Title: Voyage en Abyssinie et au Harrar
Author: Arthur Rimbaud
Release date: June 22, 2024 [eBook #73889]
Language: French
Original publication: Paris: La centaine
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)
ARTHUR RIMBAUD
LA CENTAINE
91, RUE DE SEINE, 91
PARIS-VIe
MCMXXVII
TIRAGE LIMITÉ A :
Cinq exemplaires sur japon des Manufactures impériales, dans le format in-16 soleil, numérotés de I à V.
Cinquante exemplaires sur hollande Van Gelder numérotés de 1 à 50.
Trois cent cinquante exemplaires sur vélin blanc pur chiffon du Marais numérotés de 51 à 400.
et treize exemplaires hors commerce marqués de A à M à la main et signés par l’éditeur.
EXEMPLAIRE No
Tous droits réservés.
Cette relation du voyage d’Arthur Rimbaud en Abyssinie et au Harrar a été signalée dès 1914 par Paterne Berrichon dans un article intitulé : Rimbaud et Ménélick (Mercure de France, 16 février 1914), mais le beau-frère du poète n’a pas eu connaissance exacte des Notes écrites à ce sujet. Elles ont été retrouvées, dans deux numéros du Bosphore Égyptien, (25-27 août 1887), par M. J.-M. Carré qui les présenta dans le Mercure de France du 15 décembre 1927, où ses commentaires pourront être consultés avec fruit, et où il écrit, avec vérité, que c’est « le document le plus important et le plus détaillé que nous tenions, de la main même de Rimbaud, sur son existence africaine ».
(N. de l’Éd.)
Monsieur,
De retour d’un voyage en Abyssinie et au Harrar, je me suis permis de vous adresser les quelques notes suivantes sur l’état actuel des choses dans cette région. Je pense qu’elles contiennent quelques renseignements inédits et quant aux opinions y énoncées, elles me sont suggérées par une expérience de sept années de séjour là-bas.
Comme il s’agit d’un voyage circulaire entre Obok, le Choa, Harrar et Zeilah, permettez-moi d’expliquer que je descendis à Tadjourah au commencement de l’an passé dans le but d’y former une caravane à destination du Choa.
Ma caravane se composait de quelques milliers de fusils à capsules et d’une commande d’outils et fournitures diverses pour le roi Ménélik. Elle fut retenue une année entière à Tadjourah par les Dankalis, qui procèdent de la même manière avec tous les voyageurs, ne leur ouvrant leur route qu’après les avoir dépouillés de tout le possible. Une autre caravane, dont les marchandises débarquèrent à Tadjourah avec les miennes, n’a réussi à se mettre en marche qu’au bout de quinze mois et les mille Remington apportés par feu Soleillet à la même date gisent encore, après dix-neuf mois, sous l’unique bosquet de palmiers du village.
A six courtes étapes de Tadjourah, soit environ soixante km., les caravanes descendent au lac salé par des routes horribles rappelant l’horreur présumée des paysages lunaires. Il paraît qu’il se forme actuellement une société française pour l’exploitation de ce sel.
Certes, le sel existe, en surfaces très étendues, et peut-être assez profondes, quoiqu’on n’ait pas fait de sondages. L’analyse l’aurait déclaré chimiquement pur, quoiqu’il se trouve déposé sans filtrations aux bords du lac. Mais il est fort à douter que la vente couvre les frais du percement d’une voie pour l’établissement d’un Decauville, entre la plage du lac et celle du golfe de Goubbet-Kérab, les frais de personnel et de main-d’œuvre, qui seraient excessivement élevés (tous les travailleurs devant être importés, parce que les Bédouins Dankalis ne travaillent pas) et l’entretien d’une troupe armée pour protéger les travaux.
Pour en revenir à la question des débouchés, il est à observer que l’importante saline de Cheikh Othman, faite, près d’Aden, par une société italienne, dans des conditions exceptionnellement avantageuses, ne paraît pas encore avoir trouvé de débouché pour les montagnes de sel qu’elle a en stock.
Le Ministère de la Marine a accordé cette concession aux pétitionnaires, personnes trafiquant autrefois au Choa, à condition qu’elles se procurent l’acquiescement des chefs intéressés de la côte et de l’intérieur. Le Gouvernement s’est d’ailleurs réservé un droit par tonne, et a fixé une quotité pour l’exploitation libre par les indigènes. Les chefs intéressés sont : le sultan de Tadjourah, qui serait propriétaire héréditaire de quelques massifs de roches dans les environs du lac (il est très disposé à vendre ses droits) ; le chef de la tribu des Debné, qui occupe notre route, du lac jusqu’à Hérer ; le sultan Loïta, lequel touche du Gouvernement français une paie mensuelle de cent cinquante thalers pour ennuyer le moins possible les voyageurs ; le sultan Hanfaré de l’Aoussa, qui peut trouver du sel ailleurs, mais qui prétend avoir le droit partout chez les Dankalis, et enfin Ménélik, chez qui la tribu des Debné et d’autres apportent annuellement quelques milliers de chameaux de ce sel, peut-être moins d’un millier de tonnes. Ménélik a réclamé au Gouvernement quand il a été averti des agissements de la société et du don de la concession. Mais la part réservée dans la concession suffit au trafic de la tribu des Debné et aux besoins culinaires du Choa, le sel en grains ne passant pas comme monnaie en Abyssinie.
Notre route est dite route Gobât, du nom de sa quinzième station, où paissent ordinairement les troupeaux des Debné, nos alliés. Elle compte environ vingt-trois étapes, jusqu’à Hérer, par les paysages les plus affreux de ce côté de l’Afrique. Elle est fort dangereuse par le fait que les Debné, tribus d’ailleurs des plus misérables, qui font les transports, sont éternellement en guerre à droite avec les tribus Moudeïtos et Assa-Imara et à gauche avec les Issas Somali.
Au Hérer, pâturages à une altitude d’environ 800 mètres, à environ soixante km. du pied du plateau des Itous Gallas, les Dankalis et les Issas paissent leurs troupeaux en état de neutralité généralement.
De Hérer on parvient à l’Hawach en huit ou neuf jours. Ménélik a décidé d’établir un poste armé dans les plaines du Hérer pour la protection des caravanes ; ce poste se relierait avec ceux des Abyssins dans les monts Itous.
L’agent du roi au Harrar, le Dedjazmatche Mékounène, a expédié du Harrar au Choa par la voie de Hérer les trois millions de cartouches Remington et autres munitions que les commissaires anglais avaient fait abandonner au profit de l’Émir Abdullaï lors de l’évacuation égyptienne.
Toute cette route a été relevée astronomiquement pour la première fois, par M. Jules Borelli, en mai 1886, et ce travail est relié géodésiquement par la topographie, en sens parallèle des monts Itous, qu’il a faite dans son récent voyage au Harrar.
En arrivant à l’Hawach, on est stupéfait en se remémorant les projets de canalisation de certains voyageurs. Le pauvre Soleillet avait une embarcation spéciale en construction à Nantes dans ce but ! L’Hawach est une rigole tortueuse et obstruée à chaque pas par les arbres et les roches. Je l’ai passé en plusieurs points, à plusieurs centaines de km., et il est évident qu’il est impossible de le descendre, même pendant les crues. D’ailleurs, il est partout bordé de forêts et de déserts, éloigné des centres commerciaux et ne s’embranchant avec aucune route. Ménélik a fait faire deux ponts sur l’Hawach, l’un sur la route d’Antotto au Gouragné, l’autre sur celle d’Ankober au Harrar par les Itous. Ce sont de simples passerelles en troncs d’arbres, destinées au passage des troupes pendant les pluies et les crues, et néanmoins ce sont des travaux remarquables pour le Choa.
Tous frais réglés, à l’arrivée au Choa, le transport de mes marchandises, cent charges de chameau, se trouvait me coûter huit mille thalers, soit quatre-vingts thalers par chameau, sur une longueur de cinq cents kilom. seulement. Cette proportion n’est égalée sur aucune des routes de caravanes africaines ; cependant je marchais avec toute l’économie possible et une très longue expérience de ces contrées. Sous tous les rapports, cette route est désastreuse, et est heureusement remplacée par la route de Zeilah au Harrar et du Harrar au Choa par les Itous.
Ménélik se trouvait encore en campagne au Harrar quand je parvins à Farré, point d’arrivée et de départ des caravanes et limite de la race Dankalie. Bientôt arriva à Ankober la nouvelle de la victoire du roi et de son entrée au Harrar et l’annonce de son retour, lequel s’effectua en une vingtaine de jours. Il entra à Antotto précédé de musiciens sonnant à tue-tête des trompettes égyptiennes trouvées au Harrar, et suivi de sa troupe et de son butin, parmi lequel deux canons Krupp transportés chacun par vingt hommes.
Ménélik avait depuis longtemps l’intention de s’emparer du Harrar, où il croyait trouver un arsenal formidable, et en avait prévenu les agents politiques français et anglais sur la côte. Dans les dernières années, les troupes Abyssines rançonnaient régulièrement les Itous ; elles finirent par s’y établir. D’un autre côté, l’émir Abdullaï, depuis le départ de Radouan-Pacha avec les troupes égyptiennes, s’organisait une petite armée et rêvait de devenir le Mahdi des tribus musulmanes du centre de Harrar. Il écrivit à Ménélik, revendiquant la frontière de l’Hawach et lui intimant l’ordre de se convertir à l’Islam. Un poste Abyssin s’étant avancé jusqu’à quelques jours du Harrar, l’émir envoya pour le disperser quelques canons et quelques Turcs restés à son service : les Abyssins furent battus, mais Ménélik irrité se mit en marche lui-même, d’Antotto, avec une trentaine de mille de guerriers. La rencontre eut lieu à Shalanko, à soixante km. ouest du Harrar, là où Nadi Pacha avait, quatre années auparavant, battu les tribus Gallas des Méta et des Oborra.
L’engagement dura à peine un quart d’heure, l’émir n’avait que quelques centaines de Remington, le reste de sa troupe combattant à l’arme blanche. Les trois mille guerriers furent sabrés et écrasés en un clin d’œil par ceux du roi du Choa. Environ deux cents Soudanais, Égyptiens et Turcs, restés auprès d’Abdullaï après l’évacuation égyptienne, périrent avec les guerriers Gallas et Somalis. Et c’est ce qui fit dire à leur retour aux soldats Choanais, qui n’avaient jamais tué de blancs, qu’ils rapportaient les testicules de tous les Français du Harrar !
L’émir put s’enfuir au Harrar, d’où il partit la même nuit pour aller se réfugier chez le chef de la tribu des Guerrys, à l’est du Harrar, dans la direction de Berbera. Ménélik entra quelques jours ensuite au Harrar sans résistance, et ayant consigné ses troupes hors de la ville, aucun pillage n’eut lieu. Le monarque se borna à frapper une imposition de soixante-quinze mille thalers sur la ville et la contrée, à confisquer, selon le droit de guerre abyssin, les biens meubles et immeubles des vaincus morts dans la bataille et à aller emporter lui-même des maisons européennes et des autres tous les objets qui lui plurent. Il se fit remettre toutes les armes et munitions en dépôt dans la ville, ci-devant propriété du gouvernement égyptien, et s’en retourna pour le Choa, laissant trois mille de ses fusiliers campés sur une hauteur voisine de la ville et confiant l’administration de la ville à l’oncle de l’émir Abdullaï, Ali-Abou-Kéber que les Anglais avaient, lors de l’évacuation, emmené prisonnier à Aden, pour le lâcher ensuite, et que son neveu tenait en esclavage dans sa maison.
Il advint, par la suite, que la gestion d’Ali-Abou-Kéber ne fut pas du goût de Mékounène, le général agent de Ménélik, lequel descendit dans la ville avec ses troupes, les logea dans les maisons et les mosquées, emprisonna Ali et l’expédia, enchaîné, à Ménélik.
Les Abyssins, entrés en ville, la réduisirent en un cloaque horrible, démolirent les habitations, ravagèrent les plantations, tyrannisèrent la population comme les nègres savent procéder entre eux, et Ménélik continuant à envoyer du Choa des troupes de renfort suivies de masses d’esclaves, le nombre des Abyssins actuellement au Harrar peut être de douze mille, dont quatre mille fusiliers armés de fusils de tous genres, du Remington au fusil à silex.
La rentrée des impôts de la contrée Galla environnante ne se fait plus que par razzias, où les villages sont incendiés, les bestiaux volés et la population emportée en esclavage. Tandis que le gouvernement égyptien tirait sans efforts du Harrar quatre-vingt mille livres, la caisse abyssine est constamment vide. Les revenus des Gallas, de la douane, des postes, du marché, et les autres recettes, sont pillés par quiconque se met à les toucher. Les gens de la ville émigrent, les Gallas ne cultivent plus. Les Abyssins ont dévoré en quelques mois la provision de dourah laissée par les Égyptiens et qui pouvait suffire pour plusieurs années. La famine et la peste sont imminentes.
Le mouvement de ce marché, dont la position est très importante, comme débouché des Gallas le plus rapproché de la côte, est devenu nul. Les Abyssins ont interdit le cours des anciennes piastres égyptiennes qui étaient restées dans le pays comme monnaie divisionnaire des thalaris Marie-Thérèse, au privilège exclusif d’une certaine monnaie de cuivre qui n’a aucune valeur. Toutefois, j’ai vu à Antotto quelques piastres d’argent que Ménélik a fait frapper à son effigie et qu’il se propose de mettre en circulation au Harrar, pour trancher la question des monnaies.
Ménélik aimerait à garder le Harrar en sa possession, mais il comprend qu’il est incapable d’administrer le pays, de façon à en tirer un revenu sérieux, et il sait que les Anglais ont vu d’un mauvais œil l’occupation abyssine. On dit en effet que le gouverneur d’Aden, qui a toujours travaillé avec la plus grande activité au développement de l’influence britannique sur la côte Somalie, ferait tout son possible pour décider son gouvernement à faire occuper le Harrar au cas où les Abyssins l’évacueraient, ce qui pourrait se produire par suite d’une famine ou des complications de la guerre du Tigré.
De leur côté, les Abyssins au Harrar croient chaque matin voir apparaître des troupes anglaises au détour des montagnes. Mékounène a écrit aux agents politiques anglais à Zeilah et à Berbera de ne pas envoyer de leurs soldats au Harrar ; ces agents faisaient escorter chaque caravane de quelques soldats indigènes.
Le gouvernement anglais, en retour, a frappé d’un droit de cinq pour cent l’importation des thalaris à Zeilah, Boulhar et Berbera. Cette mesure contribuera à faire disparaître le numéraire déjà très rare au Choa et au Harrar, et il est à douter qu’elle favorise l’importation des roupies, qui n’ont jamais pu s’introduire dans ces régions et que les Anglais ont aussi, on ne sait pourquoi, frappées d’un droit d’un pour cent à l’importation par cette côte.
Ménélik a été fort vexé de l’interdiction de importation des armes sur les côtes d’Obok et de Zeilah. Comme Joannès rêvait d’avoir son port de mer à Massaouah, Ménélik, quoique relégué fort loin dans l’intérieur, se flatte de posséder prochainement une échelle sur le golfe d’Aden. Il avait écrit au Sultan de Tadjourah, malheureusement après l’avènement du protectorat français, en lui proposant de lui acheter son territoire. A son entrée au Harrar, il s’est déclaré souverain de toutes les tribus jusqu’à la côte, et a donné commission à son général, Mékounène, de ne pas manquer l’occasion de s’emparer de Zeilah ; seulement les Européens lui ayant parlé d’artillerie et de navires de guerre, ses vues sur Zeilah se sont modifiées, et il a écrit dernièrement au gouvernement français pour lui demander la cession d’Ambado.
On sait que la côte, du fond du golfe de Tadjourah jusqu’au delà de Berbera, a été partagée entre la France et l’Angleterre de la façon suivante : la France garde tout le littoral de Goubbet-Kérab à Djibouti, un cap à une douzaine de milles au nord-ouest de Zeilah, et une bande de territoire de je ne sais combien de km. de profondeur à l’intérieur, dont la limite, du côté du territoire anglais, est formée par une ligne tirée de Djibouti à Ensa, troisième station sur la route de Zeilah au Harrar. Nous avons donc un débouché sur la route du Harrar et de l’Abyssinie. L’Ambado, dont Ménélik ambitionne la possession, est une anse près de Djibouti, où le gouverneur d’Obok avait depuis longtemps fait planter une planche tricolore que l’agent anglais de Zeilah faisait obstinément déplanter, jusqu’à ce que les négociations fussent terminées. Ambado est sans eau, mais Djibouti a de bonnes sources et, des trois étapes rejoignant notre route à Ensa, deux ont de l’eau.
En somme, la formation des caravanes peut s’effectuer à Djibouti, dès qu’il y aura quelque établissement pourvu des marchandises indigènes et quelque troupe armée. L’endroit jusqu’à présent est complètement désert. Il va sans dire qu’il doit être laissé port franc si l’on veut faire concurrence à Zeilah.
Zeilah, Berbera et Bulhar restent aux Anglais ainsi que la baie de Samawanak, sur la côte Gadiboursi, entre Zeilah et Bulhar, point où le dernier agent consulaire français à Zeilah, M. Henry, avait fait planter le drapeau tricolore, la tribu Gadiboursi ayant elle-même demandé notre protection, dont elle jouit toujours. Toutes ces histoires d’annexions ou de protections avaient fort excité les esprits sur cette côte pendant ces deux dernières années.
Le successeur de l’agent français fut M. Labosse, consul de France à Suez, envoyé par intérim à Zeilah où il apaisa tous les différends. On compte à présent environ cinq mille Somalis protégés français à Zeilah.
L’avantage de la route du Harrar pour l’Abyssinie est très considérable. Tandis qu’on n’arrive au Choa par la route Dankalie qu’après un voyage de cinquante à soixante jours par un affreux désert, et au milieu de mille dangers, le Harrar, contrefort très avancé du massif éthiopien méridional, n’est séparé de la côte que par une distance franchie aisément en une quinzaine de jours par les caravanes.
La route est fort bonne, la tribu Issa, habituée à faire les transports, est fort conciliante, et on n’est pas chez elle en danger des tribus voisines.
Du Harrar à Antotto, résidence actuelle de Ménélik, il y a une vingtaine de jours de marche sur le plateau des Itous Gallas, à une altitude moyenne de 2.500 mètres, vivres, moyens de transport et de sécurité assurés. Cela met en tout un mois entre notre côte et le centre du Choa, mais la distance au Harrar n’est que de douze jours et ce dernier point, en dépit des invasions, est certainement destiné à devenir le débouché commercial exclusif du Choa lui-même et de tous les Gallas. Ménélik lui-même fut tellement frappé de l’avantage de la situation du Harrar qu’à son retour, se remémorant les idées des chemins de fer que des Européens ont souvent cherché à lui faire adopter, il cherchait quelqu’un à qui donner la commission ou concession des voies ferrées du Harrar à la mer ; il se ravisa ensuite, se rappelant la présence des Anglais à la Côte ! Il va sans dire que, dans le cas où cela se ferait (et cela se fera d’ailleurs dans un avenir plus ou moins rapproché), le gouvernement du Choa ne contribuerait en rien aux frais d’exécution.
Ménélik manque complètement de fonds, restant toujours dans la plus complète ignorance (ou insouciance) de l’exploitation des ressources des régions qu’il a soumises et continue à soumettre. Il ne songe qu’à ramasser des fusils lui permettant d’envoyer ses troupes réquisitionner les Gallas. Les quelques négociants européens montés au Choa ont apporté à Ménélik, en tout, dix mille fusils à cartouches et quinze mille fusils à capsules dans l’espace de cinq ou six années. Cela a suffi aux Amhara pour soumettre tous les Gallas environnants, et le Dedjatch Mékounène, au Harrar, se propose de descendre à la conquête des Gallas jusqu’à leur limite sud, vers la côte de Zanzibar. Il a pour cela l’ordre de Ménélik même, à qui on a fait croire qu’il pourrait s’ouvrir une route dans cette direction pour l’importation des armes. Et ils peuvent au moins s’étendre très loin de ces côtés, les tribus Gallas n’étant pas armées.
Ce qui pousse surtout Ménélik à une invasion vers le sud, c’est le voisinage gênant et la suzeraineté vexante de Joannès. Ménélik a déjà quitté Ankober pour Antotto. On dit qu’il veut descendre au Djimma-Abba-Djifar, le plus florissant des pays Gallas, pour y établir sa résidence, et il parlait aussi d’aller se fixer au Harrar. Ménélik rêve une extension continue de ses domaines au Sud, au delà de l’Hawach, et pense peut-être émigrer lui-même des pays Amhara au milieu des pays Gallas neufs, avec ses fusils, ses guerriers, ses richesses, pour établir loin de l’empereur un empire méridional comme l’ancien royaume d’Ali-Ababa.
On se demande quelle est et quelle sera l’attitude de Ménélik pendant la guerre italo-abyssine. Il est clair que son attitude sera déterminée par la volonté de Joannès, qui est son voisin immédiat, et non par les menées diplomatiques de gouvernements qui sont à une distance de lui infranchissable, menées qu’il ne comprend d’ailleurs pas et dont il se méfie toujours. Ménélik est dans l’impossibilité de désobéir à Joannès, et celui-ci, très bien informé des intrigues diplomatiques où l’on mêle Ménélik, saura bien s’en garer dans tous les cas. Il lui a déjà ordonné de lui choisir ses meilleurs soldats et Ménélik a dû les envoyer au camp de l’empereur à l’Asmara. Dans le cas même d’un désastre, ce serait sur Ménélik que Joannès opérerait sa retraite. Le Choa, le seul pays Amhara possédé par Ménélik, ne vaut pas la quinzième partie du Tigré. Ses autres domaines sont tous pays Gallas précairement soumis et il aurait grand’peine à éviter une rébellion générale dans le cas où il se compromettrait dans une direction ou dans une autre. Il ne faut pas oublier non plus que le sentiment patriotique existe au Choa et chez Ménélik, tout ambitieux qu’il soit, et il est impossible qu’il voie un honneur ni un avantage à écouter les conseils des étrangers.
Il se conduira donc de manière à ne pas compromettre sa situation déjà très embarrassée, et, comme chez ces peuples on ne comprend et on n’accepte rien que ce qui est visible et palpable, il n’agira personnellement que comme le plus voisin le fera agir, et personne n’est son voisin que Joannès, qui saura lui éviter les tentations. Cela ne veut pas dire qu’il n’écoute avec complaisance les diplomates ; il empochera ce qu’il pourra gagner d’eux, et, au moment donné, Joannès, averti, partagera avec Ménélik. — Et, encore une fois, le sentiment patriotique général et l’opinion du peuple de Ménélik sont bien pour quelque chose dans la question. Or, on ne veut pas des étrangers, ni de leur ingérence, ni de leur influence, ni de leur présence, sous aucun prétexte, pas plus au Choa qu’au Tigré, ni chez les Gallas.
Ayant promptement réglé mes comptes avec Ménélik, je lui demandai un bon de paiement au Harrar, désireux que j’étais de faire la route nouvelle ouverte par le roi à travers les Itous, route jusqu’alors inexplorée, et où j’avais vainement tenté de m’avancer du temps de l’occupation égyptienne du Harrar. A cette occasion, M. Jules Borelli demanda au roi la permission de faire un voyage dans cette direction, et j’eus ainsi l’honneur de voyager en compagnie de notre aimable et fin compatriote, de qui je fis parvenir ensuite à Aden les travaux géodésiques, entièrement inédits, sur cette question.
Cette route compte sept étapes au delà de l’Hawach et douze de l’Hawach au Harrar sur le plateau Itou, région de magnifiques pâturages et de splendides forêts à une altitude moyenne de 2.500 mètres, jouissant d’un climat délicieux. Les cultures y sont peu étendues, la population y étant assez claire, ou peut-être s’étant écartée de la route par crainte des déprédations des troupes du roi. Il y a cependant des plantations de café ; les Itous fournissent la plus grande partie des quelques milliers de tonnes de café qui se vendent annuellement au Harrar. Ces contrées, très salubres et très fertiles, sont les seules de l’Afrique orientale adaptées à la colonisation européenne.
Quant aux affaires au Choa à présent, il n’y a rien à y importer, depuis l’interdiction du commerce des armes sur la côte. Mais qui monterait avec une centaine de mille thalaris pourrait les employer dans l’année en achats d’ivoire et autres marchandises, les exportateurs ayant manqué ces dernières années et le numéraire devenant excessivement rare. C’est une occasion. La nouvelle route est excellente, et l’état politique du Choa ne sera pas troublé pendant la guerre, Ménélik tenant, avant tout, à maintenir l’ordre en sa demeure.
Agréez, Monsieur, mes civilités empressées.
Rimbaud.
Nous donnons ci-après, selon le texte recueilli par Paterne Berrichon (février 1914), des extraits de la protestation adressée, le 15 avril 1886, par Arthur Rimbaud et Pierre Labatut au Ministre des Affaires étrangères de France, les autorités françaises d’Obock[1] leur ayant interdit de partir pour le Choa et ayant mis leurs marchandises sous séquestre.
[1] Nous avons respecté dans cette partie l’orthographe Obock.
Par le rappel de certains points de cette protestation nous pensons éclairer quelques passages du Voyage en Abyssinie et au Harrar, la défense faite par le Gouverneur d’Obock concernant précisément l’organisation et l’acheminement de la caravane dont Arthur Rimbaud donne les détails de marche, l’année suivante, dans ses « Notes » au journal égyptien.
(N. de l’Éd.)
… Nous sommes négociants français établis depuis une dizaine d’années au Choa, à la cour du roi Ménélik.
Au mois d’août 1885, le roi du Choa, le ras Govana et plusieurs de nos relations en Abyssinie nous firent une commande d’armes et de munitions, d’outils et de marchandises variées. Ils nous avancèrent certaines sommes, et, rassemblant en outre tous nos capitaux disponibles au Choa, nous descendîmes à la côte d’Obock.
Là, ayant demandé et obtenu de M. le gouverneur d’Obock l’autorisation de débarquer à Tadjourah et d’expédier en caravane la quantité précise d’armes et de munitions que nous désirions acheter, ayant aussi obtenu du gouvernement d’Aden, par l’entremise de M. le Consul de France, l’autorisation de faire transiter les dites armes à Aden pour Tadjourah, nous fîmes faire nos achats en France par nos correspondants, l’un de nous [Labatut] restant à Aden pour le transit, l’autre [Rimbaud] à Tadjourah pour la préparation de la caravane sous la protection française.
Vers la fin de janvier 1886, nos marchandises, ayant transité à Aden, furent débarquées à Tadjourah, et nous organisâmes notre caravane…
Enfin, notre départ devait avoir lieu vers la fin de ce mois d’avril.
Le 12 avril, M. le gouverneur d’Obock venait nous annoncer qu’une dépêche du Gouvernement ordonnait sommairement d’arrêter toutes importations d’armes au Choa ! Ordre était donné au Sultan de Tadjourah d’arrêter la formation de notre caravane !
Ainsi, avec nos marchandises en séquestre, nos capitaux dispersés en frais de caravane… nous attendons à Tadjourah les motifs et les suites d’une mesure aussi arbitraire.
Cependant, nous sommes bien en règle avec tous les règlements…
Nous pouvons prouver que nous n’avons jamais vendu, donné ou même confié une seule arme aux indigènes…
Nos armes doivent être livrées à Ménélik dans leur emballage au départ de France, et il ne peut jamais en être rien distrait, soit à la côte, soit à l’intérieur.
Quelles que doivent être par la suite les décisions du Ministère, nous demandons à établir d’avance qu’il nous serait tout à fait impossible de liquider légalement ou normalement notre affaire :
1o parce que ces armes et munitions sont à ordre du gouvernement du Choa ;
2o parce qu’il nous est impossible de rentrer dans les frais faits.
Nulle part, ces armes ne réaliseraient leur valeur revient Tadjourah. Les gens au courant de ces opérations savent qu’un capital triple de la valeur réelle des armes est immédiatement consommé à la côte par le débarquement, les vivres et salaires de toute une population de servants abyssins et de chameliers assemblés pour la caravane, les bakshich considérables en argent et cadeaux aux notables, les extorsions des Bédouins du voisinage, les avances perdues, le paiement du loyer des chameaux, les droits de racolage et les taxes de passage, les frais d’habitation et de nourriture des Européens, l’achat et l’entretien d’une masse de matériel, de vivres, d’animaux de transport par une route de cinquante jours dans le plus aride des déserts !
Il se comprend que l’on n’entreprend des affaires aussi lentes, dangereuses et fastidieuses, que dans la perspective assurée de gros bénéfices…
C’est donc leur valeur définitive au Choa que nous devons logiquement donner dès à présent aux armes de notre caravane organisée à Tadjourah, puisque, les frais faits et les fatigues subies, il ne nous reste plus qu’à franchir la route pour faire la livraison et toucher le paiement.
Voici en détail la valeur de l’opération que l’autorité française nous a permis de former, puis défendu d’exécuter :
2.040 fusils à capsule, tarifés au Choa quinze dollars Marie-Thérèse l’un, total | 30.600 dollars |
Soixante mille cartouches Remington à 60 dollars le mille | 3.600 dollars |
— Aux armes et munitions est annexée une commande d’outils pour le Roi qu’il est impossible d’expédier isolément. Valeur | 5.800 dollars |
La valeur totale de la caravane est donc de | 40.000 dollars |
Ajoutant 50 % au retour, c’est-à-dire le bénéfice de la vente à Aden des marchandises (ivoire, musc, or) données en paiement au Choa par le Roi, nous établissons que cette opération doit nous produire une somme nette de soixante mille dollars dans un délai de un an à dix-huit mois. (Soixante mille dollars au change moyen d’Aden, francs 4.30, égalent deux cent cinquante-huit mille francs.)
Nous considérerons le Gouvernement comme notre débiteur de cette somme tant que durera l’interdiction présente, et, si elle est maintenue, tel sera le chiffre de l’indemnité que nous réclamerons du Gouvernement.
Nous ne pouvons nous empêcher de faire les réflexions suivantes sur quelques raisons politiques qui pourraient avoir motivé la mesure qui nous frappe :
1o Il serait absurde de supposer que les Dankalis puissent s’armer par l’occasion de ce trafic. Le fait extraordinaire, et qui ne se reproduirait plus, de quelques centaines d’armes pillées au loin lors de l’attaque de la caravane Barral, réparties entre un million de Bédouins, ne constitue aucun danger.
2o On ne peut dire qu’il y ait corrélation entre l’importation des armes et l’exportation des esclaves. Ce dernier trafic existe entre l’Abyssinie et la côte depuis la plus haute antiquité, dans des proportions invariables. Mais nos affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins.
D’ailleurs, le fait de l’interdiction de l’importation des armes à destination du Choa aura pour résultat unique, certain et immédiat de supprimer radicalement les rapports commerciaux de la Colonie d’Obock et de l’Abyssinie.
Pendant que la route d’Assab restera spécialement ouverte à l’importation des armes sous protection italienne, que l’excellente route de Zeilah accaparera l’importation des étoffes et marchandises indigènes sous protection anglaise, aucun Français n’osera plus s’aventurer dans le traquenard Obock-Tadjourah, et il n’y aura plus aucune raison pour stipendier les chefs de Tadjourah et de la sinistre route qui le relie au Choa.
Espérant mieux du gouvernement de la nation française que nous avons honorablement et courageusement représentée dans ces contrées,
Nous vous prions d’accepter, monsieur le Ministre, l’hommage de nos respects très dévoués.
Labatut et Rimbaud.
Tadjourah, le 15 avril 1886.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE TRENTE JANVIER MIL NEUF CENT VINGT-HUIT
PAR LES IMPRIMERIES LAINÉ ET TANTET
POUR LES ÉDITIONS DE
LA CENTAINE
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