec quelle angoisse, quels sursauts, quelles révoltes il me quittait, laissant grandir le dégoût d’une vie où je me débattais, à la façon des pauvres oiseaux mortellement blessés qui essaient encore de voler — au prix de quelles douleurs !
Et puis, un jour est venu, où je n’ai plus rien senti. L’amour était mort.
Alors, mon cœur a connu la paix glacée du vide. J’avais atteint le repos ; et j’en ai joui comme notre bête humaine jouit de ne plus souffrir, au sortir de la crise qui l’a suppliciée. Mais c’était le repos, l’horrible repos de ceux qui n’attendent, ni n’espèrent, ni ne désirent plus rien. La nuit était tombée sur moi.
Du moins, je ne suis plus malheureuse ; et je finirai, je pense, par m’habituer tout à fait à vivre uniquement en spectatrice désintéressée d’elle-même.
C’est une question de temps.
Mon cœur, instruit par l’expérience, ne demande plus rien. Mais sous la tombe qui l’écrase, il se souvient encore de ce dont il avait soif et qui lui a été refusé.
A certaines heures, les heures noires, je l’entends qui pleure désespérément tout bas ; sans plaintes ni supplications, ni révoltes inutiles. Je me détourne alors, farouchement résolue à le laisser mourir, comme est mort l’amour en moi ; cela ne change rien de gémir parce qu’on souffre trop ! Tout au plus cela soulage. Du moins, voilà une faiblesse à laquelle, devant moi-même seulement, je me suis abaissée. Et encore, je suis en chemin de m’en guérir tout à fait, grâce à l’incommensurable je m’en fichisme qui m’apporte le bienfait de ne plus m’attacher.
Je ne suis plus que des nerfs et un cerveau, cachant des sens, un cœur glacé, sous le masque de l’usage du monde que je porte bien attaché. Précieux masque auquel je dois une physionomie très « sortable » de femme évidemment fort sceptique, indifférente à la passion jusqu’à l’invraisemblable, plus sauvageonne que sociable mais, en somme, très capable de gaieté, de gaieté moqueuse… gamine… voire même blagueuse, — c’est rare ! — en ses causeries avec ses semblables… A moins qu’une impérieuse soif de silence ne fasse d’elle une étrangère, même parmi des amis.
Car mon humeur a de ces voltes, — nées de causes si subtiles parfois ! — qui me rendent incompréhensible pour les trois quarts des gens que je fréquente.
D’ailleurs, après quelque résistance, ils se sont habitués à me prendre telle que je me montre à eux.
Même, ils ne s’étonnent plus de me voir si peu troublée par les fantaisies amoureuses de mon mari. Certains — les naïfs — pensent sérieusement : « Elle ne sait pas ! » D’autres, plus avisés, décrètent, et ceux-là devinent juste : « Il lui est trop indifférent pour l’émouvoir encore ! »
Et il en est aussi qui ajoutent : « Bah ! elle se console ailleurs ! »
Et ils disent cela parce que je vois, comme il me plaît et autant qu’il me plaît, les hommes qui me distraient ; même si je sais qu’ils attendent patiemment « l’heure… ». Pauvres hommes ! Quelle vaine attente ! Ils croient que je raille en déclarant que l’amour pour moi, c’est l’enfer ! Par suite, que je le redoute comme les croyants redoutent l’enfer. Ils ne peuvent savoir que Robert m’en a laissé la terreur et le dégoût.
Aussi, plus ou moins renseignés sur ses aventures anti-conjugales, ils se trouvent, comme de juste, en droit d’aller rôder autour d’une femme trop jeune pour « n’être pas avec quelqu’un ». Et tous, à peu près, parmi ceux que je reçois ou rencontre dans le monde, s’imaginent pouvoir être ce quelqu’un.
Or, n’arrivant à aucune victoire, ils en tirent l’ingénieuse conclusion que le « quelqu’un » est déjà venu ; et, très facilement, lui donnent un nom.
Car, si le monde s’est, bon gré mal gré, habitué à mon indépendance d’allures, il prend sa revanche en émettant sur mon compte une foule de potins — petits et grands — de suppositions, d’affirmations dont je n’ai cure et que je laisse tomber, là où est leur place.
Il se trouve toujours quelque amie pour m’avertir. J’écoute et, bien entendu, je ne me donne pas la peine de remettre les choses au point. Tout m’est désormais tellement égal !
A supposer que Robert ait connaissance de ces vains propos, il y répond par une indifférence à l’unisson avec mon dédain… Peut-être parce qu’il respecte la pleine liberté d’action que j’ai exigée ; peut-être, simplement parce qu’il a compris que je n’accepterais ni un soupçon, ni l’ombre d’une observation de lui, qui est le dernier à avoir qualité pour me juger.
Et maintenant, je me demande pourquoi je parle de ces vieilles choses ! Sans doute, pour savourer l’ironie de la conversation aux allures semi-conjugales, dont la Danaïde — opéra-comique — a été la cause.
Tandis que Robert vilipende un critique maussade, un coup de timbre sonne et le valet de chambre apparaît, lui présentant une carte. Il y jette un coup d’œil et se lève aussitôt.
— Viva, je vous laisse. Il s’agit de voir les épreuves de l’interview d’hier sur la Danaïde.
— Parfait ! Allez. Ne faites pas attendre.
Il sort ; et, avec cet obscur sentiment de délivrance qui m’envahit dès qu’il me quitte, je regagne, ravie, la solitude de ma chambre, où tout de suite, d’instinct, je vais trouver ma chaise longue. Est-ce donc le printemps qui me rend très lasse, me fait toute brisée, à certains jours, d’une fatigue inconnue ?…
Blottie dans la mollesse de mes coussins, je reste immobile, songeant à peine ; les paupières mi-closes, je contemple le visage ami de ma chambre dont le charme m’est un apaisement. Elle est vraiment mienne ; car je l’ai créée toute seule. J’en ai patiemment réuni les meubles, du dix-huitième authentique, pas du « truqué » !… qui forment une harmonie délicieuse avec les vieilles boiseries délicatement grises dont les murs sont revêtus, coupées de panneaux en pur jouy, comme les rideaux, les jolies fauteuils à oreillettes du vieux temps, les bergères douillettement souples… Tout cela, venu de la demeure familiale où, tout enfant, j’allais hors de Paris, jouer avec une fougue de petit animal ivre de liberté.
J’ai, autour de moi, des fleurs, beaucoup de fleurs, et mes bibelots préférés. Près de ma chaise longue, la petite table volante, toujours encombrée de livres, revues, journaux, — divers, à embrouiller tous les jugements sur mes goûts, — au milieu desquels, bien juste, trouvent place mon buvard, l’encrier et le frêle cloisonné, chaudement teinté, d’où jaillissent les palmes transparentes d’un asparagus. Au mur, quelques aquarelles, gravures, pastels, mes œuvres d’élection.
Par les hautes fenêtres, ouvertes sur le Cours-la-Reine, je vois fuir, au delà des arbres, à travers la mouvante dentelle des feuilles, l’eau laiteuse aux reflets de jade, que des remous moirent de gris tendre et de bleu passé, sous le sillage des hirondelles.
Et je jouis si fort de ce charme des choses que, un moment, je demeure à rêvasser, sans nul désir d’attirer ma table pour y prendre mon buvard et commencer à écrire…
Tantôt, vers la fin de l’après-midi, une averse éclate violemment tout à coup. J’étais près de chez Marinette. Je grimpe chez elle, non par crainte de l’eau, dont je savourais la senteur de verdure fraîche, mais avec l’espoir que cette grosse pluie aura fait revenir au gîte ses deux « petits », que j’aime avec toute ma tendresse maternelle inemployée.
En effet, inquiète des menaces du ciel, leur Anglaise, la prudente Agnès, les a ramenés plus tôt ; et je les trouve dans le hall, s’affairant autour d’un chemin de fer dont les rails s’allongent sur le parquet luisant. Guy dirige l’organisation du convoi avec l’assurance de ses six ans ; et, comiquement paternel et autoritaire, il se fait aider par Hélène, sa cadette, dont j’aperçois, sous la lumière de la fenêtre, la figure ronde et menue, la bouche en fleur, les yeux câlins et malicieux, — ceux de sa mère, — la mine volontaire de petite personne sûre de son pouvoir. Moi, la première, je suis sans défense devant l’appel caressant de ses bras frais, de ses lèvres, de sa voix d’oiselet…
Leur chemin de fer les accapare si fort qu’ils ne m’ont pas entendue arriver.
Guy a les joues en feu ; Hélène, attentive, est presque grave. Je jette :
— Bonjour ! les enfants.
Ils redressent la tête et, tout de suite, bondissent vers moi. Guy, en petit homme bien dressé, me baise la main, puis me tend ses joues, pendant qu’Hélène, suspendue après moi, crie à tue-tête :
— Bonjour, tante Viva !… Bonjour !
— Tante Viva, vous allez voir comme le train marche bien ! s’exclame Guy, fier de son rôle de chef de gare.
Et Hélène répète, serrant contre moi sa jolie forme câline :
— Vous allez voir ! tante Viva.
Agnès intervient :
— Hélène, ne pas grimper ainsi… Laissez Madame votre tante… Si Madame veut entrer dans le petit salon, elle sera mieux.
Je décline cette aimable et insolite proposition. Comment Agnès n’a-t-elle pas encore découvert que ces petits sont une de mes rares joies ! S’ils étaient mon bien propre, ils me réconcilieraient avec la vie…
Guy, agenouillé sur le tapis, dispose les wagons, règle l’allure du convoi. Hélène, sa tête bouclée penchée sur l’épaule, les mains croisées derrière le dos, suit les allées et venues de son frère, tenue à distance par son ordre péremptoire devant lequel sa petite volonté n’a pas osé regimber.
Hélène trépigne de joie. Guy a des yeux de mère poule contemplant son poussin qui s’éloigne.
Le petit train, lanternes allumées, file sur la longueur des rails, passe sous les tunnels, devant la gare minuscule… Puis, soudain, comme pour railler notre attention admirative, il s’arrête court.
Guy jette un cri d’émoi et interpelle le coupable :
— Mais va donc ! Va donc !… Il ne faut pas t’arrêter !
Naturellement, le petit train reste insensible à ces objurgations. Hélène a l’air terrifié et répète :
— Oh ! Guy, je ne lui ai rien fait, tu sais, rien du tout !
Mais Guy ne l’entend même pas. Il a une mine malheureuse, secoue les wagons, la machine, se livre bravement à des tentatives inutiles contre la panne qui s’obstine.
Alors, avec la foi adorable des petits, il me demande :
— S’il vous plaît, tante, faites marcher le train !
Hélas ! hélas ! je ne suis pas experte du tout en la matière ! Pour sauver les apparences, je prends la locomotive en détresse. Je cherche, si je ne puis deviner la cause du mal.
Guy me suggère :
— C’est peut-être, tante, parce que j’ai changé les ampoules ?
Les ampoules ! Dieu, que ces petits d’aujourd’hui sont donc savants !
Agenouillée auprès de Guy, Hélène accroupie à mes côtés, j’examine la malade que Guy couve d’un coup d’œil anxieux. Agnès, debout derrière nous, est non moins perplexe.
Une voix propose :
— Est-ce que je ne pourrais pas vous aider ?
Tous les quatre, nous tournons la tête, sursautant. Près de nous, une flamme d’amusement dans les prunelles, se tient l’ami de Paul, Jacques de Meillane, que le domestique a introduit sans que nous l’entendions, occupés par le train. Il y a peut-être déjà un instant qu’il est là, à se distraire de la comédie que nous lui offrions gratis…
La figure de Guy s’est éclairée.
— Tante, donnez la locomotive au monsieur, s’il vous plaît… Lui saura.
— Tu crois ?
— Oh oui ! les hommes savent toujours ces choses-là !
J’obéis, tout en répondant au salut profond du « monsieur » aux yeux gris.
A son tour, il a pris la locomotive. Attentive autant que Guy, je suis ses mouvements, son examen… Et je le contemple, moi aussi, comme une façon de Deus ex machina quand, après quelques essais, le miracle s’accomplit ; et, au milieu des sauts d’allégresse des deux petits, le train repart d’une allure pressée, tout à fait comique. Hélène se lance à sa suite, ce qui lui vaut un rappel énergique de Guy, d’autant qu’elle a failli se laisser choir sur la gare. Nous autres, les grands, nous regardons ; et comme l’espèce humaine aime la réussite, nous sommes très satisfaits de voir filer les wagons-joujoux.
— Guy, vous devez beaucoup remercier Monsieur, recommande aussitôt Agnès.
Guy met sa menotte dans celle de Jacques de Meillane. On dirait un lilliputien auprès de Gulliver.
Que cet homme est donc de haute taille ! Je m’en aperçois d’autant plus que, tout occupée des évolutions du convoi, je suis restée agenouillée pour mieux voir !
J’en prends tout à coup conscience et je me lève aussitôt, un peu agacée du personnage de gamine que je viens de jouer sans y penser. Je n’avais pas revu ce Meillane depuis le soir de la première. Il a déposé sa carte chez moi et j’étais sortie. Il m’a envoyé, ensuite, une botte de fleurs avec ces mots : Merci, madame. Comme je voudrais vous entendre encore !
Une ligne de réponse polie. Et nous en sommes là.
Il commence :
— Je m’excuse, madame, d’être ainsi arrivé en intrus. Mais Madame votre belle-sœur avait bien voulu m’indiquer la fin de l’après-midi pour le moment où j’aurais la chance de la rencontrer ; et j’espérais la trouver.
Cet infortuné qui se fie aux rendez-vous indiqués par Marinette !
Malgré moi, je ris.
— Ma belle-sœur a, en général, très vaguement la notion de l’heure ! Je crains fort, monsieur, que votre attente ne soit vaine.
— Est-ce mon congé que vous me donnez, madame ? Je serais bien fâché de le recevoir si vite. Mais peut-être, je ne devrais pas vous avouer cela… Ne m’en veuillez pas ! Ma carrière m’a obligé à vivre hors de France et j’ai un peu perdu la notion des usages parisiens.
Sa carrière ?… Ah ! oui, Marinette m’a dit qu’il avait été en Orient, attaché d’ambassade, consul… Je ne sais plus au juste.
Je lève le nez vers lui, dont la stature me domine ferme. Nous sommes devant la fenêtre ouverte.
Dans l’air tiédi par l’averse, une senteur de feuille mouillée se mêle au parfum des brins de muguet glissés dans la boutonnière de ma veste.
— Avouez, monsieur, tout ce que vous jugerez devoir avouer. J’ai le culte de la vérité.
— Alors madame, je m’aventure à vous confier que j’avais été très déçu de ne pas vous rencontrer, le jour où j’ai eu l’honneur de me présenter chez vous. Mais j’ai compris à quel point je l’avais été, au plaisir que m’a causé votre présence imprévue ici.
La confidence est débitée très simplement, avec une franchise tout ensemble hardie et respectueuse, comme s’énoncent les faits certains, et, par suite, devant être acceptés ainsi.
Ce monsieur m’a l’air de pratiquer la sincérité aussi naturellement que mon seigneur et maître use des subterfuges.
Sans relever ses paroles, j’interroge :
— Quand vous êtes venu, tout à l’heure, au secours de notre train en détresse, est-ce qu’il y avait longtemps que vous nous considériez d’un œil indulgent de grand-père ?
— Je ne sais pas : je n’ai pas regardé ma montre ! Vous formiez un si pittoresque groupe que je n’avais pas du tout envie de révéler ma présence…
Une lueur un peu malicieuse flambe au fond, tout au fond, des yeux gris. Comment y a-t-il des moments où ce garçon a l’air si froid ?
— Ce qui veut dire, n’est-ce pas, en traduction libre, que les petits étaient exquis et moi… un tantinet ridicule.
Ses yeux ont toujours une malice qu’il ne cherche pas à déguiser.
— Ridicule ? Oh ! non, madame, vous n’étiez pas ridicule ! Vous aviez l’air prodigieusement intéressée. Je ne me serais jamais imaginé que vous saviez si bien jouer !
— Je le comprends !… Je suis un peu mûre pour me livrer à de pareils plaisirs ! Mais…
— Madame, madame, ne me faites pas dire ce que je ne pense pas du tout. Voici tout uniment la vérité que je vous offre comme telle. Le peu que je connaissais de vous ne m’avait pas laissé soupçonner que vous puissiez être « joueuse » si joliment et avec tant de conviction ! Voilà tout !
L’adverbe flatteur a été articulé avec une parfaite simplicité, et si je le remarque, pour cause « d’imprévu », je le prends ainsi qu’il est venu. De bonne grâce, je reconnais :
— Quand je suis avec ces petits, je retourne à mon enfance. C’est une résurrection du vieux temps où je jouais avec passion. Ah ! qu’il était délicieux, ce temps-là !
— Délicieux, peut-être parce que vous le voyez à distance ?
— Oh non ! C’était un bonheur sans prix de n’être qu’une petite chose, joyeuse, folle, sans pensée ni crainte ni souvenir ! Ah ! être cela ! Rien n’existe de meilleur, rien !
Je vois apparaître une surprise dans les yeux gris. S’il savait tout ce qu’enferme ce « rien » !
Mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir.
Et tout à coup, la présence de cet étranger m’est à charge et m’énerve. Pourquoi m’amène-t-il à me souvenir de ce que j’ai perdu ? Et puis, je trouve insupportable ce regard clair d’une vivacité attentive, trop pénétrant.
Il en a peut-être l’intuition… Ou bien mon visage, indiscrètement expressif, a trahi quelque chose de mon impression ? Car, reprenant un grand air correct, il s’incline pour prendre congé :
— Madame, puisque Mme Abriès ne revient pas, selon votre prédiction, il ne me reste plus qu’à espérer plus de chance une autre fois. Veuillez recevoir mes hommages.
Et je le laisse aller, parce que j’ai envie d’être seule avec mes poussins et que je n’ai que faire de ce passant qui raccommode si bien les chemins de fer en panne et s’amuse à me regarder jouer !
Une radieuse journée printanière pour mes trente ans qui viennent aujourd’hui. Je l’avais oublié. Le hasard d’un coup d’œil sur le calendrier me l’a rappelé.
Ai-je seulement trente ans ?… J’ai la sensation d’avoir si longtemps vécu déjà que j’en suis lasse… oh ? tellement ! Et d’après les prévisions humaines, que d’années encore devant moi !
Trente ans, que je suis arrivée, petite créature frêle, destinée à demeurer unique entre les deux êtres auxquels je devais d’être amenée dans le vaste monde.
En regardant vers ce passé tout blanc, j’y vois aussitôt le visage de ma douce maman, si étrangement unie à l’être de violente volonté, âpre à la jouissance, que mon père incarnait, autrefois comme aujourd’hui. Certes, elle lui était précieuse, et il avait pour elle une espèce de culte — dont mes souvenirs d’enfant gardent le parfum. Mais, je l’ai compris plus tard, sachant alors quelle nature était la sienne, je ne me suis pas étonnée, il n’était pas, il ne pouvait pas être le prêtre fidèle, absorbé dans son culte. Il lui fallait plus que la délicate créature, presque toujours immobilisée sur sa chaise longue.
En souffrait-elle ?… Aujourd’hui je le crois. Mais dans ma candeur de petite fille, je ne m’imaginais pas que son doux visage pût avoir une expression autre que celle qui éclairait le regard mélancolique, tendre et si profond, ce regard des êtres qui vivent beaucoup en eux-mêmes !
Ma frêle petite maman, je le devine, votre royaume était triste, bien que la flamme qui, secrètement, y brûlait, fût une âme d’ardente pureté, mystique et généreusement résignée. Mère, comme vous m’avez légué, avec votre intensité de vie intérieure, le hautain souci de n’en rien trahir aux indifférents !
De père, je tiens cette puissance de volonté qui désoriente les gens, trompés par mon apparence de statuette fragile. Lui, encore, m’a donné son indépendance dédaigneuse devant l’opinion, cette soif de bonheur, cette fougue impérieuse pour l’atteindre, que j’ai eues jadis… quand j’étais jeune, aux jours radieux de mes vingt ans !
Quelle ardente gamine j’ai été, jusqu’au moment où mère a disparu ! J’avais dix ans. Alors, je me souviens, sous le coup qui s’abattait sur moi, je suis devenue une sauvage petite fille, silencieuse, repliée sur elle-même, qui, dans le secret de son être, vivait passionnément.
Et puis, les années ont fait leur œuvre. Près de moi, il y avait désormais une amie de maman qui, sans fortune, avait accepté la tâche de m’élever ; car c’était une œuvre que père, à aucun point de vue, n’eût assumée. Et cette amie de maman était devenue la mienne, ma « grande amie », comme je l’appelais ; l’amie par excellence ; celle qui comprend tout, parce qu’elle est l’intelligence, la bonté, l’abnégation.
Que serait-il advenu de ma destinée si elle était restée près de moi ? Mais, après avoir vécu pour mon bien, tant qu’elle s’est jugée nécessaire à l’enfant qui lui était confiée, elle est partie vers la destinée qui était son étrange idéal, depuis sa jeunesse ; elle est entrée au Carmel. Et j’ai épousé l’homme que j’aimais… Pour mon malheur !…
Mais après tout… j’ai eu deux années environ d’ivresse folle ! Ai-je le droit de me plaindre, parce que je les ai cruellement payées ? Peut-être que non…
Seulement, je ne suis ni une sainte — pas même une chrétienne, moi qui n’ai plus de foi, — ni une stoïcienne, ni tout bonnement une sage résignée… Quand je cherche dans mon être moral, — comme on observe les images dans l’eau profonde d’un puits, — je trouve une isolée parmi la foule des êtres qui, par instants, éprouve, douloureuse à en crier d’angoisse, le sentiment d’une solitude où elle s’engloutit, ainsi que dans un abîme.
Mais cela, les gens que je coudoie n’en soupçonnent rien ; et il n’y en a guère — s’il y en a, même ! — qui découvrent, au fond de mes yeux, la mélancolie terrible de ceux qui n’espèrent plus rien. Car je suis demeurée la sauvageonne qui prétendait connaître seule les tempêtes de joie ou de chagrin dont frémissait son âme, palpitante comme une voile, à tous les souffles. A Robert même jadis, j’ai livré mon corps ; mais jamais mon âme — qu’il ne me demandait pas d’ailleurs.
Et ce n’est pas pour moi, que j’entends certains, des heureux, en général, proclamer que « la tristesse, c’est de la neurasthénie. Il n’y a qu’à n’y point faire attention, en s’occupant ».
Oui, les travaux forcés. Mais il y a mieux, le détachement sublime que prêche l’Imitation. Ou encore l’indifférence mortelle qui m’envahit peu à peu, ainsi que se forme la glace sous la morsure de l’hiver.
Que c’est vide, une existence où l’on n’a ni pain à gagner, ni but à atteindre, ni espoir ; ni rien de ce qui donne à la vie un prix merveilleux !
Ah ! bienheureuses, celles que le travail nécessaire arrache à la conscience de leur misère !
Bienheureuses, celles qui, tout le jour, peinent pour l’homme et les petits qu’elles aiment !
Bienheureuses, celles à qui suffit le culte de l’Art !
Bienheureuses, même celles que délecte le monde !
Bienheureuses, surtout, celles qui possèdent le trésor d’une foi divine où elles trouvent un viatique !
Moi, je n’ai pas ce refuge. J’ai trop supplié en vain…
Que je suis donc dénuée !
Plus de mari. Pas d’enfant. Pas d’amant. Quelques amis masculins, qui aspirent invariablement à être autre chose. A peine des semblants d’amitiés féminines ; car l’exigence amoureuse et jalouse de mon mari qui me voulait à lui seul, aux premiers temps de notre mariage, m’a écartée de mes amies de jeune fille.
Je n’ai que père qui m’aime fort. Mais en homme, et, à travers tant de choses ! Marinette, mon joli petit papillon, ne sait guère que « recevoir ». Et c’est un peu ma faute. Je l’y ai habituée ; à ce point qu’elle serait stupéfaite que je fusse autre à son égard. Quand j’ai épousé son frère, elle était orpheline, placée au couvent par une grand’mère trop impotente pour s’occuper d’elle. C’était une gamine de quatorze ans, la jeunesse même. Près d’elle, moi mariée, de cinq ans son aînée, j’étais une « grande ». Elle s’est attachée à moi, follement, avec cet abandon caressant qui lui donne tant de charme… Car elle en a autant que son frère.
Et, en retour, je l’ai vainement adoptée pour l’enfant qui ne venait pas.
Même dans mon ivresse de jeune épouse, même après, au milieu des tempêtes où mon bonheur croulait, je l’ai enveloppée de tendresse. J’ai pu arriver à la marier avec l’homme qu’elle souhaitait, domptant la résistance de la famille du fiancé élu que notre milieu artiste effarouchait.
Et maintenant, je compte dans sa vie à la façon d’une utilité, affectueuse et sûre. Les enfants n’aiment pas comme aiment les mères. Peu à peu il m’a fallu, bon gré mal gré, le comprendre.
Oh ! cette désillusion sur les êtres en qui l’on a eu foi !
J’ai senti frémir les ailes du papillon qui aspirait à voleter selon son caprice. Alors, afin qu’il fût libre, j’ai écarté les mains qui le protégeaient… Et maintenant, il vagabonde à sa fantaisie, humant le parfum des adulations ; se pose ou s’éloigne, inconscient d’éveiller la peine ou la joie.
L’exclusive tendresse que j’avais inspirée à ma jeune sœur s’est évaporée dans les remous de sa vie d’enfant gâtée. C’est tant pis pour moi, si j’avais trop attendu d’elle… Car, bien entendu, à sa manière, elle m’aime toujours, mais avec l’égoïsme naïf des êtres que la vie n’a jamais malmenés et qui vont, avant tout, vers ce qui les attire, sans voir ce qu’ils piétinent au passage.
Je ne lui en veux pas ; elle est toujours ma « petite fille » de jadis. Si incroyablement, elle est demeurée jeune !
Après le déjeuner, elle a surgi tandis que je contemplais, ravie, la moisson de fleurs que père m’a envoyée, souvenir d’anniversaire auquel, seul, il a pensé… Elle s’est exclamée.
— Dieu ! Viva, que c’est fleuri chez toi ! On dirait un jour de fête !
— C’est père qui m’a gâtée pour me consoler d’avoir un an de plus !
— Comment, Viva aimée, c’était aujourd’hui ? Et je l’ai oublié !…
Elle s’est jetée à mon cou avec les câlineries, les mots tendres qui me donnent un instant l’illusion de retrouver la Marinette d’autrefois. Je sais bien maintenant ce qu’il faut prendre de ces douces paroles… Mais, tout de même, c’est une musique bienfaisante à entendre, car elle engourdit le mal de l’isolement.
Les effusions dues à mon anniversaire liquidées comme il convenait, elle s’est lancée sur un sujet qui, de toute évidence, lui trottait en tête quand elle est montée chez moi.
— Oh ! Viva, si tu savais quelle femme adorable, exquise, idéale j’ai rencontrée l’autre soir chez Mme de Riolles !
Je ne bronche pas ; Marinette est coutumière d’enthousiasmes aussi vifs, aussi inexplicables, aussi fugitifs que le sont elles-mêmes ses antipathies.
— Quelle est cette merveille ?
— La femme du docteur Valprince, tu ne connais pas ? un petit homme savant, sec et barbu. Elle, Viva, a été délicieuse pour moi ! C’est une femme élégante, la grâce même, avec quelque chose de mystérieux, des yeux prenants ! Elle est depuis peu en relations avec les de Riolles ; le docteur a soigné le père de Germaine de Riolles.
J’ai glissé, un brin moqueuse :
— Alors tu l’adores ?
— Pas encore… Mais je crois que ça viendra vite, si ma seconde impression est pareille à la première, qui a été foudroyante !
— Foudroyante me paraît, en effet, le mot qui convient !
— Viva, tu te moques… Mais, si tu la connaissais, tu dirais comme moi. Je voudrais déjà la revoir !
— Ce qui arrivera bientôt !…
— Pas avant quatre jours ! Nous avons convenu d’aller « digérer » chez Germaine de Riolles, mardi à la même heure, celle du thé. Oh ! Viva, je voudrais que tu la voies !
— Je serais subjuguée aussi ?
— Oh ! tu ne pourrais faire autrement !
— Marinette, quelle enfant tu es !
Les lèvres malicieuses et confuses, elle marmotte :
— Ma grande sœur, on est comme on peut ! Il ne faut pas vous f… des bébés, du haut de votre sagesse, madame. Au revoir, chérie, j’ai un essayage chez Linker. Tu ne viens pas avec moi ? Tu me donnerais ton avis…
Je décline la proposition, vu mon horreur des séances de cette espèce. Et mon petit papillon, après m’avoir planté deux chauds baisers sur les joues, disparaît, aussi preste qu’elle est venue.
Cet après-midi, je m’étais laissé emmener par Pierre Rouvray pour voir, rue de Sèze son exposition, qui s’ouvre demain au public… Et j’ai été récompensée de ma bonne grâce. Ce gros garçon, à tête de beau mulâtre, est un emballé presque génial en son art, dont les audaces, les trouvailles de tons, révolutionnent les classiques. C’est lui qui a dessiné les costumes de la Danaïde, dont tout le monde des peintres a parlé. Jadis, il fit de moi certain pastel auquel je devrai, si je deviens une vieille dame décrépite, l’illusion charmante d’avoir eu ce visage de petite nymphe brune, couronnée d’un mince cordon de feuillage, où songent de larges prunelles, — mélancoliques et passionnées, — où des lèvres d’amoureuse s’entr’ouvrent imperceptiblement…
Nous avons donc, de concert, regardé, bavardé, bataillé même, quand nos goûts respectifs se contredisaient. Puis, en sortant, il a prétendu que j’avais l’air fatiguée, ce qui était bien possible ; je le suis si souvent, ce printemps. Et il a imaginé de m’emmener goûter où je voudrais… pour me remettre.
Il insistait très fort ; et je déteste lutter, quand la chose n’en vaut pas la peine.
J’ai cédé et indiqué, au petit bonheur, le Carlton.
Triomphalement il m’a fait monter en voiture. Comme nous arrivions et allions entrer, tandis qu’il m’offrait des roses qu’une fillette lui présentait obstinément, un passant m’a saluée d’un grand coup de chapeau. J’ai regardé, cessant de respirer les roses, si fraîches que mes lèvres les frôlaient, gourmandes. Alors, j’ai rencontré les yeux gris de Jacques de Meillane. Et la sincérité d’expression de ces yeux-là est telle que, durant ce fugitif contact de nos deux regards, j’ai nettement vu une surprise un peu dédaigneuse dans le sien. J’ai eu l’intuition qu’il commettait, à mon égard, un trop facile jugement téméraire…
Ah ! monsieur, que vous arrivez donc de loin, pour ne pas savoir qu’une Parisienne du Tout Paris va sans scrupule, s’il lui plaît, prendre le thé avec un ami, qui n’est, pour cela, nullement doublé d’un amant !
Tous pareils, les hommes, décidément !
C’était mon jour pour les intimes, ceux qui fuient la grande foire du cinq à sept officiel que je subis de janvier à Pâques, par une vieille habitude ; vestige du temps où le dévouement conjugal me faisait accepter la corvée des réceptions.
Vers cinq heures et demi, nous étions donc un petit groupe qui dissertait alertement, tout en croquant des muffins, mouillées d’un thé couleur de belle topaze.
Du côté féminin, Josette Daltuise, l’épouse charmante, le secrétaire et peut-être aussi, quoiqu’elle ait la délicatesse tendre de n’en rien dire, la collaboratrice du grand écrivain, rongé en ce moment par la neurasthénie, qu’elle adore à la façon des mères.
Un des poèmes de Philippe Daltuise a inspiré l’une des meilleures œuvres de Robert. Cela nous a liés.
J’avais aussi Denise Muriel, l’artiste dont la voix merveilleuse attire mon époux comme un aimant, alors que sa hautaine réserve de femme le désarçonne toujours. Il ne comprend pas du tout, lui, le maître vainqueur ! que celle-ci qui vibre toute en chantant sa musique, ne prétende voir en lui que le créateur d’art. Il ne le croyait pas, au début de leurs relations. Mais, bon gré mal gré, il lui a bien fallu reconnaître que cette cantatrice aux allures de femme du monde était orgueilleusement impeccable, en tout cas rebelle à son prestige. Aussi n’étaient le charme magique de sa voix, sa rare sensibilité d’artiste, je crois bien qu’il la haïrait d’être inaccessible, et d’autant plus tentante, avec sa beauté fière, son sourire détaché, son dédain à peine déguisé pour l’humanité masculine. Par quelqu’un, elle a dû souffrir.
Et puis encore était venue Maud Alcott, la fervente sportswoman, la joueuse de golf, patineuse, écuyère ; l’insatiable curieuse du modernisme sous toutes ses formes, qui, en sa vitalité d’Américaine, fait de la médecine, de la sculpture, du socialisme, joue de la harpe en archange et bavarde avec un esprit d’humoriste audacieux.
Après elle était arrivée la comtesse Terray, une femme du monde qui s’adonne à la peinture avec la passion d’une professionnelle, et dont le visage à la Joconde s’éclairait, moqueur et amusé, aux paradoxes que lui versait généreusement le vieux garçon désabusé qu’est Charles Voulemont, le critique musical, un ami de toujours.
Aux premiers temps de mon mariage, il m’a été présenté par Robert lui-même ; et il a traversé, à mon égard, la crise banale ; puis, trop clairvoyant pour ne pas constater vite qu’il n’arriverait à rien, il est devenu mon ami. Il est morose et spirituel, très artiste ; enragé d’avoir gaspillé sa vie à tous les souffles féminins qui ont voltigé autour de lui. Et voltigent toujours ; car il est encore très goûté, en dépit des cheveux qui s’argentent sur les yeux très noirs, ses belles dents solides, sous la moustache courte, connaissant toutes les morsures.
Nous philosophons ensemble. Nous déblatérons sur l’existence, sur les gens, sur nous-mêmes ; et aussi, nous en rions avec l’impertinence frondeuse de deux écoliers. Ses façons de pince-sans-rire me ravissent ; et, à certains jours, me donnent de tels fous rires qu’il se fâche et fulmine « qu’il ne me permet pas de me f… de lui ». Nous faisons de la musique. Nous fourrageons dans celle de tous, de Robert et des ultra-modernes.
Lui, rageur, car d’instinct il est un classique, subit l’envoûtement des œuvres de Robert, qu’il proclame, exaspéré, une musique « corvéable » de fou et d’enchanteur.
Qui avais-je encore du côté « mâle » ?… Raymond Valbert, le célèbre défenseur des grands criminels, venu au passage chercher une tasse de thé ; gai comme un collégien en vacances. Et Sylvaire, le violoniste. Et Rouvray, tout vibrant des polémiques artistiques que soulève son exposition et qu’il est venu me conter. En effet, je suis, pour lui, une façon de confidente, l’ayant convaincu, lui aussi, qu’il perdait son temps à me faire la cour. Très expérimenté il a, je crois, deviné que Robert m’avait suffi jusqu’à la saturation.
Donc nous nous voyons pour « causer ». Il sait qu’en y mettant la manière, il peut tout me dire, sauf ce qui concerne mon époux ; et j’en entends de toutes les sortes, des histoires contées avec une verve de rapin original, très intelligent, dans une langue colorée, jamais grossière de pensée ni de mot. Vivant par profession — il dessine les costumes à l’Opéra-Comique — dans le monde des coulisses, il en sait toute la chronique. Et il connaît également bien tous les potins du monde artiste, du demi-monde, même du vrai monde, apportant, en ces milieux divers, une amoralité candidement cynique, une parfaite probité de parole et beaucoup de bonté.
Tous réunis ainsi, nous avons passé un de ces moments charmants qui sont les récréations des grands. Ah ! la bonne débauche d’idées et de musiques !… Une mélodie chantée par Denise Muriel, que Sylvaire accompagne au violon… Un duo sauvagement original, pour deux voix de femme, que nous déchiffrons et qui fait bondir Voulemont, séduit sans vouloir l’avouer. Nous le lui prouvons. Il regimbe si indigné, que les rires fusent ; et la causerie repart, touchant à tout, avec une audace d’enfant gâtée qui se sait tout permis.
Je jouis délicieusement d’être très loin de moi-même. Ma cervelle grisée est en fête et me fournit des ripostes prestes.
Quand ils seront tous partis, que la présence de Robert me rappellera… ce sera le feu d’artifice éteint ; la nuit silencieuse et lugubre après la fantasmagorie du bouquet. Une seconde, j’en ai conscience. Mais je me raidis pour demeurer toute dans le présent qui m’amuse ; et je me remets à bavarder comme les autres, jouissant de la senteur des lilas qui, à profusion, embaument la pièce ; du vert si frais des branches que j’aperçois, par la fenêtre entrouverte, mouvantes sur l’eau qui fuit, dans la lueur du couchant.
Tout à coup, une sonnerie de timbre nous fait tous sursauter avec la crainte d’un fâcheux. Mais, très vite, nous sommes rassurés. La visiteuse, c’est Marinette, qui apparaît, les joues fouettées de rose, le nez au vent, les cheveux ensoleillés sous sa capeline printanière, fleurant l’œillet, fraîche comme un bébé, ce qui ne l’empêche pas de s’écrier, croyant ce qu’elle dit :
— Mes chers amis, je suis vannée ! Viva chère, je prends une tasse de thé pour me remettre. C’est permis, n’est-ce pas ?
Mais avant même que j’aie pu lui avancer une tasse, elle a déjà, pour serviteurs, tous les hommes présents qui la contemplent, en connaisseurs, d’un œil gourmand et discret, — discret, plus ou moins.
Elle qui s’en est tout de suite aperçue, ne songe plus un brin qu’elle est « vannée » et hume, de son petit nez fripon, le parfum d’encens. Elle nous lance :
— Qu’est-ce que vous faisiez là, tous, vous entendant comme larrons en foire ?… Je suis sûre que vous disiez des choses très remarquables, quand mon arrivée, à moi chétive, vous a interrompus !
— Madame, vous nous faites trop d’honneur. Quand vous avez sonné, nous disions tout platement du mal de la vie ! explique Rouvray.
— Quelle drôle d’idée ! Et que vous êtes ingrats ! La vie mauvaise !… Vous n’y connaissez rien ! La vie, c’est une aventure charmante !
Et elle le croit ; car pour elle, il en est ainsi.
Bienheureuse petite Marinette ! Tous, oui tous, nous la regardons avec envie.
Puis Voulemont s’exclame un peu amer :
— Madame, quand vous vous sentirez vieillir… vous jugerez la vie avec moins d’indulgence !… Vous ne savez pas ce que c’est que vieillir… C’est horrible !
— Non ! fait si carrément Marinette, que nous la regardons, ahuris et curieux. Non !… Il paraît que non du moins ! Ma belle-mère, une dame très sage, une dame d’expérience, vous savez, a un livre écrit par un évêque que je lui ai encore vu dimanche entre les mains, où l’auteur, m’a-t-elle dit, prouve aux gens, qui ne le découvriraient pas seuls, les avantages et le bonheur de vieillir dont il faut remercier son Créateur. Voulemont, vous devriez lire ce livre.
— Un livre écrit par un évêque !… Oh ! madame, je suis indigne !
— Qu’est-ce que ça fait ?… Ce livre vous rendrait peut-être digne… Alors vous remercieriez le ciel…
— De quoi, madame, de quoi ?…
— Dame vous le savez mieux que moi !… De quoi ? D’avoir rencontré sur votre chemin des femmes exquises…
— D’abord en ai-je rencontré ?…
— Quand ce ne serait que Viva, ces dames et moi, homme malhonnête !
— Oui, vous avez raison, madame. Mais qui pourrais-je bien remercier ! marmotte-t-il entre haut et bas.
— Votre créateur…
— Je ne sais pas remercier quand je ne connais pas…
— Eh bien, vous êtes très mal élevé. Mais on se corrige à tout âge. Et puis, après tout, vous n’êtes pas vieux en somme. Même, vous faites très bien ainsi avec vos cheveux clairs et vos yeux de Calabrais.
— Madame, madame, voici maintenant que vous me comblez !… Faut-il que je vous paraisse « ancêtre » pour que vous me fassiez tant de compliments !
Ici, intervention discrète de Rouvray :
— Je voudrais bien, moi aussi, ressembler à un ancêtre, pour que vous me disiez de douces choses, madame !
L’exclamation est si comiquement lancée que nous éclatons de rire ; et, en quelques minutes, jaillissent toutes sortes d’aperçus spirituels ou saugrenus.
Dans le brouhaha, Marinette interroge soudain :
— Ah ! est-il vraiment six heures et demie ?
— Oui.
— Oh ! alors il faut que je me sauve à toute vapeur…
— Un transatlantique, quoi ! glisse Rouvray.
— Si vous vouliez bien ne pas vous moquer de moi, vous !… Tous, vous êtes là à me faire bavarder et je suis très pressée ! J’ai encore trois visites et des courses. Ne me distrayez plus et causez ensemble… Viva, j’étais montée pour te dire que je compte absolument sur toi à dîner, mardi ; Robert à ta suite, bien entendu, s’il est libre… Je te présenterai…
Ses yeux flambent de plaisir :
— … Je te présenterai Mme Valprince !
— Comment, elle dîne chez toi ? Déjà ?
— Oui, elle a bien voulu accepter. C’est un amour… Tu verras !… Et puis…
Cette fois, éclair de malice dans les prunelles qui me regardent.
— Et puis, je veux faire plaisir à l’un de mes invités… Car je suis une très aimable maîtresse de maison.
— Mais quelle histoire me racontes-tu là ? Marinette.
— Pas une histoire, la vérité !… Ah ! ma grande sœur, vous êtes curieuse !
Et, au risque de culbuter sa tasse à thé remplie de nouveau, elle me jette un baiser de petite fille et se perche sur le bras de mon fauteuil.
— Le convive à qui je veux être agréable, c’est Jacques de Meillane !… Viva, m’est avis que tu l’intéresses fort ! Je m’en étais aperçue quand tu as chanté chez toi, le soir de la première. Et puis, avant-hier, il dînait à la maison ; et il avait une manière d’écouter Paul parler de toi…
— Mais pourquoi Paul s’occupait-il de moi ? fais-je un peu impatiente.
— Parce que, chérie, tu tiens au cœur de ton beau-frère, et qu’une réflexion de Meillane l’avait amené à manifester l’opinion qu’il a de toi… Vois-tu, Viva, si tu voulais, tu rendrais ce garçon — je parle de Meillane ! — amoureux fou… Tu peux m’en croire, je m’y connais !
— Pour quoi faire, le rendre amoureux ?
— Pour t’amuser ma grande sœur !
— Ça ne m’amuserait pas du tout ! Je suis trop vieille pour faire joujou ! Les lauriers sont coupés…
— Essaie de les faire ramasser… Je t’assure que c’est charmant… à un point que… que… tu ne peux avoir oublié.
J’ai un geste d’épaules.
— Si !… j’ai tout oublié de ma jeunesse. Je ne vis plus que dans le présent.
— Ta jeunesse ! Est-ce que tu es comme Voulemont ?… Tu as besoin de lire le livre de l’évêque ? Viva, regarde-toi dans la glace, tu seras rassurée !… Tu es toujours terriblement « nuit d’amour »… Gare à Meillane… si tu n’étais pas si sage ! Enfin, il repart fin octobre pour le Canada. Le froid le remettra d’aplomb, s’il y a lieu… Alors, à mardi, n’est-ce pas, chérie ?
Donc, mardi, ô joie ! je connaîtrai Mme Valprince et je distrairai M. de Meillane. Allons, il est tout comme les autres… Alors, il ne m’intéresse pas un brin.
Hier, ce fameux dîner.
Je m’étais dépêchée de m’habiller afin d’arriver chez Marinette à temps pour assister au coucher des poussins, que j’ai en effet, trouvés dans la nursery, tout prêts à entrer dans leur lit. Guy, pareil à un petit doge, sous sa robe de chambre rouge ; Hélène, revêtue de sa longue chemise de nuit, sautant sur ses couvertures au risque de dégringoler et me criant, lèvres et bras tendus, toute rose sous la mousse floconneuse de ses boucles :
— Tante Viva, venez m’embrasser, je suis tout nue !
« Tout nue », traduire « déshabillée ». Agnès, choquée, s’empresse de l’enfouir sous ses draps et s’apprête à faire subir le même traitement à Guy, qui, en homme soigneux, place ses pantoufles sous son lit.
Pour être sage, j’abandonne les petits à leur gouvernante et je reviens dans le salon où, déjà, sont arrivés presque tous les hôtes de Marinette, y compris Jacques de Meillane qui cause avec père. Mais pas de Valprince.
En embrassant mon petit papillon qui est jolie à souhait, je lui murmure :
— Eh bien ? est-ce qu’elle ne vient pas ?
— Oh ! si !… Mais elle est toujours en retard…
— Ah ! parfaitement.
Ce soir-là, cependant, Mme Valprince a dû faire un effort, car à peine Marinette a fini sa phrase, la porte s’ouvre encore une fois. C’est elle !… Une onde rose monte aux joues de sa petite amie, qui s’avance, très correcte, au-devant d’elle, mais avec quel sourire de bienvenue ! Tandis que toutes deux s’embrassent et que le docteur Valprince s’abîme en saluts diversement orientés, je regarde la nouvelle venue, qui, pour l’instant du moins, trône en souveraine dans le cœur de ma petite sœur.
Et je suis un peu surprise. En quoi, par son physique du moins, a-t-elle pu séduire ainsi Marinette ?… Ce n’est plus du tout une jeune femme. Sûrement, la quarantaine a sonné pour elle depuis plusieurs années. Elle ressemble à un pastel effacé. La peau a des tons de fleur délicatement fanée, qu’avivent l’imperceptible reflet rose des joues, le rouge éteint des lèvres. Les yeux clignent souvent, d’un bleu lavé, avec ce regard un peu vague des myopes. Les cheveux ondulent, blond cendré, moirés d’argent. Sous la robe gris mauve, la silhouette, d’une élégante distinction, est imprécise. Les gestes sont harmonieux, plutôt lents…
Marinette m’appelle pour les présentations. Elle a une mine enchantée dont la jeunesse est délicieuse ; l’air d’une petite fille confuse d’un bonheur immérité. Quel bébé elle est demeurée par certains côtés !
Mme Valprince me tend la main :
La voix est douce, un peu « traînante », et l’accent aussi convaincu que si, vraiment, elle avait, de tout son être, soupiré après notre rencontre. Ni elle ni moi, d’ailleurs, ne croyons rien de semblable. Nous échangeons quelques propos polis ; puis, tout de suite, elle célèbre son « adorable petite amie ».
Quelle singulière manière elle a de parler de Marinette, comme d’un trésor qu’elle aurait eu la chance de trouver et qui serait maintenant son bien !…
J’écoute, sentant mon moi intime devenir un hérisson roulé en boule. Pour conclure, elle a cette phrase étonnante :
— Je sais, madame, combien vous avez toujours montré de tendresse à la chère petite… Si vous le permettez, nous l’aimerons ensemble… J’espère que vous ne trouverez pas mauvais qu’elle me donne en retour une part de son cœur !
Rien que cela !… Et il n’y a pas cinq semaines qu’elles se connaissent !
Cette Mme Valprince manque un peu du sentiment des distances !… Et il m’échappe — par bonheur, mon accent est léger, ma bouche souriante :
— Oh ! madame, je suppose, à l’honneur de Marinette, que sa sympathie nouvelle pour vous et sa vieille affection pour moi ne sauraient être rivales !…
Mon imperceptible ironie ne désarçonne pas Mme Valprince, qui me paraît douée, — dans le monde, du moins, — d’une de ces amabilités exaspérantes que nulle traverse ne saurait dissiper. Elle doit prodiguer sa grâce aussi naturellement que d’autres sont grincheux.
Le dîner est annoncé à point pour me séparer d’elle ; et je vois s’incliner devant moi Jacques de Meillane, à qui, bien entendu, m’a confiée Marinette. Il est correct et froid. Moi, un brin nerveuse. Je subis si fort les impressions rétractiles ! Mme Valprince a gelé ma personne morale. Et pour mon voisin et moi, le dîner commence silencieux, sauf les politesses de commande… Jusqu’à la minute où, mon énervement dissipé, il me vient le vague, très vague remords d’être, injustement, une maussade compagne pour l’ami du bon Paul. Et je lui demande, un tantinet contrite :
— Vous trouvez, n’est-ce pas, — et vous avez raison ! — que ma belle-sœur vous a donné, en ma personne, une bien ennuyeuse voisine !
Les yeux gris posent sur moi leur regard clair ; et il me dit, si drôlement, que la glace est soudain rompue :
— J’espère surtout, madame, que vous me ferez, avant la fin du dîner, la grâce de me laisser un peu profiter du plaisir — très vif… — qu’a voulu me procurer Mme Abriès, en me plaçant près de vous.
Il a toujours cet accent d’absolue sincérité qui déconcerte mon scepticisme, et je riposte :
— Vous avez l’air de penser vraiment ce que vous dites… Et pourtant, quel plaisir cela peut-il vous faire de dîner près d’une dame inconnue et pas aimable !
— Mais vous êtes très aimable quand vous le voulez ! Vous l’avez été infiniment, le premier soir où je vous ai vue… Un peu moins, le jour où nous avons contemplé ensemble le chemin de fer de votre petit neveu… Et ce soir…
Il s’arrête.
— Eh bien, ce soir ?
— Ce soir ?… Vous ne l’étiez pas du tout… Mais j’espère bien que vous allez le devenir !
Je me mets à rire. Cette franchise calme et audacieuse est amusante.
— Ah ! vraiment, je vais le devenir ?… Et vous reposez cette conviction sur ?…
— Sur le sentiment que je ne mérite pas un dur traitement.
Tel un diable bondissant d’une boîte, un souvenir surgit dans ma pensée.
— Êtes-vous tout à fait sûr de ne pas le mériter ?
Les yeux gris m’interrogent de leur manière un peu impérative :
— Madame, que voulez-vous dire ?
— Ceci, tout simplement : que votre jugement a été téméraire à mon endroit, certain jour où vous m’avez rencontrée devant le Carlton, alors que j’allais goûter avec un ami. Avouez que vous avez entendu jaboter, plus ou moins, sur mon compte ; et, en cette minute-là, vous avez pensé, j’en jurerais : « Tiens… tiens, c’est bien ce qu’on m’avait raconté sur cette petite femme-là !… »
Je sens sur moi son regard si extraordinairement droit :
— Ce que j’avais entendu dire m’avait donné un très vif désir de vous connaître, madame. Et le jour dont vous parlez, c’est vrai, vous m’avez déçu… Comme le soir où je vous ai aperçue dans un idiot bouiboui, très chic d’ailleurs, à Montmartre. Un camarade m’y avait emmené.
Je me souviens. Le soir dont il parle, les de Prelles m’avaient entraînée au Cabaret Vert entendre une revue, prétendue « très drôle » ; qui l’était du moins selon la formule, troussée d’équivoques spirituellement comiques parfois, plus souvent, d’une grossièreté toute faubourienne, qualifiée de « gauloise ».
— Vous m’avez aperçue, ce soir-là ?… Je ne vous ai pas vu.
— Non, vous étiez tout occupée des propos que tenaient, sur la scène, des dames plutôt dépenaillées et des messieurs aux allures d’apaches, qui exécutaient, entre temps, des danses tout à fait suggestives.
Je le regarde, moqueuse :
— Très exact, ce tableau ! Alors, parce que je ne me voilais pas la face, sous mon éventail, devant le spectacle pour lequel j’étais venue, vous n’avez pas jugé à propos de me saluer à l’entr’acte ?… Je vous avais trop scandalisé ?…
— A l’entr’acte, c’était une autre antienne ! Vous étiez accaparée dans votre loge par un monsieur — pas un apache celui-là ! — qui semblait bien résolu à vous garder pour lui seul. Alors ne me sentant pas de force à lutter, je me suis tenu coi. D’ailleurs, vous n’aviez plus votre figure qui…
— Qui…
Hardiment, il achève :
— Qui agit sur moi à la façon d’un aimant. Je n’ai pas eu de mérite à demeurer dans mon coin.
— Je vous déplaisais si fort ?
— Vous ressembliez à la foule de vos brillantes sœurs du Tout Paris.
— Mais c’est qu’en effet j’appartiens à cette phalange, que vous m’avez l’air de juger plutôt injustement…
— Injustement ?
— Mais oui, injustement ! Croyez-m’en, sept fois sur dix, la femme du Tout Paris est une personne qui, en réalité, ne fait guère ce qu’elle laisse supposer, qui se permet de tout voir, de tout entendre, de tout connaître, n’a cure de l’opinion qu’elle donne d’elle-même… Et, au demeurant, est peut-être plus réellement chaste que beaucoup des dignes matrones qui s’effarent de tout et de rien !
Il m’a écoutée, le regard curieux.
— Peut-être, oui… vous avez raison… Mais vous savez, madame, que j’arrive d’Orient. Je ne suis pas au ton, sans doute. Et, de plus, je subis des influences ataviques. J’appartiens à une famille où l’élément féminin est étrangement respectueux de certaines traditions… Alors il faut m’excuser d’avoir si fort regretté que vous ne fussiez plus vous, — à mon gré ! — le jour du Carlton, le soir du Cabaret Vert.
— A votre gré, c’est cela. Mais j’étais une moi que vous n’aviez pas encore rencontrée, voilà tout !… Et qui a encore beaucoup de sœurs, très différentes les unes des autres… J’aime mieux vous en prévenir tout de suite, pour le cas où nous devrions encore nous retrouver pendant votre séjour en France. Vous-même, êtes-vous donc si un ?
Il sourit.
— Les personnalités masculines n’ont pas tant de complexité.
— Hum ! cela dépend des personnalités masculines.
Je pense à Robert et je coule un regard de son côté.
En sa qualité d’homme illustre, Marinette l’a placé à côté de Mme Valprince, qui trône à la droite du maître de céans. Mais, bien entendu, Paul est éclipsé ; et de ma place, j’entends les deux autres qui s’enguirlandent mutuellement. L’amie de Marinette a une conversation de femme intelligente, pourvue d’une certaine culture littéraire et artistique.
Je m’amuse un moment à les observer. Elle n’est nullement une femme dans les cordes de Robert : non plus assez jeune, pas du tout flirt, un peu précieuse. Mais elle l’enveloppe de son charme insinuant, des caresses délicates de son esprit, de la flatterie d’éloges qu’il sent venus d’une pensée ouverte aux choses d’art. Et, pendant leur fugitif rapprochement, il se laisse séduire et met lui-même une coquetterie à se montrer séduisant.
Leur petite comédie est distrayante à regarder. Autour d’eux, la conversation est très brillante, panachée de sujets divers, théâtre, politique, amour, musique. Le docteur Valprince parle « diagnostics » et, à ce sujet, émet des déclarations peu rassurantes pour les gens qui ont l’illusion de se croire en parfaite santé.
De sa voix coupante, je l’entends qui raconte :
— Un jour, j’ai vu venir dans mon cabinet une jeune femme superbement fraîche, très gaie, éblouissante de vitalité, nullement inquiète de sa santé. Elle venait me consulter pour un bobo au sein. J’examine ; et, sans hésitation possible, je constate qu’elle était mortellement atteinte… du mal que nous n’arrivons pas encore à guérir ! Je ne pouvais que conseiller une opération immédiate, tout en la jugeant inutile… Mais c’était la dernière chance à tenter ! Deux mois plus tard, ma jolie cliente n’était plus…
Pourquoi ai-je écouté cette histoire — un vol noir de chauve-souris… — qui m’a été aussi triste à entendre que si j’avais connu la victime, cette jeune femme « superbement fraîche », qui ignorait qu’elle était une condamnée… Mon visage a-t-il trahi quelque chose du sentiment qui m’a traversé le cœur ? La voix de Jacques de Meillane m’appelle, et son timbre ferme dissipe instantanément le mauvais charme. Cette voix est si vibrante de vie !
De la façon gamine qu’il a par instants, il me dit :
— Pourquoi écoutez-vous, madame les propos lamentables de ce vieux monsieur ?… Naturellement, nous sommes des poupées fragiles… Mais pas autant que les docteurs le prétendent. J’en sais quelque chose, moi qui, il y a cinq mois, au Japon, étais un pauvre diable condamné par la fièvre typhoïde. Eh bien, en dépit des doctes prévisions, j’ai le plaisir d’être près de vous ce soir, madame ; d’avoir un congé de six mois et la perspective, qui me plaît fort, de m’en aller passer l’hiver au Canada, où j’achèverai d’oublier le vilain rêve du Japon.
Là-dessus, nous voilà bavardant voyages. Jacques de Meillane est, autant que moi, un curieux de pays, de physionomies, de mentalités étrangères.
Et le dîner passe très vite ainsi. Vaguement, j’ai conscience que mon voisin de gauche a l’air un peu « crin »… Sans doute, parce qu’il me trouve trop absorbée par mon voisin de droite. Tant pis ! Ce m’est si rare que de trouver une personnalité neuve !
Marinette se lève. Meillane m’offre son bras. Dans le salon, les fenêtres sont larges ouvertes ; et la grande pièce lumineuse sent bon les fleurs. Au passage, je m’aperçois dans une glace et constate que l’animation de la causerie m’a été bienfaisante. Si j’en doutais, je serais renseignée par Robert, volontiers galant ; il se rapproche et me murmure un de ces compliments qui, jeune femme amoureuse, m’eussent fait tressaillir toute… Mais, aujourd’hui, que m’importe son impression ?
J’aide Marinette à offrir le café. Elle me laisse d’ailleurs bien vite évoluer toute seule parmi ses hôtes ; elle a hâte de se rapprocher de l’unique personne qui, ce soir, compte pour elle dans son salon. Câline, elle vient se pencher vers moi avec un baiser, et prie :
— Viva, sois délicieuse, occupe-toi de mes invités pour que je la voie un peu, elle !…
Et parce que je suis habituée à la gâter, je fais ce qu’elle désire, si odieux que me soit ce personnage de femme du monde qui fait « des frais »… Seulement je sombre dans l’ennui. Quand les hommes reviennent du fumoir, tandis que s’établit l’inévitable bridge, je m’apprête à filer comme l’a déjà fait Robert, qui s’est éclipsé à l’anglaise. Réfugiée dans l’ombre d’une fenêtre, où je respire la douce nuit d’avril, j’entends une voix qui me demande :
— Madame, est-ce que nous n’aurons pas de musique, ce soir ?… Je voudrais tant vous entendre chanter !…
C’est Meillane qui m’a découverte. Ses paroles ont la forme d’une prière ; mais son accent a ce quelque chose d’impérieux dont il ne se doute pas et qui m’amuse.
— Pourquoi désirez-vous tant m’entendre ?
— Parce que j’ai gardé la soif de votre voix !
— C’est un compliment, n’est-ce pas, que vous me faites ?
— Non, c’est la vérité.
— Alors, écoutez aussi la vérité. S’il me fallait chanter ici ce soir, ce ne serait plus ça du tout ! Je suis très sauvage ; et certains publics me glacent…
— Je comprends… Mais… où pourrais-je bien me trouver dans le public avec lequel vous vous sentez en vraie communion ?
De mon moi obscur jaillit une de ces impulsions dont on demeure ensuite stupéfait :
— Vous viendrez me faire visite une fin d’après-midi. Et alors je vous chanterai tout ce que vous voudrez…
— Madame, vous ne vous moquez pas de moi ?
Positivement, il se demande si je plaisante. Moi-même, je n’en sais trop rien. Pourtant, en cette minute, il me semble que cela me serait plutôt agréable de faire de la musique pour celui-ci qui paraît si bien la comprendre.
— Et quand j’arriverai, vous ne me renverrez pas, raillant ma naïveté ou mon audace ?
— Je ne vous renverrai pas… Du moins, je le pense. Seulement, vous êtes prévenu que j’ai, hélas ! l’humeur très fantasque. Aussi, j’ignore si, le jour en question, je serai en disposition de chanter… et de chanter pour vous…
Le visage de Meillane prend quelque chose d’impatient. Il me fait penser à un pur-sang qui, soudain, sentant la bride, se cabrerait. Il me regarde en face :
— Êtes-vous sincère en ce moment ? ou seulement taquine ?… ou méchante ?
— Je suis sincère… Je le suis toujours !
— Alors, il ne faut pas que je vienne ?
— Il faut que vous veniez bravement, au petit bonheur… Et puis, nous verrons ce que je puis ce jour-là pour votre satisfaction. Je tâcherai de n’être pas de mauvaise humeur…
— Vous êtes sincère aussi en disant cela ?
J’incline la tête, sans m’engager plus.
— Alors, merci, madame.
Quel singulier mélange il y a chez ce garçon d’audacieuse franchise, de volonté, de gaieté jeune, spirituellement gamine…
Marinette vient le réclamer pour le jeu ; et il s’exécute, sans enthousiasme, tandis que je file, fuyant l’envahissante amabilité de Mme Valprince.
Ah ! oui, le pourquoi de nos paroles, de nos gestes, de nos actions est souvent incompréhensible ! Au point de nous donner la sensation ironique et humiliante d’être des espèces de pantins dont s’amuse une mystérieuse déité qui se moque de nous et de nos prétentions à la sagesse.
Pourquoi ai-je eu l’idée invraisemblable d’autoriser ce Jacques de Meillane à venir me voir… pour que je lui chante ce qu’il souhaiterait entendre ?
Pourquoi ?… Je n’en sais rien… Oh ! non, rien du tout.
Mais, en revanche, je sais que je me suis sentie exaspérée contre ma sottise, contre moi, contre Meillane aussi, quand je me suis vue troublée dans ma lecture par cette annonce :
— M. de Meillane fait demander si Madame peut le recevoir ?
— Oui… Dites que je viens.
J’avais répondu d’instinct : « Je viens. » Mais je ne bougeais pas, maudissant la faiblesse qui m’avait fait subir, l’autre soir, le secret vouloir de cet étranger…
Aujourd’hui, même à distance, ce magnétisme opérait-il encore ?… Sans l’avoir décidé je me suis trouvée debout, mon livre abandonné sur la table, mes doigts soulevant du geste familier l’onde obscure de mes cheveux ; et, résignée, je me dirigeais vers le salon. Seulement dans le tréfonds de ma pensée, je prenais déjà ma revanche, raidie dans l’intention de ne pas chanter.
Je suis entrée ; j’ai rencontré le clair et vif regard qui me saluait… Et, à ma profonde stupeur, j’ai senti que ma maussaderie n’était plus qu’un souvenir.
De très bonne grâce, j’ai tendu à mon hôte une main sur laquelle s’appuient des lèvres qui doivent savoir ce qu’elles veulent. Et, comme s’il lisait en moi, il me dit aussitôt, en souriant :
— Je vous avoue, madame, qu’en venant ici, je me trouvais une telle figure d’indiscret que j’ai entrevu le moment où je n’oserais jamais demander à être reçu…
Tout de suite, je lui rends franchise pour franchise ;
— Vous avouerais-je, monsieur, qu’en quittant ma chambre et ma revue en votre honneur, il y a quelques minutes, je me demandais quel sortilège vous a fait triompher de mes instincts antihospitaliers — du moins, quand il s’agit d’entrouvrir, même un peu, l’entrée de mon domaine particulier !…
— Madame, ce n’est pas là une invitation au départ, n’est-ce pas ? J’ai si grande envie de rester…
— Parce que ?
— D’abord, parce que je sens tout le prix de la faveur que vous me faites en me recevant ainsi…
— D’abord… Et ensuite ?…
— Et ensuite, j’ai l’audacieux espoir que vous ferez un peu de musique… puisque vous l’avez promis… Vous devez être très fidèle dans vos promesses !
— Oui… plutôt… Mais vous ai-je promis quelque chose ?
Nous nous regardons avec un peu d’envie de rire, avec la même malice et, aussi, le même parti pris, — telle une gageure ! — de ne pas nous dire une parole qui ne soit vraie. Et je conclus :
— Il faut, pour l’instant, me permettre de m’acclimater à l’atmosphère que vous pouvez m’offrir. Nous nous connaissons si peu !
— Si peu ? Nous nous sommes déjà rencontrés quatre fois, madame !
Je me mets à rire.
— Ce n’est pas énorme !… C’est même si peu, que je me demande encore comment nous en sommes là, à causer tous les deux, en tête à tête, à la façon de vieilles connaissances… parce qu’il vous a pris fantaisie de le désirer. Vous devez être horriblement impérieux, un homme à redouter ; je suis sûre que vous faites toujours ce à quoi vous êtes résolu.
Sans doute, j’ai interrogé, avec l’accent qu’ont les « petits », parlant de la conduite incompréhensible des « grands ». Mon visiteur me contemple, les yeux tout pleins d’une malice gaie :
— Bien entendu !… Je fais toujours, sauf impossibilité radicale, ce que j’ai décidé de faire…
— Alors nous aurions beaucoup de chances de nous disputer, si nous étions souvent ensemble, car, je crois bien que je suis, moi aussi, très volontaire.
Le même joyeux éclair continue de flamber dans son regard.
— Oh ! je m’en suis douté, dès le premier soir où je vous ai vue dans votre loge ; la ligne de votre profil découpée en clair sur la tenture, d’un trait tout ensemble si fin, si net, si ferme !… comme le jet de vos sourcils… Vous portiez droite votre petite tête…
— Bref, j’avais une mine de femme pas commode. Je devais être affreuse !… Je sais que cela me va très mal d’avoir l’air dur.
Il secoue la tête ; et, tranquillement, il riposte :
— Oh ! non, vous n’aviez pas l’air dur… Vous aviez de larges yeux, sombres et brillants, où passaient bien des choses… Une bouche souriante dont le dessin était tout ensemble souple et précis, et qui avait une douceur ardente, même en prononçant des paroles quelconques…
Je dresse un peu la tête. Dieu ! est-ce que ce Jacques de Meillane va s’en aller vers les chemins battus ? Que ce serait ennuyeux !
— … Non, vous n’aviez pas l’air dur. Vous paraissiez, seulement « lointaine… », très détachée du personnage que vous remplissiez ce soir-là… A ce point, que je me suis aussitôt demandé ce que cachait votre masque moqueur, souriant et… triste…
— Quel effrayant observateur vous êtes ! Alors, pendant que je vous accueillais bien gentiment, vous étiez occupé à me disséquer toute vive ?
— A vous disséquer ?… Non… Je pensais seulement que je n’avais pas encore rencontré de femme à qui je puisse vous comparer.
Je regimbe.
— Ah ! je vous en supplie, n’allez pas vous imaginer que je suis un exemplaire rare ! Vous auriez à revenir de trop loin. Ne vous intéressez surtout pas à moi ! Je ne vaux pas tant d’honneur, croyez-m’en. Si vous ne voulez pas me voir rentrer dans ma coquille, bavardons, à l’occasion, comme deux camarades… Et n’attendez rien de plus. En dépit des apparences, je suis une vieille dame, que la vie s’est chargée de rendre une sage désabusée.
Les yeux gris me regardent avec une attention sérieuse, presque grave.
— Je ne vous demanderai, madame rien d’autre que ce qu’il vous plaira de m’accorder…
— C’est parfait !… Alors, pour sceller notre pacte, je vais au piano. Prenez cela pour une récompense. Que voulez-vous que je vous chante ? L’invocation de la Danaïde ?
— Oh ! oui…
Il s’approche du piano. Je commence à chanter… Et, tout de suite, je me sens merveilleusement écoutée. Cet homme, qui déclare n’être capable que de sentir la musique, est un auditeur incomparable. Ah ! qu’il la comprend et s’en pénètre !… A un degré qui, inconsciemment, le rend très difficile quant à l’interprétation.
C’est intéressant de chanter devant lui. Pas la banalité d’un éloge. Aucun parti pris, ni raideur de jugement. Il écoute et sa seule attention est plus expressive que toute parole.
Les minutes coulent… Et je chante… Combien de choses !… Je ne sais vraiment plus. Dieu ! que c’est bon d’être ainsi emportée hors de soi ! La musique agit sur moi comme un baume d’oubli. Aucune pensée amère ne meurtrit plus mon cerveau. Je vis toute dans le monde enchanté des harmonies.
Après une pareille séance, je serai brisée, mais si délicieusement !… Ensuite, j’aurai l’inévitable réaction, en reprenant pied dans la réalité : une de ces crises de tristesse noire qui, jadis, me faisaient sangloter comme une enfant désespérée. Maintenant, les yeux secs, je reçois durement l’ennemi.
Mais je ne veux pas penser à ces minutes futures… pour pouvoir savourer la joie fugitive du présent.
Le salon est devenu presque sombre, sans doute parce qu’une averse tombe dru. J’ai un geste vague pour atteindre le commutateur et donner de la lumière. Meillane m’arrête.
— N’allumez rien, je vous en prie. C’est tellement meilleur ainsi !
Moi aussi, je pense cela… Je n’ai pas besoin de lumière ; je chante par cœur. Alors, je n’insiste pas. Seulement, voici que, dans la pièce embrumée, vibre la sonnerie du cartel invisible. Et, saisie, je compte instinctivement sept coups.
— Oh ! est-il si tard ?… Allez-vous-en vite, alors ; car je dîne en ville et je ne suis pas habillée !
— Madame, c’est affreux à avouer… mais je ne peux pas regretter que vous vous soyez mise en retard !
Et, à mon tour, j’avoue :
— Moi non plus !… Est-ce que c’est en Orient que vous êtes devenu si musicien ?
— Non, l’Orient n’y est pour rien ; c’est un héritage de famille… Ma mère adore la musique, une musique plus classique que celle-ci…
Il montre la partition de la Danaïde.
— Tout petit, j’en ai entendu de bonne ; c’était ma récompense quand j’avais été un garçon très sage…
— Et vous en avez fait vous-même, je suis sûre ?
— En écolier, d’abord ; ensuite, en profane.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je n’appartiens plus qu’à la phalange des auditeurs…
— Est-ce bien certain ?… Enfin, ce soir, je n’ai pas le temps d’approfondir… Ce sera pour une autre séance… J’ai l’idée que nous recommencerons, n’est-ce pas ?…
Plus encore que moi, je sais bien que Jacques de Meillane a envie de recommencer.
Par prudence, je ne regarde pas la petite pendule qui compte les minutes devant moi, sur la table à écrire, dans le halo de la lampe, doucement lumineuse sous l’abat-jour.
Après tout, il ne doit guère être beaucoup plus d’une heure. Depuis un moment, je suis rentrée de l’Opéra. J’ai, avec délices, enfilé mon kimono, donné toute liberté à mes cheveux, dont le tiède frôlement caresse ma nuque, mes épaules… Et, près de ma fenêtre, ouverte sur la nuit veloutée, la tête encore trop bruissante de sons pour goûter le sommeil, je viens retrouver les feuillets blancs qui m’attendent. J’ai besoin de me reprendre après l’éparpillement de la journée dont le flot a coulé, avec des reflets changeants.
Une matinée lumineuse, flambante de soleil qui, pour un moment, me transforme en une joyeuse créature, grisée par la senteur printanière que je respire dans l’air chaud.
Alors, je me mets à faire de la musique… jusqu’à l’épuisement ! Car ma voix est si docile, ce matin, que je ne prends pas garde à tout ce que je lui demande, au travail sans merci que je lui impose pour traduire absolument le chant qui vibre en moi.
Ce sont mes nerfs trop tendus qui, les premiers, demandent grâce. Je m’aperçois alors que je suis toute meurtrie par l’exquise fatigue.
Vite ma chaise longue, où je m’étends, les yeux mi-clos. Sous le store abaissé qui bat comme une aile, la chambre est baignée de clarté blonde. Une branche de lis y distille une odeur de jardin ivre de soleil. Un souffle fait, par moments, palpiter les palmes frêles de mon petit asparagus, droit hors de la gaine du vase bleu sombre veiné de pourpre et d’or.
A la façon d’une chatte paresseuse, je me pelotonne dans mes coussins. Ce après quoi, sur ma table, j’attrape un livre. Non pas, — la matinée est trop éblouissante, — l’étude sur Pascal, dont la pauvre âme tourmentée ne doit être approchée qu’aux heures recueillies ; mais un volume de vers follement vivants, où l’auteur, un jeune à coup sûr, a condensé des impressions subtiles et intenses, dans une langue qui les revêt à miracle.
Et je m’abîme dans une de ces lectures capricieuses qui me sont chères, coupées de songeries, de réflexions griffonnées au passage parce que je n’ai personne à qui les confier, même de silencieuses discussions avec l’auteur quand nos pensées ou nos goûts se contredisent.
Un coup à ma porte, et je redescends dans la prosaïque réalité ; le déjeuner m’est annoncé. Robert m’attend… C’est la fin du bon moment d’oubli.
Le soleil s’est voilé sous des nuées d’orage. Est-ce sa disparition ? Est-ce la présence de Robert ?… Quand je m’assois à table, mon allégresse, sans cause, n’existe plus… Devant lui, toujours je me souviens…
Si j’étais seule, le déjeuner serait expédié en un quart d’heure. Mais mon époux est pourvu d’un robuste appétit. Alors, tandis qu’il dévore de toutes ses belles dents, nous échangeons nos propos quelconques d’étrangers à table d’hôte, et nous nous animons, seulement, quand la conversation oblique sur l’opéra de Strauss que nous allons entendre le soir même.
Le charme opère une fois de plus ; et, après le déjeuner, nous passons une grande heure à regarder ensemble la partition que j’ai feuilletée toute la matinée. En ces moments-là, je ne vois, en Robert, que l’artiste, à tel point que je chante devant lui ainsi que devant moi seule. Encore une fois, j’en prends conscience quand nous avons fini ; constatant avec je ne sais quel instinctif et absurde orgueil de revanche, que ma voix vient de souverainement dominer l’homme dont je me soucie, cependant, comme d’un jouet cassé !…
Quand il m’écoutait, la belle Danaïde n’existait plus… plus du tout pour lui.
Je le laisse, voulant m’habiller pour sortir. Mais à peine je suis prête, c’est Sylvaire qui vient m’apporter des billets pour son concert. Un moment, — aveu humiliant ! — nous potinons autant que deux commères sur le brillant personnel des théâtres en général, et sur la Danaïde en particulier.
J’écoute de menues histoires, dans lesquelles, bien entendu, le nom de Robert n’est pas prononcé. Mais entre les branches, je vois si bien !… Et je m’explique mieux alors certaines sautes d’humeur de mon époux, ces jours-ci. Un propos de son valet de chambre, entendu par hasard au passage, m’avait d’ailleurs avertie déjà qu’en ce moment toutes les nuits ne le ramènent pas au logis. C’est, décidément, la crise de grande passion !
J’allais enfin pouvoir sortir. Un coup de timbre encore. Et Marinette apparaît, sa petite figure câline, toute blonde sous le large chapeau enguirlandé de bleuets.
Avec son baiser d’arrivée, elle me jette tout de suite, car je ne l’ai pas revue seule depuis son dîner :
— N’est-ce pas qu’elle est exquise ?
Elle, je n’ai pas besoin de demander qui. Les yeux radieux prononcent le nom.
— Toi, elle t’a trouvée délicieuse et m’a demandé quand tu recevais.
Oh ! cela non, par exemple… Mais avec « ma petite », j’y mets des formes. Depuis tant d’années, je suis habituée à la gâter.
— Chérie, ton amie est très aimable. Mais tu sais… je te l’ai déjà dit… maintenant je ne veux plus faire de relations nouvelles. Glisse-le-lui en douceur !…
Elle me jette autour du cou des bras caressants et ses doigts frôlent doucement ma joue :
— Viva, ma grande sœur, fais une exception pour elle qui est… adorable !… Tu ne pourrais t’empêcher de le trouver ! Que d’années j’ai perdues à ne pas la connaître !
Allons, chez Marinette aussi, c’est la « grande passion » ! Mieux vaut pour elle, et pour Paul, que l’objet n’en soit pas plus inquiétant… Puisqu’il faut toujours un joujou sentimental à l’imagination de notre « petite », restée si juvénile sur ce chapitre.
En somme, cette trop aimable Mme Valprince me paraît une très « honneste dame » ; fort absorbée par le fervent souci de bien pratiquer, en tous ses rites, la vie mondaine, où elle goûte l’encens que lui attirent sa grâce insinuante, un instinctif besoin de plaire et surtout le don, possédé à un remarquable degré, de persuader, sinon à chacun, du moins à chacune, qu’elle est l’élue. Au docteur, son époux, elle a dû amener bien des clients !
Le charme a opéré sur Marinette à un point que Mme Valprince n’a pu souvent constater. Aussi, conquise par cette admiration sans frontières, elle le témoigne à mon petit papillon qui est une adoratrice exquise… Je m’en souviens…
Pour échapper à son insistance, j’ai répondu bien vite :
— Laisse-moi le temps de la mieux connaître.
— Soit !… Mais cela me ferait tant de plaisir, que vous soyez amies. Entre vous deux, je serais tellement bien !
Elle aussi, comme son amie, juge donc qu’une nouvelle venue et moi — la vieille affection… — nous pouvons être placées de niveau dans son cœur… Ah ! qu’elle est bien la sœur de Robert ! C’est la même inconscience… En ce moment, Marinette tient à cette étrangère autant, peut-être plus qu’à moi qui suis devenue pour elle le pain quotidien.
Certaines fibres, en mon cœur trop sensitif, se sont crispées une seconde. Mais je ne bronche pas. D’autant moins que ma petite sœur, qui n’a rien soupçonné, s’exclame, la cervelle traversée d’une idée nouvelle, de la malice dans ses yeux rieurs :
— Je crois, Viva, que tu ne défendrais pas si énergiquement ta porte pour laisser entrer Meillane ! Vous m’avez eu l’air, l’autre soir, de vous découvrir passablement d’attirances… Vous bavardiez !…
Tranquillement, je réplique :
— C’est qu’il ne ressemble pas tout à fait aux autres… Alors cela me change agréablement… Un homme qui ne se croit pas obligé de faire la cour à une femme dès qu’il l’approche, c’est un homme rare dans notre monde.
— Oh ! il y viendra, ma grande sœur, ne te fais pas d’illusion !… Tout bonnement, le jour n’est pas encore arrivé !…
— S’il y vient… alors, il ne comptera plus pour moi, voilà tout !
Et nous parlons d’autre chose.
Quel dommage que je n’aie pas aussi une « passion » ! Ce serait une distraction absorbante. Ainsi les gens avisés mordillent un bonbon pour tromper la faim…
Une rencontre ce matin.
En m’éveillant, j’ai aperçu, par ma fenêtre entrouverte, un ciel adorablement bleu ; l’air qui a frôlé ma bouche était si parfumé de fraîcheur, de verdure, de soleil, qu’un furieux désir de campagne m’a fait tressaillir. Et, faute de mieux, je suis partie pédestrement vers le Bois, en compagnie de Plume, qui bondissait à mes côtés avec des abois joyeux.
Peut-être la métempsycose dit vrai. Dans une existence antérieure, j’ai dû être quelque dryade, pour subir à ce point l’envoûtement de la nature ; pour qu’elle me prenne, comme le ferait une créature vivante aux multiples visages, aux multiples voix, dont les silences ne sont jamais la mort.
La nature, elle me grise comme la musique ! Elle me donne des fêtes dont je jouis, tout bas, avec les délices que je n’ai peut-être jamais goûtées dans les fêtes des hommes.
Et, ce matin, j’éprouvais une béatitude de végétal à sentir sur moi l’ardente caresse de l’air, vibrant de lumière.
J’avais pris un sentier isolé où, sur le tronc des arbres, dansaient des gouttes de clarté ; et, sans pensée, redevenue petite fille, je jouais avec Plume qui courait follement après les rais de soleil jaillis entre les feuilles, tout palpitants d’atomes.
Mais le sentier n’était pas du tout solitaire comme je l’imaginais. Un couple y marchait. L’homme, le bras passé sous celui de sa compagne d’un geste amoureux. Elle, la tête un peu dressée vers lui, le frôlant de son corps superbe engainé dans le tailleur étroit.
J’ai retenu, d’un appel impérieux. Plume qui allait s’élancer…
Car ce couple si voluptueusement uni, qui s’affichait avec l’insolent mépris des rencontres possibles, ce couple était formé par mon mari et sa précieuse interprète, Marcelle Huganne…
Si absorbés ils étaient l’un par l’autre, qu’ils n’avaient entendu ni mon appel ni les abois de Plume reconnaissant le maître de son logis.
Tout net, je me suis arrêtée dans le sentier. Je ne sais quelle pudeur orgueilleuse m’interdisait de leur prouver que je n’ignorais rien !
Il a existé un temps où pareille rencontre m’eût broyé le cœur, me bouleversant du besoin aveugle de les séparer à n’importe quel prix. Que je suis donc devenue sage !
Je les ai regardés, très calme, en observatrice, comme le premier soir de la Danaïde.
Vraiment, ils formaient un beau couple. Elle, même en tenue de ville, garde une grâce souveraine de déesse. Lui, porte singulièrement jeune ses quarante-deux ans, de silhouette, du moins. Mais le visage, quoique fatigué, conserve sa séduction. Dans la soie fauve de la barbe, les sillons blancs demeurent encore invisibles ; et les dents luisent, solides, entre les lèvres habiles à toutes les caresses.
Il marchait incliné vers elle qui semblait écouter. Elle avait un peu penché la tête ; et je ne voyais plus que la nuque dorée et la ligne souple de la joue.
Je les ai contemplés quelques minutes dans leur lente promenade d’amants. Puis j’ai rappelé Plume et je suis rentrée.
A déjeuner, quand j’ai retrouvé Robert, il était souriant et empressé, les yeux brillants ; et il s’est exclamé, de bonne humeur, dépliant sa serviette :
— Viva, vous me voyez avec un appétit dévorant. J’ai fait ce matin au Bois une promenade qui m’a mis en goût !
Quel besoin a-t-il de me dire cela ?
Presque comique m’apparaît cette semi-confidence ! Mais je réponds simplement, avec une ironie qu’il ne perçoit pas :
— Vraiment ?… Moi aussi, ce matin, je suis allée au Bois…
Je m’arrête, serrant mes lèvres, pour être sûre qu’elles ne commettront point de trahison.
Il a dressé la tête et m’enveloppe d’un coup d’œil aigu. Mais je demeure impénétrable et, tranquillement, je casse mon pain.
Quelle figure aurais-je dans cette maison, si je ne paraissais tout ignorer ? Et cependant une pensée vient en éclair de me traverser le cerveau : « Par quelle aberration ai-je pu me résigner à continuer de vivre près de cet homme qui ne m’est plus rien ? »
Aujourd’hui, aperçu Meillane au mariage de la petite de Chambray dont il est vaguement cousin. Le hasard fait qu’il connaît nombre de gens que je fréquente, peu ou prou. D’où ce résultat que nous nous rencontrons plutôt souvent, ici ou là, en dehors de notre cercle intime où l’a fait entrer sa camaraderie avec Paul.
Il m’a demandé si je viendrais demain au bridge de Marinette. J’étais d’humeur taquine et j’ai répliqué, l’accent détaché :
— Que vous êtes curieux ! Je n’en sais rien du tout !… Et puis, en quoi cela peut-il bien vous intéresser ?…
Alors, mi-plaisant, mi-sérieux, il m’a déclaré, en toute simplicité :
— Si vous ne venez pas, je n’irai pas !… Parce que le bridge…
— Vous laisse froid ? Eh bien, moi aussi !… C’est pourquoi… Vous comprenez ?
Je riais. Lui pas. Il avait posé sur moi un regard impatient ; et ainsi, il avait une mine de jeune père qui se domine pour ne pas « secouer » sa petite fille maussade.
Mais, bien entendu, il n’a pas succombé à pareille tentation ; et nous nous en sommes allés, chacun de notre côté, faire nos politesses aux mariés. Il ne se doutait guère que l’idée m’avait traversé la cervelle de lui offrir :
— Laissons donc les joueurs à leur bridge. Et venez chez moi faire un peu de musique demain !
A Voulemont, à Sylvaire, j’aurais soumis la proposition sans hésiter. Avec lui, je me suis tue. Ma sauvagerie, vite ombrageuse, s’effarouche un peu de trouver si souvent, dans mon sillage, cet étranger trop clairvoyant.
Ensuite, d’ailleurs, j’ai été surprise du sentiment instinctif qui m’avait clos les lèvres… Si surprise que tantôt, pendant un instant de liberté, à l’heure recueillie du crépuscule, j’ai entrepris une attentive promenade en mon intime jardin, afin d’étudier la nature des plantes que M. de Meillane y fait pousser.
Ni à moi ni aux autres, je ne mens jamais.
Aussi je reconnais qu’il m’est plutôt agréable de le rencontrer parce que… — je l’ai dit à Marinette et c’est la très simple vérité — il m’offre un type que je ne trouve guère, si même je l’ai jamais trouvé, dans le monde qui est le nôtre. Il me repose et il m’intéresse.
Moi qui, depuis dix ans, voit à mes côtés le caprice fait homme, je constate, stupéfaite, combien celui-ci sait toujours ce qu’il veut et domine les circonstances, même menues, au lieu de les subir. Son vouloir, il l’accomplit avec une simplicité élégante, calme et forte que ne rebute raient ni une difficulté ni un danger.
Des hommes qui veulent inflexiblement, après tout, j’en ai connu : et de toute sorte ! Combien en ai-je rencontré qui, jamais, n’auraient employé leur volonté à réaliser un acte qu’ils n’eussent pas avoué ?
Or ce Jacques de Meillane me donne l’impression de posséder une intransigeante droiture, qui ne lui permettrait pas plus un léger compromis de conscience qu’une parole mensongère.
Selon l’expression anglaise, il doit être un clean man. Pour en être certaine, chose singulière, aussi certaine que si, de vieille date, je le connaissais, il m’a suffi de rencontrer dans son visage brun, tracé en lignes précises, le regard vif et chaud, clair presque jusqu’à la dureté. Un regard d’homme à qui une créature peut se fier absolument.
Est-ce donc pour cela que, une ou deux fois, je me suis aperçue, à ma profonde stupeur, que je lui parlais de moi ? Sans effort, je serais confiante avec lui.
D’ailleurs, je me reprends très vite. Sous son regard trop pénétrant, sans hardiesse offensante, c’est vrai, je me dérobe presque agressive, avec la même révolte que s’il cherchait à dévoiler le mystère de mon corps. Je lui en veux de la perspicacité avec laquelle il devine mes impressions ; sans doute parce qu’il m’observe, — j’en ai conscience, — avec une attention constante.
Cependant, oh ! délice, il continue à ne pas me faire une ombre de cour et m’épargner la sensation trop connue du désir en quête, qui attend… Même il ne s’occupe pas particulièrement de moi ; mais, à de menus détails, révélés à mon expérience des évolutions masculines, je sais, à la fin d’une soirée, qu’il ne m’a pas perdue de vue un moment, a entendu tout ce que je disais, remarqué tous mes mouvements ; et plus d’une fois, dérouté par mes contradictions d’allure, de langage, de tenue, il a pensé : « Quelle femme est-elle décidément ? »
A coup sûr, il sait désormais, comme le Tout Paris, l’époux que je possède en Robert ; et notre situation respective l’intrigue. Il a dû commencer par se demander, à son tour, si j’étais ignorante ou indifférente. Maintenant, il a l’air de pencher pour l’indifférence. Et son inflexible sincérité s’étonne. Je le sens ; car je suis perspicace, moi aussi, qui n’ai plus dans l’existence d’autre rôle que celui de spectatrice.
Avec Robert, il se montre d’une politesse un peu distante. Ils causent sans camaraderie ; leurs intelligences et leurs goûts d’art prennent contact ; mais leurs jugements se heurteraient vite, si la souplesse de Robert n’évitait les angles dangereux.
Je m’amuse parfois à les observer quand une occasion les rapproche. Robert sent chez Meillane une indépendance qui le mesure à sa valeur ; et, instinctivement, parce que c’est, chez lui, besoin inné de plaire, il se met en frais pour l’adversaire qui ne semble pas s’en apercevoir et reste enfermé dans une courtoisie correcte, plutôt froide. Ce dont s’irrite l’amour-propre presque féminin de Robert.
Hier, à je ne sais quel propos, il m’a jeté, avec un petit rire sec :
— On dirait que ce Meillane vous agrée !
Tranquillement, j’ai répondu :
— Oui, il me distrait.
Et cela encore, c’est la très simple vérité.
Il me distrait et m’étonne par l’inlassable curiosité de son intelligence remarquablement ouverte. Vraiment, le monde lui est un spectacle où il découvre toujours des aspects susceptibles de l’intéresser.
Vivant hors de son milieu naturel, goûtant le voyage avec passion, en intellectuel artiste et en homme d’action, point exclusif, il a subi volontiers le frottement des mœurs et des cerveaux étrangers. Et son esprit, dont la réceptivité n’a rien de passif, y a gagné des richesses qu’il m’est un délassement de découvrir.
Nous bataillons sur les livres, les questions d’art, sur les idées surtout, voire même les sentiments ; tous deux muets d’ailleurs sur le chapitre « amour », que nous devinons connaître, l’un et l’autre, en gens d’expérience. Et il apporte, à pénétrer ma pensée ou à me faire partager la sienne, une inconsciente volonté qui, suivant mon humeur, me fait rire ou m’impatiente. Il s’en aperçoit, s’excuse confus… Et il recommence.
Pendant une de nos escarmouches, l’autre soir, je lui ai glissé, par malice, mais aussi avec conviction :
— Que vous êtes donc jeune de vous intéresser à tant de choses !
Il a riposté aussitôt :
— Mais vous faites tout comme moi !
— Non… Je ne peux pas… hélas ! Je m’occupe tant bien que mal, parce que ma vie ressemble à une journée trop longue qu’il faut remplir, coûte que coûte, pour pouvoir en supporter le vide… Mais je la remplis de si inutile façon que j’en suis honteuse, dans mes crises d’examen de conscience… Elle n’appartient ni au travail, ni à l’art, ni à l’altruisme… Elle est le néant même.
— Ne dites donc pas cela ! Ce n’est pas vrai !
Il a parlé avec une espèce d’emportement ; je l’arrête, railleuse :
— Vous n’êtes pas poli du tout, vous savez.
— Soit ! Alors, je dis que pour une femme comme vous, il y a tant de sources vives où boire !
— Je n’ai plus soif… Vous n’avez donc pas encore compris que je suis blasée, revenue de toute chose, autant que le roi Salomon sur le tard de son existence ?…
— Je vous plains beaucoup, madame… si vous ne vous moquez de ma confiance en votre sincérité.
— Oh ! non, je ne me moque pas !… Pour moi, une vie n’a de prix qu’autant qu’elle est nécessaire à des êtres chers auxquels on la donne toute… Des enfants, une mère, un amant, que sais-je ?… tous biens que je ne possède pas, enfin !
Ici, je m’arrête court, me rappelant que, en apparence du moins, j’ai un mari. Mais Jacques de Meillane ne montre pas qu’il se soit aperçu de mon inconséquence. Seulement, notre conversation s’oriente vers des sujets moins délicats.
Par extraordinaire, ce soir, je ne dînais pas en ville, ayant pu me décommander — prétexte de migraine — pour une partie organisée par Marinette et les Valprince.
Robert, lui, dînait… où bon lui semblait, dehors. C’était donc une soirée pour moi toute seule ; et, à l’avance, je la savourais, rentrée plus tôt que de coutume pour me reposer, dans l’atmosphère amie de ma chambre, d’ennuyeuses courses et de la corvée de voir des fâcheux et des indifférents.
Meurtrie par l’étrange fatigue qui, si facilement, m’abat ce printemps, je regardais, paresseuse sur ma chaise longue, le ciel du couchant qui était de nacre rose sous le vol de petits nuages floconneux, ourlés d’or… Et le silence autour de moi, dans la lumière apaisée, m’était un baume.
Un coup à ma porte m’a fait tressaillir comme un bruit pénible ; si pénible que mon impression première a été de ne pas répondre pour écarter l’intrus… Et puis, en même temps, l’habitude me faisait prononcer un « Entrez ! » piteusement résigné.
J’entends alors le bruit d’un bouton qui tourne. La porte s’ouvre ; le voile de Jouy est écarté ; et c’est Robert qui apparaît. Stupéfaite, je le regarde. Il s’est arrêté, m’apercevant inactive, parmi mes coussins, et me demande :
— Vous dormiez ?… Je vous ai réveillée… J’en suis désolé.
— Je ne dormais pas du tout, je rêvassais. Le chien et loup me rend très paresseuse.
Un silence. Il se rapproche de la chaise longue.
— Cela vous réussit d’être paresseuse. Au milieu de vos coussins, dans votre robe flottante — très joli, entre parenthèses, ce nuage rose dont vous êtes enveloppée… — vous êtes la tentation même, Viva.
Je ne sourcille pas, habituée et indifférente. De vieille date, je sais Robert incapable d’approcher une femme, à moins qu’elle ne soit positivement un monstre, sans goûter ce qu’elle peut offrir de plaisant à son goût masculin.
Et j’interroge, me redressant, assise très correcte au bord de la chaise longue, mes pieds sur le tapis :
— Vous avez à me parler ?
— Oui, si vous voulez bien m’écouter…
Je le considère, surprise.
— Quelle solennité !… Est-ce que vous allez me raconter quelque chose de désagréable ?… Alors j’aimerais mieux… sauf cas d’inévitable, que vous vous en alliez sans rien me dire !…
L’exclamation m’a échappé. Maintenant, je suis lâche, même devant les petites piqûres, autant que devant les vraies blessures.
Il sourit un peu et s’avance un fauteuil.
— Soyez sans inquiétude !… Tout simplement, il s’agit d’une proposition qui m’a été faite et dont vous devez être instruite.
— Une proposition ?
— Oui… J’ai reçu la demande, pour New-York et autres villes importantes d’Amérique, d’une série de représentations de la Danaïde…
— Ah ?… Eh bien, je suppose que si vous prenez l’affaire en considération, c’est qu’elle vous paraît bonne à tous égards, et je n’ai à vous adresser que mes compliments. Je suis charmée, pour vous, de cette nouvelle preuve de succès de votre opéra.
En effet, je porte à la Danaïde un intérêt quasi maternel, parce que je l’ai vue éclore, se développer, devenir une œuvre belle et vivante. Et ce m’est une réelle jouissance que beaucoup apprennent à l’aimer.
Robert joue avec les soies de sa barbe qu’il tourmente du geste qui lui est familier.
— Évidemment, la proposition telle qu’elle m’est présentée est très flatteuse ; et les conditions offertes valent la peine de n’être pas dédaignées… C’est pourquoi, tout Parisien que je suis jusque dans les moelles, je suis tenté de m’en aller, ainsi qu’il m’est demandé, diriger moi-même l’orchestre de la Danaïde.
Un tressaillement secoue mes nerfs, si vite en éveil. Robert s’éloignerait ?… J’éprouve l’impression d’être une prisonnière à qui le geôlier annoncerait tout à coup qu’il va partir…
Pourtant, même lui à Paris, je suis libre de faire tout ce qui me convient…
Ah ! pourvu qu’il accepte !…
Je demande :
— Qui chantera votre Danaïde, là-bas ?
Encore un court silence. Puis la réponse vient, articulée sur une note un peu brève :
— Mais son interprète habituelle, bien entendu.
J’ai compris… Sûrement, alors, il partira. De pareilles représentations ne peuvent qu’attirer et retenir, outre-mer, l’époux de ma jeunesse. Oh ! bienfait du détachement ! Sans qu’une fibre douloureuse ait tressailli en moi, je peux répondre, sincère :
— Pour le succès de la Danaïde, il est, en effet, fort heureux que vous ne soyez pas contraint à recourir à une nouvelle chanteuse ! A Paris, la direction laisserait partir Marcelle Huganne ?
— Pendant les mois d’été, elle a son congé ; et, à Paris, la Danaïde ne sera pas reprise avant novembre. Et puis, d’ailleurs, avec de l’argent, tout s’arrange !
J’incline la tête et approuve, avec une docilité de petite fille bien raisonnable. Ah ! que la Viva de jadis est donc disparue ! Celle pour qui un tel voyage eût été un supplice… Jamais cette Viva n’eût laissé l’homme qu’elle adorait partir ainsi, pour ne pas quitter sa maîtresse !
Et voici qu’aujourd’hui, les paroles de Robert éveillent seulement un espoir imprévu, exquis, fou, l’espoir de vivre délivrée d’une présence que je subis, pour obéir à un misérable souci des apparences ; souci que je condamne chaque jour davantage… Moi qui ai si intenses, le mépris et l’horreur des compromis hypocrites à l’égard du monde. Oh ! qu’il parte ! Que j’échappe au frôlement de cette vie qui m’est plus qu’étrangère !
Et, avec quelle sincérité encore, je réponds :
— Mais tout cela me semble fort bien… Cette tournée serait prochaine, alors ?
— Départ vers le 15 juin. Retour…
— Retour ?…
— Retour à l’automne.
Trois mois ! Trois mois de liberté !
— Qu’est-ce qui vous fait hésiter à accepter ?
— En principe, je suis décidé à peu près. Mais il y a toujours passablement de conditions à régler.
— C’est vrai.
Silence de quelques secondes. Tous deux, nous songeons, puis, cette question tombe, qui me fait tressauter :
— Viendrez-vous, Viva ?
— Où ?… En Amérique ???
— Oui.
— Qu’irais-je bien faire là-bas ? Sûrement non, je n’irai pas ! Je lirai vos succès dans les gazettes… Et cela me suffira.
— Alors, que ferez-vous de votre été ?…
— Oh ! je saurai l’occuper à mon gré ! Soyez sans inquiétudes.
Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande :
— Vous ne vous ennuierez pas ?
— M’ennuyer ?… De quoi ?… De qui ?… De vous ? Que je saurai parfaitement loti quant aux distractions ! D’ailleurs, vous n’ignorez pas que je me suffis très bien à moi-même.
— Et puis, les bons amis sont là, tout prêts à vous entourer, pour que vous ignoriez la solitude.
Il y a soudain, dans la voix de Robert, quelque chose de presque agressif qui y est inaccoutumé.
— Vous avez raison, j’ai un cercle d’amis qui s’efforcent d’écarter de moi toute sensation d’isolement.
— En tête, M. de Meillane.
Encore ?… Je sens mes sourcils se rapprocher ; mais, dédaigneuse de discuter, je réponds simplement :
— Voulez-vous que nous ne nous occupions pas de M. de Meillane, qui n’a rien à faire dans une conversation où vous et moi, seuls, sommes intéressés ? Vous emploierez votre temps en Amérique comme bon vous semblera. Moi de même, en Europe. Et ainsi, nous aurons, l’un et l’autre, un agréable été. Si, par hasard, j’éprouvais quelque besoin d’être protégée, père est là ! Partez donc sans arrière-pensée… Et préoccupez-vous seulement d’avoir tout le succès que mérite la Danaïde.
Mon accent a-t-il mis un point final à notre conversation ? Robert se lève, fait quelques pas, au hasard, dans ma chambre.
Je le connais trop pour ne pas le deviner obscurément surpris de la tranquillité avec laquelle j’accueille la séparation qu’il vient de m’annoncer. Et il ignore quelle allégresse cache cette tranquillité !
Par aventure, avait-il mis dans ses plans de m’emmener ?… Après tout, je suis une épouse si peu gênante ! Il comptait peut-être m’avoir, en Amérique, comme femme du monde, — sa femme, — à présenter ; et mener une double vie, comme à Paris. Sa tyrannie masculine se cabre devant mon indépendance, nettement établie, car il sait bien n’avoir nul moyen de me l’enlever.
Et justement, parce qu’il a conscience que je lui ai échappé, je lui apparais une proie désirable qu’il voudrait garder sienne, pour y mordre à l’occasion. Aussi est-il sincère, j’en suis sûre, quand il prononce, la voix un peu assourdie :
— Vous me manquerez, Viva,
Moqueuse, je secoue la tête :
— Non, ne croyez rien de pareil ! Vous aurez, je vous le répète, tant de distractions de tout genre !… Bientôt vous perdrez l’habitude de ma vague présence. Enfin si, tout de même, il arrivait que je vous fisse défaut, tant pis… Mais cela n’arrivera pas ! N’ayez crainte, comme disent les bonnes gens.
Il ne me répond pas. Mais j’aperçois une courte flamme dans ses prunelles sablées d’or qui arrêtent sur moi un singulier regard. Puis, brusquement, il sort.
Sur le coup de six heures et demie, je me faisais de la musique. Le timbre d’entrée résonne vif, impérieux. Ce coup de timbre, je le connais maintenant, c’est celui de Meillane. Alors je me souviens ; je lui avais demandé de m’apporter, s’il le pouvait, le livre dont il m’a parlé, lundi, chez Marinette.
Il me l’apporte, en effet, accompagné de si admirables roses qu’un cri enthousiaste me jaillit des lèvres, et, une seconde, mes joues s’empourprent de plaisir.
— Oh ! qu’elles sont belles ! Comme vous me gâtez !
Mes yeux rencontrent les siens. Ils ont cette expression qui a sur moi l’action d’un baume vivifiant. J’y trouve tant de sympathie franche et profonde, un peu compatissante aussi ! Mais cette compassion-là ne me raidit pas comme celle des autres. Presque, — ici seulement, je puis risquer pareil aveu ! — elle me donnerait l’envie lâche de m’y abriter…
Et avec un sourire dont je suis enveloppée soudain comme un jet de soleil, il me répond :
— Je voudrais bien avoir le droit de vous gâter ! Mais il ne m’est permis que d’essayer de vous faire plaisir un peu et un instant…
— Plaisir un peu !
Et mon doigt caresse les pétales veloutés qui sont d’un rouge sombre, un rouge passionné, ardent ainsi qu’une flamme. Il voit sûrement, sur mon visage, la jouissance que j’éprouve à respirer la senteur très forte, tandis que je plonge les hautes tiges dans une aiguière de cristal. Et quand je relève le nez, je l’aperçois près de moi, qui m’a regardée faire et me dit gaiement :
— Vous ne vous doutez pas que ces roses ont l’intention de fêter un anniversaire ?
— Un anniversaire ?
— Oui… Mais naturellement, je ne puis être que seul à m’en souvenir.
Je le contemple, intriguée, sans un mot ; j’ai la terreur, pour les autres, autant que pour moi-même, des questions indiscrètes… Mais il continue :
— Deux mois maintenant que je vous ai vue pour la première fois !
— Vraiment ?… deux mois seulement ?… Alors comment peut-il y avoir des moments où il me semble que je vous connais depuis toujours ?
Son regard, si singulièrement pénétrant, se pose sur le mien.
— Est-ce un reproche ? Est-ce un regret ? Vous êtes si gourmande de nouveau !
— Oh ! pas en amitié ! Misérablement, je suis de l’espèce « lierre ». Quand je m’agrippe, un arrachement seul me détache !
Tout bas, je pense à mon cher petit papillon que j’ai vu fuir avec tant de tristesse… A l’époux-amant dont je me suis séparée, le cœur saignant de toutes les fibres déchirées… Et je me tais, une ombre sur le cœur, voilant de mes paupières abaissées mon regard qui pourrait le trahir.
Alors, j’entends Meillane demander d’un accent que je ne lui ai pas encore entendu, une douceur dans sa voix plutôt brève :
— Me feriez-vous, madame, l’honneur de vous agripper à l’ami dévoué que je voudrais être pour vous ?
L’ami ! Tous disent cela pour commencer… Je lève des prunelles sceptiques vers les yeux que je sais chercheurs des miens… Et subitement, j’ai honte de mon scepticisme. Celui-ci, à cette heure, du moins, ne pense rien d’autre que ce qu’il me dit. L’avenir peut le transformer, — le transformerait à peu près sûrement, s’il restait en France… Mais dans le présent, il est sincère en m’offrant d’être pour moi, ce que j’aurais juré un mythe, c’est-à-dire un ami, rien qu’un ami !
Le ciel qui m’a tant malmenée me ferait-il cette aumône ? Je sens que Meillane m’observe, tandis que, silencieuse, je contemple obstinément les belles roses de pourpre sombre… Sur mon visage, voit-il le reflet des remous de pensée qui tourbillonnent dans mon cerveau ?
Et après des secondes, des minutes où, tous deux, nous nous sommes tus, il interroge, de ce même ton qui me réchauffe le cœur :
— Est-ce que je vous ai offensée… ou blessée… ou simplement contrariée, en vous laissant voir mon désir ?… J’ai un tel culte pour la franchise que j’en arrive à la pratiquer indiscrètement, je crains.
J’entends ma voix s’élever lente, un peu voilée ; car je parle, regardant au fond de mon âme :
— Moi aussi, j’adore la sincérité… C’est parce que je vous ai senti très loyal que vous êtes ici… Non, vous ne m’avez pas offensée, ni contrariée… Je pense seulement…
— Quoi ?… Voulez-vous me le dire ?
— Je pense seulement que si j’acceptais l’amitié que vous m’offrez, ce serait folie de ma part ! Dans quelques mois, même plus tôt, il est probable, les circonstances vont nous séparer. Nous redeviendrons des étrangers pour suivant chacun leur chemin. Alors…
— Alors ?…
— Alors, à quoi bon vous laisser entrer un peu dans ma vie, autrement que comme un passant… Si je m’habitue à trouver en vous un ami, la solitude pèsera plus dure ment encore après votre départ !
La solitude ! Le mot m’est échappé. Pourquoi révéler ma misère à cet étranger ?… Par quel charme attire-t-il donc ainsi ma confiance ?
Mais il n’a pas pris garde au mot imprudent, car un autre, surtout, l’a frappé. Et avec une espèce de révolte impatiente, il jette :
— Mon départ ?… Mais je ne pars pas maintenant…
A l’automne ! C’est très loin. D’ailleurs, n’importe où je serai, si vous me le permettez, je resterai vôtre.
Je murmure :
— A distance, vous pourriez si peu vous montrer un ami ! J’ai besoin de la présence des êtres à qui j’ai ouvert ma vie et les séparations me sont si pénibles, pareilles à… à une amputation !… que je ne veux plus m’attacher à personne. Plus je vieillis, et plus j’ai peur de souffrir !… Je n’en ai pas le courage… Laissez-moi seule, c’est plus sage.
Il ne répond pas… Mais soudain mes deux mains sont sous ses lèvres ; et mes yeux levés, saisis, vers les siens rencontrent le regard profond, qui a pénétré la désolation de ma vie !… Ce regard qui me pénètre du regret nostalgique de la protection que personne ne me donne plus.
Avec une sorte d’autorité apaisante, je l’entends reprendre doucement :
— Ne pensez pas ainsi à l’avenir ! Vivez dans le présent. Ne me donnez aucune place dans votre vie qui puisse devenir pour vous une source de tristesse… Usez seulement de moi, en ce qui pourra vous être bon… Et soyez sûre…
Il s’arrête une seconde et me regarde bien en face :
— … que je n’attends rien d’autre, et ne désire rien de meilleur !
Jamais, je crois, aucun homme ne m’a ainsi parlé… Et encore une fois, j’ai l’intuition qu’il est sincère. Ah ! quel repos ! Il me semble qu’une bouffée d’air pur a rafraîchi soudain mon aridité. Presque une joie j’éprouve, une joie bien neuve, que je ne me rappelle pas avoir connue.
— Me croyez-vous ?
J’incline lentement la tête.
— Alors, vous voulez bien me permettre de devenir votre ami ?
Comment ai-je pu trouver jadis que Jacques de Meillane avait l’air froid !
Vaincue, je murmure, — sans la foi :
— Essayons !
Puis, toutes mes multiples impressions viennent se résumer en cette phrase qui ne rime à rien :
— Je suis sûre que vous ne mentez jamais !
Sa mine devient si stupéfaite que je me mets à rire. En ce moment, j’ai un cœur joyeux de petite fille.
— Mais, bien entendu… Et vous non plus !
Par taquinerie, je riposte :
— Oh ! moi, je ne suis pas intransigeante ! J’ai mes faiblesses !
— Pas celle-là, du moins ! affirme-t-il avec une certitude impérieuse.
— Qu’en savez-vous ?… Et puis, qu’est-ce que cela pourrait bien vous faire ?
— Cela m’empêcherait de vous estimer.
— Alors, vous avez ainsi un petit idéal tout à fait, de femme selon vos goûts, et vous avez la prétention… inouïe ! que je m’y conforme ?…
Mi-sérieusement, mi-plaisantant, comme moi, il répond, — et c’est sa pensée même, je le devine :
— Vous avez raison, je suis exigeant sur la valeur de mes amis… Et je ne pourrais plus me résigner, madame, à vous voir autre que je ne vous ai crue !
— Une personne digne d’être votre amie ? Dites-moi, puisque nous entamons le chapitre des confidences, est-ce à première vue que je vous ai produit l’impression dont je suis très flattée ?
— Le soir de la Danaïde ?… Ce soir-là, je vous l’ai déjà raconté, il me semble, j’ai pensé que vous ne ressembliez à aucune des femmes que j’avais rencontrées ; et je suis parti, empoigné par le désir de vous revoir… de vous voir souvent… beaucoup… de vous connaître, de démêler ce que vous cachiez derrière votre masque de mondaine.
— Et c’était ma simple mine de dame polie, accueillant des visiteurs, qui vous inspirait pareille curiosité ?…
— C’est que la « dame polie » avait, en recevant ses hôtes, un sourire distrait, des yeux brûlants…
— Hum ! hum !… Casse-cou, je vous préviens !
— Madame, nous avons convenu d’être des amis absolument sincères !… Vous aurez beau protester, votre regard ce soir-là, était tout plein des harmonies ardentes que vous veniez d’écouter… Et ce regard, comme votre sourire, semblait dire très clairement à qui vous observait en spectateur désintéressé : « Je me moque pas mal de tous ces gens-là — Que je les trouverais donc charmants de s’en aller, et de me laisser savourer mes impressions… » Avouez que je devinais juste !
— Oui… très juste !… Mais j’ai bien raison de penser que vous êtes un observateur terrible !
Nous rions tous les deux. Ah ! que c’est bon d’être gaie… Je le suis autant que Guy et Hélène !
Mais la réalité me ressaisit, avec un coup discret à la porte.
— Entrez !
— Monsieur fait demander à quelle heure Madame sera prête à partir ?
Partir ? Ah ! oui, nous dînons en ville, je l’ai oublié… J’ai oublié que je m’étais habillée à cet effet ; et, instinctivement, je regarde la glace, mordue par le juvénile et stupide désir d’être dans un « bon jour »… Le ciel me gâte décidément aujourd’hui !… — Oh ! c’est si rare ! — La vision est satisfaisante de la jeune dame souple en son fourreau soyeux, avec de la lumière plein les yeux.
J’aperçois aussi les roses pourpres et le visage d’Arabe de « mon ami », qui s’est levé aussitôt, tandis que je réponds :
— J’ai commandé la voiture pour huit heures moins le quart. Dites-le à Monsieur.
J’avais oublié, aussi, que je possédais un mari. Et quel mari !
Meillane s’excuse, confus :
— Madame, comme je vous ai encore retenue !
Je l’arrête.
— Chut ! ne vous excusez pas !… Je vous ai dû une heure qui m’a fait beaucoup de bien ! Au revoir… monsieur mon ami.
Il me baise la main.
Puis, du même ton que j’ai employé, un ton de badinage amical, il me dit :
— Adieu, madame mon amie.
Il sort. Et toute la soirée, je porte en moi une persistante allégresse dont, peu à peu, je m’étonne… Si bien que, rentrée dans mon home, la tête sur l’oreiller, les yeux grands ouverts dans la nuit, je m’apprête à descendre en mon âme pour un voyage de découvertes.
Et puis, tout à coup, résolument, je secoue la tête et ma volonté retourne en arrière. Mon nouvel ami l’a dit : « La sagesse, c’est de vivre dans le présent. »
Robert est devenu à peu près invisible. Depuis trois jours, nous n’avons ni déjeuné, ni dîné ensemble, sauf hier, chez Alcott, où il est arrivé, de son côté, juste pour se mettre à table ; d’où, selon son habitude, il a filé au sortir du fumoir, après avoir brillamment rempli, d’ailleurs, son personnage de grand homme. Quand je suis partie à mon tour, l’auto vide stationnait pour moi.
Je suppose qu’il est tout à ses négociations avec New-York. Et j’en attends la conclusion avec une petite fièvre qui me fait les nerfs vibrants, autant que des cordes de violon.
Ah ! que je me suis donc, en imprudente, attachée à cette perspective de séparation !
Naturellement, je ne lui demande rien. Et, encore moins, j’interroge, à son sujet, qui pourrait me renseigner. De même que le public, je sais seulement que des pourparlers très avancés déjà sont engagés pour les représentations de la Danaïde en Amérique. Mais avec Robert, incarnant le caprice et les susceptibilités d’artiste, qui pourrait assurer le résultat définitif des pourparlers ?
Hier, au moment où j’allais sortir, Voulemont est arrivé. Ce constatant, il n’a pas prétendu s’asseoir et nous avons échangé, debout, de menus propos ; lui jouait avec sa canne ; moi, je mettais mes gants. Puis, brusquement, il m’a jeté, et j’ai senti que toute son amitié m’observait :
— Eh bien ! la Danaïde part donc pour l’Amérique ?
— C’est certain !…
A mon accent, il ne pouvait se tromper : et ses yeux m’ont enveloppée d’un coup d’œil de plaisir et de malice :
— Certain… certain… je ne sais si le traité est signé encore. Mais c’est plus que probable.
— Robert vous l’a dit ?
— Non ; je n’ai pas vu le maître ces jours-ci. Seulement, hier, je suis entré chez sa belle interprète dans l’entr’acte du deux, et elle m’a annoncé la chose… qui semblait la ravir… Car elle conçoit, à merveille, tout ce qu’elle va récolter là-bas de triomphes et d’espèces sonnantes. Du reste, vous pourrez connaître demain des impressions. Burdel était en train de l’interviewer pour Comœdia.
Ce matin, en effet, j’ai lu l’article en question, où Huganne exhale son allégresse de s’en aller révéler la Danaïde aux Yankees.
Si elle part, lui aussi partira. Et je serai seule, à moi-même trois mois !… Ensuite… Que sait-on de l’avenir ?
Le traité est signé ! Toutes les chroniques théâtrales le proclament et enregistrent certaines clauses très flatteuses. Robert m’en a fait part officiellement ; tout à la fois épanoui, détaché et triomphant, sur une note discrète. Ce qui m’a confirmé que tout était réglé à souhait pour son amour-propre… et son amour tout court.
Je l’ai félicité sans qu’il soupçonne, trop absorbé d’ailleurs par sa propre satisfaction, à quel point il eût pu me retourner mes félicitations.
Mais, seulement dans mon jardin secret, je célèbre la fête de ma liberté recouvrée ; car les illuminations de cette fête éclairent tout un désert. Quelle créature désabusée il faut être pour tressaillir de joie, — et de combien de tristesse est faite cette joie… — à l’apparition de l’austère et bienfaisante solitude !
Avoir adoré un être et en arriver à trouver son départ un bonheur !
Ah ! pauvre nous !
J’ai eu, tout à coup, la conscience brutale de cette misère en écoutant, hier soir, à l’Opéra, le duo de Tristan et d’Yseult.
Jusqu’à cette minute où la musique a réveillé les fantômes, j’avais été hypnotisée par l’unique vision de ma vie libérée… Mais tout à coup, je n’ai plus senti l’allégresse de la délivrance. En moi se glissait le froid que je connais bien, qui m’envahit le cerveau, puis le cœur et me glace dans mon isolement. Je n’ai plus écouté seulement ; j’ai pensé. Et c’est si douloureux parfois de penser !
Par bonheur, l’acte finissait. Notre loge est aussitôt devenue un salon où les visiteurs ont, tout de suite, afflué vers Marinette et vers moi qui, résolue à échapper aux mauvais souvenirs, me suis laissée, avec une bonne grâce inaccoutumée, accaparer par qui me le demandait. Je ne sais quel obscur besoin de revanche m’armait d’une coquetterie cruelle, du besoin de piétiner sur les désirs inavoués qui s’acharnent à la femme sans mari, laquelle doit fatalement avoir un amant…
Meillane, à son tour, est entré. Je riais avec Rouvray ; et, sûrement, j’avais un air de femme qui s’amuse d’une cour spirituellement audacieuse. Je lui ai tendu la main avec un distrait « Bonsoir, ça va bien ?… »
Il n’a pas insisté ; mais j’ai senti m’effleurer le regard clairvoyant, qui, obstinément, veut toujours la vérité, et j’ai eu l’intuition que ma fausse gaîté ne l’abusait pas.
Un sursaut d’orgueil m’a raidie. De quel droit se mêlait-il de chercher ce qu’il me plaisait de taire ?… Et j’ai continué à causer en aparté avec Rouvray.
Tous, autour de nous, parlaient de la Danaïde, de la tournée en Amérique. Meillane était près de Marinette qui levait vers lui sa petite figure mutine et caressante. Oh ! contradiction ! j’avais écarté « mon ami » ; et je lui en voulais d’avoir si bien accepté ma méchante humeur ; de paraître amusé de la spirituelle causerie de Marinette, délicieuse en sa longue tunique bleu de mer.
Mon énervement s’exaspérait. Je riais ; et je sentais grandir une tristesse aiguë à me faire éclater en sanglots, au premier choc.
Tout à coup, j’ai entendu Meillane me demander :
— Faut-il aussi vous féliciter, madame ?
— Vous le pouvez. Je suis enchantée de cette série de représentations en Amérique, et pour la Danaïde, et pour son auteur… et pour moi-même.
— Vous partez aussi ?
— Moi ?… Oh ! non !… A aucun titre, heureusement, je n’ai à faire partie de la troupe !
Ma voix est mordante. Il arrête sur moi, une seconde, des prunelles attentives où j’aperçois une espèce de curiosité presque grave.
— Et vous allez ainsi rester toute seule pendant…
— Plusieurs mois… Mais oui !… Quoique vous ayez l’air d’en douter, je suis assez grande pour me conduire sans mari. J’ai l’expérience.
La désinvolture un peu âpre de mon accent le heurte, sans doute, car un pli dur se creuse entre les sourcils ; et il n’y a plus dans son accent qu’une courtoisie froide quand il me dit :
— Alors, madame, je n’ai, en effet, que des félicitations à vous adresser.
La sonnerie proclame impérieusement la fin de l’entr’acte. Marinette offre à Meillane de rester avec nous. Mais il refuse et disparaît, me laissant un certain remords à son endroit. Pourquoi ai-je été désagréable avec lui ? Car je l’ai été… Pourquoi me suis-je hérissée contre la sollicitude que je devinais en lui ?
La Viva qui ne permet pas les mensonges, même les subterfuges envers elle, me déclare que je me suis raidie parce que j’ai entrevu ceci : la sympathie dont il m’enveloppe délicatement — ne m’est pas indifférente. Et cette faiblesse me déplaît.
Jamais encore je n’ai accepté d’être plainte. Et voici qu’à certaines minutes, la pensée m’a effleurée que ce serait bienfaisant d’avoir la protection d’un homme tel que lui, absolument sûr…
De ce désir fugitif dont le souvenir brûle mes joues de mépris pour ma lâcheté, il n’est pas responsable. Et heureusement, il n’en peut rien soupçonner.
Dîné chez Marinette. Là, j’ai, silencieusement, fait amende honorable à mon ami. Il est venu me saluer, glacé dans la même courtoisie cérémonieuse dont l’avait revêtu mon amabilité de porc-épic.
Je n’ai pas pris garde à cette froideur et lui ai, cette fois, tendu la main avec un sourire bien accueillant et cette assurance dépourvue d’artifice :
— Bonjour !… Je me sens d’humeur charmante ! Ne me gelez pas en ayant l’air si sévère…
— Je ne me doutais pas que j’avais pareille mine ! Seulement, je viens avec précaution…
— Vous demandant, non sans inquiétude, comment vous serez reçu…
— Justement !
Nous avons ri… Et, sans plus de formes, jusqu’à nouvel ordre, la paix a été signée. Si bien signée que, dans la soirée, à ma profonde stupeur, je me suis aperçue que nous parlions de notre jeunesse. Moi qui, jamais, ne touche à mon passé d’enfant, qui redoute même de l’évoquer, comme je craindrais de profaner le souvenir d’une petite vierge morte qui m’aurait été chère infiniment…
Il m’avait mise en confiance, j’imagine, par sa façon de parler incidemment de la femme, — sa mère, — dont l’influence paraît avoir été sur lui très profonde. Une petite phrase courte, qui n’avait l’air de rien et m’a pourtant jeté aux lèvres cette exclamation lourde d’envie :
— Comme vous êtes heureux de pouvoir aimer pareillement une créature qui le mérite !
Une douceur, que je n’y avais encore jamais aperçue, a passé dans les yeux gris :
— Ma vieille maman, c’est vrai, je l’adore !
— Et cependant vous vivez loin d’elle !
— Même de loin, nous restons unis. Nous sommes si sûrs de toujours nous comprendre l’un l’autre ! Quand je suis en France, je vis chez elle comme un petit garçon. Dans quelques jours, elle part pour notre propriété de famille dans le Dauphiné. J’en suis navré !
— Vous ne partez pas avec elle ?
— J’irai la rejoindre. Elle va être très entourée, recevant ses autres enfants, mariés et pourvus de beaucoup de rejetons. J’arriverai un peu plus tard. Ma mère est trop intelligente pour ne pas comprendre que ma santé « intellectuelle » exige l’atmosphère de Paris, après tant de mois d’Orient.
— Et pourtant vous la dites très attachée aux vieilles traditions ?
— Elle y est très attachée pour elle-même. Mais elle accorde aux autres l’indépendance dans la conduite de la vie qu’elle réclame pour son propre usage.
— Votre mère est une femme… rare !
— Sans modestie je le crois un peu… Pour être ce qu’elle est, il faut un esprit très large et beaucoup de cœur.
— Alors, elle vous a toujours laissé, d’accord avec ses principes, pleine liberté d’action ?
— Oui… Seulement, depuis ma plus petite enfance, je lui ai entendu répéter, — et non pas à un point de vue religieux, quoiqu’elle soit une chrétienne convaincue, — que chacun doit suivre inflexiblement la ligne que sa conscience lui indique…
Un peu sceptique, mais amicale, je laisse échapper :
— Et vous le faites ?
Il se met à rire :
— J’essaie, du moins. Et quand je n’y arrive pas, je n’ai pas d’illusions sur mon amoindrissement.
— Ce qui est très désagréable, mais peut-être non moins salutaire ! J’aimerais à connaître votre mère !… Quel dommage que nous appartenions à des milieux si différents !
— Moi aussi, j’aimerais que vous la connussiez… Je suis sûr qu’elle vous serait bienfaisante !
Oh ! l’imprudente parole, qui, tout de suite, me replie sur moi-même, enveloppée de mon voile d’orgueil !
— Ai-je donc l’air d’une personne en détresse ?
— Vous auriez besoin d’une maman très tendre qui vous gâte beaucoup !
Nos yeux se rencontrent… Que de choses y montent que nous n’articulons pas !… Près de mon « ami », mon cœur ressemble à un pauvre qui s’attache éperdument au passant généreux, prêt à lui donner sans compter.
Une seconde de silence ; puis, d’un commun et muet accord, nous rentrons dans la conversation générale.
Robert part dans dix jours. Il est affairé, nerveux, occupé de mille détails, menus et importants ; exaspéré tout haut, en même temps que satisfait en son quant à soi, des interviews qui s’abattent sur lui, des articles dont il est le héros, son portrait placé en vedette ; et dans la fièvre du départ, songe très vaguement à ne point me laisser voir, avec une sincérité choquante, la fougue — actuelle — de sa passion pour Marcelle Huganne.
Ah ! que bien ils vont donc profiter de leur liberté, si peu gênante que soit une épouse telle que je suis devenue !
Pendant ces derniers jours, plus que jamais, nous nous montrons partout où nous entraîne l’illustre personnalité du maître, très fêté ; moi, chétive, gravitant à sa suite. Nous sortons. Nous recevons. Soutenue par la perspective de ma prochaine libération, je joue bravement mon rôle d’épouse d’un grand homme, en partance pour aller recueillir de nouveaux lauriers.
Personne, d’ailleurs, ne commet la bévue de s’apitoyer sur une séparation que, de toute évidence, nous acceptons avec une sagesse exemplaire. De là, abondance de propos dans notre petite province du Tout Paris où les dessous des existences appartiennent au domaine public.
Je laisse dire. J’accueille avec une aisance qui décourage les curieux, insinuations, silences, questions… Que m’importe ?… Encore quelques jours et les bouches se tairont d’elles-mêmes. Et je serai aussi libre que si les dernières fibres du lien conjugal venaient de se briser.
Malgré son indulgence pour les faiblesses masculines, père gronde un peu tout bas contre le départ de Robert dont il sait aussi bien que moi la souveraine raison.
Il n’ignore pas que mon époux est trop Parisien, a trop sincèrement l’horreur du voyage, pour que le seul amour de l’art ait la puissance de l’envoyer pérégriner trois mois en Amérique.
Mais puisque j’accepte la situation avec tranquillité, lui non plus ne soulève aucune objection, ne me plaint ni ne me félicite, et prend « l’événement » comme je lui en donne l’exemple.
Au fond, nous ne sommes pas dupes l’un de l’autre. Mais ma vie de femme est un sujet que ni lui ni moi n’abordons plus.
Secrètement, je le devine, il demeure inquiet de mon indifférence actuelle pour les aventures extra-conjugales de mon mari. Cette indifférence le trouble devant l’incertitude de la cause. Il m’a vue si éprise, puis si révoltée ; si âpre à garder, à défendre, à reconquérir mon trésor d’amour, que mon calme lui apparaît, en somme, incompréhensible.
Car il a telle opinions des femmes qu’il lui semble impossible qu’une créature de mon âge pratique un détachement de nonne ; et il redoute que je sois, ou consolée par un autre, ou résolue à me laisser couler. Or, cette résolution, qui lui semblerait si naturelle chez une autre femme, le choquerait étrangement de ma part. Je suis restée sa « petite fille », l’enfant dont il aimait le regard sans ombres.
Il me voudrait femme heureuse, mais femme impeccable. C’est pourquoi, puisque je suis en puissance de mari, il est sourdement irrité que j’aie abandonné la partie ; et me voyant à travers son indulgente tendresse, il rend mon dédain de toute lutte responsable de notre séparation, à Robert et à moi.
Pour peu que je l’interroge — ce que je ne ferai point, — il me dirait, j’en suis sûre, que si je voulais m’en donner la peine, je serais bien de taille à retenir mon inconstant époux… Erreur absolue. Autant fixer la flamme qui danse à tous les vents.
Dans le tréfonds de sa pensée, il ne peut — et pour cause… — juger impitoyablement Robert. Mais comme « sa petite » est en jeu, le père, en cette circonstance, prend la place de l’homme et voit d’autre manière…
Hier, comme il allait me quitter après une courte visite où, sans paroles d’effusions, nous nous étions sentis bien cœur à cœur, il m’a brusquement demandé, alors que je venais de faire allusion à mon séjour d’été en Suisse :
— Pourquoi n’as-tu pas retenu ou suivi ton mari ?
— Grand Dieu ! pourquoi aurais-je fait rien de pareil ?
Il a secoué sur sa manche un imaginaire atome de poussière.
— Parce qu’il ne vaut rien pour une jeune femme de cheminer seule sur les grandes routes, — dans la vie et dans la Suisse.
J’ai eu, malgré moi, un geste d’épaules.
— Père, c’est exquis et si reposant d’aller seule ! Tu sais, j’aime cela depuis toujours !
Il a posé, sur mes cheveux, sa main dont le contact est si ferme, presque impérieux :
— Oui, petite sauvageonne, je sais. Mais, crois-moi, il est meilleur encore d’aller deux. Et j’ai fort la crainte que ma Viva ne s’en aperçoive plus qu’il ne faudrait.
Lui, l’homme de chiffres, de plaisirs, le joueur audacieux des grands coups financiers, il a soudain dans la voix quelque chose qui me bouleverse. Il me caresse les cheveux d’un geste tendre qui me donne envie de pleurer. Ah ! si seulement j’avais ce droit de pleurer, comme font les petits, sans être obligée de dire, d’expliquer, de chercher, dans les profondeurs de mon âme désemparée, un pourquoi que je distingue mal.
Mais au lieu de pleurer, j’ai un petit rire que j’entends sonner, sec et railleur :
— Père, j’ai cheminé avec un compagnon et je m’en suis si peu bien trouvée que la solitude me paraît un bien à nul autre comparable ! Tu ne peux en être surpris.
Père ne répond pas… Puis, entre les dents, je l’entends répéter tout bas :
— Ah ! l’animal ! l’animal !
Mais il n’insiste pas.
Sans pensée, je suis restée la tête contre son épaule, — ainsi qu’au temps où j’étais petite fille. Au contact de sa force, je me sens si frêle ! Et cette force pourtant ne peut rien pour moi.
Entre les paupières rapprochées, je contemple machinalement sur la cheminée une rose dont les pétales se détachent. Je la vois, ses contours un peu estompés à travers une brume de rosée… Ah ! qu’elle est méchante la vie !
Autour de moi, je sens se resserrer l’étreinte protectrice… Puis, sur mon front, un baiser.
Et père se redresse. Moi aussi. Et nous nous séparons, avec des propos quelconques.
Robert est parti.
Confusément, j’avais pensé que, peut-être, mon personnage d’épouse pour la façade me faisait une obligation de l’escorter à la gare.
Mais la simple réflexion m’a ôté tout scrupule en me rappelant qu’il serait là-bas pris par les journalistes, par sa troupe, surtout par le soin d’installer sa précieuse interprète. Sans compter les curieux de la dernière heure. Et j’ai trouvé bien inutile d’aller offrir en spectacle notre très facile séparation.
En ces dernières semaines, l’écœurement de notre situation fausse s’est tellement avivé en moi, que je ne comprends plus l’aberration qui m’a fait demeurer sous le même toit que lui devenu plus qu’un étranger.
Oh ! bienheureux voyage qui brise cette union menteuse !
Donc c’est « chez nous », que nous avons échangé un adieu en parfait unisson avec les sentiments qui nous animent l’un et l’autre.
Dans le salon, où nous venions de prendre le thé, quelques intimes de Robert. Marinette et Paul ; père, en flirt comme toujours avec mon petit papillon qui apprécie les hommages de ce grand connaisseur. Sauf la tenue de voyage de Robert, rien n’indiquerait, ni les conversations, ni leur accent, ni les visages, que l’heure d’un départ de plusieurs mois est tout proche.
Robert cause très gai, plutôt nerveux, mais à la façon d’un collégien que fait frémir l’allégresse du congé qui commence.
Les minutes fuient légères. Père me demandant un renseignement que j’ai noté pour lui, je passe dans ma chambre afin de le lui chercher.
Tandis que je fourrage dans mon buvard, en quête du papier, trop bien rangé, j’entends, dans la pièce, un bruit de pas qui me fait tourner la tête. C’est Robert.
— Puisque vous ne reparaissez plus, Viva, je viens vous dire adieu. Il va être l’heure de partir.
— Ah !… Eh bien ! je vous souhaite bonne chance… beaucoup de succès !… Quand vous aurez un instant libre, dites-moi si la Danaïde est aussi goûtée des Yankees que des Parisiens.
Ma voix est calme et je n’ai pas un battement de cœur plus rapide. En moi, il semble que tout soit glacé.
Pourtant cet homme dont je me sépare ainsi, je l’ai adoré. J’ai lutté désespérément pour le disputer à lui-même et aux autres. J’ai cru mon cœur brisé parce qu’il m’échappait… Et aujourd’hui, ce m’est indifférent à un point que je ne soupçonnais pas — en cette minute, je le constate — qu’il me laisse pour suivre sa maîtresse. Je trouve seulement que c’est triste atrocement d’éprouver cette indifférence !
A-t-il l’intuition de mon absolu détachement ?… A coup sûr, cette intuition est fugitive, car il s’exclame, souriant, sur un ton un peu dépité :
— Vous vous intéressez à la Danaïde plus qu’à moi !
— Oh ! sûrement plus !
Dans ses yeux passe une lueur. Évidemment, il imagine que je plaisante.
Avec sa prodigieuse inconscience, il me demande :
— Vous ne m’en voulez pas trop, Viva, de vous laisser seule en France ?
— Je ne vous en veux pas du tout. Je goûte la liberté autant que vous-même ; et je vais trouver très agréable de vivre tout à ma guise, ainsi que vous m’en donnez l’exemple.
Mes paroles et mon accent sonnent décidément faux à son oreille. Et une seconde, nous nous regardons un peu comme des adversaires. Mon indifférence a cinglé la sienne. Mais je ne sais quel orgueil ou quelle instinctive dignité me fait trouver abaissant de le quitter sur des paroles agressives. « Partir, c’est mourir un peu… »
L’homme qui a possédé tout mon être n’existe plus. Il est disparu aussi celui qui m’a torturée. Je n’ai plus devant moi qu’un compagnon courtois, en somme ; et, c’est de lui, à cette heure, que je prends congé. Alors je lui tends la main.
— Adieu, Robert. Heureux voyage !
Je n’ai pas le courage d’articuler : « Heureux retour. » C’est si loin, en ce moment, le retour ! Je ne veux pas entrevoir ce qui sera alors. J’ai la bizarre impression qu’entre lui et moi, c’est la séparation définitive ; que jamais plus la vie ne recommencera entre nous, telle qu’elle a été depuis trois ans. Sur lui, ce sont des yeux d’étrangère que je pose, qui notent les lignes fatiguées du visage, les meurtrissures des paupières, l’empreinte creusée par les fièvres de toute sorte ; des yeux d’étrangère qui s’attachent, une seconde, au dessin des lèvres, sous lesquelles a frémi ma bouche d’amoureuse, jadis…, il y a longtemps, longtemps, quand j’étais une folle créature, tremblante de bonheur sous la seule caresse de son regard.
Mes prunelles plongent, encore une fois, dans ces prunelles si proches qui m’interrogent, vaguement troublées, cherchant le mystère de mon cœur, de mon attitude, un peu étrange, sans doute. Il ne devine pas que je le regarde comme on regarde l’être qui, à jamais, va disparaître pour vous. A travers le présent, c’est le passé que je contemple en lui.
Oh ! l’horrible tristesse de se souvenir ! Mes mains se serrent l’une contre l’autre, si fort que les griffes de mes bagues — des bagues données autrefois par lui… — me déchirent la peau.
Peut-être, en cette minute, j’ai quelque chose de mon visage d’autrefois : l’ombre ressuscitée de la Viva qui lui a été précieuse un moment, plus que toute autre femme… Chacune son heure !
Brusquement, il se penche. Son bras m’attire, du grand geste enveloppant que je connaissais… Sur mon visage, je sens le frôlement de la barbe soyeuse dont le parfum n’est plus le même.
Mais avant que ses lèvres aient touché les miennes qui se dérobent, je me suis dégagée, violente, une révolte dans tout l’être :
— Ah ! ça non ! jamais ! Jamais plus !
— Je veux ! murmure-t-il, impérieux.
— Et moi, je ne veux pas ! Cela me fait horreur !
Alors, il s’écarte.
Instinctivement, je passe la main sur mon visage, pour en effacer son souffle ; sur mon corsage qui l’a effleuré de si près…
Il n’insiste plus. Mais dans ses yeux, je comprends qu’en cet instant, où je me dérobe, il me veut de tout son désir ravivé.
Un coup à ma porte brise le maléfice.
— La voiture de Monsieur est avancée.
— Bien, j’y vais.
La voix résonne un peu rauque.
J’ouvre la porte de ma chambre qu’il avait fermée en entrant ; et j’entends le bruit des voix dans le salon, Marinette appelle :
— Robert, tu ne viens pas ?
Il est droit devant moi.
— Adieu, Viva. Et… pardon !…
Je ne réponds pas. Je ne veux pas mentir et je ne lui ai pas pardonné. Je répète seulement :
— Adieu !
— Vous ne voulez pas me donner la main ?
— Oh ! si !… je la donne à tant d’étrangers…
Les mots ont jailli, trop sincères ; et je les regrette, ils vont contre ma résolution.
Robert se penche et la baise lentement, longuement, avidement. Le baiser veut remonter vers mon bras. Encore une fois je me dégage.
— A quoi donc pensez-vous, Robert !
Et, la première, je rentre dans le salon où c’est le tumulte des adieux. Le nôtre se perd dans la foule des autres, tel que si Robert partait dîner à Versailles, par exemple. Personne d’ailleurs ne s’étonne.
J’entends le bruit de son pas décroître.
Puis, après quelques minutes, le roulement de la voiture.
J’ai un soupir de délivrance, un soupir profond. Mais, sur mes mains jointes, je sens s’écraser une grosse larme.
Dieu ! qu’il est triste d’éprouver tant de bonheur d’être seule !
J’ai été très entourée pendant mes premiers jours de veuvage. Avouerai-je, presque « trop » !… Cette sollicitude, à divers degrés, dont je me sentais enveloppée, me touchait certes, mais aussi gênait un peu mon furieux appétit de liberté.
Meillane, avec sa subtile perspicacité, l’avait-il deviné ? Je ne l’ai pas vu, lui ; et, non plus Marinette, tout absorbée par son amie chère qui part ces jours-ci, je crois, pour un voyage d’été.
Ce pourquoi, mon papillon voltige à sa suite chez des fournisseurs variés, ne voulant pas perdre une bribe du temps que la bien-aimée peut encore lui accorder.
Autrefois sa tendresse d’enfant se fût ingéniée à me combler le vide — possible — creusé par un départ dont elle sait les conditions. Elle n’y a pas pensé…
Meillane m’a envoyé simplement une moisson de fleurs, — les roses du rouge ardent et sombre que j’aime, — et quelques lignes :
Vous le savez, n’est-ce pas, que c’est la seule crainte d’être indiscret qui m’empêche d’aller à vous ces jours-ci ?… Quand vous souhaiterez la présence de votre ami, madame, appelez-le. De loin comme de près, il est tout vôtre.
Je ne l’ai pas appelé. J’ai voulu savourer la solitude, avant l’heure où peut-être, j’en souffrirai à crier grâce…
Mais je n’en suis pas là ! Je jouis de ma liberté avec la même fougue, avec la même ivresse qui, jadis, me lançaient, en vagabonde, à travers les sentiers de la forêt dont les grands sapins abritent la maison de mon enfance.
Oh ! cette maison où je vais retourner pour l’automne, combien de parcelles de mon âme y sont tombées… Parcelles livrées au souffle des jours par la petite fille ardemment insouciante et joyeuse ; par la sauvage adolescente qui, en silence se créait des fêtes merveilleuses ; par la jeune fille que l’avenir attirait, les yeux éblouis, vers un mirage de bonheur… Parcelles qui imprègnent ma maison d’un parfum si doux et si poignant, que je le respire, recueillie, les paupières fermées au présent, le cœur gonflé de sanglots, comme on respire un parfum sacré dans un sanctuaire.
Amoureuse, j’y ai vécu des heures enchantées… Puis, épouse déçue, des jours et des nuits dont le souvenir fait frissonner la sage créature que je suis maintenant.
Ah ! que j’en revois donc de ces ombres qui ont été moi, qui semblent des mortes et que je retrouve, mystérieusement vivantes, dans cette maison où elles m’attendent pour me parler du passé.
Avant de quitter Paris pour Saint-Moritz, mon premier dîner de « garçon » — ou de veuve — présidé par père… Suis-je assez correcte quand je m’en mêle !
Des intimes seulement, — et des meilleurs, — masculins et féminins. Parmi eux, mon « ami », bien entendu.
Une jolie table, fleurie capricieusement à ma fantaisie ! Une causerie à l’avenant où tous, nous lançons, pêle-mêle, des folies et des aperçus infiniment justes et sages, accommodés de toute sorte. Puis une orgie de musique, de très bonne musique.
Pour la première fois, — depuis si longtemps, que je ne trouve plus de date à préciser — je me sens gaie, je m’amuse aussi complètement qu’une gamine. Mon cœur et mon esprit ont soudain rajeuni, et oublieux de leur misère, par je ne sais quel miracle, ils se jettent sur le régal que leur offrent les minutes présentes. Ce soir, mon moral respire ; et cela me grise d’une allégresse imprévue.
Je suis ravie de tout, du visage que me renvoient les glaces ; de ma robe qui m’habille à souhait ; de ma cervelle qui se montre à la hauteur de ma figure et de ma robe… Bref, je suis aussi stupide qu’une bambine, transportée de plaisir pour une première soirée.
Mon ami, je m’en aperçois tout à coup, ne paraît pas fort apprécier ma transformation qui me le fait un peu négliger parce que… — c’est horrible à avouer ! — parce que je me suffis à moi-même, ce soir.
Un remords me rapproche de lui tandis que tous bavardent autour du piano, et, bien gentiment, je lui glisse avec un sourire de conciliation, tout chaud de bonnes intentions :
— Monsieur mon ami, pourquoi cette grave figure ?… Vous vous ennuyez ?… J’en serais si fâchée !… Je vous en prie, tâchez de vous amuser un peu, à mon exemple !
Mais à ma grande surprise, il ne me répond pas tout de suite.
Puis, devant la question que répètent mes yeux levés vers les siens, il réplique d’un accent un peu singulier, où il y a de l’impatience et une sorte de rudesse tendre :
— Vous avez raison, je m’ennuie… de mon amie que je ne vois pas ce soir !
Taquine, je riposte platement :
— Êtes-vous donc devenu aveugle ?
— Ah ! madame, dites plutôt trop clairvoyant !… Je ne me doutais pas à quel degré je peux être égoïste ! C’est vous qui me l’apprenez, à ma confusion très grande…
— Alors pour votre « punissement », comme dit petite Hélène, confessez comment vous péchez par égoïsme !
Je m’en doute bien. Mais une bizarre crise de coquetterie vient de s’abattre sur moi, y jetant l’absurde désir de l’entendre articuler… ce que je devine ; de le voir un peu, pour un instant, grisé par moi, l’ex-« petite Nuit d’amour », lui, si maître de sa volonté.
Je suis debout sous la lumière blonde que verse l’ampoule enfouie dans une fleur couleur d’or ; le reflet ruisselle sur la chair de mon visage, sur mes épaules nues sous le frôlement de la dentelle.
Et ma sagesse effarée constate l’apparition soudaine d’une frivole Viva, satisfaite de la certitude que ce reflet dore harmonieusement sa pâleur ; que la lumière tombée d’en haut est toujours seyante au regard ; que le parfum qui l’imprègne embaume autant qu’une brassée de fleurs fraîches.
Cette Viva que j’observe, stupéfaite, ma personnalité dédoublée, répète, mordillant un pétale nacré arraché aux roses de son corsage :
— Confessez-vous, monsieur mon ami. En quoi êtes-vous un égoïste ?
Un nouveau silence. Puis brusquement il jette :
— Vous voulez le savoir ?… Soit !… Eh bien ! je ne puis supporter de vous voir les griser tous…
D’un geste vif, il indique le groupe de mes hôtes, les masculins, j’imagine.
— … de les griser tous, de votre séduction dont vous usez trop bien !… Je vous en veux de votre gaieté, de votre éclat, qui vous font autre, un cruel petit feu follet, trop attirant, à qui il n’importe guère de mener les imprudents à leur perte.
J’ai un geste d’épaules. Mais je ne saurais dire si je suis amusée, contente ou agacée de cette sortie imprévue. Et je le regarde mi-fâchée, mi-malicieuse :
— Ah ! çà… où prenez-vous le droit de me faire ces mauvais compliments ? Soyez sans inquiétudes, monsieur l’austère censeur, il n’y a pas d’imprudents ici. Quant à ma gaîté, ah ! ne vous en irritez pas… C’est un éclair !… Et pour ce que durent les éclairs !
Nos yeux se rencontrent. Une seconde, nous nous taisons. A-t-il senti la goutte d’amertume tombée dans mon badinage ?
Il reprend, le ton changé, cette sorte de chaude douceur dans le regard qui pénètre mon cœur glacé :
— Mon amie, pardonnez-moi, puisque j’ai reconnu que j’étais un abominable égoïste ! Soyez gaie, comme il vous plaît, si cela vous paraît bon. Dispensez votre séduction sans souci de votre exigeant ami qui voudrait vous avoir à lui tout seul. C’est effrayant à quel point je déteste maintenant vous voir dans le monde !
Ce soir, quelle femme suis-je donc pour trouver une sorte de joie à l’entendre me parler ainsi ?
Du moins je ne lui en laisse rien voir, et, taquine de nouveau, je riposte :
— C’est que je vous ai donné de mauvaises habitudes à vous recevoir souvent, en mon « particulier »… Ah ! il est temps que je parte !
— Que vous partiez ?… C’est vrai, vous partez…
— Mais vous aussi !… Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez attendu en Dauphiné ?
Il pense sûrement à autre chose qu’à sa réponse qui tombe distraite :
— Très exact, oui, je vais quitter Paris. Votre départ est prochain ?
— Oh ! oui, heureusement ! Dans quinze jours, je serai dans l’Engadine, je l’espère bien !
— De quel ton ravi vous dites cela !
— Mais c’est que je suis, en effet, ravie de partir. Le Paris poussiéreux et brûlant m’est odieux. La chaleur m’épuise. Ce sera si bon de boire de l’air frais, perchée sur un sommet, devant un horizon de neiges et de glaciers !… Oh ! oui… je suis ravie de partir !… Voyager est un des rares plaisirs que je goûte encore ! Et un fervent voyageur comme vous ne peut en être étonné !
— Non, je ne m’en étonne pas !… Mais il est désagréable à mon amitié de penser que vous allez être ainsi toute seule… pour courir les routes…
Je me raidis devant la douceur oubliée, de voir un être avoir, si vraiment, souci de moi… Et je lance, un peu moqueuse :
— Tranquillisez-vous, ô mon craintif ami, je ne courrai pas les routes. Je pratiquerai les chemins de fer, les autos, les voitures… enfin tous les modes de locomotion qui me seront utiles… Et je ne serai pas seule !… J’emmène ma femme de chambre.
Mais il ne sourit pas de ma boutade et pose sur moi des yeux impatients et presque graves.
— Pourquoi êtes-vous si méchante, ce soir ?
— Je ne suis pas méchante… Mais… je n’aime pas qu’on ait l’air de me plaindre !… quand il n’y a pas lieu de le faire. Et puis, que votre sollicitude se rassure ! A Saint-Moritz, les Abriès vont venir me rejoindre ; et Marinette présente, ce ne sera pas la solitude autour de nous !… Pas assez, même à mon gré !… Ensuite, en septembre, j’irai m’installer chez père, dans la forêt de Rambouillet, où il a sa chasse. Et là, je resterai tard, très tard, le plus tard possible !
— C’est-à-dire ?…
— Jusqu’à la Toussaint, pour le moins.
— Alors… quand vous reviendrez vivre ici, je serai loin… bien loin !
Sans répondre, je continue à froisser des pétales de rose dont la senteur imprègne mes doigts. Mais la Viva qui s’amusait, disparaît aussi soudainement qu’elle avait surgi. Un étrange petit frisson m’a crispé le cœur. Parce que Jacques de Meillane a rappelé son départ ?… Mais je le savais bien qu’il ne pouvait m’être qu’un fugitif ami !
Bien souvent, je suis fantasque avec lui. Cependant, que vite je m’étais donc habituée à l’atmosphère vivifiante dont il m’a peu à peu enveloppée.
Et voici que je ne suis plus ni moqueuse, ni taquine, ni coquette… Bien sincère, je pense tout haut :
— Il est heureux que l’été vienne nous faire perdre la dangereuse habitude de nous voir trop souvent !
Il dresse la tête :
— Heureux ?
— Oui… car ma nature « lierre » m’attacherait de plus en plus à notre amitié. Et j’ai appris à redouter les arrachements brusques, pour mes racines qui, elles, sont des espèces de sensitives. Aussi, cet été, je compte bien les traiter par l’arrachement progressif…
— Alors quand nous nous reverrons…
J’interromps :
— Nous reverrons-nous ?… Vous partez pour le Dauphiné. Votre vie de famille va vous reprendre… Vous allez retrouver là-bas vos « idées de clocher »… Et vous ne serez pas long à vous étonner de tant d’attention donnée, un instant, à une étrangère rencontrée au passage, et qui continue sa vie sur une voie toute différente de la vôtre…
Il reste silencieux. Est-ce parce que, sur son violon, Sylvaire vient de commencer une mélopée sauvage et plaintive, si désespérément triste que j’ai l’impression d’un flot de douleur qui monte vers moi.
J’écoute immobile, près de Meillane dont la haute taille me domine. Et, tout à coup, j’entends sa voix dire très bas, de son accent de sincérité forte :
— La voie où vous marchez, je ne pourrai plus m’empêcher de vous y chercher, de loin comme de près.
Il s’arrête une seconde… Je n’ai pas bougé. Mais mon cœur bat à larges coups, et tout mon être attentif attend qu’il poursuive :
— Oui, peut-être, quand l’été aura passé, je ne serai plus en effet, qu’un étranger pour vous. Mais jamais, moi, je ne pourrai voir en vous une étrangère, — même si je ne retrouve plus l’amie qui m’a été donnée un moment…
Peut-être, il dit vrai… Et pourtant, alors que le violon sanglote sa plainte, je murmure, sceptique, de par mes désillusions sans nombre :
— Que pouvez-vous savoir ?… Le temps détruit tout… A quoi bon, d’ailleurs, regarder en avant ?
Puis, tous deux nous demeurons silencieux.
Jusqu’à la fin de la soirée, je crois vraiment que je l’ai fui… Pourquoi ?
Encore une dépêche de Robert, cette fois pour m’annoncer son installation à New-York. Il me comble de son souvenir qui m’est plus facile à accepter que sa présence.
Oui, j’adore voyager, surtout maintenant où ce m’est un bienfait qu’un intérêt quelconque, même la banalité ou la force brutale des faits matériels, m’arrache à moi-même. Et cependant, les départs, aux dernières heures, me précipitent dans un gouffre de tristesse ! Il sonne toujours une heure où, devant mon home dépouillé de son aspect familier, — tentures enlevées, meubles ensevelis sous les housses, bibelots, fleurs, portraits disparus ; devant les malles où mes robes s’allongent telles de petites mortes fragiles en leur dernier asile, il sonne fatalement une heure où je ne comprends plus du tout le désir qui m’a poussée hors de mon « chez moi » harmonieux. Pourquoi aller vers les logis inconnus où ma nervosité d’impressions devra s’acclimater, souffrira du désarroi des installations d’un jour, de l’atmosphère surchauffée des tables d’hôte, de la banalité des salons pareils à des halls d’attente.
Alors, je n’éprouve plus un atome de plaisir à entreprendre mes courses vagabondes… Si le réseau des circonstances ne m’enserrait, ne tendait derrière moi la barrière qui m’oblige à poursuivre en avant la route que j’ai choisie, sûrement, au dernier moment, le courage me manquerait pour partir. Si fort se ravive le sentiment de l’à quoi bon ?
Instruite par l’expérience, je laisse, impassible, monter la crise qui s’approche. Car après-demain soir, je pars. Mon gîte devient inhospitalier, en sa tenue d’été… Je ne le reconnais plus ; j’ai hâte de le fuir… Et pourtant qu’il m’est dur de le quitter ! Lui seul, je regrette de laisser derrière moi…
Car aux êtres, je manquerai si peu que la séparation m’en devient facile ! Père a ses distractions personnelles qui l’occupent largement. Mon petit papillon, jusqu’à son propre départ, est la proie des couturiers et modistes et elle donne tous ses loisirs sentimentaux au regret d’avoir dû quitter l’amie d’élection… A elle, non plus, mon absence ne pèsera guère. Un seul sentira, du moins un moment, la morsure de la séparation. Mais il a toute sorte de raisons pour guérir vite…
Ah ! je peux partir, vagabonder, bien libre, sur des routes étrangères, — comme je pourrais disparaître définitivement du monde… Avec aucun être, je n’ai plus d’attache ; nul cœur ne me retient…
Hier soir un mot de Meillane, que je trouve en rentrant de dîner chez père.
Mon amie, puisqu’il me faut vous dire adieu, je voudrais que ce ne fût pas dans le salon plein de monde où tous veulent vous accaparer. Encore une fois, pardonnez-moi d’être un exigeant individu et soyez très bonne… accordez-moi un dernier instant pour moi tout seul. Qui sait, vous l’avez dit, si jamais nous nous retrouverons ainsi !
J’ai répondu, ce matin, par un bleu :
A six heures, ce soir, votre amie sera rentrée, pour vous. Êtes-vous content, terrible exigeant… Ne prenez pas ce dernier qualificatif pour un reproche. Parce que je suis très franche, j’avoue qu’il me semble bon que quelqu’un tienne un peu à moi… Et je vous le confie… Vous l’avez bien mérité, mon ami…
Quand je suis rentrée, retardée par de fastidieuses courses de la dernière heure, il était là, m’attendant.
Sans ôter mon chapeau, je suis entrée dans le salon, tout assombri par une grosse pluie qui épandait un peu de fraîcheur dans l’air surchauffé.
J’ai coulé un regard vers la pendule. Elle marquait six heures et demie.
— Vous devez me trouver une personne bien mal élevée d’être aussi peu exacte à un rendez-vous…
— J’ai pensé seulement que les minutes qui fuyaient en votre absence étaient autant de minutes perdues !
Il dit cela très simplement, un fait indiscutable, sa pensée même. Et tout bas, je pense comme lui, depuis que je suis sous son regard. Cette présence qui m’était bienfaisante, il me reste si peu de moments à en sentir le réconfort ! Pourquoi en ai-je stupidement raccourci le nombre, occupée de choses indifférentes ?
Il me demande :
— C’est toujours demain que vous partez ?
— Oui, demain soir. C’est pourquoi je vous ai prié de me faire votre dernière visite cet après-midi ; demain, mon pauvre salon va être dévasté comme tout le reste de l’appartement, et puisque vous l’avez aimé, je ne veux pas que vous en emportiez une vilaine image. Il n’y a que ma chambre qui garde jusqu’au bout une mine confortable. Uniquement, quand je suis partie, les « profanateurs » y touchent… Mais il n’aurait pas été correct de vous y recevoir ! En dépit des apparences, j’ai encore un tantinet, le respect des convenances.
Je plaisante… Pourtant je n’en ai aucune envie… Mon cœur est lourd comme ce ciel d’orage où s’immobilisent de pesants nuages, gros d’éclairs et d’éclats de foudre.
Il n’a pas relevé mes dernières paroles. Son regard, dont la flamme me réchauffait, erre autour de lui.
— C’est vrai, j’ai beaucoup aimé cette pièce que vous avez faite si bien vôtre ! C’est là que, de loin, je vous retrouverai le mieux. Dites-moi… si je ne suis pas trop indiscret… est-ce ici que vous écrivez, pour vous-même ?…
— Non, dans ma chambre. Tenez…
Je me lève et, sans réfléchir, je me rapproche de la portière relevée.
— … tenez, d’ici, vous apercevez le coin qui est mon « cabinet d’écriture ».
Il s’est rapproché. Je vois son regard tomber sur ma petite table chargée de livres où, devant le buvard fermé, flambent les ciselures d’or de l’encrier. Mais aussi, près de la table il aperçoit ma chaise longue, l’écharpe que j’ai laissé tomber avant de sortir ; les coussins qui gardent l’empreinte creusée par mon coude…
Une seconde, ses yeux embrassent, je le sens, toute la pièce. Puis il fait un pas en arrière. Moi aussi. Pourquoi ai-je ce mouvement instinctif ? A d’autres hommes pourtant, j’ai laissé visiter ma chambre pour son aspect de pièce d’autrefois, pour les bibelots précieux que j’y ai, peu à peu, réunis avec des joies de collectionneur.
Me devine-t-il une fois de plus ? Très simplement, il me dit :
— Je vous remercie… beaucoup !… de m’avoir permis d’entrevoir votre home… Les amis sont heureux de savoir où vivent leurs amis…
— Ainsi, quand vous serez au Canada, si vous vous souvenez encore de moi, vous saurez où aller trouver votre amie « d’un jour », comme on dit dans les romances.
Il m’arrête d’un geste impatient.
— Ne soyez pas moqueuse !… Ce n’est pas le jour… Ne me gâtez pas les derniers instants que j’ai à passer près de vous !
— Je n’ai pas envie du tout d’être moqueuse… J’ai le cœur bien trop sombre !… Tout ce qui finit est si mélancolique… Je trouve triste… très triste de vous dire adieu, mon ami…
— Non, pas adieu, au revoir !
Il a jeté les mots avec une sorte d’emportement impérieux. Un geste d’épaules m’échappe.
— A quoi bon se leurrer ?… ne pas voir les choses comme elles sont ?… C’est bien un adieu que nous nous disons aujourd’hui… Même quand, à l’automne, vous viendriez me faire quelques visites, ce ne serait plus comme maintenant…
— Pourquoi ?
— Parce qu’alors… c’est plus que probable… le courant qui nous a rapprochés quelques mois sera interrompu…
— Pour vous… peut-être…, mais, pour moi, non !
Il s’arrête… Quelque chose dans son accent m’a donné la sensation d’une vague qui, dressée haletante, se brise devant quelque mystérieuse digue.
— Je vous ai prévenu, dès le début, qu’il ne fallait pas tenir à moi !
— Oui, vous m’avez prévenu. Seulement il n’est pas de parole qui puisse m’empêcher de voir désormais en vous une amie… impossible à oublier !
Je durcis ma volonté pour dompter l’obscur frémissement de certaines fibres de mon cœur. Moi non plus, je ne l’oublierai pas !
Ah ! je l’avais bien prévue, ma folie de m’enliser dans la duperie d’une amitié qui doit être sans lendemain…
Heureusement, je pars !… Je vais me ressaisir. Je réapprendrai à vivre dans la glaciale solitude où mon cœur s’est engourdi, sous le froid qui le rend insensible… grâce au ciel !…
Et j’entends ma voix articuler, presque dure :
— Vous ferez comme moi !… Vous vous détacherez d’une amitié qui ne pouvait être que fugitive. Vous vous laisserez reprendre par une vie dont je serai absente… Parce que c’est la sagesse !
— Sincèrement… vous entendez, sincèrement, vous pensez que les choses vont se passer ainsi ?
Il est debout devant moi. Je vois ses yeux étinceler d’une sorte de colère. Plus que jamais, il a son grand air audacieux d’homme capable de briser n’importe quel obstacle.
Et je répète : — avec quelle conviction !
— Je pense sincèrement qu’elles doivent se passer ainsi…
— Votre ami n’était donc pour vous qu’un passant, bon tout au plus à vous distraire un moment ?… aussi facilement rejeté qu’un chiffon de votre toilette devenu inutile ! Ah ! ce que je vous ai offert… et donné ! méritait plus que le cas que vous en faites !
Je tressaille… atteinte par le reproche dont il ignore l’injustice, bouleversée par la violence passionnée de l’accent que jamais encore je ne lui avais entendu. Et la vérité me jette aux lèvres les mots que je ne voulais pas prononcer :
— Mais que savez-vous donc du prix que je donne à votre amitié ?…
— Rien… C’est vrai… Je n’en sais rien…
— Alors…
Ma voix n’est plus dure mais assourdie par les sanglots qui se brisent dans ma gorge :
— Alors… puisque nous nous séparons, je vais vous le dire… Ainsi, j’espère, vous vous souviendrez de moi sans colère, et vous ne me jugerez pas une coquette… ou pire encore, une ingrate ! De toute mon âme, à qui votre amitié, si souvent, a été bienfaisante, je vous remercie des heures très douces que je vous ai dues — des heures de musique, des heures de causerie… Je vous remercie surtout de m’avoir épargné… ce dont tant d’autres hommes m’ont abreuvée… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?… Je vous remercie d’avoir vraiment été l’ami que, jamais, je n’aurais espéré rencontrer…
Je lui ai tendu mes deux mains, qu’il prend… et garde dans les siennes, si étroitement serrées que leur étreinte semble m’arriver au cœur…
Ah ! que cet homme-là m’eût bien aimée !
Peut-être, comme j’avais rêvé l’amour…
Mais il vient trop tard ! Aussi, il est bon que je parte, — en attendant que lui parte à son tour, et s’en aille loin, très loin…
Je suis bien sincère en songeant cela. Mais une telle détresse m’envahit, avec la sensation ravivée de mon isolement, que j’ai peur d’être lâche devant lui ; et d’instinct, je prie :
— Maintenant, je vous ai dit ce que vous souhaitiez savoir… Laissez-moi… Allez-vous-en pour que je me comporte devant vous en personne correcte… non pas en bébé qui sanglote sans souci du public !
Je dis ces choses… Et dans l’instant même, je sens sur mes joues la brûlure de deux grosses larmes.
Je dégage mes mains restées prisonnières, et les passe sur mon visage. Il les ressaisit aussitôt ; et ses lèvres sèchent… lentement ! les larmes qui les ont mouillées…
Ah ! quel repos et quelle douceur ce serait de ne plus lutter pour retenir le masque qui m’étouffe ! d’avouer ma désespérance infinie, sûre de celui qui m’écoute !…
Mais je murmure simplement, appelant à l’aide tout mon orgueil, si puissant jusqu’alors à me défendre :
— Ne faites pas attention. Les départs me rendent toujours d’une nervosité stupide… et sans importance !
Délicatement, il caresse mes mains, ainsi que l’on fait aux enfants… Pourtant, il ne peut savoir que près de lui, en ce moment, c’est vrai, je ne suis qu’une pauvre enfant envahie par l’aveugle désir de reposer ma faiblesse contre sa force… D’écouter, la tête appuyée sur son épaule, sans penser, sans répondre, bercée par leur fraternelle caresse, les mots très doux qui engourdiraient ma peine.
Et l’âme lourde des larmes que je ne verse plus, les yeux voilés par les paupières protectrices, je l’écoute me dire :
— Amie, petite amie très chère, je ne puis rien pour vous ?
— Non… Rien… Personne ne peut rien. Ne parlons plus de moi, je vous en prie… je vous en supplie !… Dites-moi adieu…
— Non, pas adieu, au revoir…
Ah ! quelle volonté je lui sens de me retrouver !…
Et cette volonté, elle agit sur moi ainsi qu’un viatique ! Sans réfléchir, je cherche les prunelles où je pourrais découvrir tant de choses qu’il ne prononce pas… Tout haut il continue seulement :
— Si vous ne me le défendez pas… et encore, pour être loyal, je dois avouer que je ne serais pas sûr de vous obéir, j’irai retrouver quelques jours votre beau-frère Paul à Saint-Moritz. Il m’y a engagé… Ou plutôt…
Un sourire lui donne soudain un air d’extrême jeunesse.
— Je me suis arrangé pour qu’il m’y engage !
Un frémissement m’ébranle toute, si violent que j’ai peur et m’écrie :
— Ce n’est pas sage ! Ce n’est pas sage !… Plus je m’habituerai à être « gâtée » par votre amitié, plus ensuite je sentirai de tristesse quand j’en serai privée…
— Mais jamais vous n’en serez privée… que par votre volonté… qui, d’ailleurs, serait impuissante à me détacher ! Je crois bien que, malgré vous, je resterai votre ami…
Quelle conviction dans sa voix ! Il parle d’amitié… Ah ! est-ce encore de l’amitié !… Et pour combien de temps !…
Mais ce soir, je suis trop lasse pour réfléchir. Je n’éprouve plus que l’envie lâche de trouver près de lui un refuge… Et je ne résiste plus quand il me dit avec son chaud sourire :
— Alors c’est convenu, n’est-ce pas, j’irai vous faire une petite visite à Saint-Moritz ?… Ne dites pas non, je vous en supplie. Tout ce que je peux vous promettre, c’est d’attendre la date que vous m’indiquerez pour arriver… Mais en tout honneur, je vous préviens que je ne me sens pas beaucoup de patience pour attendre…
Si je suis sage, je n’écrirai pas…
Tout d’une traite, j’ai filé jusqu’à Coire, où je vais coucher, afin de faire, en plein jour, la sauvage montée de l’Albula.
Le crépuscule est tout rose. De ma chambre qui donne sur la grande place, je vois des cimes d’arbres ondulant sous un ciel nacré, où déjà brille une étoile ; j’aperçois des perspectives de petites vieilles rues, aux maisons basses, des passants qui circulent sans hâte, le visage calme. De rares voitures avancent, paisibles parmi les groupes que rassemble la belle fin de jour, lumineuse et chaude. Une brume, diaprée par le couchant, voile un peu les lointains du cirque de montagnes, à l’ombre desquelles s’épanouit la ville souriante. Tantôt, je me suis amusée à suivre au hasard le dédale des rues inconnues qui serpentent, étroites et proprettes, escaladent les belles pentes boisées, ou descendent vers la Plessur écumeuse avec une allure de petit torrent sur un lit de pierres luisantes.
J’adore m’en aller ainsi, au gré de mon caprice, dans une ville étrangère que je découvre avec des ravissements et des désillusions d’« explorateur »… Je m’y sens bien moins seule que dans mon Paris où, parmi tant d’êtres que je connais, je ne suis qu’une épave errante dont nul n’a souci.
En voyage, oh ! délice, j’oublie… Je ne suis plus qu’une insatiable curieuse, jamais lasse, que rien n’effraie ; un cerveau qui jouit ; des yeux avides de contempler… La solitude ne m’est plus un fruit amer, elle me devient un trésor, car elle me permet de vagabonder à ma guise, de m’arrêter, de partir, de rêvasser ainsi qu’il me plaît…
Et cette impression de pleine indépendance jette en moi une griserie dont je goûte la saveur d’autant plus que j’ai le souvenir d’odieux voyages, en compagnie de mon casanier mari qui ne concevait que Paris ; voyages où chaque occasion amenait le heurt de nos goûts, des natures trop différentes que l’amour ne fondait plus…
Ah ! que c’est exquis de voyager à sa guise !
Aussi, déjà le charme opère… Et je m’y abandonne toute, corps, âme, pensée ; consciente qu’il est excellent pour moi d’être loin de Paris, distraite de tout ce qui n’est pas l’imprévu du voyage.
Ainsi, je vais retrouver un bienfaisant je m’en fichisme, le seul état d’âme qui puisse désormais me convenir.
Tout à l’heure, avant de rentrer à l’hôtel, je me suis arrêtée un instant à mi-côte du sentier de chèvre que je redescendais. Et j’ai regardé la féerie du couchant se voiler derrière les crêtes, nimbées de flamme. Sous l’éblouissante lueur la ville était toute rose, alors que déjà les bois bleuissaient, saisis par le crépuscule. A peine, une rumeur lointaine montait des rues claires, allongées devant la montagne : aboi d’un chien, bruit vague de quelque voix ; roulement sourd des roues sur le pavé. Nul passant.
Mais près de moi, hélas ! arrêtés sur un banc voisin, des touristes ; une famille allemande qui m’observait, plutôt curieuse, surtout la fillette, — quatorze à quinze ans, — dont la lourde silhouette se couronnait d’un délicieux visage de petite vierge grave.
J’entendais les rudes sonorités de leur langue.
Je regardais, à mes pieds, ces demeures où vivaient des êtres qui tous m’étaient inconnus ; ces rues à travers lesquelles j’étais la passante étrangère qui traverse et ne revient pas.
Ah ! que Paris me semblait loin !… Et bien lointaine aussi, cette Viva que troublait si profondément, il y a deux jours, l’adieu d’un ami ; la Viva qui, toute la nuit, dans son wagon, avait aimé la senteur des œillets se fanant à son corsage, reçus à la dernière heure de cet ami…
Et curieusement, les yeux un peu sévères et un peu moqueurs, je la contemplais, cette Viva qui avait été moi quelques heures et que je ne comprenais plus bien, gagnée par l’indifférente sérénité des choses.
Et maintenant Saint-Moritz. Presque me voici installée dans mon home de passage. Car, tout de suite, je me suis évertuée à lui donner un air de « chez moi ». Quelques gravures, des photos qui me suivent partout, mes bibelots d’écriture et de toilette, des fleurs, mes livres, des voiles de broderie dispersés sur les meubles. Et ma chambre, le petit salon qui lui est adjoint, ne ressemblent vraiment plus trop à des pièces d’hôtel.
L’un et l’autre ouvrent sur un balcon-terrasse, d’où mes yeux suivent sans se lasser l’étincelant ruban de l’Inn, à travers les prairies, veloutées par l’herbe haute. Tout près, devant ma fenêtre, l’émeraude liquide du lac, sertie par la forêt des sapins qui, accrochés à la montagne, se dressent vers les sommets ensevelis sous la neige.
D’un précédent voyage, j’avais conservé le souvenir de cet hôtel, placé hors de la cohue dont le flot roule incessamment à travers la voie grimpante qui, du lac, escalade Saint-Moritz Dorf. Il m’apparaissait comme une oasis, alors que pour suivre mon époux je devais gîter dans quelque somptueux caravansérail, bondé par la foule cosmopolite.
Ici, c’est un calme de terre promise dont je subis l’apaisement, de toute ma volonté. Les heures… — les heures du jour surtout… — fuient je ne sais comment, sans que je songe à en décider l’emploi, à en compter le nombre.
Résolument je me plonge dans une vie toute végétative. Je me grise de soleil. Je bois l’air vif qui a la saveur d’une eau glacée… Je me lasse en des courses vagabondes ou en des flâneries capricieuses dans le vieux Saint-Moritz qui m’amuse, avec son air de grand village envahi par la civilisation des villes.
Et ainsi faisant, je ne réfléchis pas ; je ne regarde pas vers l’avenir ; je ne me souviens pas… A peine, je pense. Je n’ai plus que des yeux et des muscles.
Quand Marinette arrivera dans une quinzaine, je rentrerai, bon gré mal gré, en mon personnage habituel.
J’espère qu’alors, la cure physique et morale que je m’impose aura triomphé de ma nervosité et de l’étrange lassitude qui peut-être en était tout simplement la cause. Ici, du moins, nulle conversation ne me vient fatiguer ou ennuyer. Je ne parle à personne, quoique, en cours de pérégrinations, mes curiosités de voyageuse me rendent très sociable.
Pas davantage, je ne pratique la correspondance. A peine, seulement, j’ai griffonné à père quelques lignes de bonne arrivée. Et je redoute le courrier, car j’ai peur de tout ce qui pourrait troubler la fragile quiétude où je veux m’engourdir, ainsi que dans un sommeil.
C’est une lettre de mon époux qui, la première, est venue me joindre ici. Une lettre galamment troussée, ayant des allures de spirituelle chronique, où il me conte l’accueil très flatteur fait à la Danaïde, à son auteur et à l’interprète-étoile, dont le succès triomphal l’anime d’une joie orgueilleuse qui n’arrive point à se dissimuler.
Le tout, entremêlé de paroles d’intérêt quant à mes projets d’été ; et pour finir, la prière d’écrire de mes nouvelles à diverses adresses dont la liste m’est donnée.
J’ai rangé cette liste ; et, en personne bien élevée, j’enverrai à l’une ou l’autre destination quelques lignes de réponse. Peut-être, d’ailleurs, Robert ne pensera-t-il pas du tout à les y aller chercher ; et elles demeureront abandonnées en quelque poste restante. Il a tant d’autres choses en tête que la lointaine épouse laissée en France !
Je me demande quelle mine il doit faire, devant les succès, — non pas d’artiste, ceux-là, il en jouit !… — mais les succès de femme de Marcelle Huganne, lesquels me paraissent très vifs, si j’en juge d’après certains articles arrivés en même temps que la lettre, et, sans doute, envoyés par lui…
Ah ! la singulière mentalité que la sienne !
Est-ce l’altitude, l’air trop vif ?… Que j’ai de peine à trouver le sommeil, si tard que j’aie veillé.
A Paris, pour distraire ma longue soirée, je ferais de la musique. Mais ici, dans ce logis qui appartient à tous, je reste silencieuse, bien entendu.
Alors, allongée dans mon rocking-chair, sous les plis moelleux de mon peignoir de laine blanche, je prends un livre… Et, au bout d’un instant, je m’aperçois que mes yeux lisent des lignes sans en pénétrer le sens ; ou même que le livre est tombé sur mes genoux… que je regarde dans la nuit pour y chercher… quoi ?… Rien d’utile, Viva.
Aussitôt, je ferme le livre, irritée contre moi-même ; je saisis mon buvard, et je me mets à griffonner des feuillets où je jette ma pensée toute vive.
Ainsi ai-je fait ce soir. J’entends, un à un, se taire tous les bruits de l’hôtel. Et onze heures venant de sonner, il n’arrive plus à mon oreille qu’un bruissement de feuilles, et le chant de l’eau, soulevée par une brise si fraîche que je frissonne quand son souffle m’enveloppe.
Peu à peu, elle me glace le cœur.
Pas assez profondément !
Sous cette glace, je sens vivre les désirs vains qui grondent dans leur prison, pareils aux princesses captives de la légende cherchant la lumière, en désespérées. Mais je suis sans pitié. Je ne veux pas les entendre. Seulement, c’est difficile dans cet écrasant silence de la nuit !…
Combien sont plus sages que moi, parmi ces étrangers — Russes, Allemands, Italiens… — au milieu desquels le hasard m’a conduite ?
Indifférente, je les regarde vivre, ne leur demandant rien d’autre que de me distraire un moment par la révélation de leur personnalité.
Une seule famille française, qui « marque » très bien. Patriotiquement, je l’ai notée tout de suite avec satisfaction ; le père, sans doute, un homme d’une cinquantaine d’années qui a des yeux de penseur ; une femme assez jeune pour que j’hésite à la qualifier de mère ou de sœur, par rapport à la jeune fille qui ne la quitte guère. Entre elles deux, il y a une sorte de camaraderie charmante, nuancée de protection du côté de l’aînée, de déférence de la part de la jeune fille.
Ma table — dans la salle à manger, — n’est pas loin de la leur, et pour occuper la monotonie du repas, j’observe quand je ne lis pas. La jeune personne, d’ailleurs, m’a tout l’air d’en user discrètement de même à mon égard. Plusieurs fois, laissant de côté mon livre, j’ai surpris, arrêtés sur moi, de larges yeux d’un bleu violet, dont le regard limpide se détournait tout de suite, un peu confus, si joliment…
Depuis lors, sans avoir échangé une parole, nous sommes « en sympathie ». Cette créature très jeune, qui n’est de toute évidence, ni une futile petite fille, ni une demi-vierge, m’intéresse par tout ce que son visage révèle de vie intelligente, originale et profonde. Ce m’est un plaisir de suivre, sur les traits expressifs, le jeu vif de l’esprit. Elle a des yeux qui doivent toujours regarder la vérité en face, bravement, sans curiosités malsaines et pudeurs niaises, des yeux qui ne mentiraient pas… De même que les lèvres ne se prêteraient pas, j’en jurerais !… aux baisers qui déflorent.
Je suis sûre qu’en ce moment cette petite fille dort en paix. Que je l’envie !
Une lettre de père. Un mot de Marinette bourré de « faits divers » et de tendres effusions, m’annonçant leur arrivée pour la fin de la semaine qui vient.
Des billets d’amis ou d’indifférents.
Rien d’autre.
Hier, une haute silhouette masculine, une nuque très brune m’ont fait tressaillir si fort, que j’en suis demeurée stupéfaite. Est-ce donc que je pense voir venir l’ami auquel, résolument, je n’ai pas écrit ?…
Il me l’a dit : « Je ne me sens pas de patience pour attendre que vous me donniez la permission de venir… »
Demain, il y aura douze jours que je suis ici…
Pour la première fois, depuis mon arrivée, je viens de m’aventurer à descendre en mon jardin secret, dont je ne sais quel instinct me gardait éloignée. D’ailleurs, j’en ai seulement entr’ouvert la perte, arrêtée sur le seuil par une crainte imprévue de ce que j’y pourrais découvrir peut-être.
Mais à quoi bon cette lâcheté !
Je n’ignore pas que j’ai été folle de laisser un passant généreux entrer dans mon désert. Il y a fait jaillir un peu de verdure où m’abriter, quelques fleurs à respirer. Le tout, destiné à mourir.
Et maintenant que je suis hors de l’oasis, je trouvé dur de recommencer à piétiner sur ma route aride… Je le sais bien !
Et je le sais aussi, que nos causeries me manquent, comme la flamme claire de son regard, le timbre de sa voix ferme, l’atmosphère vivifiante qu’il créait autour de moi, et, surtout, l’étrange et bienfaisante impression de sécurité que m’apportait sa présence.
Oui, je m’étais trop bien habituée à la douceur d’être traitée par lui en amie d’élection. Et parce que les circonstances et ma volonté nous séparent, avant que la force des choses ne le fasse, je suis telle une altérée qui se voit enlever l’eau vive qui ranimait ses lèvres desséchées.
Tant pis pour moi ! Je ne suis pas une petite fille, il ne fallait pas être imprudente. Il y a quelques mois, je ne le connaissais pas. A l’automne, il va partir. Nous ne nous reverrons plus guère dans l’avenir… Si même nous nous revoyons.
Non, je n’écrirai pas. Ma solitude dans la vie ? C’est une habitude à reprendre. Voilà tout. Et je la reprends.
Ce matin, j’ai croisé dans un sentier que je grimpais à l’aventure la jeune fille française, qui est la plus charmante de mes compagnes d’hôtel.
Elle descendait et s’est arrêtée à ma vue, puis rangée dans la bordure moussue du chemin, pour me laisser passer. Sous une grande capeline de paille, toute habillée de blanc, elle était adorablement fraîche, la blouse de linon échancrée sur la nuque, les bras nus depuis le coude ; dans les mains, un livre, comme chaque matin je lui en vois emporter quand elle passe sous mes fenêtres.
Ah ! la jolie vision de jeunesse qu’elle réalisait ainsi, svelte sous la jupe étroite, la taille souple et libre ! Elle m’a saluée, souriant un peu. Est-ce l’expression de droiture fière qui est si frappante sur ce jeune visage, brusquement j’ai pensé à Meillane… C’est une femme telle que celle-ci qui devrait devenir la sienne. Quel beau couple, ils formeraient moralement. Et physiquement aussi !
Je sais son nom, Marie-Reine Derieux. Elle est la fille du savant biologiste auquel je vois, à Saint-Moritz, la gaîté et l’ardeur d’un écolier en vacances qui aurait des yeux de penseur pour observer… La mère aussi est une créature absolument supérieure, capable d’assister son mari dans ses travaux, et, en même temps, une femme du monde exquise. J’avais beaucoup entendu parler d’elle déjà, sans l’avoir jamais rencontrée.
Je ne m’étonne plus qu’entre ces deux êtres, élevés dans une atmosphère de pensée, cette petite Marie-Reine soit ce qu’elle est.
Où vais-je ?…
Si forte, j’ai l’impression d’être une petite chose frêle qu’emporte un mystérieux torrent, le torrent de la vie…
Et je ne lutte pas… J’ai trop lutté, sans doute, jadis. Ma faculté de résistance est épuisée. Maintenant, je me laisse entraîner, passive, si détachée de tout rêve, espoir, désir même, que j’en arrive à observer curieusement, comme s’il s’agissait d’une autre, le jeu des circonstances qui influent sur ma destinée.
Aujourd’hui, ma capricieuse humeur m’avait jetée vers Samaden que j’avais envie de revoir ; où le train m’a déposée avant de filer sur Pontresina.
Un ciel d’une idéale pureté. Pas même un flocon de nuage. Un infini bleu où palpitent les rafales d’un vent violent, tout parfumé d’une senteur d’herbe chaude, de foin coupé, de neige vierge, la neige immaculée de la Bernina dont les glaces étincellent en pleine lumière, marbrées d’ombres bleues, veinées par le sillon des crevasses.
Aussitôt hors du wagon, je laisse de côté les rues ensoleillées et m’en vais vers la montagne. Je grimpe sans but, pour le seul plaisir de grimper, vers un bouquet d’arbres que j’aperçois, dressé au-dessus des prairies qui s’élèvent en terrasses. A mesure que je monte, grisée d’air vif, les rafales m’enveloppent plus violentes, si rudes parfois que je m’arrête haletante, ma robe enroulée autour de moi, tandis que les longs pans de mon voile palpitent en ailes déployées. Et c’est une exquise sensation de vol !
Je ne sens plus nulle lassitude. Je vais vite, vite, dominant, peu à peu, la petite ville souriante dont les clochers se hérissent à mes pieds, les rues s’entre-croisent, striées d’ombre et de clarté.
Je vais, humant cette brise qui a, sur mes lèvres, le goût de l’eau glacée. J’atteins le bouquet de mélèzes.
Et soudain, c’est un calme prodigieux. Les tourbillons fous se brisent devant ce voile de feuilles.
A peine, un bruissement dans les branches pailletées de soleil ; une ondulation fuyante, sur l’herbe haute, d’un vert éclatant, moirée d’ombres transparentes, que broutent, sous les mélèzes, des vaches paresseuses, devant un chalet qui sent le bois frais. La sonnerie argentine de leurs cloches tinte dans l’air chaud. Loin, aussi loin que mes yeux puissent voir, des cimes fuient les unes derrière les autres, découpant leur profil de neige sur l’intense outremer.
Ah ! que je comprends le saint d’Assise et ses cantiques extasiés devant la splendeur des choses créées ! Si fort je la sens et j’en jouis que, passionnément, je me prends à répéter :
— Que c’est beau ! que c’est beau !
Sans m’apercevoir que je parle presque haut, que je ne suis pas seule, qu’un promeneur est allongé nonchalamment dans l’herbe, à quelques pas de moi, devant le même spectacle dont je m’enivre.
Mais une voix dit, derrière moi :
— Oui, vous avez raison, c’est beau, bien beau !
Oh ! cette voix !… Je me retourne, d’un sursaut éperdu.
Et je vois le promeneur debout, qui me salue avec un sourire, un regard, un accent où resplendit une allégresse triomphante. Je ne rêve pas ! Meillane est là, devant moi. Pourtant, je répète, avec l’impression que je dois me tromper :
— Vous ! Vous !… C’est vous ? Ici ?
Et sa voix joyeuse explique :
— Je suis arrivé à Samaden, il y a quelques heures seulement… Pour différentes raisons… qui me paraissaient très sages, j’y ai cherché un gîte. J’ai fait tout à l’heure mon installation, et en attendant un train pour Saint-Moritz, je suis monté ici, attiré par la mine engageante de ce bois de mélèzes.
— Comme moi…
Ses mains se sont tendues vers les miennes que je lui livre d’un élan dont je ne suis pas trop fière à cette heure !
Il les porte à ses lèvres lentement et les y garde sous un baiser long… si long !… comme le dernier jour, à Paris… Moi, je ne pense pas à les lui retirer… Une joie chante follement en tout mon être… Une joie née de la présence imprévue de mon ami, dans cette solitude vibrante de beauté… Née aussi de l’ivresse que je vois dans les yeux qui me regardent…
Et doucement, il me demande :
— Dites-moi, cela vous fait un peu plaisir que nous nous retrouvions ?
Ici, nous sommes si loin du monde que, pas une seconde, je n’ai l’idée de déguiser correctement la vérité !
— Oui, cela me semble bon, très bon !
Je parle presque bas, sans songer à lui enlever mes mains, toujours prisonnières. Peut-être, il ne s’aperçoit même plus qu’il les tient, tant il me contemple. Ah ! il ne voit plus le divin paysage ! Pour lui cacher tout l’horizon, il y a une frêle créature, dont, littéralement, il boit le regard… Et, en cette minute, je ne veux pas penser… chercher pourquoi il me contemple ainsi… Je ne sais ce que l’avenir prépare. Mais rien ne me fera oublier ni regretter la douceur de ces premiers instants… Et, en mon âme, je murmure ce que lui dit tout haut :
— Jamais je n’aurais osé espérer vous revoir ainsi, mon amie…
De quel accent il a prononcé les mots très simples « mon amie ». Ce quelque chose dans sa voix me fait tressaillir et jette en moi l’impression qu’un flot m’a saisie et m’emporte… Vers quelle rive ?
Alors, d’instinct, j’essaie de lui échapper, et j’interroge, en hâte, au hasard, pour reprendre terre :
— Qu’est-ce que vous avez fait depuis mon départ ?
— J’ai attendu le moment où je vous reverrais ! Sans vous, Paris me paraissait un désert. J’ai filé en Dauphiné. Mais là aussi, il m’a fallu un grand effort pour laisser fuir le temps et ne pas prendre, tout de suite, le chemin de l’Engadine… où mon amie ne m’appelait pas pourtant… Ce pourquoi, j’avais très peur d’être mal reçu.
— Mais je ne vous ai pas mal reçu.
Il ne répond pas aussitôt. De nouveau, il me regarde avec la même joie fervente.
— Non ! oh non ! Vous ne m’avez pas mal reçu !… Si vieux que je vive, je me souviendrai de vos yeux en cette première minute du revoir.
Nous sommes insensés de nous dire ces choses. Il risque peut-être tout son avenir. Et il est jeune… Si jeune !…
Moi je n’ai pas d’avenir… Alors ?… Ah ! oui, nous sommes insensés !
Il m’aurait rencontrée dans un salon d’hôtel, comme un monsieur en visite, que sûrement — à peu près sûrement, — nous n’aurions rien articulé de semblable… Mais si haut dans la montagne, hors du monde !…
Je me suis assise sur un arbre renversé ; la dentelle fine des mélèzes palpite au-dessus de nos têtes. Entre les branches, dans la pleine lumière, luit la neige qui nous envoie son souffle vierge, parfumé par la sauvage odeur de la terre, ivre de soleil.
Tout haut, je songe, essayant de me ressaisir :
— Marinette, les enfants et Paul arrivent dans deux jours.
— Déjà ! Oh ! déjà !
— De quel ton déçu vous dites cela !
— Je voudrais vous avoir ici à moi seul…
— Et de quel droit, je vous prie ?
— De mon droit d’ami… aussi exigeant que dévoué.
— Oui, bien exigeant, je le crains…
— Non… car je ne demande rien !
Presque gravement, il a parlé ; sa clairvoyance a-t-elle donc deviné l’affolement délicieux et terrible auquel j’essaie d’échapper et dont j’ai peur…
Une minute de silence. Il est allongé dans l’herbe à mes pieds. Ses yeux gris ne me quittent guère. Et redoutant ce silence, je demande :
— Quand je vous ai aperçu, y avait-il longtemps que vous étiez là, à m’entendre m’extasier ?
— Je vous ai vue monter toute menue, en bas du sentier, pareille à une petite fille… Et puis, vous avez grandi… un peu… un peu plus. Et j’ai commencé à penser que la petite fille devait être une jeune fille dont la silhouette, tout de suite, m’en rappelait une autre…
Malicieuse, je proteste :
— Oh ! ça ce n’est pas vrai !
— Vous savez bien que, toujours, je dis ce qui est vrai.
— Oui, vous avez raison… Alors vous regardiez la silhouette menue ?…
— Qui semblait avoir des ailes, de grandes ailes roses, dressées derrière elle, éperdument flottantes…
— Les pans de mon voile !… Ainsi, je ressemblais à un ange ?
— Un ange très terrestre, heureusement, madame ! Mais je ne pouvais m’imaginer ce bonheur que la jeune fille aux grandes ailes fût justement vous, vous l’amie très chère pour qui j’étais venu au fond de l’Engadine… Et puis, vous avez approché encore… Je vous ai reconnue, sans doute possible…
Il se tait brusquement et je ne réponds pas… Trop de choses nous sentons, qu’il ne faut pas dire !… Des secondes fuient…
Encore une fois, ma volonté fait un sage effort pour briser le charme dangereux. J’ébauche une question. Et nous parvenons à causer. Même, peu à peu, à très bien causer, comme des êtres sûrs l’un de l’autre, deux vrais amis que tout intéresse des jours où ils ont vécu séparés.
Trois semaines !… A nous entendre, on croirait plutôt trois années !… Jamais, à Paris, nous n’avons ainsi causé, avec cet abandon confiant qui m’est une nouveauté exquise que je savoure ardemment, après ma retraite de silence et de solitude. Ah ! quelle douceur, cette sollicitude dont il m’enveloppe !…
Et je lui confie tout à coup :
— Ne me trouvez pas une odieuse babillarde… Je me délie la langue ! Depuis quinze jours, je n’ai conversé avec âme qui vive !
— Comment, vous avez ainsi vécu toute seule avec vous-même, pauvre petite amie chère ! Mais ce devait être affreusement triste, une pareille existence !
Je lui lance avec une malice joyeuse :
— Merci pour moi-même !… Vous trouvez donc ma compagnie bien ennuyeuse ?
Il se met à rire :
— L’homme est fait pour la société de ses semblables. La femme, plus encore, affirment les autorités compétentes.
Et nous recommençons à bavarder, de tout et de rien… jusqu’au moment où je m’aperçois soudain que le soleil s’est enfoncé derrière les montagnes, qu’il fait frais, très frais. J’ai un frisson qu’il surprend :
— Oh ! vous avez froid !… Vite, il faut partir. Vous êtes si peu vêtue !
Et il enveloppe d’un œil inquiet ma blouse de linon, coupée d’entre-deux sous lesquels transparaît la peau.
— Vous êtes redevenue toute pâle, comme à Paris.
— Je suis laide ?…
— Non ! pas laide du tout… pas assez !… Mais vous avez perdu vos belles couleurs roses de l’arrivée !… Pourquoi n’avez-vous pas un châle ?… Un manteau ?…
— Je ne pensais pas rentrer si tard, monsieur mon ami…
— Alors, vite, redescendons… Vous vous réchaufferez en marchant et dans le train… Pourvu que vous ne soyez pas malade !
J’éclate de rire :
— Soyez sans crainte !… Je ne suis pas si fragile…
— Demain, j’irai voir comment vous êtes.
— Demain ?…
Je m’arrête.
— Demain, vous voulez venir ?… Ah ! peut-être, il serait plus sage d’en rester aux heures qui finissent en ce moment…
Il me regarde, indigné :
— Plus sage ?… Quelle erreur ! Il ne faut pas être sage inutilement… Je vous ai promis d’être un bon ami… Fiez-vous à moi…
Et j’ai cédé. Il est sincère… Mais…
Quand je suis rentrée à l’hôtel, très tard, ma jeune amie Marie-Reine, habillée pour le dîner, lisait sur la terrasse. Mon pas, tout près d’elle, lui a fait relever la tête. Un sourire a éclairé sa bouche et elle s’est exclamée :
— Ah ! quelle mine contente vous avez, madame ! Votre promenade a été agréable ?
— Oui, très agréable ! C’était une journée divine…
Et je passe, effrayée de ce que cette enfant pourrait lire en moi que personne ne doit savoir, que moi-même je dois ignorer.
A quoi me sert de fermer les yeux, ainsi qu’une enfant terrifiée ? L’ombre n’empêche pas la vérité de se dresser.
Je l’aime… je ne puis plus me leurrer.
Je l’aime, pourquoi ?… Qu’a-t-il de plus que les autres qui jamais n’avaient pu m’émouvoir, depuis que mon cœur a été mis en lambeaux…
Je l’aime… Les lambeaux ont été rapprochés par un magicien dont je ne soupçonnais pas le pouvoir. Je l’aime !…
Et les yeux éblouis, les mains serrées devant le vertige, je répète : « Où vais-je ?… Où vais-je ?… »
Ainsi qu’il l’avait dit, tantôt, il est venu. J’étais à écrire dans mon petit salon. J’ai reconnu son pas d’être dominateur, son pas vif, pressé, résolu…
Il était impatient d’arriver près de moi… Et je le reçois, moqueuse et insouciante… tandis qu’en mon cœur ressuscité palpite le désir fou de me glisser entre ses bras, qui me garderaient de tout mal ; de mettre ma tête sur sa poitrine, mon visage sous sa bouche ; d’en sentir la caresse sur mes cheveux, sur mes paupières, sur mes lèvres…
C’est pourtant vrai que je souhaite cela, moi, la farouche Viva… Je l’ai compris quand il est entré…
Mais cette folie, je ne l’ai pas trahie ! Elle est mon secret, effrayant et divin.
Que faire ?…, Partir ? ou lui demander, à lui, de me laisser ?… Ce serait peut-être la guérison ? Mais en aurai-je jamais le courage, même consciente que je m’en vais vers la douleur, fatalement, si je ne me défends contre le mal d’aimer ?
Est-ce qu’une créature glacée fuit, de sa pleine volonté, la flamme qui la ranime ?
Ah ! je le sais bien que je ne partirai pas !… Et que je ne vous demanderai pas de partir, ô mon ami, qui ne serez que mon « ami… », mon ami très cher. Oui, restez, si vous pouvez me faire le sacrifice de ne pas espérer ce que je ne vous donnerai pas, résolue à n’être plus le bien de personne…
Peut-être vous en souffrirez… parce que vous êtes homme ! Et les meilleurs veulent tout, de l’être cher… Et, en ce moment, je vous suis chère, si chère ! je le sens délicieusement… Mais, moi aussi, je souffrirai quand vous me quitterez… Plus durement que vous, peut-être encore, car ce sera en mon cœur que vous avez arraché de sa tombe, et qui devra, vous parti, retrouver l’horreur de la mort.
Voici les Abriès arrivés et installés déjà ; non pas en mon calme domaine, mais à l’abri d’un palace fourmillant d’hôtes select. Paul est épanoui, les petits sont adorables et Marinette délicieusement jolie, chic à l’avenant, semble leur grande sœur, et trace, dans le Tout Saint-Moritz, un sillage de Parisienne infiniment élégante, dont les remous sont très amusants à observer. Ils atteignent jusqu’aux excursionnistes convaincus, tannés par le soleil et la neige, aux allures de vagabonds, qui, pour la regarder, oublient un instant glaciers, guides, piolets.
Cette présence est pour moi une diversion forcée. Peut-être elle va me guérir, si j’essaie résolument d’échapper au mal…
Mais pour guérir, il faudrait le vouloir ! Il faudrait ne pas nous voir sans cesse, rapprochés plus encore par sa camaraderie avec Paul qui mêle sa vie à la nôtre. Il faudrait que nous n’ayons pas, tous deux, cette même résolution, silencieuse et inflexible, de ne perdre pas une parcelle du peu de jours qui nous sont donnés. Car le 19, il doit être de retour dans le Dauphiné, où l’anniversaire de sa mère rassemble tous les enfants.
Ah ! devant cette certitude, je ferme les yeux sur l’avenir. J’étouffe tout conseil de prudence. Confiante en mon ami, je vis dans le seul présent, comme dans un songe enchanté, oublieuse du réveil certain. Sans résistance, je me laisse gâter avec une délicatesse tendre, un souci de mon plaisir, de mon repos, qui me fait bondir le cœur d’une joie inconnue. Jamais personne n’a été ainsi pour moi, même ceux qui m’ont le plus choyée. Et, jadis, dans l’amour de Robert, il n’y eut rien de pareil ! Car c’était pour lui qu’il m’aimait…
Les douces matinées que je passe !
Je vais retrouver les enfants qui jouent dans une prairie écartée sous la garde d’Agnès… Et lui vient me rejoindre… Nous nous asseyons sur quelque roche moussue, et nous causons, — ou même nous nous taisons… — tout en regardant les petits, qu’un élan câlin ou le caprice du jeu fait bondir vers nous.
Ce matin, en arrivant, je trouve Agnès courroucée contre Hélène qui se tient devant elle, la mine penaude, ses menottes croisées derrière son dos, — attitude de son père tout à fait comique chez elle. Guy, lui aussi, darde sur la petite des regards indignés.
J’interroge :
— Que se passe-t-il donc, Agnès ?
Et aussitôt ; dans son charabia mi-français, mi-anglais, elle explique, sévère :
— Ce petit fille, il est très méchant. Il a mordu un baby de l’hôtel, jusqu’à faire saigner le doigt de lui…
A mon tour, je jette un coup d’œil gros de reproche sur la coupable qui baisse le nez de plus en plus, avec une adorable mine de confusion, l’ombre des cils voilant l’éclair des prunelles. A peine, j’entrevois la petite bouche que contracte l’envie de pleurer. Et je m’écrie, la voix sévère :
— Quelle vilaine fille tu es, Hélène, d’avoir mordu ce baby ! C’est si méchant ! Pourquoi as-tu fait cela ?
Cette fois, elle relève à demi sa délicieuse frimousse, et d’un air tout ensemble contrit et révolté, elle murmure piteusement :
— J’avais faim !
Hier, Marinette m’a dit :
— Comme l’Engadine te réussit, Viva !… tu es jolie… jolie !
Et Paul a appuyé, la tête dressée hors de son journal :
— Ça c’est vrai… Vous avez des yeux et une bouche à ensorceler un saint !
J’ai ri, haussant les épaules.
— Oh ! si mon charme opère seulement sur les saints, je suis à peu près sûre de ne pas faire beaucoup de ravages à Saint-Moritz…
— Non, non… pas « seulement » sur les saints, m’est avis… Gare aux pauvres hommes !
— Paul, mon grand, vous êtes stupide !
Dieu ! Quelle hypocrisie dans cette exclamation ! Depuis des années, aucun compliment ne m’avait fait pareillement tressaillir de plaisir…
Pour mon ami s’est réveillée ma coquetterie d’antan. Pour lui, je désire que ma forme fragile, que mon visage, que mes robes même soient séduisantes… Je crois vraiment — à ma confusion grande, je le constate !… — que je m’en préoccupe autant que Marinette elle-même. Et c’est bien moi, la dédaigneuse, qui en suis là ?…
Pour lui, encore, j’ai oublié ma répugnance à faire de la musique dans ce milieu d’étrangers ; et tantôt, au cœur de l’après-midi, quand tous à peu près étaient en promenade, j’ai chanté ; chanté tout ce qu’il m’a demandé. J’ai été récompensée, d’ailleurs ; nous avons passé une heure exquise. Ce après quoi revenus dans la prose, nous avons fait le goûter le plus gai du monde, avec un entrain d’écoliers qui ont bien rempli leur tâche.
Encore un jour fini.
Je ne cherche pas à savoir ce qu’il pense de « nous » et il ne m’interroge pas. Même, j’arrive à oublier sa clairvoyance, à l’abri du voile dont un reste d’instinctive raison garde enveloppée la Viva nouvelle, apparue en moi.
Si maître de lui-même, il semble avancer dans le chemin dangereux où nous sommes engagés, que je le suis, ne songeant plus, — presque plus ! — au vertige possible !
Je refuse toute invitation et laisse Marinette exercer sa séduction « ravageante » à travers les excursions, pique-niques, thés, parties de tennis, de golf…
Elle est si habituée à ma sauvagerie, qu’elle ne s’étonne pas du soin que j’apporte à me dérober aux trop nombreuses « connaissances » retrouvées ici.
Tout au plus, quand elle en a le loisir, quand ses flirts, ou le regret de Mme Valprince ne l’absorbent pas, elle me taquine sur les promenades que je fais ouvertement avec Meillane, qui, en qualité d’ami de Paul, ne nous quitte guère. A peu près chaque soir, nous dînons ensemble, ou nous nous retrouvons dans l’un ou l’autre de nos hôtels respectifs.
Lundi, Paul, mis en fuite par un « thé » en société qui ne l’amusait pas, a demandé à nous accompagner.
Quand mon ami est venu me prendre, il a trouvé le bon Paul qui fumait devant le perron, attendant que je fusse prête. De ma fenêtre, j’ai vu sa mine, à l’annonce de ce compagnon de promenade ; et distraite une seconde de ma propre déception, je me suis mise à rire derrière mon rideau, tant il avait l’air exaspéré contre Paul, qui, bien innocent, s’exclamait sur son plaisir d’aller, avec nous, revoir l’hospice de la Bernina.
C’est vrai que cette excursion à trois a été odieuse de banalité… une promenade perdue !…
Et les jours fuient si vite ! Ils me semblent une eau lumineuse, qui filtre entre mes doigts, serrés en vain pour la retenir.
Une dernière semaine… Et puis ce sera le réveil… Lui aussi ne peut l’oublier. A combien de choses je le sens !
Est-ce déjà le réveil ! Tout à l’heure, j’ouvre un journal et j’y vois une dépêche de New-York, annonçant que le maître Robert Doraine a provoqué en duel au pistolet le millionnaire Hugh Manfield, lequel affichait cependant une enthousiaste admiration pour la belle interprète de la Danaïde. Robert est atteint à l’épaule. Le millionnaire a la poitrine traversée d’une balle.
L’aventure fait grand tapage, vu les personnalités en jeu, mondaine et artistique, et elle est contée avec des commentaires et des sous-entendus qui ont amené un flot de sang à mes joues décolorées par la révélation imprévue. Vraiment, le maître Robert Doraine oublie un peu trop qu’en Europe il a laissé une femme qui porte son nom ! Sa vie n’étant pas en péril, aucune pitié n’adoucit la révolte qui m’ébranle tout entière, — la même que s’il m’avait souffletée devant tous.
Il a jugé à propos de télégraphier la nouvelle à Paul, avec prière de m’avertir.
Aussi, mon dévoué beau-frère est-il apparu, il y a une heure, à l’hôtel, plutôt embarrassé de sa mission, et inquiet de la façon dont j’accueillerais l’événement, qui, croyait-il, m’était encore inconnu.
Parce que j’avais les nerfs en déroute, j’ai bousculé ses précautions oratoires par un bref :
— Voyons, Paul, expliquez-vous, je vous prie… Qu’y a-t-il ?
Et sûrement, en cette minute, j’avais des yeux d’orage et ma bouche volontaire, la bouche de père, au commandement de laquelle toujours on obéit…
Alors, désorienté par mon accent, si différent de celui que j’ai à l’ordinaire avec lui, il m’a, en quelques mots, raconté ce que je savais déjà : le duel à propos de la Danaïde, dont Robert sort le bras fracassé. Pas d’autre blessure n’est mentionnée.
Je l’écoute, crispée jusqu’à l’insensibilité, les yeux attachés sur une branche d’arbre mouvante, sous la brise, devant ma fenêtre. Une pensée, obscurément, erre obstinée dans mon cerveau, — lueur qui éclaire des abîmes : « Que cette balle eût dévié, et peut-être, à cette heure, je serais veuve… libre… »
C’est horrible de songer cela ! Pourtant, je ne suis pas cruelle… Il aurait besoin de mes soins, que je les lui donnerais sans effort… comme à un étranger. Et jamais je ne ferais l’ébauche même d’un geste pour abréger sa vie d’une seconde, si elle dépendait de moi… Il me semble, du moins…
Je raidis toute ma volonté pour ne pas penser, pour ne rien sentir… Et je m’aperçois que Paul me considère ahuri, inquiet de mon calme inexplicable pour lui. Dans son désarroi, il me dit d’un ton encourageant :
— Vous voyez, Viva, qu’il n’y a pas lieu de vous tourmenter.
— Me tourmenter ?… Oh ! Paul, vous n’imaginez pas que moi, épouse délaissée, trahie au su de tous, je puisse « me tourmenter » au sujet de votre beau-frère blessé par sa faute et pour sa maîtresse !
— Mais il ne vous dit pas pour quelle raison il s’est battu ! riposte Paul naïvement.
— Cette raison-là… Paul, vous le savez aussi, s’appelle Marcelle Huganne. Le richissime Manfield aura voulu la lui enlever et il a tiré sur le maraudeur !… En ces conditions, avouez-le, je ne puis lui accorder que l’intérêt distant éveillé par toute créature blessée… rien de plus !
— Oui… oui… Vous avez raison.
Paul est trop loyal pour ne pas le reconnaître. Et il se tait. Moi aussi. Mon âme est un chaos où souffle un vent de tempête.
Je demande tout à coup :
— Marinette sait ?…
— Je lui ai dit la chose, avec ménagement. Vous savez, elle adore son frère… Je viens de télégraphier pour demander plus de détails et offrir d’aller là-bas si Robert redoute d’être seul…
Durement, j’interromps :
— Il n’est pas seul… Soyez sans inquiétude, Huganne veille sur lui…
— Mais s’ils sont brouillés, je…
— Le duel les aura réconciliés. Les femmes, surtout celles de ce monde-là, sont toujours flattées qu’on aventure sa vie en leur honneur !
Paul n’insiste pas. Mais, affectueusement, il me convie à venir passer l’après-midi avec eux… « pour me distraire ! »
— Avec vous seuls ?
— Je n’ose vous l’affirmer… Jamais nous ne sommes seuls. Marinette a toujours du monde !
— Alors, mon ami, je vous remercie beaucoup de votre amicale demande, mais je resterai ici… Aujourd’hui particulièrement, je préfère ne voir personne.
— Oui, je comprends, je comprends bien.
Et entre haut et bas, dans ses moustaches, je l’entends marmotter.
— Diable de garçon !… Pauvre petite femme !…
Mais, bien entendu, je ne relève pas ce discret jugement. Il me suffit de sentir la chaleur de sa sympathie dans le baiser qu’il dépose sur ma main. J’interroge seulement encore :
— Les petits joueront à leur place accoutumée avec Agnès ?
— Oui, je suppose.
— J’irai les retrouver… Ce sera pour moi la meilleure société…
La meilleure, oui, sûrement… Il me sera bon d’entendre leur rire, leurs propos menus, de sentir leurs lèvres caressantes…
Mais… mais… c’est une autre présence qu’appelle mon cœur bouleversé qui ne sait plus où se prendre et cependant, orgueilleux, n’accepterait pas une parole de pitié ; même de lui, surtout de lui…
Je voudrais le réconfort de sa chaude amitié.
Mais il lui faudrait, en silence, laisser passer la tourmente qu’il doit ignorer. Aujourd’hui, j’ai la sensibilité à vif ; et même le frôlement d’une sympathie exprimée serait douloureux sur ma plaie.
Sait-il déjà ce que le premier venu peut savoir ?… A-t-il appris, lui aussi, par quelque journal ?… ou Paul lui a-t-il dit ?…
Je viens de regarder les feuilles françaises de ce matin. Presque toutes reproduisent l’entrefilet venu d’Amérique ; certaines y ajoutent des réflexions qui enveniment ce petit scandale mondain.
Les éclaboussures en jaillissent autour de moi mais non jusqu’à moi qui, durement, ai attaché mon masque impénétrable à toutes les curiosités.
Comme je rentrais, avant le dîner, avec les petits, j’ai croisé Meillane. J’avais mes deux mains prises par Guy et Hélène ; Agnès était sur mes talons. Nous avons échangé un simple « bonjour », tout à fait quelconque. Mais la certitude est tout de suite entrée en moi : « Il sait. » Son regard n’avait pas, rencontrant le mien, l’expression coutumière… Avec l’acuité de mes nerfs surexcités, j’y ai discerné une attention anxieuse, grave et compatissante.
Mais comme je demeurais impassible, le visage fermé, figée dans la crainte d’un mot qui me ferait mal, il m’a dit simplement, comme si rien ne fût arrivé :
— Je suis allé pour vous demander une tasse de thé, tantôt, à l’heure du goûter. Mais vous étiez partie !
— J’avais été rejoindre les enfants…
— Oui… c’est ce que je vois… Et ils vous ont accaparée ! Ce sont de petits gourmands… Je voudrais bien avoir été à leur place.
Il caresse la joue ronde d’Hélène qui lui rit du fond de sa capote fleurie. Guy tient ma robe avec un air de ne pas permettre que je m’échappe pour marcher près du nouveau venu.
Et pour la première fois depuis le matin, mon âme douloureuse se détend un peu. Ces trois êtres me donnent de la tendresse, chacun à sa mesure…
Mais Paul nous rejoint. Et je rentre, les laissant tous.
Nouvelle dépêche. La cause du duel ? Une discussion d’ordre artistique, après un souper trop arrosé de champagne.
Robert remercie Paul de sa proposition d’aller le trouver. Mais il affirme que le voyage est inutile ; sa blessure est sans gravité et ne demande que du temps pour guérir. Il nous prie tous de ne pas prendre la peine de venir, car il est parfaitement soigné dans la maison de santé où il s’est fait conduire et où il est très entouré. Je suis, en particulier, invitée — en termes affectueux ! — à ne pas m’imposer l’inutile fatigue d’un tel voyage.
Sommes-nous assez désunis ! Autant, certes, que si la loi y avait passé.
Et elle y passera. Cette fois, mon orgueil s’est cabré. L’insulte publique de ce duel a cinglé ma dédaigneuse indifférence.
Quand Robert est parti, j’ai eu, je me souviens, la prescience qu’elle était finie, la comédie de notre vie conjugale, et qu’à son retour, elle ne recommencerait pas. Maintenant, ce m’est une certitude. J’ai compris aujourd’hui que je ne supporterais plus une existence près de lui, que, seul, mon incommensurable détachement m’avait fait accepter.
Si, pour obtenir notre séparation, il faut les révélations auxquelles, jusqu’ici, je me suis farouchement refusée, tant pis !… Je m’y soumets, si, à ce seul prix, je puis n’avoir plus rien de commun avec l’homme qui a fait de moi la solitaire, la désenchantée, la vivante épave que je suis aujourd’hui.
Oh ! oui, maintenant, je la veux, la séparation !… Et non pas seulement pour la volupté d’être libre, pour échapper à l’équivoque frôlement de nos deux existences… Mais pour ma dignité de femme. Trop longtemps, j’ai eu, devant le monde, un misérable personnage d’épouse complaisante ou aveugle. Bien peu, sans doute, ont deviné « d’épouse méprisante ». Ah ! comment ai-je pu m’y prêter trois années !
Ce matin, autre dépêche rassurante, à mon adresse. Je l’ai lue comme s’il se fût agi de n’importe quel étranger. Tant mieux si son état lui paraît satisfaisant ; s’il est soigné à merveille et à son gré… Cette histoire ne me touche plus en rien.
Devant la résolution qui, impérieusement, s’est imposée comme la nécessité même, j’ai retrouvé un calme tel, que je m’étonne presque du torrent d’émotion qui m’a ébranlée toute, parce que mon ex-mari a joué sa vie pour garder une maîtresse très chère.
Je veux oublier ces dernières journées, retrouver l’ardente douceur des autres, reprendre ma vie où elle s’est arrêtée quand, par hasard, j’ai ouvert le journal qui m’a appris… Je veux… ah ! comme je veux !… sans me soucier de l’avenir, jouir des derniers jours où mon ami sera près de moi. Et depuis hier, je ne l’ai pas vu. Est-ce discrétion ?… Est-ce mon air, l’autre soir, qui l’a écarté ?… Est-ce… Quoi ?… Je ne sais…
Mais lundi, dans cinq jours, il doit partir. Et je voudrais tant recevoir, de lui, encore un peu de joie…
Aujourd’hui encore, il a été invisible. Je l’ai rencontré comme je revenais d’une course avec Marinette. Il nous a dit avoir passé la journée à Pontresina en compagnie d’un ami anglais, arrivé depuis peu à Saint-Moritz ; et il s’est dérobé quand Marinette lui a demandé s’il viendrait à l’hôtel, ce soir.
Moi, je n’ai rien dit. Je ne devais même pas avoir l’air d’écouter ; je regardais, indifférente, le défilé des passants… Et tout bas, en mon cœur, je me demandais ce qu’il avait, les traits durcis par je ne sais quelle préoccupation, par je ne sais quoi de résolu, de presque inflexible. Avec moi, il était tellement autre, correct jusqu’à paraître cérémonieux.
Je n’ai pas semblé m’en apercevoir. Mais après quelques phrases banales, sur un bref adieu, je les ai quittés, Marinette et lui.
Il m’évite, je n’en puis plus douter. Et les heures passent. Et il va repartir… Et je vais retrouver l’isolement… Et si nous nous séparons ainsi, ce sera bien fini notre belle amitié… Qu’a-t-il ?…
M’en veut-il de l’avoir laissé à l’écart pendant les mauvaises journées que je viens de vivre ? Il ne sait pas, c’est vrai, que toute épreuve réveille ma sauvagerie. Même enfant, je prétendais porter seule, en silence, ma peine ou mon mal, dans une farouche crainte de la pitié.
Son attitude nouvelle ressuscite l’orgueil qui m’enveloppe sous un impénétrable voile. Dans les rares instants où le hasard nous a rapprochés, depuis hier, j’ai été, je le sentais, railleuse, agressive, alors qu’en mon cœur je le suppliais de ne pas me faire mal, de redevenir ce qu’il était…
J’apprendrais qu’il est parti, sous un prétexte, sans même me dire adieu, je n’en serais pas surprise !…
J’avais refusé de dîner chez Marinette qui, tout à fait rassurée sur le sort de Robert, avait, ce soir, cercle « intime »… Or, j’ai expérimenté comment elle conçoit l’intimité ; et, en ce moment, j’ai une terreur presque maladive du monde et de sa curiosité à mon endroit.
Je regagnais l’hôtel par le chemin du lac, l’âme si meurtrie que même l’apaisante douceur du crépuscule n’avait plus sur elle sa puissance de baume. Ah ! quelle angoisse cachait mon air de promeneuse, alors que j’avançais, lente, sous les arbres, les yeux errants sur le lac d’eau sombre.
Brusquement, à un détour, je me suis trouvée face à face avec lui, Meillane, qui venait en sens contraire.
Tous deux, nous nous sommes arrêtés, sans un mot, sans même nous tendre la main ; je me le rappelle maintenant. Mais nos regards s’étaient jetés l’un vers l’autre. Un silence de quelques secondes.
Puis, une exclamation a jailli de mes lèvres qui tremblaient, avant que ma volonté les eût closes :
— Nous ne sommes donc plus amis ?
— Qui peut vous faire croire cela, madame ? Oh ! je suis toujours à vous, bien à vous !
Il s’est arrêté ; mais il continuait à me regarder avec une expression que j’ignorais dans ses yeux, une sorte de sévérité âpre et ardente, — tant d’amertume aussi !…
Et ainsi, il ressemblait si peu au Meillane de Samaden, que la terreur du « jamais plus » m’a mordu le cœur. Alors, sans me comprendre, lui que j’avais cru mon ami, il m’abandonnait à l’heure même où j’aurais eu tant besoin de le trouver ?… Il ne le devinait pas, lui si clairvoyant !
Ma peine a été si forte que j’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Je me suis détournée vite, me reprenant à marcher.
Il m’a suivie. Mais il se taisait comme moi qui avançais lentement, écrasée par une lassitude découragée. Je devais avoir le visage dur que me donne une souffrance que je ne veux pas avouer.
Nous avons ainsi fait quelques pas dans l’allée presque déserte, où nous croisions de rares promeneurs. Puis, tout à coup, dans une irrésistible soif d’atteindre sa pensée qui se dérobait, j’ai interrogé brusquement :
— Vous avez appris que, là-bas, mon mari s’est battu parce qu’un Yankee prétendait lui disputer sa maîtresse ?
— Oui, j’ai appris ce duel…
Son accent est bref. De nouveau, il se tait. Et c’est moi qui continue :
— Vous avez appris… Et vous me méprisez d’accueillir sans plus de colère la nouvelle injure qui m’est faite ?
Il ne répond pas aussitôt et je devine que, me sentant toute frémissante, il hésite sur les mots qu’il peut me dire.
Mais j’insiste. Cette barrière de silence entre nous m’est devenue intolérable.
— Vous ne me répondez pas ; pourquoi ?… Je veux savoir… Même si c’est du mal de moi que vous pensez !
— Penser du mal de vous, madame ? De quel droit me permettrais-je de blâmer ou d’approuver… quand j’ignore ?… Vous seule pouvez être juge de la conduite à tenir en cette circonstance.
Il a parlé presque gravement, avec la même réserve froide qu’il aurait montrée à une étrangère dont les faits et gestes ne peuvent en rien le toucher.
Pourtant ce qu’il vient de dire, c’est, j’en ai la certitude, la conclusion d’une ardente discussion soutenue avec lui-même. Rebelle à tous les compromis, son intransigeante droiture n’admet pas mon attitude désintéressée, devant l’acte de mon « mari ». Aussi, il n’a pas eu un geste même de protestation quand je lui ai dit qu’il me méprisait !… Et je jette, vibrante d’amertume :
— Vous ne me jugez pas, soit ! Mais vous répudiez une amie dont les chroniques médisantes racontent la dernière mésaventure, ces jours-ci ! Et, tout bas, vous pensez qu’après tout, je recueille ce à quoi je me suis exposée en acceptant une situation… que vous connaissez, comme tout Paris !… et que vous condamnez !
— Dites plutôt que je ne comprends pas comment vous, vous si vraie, vous avez pu l’admettre ! Pour quelles raisons ?… Ah ! que de fois je les ai cherchées, ces raisons, en arrivant à me demander si, tout simplement, elles ne se résumaient pas en une seule…
Dans sa voix gronde une violence passionnée. Il est disparu, le Meillane « lointain » qui, tout à l’heure, m’a abordée ! Je répète :
— En une seule ? laquelle ?… Dites, j’ai le droit de savoir, puisque je suis en jeu ?
— Vous voulez savoir ?… Eh bien, la vérité, la voici… et pardon si je vous offense. A force de chercher à déchiffrer l’énigme que vous êtes, j’en suis venu à me demander si, en dépit des apparences contraires, vous n’étiez pas de ces femmes qui aiment toujours, malgré tout, l’homme à qui elles se sont données… Et depuis deux jours, la question me hante de nouveau. Et je vous fuis… tant je redoute que vous m’apportiez la certitude qui me serait un supplice…
Je le regarde ; un éclair doit flamber dans mes yeux :
— Quelle certitude ?… Que j’aime encore Robert ?… Comment ! vous avez pu supposer cela ? Oh ! pour quelle créature m’avez-vous prise ? Et comment avez-vous pu, me croyant capable de cette bassesse, m’appeler votre amie ?… Jamais je n’aurais imaginé que vous m’estimiez si peu !…
Il m’arrête avec une autorité frémissante :
— Ne dites pas de pareilles folies !… Je vous l’ai prouvé, à un point… que moi seul, je connais, il est vrai…, quel respect j’ai de vous !
Il a raison. Jamais il ne m’a dit un mot qui me rappelât que j’étais une femme que nul ne protège. Ce qu’il a pu souhaiter de moi — car il est homme… — il a eu la délicatesse généreuse de ne pas me le laisser entendre.
Et ma révolte s’apaise. Je sens mourir ma résolution, obstinée de silence. Il l’a bien gagné, de savoir le premier ce à quoi je suis résolue pour l’avenir.
Une lente aspiration d’air dans ma poitrine haletante, et je reprends :
— Vous avez raison de ne pas me mépriser, car je ne l’ai pas mérité, dans le passé… Et dans l’avenir, même les apparences ne seront plus contre moi…
— Quoi ?… Que voulez-vous dire ?
— Une chose très simple, ceci… Quand vous serez au Canada, vous apprendrez un jour, le plus prochain possible, que je ne dépends plus que de moi-même… Que la loi, à son tour, nous a séparés, Robert Doraines et moi.
J’entends une exclamation sourde déchirer ses lèvres :
— Vous voulez le divorce ?
— Séparation, divorce… Peu m’importe. Je veux n’être plus jugée… comme vous m’avez jugée !… Je veux le droit de vivre, loin d’un homme qui ne m’est plus rien !…
— Pourquoi ?…
L’étrange question… L’étrange accent de cette voix, qui fait un cri de la question.
— Pourquoi ?… Parce que je n’ai plus le courage… ou la veulerie, de supporter la vie à laquelle le découragement, un découragement infini ! m’a fait consentir depuis trois années… Puisque je n’attends plus rien de l’avenir, qu’est-ce que cela me faisait, de vivre là où ailleurs, du moment que le pacte de notre séparation était bien tenu de la part de Robert ?… Mais maintenant je ne pourrais plus !… Il a eu tort de partir… J’ai réfléchi, beaucoup réfléchi… J’ai connu le bienfait de l’indépendance absolue qui, pour ma dignité, doit être désormais la mienne. Et la solution fausse que nous avions adoptée me paraît si avilissante, que je ne comprends plus comment j’ai pu l’accepter… Quand Robert reviendra, je lui dirai tout cela !
J’ai parlé comme on se délivre d’un fardeau, tout d’un trait, saisie d’une soif de crier ce qui est la vérité ; autant pour moi que pour celui qui m’écoute, je le sens, de tout son être, sa tête hautaine un peu courbée.
Il réfléchit… Oh ! comme il réfléchit !… et je murmure, mes yeux cherchant les siens, troublée par son silence :
— J’ai raison, n’est-ce pas, mon ami ?
Il tressaille. Presque bas, il prononce :
— Ce n’est pas à moi de vous dire que vous faites bien…
Il a ce même étrange accent, jamais entendu dans sa voix ferme, et que je ne cherche pas à m’expliquer… Mais les yeux ont le regard des meilleurs jours, le regard qui m’a ressuscitée… Et je sens sourdre, en mon cœur, la source vive d’une joie qui m’envahit, comme monte la mer. Je me remets à marcher, lui à mon côté. Avec une confiance d’enfant qui se sent très chère, je prie :
— Alors, si je fais bien, ne me montrez plus une figure sévère. Redevenez l’ami que vous étiez ! Laissons tomber derrière nous les choses cruelles !… Il reste si peu de jours avant votre départ ! Faites-les moi très doux, je vous en supplie. Il faut que j’y puise de la force pour après… quand je serai seule à supporter…
Du même ton bas et vibrant, il murmure :
— Ma chère, très chère petite amie, si vous avez un peu besoin de moi, est-ce que jamais j’aurai le courage de vous quitter !
— Il le faudra bien…
Je m’arrête court, car ma voix s’altère. Mes nerfs ont eu trop de secousses depuis quelques jours !
Je suis lasse, oh ! que je suis lasse ! Je voudrais me reposer dans ce silence, devant ce lac paisible, sous le large ciel couleur de mauve et d’or, blottie contre le cœur qui veille sur moi… Et oublier passé, avenir, tout, oh ! tout ce qui n’est pas la douceur de me sentir protégée !
Mais c’est impossible, cela.
D’ailleurs, pour m’obliger à la correction, voici que je suis revenue devant mon logis où nous a conduits notre marche inconsciente. Des groupes sont là, sur la terrasse, dans le parc, qui nous voient, nous observent, tirent leurs déductions.
Et cette attention que je devine, rappelle aussitôt ma réserve en déroute. Je redeviens une dame très correcte. Je tends la main à Meillane, d’un geste d’adieu.
— Petite amie chère, vous ne voulez pas que nous nous quittions déjà !
Je souris de son accent indigné.
— Il est très tard !… Entendez-vous sonner la cloche du dîner ?
— Qu’est-ce que cela vous fait ?… Vous avez si faim ?
Cette fois, je ris tout à fait du contraste entre cette prosaïque question et nos précédentes paroles.
— Non ! je n’ai pas si faim !… Un peu seulement parce que je suis contente que vous ne soyez plus fâché après moi ! Mais demain, nous nous retrouverons !
— Bien entendu !… Car nous avons encore beaucoup de choses à dire…
De nouveau, l’accent qui m’étonne.
— Demain, je veux votre journée… Laissez-moi vous emmener hors d’ici… où vous aimerez… A la Maloja ?… Voulez-vous ?
Oh ! la tentation ! Mon cœur a un sursaut d’allégresse et de désir si violent, que je reste silencieuse, effrayée de ce désir et de cette allégresse. Il serait fou de consentir… Et pour tant de raisons ! Mais d’ordinaire, je ne me préoccupe pas ainsi de la convenance de mes actes…
Il lit mon hésitation dans les prunelles troublées que je lève vers lui. Et avec un singulier mélange de volonté et de prière tendre, il insiste :
— Ne dites pas non, mon amie…, pour notre dernière promenade, sans doute.
La dernière, c’est probable, oui. Pourquoi alors tant de vaine prudence ! J’aurai bien le temps d’être sage !
Et mes incertitudes ne sont plus que des feuilles mortes qui tombent. Et je dis « oui ».
Y a-t-il sous ce toit qui nous abrite, tous passants dans la montagne, une autre créature qui, ce soir, ait contemplé la nuit avec les yeux extasiés qui sont les miens ?
Ai-je rêvé ?… Ou bien est-ce dans une réalité divine que le bonheur m’a tout à coup montré son visage oublié ?
Ai-je rêvé que, fidèle à la promesse qui m’avait été arrachée, j’étais ce matin, à l’heure convenue, devant la voiture de poste qui devait nous emporter à la Maloja ? Car un réveil de mon expérience me faisant redouter la douceur du long tête-à-tête dans l’intimité d’une voiture, j’avais exigé que nous prenions la « poste » de Chiavenna où nous étions en société nombreuse.
A son tour, il avait cédé… mais retenu les places qui nous mettaient hors de la bande des touristes italiens, allemands, anglais qu’emmenait la pittoresque voiture ; pareille à quelque berline du siècle passé, avec sa caisse couleur de paille et ses coussins de velours pourpre.
Et dans l’éblouissant matin que le soleil sablait d’or, nous sommes partis, ébranlant les vieux pavés du pas de nos quatre chevaux dont les grelots sonnaient, dans l’air vibrant de clarté.
Nous avons dévalé la côte qui descend vers le lac. Nous avons laissé, derrière nous, sa fluide émeraude où les arbres allongeaient leurs ombres, et pris la route qui s’ouvrait comme un chemin de lumière, sur la rive de l’Inn, bondissante sous l’écume, à travers des plaines de velours.
Alors le rêve m’a envahie. Du plus profond de mon cœur, ainsi que d’un abîme, est montée la volonté souveraine de m’enfermer dans le présent qui m’apportait une béatitude inouïe et faisait de moi — pour quelques heures ! — ce que, jamais plus, je n’aurais cru pouvoir être, une femme heureuse. Oui, follement heureuse parce qu’elle oubliait !…
De tous les êtres, un seul existait pour moi, qui lui aussi, en ce matin radieux, appartenait tout entier à une créature unique.
Oh ! comme la certitude m’en pénétrait, sans que nous eussions prononcé un mot qui en effleurât même, le secret ! En ce premier moment, le sentiment de sa présence me suffisait ; et aussi la pensée que, pendant des heures, nous allions être seuls, parmi des inconnus, dont j’entendais, ravie, le langage étranger. Car ces mots que je ne comprenais pas avivaient ma conscience d’être bien isolée avec mon ami. Aussi, quels trésors de sympathie je déversais sur le vieux couple allemand et sur le jeune couple italien — très amoureux !… — sur trois Anglaises, fraîches et garçonnières qu’accompagnaient de robustes jeunes hommes qui lançaient joyeusement la fumée de l’inévitable pipe à travers l’atmosphère de cristal bleu. Ma lassitude, que la nuit, à peu près sans sommeil, n’avait pu dissiper, se laissait bercer par la course rapide des chevaux, par la brise qui fouettait mon visage, par la changeante vision du décor merveilleux. Avec les prairies, les forêts de sapins, déchirées sur des vallées souriantes. Des lacs verts, des lacs bleus, d’une limpidité prodigieuse, à peine ridés d’ondulations nonchalantes, pailletés d’aigrettes qui scintillent sur le reflet sombre de la montagne boisée, sur le reflet d’argent des crêtes de neige.
Nous parlons très peu. Mon ami, je le crois bien, se tait pour respecter le silence extasié où je m’absorbe, reposée par le sentiment qu’il est près de moi.
Si une instinctive correction ne m’arrêtait, je glisserais, comme font les enfants, ma main dans les siennes pour sentir sa présence, plus fort encore. Mais, de vieille date, les convenances m’ont disciplinée ; et seulement, je tourne, par instant, la tête vers lui, pour qu’il soit bien sûr que je ne l’oublie pas. Alors je rencontre ses yeux attentifs, songeurs, un peu graves… mais où je lis tout ce que je souhaite pour demeurer la créature enivrée qui se laisse emporter dans une sensation de rêve.
Confusément, en mon âme, telles des ombres sur un écran lumineux, des figures passent, lointaines : père, Marinette, ma petite fille d’autrefois, mes amis parisiens, même mon cruel époux ; et, errant parmi tous, une mince jeune femme aux yeux moqueurs et tristes, au sourire sceptique qui, sous un air de spectatrice indifférente ou curieuse, promène un cœur désespérément triste.
Je la connais bien, cette jeune dame désenchantée. C’est la vraie Viva… Celle qui était hier. Celle qui sera demain.
Mais aujourd’hui, je n’ai rien de commun avec elle. Pour quelques heures, je suis une heureuse qui, jalousement, garde contre les fantômes son fragile bonheur.
A Sils Maria, un arrêt m’arrache à ma songerie. Encore une fois, je me tourne vers lui, un peu confuse de m’être ainsi laissé absorber par mon rêve, dont il est l’âme. Et avec un sourire qui demande grâce, je prie :
— Ne me trouvez pas bien impolie de causer si peu ! Mais mon « moral » est un convalescent, au sortir d’une crise… Et, vous savez, les convalescents sont des égoïstes, ils ne songent tout d’abord, paresseusement, qu’au bien-être de retrouver la saveur de la vie…
— Je sais… Je sais… Ne vous préoccupez pas de moi qui suis, ce matin, un mortel privilégié…
Lui aussi…
— … Et soyez comme il vous est bon, ma précieuse petite convalescente… Pour parler comme vous ! Car vous n’avez pas du tout une mine de convalescente !… Vous avez l’air d’une gamine très fraîche…
— C’est la brise !
— Ah bien, alors, madame, que votre coquetterie rende grâce à la brise.
Quelle vivacité joyeuse il y a dans sa voix et… d’affection dans les yeux qui me contemplent !
— Vous n’avez pas trop chaud ?… Vous êtes bien ?
— Oh ! oui, si bien !… Cette lumière est idéale ! C’est celle de Samaden…
— Ah ! Samaden !… Le bois de mélèzes où je vous ai retrouvée !
Je murmure, songeant :
— Je voudrais encore être à ce jour-là !
— Pourquoi ?
— Parce que c’était un commencement. Le commencement du bon rêve. Maintenant c’est la fin !
— Ne parlez pas de « fin »… Entre nous, c’est un mot qui ne peut plus exister.
Ce qu’il dit là est si vrai ! Oui, la vie va nous séparer. Mais le lien, le cher lien ne se brisera pas, tissu par ce qu’il y a vraiment de meilleur en nous.
Un des premiers soirs où nous ayons bien causé, il m’a dit, parlant de sa mère : « Même de loin, nous sommes unis. » Je la comprends maintenant cette parole qui, alors, m’avait paru un peu vaine. Même séparés, nous resterons sûrs l’un de l’autre, avec le bienfaisant orgueil d’avoir pu n’être que des amis !
Et cette certitude me pénètre d’une joie telle, que le charme du silence rompu, je me prends à causer, gaie comme jamais, certes, il ne m’a encore vue, après qu’une exclamation — combien sincère ! — m’est échappée :
— C’est délicieux, que vous m’ayez emmenée… je devrais dire enlevée, ce matin !
— Vous êtes contente de votre promenade, petite amie chère ?
— Oh ! oui, si contente !… Et vous n’imaginez pas combien il y a de temps que j’ai pu rien dire de pareil !…
D’un geste rapide, il saisit ma main, la porte à ses lèvres et la laisse retomber. Tout cela si spontané que nous en sommes stupéfaits l’un et l’autre, et nous nous mettons à rire.
— Vous allez me compromettre, monsieur mon ami !
Mais il ne se trouble pas et secoue sa tête volontaire :
— Non !… Personne ne songe à nous. Tous sont occupés d’eux-mêmes !
— Parfait, alors !
Et jusqu’à la Maloja, nous sommes gais autant que le groupe des jeunes Anglaises et des boys, dont les rires fatiguent le vieux ménage allemand et troublent les amoureux italiens.
Pourtant je n’ai plus vingt ans comme ces gamines ; et je n’ignore pas que ce jour doit demeurer unique…
Les chevaux s’arrêtent. C’est la Maloja, la Maloja sauvage ; les cimes écrasantes qui se hérissent les unes derrière les autres et enserrent l’horizon ; les bois accrochés à leurs pentes ; la route, toute blanche du soleil de midi qui s’enfonce, vers l’Italie, dans le noir défilé des sapins.
Autour de nous s’ébroue la foule des touristes, assaillis par les guides, par les portiers des quelques hôtels, qui distribuent leurs menus.
Mon Dieu, est-ce que, dans cette réalité, je vais me réveiller ?
Mon ami doit penser comme moi ; sans conviction, il me demande :
— Désirez-vous déjeuner maintenant ?
— Oh ! non !… Je vous en supplie, fuyons tous ces gens… Allons où nous pourrons mieux savourer cette beauté !
— Venez alors, mon amie.
Et nous partons vite, par un sentier qui, à travers les pins, coupe la nappe rose des bruyères.
Mais, brusquement, nous sommes devenus graves. Nous ne causons plus. Il y a trop de silence autour de nous… Dans cette solitude, allons-nous pouvoir taire encore ce qu’il ne faut pas dire ?…
Dans un éclair, je conçois la folie de cette promenade solitaire avec l’homme qui m’a réveillé le cœur ; et sous ma capeline fleurie, je penche la tête, comme s’il était trop lourd, — lourd de quoi ?… — le regard dont je me sens enveloppée par celui qui marche, sans parler, derrière moi.
Soudain, je m’arrête court. Devant nous, c’est l’abîme, défendu par un parapet de bois ; c’est le ravin gigantesque où s’engouffre un chaos d’arbres et de roches… Tout autour, les cimes géantes, fuyant à l’infini, marbres d’ombres de velours, leurs déchirures ouvertes sur des lointains de pastel.
Et puis le silence. Un silence formidable ; mais aussi un silence vivant, où vibrent des bruissements d’insectes, des vols d’oiseaux, la houle de la brise dans les sapins, le craquement sec des branches incendiées par le soleil… Et sur mon visage, le souffle qui sent l’herbe brûlante, la résine, la neige, les fleurs sauvages…
Il m’a rejointe avec une exclamation :
— Oh ! prenez garde, ne vous penchez pas ainsi !
J’entends ma voix prononcer presque bas :
— Ne craignez rien. Jamais je n’ai le vertige…
— Soit !… Mais vous me faites peur. Donnez-moi la main.
J’obéis sans tourner la tête vers lui. Loin devant moi, je regarde.
Je regarde, non pas seulement avec mes yeux, mais avec mon âme, avec tout ce qu’elle enferme de plus profond, tout ce qui frémit en elle d’amertume, de regret désespéré, de passion vaine…
— Oh ! vous pleurez !… Pourquoi, mon amour ?
« Mon amour »… Tout mon être tressaille. Mais je ne suis pas surprise. Je le savais bien que j’étais son amour…
Sans un mouvement, je laisse la brise emporter les larmes qui ont roulé sur mes joues.
— Cette beauté me fait mal ! Elle me donne, trop forte, la soif des bonheurs impossibles…
— Moi aussi, j’ai soif de bonheur… Mais… peut-être suis-je bien audacieux, le bonheur que je rêve ne me paraît pas impossible à atteindre…
Je ne bouge pas. Sur le parapet de bois, je vois trembler ma main libre, où les bagues flambent au soleil.
Et la voix ardente continue :
— Viva, mon bonheur, c’est vous… Il me faut vous… Viva, vous le savez, que je vous aime ?
Lentement, j’incline la tête.
Cela aussi, je le savais… Mais après ?… Comment m’aime-t-il et qu’attend-il de moi ?… Ce que souhaitaient les autres qui m’ont fait entendre la litanie d’amour ?
Encore une seconde de silence… Et il finit :
— Viva, il faut que vous soyez ma femme.
Sa femme ! Oh ! mon cher ami, c’est sans mensonge, sans mystère qu’il me voudrait à lui !
Un torrent de joie jaillit en moi, qui bondit pour m’emporter. Où ?… Mais la prisonnière que je suis sent tout de suite la chaîne.
— Je ne suis pas libre !
— Pas encore !… Mais vous allez le devenir, mon cher amour. Hier, vous m’avez dit que vous le vouliez… Et c’est pourquoi, maintenant, j’ai le droit de vous supplier de vous confier à moi pour l’avenir…
Un cri me monte du cœur :
— Pour l’avenir ?… Est-ce que je puis avoir encore un avenir ?… Mon ami, ô mon ami, c’est insensé, ce que vous voulez là !… Et c’est l’impossible !
— L’impossible ? pourquoi ?… Vous m’appelez votre ami, c’est que vous me donnez de la foi et de l’affection. Et moi, je vous aime tant, Viva, que vous finirez bien par me donner aussi de l’amour !
Une seconde, mes paupières s’abaissent sur des yeux de créature éblouie… Au plus intime de mon âme, je regarde…
Puis, tout haut, je songe, lentement, la voix brisée par les coups haletants de mon cœur :
— Mon ami, vous m’êtes cher comme personne au monde ne l’était plus… comme jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un pût l’être encore… Mais… mais je ne veux pas, je ne peux pas recommencer la vie que vous souhaitez, vous qui êtes jeune…
Il m’interrompt d’une exclamation de moquerie tendre :
— Plus vieux que vous, madame.
Mais je secoue la tête, sans sourire.
— Non, pas plus vieux, car vous n’avez pas connu des années pareilles à celles que j’ai traversées… Elles comptent double, triple, celles-là ! Peut-être, oui, mon visage est jeune encore. Mais mon cœur ne l’est plus. Trop d’empreintes douloureuses l’ont marqué à vif.
— Mon amour, il faut m’accorder la joie de les effacer. Peu à peu, vous oublierez et vous guérirez… Et je vous le jure, j’arriverai à faire de vous une femme heureuse !
Une femme heureuse !… En cette minute, je le suis divinement… Mais pour combien de temps ! Un obscur instinct me clame sans pitié que ce bonheur inouï sera un éclair…
Et des mots me viennent, imposés par je ne sais quelle puissance supérieure à ma volonté qui s’élance vers le bonheur réapparu…
— Restez mon ami… Aimez-moi beaucoup… très fort… toujours. Mais n’amenez pas dans votre vie la créature désabusée que je suis. Ce n’est pas une femme comme moi qu’il vous faut, mais une jeune fille, une vraie jeune fille…
Je m’arrête. Lointain, dans mon souvenir, a passé le visage de cette exquise Marie-Reine dont la jeunesse m’a frôlée un instant.
Puis, la vision s’efface, car la voix chère me répond :
— Viva, aucune jeune fille ne pourrait être ce que vous êtes pour moi. Ne le sentez-vous pas, ma bien-aimée ?… Je vous veux telle que je vous ai connue.
— C’est-à-dire… comment ?…
Il sourit et m’attire doucement, ma main toujours serrée dans la sienne :
— C’est-à-dire… douloureuse… sceptique… tendre… rieuse quelquefois… capricieuse souvent… et toujours attirante à donner le vertige aux plus solides ! Viva chérie, j’accepte les souvenirs, les meurtrissures, les empreintes que garde votre pauvre cœur… Viva, petite adorée, ayez confiance… J’essaierai de vous donner tant de bonheur que vous ne vous rappellerez plus le passé… Vous serez une Viva nouvelle, la mienne, ma Viva… Dites, vous voulez bien me permettre de tenter cela ?…
— Ah ! je ne sais plus ce que je veux, ce que je crains, ce qui doit être… Je ne sais plus qu’une chose. C’est qu’à moi, l’isolée, un cœur est venu qui ne me trahirait jamais, qui m’offre le repos, la chaleur, la lumière ; qui m’offre un trésor sans prix, l’amour rêvé jadis par ma jeunesse.
Et vaincue, — pour un jour, du moins, — je me laisse envelopper par le bras qui m’attire. Du mouvement qu’appelait ma faiblesse, j’appuie, apaisée, ma tête sur la virile épaule ; et mon regard se lève vers ce visage où les yeux me contemplent avec une passion grave et fervente. Il se penche ; dans ses prunelles, j’aperçois, à travers une brume humide, mon image toute petite…
— Viva adorée, donnez-moi ici le baiser de nos fiançailles…
Je tressaille… Voici des années que des lèvres n’ont touché les miennes. L’onde du souvenir monte en mon cœur et fuit… Un frisson secoue tout mon être… Mais je ne me défends pas… Et la caresse frôle mes paupières, mes joues, puis descend… Et les lèvres tendres, fermes, ardentes, se posent sur ma bouche, en un baiser profond, pareil à un sceau…
… Un bruit de voix tout à coup nous ramène à la notion du réel. Des promeneurs viennent. Nous nous écartons d’un élan si vif qu’aussitôt nous nous regardons en riant. Mon visage est brûlant ; mais lui est pâle, avec des prunelles où flambe une lueur.
Et je lui glisse, malicieuse :
— Vous aviez dit un baiser et…
— Et vous croyez qu’il y en a eu plusieurs ?
— Je n’ai pas compté…
Les promeneurs surgissent ; ce sont les jeunes Anglaises de ce matin avec leur escorte de boys.
Peu nous importe. Nous sommes très corrects, des touristes qui contemplent le paysage. Ils saluent. Nous aussi. Leurs voix trop timbrées sonnent joyeusement, en éclats qui nous mettent en fuite. Et revenu sur terre, mon ami me dit, un peu confus :
— Il doit être affreusement tard… Petite Viva, vous devez mourir de faim. Pardonnez-moi et… venez déjeuner.
Déjeuner, soit. Qu’est-ce que cela me fait, d’aller ici ou là, emmenée par lui ?…
Nous avons déjeuné tous les deux seuls, en vrais amoureux, sous la pergola désertée par les touristes cosmopolites qui avaient — les charmantes gens ! — terminé leur repas et arpentaient les sentiers que brûlait maintenant le soleil, haut en plein ciel.
Ensuite, une après-midi merveilleuse. Sans y prendre garde, nous avons laissé passer les « postes » pour le retour. Et, très difficilement, mon ami découvre la voiture qui ramène une Viva nouvelle ; dans le beau crépuscule violet, nacré de rose et d’or… Une Viva qui ose regarder vers l’avenir avec une foi victorieuse ; son scepticisme vaincu par les mots qui sonnent en son cœur comme une promesse : « Ayez confiance, mon amour. »
Le rêve est fini.
C’est bien vrai. Il m’a quittée.
Pourquoi l’ai-je laissé partir ? Jamais plus, peut-être, nous ne retrouverons des jours pareils à ces derniers que nous venons de vivre… Où j’ai été vraiment sa Viva ; celle que son souverain amour a créée ; qui se livre à lui avec une confiance absolue, avec un cœur nouveau que nul n’a possédé, qu’il a délivré des doutes, des craintes, des souvenirs mauvais… Et pourtant un cœur qui sait… Comme savent la pensée, l’âme de femme que je lui apporte, tels qu’il les veut, ayant connu tant des saveurs, des parfums, des poisons de l’arbre de vie.
Près de lui, j’oubliais cette science dangereuse, purifiée par la source où il me faisait boire. Ah ! quel gouffre entre mon ivresse affolée de jeune épouse et le sentiment si profond, presque grave que, recueillie, j’enferme en moi aujourd’hui, comme les croyants gardent leur Dieu.
Mais il est parti.
Une seconde, j’ai eu la tentation lâche de le retenir. Un cri involontaire m’est venu hier, quand, à son adieu, j’ai eu la sensation de l’irrévocable.
— Oh ! pourquoi partez-vous ? Pourquoi me laissez-vous ?
— Mon amour, c’est pour quelques jours seulement.
— Que sait-on jamais !
D’un geste violent, il m’a saisie entre ses bras.
— Viva, que voulez-vous dire ? Est-ce que, moi parti, vous allez vous reprendre ? Est-ce que vous ne m’avez pas promis d’être mienne ?
— Si… Oh ! si !… A jamais, cher, je suis à vous. Mais tant de choses sont entre nous…
— Nous les écarterons… N’ayez pas peur, ma bien-aimée.
Je restais serrée contre lui comme un bébé qui a peur, raidissant ma volonté pour ne pas supplier encore :
— Restez… Oh ! restez…
Heureusement, j’ai pu ne rien dire… C’eût été mal de le retenir, sachant que sa mère le désire près d’elle, — lui, un passant, en France, — au jour d’anniversaire qui réunit tous ses enfants. Un obscur remords fût né entre nous ; chez moi, de mon égoïsme ; chez lui, de sa faiblesse…
Il est parti. J’essaie d’être brave en me répétant — à satiété ! — que dans quinze jours, nous nous retrouverons. Je vais quitter Saint-Moritz à la fin de la semaine prochaine. Je repasserai par Paris — où il sera — avant d’aller m’installer chez père pour septembre et octobre. Là, je suis si libre, que j’arriverai bien à profiter de son dernier mois en France.
Je me dis tout cela… Et parce que je ne sens plus son amour m’envelopper étroitement, mon âme est glacée… Un être dépouillé du vêtement qui lui tenait chaud !
Marinette ne s’est doutée de rien. Tous les grelots qui tintent joyeusement dans sa jeune vie font, autour d’elle, trop de bruit pour ne pas la distraire. Et puis, à mon égard, elle n’est plus guère, ma petite enfant d’autrefois, qu’une fugitive visiteuse qui s’arrête avec des mots affectueux — souvent bien quelconques — quand elle sent le besoin de retrouver ma tendresse… O mon petit papillon chéri, vous ne soupçonnez donc jamais tout le bien que vous pourriez faire au cœur de votre « grande » ?
Ce matin, elle est entrée dans ma chambre avec une dépêche décachetée, m’a chaudement embrassée, s’est prise à fourrager parmi mes bibelots, sur la table à écrire. Puis son délicieux visage très rose, elle m’a confié, et ses yeux m’observaient, un peu chercheurs :
— Je viens de recevoir des nouvelles de Bob. Il a dicté une lettre à sa garde, me dit-il. Nous allons l’avoir. Son bras se remet. Il est bien soigné.
— Par la Danaïde…
— Il ne le dit pas… Mais je pense qu’elle vient le voir… c’est bien le moins ! Tu ne trouves pas ?… Puisque c’est par sa faute qu’il a été blessé…
— Évidemment, elle lui doit bien cela !
Ma voix est paisible. Pourtant un choc m’avait atteinte quand Marinette avait prononcé le nom de Robert. Brutalement, je retrouvais la chaîne, un moment oubliée. C’est pourtant vrai qu’aux yeux du monde, j’ai un mari… Et je me considérais comme une fiancée ! Un peu d’ironie avait dû se glisser dans mon accent, car Marinette qui joue avec des bagues, coule vers moi un coup d’œil semi-inquiet.
— Tu lui en veux beaucoup, à ce pauvre Robert ?
— Non, je ne lui en veux pas du tout !
Elle ne peut savoir à quel point je dis vrai ! Lui en vouloir, parce qu’il m’a donné le courage de recouvrer mon indépendance ? Oh ! non, je ne lui en veux pas !
Un instant de silence. Mes yeux suivent les frissons de l’eau verte, sous ma fenêtre.
Marinette s’est levée et, devant la glace, tourmente les cheveux fous qui moussent autour de son front. Puis elle revient vers moi, petit tourbillon parfumé, et me jette ses bras autour du cou. Les lèvres fraîches caressent mon visage de baisers légers.
— Tu es un amour, Viva. Ah ! si tu voulais, comme tu empêcherais bien Bob d’aller attraper des coups de pistolet… bêtement ! pour défendre ou garder une Danaïde !
Encore une minute de silence. Par delà le lac étincelant, mes yeux, ceux de l’âme, aperçoivent les cimes de la Maloja…
— Oui… Mais je ne le veux pas… Je ne le veux plus. J’ai essayé autrefois ! Il y a longtemps… longtemps ! La Viva qui l’a tenté en ces jours lointains n’existe plus du tout. Celle d’aujourd’hui, petite Marinette, ne désire plus que sa liberté, sa liberté complète !
Encore un coup d’œil, un brin embarrassé, de Marinette. Puis, bien innocemment, j’en jugerais, elle s’exclame :
— Tu vas t’ennuyer sans Meillane. Vous étiez si amis ! Paul, le sage Paul, prétend que ça vaut mieux qu’il soit parti, car tu aurais fini par être compromise. Il m’a bien amusée avec sa réflexion !
Ici, je juge prudent d’entraîner Marinette hors de ce délicat terrain ; et j’interroge, sûre du succès de ma diversion :
— As-tu des nouvelles de ton amie Valprince ?
L’effet est instantané.
— Oui, ce matin même. Une lettre délicieuse !
Robert, sa fâcheuse aventure, Meillane, moi, nous nous évaporons littéralement du cerveau de Marinette. Et malgré mes dénégations, il me faut entendre différents passages de ladite lettre.
— Tu vois quelle femme exquise elle est !… Comme toi !
— Plus que moi, certes !
— Autrement, voilà tout…
Je n’insiste pas et bientôt Marinette me quitte pour une petite flânerie avant le déjeuner.
Je reste à songer. Devant ma fenêtre, j’entends jouer les enfants sous la garde d’Agnès ; et jusqu’à moi montent la voix d’oiselet d’Hélène, le timbre plus masculin de Guy.
Pourquoi Marinette m’a-t-elle si bien rappelé que je suis toujours en puissance de mari ? Que de mois vont passer avant que je sois délivrée ! Et d’autres mois encore, avant que je puisse être emportée, devenue son bien, par l’être qui m’a conquise sur moi-même !
Le divorce, je l’obtiendrai… Mais quand ? Attendre, il faut attendre… Et l’avenir, c’est la colline de sable qui s’écroule quand on croit l’avoir gravie.
Lui présent, j’ai pu m’enclore dans le monde enchanté qu’il m’avait ouvert.
Mais maintenant qu’il est loin, je regarde hors de l’éden ; et tout de suite, le vol troublant de mes pensées recommence ; leurs ombres glissent sur mon ciel.
Hélas ! il n’est plus là pour les écarter !
Quand je lis sa chère causerie quotidienne, si vivante qu’elle m’apporte — quelques minutes… — l’illusion de présence, alors la confiance m’apaise, et j’espère… Mais après !… Après, je réfléchis.
Ce matin, il m’écrit :
« Sitôt votre retour à Paris, vous commencerez, n’est-ce pas, mon cher amour, les démarches qui vous libéreront et vous donneront à moi, afin que je puisse enfin vous montrer ce que c’est, une femme adorée. »
Me libérer !… oui.
Et ensuite ?… Ensuite, un jour, il m’emmènera devant un monsieur qui, en vertu des conventions sociales, me conférera le droit de vivre en épouse, légalement, auprès de l’homme que j’aime. Et puis ce sera tout. Cérémonie si puérile et absurde, que je me demande pourquoi m’y prêter et attendre, pour être à lui, la vaine permission octroyée par la loi…
La lecture de sa lettre achevée, il m’arrive de fermer les yeux afin de le mieux voir en mon âme… Est-ce bien moi la moqueuse, la désenchantée, la sceptique qui, avide, recueille ainsi l’onde du bonheur venue jusqu’à elle !
Que de chemin parcouru depuis le soir où il est entré dans ma loge, visiteur inconnu, posant sur moi son vif regard ; où je l’ai accueilli indifférente, sans nulle intuition que c’était ma destinée qui entrait…
Maintenant, j’ai presque peine à retrouver son visage de nos premières rencontres ; un peu froid, un peu impérieux, son allure de clubman très correct, l’ironie gamine et gaie de son sourire, l’éclat de ses yeux, alors sans caresses.
Ce Meillane-là, c’est celui de tout le monde. Non pas celui que je connais maintenant… Celui de la Maloja !…
Oh ! la Maloja !… Entrerai-je jamais dans le paradis qu’il m’a montré ce jour-là ?… Tant de mois doivent passer encore, avant qu’il ait le droit de m’y emporter ! Et dans cinq semaines, il sera parti…
Il ne sera pas là pour me soutenir dans les heures mauvaises qui vont venir, où il me faudra lutter ; et pour vaincre, dévoiler ma misère d’épouse, revivre les jours torturés d’autrefois…
Quelle femme serai-je après cette épreuve ?
Aurai-je la force de recommencer ma vie, avec un cœur nouveau, oubliant l’amoureuse que je fus jadis pour un autre qui m’a laissé la terreur et le dégoût de l’amour ?…
Oh ! le triste don que je vous accorderai, mon ami, en me confiant à vous, toute meurtrie du mal que l’autre m’a fait !
Que j’ai peur de moi !… Que j’ai peur pour vous !
Là-bas, quand vous serez bien loin, soustrait à l’enchantement par votre nouvelle existence, si vous alliez regretter votre généreuse folie ?
Oui, folie !… Oui, généreuse, oh ! combien !… Ne protestez pas, mon chéri. Car ce n’est pas l’égoïste recherche de votre plaisir qui vous a rendu… ce que vous avez été pour moi, depuis qu’une volonté inconnue nous a rapprochés.
Telle je suis, c’est vrai, je vous ai plu. Mais vous n’avez pas imité tous ceux qui rôdaient autour de mon isolement… Votre promesse d’être seulement « mon ami », vous l’avez bien tenue ! Plus qu’à vous-même, vous avez pensé à moi, ayant pitié de la détresse de mon cœur que vous aviez devinée et essayiez de consoler…
Et pour un homme épris comme, peu à peu, vous le deveniez, c’était très difficile ce rôle que vous acceptiez, justement parce que votre amie vous était très chère — plus que vous-même.
O mon bien-aimé, comment vous remercierai-je assez d’une telle preuve de votre tendresse ! Vous ne soupçonnez pas à quel point je suis fière que vous soyez ainsi. Grâce à vous, je sais maintenant combien il est délicieux d’estimer autant qu’on aime. C’est une joie que je ne connaissais pas !
Mais qu’ai-je à vous offrir pour tout ce que je reçois de vous ? Mon cœur, mes caresses — et mon cruel passé de femme.
Hier soir, je pensais à nous, incapable de m’endormir. Une étrange idée, tout à coup, a déchiré le sombre tissu de ma rêverie. Une idée qui m’a secouée d’un sursaut de révolte. Une idée sortie de quelles profondeurs ? « Justement parce que j’aime mon ami du meilleur de mon âme, je devrais me refuser à lui, car je vais lui apporter difficultés et tourments de toute sorte… »
Cela est si évident que ma révolte s’est brisée… Je ne m’illusionne pas ; il lui faudra renverser combien d’obstacles pour faire accepter aux siens, à sa mère, son mariage avec une femme divorcée qui, même pour sa carrière, peut devenir une entrave !
Dans le monde auquel j’appartiens, le divorce est un acte très simple, naturel et logique. Mais dans le sien, fidèle aux principes d’antan, ce n’est qu’un mot. Pour ces gens d’autre race, aucune puissance humaine ne peut délier la femme du serment conjugal. Ma mystique maman aurait pensé ainsi…
Peut-être, moins difficilement, ils admettraient que je devienne sa maîtresse ; la faute alors n’est pas irréparable.
Sûrement, — et je le conçois !… — sa mère a rêvé pour lui une épouse d’autre sorte qu’une femme déflorée par la vie. Certes, je suis ce que l’on appelle couramment une honnête femme. Mais de cette honnêteté, je n’ai pas le droit de me faire gloire ! Si je me suis farouchement gardée depuis notre séparation avec Robert, ce n’est pas souci de la vertu, comme disent les gens sages ; c’est que mes souvenirs suffisaient à écarter l’ombre même de la tentation. Le mariage, tel que je l’ai connu, m’a donné un culte de nonne pour la chasteté. J’en suis sortie avec une soif éperdue de pureté pour mon corps, autant que pour mon cœur. Et ma solitude a été vraiment une eau lustrale, si bienfaisante que, dès lors, d’instinct, j’ai fui tout ce qui ressemblait même à l’ombre d’une souillure…
Mais ce n’est pas de la vertu, cela, puisqu’il n’y a eu dans ma sagesse, ni effort, ni lutte, ni tentation. Je le sais bien que j’ai refusé mon corps, mes lèvres même, simplement parce que les livrer m’aurait fait horreur. Et l’impression est si vivace en moi que, même de lui, jusqu’alors… j’aime par-dessus tout la caresse des mots…
Et puis encore, sa mère, il l’a dit devant moi, est une chrétienne fervente. Alors comment, dans sa conscience de catholique, acceptera-t-elle que son fils, son unique fils, vive pour l’amour d’une femme en rébellion avec la loi formelle de sa religion ?… A cause de moi, ils se feront souffrir l’un l’autre, eux en ce moment si unis… Car elle ne sait rien encore, sur ma prière… A quoi bon parler maintenant d’un avenir trop lointain ?
Chez lui, les croyances ont été emportées par le flot. Et puis, il me veut si fort que, pour aller à moi, il les écarterait comme un fétu de paille. Mais… mais ne garde-t-il pas, peut-être à son insu, l’empreinte des enseignements auxquels nos mères ont cru, dociles, et n’éprouvera-t-il pas, je ne sais quel subtil regret d’être contraint de les transgresser ?
Est-ce que moi-même qui me jugeais une affranchie, je ne découvre pas ceci, dont je suis stupéfaite : ce sera pour moi une barrière à franchir, ce divorce qui me sépare de l’Église, à laquelle, pourtant, je me croyais devenue étrangère.
Oh ! le voile noir sur mon ciel ! Jacques, il faudrait votre présence pour l’écarter…
Ce matin, Marinette est arrivée dans ma chambre, tandis que, les épaules nues, je finissais de m’habiller, ayant changé de blouse. Et elle s’est exclamée :
— Oh ! Viva, tu es de plus en plus mince ! Sûrement, tu as maigri Est-ce que tu es souffrante ?
— Non, pas du tout, chérie.
— Et puis, tu n’as plus la belle mine de la semaine dernière !
J’ai eu peur de quelque rapprochement avec le séjour de Meillane. Je l’ai embrassée et l’ai distraite par une question ; ce qui n’a pas été difficile. Elle est habituée à ce que, dans nos causeries, nous parlions toujours d’elle, jamais de moi.
Ce que j’ai ?… sans doute, je réfléchis trop !
Elle s’est mise à me raconter, avec une gaminerie spirituelle, toute sorte de menus propos sur les uns et les autres. Je l’écoutais vaguement, indifférente à ces petites histoires qui l’occupaient très fort. Mais ce m’était un bien de respirer sa jeunesse, ainsi qu’un bouquet de roses toutes fraîches.
Elle était dans ses jours de câlinerie tendre. Et elle a prié, au moment de partir :
— Viva, tu vas être gentille, ne pas faire la sauvage, et tu viendras, avec nous, goûter tantôt. Tous te réclament.
Et j’ai promis, pour échapper à ma pensée. Mes souvenirs me brisent.
Maintenant, j’ai peur des longues courses solitaires que j’adorais.
Autant que je puis, je reste avec mes deux petits, me laissant accaparer par leur naïve tendresse qui m’apaise. Mais j’en suis venue à compter les jours qui me restent à passer avant celui où je pourrai me réfugier auprès de lui !
Tantôt, une découverte dont je demeure bouleversée.
Je m’habillais. J’ai voulu rattacher le ruban qui serrait les dentelles sur ma poitrine. Il avait glissé contre la peau. Comme je cherchais à en saisir l’extrémité, mes doigts ont frôlé ma gorge nue… Et brusquement, j’ai oublié ruban, dentelle, tout… tout ce qui n’était pas un point, une invisible grosseur que ma main venait de rencontrer pour la première fois.
Le cœur soudain battant très vite, j’ai palpé… Sous la peau, qui a toujours sa pâleur nacrée, il y avait, certainement, quelque chose d’étrange, de mystérieux, — non point douloureux.
Devant la glace, dans la pleine lumière, j’ai observé mes deux seins. Ils sont pareils, fermes, ronds… La chair rosée à peine, sur le réseau léger des veines…
Qu’est-ce que j’ai ?… Quel mal inconnu dont l’œuvre jusqu’ici aurait été de me rendre plus mince encore ?…
Des secondes, des minutes, que sais-je ? ont coulé tandis que, obstinément, je considérais ma chair dévoilée, cherchant à en découvrir le secret. Comme la vie y circulait, ardente ! Mes doigts la trouvaient tiède, toute parfumée dans la dentelle ; comme jadis, aux heures où des lèvres gourmandes la brûlaient de caresses…
Alors… quoi ?
Le claquement sec de mon store, battu par la brise, m’a fait relever la tête.
Dans la glace, je me suis aperçue avec un visage de cire, des lèvres graves, de grands yeux de créature épouvantée. Et j’ai eu l’impression d’avoir entrevu un abîme.
A Paris, immédiatement, j’aurais recouru à mon docteur, afin d’avoir une explication… Ici, je ne puis qu’attendre mon très prochain retour en France, et écrire à quelque spécialiste sûr, pour demander un rendez-vous.
Devant cette évidence, je me suis raidie contre mon affolement, bien résolue à en garder le secret.
Donc, je n’ai rien dit à Marinette qui s’agiterait de ma révélation, sans m’apporter aucune assistance, physique ou morale. Et puisque je ne peux rien savoir avant quelques jours, j’emploie toute ma volonté à oublier l’inquiétude qui s’est attachée à moi, rude comme un cilice.
Peut-être, après tout, n’ai-je rien qui justifie mon anxiété ? Que de fois, j’ai entendu raconter des histoires analogues à la mienne ; des diagnostics faux de médecins, des erreurs de femmes désemparées qui, pour un bobo, se croyaient perdues !
J’ai écrit, afin de m’informer si le spécialiste qui a soigné plusieurs femmes que je connais pourrait me recevoir à mon passage à Paris, demandant que la réponse me soit envoyée chez moi, au Cours-la-Reine.
Car, dans quatre jours, je pars. Les Abriès me précèdent. Ils reviennent des lacs italiens et voulaient m’y entraîner. Ils ignorent le double aimant qui m’attire à Paris.
Marinette exulte ; parce que, à Lugano, elle va retrouver son âme-sœur. Les Valprince y séjournent, en effet, pour quelques semaines ; et Paul, bien entendu, s’est empressé de satisfaire au désir de Marinette de les aller rejoindre un moment. Ma petite sœur en éprouve une allégresse qui, s’unissant à la liquidation de ses flirts à Saint-Moritz, l’absorbe bien trop pour que j’aie à faire grand effort afin de lui dissimuler ma préoccupation. Il lui suffit pour le moment de trouver en moi la fidèle confidente, à qui elle peut tout dire, et elle m’en témoigne son plaisir avec des mots tendres de petite fille dont je connais maintenant la valeur et qui, cependant, me sont encore doux à entendre.
O Marinette chérie, tu ne sais pas ton bonheur de pouvoir n’être qu’un délicieux papillon, voletant dans la joie !
Demain, je pars.
Tous ces jours-ci, j’ai fait le pèlerinage des endroits que j’ai le plus aimés. Mais je ne suis retournée ni à Samaden, ni à la Maloja que je veux conserver, en mon souvenir, comme des visions d’un séjour enchanté où je ne rentrerai qu’avec lui… Si j’y rentre jamais…
Je prends congé des êtres dont l’existence a côtoyé la mienne pendant les semaines qui s’achèvent et que, pour la plupart, je ne reverrai jamais… « Partir, c’est mourir un peu… »
Voici le dernier soir où je regarde, sous la lune étincelante, à travers les vitres, car il fait froid, le beau paysage qui m’est devenu un ami, tant j’ai songé, mon regard errant sur ses lointains, aussi bien dans l’éveil rose du matin que sous le bleu crépuscule.
Que de fois, aussi, j’entendrai la houle du vent à travers les sapins, le bruit frais de l’eau ; l’éclat des jeunes voix, au tennis ; le rire de mes « petits » quand ils venaient jouer sous ma fenêtre…
Et avec quelle mélancolie je regretterai cette musique des sons qui me furent doux…
Ah ! que je supporte donc mal les départs !
Petit pays, perché comme une aire au creux de vos montagnes, par combien de fibres je vous demeurerai attachée !… Cela me fait grand’peine de vous dire adieu…
Oh ! oui, partir, c’est mourir un peu…
Le train file. Une course vertigineuse d’express. Paris, maintenant, est bien proche… Et je m’aperçois que je ne voudrais pas encore arriver !… J’ai peur de ce que je vais y trouver… Peur de la révélation qui m’attend peut-être. Peur — l’aurais-je jamais cru ? — peur de le revoir, mon ami chéri. Si lui, si moi, nous allions être autres… Si l’enchantement n’était plus…
Alors, pour me dérober à trop de questions inquiètes, je me suis mise à écrire, lasse de la nuit passée sans parvenir à sombrer dans la bienfaisante mort du sommeil. Pourtant, bien résolue à dormir, je m’étais allongée sur ma couchette ; ayant pu être seule dans ma cellule de voyageuse, ma femme de chambre installée dans un compartiment voisin.
Mais, en vain, je suis demeurée immobile ainsi qu’une enfant très sage, m’appliquant à ne pas penser ni à écouter le bruit du train trépidant. Le repos n’est pas venu. J’ai dû subir ce silence de la nuit où l’esprit acquiert une terrible clairvoyance.
Enfin l’aube s’est montrée ! Mes yeux qui songeaient, larges ouverts, l’ont vue apparaître ; laiteuse tout d’abord, puis grise sous la brume de chaleur que le soleil ne pouvait vaincre.
Alors, les fantômes ont reculé. Mais ils m’avaient brisée. Passive, j’ai regardé fuir les villages où la vie se réveillait ; où dans les chemins, déserts encore, marchait parfois, toute menue, la silhouette d’un travailleur matinal. Sous les arbres jaunissants, des cours d’eau paisibles luisaient. Dans les prairies, des vaches paissaient déjà, leurs têtes lourdes relevées un instant au bruyant éclair du train. Par la vitre abaissée, je sentais venir sur mon visage un souffle tiède, un peu humide, qui soulevait mes cheveux ; et quand je renversais à demi la tête je ne voyais plus que l’infini gris de ce ciel de septembre, doucement mélancolique.
Et puis, tout à coup, un choc du train m’a fait heurter ma poitrine, du côté où est l’invisible mal. Je me suis souvenue…
Et pour fuir la hantise ravivée, j’ai sauté hors de ma couchette ; et, activement, je me suis appliquée à réparer de mon mieux les traces de cette nuit d’insomnie. L’eau froide m’a été bienfaisante ; a ramené une onde presque rose sur la peau pâlie, effacé un peu le cerne des yeux. Mes cheveux lissés, tordus sous ma toque soigneusement remise, mon voile ombrant le tout, j’ai constaté que je pourrais affronter le regard de mon ami… s’il me faisait cette surprise de venir m’accueillir à la descente du train, quoique je me sois bien gardée de lui indiquer l’heure de mon arrivée.
Mais mon stupide cœur, trop sensible à toutes les nuances, voudrait qu’il se fût informé et qu’il fût là.
Est-ce ridicule, s’il n’y est pas, une bouffée de froid, je le sens, me gèlera un instant ? Je sais si bien qu’il me trouverait, moi, l’attendant.
Il y était.
Quand tout à coup, dans la foule des visages tendus vers les assistants, j’ai aperçu sa tête brune, des larmes de plaisir me sont montées aux yeux. Je suis si nerveuse en ce moment !
Malgré la cohue, tout de suite, il avait découvert ma personne menue.
J’ai surpris dans ses yeux un éclair qui m’a fait tressaillir toute. Sa main m’a saisie et attirée hors de la foule, et j’ai attendu les mots dont j’avais soif :
— Ma chérie, ma chérie, ma précieuse petite… Enfin vous voilà !… Mon amour, c’est exquis de vous retrouver !
Oui, c’était exquis… Même au milieu de ces étrangers, même dans ce vilain décor, banal et bruyant ! Vraiment, quelques secondes, nous avons été aussi seuls qu’à la Maloja, devant les montagnes géantes…
Heureusement pour « ma considération » j’ai repris conscience, — grâce au passage d’un chariot de malles ! — que Céline, ma camériste, m’attendait à quelques pas, discrète et curieuse, flanquée de mon sac de voyage.
Bien vite, j’ai pris, pour tantôt, rendez-vous avec mon ami, afin que nous dînions ensemble. Et je l’ai congédié sagement. D’autant que, tout de même, j’avais peur de n’être pas très bonne à voir…
Aussi, revenue dans mon gîte, ravie de me sentir at home, je me suis jetée sur mon lit, derrière mes persiennes closes.
Et, cette fois, vaincue par la fatigue, les nerfs détendus par la joie de l’avoir revu, j’ai dormi plusieurs heures, de ce sommeil sans rêve qui est un baume.
Quand, à la fin de l’après-midi, je vais sortir de chez moi, rafraîchie par le bain, reposée par la longue sieste, habillée avec un soin… d’amoureuse, je serai plus tranquille que ce matin pour rencontrer les yeux de mon ami…
Peut-être le jour qui commence me tient en réserve une épreuve nouvelle, — à trois heures et demie, j’ai rendez-vous avec le docteur… Mais, du moins, hier m’a donné une soirée de rêve.
Je l’ai retrouvé, lui, à l’extrémité du Cours-la-Reine, comme nous l’avions convenu. Et une auto nous a emportés, d’une allure de vol, vers le petit pays peu fréquenté, sur le bord de la Seine, où nous avions chance de n’être importunés par aucune fâcheuse rencontre. C’était un peu fou, tout de même… mais tant pis… C’était si bon !…
Comme là-bas, à Saint-Moritz, l’inoubliable jour, le couchant était d’or empourpré. Mais sa lumière ne ruisselait plus sur la montagne. Elle errait sur nos douces plaines de l’Ile-de-France, sur l’ondulation paisible de ses collines que voilait la brume, sur l’eau couleur de jade.
Et puis surtout, c’était lui près de moi, si follement heureux, que tout ce qui n’était pas son amour, scrupules, inquiétudes, terreur de demain, tout s’est évanoui de mon cerveau… Pleinement, j’ai voulu jouir de mon trésor… Peut-être pour le dernier soir…
Il faisait nuit, quand nous avons pensé à venir croquer le dîner commandé. Ainsi qu’à la Maloja, nous étions seuls, sur une petite terrasse où la brise détachait des feuilles jaunies qui tombaient avec un bruit de soie froissée. Mon ami s’est excusé de l’insuffisance possible de la cuisine. Je me rappelle que je me suis mise à rire de ses craintes.
Je suis si peu gourmande !… Et puis, je ne pensais guère à ce qu’il voulait me faire grignoter… Nous avions tant à dire, depuis quinze jours que nous étions séparés…
Et, tellement j’étais prise par le sortilège de l’heure présente que, sans effort, j’oubliais mon mal et son départ si prochain…
Après le dîner, un moment, nous avons marché le long du fleuve. Puis nous avons pris une route qui montait entre les arbres, vers le haut du coteau. Mon bras était glissé sous le sien et nous avancions lentement, très lentement… De me sentir ainsi toute seule dans la nuit avec lui, la notion du réel m’échappait ! J’allais, bercée par les noms qu’il aime à donner : « Viva chérie… Petite mienne adorée… Mon amour »…
La route a tourné. Nous étions en haut de la côte. Un souffle plus frais a frôlé ma figure. A nos pieds, dans le creux de la vallée, le sombre ruban de l’eau fuyait, veiné par des sillons de clarté.
Et par delà, c’était la plaine, les silhouettes d’arbres, le lointain confus des bois sous un immense ciel, paisible infiniment.
Vague, le souvenir m’a effleurée de la Maloja éblouissante dans la splendeur de midi. N’était-ce pas meilleur, cette ombre qui nous rapprochait plus encore ?
J’étais serrée contre lui, ma tête sur sa poitrine ; ses baisers caressaient mes cheveux, mes paupières, mais aussi ils brûlaient ma bouche qui s’entr’ouvrait, devenue avide :
Tout bas, son visage penché sur le mien, je l’ai entendu me murmurer :
— Viva, mon amour, je voudrais t’avoir toute à moi…
Haletante, je suis restée silencieuse. Une bizarre image surgissait soudain en mon cerveau, montée de quelle mystérieuse profondeur ? Robert, là-bas, au delà de l’Océan… La Danaïde entre ses bras, comme moi dans ceux de Jacques… Cette femme et moi, toutes deux, nous appartenons, de fait ou de désir, à l’homme qui nous est cher. Et je la jugeais de si haut…
— Viva j’ai faim de toi !…
Quelle prière dans l’accent, d’ordinaire si ferme !… Cette voix basse, brisée, où le désir jette éperdument son appel, je la reconnaissais… Jadis, tant de fois, je l’ai entendue… et écoutée.
Est-ce pour cela qu’en cette minute quelque chose en moi a dit « Non »… Quelque chose me retenait qui m’a fait murmurer :
— Oh ! pas maintenant !… Pas encore, bien-aimé.
J’ai senti se desserrer l’étreinte qui m’enveloppait ; et la voix sourde a dit :
— Alors, chérie, ne me tentez pas ainsi !… Je vous aime trop pour être sûr de ma sagesse…
Mais je ne voulais pas m’éloigner de lui… J’étais si bien dans ses bras, blottie dans son amour. Et, à mon tour, j’ai supplié :
— Jacques, ne me repoussez pas !… Je suis tellement à vous, mon ami chéri… Votre petite chose… Ce soir, laissez-moi être seulement votre enfant… Gardez-moi entre vos bras.
L’étreinte a recommencé forte, douce, tendre. Mes prunelles, alors ont cherché, à travers la nuit, les siennes qui me contemplaient avec le regard que toute mon âme appelait… Mes lèvres tremblantes ont murmuré passionnément :
— Je vous adore, Jacques, mon Jacques !
Des secondes… — ou des minutes… — ont coulé, d’une mortelle douceur. Immobile sur sa poitrine, son bras serrant mes épaules, sa bouche sur mon visage, je sentais, insouciante, monter la vague formidable où sombre toute conscience des êtres, des devoirs, des lois, des choses… Lointaine, pareille à une lueur qui s’éteint, errait à peine encore dans mon souvenir, la pensée que le flot allait m’emporter et je m’abandonnais ainsi… Mais je n’avais plus la force de tenter même l’ébauche d’un mouvement pour échapper…
Quel sursaut suprême de ma volonté qui défaillait m’a tout à coup violemment arrachée de ses bras ?… Comment ?… Pourquoi ?… Je ne sais pas… Mais vite, vite, je me suis enfuie, descendant la route.
J’ai entendu son appel frémissant :
— Viva ! Viva ! Pourquoi partez-vous ?
Je ne me suis pas arrêtée…
Seulement, en quelques minutes, il m’avait rejointe. Ses mains ont saisi mes poignets d’un geste de maître, vif à me les briser.
— Oh ! Viva, Viva, pourquoi vous enfuir ainsi ?… Me croyez-vous un voleur, qui prendrait de force ce qu’on lui refuse ?…
Ses yeux étincelaient. Une révolte indignée martelait ses paroles.
Je l’ai regardée avec toute mon âme :
— J’avais peur de nous, mon bien-aimé !… Je ne veux pas être votre maîtresse… Je ne veux pas ! Oh ! je ne veux pas !…
Sa main a cessé d’être rude sur mes poignets. Il a répété tout bas :
— Non, je ne vous aurais pas prise malgré vous, mon amour… Mais devant la tentation, vous dites vrai, qui peut être sûr de sa volonté… Je me croyais très fort… Et je suis aussi faible que le premier venu… Bien-aimée, pardonnez-moi !
Et de nouveau, j’ai dit :
— Je vous adore, Jacques… C’est pour cela que je me suis enfuie…
Il a caché son visage dans mes mains. Peut-être alors, il a senti qu’elles brûlaient, tant il les avait serrées. Il a relevé la tête, une ondée de sang sur sa figure pâlie.
— Je vous ai blessée, chérie. Quelle brute j’ai été !… Venez, allons vite retrouver le monde, qui nous gardera contre nous-mêmes… Ah ! je vous aime trop !…
Nous sommes redescendus sans un mot de plus, jusqu’au petit hôtel où la voiture attendait. Et elle nous a ramenés à travers la belle nuit divinement calme, qui apaisait notre fièvre. Oh ! le cher retour, où, même en nos silences, nous étions unis comme jamais davantage nous ne pourrons l’être de cœur…; ma main si étroitement dans la sienne que je sentais le rythme du sang dans ses artères.
Avant d’arriver au Cours-la-Reine, il m’a quittée, avec ce souci de ma réputation dont je riais, jadis, insouciante de l’opinion du monde et que je recueille maintenant comme une délicate preuve de son amour.
Il m’avait demandé de lui donner encore mon après-midi tantôt… J’ai prétexté beaucoup de courses à faire, puisque demain je pars pour l’Hersandrie, où père m’attend. Il est convenu qu’il viendra me dire adieu à l’heure du thé.
A cette heure-là, je saurai si je dois, ou non, m’inquiéter de l’avenir pour ma fragile petite guenille. J’aurai vu le docteur. En rentrant, hier soir, grisée des heures que je venais de passer, j’ai trouvé la lettre qui me fixait l’heure du rendez-vous. Ç’a été le brutal réveil !…
Mon Dieu, je voudrais tant que cet homme me donnât la certitude que je n’ai rien qui puisse m’inquiéter !…
Et pourquoi non ?… Pourquoi cette folle crainte qui me hante ?…
Comme hier, la nuit est d’une merveilleuse sérénité.
Comme hier, je suis une femme aimée, une femme qui aime…
Pourtant, j’ai l’affreuse sensation de me mouvoir dans un cauchemar !…
Je l’ai vu ce docteur ; et ce qu’il n’a pas consenti à me révéler, je le devine à son silence même ; et j’en suis écrasée !
A trois heures et demie, comme il était convenu, j’entrais dans le salon où je devais attendre quelques minutes. Pour fuir l’anxiété qui me crispait les nerfs, je me suis appliquée à l’examen de cette pièce étrangère. Elle était souriante sous ses tentures d’été, des voiles de Gênes qui recouvraient les panneaux. Sur la cheminée, une nymphe de marbre avait un joli corps très jeune ; et à ses pieds, un peu plus loin, un cadre enserrait un portrait de femme, un portrait de parade, aigrette dans les cheveux, épaules nues, visage quelconque.
Qu’ai-je encore remarqué en ces instants où tout mon esprit se tendait vers les choses extérieures ?… Un exquis pastel d’enfant que soutenait un chevalet, sur le piano à queue… Le coloris chaud des glaïeuls qui dressaient leurs tiges sur une table chargée de journaux et de revues. Quelques fils brisés dans le filet du coussin où s’appuyait ma main. Les rayures du store que gonflait la brise brûlante.
Mais, brusquement, j’ai cessé mon étude machinale. Devant moi, une porte venait de s’ouvrir. Sous la portière soulevée, apparaissait mon juge. Il avait une longue figure froide, des yeux très clairs qui devaient impitoyablement démêler la vérité. Leur regard donnait une sensation d’acier et a éveillé en moi un mouvement rétractile.
Cependant, je me suis levée et j’ai fait quelques pas vers lui, tandis qu’il me saluait, demandant :
— Madame Doraines ?…
— Oui, docteur, c’est moi.
J’ai eu l’intuition d’une surprise en lui, parce que j’étais seule… C’est vrai, en pareille circonstance, rarement une femme vient seule ! Elle a d’ordinaire, pour l’accompagner, un mari, une mère ou quelque amie. Je n’y avais pas même songé, habituée maintenant à ne compter que sur moi.
Sans une parole, d’ailleurs, il a écarté la portière, s’effaçant pour me laisser passer ; et je suis entrée dans son cabinet, austère surtout au sortir du salon, si gai dans le décor des voiles de Gênes.
Pourtant, dans ce cabinet, la lumière entrait largement, les stores relevés.
Il m’a indiqué un fauteuil. Ses yeux ont questionné.
Alors, un peu vite d’abord, j’ai dit ce qui m’amenait ; et j’entendais ma voix très ferme, à peine assourdie par l’angoisse qui m’étreignait le cœur.
Dans les minutes décisives, la sensibilité s’abolit en moi. Je ne suis plus qu’une créature d’action.
Immobile, les deux mains appuyées sur les bras de son fauteuil, le docteur écoutait, sans m’interrompre. Mais ses yeux ne quittaient point mon visage, où je sentais monter une petite flamme, car mon sang courait vite…
Quand je me suis tue, il m’a simplement répondu :
— Il faut que je vous voie. Voulez-vous, madame, prendre la peine d’enlever votre corsage ?
De nouveau, la sensation rétractile a secoué mes nerfs. Et, de nouveau, je me suis raidie.
J’ai enlevé mes gants, détaché les agrafes, dénoué les rubans, écarté les dentelles.
Debout devant son bureau, où il feuilletait des papiers, le docteur attendait.
Dans un vieux miroir étroit et haut, je me suis aperçue, les épaules nues comme pour le bal. Leur ligne était souple encore, sans angles, ni duretés, malgré leur amaigrissement qui m’apparaissait plus évident encore, sous la clarté crue du grand jour. La chair avait toujours le même nacré sous le filet des veines…
J’ai appelé…
— Docteur, je suis à vous.
Il s’est rapproché. Il a commencé l’examen…
Moi aussi, je l’observais, le cerveau vide ; ma curiosité même, disparue dans le sentiment de la certitude proche. De toute ma volonté, je m’appliquais à dompter les sursauts fous de mon cœur. Je regardais le visage que l’impassibilité masquait et dont, cependant, mon esprit surexcité semblait soulever le masque. Étaient-ce mes nerfs tendus à l’excès qui me donnaient cette prescience ?
Enfin ! il a relevé la tête et ramené la dentelle sur le sein malade.
— Eh bien ? docteur.
Un imperceptible silence que ma pensée a noté.
— Eh bien, madame, il faudrait vous faire enlever ce bobo qui devrait être déjà opéré.
Une seconde, j’ai eu la sensation que mon cœur cessait de battre. Puis je me suis prise à rattacher ma blouse.
— Docteur, il y a trois semaines, j’ignorais complètement l’existence de ce mal.
— Oui, mais maintenant vous savez. Il faut agir… Et agir le plus tôt possible. Est-il besoin que je vous indique un bon chirurgien ?
Toute ma chair a bondi dans une révolte aveugle.
Autour de moi, un cercle de douleur se serrait. Me livrer à une opération ! Perdre les dernières semaines où il va être là !… Pendant ces semaines, n’être plus qu’une misérable malade !… Cela m’est apparu monstrueusement impossible…
Ah ! si notre rêve ne doit demeurer qu’un rêve, au moins qu’aucune laide image ne vienne le troubler !
Et tout haut, j’ai articulé, presque agressive, je le sentais :
— Je ne puis m’occuper de ma santé avant un mois d’ici.
Les sourcils se sont un peu contractés, et j’ai vu flamber un éclair dans le regard d’acier. Cette homme ne doit pas être habitué à entendre discuter ses jugements. Presque rude, il a riposté :
— Alors, pourquoi êtes-vous venue me consulter aujourd’hui ?
— Parce que… je le confie à votre discrétion professionnelle… de votre arrêt dépend pour moi une grave question d’avenir, une très grave. Selon que vous m’assurerez, ou non, la guérison, j’agirai dans un sens ou dans un autre. Et c’est pourquoi je vous demande de me dire, en toute conscience, la vérité qu’il faut que je connaisse. Je crois que je suis prête à l’accepter…
Je m’arrête une seconde… Puis je continue :
— D’abord, je désire savoir ceci : ce que j’ai, est-ce sûrement et simplement un « bobo », comme vous dites… Ou bien, suis-je atteinte d’une façon sérieuse ?
Encore un silence que je perçois par tout mon être. Je sens à n’en pouvoir douter que cet homme hésite sur ce qu’il va me dire. Mes yeux doivent l’interroger avec une autorité impérieuse.
— Puisque vous voulez la vérité…
Comment m’étais-je imaginé, bien convaincue, que j’étais prête à tout entendre ? Lorsque la voix froide a prononcé « puisque vous voulez la vérité », en mon moi le plus secret, un instinct a crié :
— Non ! ne me dites rien qui me désespère. Trompez-moi plutôt… par pitié !
Mais il n’a pas entendu cette supplication de ma pauvre petite bête humaine et il a continué, me donnant une sensation de scalpel qui entrerait dans la chair :
— Je ne vous cache pas que toute affection de cette nature pouvant avoir des conséquences regrettables, mon simple devoir me commande de vous adresser, sans retard, à un chirurgien.
— Qui me guérira ?…
— Qui, sûrement fera tout ce qu’il faudra pour cela…
— Et votre conviction est qu’il peut réussir ? Dites… Il faut que je sache… Il faut…
Sévère et brusque, il a répliqué :
— Je ne suis pas chirurgien… Un professionnel jugera mieux que moi s’il peut vous délivrer radicalement… ou rendre seulement le mal inoffensif.
— En somme, quel est ce mal ?
Encore un imperceptible silence.
— Une sorte de petite tumeur dont, vous le comprenez bien, il faut vous débarrasser au plus vite pour en éviter le développement, qui amènerait des désordres dans l’organisme.
J’ai incliné la tête sans répondre. Il me semblait qu’un poids terrible s’abattait sur moi, m’écrasant. En cette seconde, dans mon souvenir, j’ai vu se dresser le brun visage qui m’est devenu si cher… A cette heure, si mon ami pensait à moi, il me voyait absorbée par des courses, arpentant les galeries poudreuses de quelque magasin…
S’il avait su !… Mais il ne saura pas. Personne ne saura que moi ; du moins, tant qu’il sera en France… Après… Oh ! après, qu’est-ce que cela me fait ce qui m’arrivera !…
Je ne sais quel visage j’avais, à réfléchir ainsi… Brusquement, j’ai été arrachée à moi-même par la voix brève du docteur :
— A quoi songez-vous ? madame. J’espère que vous prenez la sage résolution d’écouter mon avis et de vous en aller, bien vite, vous faire soigner, comme il convient.
J’ai secoué la tête :
— Docteur, seule, la certitude de la guérison obtenue en me faisant traiter tout de suite pourrait me décider au sacrifice des quelques semaines… — peut-être les dernières ! — de vie heureuse qui me seront accordées. Cette certitude, pouvez-vous me la donner ?
Il n’a pas répondu aussitôt. L’ombre d’une hésitation voilait ses yeux. Sa main, d’un geste impatient, tourmentait une revue ouverte sur son bureau.
— Vous me demandez l’impossible, madame, le secret de la nature, le secret de Dieu ! Je ne puis, moi, vous apporter qu’une espérance réalisable, si vous agissez comme la plus élémentaire raison l’exige.
La raison ! Un geste d’indifférence m’a échappé. Dans ses yeux alors, j’ai vu luire, de nouveau, l’éclair impatient :
— Il n’y a donc personne près de vous qui ait qualité pour vous obliger à vous soigner… ainsi qu’il est nécessaire ? Vous êtes mariée, n’est-ce pas ? Je vous demande pardon de cette question. Mais vous le savez, les médecins sont des confesseurs.
— Oui, je suis mariée. Vous auriez voulu parler à mon mari ?
— Je l’aurais prié d’user de son influence, ou de son autorité, pour vous déterminer à vous soigner tout de suite.
« L’autorité, l’influence » de mon mari !
Je ne sais ce qu’a pu trahir ma physionomie. Le docteur n’a pas insisté et m’a seulement demandé :
— Avez-vous des enfants ?
— Non, je suis libre de toute attache… qui compte. Ma vie n’appartient qu’à moi. Je peux en disposer comme il me convient.
Presque sévèrement, il m’a interrompue :
— Mais vous ne tenez pas, j’imagine, à l’abréger ?
Était-ce donc si grave ce que j’avais ?… J’ai regardé le docteur avec des yeux qui devaient être, en cette minute, aussi pénétrants que les siens.
— Comprenez-moi, docteur. Je ne suis pas une enfant, ni une femme déraisonnable, comme vous semblez le croire. Je ferai tout ce qu’il faut, si je suis certaine que… que mes jours ne sont pas comptés, par suite de ce mal imprévu… Sinon, ainsi que je vous l’ai dit, je ne sacrifierai pas les dernières semaines qui me soient laissées pour vivre à ma guise… Cette certitude, docteur, je vous le répète, pouvez-vous me la donner ?
Mes yeux ne quittaient pas les siens. Vraiment, de toute ma volonté, j’exigeais une réponse.
Il a dû le sentir. Après une seconde de silence, avec une autorité lente, il a prononcé :
— En conscience, madame…
Encore un imperceptible arrêt. Puis, il répète :
— En conscience, je ne puis vous donner la certitude que vous souhaitez… puisque je ne suis pas absolument compétent. Je rappelle votre attention sur ce point, afin de ne vous tromper ni dans un sens, ni dans un autre.
Il ajoutait cela… par compassion. Une terrible intuition me l’affirmait, à mesure qu’il parlait. J’étais certaine qu’il savait et ne voulait pas me dire… Je n’ai pas bougé. Toute ma sensibilité semblait morte. Et j’ai seulement articulé une dernière question :
— Soit, docteur, il vous est impossible de me répondre nettement comme je l’aurais désiré. Mais dites-moi ceci, et avec la même conscience : estimez-vous que je compromets l’avenir en attendant un mois pour me soumettre à l’opération que vous jugez indispensable ?
Il a passé la main sur son front ; puis cette main s’est abattue sur le bras de son fauteuil. Il réfléchissait :
— Ce retard que vous réclamez si… impérieusement, a-t-il pour vous une importance… capitale ?
— Oui !… Oh oui !…
Je me suis arrêtée court, sentant que mon cœur avait crié ce « oui ». Et une flamme a couru sur ma pâleur. Le regard aigu du docteur m’enveloppait. Aussi clairement que s’il avait parlé, j’ai deviné qu’il pensait : « Cette petite femme, qui tient son mari pour un étranger, doit avoir un amant ; et elle veut profiter avec lui d’un mois de liberté… »
Mais que me faisait son jugement ?
J’attendais l’arrêt qui se précisait derrière ce front impénétrable :
— Eh bien ? docteur…
— Eh bien, madame, si vous le souhaitez… par-dessus tout !… attendez… Mais souvenez-vous que c’est à vos risques et périls, et contre mon avis radical.
Mes épaules ont eu un geste d’insouciance.
— Je le sais… Vous m’avez bien avertie ! Donc si j’attends, il n’en sera sans doute rien de plus pour l’avenir ?
Avec une espèce de gravité, il a prononcé :
— Je ne le pense pas…
— C’est bien. Je vous remercie, docteur.
Je me suis levée. Je n’avais plus rien à demander. Plus rien ! A quoi bon ? Il ne m’aurait pas éclairée davantage. Au plus profond de moi-même, une évidence s’imposait : cet homme, qui ne voulait pas me tromper, ne m’avait apporté aucune affirmation réconfortante pour l’avenir.
Mes yeux ont erré sur la pièce austère où j’avais l’impression que je venais de subir une condamnation. J’ai interrogé :
— Dois-je revenir ? docteur.
— Ce serait inutile, quant à présent. Demain, dans huit jours, je vous dirais ce que je vous ai dit aujourd’hui : si vous n’avez pas, je vous le répète encore une dernière fois, en insistant, si vous n’avez pas, pour attendre, une de ces raisons qui priment les exigences de la raison, voyez tout de suite le chirurgien qui vous soignera comme vous devez l’être…
J’ai incliné lentement la tête. Nos yeux se croisaient, interrogateurs et attentifs.
— Merci encore, docteur. Je vais réfléchir… Et je ferai ce qui me paraîtra le meilleur.
Il a entr’ouvert la bouche, comme pour ajouter quelque chose. Mais il s’est tu, et m’accompagnant au seuil de son cabinet, il a soulevé la portière. Alors — d’un accent singulier, où dominait une sorte de bonté autoritaire, il m’a dit :
— Adieu, madame. Soyez sage… autant que vous êtes vaillante.
Je suis sortie ; comme sort une dame en visite. Sur le seuil, nos yeux se sont encore rencontrés. Qu’y avait-il, au fond des miens ?… Un désespoir glacé, sans pleurs ni cris. Dans les siens, — était-ce une aberration de mon esprit surmené ? — il m’a semblé trouver une espèce de sympathie compatissante. Peut-être, après tout, si habitué fût-il à voir souffrir, il avait pitié de la pauvre chose, fragile et menacée, que je sais être maintenant.
Mais ni l’un ni l’autre, nous n’avons rien dit de plus. Ce que nos bouches n’articulaient pas, nos pensées, silencieusement, se l’avouaient en cette dernière minute. Ah ! il y a des intuitions qui ne trompent pas !
J’ai descendu l’escalier lentement. Oh ! oui, lentement… Mes pieds, d’ordinaire si légers, semblaient devenus lourds infiniment ; c’est qu’ils soutenaient une créature écrasée. Tout bas, je murmurais : « Mon amour, mon pauvre amour, vous m’êtes cher plus que ma vie… »
Et mon cœur était broyé par une douleur que jamais encore je n’avais connue.
Sous la grand’porte, je me suis arrêtée, éblouie. Une nappe de soleil ruisselait sur la chaussée poudreuse. Au-dessus de ma tête, le ciel était de ce bleu ardoisé des jours d’orage. Des voitures, des passants, circulaient. Devant moi, coulait le torrent de la vie… Et je le regardais, me demandant combien de temps encore il allait m’emporter !
La question est montée à mon cerveau du plus profond de mon être… Et je ne sais quelle horrible conviction m’a étreinte que, pour moi, la vie était close. Pas une fois, le docteur ne m’avait dit : « Soyez sans inquiétude, vous n’avez rien à craindre. » Au contraire, il avait apporté une insistance obstinée, lourde de sous-entendus, à me recommander un traitement immédiat…
Et tandis que je songeais ainsi, ouvrant d’un geste machinal mon ombrelle, pour m’aventurer dans la rue sans ombre, un souvenir, tout à coup, a surgi des brumes de ma mémoire. L’anecdote racontée chez Marinette, par le docteur Valprince. La fraîche jeune femme venue pour le consulter, nullement inquiète et que, tout de suite, il avait reconnue atteinte d’un mal qu’on ne guérit pas.
Un frisson m’a secouée. Oh ! Dieu, pourquoi est-ce que je me rappelais cela ? Avais-je là cette réponse inutilement demandée au docteur Vigan ?… Une épouvante me saisissait. Dans cette rue ensoleillée, je me sentais aussi perdue qu’au milieu des ténèbres. Alors, vite, je suis partie pour regagner ma maison. Ainsi une bête blessée va se cacher dans son trou. J’ai traversé mon appartement désert, où les volets étaient clos, les meubles et les tentures disparus sous les voiles d’été, où mon pas heurtait les parquets sans tapis. J’ai gagné ma chambre, moins inhospitalière, là, il y avait des fleurs, des livres, mes bibelots familiers. J’ai écarté les persiennes ; il me semblait que j’étouffais. Le soleil avait disparu ; et les nuées d’orage plombaient le ciel obscurci. J’ai rejeté mon chapeau, mes gants, et je me suis abattue dans une bergère, les mains serrées, broyée par l’angoisse. Et déjà pourtant, essayant d’instinct, tant il y a de ressort dans mon être, de remonter la pente de l’abîme, vers lequel je me voyais précipitée…
Mais en même temps ; je sentais que je ne pouvais pas lutter… que je voulais l’impossible. Mon esprit se débattait dans le vide avec sa coutumière force de résistance… A quoi se fût-il rattaché ? Mon impression était plus forte que tout raisonnement. Et puis, c’était horrible, ce dégoût de mon propre corps, qui m’envahissait, à l’idée du mal vivant en moi comme un animal méchant, agrippé sur une proie.
Un coup à ma porte m’a arrachée au cauchemar.
La voix de Céline a annoncé :
— M. de Meillane.
— C’est bien. J’y vais.
J’avais dit : « J’y vais. » Et je ne bougeais pas, cependant, effrayée de le voir, lui, mon bien-aimé, à qui je ne veux dire rien.
Mon orgueil et mon amour se refusent à lui avouer ma déchéance. En ce moment, je ne supporterais pas de l’en voir instruit. Mes dernières semaines de bonheur avec lui, je les veux ! Après, quand il sera parti, je subirai toutes les horreurs que l’on m’imposera… Mais il ne faut pas qu’il sache !
Je me suis levée, toute ma volonté tendue pour me dominer. J’ai lissé mes cheveux, mis un peu de poudre sur ma figure décomposée.
Et je suis entrée dans le petit salon où nous avons passé des heures si douces…
— Viva chérie, je vous dérange, j’arrive trop tôt ! Mais je me suis trouvé libre de meilleure heure que je ne pensais ; et j’avais tellement besoin de vous voir que…
Il s’est interrompu. Tous mes efforts étaient vains pour lui cacher l’altération de mon visage, pour sourire, pour lui apporter un regard où il trouverait seulement mon amour…
Il a jeté une sourde exclamation et m’a attirée, mes deux mains enveloppées dans les siennes :
— Viva, qu’y a-t-il ?… Que vous est-il arrivé ?
Oh ! la tendresse de cette voix inquiète après l’agonie de la solitude !
Toute mon énergie s’est soudain brisée. Et, sans réfléchir, d’un élan de petite fille, je me suis jetée sur sa poitrine et prise à sangloter avec tout le désespoir qui, depuis une heure, s’amassait en moi.
Lui, presque impératif d’abord, répétait :
— Viva, mon amour, qu’avez-vous ?… dites-moi !… je vous en supplie…
Puis, sans doute, il a senti que ce qu’il me fallait dans cette tempête de douleur, ce n’était pas des questions, mais de la tendresse… Sans un mot, il m’a emmenée vers le canapé, me gardant contre lui, la tête sur son épaule. Et dans la détente de mes nerfs, je suis restée ainsi, secouée de sanglots, contre le cœur qui m’aimait, souffrait de ma souffrance, plus encore que moi-même ; serrée contre lui, comme si ses bras eussent été le seul refuge que je pouvais rencontrer ! Sur mes cheveux, je sentais le frôlement de sa main apaisante, et sur mon visage la caresse très douce de son regard, de ses lèvres. J’entendais sa voix me murmurer les mots que personne ne m’a dits depuis des années…
J’étais si épuisée qu’une seconde, la tentation m’a effleurée de lui livrer mon secret. C’est qu’il m’apparaissait si lourd à porter, ce secret d’inquiétude ! Mais alors, c’en était fait de la joie de nos derniers jours ! Et je me suis tue, puisque son amour ne peut rien… rien, pour moi…
J’ai murmuré seulement, les paupières closes, pour être sûre qu’il n’y lirait pas :
— Jacques, j’ai reçu tantôt une très pénible révélation que je dois être seule à connaître… en ce moment…
— Au sujet de votre mari ?
Les mots sûrement lui avaient échappé, avant que sa volonté les eût arrêtés.
— Non, pas au sujet de mon mari. Plus tard, vous saurez, mon ami, mon ami unique… Aujourd’hui, laissez-moi pleurer un instant… Ensuite, vous m’aiderez à oublier jusqu’au jour où je pourrai vous dire ce qui m’a… bouleversée. Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, de mon silence ?… Oh ! Jacques, ne soyez pas fâché contre moi !
— Être fâché contre vous ! mon pauvre amour. Quelle folle idée ! ma précieuse petite chérie… Vous parlerez quand vous voudrez, quand vous jugerez devoir le faire… Calmez-vous, mon aimée…
Oui, je me calmais. Le sceau s’appuyait sur ma bouche. Je me suis redressée. J’ai glissé les doigts dans mes cheveux tout froissés, et tamponné mon mouchoir sur mes yeux brûlants. J’ai dit, avec une ombre de sourire :
— Jacques, ne me regardez pas, je dois être affreuse !…
A tout prix, maintenant, je veux qu’il ne me voie plus que jolie, afin de lui laisser un bon souvenir…
Il a un peu souri, lui aussi, mais sans gaîté ; et je devinais la question anxieuse qui palpitait en lui, à laquelle je m’interdisais de répondre.
— Allons, cela va mieux, puisque la coquetterie reparaît !
Devant la glace, je promenais la houpette de ma boîte de poudre sur mes joues meurtries par les larmes.
— Viva chérie, voulez-vous que j’envoie un télégramme pour me décommander au dîner qui me privait d’être avec vous ce soir. Et je vous emmènerai… comme hier. Tant pis pour les affaires ! Qu’est-ce auprès de vous ? petite aimée.
Mais je n’ai pas consenti, autant pour lui que pour moi qui étais à bout de force. Seulement, j’ai accepté qu’il reste jusqu’à la dernière minute. Il a dû arriver tellement en retard que j’ai été saisie de confusion quand j’ai vu l’heure, lui parti enfin ! — parce que, dans un éclair de sagesse, je l’avais renvoyé…
Mais comme nous avions doucement causé ! Il faisait des projets d’avenir que j’écoutais, bercée par ces promesses de bonheur auxquelles je ne croyais plus. Et pourtant, sa chaude confiance engourdissait un peu ma détresse. Par instant, je me rappelais, comme un cauchemar dont j’étais réveillée, ma visite chez le docteur… Je me disais que je m’étais affolée à tort ; que, plus calme, j’allais le comprendre…
Nous avons combiné — comme deux amants… que nous ne sommes pas… que nous ne serons pas ! — des moyens pour nous voir, pendant ces quelques semaines que j’ai gardées « au péril de ma santé », dirait le docteur, pour les lui donner.
Car demain, je pars à l’Hersandrie, chez père, où il sera sûrement invité pour la chasse, mais ne pourra me faire que des visites bien trop officielles, à notre gré. Alors, je reviendrai à Paris, puisque heureusement Le Perray n’en est pas loin… Et aussi, nous aurons la forêt pour nous retrouver, bien seuls, quand il n’ira pas jusqu’à l’Hersandrie, afin d’éviter les commentaires…
Mon aimé, comment, sans vous, vais-je supporter l’existence, avec la pensée qui me dévore, de l’avenir menaçant… Oh ! que j’ai peur de la nuit qui vient ! A combien de choses cruelles je vais songer !
Père m’attendait à la descente du train. Quand j’ai sauté du wagon, les deux mains dans les siennes qu’il me tendait, il s’est exclamé :
— Viva, ma chérie, c’est de Suisse que tu rapportes cette pauvre mine ?…
J’ai vite prétexté, comme s’il pouvait deviner la vérité :
— C’est que j’ai mal dormi cette nuit… Aussi, je ne suis pas remise de mon autre nuit, en chemin de fer, pour revenir de Suisse… Et puis, hier, à Paris, ma journée a été très occupée.
Père n’insiste pas. Mais ses yeux vifs scrutent encore une fois mon visage qui garde, malgré mes soins, l’empreinte de la rude secousse d’hier. Et dans son regard, il y a la tendresse qu’à son enfant seule, il donne ainsi.
— Bon, bon, madame. Tout cela est très juste. Mais maintenant, il faut vous reposer à l’Hersandrie chez votre vieux papa qui est ravi de vous retrouver, petite.
Et c’est vrai cela. Il a l’air si content que j’en éprouve une joie douloureuse ; car l’idée brûle mon cerveau du coup qui, un jour ou l’autre, le frappera, quand il apprendra…
Pas encore maintenant ! Lui aussi aura son dernier mois de sécurité. Et dans un élan, je glisse mon bras sous le sien ; tandis que, dans la gare du Perray, nous attendons que mes bagages soient installés dans l’auto. Brusquement, il demande, et sa main tape, de petits coups caressants, ma main restée sur son bras :
— As-tu des nouvelles de ton mari ? Quand revient-il ?
Mon mari !… C’est vrai, j’ai un mari…
— J’ai trouvé une lettre de lui, à Paris, en arrivant. Son bras est à peu près remis… Il va de succès en succès… et paraît avoir l’intention de rentrer en France vers le 15 septembre.
— Tu seras encore ici… Et j’imagine qu’il n’y viendra pas.
Que de sous-entendus dans la voix de père ; et que de résolutions dans mon cerveau, qui s’affirment, inflexibles…
— Non, sans doute, il ne viendra pas. Moins nous sommes ensemble, plus cela est agréable.
Simple remarque indifférente. Maintenant, une autre Viva existe que celle qui a si follement gaspillé, jadis, les richesses de son jeune amour…
Père ne répond pas. Nous montons dans l’auto qui s’ébranle et nous emporte d’une allure folle.
En éclair, nous traversons la plaine du Perray. Et puis, c’est la forêt, la forêt de mon enfance, ma forêt, que l’automne poudre d’or roux. C’est une senteur de verdure, humide un peu. C’est le parfum sauvage des pins dont la lueur du couchant rougit les fûts violets. Oh ! qu’il fait bon ! qu’il fait bon !… Que je voudrais que lui, mon ami, fût là, près de moi !… Après-demain seulement, je le verrai.
Mon Dieu, est-ce que je ne puis plus me passer de lui ?… Et, dans moins d’un mois, il sera parti ! Ah ! je perds toutes les minutes où nous sommes séparés ! Le quitter dans quelques semaines ! Et peut-être avec un adieu sans revoir… M’en aller dans le grand inconnu seule comme j’ai vécu… Oh ! Jacques, Jacques, mon bien-aimé, défends-moi, ne me laisse pas partir !…
J’ai sans doute, trahi par un mouvement cette révolte éperdue qui, soudain, a bondi en moi ; car père qui devait m’observer, surpris de mon silence, m’enveloppe d’un coup d’œil attentif.
— Tu as froid ?
— Oh ! non, père. Je trouve délicieuse cette course à travers la forêt.
La brise qui fouette mes joues a dû y ramener une onde rose car un sourire éclaire les yeux de père… Et nous nous reprenons à causer. Il m’indique les hôtes conviés pour l’ouverture de la chasse, dimanche. Marinette, son mari et les poussins ; plusieurs ménages qu’il a choisis parmi ceux qu’il me sait agréable de rencontrer ; puis le clan des chasseurs, au nombre desquels Voulemont, Rouvray et Meillane (!). Pour mon ami, il éprouve une évidente sympathie. Quelques mots rapides, dont je connais la valeur chez lui, m’en instruisent ; et j’en éprouve une ardente douceur. Ah ! en lui, je trouverai un allié, s’il le faut… S’il m’est permis de goûter au fruit merveilleux du bonheur qui m’est tout à coup apparu…
La maison de mon enfance ! Avec quelle ivresse poignante je l’ai retrouvée !… Aujourd’hui, j’y suis seule. Père est allé à Paris. Il devait rentrer à la fin de l’après-midi. Mais une dépêche est arrivée, m’annonçant qu’il était retenu et ne reviendrait que demain, dans la matinée. Le soir, apparaîtront pour dîner tous les invités.
Faut-il que l’épreuve de mercredi m’ait bouleversée ! J’en suis, en ce moment, à désirer la venue de ces visiteurs qui m’aideront à fuir la hantise de l’avenir dont je n’arrive pas à me délivrer. Aujourd’hui, pourtant, je ne suis pas trop mal parvenue à ne pas penser, grâce à de prosaïques occupations de maîtresse de maison. Car dès que je suis à l’Hersandrie, père se décharge sur moi de tous les soins d’organisation. Je me suis donc appliquée à être la parfaite ménagère qui prépare l’installation de ses hôtes. Ah ! il y a une chambre surtout que j’ai soignée ! où demain, moi-même, je porterai les fleurs…
Ce matin, pour m’aider à être vaillante, est venue la chère lettre quotidienne. J’ai eu l’enfantillage de la glisser dans mon corsage même, pour qu’elle frôle l’endroit maudit, dans ma poitrine. Et je l’ai lue et relue pendant la course que j’ai voulu faire à travers les belles allées de la forêt où l’herbe pousse drue entre les bruyères pourprées. Là, j’ai retrouvé des lambeaux de ma vie, accrochés aux fougères roussies par l’été, errant dans la senteur des sapins, de la mousse fraîche, dans les lointains pâles sur lesquels, tant de fois, mes yeux se sont posés.
Quand j’ai eu bien trotté tout l’après-midi, d’un bout à l’autre de notre vaste demeure, je me suis aperçue que j’étais très lasse. Alors, je me suis laissée tomber sur une chaise basse, devant ma fenêtre grande ouverte, aspirant, avide, l’odeur de la forêt que le vent m’apportait.
C’est ainsi que m’a découverte, en venant chercher un ordre, notre vieille Françoise, la fidèle femme de chambre de père, qui m’a vue toute petite, me traite comme si j’étais son nourrisson, me morigène et m’adore à sa manière, un peu bougonne.
Elle m’a trouvée oisive, les yeux agrandis par un cerne, et s’est exclamée :
— Madame Viva, vous vous êtes trop fatiguée ! Monsieur ne serait pas content…
— Je me repose maintenant, Françoise.
— Il est bien temps, ma chère fille. Vous avez une figure pâlotte… Ah ! comme vous ressemblez à votre maman, ainsi… Vous ne vous la rappelez pas, la pauvre madame.
— Oh ! si, Françoise, très bien.
Ma voix est lente. Mes yeux errent sur l’horizon velouté de la forêt que dore le couchant. Oh ! oui, j’ai toujours, vivant en mon souvenir, le mince visage couleur d’ivoire, les grands yeux mélancoliques… Et je demande, obéissant à un obscur instinct :
— Françoise, quelle était donc la maladie qui a emporté maman ? J’étais très jeune alors… On ne me l’a pas dit…
C’est vrai pourtant, jamais je n’ai su… Jamais je n’avais pensé à m’informer.
— Sa maladie ? Ma chère fille, je ne pourrais pas vous en dire le nom. Elle avait toujours été délicate depuis votre naissance. Les médecins racontaient qu’elle avait un mal intérieur. Ils ont voulu lui faire une opération et elle y est restée, la pauvre madame !
Françoise s’arrête un peu. Tout en parlant, elle range le plateau du thé, pour l’emporter.
— C’est vrai qu’aussi, le mal était peut-être dans la famille… On disait, comme ça, que sa sœur plus jeune avait eu la même maladie… Mais je ne sais pas… Je n’étais pas encore au service de Madame dans ce temps-là.
Et Françoise s’interrompt parce qu’elle entend le valet de chambre qui a besoin de ses ordres.
Je la laisse sortir et je demeure immobile devant la fenêtre ouverte ; mes yeux qui ne voient pas errent sur le lointain bleu de la forêt dont la ligne ondule à l’horizon. Je cherche dans mes souvenirs… Je fouille dans le passé avec un regard qui interroge un abîme.
Ah ! cette phrase : « Le mal est dans la famille… sa plus jeune sœur aussi a eu la même maladie… » Voici que, tout à coup, elle ressuscite en ma mémoire un vieux, vieux souvenir, bien oublié… Je suis une très petite fille à qui l’on ne prend pas garde ; j’ai l’air absorbé par une poupée que je berce… et j’écoute ma jeune tante dire à maman d’une voix basse qui sanglote :
— J’ai arraché la vérité au docteur, je suis perdue. L’opération me prolongera mais ne me sauvera pas…
Mon Dieu, pourquoi est-ce que je me souviens de cela ?… Ah ! je ne veux plus penser, ni chercher, ni craindre… Je veux seulement sentir que je suis encore vivante… Que mon visage, mes yeux, mes lèvres peuvent encore appeler l’amour… Que mon corps est encore désirable, en dépit de la morsure du mal… Que mon cœur si longtemps glacé a retrouvé la flamme et veut aimer jusqu’à s’y consumer…
Ah ! demain, quand lui sera ici, j’arriverai bien à oublier.
Marinette est arrivée ce matin, avec les petits et Agnès, devançant son mari qui ne viendra que ce soir, avec le gros des invités.
Plus que jamais, elle avait un éclat de rayon de soleil. Elle était si rieuse, si fraîche, si incroyablement jeune, qu’elle semblait la sœur aînée de ses poussins.
Après le déjeuner, tandis que père s’affairait avec ses gardes-chasses elle est apparue sous les arbres, où ma lassitude se reposait, les deux petits trottant à sa suite, toute mince en robe et souliers blancs, portant avec soin deux cages, une minuscule et une très grande, qu’elle a posées sur la table près de moi, reculant mes livres d’un geste preste.
J’ai demandé, intriguée :
— Qu’est-ce que tu vas faire avec ces cages. Il me semble que ce matin, déjà, en descendant de voiture, tu avais cette petite cage en main, toi, la chic Marinette !
Elle a eu son rire de fillette.
— Cette maison abrite un ménage de Capucins que j’ai acheté hier, en traversant Paris. Ils m’ont tentée au passage ! Seulement ces amours étaient si à l’étroit dans leur cage que, ce matin, à Saint-Léger, je leur ai acheté une plus vaste demeure. Maintenant, il faut que je les y installe. Guy, donne-moi le grain.
Il lui tend le sac, très intéressé. Hélène, aussi, regarde sage dans la crainte d’être renvoyée à Agnès, ses menottes dans les poches de son tablier, sa petite bouche ouverte par l’attention.
Et Marinette s’agite avec des exclamations diverses, plaisir, agacement, inquiétude, devant le vol effaré des oiseaux que sa main affole.
Enfin l’installation est accomplie. Les enfants ont été renvoyés près d’Agnès.
Pour la première fois, depuis l’arrivée de Marinette, nous sommes seules… Et, tout à coup, je me souviens de ses retours d’autrefois, au temps où elle était, pour moi, une enfant caressante, dont la chaude tendresse me donnait l’illusion d’être une mère… Aujourd’hui, elle ne devine certes rien de ma soif stupide de recevoir d’elle l’affection qui bercerait ma détresse qu’elle ne pressent guère. Ce matin, avec son baiser d’arrivée, elle s’est exclamée :
— Comment vas-tu, chérie, un peu fatiguée ? Tu n’as pas si bonne mine qu’à Saint-Moritz !
Mais elle n’a d’ailleurs pas attendu ma réponse quelconque, car elle surveillait la descente de sa caisse à chapeaux. Maintenant, très attentive, elle contemple ses oiseaux et leur prodigue des appellations câlines. Ils l’absorbent bien plus que sa grande sœur !…
Je demande :
— Et ton amie ?… Que devient-elle ?… As-tu été contente de votre séjour à Lugano ?
— Oh ! oui… oh ! oui… Du moins, en général !
Instantanément, Marinette se détourne de ses oiseaux et vient se camper sur un pliant bas, près de moi. Elle appuie ses mains croisées sur mes genoux ; et, fidèle à sa douce confiance, entame les récits que j’écoute avec une complaisance de mère, amusée et indulgente. A travers le même prisme, elle contemple l’idole qui apporte, à se laisser adorer, une grâce condescendante un brin, provoquant chez sa bénévole petite admiratrice des alternatives d’allégresse ou de déception ; selon que, très absorbée par sa vie mondaine, elle répond plus ou moins, au culte qui lui est voué, qui la charme mais ne doit point entraver sa liberté d’action. Tout de même, elle sera déçue le jour où Marinette blasée cessera de voleter autour d’elle.
Je persiste à croire que, pour le bien de Paul, il est à souhaiter que notre oiselet continue à chanter pour Mme Valprince… Ce qui ne nuit en rien à son plaisir d’opérer des ravages dans le monde masculin. Tout est dans l’ordre…
Je le savais bien !… Sa présence a accompli le miracle. J’ai pu être gaie ! Même, je l’ai été sincèrement ! Il y a eu des instants, assez nombreux, où j’oubliais… Tous autour de moi, étaient de si joyeuse humeur, dans l’atmosphère accueillante du vaste hall somptueusement éclairé et fleuri, que leur entrain soulevait mon fardeau. Une griserie bienfaisante m’envahissait, en retrouvant les vives conversations coutumières ; les paradoxes de Voulemont ; les emballements de Rouvray ; l’humour à froid de Francis Alcott et l’humour à chaud, très à chaud, de sa femme ; l’ironie spirituelle et sceptique, vite mordante, de père qui, dans son personnage d’hôte, avait tout à fait une allure de fermier général du temps jadis.
En mon cœur, c’était un délice de voir, à toute minute, le cher visage dont les yeux ne me quittaient guère !
Avec quel soin, pour lui, je m’étais appliquée à ressusciter la Viva des meilleurs jours, — visage et toilette… — Et vraiment, j’avais dû réussir, si j’en crois le coup d’œil de père, sévère connaisseur, certaine exclamation de Marinette, jolie à souhait, les sourires de mes amies, les regards des hommes…
Lui m’a murmuré, dans une brève seconde d’aparté, avec un sourire qui m’a jeté au cœur une bouffée de joie :
— Mon amour, c’est exquis… et terrible… de vous voir si jolie… Et d’être contraint de demeurer un monsieur correct !
Taquine, comme aux jours joyeux, j’ai riposté :
— Heureusement !…
Et puis, Voulemont se rapprochant, nous avons parlé de Saint-Moritz.
Au commencement, cela me semblait presque comique de l’entendre m’appeler solennellement « madame ». Mais, peu à peu, je sentais un énervement monter en moi, de jouir si peu et si mal de sa présence, lui, à un bout du hall, mot occupée de tous les hôtes de père.
Ce que nous étions corrects ! J’en suis encore dans l’admiration !
Toujours l’influence du miracle, j’ai chanté comme tous me le demandaient. Mais j’ai chanté pour lui seul. J’ai pu le lui dire quand il s’est rapproché, sous prétexte de m’aider à chercher une partition. Alors il a pris sa place favorite, debout près du piano, appuyé au mur, devant moi… Et j’ai chanté tout ce qu’il préfère. Ma voix, par bonheur, est faite d’un métal si solide que même les émotions de ces derniers jours ne l’ont pas sensiblement altérée. Et puis, c’était surtout avec mon âme que je chantais, avec tout ce qu’elle enferme à cette heure, de passion, d’inquiétude, de douleur, de regrets fous.
Il le sentait bien, ses yeux rivés sur moi, aussi pâle que je devais l’être moi-même.
Quand je me suis tue, épuisée, Marinette s’est jetée à mon cou :
— Viva, que tu as donc bien chanté ! Tu ne te doutes pas à quel point tu viens d’être « Nuit d’amour » !
Ah ! si, je m’en doute…
Jacques avait entendu. Il s’est penché un peu et m’a murmuré :
— Merci, Mienne adorée.
Cette chasse est odieuse, qui, demain, va l’emmener toute la journée. Et impossible de s’y dérober !
Tandis que les chasseurs arpentaient la forêt depuis l’aube, les voitures ont transporté le clan féminin — qui en était désireux… — à Saint-Léger, le village le plus voisin de l’Hersandrie, pour la messe dominicale.
Soumise au devoir d’exemple dont j’ai souci, à l’égard des enfants et des simples, — j’appelle ainsi le petit peuple qui vit autour de moi, en ce pays, — je suis du nombre des fidèles. Et vrai ! j’y ai un brin de mérite, car ce m’est un supplice d’entendre l’office clamé par les braves chantres du cru. Plus facilement encore, je supportais les sermons ou lectures du vieux curé. Il est mort au printemps et je ne connais pas son successeur. Pour la première fois, je l’aperçois. Un homme d’une quarantaine d’années ; une figure d’ascète, des yeux limpides dans un maigre visage de paysan, dont les lignes sévères se sont adoucies quand il a commencé à parler, l’obligation du prône lui faisant quitter l’autel pour la chaire.
Je suppose que, depuis quelques dimanches, il paraphrase le Pater, car, aujourd’hui, il en prend pour texte une parole qui semble amenée par de précédentes instructions : Que votre volonté soit faite.
Et, appuyé sur ce texte, il prétend nous amener à reconnaître qu’à tous, des sacrifices étant demandés, un jour ou l’autre, seul, un généreux fiat peut nous en adoucir l’amertume ou la souffrance…
Ah ! que ces choses semblent adressées à la désespérée que je suis ! Aussi, j’écoute sans que mon esprit ait tentation d’aller vagabonder au loin. Ce prêtre de campagne n’est pas un orateur, la voix est sourde, l’expression un peu gauche. Mais quelle sincérité, quelle conviction, quelle sérénité compatissante dans l’accent !
Pourtant, sa théorie de la soumission volontaire fait bondir mon cœur. Est-ce qu’il me serait possible d’accepter l’horrible sacrifice qui se présente ? Est-ce que je puis m’incliner, docilement, devant l’épreuve qui vient me prendre, sinon ma vie, du moins le bonheur ressuscité pour moi ?…
Je ne suis pas une créature passive, glacée dans l’obéissance à d’incompréhensibles décrets… Je ne suis pas une sainte éprise de la souffrance. Je ne suis qu’une pauvre femme dont les trente ans veulent encore la vie… veulent la revanche des jours mauvais… veulent de nouveau l’enchantement de l’amour dont la flamme l’illumine, éblouissante.
Consentir à disparaître ainsi, toute jeune, — comme tant d’autres disparaissent, c’est vrai !… — ayant au cerveau, au cœur, aux lèvres, la soif inapaisée de sentir et de connaître, d’épuiser le fruit de la vie dont j’ai retrouvé la saveur !… C’est insensé, c’est hors nature de demander cela !
Et tandis que j’écoute, très correcte, les mains serrées sur mes genoux, je voudrais fuir l’inexorable voix qui, avec tant de ferveur, prêche le sacrifice, l’acceptation…
Jamais, je n’ai accepté la souffrance ni la peine. Je les ai subies, comme on subit l’Inévitable, après l’aveugle rébellion de la première heure, — frémissante, avec l’orgueil de ne pas me plaindre Tout ce que je pouvais, c’était de me raidir et de chercher l’oubli…
Mais dire, comme peut-être des croyants parmi les meilleurs le disent, dans la sincérité de leur âme : « Que votre volonté soit faite ! Je veux ce que vous voulez, ô Dieu qui m’avez donné les jours et me les reprenez, sans qu’il me soit possible de comprendre pourquoi j’ai reçu le don…, pourquoi il m’est enlevé… »
Je suis incapable d’un pareil sacrifice…
Fait à qui ?… Au Dieu pur esprit que m’a révélé le catéchisme, appris jadis quand j’étais petite fille… Souverain mystérieux, que chacun conçoit selon son idéal… Car nulle créature humaine ne peut dire ce qu’il est.
Pas plus que nous, ils ne savent, — quel que soit leur culte, — ceux qui s’appellent ses prêtres, enseignent en son nom, nous demandent le sacrifice en son nom, nous bercent en son nom de merveilleuses promesses…
Et c’est horrible, cet inconnu !
Pourtant, certains ont une foi absolue en ces promesses. Ils en vivent. Ils adorent l’invisible Maître — qu’ils appellent leur Père. Là-bas, au Carmel, l’exquise grande amie de ma jeunesse est divinement heureuse du renoncement accepté par amour de ce Dieu intangible qui, pour elle, est une réalité vivante.
Moi, je me débats dans la nuit, pour avoir voulu âprement le bonheur terrestre… Pour en avoir fait mon univers quand j’ai cru le posséder. Pour m’être absorbée dans ma souffrance de le perdre. Pour m’être follement jetée vers lui, quand, une fois encore, il m’a versé son philtre. Le mystérieux Consolateur dont, autrefois, on me promettait l’appui qui jamais ne manque… je ne le trouve pas !
Machinalement, tandis que j’écoute, j’ouvre le petit livre de prières qui m’est un souvenir de mère, une Imitation. Et mes yeux, distraits, tombent sur ces mots : La grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût des choses de la terre…
« Les choses de la terre… » Oui, c’est vrai, aux choses de la terre, j’ai surtout appartenu. En dehors des créatures, j’ai passionnément aimé l’art, la belle nature, insensible et vivante, les fêtes de l’esprit… Ce n’était pas suffisant.
Il fallait voir, chercher plus haut, sortir de soi… Se dépenser — un peu tout au moins — pour le bien des êtres, indifférents, étrangers même. Avoir le désir de valoir moralement… L’essayer, en s’élevant d’abord au-dessus des petites misères, des tentations, des blessures de l’existence quotidienne…
N’être l’esclave ni du bonheur ni de la souffrance… Monter vers la mystérieuse source vive…
Depuis combien d’années je l’ai oublié, ce souci de la valeur morale que j’ai connu autrefois quand près de moi, rayonnait l’âme de ma grande amie… Qu’il est loin ce temps !
Si profonde est mon étrange et soudaine méditation que le prêtre descendu de la chaire, retourné à l’autel, je n’ai même pas entendu les odieux chantres recommencer leurs prières tonitruantes. Une sonnerie me fait tressaillir. C’est l’Élévation. Je regarde autour de moi. Je vois Marinette qui s’agenouille en arrangeant un pli de son voile ; et Guy qui se lève, enchanté de remuer, sa petite figure dressée vers les vitraux dont les images le distraient.
La clochette tinte encore. Comme les fidèles, je courbe la tête ; et mon âme troublée se prend à supplier : « O Dieu que je ne connais plus, ayez pitié de moi, venez à moi qui souffre seule !… »
Une lettre de Robert.
Il se prépare à s’embarquer. Il sera à Paris vers le 20 et — oh ! inconscience que j’avais oubliée — il se réjouit de me revoir ! me parle de ses projets d’hiver de notre réinstallation… Quant au duel, à ses causes et suites, il n’en est pas plus question que si jamais rien de pareil n’avait existé.
Et je vais répondre, moi, par une lettre qu’il trouvera à son arrivée, où je lui dirai la très simple vérité… Que je n’ai plus le courage de mener la vie commune et le prie de faire le nécessaire, afin que l’un et l’autre soyons libres de droit, ainsi que nous le sommes déjà de fait.
Consentira-t-il tout de suite ? Tel que je le connais, j’en doute.
Justement, hier, Jacques m’a demandé, tout à coup, quand je verrais l’avocat pour préparer mon procès.
Mon procès… Peut-être ne serai-je plus vivante au jour où il pourrait commencer ! J’ai serré mes lèvres pour ne pas prononcer des mots irréparables ; puis, j’ai répondu, très naturelle, qu’en ce moment, le Palais étant en congé, il me fallait attendre un peu, bon gré mal gré…
— Quand vous ne serez plus là, mon Jacques, je m’occuperai des odieuses choses !…
S’il avait su à quoi je pensais, en parlant d’odieuses choses !…
— … Mais il nous reste si peu de jours à passer l’un près de l’autre qu’il ne faut pas en gaspiller une parcelle, mon ami chéri…
Nous étions seuls, par hasard, dans une allée écartée du parc, mon bras glissé sous le sien. Il a porté mes doigts sous ses lèvres et a répliqué, avec une pointe de malice :
— Vous saurez bien vous débrouiller devant les hommes de loi, madame ?
— Oui, très bien, monsieur le sceptique. Et puis, père m’aidera, s’il est nécessaire.
— Bien alors, mon amour, je suis tranquille !
Il avait l’air de plaisanter. Mais je le connais bien maintenant. Il est étonné, et inquiet un peu, de me voir tant de lenteur à agir. Pour le rassurer, je lui ai raconté que j’avais écrit à Robert…
Marinette a reçu une invitation qui l’a amenée, ce matin, dans ma chambre, rouge de plaisir. Les Valprince lui demandent de venir — Paul compris — faire connaissance de leur propriété de Touraine où ils sont réinstallés, retour de Lugano.
Elle a interrogé, avec une jolie moue d’envie :
— Crois-tu, Viva, que ce ne serait pas indiscret d’accepter ?
— Indiscret ?… Pourquoi ?… Oh ! non, autant que je puis juger d’après tes récits…
Paul a consenti. Ils vont donc partir en Touraine, au début de la semaine prochaine. Marinette voulait conduire les enfants chez sa belle-mère. J’ai réclamé qu’on me les laisse pendant ces quelques jours. Il me reste peut-être si peu à les voir, ces petits, que j’ai aimés comme s’ils étaient miens…
Père, apprenant que Marinette allait me quitter, m’a dit :
— J’ai peur que tu ne t’ennuies dans notre forêt, ma petite fille. Tu n’es pas gaie, cet été. Invite qui te plaira pour te tenir compagnie.
Mais j’ai protesté :
— Oh ! père, tes hôtes du dimanche me suffisent bien ! Je suis un peu lasse et la solitude me repose.
— Comme tu voudras, enfant. Fais ce que tu préfères !
A peine, je me l’avoue à moi-même, tout ce que je puis, c’est de recevoir du samedi au mardi. Quand partent les invités de père, je suis à bout de forces ; et il me faut bien quelques jours pour me reprendre, afin de continuer à remplir mon rôle…
Et puis encore, il me faut la liberté de le voir, lui, soit à Paris, soit ici ; qu’il vienne en visiteur officiel, ou que j’aille le retrouver, dans la forêt, au rond-point convenu, auquel j’arrive dans la charrette anglaise que je conduis moi-même.
Mais comme elles sont comptées, nos pauvres rencontres ! Ah ! les misérables jours qui fuient sans nous rapprocher ! Si vite, octobre avance ! De la brume d’automne, je le vois déjà sortir, inflexible, amenant le jour de l’inexorable départ.
Cet après-midi, à Paris, où j’étais venue, pour lui, j’ai rencontré ma petite amie de Saint-Moritz, Marie-Reine Derieux.
L’auto m’amenait chez moi, un peu avant l’heure où j’attendais Jacques, quand, descendant de voiture, je l’ai aperçue qui arrivait de son pas vif, si joliment rythmé, seule, en vertu de l’indépendance que lui accorde la confiance de sa mère.
Me reconnaissant, elle s’est arrêtée court, l’air si ravie que, sans réfléchir, après les paroles de bienvenue, j’ai dit :
— Si vous n’êtes pas trop pressée, voulez-vous monter un instant me faire une petite visite, en fermant les yeux sur un appartement en toilette d’été ?
Elle a accepté aussitôt, avec son aisance de fille du vrai monde, à qui beaucoup d’initiative a été laissée.
Jacques ne pouvait venir qu’après quatre heures ; et la demie de trois heures n’avait pas encore sonné. J’avais un moment pour cette enfant dont la jeunesse m’était une clarté de soleil. Elle arrivait de Florence, où elle a séjourné près de trois semaines, après une quinzaine à Venise. Elle connaissait les coins de ville, les paysages, les tableaux que j’ai aimés. Ame et cerveau, elle était encore toute vibrante d’admirations, de sympathies, et aussi d’antipathies, dont j’ai beaucoup éprouvé ; et, tour à tour, ardente et humoriste toujours sincère en ses impressions, elle me les confiait avec un abandon jeune qui me la révélait bien telle que je l’avais entrevue à Saint-Moritz : exquise petite Ève, très pure, vraie fille de notre temps par sa culture intellectuelle et par le regard bien ouvert qu’elle pose sur la vie.
Nous bavardions comme de « vieilles amies ». Un coup de timbre nous a interrompues. Et Jacques est apparu.
Sur le seuil du petit salon, il s’est arrêté, saisi à la vue de cette visiteuse inconnue. Car je ne crois pas qu’il ait jamais aperçu Marie-Reine à Saint-Moritz, d’où elle est partie peu de jours après son arrivée.
J’ai présenté. Jacques avait tout de suite repris son grand air de diplomate, déçu, je le sentais, par cette visite étrangère qui nous enlevait quelques-uns de nos pauvres instants.
Mon regard les a enveloppés d’un même coup d’œil, debout l’un près de l’autre, très jeunes tous les deux… Lui, mon Dieu !… autant qu’elle… C’était bien là le couple, qu’une fois ma pensée avait entrevu ; la même allure discrètement élégante de gens d’une éducation raffinée ; des êtres de même race morale, vrais, dont la volonté est droite et sûre, l’intelligence large, l’âme trop généreuse pour faiblir jamais dans la laideur ou la lâcheté.
Ainsi que dans une lueur d’éclair, j’ai eu conscience de ces choses, et la conclusion en a jailli : « Voilà la femme qu’il lui faudrait ! »
Une fibre très douloureuse s’est crispée en moi… Et, cependant, parce que ma petite amie s’apprêtait à prendre congé, je l’ai arrêtée :
— Attendez encore un instant. Vous allez goûter avec moi. Le thé est apporté tout de suite. Monsieur de Meillane, voulez-vous sonner pour le demander ?
Il a obéi, ne comprenant plus rien à ma conduite, je le voyais.
Et nous avons goûté tous les trois, très « gentiment » ; car mon ami, bon gré, mal gré, subissait le charme de cette enfant délicieuse dont la jeune personnalité l’étonnait.
J’ai surpris dans ses yeux une sympathie approbative quand, à sa demande sur ses distractions dans le petit pays du Finistère où elle part pour six semaines, elle m’a répliqué, rieuse :
— Mes distractions ?… Oh ! madame, elles sont si variées que les journées me paraissent trop brèves… A Saint-Jean-du-Doigt, où père a sa maison, je trouve une vraie famille de « petits », à peu près tous ceux du pays. Je fais la classe, je joue, je pouponne… C’est déjà très occupant !… Puis j’ai la musique ; je « commets » force aquarelles ; nous lisons beaucoup ; je monte à cheval, je vais en mer ; je relaie maman comme secrétaire pour mon père. Vous ne trouvez pas, madame, que c’est exquis une pareille existence ?… Je suis sûre que vous l’adoreriez !
— Je le crois aussi ! Quel dommage que je ne puisse en essayer…
— Madame, venez un peu à Saint-Jean-du-Doigt…
— Il est trop tard, petite amie.
Elle se levait. Je l’ai reconduite… Quand je suis rentrée, Jacques était debout dans le salon. Il m’a tendu les bras, avec un « Enfin, vous voilà seule !… » tel que mon cœur en a bondi de bonheur.
Il m’a attirée sur le canapé qui est notre place favorite et m’a murmuré, tendre et fâché un peu :
— Méchante ! qui invite des amies quand je dois la venir voir…
— Je ne l’ai pas invitée… C’est le hasard qui a tout fait.
— Le hasard qui l’a retenue à goûter, n’est-ce pas, madame ?
— Non… Là, le hasard n’était pour rien !… Non… Jacques chéri, savez-vous ce que je pensais, voyant Marie-Reine près de vous ?… Que c’était une fiancée comme celle-là qui devrait être la vôtre !
Il a sursauté et a plongé ses yeux dans les miens, cherchant si je plaisantais.
— Bon Dieu ! Est-ce que c’était une présentation, ce thé soi-disant improvisé ?… Petite chérie, ne savez-vous pas que je suis pourvu ? Que personne au monde ne vaut la fiancée qui s’est promise à moi ?…
— Mais… mais si cette fiancée vous manquait, mon Jacques, il faudrait la remplacer… la remplacer par une autre… que j’aimerais ressemblant à ma petite amie Marie-Reine.
J’ai vu luire un éclair dans son regard qui m’a interrogée, attentif.
— Qu’est-ce que ces réflexions folles… madame ? Alors, vous ignorez encore que personne… vous entendez Mienne… personne ne pourrait vous remplacer. Dans ma vie, vous serez l’Unique…
Et il y avait tant de force dans son accent, devenu grave soudain, que, de nouveau, la joie poignante m’a fait tressaillir, que j’ai appris à connaître par lui… C’est doux divinement, d’être ainsi aimée, et gâtée… — surtout quand on a subi les affres de la solitude…
Aussi, lui présent, j’oublie que je marche peut-être vers le gouffre. J’oublie qu’il va partir… Je suis toute dans les minutes précieuses qui m’appartiennent encore.
Il accomplit ce prodige de ressusciter l’espoir. Il me rend le goût des causeries toutes frémissantes de pensées remuées, mon ancienne avidité pour les choses de l’esprit, l’amour que j’ai eu pour la musique. Près de lui, même, je peux encore être gaie !
Une idée m’est venue cette nuit, tandis que, les yeux larges ouverts, je songeais… comme je songe désespérément des heures entières, sans pouvoir trouver l’oubli du sommeil. Telle que je me montre à lui… et je suis comme je sens… je l’attache à moi, chaque jour davantage. Je lui laisse espérer un avenir auquel je ne crois plus…
Alors, c’est misérablement égoïste d’aviver un sentiment qui sera pour lui une source de souffrance…, s’il lui faut me regretter, un jour plus ou moins prochain… Puisque je l’aide, — j’ai déjà pensé cela à Saint-Moritz… — je devrais le détacher de moi…
Et je ne peux pas consentir à un pareil sacrifice !… Il est au-dessus de mes forces !
C’est vrai, pour lui, en ce moment, — avec sa mère, — j’emplis le monde. Mais les hommes oublient, même les meilleurs, même les plus épris… Pourquoi troubler la fragile ivresse de notre présent qui meurt ?… Là-bas, loin de moi, dans un milieu nouveau, distrait par cette vie de la pensée, si intense chez lui ; par ses curiosités de voyageur, par la société de femmes d’une autre race, parmi lesquelles, sûrement, certaines seront aussi séduisantes que moi et lui offriront peut-être le lien que je n’ai pas voulu nouer entre nous, — le plus fort de tous… alors, sa jeunesse d’homme subira l’action dissolvante de l’éloignement, soit que je… disparaisse tout à coup, ou demeure seulement une créature dont l’échéance est plus ou moins proche, — fatalement.
Mon bien-aimé, quelle indignation — et vous auriez peut-être raison ! — si vous soupçonniez que je pense ces choses !
Mais un tel détachement m’envahit, depuis que j’ai l’impression, qui m’enserre comme un cilice, d’être une condamnée, séparée déjà des vivants qui ont l’avenir !
J’ai beau essayer de me raisonner, en me prouvant que le docteur Vigan, en somme, ne m’a rien dit qui justifie absolument la crainte entrée en moi ; et qui est amenée par quoi ?… Par le souvenir du diagnostic porté sur une inconnue par le docteur Valprince ?… Parce que je ne puis oublier la destinée de ma jeune tante et de ma mère ?… Rien ne prouve que ce qui a été pour les autres, soit aussi pour moi… Par ma faiblesse grandissante ?
Peut-être déjà j’irais mieux si j’avais obéi à ce médecin et m’étais soignée tout de suite ? Mais alors, c’était renoncer à mes derniers jours de joie…
Il y a des minutes où je me dis que c’est fou, ce que j’ai fait là ! Pourtant, puisque le docteur Vigan m’a affirmé que mon retard ne modifierait pas l’avenir… Bientôt, d’ailleurs, j’aurai tout loisir pour me soigner !
Ce soir, dans le salon, après le dîner, la causerie était très animée entre les hôtes de père, juste assez nombreux pour que chacun puisse, à son gré, trouver son plaisir.
Mais il n’y avait pas là celui dont la force me soutient par l’influence de quelque fluide magnétique.
Aussi, je les écoutais tous, muette au fond de ma bergère, essayant de ne pas paraître trop détachée de tous les propos qui voletaient autour de moi. Car je redoute la perspicacité aimante du regard de père. Très souvent, depuis que je suis à l’Hersandrie, je le rencontre, ou le devine, ce regard que traverse une surprise inquiète. Père soupçonne qu’en moi il y a quelque chose de changé. Quoi ?… Trop discret pour m’interroger, puisque je demeure silencieuse, il cherche, m’observant avec une tendresse qui se révèle par ses gâteries, par la sollicitude de quelques questions brèves sur ma santé.
Pour l’en remercier, je redeviens caressante avec lui comme aux jours de ma toute jeunesse ; j’essaie d’être encore, un moment, « sa petite Joie », ainsi qu’il m’appelait autrefois. Je m’applique à faire à ses hôtes une souriante figure, heureuse que Marinette m’aide, en devenant d’instinct le centre attractif. Hélas ! lundi, elle me quitte pour aller trouver son amie chère.
Mais ce soir, encore, elle était là et distillait son grisant parfum. Elle était amusante à regarder, campée sur le bras d’un fauteuil, ses pieds fins allongés sur le tapis, toutes les lignes de son corps souple trahies par la robe étroite ; son profil à la Greuze, levé vers Rouvray, très allumé ainsi que les autres hommes campés autour d’elle…
Quelle insouciance heureuse émanait d’elle qui ignore l’épreuve…
Tout à coup, je l’ai enviée… Et je me suis sentie loin, si loin d’elle, ma « petite », à qui j’avais trop livré de mon cœur pour ne pas être déçue. C’était imprudent. Il faut très peu demander aux êtres que nous aimons.
Marinette, la pauvre petite, me donne vraiment, aujourd’hui, tout ce qu’elle est capable de m’offrir ; et, restée seule, je regretterai bien fort l’animation de sa jeune vie, les câlineries de son affection, la drôlerie et l’abandon de ses confidences, ses saillies qui me distrayaient de mon tourment, qu’elle partira sans avoir soupçonné…
Quand elle saura, — surtout si je disparais, — elle me pleurera éperdument. Et puis, elle se fera consoler par l’amie nouvelle que son imagination pare de toutes les grâces.
Tant mieux, après tout. Pourquoi ce désir égoïste de laisser de la tristesse derrière soi ?… C’est si peu, un être de moins…
Je regardais Marinette, je les regardais tous autour de moi… Et il me semblait les voir, comme on aperçoit les gens se mouvoir et parler, à travers une glace sans tain, qui en sépare. Tous se révélaient si confiants dans leur foi en l’avenir…
Que mon pressentiment se réalise, ceux qui étaient là, parleront quelques jours, au plus, de moi pour me plaindre. De même, dans le monde, les hommes qui m’ont désirée parce que j’étais seule, les femmes qui m’ont recherchée, jalousée, ou même méprisée parce que je n’avais pas gardé mon brillant époux. Robert, après le premier moment de stupeur devant le dénouement imprévu, savourera sa liberté… Père et Jacques, eux, souffriront… Et puis, le temps leur apportera l’apaisement. Non pas l’oubli. Pour eux, je resterai un précieux petit fantôme enseveli dans leur cœur.
Je songeais, si loin de tous, que j’ai tressailli à une question de Rouvray :
— N’est-ce pas, madame, que vous voudrez bien poser, dans le tableau que je prépare en vue d’arracher les classiques à leur torpeur ?
Sans réfléchir, j’ai dit :
— Peut-être, alors, serai-je partie pour quelque grand voyage.
Tous se sont exclamés, curieux. Et Marinette, se penchant, avec un baiser, m’a jeté :
— Viva chérie, tu ne parlerais pas autrement, si tu étais en partance pour un monde meilleur !…
Je n’ai pas répondu, et me suis levée pour organiser une table de bridge.
Afin de sauvegarder toutes les apparences, — à cause de père… — je reçois, de même que Jacques, mais pas le même jour !… les amis masculins qui, à Paris, étaient des familiers.
Ainsi, aujourd’hui, Voulemont a surgi en auto, à l’heure du thé. Je me suis appliquée à deviser avec lui sur le ton habituel de nos causeries. Mais il me connaît trop bien pour que, en tête à tête, je puisse le tromper…
Tout à coup, notre thé fini, après un silence, dont je n’avais même pas eu conscience, il a interrogé, plantant dans mon regard ses terribles yeux d’observateur :
— Ma petite amie, qu’est-ce que vous avez !… Est-ce l’amour ?… Est-ce le chagrin ? Il y a des deux dans votre regard ! Et vous commencez à inquiéter très fort ma vieille affection…
Son accent était si sincère qu’une subite émotion m’a étreinte une seconde, et le cri de tout mon être m’est venu aux lèvres :
— Tout simplement, mon bon ami, je suis une femme dont la vie s’achève… Et ce n’est pas un moment… gai !…
Aussitôt, j’ai regretté mes paroles imprudentes. Mais il ne pouvait en pénétrer le sens obscur et a haussé les épaules :
— Quelle absurdité vous dites là, madame Viva ! Le jour où vous le voudrez, vous recommencerez votre existence, vous le savez bien !
— Oui… mais je ne le veux… ni ne le pourrais… dans le sens où vous me l’offrez !
Il dardait toujours sur moi ses yeux noirs qui ont appris à déchiffrer les visages de femme… Et je l’ai entendu marmotter sous sa moustache :
— Qu’est-ce qu’elle a ?… Mais qu’a-t-elle donc ?…
Puis, tout haut, il s’exclame :
— Est-ce que par hasard, vous seriez devenue, cet été, une neurasthénique, dégoûtée de la vie ?
— Parce qu’elle a fait mon lot bien décevant ? Oh ! non !… Jamais, vous entendez bien, Voulemont, jamais ! je ne l’ai plus… sauvagement aimée !… je n’ai plus désiré l’étreindre, en être enveloppée, sentir ses battements fort, fort, fort !
— Alors… alors… Je ne comprends plus…
— C’est vrai, vous ne pouvez pas comprendre. Dites-vous, tout simplement, que je traverse une crise dont je sortirai… d’une façon ou d’une autre !… Et merci de votre sympathie.
Il se lève, vient à moi, prend mes deux mains dans les siennes.
— Vous savez, n’est-ce pas, petite amie, à quel point elle est chaude, et profonde, et dévouée, ma sympathie ! Si je puis quelque chose pour vous, usez de moi, je vous en serai bien reconnaissant !
— Ah ! Voulemont, je voudrais bien pouvoir user de votre amitié ! Mais ni vous, ni personne, ni moi, nous ne pouvons rien en ce moment à ce qui est… Il me faut tâcher de m’accommoder en brave du présent. Lui seul m’appartient !
Je me tais. Lui aussi songe ; pensif, il m’observe. Que m’importe ?… Je sais maintenant que je ne trahirai pas mon secret malgré la misérable tentation qui me torture quelquefois de crier ma détresse à une âme humaine. Mais le sceau crispe mes lèvres l’une contre l’autre. Silencieuse, je contemple le parc embrumé par une pluie fine, douce comme le ciel mélancolique.
Et une soudaine question me vient brusquement :
— Est-ce qu’il vous est arrivé quelquefois, aux heures… vous savez, où l’on se juge ?… de penser qu’il est triste d’avoir passé, dans l’existence, à la façon d’un bibelot de luxe… — je parle pour moi !… — si inutile, que le bibelot brisé, à personne, il ne fera défaut…
— Quelle misanthropie !… Mais, petite madame, vous oubliez que les bibelots de luxe donnent de la joie à ceux qui en admirent la beauté, et les regrettent très fort, je vous assure, si le mauvais sort les brise…
— Jouissance égoïste !… Par conséquent de mince valeur. Jamais, comme maintenant, je n’ai compris quel viatique ce doit être, quand on regarde derrière soi, de pouvoir se dire : « J’ai rempli la bonne tâche, envers les autres et envers moi-même. » Vous n’imaginez pas de quelle humilité je me sens envahie quand je constate combien j’ai vécu pour moi !
— Nous en sommes tous là, ô censeur austère !
— Mais non… mais non… pas tous. Il y en a qui savent sortir d’eux-mêmes par le cœur, par le cerveau… qui, tout entiers, se donnent à une œuvre.
Flegmatique et taquin, Voulemont continue :
— Par exemple, les anarchistes, acharnés à la destruction de l’abominable société.
Du même ton, je riposte :
— Des victimes de l’idée fausse, ceux-là ! Mais à cette idée, ils n’hésitent pas à se sacrifier. Et c’est pourquoi en fin de compte, ils ont plus de valeur que nous, les futiles joueurs de flûte.
— Eh ! Eh ! petite amie, comme vous y allez !… Évidemment, votre point de vue peut se soutenir ; pour le scandale des braves gens et la joie des amateurs du paradoxe. Mais je suis, avec trop de plaisir, « joueur de flûte », pour condamner ces pauvres gens, aujourd’hui traités par vous avec tant de dédain !
— Pas aujourd’hui, seulement, Voulemont ! Plus je vieillis et plus je nous trouve… mesquins, nous autres qui, privés de la lutte pour notre subsistance, nous contentons, tout platement, du souci de nos plaisirs, de nos intrigues, de nos ambitions, de nos amours… que sais-je ! de tout ce qui constitue le tissu piteux dont nous faisons notre existence. Quelles pauvres petites choses nous sommes ! mon ami.
— Des « petites choses » qui sont tout de même des roseaux pensants, comme a dit ce Pascal que vous aimez tant à lire !
Je hausse les épaules :
— Des roseaux qui pensent presque toujours en jouisseurs égoïstes…
— Madame Viva, on pense comme on peut ! Ne soyez pas misanthrope !… Je vous assure que j’aperçois, dans mon tissu piteux — et dans celui de mes frères en mesquinerie, — de jolies arabesques…, des broderies délicates… voire même, de-ci, de-là, quelques perles…
Je me mets à rire de la drôlerie de son accent :
— Heureux homme ! Je vous félicite. Mais laissons ces graves problèmes et faites-moi de la musique, voulez-vous, monsieur le joueur de flûte.
Et ainsi nous passons un très bon moment qui me repose un peu.
Depuis des mois, des années, je m’habillais pour satisfaire mon propre goût. Maintenant, c’est pour lui que je cherche ce qui m’est le plus seyant… De même que je m’applique à faire incomparablement beaux et doux, autant qu’il est en mon pouvoir, les fugitifs moments qui nous sont accordés.
Je veux qu’il emporte mon image, élégante, lumineuse, exempte d’une ombre même de déchéance.
Je veux qu’il ne me voie ni souffrante, ni faible, ni fatiguée même. Aussi je surveille avec une attention anxieuse l’altération de mes traits, et j’ai des raffinements de coquetterie pour dissimuler de mon mieux mon amaigrissement, ma pâleur. Sur mes joues qui devenaient pareilles à la cire, j’ai mis hier un peu de poudre rose ; très peu…
Et il y a été pris, mon ami cher. Une exclamation joyeuse lui est échappée quand il m’a aperçue ainsi, fraîche sous mon voile, comme j’arrêtais ma charrette anglaise au rond-point où, déjà, il m’attendait.
— Quelle bonne mine vous avez aujourd’hui, petite chérie ! Et cela vous va si bien !…
J’avais réussi. Mais de le voir si confiant et si heureux, un sanglot m’a serré la gorge. Et une minute je me suis tue, pendant que, sautée à terre, je demeurais entre ses bras qui m’enveloppaient étroitement, comme j’aime ! Car ainsi j’ai la stupide illusion d’être défendue par son étreinte, contre la douleur qui approche de moi.
C’est seulement quand j’ai senti mes yeux redevenus bien secs que j’ai relevé les paupières où mon émotion s’était abritée… Et j’ai pu parler…
Oh ! être à lui toute ! Aller vers l’abîme, les yeux clos, entre ses bras, sous ses lèvres, et m’anéantir ainsi…
Avec le sentiment que l’adieu approche — si vite !… — une fièvre s’insinue en nous qui s’avive à chacune de nos rencontres ; une fièvre faite de la soif inapaisée que nous avons de confondre nos deux êtres…
Lui apporte une fierté délicate et généreuse à m’aimer, à m’adorer !… sans demander rien. Je le sais… Surtout, je le sens !
Et il y a des minutes, maintenant, où je me demande pourquoi lui refuser, pourquoi me refuser une ivresse qui sera sans lendemain ?
Sauvagement, je me prends à appeler la rafale merveilleuse qui emporte les êtres hors du monde… A vouloir les délices folles où je perdrai l’épouvante, la notion même de l’avenir, de l’anéantissement possible, et tout proche peut-être.
Puisque j’ai donné le meilleur de moi, pensée, cœur, à quoi bon garder farouchement mon corps qui, bientôt, ne sera plus qu’une loque brisée par le mal, dont lui-même, mon aimé, n’aurait plus le désir ? Ma pauvre petite guenille humaine ! combien elle m’inspire de tendresse et de pitié, quand je songe à l’horrible travail qui s’accomplit obscurément en elle !
Et cependant, je résiste au désir qui gronde et supplie… Pourquoi ?
Quels vieux instincts, à moi légués par ma pure maman, arrêtent l’élan de mon être qui, affolé par le spectre de la destruction, cherche éperdument la brûlante source de vie ?
Est-ce donc que je subis l’influence de mon éducation première ?… que j’obéis à l’orgueil qui m’impose de partir — si je dois partir — sans avoir failli, sans être descendue au niveau de l’homme à qui je suis liée, des femmes qui se sont livrées à lui ?
Parce que je redoute le jugement que mon bien-aimé lui-même pourrait alors porter sur moi ?…
Parce que je ne veux pas lui offrir un corps où, peut-être, la mort a planté ses griffes ?…
Ah ! que de liens m’emprisonnent, entre lesquels je me débats, frémissante, révoltée. Et que, pourtant, je ne brise pas !
Aujourd’hui, j’étais seule à l’Hersandrie, avec les enfants — ô jouissance bien rare !… — la nouvelle série des invités n’arrivant que demain.
Père, retour de Paris, m’a trouvée allongée dans un rocking chair, sous les sapins, ayant l’air de lire. Je ne puis guère lire maintenant… J’ai trop à penser…
Je ne l’avais pas entendu venir, tant mon esprit s’était enfui loin, hors du présent ! Et j’ai sursauté, sentant tout à coup sa main sur mes cheveux.
— Eh bien comment va l’enfant, aujourd’hui ?
Mes lèvres ont frôlé la main caressante, ainsi que je faisais quand j’étais une petite, en adoration devant père.
— L’enfant jouit du calme de cet après-midi.
— Parfait !… repose-toi bien, ma chérie. Tu as raison de ne pas même lire…
A cette remarque seulement, je me suis aperçue que la revue était tombée sur mes genoux.
Père s’est assis et aspire l’air tiède, un peu humide, qui sent la forêt… Un instant ni l’un ni l’autre nous ne parlons. Je suis lasse, si lasse !… du fardeau que je porte !… Lui, semble réfléchir.
Mais il tourne soudain la tête vers moi qui, distraite, ne surveillais pas mon attitude pour dissimuler la faiblesse qui m’abat… Et j’ai un battement de cœur, l’entendant tout à coup me demander :
— Viva, es-tu souffrante ?
— Mais non, père.
Et je dis vrai. Ce n’est pas souffrante que je suis…
— Alors, pourquoi parais-tu si fatiguée ?… Pourquoi, de jour en jour, deviens-tu plus fluette ?… Si tu continues à t’affiner ainsi, ma Viva, tu finiras par ressembler tout à fait à une petite ombre. Il faut te soigner et devenir, coûte que coûte, une grosse dame.
Il plaisante, mais il n’y a pas de gaîté dans son accent. Malgré mes efforts, le tourment s’est insinué en lui ; et ni affaires ni plaisirs ne l’en peuvent plus distraire, je le devine. J’essaie d’être gaie :
— Père, renonces-y tout de suite, jamais je ne deviendrai la grosse dame que tu souhaites et que tu n’aimerais pas du tout à me voir, avoue-le… Tu sais bien que je suis une femme de la petite espèce.
— Oui… oui… évidemment. Mais peut-être aussi as-tu quelque préoccupation ? Le retour de Robert ?…
Je hausse les épaules malgré moi.
— J’aimerais certes mieux qu’il ne revînt pas… Mais c’est l’impossible… Alors j’accepte sa venue comme un mal inévitable. D’ailleurs, nous nous verrons si peu à l’avenir !
Je m’arrête. A quoi bon, déjà, parler d’un divorce que… les circonstances rendront peut-être inutile ?
Le regard perspicace de père a cherché le mien qui erre sur les belles pelouses veloutées. Je sens qu’il scrute mon visage.
Après un silence, il reprend :
— Il m’a semblé, Viva, t’apercevoir hier, à Paris, avec Meillane ?
— C’est possible… Je suis, en effet, sortie avec lui…
Père ne répond pas et mordille sa moustache.
Immobile dans mon fauteuil, la tête renversée sur le dossier, j’attends, indifférente, des paroles que je pressens. Tout m’est si égal, de ce qu’on peut penser et dire ! Dans quelques semaines, je serai hors du monde.
Je ne tourne même pas la tête quand la voix de père s’élève de nouveau :
— Écoute, Viva, tu sais, par expérience, combien je respecte ta liberté d’action. Mais je dois cependant te dire quelque chose… Tu m’inquiètes, ma petite fille chérie.
— En quoi, père ?
— Parce que… parce que je crains que tu ne te laisses, en ce moment, entraîner dans une aventure sans issue… du moins, sans issue satisfaisante… Et si le mal n’est déjà fait, je te crie : « Casse-cou !… »
— Père, parle franchement, et je te répondrai de même.
Il se lève, fait quelques pas de long en large, la tête penchée… Puis il se rapproche de mon fauteuil. Sa main, impérieuse un peu, comme celle de Jacques, se pose sur mon front.
— Ma petite fille, prends garde, tu vas faire jaser… tu fais déjà peut-être jaser sur toi, à propos de Meillane.
— Parce que je sors avec lui, comme je suis sortie maintes fois avec tant d’autres ?… Jamais alors, père, tu n’en as pris souci !
— Ceux dont tu parles ne ressemblaient pas à Meillane et tu ne les prisais pas… comme lui.
— C’est vrai, je l’estime infiniment. Et, c’est vrai aussi, je ne m’en cache pas.
— Oui, pas assez, mon enfant.
— Pourquoi m’en cacherais-je ? Il n’y a rien là que je ne puisse avouer… Pour éviter des bavardages oiseux ?… Cela m’est si étranger, ce que les gens peuvent dire ou supposer ! Je pense, d’ailleurs, que j’ai tout droit d’agir avec autant d’indépendance que mon mari.
— Oui, humainement parlant, selon la stricte justice, tu en as le droit… C’est très exact ! Mais ce droit, Viva, j’avoue qu’il me serait très… pénible de te voir en user… malgré mon ardent désir de te savoir heureuse ! D’ailleurs, telle que je te connais, tu ne pourrais pas être longtemps heureuse, obligée de dissimuler ton bonheur.
— Père, écoute-moi et crois-moi… Je n’ai rien… entends-tu ?… rien à cacher.
Cette fois, je le regarde en face. Je vois alors passer dans ses yeux un tel éclair de joie que j’en suis saisie. Une seconde, il a semblé un être qui vient d’échapper à un abîme. Jamais je n’aurais imaginé que père pût, à ce point, redouter de me trouver pareille à tant d’autres qu’il n’a jamais condamnées, même plus, qu’il a approuvées plus d’une fois. Ah ! quel mystère dans nos jugements !
Et je continue :
— Jacques de Meillane n’a été pour moi qu’un ami… mais un ami comme jamais je n’aurais imaginé en pouvoir rencontrer. Et pour cela, je l’aime… Oh ! de toute mon âme, avec ce qu’elle enferme de meilleur !…
Ah ! enfin, enfin ! il y a quelqu’un devant qui je peux proclamer l’amour qui aura été ma suprême joie !
Père me contemple avec une sorte d’effroi :
— Tu aimes Meillane !… Toi si désabusée ?…
— Sait-on jamais comment un miracle se fait ?… Oui, père, je l’aime… Si bien des… obstacles ne nous séparaient, à cette heure, je deviendrais sa femme. Et ce serait pour moi le paradis même !… Mais je ne serai pas sa maîtresse.
Entre les dents, père murmure :
— Quelle femme peut être sûre de cela, quand elle aime !
— Dans quelques semaines, père, il sera parti. Si j’avais voulu être à lui, bien facilement et bien souvent, j’en aurais eu l’occasion cet été… Mais je ne le voulais pas… Je ne le veux pas.
Père ne peut pas deviner ce qui me donne, si forte, la certitude de ne pas faillir…
De nouveau, à pas lents, il s’est repris à marcher devant moi. Tout à coup, il se rapproche et son regard, d’ordinaire vif et un peu dur, se pose sur moi, plein d’une pitié tendre :
— Ma pauvre petite fille, tu n’avais pas besoin de cette épreuve-là encore ! Je ne m’étonne plus maintenant que tu deviennes l’ombre de toi-même !
— Une épreuve… d’être aimée comme je le suis par un homme comme celui-là ? Oh ! non, ce n’est pas une épreuve ! C’est un bonheur que je n’aurais pas même osé rêver !… Père, tu es le seul être au monde qui connaît maintenant mon cher secret. Laisse-moi, sans crainte, jouir des derniers jours qui nous restent… Et fie-toi à nous !…
Malgré ma volonté, ma voix tremble, tant j’ai d’angoisse dans le cœur. Père se penche et prend ma tête entre ses deux mains :
— Ma pauvre chérie, sois pleinement heureuse comme tu l’entends…
Et il me laisse, préoccupé par notre conversation, je le devine.
Je le regarde s’éloigner ; puis, songeuse, je demeure immobile, les yeux perdus dans l’infini de ce ciel de septembre, gris sous la brume. Et je tressaille soudain, sentant des larmes mouiller mes mains allongées sur mes genoux…
A un carrefour isolé, dans la forêt, nous nous retrouvons, après que j’ai laissé ma voiture chez quelque garde. Là, enfin, nous sommes bien seuls !… Et les premières minutes sont divines…
Je suis trop lasse maintenant pour marcher longtemps. Mais je lutte du moins tant que je puis, pour qu’il ne s’en doute pas.
Il en arrive à me croire tout simplement mauvaise marcheuse ; et nous allons d’un pas très lent, à travers les belles allées silencieuses cuivrées par l’automne, son bras ferme me soutenant.
Il me dit ses projets pour nous… Et j’écoute, serrée contre lui comme une enfant fatiguée… Si l’on nous voyait ainsi, que n’imaginerait-on pas sans hésiter ?
Oh ! la vanité des apparences ! Quand on l’a éprouvée, quelle indulgence on apporte à juger !
Hier, il m’a dit, sentant mon pas devenir incertain :
— Viva, mon amour, il me semble que l’automne vous rend bien fragile ! Cet été, à Samaden, vous étiez comme un petit oiseau que ses ailes emportent, quand vous grimpiez vers le bosquet de mélèzes !
Oui, j’ai été l’ardente créature qui, grisée d’air et de lumière, montait, avide d’aller toujours plus haut !… Et ainsi, je ne serai plus jamais… jamais !… Quel glas… si horrible à entendre que, dans un élan de désespoir, je me suis serrée plus encore contre lui… Je lui ai tendu ma bouche pour qu’il y apporte, l’oubli… Et j’ai oublié…
Mais, trop vite, sa voix m’a réveillée, murmurant :
— Viva, vous exigez trop de moi !… Vous me rendez fou et vous voulez que je reste sage ! Je ne suis pas un saint… mais un pauvre homme qui adore…
Oh ! quelle tentation a bondi en mon être de ne plus lutter contre nous-mêmes !
Et cependant, je me suis écartée de sa poitrine et j’ai dit :
— C’est vrai. J’ai tort !… Pardonnez-moi, bien-aimé.
Mauvaise matinée. Une dépêche de Robert, arrivé au Havre. Et le départ de mes deux « petits », que Marinette est venue me reprendre… J’en ai le cœur lourd de regrets et de larmes.
A la fin de l’après-midi, le curé de Saint-Léger s’est présenté pour une quête. J’étais seule, sur ma chaise longue, des livres près de moi, mon ouvrage tombé sur mes genoux ; car je songeais à tant de choses que nous avions dites ce matin, lui et moi, pendant notre promenade dans la forêt, — souvenirs, pensées, projets, espoirs qui mêlent étroitement nos deux vies…
La visite imprévue m’a rejetée sur terre. Je me suis correctement redressée ; et j’ai voulu faire approcher mon visiteur de la flambée que j’avais fait allumer, avide de lumière, par cette journée noyée dans une pluie fine.
Mais il a refusé, dissimulant sous sa soutane ses lourdes chaussures boueuses.
Il avait un air d’homme très intimidé. Pour le mettre à l’aise, après qu’il m’avait gauchement présenté sa requête, je lui ai parlé de sa cure, du bien qu’il espérait y faire.
Et aussitôt son embarras a disparu. J’ai retrouvé l’apôtre qui, en chaire, un dimanche, enseignait la puissance du sacrifice, l’apôtre qui, sûrement, pratique ce qu’il enseigne.
Sans doute, il a senti avec quel intérêt j’écoutais la révélation très simple de son effort pour réveiller le zèle de son petit peuple, indifférent, en la majorité, sinon hostile. Peu à peu, il s’est pris à me dire ce qu’il souhaiterait faire en ce pays où il est encore « l’étranger ». Et, en parlant, il avait la même conviction fervente qui m’avait frappée déjà. De toute son âme, il se donne à ces inconnus ; je l’ai senti à sa réponse quand je lui ai demandé :
— Alors, monsieur le curé, vous n’êtes pas effrayé de la tâche que vous entreprenez ?
— Effrayé, madame ?… Comment pourrais-je l’être quand, avec moi, j’ai la grâce de Dieu ? C’est notre mission de gagner les âmes, d’en gagner beaucoup, d’en gagner toujours plus !
Sans réfléchir, j’ai murmuré pour moi-même :
— Gagner à quoi… et à qui ?…
Mais il m’avait entendue. J’ai constaté son imperceptible sursaut :
— Gagner à qui ?… Mais à Dieu, madame, qui, sans se lasser, les appelle pour leur bonheur.
Ah ! si ce Dieu avait pu s’emparer de mon âme, quelle délivrance de la lui abandonner !
J’ai regardé avec envie le prêtre, paisible en sa foi, et une question m’est échappée :
— Oh ! monsieur le curé, comment faites-vous pour croire ainsi ?
Il m’a enveloppée d’un regard effaré, ne comprenant pas bien ; dans son maigre visage, le regard m’interrogeait, attentif :
— Croire à quoi, madame ?
— Mais à tout ce que vous enseignez aux petits et aux grands qui viennent à vous ! Je vous en supplie, monsieur le curé, ne vous choquez pas de mes questions dont je m’excuse et répondez-moi, par charité, pensant que vous faites du bien.
— Je vous écoute, madame.
— Ces mystères, cette religion que vous enseignez, vous l’avez étudiée beaucoup et elle vous paraît… sincèrement, en conscience… elle vous paraît la vérité même ?
— Oui, madame. Elle m’apparaît évidente comme la vie elle-même.
— Malgré ses… étrangetés, ses obscurités, ses… invraisemblances qui choquent la simple raison ?
— Madame, je sais que mon humble cerveau est incapable de concevoir l’infini ; même des intelligences très supérieures en seraient incapables ! Mais la conscience incomplète que j’en possède suffit déjà à me donner une certitude qui est, en mon âme, aussi forte que le sentiment même de la vie… comme je viens de vous le dire… Et cette certitude, comment l’aurais-je si je ne la devais à l’Être divin qui m’a créé et m’a marqué de son empreinte ? Ne le sentez-vous pas, madame ?
Ses yeux limpides, très graves et très bons, se posent sur les miens. Je sens une âme interroger la mienne…
Et la mienne s’ouvre brusquement :
— Non, monsieur le curé, je n’ai pas votre foi et j’en porte durement… ah ! oui, bien durement la peine en ce moment ! Lorsque j’étais toute jeune, j’ai été une ardente petite chrétienne. Je croyais sans un doute, sans réfléchir… comme les petits, comme les sages, comme ceux qui savent… la foi du charbonnier ! Et puis, j’ai été absorbée par ce qui alors était pour moi le bonheur… J’ai vécu dans une atmosphère de scepticisme… si étrangère à toute idée religieuse !… Ensuite, j’ai souffert beaucoup, beaucoup supplié !… vous savez, comme on supplie quand on souffre et qu’on crie, désespéré, vers qui peut vous soutenir… Mais le chagrin ne s’est pas éloigné. Au contraire, il s’est appesanti, tellement cruel que le désespoir a tué ma foi. Et j’ai vécu sans plus rien espérer, devenue étrangère à ce Dieu qui m’abandonnait. Aujourd’hui encore, j’ai besoin de secours, d’espérance, de foi, et je ne trouve rien !…
Ma voix, que j’entendais lente et sourde, se brise tout à coup. Le prêtre, qui m’a écoutée, murmure :
— Pauvre enfant !
Puis un silence tombe dans le salon où crépitent les flammes du beau feu clair. Mes yeux songeurs contemplent, à travers les vitres, la svelte silhouette d’un sapin qui se dresse sous le vent et la pluie ; et une seconde, il me semble voir en lui mon image, dans la tourmente des mauvais jours…
Une question me ramène :
— Madame, est-ce qu’il y a des points de doctrine qui vous arrêtent ?… Je pourrais alors essayer de dissiper vos doutes !…
Je tourne la tête vers qui m’interroge avec un intérêt compatissant :
— Oh ! monsieur le curé, je ne connais rien à la théologie et ne me mêlerais pas de juger et de discuter ce que j’ignore. Mais je souffre d’avoir perdu le sens de la vie spirituelle… de ne plus voir en la religion qu’une très belle illusion, une consolante légende, à laquelle, en la sincérité de mon esprit, je sens que je ne crois plus… malgré mon désir d’y croire… Et pourtant, je traverse des heures où j’aurais tant besoin de trouver un viatique hors du monde !… Monsieur le curé, que faut-il faire ?…
Il ne répond pas aussitôt. Il pense. Puis, doucement, après un moment, il prononce :
— Ce qu’il faut ?… Prier, comme si vous croyiez, madame ; appeler Dieu de toute l’ardeur de votre âme qui le cherche… Et il vous entendra, car il a promis : « Venez à moi, vous tous qui êtes accablés, et je vous soulagerai. »
Dans le recueillement de la pièce que le crépuscule envahit, les paroles tombent comme une promesse de force et de paix. Le mysticisme de cet homme est bienfaisant à ma détresse ; et j’implore :
— Monsieur le curé, vous qui savez prier, priez pour moi !
Les journaux annoncent le retour de Robert à Paris, où ma lettre l’attendait. Que va-t-il dire et faire ? Je suis trop lasse pour m’en inquiéter… « Rien ne m’est plus », comme disait une illustre désespérée… Rien que cette idée : « Mon ami part dans quinze jours. »
Seule je vais être pour subir l’épreuve !… Lui dire la vérité et qu’il reste ?… Ah ! si j’étais libre, je crois que j’aurais la lâcheté de le faire ; et j’envie les femmes qui aiment hautement, devant tous, même un amant !… Moi, je n’ai pas d’amant !… Mais un fiancé, comme les jeunes filles ; — un fiancé que personne ne doit connaître…
C’était un bienfaisant jour de repos, sans visiteurs, père chassant ces jours-ci en Sologne. J’avais essayé de faire de la musique, mais la force m’a vite manqué ; et j’ai dû retourner à ma chaise longue, où je me reposais quand un coup de cloche à la grille m’a fait tressaillir follement, avec l’absurde pensée que c’était Jacques qui venait me surprendre.
De loin, à travers les massifs, j’entrevoyais une silhouette masculine. Mais ce n’était pas la sienne…
Après quelques minutes, un léger heurt à la porte… Puis les tentures s’écartent ; et, devant le domestique qui s’efface, je vois entrer, non pas mon bien-aimé… mais celui qui de nom est encore mon mari. Oui, c’est Robert !…
D’un brusque élan je suis debout :
— Comment, vous, Robert ! Ici ?
— Pourquoi non ?… J’arrive après une absence assez longue pour qu’il soit, je crois, tout naturel que je vienne voir ma femme.
Sa main cherche la mienne qui se lève d’instinct et qu’il porte à ses lèvres. Je me suis rassise, brisée par l’émotion. Lui, reste debout. Une seconde, en silence, nous nous regardons. L’océan l’a bronzé, et le visage est amaigri un peu ; sa blessure ou la vie, vie d’amour, vie d’orgueil. Mais ses traits ont ainsi quelque chose de plus mâle, il est toujours beau.
Je ne sais quel visage je lui offre ; le choc de sa soudaine arrivée a, sans doute, accentué l’altération de ma figure, car, après m’avoir contemplée avec une surprise qu’il ne peut dissimuler, il s’exclame :
— Est-ce que vous avez été souffrante depuis mon départ, Viva ? Je vous retrouve si fluette, si blanche !
— Tout bonnement, peut-être, vous êtes maintenant habitué aux beautés américaines… Non, je n’ai pas été souffrante.
— Alors, vous avez moralement passé un mauvais été ?
Il me vient un léger sourire dont il ne peut savoir l’ironie.
— Oh ! non, j’ai passé un excellent été ; un des plus reposants que j’aie connus depuis longtemps !
Ironique à son tour, il s’incline un peu.
— Je vous remercie.
— Vous n’avez pas à me remercier. Je vous dis simplement ce qui est…
— Et puis-je, du moins, vous demander ce qui vous a si bien reposée ? — en admettant que vous êtes reposée… Car votre mine dit tout le contraire !
— Ce qui m’a fait du bien ? La jouissance de la liberté qui m’a semblée à ce point bienfaisante que, désormais, je ne saurais plus m’en passer.
Il a un brusque tressaillement. Mais il se domine tout de suite et s’assoit.
— N’étiez-vous pas libre déjà, autant que femme peut l’être ? Qu’est-ce que toutes ces phrases vaines !
— Des phrases ? Oh ! non, tout uniment la vérité. N’avez-vous donc pas reçu la lettre que je vous ai adressée à Paris, avant votre arrivée ?
Il incline la tête.
— Je l’ai reçue et… méditée même.
— Alors, je ne comprends pas du tout de quoi vous vous étonnez et pourquoi vous êtes ici.
Un éclair traverse les yeux de Robert.
— Pourquoi ?… Parce que j’ai tenu cette lettre pour ce qu’elle était…
— C’est-à-dire ?
— Une boutade à laquelle ni vous ni moi nous ne pouvions attacher d’importance.
Nos deux regards, soudain, se bravent, avec une force passionnée.
— Vous avez tort, Robert. Ce que je vous ai écrit est ma résolution. Je vous le répète : je ne reprendrai pas la vie que j’ai menée depuis trois ans… ni mon ridicule personnage d’épouse trompée… Donc, la séparation s’impose. Cet été, vous m’avez fourni encore une raison plus que suffisante pour obtenir mon divorce !
Il a pâli et me regarde aussi stupéfait que si je venais de proférer soudain des paroles insensées.
— Viva, vous ne parlez pas sérieusement !
— Si… encore une fois… très sérieusement !
Il se lève d’un geste violent, se rapproche et saisit mes deux mains.
— Allons donc ! Allons donc !… C’est l’impossible que vous demandez ! Quand on a été les époux… les amants que nous avons été, on ne se sépare jamais !
Avec tout ce qui me reste de force, je dégage mes mains.
— Le temps dont vous parlez est mort ! Je suis maintenant une autre femme. Si je me souviens de la Viva d’autrefois, c’est seulement pour la prendre en pitié, pour la plaindre !…
— Vous avez été heureuse pourtant !…
— D’un si misérable bonheur !… J’en jouissais parce que je ne savais pas alors qu’il en existait d’autre…
— Et maintenant, vous en connaissez un autre ?
— Oui… Aujourd’hui, j’ai compris quel bonheur aurait pu être le mien…
— Qui vous l’a appris ?… Votre amant ?…
Pour la première fois, depuis que nos vies sont séparées, il articule pareille accusation. Et j’en suis stupéfaite, à ce point que l’insulte ne m’atteint pas.
Ah ! c’est ma revanche, de pouvoir répondre sans baisser les yeux :
— Je n’ai pas d’amant.
— Mensonge !… Et je puis vous dire le nom de cet homme…
— Dites.
Je le sais, le nom qu’il va prononcer. Père m’a prévenue.
— Tout Paris le connaît. C’est Jacques de Meillane.
Instinctivement, je dresse la tête ; et de toute ma hauteur, je prononce :
— M. de Meillane n’est pas mon amant. Ni lui ni un autre. Il ne m’a pas plu d’avoir un amant. C’est pourquoi je puis dire — et c’est la vérité absolue… — que vous êtes le seul auquel j’ai appartenu… jusqu’ici !
Je sens que, dominé par mon accent, il ne met pas en doute ma parole. Mais mon dernier mot le fait bondir. Violemment, je répète :
— Jusqu’ici ! Alors vous imaginez que, vous sachant mon bien, j’accepterai de vous perdre ?…
— Je ne suis plus votre bien depuis longtemps !… Mais si vous prétendiez continuer à me retenir près de vous, il ne fallait pas me laisser cet été… Il ne fallait pas, là-bas, oublier qu’en France une femme portait votre nom… Il ne fallait pas afficher le peu de souci que vous aviez d’elle, en vous battant aux yeux de tous pour votre maîtresse…
Il se dérobe et martèle avec emportement :
— Et vous prétendez me faire admettre que de telles raisons… auxquelles si facilement je pourrais répondre, déterminent votre conduite imprévue à mon égard ? Quelle naïveté me croyez-vous, Viva ? Vous si franche, dites donc ce qui est vrai. Vous réclamez le divorce pour épouser l’homme que vous prétendez, malgré les apparences, n’être pas votre amant !
De nouveau, je ne bronche pas devant l’insulte qu’il me lance, les dents serrées par la colère, exaspéré de se heurter à ma résolution qu’il commence à sentir inflexible.
Mais cette discussion m’épuise ; et lentement, la voix assourdie, je réponds :
— Vous vous trompez encore… Je ne pense pas que, même libre, j’épouse jamais M. de Meillane.
Soudain calmé, il me jette un coup d’œil effaré ; car il ne peut se méprendre à mon accent.
— Alors, pourquoi un divorce inutile ?… Que voulez-vous ?
— La séparation de nos deux existences, établie devant tous, pour ne plus être exposée à des équivoques blessantes…
— Un scandale enfin !
— Oh ! non ! Vous et moi ferons de notre mieux pour que tout se passe sans bruit. Les avoués savent très bien arranger ces sortes d’affaires discrètement, quand les clients y tiennent. Comme tout Paris est au courant de notre situation respective, la chose n’étonnera personne et sera sûrement considérée comme toute naturelle.
Il ne me répond pas cette fois. Sa main nerveuse tourmente sa barbe, du geste que je connais bien. Ainsi qu’il me l’a déclaré en toute candeur, il avait pris ma décision imprévue pour une boutade, et l’évidence du contraire le bouleverse.
Inconscient toujours, il s’approche, suppliant, la voix caressante :
— Vous ne sentez donc pas, Viva, combien je revenais avide de vous retrouver ?… Pas une femme n’est dans ma vie ce que vous êtes !… Est-ce que jamais je pourrais me passer de votre présence ?
Et il est sincère !…
— Vous vous en passiez bien en Amérique, pourtant.
— Là-bas… j’étais en voyage, distrait, occupé de mille soucis… Et puis, je savais que je vous retrouverais… m’attendant…
Entre mes lèvres closes, je marmotte involontairement, si peu que j’aie envie de rire :
— Comme Pénélope !
Il est trop absorbé par sa propre pensée pour prendre garde à mon interruption, et poursuit, avec une sorte d’emportement :
— Ne plus vous avoir près de moi ! vous laisser partir ! consentir au mal que vous voulez me faire ainsi… C’est fou, la supposition même que je me prêterais à un pareil caprice…
— Vous n’avez cependant pas la prétention de me garder de force ?
Il a un sursaut, me regarde ; puis, sourdement :
— Ah ! comme vous m’en voulez, Viva !… Et comme vous avez bien trouvé votre vengeance !…
Je secoue la tête :
— Ma vengeance ?… Ah ! je ne songe guère à me venger !… Une dernière fois, écoutez… Votre absence m’a rendue à moi-même ; et je ne pourrais plus supporter la vie mensongère que nous avons eue l’un près de l’autre, pendant trois années. Ce qui est faux ne peut jamais durer, Robert. Pour vous, comme pour moi, il est plus digne que notre séparation soit nettement établie. Non, je ne vous en veux pas… Avec les années, j’ai appris qu’il fallait accepter les êtres tels qu’ils sont. Maintenant, je ne m’irrite même plus contre vous… Nous sommes trop loin l’un de l’autre…
Ma voix est tombée si calme et si grave que j’en suis saisie. Quelque chose de définitif a passé entre nous.
Si léger soit-il, Robert doit en avoir l’intuition, car il n’insiste plus. Presque tout bas, il articule :
— Vous êtes dure, Viva ! Mais en somme… c’est la justice… Vous avez raison… Et vous êtes dans votre droit.
Un silence lourd de tant de choses qu’il est inutile de dire !… Ah ! c’est bien vrai, je ne lui en veux pas… Même plus, devant son désarroi, j’éprouve l’espèce de regret que l’on ressent d’avoir troublé l’insouciance d’un enfant.
Et par certains côtés, ce maître illustre est un enfant… Un cruel enfant gâté !
Il regarde, assombri, vers la forêt lointaine que, sûrement, il ne voit pas. Des minutes passent où je sens grandir le désir douloureux que cet entretien soit fini ! Mais je me tais ; et c’est lui qui reprend :
— Votre résolution inattendue m’est trop pénible, Viva, pour que je puisse l’accepter ainsi. Je vous supplie de… de réfléchir encore…
— J’ai bien réfléchi, Robert.
— Et votre père vous approuve ?
— Père ne sait rien encore.
Je vois s’éclairer les yeux de Robert et je devine que l’espoir lui revient. Jamais je n’aurais soupçonné qu’il pût lutter ainsi pour me retenir. Il lutte… pour lui ? pour le monde ?…
Peu m’importe.
En cette minute, père lui apparaît comme un allié naturel.
Et je ne lui enlève pas son illusion. Qui sait quand et comment nous nous reverrons ! je lui ai dit ce qu’il devait connaître.
Alors il est mieux de ne pas nous séparer en ennemis…
N’a-t-il pas été la folie de mes vingt ans ?
Et je rattache le masque qui m’a rendu possible notre vie commune pendant les trois dernières années. Il suit aussitôt mon exemple. Et sans plus d’allusions au grave sujet, revenus au ton habituel de nos conversations, ainsi que des étrangers courtois, nous causons, un moment encore, des souvenirs artistiques qu’il rapporte de son séjour outre-mer.
Et les jours passent, les jours fuient, les jours me dévorent.
Jacques, que nous nous voyons peu !… Que nous nous voyons mal, l’un et l’autre garrottés par les entraves que nous essayons de ne pas briser afin que nulle éclaboussure n’atteigne notre amour !
Il part chez sa mère pour une grande semaine… Et après… Après, ce sera l’adieu.
Hier, comme il allait me quitter, je n’ai pas su arrêter un cri d’angoisse :
— Oh ! Jacques, il me semble que je ne pourrai me résigner à vous laisser partir !
Il a attiré ma tête entre ses deux mains, ses yeux dans les miens.
— Voulez-vous que je reste, mon amour ? Si vous saviez quelle tentation j’ai de me libérer, même par une démission, pour demeurer près de vous !
Je me suis ressaisie :
— Ah ! ne faites pas cela !… Ne faites pas cela, surtout ! je vous en supplie…
S’il restait… il saurait ! Il faut bien que je le laisse partir…
Impérieusement, il réplique :
— Pourquoi ne le ferais-je pas ?
— Ce serait insensé… Jamais… nous n’arriverions… à rester sages autant qu’il le faut… Et…
Je parviens à sourire et achève, plaisantant :
— Et quel gâchis !…
— Merci bien ! fait-il si drôlement que je me mets à rire pour de bon.
Est-il possible qu’il y ait encore des minutes où je puisse rire !
Ce soudain éclat de gaîté lui cause un évident plaisir. Il riposte avec la vivacité joyeuse qui lui était familière quand je l’ai connu et qui devient rare, depuis plusieurs semaines :
— Si vous vous moquez de moi, madame, gare à vous ! Pour me venger, je vous emporte, envers et contre tous, au Canada, sans rien attendre !
— Et puis quand nous débarquerons, on nous déclarera undesirable et on me renverra en France ! Vous savez, les autorités du Canada ne badinent pas avec les amoureux ! Il vaut mieux, Jacques chéri, que je recouvre d’abord toute seule ma liberté… Ensuite, vous viendrez me chercher.
Je m’arrête, car ma voix s’altère.
Une seconde de silence et j’arrive à me dominer pour finir :
— D’ailleurs, si je ne trouve pas le courage de supporter votre absence, je vous l’écrirai… Et, charitablement, vous viendrez à mon secours, n’est-ce pas ?… Ou encore j’irai vous faire une petite visite… bien correcte…
Il se penche et m’étreint d’un geste jaloux.
— C’est cela, vous viendrez, mon amour chéri. Mais vous ne repartirez pas ! Quand je vous tiendrai… je vous garderai !…
A cette heure, c’est lui qui est parti !
Obstinément, j’avais espéré que sa mère reviendrait à Paris, pour ses derniers jours en France. Ainsi, nous n’aurions pas perdu une parcelle du temps qui nous est mesuré.
Mais elle a été souffrante, et des difficultés matérielles l’ont retenue en Dauphiné.
Il est parti et j’ai tressailli de joie et de souffrance à pénétrer ce qu’était, pour cet énergique, le regret de me laisser. C’est divin d’être ainsi aimée ! Mais que ce bonheur se paye ! Le premier départ de mon ami m’a fait mesurer ce qu’allait être l’autre, le vrai !
Quand il reviendra, à peine nous aurons encore quelques jours, car il s’embarque le 17. En me disant adieu, il m’a murmuré, de ce ton suppliant qui me bouleverse, si différent de son accent ordinaire, ferme et vif :
— Mienne chérie, laissez-moi rester en France, près de vous !
— C’est impossible, mon Jacques, vous le savez bien !… Pour le moment, il faut nous séparer…
Alors, il se tait. La nécessité que j’évoque, il la reconnaît comme moi ; — non pour les mêmes raisons ! Lui pense que son éloignement vaut mieux tandis que se prépare mon divorce. Moi je songe que je suis à bout de force et ne pourrai plus longtemps dissimuler que je suis broyée. Déjà il me devient difficile de tromper l’inquiétude que je vois s’aviver en lui, malgré mon effort pour lui persuader que toutes les émotions de ces dernières semaines, le souci de l’avenir, causent l’altération, devenue trop évidente, de ma santé.
Pendant la semaine qu’il va passer en Dauphiné, au dernier moment, je verrai enfin le chirurgien. Avant qu’il me quitte, il faut que je sache.
Ah ! si j’allais recevoir l’assurance que mes craintes étaient folles, que je vais me remettre vite de mon mal insignifiant !…
Après tout, c’est bien possible. Pourquoi alors, au plus profond de mon âme, suis-je hantée par une impitoyable crainte qu’aucun raisonnement ne peut vaincre ? J’ai, si forte, l’impression que la nuit vient pour moi… Et désespérément, je me débats, épouvantée devant l’ombre qui va me saisir… Ah ! que je suis loin de prononcer les mots que demandait le prêtre : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Mieux que votre créature, vous savez ce qui est son bien… »
Jacques voulait parler à sa mère de notre cher secret. Je l’ai supplié de le lui taire encore. A quoi bon la préoccuper par la perspective d’un mariage qui ne se fera, sans doute, jamais ?
Et c’est atroce, cette impression de voir fuir le bonheur qui était tout proche !
J’ai dit à Jacques :
— Ne troublez pas les derniers jours que vous avez à passer avec votre mère, puisque je ne suis pas libre encore. Songez à ce qu’elle éprouvera, vous voyant désireux d’épouser une femme divorcée…
— Ma Viva chérie, elle vous aimera et elle comprendra…
Et dans sa voix, il y avait une telle certitude, forte et tendre, qu’une seconde, sa foi m’a fait oublier tout, et je lui ai murmuré :
— Jacques, si vous jugez mieux que votre mère sache dès maintenant, parlez-lui. Faites comme vous préférez, mon bien-aimé.
Mme de Meillane a été encore un peu souffrante. Dans deux jours seulement, Jacques sera de retour, juste pour le départ !
Demain, moi, je vois le docteur Wardènes.
Demain, à cette heure, je connaîtrai mon arrêt.
Je sais maintenant ! Mon intuition, cette fois encore, ne m’avait pas trompée. Ce que la charité professionnelle du docteur Wardènes n’a pas articulé, ma pensée le comprend. Le mal héréditaire m’a saisie à mon tour.
Je suis perdue ! tout au moins pour le bonheur, sinon autrement.
Comme la première fois, je suis allée seule au rendez-vous. J’ai supporté, sans un mot, l’examen minutieux, long, attentif ; répondu, très calme, à toutes les questions, qui se sont terminées par celle-ci :
— Alors, vous venez seulement de vous apercevoir du mal qui vous amène, madame ?
— Non, docteur, je le connais depuis cinq semaines.
Cet homme si calme a littéralement bondi :
— Comment, depuis cinq semaines !… Et c’est aujourd’hui que vous venez me trouver ?… Mais c’est fou !… Vous vouliez donc votre perte ?
Devant cette indignation, ma vaillance a soudain chancelé.
— Le docteur Vigan, sur mon insistance, m’a déclaré que je ne modifierais pas l’avenir en attendant, comme je le voulais…
— Vous le vouliez ! Mais pourquoi vouloir une imprudence insensée ?… C’est inouï !… Et vous encourager à la commettre par une promesse ambiguë !…
— Le docteur Vigan ne m’a rien promis. Il a insisté, au contraire, autant qu’il était en son pouvoir, pour me déterminer à me soigner tout de suite. Mais je ne pouvais le faire.
Brusquement je m’arrête, sentant ma voix trembler. La tension de mes nerfs les a rendus si fragiles que les larmes me montaient aux yeux. Bien que, très vite, j’eusse baissé mes paupières pour les cacher, le docteur les avait surprises. Aussitôt, il a perdu son air irrité et il est devenu paternellement bon. Sa main s’est posée sur mon épaule.
— Allons, allons, mon enfant, ne vous laissez pas abattre ainsi… vous qui m’avez l’air d’une petite femme brave. Puisque le dommage est fait, rien ne sert de récriminer. Maintenant il ne reste plus qu’à le réparer au plus vite.
Je l’ai regardé dans les yeux.
— Et vous espérez pouvoir le réparer, docteur ?
— Je ferai tout le possible pour cela, madame. Mais je ne puis avoir la même certitude sur le résultat définitif que si je vous avais soignée il y a cinq semaines. Seulement, il ne faut plus attendre.
J’ai secoué la tête, raidie contre l’assaut qui allait venir.
— Docteur, dans quatre jours seulement, au plus tôt, je peux me confier à vous.
De nouveau, une exclamation impatiente ; et sous les sourcils blancs, je vois un éclair.
— Mais vous n’avez donc pas compris, mon enfant, que tout retard diminue vos chances…
— De vie ?…
— De guérison, tout au moins.
— Docteur, il est impossible que je sois… opérée avant la date que je vous dis…
Ses yeux d’observateur se sont arrêtés sur mon visage. Mais il n’a plus insisté, devinant que j’obéissais à l’une de ces raisons qui dominent tous les conseils de la sagesse. L’un et l’autre nous sommes devenus silencieux.
Il continuait à me regarder, pensif, presque sévère, tandis que, d’un geste amical, je remettais mes gants. Puis, avec une sorte de gravité, il a prononcé :
— Maintenant, je comprends mieux le docteur Vigan. Mais, comme lui-même a dû vous le répéter, vous prenez une sérieuse, très sérieuse responsabilité, en ne vous soignant pas immédiatement.
— Quatre jours, c’est si peu !
— Quatre jours ajoutés à cinq semaines, c’est beaucoup. Ah ! ma petite enfant, quel crime vous avez commis envers la simple raison !
Je l’ai senti à ce point sincère dans sa préoccupation que, de nouveau, j’ai faibli une seconde. Et tout bas, j’ai supplié, comme un bébé :
— Oh ! docteur, ne me grondez plus !… Et… faites-moi vivre !
Il a pris ma main dans les siennes.
— Nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela, mon enfant. Ne vous agitez plus et mettez-vous en demeure de pouvoir, comme vous le souhaitez, être soignée dans quatre jours.
J’ai obéi. Je suis allée moi-même choisir ma chambre dans la maison qu’il m’a désignée, et je vais préparer mon départ…
Ah ! que la nuit est proche et que mon âme en a de peur et de souffrance !…
Heureusement, père, ce soir, était absent. Seule avec lui, comment serais-je parvenue à lui cacher la vérité ?… Et demain, comment ferai-je avec mon bien-aimé, pour l’amour de qui, je le comprends, j’ai joué ma vie… Pourtant, il faut qu’il ignore… Il faut.
C’est la fin.
Il est parti… Et j’ai pu me taire jusqu’au bout !… Même dans la folle douceur du revoir… Même dans cette agonie de la séparation…
Mourir ne sera pas plus horrible que l’a été l’adieu qui nous a, tantôt, arrachés l’un à l’autre, sans phrases, ni plaintes, ni pleurs, presque en silence…
Ce soir, il a quitté Paris. Dans le train qui l’emporte, il pense à moi, avec la vision du retour, l’espoir de l’avenir dont il se croit sûr.
Je pense à lui, avec l’obscure certitude que jamais je ne le reverrai… C’est bien l’adieu que mes lèvres tremblantes ont prononcé, écrasées une dernière fois sous les siennes. Et, en mon âme, une voix inflexible prononce, sans pitié, que c’est mieux ainsi. Ma santé détruite, liée à un autre, par le serment d’éternelle union, prononcé librement jadis, je ne pouvais pas, je ne devais pas devenir sa femme. Oui, c’est bien que la vie m’enlève de force à lui… Jamais, je le crains, je n’en aurais eu le courage, libre de disposer de l’avenir…
FIN
IMPRIMERIE FRANÇAISE DE L’ÉDITION, 13, RUE DE L’ABBÉ-DE-L’ÉPÉE, PARIS.