Title: Le rêve de Suzy
Author: Henri Ardel
Release date: September 15, 2024 [eBook #74420]
Language: French
Original publication: Paris: Plon
Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
HENRI ARDEL
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
* Le Rêve de Suzy. 60e édition. | Un vol. in-16. |
* Cœur de sceptique. 81e édition. | Un vol. in-16. |
(Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.) | |
* Rêve blanc. 56e édition. | Un vol. in-16. |
* Mon Cousin Guy. 145e édition. | Un vol. in-16. |
* Renée Orlis. 71e édition. | Un vol. in-16. |
* Un conte bleu. 43e édition. | Un vol. in-16. |
* L’Heure décisive. 52e édition. | Un vol. in-16. |
* Seule. 98e édition. | Un vol. in-16. |
* Au retour. 51e édition. | Un vol. in-16. |
* Tout arrive. 55e édition. | Un vol. in-16. |
* Il faut marier Jean. 70e édition. | Un vol. in-16. |
* L’Été de Guillemette. 57e édition. | Un vol. in-16. |
* Le Mal d’aimer. 95e édition. | Un vol. in-16. |
L’Étreinte du passé. 82e édition. | Un vol. in-16. |
La Nuit tombe. 82e édition. | Un vol. in-16. |
L’Absence. 54e édition. | Un vol. in-16. |
La Faute d’autrui. 55e édition. | Un vol. in-16. |
L’Aube. 71e édition. | Un vol. in-16. |
Le Chemin qui descend. 70e édition. | Un vol. in-16. |
Le Feu sous la cendre. 78e édition. | Un vol. in-16. |
L’Appel souverain. 64e édition. | Un vol. in-16. |
L’Imprudente aventure. 70e édition. | Un vol. in-16. |
Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis entre toutes les mains.
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1914.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
LE RÊVE DE SUZY
Un souffle d’air vif passa soudain à travers les branches des tilleuls qui ombrageaient l’espace sablé du tennis, et quelques feuilles jaunes voltigèrent découpant leurs taches d’or sur l’horizon bleuté.
La jeune Mme de Berly qui parcourait une revue, nonchalamment assise dans son fauteuil de jardin, eut un petit frisson et, d’un geste de frileuse, serra sur ses épaules le châle de fine laine dont elle était enveloppée.
Elle avait relevé la tête et son regard s’arrêta sur les joueurs de tennis. Eux, ne paraissaient pas soupçonner que les fins de journées en septembre, si belles qu’elles soient, ont des fraîcheurs soudaines qui annoncent la prochaine venue des mauvais jours.
Avec son accent habituel d’indifférence, Mme de Berly interrogea :
— Avez-vous bientôt fini ?… Voici qu’il est quatre heures et demie et il commence à faire froid !
Un éclat de rire, des exclamations entrecoupées par les péripéties du jeu répondirent à la question.
— Froid !… Marthe, pourquoi n’avoir pas voulu jouer avec nous ?… C’est de la chaleur que vous vous plaindriez, alors !
— Attention ! Mademoiselle Suzanne, à vous !… Reculez-vous… Bien !…
— Hourra !… Trente à trente !…
— Nous allons gagner ! jeta Suzanne rayonnante à son partner, Georges de Flers, un beau garçon de vingt-huit à trente ans, mince et blond, d’une extrême distinction dans son costume de laine blanche.
— Mais je l’espère bien !… Quand nous sommes alliés, je me sens capable d’accomplir des merveilles, fit-il en souriant, les yeux attachés sur la balle qui lui arrivait après avoir décrit un arc savant sur le bleu du ciel.
— Avantage pour nous ! s’écria Suzanne dont les yeux bruns étincelaient de plaisir.
Mais soudain, un heureux coup releva la situation de l’autre camp où se défendait vaillamment la sœur de Mme de Berly, Germaine Arnay, en compagnie de son beau-frère, joueur semi-adroit, qui s’adonnait au lawn-tennis par mesure hygiénique, estimant que cet exercice… mouvementé est un préservatif contre l’embonpoint.
Alors la partie se poursuivit, chaudement disputée, car Suzanne était une terrible adversaire pour sa cousine Germaine.
Afin d’être plus libre, elle avait jeté loin d’elle son grand chapeau de paille. Le vent ébouriffait de petites mèches vagabondes autour de son visage d’une fraîcheur éclatante, où l’animation du jeu mettait une flamme plus chaude ; et insensiblement, la rapidité de son allure desserrait l’épaisse torsade de ses cheveux bruns, ondés et souples, qu’elle portait relevés très haut, dégageant la nuque.
Sa main nerveuse tenait très ferme la raquette qu’elle abaissait et relevait, la taille soudain cambrée en arrière. Et de tout son être se dégageait une intense impression de jeune vie, tandis qu’elle courait de côté et d’autre, entraînée par les évolutions de la balle, une légère contraction aux lèvres quand le succès se faisait douteux, de la gaieté plein le regard lorsqu’elle réussissait.
— Avantage partout ! cria Germaine. Suzy, Suzy, prends garde à toi !… Nous allons te battre !…
— Monsieur de Flers, c’est à vous le dernier coup !… Appliquez-vous, je vous en supplie… Il faut absolument que nous gagnions !…, riposta Suzanne qui suivait avec un intérêt ardent le jeu de son partner.
Une dernière fois, la balle partit, rebondit deux ou trois fois de l’un à l’autre joueur, au milieu d’exclamations anxieuses ou triomphantes et soudain alla rouler aux pieds de Germaine dont la raquette l’avait seulement frôlée.
Suzy eut un cri de joie.
— Gagné !… Nous avons gagné ! répétait-elle enchantée.
Un petit souffle haletant entr’ouvrait ses lèvres et elle porta ses deux mains fraîches vers ses joues brûlantes où le sang empourprait la blancheur de la peau.
— Vous êtes contente de moi ? demanda Georges de Flers le regard attaché sur ce jeune visage. Alors je suis amplement récompensé de mes efforts d’adresse.
Une expression de malice glissa dans les yeux de Suzy.
— Oui, je suis très satisfaite. Vraiment, vous êtes en passe de devenir un joueur distingué. Aussi vous accepterai-je toujours dans mon camp, désormais… du moins jusqu’à mon départ ! corrigea-t-elle, tandis qu’un léger soupir de regret soulignait sa phrase.
— Réellement vous partez ? Et dans deux ou trois jours, comme vous le disiez hier à dîner ?
Elle inclina la tête d’un air raisonnable, flattée au fond du cœur du ton d’intérêt de Georges de Flers qui était une célébrité dans la sphère très élégante et très parisienne où il se mouvait. Chez Suzanne, c’était un besoin instinctif de se sentir recherchée ou aimée ; de là venait sa coquetterie inconsciente et naïve.
— Oui, je partirai lundi prochain. Voilà trois semaines que je suis ici ! Il faut bien que j’aille retrouver mon home… Tous m’attendent !… Maman, surtout !
Sa voix avait pris une intonation caressante quand elle avait dit ce mot « maman » qui, sur ses lèvres, semblait tout vibrant de tendresse.
L’absence de sa mère était la seule ombre qui troublât le plaisir qu’elle éprouvait chez Mme Arnay, car elle jouissait comme une enfant de l’existence mondaine et joyeuse menée au Castel, qui contrastait avec la simplicité obligée de sa vie ordinaire.
Georges continuait :
— Y a-t-il réellement trois semaines que vous êtes arrivée ? Le temps passe si vite !… Vous resterez bien quelques jours de plus, par charité, pour m’apprendre à me montrer aussi fort que vous au tennis ?…
Elle secoua la tête. Un sourire relevait ses lèvres.
— Vous êtes en si bonne voie que tout professeur devient inutile ! dit-elle allant à la rencontre de Germaine qui arrivait, sans rancune de sa défaite. Non pas qu’elle jouît du caractère indifférent de sa sœur ; mais elle était incapable de se passionner comme Suzy ; et les distractions mondaines, seules, avaient le don de l’amuser, comme elles suffisaient au bonheur de sa nature frivole.
— Eh bien ! Suzy et Germaine, êtes-vous enfin décidées à revenir ? appela Mme de Berly, de plus en plus frileuse. Je suis littéralement gelée !
— Tout de suite, Marthe, nous voilà ! cria Germaine, fort occupée à remettre dans leur ordre les plis un peu froissés de sa jupe de tennis, tandis que Suzy allait prendre son chapeau, suspendu à un rameau des tilleuls. Elle le mit au hasard ; mais il est des hasards si heureux que Suzy, même mal coiffée, était tout uniment délicieuse, sa fine tête brune enfouie dans un immense chapeau digne d’une vignette de Kate Greenaway.
Les deux joueurs masculins revenaient aussi, armés de leurs raquettes ; et tous, vainqueurs et vaincus, se rapprochèrent de Mme de Berly, déjà debout et prête à regagner le château dont les petites tourelles apparaissaient dans une éclaircie de feuillage, savamment ménagée.
Suzanne avait glissé son bras sous celui de Germaine et toutes deux s’éloignaient, plongées dans une joyeuse causerie faite de mille riens, quand un bruit de voix, des aboiements de chiens les arrêtèrent. D’une allée venant du bois, débouchait M. Arnay en tenue de chasseur, l’air aimable d’un homme satisfait de lui-même, de l’existence en général et de sa chasse en particulier. Deux messieurs, frôlant l’âge mûr, grands financiers comme lui, l’accompagnaient et se découvrirent à la vue de Mme de Berly et des jeunes filles.
— Ici, Myrrha, Saladin, Tob ! appela M. Arnay, fort occupé à rassembler les chiens lancés dans une course effrénée à travers la pelouse.
— Eh bien, messieurs, avez-vous été heureux aujourd’hui ? Rapportez-vous de nombreuses victimes ? interrogea Mme de Berly de sa manière indifférente qui disait qu’elle ne s’intéressait aucunement à sa question.
Mais cette nonchalance lui était si habituelle qu’elle ne troublait personne, surtout M. Arnay qui, content de la soumission de ses chiens, se répandit, de concert avec ses compagnons, en exclamations enchantées sur les péripéties de la journée.
Il parlait la voix forte et gaie, le geste vif, reprochant à son gendre et à Georges de Flers d’être restés auprès des jeunes femmes.
— Comme Hercule aux pieds d’Omphale ! finit-il, satisfait de retrouver encore des souvenirs mythologiques au fond de sa mémoire, maintenant toujours remplie de chiffres.
Puis, interrompant ses réminiscences classiques :
— Ah ! à propos, nous venons de rencontrer le facteur qui faisait sa tournée du soir. Il nous a annoncé des lettres pour les hôtes du Castel.
Suzy, agenouillée dans l’herbe, jouait avec Tob et Myrrha. Elle se releva d’un bond.
— Pour tous ?… Pour moi aussi ? fit-elle repoussant les chiens qui sautaient autour d’elle, mordillant ses gants de Suède.
— Ma chère, je ne crois pas que notre aimable facteur t’ait comprise dans sa nomenclature.
Elle eut une mine désappointée. Georges de Flers la regardait en souriant.
— Mademoiselle Suzanne, que vous êtes exigeante ?… Hier encore vous avez eu une lettre, si je ne me trompe !…
— Oui, mais je devrais en recevoir une tous les jours, puisque… A bas ! Myrrha ! A bas !
Elle écartait le chien, trop expansif dans son affection.
— Puisque six personnes peuvent, à la maison, m’écrire !
— Six personnes ?
— Oui, six ! ni plus, ni moins !… Maman, d’abord ! Oh ! elle m’écrit très souvent ! Puis père… Puis les garçons…
— Les garçons ?
— Certainement, mes deux jeunes frères !… Puis mes deux petites sœurs, les jumelles ! Vous voyez six personnes ! le compte y est !…
Elle regarda Georges d’un air de triomphe. Il se mit à rire et elle aussi. Auprès d’eux, les chasseurs poursuivaient le cours de leurs récits cynégétiques.
— Je comprends alors que votre courrier puisse être aussi volumineux que celui d’un ministre ! dit Georges gravement.
Elle allait répondre, quand Germaine, édifiée sur le mérite des faisans, se lança à la traverse.
— Suzy, viens-tu ? Nous n’avons guère que le temps de nous habiller pour le dîner.
— Crois-tu ? répliqua Suzanne d’un air de doute.
Elle aurait autant aimé regagner le Castel en même temps que les autres promeneurs. Causer avec Georges l’amusait…
Mais Germaine insista et, comme le désir de Suzy lui paraissait difficile à exprimer, elle dut suivre sa cousine. Ce fut sans beaucoup d’enthousiasme.
Les rapports des deux jeunes filles avaient, d’ailleurs, toute la cordialité désirable. Suzy donnait beaucoup, et Germaine s’accommodait fort bien de recevoir ; ce qu’elle faisait, il est vrai, avec l’amabilité qui était chez elle un don naturel.
Tout d’abord, elle avait été un peu surprise et médiocrement charmée de voir combien Suzy attirait l’attention de ce beau Georges de Flers, dont les femmes du monde les plus séduisantes appréciaient fort les hommages. Mais sa nature assez indolente, plutôt bonne, toute de surface, la rendait aussi incapable de jalousie que d’affection véritable.
De plus, en sa qualité de jeune fille très moderne, élevée dans un milieu où la fortune était érigée en divinité, elle n’ignorait pas qu’entre une jolie fille pauvre et une riche héritière — fût-elle même sans beauté, et ce n’était pas son cas ! — aucune rivalité ne pouvait s’établir aux yeux des jeunes gens de son monde, y compris sans doute Georges de Flers.
Alors elle avait pensé que Georges, qui peignait avec un remarquable talent d’amateur, admirait Suzy en artiste, comme un joli modèle…
Et vraiment, il était bien heureux que la pauvre Suzy, sans aucune dot, puisque son père s’était ruiné, eût au moins pour elle son charmant visage !
… Les deux jeunes filles avaient regagné leurs chambres. Bien vite, Germaine se plongea dans les préparatifs de sa toilette du soir : car toute toilette prenait, à ses yeux, la proportion d’une grave affaire.
Suzy, elle, se mit à griffonner une épître à sa mère, toute pleine de mots tendres où elle mettait son cœur aimant, de récits faits avec une drôlerie malicieuse. Et elle était si bien absorbée par sa correspondance, qu’elle tressaillit en entendant Germaine lui crier de la pièce voisine :
— Suzy, es-tu prête ?… Le premier coup de cloche va sonner !
— Non, pas encore ! Mais je ne serai pas longue à me préparer ! fit-elle, enfermant vite sa lettre inachevée dans les profondeurs de son buvard.
En effet, un quart d’heure plus tard, Suzanne était habillée et, debout devant la glace, jetait un dernier regard d’inspection sur sa robe gris pâle, très simple, mais qui drapait sa jolie taille de jeune fille, souple et mince.
Et comme Suzy n’avait aucune raison pour se juger avec une excessive rigueur, elle eut un léger sourire d’approbation en contemplant l’image réfléchie par le miroir.
En réalité, elle attachait bien peu d’importance à son joli visage ; mais enfin, puisque la nature le lui avait donné, elle ne s’en trouvait pas autrement fâchée ; et il ne lui déplaisait pas outre mesure que les autres s’aperçussent qu’elle était fort… passable !
Quand Suzy et Germaine entrèrent dans le salon, Mme Arnay s’y trouvait déjà et parlait avec animation à Marthe de Berly qui paraissait presque un peu sortie de son calme coutumier.
— Ah ! Germaine, fit Mme Arnay, en voyant apparaître sa fille, tu me trouves bien embarrassée. Le courrier de ce soir m’apporte une lettre de lady Graham…
— Elle n’arrive plus après-demain ?
— Elle arrive fort bien au contraire, mais me demande la permission d’amener sa sœur Gladys Tuffton qui est chez elle pour quelques jours…
— Amener Gladys !… Oh ! maman, quelle délicieuse idée !
Mme Arnay eut un geste d’impatience et ses traits se contractèrent légèrement.
— Germaine, tu parles avec une étourderie inconcevable. Tu oublies que j’attends, en même temps que lady Graham, une douzaine d’autres invités qui vont occuper tous les appartements du Castel !… Où veux-tu que j’installe Mlle Tuffton ?… Une jeune fille habituée au plus grand luxe, à tout le confortable anglais !… Deux jours plus tard, la chambre de Suzy eût été libre, puisque ta cousine part lundi, mais je ne puis naturellement écrire à lady Graham de retarder son arrivée…
Suzy qui regardait, à travers les vitres, le ciel empourpré du couchant, se retourna d’un mouvement vif, secouée par une impression pénible. La pensée fugitive lui traversa l’esprit que, peut-être, elle eût dû offrir à sa tante d’avancer son retour à Paris… Mais le sacrifice lui semblait dur, car le programme des distractions réservées aux nouveaux hôtes du Castel s’annonçait fort séduisant ; et la petite Suzy avait bonne envie de jouir jusqu’au bout de « ses vacances », comme elle disait.
Elle n’eut pas d’ailleurs le loisir d’hésiter longtemps, car la colonie masculine du Castel entrait dans le salon, au moment même où retentissait l’annonce du dîner.
Durant tout le repas, Germaine se montra d’une animation qui la transformait, grâce à la perspective de voir Gladys Tuffton arriver au Castel.
Tous les étés durant la saison des eaux ou des bains de mer, Germaine s’improvisait une amie qu’elle ne nommait plus que « ma chérie », après deux jours de connaissance, adorait tout l’hiver suivant, négligeait un peu au printemps, et oubliait tout à fait, l’été revenu, pour une nouvelle affection. Le cœur de Germaine était une manière d’omnibus. Tous pouvaient y rentrer et tous en sortaient avec la même facilité qu’ils y pénétraient.
De Deauville, elle était revenue enthousiasmée de Gladys Tuffton. Aussi se prit-elle à vanter les mille et une perfections de la jolie étrangère, à dresser la liste des plaisirs qu’elle pensait lui offrir.
Suzy écoutait, forcément silencieuse, puisque l’on parlait d’une inconnue pour elle ; et elle éprouvait un soupçon d’impatience à voir combien Georges de Flers appréciait la beauté de Gladys Tuffton que, lui aussi, avait rencontrée et admirée à Deauville. Puis il lui restait l’appréhension irraisonnée que la question d’un appartement pour Gladys fût de nouveau soulevée ; car elle devinait, à un certain pli plus accentué des sourcils de Mme Arnay, qu’aucune solution agréable n’était venue calmer ses inquiétudes de maîtresse de maison, réputée impeccable.
Un mot de Germaine ramena ce malencontreux sujet, après le dîner, tandis que les hommes fumaient dans le billard.
— Eh bien, maman, avez-vous découvert une combinaison pour recevoir Gladys ?
— Certes non ! Je ne sais à quoi me résoudre !… Je ne vois aucun arrangement convenable !… Et j’en éprouve d’autant plus de contrariété que lady Graham est une femme charmante, une nouvelle relation pour moi, que je désire beaucoup lui être agréable… Mais la seule pièce possible à offrir était la chambre de Suzy et je ne puis en disposer !…
Elle avait parlé d’une façon irréfléchie, emportée par son impatience, sans songer que Suzy l’entendait. Mais l’aveu n’en était que plus expressif.
La jeune fille tressaillit. Une rougeur lui empourpra le visage ; et dans la révolte de sa fierté, toutes ses hésitations disparurent. Bravement, elle dit, forçant un petit sourire à éclairer ses lèvres :
— Ma tante, rien ne me serait plus facile que de partir demain. J’ai bien profité de votre bonne hospitalité et je serais très heureuse de pouvoir vous obliger aussi facilement…
Sa voix fraîche avait résonné très nette. Mme Arnay la regarda un peu embarrassée ; au fond du cœur, enchantée de voir qu’elle allait au-devant de son secret désir.
— Mais, mon enfant, je serais désolée de te voir revenir à Paris plus tôt qu’il n’était convenu…
Le ton de Mme Arnay était d’une parfaite politesse, car son instinct de femme du monde ne l’abandonnait jamais, mais il manquait tout à fait de conviction. C’était par pure convenance qu’elle n’acceptait pas, aussitôt faite, la proposition de la jeune fille.
Suzy le sentit, et ses paupières devinrent lourdes comme si des larmes s’y amoncelaient. Mais elle continua pourtant :
— Je vous en prie, ma tante, acceptez sans scrupule ma proposition. Maman, je le sais bien, sera fort heureuse de recevoir une dépêche lui annonçant que j’irai l’embrasser quelques jours plus tôt.
— C’est vrai ! C’est vrai… fit Mme Arnay qui ne protestait plus. Puis, ton oncle se rend demain à Paris pour une réunion d’actionnaires… Tu voyagerais avec lui. Ce serait…
Elle corrigea sans même s’en apercevoir :
— Ce sera très bien ainsi.
Des profondeurs du fauteuil où elle était pelotonnée, Mme de Berly approuva :
— C’est en effet la meilleure combinaison. Suzy est raisonnable, elle ne tient pas outre mesure à vos mondanités et ne se plaindra de retrouver son cher home !… N’est-il pas vrai ? Suzy.
— Oh ! certainement ! répliqua la jeune fille avec une imperceptible amertume dans la voix.
Sans doute, elle était raisonnable, comme le disait si bien Mme de Berly. Mais enfin elle possédait seulement la sagesse de ses dix-huit ans… Ce dont personne ne paraissait se douter.
Germaine, cependant, en sa qualité de jeune fille, eut l’intuition du regret que pouvait éprouver se cousine. Mais elle était trop insouciante pour s’y arrêter, et, de plus, la pensée de Gladys l’occupait toute. Elle dit avec étourderie :
— Quel dommage, Suzy, que tu partes juste au moment où nous allons avoir tant de plaisirs au Castel !
Suzy s’efforça de sourire gaiement.
— Que veux-tu ?… Il est mieux, je crois, qu’il en soit ainsi. Après tant de distractions, ma vie à Paris m’aurait peut-être paru bien monotone !
Georges de Flers, qui en compagnie de M. de Berly avait abandonné le fumoir, se retourna brusquement aux paroles de Suzy.
Et comme Mme Arnay appelait Germaine pour lui demander un renseignement, il se rapprocha de la jeune fille, restée un peu à l’écart.
Accoudée sur la table, elle feuilletait un album de vieilles gravures ; et la lumière de la lampe, rose à travers l’abat-jour, baignait d’une clarté douce son profil devenu pensif, où les lèvres avaient pris une petite contraction triste.
— J’ai mal compris, n’est-ce pas ?… Il n’est pas vrai que vous avanciez votre départ ? demanda-t-il d’un ton de vif intérêt qui détendit tout à coup le cœur de Suzy.
A aucun prix, elle n’eût voulu laisser supposer qu’elle quittait le Castel parce qu’elle s’y sentait gênante.
— Vous avez bien entendu, au contraire. Mais je ne puis le regretter : maman était désireuse de me revoir, et moi, je suis toujours heureuse auprès d’elle ! fit-elle sans lever les yeux, continuant de tourner les pages du livre.
— Suzy en moins, tout s’organise très bien ! fit tranquillement, à l’autre bout du salon, Mme Arnay, très occupée des arrangements qu’elle discutait avec ses filles.
Georges de Flers releva la tête, secoué par un tressaillement brusque, aussi froissé que si lui-même se fût senti importun, d’autant plus qu’à cette heure, il était réellement séduit par le charme délicieux de Suzy.
Elle n’avait pas bougé, le regard toujours attaché sur les gravures ; mais ses lèvres tremblaient un peu…
Il se pencha vers elle, et, respectueux, la voix légèrement assourdie, avec une intonation presque affectueuse, il dit :
— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous assurer qu’il me semble très… dur, de n’avoir aucunement le droit d’insister pour que vous prolongiez votre séjour ici ?
Cette fois, elle leva vers lui son regard clair et un frêle sourire lui vint aux lèvres :
— Je vous remercie de me dire cela ! fit elle de sa jolie manière franche. C’est un enfantillage de ma part ; mais j’aime bien à me sentir regrettée !
— Vous le serez beaucoup ! répliqua-t-il avec une spontanéité qui amena une légère flamme sur les joues de Suzy.
Jamais Georges de Flers ne lui avait encore ainsi parlé, surtout avec cet accent. En cette minute, où une impression d’isolement l’étreignait, elle en éprouva une étrange douceur, presque une joie ; et dans un brusque élan de gratitude, son jeune cœur s’entr’ouvrit soudain à celui qui avait compris sa détresse.
Sur la prière de sa tante, tout à fait rassérénée et fort gracieuse, elle était allée, comme chaque soir, s’asseoir au piano ; et, comme chaque soir aussi, Mme Arnay, après avoir beaucoup insisté pour entendre de la musique, n’écoutait pas et causait avec ses filles.
Dans le billard, les hommes exerçaient leur adresse en des coups très savants et le bruit sec des billes qui se heurtaient troublait parfois le jeu de Suzy.
Georges de Flers, réclamé par M. de Berly, avait été les rejoindre. Mais quand résonnèrent les premières notes d’une romance de Schumann, il rentra dans le salon et vint prendre place dans le fauteuil placé à l’ombre du piano à queue.
Sans cesser de jouer, Suzy tourna un peu la tête vers lui, une question dans le regard.
— Accordez-moi la grâce de vous écouter ici, dans ce petit coin paisible… puisque c’est la dernière soirée ! J’aime infiniment à vous entendre interpréter cette mélodie ! fit-il d’un ton de respectueuse prière.
C’était chez lui une grande séduction que cette manière de toujours s’adresser à une femme comme il eût parlé à une souveraine.
Très beau aussi — d’une beauté élégante et finement régulière — il portait avec une aisance spirituelle ce qualificatif dangereux.
Vraiment, Georges de Flers avait beaucoup reçu pour sa part. Un sens artistique très développé comme en faisaient foi les toiles qu’il signait et dont la réputation était chose acquise, sans que sa grande fortune eût facilité beaucoup cette célébrité ; une imagination volontiers enthousiaste et généreuse — contenue, d’ailleurs, par une raison toujours maîtresse d’elle-même qui jugeait des choses avec un sang-froid fort imprégné de scepticisme ; une intelligence souple et vive, sinon profonde, le rendant capable de s’intéresser à toutes les questions qui restent lettre close pour le vulgaire.
Bien moderne par ses goûts de luxe raffiné, il l’était aussi par son dilettantisme délicat. Toujours curieux d’impressions neuves, il les recherchait avec une nonchalance de blasé, mais les appréciait en artiste quand elles venaient à lui et en subissait le charme, volontairement dédaigneux de l’analyser.
Au demeurant, un homme du monde, dont la supériorité d’esprit s’imposait, très séduisant sans effort et sans banalité.
Et ainsi le jugeait Suzanne — suivant en cela l’opinion générale.
D’un léger signe de consentement, elle avait accueilli sa prière. Elle continua de jouer ; mais de savoir Georges de Flers près d’elle, intéressé à ce qu’elle faisait, une sensation d’allégresse très douce l’enveloppait, dissipant la tristesse éveillée dans son jeune cœur par les froissements de la soirée. Et comme si la musique eût bercé sa confuse rêverie, tant que ses doigts errèrent sur les touches d’ivoire, Suzy se sentit heureuse et ne pensa plus à rien désirer ni regretter.
Suzy, distraitement, son chapeau mis, finissait d’attacher sa veste de drap, les yeux perdus vers la campagne qui fuyait vers l’horizon en un lointain lumineux. Et elle regardait toute sérieuse, avec un regret d’enfant à la pensée que, dans quelques heures, elle allait être enfermée entre les hautes murailles d’une maison parisienne. Seulement, elle pensait aussi que sa mère l’y attendait, et cette idée-là était pour son cœur aimant la meilleure des consolations.
Déjà arrivait jusqu’à elle le piétinement des chevaux qu’on attelait. Près de la voiture, elle apercevait ses bagages descendus, tout prêts à être emportés ; dans la pièce voisine de sa chambre, résonnait le pas de Germaine qui revêtait sa toilette de sortie. Car il avait été décidé que tous les hôtes du Castel accompagneraient Suzy au chemin de fer « comme une garde d’honneur ! » avait-elle remarqué en riant, et son rire était sans amertume.
Le sommeil de la nuit avait engourdi en elle les impressions pénibles éprouvées le soir précédent, et mis dans son cœur une singulière indulgence pour les gens et pour les choses.
D’ailleurs, Mme Arnay, satisfaite de la tournure prise par les événements, avait déployé à l’égard de Suzy toutes les richesses de son amabilité ; peut-être parce que, dans le secret de sa pensée, elle ressentait un vague remords d’avoir écarté avec tant de désinvolture l’enfant qui la gênait.
Puis, vraiment aussi, elle portait une certaine affection à Suzy qu’elle jugeait même une petite personne fort agréable à posséder chez soi, — sauf les circonstances imprévues ! — d’abord à cause de son charmant caractère toujours égal, puis de son délicieux visage, décoratif dans un salon : enfin de son talent de musicienne dont Mme Arnay usait volontiers pour la distraction de ses invités.
Aussi, durant toute cette dernière matinée de la jeune fille au Castel, à chaque occasion, s’était-elle montrée prodigue de sourires, de paroles aimables, si bien que Suzy, toujours avide de sympathie, avait facilement cru au regret exprimé par sa tante de la voir partir.
Maintenant, ses derniers préparatifs achevés, elle restait devant la fenêtre ouverte, le visage caressé par une brise tiède, et elle pensait à toutes sortes de choses.
Oui, Georges de Flers disait vrai, la veille : les trois semaines passées au Castel s’étaient écoulées bien vite, avec une rapidité de songe heureux !… Oh ! oui, très vite !…
Un à un, elle revoyait tous les incidents des derniers jours vécus : les causeries, les promenades, les réunions du soir et, pour la première fois, elle s’apercevait combien Georges de Flers était lié à tous ses souvenirs.
Jusqu’au jour où Suzanne s’était trouvée avec le jeune homme au Castel, elle l’avait surtout connu d’en entendre parler par Germaine qui le voyait sans cesse dans le monde et chez sa mère où, comme ami intime de M. de Berly, il était fort souvent reçu.
Et, habituée par son éducation — aussi par la force des circonstances — à tenir la vie pour une aventure sérieuse, Suzy avait toujours considéré, avec un étonnement où il entrait un peu de dédain, cet homme de trente ans, dont le seul plaisir était la règle, et qui dépensait au hasard de son caprice, avec une parfaite insouciance, sa fortune, son temps et son intelligence.
Mais soudain, elle l’avait rencontré au Castel où l’intimité de la vie de campagne les avait rapprochés. Et un beau jour, sans qu’elle sût comment la chose s’était faite, elle avait vu ses préventions évanouies et accepté, sans le moindre regret, d’être l’objet des attentions de Georges de Flers.
Sa petite vanité féminine s’accommodait fort bien des soins dont il l’entourait délicatement. Satisfaite, amusée, elle les accueillait sans y attacher d’importance, les trouvant même, après tout, très naturels, car dans l’idée de Suzy, c’était un principe fondamental que les hommes fussent les dévoués serviteurs des femmes.
Pourtant, voici qu’elle trouvait soudain un indéfinissable plaisir à se rappeler l’attitude empressée du jeune homme auprès d’elle ; à se rappeler surtout la façon dont il lui avait parlé la veille, le soir, dans le salon, quand elle était triste. Seul, il avait compris sa peine secrète ; comme seul, elle le devinait, il regrettait réellement qu’elle s’éloignât.
— Il a été bon, très bon !… Je ne l’oublierai pas ! murmura-t-elle.
Elle avait parlé presque bas. Cependant, le son de sa voix la fit tressaillir, l’arrachant à sa rêverie ; et elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle comme si l’on eût pu l’entendre. Puis, soudain, confuse de ce qu’elle pensait, elle sortit rapidement de sa chambre pour aller en bas, au milieu de tous, attendre l’instant du départ.
Mais ni Germaine, ni Mme de Berly n’étaient encore sorties de leurs appartements, et Suzanne vit seulement Mme Arnay qui, toute à ses préparatifs de réception, promenait à travers les galeries les plis de sa longue robe.
— Ah ! Suzy, te voilà prête !… Si cela ne te dérange pas, mon enfant, je donnerai l’ordre que l’on commence à arranger ta chambre pour Mlle Tuffton… Nous avons si peu de temps !…
— Faites comme il vous sera plus commode, tante, dit Suzy dominant la sensation désagréable éveillée en elle par cette prise de possession très prompte.
Mme Arnay eut un aimable sourire de remerciement et, comme elle pratiquait le système des compensations, elle poursuivit :
— Ma chère petite, fais donc demander au jardinier de te cueillir quelques fleurs. Je sais que tu les aimes beaucoup !… Ce sera pour toi un souvenir du Castel !
— Oh ! merci, tante. Mais il est inutile de déranger personne ! Je puis bien faire ma récolte moi-même !…
— Bien, bien, mon enfant, je te laisse alors. Dans un instant, j’irai t’embrasser pour te faire mes adieux !…
Suzy, heureuse d’occuper ses derniers moments d’attente, sortit de la maison après avoir pris, dans le vestibule, un panier pour y déposer ses fleurs.
Devant le perron, M. de Berly et Georges de Flers arpentaient l’allée, dégustant leurs cigares. Tous deux s’arrêtèrent en voyant apparaître Suzy.
— Vous avez l’air du petit Chaperon rouge avec votre panier, Suzanne. Il ne vous manque que le traditionnel pot de beurre !… Où allez-vous ainsi ? demanda M. de Berly.
— Chercher des roses !… Voire même toute autre fleur.
Georges jeta aussitôt son cigare et se rapprocha de Suzy.
— Est-il possible de vous aider dans votre moisson ? mademoiselle. Je vous serais très reconnaissant, dans ce cas, si vous daigniez accepter mes services.
Réellement, pour couper quelques tiges, Suzy n’avait pas le moindre besoin de Georges de Flers. Mais elle était douée d’un petit brin de coquetterie, et elle jugeait agréable de s’entendre prier. Vraiment aussi, depuis la veille, Georges ne lui paraissait plus un étranger ; presque un ami, au contraire.
Par acquit de conscience, elle commença pourtant, d’un ton d’indécision drôle, s’adressant à son cousin :
— J’ai peur, Charles, que vous ne m’en vouliez si je vous prive de la compagnie de M. de Flers.
— Suzanne, que votre délicatesse se rassure ! Un homme en société avec son cigare n’est jamais seul… Allez faire votre cueillette !… Mais dépêchez-vous, car dans dix minutes, il faut partir si vous ne voulez manquer votre train.
Tout bas, Suzy pensa qu’elle n’eût pas été très, très fâchée de ce contretemps… Ses regrets se réveillaient plus vifs à mesure qu’approchait le terme de son séjour au Castel.
Sa gaieté avait disparu. Elle ne causait plus, montrant, sérieuse, à Georges, les fleurs qu’elle désirait et qu’il coupait pour elle.
— Voulez-vous encore cette rose ?… Voyez comme elle est veloutée !
— Oh ! oui !… Je veux bien.
Elle pensait :
— Pourquoi cette Gladys Tuffton arrive-t-elle ?… Je serais encore restée trois jours !… Puisque maman le permettait…
— Comme vous êtes grave ! mademoiselle Suzanne, dit Georges de sa voix caressante.
Elle répliqua vite, confuse, comme s’il eût pu deviner à quoi elle songeait :
— Je suis toujours ainsi les jours de départ !… Je déteste les départs !… Je trouve le mot d’« adieu » très difficile à prononcer !
— Moi aussi parfois !… Mais il y avait longtemps que je ne l’avais aussi bien compris qu’aujourd’hui !
L’éclat rose du visage de Suzy s’accentua de cette fugitive rougeur que Georges aimait à y voir naître, car elle était une satisfaction pour ses yeux d’artiste.
Pourtant elle répondit un peu moqueuse — peut-être afin de cacher qu’elle était charmée :
— Quelle jolie chose que la politesse !
Il fit un geste pour l’arrêter, mais elle continuait, tout en rassemblant, d’un air raisonnable, ses fleurs en bouquet :
— C’est très aimable à vous de me parler comme vous le faites ! Mais je sais bien que les absents sont vite oubliés !… Toujours il en arrive ainsi !
— Êtes-vous déjà désillusionnée à ce point ? mademoiselle Suzanne.
— Je parle par ouï-dire, parce que je me souviens de ce que j’ai entendu déclarer par des personnes d’expérience !
Elle disait cela avec son joli accent malicieux, en revenant vers le perron où se montraient Mme de Berly et Germaine en tenue de promenade, tandis que la voiture approchait.
Georges s’inclina un peu vers elle et, souriant, de son grand air de respect chevaleresque :
— Mademoiselle Suzanne, dit-il, même les personnes d’expérience peuvent se tromper, faites-moi, je vous en prie, cette grâce de le croire… Au moment des adieux, aucune grâce ne se refuse !… Et veuillez être certaine que tous ici — moi le premier ! — nous sentirons très souvent votre absence… Accordez-vous un peu de confiance à mes paroles ?
— Oui ! répondit-elle toute rose. Et elle atteignit les dernières marches du perron où la société du Castel était rassemblée.
Alors ce fut l’agitation du départ, l’adieu aimable et banal de Mme Arnay. Puis, le trajet vers la gare parcouru sur la route bordée de peupliers, puis les serrements de mains vite échangés, avec des paroles rapides, à la vue du train qui s’avançait en grondant vers la petite station, enfouie dans la verdure de ses bois ; enfin un dernier regard de Suzy vers ceux qui restaient, au moment où la machine s’ébranlait sous un panache de fumée floconneuse… Ce fut Georges qu’elle vit le dernier…
— Ma chère, je te demanderai la permission de revoir quelques notes, fit M. Arnay, aussitôt qu’il fut installé dans le wagon avec la jeune fille. Si tu as un livre, ne te gêne aucunement pour en user, je te prie.
Mais Suzy ne désirait pas lire. Après avoir bien vite assuré son oncle qu’il pouvait sans scrupule examiner toutes les notes possibles, elle demeura immobile, bercée par le mouvement régulier du train, la tête un peu renversée sur le drap du wagon, regardant fuir la campagne.
Le soleil avait disparu sous un léger brouillard. Le bleu du ciel se fondait en des teintes gris de perle, très douces ; et d’un œil distrait, Suzy considérait les larges plaines soudain coupées par les bois dont la verdure s’ombrait de tons pourpre, jaune d’or, couleur de rouille.
A mesure qu’elle s’éloignait du Castel, les impressions qu’elle en emportait perdaient de leur intensité, prenaient peu à peu le vague du souvenir, et la pensée du home où elle était désirée, l’image de sa mère emplissaient tout son esprit…
C’est que pour sa mère, Suzy n’éprouvait pas seulement la tendresse spontanée de l’enfant, mais aussi un étrange sentiment d’estime, d’admiration même à la voir toujours vaillante en dépit des amertumes supportées, de l’avenir incertain.
Mme Douvry n’était pas de celles qui se reprennent après s’être données. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, elle avait été la femme invinciblement dévouée de celui qu’elle avait choisi quand elle était une toute jeune fille, ayant dans le bonheur une aveugle foi. Et leur mutuelle affection avait été si profonde, que ni soucis, ni déceptions, ni chagrins n’avaient pu désunir leurs âmes confondues.
Il avait été un chercheur, aimant les entreprises aventureuses où l’entraînait son esprit curieux. Sa position d’ingénieur le lui permettant, il avait recherché de préférence les missions lointaines et difficiles à l’étranger. Elle l’avait suivi partout, l’entourant sans cesse de sa tendresse, cherchant à l’arrêter — inutilement d’ailleurs — quand elle le voyait séduit par une de ces affaires hasardeuses où, trop désintéressé, trop confiant, inhabile aux spéculations, il avait trouvé la ruine…
Puis quand ils étaient revenus en France, à la suite d’un désastre financier à New-York, où s’en étaient allés les débris d’une fortune jadis considérable, c’est elle encore qui, le voyant épuisé, malade, découragé, avait su, une fois de plus, relever son énergie. Par sa douce influence aussi, elle l’avait empêché de refuser, dans une première révolte de sa fierté, la modeste position que son beau-frère, M. Arnay, le pressait d’accepter, avec cette insistance protectrice de ceux qui ont toujours réussi.
De toutes leurs joies, de leurs rêves, de leurs espoirs, l’amour seul avait survécu. Mais chez Mme Douvry, il avait pris quelque chose d’involontairement maternel, comme si elle eût senti que pour son mari, elle était la force sereine où il allait retremper son âme irritée et malade.
Avec une infinie délicatesse, elle s’efforçait d’écarter de lui tous les froissements, de calmer les susceptibilités de son orgueil sensible à la plus légère blessure, d’adoucir la souffrance nerveuse qu’il éprouvait en s’astreignant à un travail de bureau, régulier et mécanique, lui qui avait si passionnément aimé les grands horizons.
Et ainsi, dans une atmosphère de douceur et de paix, les enfants avaient grandi, entourés d’amour maternel, à tel point que jamais ils ne s’étaient heurtés à aucune des rudesses de la vie.
Mais, par une singulière intuition, Suzy, qui n’était encore qu’une joyeuse petite fille ne connaissant pas le chagrin, devinait dans le sourire mélancolique de sa mère l’indicible tristesse, la lassitude des espoirs trompés, un profond détachement d’elle-même, de toute joie personnelle… Et une angoisse poignante saisissait son cœur, quand elle pensait que rien au monde ne pourrait rendre à Mme Douvry les illusions perdues, ne pourrait empêcher que sa vie n’eût été faite surtout d’épreuves.
Quand cette idée lui venait, réveillée en elle par un mot, un regard de Mme Douvry, jamais elle n’en disait rien ; mais alors elle se penchait vers sa mère, et dans un baiser, d’un petit ton d’enfant, elle murmurait bien bas : « Comme je vous aime ! maman, ma chérie… » ; ayant l’instinct que sa tendresse était un baume pour l’âme meurtrie de la pauvre femme.
— … Suzanne, ma chère, le temps ne te paraît pas trop long ? Je suis désolé, mon enfant, d’être pour toi un compagnon de voyage aussi peu agréable ! D’ailleurs, nous approchons.
Suzy avait tressailli aux paroles de M. Arnay, tant sa pensée était loin du wagon qui l’emportait.
— Je suis trop polie pour m’ennuyer jamais avec moi-même, mon oncle ! fit-elle gaiement.
Une impatience d’arriver la secouait, et son pied battait, nerveux, le tapis, tandis que son regard plongeait toujours au dehors par la vitre ouverte.
Ce n’était plus la campagne déserte qu’elle entrevoyait dans une vision rapide ; mais des habitations plus nombreuses, groupées les unes près des autres. Puis apparut la masse immense de Paris, d’abord lointaine et confuse, plus nette peu à peu, laissant distinguer les maisons grises, la ligne des rues, les arbres grêles, poudrés de poussière, dominés par les hautes cheminées dont le souffle montait vers le ciel assombri… Tout cela, jusqu’au moment où, enfin, avec un sifflement éperdu, la machine haletante s’engouffra dans la gare et s’arrêta.
Suzy avait bondi hors du train, plus qu’elle n’en était descendue ; et, à travers la cohue des voyageurs, elle se glissait, entraînant M. Arnay, étourdi de sa vivacité.
D’un coup d’œil, elle aperçut le doux visage cherché ; auprès, deux petites têtes blondes, telles des gravures anglaises, fraîches sous la paille sombre des grands chapeaux. Et avant que M. Arnay eût compris pourquoi sa nièce le quittait d’aussi brusque façon, Suzy était déjà au cou de sa mère, l’embrassant follement sans nul souci du monde qui l’entourait, s’arrachant de ses bras, seulement pour mettre, au hasard, des baisers sur les yeux, sur les joues, sur les cheveux des jumelles, partout où elle en trouvait la place.
La voix de son oncle, un peu railleuse, l’arracha à ses effusions.
— Mon Dieu, Suzy, c’est à croire que tu arrives d’un voyage de plusieurs années !… T’ennuyais-tu donc si fort avec nous ?
Elle tourna vers lui ses yeux brillants de plaisir, où glissait un reproche.
— Oh ! vous savez bien que non ! mon oncle.
M. Arnay, rapidement, de son allure d’homme toujours pressé, expliquait à sa belle-sœur pourquoi il ramenait Suzy plus tôt qu’il n’était convenu ; vantait la bonne grâce avec laquelle la jeune fille s’était prêtée à ce retour précipité. Puis, son rôle d’oncle rempli, il s’éloigna à la hâte, se précipitant dans son coupé qui l’emmenait à ses affaires.
— Mère, nous revenons à pied, n’est-ce pas ? demanda Suzy. Je voudrais refaire connaissance avec Paris !
Mme Douvry se prêta volontiers à ce désir. Et Suzy s’en alla à ses côtés, rieuse, animée, un peu étourdie par le mouvement et le bruit des voitures, le frôlement perpétuel des passants dont elle était déshabituée.
Sans cesse, elle levait les yeux vers sa mère, pour avoir le plaisir de rencontrer encore le regard singulièrement lumineux de Mme Douvry, un regard profond de femme qui a beaucoup pleuré. Mais en même temps, elle remarquait la pâleur délicate de ce cher visage et son cœur se serrait un peu. Tendrement, elle dit :
— Mère, vous auriez eu grand besoin de respirer le bon air du Castel !… Je suis honteuse de penser que moi seule, j’en ai joui !…
Mme Douvry eut un sourire.
— Ma chérie, j’ai passé le temps où l’on a de belles couleurs… Il faut laisser cela aux petites filles comme toi et les jumelles.
Suzy n’ose pas insister. Mais, caressante, elle glissa son bras sous celui de Mme Douvry et entama une série de questions sur son père. Semblait-il toujours triste, comme Mme Douvry l’avait écrit au Castel ?… Pourquoi était-il ainsi ?… Avait-il un sujet de préoccupation ?… Et les garçons, que disaient-ils de voir approcher le terme des vacances ?… Et les jumelles, qu’avaient-elles fait pendant l’absence de leur sœur aînée ?
Suzy interrogea jusqu’au moment où, satisfaite des réponses de Mme Douvry, elle commença les récits de son séjour au Castel, trouvant un plaisir si évident à en faire revivre les souvenirs assez mondains, que Mme Douvry dit tout à coup, avec un sourire amusé :
— Je ne savais pas ma Suzy désireuse à ce point de distractions ! Je commence à craindre qu’elle ne juge un peu dur d’être revenue au bercail, où une calme existence l’attend.
— Mère, ne parlez pas ainsi… J’ai beaucoup aimé mes vacances au Castel, oui, beaucoup !… Mais je suis très heureuse de me retrouver auprès de vous… Même, maintenant que je vous ai à côté de moi, je ne comprends pas comment j’ai pu rester trois semaines loin de vous, sans vous embrasser !
Et Suzy disait vrai… Sa jeune âme s’épanouissait dans la joie du retour. Elle ne regrettait plus le Castel. L’image même de Georges de Flers devenait, en ce moment, pour elle, incertaine et fuyante !…
Avec un plaisir d’enfant, elle revoyait son home, sa petite chambre, le salon où, le soir, de si bonnes heures s’écoulaient quand tous s’y trouvaient réunis. Elle y contemplait, les yeux ravis, l’aspect harmonieux des tentures, jadis rapportées de Stamboul, sur lesquelles se détachait, çà et là, le feuillage effilé d’un palmier dans une jardinière de bronze ; le piano à queue sous sa couverture drapée ; les bibelots et les livres disséminés sur les tables…
Sur un petit chevalet, elle aperçut soudain une toile qu’elle ne connaissait pas ; une mélancolique tête de femme, d’une étrange intensité d’expression.
— Maman, qu’est-ce que cela ?… Ce visage me fait tout de suite songer à la Melancholia, de Dürer, que j’aime tant !… Qui a peint cette toile ?
— Chérie, n’as-tu pas dit bien souvent devant André Vilbert que tu désirais posséder une œuvre du genre de cette Melancholia ?… Il t’a entendue et…
— Cher vieil André, que c’est aimable à lui !… Savez-vous, mère, que je suis fière qu’il ait employé pour moi les rares instants de liberté que lui laissent ses travaux d’architecture !
Une des jumelles intervint gravement :
— Suzy, pourquoi dis-tu « vieil André »…? M. Vilbert n’est pas vieux du tout… Il a déclaré l’autre jour à papa qu’il avait vingt-sept ans, et papa a répondu : « Que vous êtes heureux d’être jeune ! »
Suzy se mit à rire :
— C’est vrai ! Je me trompe, en effet… Mais M. Vilbert est si raisonnable, si sérieux, si grave, que la confusion est permise. Oh ! maman, l’avez-vous bien remercié pour moi ?
— Oui, Suzy, mais tu pourras le remercier toi-même, car je pense qu’il viendra ce soir nous faire sa visite de chaque semaine… Si toutefois sa timidité ne s’effarouche pas de l’idée que tu pourras louer son œuvre !…
— J’espère que non… Pourtant, mère, — c’est très mal ! je ne serais pas autrement fâchée de lui produire, pour une fois, l’effet d’un épouvantail, afin que rien ce soir ne vous enlève à moi !… Quand André Vilbert est là, vous êtes occupée à le faire causer et je ne puis plus vous avoir !…
En effet, Mme Douvry accueillait toujours affectueusement André Vilbert parce qu’elle avait, en même temps, de l’estime pour sa nature intelligente et sérieuse, presque austère, et de la compassion pour la vie solitaire qu’il menait à Paris où il ne possédait aucune famille.
Autrefois, M. Douvry avait beaucoup connu le père d’André qui était un homme très savant et très modeste. Puis son existence aventureuse l’avait entraîné au loin ; et c’était le hasard seul d’une rencontre qui l’avait mis en présence du fils de son ancien ami, cinq ans plus tôt, à son retour d’Amérique.
Le jeune homme étudiait alors l’architecture aux Beaux-Arts. Il eût passionnément souhaité de s’adonner tout entier à la peinture. Mais sa mère restait veuve, avec une très petite fortune. Craintive par nature, ébranlée par la mort de son mari, elle s’était épouvantée de voir André entreprendre une carrière qui n’en était pas une à ses yeux, mais seulement un passe-temps d’homme riche, dont M. Vilbert, d’ailleurs, s’était toujours efforcé de détourner le jeune homme. Et André, devant l’inquiétude de sa mère, avait cédé, parce qu’il lui avait semblé être de son devoir de le faire…
Il n’en avait pas moins poursuivi ses chères études. Dans l’architecture, le côté artistique ; et ses travaux avaient été si remarquables, qu’à peine sorti de l’école des Beaux-Arts, il avait trouvé place chez l’un des premiers architectes de Paris, qui était en même temps un archéologue de haute réputation.
Et depuis cinq années, André venait chercher l’illusion d’une famille auprès des Douvry ; toujours discret, silencieux par goût et par timidité, considéré par tous les enfants, à commencer par Suzy, comme une sorte de frère aîné, très bon, mais un peu froid, d’une excessive réserve.
Mme Douvry avait porté un jugement téméraire en supposant que la bravoure d’André faiblirait devant la perspective des remerciements de Suzy. Comme les derniers coups de neuf heures tintaient, le jeune homme fit son apparition dans le salon.
— Bonjour, André !… Bonjour, monsieur Vilbert !…
Les exclamations s’entre-croisaient tandis qu’il saluait successivement les hôtes de la pièce. Ce fut devant Suzy qu’il s’arrêta en dernier.
— Mademoiselle Suzanne !… Je n’osais pas encore espérer vous voir ce soir ! Il me semblait que l’on ne vous laisserait plus partir du Castel ! dit-il serrant la main menue qu’il enfermait toute dans la sienne.
— Vraiment ?… Cela ne vous est pas trop désagréable que je sois revenue vous tourmenter ? demanda-t-elle, rieuse.
Sa voix fraîche avait une intonation si gaie que M. Douvry laissa retomber la revue qu’il lisait, et son visage sombre et fatigué s’éclaira un moment.
— Oh ! monsieur Vilbert, poursuivit-elle, combien vous avez été aimable de peindre pour moi une œuvre telle que je les aime ! Votre Melancholia… vous me permettez de baptiser ainsi votre toile, n’est-ce pas ?… votre Melancholia est déjà une amie pour moi ! J’ai tant de plaisir à la regarder !
Une fugitive rougeur courut sur les traits rudement dessinés du jeune homme.
— J’ai profité de quelques moments de liberté et je suis tout récompensé si j’ai pu vous être agréable !
— Vous me l’avez été extrêmement ! Je voudrais qu’il me fût possible de faire quelque chose pour vous le montrer…
Sans doute André était dans un jour de courage, car il osa demander :
— Alors, si je vous adressais une requête, si je vous priais de faire un peu de musique dans le courant de la soirée, vous consentiriez peut-être…?
Et bien vite, timidement, comme pour excuser sa hardiesse, il ajouta :
— Il y a si longtemps que je ne vous ai entendue !
Tout de suite, Suzy se leva de la place qu’elle occupait près de sa mère et alla s’asseoir au piano. Puis, malicieusement amicale :
— Monsieur Vilbert, dit-elle, les désirs des artistes sont des ordres pour les humbles mortelles !… Me voici prête à vous exécuter tout ce que vous me demanderez…
André l’avait suivie. Adossé à la cheminée, il l’écoutait immobile, sa haute taille se découpant sur la lumière de la lampe. Toute son âme s’élançait vers cette enfant qui jouait sur sa prière, et dont il aurait voulu prendre, pour les retenir à jamais dans les siennes, les deux petites mains fines.
Mais jamais il n’eût osé avouer quelle folle demande lui montait aux lèvres maintenant, quand elle était près de lui. Il sentait bien qu’aux yeux de Suzy, il était tout juste un ami, rien de plus.
Et il devinait vrai.
En cette minute, elle avait même oublié sa présence. Dans un brusque retour en arrière, sa pensée l’avait ramenée au Castel. La veille encore elle jouait aussi, et quelqu’un l’écoutait solitairement. Mais ce quelqu’un-là n’avait pas la stature un peu massive, la gaucherie d’allures d’André Vilbert… Ce quelqu’un-là possédait, au contraire, une élégance hautaine et séduisante, il témoignait à la petite Suzy une courtoisie respectueuse, il savait bien comment lui parler !…
Et c’est pourquoi, tout en jouant les mélodies de Schumann qu’il aimait, elle prenait plaisir à se souvenir de lui, et eût été contente de le revoir, comme là-bas, au Castel, attentif près d’elle…
Suzy était trop aimante pour ne pas éprouver une grande jouissance à se retrouver au milieu de ceux qui lui étaient plus chers que tout au monde ; et elle avait été franchement, sincèrement heureuse de les revoir tous.
Mais cette première jouissance du retour épuisée, Suzy — elle ne pouvait se le dissimuler ! — Suzy s’ennuyait un peu…
Elle n’était plus tout à fait la petite fille insouciante qui était partie, un mois plus tôt, au Castel. Mme Douvry avait eu raison d’hésiter longtemps avant de lui laisser connaître la vie de villégiature telle qu’on l’entendait chez Mme Arnay.
Là-bas, l’enfant avait vécu d’une existence si facile et si riante, que l’idée qu’il existait de par le monde des devoirs austères, des responsabilités, des sacrifices, s’était enfuie de sa pensée, comme des nuées obscures s’évanouissent dans un chaud rayonnement de soleil.
Elle avait été remarquée, complimentée, admirée. Elle avait vu un homme, dont la présence était partout recherchée, lui témoigner une constante attention. Et elle était trop naïve, trop neuve dans la science mondaine, pour se demander si Georges n’agissait pas ainsi avec toutes les femmes qui intéressaient son dilettantisme ; pour apprécier à leur valeur les hommages qu’il lui adressait.
Aussi, une griserie délicieuse avait un peu troublé sa jeune raison ; et elle s’était laissé entraîner bien volontiers par le tourbillon des plaisirs qui charmaient ses dix-huit ans, avides de jouir.
Puis, tout à coup, la réalité l’avait ressaisie brusquement, et elle la trouvait un peu duré.
Au lieu de l’aimable insouciance qui était l’atmosphère du Castel, Suzy, à son retour, rencontrait l’inquiétude de sa mère devant l’air préoccupé de M. Douvry ; et une indéfinissable oppression pesait sur sa jeunesse, arrêtée dans un joyeux épanouissement.
Comme, après tout, elle était une vaillante petite fille, elle luttait de son mieux contre ce qu’elle appelait « sa lâcheté » ; elle s’absorbait de longues heures dans ses études musicales, le plus qu’elle le pouvait, honteuse, dépitée contre elle-même de se voir ainsi déraisonnable, de se sentir l’humeur capricieuse.
Mais malgré ses efforts, il se trouvait encore bien des instants où son esprit avait des envolées curieuses vers le Castel ; où un regret âpre la prenait d’en être loin, et aussi une sorte d’envie, de secrète révolte à l’idée que sa cousine Germaine, que Gladys Tuffton et tant d’autres jeunes filles, jouissaient des distractions dont elle ne pouvait plus avoir sa part. Puis, l’image de Georges de Flers demeurait singulièrement vivante dans son souvenir.
Ce jour-là, elle venait de rentrer d’une course à travers Paris, faite par un temps gris et maussade, tout imprégné d’une humidité d’automne.
A chaque instant, de grosses averses tombaient, lançant leurs gouttelettes contre les vitres, où elles ruisselaient avec un bruit monotone.
Lentement, les yeux assombris, Suzy ôtait sa toque de promenade, son manteau, ses gants, avec des gestes indécis qui disaient que sa pensée voyageait.
— Comme tout est triste quand il pleut ! murmura-t-elle avec une moue plaintive. Il y a huit jours, nous étions si gaiement au Castel ! Que peuvent-ils bien faire aujourd’hui ?
Sur la cheminée était encore une lettre de Germaine, toute pleine du récit des distractions que Mme Arnay offrait à ses hôtes.
C’était peut-être parce que Suzy l’avait lue et relue avec avidité qu’elle trouvait son sort aussi désagréable. Un passage surtout lui en revenait sans cesse. Elle le savait presque par cœur… Pourtant, elle reprit encore le griffonnage de Germaine et l’y chercha :
« … Gladys, écrivait la jeune fille, est délicieuse selon son ordinaire. Elle a des amours de robes qui éblouissent tous ces messieurs, à commencer par Georges de Flers. Lui, un connaisseur émérite, déclare qu’elle s’habille en artiste. Par moments, je te l’avoue, Suzy, je serais bien un peu tentée d’être jalouse de son succès ; mais par moments seulement, car j’adore Gladys… »
Ici, un malicieux sourire glissa sur les lèvres de Suzy. Dans bien d’autres lettres de Germaine, elle avait vu le même aveu de vive tendresse ; seulement l’objet de cette tendresse n’était jamais bien longtemps le même…
« C’est Gladys, continuait Germaine, qui est maintenant, au tennis, la partner attitrée de M. de Flers, et il n’en paraît pas du tout fâché… Elle est si belle ! et elle le gratifie, avec son air de statue grecque, de si charmants sourires !… Il m’a dit hier, en me demandant de tes nouvelles…
Le visage de Suzy s’éclaira une seconde.
« … Qu’il n’oubliait pas les bonnes leçons de tennis que tu lui as données et t’en était fort reconnaissant !… Tout simplement, parce qu’elles l’ont rendu capable de se mesurer avec Gladys, qui est une joueuse remarquable !… »
Suzy rejeta la lettre d’un mouvement vif.
On sonnait à la porte de l’appartement. Elle écouta, agitée du besoin de se sentir distraite. Dans l’antichambre, elle reconnut la voix de son père ; et aussitôt, oubliant le malencontreux bavardage de Germaine, elle courut à M. Douvry.
Depuis qu’elle le voyait sombre, elle se faisait avec lui plus caressante encore, toute fière quand elle avait adouci un peu l’expression amère de ses lèvres.
— Comme vous rentrez tôt ce soir ! père, fit-elle, lui nouant ses deux bras autour du cou, le front levé vers lui afin qu’il y mît son baiser d’arrivée.
Il l’embrassa, en effet, longuement ; puis l’écartant tout à coup, il dit :
— Est-il si tôt ?… Ta mère est-elle rentrée ?
Il semblait à Suzy que la voix de M. Douvry était changée, devenue très sourde.
— Oui, père, elle est dans sa chambre. Voulez-vous que je l’avertisse ?
— Non, merci, mon enfant. Mais j’ai à travailler. Laisse-moi, je te prie, fit-il, détachant les mains que, tout en parlant, elle avait jointes autour de son bras.
Et il y avait dans son accent quelque chose de si absolu, — de triste en même temps, — que Suzy obéit sans oser questionner et rentra dans le salon.
M. Douvry sembla encore hésiter une seconde. Puis il se dirigée vers la chambre de sa femme.
Elle écrivait et releva la tête avec un sourire, en reconnaissant son pas.
— Comment, déjà, Robert ? dit-elle, le saluant de la même exclamation que Suzy.
— Oui, j’ai quitté mon bureau plus tôt qu’à l’ordinaire.
Il parlait d’une voix indifférente, comme si sa pensée eût été absente ; et il s’assit lourdement dans un fauteuil perdu dans la demi-ombre de la pièce.
Mme Douvry ne pouvait distinguer l’expression de son visage, mais son intonation l’avait frappée et elle attendait un peu inquiète. Devant elle, la lettre restait, un mot inachevé, la blancheur du papier éclairant le cuir sombre du buvard.
— Robert, pourquoi ne me parlez-vous pas ? Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle, luttant contre l’indéfinissable angoisse qui lui montait au cœur.
— J’ai… j’ai une nouvelle… désagréable à vous apprendre, Jeanne, dit-il avec effort.
— « Désagréable » seulement ?
Elle s’efforçait de garder un ton calme, mais ses lèvres tremblaient un peu.
Il se leva et vint tout près d’elle, se penchant vers le beau visage fatigué qui le questionnait, et sa main effleura les cheveux bruns dont il avait tant de fois jadis admiré la lourde torsade.
— Ma pauvre Jeanne, fit-il avec une tendresse grave, j’aurais tant souhaité vous épargner ce nouveau tourment… Tant que rien n’a été décidé, je me suis tu, espérant toujours… Mais j’ai reçu aujourd’hui la communication officielle, et il faut bien que vous appreniez…
— Quoi ? interrompit-elle, suppliante. Dites-moi tout, vous savez bien que je suis forte !
— Jeanne, mon poste d’inspecteur à la Société financière est supprimé à partir du mois prochain…
— Est-ce possible ?… Oh ! Robert, pourquoi ?
— Pourquoi ?
L’accent de M. Douvry devint dur, d’une ironie amère.
— Pourquoi ? Oh ! pour une raison devant laquelle je n’ai qu’à m’incliner… Parce que messieurs les actionnaires, mécontents du conseil d’administration, en ont fait nommer un autre qui, plein de zèle, pour les contenter, a entrepris immédiatement des réformes dont, un des premiers, je subis les conséquences… Voilà tout ! oh ! la raison est excellente !… Il ne me reste qu’à m’incliner !… Et je m’incline !… Mais le coup est rude à supporter, à cause de vous surtout, ma pauvre chère Jeanne.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle. Encore cela !
Elle l’avait écouté, sans une question, son regard s’emplissant d’une inexprimable angoisse.
Était-il possible qu’il fallût de nouveau retomber dans toutes les incertitudes d’avenir dont elle connaissait tant l’amertume ?… Si encore elle avait été seule à les supporter !… Mais non, il y avait les enfants : Suzy, devenue une jeune fille ; les deux petites, puis les garçons dont l’éducation était bien loin d’être terminée…
Et tout à coup, les cinq années écoulées depuis le retour de New-York apparurent à Mme Douvry comme un repos béni dont le terme était venu.
— Robert, n’y a-t-il aucun espoir ? La décision du conseil est-elle irrévocable ? Ne pourrait-on…
Il l’interrompit avec une sorte de violence douloureuse :
— Croyez-vous donc, Jeanne, que je vais aller me répandre en doléances et en prières ?… Les faits sont des faits… Et il n’y a pas à revenir en arrière !…
Il s’arrêta une seconde, puis reprit, la parole mordante :
— Oh ! cette décision du conseil m’a été annoncée dans toutes les formes, avec des ménagements fort… aimables ! L’administrateur en chef m’a déclaré lui-même, très gracieux, qu’il avait infiniment de regret… la nécessité seule… que sais-je ? moi… Des mots, des phrases creuses qui n’empêchent que cette position perdue m’était nécessaire pour faire vivre mes enfants, puisque j’ai stupidement gaspillé leur fortune, la vôtre, Jeanne, dans des entreprises, presque toujours des duperies !
Mme Douvry tressaillit, comme meurtrie par l’âpreté des paroles de son mari.
— Mon pauvre ami ! dit-elle doucement, de cette voix qui avait tant de fois soutenu Robert Douvry au milieu de ses difficultés. Mon pauvre ami, vous n’auriez pas dû me cacher vos inquiétudes ! Elles vous ont été plus lourdes encore à porter seul… A deux, nous aurions été plus forts !
Il l’enveloppa d’un regard de suprême affection. Il la trouvait toujours la même, voulant sa part de tous les soucis. Vraiment, jamais elle ne lui avait été plus chère, même autrefois dans l’ivresse de leur jeune bonheur, que dans cette maturité de leur vie, où il l’aimait pour son âme, faite de dévouement.
— O ma chère et courageuse femme, dit-il presque bas… C’est une bénédiction qu’une compagne telle que vous !… Si je ne vous ai rien dit, Jeanne, c’est que je souhaitais vous conserver le plus longtemps possible votre pauvre sécurité, si difficilement acquise !…
Elle reprit avec le désir irraisonné de s’attacher à un espoir :
— Maurice Arnay vous viendra en aide… Il a tant de relations !…
— Oui, puis il aime tant à protéger, n’est-ce pas ?… autant qu’à conseiller ! Et ce n’est pas peu dire ! interrompit M. Douvry, dont l’irritation amère, un instant calmée, se réveillait au nom de son beau-frère. Oh ! il n’oublie jamais un service rendu… par lui ! Dieu ! combien de fois m’a-t-il rappelé que je devais, à sa recommandation, ce poste d’inspecteur… Ah ! si la nécessité brutale n’était pas là, j’aimerais mieux, je crois, passer ma vie à fendre des pierres, sur le bord d’une route, que de lui devoir la moindre chose !
De sa voix triste, elle dit :
— Robert, nous ne devons pas songer à nous, mais aux enfants !
— C’est parce que je pense à eux, à vous, Jeanne, que je suis prêt à lutter encore, car si j’étais seul…
— Robert !…
Il n’entendit pas ce cri d’angoisse. Il poursuivait :
— Quand je songe qu’il va me falloir reprendre la série des démarches, des sollicitations incessantes, — et inutiles, pour l’ordinaire ! — quand je regarde derrière moi et y vois mon temps et mon intelligence dépensés sans résultats ; quand, arrivé à cinquante ans, j’ai toute ma tâche à refaire… alors l’écœurement d’une vie manquée me saisit !… Et il faut me pardonner, Jeanne, si mon courage défaille un peu !…
— Je comprends ! dit-elle tout bas, d’un accent brisé.
Un silence tomba entre eux.
Dans la pièce, l’ombre devenait plus profonde, noyant tous les objets dans une même teinte grise, infiniment triste. Seul, sur le bleu obscurci des tentures, se détachait le cadre d’or d’une vierge byzantine, rapportée jadis de Russie, où, par instants, les flammes du foyer allumaient des éclairs. D’un appartement voisin, montaient les accents assourdis d’un adagio que Suzy jouait souvent.
Cette harmonie lointaine obsédait Mme Douvry ; et sa pensée s’énervait, machinale, à reconnaître le ton de cet adagio. Un moment, une fausse note la fit tressaillir.
— Ce n’est pas cela, murmura-t-elle avec impatience, comme si elle n’eût pas eu d’autre préoccupation dans l’esprit.
C’est qu’une grande fatigue l’avait saisie, ne lui permettant plus de réfléchir, comme si le poids des années de tourments déjà supportées eût soudain accablé son âme, jusqu’alors si forte…
Pour la première fois, son énergie faiblissait devant cette lutte incessante contre la mauvaise fortune. Et elle demeurait immobile et brisée, ne sachant plus que dire à son mari.
Lui continuait d’arpenter la chambre d’un pas fiévreux, le cœur empli par une irritation maladive ; aigri, révolté.
— Vous souvenez-vous encore, Jeanne, reprit-il brusquement, de ce jour, au Caucase, où j’ai failli être tué ?…
Elle releva la tête et le regarda, tandis qu’il poursuivait du même ton, bas et âpre :
— Certes nous avons été heureux, alors, de sentir que nous étions rendus l’un à l’autre… Folie !… Folie !… Si j’avais péri dans cet accident, vous n’auriez pas aujourd’hui toutes ces préoccupations d’avenir !… Aux veuves des ingénieurs morts en service, on fait des pensions !…
— Robert, taisez-vous… Cela me fait mal de vous entendre parler ainsi ! dit-elle faiblement… Je supporterai tout, mais tant que nous serons ensemble !…
Dans la nuit toujours croissante de la pièce, il distinguait seulement la forme mince de Mme Douvry et la tache blanche de ses mains tombés sur les genoux dans un geste d’infinie lassitude.
— Si vous saviez, Jeanne, que, pour moi, la pire des souffrances, c’est encore de songer à l’existence que je vous ai donnée !… Ah ! vous devez trouver que j’ai étrangement rempli les promesses de bonheur faites autrefois !… Et penser qu’aujourd’hui, je ne puis même pas assurer la paix de votre pauvre vie !…
Tant d’angoisse vibrait dans ces paroles, que Mme Douvry tressaillit ; et, parce qu’il avait besoin de son courage, elle redevint vaillante.
Elle se leva et alla s’asseoir près de lui, l’enveloppant de son beau regard aimant qu’il ne voyait pas dans l’ombre de la pièce, mais dont il sentait la douceur rayonnante.
Et elle se mit à lui parler avec tout son cœur de femme dévouée et tendre, oublieuse de son propre tourment, cherchant dans sa pensée, pour les lui dire, les paroles d’espoir auxquelles elle ne croyait plus. Mais lui, comme tant de fois déjà, retrouvait son énergie au contact de cette affection qui était sa suprême force…
Quand Mme Douvry rentra un peu plus tard dans le salon, Suzy lui jeta un regard anxieux, car elle devinait que quelque chose se passait. Mais le visage de Mme Douvry restait impénétrable ; à peine, autour des lèvres, avait-elle ce pli douloureux que Suzy redoutait toujours d’y voir naître… André Vilbert étant venu le soir, elle s’intéressa comme d’ordinaire à ses travaux, si bien que les craintes de Suzy se dissipèrent un moment. Mais après le départ d’André, son inquiétude la reprit.
Elle était maintenant seule dans le salon. Son père s’était retiré dans son cabinet ; les garçons dormaient déjà ; et, dans la pièce voisine, Suzy entendait la voix de sa mère qui faisait dire aux jumelles leur prière du soir.
Sans qu’elle sût pourquoi, l’accent de cette voix lui donnait envie de pleurer. Et elle restait là, n’ayant pas le courage de s’occuper. Avec une sorte d’angoisse, elle attendait que sa mère rentrât, souhaitant et redoutant d’apprendre la vérité…
« Ayez pitié, mon Dieu, de ceux qui faiblissent, de ceux pour qui la vie est lourde !… Venez-leur en aide !… Ayez pitié d’eux, Seigneur !… » acheva Mme Douvry.
Les deux petites répétèrent la prière docilement, sans trop comprendre.
Puis, Suzy entendit le bruit de leurs voix, entremêlé d’éclats de rire, tandis qu’elles échangeaient leur dernier bonsoir.
Alors Mme Douvry revint dans le salon ; et par un dernier effort de volonté, attira vers elle son ouvrage, ainsi que chaque soir. Mais elle était si pâle que le cœur de Suzy se déchira. D’un bond, elle fut auprès d’elle, s’agenouillant à ses pieds, comme autrefois quand elle était toute petite.
— Maman, maman, qu’est-il arrivé ? Est-ce un malheur ?
La mère se pencha avec un baiser sur le visage inquiet levé vers le sien.
— Ne te tourmente pas, mon enfant… Il s’agit seulement d’un événement… pénible, auquel ni toi ni moi nous ne pouvons rien changer… hélas !
Mais Suzy insistait :
— Maman ! si c’est une chose que je puisse savoir, dites-la-moi… Laissez-moi prendre ma part de votre chagrin. Vous savez que je ne pourrai jamais être tranquille si je vous vois tourmentée, et vous l’êtes… ma chérie ! chérie !
Elle avait dit ces derniers mots tout bas et leur murmure était une caresse.
Dans sa voix vibrait une prière si ardente, une telle soif de partager le tourment de sa mère, que Mme Douvry ne résista plus, trouvant une douceur à sentir la compassion de ce cœur d’enfant.
Alors, la tête brune de Suzy reposant sur sa poitrine, elle dit l’épreuve nouvelle ainsi qu’elle l’entrevoyait, en paroles brèves, désolées ; impuissante à se contenir, maintenant qu’elle avait laissé son âme s’entr’ouvrir.
Et Suzy écoutait attentive, ses grands yeux tout brillants des larmes qui s’y amoncelaient en dépit de ses efforts.
Elle ne se rendait pas bien compte des inquiétudes matérielles que ce changement de position créait pour Mme Douvry, car elle n’avait nulle idée des mille petits embarras quotidiens qui résultent d’un budget modeste, tant Mme Douvry avait toujours pris soin d’en garder pour elle seule les ennuis.
Mais Suzy devinait que cette question d’argent, si fort dédaignée par elle, devait avoir une grande importance, puisqu’elle bouleversait le calme résigné de sa mère.
Tout à coup, elle se souvint de ses frivoles rêveries des derniers jours, aux voyages trop fréquents de son esprit vers le Castel.
Et, prise d’un remords, d’un désir de s’accuser, elle murmura, toujours caressant la main de sa mère :
— Oh ! maman, si vous saviez combien j’ai été folle et ridicule tous ces temps-ci ! Je m’ennuyais !… Je regrettais de n’être plus au Castel !… Maintenant, je suis bien heureuse d’en être revenue ! Sans cela, vous auriez appris votre mauvaise nouvelle pendant mon absence… Vous êtes si bonne, que vous n’auriez pas voulu me l’écrire pour ne pas m’attrister, et j’aurais continué à m’amuser pendant que vous auriez souffert, ma chère, chère maman !…
Mme Douvry ne répondit pas. Suzy releva la tête, cherchant son regard, et le vit plein de larmes.
— Oh ! maman, ne pleurez pas ! fit-elle avec angoisse.
Il lui semblait que c’était là une chose qu’elle ne pourrait supporter.
— Je vous en supplie, ayez confiance ! Tout s’arrangera… Vous savez bien qu’il ne faut jamais désespérer… Vous nous l’avez toujours dit…
— Oui, mon enfant, oui, tu as raison, murmura Mme Douvry.
De nouveau, Suzy blottit sa tête dans les bras de sa mère, et continua de lui parler tout bas, comme si elle eût voulu endormir les inquiétudes de Mme Douvry.
— Vous ne devez pas vous tourmenter ainsi, mère… Je suis bonne musicienne. Eh bien, je donnerai des leçons !… Tous les professeurs en trouvent ; j’en trouverai aussi ! Je serai très sérieuse avec mes élèves, vous verrez… Et puis, père découvrira certainement une autre position dans peu de temps… Mon oncle Arnay s’en occupera ! Ne soyez pas si inquiète, ma chérie…
Mme Douvry laissait dire Suzy. Cette confiance naïve, cette tendresse surtout la réconfortaient. Elle qui avait si longtemps porté toute seule le fardeau des soucis et des déboires dont elle s’efforçait de décharger son mari ; qui avait dépensé son âme à soutenir de plus faibles qu’elle, éprouvait un indicible allégement, une impression de repos à se sentir, à son tour, soutenue et plainte…
Et, quand ce soir-là, une fois Suzy endormie, elle se prit à regarder l’avenir, ce fut avec tout son courage qu’avaient réveillé les baisers et la voix caressante de son enfant.
L’annonce du nouveau tourment des Douvry fut apportée au Castel par M. Arnay.
Il revenait de Paris et entra un instant dans l’appartement de sa femme qui achevait de s’habiller pour le dîner.
— Quoi d’intéressant aujourd’hui ? Maurice, interrogea-t-elle tout en examinant l’effet des fleurs que la femme de chambre plaçait dans ses cheveux.
— Rien, absolument rien… Ah ! pourtant si, j’ai appris une nouvelle ennuyeuse cette après-midi… Robert Douvry est venu à mon bureau m’annoncer la suppression de son poste d’inspecteur à la Société financière.
— Oh ! comme cela est contrariant ! Ces pauvres Douvry ont une malchance inouïe !… Alors, sans doute, il va vous falloir mettre en quête d’une position pour lui ! Plus à droite cette rose, Julie, qu’elle fasse diadème… Bien, c’est mieux ainsi… Vous disiez, Maurice, que…
— Je disais, je dis, ma chère, que ce Douvry est un homme désespérant avec son inhabileté à se créer une place dans le monde… Sans compter qu’il n’accepte aucun conseil… Aujourd’hui, j’ai voulu lui indiquer comment je pensais qu’il eût dû agir avec sa Société financière, et il m’a remercié d’un ton si bref !… Il semble toujours agacé quand je lui donne un avis !
Mme Arnay continuait à considérer l’édifice léger de ses cheveux noirs.
— C’est pourtant un homme intelligent que Robert Douvry, fit-elle, les yeux fixés sur la glace. Comment ne veut-il pas profiter de votre expérience ?…
— Charlotte, permettez-moi de vous dire que j’aimerais mieux avoir à caser une demi-douzaine d’individus bornés qu’un homme supérieur comme Douvry… Ils sauraient mieux se tirer d’affaire, ma parole…
Sur cette conclusion, M. Arnay laissa sa femme à sa toilette, et il ne fut plus question des Douvry ce soir-là. Les jours suivants non plus, on ne parla guère d’eux au Castel.
Cependant M. Arnay, il faut lui rendre cette justice, n’oubliait pas absolument son beau-frère ; et, entre deux opérations financières, il avait plusieurs fois songé à le recommander comme un homme d’une remarquable intelligence.
Par malheur, si les recommandations sont faciles à donner, leurs résultats sont longs à venir. Et un poste avantageux, ou même convenable, pour M. Douvry, semblait aussi insaisissable que des leçons pour Suzy.
Naïvement, la fillette avait cru qu’utiliser son talent était chose fort simple, les élèves devant exister aussi nombreuses que les brins d’herbe d’une prairie. Elle avait recueilli avec une confiance absolue toutes les promesses aimables — sinon sincères — qui lui étaient faites par beaucoup, de songer à elle en tant que professeur… — Suzy professeur !… Ce titre grave semblait étrange appliqué à sa petite personne rieuse.
Aussi s’étonnait-elle de voir sa mère toujours inquiète et doutant de la réalisation desdites promesses. Aussi entendit-elle, avec surprise, une vieille amie de Mme Douvry qui occupait sa vie solitaire à aider les déshérités, dire combien souvent elle voyait venir à elle de pauvres filles à bout de ressources, après avoir attendu, en vain, une position d’institutrice ou quelques leçons, même bien modestes.
Les paroles de la vieille Mme de Guernes rendirent Suzy toute songeuse. Alors, il était difficile ainsi d’obtenir sa part de travail dans le monde ?… Jamais encore elle ne l’avait soupçonné, et cette découverte l’effrayait.
Puis, voici que sa mère était souffrante, épuisée par l’effort qu’elle faisait pour cacher son tourment à M. Douvry, pour ne pas attrister les jeunes vies qui s’épanouissaient à ses côtés. Et l’optimisme de Suzy commençait à s’ébranler sérieusement quand, un matin, le courrier apporta un billet de Mme de Guernes.
« Chère amie, écrivait la vieille dame à Mme Douvry, une jeune femme dont je connais beaucoup la famille, Mme de Vricourt, cherche, en ce moment, un professeur de musique pour ses deux petites filles, et j’ai pensé aussitôt à votre Suzy. Mme de Vricourt est, pour quelques jours, à la campagne ; mais, dès le début de la semaine prochaine, que Suzy se rende chez elle de ma part, et je serai bien heureuse si, de cette entrevue, peut résulter un arrangement favorable à votre chère fille. Tous mes vœux, bien bonne amie, pour le succès de notre tentative que je désire, autant que vous, voir réussir. »
Suzy eut une exclamation de joie à la lecture de ces quelques lignes ; toutes les craintes qui l’avaient obsédée s’évanouirent, et l’espoir, très vivace en elle, se réveilla, si ardent et si communicatif, que la pauvre Mme Douvry en subit même l’influence ; son inquiétude en fut un peu allégée.
Le jour même où était arrivé ce bienheureux billet, Mme Arnay, de passage à Paris, vint, dans l’intervalle de deux courses, voir sa sœur qu’elle savait souffrante.
Elle arriva, selon son ordinaire, affairée, distraite, prodigue d’amabilités banales, emplissant le salon de son élégante personnalité et du parfum pénétrant dont elle aimait à se sentir enveloppée.
— Jeanne, ma chère, je suis désolée de te savoir fatiguée. Mais en cette saison de brouillards, les malaises sont inévitables… Moi-même je n’en puis plus !… J’ai eu tellement à faire pour le choix de nos toilettes d’automne, à Germaine et à moi !… Nous étions dans une vraie pénurie… Puis, je commence à être épuisée de la succession des visiteurs au Castel… Ah ! ma chère, que je t’envie de n’avoir pas à te préoccuper de recevoir convenablement tes hôtes, de les distraire, etc., etc.
— Je t’assure, Charlotte, que j’ai d’autres soucis qui ont bien leur importance, fit simplement Mme Douvry, une imperceptible amertume dans la voix.
Sa sœur se rappela soudain qu’elle faisait une manière de visite de condoléance ; et changeant avec une facilité remarquable la note de sa conversation, elle passa au ton sympathique :
— Ma chère Jeanne, il faut que je te gronde… Tu n’as pas l’ombre de philosophie… Tu t’agites outre mesure pour ton mari, tu t’inquiètes…
— Ne penses-tu pas, Charlotte, que j’aie quelque raison pour cela ?
— Mon Dieu, ma chère, certainement, je reconnais que tu as un gros sujet d’ennui ; mais, non plus, il ne faut pas exagérer les choses. Vous traversez un moment de crise qui ne durera pas… Vraiment, tu ne peux t’attendre à voir ton mari trouver d’un jour à l’autre une situation agréable… Un peu de patience est nécessaire.
Mme Arnay eût peut-être poursuivi encore le cours de ses consolations. Mais ses yeux tombèrent sur le visage mélancolique de sa sœur et, brusquement, elle s’arrêta.
D’ailleurs, quelle que fût sa confiance en son propre bon sens, elle avait l’instinct confus que ses paroles d’encouragement sonnaient faux. Elle n’était pas dépourvue de cœur, seulement très frivole et peu habituée à se désintéresser d’elle-même en faveur des autres.
Tout à coup, un désir sincère s’emparait d’elle de venir en aide à sa sœur, de lui montrer sa sympathie, autrement que par des mots vides. Elle cherchait dans sa pensée. Un souvenir lui traversa l’esprit.
— Oh ! Jeanne, n’ai-je pas entendu dire que tu souhaitais trouver pour Suzy des leçons ou une position d’institutrice ?
Mme Douvry eut un léger frémissement.
— Des leçons, oui ; il faut bien qu’elle apprenne à compter sur elle seule ! Mais, à aucun prix, je ne voudrais voir ma pauvre petite Suzy obligée d’accomplir cette dure tâche d’institutrice !
— Non, je comprends, fit Mme Arnay, conciliante. Mais il me vient une combinaison excellente à te proposer… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt !… Ce serait parfait !… Écoute-moi, Jeanne… Tu connais lady Graham ?
— De nom ; je sais que vous l’attendiez au Castel quand Suzy en est partie.
Mme Arnay jeta un rapide coup d’œil sur sa sœur, croyant à une allusion voisine d’une épigramme, sur la façon brusque dont Suzy avait quitté le Castel. Mais Mme Douvry ne songeait guère à ces questions mesquines ; des intérêts trop sérieux l’occupaient.
Aussi Mme Arnay continua-t-elle allégrement :
— Eh bien, ma chère, lady Graham est une femme charmante, Américaine, immensément riche ! Son père possède quelque part, en Colombie, des mines d’émeraudes ou quelque chose d’approchant ! Elle a épousé un Anglais, lord Graham, qui est pour elle le meilleur des maris… Elle l’adore, il lui rend la pareille. C’est un ménage à faire encadrer, y compris leurs trois bébés dont l’aîné n’a guère plus de sept ans…
Ici, Mme Arnay dut s’arrêter une seconde, sa volubilité l’ayant rendue haletante… Sa sœur l’écoutait, surprise, se demandant à quoi allait aboutir cette biographie.
— M’expliqueras-tu, Charlotte…
— Mon Dieu, Jeanne, que tu es impatiente !… Donc, voici ce qu’il en est… Lord Graham se trouve obligé cet hiver de partir pour la Colombie, afin de visiter les fameuses mines, et lady Graham, désolée, pour distraire son veuvage, va passer l’hiver à Cannes, où elle aura beaucoup d’amis. Seulement, comme elle redoute la solitude de la vie quotidienne, elle m’a écrit, il y a une dizaine de jours, pour me demander si je ne pourrais lui découvrir une dame ou demoiselle de compagnie assez charmante pour l’aider à supporter l’absence de lord Graham, et Suzy…
Mme Douvry interrompit sa sœur avec une vivacité dont elle ne fut pas maîtresse.
— Je ne suppose pas, Charlotte, que tu veuilles sérieusement me proposer l’éloignement de Suzy ?…
Mme Arnay eut un regard étonné.
— Mais, ma chère, je n’ai jamais été plus sérieuse. Je me demande même comment je n’ai pas tout de suite songé à Suzy… Auprès de lady Graham, elle serait comme une amie, et, de plus, verrait sa présence largement rétribuée… Les appointements que m’indique lady Graham montrent une générosité princière…
— Charlotte, fit Mme Douvry dont la voix tremblait, il m’est pénible de t’entendre parler ainsi !
Mme Arnay la considéra stupéfaite. Sans doute, elle était une femme du monde accomplie, mais le tact venu du cœur lui faisait parfois défaut.
— Comme tu es étrange ! Jeanne… Que trouves-tu de pénible — pour employer ton mot — dans ma proposition ?… Je reconnais qu’il y a la séparation !… Mais enfin cinq ou six mois sont très vite passés !…
— Charlotte, si l’on te proposait d’envoyer Germaine au loin, accepterais-tu ?
Un geste d’impatience échappa à Mme Arnay… Quelle idée avait sa sœur de déplacer ainsi la question ! Pourquoi comparer Suzy et Germaine, dont les positions étaient si différentes ?
— J’espère, Jeanne, reprit-elle un peu nerveuse, que, dans ce cas, je serais assez raisonnable pour penser avant tout à l’intérêt de ma fille !
Mme Douvry ferma les yeux une seconde comme si elle se fût recueillie. Puis elle interrogea lentement :
— Tu trouves, Charlotte, qu’il serait de l’intérêt de Suzy qu’elle partît à Cannes ?
— Mais certes oui ! fit Mme Arnay qui, un instant déroutée, repartit de plus belle, car son idée lui semblait merveilleuse — comme toutes ses idées, d’ailleurs ! — Certes oui !… Tu veux la garder à Paris !… Qu’arrivera-t-il ?… Elle cherchera des leçons ! Si elle en trouve, il lui faudra sortir par tous les temps, même les plus mauvais ; aller dans des maisons étrangères où tu ne pourras la suivre, gaspiller son talent auprès d’élèves qui la fatigueront… Si elle n’en trouve pas…
Brusquement, Mme Arnay s’arrêta, retenue par l’instinct que les paroles, d’une franchise un peu brutale, prêtes à sortir de ses lèvres, blesseraient sa sœur qui l’écoutait, sans un mot, le visage grave.
— Si elle n’en trouve pas, ce sera un autre souci pour toi ! finit-elle avec son aisance habituelle. Je te répète que lady Graham est une femme délicieuse… Je l’ai beaucoup vue cet été à Deauville… Ses réceptions étaient de vraies merveilles !… Elle accueillera Suzy en amie !… Ta fille trouvera à ses côtés une existence luxueuse, gaie, qui lui sera profitable à tous les points de vue — pécuniaire et autres ! — Lady Graham reçoit beaucoup de monde !… Eh ! mon Dieu, que sait-on ?… Peut-être Suzy te reviendra-t-elle avec la perspective d’un fiancé…
Sur cette conclusion, Mme Arnay se sourit à elle-même, satisfaite de son éloquence et de l’avenir qu’elle entrevoyait ; mais surprise en même temps, de voir que la mère de Suzy ne paraissait pas partager son enthousiasme et demeurait silencieuse.
Le cœur de Mme Douvry se déchirait à l’idée d’une séparation avec l’enfant aimée !
Elle aurait, à Cannes, une vie facile et large et serait à l’abri des tracas incessants amenés par l’heure difficile que traversait son père. Mme Douvry ne pouvait se le dissimuler, les charges de leur budget restreint devenaient très lourdes dès que son mari n’en soutenait plus le poids… Et quand les démarches tentées par lui aboutiraient-elles ?
Oh ! la fortune d’autrefois, comme elle était loin !… Pour la première fois, Mme Douvry la regrettait de toute son âme…
Mme Arnay considérait sa sœur, n’osant l’interroger, un peu embarrassée devant le silence de la pauvre femme, devant l’expression souffrante de son visage.
— Eh bien, Jeanne ? dit-elle enfin, incapable d’attendre plus longtemps.
Mme Douvry tressaillit, arrachée à sa rêverie douloureuse.
— Peut-être as-tu raison, Charlotte. Peut-être devrais-je me résigner à l’exil de ma Suzy !… toutefois si elle y consent !…
— Interroge-la tout de suite, car le temps presse ! Lady Graham, d’un jour à l’autre, peut rencontrer la compagne de voyage qu’elle souhaite, et alors…
Sans répondre, Mme Douvry se leva et, sonnant, fit demander Suzy.
Au bout d’une minute, un pas léger retentit dans la pièce voisine, et Suzy, soulevant la portière, vint offrir son frais visage aux lèvres de sa tante.
— Mère, vous m’avez demandée ?
— Oui, Suzy. Ta tante a une proposition à t’adresser.
Il y avait dans la voix de Mme Douvry un frémissement qui frappa la jeune fille.
— Une proposition ?… à moi ?… interrogea-t-elle avec une sorte de curiosité anxieuse.
Mme Arnay intervint.
— Oui, mon enfant, voici ce dont il s’agit…
Et rapidement, convaincue, entassant raison sur raison, Mme Arnay se mit en devoir de faire connaître à Suzy quel heureux événement ce serait pour elle et pour sa famille, si elle accompagnait lady Graham à Cannes…
Attentive, le cœur battant, Suzy écoutait, secouée d’un sourd frisson de révolte à l’idée d’accepter une position dépendante, de devoir quelque chose à la sœur de cette Gladys Tuffton, l’amie de Germaine, la jeune fille si admirée de Georges de Flers !
Mais quand elle entendit qu’il s’agissait de cinq mois passés au loin, un cri lui échappa :
— Oh ! mère, vous ne voulez pas, n’est-ce pas ?… Jamais je ne pourrai vivre si longtemps séparée de vous !… Jamais, jamais !… Ne me dites pas d’accepter !…
Elle s’arrêta, le cœur gonflé d’émotion à tel point que des sanglots lui serraient la gorge.
— Ma chérie, ne t’agite pas ainsi, murmura tendrement Mme Douvry qui prit dans les siennes les mains tremblantes. Jamais je ne te demanderai de t’éloigner, si le sacrifice te semble trop douloureux ! Je t’ai parlé de la proposition de ta tante parce qu’elle présentait de bien grands avantages, mais…
— Oh ! maman, ne me faites pas voir ces avantages, je vous en supplie !… Je donnerai des leçons à Paris… Vous savez bien que Mme de Guernes m’en offre une première, les autres viendront ensuite !… Mais ne me dites pas d’aller vivre cinq mois dans une maison étrangère !
Ah ! le cri de Suzy répondait bien à celui de sa mère ! Un même élan jetait leurs deux cœurs l’un vers l’autre, et les raisonnables avis de Mme Arnay étaient, pour l’heure, lettre morte.
Elle le sentit et se leva, presque froissée. Elle trouvait absolument de rigueur que l’on suivît toujours les conseils dont elle daignait gratifier les êtres qui se trouvaient sur son passage, et en cela, elle ressemblait fort à son mari. De plus, à son point de vue, il était tout simple que ceux qui manquent de fortune fussent prêts à accepter, comme chose naturelle, les sacrifices entraînés par leur position.
Aussi dit-elle, l’accent bref :
— Devant le refus de Suzy, je n’insiste pas, Jeanne. Mais permets-moi de te dire qu’il est des circonstances dans la vie où les questions de sentiment doivent passer au second plan… Et il me semble que c’était le cas cette fois !… Sans doute, je me trompais !
Ce fut sur cette conclusion, fort désagréable à son impeccabilité, que Mme Arnay quitte sa sœur, laissant Suzy bouleversée par l’anxiété de reconnaître quel était son devoir.
— Maman, interrogea-t-elle avec angoisse quand elle fut seule avec sa mère, est-ce que vous pensez réellement que j’aurais dû accepter la proposition de ma tante ?
— Ma pauvre petite fille, peut-être eût-ce été sage de le faire ?… Enfin, attendons !… J’espère que la recommandation de Mme de Guernes aura quelque résultat !… Je le voudrais bien !
C’était aussi l’ardent désir de Suzy qu’il en arrivât ainsi !…
Pour la première fois de sa vie, Suzy allait sortir seule. Aussi, sur le seuil de la grand’porte, elle s’arrêta une seconde, regardant autour d’elle. Un léger frémissement, fait d’un vague plaisir et d’un peu d’anxiété, lui mettait aux joues une lueur rose plus vive.
Puis, l’idée que, dans quelques instants, elle pénétrerait pour la première fois dans une maison étrangère afin d’y demander des leçons, froissait sourdement sa fierté de jeune fille jusqu’alors indépendante. Elle avait peur aussi de rencontrer quelqu’une des amies de Germaine qu’elle trouvait aux jeudis de Mme Arnay, et qui s’étonnerait de la voir seule… Mais comme elle était, au fond, une petite personne très résolue, son hésitation fut courte ; et, redevenue brave, elle abandonna l’abri tutélaire du vestibule et s’engagea dans la rue de Prony, où de rares passants s’agitaient dans un léger brouillard.
D’ailleurs, c’était elle qui avait insisté pour que sa mère, toujours souffrante, ne s’exposât pas à l’humidité de ce temps de brume pénétrante.
Soutenue par sa tendresse inquiète, elle avait courageusement entamé la lutte pour obtenir la permission de se rendre seule chez Mme de Vricourt, bien qu’en réalité, elle s’effrayât un peu à la pensée de posséder une liberté aussi absolue.
Mais, après tout, de la rue de Prony à l’avenue du Bois, la course n’était pas bien longue !
Et caressante, avec un ton sérieux et posé que sa mère ne lui connaissait pas, elle avait insisté, revenant sans cesse sur cette idée que si, durant l’hiver, elle devait donner des leçons, il lui fallait bien s’habituer à circuler sans être accompagnée.
Peu à peu, Mme Douvry s’était prise à penser que Suzy avait peut-être raison dans sa candide sagesse ; et enfin, les yeux fixés avec une infinie tendresse sur le visage de Suzy, elle lui avait dit :
— Tu vas avoir la vie sérieuse d’une femme. Il faut t’habituer à te conduire comme une femme. Tu peux aller, mon enfant.
Alors Suzy était partie, rendue vaillante par un baiser de Mme Douvry, baiser qui ressemblait à une bénédiction.
C’était une sensation toute neuve pour elle de se sentir ainsi livrée à elle-même. Il lui semblait bizarre de n’avoir aucun visage connu à ses côtés, de ne pouvoir échanger ses impressions avec personne, d’être contrainte de marcher silencieuse de la sorte.
Aussi s’en allait-elle très grave, assez intimidée en réalité, sans regarder les passants, les yeux obstinément fixés sur l’asphalte du trottoir ou les lointains de la rue, poursuivie par l’idée que tout le monde devait remarquer son secret embarras.
Un instant, comme elle passait devant une glace, elle y jeta un coup d’œil furtif, avec le désir de se rendre compte de l’apparence qu’elle avait. Et elle aperçut alors une jeune femme — qui était elle — svelte en son costume de drap sombre et qui s’avançait la mine sérieuse, le visage d’une fraîcheur rayonnante sous le tulle de la voilette.
— Si maman me voyait, elle serait contente de moi ! Je parais très respectable ! pensa-t-elle, continuant sa route du même air posé, son pas souple glissant sur le pavé.
Un petit sourire bien discret courut rapide sur ses lèvres, et dans le secret de sa pensée, elle poursuivit :
— Je suis réellement une gentille petite dame ! Je ne croyais pas que je pourrais faire aussi bien !
Cette découverte l’amusa et la rendit un peu plus brave tandis qu’elle suivait la rue de Prony, presque déserte.
Pas tout à fait cependant ; car, en sens inverse de Suzy, un homme venait à ce moment, jeune, d’allure très élégante, le visage éclairé par une barbe blonde.
Il était à quelques pas de Suzy.
Par hasard, distraite, elle levé les yeux vers lui, et soudain une exclamation lui monta aux lèvres en reconnaissant Georges de Flers.
Elle put arrêter à temps un sourire heureux qui, indiscrètement, allait parler pour elle ; mais, avec impatience, elle sentit que le rose de ses joues s’avivait.
Son regard à lui avait eu une expression de plaisir mêlé de surprise. Parce qu’elle était seule, il paraissait se demander s’il ne se trompait pas, en croyant la reconnaître.
Mais son hésitation ne dura qu’une seconde. Les yeux bruns lumineux qui croisaient les siens étaient bien ceux de Suzy, dont il avait si souvent, au Castel, admiré l’éclat.
Très profondément, il s’inclina sur son passage. Elle, toujours sérieuse, dominée par le sentiment de sa jeune dignité, répondit par un petit signe de tête, d’une grâce un peu fière. Elle avait senti l’étonnement de Georges en ne la voyant pas accompagnée, et une impression pénible assombrissait pour elle le plaisir naïf qu’elle éprouvait de cette rencontre.
Surtout, elle était flattée de l’empressement qu’il avait mis à la saluer. Bientôt l’impression pénible s’effaça et le plaisir demeura seul, éclairant pour elle, la mélancolie de cette grise journée d’octobre.
Pendant un moment, elle oublia les soucis, qui, depuis quelques semaines, attristaient son cœur. Elle oublia cette leçon qu’elle allait demander, peut-être inutilement.
Elle traversa le parc Monceau sans s’apercevoir que les arbres se dénudaient, que les feuilles couvraient le sol où, sous ses pas, elles s’écrasaient avec un bruit sec de chose qui se brise. L’une d’elles, détachée d’un rameau, vint frôler son bras, et, dans un élan enfantin, elle l’arrêta au passage et l’enfouit dans son petit carnet. Il lui revenait le souvenir de la superstition qui veut qu’une feuille porte bonheur, ainsi prise au vol, lorsqu’elle se détache jaunissante.
Un besoin d’être heureuse, d’avoir foi en l’avenir emplissait l’âme de Suzy. Comme si une bouffée d’espoir eût passé sur elle, il lui paraissait certain maintenant que les mauvais jours ne dureraient pas, ne pouvaient pas durer ! Elle allait avoir des leçons nombreuses ; son père trouverait un poste avantageux ; Mme Douvry n’aurait plus d’inquiétudes, et alors…
Suzy ne précisait pas ce qui arriverait alors ; mais certainement ce serait quelque chose d’agréable, — surtout pour elle-même, — qui, à l’avance, lui mettait dans l’esprit les images vagues et souriantes d’un avenir où, peut-être, elle ne serait plus seule…
Elle était si bien absorbée par la douceur de sa songerie, qu’elle demeura tout à coup surprise de se voir arrivée devant la maison de l’avenue du Bois où elle se rendait.
Ramenée soudain à la réalité de l’heure présente, voici qu’elle était prise d’une appréhension irraisonnée à la pensée de l’entrevue qu’elle allait avoir.
Elle ne savait pas du tout comment les choses se passent dans ces sortes de visites. Il lui venait une peur instinctive qu’on lui dît des choses désagréables. Lesquelles ?… Elle ne le prévoyait pas !… Mais elle se souvenait d’histoires lues jadis quand elle était petite fille, où il était question de pauvres institutrices reçues avec dédain. Et très fière, habituée à rencontrer partout bon accueil, elle frémissait à l’idée qu’une mauvaise réception pût l’attendre…
Une première fois, elle passa devant la porte, n’osant pas entrer. Puis, honteuse de ses hésitations, elle revint, et vite, pour s’ôter la possibilité de réfléchir, elle demanda au majestueux concierge :
— Mme de Vricourt ?
— Madame n’est pas encore sortie. Au premier.
Suzy dit un merci bref. Elle s’en voulait de ce que sa voix tremblait. Et elle monta lentement l’escalier pour avoir le temps de se calmer, un peu engourdie par l’ombre et la tiédeur chaude du vestibule, après le froid du dehors.
Mais si peu vite que ses pieds eussent effleuré les marches, elle parvint encore trop tôt devant une haute porte, dont les boiseries sombres détachaient leurs lignes sur les tentures plus claires de la muraille.
Son cœur battait toujours très fort, à tel point qu’elle aurait pu en compter les pulsations, et elle sentait ses joues brûlantes.
— Je vais être ridiculement rouge ! pensa-t-elle énervée. Je n’aurais jamais cru qu’il me fût possible d’avoir peur à ce point !… Maman, ma chérie, que je voudrais vous avoir avec moi !
Quelque chose comme des larmes lui montaient aux yeux.
Tout à coup, des pas retentirent en bas, dans le vestibule. Alors, elle craignit d’être surprise immobile devant cette porte close. Résolument, elle sonna.
Une seconde d’attente ; puis, dans l’écartement de lourdes draperies, apparut une figure correcte et impassible de valet de chambre.
— Mme de Vricourt reçoit-elle ?
— Madame va sortir. Mais si Madame veut me dire son nom ?
Suzy eut un imperceptible sourire à cette appellation « madame » qui ne lui avait guère été adressée. Une seconde même, amusée, elle oublia son émotion.
Puis elle tendit sa carte au domestique, avec le mot d’introduction qu’y avait écrit Mme de Guernes.
— Veuillez remettre cette carte à Mme de Vricourt, je vous prie.
Sa voix tremblait un peu. Il lui paraissait que c’était une autre qu’elle-même qui se trouvait dans cette antichambre étrangère. Elle avait la vision de la vraie Suzy qui, rieuse, jouait au tennis, sous l’ombrage des tilleuls, n’ayant pas dans la pensée de plus grande préoccupation que celle de gagner une partie… Cette heureuse Suzy avait-elle donc disparu à jamais ?…
Le domestique l’avait introduite dans un petit salon qui jouissait d’une apparence de musée en miniature, grâce aux œuvres d’art, bronzes, statues, tableaux qui s’y trouvaient dispersés dans un désordre savant, au milieu d’une profusion de plantes vertes.
Elle put à loisir contempler tous les bibelots de prix, ornant les tables et les étagères, car, au bout de dix minutes seulement, la porte du salon s’ouvrit sous la main d’une femme, petite, point jolie, une expression ennuyée sur son visage pâle.
Elle était en tenue de promenade ; une pelisse de lourde soie, à demi rejetée en arrière, dégageait ses épaules ; et, en entrant, sur une table, elle déposa un carnet armorié et ses gants.
Suzy s’était levée. Tout le jour tombant d’une haute fenêtre l’enveloppait.
La jeune femme lui adressa un léger salut, strictement poli, rien de plus. D’un rapide coup d’œil, plein de surprise, elle examinait Suzy, comme déroutée par son aspect, qui, sans doute, ne lui paraissait pas répondre à celui d’une jeune fille sans fortune, désireuse de trouver des leçons.
— C’est bien vous, mademoiselle, n’est-ce pas, qui m’êtes adressée par Mme de Guernes, une amie de ma belle-mère ?
— Oui, madame, fit Suzy le plus tranquillement qu’elle put.
— Vous êtes professeur de musique ? Y a-t-il longtemps que vous enseignez ?
La voix de la jeune femme était brève, un peu hautaine. La fierté de Suzy se réveilla au fond de son cœur. Mais elle se domina courageusement.
— Je n’ai jamais encore donné de leçons, madame. Jusqu’ici, j’ai travaillé pour mon propre compte et suivi les cours du Conservatoire. Mais des circonstances imprévues, cet hiver…
Elle s’arrêta une seconde. Son cœur s’était remis à battre très fort ; et il lui semblait que cette dédaigneuse jeune femme allait s’en apercevoir. Elle finit vite :
— Mais des circonstances imprévues me donnent le désir d’utiliser ce que je possède de talent ; et Mme de Guernes a bien voulu m’adresser à vous, madame.
— En effet, je cherche une personne qui puisse s’occuper de l’éducation musicale de mes deux fillettes. L’aînée a douze ans et joue déjà fort bien ! Seulement je crains, mademoiselle, que n’ayant jamais enseigné, vous manquiez un peu d’expérience. Je dois vous dire aussi que j’ai déjà quelques personnes en vue.
Le cœur de Suzy se serra… Sa mère souhaitait tant qu’elle réussît ! Et elle, Suzy, avait un tel désir d’adoucir les inquiétudes de Mme Douvry… Sans savoir pourquoi aussi, elle songea à Georges de Flers qui, cinq semaines plus tôt, se montrait si attentif auprès d’elle et accueillait comme une faveur le plus petit mot qu’elle lui adressait… Comme ce temps lui apparaissait lointain tout à coup.
Une émotion poignante lui serrait la gorge. Mais elle reprit pourtant :
— Je n’ai jamais, en effet, donné de leçons dans des maisons étrangères, madame. Mais j’ai deux petites sœurs dont j’ai toujours surveillé le travail.
— Ah ! vraiment !… Ainsi, vous n’êtes pas tout à fait novice !… Je vous demanderai alors, mademoiselle, quelles sont vos conditions.
Une rougeur ardente envahit le visage de Suzy. Cette question d’argent était pour elle un supplice. Ses deux mains se serrèrent nerveusement, tandis que la jeune femme continuait, de son accent mesuré et froid :
— Je préfère vous avertir tout de suite, mademoiselle, que je pourrai seulement accepter des propositions très… douces, car il s’agit de leçons pour des enfants dont le travail ne demande pas grande dépense de talent de la part du professeur… De plus, les personnes qui m’ont déjà été envoyées se montrent peu exigeantes dans leurs demandes…
Suzy contempla stupéfaite l’élégante jeune femme qui s’exprimait ainsi, au milieu de cet appartement luxueux où les plus petits bibelots étaient des objets de prix. Une réplique trop franche traversait son esprit, envahi par une âpre sensation de dédain.
Par bonheur, un coup frappé discrètement à la porte du salon arrêta toute parole sur ses lèvres.
— Qui est là ?… Entrez, fit Mme de Vricourt avec impatience.
Dans l’entre-bâillement des portières, le valet de pied se montra.
— La voiture de Madame est avancée.
— Bien, bien, fit-elle. Je suis occupée. Il ne fallait pas me déranger.
Et, se tournant vers Suzy qui attendait, résolue comme un jeune coq de combat, elle reprit :
— Ah ! j’oubliais ! mademoiselle. Avant de discuter tout arrangement, permettez-moi une question. Déchiffrez-vous bien ?… Je tiens absolument à cela, pour ma fille aînée surtout, qui est déjà d’une certaine force…
— Je lis très facilement la musique, madame, fit Suzy, résignée à cet interrogatoire.
— Bon !… Alors, mademoiselle, serait-ce trop abuser de votre obligeance que de vous prier de vouloir bien déchiffrer devant moi quelques lignes ? Ma demande vous semble peut-être bizarre ; mais j’aime à me rendre compte par moi-même…
Un éclair s’alluma dans les yeux de Suzy ; et, dans ses veines, le sang se mit à courir très vite.
Mme de Vricourt parlait sans aucune intention blessante. Mais comme elle le disait : « Elle voulait se rendre compte. » En cette minute, elle avait un air d’homme d’affaires qui discute une entreprise.
— Je suis tout à votre disposition, madame, dit la jeune fille.
Mme de Vricourt s’inclina un peu, et l’ombre d’un sourire détendit ses lèvres.
— Je vous remercie, mademoiselle, et vais alors user de votre bonne grâce.
Rapidement, le geste fiévreux, Suzy enlevait ses gants et, toute droite, un peu hautaine, elle attendit debout auprès du piano, tandis que la jeune femme prenait un album et l’ouvrait au hasard.
Suzy s’était rapprochée. Elle jeta un coup d’œil sur la musique et dit, une vibration fière dans sa voix fraîche de jeune fille :
— Je connais ce Prélude de Chopin, madame, et ne pourrais, en le jouant, vous montrer comment je déchiffre… Voulez-vous me permettre d’en choisir un autre ?
Une expression d’embarras passa sur le visage de Mme de Vricourt. Mais elle se remit très vite et répondit :
— Je m’en rapporte absolument à vous, mademoiselle.
— Alors, voici une page qui m’est tout à fait inconnue.
Suzy s’assit au piano ; et, dès que ses doigts eurent effleuré l’instrument, toute l’agitation douloureuse qui la bouleversait disparut devant l’intensité de jouissance que la musique éveillait en elle.
Elle ne connaissait pas la page placée sous ses yeux. Mais une merveilleuse intuition la guidait. Sous ses doigts, les accords tombaient avec des sonorités d’orgue, interrompant, par leurs notes graves, l’harmonie plaintive et tourmentée du chant.
Elle jouait, soudain oublieuse du milieu où elle se trouvait, sans s’apercevoir même qu’auprès d’elle, se tenait une jeune femme qui l’enveloppait d’un regard de curiosité presque jalouse, songeant à peine à écouter, les yeux fixés sur ce délicieux profil de jeune fille, dont l’expression grave et recueillie en ce moment contrastait avec la juvénile finesse des lignes.
— Bravo ! Bravo !… Ma chère, c’est un crime à vous de ne pas jouer plus souvent ! fit une voix masculine… Toutes mes félicitations !
Et M. de Vricourt, soulevant la portière, apparut dans le salon et demeura stupéfait devant Suzy qui se levait du piano, les lèvres encore tremblantes d’émotion.
Il la salua, interdit. Sa femme se tourna vers lui. Elle paraissait ennuyée de son admiration, et un léger pli lui creusait le front.
— Je suis désolée, mon ami, de n’avoir aucun droit à vos éloges. Mais vous voudrez bien les transmettre à qui de droit.
Et, avec une imperceptible nuance de hauteur, elle expliqua :
— Mademoiselle était venue de la part de Mme de Guernes m’offrir ses leçons pour les enfants et je l’avais priée de me mettre à même de juger de son talent… qui est en effet fort beau…
On eût dit qu’elle prononçait à regret cet éloge, contrainte seulement par la nécessité.
— Mais, ma chère, fit M. de Vricourt étonné, ne vous ai-je pas entendue déclarer, ce matin même, que vous vous étiez enfin arrangée avec une personne, excellent professeur, qui avait, de plus, passablement besoin de trouver des élèves !…
La jeune femme eut un geste d’impatience.
— Je sais bien. Mais il est toujours possible de se dédire, de trouver un prétexte, et si le jeu de mademoiselle me convenait mieux…
Toute la délicatesse, la droiture fière de Suzy l’emportèrent dans un élan irréfléchi.
— Oh ! madame ! jamais je ne consentirais à prendre la place d’une autre personne dans ces conditions !… Ce serait trop mal !
Une fugitive rougeur courut sur le visage de Mme de Vricourt, et son regard qu’elle levait irrité vers la jeune fille, se baissa devant la flamme de reproche qui étincelait dans les yeux de Suzy.
La voix mordante, presque agressive, elle dit :
— Rassurez-vous, mademoiselle, je n’ai nulle intention de mettre votre conscience à pareille épreuve. J’ai seulement voulu me rendre compte du bien-fondé de la recommandation de Mme de Guernes afin de pouvoir, à l’occasion, user de vos services. Mais, en effet, mes arrangements sont pris, et je crois préférable de n’y rien changer.
Les deux femmes se tenaient debout l’une auprès de l’autre, Suzy dominant de toute la tête cette petite femme maladive qu’elle écrasait de l’éclat de sa belle jeunesse.
Mme de Vricourt le sentit peut-être. Elle s’écarta de Suzy et, prenant sur la table son carnet et ses gants, se dirigea vers la pièce voisine du salon.
— Je ne veux pas abuser davantage de votre temps, mademoiselle, et vous remercie de m’avoir mise à même de vous entendre, fit-elle avec un léger signe de tête d’adieu.
Elle soulevait la portière de son appartement sans paraître songer le moins du monde à reconduire la jeune fille.
M. de Vricourt le remarqua sans doute, car il s’avança et ouvrit la porte du salon devant Suzy.
Son attitude était froide mais absolument courtoise. Lui, traitait Suzy en femme du monde, non pas en humble professeur salarié, reçu comme un inférieur.
Durant une minute, une détente se fit en elle et, soudain, toute sa bonté délicate la domina, lui inspirant le regret d’avoir blessé Mme de Vricourt par sa trop franche réponse. Jamais elle ne pouvait supporter de sentir quelqu’un irrité contre elle.
Alors, comme M. de Vricourt l’accompagnait jusqu’au seuil de l’appartement, elle s’arrêta, redevenue tout à coup la petite Suzy du Castel, et, par un de ces retours spontanés qui lui donnait tant de charme, elle dit anxieuse :
— Je crains d’avoir froissé Mme de Vricourt, il y a un instant. S’il en est ainsi, voulez-vous, monsieur, la prier de croire à tout mon regret ?
M. de Vricourt eut un regard surpris et un geste de dénégation polie.
— Veuillez, mademoiselle, ne pas vous inquiéter de ce petit incident sans importance que Mme de Vricourt, d’ailleurs, avait provoqué.
Le ton de ces paroles était si indifférent, qu’il glaça Suzy. Sans un mot de plus, elle s’inclina et sortit, avide d’entendre retomber derrière elle la porte de cette demeure inhospitalière.
Cette fois, en quelques secondes, elle eut franchi l’escalier. Une flamme ardente lui empourprait les joues, si ardente que l’air froid qui la frappa au visage quand elle se trouva dans l’avenue du Bois fut impuissant à en calmer la brûlure.
Une indignation bouillonnait en elle et la faisait toute frémissante, poursuivie par la sensation irraisonnée qu’elle sortait amoindrie de chez Mme de Vricourt.
Fiévreusement, elle se mit à marcher tout droit devant elle, sans même réfléchir où elle allait, tant sa pensée était absorbée par le souvenir de l’entrevue qu’elle venait d’avoir.
— Oh ! jamais ! jamais, je ne recommencerai une pareille épreuve ! murmura-t-elle passionnément, les lèvres tremblantes, l’âme toute meurtrie. Oh ! non, jamais ! C’est trop terrible !
D’un geste inconscient d’angoisse, elle tordit ses doigts minces qui jouaient avec tant de talent les Préludes de Chopin. Puis, comme si ces mots eussent résumé toutes ses impressions, elle répéta encore :
— C’est terrible ! C’est terrible !…
Parce qu’il y avait en elle un impérieux besoin de bonheur, parce qu’elle était très vive dans ses sentiments, très aimante, le moindre froissement la faisait souffrir, et elle était trop jeune pour avoir appris déjà à supporter, à dédaigner, — à pardonner aussi !
Sans y prendre garde, elle descendait l’avenue du Bois. Au loin, devant elle, estompée par la brume, se profilait la silhouette fauve des arbres grêles ; et, les dominant, les écrasant de sa majestueuse stature, apparaissait la masse grise de l’Arc de Triomphe que, parfois, les nuages très bas semblaient effleurer.
Dans l’avenue, des voitures plus nombreuses montaient vers le Bois, laissant entrevoir des visages féminins derrière la glace, dans la demi-ombre des coupés, frileusement enfouis dans des fourrures ; ou bien encore, de petites têtes d’enfants, perdus sous des chapeaux d’une invraisemblable grandeur.
A pied, autour de Suzy, les promeneurs passaient aussi. Certains se retournaient pour la regarder encore, tant elle était jolie, animée par l’agitation fiévreuse qui lui donnait un étrange éclat. Et puis si jeune !… protégée seulement par son air de distinction qui avait pris quelque chose de très fier, tandis qu’elle marchait distraite, sans rien voir…
Pourtant, comme ses yeux erraient devant elle, ils tombèrent soudain sur deux pauvres êtres arrêtés au bord du trottoir, deux humbles auxquels nul passant ne prenait garde : un grand vieillard maigre dans des vêtements d’une couleur sans nom, courbé vers une fillette qui pleurait.
La petite était toute menue. Sa figure palote d’enfant pauvre, rougie par les larmes, se contractait dans une grimace drôle et touchante de détresse ; une moue plaintive serrait sa bouche. Sans doute, elle venait de tomber, car sa robe était tachée de boue ; mais ses frêles bouquets de violettes étaient déjà venus reprendre leur place dans son panier, un peu froissés seulement et le vert de leurs feuilles moucheté de terre, par endroits.
Le vieillard se penchait vers elle et, gauche, le geste tremblant et tendre, il s’efforçait de réparer le désordre des vêtements de la petite, remettant droit le châle, la capeline, comme l’eût fait une femme.
Elle le regardait agir, ne pleurant plus, la mine attentive et grave, sa petite main maigre caressant les cheveux du vieillard courbé vers elle.
Suzy s’arrêta involontairement à les considérer, prise d’une grande pitié pour leur solitude et leur misère, étreinte par l’idée que, souvent, ces deux pauvres êtres avaient dû souffrir, serrés l’un contre l’autre, le vieillard bien tendre, et la petite, confiante.
Et dans le souffle de compassion qui passait sur son âme, l’irritation de Suzy disparut.
Soudain, elle comprenait que nul ne peut échapper à sa part d’épreuve. Ce n’était pas pour elle seule que la vie se faisait difficile. D’autres, même, avaient une tâche bien plus dure que la sienne. A quoi servait de se révolter, d’être sans courage !… Pourquoi se refusait-elle à remplir son devoir parce que la forme en était pénible ?…
— Madame, achetez-moi des violettes ! dit la petite levant vers Suzy sa figure maladive.
Suzy prit les fleurs, puisqu’elle ne pouvait faire plus pour ces pauvres qui lui inspiraient tant de pitié. Elle reprit sa marche, sérieuse ; mais aucune indignation ne la bouleversait plus. Elle songeait uniquement à la déception de sa mère quand elle lui apprendrait l’insuccès de la démarche auprès de Mme de Vricourt ; aussi, à toutes sortes de graves questions d’avenir qui jamais, jusqu’alors, n’avaient troublé son esprit de petite fille heureuse.
— Oh ! maman, maman, que puis-je pour vous ? songea-t-elle avec angoisse… J’accepterais tout pour vous être utile… Mais que faire ?
Comme une réponse à sa muette interrogation, dans la pensée de Suzy s’éleva le souvenir de cette lady Graham dont Mme Arnay était venue parler à sa sœur quelques jours plus tôt…
— Non, pas cela ! Je ne puis pas m’en aller toute seule ainsi, au loin ! Vous ne voulez pas, d’ailleurs, n’est-ce pas ? maman.
Était-ce bien Mme Douvry qui refusait son consentement ? N’est-ce pas plutôt Suzy qui avait rejeté la proposition de sa tante ? Sans doute, et surtout parce que la séparation l’épouvantait ! mais un peu aussi parce qu’elle ne voulait rien devoir à la sœur de Gladys Tuffton.
Elle avait répondu qu’elle donnerait des leçons ! Et elle venait de comprendre combien il est difficile d’en trouver… Quand pourrait-elle en avoir ?…
— Mon Dieu ! faut-il donc que j’accepte d’aller à Cannes ? Et si lady Graham ressemble à Mme de Vricourt ? Oh ! jamais, je ne pourrai supporter de vivre cinq mois auprès d’elle, loin de maman !…
Elle tressaillit à cette pensée. Elle aurait voulu oublier l’existence même de lady Graham ; mais son souvenir la poursuivait avec une ténacité obsédante.
Et, peu à peu, Suzy sentait sa résistance vaincue ; un grand désir s’emparait d’elle de se dévouer, de donner, dans la mesure de ses faibles moyens, un peu de sécurité à sa mère. Toute la tendresse passionnée qu’elle lui portait la soutenait maintenant…
— Si lady Graham est encore à Paris, songea-t-elle, rassemblant toute sa volonté, si elle veut bien m’emmener, je partirai !… J’espère qu’elle sera autre que Mme de Vricourt !… Tante Arnay me dirait s’il est temps encore… Il faut que je la voie tout de suite, sans quoi il sera peut-être trop tard.
Alors, sans plus hésiter, courageusement, Suzy prit le chemin qui allait la conduire chez Mme Arnay, résignée à accepter le départ pour Cannes si lady Graham la désirait pour compagne de voyage.
Mais au fond du cœur, en dépit de toutes ses résolutions, la pauvre petite souhaitait ardemment que la jeune femme ne le désirât pas !…
Mme Arnay n’avait pas encore repris son jour d’une façon officielle : mais ses intimes — et ils étaient nombreux, Mme Arnay ayant une manière… large de comprendre l’intimité ! — savaient toujours la trouver le jeudi, quatre heures étant sonnées.
Et de fait, quand Suzy écarta la portière du grand salon, la pièce était déjà remplie de visiteuses aussi, qui disaient des riens avec beaucoup de sourires, voire même de l’esprit, à l’occasion.
Assise près de la cheminée, enveloppée par l’ombre seyante d’un paravent bas, Mme Arnay causait dans son joli jargon de mondaine au fait de toutes les actualités, sa voix aux notes un peu hautes dominant le bourdonnement de la conversation générale.
Un peu plus loin, vers la table de lunch, Germaine, bavarde et souriante, servait le thé, debout au milieu d’un groupe de jeunes filles, presque toutes jolies — ou ayant l’air de l’être — sous leurs Gainsboroughs empanachés ou leurs toques minuscules ; la silhouette modelée par les robes étroites, aux plis sobres, comme celles d’esthètes anglaises. Toutes étaient très animées dans leurs causeries, et certaines avaient parfois des mots drôles et hardis, — étranges sur leurs lèvres de dix-huit ans, — qui amenaient de promptes ripostes des jeunes gens dont elles étaient entourées avec une liberté tout américaine.
Sur le seuil du salon, Suzy s’était arrêtée, enveloppant du regard l’ensemble de la réunion. Et soudain son cœur eut un battement rapide, car en face d’elle, causant avec Germaine, se tenait Georges de Flers.
Elle eut peur qu’il ne remarquât l’impression de plaisir qui s’emparait d’elle et, bien vite, entra, un peu effarouchée d’avoir tant de saluts à adresser.
Lui l’avait aperçue aussitôt. Debout, il attendait qu’elle parût le remarquer. Et il la suivait des yeux, retrouvant déjà le même charme qu’un mois plus tôt au Castel, à contempler la grâce souple de ses mouvements.
Enfin elle venait et lui tendait la main, son joli sourire aux lèvres.
— Combien cela me rappelle le bon temps du Castel de vous retrouver ici ! dit-elle, un imperceptible frémissement dans la voix.
— A moi aussi ! fit-il.
Un vague désir lui venait de retenir un peu dans les siennes la petite main tiède qui arrivait à lui, si franchement !
Il la laissa retomber, cependant, et continua d’un ton de joyeux badinage qui enlevait à ses paroles ce qu’elles auraient eu de trop direct :
— Il me semblait y avoir une éternité que je n’avais entendu votre voix !… Je l’ai pensé tout de suite quand je vous ai rencontrée cette après-midi !… Jamais je n’eusse osé espérer vous retrouver si vite !
— Comment, interrompit Germaine, tu as déjà vu M. de Flers aujourd’hui ?
— Oui, comme j’allais avenue du Bois…
— Ah ! pour ta fameuse leçon. Eh bien, as-tu réussi ?
Une lueur courut sur les joues de Suzy.
— Je te raconterai cela plus tard ! répondit-elle, la voix involontairement baissée.
Germaine n’insista pas. Elle avait bien assez à faire de se répandre en effusions auprès de deux jeunes filles, ses « amies de cœur » toutes les deux, qui remplaçaient Gladys — une amie de cœur aussi ! — maintenant retournée en Angleterre.
Elle dit pourtant à Suzy :
— Tu dois être glacée par le brouillard !… Prends une tasse de thé ou de chocolat pour te réchauffer. Je vais te la servir !
Elle se levait déjà. Mais Suzy l’arrêta.
— Ne te dérange pas, je vais m’offrir tout ce dont j’ai besoin ! Ici, je me fais l’impression d’être un peu chez moi !
— C’est une excellente impression !… Suzy, tu es un amour et je t’adore ! fit Germaine reprenant avec empressement sa place entre ses deux chères amies.
— Ne pourrais-je, mademoiselle, avoir l’honneur de vous servir ? intervint Georges de Flers. Usez de moi, je vous prie, comme bon vous semblera.
Une flamme de plaisir glissa dans les yeux de Suzy.
— Je vous remercie et je vous demanderai alors de vouloir bien me passer cette tasse de thé… Puisque toutes les missions sont à votre hauteur ! finit-elle malicieusement, revenue au ton qu’elle avait avec lui au Castel.
Déshabituée de l’entendre, elle éprouvait une surprise charmée à le voir s’adresser à elle sur ce ton de respectueuse prière dont elle jouissait, surtout après la blessure d’amour-propre éprouvée chez Mme de Vricourt.
Le plaisir du moment présent lui faisait, un instant, oublier ses soucis, le pourquoi elle s’était rendue chez sa tante ; le même espoir inconscient qui s’était emparé d’elle une heure plus tôt, quand elle avait rencontré Georges, se réveillait, joyeux et vivace.
Il lui avait apporté la tasse demandée et se tenait debout auprès d’elle, attentif à la servir comme une jeune reine. Personne dans le salon n’avait l’idée de s’en étonner, tant cette manière d’agir était habituelle à Georges de Flers.
— Ne restez pas ainsi à me regarder, fit-elle gaiement. Vous m’intimidez et vous allez être cause que je renverserai mon thé ou que je me brûlerai !… enfin que je commettrai quelque malheur de ce genre !
— Vraiment ? Je pourrais amener de pareilles catastrophes ? Alors, voulez-vous me permettre de m’asseoir ici, près de vous, afin de les éviter ?
Sans attendre de réponse, Georges prit la chaise voisine de celle de Suzy.
Réellement, c’était pour lui un plaisir de la revoir, car il la trouvait une petite personne fort séduisante. D’instinct, il se montrait empressé auprès d’elle, parce qu’il éprouvait une jouissance de dilettante à rencontrer son beau sourire jeune, à voir s’allumer, quand il lui parlait, l’éclat de ses prunelles brunes.
Pour l’entendre réveiller, de sa manière vive, les souvenirs de leur commun séjour au Castel, il se désintéressait de la conversation générale.
— En vous écoutant causer, je vous retrouve, dit-il, soudain, avec un sourire. Mais tantôt, rue de Prony, vous paraissiez une tout autre personne, une personne très imposante !
Elle rougit un peu et demanda drôlement :
— Alors, j’avais l’air sérieux, l’air d’une dame ?
— Mais oui, à tel point que, durant une seconde, j’ai hésité à vous reconnaître.
La rougeur de Suzy augmenta, empourprant jusqu’à son front, si blanc sous les folles mèches brunes.
— Sans doute, vous étiez surpris de me voir seule. C’était la première fois que pareille chose m’arrivait et j’étais très intimidée ! Mais il faut bien m’aguerrir, puisque, cet hiver, je vais donner des leçons !
Il répéta, interrogateur, sans comprendre :
— Des leçons ?… des leçons de quoi ?… pourquoi des leçons ?
Il avait l’air à tel point surpris qu’elle se mit à rire malgré elle.
— Des leçons de musique !… Si je puis toutefois, murmura-t-elle plus bas, tandis qu’une contraction serrait sa bouche. Et demi-triste, demi-malicieuse, elle continua :
— Vous ne m’en croyez pas capable ?
— Oh ! si, mais il me semble très… pénible de penser que vous aurez cette peine.
Suzy était toujours apparue à Georges de Flers dans un cadre élégant qui semblait si naturellement le sien qu’il n’avait jamais songé qu’elle pût s’en trouver privée. Et les paroles de la jeune fille détonnaient dans son esprit qu’elles impressionnaient d’une façon désagréable.
L’idée de voir cette exquise petite Suzy astreinte à un travail mercenaire, utilisant de la sorte son admirable talent de musicienne, lui était, comme il venait de le dire, très pénible, — pénible, pour elle !… et aussi, pour lui, car son goût esthétique s’en trouvait choqué.
Il ressentait la même sensation que s’il eût vu profaner une œuvre d’art, si une main brutale eût tout à coup enlevé à Suzy la poésie de sa jeunesse ; et, sans s’en rendre compte, il jeta un regard anxieux sur elle comme si la révélation qu’elle venait de lui faire eût dû la lui montrer différente.
Distraite, sa tasse à la main, elle portait à ses lèvres la petite cuiller de vermeil qui entr’ouvrait la ligne nacrée de ses dents. Et le visage semblait tout éclairé par le regard de ses yeux bruns, larges ouverts.
Elle était délicieusement jolie, comme toujours. Georges pensa qu’il ne lui demandait pas plus, et il se prit à la contempler, tandis que, souriante, elle écoutait Germaine, plongée dans le récit d’une anecdote très parisienne.
Tout à coup, la conteuse s’interrompit devant l’entrée d’une nouvelle visiteuse.
— Ah ! lady Graham !
Un frisson secoua Suzy de la tête aux pieds. Le charme était rompu, les visions heureuses dispersées ; et sa main tremblait quand elle reposa sur la table, sa tasse à moitié vide.
Georges de Flers ne l’avait pas vue, car il s’était levé pour saluer lady Graham. Mais, comme il se tournait vers elle, il vit l’expression de son visage si changée qu’il demanda vivement :
— Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrante ?
— Non, non, je n’ai rien !
Elle éprouvait presque de l’impatience à l’entendre lui parler. Elle eût voulu s’absorber toute dans la contemplation de cette lady Graham qui arrivait ainsi, juste au moment où elle occupait sa pensée.
La jeune femme était grande, merveilleusement habillée, la taille superbe ; des cheveux d’un blond fauve autour d’un visage sans réelle beauté, dont les yeux avaient une extrême vivacité et la bouche, un peu grande, un sourire très bon.
Après quelques shake-hands donnés d’un geste précis, elle avait pris place auprès de Mme Arnay et causait dans un français fort correct auquel son petit accent étranger donnait une saveur exotique. De toutes ses paroles, comme de ses manières, se dégageait une singulière franchise, une absence totale de coquetterie ou de prétention personnelle.
— Germaine, appela Mme Arnay, offre, je te prie, un peu de vin de Syracuse à lady Graham… Très chère amie, vous ne pouvez refuser, c’est un rien !
Mais Germaine n’était pas là, occupée dans le petit salon à échanger mille adieux tendres avec une de ses amies de cœur.
Suzy hésita une seconde, puis, entraînée par une irrésistible impulsion, elle se leva, posa, sur un plateau, un petit gobelet d’argent rempli du vin délicat et alla le présenter à la jeune femme. Son cœur battait très fort, comme jadis chez Mme de Vricourt.
— Ah ! merci, Suzanne, fit Mme Arnay avec son charmant sourire des jours de réception.
Lady Graham avait levé les yeux vers Suzy, et son regard demeura attaché sur le visage de la jeune fille.
— What a fine girl ! murmura-t-elle.
Puis, se penchant vers Mme Arnay, elle demanda :
— Quelle est donc cette jeune fille ? Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue chez vous.
— Ma nièce, Mlle Douvry !
— Mlle Douvry !… N’est-ce pas une personne de ce nom que vous m’aviez proposé d’emmener à Cannes !… Vous savez que je n’ai toujours aucune compagne en perspective !… Je suis bien ennuyée !
La jeune femme avait dit ces derniers mots d’un ton un peu plus élevé, si bien que Suzy les entendit.
Un froid lui passa au cœur. Elle eût voulu ne plus écouter ; mais, les nerfs tendus, elle distingua, avec une impitoyable netteté, la réponse de Mme Arnay, faite pourtant en aparté.
— Chère madame, je ne sais vraiment qui vous adresser. C’est de ma nièce même que je vous avais parlé. Je vous ai expliqué, je crois, par quelle suite de circonstances elle aurait pu et dû accepter votre proposition. Mais elle ne s’est pas décidée et, à mon avis, elle a eu grand tort…
Lady Graham n’insista pas. Mais tandis qu’elle se mêlait à la conversation générale, ses yeux vifs allaient sans cesse vers Suzy qui causait fiévreusement dans le cercle des jeunes filles.
Un instant, leurs regards se rencontrèrent comme si un aimant les eût attirés l’un vers l’autre.
Alors, lady Graham se pencha vers Mme Arnay, et, d’une voix plus basse, lui demanda :
— Croyez-vous que ce refus de Mlle Douvry soit irrévocable ? Je la trouve si charmante que j’ai bonne envie d’aller moi-même plaider ma cause auprès d’elle. Je ne pourrais, je suis sûre, trouver une plus agréable société !… Et puis, votre nièce !… Voulez-vous me permettre d’essayer une tentative ?
— Oh ! bien volontiers !… Vous rendriez à Suzy un grand service en la décidant !
Suzy suivait, anxieuse, les mouvements de la jeune femme, ayant l’instinct qu’il s’agissait d’elle dans ses paroles.
Elle tressaillit quand elle vit lady Graham s’approcher.
— Mademoiselle, voulez-vous me faire la grâce de m’accorder une minute d’audience, bien que je sois une étrangère pour vous ? dit la jeune femme.
Son sourire avait quelque chose de cordial qui attira Suzy.
— Je suis tout à vous, madame, fit-elle suivant lady Graham un peu à l’écart, sous l’abri d’un immense palmier.
La jeune femme sembla hésiter, comme se demandant de quelle façon il lui valait mieux adresser sa requête. Mais il n’était ni dans sa nature ni dans ses habitudes de pratiquer l’indécision, et, de sa manière franche, elle demanda :
— Est-il vrai, mademoiselle, que vous ne vouliez pas venir avec moi à Cannes ? Si vous me le permettiez, je vous demanderais pourquoi, afin que nous voyions ensemble s’il m’est vraiment impossible d’avoir le plaisir de vous emmener ? Car vous allez me trouver bien… bien…
Elle chercha le mot.
— Bien audacieuse… non, présomptueuse… c’est ainsi que l’on dit ?… bien présomptueuse, mais il me semble que toutes deux, nous nous entendrions fort !… Ne croyez-vous pas ?
Le visage de Suzy s’éclaira un peu.
— Je pense que oui, fit-elle.
Sa voix tremblait. Elle comprenait que l’heure était venue où il fallait prendre une résolution.
— Mais je ne sais comment je pourrais vivre loin de la maison !… C’est pourquoi, madame, j’avais repoussé toute idée de vous être présentée…
Spontanément, lady Graham saisit, dans sa grande et belle main, la petite main de Suzy.
— J’aime beaucoup mon home et je comprends combien il vous serait dur d’être loin du vôtre… Mais quelques mois sont vite passés et je suis sûre que vous ne vous ennuieriez pas ! Je ferais, d’ailleurs, de mon mieux pour vous adoucir le regret d’avoir quitté votre famille !… Ne pensez-vous pas qu’avec un peu de courage, vous pourriez vous décider ?…
Ah ! oui, du courage !… La pauvre Suzy rassemblait toute son énergie, car elle sentait qu’il ne lui fallait pas repousser lady Graham. Elle aurait voulu se voir soutenue ! Et ni Germaine, ni ses amies, ni Mme Arnay ne songeaient à elle…
Georges de Flers, lui, la regardait et pensait qu’elle lui fournirait le sujet d’un joli tableau de genre, ainsi posée, sa fine silhouette découpée sur l’or pale d’une portière.
Mais Suzy ne savait pas ce que pensait Georges Elle vit seulement une expression d’intérêt sur son visage, et elle ne se sentit plus aussi isolée.
Tout près d’elle, lady Graham attendait sa réponse avec une patience méritoire, eu égard à ses habitudes de femme dont le moindre caprice était toujours satisfait.
Suzy comprit qu’il fallait parler. Ses cils eurent un battement rapide ; et de sa voix cristalline, le ton résolu et lent, elle répondit :
— Avant de vous connaître, madame, il me paraissait impossible de partir ! Mais, maintenant, ce voyage me fait moins peur, et… et, je veux bien aller avec vous !
— Oh ! mademoiselle ! Quelle bonne réponse !… Vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites ! C’est une amie, veuillez en être certaine, que j’aurai tout l’hiver auprès de moi !
Suzy entendait à peine lady Graham, étourdie par la pensée que le pas décisif était franchi ; sous ses paupières baissées, de grosses larmes montaient. Elle avait tout à coup envie de s’enfuir de ce milieu indifférent, de se retrouver dans le cher home qu’elle allait bientôt quitter.
La voix de Georges arriva jusqu’à elle.
— Je ne voulais pas partir, mademoiselle, sans vous adresser mes hommages, dit-il, s’inclinant respectueusement devant elle.
Comme il relevait la tête, leurs yeux se croisèrent et ceux de la jeune fille, si rieurs quelques instants plus tôt, avaient pris une telle expression de chagrin, qu’une exclamation involontaire vint à Georges.
— Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous triste ? mademoiselle Suzanne.
Sa voix résonnait très douce avec cette intonation que Suzy lui avait entendue un soir, au Castel, quand elle était désolée ainsi. Et, comme alors, un irrésistible élan de reconnaissance l’emporta vers lui.
— Pourquoi êtes-vous triste ?
— Parce que lady Graham m’a décidée à l’accompagner à Cannes ! Et il me paraît si terrible de m’en aller toute seule, sans personne des miens ! fit-elle plaintivement.
Elle avait parlé d’un petit ton d’enfant, plein de détresse, et une réelle compassion saisit Georges. Il eût voulu pouvoir la consoler.
— Il ne faut pas être si désolée, mademoiselle Suzanne, dit-il, avec un accent de vive sympathie. Le séjour de Cannes vous sera, je suis sûr, beaucoup moins pénible que vous ne le pensez. Lady Graham saura vous le faire aimer ; et après elle, tous nous serons heureux de l’aider dans ce soin…
Vivement, Suzy leva la tête vers lui et répéta le cœur battant :
— « Nous serons… » Est-ce que vous aussi, vous vous rendrez à Cannes cet hiver ?
— Oui… J’aime infiniment cette région du Midi et je compte y rester à peindre six semaines ou deux mois… peut-être plus…
Il avait imperceptiblement détaché les deux derniers mots qui arrivèrent à la jeune fille comme un discret hommage.
— Et j’espère bien, finit-il, que si je puis jamais vous y être bon à quelque chose, vous voudrez bien me traiter en vieille connaissance et compter sur mon entier dévouement.
Un petit « merci » tremblant monta aux lèvres de Suzy, et soudain l’amertume de son prochain exil ne l’étreignit plus aussi poignante…
Ce fut, par hasard, en venant comme d’ordinaire, un soir, chez Mme Douvry, qu’André Vilbert apprit comment Suzy allait bientôt quitter Paris.
Toute l’après-midi, la jeune fille était sortie avec lady Graham, qui s’était prise pour elle d’une chaude et réelle sympathie. Attristée par le départ de son mari pour l’Amérique, la jeune femme eût voulu déjà posséder Suzy auprès d’elle. Sans cesse elle la demandait, désireuse d’avoir une compagne pendant les innombrables courses qu’elle faisait à Paris ; et Mme Douvry se résignait à cette séparation anticipée afin que Suzy, au moment du départ, ne vît plus une étrangère dans lady Graham.
Ensemble, ce jour-là, lady Graham et Suzy avaient fait une longue station chez Worth, où Suzy même avait été appelée à donner son avis sur les modèles proposés par M. Jean, le grand couturier.
Puis, elle avait vu, chez une célébrité d’un autre genre, lady Graham essayer sur ses cheveux fauves une succession de grands et de petits chapeaux seyants, tous d’une originalité et d’un prix également remarquables, parmi lesquels elle faisait son choix avec sa vivacité habituelle, sans ombre de coquetterie.
Ensuite, avait suivi une station chez un libraire du boulevard, où la jeune femme avait fait provision de livres de toute sorte, les uns très sérieux, les autres passablement frivoles, voire même pimentés à l’occasion. Mais en même temps, elle avait exigé que Suzy fît un choix pour son propre usage : et cela, d’un accent si amical, que Suzy, en dépit de sa fierté un peu ombrageuse, n’avait pas refusé.
Alors, elles étaient revenues pour le five o’clock, chez lady Graham, où Suzy avait retrouvé Georges de Flers, — un des habitués du salon de la jeune femme, — au milieu d’une société mi-française, mi-anglaise, qui l’avait fort bien accueillie.
Aussi, un peu grisée par l’animation de sa journée, elle oubliait un moment l’amertume du départ dont douze jours à peine le séparaient, et sa causerie était vive, amusante, semée d’exclamations, à mesure qu’elle réveillait les souvenirs de sa promenade.
André, comme toujours, l’écoutait silencieusement.
Il parlait à tous, très peu à elle ; il la regardait à peine, mais elle ne pouvait prononcer le plus petit mot qu’il ne l’entendît. Et il tressaillit quand elle dit à sa mère :
— Oh ! maman, je crois que nous quitterons décidément Paris le 17. Lady Graham désire être installée à Cannes pour le commencement de décembre.
— Est-ce que vous devez vous rendre dans le Midi avec cette dame ? demanda André si surpris, qu’il en oublia sa timidité, qui lui interdisait, d’ordinaire, toute question.
— Mais oui !… Vous ne saviez pas ?…
Non, il ne savait pas ! Absorbé par de nombreux travaux, il avait dû espacer ses visites chez Mme Douvry ; il ignorait la grande décision. Et il restait bouleversé devant la nouvelle apprise ainsi soudain.
Mme Douvry lui expliquait les circonstances de sa voix triste, aux notes toujours lassées maintenant.
Et, courageuse jusqu’au bout, elle s’efforçait de mettre en lumière les côtés heureux de ce voyage à Cannes, cachant héroïquement à son mari, à la pauvre Suzy, quelle épreuve c’était pour elle de voir l’enfant s’éloigner.
— Oui, oui, je comprends, faisait André. Oui, tout cela est raisonnable. Mais, mon Dieu, qu’il me semblera… étrange, mademoiselle Suzanne, de ne plus vous voir ici !
— Vous me regretterez bien un peu, n’est-ce pas ? dit-elle, s’efforçant de rire, mais le cœur tout à coup gonflé d’émotion.
Avec son calme grave, il répondit simplement :
— Je vous regretterai beaucoup plus que vous ne le pensez !
Oh ! oui, cet éloignement de Suzy était, pour lui, un coup bien rude ! Et si inattendu…
Mais il n’en eut pleine conscience qu’en se retrouvant dans la solitude de sa modeste chambre, qui lui sembla affreusement triste…
Pourtant, d’habitude, il en aimait l’aspect presque monacal. Mais, ce soir-là, il jeta un regard indifférent sur ses auteurs préférés, les fidèles amis des longues soirées d’hiver, sur ses dessins, dont plusieurs étaient d’une remarquable beauté, sur ses essais de critique d’art, qu’il écarta d’un geste impatient.
Il prit un grand portefeuille et l’ouvrit. Des croquis s’y trouvaient, la plupart inachevés, représentant toujours Suzy dans les attitudes où elle lui avait paru le plus charmante ; et de tous, elle se détachait singulièrement vivante.
Chacune de ces esquisses rappelait à André le souvenir d’un moment passé près d’elle. Alors, cet hiver, sur ces froides images seules, il pourrait la revoir : elle allait partir…
Quand il reviendrait dans le petit salon aux tentures d’Orient, il trouverait encore les garçons installés dans l’angle de la pièce, penchés sur la table où, le soir, ils travaillaient. Les deux jumelles montreraient toujours leurs petites têtes ébouriffées, continuellement tournées vers le beau visage fatigué de leur mère. Et Mme Douvry occuperait sa place habituelle près de la lampe, courbée sur son ouvrage, attentive à distraire les rêveries sombres de son mari…
Oui, tous seraient là… Tous, excepté elle, Suzy !…
Quand il entrerait, il ne verrait plus se lever vers lui les deux chères prunelles brunes dont il éprouvait tant de douceur à rencontrer l’éclair. Le piano de Suzy resterait fermé. Elle n’animerait plus le salon de sa vivacité jeune, du chant de sa voix.
Est-ce que c’était possible, une chose pareille ?
— Elle ne peut pas partir !… Je ne veux pas accepter qu’elle parte ! répétait-il, marchant à travers la chambre d’un pas fiévreux.
Longtemps, André Vilbert avait vécu pour l’art, seul, isolé comme un bénédictin du moyen âge au fond de sa cellule, tout l’intérêt de sa vie concentré sur ses études esthétiques, car il possédait le culte et l’amour du beau. Il avait travaillé avec passion, fuyant le monde dont la frivolité le choquait, où il se sentait mal jugé à cause de son abord un peu fruste, de la réserve farouche sous laquelle il cachait ses impressions très profondes, car il les concentrait.
Beaucoup lui reprochaient d’être dédaigneux et froid parce qu’il ne se livrait pas, ayant horreur des effusions banales ; bien peu devinaient quelle tendresse de cœur cachait sa rude enveloppe.
Étrangement modeste, il ne tenait aucun compte de sa réelle valeur, parce que, sans cesse, il avait devant les yeux, le « mieux » à atteindre. Avec cela, d’une timidité irraisonnée qui lui faisait préférer à tout, sa solitude où l’art l’attendait, lui réservant les jouissances qu’il donne à ses fidèles.
Et longtemps, André n’avait rien désiré d’autre.
Puis, un jour, regardant par hasard autour de lui, il avait aperçu un visage de dix-huit ans qui avait l’éclat d’un beau fruit, dont les yeux bruns le contemplaient rayonnants de gaieté, tandis que les lèvres s’entr’ouvraient en un sourire où frémissait la joie de vivre.
Et soudain, tout entier, dans un irrésistible élan, le cœur de cet austère travailleur s’en était allé vers l’enfant qui lui apparaissait comme l’incarnation des rêves qu’il faisait quelquefois, dans l’intimité la plus profonde de son âme, pendant ses rares moments de songerie.
Il avait aimé Suzy pour sa jeunesse, sa naïve coquetterie, sa mobilité d’impressions, son âme aimante, sa droiture fière aussi… Mais il l’avait aimée tout bas, en silence :
selon le mot du poète.
Toujours doutant de lui-même, il n’avait jamais osé rien espérer, comprenant tout ce qui lui manquait pour plaire à cette joyeuse petite fille qui regardait la vie avec des yeux curieux et un désir avide d’en connaître la saveur.
Mais voici qu’elle allait s’éloigner ! Et un désir jaillissait de l’âme d’André : demander à Suzy d’être sa femme !
Rien qu’à cette pensée, un frémissement ébranlait tout son être. L’avoir à lui seul !… Savoir qu’aucune puissance humaine ne les séparerait, que dans le bonheur comme dans l’épreuve, ils seraient l’un près de l’autre. Oh ! combien il s’efforcerait de lui faire la vie douce et bénie, si elle voulait bien !… Mais voudrait-elle ?
Devant cette question, la joie d’André s’évanouit. Un instinct confus, plus puissant que tous ses désirs, lui criait qu’elle ne consentirait pas, qu’elle ne pouvait consentir !
Et c’était sa faute, à lui, qui n’avait pas su attirer vers la sienne, cette âme de jeune fille !
Jamais, il n’avait laissé voir à Suzy combien il lui était dévoué… Avec elle, plus encore qu’avec les autres, il avait été sérieux, froid même, car à ses côtés, il se sentait gauche, et, plus que personne au monde, elle l’intimidait…
Oh ! sans doute, elle se montrait toujours amicale à son égard, trop amicale ! Elle lui donnait ainsi la mesure du sentiment qu’elle portait à son « vieil ami », comme elle s’amusait à l’appeler, certains jours, parce qu’il l’avait connue quand elle était encore une enfant.
Et aujourd’hui qu’il était pour elle à peine plus qu’un étranger, il voulait lui demander toute sa vie !… Brusquement ! Au moment où elle allait partir… Dans la pensée d’André, elle se dressait en son charme… Alors, impitoyablement, il se considéra auprès d’elle, avec sa sauvagerie, son aspect sévère, ses manières brusques que l’usage du monde n’avait pas affinées.
Quelle folie d’espérer qu’elle l’écouterait !
Peut-être même rirait-elle de sa demande, de ce joli rire moqueur dont les notes fraîches vibraient déjà à son oreille… Et le cœur d’André se serra à cette pensée.
Lui faire parler par Mme Douvry qu’il prierait de plaider sa cause ?… Mais alors, si Suzanne refusait, après cette malheureuse démarche, ne se trouverait-il pas entièrement privé de la voir ?
Et d’ailleurs, elle paraissait accepter sans trop de chagrin la perspective de s’éloigner. Il l’avait vue très gaie quand elle racontait les menus faits de sa journée avec lady Graham qui l’accueillait comme une amie.
Là-bas, à Cannes, elle allait vivre dans un milieu où sa nature élégante s’épanouirait naturellement, car d’instinct, elle aimait le luxe. Elle y serait entourée, recherchée ; elle aurait enfin sa part des distractions mondaines qu’en vraie jeune fille, elle désirait connaître un peu.
André, lui, n’avait à offrir qu’un avenir incertain et une affection qu’elle ne partageait pas !… Quel égoïsme de vouloir la retenir !
Ah ! certes mieux valait se taire, être patient, vivre tout l’hiver encore, l’espoir devant lui, se donner entier tout à l’art afin de pouvoir offrir à Suzy un nom qu’elle fût fière, un jour, de porter.
Puis, quand elle reviendrait, au printemps, il tenterait de se faire aimer d’elle, de lui faire comprendre combien elle lui était chère, et peut-être finirait-elle par se laisser toucher…
Une à une, les heures de la nuit s’égrenèrent, tandis qu’André luttait contre l’impitoyable raison qui lui commandait le silence. Mais quand, le lendemain, il reprit son travail, le sacrifice était fait : il s’était résigné à ne rien dire encore à Suzy.
Seulement, il ne put résister à la tentation de jouir des derniers moments où elle était là…
Et, aussitôt qu’il le put et l’osa, il reprit la route tant de fois parcourue pour se rendre chez Mme Douvry.
Cette fois, en entrant, il n’entendit plus la voix animée de Suzy, et le salon était presque abandonné par ses hôtes habituels. Les garçons travaillaient dans leur chambre ; Mme Douvry veillait au coucher des deux petites. Seuls, M. Douvry et Suzanne se trouvaient dans la pièce. La jeune fille tenait son ouvrage, très sérieuse, tandis que son père examinait le courrier du soir.
— Ah ! André ! Il y a une éternité que l’on ne vous a aperçu ! s’écria M. Douvry en voyant apparaître le jeune homme. Nous aviez-vous donc oubliés ?
— Je crois que la chose serait impossible, fit-il, répondant au salut de bienvenue que lui adressait Suzy.
Combien il lui semblait dur de la voir ainsi, comme une étrangère, quand il avait encore l’âme toute remplie du rêve fait un instant…
Il s’était mis à causer avec M. Douvry qui, en réponse à une de ses questions, lui expliquait les difficultés d’une affaire qu’on lui proposait. Mais, en dépit de sa bonne volonté, André l’entendait à peine ; sa pensée était toute à Suzy.
Elle était allée s’asseoir auprès du feu. Il apercevait seulement sa taille mince penchée vers le foyer, la masse de ses cheveux châtains, qu’un reflet des flammes enveloppait d’une lueur chaude, vers le cou apparu très blanc sous la ligne sombre du corsage.
Que faisait-elle ainsi, seule, silencieuse, ne prenant pas garde à lui, quand il eût été si heureux qu’elle lui permît de jouir un peu de sa présence !…
Il pensait cela, s’efforçant de répondre aux paroles de M. Douvry qui, l’air fatigué, reprenait l’examen des lettres posées devant lui.
— Mon ami, fit tout à coup M. Douvry, voulez-vous bien m’excuser si je vous laisse un moment ? Je songe qu’il me vaudrait mieux envoyer tout de suite les renseignements qui me sont demandés par le courrier de ce soir. Mme Douvry revient dans quelques minutes et…
Il allait ajouter : « Et en attendant, Suzy la remplacera volontiers… » ; mais un coup d’œil jeté vers l’enfant absorbée arrêta les paroles ; et une intense amertume passa dans son regard. Pour lui aussi, c’était un cruel sacrifice que le départ de Suzy.
— Ne vous préoccupez pas de moi, je vous prie. Il y a là une revue qui est fort intéressante, dit André dont le cœur s’emplissait de joie à l’idée de quelques instants de solitude auprès de Suzy.
Sans doute, la porte du cabinet de M. Douvry restait ouverte, mais la lourde portière en était retombée. Nulle présence étrangère ne s’interposait entre Suzy et lui dans le salon bien clos, où les bruits de la rue arrivaient assourdis et lointains.
Si seulement elle avait voulu lui dire quelques mots, lui permettre d’approcher d’elle…
Mais non, elle ne bougeait pas ; et lui, continuait à feuilleter la revue qu’il ne lisait point.
Tout à coup, dans le foyer, une bûche s’écroula, éparpillant des cendres enflammées.
Ce fut pour André le prétexte souhaité si ardemment.
Il s’avança vers la cheminée.
Suzy avait eu un léger mouvement, afin de rassembler les braises dispersées ; mais quand elle vit approcher André, elle reprit sa pose lassée, le front appuyé sur le marbre de la cheminée, les mains jointes sur ses genoux, dans un geste de découragement. Une à une, des grosses larmes ruisselaient sur son visage, mouillant sa robe, sans qu’elle songeât à les essuyer.
André tressaillit, étreint par une angoisse telle qu’il ne se souvenait pas d’en avoir jamais éprouvé une semblable.
Il se pencha vers Suzy et interrogea tout bas avec une douceur tendre, comme il eût parlé à une enfant :
— Mademoiselle Suzanne, pourquoi pleurez-vous ?
Elle ne bougea pas, trop absorbée pour remarquer son accent. Mais elle sentit la chaleur de sa bonté, de l’affection qu’il lui portait et elle murmura, fermant les yeux d’un mouvement de fatigue :
— Cela me fait tant de chagrin de partir ! Mais je ne puis pas le dire ; maman ne voudrait plus me laisser aller et je dois… oh ! oui, réellement !… Je dois accompagner lady Graham à Cannes ! je crois que c’est mon devoir !
En dépit de ses efforts, sous les cils baissés, deux larmes glissèrent encore.
Alors un grand souffle d’émotion s’éleva dans l’âme d’André, emportant en une minute, ses résolutions de silence, son austère sagesse, ainsi qu’un vent de tempête balaie des feuilles mortes, dans un tourbillon.
La voix frémissante, il dit presque bas, comme effrayé de son audace :
— Si vous le vouliez, mademoiselle Suzy, il est un moyen que vous restiez.
— Un moyen ? oh ! dites, dites ! fit-elle passionnément.
— Mademoiselle Suzy, murmura-t-il d’un accent que l’émotion brisait, voulez-vous être ma femme ?
D’un bond, elle fut debout, le regardant bien en face, stupéfaite, ses pleurs séchés, oublieuse de tout, devant l’intensité de surprise qu’elle éprouvait.
— Oh ! fit-elle.
Le cœur d’André battait à grands coups dans sa robuste poitrine. Une de ses plus terribles craintes s’était dissipée : elle l’avait écouté sans devenir moqueuse, sérieusement même, et il voyait l’expression grave de son jeune visage, enveloppé par la lumière des flammes.
Mais malgré cela, avec une implacable intuition, il la devinait attentive, l’esprit curieux et troublé, non pas émue dans l’âme. Aussi, il eût voulu lutter, la supplier. Et, habitué à concentrer toutes ses impressions, il ne savait comment lui parler.
Machinalement, elle tordait le ruban de sa ceinture ; et, au bout d’une seconde, elle demanda la voix lente, un peu plaintive :
— Pourquoi m’avez-vous dit cela ?
Il la crut blessée de ce qu’il s’était adressé directement à elle-même.
— Je sais bien, commença-t-il timidement, d’un ton d’excuse, que j’aurais dû parler d’abord à madame votre mère, mais jamais je n’ai osé lui avouer mon désir… Je comprends si bien comme il y a peu de raisons pour que vous consentiez… Ce soir, c’est parce que vous pleuriez que j’ai tout oublié !… Je ne vous ai pas offensée, dites ?
— Oh ! non, non ! mais il me semble si étrange de vous entendre parler ainsi !
Elle s’était rassise sur sa petite chaise basse, dans l’ombre de la cheminée, et il ne pouvait distinguer son visage. Il avait l’impression que chaque minute de silence écoulée augmentait l’invisible distance qui les séparait. Mais en cet instant, où elle avait une gravité inaccoutumée, elle lui apparaissait différente d’elle-même, pareille à une inconnue… A cette enfant sérieuse, qui n’était plus la rieuse Suzy d’ordinaire, il n’osait dire les prières suprêmes que lui murmurait sa pensée.
Et elle n’en soupçonnait rien, car l’émotion donnait au visage d’André quelque chose d’âpre et de rude qui contrastait d’une étrange manière avec la douceur de son accent.
— Je sais bien, reprit-il humblement, que je ne suis pas l’homme que vous pourriez souhaiter !… Je suis gauche et maladroit dans mes manières… Je comprends qu’il soit ridicule à moi…
Elle l’arrêta d’un geste.
— Ne parlez pas ainsi !… Moi, je sais seulement que vous êtes bon, très bon ! et je vous suis si reconnaissante de vouloir m’épargner le chagrin de partir !
La voix tremblante, il dit :
— Ne me remerciez pas, c’est mon bonheur que j’espère, en vous demandant de… en vous priant de ne pas me repousser !
Elle eut un léger tressaillement. Personne encore ne lui avait jamais ainsi parlé, et son amour-propre féminin s’éveillait charmé ; mais son âme restait close. On eût dit qu’une mystérieuse barrière la séparait d’André. Elle avait certes de l’amitié pour lui ; elle savait quelle confiance il inspirait à sa mère ; et cependant le « oui » qu’il lui demandait était loin, très loin de ses lèvres.
— Je ne peux pas consentir ! oh ! je ne peux pas ! pensa-t-elle avec une sorte de révolte passionnée !
Si elle l’eût osé, elle se fût enfuie ou elle eût appelé sa mère comme si un danger la menaçait. Elle était touchée — peut-être flattée, surtout ! — des paroles d’André, et, en même temps, fâchée du trouble où il la jetait.
— Oh ! si maman pouvait rentrer ! Pourquoi ne revient-elle pas ?… Qui la retient ? pensait-elle avec une anxiété nerveuse.
Et le silence entre elle et André lui paraissait si lourd, qu’elle reprit fiévreusement, la pensée absente de ses paroles :
— Comment pouvez-vous désirer vous embarrasser de moi !… Auprès de vous, si sérieux, je ne suis qu’une petite fille étourdie !
— Oui, je suis trop sérieux, peu aimable, je le sais, fit-il tristement.
Elle l’arrêta, prise de compassion devant son accent.
— Ne dites pas cela !… D’ailleurs, les autres ne vous jugent pas trop grave. A moi seule, vous paraissez ainsi parce que je ne suis pas bien raisonnable. Mais… mais… peut-être me corrigerai-je…
— Je ne désire pas vous voir devenir autre que vous êtes maintenant.
Une faible rougeur courut sur le visage de la jeune fille. Elle continua avec une espèce de hâte :
— Et puis, jamais je n’aurais pensé que vous puissiez m’adresser une semblable demande !
— Jamais ?
— Non !… Non, je croyais que vos travaux seuls vous intéressaient !… Quand vous veniez, vous étiez toujours absorbé. Vous ne me parliez presque pas !… Juste, quand je vous interrogeais ! Alors, vous me répondiez, finit-elle avec un involontaire sourire.
Elle se sentait tout à coup plus brave, car elle entendait le pas de sa mère dans la pièce voisine. Enfin elle allait être délivrée de ce terrible tête-à-tête ! Mais un des garçons appela Mme Douvry, qui ignorait la présence d’André, et elle s’éloigna.
Le jeune homme, lui, n’avait rien remarqué. Le monde extérieur n’existait plus pour lui. Il ne voyait que la tête brune dont le regard se détournait du sien ; et saisi d’un irrésistible désir de connaître son sort, il demanda, rassemblant tout son courage :
— Mademoiselle Suzy, vous ne m’avez pas répondu… Est-ce parce que ma demande était d’une témérité absurde et folle ?
— Non, mais je vous en supplie, laissez-moi encore réfléchir !
Elle l’enveloppait d’un regard furtif. D’un coup d’œil, elle vit son visage sévère, aux traits fortement dessinés, que l’émotion contractait, sa haute taille mal découpée par ses vêtements dépourvus de toute élégance ; et, sans qu’elle sût pourquoi, brusquement, se dressa dans sa pensée, l’image d’un homme mince, d’une extrême distinction, dont la barbe blonde éclairait le visage patricien. Et cet homme s’inclinait devant Suzy ; il lui parlait d’un ton de respectueuse prière ; il l’enveloppait de sa courtoisie chevaleresque et il lui montrait une affectueuse sympathie aux heures où elle était triste…
Une rougeur intense empourpra les joues de Suzy à cette vision. Plus avant encore, elle cacha son visage dans l’ombre de la cheminée.
André, la voix suppliante, l’interrogeait une dernière fois :
— Mademoiselle Suzy, ne croyez-vous pas que vous pourriez m’accorder un peu d’affection ?
— Mais je vous assure que j’ai beaucoup de… de sympathie pour vous…
— Comme pour un ami ? fit-il malgré lui.
Elle ne répondit pas. Il disait vrai.
— Et… jamais il ne vous sera possible de me donner plus ?
— Je ne sais pas, je ne sais pas ! Oh ! vous me tourmentez ! Je n’ai pas le temps de voir, fit-elle d’un accent de détresse, sans calculer ses paroles. Je pars dans cinq jours !
— Et si vous ne partiez pas ?
Ne pas partir ! Ses mains se joignirent. Ne pas partir, rester dans la douceur du home ! Ne pas se voir emmenée au loin, parmi des étrangers !… Oui, mais aussi repousser loin d’elle le dévouement accepté !… Rester !… Et devenir la fiancée, puis la femme d’André Vilbert.
— Non ! non ! non ! je ne veux pas !… Je ne peux pas ! Il est très bon !… Mais… mais j’aime mieux attendre ! répéta-t-elle encore tout bas, frémissante.
Attendre quoi ? Suzy ne savait pas. Mais une étrange angoisse l’étreignait à l’idée de ce mariage, comme s’il eût dû fermer pour elle, l’avenir que lui ouvrait sa jeunesse.
Oh ! oui, elle voulait attendre. Sans doute, c’était pour elle un brisement de cœur que cette séparation avec tous ceux qui lui étaient chers. Mais on eût dit qu’un lien mystérieux l’entraînait à Cannes. Et, de nouveau, dans son esprit, passa lointaine, comme une vision fugitive, l’image de Georges de Flers.
Elle releva la tête et vit, debout devant elle, André anxieux. Alors elle eut la conscience du chagrin qu’elle allait lui causer et une pitié la prit, car il n’était pas un indifférent à ses yeux, mais un ami comme il l’avait dit.
Elle se pencha un peu vers lui et, la voix très douce, d’un accent de prière, elle parla :
— Ne m’en veuillez pas, je vous en prie !… Votre demande est trop soudaine !… Le temps me manque pour comprendre ce que je dois faire !… Et puis, à cause de maman, de tous ici, il faut que je parte, pour leur être utile !… Maintenant, je ne puis pas songer à mon avenir à moi !
— De toutes vos paroles, mademoiselle Suzy, je veux retenir un seul mot. Vous avez dit que maintenant, il ne vous était pas possible de songer à vous-même. Peut-être est-ce par charité que vous vous êtes exprimée ainsi… Mais ce maintenant, laissez-moi le garder comme une pauvre petite espérance. Laissez-moi, je vous en supplie, conserver un peu d’espoir jusqu’à votre retour !…
Une exclamation involontaire échappa à Suzy :
— Oh ! je ne puis pas m’engager ainsi !… Je ne veux pas !
Mais il luttait avec la ténacité d’un désespéré.
— Vous ne serez pas engagée, je vous le jure… Vous serez libre comme vous l’étiez avant que je vous aie laissé connaître ma… folie !… libre de disposer de votre vie, selon votre désir…
La voix d’André s’altéra un peu à ces mots. Il s’épouvantait de ces mois de séparation absolue entre eux… Il parvint pourtant à se dominer et acheva :
— Et, à votre retour, si, comme aujourd’hui, vous ne pouvez consentir à me confier le soin de vous rendre heureuse, alors nous demeurerons seulement amis, de même que nous l’avons toujours été, n’est-ce pas ?… Et à quelque moment que ce soit, vous pourrez compter sur moi…
Elle l’écoutait le cœur battant, émue réellement cette fois, de sentir qu’il l’aimait ainsi !… La pensée lui traversa l’esprit qu’elle eût dû prononcer le « oui » suprême, donner sa vie à cet homme sincère et dévoué… Mais les mots ne purent sortir de ses lèvres…
La voix tremblante, elle répondit :
— Je ne sais quel sera l’avenir, et je ne veux pas que vous vous croyiez plus engagé envers moi que je ne le suis envers vous… Mais quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais que vous avez cherché à éloigner de moi un grand chagrin !
Elle lui tendait la main d’un geste d’abandon confiant. Il comprit que ses paroles étaient un adieu, qu’il ne pouvait rester davantage… Et il se leva.
Pourtant, il n’était pas résigné à la pensée de ne plus la revoir avant son départ… Aussi, il demanda, suppliant :
— Me permettrez-vous de venir vous adresser un dernier adieu avant que vous quittiez Paris ?… Je vous promets de ne plus vous parler de… de mon rêve…
D’un léger signe de tête, elle dit oui, souffrant du mal qu’elle lui avait fait — et pourtant n’en comprenant pas la profondeur…
— Je vous remercie, répondit-il avec une gravité triste. Au revoir ! alors.
Elle répéta :
— Au revoir !
Sur le seuil du salon, il s’arrêta encore, espérant, malgré toute évidence, qu’elle le rappellerait… Mais elle ne paraissait plus songer à sa présence et demeurait immobile, le visage caché dans ses mains.
— Suzy, as-tu encore quelque chose à mettre dans ta malle ?… Peut-on la fermer ? demandèrent en même temps les deux jumelles, montrant leurs visages menus dans l’entre-bâillement de la porte.
— Oui, elle est toute prête !… Voici les clefs.
Les petites disparurent, et Suzy continua fiévreusement d’emplir son sac de voyage. Elle était très courageuse et demeurait sans larmes ; mais c’était au prix d’une incessante activité qui l’étourdissait et lui ôtait le temps de penser que, dans quelques heures, elle allait être en route pour Cannes.
Un coup de sonnette dans l’antichambre la fit tressaillir. Elle savait qu’André Vilbert devait venir. Depuis leur entretien, elle ne l’avait pas revu, et elle appréhendait fort leur première rencontre. Était-ce donc lui ? Elle écouta, un léger frémissement secouant ses nerfs.
Au bout d’une seconde, la porte de la chambre s’entr’ouvrit de nouveau, et l’une des jumelles, Alice, reparut, envoyée en ambassadrice.
— Suzy, c’est tante Arnay et Germaine qui viennent te faire leurs adieux. Elles t’attendent avec impatience, m’a dit tante Arnay.
Suzy eut un soupir de soulagement.
— Bien, chérie, je vais les recevoir tout de suite !
Dans le salon, en effet, se tenaient Mme Arnay souriante, très belle dans ses fourrures, — et n’en doutant pas ! — puis Germaine qui chauffait frileusement à la flamme du foyer, ses pieds bien cambrés.
— Ainsi donc, Suzy, voici le grand jour arrivé ! dit Mme Arnay, de ce ton d’exquise amabilité qui faisait partie de sa toilette de visite comme ses gants et son chapeau. Ta mère est-elle ici ?
— Non, tante, elle est allée faire quelques dernières courses pour moi et elle n’est pas encore rentrée.
— Ah !… Tu voudras bien lui dire mille choses de ma part… Mon enfant, nous venons t’apporter tous nos souhaits de bon voyage. Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui, car la période des visites recommence déjà ; mais Germaine a tenu absolument à t’embrasser une dernière fois avant ton départ.
— C’est bien aimable à elle ! fit Suzy en envoyant un regard de reconnaissance à sa cousine.
Toute marque d’affection lui était précieuse en ce moment.
Mme Arnay n’entendit même pas la réponse de Suzy. Elle enveloppait sa fille d’un regard de complaisance.
— N’est-ce pas, Suzy, que le costume de Germaine lui va d’une façon admirable ? Ce Roucet fait des merveilles avec le drap. Il saisit dans la perfection le modelé de la taille ! Lève-toi, Germaine, que je voie un peu l’effet du corsage…
Germaine obéit et jeta un coup d’œil vers la glace. Elle et sa mère oubliaient totalement pourquoi elles se trouvaient chez Mme Douvry.
Suzy les contemplait, caressant les cheveux de la petite Alice assise à ses pieds. Et elle se sentait très loin de ces deux femmes élégantes qui avaient pour unique préoccupation leurs succès mondains ; seules, leurs affaires personnelles les intéressaient et elles le laissaient voir avec une singulière naïveté.
Ce fut Germaine qui reprit la première, abandonnant le sujet du costume de Roucet :
— Oh ! Suzy, que tu es heureuse d’aller trouver un pays chaud ! Paris devient une vraie Sibérie !
— Ah ! j’accepterais bien de subir le froid le plus dur pour avoir le droit de rester ! fit Suzy avec une vivacité douloureuse. Qu’est-ce que cela me fait, le temps !
— Vraiment ? Tu regrettes de partir ?… Comme c’est étrange ! Tu t’amuseras beaucoup à Cannes ! Lady Graham reçoit continuellement ; puis, comme elle t’adore, partout où elle sera, tu seras ! Tu lui as tourné la tête, comme à Georges de Flers !
— Germaine ! interrompit avec impatience Mme Arnay, fais donc, je te prie, attention à tes paroles.
Puis, se tournant vers Suzy dont le visage s’était rosé au nom de Georges de Flers, elle continua :
— Vois-tu, mon enfant, en ce monde, il faut toujours écouter la raison et accepter les événements quand ils s’imposent à nous. Je suis, de même que Germaine, persuadée que tu ne te déplairas aucunement à Cannes.
— J’y serai seule, ma tante, et je saurai que maman souffre de mon absence, dit simplement Suzy, le cœur gonflé d’émotion.
Elle pensait que la philosophie était facile à Mme Arnay et à Germaine pour qui la vie avait tout juste la difficulté d’une figure de quadrille.
— Certes, je comprends que l’instant de la séparation soit pénible !… Mais ta mère est, comme toi, raisonnable, et elle sait que ton éloignement peut avoir d’heureux résultats. Puis, elle aura encore auprès d’elle ton père, les garçons, et ces deux amours, finit Mme Arnay, les yeux arrêtés sur les têtes blondes des jumelles qui écoutaient la conversation d’un air sage.
— Mon Dieu ! que ces petites sont jolies !… Tu diras à ta mère que je les trouve encore embellies… Et puis, mon enfant, nous te quittons, car notre liste de visites est loin d’être épuisée encore !… Ah ! à propos, ton père a-t-il quelque poste en perspective ?
— Non, tante, rien encore…
— Comme c’est ennuyeux ! fit Germaine, désireuse de placer un mot, car le silence où la condamnait la volubilité de sa mère lui était très désagréable.
— C’est un gros souci pour maman ! répondit tristement Suzy.
— Ma chère, ta mère a grand tort de se tourmenter, je le lui dirais si elle était là !… Mon mari s’occupe de chercher à M. Douvry quelque chose de convenable, mais il faut le temps de trouver… Et puis ton père est très difficile, il…
— Tante, je vous en prie, ne dites rien contre lui, interrompit Suzy de sa petite voix douce, mais l’accent très ferme.
Une ombre d’embarras passa sur le visage de Mme Arnay. Mais elle n’ajouta rien et se leva, rattachant sa pelisse bordée de fourrure, tandis que Germaine demandait :
— Tu pars à sept heures, par le train de luxe ?
— Je ne sais pas, répliqua Suzy indifférente.
Que lui importait comment était ce train ? Elle ne savait qu’une chose, c’est qu’il allait l’emmener toute seule au loin !… Ses paupières devinrent humides. On eût dit que l’amitié banale de Mme Arnay avait réveillé en elle une corde douloureuse, encore engourdie.
Pourtant, elle reconduisit sa tante jusqu’au seuil de l’appartement, un faible sourire errant toujours sur sa bouche. Elle reçut, avec sa bonne grâce habituelle, le baiser rapide de Mme Arnay et la caresse plus chaude de Germaine qui l’accablait de recommandations importantes :
— Alors, Suzy, tu m’écriras, tu me raconteras si les réceptions de lady Graham sont jolies !… Envoie-moi des fleurs aussi, surtout du mimosa et des tubéreuses, j’en raffole !… Amuse-toi !… Au revoir !… Si Gladys vient à Cannes, tu lui diras qu’elle est ma bien chère amie et que je meurs d’ennui de ne pas la voir !… Adieu ! Au revoir !
Mme Arnay entraîna sa fille qui, pour une personne mourante, paraissait fort pleine de vie et désireuse de jouir de tous les plaisirs de l’existence ; et Suzy, une seconde, demeura à la regarder descendre l’escalier, svelte dans son fameux costume, chef-d’œuvre de Roucet.
— Je croyais que tante Arnay m’aimait un peu plus que cela ! fit-elle, laissant retomber la porte, et saisie par un âpre sentiment de découragement. Mon Dieu, si tous montrent cette indifférence à Cannes, comment ferais-je pour y vivre ! Oh ! maman, que vais-je devenir quand je ne serai plus près de vous ?…
Des sanglots lui montaient à la gorge, qu’elle s’efforçait de contenir, parce qu’elle voulait être courageuse jusqu’au bout, afin de ne pas augmenter le chagrin de sa mère… Mais la visite de Mme Arnay semblait avoir ébranlé sa pauvre vaillance.
Et puis, voici qu’après avoir craint la venue d’André, elle se sentait déçue, quelque chose lui manquait parce qu’elle ne le voyait pas apparaître.
Si elle partait ainsi, sans avoir reçu son adieu, elle emporterait l’impression qu’il était irrité contre elle, fâché tout au moins ; et cette idée la faisait souffrir.
Il vint pourtant, quelques minutes avant le dîner, et il fut introduit dans le salon avant qu’elle eût pu savoir si elle était, en résumé, contente ou non de le revoir.
Les deux petites se trouvaient auprès d’elle. Dans la pièce voisine, Mme Douvry donnait des ordres pour les bagages. Peut-être fut-ce à cause de cela qu’elle ne ressentit aucun embarras en le voyant devant elle. D’ailleurs, il avait à tel point son attitude habituelle, sérieuse et froide, qu’une seconde, elle se demanda s’il était possible qu’il lui eût adressé jamais la prière dont elle ne pouvait oublier l’accent ému.
Mais il parla, et sa voix avait des vibrations d’une douceur profonde qui contrastaient avec la banalité même de ses paroles.
— Je me suis trouvé retardé par un travail pressé, et maintenant je vous dérange… Si je n’avais craint d’être indiscret, je serais allé à la gare ce soir afin de vous dire adieu… le plus tard possible, car…
Elle l’interrompit :
— A la gare ?… Réellement, vous seriez venu à la gare ?
— Oui… Pourquoi vous étonnez-vous ?
— Oh ! alors… Si j’osais vous demander…
— Quoi ?… Je serais très fier si vous vouliez bien me traiter tout à fait en ami et recourir à moi dès que je puis vous être bon à quelque chose.
— Oh ! merci ! merci ! murmure-t-elle avec effusion.
Et rapidement, la voix plus basse, elle expliqua :
— Mon père souffre tant de mon départ que je lui ai demandé de ne pas m’accompagner à la gare, car je sais combien les scènes d’adieu lui sont pénibles, surtout au milieu d’étrangers… Mais maman, elle, viendra ! Et je voudrais tant qu’elle ne se trouvât pas seule, quand je l’aurai quittée !… Il me semble que je partirais plus courageuse, si vous vouliez… si vous étiez auprès d’elle à ce moment. N’est-ce pas trop indiscret d’abuser ainsi de vous ?
Elle levait vers lui des yeux suppliants ; mais elle rencontra son regard sérieux, éclairé d’une telle lumière, que, soudain, elle comprit quelle joie elle venait de lui causer en laissant voir sa réelle confiance en lui.
Et quand il fut parti, au milieu de son chagrin, elle repensa encore à cette expression du visage d’André.
… Une dernière fois, elle errait à travers l’appartement pour emporter une suprême image de son home, considérant tous les objets, même les plus menus, les plus insignifiants, dont l’aspect lui était familier.
Elle s’arrêta dans sa petite chambre, où tant de fois, elle s’était endormie insouciante et heureuse, et surtout dans celle de sa mère. Là, elle regarda, les mains jointes comme dans une chapelle. Ses yeux cherchaient, sur la cheminée, les miniatures de parents disparus qu’elle avait si souvent admirées étant petite fille ; puis le vase de cristal irisé toujours plein de fleurs ; et, à l’ombre du lit, la Vierge byzantine, avec son expression de mystérieuse gravité ; puis…
— Suzy, la voiture est en bas !… Il est l’heure de partir ! cria l’un des garçons.
Elle frissonna.
— Déjà !… Mon Dieu, déjà !
Il lui paraissait que quelque chose se brisait en elle, lui causant une souffrance aiguë. Et elle n’osait pas parler, car elle savait bien qu’elle éclaterait en sanglots.
Pourtant, elle dit d’une voix étouffée, aux deux petites qui tamponnaient leurs tabliers sur leurs figures roses :
— Ne pleurez pas !… Vous me faites de la peine…
Puis elle se blottit dans les bras de M. Douvry qui se refermèrent sur elle. Ni l’un ni l’autre ne dirent un mot. Elle entendait le cœur de son père battre à coups violents tout près de sa poitrine ; et elle eût voulu rester toujours ainsi, appuyée contre lui, enveloppée par cette tendresse dont jamais peut-être, elle n’avait autant compris la profondeur.
Et pour le père, c’était une double douleur de voir partir son enfant, et de penser qu’il était involontairement la cause de cet exil, lui le chef de la famille, à qui seul eussent dû appartenir les sacrifices qui déchirent le cœur.
André Vilbert venait d’arriver. Sur la prière de Mme Douvry, il appela, et une infinie compassion lui emplissait l’âme :
— Mademoiselle Suzanne !… Le temps passe !… Il ne faut pas tarder davantage !…
L’étreinte de M. Douvry se détendit. Tout bas, mettant un baiser très long sur le jeune visage bouleversé, il murmura :
— Adieu, ma petite bien-aimée, mon enfant…
Et ce fut tout. Elle s’enfuit. Sous son voile baissé, ses larmes ruisselaient âcres, lui brûlant les yeux…
Elle eût voulu retenir les minutes, retarder le moment où elle allait voir apparaître la gare ! Et voici que, au contraire, la voiture roulait rapidement.
Chaque seconde la rapprochait du but redouté.
Elle était parvenue par un suprême effort à ressaisir un peu du courage qu’elle avait eu tout le jour ; et, pour un moment, sa souffrance s’engourdissait. Sa main qui avait été chercher celle de sa mère, y demeurait enfermée ; mais elle causait de choses indifférentes — pour n’effleurer aucun des sujets qui lui étaient chers ! — et elle éprouvait une sorte de quiétude parce qu’André était là.
Maintenant la gare était toute proche. Sa lourde silhouette se dressait en une masse sombre, éclairée çà et là par la trouée de lumière des portes et des grandes baies vitrées.
Encore quelques minutes, puis la voiture s’arrêta…
Lady Graham était déjà là, très élégante dans sa tenue de voyage, son petit sac de cuir en bandoulière, aussi soigneusement gantée que pour un bal, un voile de gaze enserrant sa toque d’où s’échappait la lourde torsade de ses cheveux blonds, roulés sur la nuque. Un cercle d’amis l’entourait, et tous causaient gaiement sur le quai, au milieu d’un incessant va-et-vient de voyageurs et d’employés, avec autant d’aisance que s’ils se fussent trouvés dans un salon de l’hôtel Graham. Tout auprès, les trois bébés, petits et grands, de la jeune femme, s’agitaient sous l’œil des gouvernantes…
Dès que lady Graham vit Suzy, elle interrompit sa conversation et vint à elle aimablement :
— Oh, dear ! Je commençais à m’inquiéter de ne pas vous voir arriver ! Jusqu’au jour où je vous posséderai à Cannes, près de moi, j’aurai toujours peur que vous ne m’échappiez.
— Sommes-nous en retard ? Est-ce qu’il est l’heure ? interrogea Suzy avec anxiété, pendant que lady Graham répondait, très gracieuse, au salut de Mme Douvry.
— Oh ! non, vous avez encore un quart d’heure ! Donnez-moi votre billet, Simmons va faire enregistrer vos bagages.
Elle fit signe au valet de pied qui se tenait à quelque distance, attendant les ordres. Puis, elle continua affectueusement :
— Je vous laisse avec votre mère, car je pense que, en ce moment, je ne serais pour vous qu’une importune… Ah ! M. de Flers !
En effet, Georges de Flers approchait. Dès qu’il se vit aperçu, il salua profondément lady Graham. A la main, il tenait une gerbe de roses et des violettes ; il présenta les roses à la jeune femme.
— Madame, veuillez les accepter avec mes meilleurs vœux pour votre bon voyage ! fit-il de son air de courtoisie respectueuse.
Et se refusant à accepter les remerciements de lady Graham, il poursuivit, s’adressant à Mme Douvry, debout auprès de Suzy :
— Voulez-vous permettre, madame, à mademoiselle Suzanne d’accepter aussi quelques fleurs ? Ce sont les violettes qu’elle préfère, je crois… Il me semble lui en avoir entendu faire l’aveu au Castel…
Suzy lança un regard suppliant vers sa mère, qui ne songeait certes pas à lui rien refuser en cette heure de départ. Puis, elle prit les fleurs et les respira avec un plaisir d’enfant.
— Vous avez raison ! J’adore les violettes !… Merci beaucoup d’avoir pensé à m’en apporter. Oh ! merci…
Et vraiment, elle était si contente de cette attention de Georges, qu’elle en oubliait une seconde son chagrin ; puis elle éprouvait un étrange plaisir à voir qu’il se souvenait encore de leurs causeries au Castel.
André Vilbert, immobile près de Suzy, avait suivi toute la scène ; et son regard sérieux enveloppait le groupe formé par Georges et Suzy : lui, avec son allure aristocratique, elle, fine et élégante, toute mince dans sa longue casaque de voyage.
Ah ! ils étaient bien du même monde tous les deux ! Et André se sentit horriblement découragé, constatant quelle différence existait entre lui, si gauche, et ce beau garçon dont le fier visage se détachait de l’épaisseur du col de fourrure.
Dans la gare, c’est maintenant une agitation fiévreuse, un roulement perpétuel des chariots de bagages ; un mouvement d’employés qui circulaient, l’air important sous leur casquette galonnée. Des voyageurs passaient, affairés, s’appelant, s’engouffrant dans les wagons où la température se faisait plus tiède ; et la machine haletait, prête à s’élancer.
— En voiture, messieurs, en voiture !
— Mon Dieu ! murmura Suzy, rejetée brusquement dans la sensation que l’instant cruel était arrivé.
Si, en cette minute, André lui eût fait la même demande que cinq jours plus tôt, oh ! elle n’aurait plus hésité… Oh ! non !
Du fond du cœur, il lui jaillissait une envie folle de crier à André :
— Gardez-moi ! gardez-moi ! Je vous épouserai ! Mais gardez-moi ! ne me laissez pas partir !
— En voiture, messieurs, en voiture ! répétait l’employé qui pressait les retardataires.
— Suzanne, dear, il faut monter en wagon ! dit lady Graham, tout en adressant de rapides adieux à ses amis de la dernière heure.
Suzy jeta, plus qu’elle ne tendit, sa main à André.
— Adieu, adieu, je vous les confie tous, à la maison ! s’ils ont besoin de moi, vous me l’écrirez, n’est-ce pas ? Vous me l’avez promis !
Il murmura, la voix tremblante :
— Oui, ayez confiance en moi… Adieu, adieu… Suzy !
Mais ce petit mot fut dit si bas, qu’elle ne l’entendit pas. D’ailleurs, en même temps, Georges de Flers, avec son dernier salut, lui répétait encore, d’une voix affectueuse, des mots de sympathie.
Mais à lui non plus, elle ne répondit pas… Sa mère seule existait pour elle ! Les larmes l’étouffaient. Elle se serrait contre Mme Douvry, comme si rien au monde n’eût pu les séparer.
— En voiture, messieurs, en voiture !
— Suzanne, Suzanne, je suis désolée de vous presser ! répéta lady Graham. Mais je vous en supplie, venez, le train va partir.
D’une étreinte passionnée, presque furieuse, Suzy enlaça une dernière fois sa mère.
— Maman, ma chérie, je vous aime ! je vous aime ! je vous aime !
Puis elle monta dans le wagon et resta debout, contemplant à travers la vitre, jusqu’au dernier moment, le visage de Mme Douvry, ne sentant même plus son chagrin tant son âme était absorbée dans cette dernière vision qu’elle voulait emporter de sa mère…
Soudain, un coup de sifflet strident et prolongé déchira l’air. Puis le train s’ébranla lourdement, tandis qu’un jet de fumée s’échappait de la locomotive en un panache épais.
Suzy, droite derrière la glace, demeurait immobile, regardant toujours. Mais quand elle ne put plus rien distinguer, quand la gare ne fut plus qu’un point lumineux toujours plus petit dans l’obscurité de la nuit, alors elle eut l’entier sentiment de la séparation accomplie ; et, prise d’une affreuse impression d’isolement, elle éclata en sanglots désespérés, oublieuse de tout dans sa détresse, même de lady Graham.
La jeune femme la considérait, pleine de pitié, un peu embarrassée aussi devant cette explosion de chagrin qu’elle n’avait pas prévue. Puis, tout à coup, entraînée par un mouvement spontané, elle se pencha vers Suzy et l’embrassa tendrement.
— My darling, ne vous désespérez pas ainsi !… Si vous saviez combien j’ai de regret d’avoir insisté pour vous emmener ! J’en suis si fâchée ! Ne pleurez pas de la sorte… Si vous êtes trop malheureuse à Cannes, je vous reconduirai à Paris, je vous le promets.
Suzy releva la tête et rencontra le regard ému de lady Graham. Elle comprit que la jeune femme était bonne, sincèrement bonne, et son jeune cœur, avide d’affection, se sentit soudain moins oppressé. Puis son énergie fière se ranimait, la soutenant. Elle se rappelait ses résolutions de vaillance ; et, essayant de se ressaisir, elle dit faiblement avec une ombre de sourire :
— Ne vous tourmentez pas, lady Anne. Tout à l’heure, je serai plus courageuse… C’est le premier moment seulement.
Lady Graham caressait toujours la petite main tremblante qui serrait la sienne.
— Oui, darlinag, j’espère qu’il en sera ainsi ! Maintenant il faut essayer de dormir un peu… Vous verrez que demain, au réveil, vous ne vous sentirez plus aussi désolée ! Dormez, dearest.
Et, affectueusement, elle aidait Suzy à ôter sa toque de voyage, enveloppant sa tête brune d’une écharpe de dentelle.
Suzy essaya d’obéir. Épuisée par ses émotions, elle restait immobile, envahie par une sorte de torpeur apaisante. Les paupières mi-closes, elle entrevoyait dans la nuit, au dehors, la campagne, sombre sous le ciel d’un bleu froid où s’allumaient quelques rares étoiles ; et jusqu’à elle, montait, avec ce parfum pénétrant des fleurs mourantes, la senteur des violettes offertes par Georges de Flers, qu’elle gardait entre ses mains tombées sur ses genoux, d’un geste lassé.
Mais elle n’avait plus qu’un seul désir : rester ainsi sans bouger, bercée par le mouvement du train. Des images confuses lui traversaient l’esprit ; surtout des souvenirs de sa petite enfance ; et tous lui parlaient de la tendresse infinie et dévouée avec laquelle Mme Douvry l’avait toujours aimée.
— Oh ! maman, murmura-t-elle, tandis que des larmes glissaient encore sous les cils baissés ; oh ! maman, je suis heureuse de pouvoir, à mon tour, faire quelque chose pour vous !
Elle continua de songer ; mais, peu à peu, ses pensées devenaient plus vagues et le sommeil la prit enfin…
Quand elle se réveilla, le soleil montait lentement dans le ciel lumineux, nacré de lueurs dorées et roses. A l’horizon, les nuages disparaissaient vers les montagnes couvertes de neige, chassés par la brise matinale qui agitait les oliviers, balançant leurs feuilles toujours frémissantes. Une clarté intense ruisselait sur la campagne, comme dans une fête de la lumière. Et devant ce réveil des choses où chantait une joie mystérieuse, au cœur de Suzy monta soudain, puissante, la sève de sa jeunesse ; et elle ne se sentit plus peur en regardant vers l’avenir…
Mme Douvry, qui travaillait solitairement dans le salon, laissa tout à coup retomber son ouvrage ; et, ainsi qu’elle l’avait déjà fait bien des fois dans la journée, reprit dans son buvard, la feuille de papier bleuté couverte de la haute écriture de Suzy.
Les lettres, pleines de tendresse, venues de Cannes, n’étaient-elles pas maintenant le seul lien sensible qui la rapprochât de son enfant, partie depuis plus de six semaines déjà !…
Et, de nouveau, sous la lumière douce de la lampe, Mme Douvry se remit à lire.
« Mère chérie,
« Je ne veux pas que demain vous soyez inquiète en ne voyant pas apparaître mon griffonnage dans votre courrier ; et c’est pourquoi je saisis au vol un petit instant de liberté pour venir auprès de vous. Mais lady Graham donne tantôt une garden party et m’a confié, sur ma demande, le soin de surveiller l’arrangement des fleurs dans les salons où les gens sérieux — ceux qui ne jouent pas au tennis ! — iront chercher asile. Aussi suis-je transformée en personne très occupée, car je désire me montrer à la hauteur de ma mission, d’autant que M. de Flers va être aujourd’hui au nombre des hôtes de lady Graham, et j’ai peur de ses yeux d’artiste.
« Avant toute autre chose, que je vous dise, mère, quelle délicieuse surprise cela a été pour moi d’apprendre que M. de Flers vous avait vue la veille de son départ pour Cannes.
« Comme c’est aimable à lui d’avoir pensé à m’apporter de vos nouvelles !
« Je ne le savais pas arrivé ici ; et quand je l’ai vu, il y a trois jours, entrer au Cercle nautique, où nous écoutions un instant le concert, il m’a paru tout à coup retourner de quelques mois en arrière, au temps où j’étais encore au Castel, à Paris, près de vous, maman…
« J’ai usé et abusé de sa complaisance en lui faisant raconter les plus petits détails de sa visite chez vous. Je trouvais si bon de savoir qu’il vous avait parlé, qu’il avait respiré l’air de mon cher home ! En l’écoutant, il me semblait être soudain rapprochée de vous tous !
« Aussi, je l’ai remercié de tout cœur du plaisir qu’il me procurait ; et lorsque, hier soir, il m’a demandé si je lui permettrais de faire, de mon portrait, le sujet de sa prochaine aquarelle, j’ai bien vite accordé mon consentement, avec l’approbation de lady Graham, qui se montre pour moi une charmante amie.
« Toutes deux, nous ne nous quittons guère. Le matin, nous faisons de longues promenades, surtout à cheval, et en nombreuse société, car lady Graham a beaucoup d’amis à Cannes. Et me voici redevenue une intrépide écuyère comme autrefois, en Amérique, quand j’étais petite fille !… Puis, dans l’après-midi et le soir, j’accompagne lady Anne dans le monde, ou bien je l’aide à recevoir chez elle, ce qui ne m’ennuie pas du tout !… Mais cela, maman, je vous l’avoue bas, très bas, parce que vous allez trouver, en m’entendant parler de la sorte, que je ne suis pas une personne raisonnable !…
« Enfin, quand nous sommes seules, nous faisons de la musique ; lady Anne adore Wagner, moi, Schumann, mais n’importe ! nos préférences particulières s’accommodent fort bien de leur rencontre ; ou bien nous lisons, et je suis en train de lier connaissance un peu avec Shelley, Tennyson et même Browning ! Voyez, mère, quelle femme lettrée je vais devenir !…
« Mais toutes les distractions possibles ne peuvent me faire oublier que je suis séparée de vous tous !… Dès que j’ai un instant de solitude, je reprends vos chères lettres et alors, pendant un moment, je crois me retrouver auprès de vous, je revois mon home et je recommence à y vivre…
« Mère chérie, je vous sens toujours tourmentée et triste, bien que vous ne me le disiez pas. Et c’est le plus cruel de mes regrets de n’être pas auprès de vous pour vous distraire un peu, pour vous montrer combien je vous aime ! La seule chose qui puisse me consoler, c’est la pensée qu’en restant ici, je vous suis utile…
« Maman, ma chérie, ne perdez pas courage, je vous en supplie. Distribuez tous mes baisers à père, aux enfants, et gardez pour vous tout ce qu’il y a de meilleure tendresse dans le cœur de
« Votre Suzy. »
Encore une fois, Mme Douvry avait lu jusqu’au bout le message de Suzy ; et sa pensée s’était si bien enfuie auprès de l’enfant, qu’elle tressaillit en entendant ouvrir le porte du salon et annoncer :
— M. Vilbert.
— Ah ! André !… C’est une bonne surprise de vous voir ce soir ! fit-elle avec son sourire d’une douceur triste.
— Je ne vous dérange pas ? madame. Je ne resterai d’ailleurs qu’un moment, dit-il, un peu hésitant sur le seuil du salon. M. Douvry va bien ?
— Oui, merci, il est à un rendez-vous d’affaires et je l’attends !
« Toute seule ! » pensa André avec un ressouvenir des joyeuses soirées de l’hiver précédent, alors que Suzy était là, si rieuse qu’elle semblait emplir de gaieté toute la pièce.
Avant le départ de Suzy, André avait cru qu’il lui serait horriblement pénible de revenir dans le petit salon oriental où elle ne serait plus, de voir le cadre resté le même, elle, disparue.
Mais il s’était bientôt aperçu combien, au contraire, il lui paraissait bon de se retrouver dans le milieu qu’elle aimait. Ainsi, il se sentait un peu rapproché d’elle, il entendait parler de ce qui la concernait. Quelquefois même, Mme Douvry lui lisait quelques fragments des longues missives de la jeune fille, dans lesquels, certains jours, se trouvait un mot de souvenir pour lui !… Un pauvre petit mot bien court, mais André savait se contenter de peu.
— Avez-vous eu des nouvelles de Mlle Suzanne ? madame, demanda-t-il, prenant le siège que Mme Douvry lui indiquait près d’elle.
Il n’ajouta pas que c’était dans l’unique but d’en avoir qu’il était venu ce soir-là chez Mme Douvry.
— J’ai reçu ce matin une lettre de Cannes qui m’a réconfortée. Heureusement, l’exil de ma pauvre Suzy a beaucoup de douceurs et elle a été toute contente d’entendre parler de nous par M. de Flers… Mais il paraît que je sais bien mal dissimuler, car, en dépit de mes soins, je laisse deviner à Suzy mon souci croissant.
— M. Douvry n’a-t-il encore rien en vue ? interrogea André avec un vif intérêt.
— On lui propose plusieurs positions absolument inacceptables et dans des conditions dérisoires, répondit Mme Douvry, laissant tomber son ouvrage d’un geste de suprême lassitude. La seule qui serait avantageuse nous entraînerait à Saïgon, et nous ne pouvons songer à y emmener les enfants. Ils ne supporteraient pas le climat !
André jeta un regard sur le visage délicat de Mme Douvry, songeant qu’elle non plus ne pourrait guère résister à l’épuisante chaleur. Mais il n’osa rien dire, car, changeant tout à coup de ton, Mme Douvry reprenait, presque gaiement :
— André, je ne m’en étais pas encore aperçue… Est-il possible !… Vous êtes en tenue de soirée !… Allez-vous donc dans le monde ?
Il eut un sourire qui mit une singulière clarté sur son visage austère.
— Vous ne vous trompez pas, madame. Je sacrifie ce soir à Satan et ses pompes, dit-il d’un ton de confusion drôle. J’ai reçu une invitation pressante de mon illustre professeur des Beaux-Arts, Hugues Mersen, et je me suis laissé faire violence.
Mme Douvry le considérait tout amusée, l’esprit un instant détendu.
— André, il me faut vous entendre pour vous croire ! Et à quelle sorte d’exercice allez-vous vous livrer chez Hugues Mersen ?
— Il paraît que l’on dansera ! répliqua-t-il d’un accent de résignation.
— Et vous allez danser ? Vous, André !… Vous savez ?
— J’ai su au temps jadis, avoua-t-il, riant malgré lui.
Auprès de Mme Douvry, il oubliait toute sa timidité.
— Pour plus de sûreté, je n’inviterai que les pauvres jeunes filles délaissées, celles qui sont peu exigeantes sur la qualité de leurs danseurs, et, de la sorte, je risquerai moins de faire des mécontentes !…
Il s’interrompit et demanda un peu anxieux :
— Vous ne me trouvez pas trop ridicule ? madame.
— Oh ! certes non, mon ami. Je pense même que vous allez vous faire bénir des maîtresses de maison. Mais je m’étonne de votre soudain désir de connaître la vie mondaine. C’est une vraie conversion.
— Je ne sors pas de ma retraite pour mon plaisir, commença André.
— Alors ? Je ne comprends plus du tout.
— J’en sors par raison, parce que j’ai compris que j’étais une espèce de sauvage, qu’il fallait me civiliser si je voulais…
Il s’arrêta brusquement.
— Si vous vouliez conquérir tout à fait le cœur de la folle petite fille qui nous est chère à tous deux, continua Mme Douvry, levant vers le jeune homme son regard profond. Mon enfant, Suzy m’a tout dit…
— Et vous me pardonnez de lui avoir parlé ? pria-t-il, la voix soudain tremblante.
Jamais encore, elle ne lui avait donné cette appellation : « Mon enfant ! » D’ordinaire, elle disait : « André » ou « mon ami ».
— Vous pardonner… quoi ?… D’avoir voulu épargner à Suzy un éloignement qui la désolait ; de lui avoir montré une affection dont elle pouvait être fière ? Mon enfant, je vous remercie d’avoir songé à elle !… Et c’est pourquoi, finit Mme Douvry plus bas, j’aime à parler de Suzy avec vous !…
Elle se tut. André attendait, avide d’entendre un mot d’espoir. Mais Mme Douvry reprit seulement, d’un ton moitié plaisant, moitié ému :
— Autrefois les chevaliers, pour conquérir leur dame, s’en allaient à la recherche du Saint Graal. Aujourd’hui, ils doivent se soumettre à des épreuves moins austères, mais tout aussi dures, n’est-ce pas ? André.
Il eut ce sourire très jeune qui éclairait parfois ses traits rudes.
— Qu’importe ? Si je puis conserver un peu d’espérance… Vous me le permettez…? madame. Je vous en supplie !
— Mon enfant, je souhaite de toute mon âme que Suzy comprenne un jour avec quelle confiance je vous la donnerais !
André fût volontiers resté encore des heures à causer ainsi. Mais ses débuts mondains le réclamaient. Seulement, s’il ne s’ennuya pas mortellement au bal d’Hugues Mersen, ce fut grâce au souvenir de sa conversation avec Mme Douvry, dont il emportait du courage et de la joie pour longtemps. Elle lui avait été si douce, qu’il en recherchait encore les plus petits mots, quelques jours plus tard, dans le train qui l’emportait vers Amiens, voir sa mère.
C’était un des rares plaisirs d’André, que ces voyages réguliers à Amiens. Lui qui, à Paris, se renfermait dans une solitude monacale, jouissait délicieusement de ces heures passées, de temps à autre, dans la calme maison de province où tout était souvenir pour lui. Et ceux qui le jugeaient sur sa seule apparence, eussent été surpris de voir quelle affection tendre, cet homme, réputé froid, apportait dans ses rapports avec sa mère, bien qu’entre eux le niveau intellectuel fût loin d’être le même.
Mme Vilbert était une femme très simple, d’une sérénité inaltérable, profondément bonne, l’esprit peu cultivé mais dirigé par un sens large et juste. Enfermée dans le cercle de ses devoirs quotidiens, elle n’avait jamais désiré savoir rien d’autre de la vie, dans laquelle, toujours, elle avait cherché les chemins tout tracés et les plus droits.
Bien rarement, elle avait quitté sa ville d’Amiens où elle était née, s’était mariée, avait éprouvé toutes ses joies et toutes ses peines. Quelques fois, elle était allée à Paris ; et toujours en était revenue dominée par une impression d’extrême lassitude et d’ennui ; presque effrayée de l’agitation fiévreuse qu’elle y voyait, avide de retrouver la monotonie calme de sa vie habituelle.
Elle avait ardemment aimé son mari qui lui était supérieur comme intelligence, mais dont elle était l’égale par le cœur ; et, ensemble, ils avaient été heureux, appuyés l’un sur l’autre aux heures douloureuses, quand ils voyaient se fermer à jamais les yeux de leurs enfants.
Puis, à son tour, le père s’en était allé reposer dans l’oubli de toute chose. Dès lors, la tendresse de cœur de Mme Vilbert s’était concentrée sur le seul fils qui lui fût resté ; et elle l’admirait avec le même orgueil naïf que lui inspirait jadis son mari.
André, lui, éprouvait auprès d’elle une sorte de détente morale. Le calme souriant de Mme Vilbert rafraîchissait son esprit enfiévré par un travail constant et passionné. A l’avance, quand il se rendait à Amiens, il savait quels seraient l’ordre et l’emploi de sa journée ; et cette régularité même lui était un repos.
Quand, le dimanche, après sa visite chez Mme Douvry, il sortit de la gare d’Amiens, un beau soleil irisait les cristaux de neige qui poudraient les arbres, dressés bien haut vers le ciel bleu pâle.
Comme d’ordinaire, il s’en alla à la rencontre de Mme Vilbert, qui revenait de la grand’messe de la cathédrale, en compagnie d’une vieille dame, sa voisine, laquelle s’éloigna discrètement, avec force saluts, dès qu’elle vit apparaître André.
— Mère, vous ne souffrez pas trop de ce terrible froid ? interrogea-t-il affectueusement quand le bras de Mme Vilbert fut passé sous le sien. Votre lettre s’est fait attendre cette semaine et je commençais à être inquiet.
Elle lui répondit, levant vers lui des yeux contents. Et, tout à leur causerie, ils revinrent à travers les grandes rues froides, presque désertes, vers la petite maison du boulevard Jules-Verne qui longeait le chemin de fer.
Le couvert était déjà mis dans la salle à manger donnant sur le jardin, si plein de roses en été, aujourd’hui voilé par la neige. Le feu clair qui flambait dans la cheminée allumait des reflets étincelants sur le cristal des verres. Et André s’assit à la place même qu’il avait occupée de temps immémorial, alors même qu’il était petit garçon et considérait avec un intérêt ardent le tableau suspendu au-dessus de la cheminée : un pauvre cerf poursuivi par des chiens, sous un ciel d’orage.
Absorbée par le plaisir qu’elle éprouvait à posséder son fils, Mme Vilbert ne se lassait pas de l’interroger.
Puis, ce fut au tour d’André d’écouter. Il s’intéressa de fort bonne grâce au récit des événements qui occupaient la société amiénoise ; depuis les remarquables sermons faits par l’abbé Ravin à la cathédrale, jusqu’au scandale de la rue des Trois-Cailloux, — une lutte homérique entre trois civils et deux soldats de la garnison ; — enfin à la découverte, près de Doullens, de terrains remplis de phosphate, dont l’exploitation allait demander des ingénieurs.
Ce dernier mot fit tressaillir André. Il pensait à M. Douvry.
— Croyez-vous, mère, interrogea-t-il, qu’il soit cherché des ingénieurs pour cette entreprise ?
— Je ne sais, mon enfant, je suis peu au courant des affaires. Mais ta tante Sylvie pourrait te renseigner à ce sujet. Elle connaît l’un des principaux propriétaires de ces terrains. André, tu ne manqueras pas d’aller la voir tandis que je serai aux vêpres. Elle sait que tu es à Amiens, et elle compte sur ta visite.
— Oui, mère. Mais auparavant, si vous y consentez, je pourrai vous accompagner jusqu’à l’église.
Le visage paisible de Mme Vilbert s’éclaira, mais elle dit en hésitant :
— C’est que, mon enfant, cela te détournera de ton chemin, je vais aux Ursulines.
— Qu’importe, mère ; les courses d’Amiens ne sont pas bien longues ! Et puis, je viens pour vous voir, je désire profiter de vous le plus possible !
Tout en parlant, il s’était un peu penché et ses lèvres effleurèrent les cheveux blancs de Mme Vilbert, qui ne protestait plus contre la proposition de son fils.
Il la conduisit, en effet, aux Ursulines. Puis, il prit sa course à travers les boulevards où le vent s’engouffrait, mordant et âpre, rougissant le visage des rares promeneurs qui arpentaient, en conscience, la traditionnelle promenade du dimanche ; et il arriva bientôt devant la maison de tante Sylvie, située vers le faubourg, tout à l’extrémité de la rue Laurendeau.
Ce fut la vieille demoiselle elle-même qui vint ouvrir :
— Ah ! André ! Mon ami, je suis bien contente de te voir ! Entre vite, tu dois être glacé ! Viens par ici. Avant de s’en aller au Salut, ma vieille Flore m’a fait un bon feu au salon !
Décidément, elle ne changeait pas, la tante Sylvie. Aussi loin qu’il se la rappelait, André la voyait toujours la même : très replète, un visage plutôt pâle où tranchaient des lèvres bien rouges ; de petits yeux vifs, couleur de café, qui regardaient curieusement gens et choses ; et des bandeaux d’un brun éternel — et pour cause ! — toujours lisses sous le bonnet de tulle noir à rubans violets.
Trottant menu devant André, elle l’introduisit dans la pièce qu’elle appelait pompeusement le « salon » et dans laquelle se trouvaient deux personnes : un gros, très gros monsieur, et une longue jeune fille jouissant de grands pieds, de grandes mains et d’une chevelure rousse serrée en petites nattes maigres, à l’abri d’un chapeau dont la forme était aussi peu moderne que possible.
— Mon neveu André, de Paris, annonça Mlle Sylvie, entrant dans la pièce, suivie du jeune homme.
Le gros monsieur et la longue jeune fille se levèrent et saluèrent profondément André, comme il convient de saluer une personne qui arrive de Paris.
— André, je ne sais si j’ai besoin de te présenter M. de Guillancourt et sa fille Anna, poursuivit Mlle Sylvie. Quand tu étais petit, tu as été bien souvent admirer, en compagnie d’Anna, la pièce d’eau et les faisans dorés de M. de Guillancourt !…
Probablement, André était à cette époque dans un âge trop tendre pour qu’il lui fût possible de se souvenir de rien, car il ne se rappelait d’aucune façon la pièce d’eau, les faisans dorés et la jeune Anna.
Aussi, se contenta-t-il de répondre par quelques mots vagues et aimables qui amenèrent une rougeur fugitive sur les joues de Mlle de Guillancourt.
— Comme cela nous vieillit de voir ces enfants si grands ! remarqua Mlle Sylvie du ton convaincu qui est de rigueur pour ces sortes d’exclamations. Ainsi, voilà Anna prête à sortir du Sacré-Cœur, bientôt en âge d’être mariée même !
— Ah ! fit poliment André, auquel la chose était fort indifférente.
Le gros M. de Guillancourt intervint. Il avait un air de paysan, avec des vêtements de citadin.
— Certes, je ne serai pas, à ce moment-là, en peine de l’établir, avec la fortune qu’elle aura !… Puis, je lui ai fait donner une instruction solide… Elle a obtenu son brevet ; elle joue du piano ; elle compose même de petits dessins, de petites peintures…
— Comme mon neveu justement, qui est un grand artiste !… Il a fait des œuvres que tout Paris connaît ! s’écria Mlle Sylvie avec orgueil.
Anna leva un regard d’admiration vers André. Elle n’avait l’air aucunement convaincue de ses propres mérites. Peut-être, après tout, se rendait-elle justice en les appréciant peu.
— Ma tante, je vous en prie, épargnez-moi ! dit André qui avait horreur d’entendre chanter ses louanges, surtout par Mlle Sylvie dont l’enthousiasme était expansif. Et, pour arrêter la bonne demoiselle dans son élan, il se tourna vers Anna et lui demanda :
— Vous aimez la peinture ? mademoiselle.
Elle devint rouge comme une cerise et répondit à voix basse :
— Oh ! non, monsieur. Je trouve trop de difficultés à l’apprendre !
Son père se lança à la traverse et déclara d’un ton doctoral :
— Mon enfant, tous les débuts sont durs !… Monsieur te le dira. Il a dû commencer par faire de petites choses laides avant d’arriver à peindre de beaux tableaux !… Pour réussir, il n’y a que la persévérance… Ah ! si je l’avais compris étant jeune, je serais plus savant aujourd’hui et je n’ignorerais pas, par exemple, ce qu’il en est réellement de la valeur de mes phosphates !
— Ta mère t’aura parlé de la découverte de ces terrains, André, n’est-ce pas ? fit avec obligeance Mlle Sylvie, toute prête à entamer un récit.
André trouvait tout à coup la conversation intéressante.
— En effet, ma tante. Monsieur possède-t-il donc quelque partie de ces carrières ?
— Oui, monsieur Vilbert, répliqua le gros homme s’agitant sur son fauteuil qui eut un craquement douloureux. Oui, monsieur Vilbert, et vous m’en voyez même bien embarrassé !… Il y a, paraît-il, à entreprendre là une grande exploitation ; c’est du moins ce que disent les gros propriétaires du pays, à commencer par mon voisin, un agent de change de Paris !… Mais voilà !… J’ai peur de me laisser tromper !… Je ne sais trop que croire !… Il me faudrait les conseils d’un ingénieur, et…
— Et vous n’en connaissez pas ? interrogea André très attentif.
— Pas le moindre ! Comment diable cela pourrait-il être ?… Je ne vois jamais que des fermiers !… Aussi je suis bien embarrassé, monsieur Vilbert.
— Je pourrais vous mettre en rapport avec un ingénieur très capable, commença lentement André.
M. de Guillancourt ne le laissa pas achever.
— Oh ! monsieur Vilbert, vraiment, vous consentiriez à faire cela ?… Ah ! je vous en serais terriblement reconnaissant ! Quel service vous me rendriez en m’adressant une personne en qui je puisse avoir toute confiance !… Que voulez-vous ?… Je n’entends rien à ces sortes d’affaires, moi !… Aussi je me méfie de tous ces beaux messieurs venus de Paris, qui sont toujours prêts à se moquer de nous autres, campagnards !… Ainsi, à la tête de notre commune exploitation, mon voisin l’agent de change désirerait placer quelqu’un de sa connaissance. Soit !… Mais je tiens à avoir aussi mon homme dans l’affaire. Et puisque vous me répondez de votre ingénieur…
— Comme de moi-même !
— Parfait ! parfait ! s’exclama M. de Guillancourt dont la bonne grosse figure était rayonnante. Monsieur Vilbert, je sais que vous êtes un garçon sérieux, et je me fie volontiers à vous !… Je vous serai très obligé si vous voulez bien m’envoyer votre ami !…
Ah ! certes oui, André voulait bien ! Allait-il donc lui être donné de pouvoir offrir à M. Douvry une position d’avenir ? Une joie profonde l’envahissait à cette pensée… et aussi à l’idée que Suzy reviendrait peut-être bientôt, si le changement de situation de son père rendait inutile son exil à Cannes…
Et André, l’artiste rebelle aux questions d’affaires, écoutait ardemment les interminables discours de M. de Guillancourt sur la valeur de ses terres ; appliquait son esprit à saisir les explications du propriétaire sur la nature du sol, les expériences déjà faites, promettant de les transmettre à l’ingénieur désiré, auquel, si l’entreprise était avantageuse, serait peut-être confié un poste très important dans l’exploitation.
Bienheureux phosphates ! Quel brillant avenir leur souhaitait André !…
Jamais Mlle Sylvie n’avait vu à son neveu une telle animation. Aussi l’écouta-t-elle d’abord avec assez d’intérêt. Puis, peu à peu, elle trouva que la conversation prenait une allure trop savante et devenait, pour elle, lettre close. Alors elle se mit en devoir de causer avec Anna, sans s’inquiéter des réponses rares de la jeune fille qui enveloppait André de regards timides et admiratifs. Mlle Sylvie ayant infiniment de plaisir à parler, n’éprouvait pas trop de regret de voir son interlocutrice silencieuse.
Pourtant, tout à coup, elle se lassa de monologuer et entreprit d’interrompre la conversation d’André et de M. de Guillancourt. Dans ce but, elle alla, entraînant Anna, chercher dans les profondeurs de son armoire, un merveilleux sirop fabriqué par elle-même, dont elle donna, incontinent, la recette à Anna indifférente.
— Allons, messieurs, assez de science pour aujourd’hui ! fit-elle reparaissant avec la précieuse liqueur, et toujours suivie d’Anna.
Et à sa grande satisfaction, ses paroles amenèrent la diversion souhaitée. M. de Guillancourt, tout échauffé par sa longue causerie avec André et sa joie d’avoir en perspective la possession d’un ingénieur remarquable, se rapprocha avec empressement de la table, pour déguster le sirop de Mlle Sylvie.
Mais, à la grande déception d’Anna, André, lui, se prépara à partir.
— André, mon enfant, attends encore, tu n’es pas pressé, insista Mlle Sylvie. On te voit si rarement !… Reste un peu pour parler de tes tableaux avec Anna !
Rien que cette proposition eût fait fuir André. Aussi résista-t-il fermement aux instances de Mlle Sylvie.
D’ailleurs, il avait à donner cette très bonne raison que sa mère l’attendait à la sortie des Ursulines. Et, bon gré, mal gré, chacun dut s’incliner.
La neige s’était remise à tomber, et le vent éparpillait les flocons sous le ciel d’un gris pâle. Mais André ne s’apercevait de rien, la pensée toute remplie de l’espoir qu’il avait de pouvoir être utile à M. Douvry.
Tout en marchant sous la tourmente de neige, il songeait :
— Vous serez contente, Suzy, n’est-ce pas, lorsque vous apprendrez ce que le hasard a fait aujourd’hui ?… Si vous saviez combien je voudrais vous voir revenir heureuse auprès de votre mère ! ô ma chère petite Suzy !…
Mais en même temps, voici qu’André s’inquiétait de la présence de Georges de Flers à Cannes, près de Suzy ; car il se souvenait encore combien tous deux lui étaient apparus faits l’un pour l’autre quand il les avait vus ensemble à la gare, Suzy ayant dans les mains, les fleurs que Georges venait de lui offrir.
Et, tout à coup, voici qu’une envie folle saisissait André d’aller la trouver, de savoir ce qu’elle faisait, de la disputer, s’il le fallait, à ce Georges de Flers, en qui, maintenant, il pressentait un rival dans le jeune cœur de Suzy.
Tout songeant à elle, il pénétra dans la chapelle où l’attendait sa mère. A travers les vapeurs odorantes de l’encens, l’ostensoir flamboyait dans la lumière des cierges, et le chant grave de l’orgue montait avec les notes claires des voix d’enfants qui disaient le Tantum ergo.
André, debout à l’entrée de la chapelle, attendait la fin de l’office.
Soudain, il pensa que, dans ce jour de dimanche, Suzy avait dû pénétrer à l’ombre d’une église, comme lui-même, en ce moment, et il se sentit un peu rapproché d’elle. Dans les profondeurs de son esprit, il se mit à chercher les mots de prière qu’il disait autrefois quand il était enfant, et il essaya de les répéter, pensant qu’elle aussi les avait peut-être prononcés ce même jour.
La clochette tintait, courbant tous les fronts. André s’inclina ; et, aux prières qui s’élevaient avec l’encens, se mêla le cri de son cœur : « O Dieu ! donnez-lui le bonheur !… Faites-lui la vie douce et heureuse ! »
… Une heure plus tard, Mme Vilbert, assise à sa place d’habitude, près de sa table de travail, questionnait André sur l’emploi de son après-midi. D’ordinaire, le repos du dimanche était lourd à ses mains actives, mais quand elle avait son fils, elle ne songeait plus à rien désirer…
— André, tu ne me parles pas de Sylvie ? Ne l’as-tu pas rencontrée ?
Le jeune homme, que ses préoccupations nouvelles absorbaient, releva la tête brusquement.
— Oh ! si, mère. J’ai trouvé tante Sylvie, et même, chez elle, un M. de Guillancourt et sa fille qui…
— Anna de Guillancourt !… N’est-elle plus au couvent ?
— Je ne sais… Elle était sortie, je crois, fit André indifférent.
— Ah ! ah !… Et est-elle agréable, cette enfant ?
André se mit à rire.
— Mère, vous allez me trouver fort étrange, mais je me souviens à peine de son visage.
— Comment, mon fils, vous dédaignez les héritières ! répondit Mme Vilbert d’un ton de reproche affecté.
Au fond du cœur, elle, très désintéressée, aimait à voir son fils attacher une importance des plus secondaires aux questions d’argent, en dépit de leur modeste fortune.
— Si tu as vu M. de Guillancourt, reprit-elle, il a dû te parler de ses phosphates ?
— Oh ! oui, heureusement ! Mère, vous ne pouvez imaginer combien je le bénirai ainsi que ses terrains, si l’un et l’autre tiennent ce qu’ils promettent.
Mme Vilbert eut un regard étonné.
— Que veux-tu dire, André ?… Je ne comprends pas…
Alors André se mit à expliquer, avec une vivacité qui le transformait, les projets de M. de Guillancourt…
Sa mère l’écoutait attentive, un peu surprise de l’intérêt que son fils apportait à la réussite d’une affaire.
— Combien tu souhaites voir M. Douvry chargé de la direction de cette entreprise !… Tu as raison, d’ailleurs, mon fils. M. Douvry est un bon ami pour toi, n’est-il pas vrai ?
— Mère, chez lui, je retrouve une famille !
— Tant mieux, car tu dois être bien seul, parfois, à Paris ; si j’étais plus jeune, mon enfant, j’irais vivre près de toi !… du moins quelque temps ! Mais on ne déracine pas les vieilles plantes !
Mme Vilbert s’arrêta. La lampe était placée à l’autre bout de la chambre ; l’abat-jour en affaiblissait la clarté, et André distinguait seulement la silhouette toute sombre de sa mère, où se détachaient en lumière le visage pâle, encadré par les cheveux blancs, et les mains croisées sur la robe noire.
— André, reprit tout à coup Mme Vilbert, André, tu devrais te marier !
Le jeune homme tressaillit :
— Pourquoi me dites-vous cela ? mère, fit-il malgré lui.
— Parce que c’est ma pensée constante, mon fils. Je voudrais te voir un foyer. Tu as vingt-sept ans. Quand un homme arrive à ton âge, il est bon qu’il songe à se créer une famille. Ton père était plus jeune quand nous nous sommes mariés, et notre vrai bonheur à tous deux a commencé du jour où nous avons été unis. Mon fils, je voudrais te voir heureux ainsi.
André ne répondit pas. Devant ses yeux, subitement apparaissait le salon de la rue de Prony, Suzy assise devant le feu, son profil charmant découpé sur la lumière rouge des flammes.
— Pourquoi ne me dis-tu rien ? André, reprit Mme Vilbert. As-tu quelque raison de repousser ma demande ?
— Non, mère, vous allez au-devant de mon plus cher désir, dit-il avec une vibration profonde dans la voix.
Mme Vilbert releva un peu la tête et regarda le mâle visage de son fils, sa haute stature dont la clarté de la lampe dessinait les lignes vigoureuses. Une naïve fierté lui gonfla le cœur.
— Le jour où tu le voudras, André, tu trouveras femme bien vite. Tu es un beau garçon comme l’était ton père !
André fit un mouvement pour arrêter Mme Vilbert. C’était une ironie pour lui de l’entendre parler de la sorte… Mais elle ne vit pas son geste et continua :
— Laisse-moi te chercher, ici, une fiancée, mon enfant. C’est une grâce que je te demande, un peu pour moi, parce qu’ainsi, j’aurai l’espoir de te voir plus souvent à Amiens…
Elle s’exprimait la voix un peu anxieuse, craintive de l’effet que sa prière produirait sur son fils. Mais son accent était plein d’une tendresse émue.
André vint s’asseoir tout près du fauteuil de Mme Vilbert, pris d’un grand désir de lui parler de sa plus chère pensée.
— Mère, écoutez-moi. J’aime une jeune fille de toutes les forces de mon cœur.
— A Paris ?
— Oui, mère.
Mme Vilbert se tut. Elle réfléchissait. Dans une lueur subite, elle comprit.
— André, c’est Mlle Douvry que tu aimes ?
Il inclina lentement la tête.
— Avec vous, mère, elle m’est plus chère que tout au monde.
La mère tressaillit. Sans doute, elle souhaitait ardemment voir André uni à la femme de son choix. Mais elle ne croyait pas déjà venu le jour où elle n’occuperait plus seule le cœur de son fils ; et une secrète angoisse l’étreignit.
Elle continua pourtant, dominée tout de suite par l’instinct dévoué de son amour maternel :
— Alors, André, pourquoi n’épouses-tu pas cette jeune fille ?
— Je l’ai priée de m’écouter, un soir…
André s’arrêta.
— Et elle n’a pas voulu ?
— Elle allait partir pour Cannes parce que son voyage était utile aux siens, et il était trop tard pour qu’il me fût possible de plaider ma cause… Elle ne pouvait se décider aussi promptement, et j’attends son retour avant de perdre tout espérance…
Mme Vilbert écoutait avec son cœur, sentant quel désir profond gardait André d’obtenir un jour l’amour de Suzy.
— Comme il me semble bon, mère, de prononcer son nom devant vous !
Mme Vilbert sourit. Peut-être dans son souvenir, passait-il la vision du temps où elle était une jeune fiancée, aimée certes autant qu’André aimait Suzy.
Sa main pâle caressa les cheveux de son fils, assis sur un siège bas, près d’elle, comme autrefois, alors qu’il était petit garçon.
— Parle-moi d’elle, mon enfant, afin que moi aussi je la connaisse, dit-elle doucement.
Et dans le calme de la chambre maternelle où flottait un parfum vague d’iris, tandis qu’au dehors la neige épandait ses blancheurs, André, très longtemps, parla de Suzy.
Sur le bord de la mer violemment bleue, que le soleil pailletait d’étincelles, les voitures avançaient en deux files sous une pluie de fleurs, anémones, violettes, lilas, tubéreuses, qui s’entrechoquaient dans la mêlée d’une joyeuse bataille, emplissant l’air de leurs senteurs confondues.
Car c’était un vrai combat que celui qui se livrait ainsi, de voiture à voiture, entre les curieux réfugiés sur les estrades et les intrépides qui luttaient à pied avec une ardeur passionnée, mais un combat joyeux et chevaleresque dont les projectiles couvraient le sol de leurs pétales parfumés.
Et sans cesse les équipages passaient, toujours fleuris, quelques-uns étant de véritables merveilles qui attiraient les acclamations enthousiastes de la foule.
— Bien réussi, cet attelage !… Voyez donc, de Flers, dit un jeune homme dans un groupe masculin très élégant dont la provision de fleurs — des plus respectables — s’était déjà plusieurs fois épuisée.
— Mais, n’est-ce pas la voiture de lady Graham ?… En effet !… Regardez !… Voici lady Graham avec sa jolie amie, Mlle Douvry !… Vite, des roses pour elles !
En effet, la voiture de la jeune femme faisait brillante figure, transformée en une immense corbeille d’orchidées. Il y en avait une profusion, de ces fleurs étranges ; cernant les contours, cachant les angles, elles retombaient en grappes sur les coussins, enlaçaient les roues, montaient aux harnais des chevaux, entouraient le fouet même de leurs tiges élégantes. Devant lady Graham et Suzy s’épanouissait une moisson de fleurs de toutes sortes, dans laquelle, sans cesse, elles puisaient, surtout Suzy, qui s’amusait de ce jeu nouveau, avec la vivacité d’une enfant.
— Monsieur de Flers, à vous ! cria-t-elle joyeusement, comme le jeune homme, opérant une savante manœuvre, avançait vers la voiture, immobilisée un instant par la foule.
Il riposta à la pluie de narcisses qui s’abattait sur lui ; et une vraie bataille s’engagea entre eux, combat partiel dans la mêlée générale.
Puis, comme elle s’arrêtait un peu haletante, il se rapprocha, et, après avoir félicité lady Graham sur la décoration de son équipage, il demanda :
— Mademoiselle Suzanne, êtes-vous satisfaite de votre journée ?… Est-ce bien ainsi que vous vous figuriez le carnaval ?
— A peu près !… Mais je ne croyais pas possible de m’y amuser autant !… Dès ce soir, j’en écrirai la description à maman !…
Il sourit de voir combien, au milieu même de son plaisir, elle restait la même, toujours occupée de la pensée de sa mère. Elle était charmante ainsi dans son cadre d’orchidées, les yeux étincelants, ses petites dents mordillant ses lèvres, tandis qu’elle fourrageait dans la jonchée odorante éparse devant elle. Et une exclamation involontaire vint à Georges :
— Vous avez l’air de la jeunesse elle-même ! Si j’avais ici mes pinceaux, je vous supplierais de daigner me servir encore une fois d’inspiratrice. Vous finirez par faire de moi un véritable artiste, mademoiselle Suzanne.
Un imperceptible éclair de contentement courut dans les prunelles brunes de Suzy, mais elle répondit, tout ensemble confuse et malicieuse :
— Je ne sais si pareil honneur m’est réservé ! Mais en attendant, je suis très flattée de la confiance que vous me témoignez !
Lady Graham écoutait, amusée. Elle dit gaiement :
— Darling, ne rougissez pas et laissez-moi vous déclarer que je comprends fort cette confiance de M. de Flers, car, enfin, le portrait qu’il a fait de vous restera une de ses plus jolies toiles !
Georges ne protesta pas, et Suzy non plus ; d’autant qu’elle était fort occupée à se défendre contre les projectiles odorants qui lui arrivaient de toutes parts.
Alors, comme le voiture faisait un mouvement, prête à se remettre en marche, lady Graham demanda :
— Monsieur de Flers, vous retrouverons-nous tout à l’heure chez la princesse de Samiens ?… Elle a, même aujourd’hui, son five o’clock et nous allons oublier, quelques instants, chez elle, toute cette cohue !
Avec l’air de vouloir faire une nouvelle provision de fleurs, Suzy se détourna. En réalité, elle attendait la réponse de Georges, et sa mine distraite n’était pas bien sincère… Elle aimait… assez à rencontrer Georges de Flers partout où elle allait !
— Mme de Samiens m’a fait honneur de m’inviter à être de ses hôtes aujourd’hui, et j’espère, madame, avoir le plaisir de vous retrouver chez elle dans quelques instants.
Suzy garda son air sage de jeune fille bien élevée, mais ses yeux prirent une expression très satisfaite sous l’ombre des cils et elle répondit par un joli sourire au salut d’adieu de Georges de Flers.
La présence, à Cannes, de M. de Flers était douce à Suzy. Entourée d’étrangers, se sentant un peu isolée en dépit du cordial accueil de lady Graham, elle avait éprouvé une véritable joie de l’arrivée de Georges, parce qu’il lui était un lien avec ceux qu’elle avait quittés. Il les connaissait, elle pouvait lui parler d’eux. Puis, tous deux, ils avaient vécu de la même vie au Castel, et elle éprouvait un plaisir profond à rencontrer, étant loin des siens, quelqu’un à qui elle pouvait dire : « Vous souvenez-vous ?… » en réveillant une image du passé.
Elle s’apercevait bien aussi — les petites filles ont des yeux excellents — que Georges ne redoutait pas sa société, au contraire !… Et en effet, sa vivacité, sa fraîcheur d’impressions plaisaient au dilettantisme de M. de Flers ; elles l’intéressaient et le charmaient, en l’étonnant, lui, si blasé.
Aussi, très volontiers, il demeurait auprès d’elle, trouvant, à l’entendre causer, la même jouissance qu’il avait à fixer sur une toile, les traits de son délicieux visage, à écouter son jeu d’artiste, quand elle interprétait les œuvres qu’elle aimait… Le parfum de jeunesse qui flottait autour d’elle lui paraissait charmant à respirer et, sans qu’il le soupçonnât, s’insinuait peu à peu en lui.
Suzy était trop naïve, trop franche, pour comprendre l’âme compliquée de Georges de Flers. Elle l’accueillait tel qu’il se présentait à ses yeux, toujours d’une exquise courtoisie, l’entourant de discrets hommages dans lesquels elle sentait plus que de la politesse… Et c’est pourquoi toute l’amertume de son séjour à Cannes s’en était allée, pourquoi elle jouissait ardemment de la folle animation de cette journée de carnaval !
La voiture de lady Graham avait quitté la file et se dirigeait vers l’une des plus belles villas qui bordaient la promenade des Anglais. Au moment où les chevaux s’arrêtaient devant la grille, une voix dit à côté de Suzy :
— Voulez-vous bien accepter l’hommage d’un vieil ami ? mademoiselle Suzanne.
Et en même temps, une panerée de roses, de narcisses et de mimosas ruisselait sur les genoux de la jeune fille.
Elle se détourna brusquement, et un cri de surprise lui jaillit des lèvres.
— André Vilbert !… Oh ! est-ce vous, vraiment ?… Ici, à Cannes, en plein carnaval ! Est-ce possible ?
Oui, c’était bien lui qui la contemplait, une joie profonde dans le regard !
Il répondait :
— Voilà près d’une demi-heure que je vous suis, sans parvenir à arriver jusqu’à vous !… J’ai tenté d’aller vous voir à Cannes, et j’ai appris que vous étiez ici… Alors, je suis venu…
Lady Graham regardait toute surprise. Suzy présenta rapidement :
— Monsieur Vilbert, un des meilleurs amis de ma famille. O chère lady Anne, puis-je prier M. Vilbert de venir me faire visite demain ? je serais tellement heureuse d’avoir des nouvelles de tous à la maison !…
— Certes oui, dearest, répliqua affectueusement la jeune femme.
— Alors, monsieur André, c’est chose convenue ! Je vous attends demain, demain matin, car dans la journée nous serons à Nice pour la bataille des confetti…
Ah ! bien volontiers, André promit… Depuis si longtemps, il était privé de sa présence !… Et tant de fois il avait songé au moment où il se retrouverait près d’elle !
Aussi, perdu dans la foule, il la suivit des yeux, tandis qu’avec lady Graham, elle atteignait le seuil de la villa Samiens. A ce moment, un homme d’allures très élégantes approchait et les rejoignit…
André n’avait vu qu’une seule fois Georges de Flers !… Pourtant, il n’hésita pas une seconde à le reconnaître !… Le jeune homme s’était effacé pour laisser pénétrer lady Graham et Suzy, puis il entra à son tour et la grille retomba derrière eux.
Alors, soudain, il parut à André que Suzy était maintenant loin de lui et une ombre indéfinissable assombrit le bonheur qu’il avait eu à la revoir !
Les heures, le lendemain, lui semblèrent bien lentes à passer jusqu’au moment où il crut pouvoir se présenter chez lady Graham.
Suzy l’attendait depuis longtemps. C’était pour elle un tel bonheur de penser qu’elle allait entendre parler de son cher foyer ! Cette idée avait éclairé toute la fin de sa journée, la veille, et remplissait son jeune cœur d’un frisson de joie comme si la présence d’André lui eût apporté quelque chose du parfum et du charme de son home.
Mais la matinée avançait, le jeune homme ne paraissait pas, et elle commençait à désespérer de le voir, quand la carte d’André lui fut apportée. Elle eut alors un « enfin ! » si expressif qu’il était vraiment dommage qu’André ne pût l’entendre, car il en eût emporté du bonheur pour longtemps !
Mais les premiers mots qu’elle lui adressa valaient bien cet « enfin !… »
— Oh ! monsieur Vilbert, que je suis contente de vous voir ! fit-elle avec un élan sincère qui dilata le cœur d’André.
Et la vie lui apparut, en cette minute, aussi lumineuse que le rayon de soleil qui jouait à ses côtés sur les têtes d’or des mimosas.
— Comment êtes-vous ici ?… Oh ! racontez-moi le plus de choses que vous le pourrez !… Parlez-moi de maman, de père, des enfants, de la maison !…
Quelle vibration tendre avait sa voix quand elle disait ce mot « la maison » !
André sourit.
— Que de réponses à vous faire ! mademoiselle. Par où vais-je commencer ?… De qui, d’abord, vous donnerai-je des nouvelles ?… De madame votre mère ?… Je l’ai vue peu d’heures avant mon départ pour le Midi et c’est elle qui m’a encouragé à oser venir vous voir !…
— Encouragé ! Quel vilain mot !… S’agissait-il donc d’accomplir une chose terrible ? fit-elle d’une manière amicale et malicieuse.
Elle se tenait assise devant lui, un peu inclinée dans une jolie attitude d’une grâce familière, avide de l’écouter.
— Je craignais d’être indiscret…, commença-t-il.
Elle se rappela brusquement combien elle le connaissait timide et pensa que c’était, pour lui, un grand acte de bravoure de s’être aventuré chez lady Graham.
— Comme cela est bon à vous d’avoir eu pitié de mon exil !… Vous pensez toujours à ceux qui ont besoin de vous !… Maman m’a écrit combien vous avez été attentif auprès d’elle et de mon père durant ces derniers mois !… Je vous en remercie beaucoup !…
— Ce que je pouvais était bien peu de chose, et j’ai été si heureux de le faire !
Elle l’enveloppait du regard affectueux de ses grands yeux limpides. Elle était réellement très contente de le voir, — contente parce qu’il parlait des siens…
Et elle interrogeait, toujours animée :
— Alors mon père est satisfait d’avoir la direction de cette exploitation de phosphates ? J’ai été bien tourmentée tant que l’affaire est restée en suspens, tant qu’il croyait avoir obtenu seulement une mission de quelques mois pour examiner ces carrières… Aussi le jour où j’ai appris que la nomination était chose faite, je l’aurais volontiers annoncé à tout le monde, tant j’avais de la joie plein le cœur ! Heureusement M. de Flers s’est trouvé sur mon chemin, comme toujours disposé à entendre mes récits, et je lui ai bien vite appris mon bonheur !
— M. de Flers ? interrompit André malgré lui.
— Oui, ne le connaissez-vous pas ?… Il était hier avec nous à la bataille des fleurs ! Il se montre toujours si aimable pour moi que, vraiment, je me suis habituée à compter sur lui comme sur un véritable ami.
Une contraction serra les lèvres d’André. Mais Suzy ne le remarqua pas, tout entière occupée par le souvenir de ceux qu’elle aimait, et elle poursuivit :
— Savez-vous pourquoi maman ne m’a pas donné d’explications sur la façon dont s’est arrangée l’affaire des phosphates ?… J’aurais tant aimé à en apprendre tous les détails… Je désire être au courant des plus petits faits qui se passent à la maison… De cette manière, il me semble encore m’y trouver !
Oui, André connaissait la cause du silence de Mme Douvry. C’était sur son instante prière qu’elle n’avait point écrit à Suzy les démarches faites par lui afin de préparer la nomination de M. Douvry. Par-dessus tout, il redoutait que Suzy crût lui avoir la moindre obligation.
Si elle consentait un jour à devenir sa femme, il ne voulait pas que ce fût par reconnaissance.
Mais comme elle l’interrogeait des yeux, il répondit simplement :
— Madame Douvry aura pensé que le résultat seul des négociations vous intéressait.
— Sans doute, oui… C’est madame votre mère, je crois, qui a, la première, songé à mon père pour l’entreprise de M. de Guillancourt ?… Oh ! je voudrais la connaître pour lui dire combien je lui en suis reconnaissante !
— J’espère bien que vous la connaîtrez, fit-il avec une vibration profonde dans la voix.
Elle le regarda un peu interdite de son accent, mais elle ne le comprit pas. En le retrouvant soudain, c’était l’ami longtemps considéré comme un frère aîné, très bon, qu’elle avait revu en lui !… Elle ne songeait plus qu’un soir, il avait souhaité être davantage pour elle. Depuis qu’elle était à Cannes, depuis l’arrivée de Georges de Flers surtout, tant d’impressions nouvelles avaient distrait sa pensée de ce souvenir !… Aussi elle continua :
— Je m’aperçois que vous ne m’avez pas encore expliqué par quel miracle vous êtes ici !
— Le miracle, si miracle il y a, est dû à l’architecture, fit-il en souriant. J’ai été chargé de surveiller les travaux de réparations d’un château du Dauphiné, presque historique…
Elle l’interrompit :
— C’est vrai, je me souviens, maman m’a raconté cela dans une de ses lettres…
Mais ce que Mme Douvry n’avait pas dit, ce qu’André seul savait, c’est de combien de diplomatie, il avait usé, pour obtenir que sa mission ne fût pas remise au printemps, alors que Suzy ne serait plus à Cannes.
Il poursuivit, voyant qu’elle attendait :
— Alors, quand je me suis vu en Dauphiné, j’ai pensé que je ne me trouvais plus bien loin du vrai Midi, de Cannes, et la tentation a été si forte, que je n’ai pu résister au désir d’y venir…
— Pour assister au carnaval !
— Pour vous voir ! dit-il de sa voix aux notes graves.
Une flambée rose monta au visage de Suzy. Il n’y avait pas le moindre accent de madrigal dans les paroles d’André. Il s’était exprimé avec son habituelle simplicité, mais quelque chose de sincère et d’absolu y vibrait qui, subitement, réveilla dans la pensée de Suzy le souvenir oublié, et elle demeura une seconde saisie, comme si elle avait, pour la première fois, entrevu la profondeur de cette affection qu’elle avait repoussée sans la comprendre. Mais aujourd’hui, encore moins que jadis, elle pouvait y répondre. Son âme restait loin de celle d’André. Et une anxiété s’empara d’elle, devant la crainte qu’il ne lui reparlât du passé.
Aussi, elle reprit hâtivement, sans trop savoir même ce qu’elle disait :
— Avez-vous été content de votre journée, hier ?… Ne trouvez-vous pas que le carnaval est une invention charmante ?
— Vous y avez trouvé beaucoup de plaisir ? mademoiselle.
Il avait repris le ton de la causerie. Elle respira, et délivrée de son inquiétude, elle répondit gaiement :
— Oh ! beaucoup ! Mais je vous ai à peine remercié de la moisson de fleurs que vous m’avez adressée ! J’ai conservé le plus que j’ai pu de vos roses, et je les ai jointes aux violettes qui me venaient de M. de Flers !
André tressaillit à ce nom… Combien il montait facilement aux lèvres de Suzy !… Et de même que la veille, il éprouva l’impression qu’elle lui échappait.
Elle poursuivait, tout animée :
— Aujourd’hui nous allons assister à la bataille des confetti. Lady Graham m’a fait faire un domino comme le sien. Puis, j’ai mon masque !… Jamais de ma vie, je n’avais passé un carnaval aussi gai !
— Aussi vous allez tant vous plaire à Cannes que vous n’en voudrez plus revenir !
Elle répliqua vite, une flamme dans les yeux :
— Ceux que j’aime le plus sont à Paris. Je ne pourrai jamais regretter d’y revenir… Mais… mais j’aime Cannes, aussi… et j’y suis heureuse !
Sa voix avait pris une singulière douceur en disant ces derniers mots dont l’accent de conviction profonde frappa André. Une envie folle le saisissait de la questionner, mais elle n’en sut rien.
D’ailleurs, le tintement clair de la pendule qui tombait à travers le bruit de leur causerie les interrompit.
— Mon Dieu, est-il si tard déjà ?… Alors, lady Graham va venir me demander ! L’heure de notre départ pour Nice approche.
Et comme André se levait vivement, elle continua, en l’arrêtant :
— Attendez encore un instant !… Parlez-moi de la maison !… Cela me fait tant, tant de plaisir de vous entendre ! Je vais demander mon chapeau et mes gants et je les mettrai tout en vous écoutant, si toutefois je ne vous choque pas trop en agissant à votre égard avec une telle absence de cérémonie.
André n’était pas choqué du tout, au contraire !… Il était heureux qu’elle lui accordât quelques instants de plus !… Ces minutes passées près d’elle lui avaient paru s’écouler avec une effrayante rapidité et le mot d’« adieu » lui déchirait les lèvres.
Debout devant la glace, elle mettait maintenant son chapeau, la taille dessinée par sa robe claire, arrangeant avec une coquetterie naïve les cheveux souples qui frisonnaient autour de ses tempes ; et toujours questionnant André, insatiable de détails sur Mme Douvry, sur le foyer dont elle était loin et qu’elle n’oubliait pas une minute.
Mais André était distrait en lui répondant. Elle lui apparaissait différente d’elle-même, du moins de ce qu’il l’avait connue jusqu’à ce jour. Comme jadis, elle se montrait franche, spontanée, si amicale que, par instants, il pouvait se faire l’illusion de n’être plus un indifférent pour elle ! Mais combien le luxe qui l’entourait semblait son véritable cadre ! Vainement, il essayait de se la représenter dans la modeste petite maison de Mlle Sylvie…
La portière du salon se souleva et lady Graham parut, toute prête à partir.
André s’était levé. Il s’inclina devant elle, dans un salut dont l’élégante correction frappa Suzy. Comment autrefois avait-elle trouvé l’air gauche à André ?… Était-ce lui qui avait changé ou elle qui l’avait mal jugé ?
— Monsieur, dit lady Graham, je suis désolée de vous enlever une jeune fille qui éprouve tant de joie à vous entendre parler de chez elle. Mais l’heure du train nous réclame impitoyablement, et c’est une de ces puissances auxquelles on ne résiste pas… Seulement, si vous vouliez bien m’aider, nous pourrions peut-être trouver un moyen de remédier à ce contretemps. J’ai, ce soir, quelques amis qui viennent achever chez moi le carnaval, et s’il vous était possible de vous joindre à eux, je prierais Suzy d’appuyer ma demande.
Une exclamation joyeuse vint à Suzy, et elle se pencha caressante vers lady Graham :
— Chère lady Anne, vous avez toujours de délicieuses idées ! Monsieur Vilbert, vous acceptez, n’est-il pas vrai ? Je n’ai pas encore fini d’entendre vos récits sur tous ceux que j’ai laissés à Paris.
André n’avait aucune envie de repousser l’invitation qui lui permettait de passer une dernière soirée auprès de Suzy. Très simplement, avec cette aisance d’homme du monde que Suzy remarquait toute nouvelle chez lui, il remercia lady Graham.
Puis, descendant avec les deux jeunes femmes, il les mit en voiture, comme l’eût pu faire Georges de Flers lui-même ; et il resta, une seconde, sur le seuil de la villa, regardant fuir l’attelage qui s’éloignait, rapide.
Une dernière fois, Suzy s’était détournée pour lui envoyer un signe d’adieu. Et toute la journée dans la cohue du carnaval, il eut devant le regard l’image d’un petit profil souriant apparu sous l’ombre du grand chapeau de paille mordorée.
Des bonbons ! Des bonbons ! C’était le cri qui montait sans cesse dans l’air transparent et chaud à travers la mêlée des confetti. Et les petites balles de plâtre — de singuliers bonbons ! — passaient en sifflant, drues, cinglantes, pressées, s’attaquant à tous sans pitié, ruisselant des balcons décorés de banderoles et de fleurs, sur les dominos multicolores qui se coudoyaient sur les quais, les ponts, le Corso, la rue Saint-François-de-Paule.
Des chars passaient, étranges ou drôles ou charmants ; des grottes marines à l’ombre desquelles apparaissaient de mystérieuses naïades, dont les mains s’ouvraient pleines de confetti ; des gondoles vénitiennes ; des monstres bizarres dignes de l’Apocalypse ; de gigantesques fleurs qui s’avançaient gravement, faisant pleuvoir les petits bonbons de plâtre de leurs insondables calices ; des charrettes de moissonneurs où s’empilaient des gerbes de blé, piquées de coquelicots, sous les pieds de solides garçons, de belles filles brunes, artistement groupés comme dans un Léopold Robert… Et partout, c’était un papillotage de costumes, des oriflammes balancées par la brise, se découpant sur le bleu violent du ciel ; une rumeur joyeuse de fête, les accents d’une musique folle où se perdait le chant grave des vagues ; une foule grisée de gaieté ; sous un splendide rayonnement de soleil, la baie Saint-Ange miroitante au pied de l’Estérel dont les contours fuyaient dans un lointain vaporeux.
Des bonbons ! Des bonbons ! Toujours l’exclamation revenait aux oreilles d’André qui allait au hasard devant lui, ballotté par les remous de la foule ; tout ensemble lassé de cette agitation qui convenait mal à son esprit sérieux, et charmé, dans son goût d’artiste, par le pittoresque de la scène déroulée sous ses yeux.
Comme la veille, il passa devant la villa de la princesse de Samiens. Sur la terrasse, se pressaient de nombreux et élégants dominos ; et sous le treillis du masque, les visages féminins prenaient un charme de mystère.
Bien vite, il reconnut Suzy, mince sous son domino et aussi amusée de lancer des confetti que des fleurs, le jour précédent. Elle l’aperçut et, pendant un instant, ce fut entre eux une lutte acharnée qu’André termina courtoisement par l’envoi d’un bouquet, le drapeau blanc des combats de confetti.
Alors, il dut s’éloigner. Il n’avait plus aucun prétexte pour rester près d’elle, pas plus qu’il ne lui était permis d’aller la rejoindre dans le cercle brillant où elle se trouvait en ce moment, où Georges de Flers avait, lui, le droit de la retrouver. Et il continua sa promenade solitaire dans la ville en fête, pensant combien sa journée eût été différente s’il avait vu Suzy marcher à ses côtés.
Lady Graham, invitant André, lui avait annoncé que quelques amis se trouveraient chez elle, le soir. Mais heureusement pour lui, André avait acquis une certaine expérience mondaine durant cet hiver. Il commençait à savoir ce que, dans une certaine société, l’on entend par réunion intime, sans cérémonie. Et bien lui en servit, car son premier regard dans le grand salon de lady Graham lui montra une fort brillante assemblée, une cinquantaine de personnes, tout au moins, les femmes décolletées, les hommes en habit cravatés de blanc.
Tous écoutaient l’harmonie étrange d’une mélodie, jouée avec une science consommée. Une draperie cachait l’artiste à André. Mais il n’avait pas besoin de voir qui était au piano. Dès les premières notes arrivées jusqu’à lui, il avait reconnu ce chant, tantôt d’un rythme bizarre et follement rapide, tantôt alangui comme une plainte douloureuse.
Que de fois il l’avait entendu sous les doigts de Suzy, dans les soirées d’intimité complète chez Mme Douvry ! Car cette mélodie russe, vibrante comme un chant tsigane, était l’un des morceaux favoris de Suzy. Et justement pour cela, elle n’aimait pas à la jouer devant des étrangers.
Pourtant, ce soir, elle la livrait à la curiosité de ce public élégant, qui l’entendait les nerfs tendus par l’attention intense qu’éveillait son jeu d’artiste.
André, lui aussi, écoutait, oublieux soudain du milieu où il se trouvait, ramené vers le passé, au temps où elle jouait pour ceux-là seuls qui lui étaient chers. Il l’écoutait tout à la fois, fier de voir quel admirable talent elle possédait et presque jaloux de ce que le premier indifférent venu en jouissait comme lui !
Et certes les hôtes de lady Graham en jouissaient, car des applaudissements où la politesse n’avait rien à voir éclatèrent avant même que les derniers accords fussent tombés sous ses doigts, haletants, pressés, comme emportés par un tourbillon.
Puis, il se fit un mouvement dans la nuée d’habits noirs qui obstruait l’entrée du salon. Et André aperçut Suzy, debout auprès du piano, une lueur rose aux joues, tordant ses longs gants d’un geste distrait, tandis qu’elle répondait aux compliments enthousiastes qu’on lui adressait de toutes parts. Il aperçut aussi Georges qui se penchait vers elle et lui parlait en souriant. Elle se tourna un peu vers lui et ses lèvres s’entr’ouvrirent dans une expression de plaisir, laissant apparaître à demi l’éclair nacré des dents. Puis il lui offrit le bras pour la conduire vers un fauteuil qu’il lui avait avancé, mais ne s’éloigna pas encore et demeura debout devant elle.
André ne pouvait distinguer leurs paroles, mais il la voyait sourire, l’air amusé, et lui s’inclinait vers elle comme pour lui demander une grâce… Tous deux paraissaient éprouver le même charme, lui à prier, elle à écouter ! Enfin elle prit son carnet de bal, le lui tendit et il y écrivit…
Pas un détail de cette petite scène n’avait échappé à André, et une lourde tristesse s’abattit sur lui. Il se sentait isolé, d’ailleurs, dans cette élégante réunion où il était un étranger pour tous, excepté pour elle, qui ne songeait pas à lui. A peine lady Graham l’avait-elle reconnu quand il avait été la saluer.
Comment s’était-il imaginé qu’il pourrait, de nouveau, jouir de Suzy comme il l’avait fait le matin, dans ce même salon !… Pourquoi n’était-il pas parti emportant le souvenir de quelques bons instants passés auprès d’elle ?…
— Monsieur Vilbert, il faut, paraît-il, que la montagne aille à Mahomet puisque Mahomet ne vient pas à la montagne !… Ne voulez-vous pas me parler ce soir ?
Elle était là devant lui, le regardant de ses grands yeux clairs où luisait une flamme de gaieté.
— Je vous voyais très entourée et je n’osais aller encore vous présenter mes humbles hommages ! fit-il avec une imperceptible amertume dans la voix, qu’elle ne remarqua pas.
Elle répliqua d’un ton de reproche amical :
— Votre excuse est si mauvaise, que je ne l’accepte pas du tout !… Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?… J’ai bien le droit de faire toutes les suppositions, puisque si je n’étais venue vous trouver, vous vous montriez capable de rester ainsi toute la soirée enfermé dans votre solitude ! Vous savez que c’est très mal d’agir ainsi !
Il sourit un peu, la voyant si vive et si gaie. On eût dit qu’un souffle de joie errait autour d’elle.
— Je suis arrivé pendant que vous étiez au piano… Vous avez admirablement joué !
— Vraiment ?… Vous le trouvez, sans compliment ?… Alors, je vais joindre vos félicitations aux seules dont je veuille me souvenir ce soir !
« Lesquelles ? » pensa André. Il n’osa rien demander ; mais, encouragé par l’accent d’amical abandon de la jeune fille, il dit presque malgré lui :
— Autrefois, vous réserviez cette mélodie russe pour vos amis !
Une indéfinissable expression passa dans les yeux de Suzy. Elle secoua la tête :
— Jusqu’ici, lady Graham et quelques intimes l’avaient seuls entendue. Mais ce soir, tant de personnes ont insisté pour la connaître ! J’ai dû céder… D’ailleurs, je ne l’ai jouée que pour quelques-uns. Les autres…
Elle n’acheva pas, un pli de malice dédaigneuse soulevait sa bouche, et les battements légers de son éventail avaient l’air de rejeter ces « autres » loin, très loin derrière elle.
André ne répondit pas. La vision de Georges de Flers, debout auprès de Suzy, flottait devant ses yeux. Et il lui montait du fond de l’âme, un désir irrésistible de la questionner, de savoir… Quoi ? Il ne s’en rendait pas compte lui-même. Pourtant, il demanda, d’un ton qu’il s’efforçait de faire indifférent :
— Je suis sûr que M. de Flers apprécie cette mélodie un peu étrange.
— Oh oui ! Il l’aime beaucoup ! Chaque fois que nous faisons de la musique, il me demande de lui jouer ma Chanson russe… Elle lui a même inspiré quelques vers très jolis qu’il m’a offerts tout de suite… Et certes, ce soir, c’est bien lui qui a triomphé de mes refus !
André tressaillit. Il avait l’impression de voir devenir très haute, la mystérieuse barrière qui les séparait et derrière laquelle Suzy lui échappait, insaisissable. De nouveau, il se sentait timide comme autrefois devant elle.
En dépit de sa bonne volonté, il était resté inhabile à ce genre de causerie vive, ailée, faite de badinages, qui est le ton des réceptions purement mondaines ; son esprit sérieux s’y prêtait mal. Et il en souffrait ce soir-là, car il eût voulu se mettre à l’unisson de la fièvre de gaieté dont il la voyait animée depuis la pointe de son petit soulier de satin blanc jusqu’à la couronne de ses cheveux bruns, étoilés de narcisses.
Ce fut elle qui reprit :
— Vous êtes bien aimable d’être venu !… J’espère que le temps ne vous semblera pas trop long ! Tout à l’heure, on dansera, je vous présenterai à plusieurs jeunes filles, puisque je sais que vous ne dédaignez plus nos mondanités !… Entre parenthèses, c’est très bien de votre part ! Pour le moment, j’aimerais à vous faire faire connaissance avec M. de Flers…
— Oh ! mademoiselle…
— Pourquoi ce « oh ! » d’épouvante ? Mais oui, d’épouvante, répéta-t-elle avec un rire joyeux. Je suis sûre qu’en votre qualité commune d’artistes, vous vous entendriez très bien. M. de Flers vous ferait admirer les tableaux que lady Graham a transportés ici, de sa collection de Londres. Ah ! le voici justement qui passe… Monsieur de Flers !
Georges s’arrêta, cherchant qui l’appelait, et aussitôt, vint à elle.
— Monsieur de Flers, puisque l’on ne danse pas encore, voulez-vous être assez aimable pour montrer à M. Vilbert — un excellent ami de ma famille — les primitifs qui sont dans la galerie ? M. Vilbert est, comme vous, un fervent artiste !
Les deux jeunes gens échangèrent un salut, cordial de la part de Georges, froid de celle d’André.
Mais quand Suzy, un instant appelée par lady Graham, vint les retrouver, elle les aperçut devant une des toiles, lancés dans une chaleureuse discussion d’esthétique à laquelle tous deux semblaient trouver un égal intérêt.
Ils étaient debout l’un près de l’autre, et elle demeura stupéfaite de voir combien André supportait la comparaison avec Georges. Sans doute il n’avait pas la distinction raffinée de M. de Flers, mais il possédait quelque chose de plus mâle, de fort et de simple en même temps. Et quelle flamme d’intelligence brûlait dans son regard tandis qu’il s’exprimait avec une puissance et une vivacité de parole qu’elle ne lui connaissait pas. André Vilbert s’était-il donc transformé depuis quelques mois ?…
— Monsieur de Flers, lady Graham désire vous dire un mot, fit-elle, transmettant le message de la jeune femme. Je suis désolée de vous interrompre…
— Mademoiselle, veuillez croire que je suis toujours entièrement à vos ordres et à ceux de lady Graham… J’espère, d’ailleurs, que dans le courant de la soirée, je pourrai encore avoir le plaisir d’admirer les primitifs avec M. Vilbert.
Il s’éloigna comme l’orchestre entamait les premiers accords d’un boston. Aussitôt, quelques couples se levèrent et, à travers tout le salon, ce fut un frémissement joyeux dont Suzy, encore auprès d’André, subit l’atteinte.
Il la vit prête à lui échapper. Alors, rassemblant toute son audace, il demanda :
— Voulez-vous, mademoiselle, me faire l’honneur de m’accorder ce boston ?
— Ainsi, vraiment, vous dansez ?… La conversion est réelle ?
— Tout à fait réelle !… Et je serais bien fier que vous me permettiez de vous le prouver !…
Il avait un tel air suppliant, qu’elle consentit aussitôt.
— Soyez fier, alors ! dit-elle gaiement. Offrez-moi votre bras et ne perdons pas une mesure de ce boston !
Pour André, le meilleur moment de la soirée fut celui qui s’écoula tandis qu’elle s’appuyait sur lui, si légère qu’il la sentait à peine, appuyée sur son bras. Mais comme cet instant s’enfuit vite ! Aux yeux d’André, il eut la durée d’un éclair… L’orchestre se tut, les couples regagnèrent leurs places dans un froissement de robes, un murmure de paroles, de rires discrets. Et, de nouveau, André se retira à l’écart.
Suzy l’avait rapidement présenté à quelques jeunes filles. Très correct, il formula ses invitations qui ne furent pas repoussées, mais acceptées, il le comprit, par pure politesse, car il était un étranger, presque un intrus dans ce cercle où son nom plébéien faisait modeste figure.
Alors, il resta dans sa solitude, suivant des yeux tous les mouvements de Suzy qui ne songeait plus à lui, un peu grisée par le souffle de folle animation que le carnaval jetait dans l’air. Elle était fort entourée. Sans cesse, il apercevait de côté et d’autre, sa jolie tête brune dont les yeux étincelaient, larges ouverts. Une fois, puis deux, il la vit danser avec Georges et toujours, au bout de quelques tours, ils s’arrêtaient, laissant les autres couples continuer leurs évolutions rythmées. Ils causaient, Suzy effleurant à peine de sa main gantée le bras du jeune homme ; mais quelle confiance il y avait dans toute son attitude, dans la manière dont elle levait vers lui les yeux pour lui répondre !
Pauvre André, il n’avait même pas la consolation de savoir que Georges avait fait de lui un grand éloge à la jeune fille.
Isolé dans cette élégante réunion, il aurait voulu emporter Suzy dans ses bras robustes ainsi qu’une petite enfant ; la ramener à Paris auprès de sa mère ; l’arracher à ce milieu de luxe où il lui déplaisait de la voir, où il s’irritait de la savoir livrée à elle-même. Le désir l’obsédait de dire à Mme Douvry, dès son retour, qu’elle rappelât Suzy…
— Quel égoïste je fais ! pensa-t-il tristement. Pourquoi vouloir lui faire quitter Cannes ?
Ne s’y trouvait-elle pas placée dans une société où tous les noms étaient illustres et dignes de l’être ?… N’y était-elle pas bien accueillie, recherchée, même par ce beau Georges de Flers dont André ne pouvait méconnaître les brillantes qualités ?… Si Georges souhaitait lui donner son nom, pourquoi prétendait-il empêcher ce que, peut-être, elle appelait le bonheur !
Un découragement s’emparait d’André.
A quoi bon rester plus longtemps chez lady Graham ? Il ne lui fallait pas espérer causer davantage avec Suzy… Tout au plus, il obtiendrait d’elle un mot rapide et souriant, comme elle en disait à tous… Oh ! oui, mieux valait partir !
Pourtant, il lui semblait trop dur de s’éloigner sans avoir échangé avec elle quelques paroles d’adieu. Justement, elle était au seuil du petit salon, isolée un instant. Il se rapprocha bien vite.
— Mademoiselle Suzanne, puis-je me charger de quelque message auprès de votre famille ? demanda-t-il. Usez de moi, je vous prie, autant que vous le désirerez.
— Comment, vous partez déjà ?
Dans l’accent d’André, quelque chose d’indéfinissablement triste avait frappé Suzy. Une sorte de remords la saisit. Elle avait bien eu le désir de se montrer aimable avec lui ; mais tant de choses l’avaient distraite !
— Attendez encore un peu… Restez pour le cotillon.
Il eut une lueur d’espoir.
— Seriez-vous assez bonne pour me l’accorder ?
— Je regrette bien… Je l’ai déjà promis depuis le commencement de la soirée…
André ne demanda pas à qui… Il se rappelait Georges écrivant quelques mots sur le petit carnet de bal.
— Excusez-moi alors, mademoiselle, de me retirer. Mais je dois quitter Cannes demain matin à la première heure, et j’ai encore quelques préparatifs à achever.
— Je n’ose pas vous retenir, s’il en est ainsi. Dites à maman, à tous à la maison que je les aime, que je pense à eux, que je leur envoie mes meilleures tendresses.
— Que vous désirez les revoir ?…
— Oh ! oui !… Quand viendra le moment du retour, je serai bien heureuse !
Son accent était si sincère, qu’une supplication folle monta aux lèvres d’André :
— Mademoiselle Suzanne, me permettez-vous de dire à madame votre mère qu’elle vous rappelle à Paris ?
— Me rappeler ? Pourquoi ?… Je ne puis pas partir encore, j’ai promis à lady Graham de rester auprès d’elle jusqu’à l’arrivée de sa sœur à Cannes !… Non, je ne puis pas partir !
C’était vrai, Suzy avait raison, elle ne pouvait quitter encore lady Graham. Mais André, en l’écoutant, éprouva l’impitoyable certitude que son exil ne lui pesait plus… Et il savait si bien pourquoi, que l’espoir qu’il avait obstinément gardé disparut de son âme, écrasé par l’évidence.
Un cri involontaire de reproche lui montait aux lèvres : « Oh ! Suzy, pourquoi ne m’avoir franchement avoué pour quelle raison vous me repoussiez ?… »
Mais, par un effort de toute sa volonté, il se contint. Elle avait l’air si heureuse !… Pourquoi fût-il venu la troubler, en lui parlant d’un passé dont elle ne souhaitait pas se souvenir ?
D’ailleurs, encore une fois, Georges de Flers venait se placer entre eux. Il apparaissait à l’entrée du petit salon et demandait :
— Mademoiselle Suzanne, êtes-vous ici ? Voulez-vous venir pour…
Il s’arrêta à la vue d’André. Mais celui-ci s’inclinait déjà devant Suzy, très sérieux, le front creusé par ce pli sévère que lui donnait l’émotion.
— Adieu, mademoiselle, et pardonnez-moi de vous avoir ainsi retenue, fit-il.
Avec son brillant sourire, elle répondit vivement :
— Vous pardonner… quoi ? De m’avoir fait plaisir !… J’ai été bien contente de vous voir !… Merci d’être venu… Et adieu !
— Adieu, répéta-t-il.
Prêt à sortir du salon, il se retourna, avide de la revoir encore. Mais déjà elle n’était plus là — Georges non plus — et il aperçut seulement le tourbillon des couples qui passaient, entraînés par le rythme du tango.
André Vilbert n’avait rien dit à Mme Douvry et Suzy était toujours à Cannes.
La même atmosphère de joie semblait flotter autour d’elle sans qu’elle en cherchât le pourquoi, ayant peur peut-être de la troubler. Elle vivait dans le rayonnement de l’heure présente, insoucieuse de l’avenir en qui elle avait une foi absolue.
Le commencement du carême avait amené quelque trêve dans les réceptions mondaines. Peu importait à Suzy. Il s’accomplissait en elle un épanouissement qui la faisait jouir de tout : de l’intense bleu du ciel, de la caresse du soleil sur les champs de fleurs et les cimes vaporeuses de l’Estérel, de ses promenades dans les sentiers bordés de lentisques, de térébinthes, d’arbousiers, ou sous l’ombre claire des pins dont elle aspirait, à pleines lèvres, les senteurs balsamiques.
Ce matin-là, elle était assise toute seule sur la terrasse plantée de palmiers et recommençait pour la dixième fois au moins la lecture de son cher courrier de Paris, quand le bruit d’une légère voiture qui passait au pied de la villa lui fit relever la tête. Elle se pencha un peu et aperçut le panier, attelé de poneys, de la comtesse de Pruynes, l’une des intimes amies de lady Graham. La jeune femme menait elle-même son rapide attelage dont elle ralentit soudain l’allure à la vue de Suzy.
— Mademoiselle Suzanne, bonjour ! J’ai bonne envie de dire comme dans la chanson : « La fille du roi était à sa fenêtre !… » quoique la fenêtre et le roi brillent un peu par leur absence !… Ne vous enfuyez pas, je vous ai aperçue !
— Je n’ai pas la moindre intention de ce genre ! répliqua gaiement Suzy avec un salut à la jeune femme dont le visage très parisien souriait sous les grandes ailes de son chapeau.
Mme de Pruynes, d’une main ferme, retenait son attelage impatient.
— Que devenez-vous ce matin, miss Suzy ?… Nous allons jusqu’au Cannet, mon mari, M. de Flers et moi. Ces messieurs m’escortent à cheval, et j’aurais grand plaisir à vous offrir, ainsi qu’à lady Graham, place dans mon panier. L’aventure vous tente-t-elle ?
Du premier coup, Suzy était conquise. Elle dit pourtant, hésitante :
— Je ne pense pas que lady Anne puisse venir, car elle a une violente migraine ce matin…
— Oh ! quel dommage ! Mais vous, tout au moins, mademoiselle Suzy, vous ne jouissez d’aucune migraine, ce me semble ?
— Oh ! non, et j’ai toute ma liberté !… Si vous voulez bien vous contenter de moi seule… D’ailleurs, je vais aller demander à lady Graham ce qu’elle décide pour elle-même.
— C’est cela !… Courez vite mettre votre chapeau. Que vous êtes gentille de vous être ainsi trouvée sur mon passage ! La promenade sera bien plus charmante faite de la sorte !
Cinq minutes plus tard, Suzanne reparaissait, fraîche comme une matinée d’avril, apportant les regrets et les compliments de lady Graham, et elle prenait place dans la voiture, à laquelle Georges et M. de Pruynes faisaient une garde d’honneur.
— Quelle charmante surprise de vous voir ! mademoiselle Suzanne, fit Georges, retenant sa monture à côté de Suzy. Nous n’espérions pas votre présence durant notre promenade, ce matin !
— Mme de Pruynes m’a enlevée, répliqua-t-elle gaiement.
— Et vous me le pardonnez bien, interrompit la jeune femme avec malice. Si pourtant vous m’en voulez trop, je prierai M. de Flers de plaider ma cause, car c’est aussi la sienne… Il est certains visages que les peintres aiment toujours à voir !
Suzy se détourna avec une fugitive rougeur.
— Comme vous vous moquez de moi, madame, fit-elle, moitié rieuse, moitié confuse.
Mais la jeune femme avait raison. Suzy lui pardonnait fort bien l’enlèvement commis ; même plus, au fond du cœur, elle l’en remerciait un peu !
A peine s’aperçut-elle du chemin parcouru pour arriver jusqu’au Cannet. La conversation, dans la voiture, était joyeuse ; les cavaliers s’y mêlaient et, volontiers, Georges continuait à maintenir son cheval auprès de Suzy, de façon à pouvoir provoquer ses vives répliques, d’un tour malicieux et prime-sautier, jouissant des notes cristallines de son rire comme d’une harmonie délicieuse.
— Qu’est-ce donc que ce bruit de cloches ? interrompit tout à coup Mme de Pruynes. Écoutez !
Ils étaient tout proche maintenant du Cannet, dont les premières maisons montraient déjà leurs toitures de tuiles. Une sonnerie de cloches, en effet, emplissait l’air, ainsi qu’un appel éperdu.
Mme de Pruynes pressa son attelage. Les cavaliers le devançaient. En quelques minutes, ils eurent atteint le village.
— Eh ! parbleu, fit M. de Pruynes, c’est une façon de cloche au feu que nous entendons… Tenez, voyez, tout le monde court !… Ce doit être par là !… De Flers, venez-vous ?… Allons voir…
Il avait déjà sauté à bas de son cheval. Georges l’imita, confiant sa monture au valet de pied qui avait quitté sa place derrière la voiture.
— Raymond, ne vous exposez pas surtout, cria Mme de Pruynes, comme les deux hommes s’éloignaient. Et venez vite me raconter ce qui se passe…
Elle était partagée entre sa curiosité et son horreur de la foule.
— Oh ! chère madame, si nous allions nous en rendre compte par nous-mêmes ? demanda Suzy, que sa jeunesse aventureuse entraînait.
Mme de Pruynes ne résista pas. Demi-craintive, demi-audacieuse, elle descendit de voiture ; et, Suzy à ses côtés, s’engagea dans le chemin qu’avaient suivi M. de Pruynes et son compagnon.
La cloche sonnait toujours follement. Des gens couraient affairés, portant des seaux ruisselants dont l’eau s’éparpillait un peu sur leur passage. Une odeur suffocante emplissait l’air. Par delà un petit jardin, planté d’orangers, dans une grande lueur à reflets fauves, s’élevait une haute colonne de fumée, semée de brindilles de paille qui retombaient en pluie noire sur le chemin.
Mme de Pruynes interrogea deux filles qui passaient, toutes pâles d’émotion.
— Qu’y a-t-il ?… Un incendie ?
— Eh ! madame, c’est le bûcher des Peyrac qui a pris feu !… Et tous les hommes disent que ça va gagner la maison !
Mme de Pruynes serra nerveusement le bras de Suzy.
— Mon Dieu ! que j’ai peur !… murmura-t-elle, sans même savoir ce qu’elle disait.
Mais elle n’en continua pas moins d’avancer, entraînant Suzy frémissante.
Encore quelques pas, puis le sentier tourna, et, brusquement, les deux jeunes femmes se trouvèrent dans la foule qui entourait la maison menacée.
Le bûcher brûlait avec une clarté ardente qui heurtait brutalement le bleu du ciel. Les flammes, toujours plus hautes, montaient, balancées par l’air tiède, allant frôler les orangers du jardin, qui, peu à peu, devenaient noirs et se tordaient en crépitant sous la chaleur du brasier.
Et tout autour, c’était un désordre d’hommes et de femmes qui s’empressaient avec des imprécations sourdes, des cris d’épouvante à chaque jet plus vif des flammes, des exclamations désespérées parce que l’eau manquait.
Au loin, la cloche sonnait toujours. Le curé tout le premier, sa soutane retroussée, se mêlait aux hommes qui luttaient pour essayer de préserver la maison, une pauvre petite maison, basse sous sa couverture de tuiles, enserrée dans un étroit jardinet que tous piétinaient en ce moment.
C’est que, à côté du bûcher, il y avait justement, ce jour-là, un amoncellement de branchages résineux disposés en fagots, et, avec une hâte folle, leur propriétaire et les hommes de bonne volonté les enlevaient.
Tous s’y étaient mis, même Georges de Flers et le comte de Pruynes, qui travaillaient, entraînés par l’élan général, comme s’ils fussent venus au Cannet dans ce but.
M. de Pruynes, passant avec un chargement de rameaux, aperçut sa femme et lui lança un coup d’œil stupéfait, la voyant mêlée à la foule.
— Mon Dieu, ma chère, que faites-vous ici, dans cette cohue ? Mettez-vous donc à l’abri… ou mieux encore, allez-vous-en vite !… Singulière promenade que la nôtre, ce matin !
— Raymond, ne vous inquiétez pas de moi !… Je veux rester ici… Je mourrais de frayeur si je ne vous suivais pas des yeux !
Une femme qui avait entendu le dialogue intervint timidement, — l’élégante Mme de Pruynes lui semblant fort imposante :
— Si madame consentait à entrer dans mon petit jardin, elle pourrait voir son mari et ne serait pas dérangée…
— Je veux bien, je veux bien ! fit hâtivement la jeune femme, heurtée et coudoyée par les travailleurs. Mademoiselle Suzanne, venez-vous ?
Suzy ne répondit pas ; elle n’avait même pas entendu. Elle restait au milieu des femmes éplorées, suivant la scène avec une pitié profonde dans l’âme, un désir de faire quelque chose, de se rendre utile… Sans cesse, ses yeux suivaient Georges de Flers qui dirigeait les secours, et elle était fière de lui, fière de le voir unir ses efforts à ceux de ces humbles travailleurs, payant de sa personne comme le dernier d’entre eux.
— Oh ! cher monsieur de Flers, pensait-elle, que je suis contente que vous puissiez venir en aide à ces malheureux !… C’est bien !… C’est bien !… Mon Dieu !
Ce cri lui était échappé en voyant Georges avancer pour tenter d’abattre, d’un coup de hache, un oranger qui s’embrasait au seuil de la petite maison.
Vraiment, placé dans un autre milieu, Georges de Flers eût pu être quelqu’un ! En cet instant, il s’exposait avec la même aisance qu’il eût conduit un cotillon… Mais, alors même, il restait comme toujours, avant tout, le dilettante, curieux d’une impression neuve, trouvant intérêt à en épuiser la puissance…
Des voix criaient dans la foule :
— On ne préservera pas la maison !… Voyez, les flammes commencent à l’atteindre !… Quel malheur !
— Vite, il faut sauver ce qui s’y trouve !… Vite ! vite ! le temps presse !
Alors ce fut une poussée générale vers la pauvre demeure. Par la porte, par les fenêtres on sortait les meubles, le linge, les vêtements. Et tous les objets, pêle-mêle, dans un désordre triste, venaient s’empiler sur le sol, étrangement laids et misérables sous l’éblouissante lumière du soleil qui emplissait le ciel pur.
Suzy, d’abord, était restée à l’écart. Puis, soudain, honteuse de son inaction, elle suivit l’exemple de ces humbles qui se secouraient les uns les autres ; et, elle aussi, fiévreusement, prit sa part dans le sauvetage.
Comme elle revenait en courant, chargée d’une horloge noire de fumée et d’un petit berceau dépouillé de sa literie, une voix lui dit :
— Oh ! madame, merci !… Vous êtes bien bonne d’aider ainsi… Je viens d’être très malade ! Je ne puis pas marcher, ni aider, moi !
Suzy regarda qui lui parlait. Elle vit une petite femme, maigre et brune, au visage pâli par l’épouvante, qui serrait contre elle un enfant de quelques semaines, et en retenait deux autres à ses côtés.
La femme poursuivait d’une voix haletante, ses yeux fixes arrêtés sur la demeure que de longues flammes léchaient déjà :
— C’est notre maison !… Nous l’avons fait bâtir, il y aura un an, vienne la Saint-Laurent !… Et je ne puis pas marcher, voir si rien n’a été oublié des choses qu’il faut absolument sauver ! Mon Dieu, quel malheur ! quel malheur !…
Ses mains se crispaient d’angoisse, tandis qu’elle continuait à bercer l’enfant chétif qui pleurait dans ses bras.
— Ne vous tourmentez pas, dit Suzy, remplie de compassion. Je vais chercher moi-même…
Vive et souple, elle se glissait dans la foule qui faisait la chaîne et parvint encore une fois dans la salle basse où la chaleur était intense. Elle rassembla quelques menus objets, les enferma dans les plis de sa jupe blanche et ressortait haletante quand un cri arriva jusqu’à elle :
— L’enfant ! l’aîné des enfants est rentré dans la maison ! La fumée va l’étouffer !
Suzy ne réfléchit pas. Elle laissa tomber à terre les objets qu’elle tenait, et se précipita dans la pièce qu’elle venait de quitter, tandis qu’une clameur montait :
— Madame ! mademoiselle ! ne vous exposez pas ainsi ! Laissez faire les hommes !…
— Suzanne ! Suzanne ! cria Mme de Pruynes éperdue, sortant de son refuge.
Georges de Flers accourait :
— Où est-elle ?… Répondez, vite, où est-elle ?
— Dans la maison ! C’est de la folie !… Mon Dieu !… Ramenez-la ! Monsieur de Flers… Voyez comme l’incendie gagne !…
Il ne l’écoutait plus. D’un bond, il s’était élancé vers la demeure et en franchissait les degrés. Une odeur âcre le saisit à la gorge.
Il appelait :
— Mademoiselle Suzanne ! Où êtes-vous ? Suzanne !
Il lui semblait entendre marcher dans le petit grenier qui surmontait la salle basse. Il s’engageait dans l’escalier, appelant encore « Suzy ! » quand elle apparut.
— L’enfant ! je ne trouve pas l’enfant !
Georges ne savait pas de quel enfant il s’agissait. Il ne voyait d’ailleurs qu’une chose, le péril qui menaçait la jeune fille. Une bouffée de fumée s’engouffrait dans la pièce. Les vitres des croisées éclatèrent et les flammes mordant la muraille, allumèrent les rideaux que l’on n’avait pas eu le temps d’arracher.
Suzy jeta un cri, prise de peur, et répéta désespérément :
— L’enfant ! Mais l’enfant, qu’est-il devenu ?
— Il est sauvé ! fit Georges, au hasard… Venez vite !…
Il s’aperçut qu’elle chancelait, aveuglée, étourdie par la fumée. Il s’élança et l’enleva presque dans ses bras, comme il eût fait d’une petite fille.
Elle se laissait faire, la tête perdue, soutenue par lui, tandis qu’à travers les pièces enchevêtrées les unes dans les autres, il cherchait une issue autre que celle de la façade, envahie par l’incendie.
D’un coup rude, il enfonça une porte close devant lui, et l’espace d’une cour ensoleillée s’ouvrit…
Un soupir de délivrance lui échappa.
— Enfin !… Sauvée !… Suzy, vous n’avez rien ?… Enfant, enfant, quelle folie de vous exposer ainsi !…
La voix de Georges tremblait. Un frémissement agitait ses lèvres, pâlies comme tout son beau visage.
Le dilettante avait disparu devant l’homme…
Elle restait sans répondre, bouleversée par la brusquerie de la scène, regardant d’un œil machinal les taches rousses qui marbraient la blancheur de sa robe, tant les flammes l’avaient frôlée ; aspirant l’air frais, saisie par le calme de ce petit enclos où n’arrivait qu’assourdie, la rumeur de la foule, de l’autre côté de la maison.
Georges répétait anxieux :
— Mademoiselle Suzy, parlez-moi !… Dites-moi que vous n’êtes pas blessée ! Oh ! parlez-moi, je vous en supplie !
L’accent de cette voix inquiète la ranima soudain. Il l’avait fait asseoir sur les marches d’un puits un peu élevé ; elle dit, avec un petit sourire encore effrayé :
— Mais je n’ai rien du tout !… Tranquillisez-vous… J’ai eu peur seulement !… Oh ! que c’est terrible, les incendies !…
Elle levait les yeux vers lui, comme pour lui demander protection et elle rencontra son regard. Il la contemplait avec une expression de douceur émue qu’elle ne lui avait jamais vue et qui la fit tressaillir.
Une joie pénétrante montait en elle, l’enveloppant, lui ôtant même le souvenir de la frayeur qu’elle venait d’éprouver… Comme c’était bon de sentir qu’il avait eu peur pour elle, qu’elle lui devait peut-être d’avoir pu sortir de l’horrible salle basse !
La voix tremblante, elle dit :
— Je suis bien fâchée de vous avoir tourmenté ! Je n’ai pas réfléchi du tout. J’ai voulu seulement aller chercher l’enfant…
Il la contemplait toujours assise, au pied du puits moussu, aussi blanche que sa robe, ses mains jointes sur les genoux. Et il la trouvait délicieuse ainsi…
— Vous êtes vaillante et douce, commença-t-il presque bas. Une vraie femme… O chère petite Suzy !…
— De Flers !… de Flers !… Répondez-nous !… Êtes-vous de ce côté ?… cria une voix anxieuse. Et M. de Pruynes apparut sur le seuil de l’enclos, les vêtements roussis, le visage contracté par l’inquiétude.
— Comment, vous êtes sorti de cette fournaise et vous nous laissez dans une mortelle inquiétude à votre égard et à celui de Mlle Suzanne !… De Flers, vous êtes un homme abominable !… Mon Dieu, comme Mlle Suzanne est pâle ! Est-elle blessée ?…
Brusquement, Georges s’était éloigné de Suzy, dès le premier appel de M. de Pruynes ; et, le ton rapide, il expliquait, en quelques mots, le danger couru par la jeune fille.
D’autres personnes approchaient, l’enclos s’emplissait de monde ; une des premières, la comtesse de Pruynes arrivait, toute blanche de frayeur, et s’empressait autour de Suzy, exhalant son émotion en phrases entrecoupées :
— Oh ! mademoiselle Suzanne ! quelle peur vous nous avez faite !… Et lady Graham qui vous avait confiée à nous !… Quel inepte incendie !… Et cet enfant qui imagine de rentrer dans la maison et d’en sortir par une porte de côté, sans le dire ! Maintenant que l’habitation est aux trois quarts consumée, voilà les pompes qui arrivent !… Dans un instant, le feu sera éteint… Tenez, respirez mes sels anglais. Mon Dieu, je vous ai crue brûlée !…
Suzy se mit à rire. Mieux que tous les cordiaux du monde, quelques mots l’avaient ranimée et lui étaient une force mystérieuse… Georges — elle le sentait — les lui avait dits avec tout son cœur, ils étaient tombés au plus profond de sa jeune âme et ils y chantaient une musique divine…
— Chère madame, je suis désolée de vous avoir effrayée de la sorte… J’ai été, en effet, bien étourdie en pénétrant dans cette maison…
— Ma chère, vous avez été tout simplement héroïque ! répliqua la jeune femme qui n’avait eu nulle ambition de mériter un semblable qualificatif.
— Je n’en avais pas du tout l’intention !… Je n’ai pas réfléchi ! fit Suzy naïvement.
— Mais, petite imprudente, qu’aurait dit lady Graham si nous vous avions ramenée blessée ou asphyxiée !… Savez-vous qu’elle doit déjà se demander ce que nous devenons !… Il est presque midi !… Sauvons-nous vite…
— Buvez encore un peu d’eau fraîche, mademoiselle, insista Georges, revenu aux côtés de la jeune fille.
Elle obéit avec une docilité d’enfant et se leva pour partir.
— Êtes-vous tout à fait remise de votre émotion ?… Pourrez-vous marcher jusqu’à la voiture ?… Voulez-vous me donner le bras ?… demanda-t-il encore tandis que M. de Pruynes s’éloignait pour faire approcher les chevaux.
Elle avait une envie folle de dire : « Oui, » mais elle n’osa pas.
— Merci, je puis bien aller seule ! répondit-elle avec un petit rire heureux. Je ne veux pas avoir l’air d’une intéressante malade !… Je suis beaucoup plus forte que vous ne le croyez tous !
Elle suivit Mme de Pruynes, mais au moment de franchir la porte de l’enclos, elle se détourna une dernière fois, l’enveloppant d’un rapide coup d’œil comme si elle eût voulu en emporter la lumineuse vision, tel qu’il était, si calme, sous ses massifs d’orangers, bordé de roses embaumantes…
Ils traversèrent rapidement les groupes des travailleurs maintenant maîtres de l’incendie, sur lequel jaillissait un continuel jet d’eau limpide. Sur leur passage, tous s’écartaient respectueusement. Des exclamations de sympathie, de remerciement montaient vers Suzy dont les joues s’empourpraient en entendant.
— Allons-nous-en vite ! murmura-t-elle à l’oreille de Mme de Pruynes. C’est horriblement désagréable d’être regardée ainsi !
— C’est que vous n’êtes pas encore habituée à votre rôle d’héroïne ! répliqua la jeune femme d’un ton d’affectueux badinage. Mais voici la voiture. Vous êtes sauvée des démonstrations de toutes ces bonnes gens.
Et ce disant, Suzy installée à ses côtés, Mme de Pruynes enleva son attelage.
Lady Graham, en effet, surprise de ne pas voir revenir les promeneurs, les attendait, presque inquiète, sur la terrasse.
— Enfin ! dit-elle, apercevant la voiture qui s’avançait dans un tourbillon de poussière.
— Chère amie, ne nous grondez pas ! lui jeta Mme de Pruynes. Vous ne pouvez soupçonner quels événements tragiques nous attendaient au Cannet ! Ni de quel cortège de personnes dévouées vous m’apercevez entourée !
— Lady Graham, vous voyez en nous des sauveteurs improvisés ! continua gaiement M. de Pruynes.
Sa femme l’interrompit et commença vite le récit de leur promenade mouvementée, tandis que Suzy descendait de voiture, désireuse de fuir les éloges de Mme de Pruynes.
Georges avait mis pied à terre pour recevoir son adieu.
— Je vous remercie beaucoup d’être venu à mon secours, de m’avoir fait sortir de cette affreuse maison !…
— Vous n’avez pas à me remercier !… J’ai eu si peur pour vous…
Il s’arrêta brusquement comme s’il se fût effrayé des paroles qui lui venaient aux lèvres.
D’un coup d’œil, il enveloppait Suzy, et, une seconde, il garda dans les siennes les mains fluettes qu’elle lui avait données.
Puis, lentement, il les laissa retomber et dit seulement :
— Si vous voulez bien me le permettre, mademoiselle, j’aurai cet après-midi le plaisir d’aller savoir comment vous vous trouvez.
— Oh ! merci ! Mais je vous en prie, ne prenez pas cette peine… Quand vous viendrez ce soir, chez lady Graham, vous me verrez, je suis sûre, tout à fait vaillante, et je pourrai vous montrer ma… ma reconnaissance en vous jouant les airs russes que vous préférez !…
Elle souriait d’un air joyeux en lui disant cela. Et tout l’après-midi, elle vécut avec la pensée de cette soirée qu’ils allaient passer ensemble. Tout bas, les paroles de Georges dans l’enclos fleuri murmuraient à sa pensée de mystérieuses promesses que son jeune cœur était avide de comprendre…
Comme elle rentrait, peu avant le dîner, en compagnie de lady Graham, le valet de chambre présenta une carte à la jeune femme.
— De M. de Flers ? Il est venu ?
Suzy, déjà sur le seuil du salon s’arrêta soudain, et ses yeux interrogèrent lady Graham qui regardait quelques lignes écrites sur la carte. La jeune femme lisait à demi-voix les mots tracés au crayon :
« Madame,
« Je suis désolé de ne pas vous rencontrer, car je désirais vous exprimer tout mon regret de ne pouvoir me rendre chez vous ce soir. Mais l’appel soudain d’un ami me force à quitter Cannes aujourd’hui même, pour Bordighera. Je pars heureux d’apprendre que Mlle Douvry ne se ressent plus de son émotion. Daignez être assez bonne, madame, pour l’en assurer, et agréer, pour vous et pour elle, mes plus respectueux hommages.
« Georges de Flers. »
— Alors, il est parti ?… répéta Suzy d’une voix assourdie et lente, comme si elle n’avait pas bien compris le sens des mots prononcés devant elle.
— Oui, mais seulement pour quelques jours, sans doute…
Et lady Graham, laissant distraitement retomber la carte, regagna son appartement, sans voir que deux grosses larmes glissaient sous les paupières baissées de Suzy.
Georges de Flers était parti, mais il n’était pas revenu selon les prévisions de lady Graham ; et le pourquoi de cette absence subite et prolongée était l’involontaire question qui obsédait la pauvre petite Suzy dans le secret de sa pensée.
Voici que, tout à coup, elle éprouvait à Cannes une étrange impression de solitude et de tristesse.
Pourtant lady Graham se montrait toujours pour elle une amie charmante. Pourtant les réunions mondaines dans lesquelles, tout l’hiver, elle s’était si naïvement amusée, avaient sans scrupules repris leur cours, un instant interrompu par l’apparition austère du carême.
Mais Suzy ne leur trouvait plus aucun charme. Partout où elle allait maintenant, quelque chose… ou plutôt quelqu’un lui manquait…
Peu à peu, elle s’était habituée à rencontrer journellement Georges de Flers, à le voir intéressé par les plus petits riens qu’elle lui disait, à se sentir en quelque sorte, n’importe où ils se rencontraient, sous la protection de ce regard qui suivait volontiers ses mouvements… Puis elle ne pouvait oublier comment il était venu à son secours quand un danger l’avait menacée.
Plusieurs fois, elle était retournée au Cannet, pour y distribuer les largesses de lady Graham désireuse de contribuer à la reconstruction de la petite demeure à demi brûlée. Et lors de chaque visite, elle avait trouvé prétexte pour jeter un coup d’œil d’amie sur l’enclos planté d’orangers qui lui était apparu d’une façon inoubliable.
Ce jour-là, Georges lui avait parlé comme à une enfant précieuse et chère… Était-ce seulement parce qu’elle venait d’être en péril ?… Et pourquoi, oh ! pourquoi, était-il parti si brusquement ?…
Suzy avait trop le sentiment de sa dignité de jeune fille pour rien laisser voir de la sourde inquiétude qui l’étreignait, ni pour faire la moindre allusion à l’absence de Georges.
Mais dès qu’on parlait de lui, et la chose se montrait fréquente, car Georges de Flers était une des personnalités marquantes de Cannes, elle devenait attentive, écoutant avec tout son esprit — tout son cœur peut-être aussi ! — espérant qu’un mot lui révélerait le sens de l’énigme.
Mais elle savait seulement qu’il voyageait dans le nord de l’Italie et devait aller peindre dans les environs de Florence. Quant à son retour à Cannes, nul n’en disait rien. Georges de Flers aimait à suivre son caprice ; et si ce caprice le retenait à Florence, il oublierait facilement Cannes !… Tous ceux qui le connaissaient en étaient certains…
Et cependant les jours passaient, mars arrivait. Lady Graham attendait sa sœur Gladys et son père qui devaient venir la rejoindre, après un voyage à travers l’Espagne et l’Égypte. Puis, tous se dirigeraient vers Paris où lord Graham allait arriver au printemps.
Un matin, à déjeuner, lady Graham commença soudain :
— Dearest, j’ai des nouvelles inattendues de M. de Flers. Vous intéresserait-il de les connaître ?
Elle souriait en disant cela et regardait Suzy avec un soupçon de malice dans les yeux, car elle n’était pas sans avoir remarqué un peu, l’intérêt que Georges semblait témoigner à Suzy. Mais elle le savait un ami intime de sa famille. Puis, elle avait une telle habitude du flirt autorisé par les mœurs anglaises et américaines, qu’elle n’avait pas songé à s’étonner de l’empressement de Georges, ni à en déduire des conséquences. De plus, elle le tenait pour un parfait galant homme.
Une légère flamme avait passé dans les yeux de Suzy aux paroles de lady Graham ; et elle interrogea, un peu plus vite qu’il n’eût peut-être été nécessaire :
— Qu’avez-vous appris ? lady Anne.
— Darling, vous savez que Gladys a désiré clore le cours de ses pérégrinations par le voyage d’Italie. Eh bien, elle et mon père ont, paraît-il, rencontré M. de Flers à Florence, et ensemble, ils vont aller visiter la région des lacs, pour revenir ensuite à Cannes.
— M. de Flers aussi ?
La question lui était échappée avant qu’elle eût eu le temps de réfléchir. Lady Graham, distraite par la pensée de sa sœur, ne remarqua rien de cette vivacité.
— Oh ! oui, je le suppose, d’après ce que m’écrit Gladys. Elle paraît, d’ailleurs, enchantée de son nouveau compagnon de voyage.
Suzy n’entendit pas les derniers mots de lady Graham. Elle songeait que Georges allait revenir, qu’elle apprendrait… Quoi ?… Suzy n’eût pas pu le dire. Tout était confus, comme inachevé, dans son esprit ; mais une impression de joie inattendue lui rendait délicieuse cette confusion même.
Seulement, elle eût mieux aimé que Georges revînt seul ! Gladys l’effrayait un peu, car elle se rappelait combien on vantait sa beauté. Enfin elle allait la connaître, après avoir si souvent entendu prononcer son nom depuis le jour où, au Castel, il avait été dit devant elle. De ce jour-là, aussi, Georges de Flers n’avait plus été un étranger pour Suzy !
— J’ai une dépêche de mon père ! dit, huit jours plus tard, lady Graham à Suzy. Il arrive décidément aujourd’hui avec Gladys et M. de Flers. Voulez-vous, darling, m’accompagner au-devant d’eux ?
— Si je ne vous dérange vraiment pas, lady Anne, ce sera avec beaucoup de plaisir !…
Oh ! oui, beaucoup ! en vérité. Et il n’y avait certes pas dans tout Cannes, une jeune fille plus souriante que Suzy lorsqu’elle descendit de voiture devant la gare.
— Enfin, voici le train ! s’écria lady Graham qui arpentait d’un pas impatient la salle d’attente. Venez, Suzy ; dans ce wagon, il me semble avoir aperçu Gladys. Venez…
Elle allait déjà à la rencontre des voyageurs, tout heureuse, tandis que Suzy demeurait un peu en arrière, le cœur battant, les yeux fixés sur le wagon. Une main masculine venait d’en ouvrir la portière.
Elle en vit d’abord descendre un homme d’une soixantaine d’années, le visage très brun sous une barbe grisonnante, l’allure distinguée. Puis Georges sauta à terre et tendit la main à une jeune fille, dont la silhouette se détachait sur l’ombre du Wagon.
Oui, tous avaient raison : Gladys était très belle ! Ses cheveux fauves comme ceux de sa sœur avaient des reflets de cuivre rouge, autour du visage d’une blancheur laiteuse, où les yeux bleu-vert s’ouvraient larges, à l’ombre des cils.
Elle avait un air calme et majestueux de statue. Mais la statue pouvait s’animer, et en cette minute où elle s’appuyait sur le bras de Georges, ses lèvres s’éclairaient d’un vrai sourire de femme.
Et lui, avec quel soin il l’aidait à descendre de wagon !
Une sensation indéfinissable qui ressemblait à une angoisse traversa le cœur de Suzy. Elle frissonna, secouée d’un désir irraisonné de s’enfuir, de ne plus voir ni Gladys, ni Georges, de se retrouver à Paris, blottie contre sa mère dont la tendresse l’envelopperait.
Désir fou d’enfant !… Est-ce qu’elle pouvait partir ? Voici que lady Graham l’appelait :
— Suzy, que faites-vous ainsi, à l’écart ?… Venez vite que je vous présente mon père et Gladys. Ils m’ont tant de fois entendue parler de ma fidèle petite amie.
Et Suzy vit sa main menue emprisonnée dans celle de Gladys, tandis que M. Tuffton lui adressait un cordial salut. A peine, elle le remarqua.
Une impatience la bouleversait de recevoir le bonjour de Georges…
Enfin, il lui parlait, lui disait quelques mots de bienvenue fort aimable !… Mais l’accent en était si mesuré, qu’il sembla tout à coup à Suzy entendre un étranger.
Était-ce cette même voix aux vibrations froides, qui avait résonné frémissante, dans l’enclos plein de fleurs, répétant ce petit nom « Suzy » ?
Brusquement, Suzy eut l’impression que jamais plus elle ne l’entendrait ainsi, que quelque chose était fini qui ne reviendrait plus…
Mais, au bout de quelques jours seulement, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée.
Sans doute, Georges de Flers lui témoignait toujours la même courtoisie ; il l’entourait des mêmes soins dès que l’occasion s’en présentait. Seulement, on eût dit qu’il agissait ainsi par devoir d’homme du monde, parce qu’il était dans sa manière d’être de toujours témoigner à une femme un empressement chevaleresque ; — non plus par plaisir !
Quand il causait avec elle, ce n’était plus de cette façon joyeuse et familière qui lui inspirait tant de confiance et la faisait spontanément parler de ses impressions, de ses goûts, de ses pensées. Aujourd’hui, il ne cherchait plus à les connaître… De même, jamais maintenant, il ne lui demandait de jouer les mélodies qu’il aimait. Si d’autres la priaient de se faire entendre, il ne venait plus occuper, pour l’écouter, sa place ordinaire près du piano.
Et la pauvre petite Suzy ne comprenait pas pourquoi il se montrait si différent à son égard de ce qu’il avait été tout l’hiver, — surtout de ce qu’il avait été un matin au Carnet !
Elle cherchait dans sa mémoire, afin de découvrir ce qui pouvait l’avoir éloigné d’elle. Par instants, il lui venait la tentation folle de l’interroger franchement, d’agir comme elle le faisait autrefois, quand elle était petite fille et croyait sa mère irritée contre elle, parce qu’elle la voyait plus sérieuse que de coutume.
Car jamais Suzy, même enfant, n’avait pu supporter que l’on fût sévère ou froid avec elle, sans lui dire la cause de cette sévérité ou de cette froideur. Très franche, elle aimait mieux s’entendre adresser un reproche, que de souffrir d’un mécontentement dont on lui taisait la cause.
Et personne à qui demander conseil ! Oh ! certes lady Graham se montrait toujours affectueuse et bonne… Leur vie commune les avait beaucoup liées. Mais Suzy était trop fière pour laisser voir quelle anxiété l’oppressait, et surtout pour avouer la cause de cette anxiété.
D’ailleurs, depuis l’arrivée de Gladys, son intimité avec lady Graham n’était plus la même. Les deux sœurs, heureuses de se trouver réunies, étaient toujours ensemble ; et Suzy, discrète, évitait de se mettre en tiers dans leurs causeries quand lady Graham ne songeait pas à la retenir. La présence de Gladys lui rappelait brusquement qu’après tout, elle était seulement une étrangère dans la maison, en dépit du cordial accueil qu’elle y avait reçu.
Et son pauvre cœur, toujours avide d’affection, en souffrait malgré les sages conseils de sa raison, — parce qu’elle se heurtait en même temps à l’étrange attitude de Georges de Flers.
— Que lui ai-je fait ?… Qu’a-t-il contre moi ?…
Cette question, que chaque incident ramenait sur ses lèvres, y flottait encore tandis qu’elle s’habillait pour la soirée musicale de la comtesse de Pruynes.
Comme d’ordinaire, ce fut Georges qu’elle aperçut l’un des premiers en pénétrant dans les salons déjà pleins de monde, car à la vue de lady Graham, il s’avança avec empressement, prêt à lui frayer passage au milieu des nombreux invités.
Mais, déjà, M. de Pruynes lui avait offert son bras et la guidait vers les premiers rangs du public élégant qui écoutait le concert.
— Mademoiselle, veuillez me permettre de vous conduire à la place que vous choisissez, dit à Suzy l’un des jeunes gens massés à l’entrée du salon.
Elle eut une imperceptible hésitation, espérant que Georges interviendrait, réclamerait ce soin dont elle l’avait vu si souvent implorer le privilège…
Mais non, il n’y songeait pas. La main gantée de Gladys s’appuyait sur son bras ; et il écoutait, en souriant, les mots qu’elle lui disait du bout de ses belles lèvres admirablement modelées.
Une seconde, Suzy ferma les yeux. Puis, soutenue par son instinct de femme du monde, elle dit, s’efforçant de sourire :
— Je n’ai pas de préférence marquée… Conduisez-moi du côté de lady Graham… Procurez-moi, s’il est possible, un petit coin solitaire !… J’adore entendre la musique sans être troublée par rien, sans voir ni les artistes, ni le public.
— Vous êtes une vraie wagnérienne, alors ?
— Peut-être bien ! fit-elle avec un haussement d’épaules indifférent.
Le vœu de Suzy était rempli. Son cavalier — hôte assidu de la villa Graham — l’avait placée à l’extrémité du cercle des jeunes filles, dans la profonde embrasure d’une porte, où l’enveloppaient presque les plis d’une portière qui séparait le salon de la petite serre y attenant.
De là, elle écoutait le concert, les paupières baissées, dominée comme toujours par le charme que la musique exerçait sur elle. Elle connaissait la plupart des œuvres qu’interprétaient des artistes dont la vue lui était cachée, selon son désir. Mais elle ne cherchait pas à leur donner un nom… Leur harmonie la berçait ainsi qu’un chant de rêve, remuant dans son cœur les fibres les plus profondes.
Était-ce donc parce qu’elle avait souvent entendu à Paris plusieurs de ces mélodies, que les images de son home lui revenaient avec une intensité étrange, lui donnant la nostalgie de la maison, le désir ardent de se retrouver au milieu de ceux qui lui étaient chers, dont elle était aimée ?…
Elle se prenait, aussi, à penser à André. Et voici qu’elle se rappelait, avec une sorte de remords, combien peu elle avait pris garde à lui, le soir où il était venu chez lady Graham… pour elle seule !… A peine, alors, avait-elle songé à le bien accueillir, lui si dévoué et si bon !…
Elle comprenait soudain qu’elle l’avait fait souffrir, et elle eût voulu lui en dire son regret, savoir guérir la blessure qu’elle lui avait faite.
— Maman, maman, murmura-t-elle, sans remuer ses lèvres closes, pourquoi n’étiez-vous pas près de moi ?… Rien de tout cela ne serait arrivé ! J’ai soif de vous !… Et puis, si vous étiez ici, vous comprendriez peut-être pourquoi il a changé ?…
Des larmes montaient à ses yeux. Alors, pour fuir sa pensée, elle s’efforça de s’intéresser au seul concert, de laisser la musique agir, comme un baume, sur son agitation. La grande cantatrice, Sylvia Scharpi, commençait à chanter, un silence profond se faisait dans l’auditoire. Et, peu à peu, Suzy oublia son tourment. Tout son cœur vibrait avec l’admirable voix de l’artiste. Aussi, quand le violon reprit seul le chant, elle tressaillit, secouée par une impression désagréable, en entendant un murmure de conversation — très discret, d’ailleurs — dans la petite serre dont une portière la séparait.
Elle aurait voulu imposer silence à ces profanes, les supplier d’écouter… et pourtant ce fut elle qui, tout à coup, oublia et la Scharpi et le jeu frémissant du violon, et tout enfin ! car il lui semblait reconnaître la voix de Georges de Flers.
Malgré elle, nerveuse, avec une attention qui lui serrait les tempes, elle chercha à distinguer les timbres différents des causeurs. L’un devait être M. de Pruynes, et l’autre… Oui, c’était bien Georges qui parlait… Un mouvement de Suzy avait écarté davantage la portière que son bras frôlait, et elle entendait maintenant sa voix aux vibrations veloutées, bien qu’il s’exprimât presque bas, d’un ton contenu.
Mais un silence attentif régnait dans le salon parce que la Scharpi reprenait son chant, et les moindres mots des deux interlocuteurs arrivaient distinctement aux oreilles de Suzy.
— De Flers, avouez que vous négligez la France pour l’Angleterre !
— Moi, comment cela ?
— Mon cher, vous montrez une candeur adorable ! Ne vous doutez-vous pas un peu, artiste inconstant, que la beauté de miss Tuffton est en passe de vous faire oublier le joli visage de Mlle Douvry ?
Suzy quitta sa pose indifférente. Un frisson venait de la secouer dans tout son être. Soudain la musique ne résonna plus à ses oreilles que très lointaine, comme un chant douloureux dont le murmure soulignait la conversation qui se poursuivait près d’elle.
— Entre nous, savez-vous, de Flers, que vous paraissiez assez emballé en l’honneur de Mlle Douvry, quand vous vous êtes élancé à son secours, au Cannet ?
— Mon ami, vous êtes d’une perspicacité merveilleuse ! Vous avez raison, j’étais, je le reconnais humblement, si emballé — pour employer votre mot expressif — que si je n’étais parti le soir même, il ne me restait plus qu’à succomber à la tentation d’aller faire ma demande. Rien n’est traître comme les petites filles naïves !… On s’amuse à les observer, à voir en elles la première éclosion de la femme… Puis, un beau jour, on s’aperçoit qu’on s’est laissé prendre soi-même à cette étude intéressante, et il ne nous reste plus alors qu’à épouser ou à partir…
— Et vous êtes parti !
— Mon cher ami, je me défiais de mon imagination. Mlle Douvry est une délicieuse jeune fille, mais avouez qu’elle est impossible comme femme !… Elle n’a pas un atome de dot et aucune fortune en perspective.
— Oh ! fit Suzy tout bas.
Elle serrait si fort son éventail entre ses doigts, qu’un feuillet se brisa.
Il y avait dans ce « oh ! » de la stupeur, et aussi une impossibilité de croire aux paroles entendues, une révolte contre l’évidence même. Instinctivement, elle se détourna pour supplier Georges de lui dire qu’elle avait mal compris… Mais entre eux tombait, aussi infranchissable qu’une épaisse muraille, le tissu soyeux de la portière dont les convenances lui interdisaient de soulever un pli même.
Toujours plus passionné, montait le chant de la Scharpi ; mais Georges de Flers ne semblait pas l’entendre, lui qui se disait un fervent adorateur de musique.
Il répondait au comte de Pruynes de sa belle voix chaude qui avait murmuré à Suzy des paroles très douces dans le petit enclos fleuri… Aujourd’hui, l’accent en était sceptique et léger.
— Que voulez-vous, de Pruynes… je me connais trop pour pouvoir me faire d’illusions sur mon compte. Si, dans un beau moment d’enthousiasme, j’avais offert mon nom à Mlle Douvry, je sais parfaitement que, dans mon for intérieur, j’aurais plus d’une fois, ensuite, regretté mon intempestive prière… J’ai une foule d’habitudes, de goûts de luxe — peut-être excessifs, je l’avoue ! — mais qui me sont très chers et auxquels il me faudrait renoncer si j’épousais une femme sans fortune… De plus, Mlle Douvry jouit d’un certain nombre de frères et de sœurs, à l’avenir desquels il faudrait peut-être aussi songer, à un moment donné… Non ! j’y ai réfléchi : décidément, restreindre mes dépenses, faire des économies, me charger de responsabilités, c’est là, je l’avoue à ma honte, une vertu tout à fait en dehors de mes moyens !… Mon cher, les idylles sont ravissantes, dans les romans surtout…
Quelles inflexions dédaigneuses soulignaient les paroles de Georges !… Suzy ne le voyait pas, mais elle sentait l’air de nonchalance hautaine dont il les prononçait.
Elle ne doutait plus, maintenant !… Quelque chose venait de mourir en elle ; la foi enthousiaste et naïve qu’elle lui avait vouée. Elle ne l’estimait même plus ; avec toute la rigueur de sa jeunesse généreuse, elle le jugeait, et sur ses lèvres, un cri éperdu montait :
— Taisez-vous !… Par pitié pour vous-même, taisez-vous !
Elle eût voulu ne plus rien entendre, ni savoir, mais oublier, fermer les yeux, et puis dormir longtemps, longtemps, jusqu’au jour où la vie aurait emporté, loin d’elle, Georges de Flers.
Et pourtant, en dépit de toute sa volonté, elle distinguait encore ses paroles qui lui arrivaient plus vibrantes que les derniers accents de la Scharpi :
— Vous me demandez, de Pruynes, pourquoi je suis revenu à Cannes ?… Parce que, maintenant, je me suis ressaisi, je suis sûr de moi… D’ailleurs, je me tiens en garde contre toute surprise !… Le poème était charmant, mais j’en ai fini la lecture. Et, après tout, peut-être avez-vous raison, et la beauté de miss Tuffton m’a-t-elle aidé à l’achever…
Autour de Suzy, c’était toujours le même cadre aristocratique et souriant ; les grappes de fleurs semées à profusion qui emplissaient l’air d’un parfum pénétrant ; la lumière ruisselant sur les épaules des femmes apparues dans la soie claire des corsages, le fouillis vaporeux des dentelles ; puis, à travers le salon, un battement d’éventails, léger comme un vol d’oiseau.
Dans sa poitrine, le cœur de Suzy battait à se rompre. Mais ses yeux pleins de flamme demeuraient secs. Un souffle d’intense mépris passait sur elle comme un tourbillon, étouffant à jamais l’élan juvénile qui avait jeté vers Georges de Flers son âme fraîche de jeune fille.
Ainsi, il l’avait aimée !… Il ne s’en cachait pas… Mais lui, l’artiste, l’homme du monde chevaleresque, il l’avait aimée jusqu’à la bourse.
S’il eût été pauvre encore, elle lui eût pardonné, elle l’eût excusé de la fuir… Mais non ! Georges de Flers était riche, très riche. Elle avait été le témoin, depuis plusieurs mois, de la façon princière dont il usait de sa fortune. Et, d’ailleurs, il l’avait déclaré sans embarras au comte de Pruynes, s’il ne voulait pas faire sa femme de Suzy, c’était afin de n’avoir à rien sacrifier du luxe raffiné dont il se plaisait à vivre entouré.
Elle l’avait vu généreux, pourtant ! Quand deux mois plus tôt, un coup de vent avait fait périr en mer des pêcheurs du pays, il avait été le premier à offrir pour eux son aumône à lady Graham ; il avait donné aussitôt l’une de ses plus remarquables toiles pour la tombola organisée en leur faveur… Et ce jour-là même — Suzy s’en souvenait avec une amertume poignante — elle s’était sentie plus encore rapprochée de lui, car il semblait partager la pitié qu’elle ressentait pour les malheureux naufragés.
Et c’était le même homme qui venait de prononcer les paroles d’impitoyable égoïsme dont le souvenir la torturait comme une brûlure. Suzy était encore très jeune. Elle ignorait qu’il est une générosité qui fait partie des devoirs de l’homme du monde, dans laquelle le cœur n’a rien à voir. Et cette générosité-là, Georges de Flers la possédait, pleine et entière.
Elle ressentait la même intolérable angoisse que si elle l’eût vu se dégrader devant elle, lui qu’elle avait connu toujours prêt à comprendre et à admirer ce qui était beau !… Quels mensonges disait-il donc alors ?
Ainsi qu’une rumeur lointaine, elle entendait dans le salon des applaudissements enthousiastes. Mais elle ne songeait plus ni au concert, ni à la Scharpi, ni à aucun artiste… Était-ce le langage de Georges que l’on accueillait ainsi ?… Le bruit de ces acclamations lui était douloureux, et, machinalement, elle porta la main à son front qui lui faisait mal.
Elle savait donc maintenant pourquoi Georges avait brusquement quitté Cannes ! Et elle s’était inquiétée de son départ ! Elle avait été heureuse de son retour ! Et, naïve, elle avait craint de l’avoir blessé en quelque chose, le voyant changé pour elle depuis qu’il était revenu !
— C’est affreux ! C’est affreux ! murmura-t-elle avec un sursaut de révolte. Oh ! que c’est mal à lui d’avoir agi ainsi !… Et que c’est cruel de ne pouvoir plus l’estimer !
Toute sa fierté, aussi, frémissait à la pensée que pour Georges, elle avait été à peine plus qu’une distraction, rejetée quand il l’avait jugée dangereuse pour sa propre tranquillité.
Confusément, en dépit de son inexpérience, Suzy comprenait que cet homme d’honneur, selon le monde, n’avait pas agi loyalement envers elle. Il avait pris plaisir à la regarder vivre — comme il eût respiré une fleur — sans s’inquiéter une seconde de ce qu’elle penserait des attentions constantes qu’il lui prodiguait, surtout pour sa propre satisfaction.
S’il était parti, ce n’était pas par intérêt pour elle, c’était par prudence pour lui-même, parce qu’il se défiait de son imagination.
Et elle n’avait rien deviné !… Elle lui avait livré sans compter ses impressions, ses désirs naïfs, ses rêves de petite fille enthousiaste, croyant rencontrer une affectueuse sympathie d’ami, là où il n’y avait qu’une curiosité de dilettante.
Oh ! quelle horreur elle éprouvait pour son égoïsme souriant, sa sécheresse d’âme !…
— Ne trouvez-vous pas que cette Sérénade vient d’être admirablement exécutée ? demanda, se tournant vers Suzy, une jeune fille assise à quelques pas d’elle.
Elle répondit : « Oui » sans savoir ce qu’elle disait même. Elle n’avait rien entendu et elle pensait :
— Oh ! pourquoi ai-je su la vérité ! Pourquoi !…
Il se faisait un remous de soies froissées à travers le salon, car les femmes se levaient, la première partie du concert étant achevée. Devant elles, les hommes s’inclinaient au milieu du bourdonnement joyeux des conversations et les conduisaient vers le hall où, sous de gigantesques palmiers, le buffet était dressé.
Suzy, elle, restait immobile, lasse, très lasse, agitant son éventail d’un geste inconscient, regardant, farouche, les couples qui défilaient devant elle. Un flot d’indicible amertume gonflait son cœur, meurtri de sa brutale rencontre avec la réalité.
Tous ceux qui étaient là pensaient sans doute comme Georges de Flers ! Pas un des jeunes gens dont elle avait reçu les hommages empressés durant l’hiver n’eût daigné l’accepter pour femme… Sans dot !
Sans doute les choses devaient ainsi se passer, puisque Georges de Flers l’avait déclaré sans embarras, comme s’il se fût agi d’un fait d’une évidence absolue… De même, M. de Pruynes avait accueilli ses paroles.
Que faisaient la jeunesse de Suzy, son charmant visage, — un sujet d’inspiration pour Georges de Flers ! — son talent d’artiste, les qualités que la nature avait pu lui donner !… Rien ! Rien !… Elle était sans dot !
Et tous les hommes en jugeaient ainsi…
Tous ?…
Soudain, au fond de la pensée de Suzy, se dressa le visage sérieux d’André Vilbert. Allait-elle donc le méconnaître une fois de plus ?
Lui, était venu à l’heure où l’avenir était sombre, où la vie se faisait lourde pour elle. Il avait voulu l’aider à porter son fardeau, prêt à se dévouer tout entier, si elle voulait bien le lui permettre.
Et elle l’avait repoussé, en petite fille étourdie et folle, sans deviner la valeur de cet homme qui dominait Georges de Flers de toute sa générosité.
Il n’était pas un mondain blasé, lui, mais un homme de cœur, incapable de mensonge et de calcul. Jamais il n’eût parlé ni agi comme l’avait fait M. de Flers, Suzy en éprouvait la certitude absolue ; et, dans ce bouleversement de tout son cœur, elle se réfugia, éperdue, dans le souvenir d’André, parce qu’elle était sûre de pouvoir l’estimer, lui !
Elle avait vu Georges se diriger vers le hall, ayant Gladys à son bras. Au bout d’une seconde, il reparut dans le salon, semblant chercher quelqu’un… Était-ce elle ? Allait-il recommencer son jeu de tout l’hiver ?… — Comme elle avait eu foi en lui, pourtant !… Comme elle lui avait ouvert, sans crainte, l’entrée de sa jeune âme !
En effet, il venait de son côté, et son visage s’éclaira quand il la vit :
— Mademoiselle Suzanne, voulez-vous me permettre de vous offrir le bras pour aller rejoindre lady Graham qui est au buffet et vous demande ?
Elle leva les yeux vers lui, incapable de répondre. Mais sans doute ses prunelles brunes exprimaient quelque chose de la tempête qui traversait sa pauvre âme, car Georges demanda vivement :
— Qu’avez-vous ? mademoiselle. Êtes-vous souffrante ?
— Souffrante, moi ?… Oh ! non !
Sa propre voix sonnait à son oreille comme celle d’une étrangère. L’accent lui en paraissait changé, et elle eut peur que Georges ne le remarquât et ne la questionnât… A aucun prix, il ne devait savoir qu’elle l’avait entendu !
Elle se leva et effleura de ses doigts gantés le bras du jeune homme, tandis qu’il lui parlait et qu’elle lui répondait avec effort, en petites phrases brèves… Entre eux, un abîme s’était ouvert, mais il ne le savait pas et il ressentit une impression agréable en la voyant, dans une haute glace, passer appuyée sur lui, très fine dans son élégance.
Comme d’ordinaire, un cercle nombreux entourait lady Graham qui accueillit Suzy par une exclamation amicale :
— Dear, où vous cachiez-vous donc ?… Tout le monde vous réclame ici !…
— Vraiment ? fit-elle.
Un indéfinissable sourire de dédain crispait sa bouche ; mais une sorte de fièvre la brûlait.
Machinalement, elle trempa ses lèvres dans la coupe de champagne que lui présentait Georges. Elle se mit à causer avec une animation nerveuse, prenant un âpre plaisir à se voir entourée, admirée comme Gladys, recherchée par ces hommes qu’elle jugeait avec l’impitoyable sévérité de ses dix-huit ans. La fin de la soirée s’écoula pour elle comme un songe où elle agissait poursuivie par une sourde douleur, alors même qu’elle s’efforçait de sourire, de causer, pour oublier…
Mais quand, enfin, elle se retrouva dans le silence, le calme de sa chambre de jeune fille, sans qu’aucune présence amie vînt lui adoucir l’amertume de son rêve fini, une immense détresse l’étreignit ; et, cachant, comme un enfant, son visage dans l’oreiller, elle éclata en sanglots passionnés…
Depuis la soirée de la comtesse de Pruynes, Suzy n’avait plus qu’un désir, quitter Cannes, se retrouver dans son home où tous étaient sincères, où elle ne serait plus exposée à rencontrer Georges de Flers, comme, journellement, la chose arrivait chez lady Graham.
Mais il n’était pas encore question du retour à Paris, où les giboulées de mars continuaient, en avril, le cours de leurs averses neigeuses. Même, Gladys, prise d’une subite passion pour les beaux-arts, s’était fait installer un atelier dans l’un des salons de la villa et y recevait les conseils de Georges de Flers qui admirait fort l’artiste, sinon ses œuvres.
Pour Suzy, ces séances de peinture étaient horriblement pénibles, car elles lui en rappelaient d’autres…; alors que Georges faisait son portrait et que les heures passaient très courtes pour tous les deux… Mais ce temps-là s’était enfui, comme son rêve était mort !
Force lui était bien de rester dans l’atelier de Gladys où la retenait la présence de lady Graham, qui se fût étonnée de la voir devenue avide de solitude. Aussi elle éprouvait un véritable soulagement quand Gladys la priait de se mettre au piano — sous prétexte que la musique avait une heureuse influence sur son travail — car alors elle ne voyait plus Georges auprès de la jeune fille, et elle n’était plus obligée de causer afin de paraître toujours la même.
Mais elle avait beau faire, son rire n’avait plus ses sonorités joyeuses, et, quand elle parlait à Georges de Flers, sa voix cristalline prenait, malgré elle, des notes dures et froides, comme son regard exprimait un âpre dédain quand il s’arrêtait sur le jeune homme.
Parce qu’elle l’avait placé très haut dans son estime, il lui paraissait étrangement cruel de le connaître tel qu’il était, surtout d’avoir à le juger. Pour elle, maintenant, il était devenu plus qu’un étranger.
Fièrement, elle gardait le secret de sa suprême désillusion. Mais l’amertume de son rêve brisé lui était lourde à supporter ; et son âme demeurait meurtrie, frissonnante, agitée d’une indignation, d’une colère sourdes contre les cruelles lois de la sagesse mondaine que Georges respectait si volontiers. Son candide élan vers lui s’était brisé net, comme tombe un oiseau que l’éclair a foudroyé ; et il n’en était resté que des cendres mortes, dispersées, aujourd’hui, par son mépris.
Chose étrange, la seule chose qui la soutînt dans cet ébranlement de sa jeune vie, c’était le souvenir d’André. Elle le revoyait non plus tel qu’à Paris, timide et gauche, mais ainsi qu’il lui était apparu chez lady Graham, avec son aisance de manières, son esprit profond, sa parole chaude et intelligente qui avaient frappé Georges de Flers, lui-même.
A ses heures de découragement ou de révolte, instinctivement, c’était tout de suite à lui qu’elle songeait quand le besoin ardent l’emportait de se rattacher à la pensée d’un être loyal, qu’elle pût estimer, qui fût incapable de tromper…
Et André était ainsi. Elle le comprenait bien, maintenant que Georges ne se plaçait plus entre eux ; comme aussi elle comprenait qu’il l’avait aimée, plus que jamais elle ne pourrait l’être sans doute. Jadis, en dépit des paroles d’André, elle avait cru qu’il agissait surtout par bonté, par reconnaissance pour l’affection que lui témoignaient les Douvry, en venant à elle, quand il la voyait accablée par le chagrin… Mais, à cette heure, elle sentait quelle tendresse cachait sa froideur apparente… Et son cœur juvénile, si rudement blessé, cherchait, d’instinct, un baume dans la pensée que lui, du moins, l’avait aimée pauvre, sans aucune espérance de brillant avenir ; l’avait aimée pour elle-même, dans le généreux désir de lui faire la vie très douce, prenant pour lui la lourde tâche…
Et c’était un tel homme qu’elle avait stupidement dédaigné !
Alors un regret aigu lui déchirait le cœur à l’idée que, pour lui, elle avait été seulement une cause de déception et de chagrin ; et, dans son inflexible droiture, elle trouvait juste de souffrir à son tour, puisqu’elle l’avait fait souffrir.
Sa brutale et soudaine désillusion semblait l’avoir mûrie tout à coup, mettant en son âme, une profondeur, une gravité, une clairvoyance nouvelles. Un obscur travail se faisait en elle. Ainsi, au printemps, après les tempêtes de l’hiver, germe, pour s’épanouir, la semence longtemps endormie.
Un après-midi, comme elle était dans sa chambre, lady Graham la fit demander, la priant de vouloir bien venir l’aider à recevoir des visiteuses.
Dans les premiers temps de son séjour à Cannes, elle s’amusait naïvement de remplir ces devoirs de maîtresse de maison. Mais elle était lasse, maintenant, de la vie mondaine, de ses obligations, de ses futilités.
Elle descendit lentement, et même, avant d’entrer, elle s’arrêta une seconde, tant elle se sentait triste… Puis, elle souleva la portière.
— Suzy, est-ce toi, enfin ?… Gladys est en promenade, tu ne venais pas !… J’ai cru que je ne vous verrais ni l’une ni l’autre, fit une voix joyeuse.
Et Suzy demeure stupéfaite en apercevant, devant elle, sa cousine Germaine qui se précipitait à son cou avec effusion.
— Germaine ! Tante Arnay !
— Elles-mêmes ! Suzy, ne nous regarde pas ainsi étonnée !… C’est bien nous que tu as sous les yeux ! fit gaiement Germaine, tandis que Mme Arnay se répandait en exclamations sur la bonne mine de sa nièce, que l’émotion, d’ailleurs, avait rendue toute pâle.
— Ma chère, continuait Germaine, nous sommes chargées, par ta mère, de t’enlever à lady Graham et de te ramener à Paris puisque, maintenant, lady Graham a Gladys auprès d’elle et, de plus, ne va pas tarder à quitter Cannes !
— Me ramener ! répéta Suzy, qui n’osait croire aux paroles entendues. Avidement, pour s’entendre confirmer la bienheureuse nouvelle, elle écoutait Mme Arnay qui parlait à lady Graham avec son habituelle volubilité.
— Oui, très chère amie, c’est une vraie fugue que nous avons faite en venant passer ici une dizaine de jours. Mais, dans cette fin de carême, sans aucune réception possible, Paris devenait mortel, à tel point que je l’ai déserté avec empressement dès que mon mari m’en a fait la proposition. Et, comme je vous le disais, Mme Douvry souhaite si vivement revoir Suzy, que j’ai promis de vous la demander avec toute mon éloquence.
Les yeux de lady Graham s’arrêtèrent avec affection sur le visage de Suzy.
— Je serai désolée de perdre ma chère petite compagne ; mais il y aurait vraiment trop d’égoïsme de ma part à insister pour la garder quand elle est désirée ailleurs… Ainsi, darling, nous n’avons plus que quelques jours à passer ensemble ?… Il faut que je jouisse de vous le plus possible, alors !…
Suzy répondit par un sourire de reconnaissance à lady Graham. Mais elle n’osait parler, car elle avait peur que se voix ne trahît la joie folle qui l’envahissait à l’idée de partir ; et elle fut heureuse quand Germaine l’entraîna sur la terrasse, sous prétexte d’admirer un massif de roses, en réalité, afin de l’interroger sur son séjour à Cannes.
— Voyons, Suzy, qu’es-tu devenue tout l’hiver ?… As-tu eu beaucoup de succès ?… M. de Flers est-il toujours au premier rang dans la phalange de tes admirateurs ?
Un geste d’impatience douloureuse échappa à Suzy. Pourquoi Germaine réveillait-elle le souvenir un instant endormi ?
— Je t’en prie, Germaine, ne parle pas ainsi. M. de Flers ne s’occupe pas plus de moi que je ne m’occupe de lui !
— Ah ! vous êtes brouillés ?… Comme c’est drôle !… Tu n’es pas reconnaissante, Suzy, car enfin il a fait de toi un ravissant portrait qui m’avait amenée à supposer que… Ne te fâche pas, je me suis trompée. Je me tais, je me tais, répéta-t-elle, voyant une ombre sévère passer sur le visage de Suzy.
Et elle reprit bien vite :
— Enfin, avoue que tu ne t’es pas ennuyée comme tu le redoutais ; et reconnais combien, en dépit de tes craintes, tout s’est bien arrangé pour ton père… grâce, il est vrai, à M. Vilbert.
— A M. Vilbert ? répéta Suzy ; mais que ce nom lui paraissait difficile à prononcer !
— Certes oui, ta mère le disait encore ces jours-ci à maman. Ce sont vraiment les efforts de M. Vilbert qui ont amené la nomination de mon oncle Douvry. Comment peux-tu ignorer cela ? Suzy… Il paraît que le principal propriétaire des carrières, M. de Guillancourt, est un homme un peu… primitif, sans grande expérience ni initiative dès qu’il ne s’agit plus de ses fermages…
— Eh bien ? dit Suzy qui écoutait avec un intérêt ardent.
— Eh bien ? André Vilbert s’est transformé à son intention en homme d’affaires ; et il a si bien négocié, parlementé, au nom de M. de Guillancourt, avec les autres propriétaires de l’exploitation, qu’il a fait donner la direction de l’entreprise à M. de Guillancourt et par suite à son ingénieur, et par suite à ton père… Quel orateur clair je fais, n’est-ce pas ? Suzy.
— Oh ! oui. Mais je ne savais rien de tout cela, fit Suzy lentement. Tout son cœur se gonflait de reconnaissance pour André.
— Comment, M. Vilbert ne t’avait pas fait la plus petite allusion à ses exploits quand il est venu te voir à Cannes ?… Ce garçon est extraordinaire ! Il met autant de soin à cacher les services qu’il rend que d’autres à les faire connaître !… Sans compter qu’il se prépare à être un homme célèbre…, avec le temps, bien entendu, quand nous serons un peu vieux !
— Qu’a donc fait M. Vilbert ? questionna Suzy qui, pour l’instant, éprouvait, à écouter, autant de plaisir, que Germaine à parler. Elle trouvait une douceur pénétrante à entendre louer André, à voir que les autres ne l’avaient pas méconnu, comme elle !
— Suzy, tu le sais aussi bien que moi ! Il a restauré son fameux château du Dauphiné d’une façon si remarquable qu’il est devenu une manière de personnage chez son architecte ; et de plus, le tableau qu’il a envoyé à l’Union artistique a eu un succès fou et lui a été acheté tout de suite !…
— C’est vrai, je me souviens ; mère m’a écrit toutes ces nouvelles…
Oui, Mme Douvry les lui avait annoncées ; mais alors Suzy y avait à peine pris garde… distraite par son rêve.
Germaine continuait d’un air entendu :
— Oh ! certes, M. Vilbert ira loin, surtout si son mariage se fait.
— Quoi ? quel mariage ? interrompit Suzy, dont le cœur se mit soudain à battre très fort.
— Ah ! ceci est un secret que j’ai découvert ! répliqua Germaine avec un air de triomphe… Eh bien ! il paraît que M. Vilbert a tout à fait ébloui la fille de M. de Guillancourt, autrement dit, Mlle Anna de Guillancourt, qui, après de nombreuses réticences, a déclaré qu’elle ne pouvait être heureuse en ce monde que si on lui donnait André Vilbert pour époux !… Et son père, sans enthousiasme, mais sans trop de résistance, car il était tout pénétré des mérites de son homme d’affaires, a dû entamer des négociations diplomatiques, par l’intermédiaire de la famille amiénoise d’André Vilbert, et…
— Et M. Vilbert a accepté ? dit Suzy devenue si blanche qu’une autre que Germaine l’eût aussitôt remarqué.
Jamais elle n’aurait pensé ressentir un tel serrement de cœur à l’idée qu’entre elle et André, tout lien était à jamais rompu.
— Mais au contraire, il fait toutes sortes de cérémonies ! Sans la crainte de désobliger sa famille, qui insiste beaucoup auprès de lui, — à l’exception de sa mère, pourtant, paraît-il, — il aurait été capable, je suis sûre, de répondre « non » tout de suite !… Il prétend ne pouvoir songer encore à se marier !… Ne me demande pas pourquoi ! M. Vilbert ne fait pas de confidences. C’est indirectement, par une suite de remarques, de mots surpris en passant, de questions habiles et délicates, que j’ai appris toute cette aventure matrimoniale. J’aime beaucoup les histoires de mariage, moi !
— Ah ! fit Suzy dont les joues reprenaient leur éclat rose.
— Oui, c’est pourquoi je m’intéresse de tout mon cœur, en ce moment, à M. Vilbert ; certes, ce serait une folie de sa part de ne pas se décider !… Jamais il ne trouvera un aussi beau parti !… On dit, d’ailleurs, que cette Mlle de Guillancourt est une très bonne petite jeune fille, un peu rustique ; mais si M. Vilbert veut me la confier, je me charge de la débrouiller et de la transformer en Parisienne !
— Tu t’y entendrais très bien ! réplique Suzy en riant de son rire joyeux d’autrefois.
Un allégement subit se faisait dans sa pauvre âme oppressée. Et quand elle rentra, quelques instants plus tard, dans le salon, en compagnie de Germaine, pour la première fois depuis plusieurs semaines, la vie ne lui paraissait plus aussi triste.
Seulement cet éclair de joie fut bien fugitif. Le soir, devant sa fenêtre large ouverte sur la nuit, elle se rappela les paroles de Germaine et son confus espoir s’évanouit.
Elle s’était sentie heureuse tout à coup en apprenant qu’André n’avait pas accepté d’épouser Mlle de Guillancourt… Pourquoi ?… Entre eux, tout n’était-il pas fini, comme elle l’avait voulu ?
Sans doute, c’était par une dernière délicatesse qu’il refusait de prendre aucun engagement avant qu’elle fût revenue ?… N’avait-il pas insisté autrefois pour recevoir d’elle une réponse définitive, seulement après son retour de Cannes ?
Mais certes, maintenant, il devait souhaiter qu’elle ne se souvînt plus de l’imprudente promesse faite par lui de l’attendre. Elle avait tout fait pour le détacher d’elle. Il l’avait vue, à Cannes, frivole, occupée de plaisirs, indifférente à son égard, tandis qu’elle se montrait toute souriante pour Georges de Flers.
— Je ne suis pourtant pas tout à fait coupable, murmura-t-elle passionnément, avec un désir de se défendre contre sa propre rigueur. J’étais seule ici, sans personne pour me guider ; et M. de Flers se montrait bon pour moi !… Il me rappelait la maison, parce que je l’avais connu à Paris ! et André Vilbert était loin !… Je ne pouvais apprendre à le connaître !
Le souvenir de Georges, des jours passés, fit tressaillir Suzy. Mais c’était à André surtout qu’elle songeait. Ah ! c’était bien juste qu’il l’eût oubliée pour une autre, plus digne de lui.
On disait bonne, cette jeune fille qui souhaitait lui donner sa vie. Il formerait son esprit, lui apprendrait à jouir du beau comme il le faisait ; elle serait pour lui une compagne aimante et dévouée ; et, l’un par l’autre, ils seraient heureux !
— Oh ! je ne veux pas être un obstacle pour lui ; je ne veux pas qu’il se croie engagé envers moi ! dit Suzy avec un élan de tout son cœur. Il faut qu’il se sache libre !
Dans sa loyauté, Suzy n’admettait pas une seconde qu’elle eût le droit de désirer encore l’affection d’André perdue par sa faute.
— Si je n’avais pas su la vérité sur… sur M. de Flers, jamais peut-être, je n’aurais pensé à souhaiter qu’André se souvînt de moi !… Je ne puis pas aujourd’hui essayer de revenir sur le passé… Non, je ne puis pas !… Ce serait mal !… Ce serait honteux !… J’aurais peut-être l’air d’agir de la sorte parce que M. de Flers m’a… dédaignée !…
Et tandis que l’enfant songeait ainsi, les yeux perdus dans la nuit, un sourire de mépris contractait sa bouche et des larmes chaudes ruisselaient sur ses joues, emportées par l’air tiède.
Elle murmura encore :
— Quand le bonheur m’a été offert, je n’ai pas su le saisir !… Maintenant tout est fini !… J’ai compris trop tard ce qu’il valait !
Suzy n’appelait plus André « M. Vilbert ».
Trop tard ! Ces deux mots flottèrent bien souvent dans sa pensée pendant sa dernière semaine à la villa Graham. Mais elle eut peu la liberté de réfléchir, car la présence de Mme Arnay à Cannes amenait de continuelles promenades dans lesquelles sa place était toujours marquée, — comme celle de Georges de Flers, hélas !
Cependant, la veille du départ, elle laissa sortir sans elle tous les hôtes de la villa, occupée de ses préparatifs qu’elle faisait avec une hâte fiévreuse, comme si elle eût craint de se voir retenue au dernier moment.
Puis, quand ses malles furent prêtes, quand sa chambre même eut perdu tout caractère d’intimité, parce qu’elle en avait enlevé ses livres, ses fleurs, les portraits dont elle aimait à se voir entourée, elle descendit sur la terrasse où tant de fois, durant l’hiver, elle était venue s’asseoir. Et elle se prit à songer, regardant vers la mer d’un bleu de lapis, son ouvrage tombé sur ses genoux, insoucieuse des minutes qui s’écoulaient.
— … Alors lady Graham n’est pas encore rentrée ? Bien, je vais l’attendre dans le jardin, dit soudain une voix masculine, à quelques pas d’elle.
Vivement, elle se retourna, arrachée à sa rêverie. Sur le seuil de la porte-fenêtre qui amenait à la terrasse, se tenait Georges de Flers qu’un domestique venait d’introduire.
Si elle eût suivi sa première impulsion, Suzy se fût enfuie. C’était, pour elle, un supplice de se trouver avec Georges. Mais le sentiment de sa jeune dignité la retint ; Georges de Flers se fût étonné qu’elle se dérobât à sa visite.
D’ailleurs, il l’avait déjà aperçue, et, après s’être incliné profondément, il s’avançait vers elle, immobile, presque hautaine.
— Je vous demande pardon de troubler votre solitude, dit-il en souriant. Je croyais la terrasse déserte quand je me suis permis d’y pénétrer. Mais je serai très heureux, si vous daignez me recevoir, d’autant que ma visite vous est en grande partie destinée, aujourd’hui, mademoiselle.
Elle leva à demi ses yeux devenus interrogateurs… Que pouvait-il y avoir de commun entre eux, maintenant ?…
— Je tenais à vous présenter mes hommages avant votre départ, puisque, paraît-il, vous quittez décidément Cannes demain.
— Je vous remercie, dit-elle avec un léger signe de tête.
Son cœur battait en des pulsations pressées, mais sa voix fraîche avait des notes si froides que Georges la regarda, étonné.
Elle s’était rassise et avait attiré vers elle son ouvrage, tout en indiquant au jeune homme un siège près d’elle. Il fallait bien qu’elle remplît son rôle de femme du monde, qu’elle reçût Georges de Flers comme l’un des intimes de la villa Graham. D’ailleurs, lady Anne allait rentrer d’un instant à l’autre, et cet odieux tête-à-tête ne pouvait durer… Depuis la soirée de la comtesse de Pruynes, ils ne s’étaient pas ainsi trouvés seuls.
Alors elle essaya de causer, et ils effleurèrent différents sujets. Mais qu’il y avait loin de cet échange de paroles banales à leurs conversations d’autrefois, quand il lui parlait de ses œuvres commencées ou en projet, quand il la questionnait sur les auteurs qu’elle aimait, désireux d’entendre les appréciations de cet esprit jeune !
Il y songea soudain avec un indéfinissable regret, comme on songe à des jours heureux qui ne reviendront plus… L’idylle, ainsi qu’il l’avait déclaré au comte de Pruynes, était finie, mais en dépit de sa pratique sagesse, il en regrettait la poésie.
Pour lui, Suzy appartenait déjà au passé, et, tout à coup, parce qu’elle allait partir, il se souvenait, avec une intensité étrange, que ce passé avait été charmant. Le lendemain, à cette heure même, elle serait très loin de Cannes. Jamais plus, sans doute, ils ne se trouveraient rapprochés l’un de l’autre comme ils l’avaient été durant ces mois écoulés, comme ils l’étaient dans ce dernier instant de solitude, auquel Georges trouvait un parfum de mélancolie qui lui semblait très doux à respirer.
Il y avait eu, pourtant, une heure où il avait songé à faire sa femme de Suzy… Car c’eût été réellement un délice, de posséder cette âme limpide qui jamais encore ne s’était donnée… Gladys Tuffton et d’autres étaient belles ! Mais elles semblaient déjà des femmes… Et Suzy était une vraie jeune fille, avec ses ignorances, sa sincérité, sa candeur exquise.
Tout en lui parlant de choses indifférentes auxquelles, par des paroles brèves, elle répondait, il la regardait. Comme elle était finement jolie !… Elle ne tournait pas la tête vers lui et il apercevait seulement son charmant profil, un peu penché vers l’ouvrage qu’elle tenait ; ses cheveux bruns très souples, éclairés de moires d’or tout autour du visage d’une blancheur rosée, où les cils mettaient une ombre molle sous les yeux abaissés.
Et Georges éprouva tout à coup le désir de voir se relever vers lui les prunelles brunes dont il avait aimé le regard clair. Aussi, il demanda, espérant amener Suzy à abandonner un peu son ouvrage :
— Quel devait être aujourd’hui le but de la promenade que vous avez dédaignée ? mademoiselle.
— Je crois avoir entendu parler des gorges d’Auribeau…
— Les gorges d’Auribeau !… Vous rappelez-vous l’excursion que nous y avons faite, un jour, avec lady Graham et Mme de Pruynes ?… Je vous vois encore les mains pleines des gerbes de mimosas que vous aviez cueillies sur la route.
Les lèvres de Suzy eurent un imperceptible tremblement.
— Peut-être, en effet, avons-nous, une fois, fait cette promenade… Je ne sais trop… Peu m’importe… Maintenant, je n’aime plus à me souvenir…
Sa voix résonnait singulièrement grave, vibrante d’une amertume contenue.
En dépit des efforts de Suzy, Georges n’avait pas été sans remarquer qu’elle ne l’accueillait plus comme jadis ; et, en l’écoutant, il éprouva la conviction qu’il avait vu juste. Une exclamation instinctive lui échappa :
— Mademoiselle Suzanne, qu’y a-t-il ?… Pourquoi me parlez-vous de la sorte ?
— Vous ai-je parlé d’extraordinaire façon ? interrompit-elle avec une légère raillerie, s’efforçant de dominer l’émotion qui l’étreignait, de garder un air d’indifférence afin qu’il ne devinât rien.
Et l’une contre l’autre, elle serrait ses deux mains, comme pour mieux retenir les paroles qui se pressaient sur ses lèvres.
Mais Georges était trop observateur pour n’être pas frappé de son attitude ; et il poursuivit, entraîné par une sorte de curiosité anxieuse dont il n’était pas maître :
— Vous ne me traitiez pas ainsi en étranger, jadis… Ne sommes-nous plus amis ?… Pourquoi ?…
Pourquoi ? Il osait lui demander pourquoi !… Quelle espèce d’homme était-il donc ?… Cette fois, elle leva vers lui ses grands yeux bruns où passait un éclair. Tout le mépris qui s’était amassé au fond de son cœur s’y soulevait de nouveau, tout à coup, comme un souffle de tempête.
— Vous n’avez pas le droit de m’interroger !… Ceux-là seuls peuvent le faire, qui sont des amis pour moi, ceux que j’estime…
— Et je ne suis pas de ces derniers ?…
— Non ! plus maintenant !
Les mots lui étaient jaillis des lèvres, dans un élan irrésistible, parce qu’ils étaient le cri de tout son être.
Georges devint très pâle. D’un geste brusque, il arracha une branche d’un arbuste à ses côtés et la brisa en deux morceaux qu’il jeta au loin. Entre Suzanne et lui, il y eut un silence d’une seconde, si profond qu’il entendit distinctement le roulement d’une voiture sur la route et le trot des chevaux.
Était-ce l’annonce du retour de lady Graham ?… Allait-elle donc arriver, empêcher qu’il sût jamais pourquoi Suzy s’était ainsi exprimée ?
Ah ! Georges de Flers s’avançait trop quand il déclarait au comte de Pruynes être sûr de lui-même. Tout sceptique qu’il fût, il n’avait pas su empêcher cette petite fille de lui prendre, sans le chercher, une part de lui-même, — la meilleure.
Et il lui venait un désir irraisonné de lutter contre ce dédain qu’elle lui témoignait et qui lui causait une étrange souffrance.
Avec effort, il reprit :
— Mademoiselle Suzanne, vous êtes femme et vous avez le droit de tout dire… Mais… mais, je ne pourrais supporter vous voir emporter de moi un semblable souvenir… Permettez-moi de me défendre, je vous en supplie… Vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?
— Oh ! certes non ! fit-elle frissonnante.
Il insistait :
— Vous ai-je adressé une parole qui vous ait blessée ?… Je vous en supplie, répondez-moi… Depuis quelque temps déjà, vous n’êtes plus la même, depuis…
Brusquement, il s’arrêta. Au fond de sa pensée, montait le souvenir vague de sa conversation avec le comte de Pruynes, dans la serre. Dans une lueur, il entrevit la vérité. Il ne savait plus bien quels mots il avait pu prononcer, mais il s’en rappelait le sens… Ou Suzy l’avait entendu, ou on lui avait rapporté ses paroles…
Mais il voulait être sûr et il interrogea ardemment, emporté par une impulsion violente :
— Est-ce chez la comtesse de Pruynes que je vous ai… déplu ?
Elle ne répondit pas ; et son silence était un aveu.
Georges de Flers connaissait le cœur aimant et dévoué, la délicatesse fière de Suzy, il comprit ce qu’elle pensait de lui… Et pour la première fois de sa vie, peut-être, un intolérable sentiment d’humiliation le secoua tout entier. En même temps, le besoin impérieux s’emparait de lui, de se relever, à n’importe quel prix, dans l’estime de cette enfant qui le jugeait, dont il voyait le regard se détourner invinciblement du sien et les lèvres se contracter dans une expression de mépris hautain. Un élan sincère, plus fort que toutes les résolutions, l’emporta.
— Mademoiselle Suzanne, dit-il d’un ton de prière, — de ce ton qu’autrefois elle trouvait si doux d’entendre ! — ne soyez pas impitoyable… Écoutez-moi… Il y a des jours où l’on se croit sage, alors qu’au contraire, on est fou, car on passe près du bonheur, sans le reconnaître… Et pour moi, par ma faute, il a failli en être ainsi !… Laissez-moi, je vous en supplie, tenter de vous faire oublier quelques paroles insensées !… Je vous jure que je n’ai pas, en cette minute, de plus cher désir que de vous entendre consentir à accepter ma vie !…
— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle.
Une émotion poignante l’étreignait. Mais elle n’eut pas une seconde d’hésitation. Pour elle, le passé ne pouvait plus revivre, jamais, jamais !… Comment ne le comprenait-il pas ?… D’ailleurs, dans son souvenir, une phrase s’était gravée, inoubliable : « Si, dans un moment d’enthousiasme, j’offrais mon nom à Mlle Douvry, je regretterais ensuite plus d’une fois mon intempestive prière ! »
Oui, le rêve de Suzy était bien évanoui. Quoi que Georges pût dire, il ne ranimerait plus la foi qu’elle avait eue en lui et qui était morte. Et avant même qu’elle eût parlé, à la seule expression de son visage, il savait que jamais, elle ne serait sa femme.
Comme à elle-même, répondant à sa pensée plus qu’à lui, elle dit lentement :
— Il est trop tard maintenant… Je ne puis plus…
Dans son accent, il y avait quelque chose d’irrévocable. Pourtant Georges appela encore, suppliant :
— Suzy !
En cet instant, elle lui devenait d’autant plus chère, qu’elle lui échappait.
Elle frissonna de l’entendre prononcer son nom comme il l’avait dit là-bas, dans le tumulte de l’incendie, et son jeune visage devint si sévère que Georges comprit qu’il luttait vainement.
Au pied de la terrasse, passait la voiture de lady Graham que ni l’un ni l’autre, ils n’avaient entendue approcher. Dans quelques instants, le monde allait les séparer, comme déjà, les séparait la volonté de cette enfant.
— Mademoiselle Suzanne, dites-moi au moins que vous ne partirez pas irritée contre moi ?
Elle secoua la tâte… Il lui était devenu trop étranger pour qu’elle lui en voulût même.
— Je me souviendrai seulement, fit-elle avec gravité, que j’ai pu vous considérer comme un véritable ami pendant tous les premiers mois de mon séjour à Cannes.
Il la vit se détourner, prête à s’éloigner, à rejoindre lady Graham dont la voix s’entendait dans le vestibule de la villa, et il implora :
— Ne voulez-vous pas me donner la main, en signe de pardon ?
Elle hésita une seconde… puis lui tendit le bout de ses doigts minces ; et son geste était si indifférent, si froid, que Georges eût aimé mieux qu’elle les lui eût refusés.
Pourtant déjà, dans les plus obscurs bas-fonds de son âme, il pensait confusément qu’après tout, il valait mieux que Suzy n’eût pas écouté sa demande, faite dans un moment où il n’était plus maître de lui-même… Il avait rempli son devoir de galant homme, il demeurait libre et l’image de Suzy resterait pour lui, fugitive et charmante, ainsi qu’une apparition de rêve, dont aucune réalité ne ternirait la poésie…
Peu importait à Suzy ce que pensait Georges de Flers. Tandis qu’elle s’avançait à la rencontre de lady Graham, le nom d’André errait sur ses lèvres, plein d’une infinie douceur… Maintenant, il lui semblait qu’elle avait le droit de le prononcer.
Le soir même de son arrivée à Paris, Suzy, blottie contre sa mère, lui dit son pauvre petit roman achevé de si brutale façon.
Instinctivement, dans ses lettres, elle n’avait jamais beaucoup parlé de Georges de Flers, retenue par une sorte de réserve, évitant presque de prononcer son nom, comme si elle eût redouté de dissiper, en le précisant, le rêve confus qui illuminait son âme de jeune fille… Ensuite, elle se fût sentie incapable d’en raconter le douloureux réveil, car il est des choses qui se disent à peine, et qui ne s’écrivent pas.
Mais, réconfortée par la tendresse du regard maternel, elle laissait s’ouvrir son cœur, envahie par un besoin de parler des émotions qui avaient ébranlé sa jeune vie. Elle dit tout, et les attentions constantes de Georges, et la scène du Cannet, et la soirée de la comtesse de Pruynes, et son dernier entretien avec Georges. Mais toujours elle reparlait, avec une amertume douloureuse, de l’accueil qu’elle avait fait à André quand il était venu à Cannes, suppliant sa mère de faire savoir au jeune homme qu’il était libre de tout engagement envers elle.
Mme Douvry écoutait l’enfant assise à ses pieds, caressant le petit visage qu’elle n’avait pas baisé depuis cinq mois — cinq siècles ! — et son âme entendait les paroles tombées de l’âme de Suzy.
— Chérie, es-tu sûre de n’avoir pas de regret, en rompant tout lien avec André ?
Suzy ferma les yeux, mais elle ne put arrêter deux grosses larmes qui glissaient sous ses paupières closes.
— Mère, dit-elle tout bas, d’un ton brisé, ne pensez-vous pas qu’il mérite de pouvoir choisir librement la femme qui le rendra heureux ?… Il doit bien me préférer Mlle de Guillancourt !… J’ai été si indifférente, si désagréable pour lui…
Mme Douvry ne releva pas cet humble aveu. Ses lèvres se posèrent sur le visage de l’enfant, et elle promit à Suzy que son vœu serait rempli.
André d’ailleurs n’était pas à Paris pour l’instant. Encore une fois, ses travaux l’avaient appelé en Dauphiné, et la date de son retour n’était pas encore fixée.
Suzy éprouvait un véritable allégement à voir reculée toute solution. Elle laissait aller les jours, sans réfléchir, reposée, éprouvant auprès de sa mère une quiétude absolue. Puis, il lui paraissait si bon de retrouver l’intimité de son home, d’où toute tristesse était bannie maintenant, grâce à André !…
Qu’il y avait loin de l’heure présente à ce triste commencement d’hiver, à ce jour de novembre où elle était partie pour Cannes ! M. Douvry, intéressé par ses nouvelles occupations, satisfait de sa vie active, retrouvait sa gaieté d’autrefois… Il aimait à retenir Suzy auprès de lui, comme pour se dédommager de l’avoir perdue plusieurs mois, à écouter la musique qu’elle lui faisait ; il se plaisait à causer avec les garçons, à exciter le rire frais des deux jumelles par de fantastiques histoires… Et l’âme de Suzy se détendait dans cette atmosphère joyeuse.
Aussi, elle subissait le charme lumineux du renouveau. Car l’hiver, prolongé plus que de coutume, s’en était enfin allé devant l’apparition de mai. Un souffle chaud tiédissait l’air ; les arbres s’éclairaient du vert tendre des feuilles encore tremblantes sous les rayons que le soleil printanier épandait sur les bourgeons ouverts, sur la floraison odorante des lilas… Partout, c’était le réveil, la sève de la vie et ses effluves puissants.
… — Mère, venez un peu sur le balcon avec moi ! Il fait un temps délicieux, et le coucher de soleil va être magnifique !… Venez, j’aime tant à le regarder auprès de vous !
A peu près chaque jour, depuis quelque temps, Suzy adressait à sa mère le même appel. Et, comme chaque jour, Mme Douvry se rendit volontiers au désir de Suzy. Pour la mère et pour l’enfant, c’était une jouissance infinie de se trouver ensemble après ces mois de séparation.
Mais Suzy eut à peine passé son bras sous celui de Mme Douvry, avec ce geste caressant qui lui était familier, que le timbre de l’antichambre résonna.
— Oh ! maman, qui vient nous déranger ? fit-elle avec impatience.
Elle se retourna. Mais toute exclamation mourut sur ses lèvres, quand elle vit la porte du salon s’ouvrir devant André Vilbert…
Mme Douvry s’avançait déjà au-devant de lui, que Suzy restait encore immobile, debout dans l’encadrement de la porte ouverte… Derrière elle, le soleil couchant flamboyait comme une gloire, enveloppant d’un reflet pourpre sa silhouette mince. Autour des tempes, ses cheveux légers semblaient une mousse d’or.
— André, votre visite est une vraie surprise, disait, avec un sourire de bienvenue, Mme Douvry. Nous vous croyions encore en Dauphiné. Depuis quand êtes-vous de retour ?
— Depuis hier soir, madame, et je repars demain. Mais je désirais beaucoup, pendant mon passage à Paris, venir vous voir, m’informer si Mlle Suzanne avait fait un bon retour.
Il était à quelques pas d’elle, mais il n’osait lui parler directement, voyant l’expression grave de ses lèvres, tandis qu’elle levait les yeux vers lui. La lumière du couchant tombait à flots sur le jeune homme, éclairant sa haute taille… Où était sa gaucherie d’antan, sa timidité ?
Sans doute, le succès lui avait donné confiance en lui-même, sans toutefois qu’il perdît rien de sa simplicité. Il était vraiment un homme maintenant.
Suzy entendait comme de très loin qu’il s’informait de son voyage. Elle lui répondait machinalement, mais en petites phrases courtes ; elle avait peur de lui voir remarquer l’émotion qui assourdissait sa voix, et elle fut heureuse quand sa mère intervint et le questionna sur son séjour en Dauphiné.
Alors elle demeura silencieuse à les écouter, assise près de la fenêtre ouverte, jouant avec quelques brins de muguet, enlevés au bouquet qui s’épanouissait sur la table, à ses côtés. Et, comme à Cannes, elle demeurait frappée de l’aisance avec laquelle il s’exprimait, de la flamme d’intelligence qui jaillissait de son regard…
Comme s’il eût voulu respecter la réserve dont elle s’entourait, à peine, il lui parlait. Mais, parfois, il se tournait un peu vers elle, avec un rapide coup d’œil où il y avait une sorte d’interrogation anxieuse.
— Alors, André, vous êtes satisfait de votre voyage ? interrogeait Mme Douvry.
— Oui, madame, les derniers travaux ont été fort bien menés, et j’espère voir prochainement ma tâche terminée.
— Pourtant, vous repartez encore ?
— Non plus pour le Dauphiné, en ce moment, mais pour Amiens.
— Pour Amiens ?
— Oui. J’ai obtenu quelques jours de vacances, et je vais les passer auprès de ma mère qui se plaint de mes trop fréquents voyages dans le Midi. De plus, je suis appelé à Amiens par un rendez-vous avec M. de Guillancourt, qui me charge même de lui apporter certains renseignements promis par M. Douvry.
Suzy n’entendit même pas les dernières paroles d’André. « M. de Guillancourt !… Amiens !… » Tout bas, sans ouvrir même les lèvres, elle répéta ces deux mots… Et le soleil couchant lui parut sombre tout à coup, et le muguet sans parfum…
Pourquoi ?… Tout n’arrivait-il pas ainsi qu’elle l’avait prévu… Sans doute, le mariage d’André et de Mlle de Guillancourt allait se décider pendant ce voyage à Amiens… Avait-elle donc espéré quelque chose ?… De quel droit ?… Pourquoi cette indicible angoisse qui lui pénétrait l’âme ?
Elle conservait son air de s’intéresser à la conversation qui se poursuivait près d’elle. Mais elle considérait obstinément le ciel dont le bleu se fondait en des tons d’or vert, très pâle ; et, sans doute à cause de cela, ses yeux devenaient humides, tout brillants de larmes, sous le voile des cils.
De nouveau, on sonna. Était-ce enfin son père qui rentrait ?… Alors, il allait emmener André, et elle pourrait s’enfuir dans sa chambre, toute seule, et pleurer, ne plus jouer cette comédie d’indifférence qui la faisait tant souffrir…
Mais non ; on demandait seulement M. Douvry. Il s’agissait d’une heure à fixer pour une entrevue d’affaires.
— André, voulez-vous m’excuser ? dit Mme Douvry. Je vais voir ce dont il s’agit. Les domestiques donnent parfois de si étranges renseignements…
Le jeune homme se leva aussitôt, prêt à se retirer. Mme Douvry l’arrêta.
— Ne partez pas encore, puisque vous désirez parler à mon mari… Je reviens tout de suite…
Mais en dépit de ces paroles, l’accent de Mme Douvry trahissait une légère hésitation, et ses yeux allèrent rapidement du jeune homme, debout devant elle, à Suzy qui s’était réfugiée sur le balcon.
La réponse d’André coupa court à son indécision :
— Puisque vous avez la bonté de m’y autoriser, madame, je vais attendre M. Douvry, car je préférerais de beaucoup, recevoir de vive voix ses instructions.
— Très bien alors ! dit Mme Douvry.
Une indéfinissable expression flottait sur ses lèvres ; mais elle n’ajouta rien et sortit.
Au bruit de la porte qui se fermait, Suzy se détourna et vit le jeune homme seul dans la pièce. Alors, dominée par un instinct de politesse, elle fit un mouvement pour revenir dans le salon.
Mais André ne le lui permit pas.
— Ne rentrez pas à cause de moi, je vous en prie. Je puis fort bien attendre seul ici le retour de monsieur votre père… à moins que vous ne me permettiez de vous continuer ma visite sur le balcon ?
Quelle douceur il y avait dans la voix d’André et combien le sourire allait à ses traits austères, à ses lèvres qui ne savaient pas mentir…
Ah ! pourquoi, jadis, ne lui parlait-il pas ainsi ?… Pourquoi se renfermait-il dans cette réserve froide qui les avait éloignés l’un de l’autre ?
Elle fit effort pour lui répondre et parvint à dire, presque en souriant :
— Mon balcon vous est ouvert et je ferai de mon mieux pour vous y bien accueillir !…
Oh ! oui de son mieux !…
Il vint aussitôt la rejoindre ; et, voyant qu’elle regardait le ciel empourpré, il reprit — comme s’il eût voulu ôter tout caractère d’intimité à leur conversation :
— Quelle admirable fin de jour, n’est-ce pas ? Mais vous êtes habituée aux soirées du Midi et les autres doivent vous sembler bien ternes… Vous aimez beaucoup le Midi ?…
Elle tressaillit. Était-ce une question ou bien une réflexion ?… Elle ne le sut pas.
— C’est vrai, dit-elle lentement, je l’aime. J’ai eu, à Cannes, de bonnes heures que je n’oublierai pas… Mais je suis heureuse… bien heureuse… d’être revenue enfin ! Jamais, jamais plus, je ne m’en irai ainsi !… Non, jamais !
Ces derniers mots étaient sortis de ses lèvres en un cri bas et passionné. Il leva sur elle un rapide regard.
Elle continuait du même ton assourdi, les yeux perdus au loin :
— Comme c’est bon, le home !… meilleur que tout au monde ! Et, grâce à vous, j’ai trouvé le mien transformé ; je n’y vois plus aucun visage triste…
— Je vous assure…, commença-t-il, en protestant.
Mais elle l’interrompit et poursuivit, se tournant un peu vers lui :
— Ne vous défendez pas… Je sais quel ami dévoué vous avez été pour mon père, pour nous tous, d’ailleurs ; mais je ne le sais bien que depuis peu de temps… Et vous avez dû souvent me trouver bien ingrate, bien indifférente…
— Jamais je ne vous ai jugée ainsi, fit-il vivement.
— Parce que vous êtes bon, très bon !…
Elle eut un tressaillement à ces mots, les mêmes qui lui étaient venus six mois plus tôt, quand André lui avait avoué qu’il l’aimait. Combien était différent, l’accent avec lequel, aujourd’hui, elle les prononçait…
De nouveau, elle se prit à considérer l’horizon qui semblait de flamme. Du salon, apportées par la brise, lui arrivaient, pénétrantes, des senteurs de muguet, et le parfum printanier semblait lui murmurer l’espoir. Mais elle ne pouvait en écouter le mystérieux langage… Son rêve était fini ; et si la réalité était dure, c’était parce qu’elle-même l’avait ainsi faite. Seulement, il ne fallait pas qu’André sût rien de son chagrin… Au contraire, elle devait, la première, lui parler de Mlle de Guillancourt, lui laisser voir qu’elle le considérait comme libre de disposer de sa vie.
Et elle continua courageusement :
— Je ne puis rien pour vous montrer combien je vous suis reconnaissante… Oh ! oui, reconnaissante !… de tout ce que vous avez fait pour les miens… Mais je souhaite de toute mon âme, votre bonheur et celui de… de Mlle de Guillancourt.
Il l’interrompit avec une vivacité dont il ne fut pas maître.
— Mlle de Guillancourt… Pourquoi me parlez-vous d’elle ?
— Parce que… Parce que j’ai appris…
Suzy ne put continuer, sa gorge se contractait. Elle n’osait pas regarder André, mais elle sentait l’émotion qui, soudain, s’emparait de lui aussi.
— Je crois deviner à quel événement vous faites allusion, dit-il avec une sorte de gravité, tandis qu’un frémissement bouleversait sa voix ; mais jamais cet événement ne s’accomplira. Certes, j’estime Mlle de Guillancourt, mais elle est et demeurera pour moi une étrangère… Oh ! comment avez-vous pu croire…?
Il s’arrêta devant l’expression du visage de Suzy, devant le regard des deux yeux limpides qui l’interrogeaient, si lumineux qu’on eût dit qu’une aurore s’y levait.
— Vous n’épouserez pas… Vous ne souhaitez pas épouser Mlle de Guillancourt ?
— Non, un autre désir m’était cher…
Suzy eut un léger mouvement, et il n’acheva pas.
A l’extrémité du balcon, un frêle petit oiseau s’était posé. Il chantait éperdument sous la caresse de la brise, et son chant était joyeux ainsi qu’une espérance. André tressaillit en l’entendant.
Il s’était promis, après son voyage à Cannes, de ne plus troubler Suzy par une nouvelle demande, aussi inutile que la première, sans doute. Même, il avait usé sa force d’âme à s’ôter tout espoir, à accepter l’idée qu’elle épouserait Georges de Flers…
Et pourtant, voici qu’une suprême question lui jaillissait du cœur parce qu’elle était tout près de lui, non plus comme à Cannes, environnée d’un parfum d’élégance mondaine, mais telle que jadis, dans sa simplicité exquise ; plus sérieuse même, ayant aujourd’hui quelque chose d’indéfinissablement ému quand elle lui parlait.
Puis, devant le regard d’André, rayonnait encore l’éclair qui avait illuminé les chers yeux bruns, et il lui montait au cœur une espérance folle qu’il n’avait pas le courage de repousser…
Son accent devint plus bas et presque suppliant.
— Mademoiselle Suzanne, voulez-vous me permettre une question, comme vous en permettriez une à un très vieil ami ?… C’est un peu ce que je suis pour vous, d’ailleurs, n’est-ce pas ?
— Demandez-moi ce que vous désirez…
Il hésita une seconde, rassemblant toute sa volonté pour continuer :
— Il y a un instant, vous étiez prête à m’adresser je ne sais quelles félicitations, quels souhaits de bon avenir. N’est-ce pas moi, au contraire, qui eusse dû vous parler de la sorte ?
— Non, oh ! non… Je n’ai aucun droit pour entendre de semblables vœux !
La poitrine d’André se dilata soudain, comme si une bouffée d’air pur et parfumé y eût pénétré…
— Ne vous offensez pas de mes paroles, reprit-il du même ton de prière ; mais s’il vous est possible, répondez-moi… par charité !… Revenez-vous… libre, de Cannes ? Vous ai-je bien comprise ?
Sans tourner la tête vers lui, elle dit :
— Oui, je reviens libre…
— Libre !… mon Dieu !… Suzy, Suzy, pardonnez-moi de vous interroger ainsi… Mais entre nous, il ne faut pas qu’il y ait un malentendu ; ne le pensez-vous pas aussi ?… Répondez-moi, sans crainte de me blesser !… Je vous jure qu’avant toute autre chose, je désire votre bonheur, et je suis capable de tout supporter si je vous sais heureuse… Suzy, épouserez-vous M. de Flers ?
Il s’était penché vers elle, et, en dépit de ses efforts, il ne pouvait cacher son anxiété.
Elle secoua lentement la tête. Une indicible allégresse l’envahissait.
— Entre M. de Flers et moi, il n’y a aucun lien.
— Vous ne l’épouserez pas maintenant, soit… Mais dans quelque temps, plus tard ?…
— Je ne l’épouserai jamais !… Il m’a demandé d’être sa femme, mais… mais je ne le pouvais pas !
— Pourquoi ?… Suzy, oh ! pourquoi ?
Elle eut la vision brusque d’un salon où chantait une grande artiste, puis d’une terrasse ombragée par des palmiers où lui parlait un homme très beau — et très égoïste… Et sa voix pure tomba presque solennelle dans le silence de cette fin de jour :
— Parce que j’avais appris à connaître M. de Flers et que je n’avais plus confiance en lui !
Rien que dans ces derniers mots, il la reconnaissait toute. Il l’avait aimée d’abord pour sa droiture… Ensuite il n’avait même plus su pourquoi il l’aimait.
— O Suzy, quelle tentation vous éveillez en moi par vos paroles !… Suzy, vous souvenez-vous encore de cette folle prière que je vous adressai un soir, quand vous alliez partir ?
— Je m’en souviens, murmura-t-elle.
Il lui semblait que le bonheur était là, tout près d’elle et d’André, que la douceur infinie de sa caresse les enveloppait comme la lueur d’or du couchant, comme le parfum de muguet qui flottait dans l’air tiède.
André continuait, du même accent, tout à la fois vibrant et contenu :
— Dieu sait qu’en venant aujourd’hui, j’étais résolu à ne plus vous importuner en vous reparlant du passé ! Mais parce que vous avez bien voulu m’écouter, je ne puis plus oublier que vous m’aviez permis un peu d’espoir jusqu’à votre retour… Suzy, si, de nouveau, je vous demandais d’avoir foi en moi, de me confier votre vie pour que je m’efforce de vous la faire heureuse et douce… me la refuseriez-vous ?
— Je vous la donnerais, fit-elle lentement, de toute son âme.
Et dans les yeux lumineux où les siens plongeaient, remplis d’une joie éperdue, André apprit que le cœur de Suzy lui appartenait à jamais…
FIN
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 33696.
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
ROMANS POUVANT ÊTRE MIS ENTRE TOUTES LES MAINS
GERMAINE ACREMANT | |
Ces dames aux chapeaux verts. | Un vol. |
PIERRE ALCIETTE | |
Lucille et le mariage. | Un vol. |
Sous le vieux toit de la Palombière. | — |
J.-P. AUBRIAT | |
La Route tourne, le chemin monte. | Un vol. |
Le chaînon. | — |
MATHILDE ALANIC | |
Aime, et tu renaîtras. | Un vol. |
La Petite Miette. | — |
Les Roses refleurissent. | — |
HENRI ARDEL | |
Un Conte bleu. | Un vol. |
Cœur de sceptique. | — |
L’Heure décisive. | — |
Le Mal d’aimer. | — |
Mon cousin Guy. | — |
Renée Orlis. | — |
Rêve blanc. | — |
Le Rêve de Suzy. | — |
Seule. | — |
Tout arrive. | — |
FLORENCE BARCLAY | |
La Châtelaine de Shenstone. | Un vol. |
En suivant l’étoile. | — |
Le Jardin clos de Christobel. | — |
Le Poison de la jungle. | — |
L’Auréole brisée. | — |
HENRY BORDEAUX | |
La Petite Mademoiselle. | Un vol. |
La Nouvelle Croisade des enfants. | — |
PAUL BOURGET | |
Drames de famille. | Un vol. |
Laurence Albani. | — |
Monique. | — |
Un Saint. | — |
JEAN DE LA BRÈTE | |
Le Rubis. | Un vol. |
Aimer quand même. | — |
Mon Oncle et mon Curé. | — |
Rêver et vivre. | — |
Un Caractère de Française. | — |
HENRIETTE CÉLARIÉ | |
Monique la romanesque. | Un vol. |
Mes cousines. | — |
CHAMPOL | |
La Conquête du bonheur. | Un vol. |
Les Justes. | — |
La Rivale. | — |
Le Mari de Simone. | — |
RAYMOND CLAUZEL | |
La Maison au soleil. | Un vol. |
JEANNE DANNEMARIE | |
Le Secret de l’Étang noir. | Un vol. |
DELLY | |
Entre deux âmes. | Un vol. |
Esclave… ou reine ? | — |
La Fin d’une Walkyrie. | — |
Le Secret du Kou-kou-noor. | — |
Sous le masque. | — |
DYVONNE. | |
Près de lui. | Un vol. |
Joujou se marie. | — |
H. GRÉVILLE | |
Angèle. | Un vol. |
Le Cœur de Louise. | — |
Aurette. | — |
Perdue. | — |
Dosia. | — |
Le Mari d’Aurette. | — |
La Fille de Dosia. | — |
La Seconde Mère. | — |
Sonia. | — |
La Princesse Oghérof. | — |
G. GUY-GRAND | |
Mademoiselle Lumière. | Un vol. |
ANDRÉ LICHTENBERGER | |
Les Contes de Minnie. | Un vol. |
Mon Petit Trott. | — |
Line. | — |
Notre Minnie. | — |
La Petite Sœur de Trott. | — |
ÉVELINE LE MAIRE | |
Le rêve d’Antoinette. | Un vol. |
Le Cœur et la tête. | — |
Le Fiancé inconnu. | — |
JULES MADELIN | |
La Petite Chaisière. | Un vol. |
PAUL MARGUERITTE | |
Ma Grande. | Un vol. |
PAUL ET VICTOR MARGUERITTE | |
Poum. | Un vol. |
Zette. | — |
M. R.-MONLAUR | |
Les Autels morts. | Un vol. |
Les Paroles secrètes. | — |
La Fin de Claude. | — |
Les Cloches de chez nous. | — |
EDMOND PILON | |
Mademoiselle de la Maisonfort. | Un vol. |
JULES PRAVIEUX | |
Mon Mari. | Un vol. |
Leur Oncle. | — |
Le Nouveau Docteur. | — |
Oh ! les hommes ! | — |
S’ils connaissaient leur bonheur ! | — |
YVONNE SCHULTZ | |
Dzinn. | Un vol. |
MYRIAM THÉLEN | |
La Mésangère. | Un vol. |
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 33696-III-5.